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Les requérants sont nés respectivement en 1960, en 1954, en 1965, en 1958, en 1966 et en 1955 et résident à Şanlıurfa. À l’époque des faits, les requérants étaient copropriétaires d’une parcelle de terrain située à Şanlıurfa (parcelle no 733). À une date non précisée, ce terrain fut exproprié de fait par le ministère de la Défense (« le ministère »). Par ailleurs, sans qu’il fût fait recours à la procédure prévue en matière d’expropriation, un droit réel de servitude fut établi au nom de la société Türkiye Elektrik İletim A.Ş. (« le TEİAŞ ») sur une partie du terrain en question pour le passage d’une ligne à haute tension. Aucune indemnité ne fut versée aux requérants. Ayant eu connaissance de l’occupation de leur bien, les requérants introduisirent le 15 novembre 2002 une action en dommages et intérêts devant le tribunal de grande instance de Şanlıurfa (« le tribunal ») en vue de la réparation du préjudice causé par l’expropriation de fait de leur terrain. Par un jugement du 10 avril 2003, le tribunal, après avoir décidé de disjoindre l’action menée contre le TEİAŞ de celle engagée contre le ministère, donna gain de cause aux requérants. Se fondant sur le rapport d’expertise qu’il avait demandé pour déterminer la valeur du terrain en cause, il estimait que chacun des requérants avait droit à une indemnisation d’un montant de 262 430 000 000 livres turques (TRL, soit environ 147 515 euros (EUR) à l’époque des faits), augmentée d’intérêts moratoires au taux légal à compter du 15 novembre 2002, en contrepartie de l’inscription du terrain litigieux au nom du Trésor public. Dans son calcul, le tribunal procédait à une déduction de 9 % sur le montant de l’indemnité au motif que la constitution de la servitude au profit du TEİAŞ avait causé une perte sur la valeur du terrain équivalant au montant représenté par cette déduction. La Cour de cassation confirma ce jugement, qui devint ainsi définitif le 25 juillet 2003. Dans le cadre de leur action contre le TEİAŞ, les requérants réclamèrent alors les 9 % restants de l’indemnité d’expropriation. Le tribunal considéra que la perte réelle subie par chacun des requérants était de 27 350 113 969 TRL (soit environ 15 373 EUR à l’époque des faits). Cependant, par un jugement du 27 avril 2004, le tribunal décida d’octroyer à chacun des requérants 6 077 803 000 TRL (environ 3 638 EUR à l’époque des faits), soit 21 272 310 969 TRL (environ 12 733 EUR à l’époque des faits) de moins par rapport à l’estimation du préjudice réel subi. Pour ce faire, il se fondait sur une jurisprudence bien établie de la Cour de cassation selon laquelle le pourcentage de perte de valeur du terrain litigieux à retenir lors de la création d’une servitude de passage au profit de l’administration par voie d’expropriation ne pouvait dépasser 2 % de la valeur réelle du terrain. Le 20 octobre 2004, la Cour de cassation confirma la décision susmentionnée, qui avait été attaquée par les requérants, estimant qu’elle était conforme tant aux règles procédurales qu’aux dispositions législatives. Le 7 avril 2005, elle rejeta le recours en rectification d’arrêt présenté par les requérants.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés entre 1918 et 1990. Ils résident en Turquie, à l’exception de M. Tunç Öz, qui réside en Allemagne. A. La genèse de l’affaire Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. Les requérants et/ou leurs proches vivaient dans la ville de Gölcük, dans des logements qu’ils avaient achetés dans les années 1970. La réception des travaux pour ces habitations avait eu lieu le 6 novembre 1975. Le 17 août 1999, un séisme de magnitude d’environ 7,5 sur l’échelle de Richter frappa le nord-ouest de la Turquie. L’épicentre fut localisé dans la ville de Gölcük. Les secousses endommagèrent des milliers de logements, causant leur destruction. Des dizaines de milliers de personnes moururent ou furent portées disparues. Les proches parents des requérants perdirent la vie lors du séisme ; en outre, les habitations des requérants furent détruites et leurs meubles et effets personnels furent endommagés. B. La procédure en dommages et intérêts À la suite de cet incident, le 4 mai 2000, les requérants, avec d’autres personnes, assignèrent l’entreprise de construction Yüksel İnşaat ve Tic. Ltd. Şti. (« l’entreprise de construction ») et ses associés, A.G.A., Y.D.S., M.S. et G.S., devant le tribunal de grande instance de Yalova et demandèrent des dommages et intérêts pour les préjudices matériel et moral subis. Dans leur requête introductive d’instance, s’appuyant sur les contrats de vente passés avec les parties défenderesses lors de l’achat des logements, les demandeurs invoquaient l’existence de vices cachés dans les constructions. Ils invoquaient également la responsabilité extracontractuelle des défendeurs. Ils réclamaient diverses sommes au titre de dommages et intérêts pour les préjudices matériel et moral, ainsi que des indemnités pour perte de soutien financier (destekten yoksun kalma tazminatı). Ils se plaignaient d’avoir été privés de soutien financier en raison de la mort de leurs proches parents, et/ou d’avoir été blessés sous les décombres, et/ou d’avoir perdu leurs logements. Ils exposaient que les dommages étaient dus à une construction de leurs logements non conforme aux normes parasismiques et à une mauvaise qualité du matériel utilisé. Ils indiquaient que l’entreprise et ses associés étaient solidairement responsables dans la mesure où, à leurs yeux, ces derniers avaient en pratique agi et conclu des actes au nom de l’entreprise. Ils demandaient également au tribunal de décider de mesures provisoires afin d’empêcher les défendeurs de transférer leurs biens à des tiers. Par un jugement en date du 27 décembre 2001, le tribunal rejeta la demande, sans en examiner le bien-fondé, au motif que la prescription de dix ans, prévue par l’article 125 du code des obligations, avait été atteinte. En effet, le tribunal décida que le délai de prescription pour l’introduction de l’action en dommages et intérêts avait commencé à courir à partir de la date de la fin des travaux, c’est-à-dire au plus tard à partir du 6 novembre 1975. Les passages pertinents de son jugement peuvent se lire comme suit : « Dans leur requête introductive d’instance, les représentants des demandeurs soutiennent que leurs biens immobiliers, sis à Yalova, Kılıçköy, se sont effondrés lors du séisme survenu le 17 août 1999, que les proches de certains de leurs clients ont perdu la vie, que certains de leurs clients ont subis des dommages physiques et psychologiques, que l’ensemble de leurs clients ont subi de graves dépressions ; que les auteurs des dommages moraux et matériels sont les défendeurs ; que la responsabilité des défendeurs est basée sur les contrats de vente passés avec les parties défenderesses lors de l’achat des logements, sur l’existence de vices cachés dans les constructions et sur la responsabilité extracontractuelle des défendeurs ; que les défendeurs sont responsables personnellement non seulement en tant qu’associés de l’entreprise de construction, mais qu’ils avaient également agi en pratique et conclu des actes au nom de l’entreprise et aussi embauché du personnel (...). Il est de phénomène connu que la Turquie est située dans une zone de tremblement de terre. Pour cela, des immeubles résistant au séisme doivent être construits. À cause du tremblement de terre, la conscience publique a été blessée. En raison de la douleur et de la peine ressenties ainsi que des pertes lors d’un tel évènement, l’on attend que la justice soit rendue. Et le juge, il agit dans la conscience de sa responsabilité envers la société. Ceci dit, lorsque la justice est rendue, les résultats objectifs et subjectifs de nos lois sont pris en considération. Le juge est lié par les règles juridiques. Sinon ce serait contraire à la loi. Ainsi l’arrêt de la 2ème chambre pénale de la haute Cour de cassation no E.(2001/7015) et 2001/4778, daté du 21 mars 2001, exprime, en montrant le chemin le plus droit et clair, que « (...) considérant que, pour un ouvrage, il est nécessaire, de préparer le plan et le projet, de réaliser surtout des calculs statiques exacts, de construire cet ouvrage conformément à ce plan et à ce projet en utilisant du matériel approprié qualitativement et quantitativement, et d’inspecter la conformité de tous ces points par rapport à la législation en vigueur ; (...) que par exemple dans un ouvrage considéré comme ayant un vice caché, selon l’article 125 du code des obligations, par le renvoi au quatrième alinéa de l’article 126 du même code, il s’agit d’une responsabilité de dix ans dont le délai commence à courir à partir de la date de la fin de la construction, c’est-à-dire à la date de l’obtention du permis d’habitation de l’ouvrage ou à la date où il est supposé avoir été obtenu ; que si l’ouvrage s’effondre durant cette période la responsabilité pénale peut être engagée ; que si l’ouvrage s’effondre après l’écoulement de ce délai en raison d’un défaut la responsabilité pénale des (auteurs) ne peut plus être engagée dans la mesure où ils n’ont plus la faculté de résoudre le problème et eu égard au fait que l’on considère qu’il n’existe plus de lien de causalité ; que les points admis pour le vice caché sont également valables pour les fautes graves (...) ». Notre tribunal a accepté cette opinion. Il est évident qu’en date du 6 novembre 1975, un permis d’habitation de l’ouvrage a été obtenu pour l’appartement des demandeurs. Le délai de prescription de dix ans est plus que dépassé. Pour l’économie de la procédure et dans la mesure où il n’y aurait pas d’impact sur le résultat, une descente sur les lieux n’a pas été ordonnée. Les oppositions infondées des représentants des demandeurs [contre cette décision] n’ont pas été accueillies favorablement. En conclusion, même si les représentants des demandeurs ont demandé la compensation pour l’appartement et les meubles endommagés, il y a lieu de rejeter leur demande en raison de l’expiration du délai de prescription de dix ans, conformément aux articles 125, 126/4 et 363/2 du code des obligations. DIPOSITIF : Dit rejeter la demande en raison de l’expiration du délai de prescription de dix ans (...) » Les requérants se pourvurent en cassation. Ils adressèrent leur pourvoi à la 4ème chambre civile, mais l’affaire fut examinée par la 13ème chambre civile. Par un arrêt du 25 juin 2002, cette chambre confirma le jugement rendu en première instance dans les termes suivants: « Rejeter toutes les objections infondées d’appel et confirmer le jugement qui est conforme à la loi et à la procédure, vu les écrits dans le dossier, les preuves sur lesquelles s’appuie le jugement, les raisonnements nécessaires et conformes à la loi ; et eu égard notamment à l’absence de conduite inappropriée dans l’appréciation des preuves. » Le 4 septembre 2002, des requérants dans une affaire similaire, pendante devant une autre chambre de la Cour de cassation, demandèrent à la première présidence, par l’intermédiaire de Maître Şahin Mengü, qui représentait également les requérants dans la présente affaire, de renvoyer leur affaire devant l’assemblée générale aux fins d’harmonisation de la jurisprudence. Ils exposèrent que la position des différentes chambres de la Cour de cassation au sujet du point de départ de la prescription dans les affaires de tremblements de terre n’était pas uniforme. Ils indiquaient ce qui suit : le 25 juin 2002, la 13ème chambre civile de la Cour de cassation, saisie de l’affaire donnant lieu à la présente requête (voir paragraphe 13, cidessus), avait appliqué l’article 125 du code des obligations et avait considéré que le délai de prescription avait commencé à courir à partir de la date de réception des travaux ; auparavant, le 11 décembre 2001, dans une affaire concernant un autre tremblement de terre, la 4ème chambre civile de la Cour de cassation avait appliqué l’article 60 du code des obligations, précisant que le délai d’un an prévu par cette disposition ne commençait à courir qu’à partir de la date de l’incident, et avait cassé le jugement du tribunal du fond qui avait décidé en sens contraire ; de même, le 12 novembre 2001, dans une affaire de responsabilité pénale concernant également le tremblement de terre survenu le 17 août 1999, la 9ème chambre pénale de la Cour de cassation, préfigurant le constat opéré par la 4ème chambre, avait établi le point de départ de la prescription à la date de l’incident. Le 5 septembre 2002, les requérants demandèrent la rectification de l’arrêt du 25 juin 2002. Ils mirent l’accent sur le fait qu’il y avait un lien de causalité entre l’acte délictuel des constructeurs et le préjudice survenu. Ils firent référence à la même jurisprudence que Maître Mengü avait invoquée la veille dans l’autre affaire (voir paragraphe 14, ci-dessus). Les requérants attirèrent par ailleurs explicitement l’attention sur le fait que, dans cette autre affaire, une demande de renvoi préjudiciel à l’assemblée générale aux fins d’harmoniser la jurisprudence avait été faite. Ils demandèrent à la chambre de la Cour de cassation saisie de la demande en rectification d’attendre l’issue de la demande de renvoi préjudiciel précitée. Par une décision du 17 février 2003, notifiée aux requérants le 22 mai 2004, la 13ème chambre civile de la Cour de cassation rejeta la demande en rectification d’arrêt. Les passages pertinents de son arrêt peuvent se lire comme suit : « (...) Rejeter la demande en rectification d’arrêt dans la mesure où elle n’est conforme à aucune des raisons énumérées à l’article 440 du code de la procédure civile et eu égard aux écrits dans le dossier et aux raisonnements nécessaires adoptés dans l’arrêt de la Cour de cassation. (...) » Par une décision du 22 février 2003, la première présidence de la Cour de cassation rejeta la demande des requérants dans l’autre affaire visant à l’harmonisation de la jurisprudence. Cette décision se lit comme suit : « Étant donné la demande de Maître Şahin Mengü en date du 4 septembre 2002, concernant l’allégation du conflit entre les arrêts de la quatrième chambre civile no 2001/8406-12825 du 11 décembre 2001, de la treizième chambre civile no 2002/5489-7700 du 25 juin 2002 et de la neuvième chambre pénale no 2001/2534-2776 du 12 novembre 2001, les avis des présidents des chambres concernées ont été recueillis. Il a été décidé ce qui suit : Étant donné les différences de contenu, de nature et de faits, ayant pris en considération les avis des présidences des chambres concernées, en date du 20 février 2003, il a été décidé à l’unanimité qu’il n’était pas nécessaire de procéder à l’harmonisation de la jurisprudence. » C. La procédure pénale à l’encontre des constructeurs Le parquet de Yalova ouvrit une procédure pénale contre A.G.A., Y.D.S., M.S. et G.S., les associés de l’entreprise de construction, pour avoir causé involontairement la mort de plus de deux cents personnes. À différentes dates, les requérants, avec plus d’une centaine d’autres personnes, se constituèrent parties civiles à la procédure pénale ainsi déclenchée. À une date non précisée, après le dessaisissement du tribunal correctionnel de Yalova, la cour d’assises de Yalova fut saisie de l’affaire. Le 24 avril 2006, la cour d’assises de Yalova condamna les prévenus A.G.A., M.S. et G.S. à une peine d’emprisonnement de deux ans et à une amende judiciaire de 60 livres turques (TRY – soit environ 36 euros (EUR) à l’époque des faits) chacun. Prenant en compte la bonne conduite des prévenus devant elle, la cour d’assises ramena la peine d’emprisonnement à un an et huit mois et l’amende à 50 TRY (soit environ 30 EUR à l’époque des faits). Elle décida également de suspendre l’exécution de ces deux sanctions en raison de l’absence de casier judiciaire des prévenus, de leur âge et de leur « propension à ne pas commettre un crime » à l’avenir. En ce qui concerne Y.D.S., la cour d’assises constata que le tribunal correctionnel avait rayé l’affaire du rôle, cet accusé étant décédé au cours de la procédure. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Le droit interne pertinent L’article 125 du code des obligations, qui fait partie du chapitre « Prescription/Délais/Dix ans », dispose que le délai de prescription est de dix ans, « lorsque cette loi n’en dispose pas autrement ». L’article 126 du code des obligations, qui fait partie du chapitre « Prescription/Délais/Cinq ans », énumère les cas dans lesquels le délai de prescription est de cinq ans. Il se lit comme suit dans sa partie pertinente : « Se prescrivent par cinq ans : (...) (...) toutes les actions découlant du contrat d’entreprise, à l’exception des actions à introduire contre l’entrepreneur lorsqu’il n’a pas exécuté le contrat ou ne l’a exécuté qu’imparfaitement, par un acte intentionnel ou par une négligence grave et surtout s’il a utilisé du matériel défectueux ou s’il a réalisé un ouvrage défectueux. » L’article 60 du code des obligations, qui fait partie du chapitre concernant les obligations découlant d’actes illicites, prévoit un délai de prescription d’un an à partir de la découverte de l’événement à l’origine du préjudice ou à partir de la connaissance de l’auteur de celui-ci. Les deux premiers alinéas de cet article se lisent comme suit : « L’action en dommages-intérêts ou en paiement d’une somme d’argent à titre de réparation morale se prescrit par un an à compter du jour où la partie lésée a eu connaissance du dommage ainsi que de la personne qui en est l’auteur, et, dans tous les cas, par dix ans à compter du jour où le fait dommageable s’est produit. Toutefois, si les dommages-intérêts dérivent d’un acte punissable soumis par les lois pénales à une prescription de plus longue durée, cette prescription s’applique à l’action civile. » Les passages pertinents de l’article 440 de l’ancien code de la procédure civile se lisent comme suit : « I. Une rectification d’arrêt peut être demandée à la Cour de cassation, dans les 15 jours suivant la notification, pour les raisons suivantes : Dans le cas où il n’a pas été répondu aux oppositions ayant un impact sur le jugement, invoquées dans le pourvoi en cassation et dans les observations en réponse de la partie adverse, versées au dossier dans le délai imparti. Dans le cas où l’arrêt de la Cour de cassation contient des paragraphes contradictoires. Dans le cas de l’émergence d’une fraude ou de la fausseté des documents affectant le bien-fondé de l’arrêt de la Cour de cassation. Dans le cas où les arrêts de la Cour de cassation seraient contraires aux règles de la procédure et au droit. II. Si la Cour de cassation estime que les oppositions auxquelles il n’a pas été répondu précédemment, n’ont pas d’impact sur le jugement, elle doit indiquer, dans l’arrêt qu’elle rendra sur le recours en rectification, les motifs pour chacune des oppositions qu’elle déclare irrecevables. » L’article 40 de la loi no 7269 du 25 mai 1959 sur les aides à apporter et les mesures à prendre à la suite des catastrophes naturelles affectant la vie publique, telle qu’amendée le 4 avril 1985, se lit comme suit : « Dans le cadre de la présente loi, les biens immobiliers destinés à la construction ou sur lesquels les logements sont construits seront transférés aux titulaires de droits (affectés par une catastrophe naturelle) après que ces derniers auront signé les titres représentant leurs créances (...) ». Selon l’article 15 § 2 la loi no 2797 du 4 février 1983 relative à la Cour de cassation, les assemblées plénières civiles et pénales de la Cour de cassation ont pour mission de régler définitivement, par voie d’harmonisation de la jurisprudence, les conflits qui peuvent surgir entre les arrêts respectivement des chambres civiles et des chambres pénales. D’après l’article 16 § 5 de la même loi, il appartient à la grande assemblée plénière de la Cour de cassation de régler définitivement les conflits qui peuvent surgir entres les arrêts : - de l’assemblée plénière civile, - de l’assemblée plénière pénale, - des assemblées plénières civiles et pénales, - de l’assemblée plénière civile et une chambre civile, - de l’assemblée plénière civile et une chambre pénale, - de l’assemblée plénière pénale et une chambre pénale, - de l’assemblée plénière pénale et une chambre civile, - d’une chambre civile et d’une chambre pénale. L’article 45 de la même loi établit les règles de procédure à suivre pour l’harmonisation de la jurisprudence de la Cour de cassation. Il se lit comme suit : « Le premier président demande à l’assemblée concernée l’harmonisation de la jurisprudence de son propre initiative ou sur les décisions prises par les chambres ou les assemblées générales de la Cour de cassation ou en cas d’une demande écrite du procureur général près la Cour de cassation. Les demandes doivent être motivées. En cas de demandes motivées provenant d’autres instances et personnes, il appartient à l’assemblée de la première présidence de décider de la nécessité de recourir ou non à l’harmonisation de la jurisprudence. Cette décision est définitive. En cas de modification ou suppression des arrêts d’harmonisation de la jurisprudence, la procédure susmentionnée est suivie. Les délibérations de l’harmonisation de jurisprudence se poursuivent selon les décisions de principe qui ont été adoptées, et un arrêt est rédigé. Pour les questions juridiques similaires, les arrêts d’harmonisation de la jurisprudence lient les assemblées plénières, les chambres ainsi que les tribunaux. Le plus tôt possible après que les arrêts soient rendus, les résumés indiquant clairement la nature des arrêts d’harmonisation de la jurisprudence sont notifiés au ministère de la justice. Les assemblées d’harmonisation de la jurisprudence peuvent conclure sur la question avec une autre opinion sans être liées par les motifs et les opinions exprimés dans les décisions des chambres et assemblées générales. » Les articles 14 à 16, 104/A-1 et 2 et 108/-1, 2, 3 et 29 du Règlement intérieur de la Cour de cassation contiennent également des règles de procédure à suivre en cas d’harmonisation de la jurisprudence. L’article 375 alinéa 1 (i) du code de procédure civile du 12 janvier 2011 se lit comme suit : « 1. La réouverture d’une procédure peut être demandée pour les raisons suivantes : (...) (i) Dans le cas où la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un arrêt constatant que la décision [définitive interne] a été rendue en violation de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ou de ses protocoles additionnels. » B. La jurisprudence interne pertinente La Cour note que le tribunal de grande instance de Yalova s’est basé sur un arrêt de la 2ème chambre pénale de la Cour de cassation du 21 mars 2001 (voir paragraphe 12, ci-dessus). Il échet toutefois de relever, sans y attacher toutefois une importance particulière, que cet arrêt a été annulé par les chambres pénales réunies, le 29 mai 2011, au motif que la 2ème chambre s’était livrée à un examen de certaines questions liées au fond de l’affaire, dont le point de départ du délai de prescription, alors qu’elle devait se limiter à examiner le point soulevé par le pourvoi, à savoir la question de la qualification juridique des faits mis à la charge des prévenus (acte ayant causé un danger de calamité, qui a ensuite causé la mort d’autrui (article 383 de l’ancien code pénal), ou acte ayant causé la mort d’autrui (article 455/2 de l’ancien code pénal)). Dans leur demande en rectification (paragraphe 15, ci-dessus) et dans leur requête devant la Cour les requérants se sont référés à deux autres arrêts de la Cour de cassation. Ces arrêts peuvent se résumer comme suit. Arrêt de la 9ème chambre pénale de la Cour de cassation du 12 novembre 2001 L’affaire qui a donné lieu à l’arrêt de la 9ème chambre de la Cour de cassation du 12 novembre 2001 concerne la responsabilité pénale de deux personnes qui avaient construit un immeuble en 1988-1989, immeuble qui avait effondré lors du séisme du 17 août 1999, causant entre autres la mort de plusieurs personnes. L’acte d’accusation précisa que les prévenus étaient poursuivis sur base de l’article 383 de l’ancien code pénal pour avoir exposé autrui à un danger et causé la mort d’autrui par imprudence. La juridiction du fond estima que le délit prévu à l’article 383 de l’ancien code pénal était un délit de risque, et qu’un délit de risque était considéré comme ayant été commis à la date où le risque était né. En l’occurrence, selon elle, la date de la naissance du risque était celle où les prévenus avaient construit un immeuble qui n’était pas conforme au règlement en matière de séisme, aux calculs statiques et au projet de béton armé, et avaient mis cet immeuble à l’usage. D’après le permis de l’usage, cette date se situait en 1988 et 1989. Le délai de prescription étant de cinq ans, l’action publique était prescrite. La 9ème chambre pénale de la Cour de cassation cassa ce jugement en considérant que pour le délit reproché aux prévenus le moment de la commission du délit était celui où le dégât et la calamité causant le danger public s’étaient produits. En l’espèce, le dégât et la calamité consistaient en l’effondrement de l’immeuble. Étant donné que la date du séisme, qui n’était pas en soi un dégât ou une calamité mais en était un facteur, et celle de l’effondrement de l’immeuble se coïncidaient, la date de la commission du délit était le 17 août 1999, date à laquelle l’immeuble s’était effondré. C’était donc à partir de cette date que le délai de prescription avait commencé à courir. Arrêt de la 4ème chambre civile de la Cour de cassation du 11 décembre 2001 L’affaire qui a donné lieu à l’arrêt de la 4ème chambre de la Cour de cassation du 11 décembre 2001 concerne également les suites du séisme du 17 août 1999. Une des personnes lésées avait introduit une demande en dommages et intérêts contre des personnes responsables d’une société de construction. La juridiction du fond déclara l’action prescrite en vertu des articles 125, 126 et 363 du code des obligations, en considérant que le délai de dix ans prévu par l’article 125 du code des obligations avait commencé à courir à partir du moment où l’immeuble avait été construit. Ce jugement fut cassé par la Cour de cassation sur base des motifs suivants : « Dans sa requête introductive d’instance, le demandeur invoquait le décès de sa mère et la destruction d’un immeuble lors du tremblement de terre de 1999 en raison de l’existence de vices cachés dans les constructions et de l’acte illicite des constructeurs, et il demandait diverses sommes au titre de dommages et intérêts pour les préjudices matériel et moral. Les défendeurs ont fait valoir la prescription, d’une part ; ils ont soutenu qu’ils n’étaient pas responsables, d’autre part. Le tribunal du fond a constaté que le préjudice avait été causé en raison du tremblement de terre ; mais qu’un délai de plus de dix ans s’était écoulé depuis la construction de l’immeuble en question. En application des articles 125, 126 et 363 du code des obligations, le tribunal a rejeté la demande des requérants, sans en examiner le bien-fondé, au motif que la prescription de dix ans avait expiré. D’après les preuves, le dossier contient un projet de construction de 1972. Toutefois, le dossier ne contient pas de preuve ferme quant à la date de la livraison de la construction. Cependant, il n’est pas contesté entre les parties que la construction de l’immeuble a été terminée plus de dix ans avant le tremblement de terre. La contestation porte sur la date du point de départ de la prescription. Autrement dit, la question est de savoir si le délai de prescription commence à la date où l’immeuble a été construit et livré ou à la date où le préjudice est survenu. La prescription n’est pas une institution du droit matériel. Autrement dit, la prescription n’est pas un fait qui génère ou modifie une obligation ; elle est un outil de défense éliminant l’exigibilité d’un droit déjà né et existant. De ce point de vue, la prescription élimine non pas l’existence d’une créance mais son exigibilité. (...) Par conséquent, pour que les délais prévus par les lois puissent commencer à courir, le droit en question doit être en état, en situation d’exigibilité. (...) Même si un droit existe, l’on ne peut pas le revendiquer si les conditions pour son exigibilité ne se sont pas réalisées. Dans le cas d’espèce, il ne prête pas à controverse que l’immeuble qui a été construit en 1972 et s’est effondré en date du 17 août 1999 n’a pas été construit conformément au Cahier des charges des clauses techniques des édifices de construction et au Règlement relatif aux édifices à réaliser dans les zones sinistrées. Le demandeur réclame donc (l’indemnisation du) préjudice subi en raison d’un immeuble construit en 1972 mais détruit à la suite du séisme. Selon la règle générale du droit de la responsabilité, pour qu’une personne puisse être responsable en raison de l’acte délictuel, il faut tout d’abord qu’il existe un acte contraire à la loi, qu’un préjudice soit né, qu’il y ait une faute dans la survenance du préjudice et qu’il y ait un lien de causalité entre l’acte délictuel et le préjudice. Dans le cas concret, il est évident que les défendeurs, qui n’ont pas respecté les conditions prévues par les règlements en matière de construction, ont agi d’une manière contraire à la loi. L’existence du préjudice est aussi indiscutable. Le débat se concentre sur le point de savoir si les défendeurs sont responsables ou non pour l’avènement du préjudice et s’il existe un lien de causalité adéquat entre le préjudice et l’acte contraire au droit. Le demandeur allègue que les défendeurs n’ont pas construit l’immeuble conformément aux règlements, que l’immeuble s’est effondré en raison de l’effet du séisme, que si l’immeuble avait été construit en conformité avec les règles prévues par les dispositions juridiques, la destruction et par conséquent le préjudice ne seraient pas survenus ; que pour ces raisons les défendeurs sont responsables. Tout d’abord, il faut examiner la question de savoir si les défendeurs sont responsables dans la survenance du préjudice. Effectivement l’ouvrage n’a pas été construit selon les conditions prévues. Cela signifie que les défendeurs ont agi d’une manière contraire à la loi ; ainsi il est établi qu’ils sont responsables. Quant à la question de savoir s’il existe un lien de causalité adéquat entre le fait illicite et le préjudice, il faut noter que le résultat préjudiciable qui constitue l’objet du litige est survenu à la suite du séisme. Autrement dit, le préjudice, l’effet des actes des défendeurs contraires aux règlements n’a pu se réaliser qu’en raison du séisme. Dans ces conditions, la question qui doit faire l’objet de discussion est celle de savoir si le fait d’avoir agi à l’encontre des règlements a eu des effets sur le résultat dommageable. Dans le rapport d’expertise versé au dossier, il est constaté que l’immeuble n’a pas été construit conformément au règlement, mais les effets du séisme n’ont pas fait l’objet de discussion. Parce que le tribunal du fond a rejeté la demande en raison de la prescription. Dans ce contexte, en prenant en considération le fait qu’il n’y aurait pas eu de préjudice s’il n’y avait pas eu de séisme, l’on peut penser que le préjudice est seulement le résultat de l’existence du séisme. Toutefois, si le résultat apparent est comme tel, la situation réelle est que les défendeurs n’ont pas construit l’immeuble résistant au séisme. Si l’immeuble avait été construit conformément aux règlements en matière de construction et aux conditions techniques, mais avait était détruit à la suite du séisme, dans ces conditions il n’aurait pas été possible d’engager la responsabilité des défendeurs, car le lien de causalité entre le fait illicite et le préjudice aurait été coupé. S’il n’y avait jamais eu de séisme, il n’y aurait pas eu de préjudice, et par conséquent il n’y aurait pas eu d’action contre les défendeurs pour l’acte illicite qu’ils ont commis il y a tant d’années. Autrement dit, il n’y aurait pas d’engagement de la responsabilité des défendeurs pour leur acte illicite dans ce contexte en supposant que cet acte engendrerait un jour du préjudice. En ce qui concerne la question de savoir si la demande a été introduite après le délai de prescription, le deuxième chapitre du code des obligations, intitulé « les obligations découlant d’actes illicites », comprend les articles 41 à 60 et contient les dispositions concernant les actes délictuels. L’article 60 qui se trouve dans ce chapitre, quant à lui, a comme titre : « Prescription ». L’article en question prévoit qu’une action visant à obtenir une indemnisation par la personne lésée en raison d’un acte délictuel se prescrit après un an à partir de la date de la connaissance du dommage et de l’auteur de celui-ci, et au plus tard après dix ans à partir de l’événement à l’origine du dommage. Dans la suite de l’article, il est prévu que dans le cas où l’acte délictuel constitue un délit, ces délais sont liés aux délais prévus par la loi pénale. Toujours dans le même article, eu égard à la partie de phrase « (...) à partir de l’événement à l’origine du dommage (...) » (« (...) zararı müstelzim fiilin vukuundan itibaren (...) »), l’on comprend qu’à côté de l’acte illicite la réalisation du préjudice est également visé. Autrement dit, malgré l’existence de l’acte illicite, si le préjudice ne s’est pas réalisé, il ne serait pas question que le délai de prescription commence à courir. Dans le cas concret, l’acte illicite s’est réalisé d’abord alors que le préjudice l’a été plus tard. En appliquant cette structure de l’article au cas concret, l’on doit arriver au résultat suivant : l’existence du préjudice est une condition préalable pour que quelqu’un puisse demander une indemnisation. En effet, dans le cas où l’indemnisation constitue la raison juridique d’une action, il faut qu’elle soit existante et que son montant soit évalué ou évaluable. Par ailleurs, et la condition la plus importante, il faut que ce préjudice puisse être exigible. Comme dans le cas d’espèce, l’acte illicite du défendeur s’est réalisé à la date de la construction de l’ouvrage. Toutefois, à cette date-là le préjudice du demandeur dont la nature et la portée font l’objet du cas d’espèce n’était pas encore né. Il va de soi que le demandeur ne puisse pas introduire une telle action tant qu’il n’y a pas un tel préjudice. Le délai de prescription ne commence pas à courir à l’encontre de quelqu’un qui n’est pas en situation d’agir. Si l’immeuble détruit a été construit conformément aux descriptions dans le contrat de construction établi entre les défendeurs et le propriétaire de la construction, le propriétaire de la construction n’aura pas de demande sur base du contrat. Celui qui a acquis l’immeuble, construit conformément à ce qui a été décrit dans le contrat, du maître de l’ouvrage n’aura pas non plus de demande. Parce qu’une telle responsabilité découle du contrat. C’est pour cette raison que les délais prévus pour les vices cachés n’auront pas à être appliqués dans le cas d’espèce. L’un concerne l’acte délictuel tandis que l’autre concerne la responsabilité contractuelle. Donc, l’on ne saurait arriver aux mêmes conséquences juridiques lorsque les parties et les raisons de la responsabilité juridique sont différentes. À la lumière de la réglementation juridique et des faits disponibles, même si la construction de l’immeuble était contraire au règlement, le préjudice n’étant pas encore né à l’époque mentionné, le demandeur n’aurait pas de droit à la réclamation. Faire courir le délai de prescription pour un droit, le droit à l’indemnisation en l’occurrence, à une date où ce droit n’est pas encore né rend difficile, voire impossible, son exigibilité. À l’époque de la construction, l’acte illicite du défendeur a été réalisé. Mais le préjudice n’est pas encore survenu. Comme dans le cas concret, tout acte illicite ne cause pas forcément de préjudice. Le préjudice est né suite au séisme en raison de l’acte illicite lors de la construction de l’immeuble. Dans le cas d’espèce, le séisme, c’est-à-dire le résultat causant le préjudice, étant survenu le 17 août 1999, cette action, introduite le 11 août 2000, l’a été dans le temps imparti. Ce délai correspond au délai prévu à l’article 60 du code des obligations. Eu égard à la date de l’introduction, il n’est plus nécessaire d’examiner la question de savoir si le délai plus long de la procédure pénale doit être appliqué ou non. À la lumière de ce qui précède, le rejet de la demande en raison de prescription n’est pas conforme à la procédure, à la loi et aux éléments concrets du dossier. Il appartient donc au tribunal de décider de l’indemnisation en prenant en considération le cas concret et le déroulement des faits pour l’évaluation du montant. Le manquement précité doit donc conduire à la cassation. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés respectivement en 1985, 1985 et 1968 et résident à İzmir. À l’époque des faits, les requérants Ersin Erkuş et Engin Cenğuz étaient mineurs. A. L’opération de police sur le chantier À une date non précisée, la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’İzmir délivra un avis de recherche à l’encontre d’Ö.E., frère du requérant Ersin Erkuş et neveu de la requérante Sultan Öner. Ö.E., qui était soupçonné d’être impliqué dans certaines actions terroristes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée). Le 13 novembre 2001, la police d’İzmir fit une intervention sur le chantier des requérants Ersin Erkuş et Engin Cenğuz, où travaillait également Ö.E. Les parties présentèrent des versions différentes concernant les événements survenus au chantier. La version des faits présentée par les requérants Le 13 novembre 2001, environ quinze policiers en civil firent une descente sur le chantier. Les policiers déclarèrent qu’ils étaient venus pour emmener Ö.E. au commissariat. Après avoir appris où se trouvait l’intéressé, ils montèrent à l’étage. Le requérant Ersin Erkuş entendit que les policiers battaient Ö.E. Les ouvriers, dont le requérant Ersin Erkuş, voulurent intervenir, mais les policiers se mirent à les frapper. La requérante Sultan Öner, habitant non loin de là, arriva sur les lieux, accompagnée du requérant Engin Cenğuz, qui travaillait comme ouvrier sur le chantier. En voulant intervenir, ils reçurent également des coups. Le 14 novembre 2001, la requérante et les parents d’Ersin Erkuş et d’Engin Cenğuz portèrent plainte devant le procureur de la République d’İzmir. Celui-ci ordonna l’examen des victimes par l’institut médicolégal d’İzmir. Les premiers examens, qui eurent lieu le 15 novembre 2001, permirent de relever des ecchymoses au niveau de la paupière droite et du bras gauche et derrière le bras droit de la requérante. Quant à Ersin Erkuş et Engin Cenğuz, les médecins légistes relevèrent sur eux des égratignures au niveau des régions fémorales et des avant-bras. Les rapports médicaux attestent que les lésions relevées sur le corps de la requérante nécessitèrent un arrêt de travail de deux jours et celles du requérant Engin Cenğuz un arrêt de travail d’un jour. La version des faits présentée par le Gouvernement Le 13 novembre 2001, sept policiers de la section antiterroriste de la police d’İzmir se rendirent sur le chantier en question afin d’arrêter Ö.E. qui était soupçonné d’avoir mené des activités terroristes. Les policiers déclarèrent qu’ils allaient emmener ce dernier au commissariat pour recueillir sa déposition et lui demandèrent sa carte d’identité. Ö.E. refusa de déférer à cette demande et résista aux policiers. Les requérants Ersin Erkuş et Engin Cenğuz, présents sur les lieux, intervinrent contre les policiers avec des couteaux en s’écriant : « Nous ne vous laisserons pas notre frère ! Nous allons vous tuer, ce n’est que morts que vous pourrez sortir de ce chantier ». Les requérants Ersin Erkuş et Engin Cenğuz attaquèrent les policiers au couteau et se blessèrent avec leurs propres armes. Une large foule, dans laquelle se trouvaient les trois requérants, s’amassa autour des policiers. Le père d’Ö.E. harangua cette foule en criant « Chiens de fascistes, vous n’aurez pas mon fils ! Nous ne croyons pas à votre justice, mon fils ne sera pas rendu à la justice de la République turque ». Après quoi, les policiers furent attaqués avec des barres et des jets de pierres. D’après les procès-verbaux dressés par les policiers, les intéressés caillassèrent les véhicules de la police et blessèrent les agents A.K. et M.Ç. à coups de pierres et de bâtons. De même, ils empêchèrent l’arrestation d’Ö.E. Les rapports médicaux concernant les deux policiers A.K. et M.Ç. confirmèrent les blessures subies par ces derniers. Le médecin de l’hôpital Atatürk prescrivit un arrêt de travail d’un jour pour le policier A.K. et un arrêt de travail de trois jours pour le policier M.Ç. B. Les événements au commissariat de Narlıdere Avisé des incidents du 13 novembre 2001, Me Çetinkaya déclara aux policiers qu’il allait emmener lui-même les intéressés au commissariat afin de pouvoir empêcher leur arrestation. Le 19 novembre 2001, vers 14 heures, Me Çetinkaya, la requérante Sultan Öner, S.E., son épouse M.E., le requérant Ersin Erkuş, accompagné de ses autres frères R.E. et E.E., ainsi qu’un voisin, se rendirent au commissariat. Le requérant Engin Cenğuz n’y était pas présent. Un policier du nom de M. demanda aux intéressés leurs cartes d’identité. Ils refusèrent de les présenter, en disant : « Les cartes d’identité nous ont été délivrées par l’État, nous refusons de vous les donner ». Les policiers insistèrent pour voir les cartes d’identité. Une bagarre s’engagea entre les deux groupes, mais le calme fut ultérieurement rétabli. Lors de leurs interrogatoires, S.E. et E.E. auraient essuyé des injures très crues. Le policier du nom de M. attrapa, selon les dires de l’intéressée, la requérante Sultan Öner par les cheveux et la traîna plusieurs dizaines de mètres sur le sol jusqu’à l’entrée du commissariat. Les autres policiers lui auraient donné des coups de matraque en les accompagnant de mots tels que : « [Oh], les traîtres : [ce pays], vous l’aimez ou vous le quittez ! Sinon on va tous vous tuer ! ». Face à ces incidents, E.E. se mit à s’automutiler avec un rasoir dans un coin du commissariat, menaçant les policiers de se donner la mort. Il fut calmé par Me Çetinkaya, qui lui retira le rasoir des mains. Après avoir fait leur déposition, les protagonistes furent examinés au dispensaire de Balçova ; la requérante Sultan Öner et E.E. furent ensuite envoyés à l’hôpital civil de Yeşilyurt. En ce qui concerne la requérante, les rapports médicaux firent état, entre autres, des constatations suivantes : - rapport médicolégal préliminaire du 19 novembre 2001 : ecchymoses au niveau du bras gauche et de la région fémorale gauche, nécessitant un arrêt d’un jour ; - certificat médical du 19 novembre 2001 de l’hôpital universitaire Atatürk : œdème, érythème et douleurs à l’arrière de l’épaule droite, motricité restreinte et douloureuse de l’épaule, douleur au niveau du cuir chevelu et de la nuque ; - certificat médical du 20 novembre du dispensaire de Balçova : quatre ecchymoses et une hypersensibilité au niveau de l’épaule droite et une ecchymose au niveau du bras gauche ; - rapport médicolégal définitif du 20 novembre 2001 : hypersensibilité et ecchymose au niveau de l’épaule droite, ecchymose au niveau du biceps gauche, perte de cheveux sur la partie avant du cuir chevelu, le tout nécessitant un arrêt de deux jours. En ce qui concerne E.E., les médecins conclurent à l’absence de traces de coups et blessures, à l’exception des nombreuses cicatrices laissées par les automutilations. Les policiers du commissariat dressèrent un procès-verbal, dans lequel ils accusèrent la requérante Sultan Öner, le requérant Ersin Erkuş et son père S.E. de diffamation et de résistance à la police ainsi que d’avoir endommagé les rideaux du commissariat. À leur retour au commissariat, la requérante, S.E. et E.E. furent placés en garde à vue. Le lendemain, soit le 20 novembre 2001, le procureur de la République d’İzmir entendit les intéressés au sujet des incidents. Le 19 et 20 novembre 2001, les policiers recueillirent également la déposition de deux personnes, sans aucun lien avec les requérants ni les policiers, en tant que témoins des événements survenus au commissariat. Dans sa déposition, le témoin K.D. affirma qu’E.E. s’était blessé lui-même et que la requérante Sultan Öner avait provoqué l’agitation au sein du commissariat. Le témoin L.Ş. livra une déposition quasiment identique. Le 27 novembre 2001, la requérante Sultan Öner déposa une seconde plainte contre trois policiers qu’elle tenait pour responsables des faits survenus. C. La procédure pénale engagée à l’encontre des requérants Sultan Öner et Ersin Erkuş Par un acte d’accusation du 28 novembre 2001, le procureur de la République d’İzmir engagea une action pénale devant la septième chambre du tribunal correctionnel de la même ville contre cinq personnes, dont la requérante Sultan Öner et le requérant Ersin Erkuş, qu’il tenait responsables des événements des 13 et 19 novembre 2001. La Cour ne dispose pas de documents concernant la suite de cette procédure. D. La procédure pénale engagée à l’encontre des policiers Le 29 novembre 2001, après avoir joint les plaintes déposées par les requérants, le procureur de la République d’İzmir rendit une ordonnance de non-lieu. Sans avoir examiné la plainte relative aux mauvais traitements subis par les requérants lors de leurs interrogatoires au sein du commissariat de Narlıdere, le procureur de la République indiqua dans son ordonnance que, le 13 novembre 2001, les policiers avaient agi dans le but de procéder à l’arrestation régulière d’Ö.E., et que les blessures constatées sur les corps des plaignants ne pouvaient provenir que de l’échauffourée survenue à cette occasion, dont ils étaient les seuls responsables. Le 18 janvier 2002, les requérants formèrent opposition contre cette ordonnance devant la cour d’assises de Karşıyaka. Par deux jugements rendus les 22 avril 2002 et 15 novembre 2002, la cour d’assises de Karşıyaka acceuillit ce recours, compte tenu des rapports médicaux présentés par les requérants. Par un acte d’accusation du 26 décembre 2002, une action pénale fut introduite contre neuf policiers pour les deux séries de fait devant la septième chambre du tribunal correctionnel d’İzmir, sous le numéro de dossier 2003/57. Par un jugement du 7 juillet 2005, le tribunal correctionnel d’İzmir, sans se prononcer sur les blessures subies par les requérants et constatées par les rapports médicaux contenus dans le dossier, précisa que les policiers recoururent légitimement à la force pour interpeller le groupe qui essayait d’empêcher l’arrestation d’une personne et acquitta les neuf prévenus, estimant que la réalité des faits allégués n’était pas établie. Par un arrêt du 18 avril 2007, sur pourvoi des requérants, la Cour de cassation confirma le jugement du 7 juillet 2005. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Les parties pertinentes de l’article 243 de l’ancien code pénal, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisent ainsi : « Tout fonctionnaire (...) qui torture un suspect ou a recours à des traitements cruels, inhumains ou dégradants pour lui faire avouer un délit, sera condamné à une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans ainsi qu’à une interdiction définitive ou provisoire de la fonction publique. S’il y a eu mort d’homme, la peine à prononcer en vertu de l’article 452 (...) est majorée, [la majoration pouvant aller] d’un tiers à la moitié [du quantum retenu]. » L’article 245 de l’ancien code pénal, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, se lit ainsi dans ses passages pertinents : « Tout agent des forces de l’ordre (...) qui, dans l’exercice de ses fonctions (...) et en dehors des circonstances prévues par la loi (...), maltraite ou blesse une personne, ou lui porte des coups, ou lui inflige une souffrance physique, sera condamné à une peine d’emprisonnement allant de 3 mois jusqu’à 3 ans ainsi qu’à une interdiction provisoire d’exercer dans la fonction publique. (...) » L’article 258 de l’ancien code pénal, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, se lit ainsi dans ses passages pertinents : « Quiconque résiste, par la violence ou la menace, à un fonctionnaire ou à ses auxiliaires pendant l’exercice de leurs fonctions sera puni d’une peine d’emprisonnement allant de six mois à deux ans. (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants résident à Stobreč. Leurs noms et dates de naissance sont indiqués en annexe. M. Gašpar Perasović, décédé le 10 mai 2010, habitait lui aussi à Stobreč. A. Genèse de l’affaire La législation de l’ex-Yougoslavie, plus précisément l’article 29 de la loi fondamentale de 1980 sur la propriété (paragraphe 24 ci-dessous – « la loi de 1980 »), interdisait l’acquisition par usucapion (dosjelost) des biens en propriété sociale. Le 8 octobre 1991, à l’occasion de la transposition de la loi de 1980 dans l’ordre juridique croate, le parlement croate abrogea cette disposition (paragraphe 25 ci-dessous). Par la suite, la nouvelle loi sur la propriété, adoptée en 1996 et entrée en vigueur le 1er janvier 1997, prévoyait en son article 388 § 4 que la période antérieure au 8 octobre 1991 devait être prise en compte dans le calcul du délai d’acquisition par usucapion des biens immobiliers en propriété sociale (paragraphe 27 ci-dessous). Le 8 juillet 1999, la Cour constitutionnelle de la République croate (Ustavni sud Republike Hrvatske – « la Cour constitutionnelle ») accepta de se saisir de plusieurs pétitions en contrôle de constitutionnalité in abstracto (prijedlog za ocjenu ustavnosti) présentées par d’anciens propriétaires de biens réappropriés à l’époque du régime socialiste, afin d’examiner la constitutionnalité de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété. Par une décision du 17 novembre 1999, la Cour constitutionnelle invalida l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété. Elle jugea que la disposition litigieuse avait un effet rétroactif qui lésait dans leurs droits les tiers (surtout ceux qui, en vertu de la législation de restitution, avaient droit à la restitution de biens réappropriés à l’époque du régime communiste) et était donc anticonstitutionnelle (pour la partie pertinente de cette décision, voir Trgo c. Croatie, no 35298/04, § 17, 11 juin 2009). Cette décision prit effet le 14 décembre 1999, date de sa publication au Journal officiel. B. Procédure en l’espèce Le 19 avril 2002, M. Perasović et les requérants assignèrent au civil devant le tribunal municipal de Split (Općinski sud u Splitu) la ville de Split (Grad Split ; ci-après « les autorités locales »), demandant la reconnaissance de leur droit de propriété sur les cinq terrains et l’inscription de leurs noms au cadastre. Ils soutenaient que les biens litigieux, bien qu’inscrits à ce livre sous le nom de la commune de Stobreč en tant que continuateur en droit de la ville de Split, s’étaient trouvés en leur possession et en celle de leurs prédécesseurs pendant plus de soixante-dix ans. Ils estimaient que, la possession de ces biens ayant atteint le délai légal d’usucapion, ils en étaient légitimement devenus propriétaires. Par un jugement du 20 septembre 2004, le tribunal municipal donna gain de cause aux demandeurs. Il jugea qu’ils avaient établi qu’eux et leurs prédécesseurs avaient possédé de manière continue et de bonne foi les terrains litigieux depuis au moins 1912. Il en conclut que le délai légal d’acquisition par usucapion avait été atteint au bout de vingt ans, c’est-à-dire en 1932. Par un jugement 17 mai 2007 rendu à la suite d’un appel formé par l’autorité défenderesse, le tribunal de comté de Split (Županijski sud u Splitu) infirma le jugement de première instance et débouta les demandeurs. Il jugea que le tribunal municipal avait correctement établi les faits (possession continue et de bonne foi des terrains depuis 1912) mais avait mal appliqué le droit matériel. Il constata, tout d’abord, que les terrains en question étaient des biens en propriété sociale au 8 octobre 1991 et que la législation applicable ne permettait d’acquérir la propriété de tels biens par usucapion avant cette date que si les conditions légales en la matière avaient été remplies au 6 avril 1941 (paragraphes 18, 24 et 30-31 ci-dessous). Il estima toutefois que ces conditions n’avaient pas été réunies en l’espèce. En effet, il releva que l’article 1472 du code civil de 1811 (applicable en Croatie de 1852 à 1980, paragraphes 17-19 et 21 ci-dessous), les biens immobiliers détenus par les autorités municipales ne pouvaient être acquis par usucapion qu’au bout d’un délai de quarante ans. Or, selon lui, au vu des constats factuels de la juridiction de première instance selon lesquels les demandeurs et leurs prédécesseurs avaient possédé les terrains litigieux depuis 1912 (paragraphe 12 ci-dessus), ce délai n’avait pas été atteint au 6 avril 1941. Les demandeurs formèrent ensuite un recours constitutionnel contre le jugement de seconde instance, alléguant des violations de leurs droits constitutionnels à l’égalité devant la loi, à l’égalité devant les tribunaux et à un procès équitable. Par une décision du 30 septembre 2009, la Cour constitutionnelle rejeta ce recours et, le 19 novembre 2009, elle signifia cette décision au représentant des requérants. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La loi relative à la Cour constitutionnelle La disposition pertinente de la loi constitutionnelle de 1999 relative à la Cour constitutionnelle (Ustavni zakon o Ustavnom sudu Republike Hrvatske, Journal officiel no 99/99, avec des modifications ultérieures), en vigueur depuis le 24 septembre 1999, est libellée ainsi : Article 53 « 1. La Cour constitutionnelle invalide [ukinuti] toute loi ou disposition d’une loi qu’elle jugerait incompatible avec la Constitution (...) Sauf si la Cour constitutionnelle en décide autrement, la loi ou les dispositions invalidée(s) cesse(nt) de produire leurs effets dès la date de publication au Journal officiel de la décision de la Cour constitutionnelle [c’est-à-dire pour l’avenir]. » B. Législation et pratique en matière de propriété Le code civil de 1811 Le code civil général autrichien de 1811 (Opći građanski zakonik – « le code civil de 1811 ») entra en vigueur sur le territoire actuel de la Croatie le 1er mai 1853. La loi d’invalidation de la législation promulguée avant le 6 avril 1941 et pendant l’occupation ennemie (Zakon o nevažnosti pravnih propisa donesenih prije 6. aprila 1941. i za vrijeme neprijateljske okupacije, Journal officiel de la République populaire fédérative de Yougoslavie nos 86/46 et 105/47), promulguée en 1946, priva de tout effet juridique la totalité des lois en vigueur au 6 avril 1941, y compris le code civil. Toutefois, elle permettait l’application de la législation d’avant-guerre pourvu que celle-ci ne fût pas contraire à la Constitution de la Yougoslavie ou de ses républiques constitutives, ou à la législation en vigueur. Les règles du code civil en matière immobilière demeurèrent donc applicables sous ces conditions jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi de 1980 (paragraphe 22 ci-dessous), dont les dispositions pertinentes sont exposées ci-dessous. L’article 1468 disposait que le possesseur d’un bien immobilier inscrit au livre foncier sous le nom d’une autre personne pouvait l’acquérir par usucapion au bout de trente ans. L’article 1472 disposait que le possesseur d’un bien immobilier appartenant à une autorité étatique, municipale ou ecclésiastique pouvait en devenir le propriétaire par usucapion au bout de quarante ans. La loi de 1980 sur la propriété Les dispositions pertinentes de la loi sur les relations de propriété élémentaires (Zakon o osnovnim vlasničkopravnim odnosima, Journal officiel de la République socialiste fédérative de Yougoslavie nos 6/1980 et 36/1990 – « la loi de 1980 »), entrée en vigueur le 1er septembre 1980, sont exposées ci-dessous. Son article 28 disposait que le possesseur de bonne foi d’un bien immobilier propriété d’autrui pouvait l’acquérir par usucapion au bout de vingt ans. Son article 29 interdisait l’acquisition par usucapion de la propriété des biens en propriété sociale. L’article 3 de la loi sur la transposition des relations de propriété élémentaires (Zakon o preuzimanju zakona o osnovnim vlasničkopravnim odnosima, Journal officiel de la République de Croatie no 53/1991 du 8 octobre 1991), entrée en vigueur le 8 octobre 1991, abrogea l’article 29 de la loi de 1980. La loi de 1996 sur la propriété Les dispositions pertinentes de la loi sur la propriété et autres droits réels (Zakon o vlasništvu i drugim stvarnim pravima, Journal officiel no 91/96, avec des modifications ultérieures – « la loi de 1996 »), en vigueur depuis le 1er janvier 1997, sont libellées ainsi : Troisième partie DROIT DE PROPRIÉTÉ (...) Chapitre 6 ACQUISITION DE LA PROPRIÉTÉ Moyens juridiques d’acquisition Article 114 « 1. La propriété peut être acquise en vertu d’un accord juridique, par l’effet d’une décision d’une autorité publique, judiciaire ou autre, par voie de succession ou par l’effet de la loi. » Acquisition [de la propriété] par l’effet de la loi (...) d. Acquisition par usucapion Article 159 « 1. Le possesseur exclusif d’un bien [donné] peut l’acquérir par usucapion (...) s’il a exercé sa possession de manière continue pendant un certain délai fixé par la loi et s’il a la capacité d’en devenir le propriétaire. Le possesseur exclusif d’un bien, s’il a exercé sa possession sur la base d’un juste titre, de bonne foi et en l’absence de tout vice, peut l’acquérir par usucapion au bout de trois ans si c’est un meuble et au bout de dix ans si c’est un immeuble. Le possesseur exclusif d’un bien, s’il a exercé sa possession à tout le moins de bonne foi et de manière continue (...), peut l’acquérir par usucapion au bout de dix ans si c’est un meuble et au bout de vingt ans si c’est un immeuble. Le possesseur exclusif d’un bien propriété de la République de Croatie (...) peut l’acquérir par usucapion (...) s’il a exercé sa possession de manière continue pendant un certain délai deux fois plus long que ceux fixés aux paragraphes 2 et 3 du présent article. » L’article 388 de la loi de 1996 était initialement libellé ainsi : Article 388 « 1. L’acquisition, la modification, les effets juridiques et l’extinction des droits réels postérieurement à l’entrée en vigueur de la présente loi sont régis par les dispositions de celle-ci (...) L’acquisition, la modification, les effets juridiques et l’extinction des droits réels antérieurement à l’entrée en vigueur de la présente loi sont régis par les règles applicables à la date de l’acquisition, de la modification, de la prise d’effet ou de l’extinction de ces droits. Tout délai d’acquisition ou d’extinction d’un droit réel fixé par la présente loi qui aurait commencé à courir avant l’entrée en vigueur de celle-ci se poursuivra conformément au paragraphe 2 du présent article (...) Dans le calcul du délai d’acquisition par usucapion des biens immobiliers en propriété sociale détenus au 8 octobre 1991 et d’acquisition d’[autres] droits réels sur les biens de ce type, le temps écoulé avant cette date est aussi pris en compte. » Après l’invalidation par la Cour constitutionnelle le 17 novembre 1999 du paragraphe 4 de l’article 388 de la loi de 1996, jugé inconstitutionnel (paragraphe 10 ci-dessus), cette disposition fut remaniée par la loi de 2001 portant modification de la loi de 1996 (Zakon o izmjeni i dopuni Zakona vlasništvu i drugim stvarnim pravima, Journal officiel no 114/01), entrée en vigueur le 20 décembre 2001. Voici le nouveau texte du paragraphe 4 : « Dans le calcul du délai d’acquisition par usucapion des biens immobiliers en propriété sociale détenus au 8 octobre 1991 et d’acquisition d’[autres] droits réels sur les biens de ce type, le temps écoulé avant cette date n’est pas pris en compte. » Pratique pertinente Selon l’interprétation retenue lors de la séance plénière élargie de la Cour suprême fédérale de Yougoslavie tenue le 4 avril 1960, le possesseur de bonne foi d’un bien immobilier pouvait en devenir le propriétaire par usucapion au bout de vingt ans. Dans huit de ses décisions, la Cour suprême a jugé que cette interprétation était le reflet du droit de l’époque. Dans l’affaire Rev 250/03-2 (16 juin 2004), elle a dit ceci : « Étant établi que le bien litigieux était au 8 octobre 1991 un bien en propriété sociale (...), il faut, afin de déterminer si le bien a été acquis par usucapion au regard du paragraphe 4 de l’article 388 de la loi [de 1996] sur la propriété, rechercher si le demandeur, par le biais des prédécesseurs en titre, s’était trouvé en possession du bien litigieux avant le 6 avril 1941 [donc pendant une durée suffisante] pour en devenir le propriétaire par usucapion conformément aux dispositions applicables à l’époque et à la manière dont elles étaient appliquées sur la base de l’interprétation retenue lors de la séance plénière élargie de la Cour suprême fédérale de Yougoslavie tenue le 4 avril 1960. » Dans l’affaire Rev-x 51/13-2 (23 juillet 2014), la Cour suprême a dit ceci : « Les juridictions inférieures ont débouté le demandeur au motif qu’il avait commencé à acquérir (...) la propriété du bien par usucapion dès sa vente en [1969], à l’époque où celui-ci était [encore] propriété privée. Le [délai d’acquisition de la propriété] par usucapion avait donc commencé [à courir] avant l’entrée en vigueur de la loi [de 1980] sur la propriété, à une époque où les règles de l’ancien code civil [de 1811] étaient toujours applicables. En vertu de l’article 1468 du code civil [de 1811], le délai de trente ans, ou de vingt ans selon l’interprétation retenue lors de la séance plénière élargie de la Cour suprême fédérale de Yougoslavie tenue le 4 avril 1960, était le délai d’usucapion à retenir. Or il n’avait pas expiré à la date de l’entrée en vigueur de la loi [de 1980] sur la propriété et il a donc continué à courir [conformément à cette loi]. Le délai nécessaire d’acquisition de la propriété du bien litigieux par usucapion aurait dû expirer en 1989. [Or, à ce moment-là, ce bien, cédé en 1983, était déjà devenu un bien en propriété sociale]. Étant donné que, au moment où le bien est devenu un bien en propriété sociale (en 1983), le délai d’acquisition de la propriété par usucapion, d’une durée de vingt ans, n’avait pas expiré puisque la période allant de 1983 au 8 octobre 1991 (date d’abrogation de l’article 29 de la loi [de 1980] sur la propriété) ne pouvait être comptabilisée pour le calcul du délai nécessaire à l’acquisition de la propriété par usucapion, le demandeur n’avait pas acquis la propriété du bien par ce biais. » C. Autre texte pertinent La loi relative à la procédure civile Les dispositions pertinentes de la loi relative à la procédure civile (Zakon o parničnom postupku, Journal officiel de la République fédérative socialiste de Yougoslavie no 4/1977, avec des modifications ultérieures, et Journal officiel de la République de Croatie no 53/91, avec des modifications ultérieures), étaient ainsi libellées : 5a. Réouverture d’un procès à la suite d’un arrêt définitif de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg constatant une violation d’un droit de l’homme ou d’une liberté fondamentale Article 428a « 1. À la suite d’un constat par la Cour européenne des droits de l’homme d’une violation d’un droit de l’homme ou d’une liberté fondamentale garantis par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ou par un Protocole additionnel à celle-ci, ratifié par la République de Croatie, une partie peut, dans les trente jours à compter de la date où l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme sera devenu définitif, demander au tribunal de la République de Croatie qui avait tranché en première instance le litige dans le cadre duquel la décision contraire au droit de l’homme ou à la liberté fondamentale avait été rendue, d’annuler la décision [en question]. La procédure exposée au paragraphe 1 du présent article est conduite en appliquant, mutatis mutandis, les dispositions régissant la réouverture des procès. Dans le cadre du nouveau procès, les tribunaux sont tenus de se conformer aux motifs de droit exposés dans l’arrêt définitif de la Cour européenne des droits de l’homme constatant une violation d’un droit de l’homme ou d’une liberté fondamentale. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née le 9 janvier 1986 et réside à Istanbul. Le 6 octobre 1998, elle participa avec un groupe d’élèves à une manifestation pour protester contre le manque d’enseignants dans leur école. Le procès-verbal d’incident et de saisie dressé à 17 heures décrit les événements comme suit : la police avait été alertée, vers 16 heures, de la tenue d’une manifestation et était intervenue sur les lieux ; les agents de police avaient aperçu un groupe de quinze à vingt élèves, âgés de 14 ans environ, portant des pancartes et scandant des slogans ; après avoir procédé à l’identification de six élèves, dont la requérante, les agents avaient saisi les pancartes avant de laisser les élèves repartir. Il est précisé que le procèsverbal a été rédigé aux fins de l’enquête à mener. À une date non précisée, la requérante fut entendue par le procureur de la République. Le procès-verbal de son audition ne figure pas dans le dossier. Le 14 mai 1999, le procureur de la République près le tribunal pour enfants d’Istanbul, se fondant sur la loi no 2911 sur les réunions et manifestations publiques, inculpa la requérante du chef de participation à une manifestation illégale. Lors de la première audience tenue devant le tribunal pour enfants, la requérante et ses amis démentirent le caractère illégal de leur action. La requérante ne donna aucune explication concernant son interpellation par la police. L’un des élèves indiqua que des filles avaient été conduites au commissariat tandis qu’une élève précisa que la police les avait simplement tous dispersés. Le 1er mars 2000, le tribunal pour enfants acquitta la requérante au motif que l’élément intentionnel de l’infraction reprochée faisait défaut. Concernant le déroulement des faits, il considéra comme établi que, après la saisie de leur pancarte par la police, les élèves s’étaient dispersés sans opposer de résistance. N’ayant pas fait l’objet d’un pourvoi en cassation, ce jugement devint définitif le 9 mars 2000. Le 26 mai 2000, se fondant sur la loi no 466 en vigueur à l’époque des faits, la requérante saisit la cour d’assises d’Eyüp d’une action en indemnisation pour détention illégale. Elle affirma qu’elle avait été arrêtée et placée en garde à vue au commissariat avant d’être relâchée au bout de deux ou trois heures. Au cours de sa garde à vue, elle aurait été interrogée en méconnaissance de la loi, sans que ses proches eussent été informés. Elle se plaignit de l’illégalité de son arrestation et de sa garde à vue, et précisa que les faits qui lui étaient reprochés n’étaient pas constitutifs d’une infraction dès lors que, selon elle, elle avait simplement fait usage de sa liberté de manifester. La cour d’assises désigna une de ses membres comme juge rapporteure pour instruire le dossier. Nonobstant la notification d’une citation à comparaître, la requérante et son avocat ne se présentèrent pas à l’audience organisée par la juge rapporteure. Le 18 mai 2001, la cour d’assises rejeta la demande d’indemnisation de la requérante, estimant que l’intéressée n’avait pas été placée en garde à vue ni en détention provisoire, mais qu’elle avait été conduite au commissariat pour un contrôle d’identité puis relâchée. Le 26 septembre 2002, la Cour de cassation cassa l’arrêt de première instance, suivant en cela l’avis écrit du procureur général, qui ne fut pas notifié à la requérante ou à son avocat. Elle estima que la juridiction de première instance avait omis de vérifier les allégations de la requérante quant à son placement en garde à vue. Le 7 novembre 2002, la cour d’assises désigna à nouveau une de ses membres comme juge rapporteure aux fins de l’instruction du dossier. Le même jour, la juge rapporteure invita les parties à comparaître devant elle à une certaine date d’audience. Il ressort du dossier que ni la requérante ni son avocat ne comparurent devant la juge rapporteure. Le 30 janvier 2003, la direction de la sûreté informa la cour d’assises que, d’après leurs recherches, la requérante avait pu repartir après un simple contrôle d’identité sur les lieux de l’incident et qu’elle n’avait pas été conduite au commissariat. Elle joignit à sa lettre le procès-verbal d’incident. Le 18 avril 2003, statuant sur dossier et à la lumière du rapport préparé par la juge rapporteure, la cour d’assises rejeta la demande de la requérante au motif que la police l’avait interpellée, qu’elle avait saisi ses pancartes et qu’elle l’avait relâchée après avoir procédé à son identification sur place sans l’avoir conduite au commissariat. Le 27 mai 2003, la requérante se pourvut en cassation. Elle précisa que le fait pour une personne d’être retenue par la police, en quelque lieu que ce fût, et de faire l’objet d’une identification devait être considéré comme une arrestation. Le 15 décembre 2005, la Cour de cassation confirma ce jugement, suivant en cela l’avis du procureur général, qui ne fut pas notifié à la requérante ou à son avocat. Le 10 mars 2006, le représentant de la requérante ne se trouvant pas à l’adresse indiquée, l’arrêt, augmenté de la mention « a déménagé », fut notifié à l’élu du quartier. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT L’article 1er de la loi no 466 (abrogée) sur l’octroi d’indemnités aux personnes illégalement arrêtées ou détenues, était libellé comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce : « Seront compensés par l’État les dommages subis par toute personne : arrêtée ou placée en détention dans des conditions et circonstances non conformes à la Constitution et aux lois ; (...) qui, après avoir été arrêtée ou placée en détention conformément à la loi, aura bénéficié d’un non-lieu (...), d’un acquittement ou d’un jugement la dispensant d’une peine ; (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1993 et réside à Neuilly-sur-Seine. A. Sur les événements tels qu’ils se sont déroulés selon la requérante avant son arrivée en France. La requérante est originaire de Conakry et appartient à l’ethnie peule. Elle explique que sa famille, de confession musulmane, est très respectueuse des pratiques religieuses et que son père est imam. En 2010, elle fit la rencontre de X, un homme de confession chrétienne. Elle noua avec lui une relation amoureuse. Leur relation demeura cependant cachée. Le 25 mars 2012, X la demanda en mariage. La requérante lui indiqua qu’il devait en premier lieu demander sa main à son père. Lorsque X se rendit à cette fin au domicile de la requérante, son père refusa catégoriquement que sa fille épouse un non musulman puis il le chassa de la maison. À la suite de cet épisode, le père de la requérante ainsi que ses frères la menacèrent de mort si elle poursuivait cette relation. Néanmoins, elle continua de fréquenter X. En 2012, la requérante s’enfuit de chez elle et se réfugia chez X. Sa mère, qui entre-temps avait été chassée du domicile familial par le père, la contacta et lui demanda de revenir. Sur les conseils du père de X, la requérante l’épousa en novembre 2012. Elle explique qu’elle était alors enceinte de 3 mois. En décembre 2012, alors qu’elle se trouvait au domicile qu’elle occupait avec X, son père, ses frères et ses demi-frères firent irruption. Ils commencèrent alors à la frapper sur tout le corps puis la ramenèrent de force au domicile familial. Alors que son mari rentrait à la maison, les frères de la requérante qui l’attendaient, le maîtrisèrent puis le frappèrent avant que des voisins ne mettent fin à cette dispute. Elle indique qu’elle porte encore des séquelles de cet événement. À la demande du mari, la sœur de la requérante rapporta la situation au commissariat. La requérante explique que des policiers se rendirent au domicile familial alors qu’elle était attachée à un arbre dans la cour. Ces derniers la détachèrent et l’emmenèrent à l’hôpital où elle resta durant deux mois. Elle y apprit qu’elle avait perdu son bébé. Après un court séjour chez un ami de son mari, ce dernier l’envoya se réfugier chez son oncle dans la ville de Nzerekoré située à 800 kilomètres de Conakry, près de la frontière avec le Libéria et la Côte d’Ivoire. Pendant ce temps, la requérante explique que son père, très influent, fit arrêter son mari et le fit questionner par des gendarmes qu’il avait soudoyés. Elle rapporte ensuite que la maison de ses beaux-parents fut saccagée. Elle explique qu’en raison de l’influence de son père et de sa position sociale, il était en mesure de corrompre les autorités et qu’elle était donc dans l’impossibilité de solliciter leur protection. Le père de X accepta alors d’indiquer au père de la requérante où se trouvait cette dernière. Lorsque des policiers se rendirent chez l’oncle de X où se trouvait la requérante, celle-ci prit la fuite. Après avoir réuni suffisamment d’argent, la requérante quitta la Guinée pour se rendre en France. Elle explique qu’une fois en France, certains ressortissants guinéens lui ont affirmé que son père se trouvait en France à sa recherche. B. Sur les événements tels qu’ils se sont déroulés depuis son arrivée en France. La requérante arriva en France le 27 février 2014 et entama des démarches auprès d’associations à Reims afin d’obtenir une domiciliation administrative et pouvoir ainsi déposer une demande d’asile. Elle se présenta à un rendezvous le 14 avril 2014 à la Croix-Rouge de ChâlonsenChampagne dans le cadre de la plate-forme d’information et d’accueil des demandeurs d’asile. Elle obtint alors un rendez-vous le 23 mai 2014 avec ces mêmes services afin d’obtenir une domiciliation et de se présenter à la préfecture. Toutefois un jour, alors qu’elle se trouvait à Reims, un ressortissant guinéen affirma la connaître puis lui indiqua avoir aperçu son père dans la même ville peu de temps auparavant. Elle tenta alors de quitter la France mais fut interpellée à Paris gare du Nord, en possession d’une carte d’identité française. Le 28 avril 2014, il lui fut notifié une obligation de quitter le territoire sans délai à destination de la Guinée ainsi qu’un placement en rétention. Elle contesta ces mesures mais son recours fut rejeté par le tribunal administratif de Paris le 2 mai 2014. La requérante n’interjeta pas appel de cette décision devant la cour administrative d’appel de Paris. Le 30 avril 2014, elle déposa une demande d’asile qui fut traitée selon la procédure prioritaire. Ses déclarations furent entendues par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (« OFPRA ») le 6 mai 2014. Sa demande fut rejetée le 7 mai 2014 par le directeur général de l’OFPRA. La requérante forma un recours contre cette décision devant la Cour nationale du droit d’asile (« CNDA »). Ce recours est toujours pendant. Pour corroborer ses allégations, la requérante s’appuie sur une copie d’un extrait du registre d’état-civil datée du 18 juin 2014 établissant que la requérante est bien mariée à X. Elle verse également deux certificats médicaux. Le premier établi le 12 mai 2014 au centre de rétention administrative indique : « À l’examen, on retrouve les cicatrices suivantes - une cicatrice de 7cm, au bord inférieur de la mâchoire - 4 cicatrices de 3cm, situées au niveau de l’épaule droite, à la face externe du bras droit et au-dessus du poignet droit. Les cicatrices sont de formes stellaires. - une cicatrice de 14 cm, sur la face postérieure du mollet gauche - deux cicatrices de 3 cm sur la face antérieure du mollet droit Les cicatrices ne semblent pas avoir fait l’objet de soins médicaux Elles sont compatibles avec les faits de violences allégués. » Le second certificat médical a été établi le 27 juin 2014 : « Mme R.D déclare avoir subi des violences de la part de ses frères et de son père, en raison de leur opposition à son mariage à un chrétien. Ils auraient fait irruption à son domicile en décembre 2012 et l’auraient violemment frappée contre une vitre, occasionnant de nombreuses plaies par éclats de verre. À l’examen clinique, on constate : - une cicatrice de suture au menton - plusieurs cicatrices à l’épaule droite - de nombreuses cicatrices au poignet droit, en rapport avec une chirurgie pour extraction des morceaux de verre - de multiples cicatrices aux 2 membres inférieurs, attribuées aux éclats de verre. Les entretiens se sont déroulés en français. L’ensemble de ces constatations est compatible avec les déclarations de la patiente. » Le 13 mai 2014, le juge faisant fonction de président de la section à laquelle l’affaire a été attribuée a décidé d’indiquer au Gouvernement, en application de l’article 39 du règlement de la Cour, dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure devant la Cour, de ne pas expulser la requérante vers la Guinée pour la durée de la procédure devant la Cour. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. Droit d’asile et procédure d’asile Les principes généraux régissant la procédure d’asile dite prioritaire appliquée aux demandeurs en rétention sont résumés dans l’arrêt I.M. c. France, (no 9152/09, §§ 49-63 et §§ 64-74, 2 février 2012). B. Procédure devant le tribunal administratif L’article L. 121 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (« CESEDA ») dispose : « (...) II. ― L’étranger qui fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire sans délai peut, dans les quarante-huit heures suivant sa notification par voie administrative, demander au président du tribunal administratif l’annulation de cette décision, ainsi que l’annulation de la décision relative au séjour, de la décision refusant un délai de départ volontaire, de la décision mentionnant le pays de destination et de la décision d’interdiction de retour sur le territoire français qui l’accompagnent le cas échéant. (...) Toutefois, si l’étranger est placé en rétention en application de l’article L. 551-1 ou assigné à résidence en application de l’article L. 561-2, il est statué selon la procédure et dans le délai prévus au III du présent article. III. ― En cas de décision de placement en rétention ou d’assignation à résidence en application de l’article L. 561-2, l’étranger peut demander au président du tribunal administratif l’annulation de cette décision dans les quarante-huit heures suivant sa notification. Lorsque l’étranger a fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français, le même recours en annulation peut être également dirigé contre l’obligation de quitter le territoire français et contre la décision refusant un délai de départ volontaire, la décision mentionnant le pays de destination et la décision d’interdiction de retour sur le territoire français qui l’accompagnent le cas échéant, lorsque ces décisions sont notifiées avec la décision de placement en rétention ou d’assignation. Toutefois, si l’étranger est assigné à résidence en application du même article L. 5612, son recours en annulation peut porter directement sur l’obligation de quitter le territoire ainsi que, le cas échéant, sur la décision refusant un délai de départ volontaire, la décision mentionnant le pays de destination et la décision d’interdiction de retour sur le territoire français. Le président du tribunal administratif ou le magistrat qu’il désigne à cette fin parmi les membres de sa juridiction ou les magistrats honoraires inscrits sur la liste mentionnée à l’article L. 222-2-1 du code de justice administrative statue au plus tard soixante-douze heures à compter de sa saisine. Il peut se transporter au siège de la juridiction judiciaire la plus proche du lieu où se trouve l’étranger si celui-ci est retenu en application de l’article L. 551-1 du présent code. Si une salle d’audience attribuée au ministère de la justice lui permettant de statuer publiquement a été spécialement aménagée à proximité immédiate de ce lieu de rétention, il peut statuer dans cette salle. L’étranger peut demander au président du tribunal administratif ou au magistrat désigné à cette fin le concours d’un interprète et la communication du dossier contenant les pièces sur la base desquelles la décision contestée a été prise. L’audience est publique. Elle se déroule sans conclusions du rapporteur public, en présence de l’intéressé, sauf si celui-ci, dûment convoqué, ne se présente pas. L’étranger est assisté de son conseil s’il en a un. Il peut demander au président du tribunal administratif ou au magistrat désigné à cette fin qu’il lui en soit désigné un d’office. Il est également statué selon la procédure prévue au présent III sur le recours dirigé contre l’obligation de quitter le territoire français par un étranger qui est l’objet en cours d’instance d’une décision de placement en rétention ou d’assignation à résidence en application de l’article L. 561-2. Le délai de soixante-douze heures pour statuer court à compter de la notification par l’administration au tribunal de la décision de placement en rétention ou d’assignation. » C. Données internationales Dans son rapport sur la situation des droits de l’homme en Guinée en date du 11 février 2014 (Report of the United Nations High Commissioner for Human Rights on the situation of human rights in Guinea), le Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme note que : « Impunity and weakness in the administration of justice remain a major concern, in particular, the failures in the judiciary which continue to erode the confidence of citizens in the justice system and which have led to the emergence of acts of private justice to the detriment of the rule of law. Furthermore, the persistence of violence against women and an increase in acts of violence, in particular inter-communal violence, followed by few sanctions, are barriers to the establishment of peace, security and social cohesion and hamper the development of the country and the consolidation of the rule of law. Recommendations addressed to the Government of Guinea Strengthen the fight against all forms of discrimination, in particular violence against women and girls, with special emphasis on the fight against sexual violence and female genital mutilation; » Dans ses rapports sur la situation des droits de l’homme en Guinée (USSD Human Rights report) en date du 25 juin 2015, le Département d’État américain indique : « The most serious human rights problems included life-threatening prison and detention center conditions; denial of fair trial; and violence and discrimination against women and girls, including forced and early marriage and female genital mutilation/cutting (FGM/C). (...) Role of the Police and Security Apparatus Corruption remained widespread (see section 4). Administrative controls over police were ineffective, and security forces rarely followed the penal code. Few victims reported crimes due to the common perception that police were corrupt, ineffective, and dangerous. » Dans son rapport mondial (World Report 2015) en date du 29 juin 2015, l’organisation non gouvernementale Human Rights Watch note à propos de la Guinée : « The government made some progress in ensuring accountability for past atrocities, including the 2009 massacre of unarmed demonstrators by security forces. Inadequate progress on strengthening the judiciary and endemic corruption continued to undermine respect for the rule of law and directly led to violations. (...) Decades of neglect of the judiciary has led to striking deficiencies in this sector, allowing perpetrators of abuse to enjoy impunity for crimes. The operational budget for the judiciary remained at around 0.5 percent of the national budget, resulting in severe shortages of judicial personnel and insufficient infrastructure and resources. Unprofessional conduct in this sector, including absenteeism and corrupt practices, contributed to widespread detention-related abuses. (...) Security forces have long demonstrated a lack of political neutrality evident in the use of racial slurs and failure to provide equal protection to citizens of all ethnic and religious groups, notably those supporting the political opposition. The government’s failure to acknowledge this problem raises concern in advance of the 2015 elections. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1988. À l’époque des faits, il était détenu à la prison de Wojkowice. En septembre 2011, le requérant engagea contre l’État une action tendant à l’indemnisation du préjudice qu’il disait avoir subi en raison d’une atteinte alléguée à ses droits de la personnalité et à sa dignité. Il tirait ses prétentions d’un manquement qu’il reprochait à un agent des services pénitentiaires, lequel aurait omis de faire parvenir au tribunal compétent une lettre contenant une demande d’indemnisation dirigée contre un éducateur. Selon le requérant, l’éducateur en cause lui avait infligé des mauvais traitements : en particulier, cet éducateur l’aurait obligé « à effectuer certaines tâches qui étaient hors de ses attributions, telles qu’ouvrir une porte d’entrée avec une clé et un badge, alors même qu’il [le requérant] n’avait pas le droit de le faire », « il lui aurait sans cesse infligé des coups de pied aux chevilles et l’aurait tapé dans le dos en déclarant qu’il blaguait » et, enfin, « il aurait consommé ses repas ». Le requérant sollicitait 60 000 zlotys polonais (PLN) à titre de réparation. Le requérant demandait en même temps au tribunal à être exonéré du paiement des frais de procédure. Il soutenait qu’il n’exerçait aucun emploi à la prison et ne possédait ni patrimoine, ni économies, ni objets de valeur. Il demandait en outre au tribunal de nommer un avocat dans le cadre de l’assistance juridictionnelle pour le représenter dans la procédure en indemnisation. Le 17 octobre 2011, le tribunal de district d’Opole Lubelskie invita le requérant à lui soumettre une déclaration de ressources. Par une décision du 2 décembre 2011, le tribunal de district d’Opole Lubelskie exonéra le requérant du paiement de la part des frais exigibles pour le dépôt de sa demande excédant 500 PLN, lesquels frais s’élevaient en l’occurrence à 3 000 PLN, et rejeta sa demande relative à l’assistance juridictionnelle. Se référant à la déclaration de ressources présentée par l’intéressé, le tribunal notait que celui-ci n’exerçait aucun emploi et ne disposait ni d’un patrimoine, ni d’économies, ni d’objets de valeur, qu’avant sa mise sous écrou il avait toujours vécu chez ses parents et qu’il aurait pu leur emprunter l’argent nécessaire à la procédure puisque ces derniers disposaient d’un revenu mensuel d’un montant de 4 500 PLN. Le tribunal relevait que, lors de son incarcération à la prison d’Opole Lubelskie, le requérant avait un emploi qui lui aurait permis de réunir les moyens financiers nécessaires pour couvrir au moins une partie des frais exigibles pour le dépôt de sa demande. À la suite d’un recours exercé par le requérant contre la décision du 2 décembre 2011, le 31 janvier 2012, le tribunal de district d’Opole Lubelskie amenda la décision susmentionnée, en ce qu’il exonéra l’intéressé du paiement de la part des frais exigibles pour le dépôt de sa demande excédant 150 PLN. Reconnaissant que le requérant se trouvait dans une situation difficile en raison de l’absence d’offres d’emploi à la prison, le tribunal estimait que, en tant que majeur toujours rattaché au foyer de ses parents et étant à la charge de ceux-ci, l’intéressé pouvait collecter auprès d’eux, par voie d’emprunt ou de donation, les moyens nécessaires à la procédure d’un montant représentant à peine 5 % des frais exigibles pour le dépôt de sa demande. Le tribunal relevait que les revenus des membres du foyer étaient suffisants pour couvrir le montant exigé sans que cela risquât d’entraîner une baisse importante du niveau de vie de la famille. Prenant en compte le fait que les revenus en question n’étaient pas stricto sensu les revenus propres du requérant, le tribunal accordait à celui-ci une exonération plus importante du paiement des frais afférents à sa demande. Le 6 février 2012, le tribunal invita le requérant à acquitter sous sept jours les frais exigibles pour le dépôt de sa demande sous peine de renvoi de celle-ci (zwrot pozwu). Par une lettre du 13 février 2012, le requérant demanda au tribunal de l’exonérer du paiement des frais en question ou de lui permettre d’acquitter ceux-ci après la clôture de la procédure. Le 21 février 2012, le tribunal de district renvoya la demande au requérant au motif que les frais y afférents n’avaient pas été acquittés et que la législation pertinente en la matière ne permettait pas de reporter leur versement. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS En droit polonais, tout demandeur est tenu de payer des frais de procédure lors du dépôt d’un acte introductif d’instance auprès d’un tribunal et, en cours de procédure, toute partie qui interjette appel ou qui forme un recours constitutionnel doit payer des frais supplémentaires à moins d’être exonérée du paiement de ces frais. Les frais de procédure représentent un pourcentage (lorsqu’il s’agit d’une demande ou d’un appel) ou une fraction (lorsqu’il s’agit d’un appel incident) de la somme en jeu. Selon l’article 13 de la loi sur les frais de justice en matière civile (Ustawa o kosztach sądowych w sprawach cywilnych), les frais de procédure dans des litiges en matière patrimoniale (sprawy o prawa majątkowe) représentent 5 % de la somme en jeu et ne peuvent être inférieurs à 30 PLN ni excéder 100 000 PLN. Selon l’article 102 de la loi susmentionnée, une personne dont la déclaration de ressources fait apparaître que les frais de procédure qui lui sont réclamés, entraîneraient une baisse importante de son niveau de vie et de celui de sa famille peut demander au tribunal de l’exonérer du paiement de ces frais. La déclaration de ressources doit comporter certaines informations relatives à la famille de l’intéressé, aux biens que celui-ci possède et aux revenus dont il dispose. Selon l’article 109, alinéa 1, de la même loi, en cas de doute au sujet de la véritable situation financière du demandeur, le tribunal peut ordonner la vérification de sa déclaration. Selon l’article 109, alinéa 2, de la loi sur les frais de justice en matière civile, le tribunal refuse d’accorder l’exonération si le recours présente un caractère manifestement infondé. Dans le cas contraire, selon les articles 100, alinéa 1, et 101, alinéa 1, du même texte, il peut l’accorder dans sa totalité ou en partie. Selon l’article 101 alinéa 2 de la loi précitée, le tribunal peut accorder l’exonération du paiement d’une part des frais exigibles excédant une certaine somme ou bien une fraction ou un pourcentage de ceux-ci ou encore l’exonération du paiement de certains frais et dépens. L’exonération peut s’appliquer à une partie de la demande ou à certaines demandes formulées conjointement.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Certains des requérants furent détenus à la prison de Komotini et d’autres le sont encore. Plus précisément, les requérants nos 1, 6, 8 et 11 furent libérés respectivement les 22 avril, 19 avril, 9 septembre et 19 avril 2013. Les requérants nos 9, 10 et 12 furent transférés, le premier le 21 août 2013 à la prison de Trikala, les deux autres respectivement les 26 octobre et 7 décembre 2013 à la prison de Kassandra. A. Les conditions de détention dans la prison de Komotini selon les requérants Selon les requérants, la prison, d’une capacité de 96 détenus, en accueillait 345 au début de l’année 2013. Chacune des neuf chambrées de 30 m² accueillait 25 détenus et chacune des vingt cellules de 6 m² accueillait 4 détenus. Six autres cellules de 5 m² accueillaient chacune 3 à 4 détenus. L’espace personnel de chaque détenu ne dépassait pas 1,2 m² à 1,7 m², le lit inclus. Les cellules étaient mal aérées et avaient peu de lumière naturelle. Toutes les cellules ne disposaient pas de toilettes et les détenus étaient obligés d’utiliser les toilettes communes en nombre insuffisant. Un certain nombre d’entre elles n’étaient pas nettoyées par les autorités de la prison et les détenus ne disposaient pas de produits pour les nettoyer. Les toilettes ne fermaient pas. La prison était dépourvue de réfectoire et les détenus prenaient leurs repas sur leurs lits. La nourriture était pauvre en quantité et en qualité nutritive. Le système de chauffage ne fonctionnait que pendant une à deux heures par jour. Il n’y avait aucune assistance psychologique ou psychiatrique et les soins médicaux offerts aux détenus étaient sommaires. Enfin, le nombre insuffisant des effectifs pénitentiaires (45 gardiens au lieu des 96 prévus) ne suffisait pas à assurer la sécurité des détenus. Les requérants affirment que tant le ministère de la Justice que la direction de la prison sont conscients de la situation dans la prison de Komotini. À cet égard, ils produisent une lettre, datée du 7 février 2013, et adressée au ministre de la Justice par l’association du personnel pénitentiaire de la prison. Dans cette lettre, l’association se référait spécifiquement au problème de surpopulation régnant dans la prison et notait qu’elle accueillait à cette date 340 détenus et que des chambrées prévues pour 8 à 10 personnes en accueillaient 30 voire plus. L’association demandait le désengorgement immédiat de la prison. Par ailleurs, la première semaine de décembre 2012, le personnel pénitentiaire de la prison fit grève pour deux raisons principales : la diminution à un seuil critique des effectifs et l’aggravation des conditions de détention, situation qui se répercutait sur les conditions de travail du personnel. B. Les conditions de détention dans la prison de Komotini selon le Gouvernement Le Gouvernement affirme que les détenus ont la possibilité de se promener dans la cour de la prison deux fois par jour (de 8 h 30 à 11 h 30 et de 14 h 45 à jusqu’à 15 minutes avant le coucher du soleil). Pendant ce temps, ils peuvent participer à des sports collectifs (basketball, football et volleyball) ou faire de l’exercice dans la salle de sport moderne qui existe au sein de la prison. Il existe aussi une bibliothèque avec des livres en grec ou dans d’autres langues ainsi que cent postes de travail. Les cellules sont chauffées par un système de chauffage central. À certaines heures de la journée, il y a fourniture d’eau chaude. Les chambrées et cellules sont équipées de postes de télévision. Des vêtements et des chaussures sont distribués aux détenus indigents. Les détenus prennent leurs repas dans leurs cellules qui disposent de tables et de chaises. Les repas (trois par jour), préparés dans les cuisines de la prison, incluent de la viande et de la volaille, du poisson et des fruits. Il existe aussi des repas spéciaux pour les détenus pratiquants d’autres confessions. Les détenus peuvent aussi acheter des aliments dans la petite épicerie qui fonctionne au sein de la prison. Le médecin généraliste de la prison examine quotidiennement les détenus qui en font la demande. En outre, un psychologue effectue des sessions individuelles ou collectives. Deux fois par an, une entreprise procède à la désinsectisation des cellules. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Pour le droit et la pratique internes pertinents, se référer à la décision Chatzivasiliadis c. Grèce (no 51618/12, §§ 17-21, 26 novembre 2013). III. LES CONSTATS DU COMITÉ POUR LA PRÉVENTION DE LA TORTURE ET DES PEINES OU TRAITEMENTS INHUMAINS OU DEGRADANTS (CPT) Dans son rapport du 5 juillet 2013, établi à la suite de sa visite du 4 au 16 avril 2013, le CPT relevait que la prison de Komotini, comportant deux ailes d’une capacité officielle de 96 détenus, en accueillait 336 à la date de la visite. La première aile était composée de neuf chambrées, mesurant chacune 60 m² (toilette incluse) et accueillant 25 à 30 détenus. Certains détenus partageaient un lit et certains dormaient sur des matelas posés par terre. Le plafond et les murs de certaines chambrées étaient couverts de moisissure. La deuxième aile était composée de vingt cellules de 8 m² chacune, toilette et lavabo inclus (qui n’étaient pas totalement séparés du reste de la cellule). Les cellules étaient équipées de deux séries de lits superposés et, à la date de la visite, quinze d’entre eux accueillaient chacune quatre détenus. Les cinq cellules restantes accueillaient six détenus chacune, ce qui constituait un niveau de surpeuplement intolérable. Le besoin en espace était tel que les cinq cellules disciplinaires étaient utilisées pour accueillir des détenus qui devaient être protégés. Les détenus se sont plaints aux représentants du CPT que les autorités de la prison aspergeaient les cellules d’insecticide sans prendre aucune précaution, ce qui provoquait des malaises chez certains détenus. Toutefois, malgré l’usage d’insecticides, il n’était pas possible d’éliminer la présence des cafards. Un médecin visiteur venait à la prison de 8 h à 11 h 30 et plus occasionnellement un dentiste. Il y avait deux infirmières qui travaillaient à plein temps. Ce niveau de présence médical serait suffisant si la prison fonctionnait dans les limites de sa capacité officielle, mais il était totalement inadéquat pour une population de 336 détenus. En raison des coupures dans le budget, l’école ne fonctionnait plus dans la prison faute de crédits pour le recrutement de professeurs.
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A. L’incident du 16 décembre 1999 Les requérants sont les parents de Celal Abbas Üstdağ, décédé en 2003. Les faits de la cause peuvent se résumer comme suit. Le 16 décembre 1999, Celal Abbas Üstdağ fut blessé par balle par un autre appelé, M.G., avec l’arme de fonction de ce dernier, un fusil G-3, dans la caserne où il effectuait son service militaire. Selon la déposition faite le jour même par le médecin militaire présent dans la caserne, la balle était entrée par le dos et ressortie par le ventre, les premiers soins avaient été administrés et le pronostic vital était engagé. Hospitalisé d’abord à l’hôpital de Diyarbakır puis à l’hôpital militaire « GATA » d’Ankara, Celal Abbas Üstdağ subit l’ablation du gros intestin, du rein gauche, de la rate et d’une partie du foie. Il souffrait en outre de blessures des muscles abdominaux. B. L’enquête pénale Dans sa déposition recueillie le 17 décembre 1999, un appelé, S.U., indiqua avoir vu dans les escaliers Celal Abbas Üstdağ et M.G. se défier sur le ton de la plaisanterie tandis que les appelés étaient tous en train de rejoindre leur poste de garde. S.U. s’exprima comme suit : « Celal Abbas Üstdağ a lancé à son collègue « vas-y, tue-moi ! » en montrant sa poitrine. M.G. était en train d’enlever la charge de son fusil. Ils bloquaient le passage. Je leur ai dit : « Que faites-vous, vous êtes devenus fous ? » Ils m’ont laissé passer. J’étais pressé, j’ai continué mon chemin. Alors que je me dirigeais vers l’autre étage, j’ai entendu un coup de fusil. J’ai vu quelqu’un rouler dans les escaliers tandis que quelqu’un d’autre criait « Celal, Celal ! ». D’autres soldats furent entendus comme témoins. Ils dirent tous que Celal Abbas Üstdağ et M.G. n’avaient aucune animosité l’un envers l’autre et qu’ils s’entendaient très bien. Ils ajoutèrent que M.G. était très affecté par l’incident. M.G. fut auditionné. Il affirma qu’il s’agissait d’un tir malheureux parti accidentellement alors qu’ils étaient en train de s’amuser. Mis en examen, il fut placé en détention provisoire du 20 décembre 1999 au 7 avril 2000. Le même jour, Celal Abbas Üstdağ fut entendu à l’hôpital par le procureur militaire. Il déclara : « Alors que M.G. était derrière moi, j’ai entendu un coup de feu. Je ne me souviens plus de ce qui s’est passé ensuite. Je n’ai aucune idée de ce qui est arrivé. Je n’avais pas d’arme sur moi au moment où j’ai été blessé. Je ne souhaite pas porter plainte contre M.G. C’est un très bon ami. Il n’y a jamais eu d’altercation entre nous. On s’entend bien. » À la même date, le 17 décembre 1999, un technicien de la maintenance de l’armement examina le fusil G-3 ayant blessé Celal Abbas Üstdağ ; il conclut qu’il était en bon état de fonctionnement. Le 24 décembre 1999, M.G. fut une nouvelle fois entendu par le procureur militaire. Les passages pertinents en l’espèce de sa déposition se lisent comme suit : « Le jour de l’incident, j’étais de garde de 19 heures à 21 heures. Celal Abbas Üstdağ a voulu m’accompagner pour fumer. Je lui ai fait une blague avec mon arme en lui disant que j’allais lui tirer dessus. Il m’a dit : « Tu n’as qu’à tirer ! » J’ai pris le chargeur et chargé le fusil. Il m’a dit d’arrêter. J’ai alors compris que c’était une erreur de s’amuser de cette façon et j’ai cessé de blaguer. Celal Abbas Üstdağ était devant moi. Il a continué de marcher. J’ai voulu enlever la charge du fusil, mais aucune balle n’est tombée. Pour enclencher le cran de sécurité, j’ai fait tomber la gâchette à sec, l’arme s’est actionnée. Mon ami a été touché. Il a été immédiatement transporté à l’hôpital. Je regrette sincèrement ce qui s’est passé. J’ai des remords. Je n’ai pas voulu blesser mon ami. C’est mon meilleur ami. Nous étions tout le temps ensemble. C’est un accident. » Le 11 février 2000, Celal Abbas Üstdağ adressa une lettre au commandement de la gendarmerie de Batman, duquel il dépendait. Il demandait, d’une part, l’établissement des faits et des responsabilités directes et indirectes par l’ouverture d’une enquête judiciaire, et, d’autre part, l’indemnisation de tout préjudice corporel déjà subi et à venir du fait de la privation d’organes vitaux. C. La procédure pénale engagée contre M.G. pour blessures Par un acte d’accusation du 27 mars 2000, une procédure pénale fut engagée devant le tribunal militaire de Diyarbakır contre M.G. Entendu le 7 avril 2000 devant le tribunal militaire, M.G. répéta qu’il s’agissait d’un malencontreux accident. Les passages pertinents en l’espèce de sa déposition se lisent ainsi : « Nous étions en train de blaguer en descendant les escaliers. J’ai dit [à Celal Abbas Üstdağ] « je te tire dessus ». Il a ouvert sa chemise, toujours en blaguant, et m’a défié : « Vas-y, tire ! » J’ai alors pris le chargeur et chargé le fusil, juste pour lui faire peur. J’ai tiré et lâché la tigette de chargement ; il m’a dit : « Qu’est-ce qu’on est en train de faire, si ça explose, on aura des problèmes. » Alors j’ai répondu à mon ami « tu as raison » et j’ai arrêté la blague. Mon ami descendait les escaliers devant moi. J’ai retiré la tigette de chargement avec l’intention de décharger l’arme, aucune balle n’est tombée. Le canon du fusil était dirigé vers le haut. En pensant qu’il n’y avait pas de balle dans le canon, j’ai fait « charge-décharge », mais, sans que je m’en sois rendu compte, le canon s’était dirigé vers mon ami. J’ai fait tomber la gâchette à sec, l’arme s’est actionnée, j’ai blessé mon ami. » M.G. ajouta qu’il n’avait aucun antécédent disciplinaire ou psychiatrique, et qu’il n’avait eu aucun conflit avec la victime. Il fut remis en liberté à l’issue de cette audience. Celal Abbas Üstdağ demeura à l’hôpital jusqu’au 7 août 2000. Le 8 novembre 2000, Celal Abbas Üstdağ fut entendu sur commission rogatoire au tribunal pénal d’İmranlı (Sivas) en tant que victime et témoin. Il déclara qu’il n’avait pas eu de conflit avec M.G. Il dit qu’il n’avait pas vécu la scène de défi décrite dans l’acte d’accusation, qu’il avait seulement entendu une détonation en descendant les escaliers et qu’il avait été blessé. Il indiqua qu’il était demeuré conscient jusqu’au moment de sa première opération à Diyarbakır, le jour des faits. Il déposa une plainte contre M.G. Par un jugement du 24 juillet 2001, le tribunal militaire de Diyarbakır condamna M.G. à deux mois et quinze jours d’emprisonnement pour blessures par négligence et pour non-observation des instructions en matière de prévention des accidents. Le tribunal militaire écarta toute hypothèse de préméditation dans l’acte de M.G., considérant notamment que, selon les témoins, il entretenait des relations d’amitié avec la victime et qu’il avait été retrouvé en état de choc après les faits. Il conclut que la peine d’emprisonnement avait déjà été exécutée, M.G. ayant été détenu du 20 décembre 1999 au 7 avril 2000. Le requérant Celal Üstdağ ainsi que son fils Celal Abbas Üstdağ figuraient à la procédure en tant que parties intervenantes. Ils se pourvurent en cassation contre ce jugement dans les délais légaux. Au cours de la procédure, le 11 janvier 2003, Celal Abbas Üstdağ décéda à l’hôpital de Sivas. D. La continuation de la procédure pénale contre M.G. après le décès de Celal Abbas Üstdağ Le 4 mars 2003, la Cour de cassation militaire cassa le jugement du 24 juillet 2001 au motif que Celal Abbas Üstdağ aurait dû figurer seul comme partie intervenante et non avec son père, le requérant. Elle estima que, dans les circonstances de la cause, le requérant n’était qu’une victime indirecte et que cette qualité ne lui conférait pas le droit d’être partie intervenante à la procédure. À la suite de cet arrêt, l’affaire fut renvoyée devant le tribunal militaire. Le 1er février 2006, le requérant introduisit une nouvelle demande, étayée par le décès de son fils, dans le but d’être admis à la procédure en tant que partie intervenante. Sa demande fut acceptée. Il exposa par ailleurs au tribunal militaire qu’il avait dû à maintes reprises faire hospitaliser son fils à l’hôpital public de Sivas pour des problèmes résultant de la perte de ses organes vitaux. Le 6 février 2006, le tribunal militaire demanda une expertise à l’institut médicolégal afin de savoir si le décès était dû aux blessures qui avaient été causées par balle le 16 décembre 1999. L’institut médicolégal examina le compte rendu des opérations subies par Celal Abbas Üstdağ le 16 décembre 1999 et le 30 mars 2000 et les rapports médicaux établis dans divers hôpitaux en 2000 et en 2002. Il rendit son rapport d’expertise le 19 avril 2006. Il indiquait qu’il n’était possible d’établir ni « la cause et le mécanisme » du décès, ni l’existence d’un lien de causalité entre le décès et les blessures. En effet, selon ce rapport, à cause de l’absence d’autopsie et de documents détaillés relatant l’état de santé du jeune homme pendant la période comprise entre la survenue des blessures et son décès, il n’avait pas été possible d’établir les altérations de ses organes internes. Entre-temps, le 9 mars 2005, le médecin en chef de l’hôpital de Sivas où Celal Abbas Üstdağ était décédé déclara au tribunal militaire que, le 11 janvier 2003, l’intéressé était arrivé aux urgences pour des maux de ventre et des vomissements et qu’il était décédé un quart d’heure plus tard à la suite d’un arrêt cardio-respiratoire. Par une requête du 19 juin 2006 adressée au tribunal militaire, les requérants contestèrent les conclusions du rapport de l’institut médicolégal. Dans leur recours, ils exposaient que le lien de causalité entre les blessures graves dont leur fils avait été victime en 1999 et son décès en 2003 était selon eux avéré, et ils détaillaient toutes les complications que ces blessures avaient entraînées dans ce laps de temps. Ils ajoutaient que les autorités judiciaires auraient pu très bien obtenir les documents détaillés dont l’institut médicolégal relevait l’absence. Ils soutenaient en outre qu’aucune déposition de leur fils n’avait été recueillie quant au déroulement des faits pendant la phase d’instruction et que le jugement avait été rendu sur la base de dépositions de témoins qui n’avaient pas assisté à l’incident. Ils demandaient une expertise graphologique de la signature apposée sous la déposition de leur fils datée du 17 décembre 1999, arguant que ce dernier était en réanimation pendant treize jours à partir de sa première intervention chirurgicale, subie le 16 décembre 1999. Ils sollicitaient en outre la requalification des faits et le jugement de M.G. pour meurtre. Ils déclaraient enfin qu’ils se réservaient le droit d’engager une procédure civile pour obtenir réparation des dommages subis. À la demande du tribunal militaire, le procureur militaire qui avait recueilli le 17 décembre 1999 la déposition de Celal Abbas Üstdağ à l’hôpital fut entendu le 9 août 2006 par le tribunal correctionnel de Çameli. Il déclara ne pas se souvenir exactement du déroulement de l’interrogatoire. Il expliqua qu’il était d’usage de prendre systématiquement l’autorisation des médecins avant l’interrogatoire d’une personne blessée afin de s’assurer que celle-ci était en état de répondre aux questions posées. Il ajouta que s’il y avait une signature apposée en bas de la déposition, cela signifiait que Celal Abbas Üstdağ était bien en état de signer. Il soutint que l’absence de sa propre signature sur le document était certainement due à un simple oubli de sa part. Lors de l’audience du 11 septembre 2006, le greffier qui était de garde le 17 décembre 1999 fut également entendu. Il déclara ne pas se souvenir avec précision de la prise de déposition de la victime. L’accès à la salle de réanimation pour interrogatoire des patients était toujours soumis à l’accord des médecins. Lorsque la personne interrogée n’était pas en mesure d’apposer sa signature, il le mentionnait dans un procès-verbal. Selon lui, Celal Abbas Üstdağ avait pu signer sa déposition. Soutenant que son fils n’avait pas été entendu par le procureur ce jour-là, le requérant Celal Üstdağ contesta ces dépositions. Il maintint qu’il ne s’agissait pas d’un accident et demanda la condamnation de M.G. pour homicide volontaire. Par un jugement rendu le 23 novembre 2006, le tribunal militaire considéra qu’il était suffisamment établi que la déposition de Celal Abbas Üstdağ du 17 décembre 1999 ne souffrait d’aucune irrégularité et qu’il n’y avait pas lieu de demander une expertise graphologique de sa signature. Il relevait que les témoignages étaient concordants quant à l’absence d’animosité entre Celal Abbas Üstdağ et M.G. Il estimait qu’aucun élément du dossier d’instruction n’avait permis d’étayer la thèse du tir intentionnel. Il jugeait ensuite qu’aucun lien de causalité n’avait été établi entre la blessure de Celal Abbas Üstdağ le 16 décembre 1999 et son décès le 11 janvier 2003. Il constatait enfin que le délai de prescription de cinq ans prévu à l’article 549 § 2 du code pénal pour l’infraction en question, blessures causées par négligence et méconnaissance des règles, avait expiré depuis le 24 juillet 2006. Le 12 janvier 2007, les requérants se pourvurent en cassation contre ce jugement. Par un arrêt du 10 juillet 2007, la Cour de cassation militaire confirma le jugement rendu en première instance. Elle concluait à l’absence de lien de causalité clair et certain entre le délit et le décès, et constatait que le délai de prescription de cinq ans qui courait depuis le jugement de condamnation du 24 juillet 2001 avait expiré. L’arrêt du 10 juillet 2007 a été notifié aux requérants le 25 février 2008. E. Les démarches entreprises par les requérants avant le décès de Celal Abbas Üstdağ en vue de l’obtention d’une prise en charge des soins médicaux Avant le décès, les requérants et leur fils avaient fait de nombreuses démarches afin d’obtenir une prise en charge des soins médicaux. Dans une lettre adressée le 9 janvier 2001 au tribunal militaire de Diyarbakır, Celal Abbas Üstdağ se plaignait de ne bénéficier d’aucune aide de l’État nonobstant la circonstance qu’il avait subi les blessures graves dont il souffrait pendant son service militaire, à trois mois de la fin de ses obligations. Il exposait que ces blessures avaient entraîné une série de complications, arguait de l’urgence de sa situation et demandait à bénéficier des indemnités accordées aux personnes ayant subi des dommages corporels dans l’exercice de leurs fonctions. Dans une lettre adressée le 24 avril 2001 au commandement de la gendarmerie de Batman, le requérant affirmait prendre personnellement en charge tous les frais occasionnés par l’état de santé désastreux de son fils. Il demandait le traitement en urgence de sa requête visant à l’attribution d’indemnités ou d’une allocation. Il ressort des termes du pourvoi en cassation formé par les requérants le 12 janvier 2007 (paragraphe 40-ci-dessus), qu’à une date non précisée, une allocation leur a été attribuée par le ministère de la Défense. Le dossier ne contient pas d’autre information à cet égard.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1973 et réside en Roumanie. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. A. La procédure pénale Le 21 juillet 2001, le juge des investigations préliminaires de Rome ordonna le placement en détention provisoire du requérant. Ce dernier était soupçonné de meurtre. Les tentatives de la police de trouver le requérant n’ayant pas abouti, le 25 juillet 2001, la police de Rome rédigea un procès-verbal de « vaines recherches ». À défaut d’avoir trouvé le requérant, les autorités estimèrent que celui-ci s’était volontairement soustrait à la justice et, le 27 juillet 2001, elles le déclarèrent « en fuite » (latitante). N’ayant pas réussi à notifier au requérant l’invitation à désigner un défenseur de son choix, les autorités nommèrent un avocat d’office, qui fut informé du renvoi en jugement de son client ainsi que de la date des débats devant la cour d’assises de Rome. Le requérant était absent et fut jugé par contumace. Ledit avocat participa aux débats. Les actes de procédure furent notifiés uniquement à ce dernier. Par un arrêt du 15 mars 2004, la cour d’assises de Rome reconnut le requérant coupable et le condamna à vingt-huit ans de réclusion. L’avocat commis d’office fit appel de cet arrêt. Le 13 octobre 2004, la police rédigea un nouveau procès-verbal de « vaines recherches », à défaut d’avoir trouvé le requérant. L’avocat commis d’office participa à la procédure d’appel. Le requérant était absent et fut jugé par contumace. Par un arrêt du 17 janvier 2005, la cour d’assises d’appel de Rome rejeta l’appel. L’avocat commis d’office se pourvut en cassation. Par un arrêt du 22 juin 2005, la Cour de cassation rejeta le recours comme étant irrecevable, au motif que les griefs soulevés portaient pour l’essentiel sur l’appréciation des faits et des éléments de preuve. Le 23 juin 2005, le Procureur général de Rome ordonna l’exécution de la peine. Un mandat d’arrêt international fut délivré en date du 19 décembre 2005. B. La procédure tendant à obtenir un nouveau procès En octobre 2006, le requérant fut arrêté en Roumanie en exécution du mandat d’arrêt international délivré par les autorités italiennes. Par la suite, à une date non précisée, il fut extradé en Italie. Le 15 février 2007, le requérant déposa une demande en relèvement de forclusion pour recourir contre sa condamnation, se prévalant de l’article 175 du code de procédure pénale. Il arguait qu’il ne s’était pas soustrait volontairement à la justice et qu’à défaut de notification des actes de procédure dans son lieu de résidence en Roumanie, il n’avait pu prendre connaissance effective de la procédure pénale diligentée à son encontre qu’au moment de son arrestation. Il n’avait pas eu de contact avec l’avocat commis d’office et jamais il n’avait renoncé à son droit à comparaître. Par une décision du 12 avril 2007, la cour d’assises d’appel de Rome reconnut que le requérant n’avait pas eu connaissance effective (effettiva) de la procédure ; dès lors il ne pouvait pas être considéré comme s’étant soustrait à la justice et comme ayant renoncé à assister au procès. Par conséquent, le requérant avait droit au relèvement de la forclusion. Toutefois, il lui était loisible de faire un recours uniquement contre la décision de deuxième instance, car le seul degré que l’avocat commis d’office n’avait pas utilisé était le degré de cassation. Par ailleurs, la cour d’assises d’appel ordonna la remise en liberté du requérant. Le requérant se pourvut en cassation. Se référant à la jurisprudence relative à l’article 6 de la Convention, il allégua avoir droit à un procès sur le fond et non pas seulement à un pourvoi en cassation. D’ailleurs, vu que la déclaration du 27 juillet 2001 le considérant en fuite était sans effet, toute la procédure litigieuse ultérieure était nulle, y compris la décision rendue en appel. Par un arrêt du 13 janvier 2008, déposé au greffe le 7 février 2008, les sections réunies de la Cour de cassation précisèrent qu’un condamné par contumace perdait son droit à la réouverture du délai d’appel si le défenseur de son choix ou l’avocat commis d’office avaient, de manière autonome, voire à l’insu de leur client, attaqué la décision litigieuse et si la juridiction interne compétente avait tranché sur leur recours. Les sections réunies invoquèrent les principes de l’unicité du droit d’attaquer un jugement et du ne bis in idem ; elles soulignèrent également que la possibilité d’un double appel (l’un interjeté par le défenseur, l’autre par l’accusé) se heurtait à l’exigence du respect du «délai raisonnable » lorsque l’accusé contumace, qui n’a pas eu connaissance du procès, a été représenté par un avocat ; si ce dernier a utilisé les recours existant pour attaquer la décision de condamnation, il n’est plus possible pour l’intéressé de s’en prévaloir après découverte de sa condamnation. Par conséquent, le requérant fut débouté de son pourvoi. La même question de principe fut soumise à la Cour constitutionnelle dans le cadre d’une procédure s’étant déroulée par contumace à l’encontre d’un autre condamné. Par l’arrêt no 317 du 4 décembre 2009, la Cour constitutionnelle déclara l’article 175 § 2 du code de procédure pénale contraire à la Constitution, dans la mesure où cette disposition ne permettait pas à l’accusé n’ayant pas eu connaissance effective de la procédure de rouvrir le délai pour faire recours contre la décision rendue par contumace lorsque ce même recours avait été interjeté auparavant par l’avocat (voir paragraphe 31 ci-dessous). S’appuyant sur ledit arrêt de la Cour constitutionnelle, le 14 décembre 2009, le requérant déposa une demande de relèvement en forclusion. Cette demande fut rejetée le 11 février 2010 par la cour d’assises de Rome, au motif que le requérant avait pris connaissance de sa condamnation le 25 janvier 2007, que le délai de trente jours avait expiré et que le requérant lui-même aurait pu soulever un grief tiré de l’inconstitutionnalité de la disposition litigieuse. Le requérant se pourvut en cassation. Par une décision du 9 février 2011, la Cour de cassation débouta le requérant de son pourvoi. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Dans le cas d’une procédure pénale s’étant déroulée par contumace, l’article 175 §§ 2 et 3 du (CPP) prévoit la possibilité d’introduire une demande en relevé de forclusion. Dans son libellé en vigueur avant l’arrestation du requérant, les parties pertinentes de cette disposition se lisaient comme suit : « En cas de condamnation par contumace (...), l’accusé peut demander la réouverture du délai pour attaquer le jugement lorsqu’il peut établir qu’il n’a pas eu une connaissance effective [effettiva conoscenza] [du jugement] (...) [et] à condition qu’aucun appel n’ait déjà été interjeté par son défenseur et qu’il n’y ait pas eu faute de sa part ou, si le jugement prononcé par contumace a été notifié (...) à son avocat (...), à condition qu’il n’ait pas volontairement refusé de prendre connaissance des actes de la procédure. La demande de réouverture du délai doit être introduite, sous peine d’irrecevabilité, dans les dix jours qui suivent la date (...) à laquelle l’accusé a eu connaissance [du jugement]. » La jurisprudence interne faisant application de cette disposition est décrite dans l’arrêt Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, §§ 23-24, CEDH 2006II. Au moment de l’arrestation du requérant un nouveau texte était en vigueur. En effet, la loi no 60 de 2005, publiée au Journal officiel (Gazzetta ufficiale) le 23 avril 2005, a modifié l’article 175 CPP. Le nouveau paragraphe 2 de cette disposition est ainsi rédigé : « En cas de condamnation par contumace (...), le délai pour attaquer le jugement est rouvert, à la demande de l’accusé, sauf si ce dernier a eu une connaissance effective de la procédure [diligentée à son encontre] ou du jugement [provvedimento] et a volontairement renoncé à comparaître ou à attaquer le jugement. Les autorités judiciaires accomplissent toute vérification nécessaire à ces fins. » La loi no 60 de 2005 a en outre introduit à l’article 175 CPP un paragraphe 2 bis, ainsi rédigé : « La demande indiquée au paragraphe 2 est introduite, sous peine d’irrecevabilité, dans les trente jours qui suivent la date à laquelle l’accusé a eu une connaissance effective du jugement. En cas d’extradition depuis l’étranger, le délai pour présenter la demande commence à courir à partir du moment où l’accusé est livré [aux autorités italiennes] (...) » L’interprétation des nouvelles dispositions par la Cour de Cassation a débouché sur l’arrêt des sections réunies no 6026 du 13 janvier 2008, dans la présente affaire (voir paragraphe 22 ci-dessus). Dans le cadre d’une autre procédure, par une ordonnance du 2 juillet 2008 (no 35555), la première Section de la Cour de cassation a soumis à la Cour constitutionnelle la question de savoir si l’interprétation donnée par les sections réunies dans l’affaire Huzuneanu était compatible avec la Constitution, notamment dans l’hypothèse où l’appel interjeté par l’avocat d’office faisait obstacle au relevé de la forclusion en faveur du condamné par contumace non officiellement informé des poursuites. Dans son arrêt no 317 du 4 décembre 2009, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnel l’article 175 CPP dans la mesure où son interprétation faisait obstacle au relevé de la forclusion en faveur du condamné par contumace, non informé des poursuites, dont le défenseur avait précédemment utilisé les remèdes disponibles pour attaquer la décision de condamnation. Elle a notamment indiqué dans son raisonnement que les garanties de l’accusé contumace ne pouvaient pas être « épuisées » par le comportement d’un avocat commis d’office agissant de sa propre initiative et sans mandat de la part de l’accusé. Le code de procédure pénale ne prévoit pas la possibilité de demander la révision du procès pénal à la suite d’un arrêt de la Cour concluant à la violation de l’article 6 de la Convention. Pour ce motif, dans son arrêt no 113 du 7 avril 2011, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnel l’article 630 du code de procédure pénale – disposition énumérant les cas où il est possible de demander la révision du procès. Par l’effet de cet arrêt (effetto additivo) l’article 630 du code de procédure pénale a été modifié : il est désormais possible d’introduire une demande en révision du procès en s’appuyant sur un arrêt de la Cour ayant constaté le caractère inéquitable de la procédure. III. RECCOMANDATION No R (2000) 2 DU COMITE DES MINISTRES DU CONSEIL DE L’EUROPE Dans sa Recommandation no R(2000)2 sur le réexamen ou la réouverture de certaines affaires au niveau interne suite à des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a encouragé « les Parties contractantes à examiner leurs systèmes juridiques nationaux en vue de s’assurer qu’il existe des possibilités appropriées pour le réexamen d’une affaire, y compris la réouverture d’une procédure, dans les cas où la Cour a constaté une violation de la Convention, en particulier lorsque : i) la partie lésée continue de souffrir des conséquences négatives très graves à la suite de la décision nationale, conséquences qui ne peuvent être compensées par la satisfaction équitable et qui ne peuvent être modifiées que par le réexamen ou la réouverture, et ii) il résulte de l’arrêt de la Cour que a) la décision interne attaquée est contraire sur le fond à la Convention, ou b) la violation constatée est causée par des erreurs ou défaillances de procédure d’une gravité telle qu’un doute sérieux est jeté sur le résultat de la procédure interne attaquée ».
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Les requérants sont nés respectivement en 1958 et 1961 et résident à Ağrı. Ils sont le père et la mère de Burhan Güzelaydın, né le 13 juin 1988 et décédé le 30 janvier 2009. A. La genèse de l’affaire Burhan Güzelaydın débuta son service militaire obligatoire en 2008. Le rapport médical dressé avant son incorporation dans l’armée indique qu’il ne présentait pas de contre-indication à cet égard. Les médecins le déclarèrent apte à faire son service militaire. À l’issue de sa formation militaire à Serinyol Hatay, Burhan Güzelaydın rejoignit un bataillon de gendarmerie à Çobanpınar Yüksekova. Lors de son service militaire, il commença à présenter des problèmes psychologiques. Il se plaignait souvent de maux de tête, d’anxiété, d’angoisse, de mal-être et de dépression. Le 5 novembre 2008, le psychologue de la caserne nota ce qui suit dans son carnet de santé : « Burhan Güzelaydın dit être toujours extrêmement nerveux. Depuis tout petit, dès qu’il s’énerve, il deviendrait violent. À l’âge de 17 ans, il aurait souffert de dépression nerveuse et se serait évanoui en raison de l’intensité d’une crise. Il se serait ensuite marié. L’année de son mariage, son frère se serait suicidé. Un an après, son fils serait décédé à la naissance. Son épouse aurait été enceinte au moment de son incorporation dans l’armée et son deuxième enfant serait mort trois jours après l’accouchement. Son épouse serait malade. Burhan Güzelaydın a des tendances autodestructrices. Il présente des traces d’entailles sur le corps faites à l’aide d’un rasoir. Il souffre d’insomnie, de perte d’appétit et d’une grande fatigue. Il se drogue. » Le 6 novembre 2008, Burhan Güzelaydın fut transféré à la clinique psychiatrique de l’hôpital militaire de Van où les médecins posèrent un diagnostic de « personnalité antisociale souffrant de troubles d’anxiété ». Avant de renvoyer l’appelé dans son bataillon, les médecins lui prescrivirent un arrêt de travail de dix jours et recommandèrent aux autorités militaires de ne pas lui donner d’arme et de l’affecter à des tâches d’intendance. Selon le formulaire de renseignements rempli et l’enquête psychologique réalisée lors de son incorporation dans l’armée, l’intéressé « avait des problèmes non résolus avec sa famille et des difficultés relationnelles avec son entourage » et il « montrait des tendances suicidaires ». Le 11 novembre 2008, Burhan Güzelaydın fit une tentative de désertion. Le 25 janvier 2009, il déserta et retourna le soir même à la caserne. Il fut entendu par ses supérieurs hiérarchiques à qui il expliqua avoir déserté au motif qu’il n’avait pas pu obtenir une autorisation pour conduire son épouse malade à l’hôpital, ce qui l’avait conduit à faire une dépression. Le 30 janvier 2009 vers 16 h 30, deux soldats trouvèrent Burhan Güzelaydın dans leur dortoir, gravement blessé à l’omoplate droite par une arme à feu. Les officiers et le personnel médical de la caserne furent immédiatement avisés de la situation. Après une tentative de réanimation cardio-pulmonaire d’environ cinquante minutes, pratiquée sur place, le fils des requérants fut transféré à l’hôpital public de Yüksekova par hélicoptère à 17 h 40. Il décéda le jour même de sa blessure. Le parquet de Yüksekova fut informé du décès de Burhan Güzelaydın et une enquête pénale fut ouverte d’office. À la demande du procureur de la République de Yüksekova, une équipe d’experts en recherche criminelle de la gendarmerie de Yüksekova se rendit sur les lieux à 17 heures afin de superviser les premières recherches et de prendre les mesures nécessaires à la préservation des éléments de preuve. B. Les mesures d’instruction Un procès-verbal de constat sur les lieux fut dressé. Un croquis des lieux fut réalisé. Des clichés du lieu furent pris. Un fusil de type G-3 et une douille furent retrouvés sur les lieux. Des témoins furent entendus. Les deux soldats qui avaient trouvé Burhan Güzelaydın déclarèrent qu’ils étaient allés dans le dortoir chercher leurs parkas vers 16 h 30 et qu’ils l’avaient vu par terre au milieu du dortoir, blessé, en train d’agoniser. Les autres soldats décrivirent l’intéressé comme quelqu’un qui avait d’importants soucis psychologiques en raison de ses problèmes familiaux. Le rapport rédigé par l’équipe d’experts en recherche criminelle de la gendarmerie de Yüksekova mentionnait notamment ce qui suit : « Le lieu où le décès s’est produit est un dortoir de vingt-cinq mètres sur neuf. Il y a une porte d’entrée et une porte de sortie. La porte de sortie est condamnée. Il y a un tunnel d’évacuation. Aucune trace d’effraction n’a été découverte. Le fusil de type G3 découvert sur les lieux est en position de tir au coup par coup. Son chargeur n’est pas enclenché. Il y a une flaque de sang et du matériel médical par terre. Sur le mur, à 1,70 m, une trace d’impact de balle de 2 x 1,5 cm a été relevée. Burhan Güzelaydın semble être entré dans le dortoir par le tunnel d’évacuation. Il aurait pris le fusil d’A.D., qui était accroché dans l’emplacement prévu à cet effet. Il l’aurait chargé d’une balle et se serait tiré intentionnellement dans l’épaule droite. Au moment des faits, les autres soldats étaient dans le réfectoire. Ils ne pouvaient pas entendre le tir en raison de l’emplacement du dortoir par rapport au réfectoire. Burhan Güzelaydın semble avoir attendu que quelqu’un lui vienne en aide. Il aurait ensuite rampé vers la porte mais se serait évanoui avant d’y arriver. L’examen externe de son corps, à l’hôpital public de Yüksekova, a permis de constater qu’il avait des traces noires sur les mains, les joues et la partie interne du poignet gauche qui pouvaient correspondre aux résidus de tir. Les vêtements de l’intéressé nous ont été confiés pour effectuer les examens nécessaires. Selon nos premières constatations, Burhan Güzelaydın semble avoir tenu le fusil de la main droite et appuyé sur la gâchette de la main gauche, dans l’intention de se blesser. Les circonstances du décès ne semblent pas suspectes. » Le même jour, le procureur de la République de Yüksekova se rendit à l’hôpital pour un examen externe du corps. Le 31 janvier 2009, à la demande du procureur de la République de Yüksekova, le procureur de la République de Hakkari fit pratiquer à l’hôpital public de Hakkari, sous sa supervision, une autopsie de la dépouille. Tout d’abord, plusieurs clichés du corps furent pris. Une radiographie du corps fut ensuite pratiquée. Le procureur demanda au médecin légiste d’examiner le corps dans le but de déterminer la cause de la mort de Burhan Güzelaydın et de faire part de ses observations éventuelles sur les circonstances du décès de ce dernier. Le médecin légiste constata que l’orifice d’entrée de la balle, entouré d’une collerette érosive, se situait sur la zone axillaire droite au niveau de l’extrémité latérale de l’omoplate droite et que l’orifice de sortie se trouvait sur la partie latérale de l’omoplate droite. Il releva également une coupure de 0,5 cm sur la main gauche du défunt, probablement causée par la griffure d’un ongle, une lésion de 0,3 cm sur la lèvre supérieure, une ecchymose de 0,5 cm sur le sourcil droit, de multiples traces d’entailles anciennes sur le torse datant d’environ 7 à 8 ans, de multiples traces de brûlures remontant à environ un mois et demi sur le bras droit et deux traces d’entailles remontant à environ un mois et demi sur le bras droit et dans la région pectorale droite. Il ne releva aucune autre trace de coup ou de violence sur le corps. Les conclusions du rapport d’autopsie se lisent comme suit : « 1) La blessure causée par balle n’était pas fatale. 2) Au regard de la plaie d’entrée de la balle et de l’état des tissus de la peau, il s’agit d’un tir à bout touchant. Cela dit, dans la mesure où la balle a d’abord traversé les vêtements du défunt, il faut les envoyer au laboratoire de police judiciaire pour déterminer avec précision la distance de tir. 3) Aucune balle n’a été retirée du corps. 4) La cause du décès est une asphyxie mécanique due à une obstruction des voies respiratoires résultant de l’aspiration du contenu de l’estomac. 5) Le décès est probablement survenu de douze à vingt-quatre heures avant le début de l’autopsie, qui a eu lieu le 31 janvier 2009 à 9 h 30. » Le même jour, le père du défunt, M. Şirin Güzelaydın, fut entendu par le procureur de la République de Hakkari. Il déclara notamment ce qui suit : « Mon fils vit avec son épouse depuis trois ans. Il a un enfant d’un an. Il lui restait deux mois et vingt-huit jours avant de terminer son service militaire. Depuis quatre à cinq mois, il avait des problèmes avec son commandant. Ce dernier lui aurait donné une gifle et mon fils aurait fait de même. C’est pour ça que leur relation était particulièrement tendue. Une fois, dans le réfectoire, ils se seraient même donné des coups. Il y a dix à quinze jours, il m’avait dit qu’il avait déserté pendant une journée et qu’une procédure était en cours à son encontre. Il y a environ deux mois, j’ai été informé de son transfert à l’hôpital militaire de Van parce qu’il avait été battu. Mon fils s’entendait bien avec ses autres supérieurs hiérarchiques. Il n’avait aucun problème dans la vie civile jusqu’à quatre à cinq mois avant le début de son service militaire. Ce n’était absolument pas quelqu’un de suicidaire. Je pense que mon fils a été tué. Je soupçonne son commandant d’être le meurtrier. Je porte plainte contre les responsables de ce meurtre. » Le 3 février 2009, l’institut médicolégal de Hakkari rendit sur la cause du décès de Burhan Güzelaydın un rapport dont les passages pertinents en l’espèce se lisent comme suit : « 1) Fractures costales sur la partie gauche du corps (côtes nos 2, 3, 4, 5, 6 et 7) avec présence d’hématomes et d’ecchymoses autour des côtes cassées. Ces fractures résultent d’un traumatisme. Cela peut être dû à des coups. Un massage cardiaque peut également causer ce type de fracture mais, en l’occurrence, cela est peu probable dans la mesure où les fractures se trouvent dans l’axe axillaire. 2) La blessure causée par une arme à feu au niveau de l’omoplate n’était pas potentiellement mortelle. 3) La présence d’ecchymoses de 3x2 cm sur le myocarde fait penser à une crise cardiaque, d’autant que le vomissement fait partie des symptômes. Cela dit, un traumatisme au niveau de l’abdomen peut également causer un vomissement. Les réflexes ne sont pas coordonnés lors de l’agonie et, pendant cette phase, le contenu de l’estomac peut être aspiré dans les poumons en cas de vomissement. 4) Il est médicalement possible de déterminer si les blessures ont été causées avant ou après le décès du patient. » Le 5 février 2009, une commission composée de deux procureurs militaires et de dix soldats se rendit par hélicoptère sur les lieux. Ils notèrent dans leur rapport que les lieux avait été nettoyés et qu’il n’y avait aucune preuve à recueillir. Ils entendirent les médecins ayant prodigué des soins à Burhan Güzelaydın, lesquels déclarèrent que les fractures costales avaient été causées par le massage cardiaque, qui avait duré environ 45 minutes. A.D., l’appelé à qui appartenait le fusil ayant causé la mort de Burhan Güzelaydın, fut également entendu. Il affirma avoir laissé son fusil à sa place habituelle. Le 7 février 2009, les déclarations des camarades de Burhan Güzelaydın furent recueillies par le procureur militaire de Van. Ils affirmèrent que l’intéressé était quelqu’un d’imprévisible et d’instable, qu’il souffrait de problèmes psychologiques et qu’il était constamment déprimé, notamment en raison de ses soucis familiaux. Selon eux, ses supérieurs hiérarchiques étaient au courant de ses problèmes. Ils précisèrent qu’on ne lui avait pas confié d’arme et qu’il travaillait au réfectoire, à des tâches qui ne nécessitaient pas d’effort particulier. Ils ajoutèrent que, quelques jours avant son décès, Burhan Güzelaydın avait déserté mais qu’il était rentré le lendemain à la caserne grâce à l’aide des villageois. Ils déclarèrent aussi que, une fois, il avait brisé les miroirs des toilettes dans un moment de colère et que, une autre fois, il avait lancé une grenade à main sans autorisation car il s’était fâché contre sa famille qui, selon lui, ne s’occupait pas suffisamment de son épouse. Ils expliquèrent que Burhan Güzelaydın s’automutilait : il se coupait à l’aide d’un rasoir et se brûlait avec des cigarettes. Ils ajoutèrent que le décès de ses enfants l’avait beaucoup affecté et qu’il tenait son père pour responsable du suicide de son frère. Selon eux, Burhan Güzelaydın se demandait ce qu’il faisait dans l’armée et il ne cessait de dire qu’il n’était pas à sa place et qu’il pensait que ses parents ne prenaient pas soin de son épouse, ce qui l’amenait à demander des autorisations pour aller la voir. Ils ajoutèrent que l’intéressé ne s’était jamais plaint d’un quelconque mauvais traitement de la part de ses supérieurs. Cependant, le jour de son décès, il leur avait dit adieu en sortant du réfectoire. Selon eux, le but de Burhan Güzelaydın était certainement de se blesser en se tirant dessus intentionnellement afin d’obtenir une autorisation de sortie. Les deux commandants de Burhan Güzelaydın furent également auditionnés et firent les déclarations suivantes : S.Ş. : « Burhan Güzelaydın était un soldat qui avait des problèmes. Je l’écoutais très souvent et j’essayais de l’aider. Son souci venait essentiellement du fait que sa famille ne s’occupait pas suffisamment bien de son épouse. Ils avaient perdu leurs deux enfants. On ne lui confiait pas de tâches difficiles. L’appelé F.E. m’a averti des faits. Il pensait que Burhan Güzelaydın était tombé du lit et qu’il s’était blessé. Lorsque je me suis rendu dans le dortoir, j’ai vu du sang par terre. Burhan Güzelaydın a été transféré à l’hôpital par hélicoptère après les premiers soins médicaux. Il a toujours été bien traité dans la caserne. On était plus tolérant avec lui en raison de ses problèmes. » O.T. : « J’étais au courant des problèmes familiaux et psychologiques de Burhan Güzelaydın. Il m’avait fait part de ses soucis. D’après ce que j’ai compris, sa famille n’appréciait pas beaucoup son épouse et ne l’amenait pas chez le médecin. Cette situation le perturbait beaucoup. On ne lui avait pas confié de tâches difficiles dans la caserne. Notre but était qu’il termine son service militaire sans problème. On savait qu’il s’automutilait. Un jour, il a cassé les miroirs dans les toilettes et s’est blessé aux mains. Il nous avait raconté que son frère s’était suicidé. Cinq jours avant son décès, il avait déserté mais s’était ensuite rendu de sa propre initiative. Je lui avais crié dessus car j’étais en colère mais je ne l’ai jamais frappé. Le jour de l’évènement, j’étais dans mon bureau. On m’a averti de ce qui s’était passé. Nous avons immédiatement appelé un hélicoptère pour un transfert à l’hôpital. L’hélicoptère a eu beaucoup de mal à atterrir en raison des conditions climatiques. [ Burhan Güzelaydın ] était un soldat qui avait des soucis d’ordre psychologique mais qui n’avait pas de problèmes avec ses camarades ni avec ses supérieurs. » Le 9 février 2009, à la demande du parquet militaire, le tribunal militaire de Van ordonna la restriction de l’accès au dossier de l’enquête en cours et de la communication des pièces y contenues, afin de protéger l’identité des personnes impliquées. Le tribunal motiva sa décision par le fait qu’il y avait eu des manifestations portant atteinte à l’ordre public lorsque le décès de Burhan Güzelaydın avait été annoncé. Le 13 février 2009, la mère et l’épouse de Burhan Güzelaydın furent entendues par le procureur militaire. Elles déclarèrent ce qui suit : La mère de Burhan Güzelaydın, Barika Güzelaydın : « Mon fils allait terminer son service militaire dans trois mois. Au téléphone, il me disait qu’il aimait beaucoup la vie militaire et que les costumes militaires lui allaient très bien. Selon ses dires, ses commandants ne l’appréciaient pas. Ils ne lui auraient pas confié d’arme. Lorsqu’il était venu nous rendre visite, j’avais remarqué qu’il fumait beaucoup. Il m’avait confié qu’il pensait qu’on ne lui laisserait pas terminer son service militaire car il n’était pas du tout apprécié. Il ne voulait pas je le dise à son père, de peur de le rendre triste. Mon fils n’avait aucun problème, ni personnel, ni familial. Je n’étais pas au courant des traces d’entailles sur son corps. Je l’avais eu au téléphone six à sept jours avant son décès. Il m’avait raconté avoir déserté l’armée et qu’une procédure ouverte à son encontre était pendante devant le tribunal. Son commandant l’aurait giflé. Il avait dit à sa sœur qu’il allait être tué. Je pense qu’il s’agisse d’un homicide. Mon fils ne s’est pas suicidé. Il n’était pas suicidaire. » L’épouse de Burhan Güzelaydın : « Nous avons fait un mariage religieux il y a environ trois, quatre ans. Il y a deux ans, notre enfant est mort. Nous avons une fille de huit mois. Ses parents ne nous empêchent pas de nous contacter. Au téléphone, [Burhan Güzelaydın] se plaignait de ses supérieurs hiérarchiques. Il me disait qu’ils le battaient et qu’ils l’avaient menacé de le tuer. Il paraît qu’il était le seul à être traité comme ça. Il s’entendait bien avec ses camarades. Je l’ai eu au téléphone quatre jours avant son décès, il voulait entendre la voix de sa fille. Il ne m’a fait part d’aucun mauvais traitement ni d’une quelconque menace. Il m’avait dit avoir déserté parce qu’il en avait assez. J’ai vu les traces de blessures sur le corps de Burhan pour la première fois au mois de juillet, lorsqu’il était venu nous rendre visite. Il m’avait dit qu’on lui cherchait des ennuis et qu’il ne supportait plus cette situation. Je pense que Burhan a été tué. Ce n’était pas quelqu’un qui voulait se donner la mort. Il lui tardait de terminer son service militaire. Il était content qu’il reste peu de temps. » Par une requête du 20 février 2009, les requérants demandèrent au procureur militaire de Van la levée de la restriction d’accès au dossier. Leur demande fut finalement acceptée le 8 juin 2009. Les requérants soutinrent également que leur fils avait été assassiné après avoir subi des tortures et portèrent plainte contre les autorités militaires. Le 16 mars 2009, dans sa déposition devant les policiers, la sœur de Burhan Güzelaydın déclara : « Mon frère se plaignait de ses supérieurs hiérarchiques militaires O. et S. Il disait qu’ils le torturaient en le battant et en refusant de lui donner à manger. Je souhaite porter plainte contre ces deux personnes. J’avais eu Burhan au téléphone dix jours avant son décès, il n’allait pas bien et se plaignait de faire l’objet de mauvais traitements. Il avait ajouté que, si cela continuait comme ça, il ne verrait pas la fin de son service militaire et qu’il allait mourir avant de pouvoir voir sa fille. » Le même jour, un ami proche de Burhan Güzelaydın fut également entendu. Ce dernier fit la déclaration suivante : « Je connaissais bien Burhan Güzelaydın. Lorsqu’il est venu à Patnos, il m’a rendu visite. Il m’avait fait part de ses soucis avec ses supérieurs hiérarchiques dans l’armée. Il se plaignait qu’on lui donnait des tâches difficiles. Je lui avais conseillé d’être patient. Je n’ai pas eu de nouvelles par la suite. » Les 6 et 24 mars 2009, une expertise balistique fut réalisée par l’institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale de Van. Les experts examinèrent le fusil G-3 ayant causé la blessure de Burhan Güzelaydın et conclurent qu’il était en bon état de fonctionnement. Ils observèrent que la douille retrouvée par terre provenait bien du fusil G-3 en question. Aucun résidu de tir ne fut trouvé sur le corps de Burhan Güzelaydın. En revanche, les examens pratiqués et les analyses effectuées révélèrent la présence de résidus de tir sur les vêtements qu’il portait au moment des faits. Le rapport ajoutait que les examens effectués sur les vêtements de Burhan Güzelaydın indiquaient qu’il avait été victime d’un tir à bout touchant. Le 6 mai 2009, le procureur militaire de Van ordonna une expertise médicale à l’université de Yüzüncü Yıl afin de déterminer la cause exacte du décès de Burhan Güzelaydın. Le 26 mai 2009, un médecin légiste rattaché à cette université rendit son rapport. Il estima qu’un massage cardiaque externe appuyé pouvait causer des fractures costales. Il considéra que l’institut médicolégal devait être saisi pour comprendre les circonstances exactes du décès. Le 26 juin 2009, l’institut médicolégal fut saisi par le procureur militaire de Van. Cet institut rendit son rapport d’expertise médicale le 30 septembre 2009. Ses conclusions se lisent comme suit : « 1) Même si aucune lésion au niveau des artères n’a été décelée lors de l’autopsie, la présence de 2,5 litres de sang sur les lieux et l’état de choc du patient lorsqu’on lui a prodigué les premiers soins démontrent que les vaisseaux ont été sérieusement endommagés par la balle, ce qui a causé le décès. 2) Au regard de l’emplacement des fractures décrites lors de l’autopsie, à savoir au niveau de l’axe axillaire avant gauche, il est possible que les fractures costales aient été causées par le massage cardiaque lors des tentatives de réanimation du patient. Il n’a pas été possible de vérifier sur la base des données existantes si le défunt avait été victime d’un traumatisme avant la tentative de réanimation cardiopulmonaire. 3) Pour pouvoir déterminer le moment de la survenance des lésions (possibilité de dater les fractures des os entre 0 à 4 heures et 3 jours et les ecchymoses des tissus mous entre 0 à 4 heures et 90 heures après leur survenance), il aurait fallu faire des prélèvements lors de l’autopsie pour un examen histopathologique. 4) L’aspiration du contenu de l’estomac par les voies respiratoires est un phénomène qui peut avoir été causé par la réanimation ou qui peut être survenu durant la phase d’agonie. 5) Compte tenu de l’emplacement de l’orifice d’entrée de la balle, de l’angle de tir et de l’arme utilisée, nous sommes d’avis que le tir a pu être effectué par Burhan Güzelaydın lui-même ou par une autre personne. Il est impossible de dire laquelle des deux situations est la plus plausible. » C. L’ordonnance de non-lieu À l’issue de l’instruction pénale, le 31 décembre 2009, le procureur militaire de Van rendit une ordonnance de non-lieu. Il estima que Burhan Güzelaydın, qui souffrait de problèmes psychologiques, s’était intentionnellement tiré une balle dans l’épaule avec l’arme de son camarade et qu’il était mort des suites de sa blessure. Se fondant sur le procès-verbal de l’examen des lieux, le croquis des lieux, le rapport des faits, les dépositions des témoins, le rapport d’autopsie et le rapport d’expertise balistique, il considéra comme établi que, le jour de l’évènement, le fils des requérants s’était rendu dans le dortoir au moment où les autres soldats étaient en train de déjeuner ; qu’il avait pris un fusil G3 qui était accroché à son emplacement habituel ; qu’il s’était tiré une balle dans l’épaule droite dans l’intention de se blesser afin d’obtenir une autorisation de sortie ; que les autres soldats n’avaient pas entendu le coup de feu en raison, notamment, du bruit du générateur ; que deux soldats avaient trouvé Burhan Güzelaydın blessé à l’épaule et qu’ils avaient immédiatement alerté les autorités ; que tout avait été tenté pour le sauver mais que le blessé avait succombé à sa blessure. Le procureur nota également que, selon les témoignages et les rapports médicaux, Burhan Güzelaydın souffrait d’anxiété, d’angoisse, de malaise et de dépression, qu’il se mutilait et que cette situation avait amené les autorités militaires à ne pas lui confier d’arme. Il releva en outre que l’examen balistique avait montré que la douille provenait bien du fusil retrouvé par terre sur les lieux et que le tir avait été effectué à bout touchant. Le procureur considéra enfin que, compte tenu de l’absence d’autres traces de lésions sur le corps de Burhan Güzelaydın, les fractures costales avaient certainement été causées par le massage cardiaque effectué pendant la réanimation, qui avait duré environ une heure et demie. Les requérants firent opposition à l’ordonnance de non-lieu susmentionnée par l’intermédiaire de leur avocat, alléguant que plusieurs zones d’ombres subsistaient quant aux circonstances du décès de leur fils. Ils soutinrent notamment que celui-ci ne souffrait d’aucun problème psychologique, que les fractures costales démontraient qu’il avait d’abord été battu et qu’il avait ensuite été très certainement victime d’un homicide. Le 15 mars 2010, le tribunal militaire d’Ağrı rejeta cette opposition au motif qu’aucun manquement n’avait été décelé dans l’enquête. Il considéra que l’instruction avait permis de mettre en lumière les circonstances du décès de Burhan Güzelaydın et qu’aucun élément de preuve n’appuyait la thèse de l’homicide. D. Les mesures administratives Conformément à la pratique habituelle, une enquête administrative fut diligentée pour faire la lumière sur les faits et en tirer toutes les conclusions afin que semblable drame ne se reproduise pas. Le 11 février 2009, la commission d’enquête administrative établit un rapport interne et conclut que Burhan Güzelaydın, qui souffrait de problèmes personnels, s’était intentionnellement tiré une balle dans l’épaule en vue de se blesser pour obtenir un arrêt maladie mais qu’il avait succombé à sa blessure. Elle estima que personne ne pouvait être tenu pour responsable de ce qui s’était passé. E. L’aide financière versée par la fondation Mehmetçik Le 25 avril 2009, la fondation Mehmetçik, une émanation des forces armées dont l’un des buts principaux est d’aider les familles des soldats décédés en service, octroya 25 000 livres turques (TRY) (soit environ 11 735 euros (EUR) à cette date) à la famille du défunt à titre de soutien matériel.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1954 et réside à Orekhovo-Zouïevo (région de Moscou). A. Le licenciement de la requérante et l’action en justice correspondante La situation géographique La région de Sakhaline est une région frontalière située sur l’archipel des Kouriles, baigné par l’océan Pacifique, qui comprend les îles Kouriles, au sud desquelles est située la frontière entre la Russie et le Japon. La chaîne des îles Kouriles comprend plusieurs îles, dont celle de Shikotan – lieu de résidence de la requérante (village de Malokurilskoïe) – et celle de Kounashir – lieu du siège du tribunal de district de YoujnoKurilski. Ces deux îles sont séparées par un détroit large de cinquante milles marins. La liaison entre ces îles est assurée par le transport maritime civil, notamment par le ferry, ainsi que par le transport militaire (garde-frontière). La procédure civile relative au licenciement de la requérante Le 13 mars 2006, la requérante fut licenciée de l’école publique secondaire où elle enseignait pour faute disciplinaire : il lui était reproché d’avoir fait usage de la violence à l’égard d’un élève. L’intéressée intenta, à l’encontre de son ancien employeur, une action judiciaire visant à sa réintégration dans son poste d’enseignante. Le 14 avril 2006, la greffière du tribunal de district remit à la requérante une décision avant dire droit datée du 6 avril 2006 fixant l’audience préliminaire au 13 avril 2006 et, en même temps, elle informa l’intéressée que le tribunal de district tiendrait une audience foraine sur l’île de Shikotan. Cette décision n’a pas été versée au dossier constitué devant la Cour, car, selon les informations fournies par le Gouvernement, tous les documents concernant la présente affaire ont été détruits par le tribunal le 4 octobre 2012. Le 20 avril 2006, la requérante reçut un télégramme par lequel le tribunal l’informait que l’audience avait été reportée au 6 mai 2006, sans toutefois préciser en quel lieu. Le 4 mai 2006, n’ayant pas reçu les mémoires du défendeur, la requérante téléphona au tribunal pour demander leur envoi, ainsi que pour savoir où se tiendrait l’audience. Le greffe l’informa verbalement que celleci aurait lieu sur l’île de Kounashir et que les documents lui seraient envoyés dans les meilleurs délais. Le même jour, la requérante, qui aurait appris qu’il n’y aurait pas de ferry entre les deux îles susmentionnées dans les jours suivants, envoya un télégramme au tribunal pour lui demander le report de l’audience au motif d’une absence de transport. Le 6 mai 2006, le tribunal tint audience en présence de la représentante du défendeur, Mme S., mais en l’absence de la requérante. Tout d’abord, le tribunal rejeta la demande de celle-ci visant au report de l’audience car, à ses yeux, le fait que Mme S. était arrivée au palais de justice contredisait l’allégation de la requérante quant à une noncirculation des transports entre les deux îles. Ensuite, le tribunal se prononça sur le fond de l’affaire. Pour cela, il entendit la représentante du défendeur et le procureur, lequel avait conclu à un défaut manifeste de fondement de la demande. De même, le tribunal examina le dossier de l’enquête interne menée à l’école à la suite de l’incident. Ce dossier comprenait une plainte des parents de l’élève qui aurait été brutalisé, des témoignages d’autres élèves présents dans la classe au moment de l’incident, ainsi qu’une explication de la requérante contestant les allégations portées à son encontre. À l’issue de l’audience, le tribunal prononça une décision déboutant la requérante de son action. Il estimait que les documents qu’il avait examinés étaient suffisamment clairs, cohérents et concordants avec la thèse des élèves et du personnel de l’école. En outre, il notait que ces documents n’avaient pas été contestés par la requérante. Le 17 mai 2006, le tribunal envoya par la poste le mémoire du défendeur à la requérante, que celle-ci reçut le 30 mai 2006. Entretemps, le 13 mai 2006, la requérante s’était pourvue en cassation, se plaignant d’une rupture du principe de l’égalité des armes. Elle alléguait que son absence à l’audience s’expliquait par une non-circulation des transports en commun. Elle arguait également que le mémoire de la partie défenderesse ne lui était pas parvenu avant le déroulement de l’audience. Le 20 juin 2006, statuant en l’absence de la requérante, la cour régionale de Sakhaline (« la cour régionale ») confirma, en cassation, la décision attaquée. En ce qui concernait l’absence de la requérante à l’audience du tribunal de district, la cour régionale estimait que l’intéressée n’avait pas présenté de preuves suffisantes à l’appui de son argument fondé sur une non-circulation des transports. Selon elle, cet argument était réfuté par le fait que Mme S., qui résidait au même endroit que la requérante, était bien arrivée à ladite audience en temps voulu. La cour régionale ne relevait par ailleurs aucun motif justifiant l’annulation du jugement attaqué. Les plaintes de la requérante relatives à l’organisation du tribunal de district La requérante porta plainte devant les juridictions du district de YoujnoKurilski et de la région de Sakhaline pour dénoncer des dysfonctionnements dans l’organisation du tribunal de district. Par des lettres datées du 14 août 2006 et du 10 janvier 2007, la présidente de la cour régionale informa la requérante que le tribunal de district était situé dans le village de YoujnoKurilsk et que des audiences foraines étaient organisées sur l’île de Shikotan afin d’assurer l’accès des justiciables à la justice. D’après elle, ces audiences se déroulaient tous les mois depuis avril 2006. Par ailleurs, dans une lettre du 17 août 2007, la présidente de la cour régionale indiqua ce qui suit : « (...) compte tenu des conditions climatiques, de l’absence de transports réguliers avec l’île de Shikotan et d’autres circonstances, il n’y a pas toujours de possibilité effective d’organiser des audiences foraines. En outre, les textes législatifs en vigueur ne prévoient pas [l’obligation] de tenir des audiences foraines pour examiner les affaires dont les [parties] résident dans des lieux éloignés. » B. Les autres procédures judiciaires La requérante faisait partie d’un certain nombre de litiges civils concernant le recouvrement de sommes en dépôt dans une banque privée et d’arriérés de salaires, ainsi que la perception de dommages et intérêts. Elle ne fut pas présente lors des audiences des tribunaux pour diverses raisons. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure civile relatives à la comparution devant les tribunaux sont exposées dans l’arrêt Yevdokimov et autres c. Russie (nos 27236/05 et 10 autres, § 9, 16 février 2016). Selon l’article 71 § 3 dudit code, une copie des preuves écrites présentées par une partie doit être envoyée à toutes les autres parties à la procédure.
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LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1973 et réside à Eskişehir. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. A. La genèse de l’affaire La requérante est l’épouse de Ahmet Doğan, décédé le 14 novembre 2003. À l’époque des faits, Ahmet Doğan était engagé en tant que sergentchef au commandement général de la gendarmerie dans le bataillon de formation de Gölpazarı (Bilecik). Le 1er octobre 2003, il se présenta à l’infirmerie du bataillon pour un trouble mental (ruhsal rahatsızlık). Après examen, il reçut un traitement médical. Le 9 octobre 2003, il fut transféré au service psychiatrique de l’hôpital militaire d’Eskişehir. Selon le registre des consultations, il fut examiné par un psychiatre (ruh sağlığı ve hastalıkları uzmanı), le médecinmajor A.C., qui constata qu’il souffrait d’une dépression réactionnelle (reaktif depresyon bozukluğu). Le 12 novembre 2003, vers 14 h 00, les collègues de Ahmet Doğan entendirent un coup de feu, se précipitèrent dans son bureau et le trouvèrent dans son fauteuil, gravement blessé. Ahmet Doğan fut immédiatement transporté à l’hôpital militaire d’Eskişehir. Le 14 novembre 2003, Ahmet Doğan succomba à ses blessures à l’hôpital. B. L’enquête pénale sur l’événement Immédiatement après les faits, le 12 novembre 2003, vers 15 h 50, les membres d’une commission d’enquête se rendirent sur place pour recueillir tous les éléments de preuve. Après avoir demandé l’autorisation du parquet militaire d’Eskişehir par téléphone, ils prirent des clichés des lieux et réalisèrent un croquis. Le pistolet et la douille en cause dans l’événement furent localisés, et le bureau fut sécurisé en attendant l’arrivée du procureur de la République de Gölbaşı, sur la commission rogatoire délivrée par le procureur militaire, afin de recueillir immédiatement les preuves. Vers 19 h 50, le procureur de la République se rendit sur place, recueillit les preuves et entendit les appelés O.Ş. et M.A., qui avaient vu Ahmet Doğan avant l’événement, le jour même, ainsi que le capitaine F.A., chef de la section. Entendus par le procureur de la République, les témoins O.Ş. et M.A. déclarèrent ce qui suit : ils avaient travaillé avec Ahmet Doğan pendant toute la matinée ; celui-ci avait téléphoné plusieurs fois depuis une cabine de téléphone publique en utilisant des cartes téléphoniques ; il avait également utilisé des téléphones portables appartenant à des appelés qui les avaient laissés dans son bureau pendant la journée, en y insérant la carte SIM de son téléphone portable ; au cours d’une de ses dernières conversations dans son bureau, il avait crié en disant « ça suffit, ne me mettez plus la pression ! » et, environ une minute plus tard, il s’était tiré une balle dans la tête ; O.Ş. avait entendu le premier le coup de feu et, après avoir été voir ce qui se passait, avait appelé les autres à l’aide. Le capitaine F.A. déclara que Ahmet Doğan avait des problèmes avec son supérieur İ.A. et que ce dernier faisait l’objet d’une enquête administrative pour des irrégularités concernant des permissions d’appelés qui auraient été accordées en contrepartie de certains avantages. Un formulaire intitulé « la personne ayant démontré un comportement suicidaire », fut rempli par le commandant du bataillon le jour de l’événement. Ce document comportait les renseignements suivants : Ahmet Doğan avait souffert d’un trouble mental (ruhsal rahatsızlık) ; le 1er octobre 2003, il s’était présenté à l’infirmerie du bataillon où il avait reçu un traitement médical ; le 9 octobre 2003, il avait été transféré au service psychiatrique de l’hôpital militaire d’Eskişehir pour une consultation ; le jour des faits, il avait eu un comportement normal et rien n’aurait justifié sa tentative de suicide. Selon un procès-verbal établi dans la soirée du jour de l’événement, Ahmet Doğan avait fait venir l’appelé Ö.B. avant sa tentative de suicide et lui avait confié un colis destiné au sous-officier M.T. Après les faits, le colis fut ouvert et confié à T.T., en présence du capitaine F.A., pour transmission au procureur militaire. Le colis contenait certains objets personnels – à savoir des agendas, des répertoires téléphoniques, des coupures de journaux, des notes, un livre de blagues et des numéros de téléphones portables notés sur une feuille de papier. Lesdits objets furent confiés au procureur militaire tôt dans la matinée du 13 novembre 2003. Le procès-verbal établi par le procureur militaire à cette occasion soulignait que, selon les dépositions recueillies, notamment celles de A.Y. et Ö.B., Ahmet Doğan avait montré quelques feuilles de papier à A.Y. un ou deux jours avant l’événement en disant que si rien ne se passait la vérité éclaterait grâce au contenu de ces feuilles, mais que ces feuilles n’avaient pas été retrouvées dans le colis alors qu’elles y auraient été lorsque celui-ci avait été confié à Ö.B. Après le décès de Ahmet Doğan, le 14 novembre 2003, un examen externe détaillé du corps du défunt fut effectué par deux médecins de l’hôpital militaire en présence du procureur militaire. Les médecins constatèrent que Ahmet Doğan s’était donné la mort au moyen de son pistolet, en se tirant une balle dans la tempe droite. Ils conclurent qu’une autopsie classique n’était pas nécessaire. Le 17 novembre 2003, le procureur militaire entendit la requérante. Elle déclara que son époux l’avait appelée la veille de l’événement. Il lui aurait dit que la commission d’enquête allait l’accuser pour les faits dont le lieutenant İ.A. était l’auteur. D’après ce qu’elle aurait entendu de son époux, deux lettres anonymes auraient été envoyées pour dénoncer le lieutenant İ.A., mais les autorités n’auraient agi qu’à la suite de la seconde. En répétant les dires des autres, elle soutint qu’il y avait certains éléments de preuve dans le colis que son époux avait confié à l’appelé Ö.B., mais qu’ils avaient disparu entretemps. La requérante soutint que son époux n’avait pas de problème psychiatrique, que s’il était allé consulter le psychiatre, ce dernier l’avait laissé continuer à travailler. Le 8 décembre 2003, un rapport fut établi à la suite de la réalisation d’une expertise balistique. Les experts conclurent que le projectile déformé extrait de la tête du défunt correspondait à la douille trouvée sur les lieux, que cette dernière provenait du pistolet semi-automatique appartenant au sergent-chef Ahmet Doğan et que cette arme était en bon état de fonctionnement. Selon le rapport d’expertise, aucun résidu de poudre n’avait été trouvé sur les mains ou les vêtements de Ahmet Doğan. Dans le cadre de l’enquête pénale, le procureur militaire entendit des appelés, des sous-officiers et des officiers. Les passages pertinents de certaines auditions se lisent comme suit : V.M., major : « Si je ne me trompe pas, le 11 novembre, dans la matinée, le sergentchef Ahmet Doǧan est venu me voir dans mon bureau, m’a fait savoir que le comportement du lieutenant İ.A. le dérangeait, car ce dernier abusait de son autorité pour [obtenir] des avantages personnels et qu’il fallait ouvrir une enquête. Il m’a confié une liste d’objets (pièces détachées d’ordinateurs, voitures, CD etc.) écrite à la main par le lieutenant. Je lui ai dit que j’allais faire le nécessaire. Le même jour, je me suis rendu à la brigade de Bilecik pour rendre compte des faits au commandant de la brigade. Le même jour, une commission d’enquête a été constituée. Vers 15 heures, je suis rentré, accompagné de la commission d’enquête qui a immédiatement commencé [ses investigations]. [La commission] a travaillé jusqu’à environ 4 heures - 5 heures du lendemain. Le jour de l’événement, la commission d’enquête a convoqué le lieutenant. Vers 11 h 30, Ahmet Doǧan est revenu me voir [et] m’a fait savoir qu’au vu de ces conditions il ne pourrait plus travailler avec le lieutenant. Je lui ai dit que j’étais également de cet avis, mais qu’il devait attendre car il y avait une enquête en cours. » H.B., sous-officier : « Le jour de l’événement, vers 10 h 30, je me suis rendu au service d’administration de la division (...). J’ai demandé [à Ahmet Doǧan] ce qui se passait pour l’enquête. Il m’a répondu "on s’est disputés avec le fils de pute, je lui ai dit que je ne voulais plus travailler avec lui (...)". Ensuite, je suis parti. » A.Y., sergent : « (...) le 11 novembre 2003, j’ai aussi déposé devant la commission d’enquête. Ahmet Doǧan a été appelé à déposer devant la commission plusieurs fois dans la journée. Après, il est venu me voir en me disant "ils protègent le lieutenant, ils essayent de m’incriminer en mettant les charges sur mon dos". [Les membres de la commission] lui auraient demandé pourquoi il avait fermé les yeux lorsque le lieutenant falsifiait les dates des congés des appelés [et lui auraient dit] que c’était lui qui provoquait les appelés. [Ahmet Doǧan] a dit que le lieutenant l’avait menacé (...). Le lieutenant et Ahmet Doǧan se disputaient constamment, le lieutenant lui mettait la pression (...). Moi-même, j’avais déposé une plainte contre le lieutenant il y a deux semaines [; le lieutenant] m’a dit que personne ne pouvait jouer avec son avenir, qu’il allait me tuer. (...) » Le 9 mars 2004, le procureur militaire rendit une ordonnance de nonlieu. Il constata que Ahmet Doğan s’était rendu le 1er octobre 2003 au dispensaire militaire pour se plaindre d’une dépression, qu’il avait été examiné à l’hôpital militaire d’Eskişehir le 9 octobre 2003 et que cette consultation avait permis de relever qu’il souffrait d’une dépression réactionnelle. Il nota que Ahmet Doğan ne s’entendait pas du tout avec son supérieur hiérarchique, le lieutenant İ.A., mais qu’il n’y avait aucune preuve démontrant que ce dernier lui avait donné des coups, lui avait infligé des traitements pouvant constituer un délit ou l’avait insulté. Il nota par ailleurs qu’une enquête pénale avait été ouverte contre le lieutenant İ.A. pour plusieurs chefs d’accusation. En se fondant sur l’ensemble des éléments recueillis, le procureur militaire souscrivit à la thèse du suicide : Ahmet Doğan s’était donné la mort au moyen de son pistolet, en se tirant une balle dans la tempe droite. Le procureur militaire précisa que rien ne permettait d’établir que l’attitude du lieutenant İ.A. avait incité Ahmet Doğan à se suicider. Le 30 mars 2004, la requérante forma opposition devant le tribunal militaire de Gölcük-Kocaeli à l’ordonnance de non-lieu, alléguant que le lieutenant İ.A. était le principal responsable du suicide de son mari. Elle soutint que les mauvais traitements graves avaient couté la vie d’un être humain, que le lieutenant İ.A. avait abusé de son autorité pour obtenir des avantages personnels, qu’il avait fait pression sur son mari et sur ses autres subordonnés pour que ces faits ne soient pas révélés, qu’il avait menacé son mari à tel point que ce dernier s’était évanoui, qu’il avait soupçonné son mari d’être l’auteur des lettres anonymes qui le dénonçaient. En s’appuyant sur les témoignages des camarades de son mari et des éléments de l’enquête ouverte contre le lieutenant İ.A., elle demanda au tribunal militaire d’annuler l’ordonnance de non-lieu. Par une décision du 8 avril 2004, le tribunal militaire confirma l’ordonnance de non-lieu. Il estima qu’aucune faute n’était attribuable à une tierce personne dans le suicide de Ahmet Doğan. C. L’enquête administrative sur le décès de Ahmet Doğan Entre-temps, le 13 novembre 2003, parallèlement à l’enquête pénale, une enquête administrative avait été ouverte. Présidée par le lieutenant-colonel G.Y., une commission d’enquête entendit les témoins et prépara un rapport. Une grande partie des témoins entendus relatèrent les problèmes relationnels entre Ahmet Doğan et son supérieur, le lieutenant İ.A. Ces témoins indiquèrent que ce dernier exerçait une pression sur Ahmet Doğan, le menaçait et n’hésitait pas à l’injurier devant tout le monde. Il fut également noté qu’au mois d’octobre 2003 Ahmet Doğan s’était évanoui à la suite d’une dispute avec le lieutenant İ.A. et qu’il avait été transporté à l’infirmerie. Le 14 novembre 2003, la commission d’enquête administrative établit son rapport. Les passages pertinents en l’espèce se lisent ainsi : « b. Les points qui ne sont pas conformes aux documents et informations : aucun registre n’étant tenu par la direction, il [apparaît] que les entretiens d’orientation qui auraient dû avoir lieu avec le sergent-chef Ahmet Doğan, qui a tenté de se suicider, n’ont pas eu lieu. c. Les lacunes dans le contrôle et la surveillance du personnel (...) : le lieutenant İ.A. ne s’est pas préoccupé des problèmes du sergent-chef Ahmet Doğan, qui a tenté de se suicider, et a créé un environnement professionnel qui a pu pousser [celui-ci] à se suicider. » D. L’action en dommages et intérêts devant la Haute Cour administrative militaire Le 8 juillet 2004, la requérante saisit la Haute Cour administrative militaire d’une demande en dommages et intérêts, soutenant qu’il existait un lien de causalité entre le décès de son époux et les agissements du lieutenant İ.A. Par un arrêt du 3 novembre 2004, la Haute Cour administrative militaire débouta la requérante de sa demande en se fondant principalement sur l’ordonnance de non-lieu du 9 mars 2004. Elle conclut à l’absence d’un lien de causalité entre le suicide et une quelconque faute imputable à l’administration militaire. Le 2 février 2005, la Haute Cour administrative militaire rejeta également le recours en rectification formé par l’intéressée. E. Les poursuites pénales contre le lieutenant İ.A. Dans l’intervalle, le 11 novembre 2003, une enquête pénale avait été ouverte contre le lieutenant İ.A. Ce dernier fut placé en détention provisoire du 3 décembre 2003 au 27 janvier 2004. Le 26 avril 2004, le procureur militaire introduisit une action pénale à l’encontre du lieutenant İ.A. à qui il reprochait d’avoir forcé ses subordonnés à effectuer des travaux en privé (erleri kanuna aykırı hizmetçiliğe vermek). Il lui reprochait notamment d’avoir envoyé deux sergents spéciaux et deux appelés à faire des travaux de rénovation dans le magasin de son épouse en ville. Par un jugement du 5 juillet 2006, le tribunal militaire du commandement de l’armée de l’air d’Eskişehir condamna le lieutenant İ.A. à une peine d’emprisonnement de deux mois. Il commua cette peine d’emprisonnement à une peine d’amende de 300 livres turques. Ensuite, le tribunal décida de surseoir à l’exécution de la peine d’amende en application de l’article 6 de la loi no 647 sur l’exécution des peines en raison de l’absence de casier judiciaire et de la bonne conduite de l’accusé. Entre-temps, par un acte d’accusation du 6 mai 2004, le procureur militaire avait introduit une seconde action pénale contre le lieutenant İ.A. Dans cette seconde procédure, il lui reprochait d’avoir abusé de son autorité d’officier à l’encontre de ses subordonnés. Il lui reprochait notamment d’avoir demandé à plusieurs appelés, au cours des années 2002 et 2003, de lui rapporter de multiples objets au retour de leurs permissions dans leurs foyers, et ce sans aucune rétribution. Par un jugement du 22 mai 2006, le tribunal militaire du commandement de l’armée de l’air d’Eskişehir condamna le lieutenant İ.A. à une peine d’emprisonnement de sept mois et quinze jours, pour avoir abusé de son autorité afin de se procurer des avantages personnels. Le tribunal décida de surseoir à l’exécution de la peine d’emprisonnement en application de l’article 6 de la loi no 647 sur l’exécution des peines en raison de l’absence de casier judiciaire et de la bonne conduite de l’accusé.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1957 et réside à Novotcherkassk. En janvier 2004, le journal Novotcherkassk-soir (Вечерний Новочеркасск) publia un article intitulé « Pourquoi Alexeï Fedorov est-il allé en tôle ? » (« За что сидит Алексей Федоров? ») dont l’auteure était Mme A. Au moment des faits, la requérante était la rédactrice en chef par intérim du journal en question. L’article contenait, en particulier, les passages suivants : « Par quoi tout a-t-il commencé ? Dès l’année 2001, notre journaliste Alexeï Fedorov a commencé à publier des articles dans lesquels il décrivait des agissements illicites du chef de l’administration de Novotcherkassk. [Il signalait que] M. V., à l’époque directeur de l’Institut militaire des communications (NVIS), avait acquis un appartement dans un bâtiment historique [...]. Le prix de cet appartement, selon des estimations très approximatives et modestes, était de 4,5 millions de roubles. Ensuite, devenu maire, M. V. avait acheté une automobile de marque Audi pour ... 35 000 roubles (non, ce n’est pas une illusion d’optique, selon les documents, l’auto a bien été achetée à ce prix-là). Peu de temps après, l’épouse et le gendre du maire avaient racheté, sans qu’il y ait eu une vente publique comme c’est l’obligation, l’un des bâtiments situés sur la rue principale de Novotcherkassk pour 169 000 roubles (soit l’équivalent du prix d’un appartement d’une pièce à cette époque). Ils avaient décidé d’y ouvrir « leur » supermarché. À la suite des publications d’Alexeï Fedorov et de l’intervention du procureur régional, la famille du maire a « rendu » le bâtiment, qui a été inscrit au patrimoine immobilier de la municipalité (...) Plus le maire allait loin, plus les investigations d’Alexeï Fedorov étaient poussées. Tout en travaillant pour notre journal, il a créé le sien – L’Observateur de Novotcherkassk (Новочеркасский наблюдатель). Dans le premier numéro de celuici, il a écrit un article sur les liens du maire avec un baron de la drogue issu de la communauté tsigane (...) Après la parution de ce premier numéro, Alexeï Fedorov a été arrêté [mais] relâché peu de temps après (...) Selon quelques agents des forces de l’ordre (on en parlait ouvertement même dans les autobus), le maire de la ville, ayant « fait marcher » son réseau personnel, a dénoncé Alexeï Fedorov au fisc. C’est pourquoi, après la parution des deux autres numéros de L’Observateur de Novotcherkassk, au ton encore plus acéré, Alexeï Fedorov a été victime d’une « mise en scène », selon le jargon des policiers (...) Le 25 juillet de l’année passée, Alexeï Fedorov – qui, à cette date, avait déjà passé quatre mois en tôle – a été condamné par le tribunal de la ville de Novotcherkassk à quatre ans de prison ferme. On l’avait jugé coupable de fraude fiscale en 1999 et condamné à verser deux millions de roubles. La journaliste de la 5e chaîne de télévision, Mme Ch., en a informé [les téléspectateurs] d’un air complètement béat. Savez-vous comment l’on reconnaît une personne malhonnête ? [Elle] s’attaque à un lion mort en sachant bien qu’il ne peut pas riposter. (...) Et [elle fait en sorte] qu’(...) un journaliste en dégomme un autre qui se trouve en prison précisément parce qu’il a osé « s’élever » contre un moujik de l’Altaï à la tête de voleur qui occupait confortablement un siège « haut placé » ((...) журналиста, сидящего в тюрьме именно за то, что «посмел поднять хвост» на какого-то воровливого алтайского мужика, занявшего удобное «высокое» кресло).» Eu égard à cette dernière phrase, M. V. engagea une procédure d’accusation privée pour injure sur le fondement de l’article 130 § 2 du code pénal. Il cita Mme A. et la requérante en tant que parties défenderesses. Le 7 avril 2004, le juge de paix de la première circonscription de la ville de Novotcherkassk, constatant la nécessité d’avoir des connaissances linguistiques spéciales, ordonna de sa propre initiative une expertise éthicolinguistique et posa les questions suivantes : « 1. L’expression « un moujik de l’Altaï à la tête de voleur » contient-elle des mots indécents portant atteinte à la dignité et à l’honneur d’un individu ? Ressort-il du contexte de l’article (...) que l’expression [ci-dessus] vise le maire de Novotcherkassk, M. V. ? » Le 1er octobre 2004, le centre régional d’expertises judiciaires rendit un rapport de 17 pages. Le rapport conclut que l’expression « un moujik de l’Altaï à la tête de voleur » ne contenait pas de mots indécents ni insultants et que, à la lumière du contexte de l’article, il ne pouvait pas être exclu que cette expression visât le maire de Novotcherkassk, M. V. Le 1er novembre 2004, le juge de paix de la première circonscription de la ville de Novotcherkassk reconnut Mme A. coupable d’injure, infraction réprimée par l’article 130 § 2 du code pénal, et la condamna à une amende de 10 000 roubles (RUB). La requérante fut également condamnée à une amende de 50 000 RUB (environ 1 364 euros (EUR) au moment des faits) : le juge considéra qu’elle était complice de l’infraction puisqu’elle avait créé, en tant que rédactrice en chef du journal, « les conditions pour la publication d’un article contenant des propos injurieux dirigés contre autrui ». Pour conclure à leur culpabilité, le juge s’appuya sur les éléments suivants : les déclarations du représentant de la victime, qui affirmait que son client avait pris l’expression « à la tête de voleur » pour une insulte à son encontre, le texte de l’article litigieux et le projet de publication, signé par la requérante, du numéro du journal contenant l’article litigieux. Le juge rejeta le rapport d’expertise du 1er octobre 2004 en ces termes : « (...) Le caractère indécent est un élément constitutif obligatoire de l’injure réprimée au pénal. Le droit pénal russe ne contient pas de définition normative du « caractère indécent ». Le tribunal doit donc recourir à l’interprétation linguistique du libellé de l’article 130 § 1. Le dictionnaire de la langue russe de S.I. Ozhegov donne au terme « indécent » le sens de contraire à la bienséance, « la bienséance » étant la règle de conduite, la politesse, la décence. Il s’ensuit que le fait de décrire un individu [à l’aide de l’épithète] « à la tête de voleur » ne peut pas être considéré comme poli, décent et conforme aux convenances et, par conséquent, comme bienséant. Conformément à l’article 17 du code pénal, un juge apprécie chaque preuve selon son intime conviction, qu’il forme en se basant sur l’ensemble des preuves versées au dossier, tout en étant guidé par la loi et sa conscience. Nulle preuve n’a de force probante préétablie. Eu égard à ces éléments, le tribunal rejette les conclusions susmentionnées des experts et, en se basant sur ses propres connaissances dans le domaine de la philologie, considère que [l’expression] « à la tête de voleur » est une expression indécente (...) L’analyse de l’article (...), lequel cite le nom de M. V. de façon péjorative quatre fois, son poste officiel six fois et son grade de général une fois (...) permet au tribunal de conclure que l’expression en question vise précisément M. V. » La requérante interjeta appel du jugement du 1er novembre 2004. Elle alléguait notamment qu’elle n’avait pas pris la décision finale quant à la publication du numéro en cause car cette tâche incombait au directeur du journal, que la phrase incriminée ne visait pas personnellement M. V. et, à titre subsidiaire, que l’expression incriminée n’était pas indécente. Le 23 décembre 2004, le tribunal de la ville de Novotcherkassk confirma ce jugement en appel, en ces termes : « L’instance d’appel considère que la conclusion du tribunal de première instance, selon laquelle les termes « un moujik de l’Altaï à la tête de voleur qui occupait confortablement un siège « haut placé » » était une injure, est raisonnable et justifiée parce qu’elle est basée sur l’ensemble des circonstances de l’affaire et non pas sur un aspect particulier des preuves versées au dossier. (...) L’approche critique du juge de paix envers le rapport d’expertise se révèle en l’occurrence justifiée étant donné que les experts linguistes se sont basés sur des règles formelles et non pas sur les circonstances réelles de l’affaire ». Le 5 avril 2005, la cour régionale de Rostov-sur-le-Don, statuant en cassation, confirma ce jugement. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. Constitution L’article 29 garantit la liberté de pensée et d’expression ainsi que la liberté de la presse. B. Code pénal L’article 130 du code pénal en vigueur au moment des faits, qui a été abrogé le 7 décembre 2011, se lisait ainsi : « 1. L’injure est une atteinte à l’honneur et à la dignité d’autrui qui revêt un caractère indécent (...) Une injure contenue dans un discours public, une œuvre d’art publique ou dans les médias est passible d’une amende d’un montant maximal de 80 000 roubles, payable soit par le biais d’une saisie sur salaire ou sur un autre revenu de la personne condamnée pour une durée maximale de six mois, soit par des travaux d’intérêt général d’une durée maximale de 180 heures ou des travaux correctionnels d’une durée maximale d’un an ».
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1984 et réside au Royaume-Uni. A. L’altercation du 27 octobre 2006 Le 27 octobre 2006, à environ 3 heures, une altercation intervint entre, d’une part, le requérant et deux amis (B. et V.), qui avaient essayé de soustraire un pneu du coffre d’une voiture, et d’autre part, I., le propriétaire de la voiture et A., la personne qui accompagnait ce dernier. Une personne qui travaillait à proximité alerta la police. Les agents de police arrivés sur les lieux constatèrent que le requérant et B. présentaient des blessures et les conduisirent à l’hôpital pour qu’ils soient soignés. V. avait réussi à s’enfuir. I. et A. furent conduits au bureau de police le plus proche où ils furent identifiés. Ils nièrent avoir agressé les personnes ayant tenté de voler le pneu. Un procès-verbal fut rédigé par les agents de police. S’agissant du requérant, le procès-verbal mentionnait qu’il était allongé par terre, qu’il présentait un traumatisme au niveau du nez et qu’il saignait abondamment. B. L’enquête pénale ouverte d’office par la police du chef de vol Le même jour, la police judiciaire ouvrit des poursuites pénales du chef de vol contre le requérant et ses amis. Par ailleurs, toujours le même jour, après sa sortie de l’hôpital où il subit, sous anesthésie locale, une intervention en vue du redressement de la pyramide nasale, le requérant fut escorté au siège de la police aux fins d’un interrogatoire. Il reconnut avoir été en état d’ébriété et d’avoir voulu faire une blague avec les deux autres jeunes l’accompagnant, en soustrayant le pneu. Le requérant, qui n’entendit pas se faire assister par un avocat à ce stade de la procédure, ajouta : « Je déclare que la personne [qui est apparue alors que nous volions le pneu] nous a porté des coups de poings au visage, à moi et à B., nous a immobilisés et a appelé la police, moment où j’ai appris que la personne en cause était le propriétaire de la voiture. (...) J’ai été informé que j’avais le droit de déposer plainte contre le propriétaire de la voiture, dont j’ai appris qu’il s’appelle I., du chef de coups et blessures, mais je n’entends pas porter plainte pénale à son encontre. » Dans une déclaration manuscrite faite le même jour, le requérant précisa : « je n’entends pas porter plainte contre mes agresseurs ». Le 17 janvier 2007, la police entendit B. qui déclara notamment : « Tout de suite après avoir été agressés, les agents de police nous ont informés que la personne qui nous a frappés était le propriétaire de la voiture [du coffre] de laquelle nous aurions soustrait le pneu. » Par une décision du 20 août 2007, le parquet près le tribunal de première instance du 6ème arrondissement de Bucarest (« le parquet ») clôtura les poursuites pénales du chef de vol, estimant que les faits ne présentaient pas le degré de danger social exigé par loi pénale. Il infligea néanmoins au requérant une amende administrative à hauteur de 300 lei roumains (RON), soit environ 90 euros, selon le taux de change de la banque nationale roumaine. Le parquet ordonna en outre un non-lieu du chef de coups et blessures au motif que le requérant et son ami B. n’avaient pas déposé de plainte pénale préalable à cet effet. Par une décision du 5 février 2009, le tribunal de première instance du 6ème arrondissement de Bucarest rejeta l’opposition du requérant formée contre la décision du 20 août 2007, par laquelle il faisait valoir que la clôture des poursuites pénales ouvertes à son encontre aurait dû être prononcée pour un tout autre motif, à savoir l’inexistence des faits reprochés. Le requérant ne se pourvut pas en recours contre cette décision. C. Les plaintes pénales déposées par le requérant La plainte déposée contre I. Entre-temps, le 23 décembre 2006, le requérant avait envoyé à la police, par voie postale, une plainte pénale dirigée contre I. du chef de coups et blessures (article 180 § 2 de l’ancien code pénal (« ancien CP »)). Il se constitua également partie civile. Il se référa à un certificat médicolégal, délivré le 1er novembre 2006, qui attestait qu’il présentait une fracture du nez, une ecchymose à l’œil gauche, des excoriations sur la fesse gauche, une tuméfaction de la main gauche et quatre dents cassées. Le certificat mentionnait en outre que ces lésions pouvaient dater du jour allégué par le requérant devant le médecin légiste, à savoir 26 octobre 2006, qu’elles avaient été causées par des coups avec des objets durs et qu’elles nécessitaient 16 à 18 jours de soins médicaux. Le 3 janvier 2007, le requérant saisit le bureau d’investigation de la police d’une nouvelle requête tendant à l’obtention des coordonnées complètes de l’auteur « de l’infraction le concernant ». Le 9 janvier 2007, le bureau informa le requérant que la personne l’ayant agressé était I. et lui communiqua les données personnelles de celui-ci. Il fut en outre informé de son droit de déposer une plainte pénale contre celui-ci dans un délai de soixante jours. En réponse, le requérant confirma qu’il entendait diriger sa plainte contre I. Le 22 janvier 2007, le bureau d’investigations de la police ouvrit des poursuites pénales du chef de coups et blessures contre I. Entendus par la police le 14 août 2007, I. et A. déclarèrent qu’ils avaient aperçu le requérant et ses deux amis courant après avoir soustrait un pneu de la voiture de I. Le requérant aurait trébuché et serait tombé par terre. Le 21 août 2007, la police procéda à l’audition du requérant. Celui-ci déclara qu’il avait été agressé par I. qui lui avait porté un coup au visage et par une autre personne, qui accompagnait ce dernier, qui lui avait porté des coups de poing et de pied au visage. Entendu le même jour, B. déclara qu’il avait été également agressé par I. et qu’il avait vu le requérant blessé et allongé par terre, sans pour autant avoir identifié l’auteur de l’agression. Le requérant lui aurait toutefois dit qu’il avait été agressé par I. et par la personne l’accompagnant. Le 3 octobre 2007, par une note envoyée au parquet, la police judiciaire proposa l’arrêt des poursuites ouvertes contre I., s’exprimant en ces termes : « Après examen des preuves instruites dans l’affaire, des circonstances personnelles ainsi que des circonstances (...) du fait commis, il ressort que le suspect a obtenu dans cet intervalle des revenus modestes et, par conséquent, son acte ne présente pas le degré de danger d’une infraction. Eu égard à ce qui précède, au fait qu’au cours des poursuites pénales, le suspect a eu une attitude sincère, reconnaissant et regrettant son acte, ainsi qu’à l’absence d’antécédents pénaux (...), je propose la clôture des poursuites pénales (...) » Par une décision du 23 mars 2009, le parquet ordonna l’arrêt des poursuites engagées contre I. Pour ce faire, il nota que la plainte du 23 décembre 2006 versée au dossier de l’instruction n’était pas revêtue d’une confirmation de réception par une quelconque autorité judiciaire, de sorte qu’elle ne pouvait pas être prise en considération. Or, la demande d’identification déposée le 3 janvier 2007, était tardive, car déposée plus de deux mois après la date à laquelle le requérant avait pris connaissance de l’identité de son agresseur, à savoir le 27 octobre 2006. De l’avis du parquet, la demande du 3 janvier 2007 ne constituait qu’un moyen pour contourner les dispositions procédurales régissant les délais pour le dépôt d’une plainte. En outre, le parquet constata que, par sa décision du 20 août 2007, il avait déjà ordonné un non-lieu à l’égard de I. du chef de coups et blessures, au motif qu’aucune plainte pénale n’avait été déposée à son encontre par le requérant (paragraphe 12 in fine ci-dessus). Il estima que le refus initial du requérant de déposer une telle plainte pénale, qui avait fondé le non-lieu rendu en l’espèce, constituait un acte de renonciation irrévocable, et qui ne saurait être écartée par la simple volonté unilatérale de l’intéressé. Le 22 janvier 2010, le procureur en chef du parquet confirma la décision du 23 mars 2009. Le requérant contesta la décision du parquet du 23 mars 2009 devant les tribunaux. Il se constitua également partie civile. Par un jugement du 31 mars 2010, le tribunal de première instance du 6ème arrondissement de Bucarest confirma la décision du parquet en ce que la plainte pénale du requérant était tardive. Le tribunal nota toutefois que le requérant avait la liberté de revenir sur son refus initial et de déposer une plainte pénale, et cela à tout moment dans le délai de deux mois prévu par la loi pénale pour le dépôt d’une plainte préalable. Par un arrêt du 14 juin 2010, le tribunal départemental de Bucarest, sur recours du requérant, annula le jugement du 31 mars 2010 et renvoya le dossier au tribunal de première instance pour examiner le fond de l’affaire. Pour ce faire, le tribunal départemental nota que le parquet lui-même avait confirmé dans une note interne la réception par voie postale de la plainte du requérant du 23 décembre 2006, formulée dans le délai de deux mois prévu par la loi pénale pour une telle plainte, et que la demande d’identification du 3 janvier 2007 avait été déposée par le requérant à la suggestion du parquet, étant donné qu’il n’avait indiqué, dans la plainte précitée, que le nom et le prénom de l’agresseur, et non ses coordonnés complètes. Le 5 octobre 2010, après le renvoi de l’affaire, le tribunal de première instance du 6ème arrondissement de Bucarest annula formellement la décision du parquet du 23 mars 2009 et inscrit l’affaire au rôle. Entendu le 7 février 2011, le requérant déclara que I. lui avait porté un coup sur la nuque avant qu’il ne perde connaissance pour quelques secondes. A. lui porta ensuite des coups de poing et de pied au visage, de sorte qu’il perdit connaissance jusqu’à l’arrivée d’une ambulance. Par une lettre du 10 février 2011, le requérant demanda au tribunal que la procédure soit élargie à l’encontre de A. et se constitua également partie civile. Il déclara que sa perte de connaissance avait certainement été accompagnée d’une commotion cérébrale de sorte que, pendant une longue période, il ne s’était pas souvenu de ce qui s’était passé lors de l’incident. Toutefois, combinant ses faibles souvenirs récents avec les déclarations extrajudiciaires que I. aurait faites, il était arrivé à la conclusion que A. lui avait porté plusieurs coups de pied à l’estomac et au visage lui provoquant une mutilation. Il considéra que les faits commis par A. constituaient une atteinte grave à l’intégrité corporelle, infraction punie par l’article 182 de l’ancien CP, et renvoya à cet égard aux conclusions de la Cour dans l’affaire Macovei et autres c. Roumanie (no 5048/02, 21 juin 2007). Lors de l’audience du 28 février 2011, le parquet répondit que, selon le code de procédure pénale, la demande d’extension de la procédure à l’égard d’une tierce personne était l’attribut exclusif du procureur et que dès lors la demande du requérant devait être rejetée comme étant irrecevable. De son côté, le procureur refusa de déclencher l’action pénale contre A. Le tribunal nota que le requérant avait déjà déposé une plainte pénale séparée devant le parquet, que celui-ci allait instruire. A la même audience, le tribunal entendit en outre B., V., I. et A., ainsi que la personne qui travaillait à proximité des lieux de l’altercation et qui avait alerté la police. B. déclara avoir vu I. portant un coup au requérant et qu’il avait lui-même été frappé par celui-ci. V. déclara qu’il avait été frappé aussi par une personne qu’il ne pouvait pas identifier. Le 21 mars 2011, le tribunal accueillit la demande du requérant tendant à la réalisation d’une expertise médicolégale. Le 6 mai 2011, un rapport d’expertise médicolégale fut établi par l’Institut national de médecine légale qui conclut que les lésions du requérant ne pouvaient pas résulter d’une chute (voir paragraphe 19 ci-dessus), mais de coups portés avec des objets durs et qu’elles avaient nécessité 22 à 24 jours de soins médicaux. Les lésions au niveau du visage avaient été causées par des coups de poing répétés portés de face ou de côté, ainsi par des coups de pied frontaux. Les lésions au niveau de la fesse gauche et de la main gauche pouvaient avoir été causées par une chute sur une surface dure dans le même contexte. Le 20 mai 2011, le requérant versa un mémoire au dossier par lequel il entendait apporter des précisions quant à sa déclaration faite devant le tribunal le 7 février 2011 (paragraphe 28 ci-dessus). Il indiqua qu’en réalité il n’avait pas reçu un coup de poing sur la nuque, mais sur le côté, ce qui avait provoqué la fracture du nez et l’ecchymose à l’œil gauche. Le reste des lésions, et notamment au niveau du maxillaire, avait été causé par les coups de pied portés par A. alors qu’il était allongé par terre. Lors de l’audience du 6 juin 2011, le tribunal invita les parties à déposer leurs commentaires quant à la possibilité de requalifier les faits reprochés à I. en coups et blessures, infraction prévue par l’article 180 § 1 de l’ancien CP au lieu de l’article 180 § 2 de ce code. Lors de l’audience du 27 juin 2011, le requérant fit valoir que, en effet, une requalification des faits s’imposait en l’espèce, mais comme atteinte grave à l’intégrité corporelle, infraction punie par l’article 182 de l’ancien CP. Il demanda en conséquence que la procédure soit étendue à l’encontre de A. de ce chef, sur le fondement de l’article 131 § 4 de l’ancien CP en vertu duquel les faits commis entraînaient la responsabilité pénale de tous les auteurs même si la plainte pénale préalable visait l’un seul d’entre eux. Le 12 septembre 2011, le tribunal rejeta la demande de requalification formulée par le requérant, mais accueillit celle soulevée d’office. Il invita ensuite les parties à déposer leurs conclusions quant à l’éventuelle prescription spéciale de la responsabilité pénale. En outre, rappelant que le procureur avait refusé de déclencher l’action pénale contre A. (paragraphe 30 ci-dessus), il procéda à l’envoi au parquet de la plainte pénale produite au dossier par le requérant contre A. Lors de l’audience du 26 septembre 2011, le requérant s’opposa à l’application de la prescription de l’action pénale, au motif que les faits reprochés avaient été commis avec intention et avaient eu des conséquences graves. Par un jugement du 3 octobre 2011, le tribunal de première instance du 6ème arrondissement de Bucarest clôtura la procédure au motif que la prescription spéciale pour l’infraction pour laquelle I. était poursuivi était acquise. Il rejeta en outre l’action civile comme étant dépourvue de fondement. En particulier, le tribunal conclut, sur la base des témoignages, que I. avait porté un seul coup de poing à la nuque au requérant, ce qui ne lui avait pas provoqué les lésions identifiées dans les documents médicolégaux (paragraphes 15 et 33 ci-dessus). Dans ces conditions, il requalifia les faits en l’infraction prohibée par l’article 180 § 1 de l’ancien CP et constata l’acquisition de la prescription spéciale. S’agissant du volet civil, le tribunal conclut que l’action de I. avait provoqué chez le requérant une souffrance minime, l’inculpé agissant dans un état de nécessité, étant donné qu’il entendait appréhender les personnes qui lui avaient volé un pneu. Par un arrêt définitif du 28 novembre 2011, le tribunal départemental de Bucarest confirma le jugement rendu en première instance. Il écarta toutefois la motivation du tribunal de première instance se fondant sur l’état de nécessité dans lequel avait agi I. et qui avait conduit au rejet de la demande de dommages moraux formée par le requérant. Le tribunal départemental jugea que la demande devait être rejetée étant donné le comportement coupable du requérant qui avait causé la réaction de I. et A. L’arrêt fut mis au net le 7 décembre 2011. La plainte déposée contre A. La plainte pénale du requérant dirigée contre A. et renvoyée par le tribunal de première instance du 6ème arrondissement de Bucarest le 12 septembre 2011 (paragraphe 37 ci-dessus) fut enregistrée au rôle du parquet. Le 11 octobre 2011, le parquet envoya la plainte à la police judiciaire lui enjoignant de mener une enquête du chef d’atteinte grave à l’intégrité corporelle, infraction punie par l’article 182 de l’ancien CP. Le 26 octobre 2011, la police judiciaire ouvrit une enquête préliminaire du chef de coups et blessures (article 180 § 2 du CP). Elle entendit le requérant, ses deux amis, I. et A. Par une décision du 26 juillet 2012, le parquet rendit un non-lieu. Le parquet nota que la seule preuve à l’encontre de A. était la déclaration du requérant, et qu’elle n’était pas, à elle seule, suffisante pour ouvrir des poursuites pénales. Cette décision fut confirmée par le procureur en chef du parquet le 14 décembre 2012. Le requérant contesta la décision du parquet du 26 juillet 2012 devant le tribunal, dénonçant une enquête ineffective. Par un jugement définitif du 3 avril 2013, le tribunal de première instance du 6ème arrondissement de Bucarest accueillit l’action du requérant, annula la décision du parquet et renvoya l’affaire à celui-ci pour un complément d’enquête. Pour ce faire, le tribunal nota que la décision était basée sur « une séparation artificielle de mêmes circonstances de fait, uniquement en raison du fait qu’elles avaient été examinées dans des procédures distinctes » (o separare artificială a aceloraşi împrejurări de fapt, doar pentru că au fost cercetate în dosare distincte). Il constata en outre que les auditions réalisées par la police avaient été purement formelles et que toutes les pièces du dossier n’avaient pas été étudiées attentivement, ce qui dénotait une enquête ineffective. Le tribunal dressa une liste des mesures à prendre par le parquet parmi lesquelles notamment : la réaudition des cinq personnes impliquées dans l’altercation et la clarification de plusieurs points précis à cette occasion, ainsi que la confrontation de ces personnes. Par une décision du 20 novembre 2013, le parquet ordonna un non-lieu en raison de la prescription de l’action pénale. Il ne ressort pas du dossier que les mesures indiquées par le tribunal aient été prises. Par un jugement définitif du 24 avril 2014, sur recours du requérant, le tribunal de première instance du 6ème arrondissement de Bucarest annula la décision du parquet. Il estima que la qualification juridique des faits devait s’effectuer sur la base de la documentation médicale disponible au dossier, qui, elle, permettait de conclure que le requérant avait subi une mutilation en raison des blessures subies aux quatre dents du maxillaire, ce qui justifiait l’application de l’article 182 § 2 de l’ancien CP. Compte tenu de l’entrée en vigueur d’un nouveau code pénal contenant des dispositions semblables, mais plus favorables pour le suspect, le tribunal ordonna l’ouverture des poursuites du chef de l’article 194 § 1 c) du nouveau CP. Par une décision du 15 octobre 2014, la police judiciaire ouvrit des poursuites pénales à l’encontre de A. du chef de l’infraction réprimée par l’article 194 § 1 c) du nouveau CP. En février et mars 2015, la police entendit B., I. et A., ainsi que la personne qui travaillait à proximité des lieux de l’altercation et qui avait alerté la police. Les personnes entendues maintinrent leur version des faits. B. ajouta à cette occasion que le requérant avait été frappé à coups de poing par A. et que lui-même, avant qu’il tombe sur les coups de I., avait vu A. portant un coup de poing au visage du requérant. I. et A. précisèrent que le requérant n’avait aucune dent cassée lorsqu’il arriva au bureau de police le jour de l’incident. Cité à comparaître aux fins d’une audition par la police, le requérant ne se présenta pas. Son père informa la police en temps utile que le requérant habitait depuis quatre ans au Royaume-Uni, mais qu’il entendait maintenir sa plainte pénale. Le 20 avril 2015, la police ordonna la réalisation d’une nouvelle expertise médicolégale afin d’obtenir plus d’informations quant aux lésions dentaires. Le requérant, par l’intermédiaire de son père, informa la police qu’il n’entendait pas nommer son propre expert ou formuler des demandes supplémentaires pour l’expertise. Le 15 septembre 2015, un rapport d’expertise médicolégale fut établi par l’Institut national de médecine légale, sur la base de la documentation médicale, qui conclut que les lésions dentaires subies par le requérant ne constituaient pas une infirmité posttraumatique et qu’elles ne représentaient pas un « préjudice esthétique grave et permanent », étant donné que le requérant avait bénéficié d’une prothèse dentaire adaptée à son physionomie. Le 15 octobre 2015, sur la base des conclusions de l’expertise médicolégale, la police judiciaire requalifia les faits reprochés à A. en l’infraction de coups et blessures (article 180 § 2 de l’ancien CP). Par une décision du 26 octobre 2015, suite à la requalification juridique des faits, le parquet constata l’acquisition de la prescription spéciale et clôtura la procédure. Cette décision fut confirmée par une décision du 28 décembre 2015 du procureur en chef du parquet, et par une décision du 9 février 2016 du tribunal de première instance du 6ème arrondissement de Bucarest. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Les articles pertinents de l’ancien code pénal, en vigueur jusqu’au 1er février 2014, sont libellés comme suit : Article 131 § 4 Défaut de plainte préalable « Est engagée la responsabilité pénale de toutes les personnes ayant participé à la réalisation des faits, même si la plainte pénale préalable est portée ou fait mention uniquement de l’une des personnes. » Article 180 Les coups et blessures « (1) Les coups ou autres actes de violence causant des souffrances physiques sont passibles d’une peine de prison comprise entre un et trois mois de prison ou d’une amende. (...) (2) Les coups ou les actes de violence ayant causé des lésions nécessitant des soins médicaux pendant 20 jours maximum sont passibles d’une peine de prison comprise entre trois mois et deux ans de prison ou d’une amende. (...) (3) L’action pénale est déclenchée par la plainte préalable de la partie lésée (...) » Article 182 L’atteinte grave à l’intégrité corporelle « (1) L’atteinte portée à l’intégrité corporelle ou à la santé nécessitant, pour guérir, des soins médicaux de plus de 60 jours est passible d’une peine de deux à sept ans de prison. (2) Si l’atteinte a entraîné l’une des conséquences suivantes : la perte d’un organe ou d’un sens, l’arrêt de leur fonctionnement, une infirmité permanente physique ou psychique, une mutilation, l’avortement ou la mise en danger de la vie de la personne, elle est passible d’une peine de deux à dix ans de prison. » Les articles pertinents de l’ancien code de procédure pénale, en vigueur jusqu’au 1er février 2014, sont libellés comme suit : Article 279 La procédure relative à la plainte préalable « (1) Le déclenchement de l’action pénale a lieu sur plainte préalable de la personne lésée pour les infractions pour lesquelles la nécessité d’une telle plainte est prévue par la loi. (2) La plainte préalable doit être envoyée aux autorités chargées de l’enquête pénale ou au procureur, selon la loi. » Article 284 § 1 Le délai pour la plainte préalable « (1) Dans le cas des infractions pour lesquelles la loi exige une plainte pénale préalable, celle-ci doit être introduite dans un délai de deux mois à compter de la date à laquelle la personne lésée a appris qui est l’auteur allégué des faits (făptuitorul) ». Les articles pertinents du nouveau code pénal, entré en vigueur le 1er février 2014, sont libellés comme suit : Article 193 Les coups et blessures « Les coups ou autres actes de violence causant des souffrances physiques sont passibles d’une peine de prison comprise entre trois mois et deux ans de prison ou d’une amende. (2) Les faits ayant causé des lésions traumatiques ou qui ont affecté la santé d’une personne, dont la gravité a entraîné des soins médicaux pendant quatre-vingt-dix jours maximum, sont passibles d’une peine de prison comprise entre six mois et cinq ans de prison ou d’une amende. (3) L’action pénale est déclenchée par la plainte préalable de la partie lésée (...) » Article 194 L’atteinte à l’intégrité corporelle « Les faits énumérés à l’article 193 qui ont causé l’une des conséquences suivantes : a) une infirmité ; b) des lésions traumatiques ou l’affectation de l’état de santé d’une personne qui ont entraîné, pour guérir, des soins médicaux de plus de quatre-vingt-dix jours ; c) un préjudice esthétique grave et permanent ; d) l’avortement ; e) la mise en danger de la vie de la personne, sont passible d’une peine de deux à sept ans de prison. » La position de la doctrine et de la pratique judiciaire quant à la question de savoir si la perte de dents constitue une « mutilation » au sens de l’article 182 du code pénal est décrite dans l’affaire Macovei (précitée, §§ 36 et 37). À cet égard, la doctrine et la pratique majoritaire, dont fait partie la jurisprudence constante de la Haute Cour de cassation et de justice, donnent une réponse affirmative à cette question.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1975 et réside à Istanbul. Le 16 septembre 2000, le requérant, avocat de profession et membre de l’Association des juristes contemporains (Çağdaş Hukukçular Derneği), participa à une déclaration publique sur la place Taksim, à Istanbul, pour protester contre les nouvelles réglementations relatives aux fouilles corporelles des avocats à l’entrée des prisons de type F. Selon le procès-verbal dressé le même jour, les événements se sont déroulés de la manière suivante : le président et les membres de l’Association des juristes contemporains s’étaient rassemblés vers 11 h 50 ; alors qu’ils s’apprêtaient à marcher en direction de la place Taksim, la police les avait avertis que la manifestation enfreignait la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques et leur avait demandé de se disperser dans les quinze minutes, faute de quoi elle ferait usage de la force ; la police n’avait pas autorisé la lecture de la déclaration publique et avait dispersé les manifestants manu militari. Le procès-verbal indiquait que vingt-sept avocats, y compris le requérant, avaient été placés en garde à vue à 12 h 30. Le requérant resta quatre heures en garde à vue avant d’être déféré au parquet. Le rapport médical établi à sa sortie de garde à vue faisait état de plusieurs ecchymoses, d’une stagnation de sang dans la cloison nasale gauche, d’œdèmes au niveau des chevilles, de difficultés de mouvement du cou, d’un œdème sur la lèvre inférieure et d’un déracinement partiel de deux incisives inférieures. Le médecin légiste prescrivit cinq jours d’arrêt maladie au requérant. Ce dernier fut relaxé par le parquet le même jour. A. La procédure pénale entamée contre les policiers pour mauvais traitements Le 18 septembre 2000, les manifestants, dont le requérant, déposèrent devant le procureur de la République de Beyoğlu une plainte pour mauvais traitements et abus de pouvoir à l’encontre des policiers M.G., Ş.G., E.K., G.F.K., A.C. et B.K., du préfet E.Ç. et du directeur adjoint de la direction de la sûreté d’Istanbul, T.T. Le requérant fut entendu par le procureur de la République le même jour. Il affirma avoir été gravement battu et insulté lors de cet incident et il déclara porter plainte contre les policiers. Le 26 septembre 2000, le parquet d’Istanbul se déclara incompétent pour examiner une plainte dirigée contre le préfet et le directeur adjoint de la direction de la sûreté et transféra le dossier au ministère de l’Intérieur. Le 21 décembre 2000, la préfecture d’Istanbul rendit une décision, signée par le préfet E.Ç., fondée sur la loi no 4483 relative aux poursuites des fonctionnaires et autres agents publics. Dans cette décision, le préfet refusait d’autoriser l’ouverture de poursuites pour mauvais traitements et abus de pouvoir contre les policiers. Le 29 janvier 2001, le requérant contesta la décision devant le tribunal administratif régional d’Istanbul. Le 17 avril 2001, le tribunal administratif annula la décision préfectorale et transmit le dossier au parquet d’Istanbul en vue de l’ouverture d’une action pénale à l’encontre des six policiers concernés. Par un acte d’accusation du 11 mai 2001 fondé sur l’article 245 du code pénal, le procureur accusa les six policiers d’avoir infligé des mauvais traitements au requérant et à cinq autres manifestants. Le 28 septembre 2004, la 4e chambre du tribunal de grande instance de Beyoğlu, après avoir examiné l’implication de chacun des policiers inculpés dans les mauvais traitements dénoncés, conclut que G.F.K. avait fait usage de la force à l’encontre du requérant et était coupable de violences ayant outrepassé les limites de ses fonctions. Elle le condamna à trois mois d’emprisonnement et le releva de ses fonctions pour une période d’une durée identique. Le tribunal commua d’abord ces peines en amendes puis prononça le sursis à l’exécution sur le fondement de l’article 6 de la loi no 647 relative à l’exécution des peines. Le 6 novembre 2006, la Cour de cassation infirma le jugement au motif qu’il était nécessaire d’appliquer les nouvelles dispositions du code pénal turc, entré en vigueur le 1er juin 2005. Le 11 septembre 2007, le tribunal de grande instance se conforma à l’arrêt de cassation et prononça à l’encontre du policier G.F.K. les mêmes peines avec sursis à l’exécution. Le 22 décembre 2009, la Cour de cassation raya l’affaire du rôle pour cause de prescription, en application de l’article 223 du nouveau code de procédure pénale. B. La procédure pénale ouverte contre les manifestants Entre-temps, le 17 novembre 2000, le parquet d’Istanbul avait reproché aux manifestants, parmi lesquels le requérant, d’avoir enfreint la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques. Le 28 mars 2001, la 7e chambre du tribunal de grande instance de Beyoğlu avait acquitté les manifestants. Le jugement soulignait que, dans son réquisitoire, le parquet avait requis l’acquittement des accusés en indiquant que ni la teneur de la déclaration de presse ni l’organisation de la lecture d’une telle déclaration ne constituaient une infraction à la loi. C. La procédure en indemnisation diligentée par le requérant sur le fondement de la loi no 466 pour placement injustifié en garde à vue Également dans l’intervalle, le 22 mai 2001, le requérant avait entamé une procédure en indemnisation en raison de son placement en garde à vue. Il demandait 2 000 000 000 de livres turques (TRL – environ 2 000 euros (EUR)) pour dommage matériel et 5 000 000 000 TRL (environ 5 200 EUR) pour dommage moral. Le 23 juin 2004, la 1re chambre de la cour d’assises de Beyoğlu avait rejeté sa demande. Le 14 juillet 2006, la Cour de cassation avait confirmé le jugement de cette juridiction.
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Les requérants, M. Nasrettin Aslan et M. Zeki Aslan, sont des ressortissants turcs, d’origine kurde, nés respectivement en 1973 et en 1987 et résidant à Hakkâri. I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le 4 juin 2010 vers 13 heures, le BDP (Barış ve Demokrasi Partisi - Parti pour la paix et la démocratie), un parti pro-kurde, organisa une manifestation devant la mairie de Hakkâri. À l’issue de la manifestation, les participants se dispersèrent et des incidents eurent lieu. A. L’altercation survenue entre les policiers et les requérants La version des faits donnée par les requérants Les requérants affirment que, le jour de l’incident, Nasrettin Aslan se rendit au domicile de son neveu, situé près des logements de la police, dans le centre-ville de Hakkâri, pour l’emmener à l’hôpital. Ils soutiennent que, à l’arrivée de Nasrettin Aslan devant l’immeuble, un véhicule de police surgit et que les policiers qui en descendirent le menacèrent en lui demandant de surveiller ses enfants. Nasrettin Aslan leur aurait répondu que les enfants qui avaient jeté des pierres sur les policiers n’étaient pas les siens. Les fonctionnaires de police s’en seraient alors pris à lui. La famille de Nasrettin Aslan serait intervenue pour les séparer en expliquant que leur parent était atteint d’une grave maladie. Les requérants expliquent que, au même moment, Zeki Aslan, le frère de Nasrettin Aslan, qui était en train de dormir, se réveilla et tenta lui aussi de s’interposer. Les policiers l’auraient également frappé puis auraient brutalisé les requérants au moment de les faire monter à bord de leur véhicule et pendant le trajet jusqu’à la direction de la sûreté. La version des faits donnée par les autorités nationales Le procès-verbal d’arrestation du 4 juin 2010 établi par la police à 16 h 10 indiquait ce qui suit : en raison de la présence d’un groupe de personnes qui jetait des pierres sur les logements de la police, situés dans le quartier de Gazi, des policiers s’étaient rendus sur les lieux de l’incident à la suite d’une demande de renfort ; le groupe d’une dizaine de personnes qui jetait des pierres avait pris la fuite et s’était réfugié dans les immeubles aux alentours ; alors que les policiers allaient interroger les habitants du quartier au sujet de ce groupe d’individus, un autre groupe, composé d’une cinquantaine de personnes munies de bâtons et de pierres, avait encerclé un policier en l’injuriant, avant de s’en prendre à un véhicule de police et de casser son rétroviseur gauche ; d’autres policiers étaient venus en renfort et le groupe d’une cinquantaine de personnes s’était dispersé dans les rues adjacentes. Le procès-verbal précisait que Nasrettin Aslan et Zeki Aslan avaient été arrêtés alors qu’ils s’en prenaient physiquement (mukavemette) aux policiers et les empoignaient (boğuşarak) et que ces derniers avaient alors recouru à une force suffisante et proportionnée pour les immobiliser. À la suite de l’arrestation des requérants, le procureur de la République de garde ordonna aux policiers de les placer en garde à vue, de les faire examiner par un médecin puis de les remettre à la direction centrale du commissariat afin de faire le nécessaire pour les poursuivre du chef de voie de fait à l’encontre de fonctionnaires en service. B. La garde à vue des requérants L’audition des requérants Le 4 juin 2010 à 18 h 55, la police procéda à l’audition de Nasrettin Aslan en l’absence d’un avocat. Nasrettin Aslan déclara que le même jour, vers 14 h 30, il s’était rendu en voiture au domicile de son neveu, qui habitait derrière les logements de la police, pour l’emmener à l’hôpital. Il expliqua que, à son arrivée, un fourgon de police s’était approché de lui et qu’un policier s’en était pris à lui en lui disant de surveiller ses enfants. Il lui aurait répondu qu’il n’était pas le père des enfants en question et que les vitres de sa maison et de son véhicule avaient aussi été brisées par des jets de pierre. Il ajouta que, lorsqu’il avait dit au policier que les forces de l’ordre avaient pénétré dans le domicile de son père en utilisant une arme, l’agent en question lui avait donné un coup de poing. Il déclara que son frère, Zeki Aslan, qui se trouvait à côté de lui, s’était alors adressé au policier pour lui demander de ne pas le frapper, et que sa famille était intervenue pour empêcher l’agent de le brutaliser. Il indiqua que les policiers les avaient ensuite injuriés, son frère et lui, et les avaient fait monter à bord du fourgon en leur maintenant les mains dans le dos. Une fois à bord du véhicule, les policiers les auraient frappés jusqu’à leur arrivée à la direction de la sûreté. Il ajouta que son frère et lui n’avaient subi aucun mauvais traitement dans les locaux de la direction de la sûreté et que, par la suite, il avait été examiné par un médecin. Le 4 juin 2010 à 19 h 30, Zeki Aslan fut à son tour entendu par la police, sans la présence d’un avocat. Il déclara que, le jour de l’incident, il avait entendu des cris depuis son domicile et avait vu que son frère Nasrettin Aslan et trois policiers se battaient. Il expliqua qu’il avait voulu s’interposer entre son frère et les trois agents, mais que ces derniers l’avaient frappé. Il déclara que sa mère était elle aussi sortie de la maison, qu’elle avait dit quelque chose en kurde et que le policier lui avait alors pointé son arme sur la tête. Il ajouta que les policiers l’avaient ensuite fait monter avec son frère à bord du véhicule de police en lui maintenant les mains dans le dos. Il aurait été frappé avec un bâton dans le véhicule pendant le transport ainsi que devant la direction de la sûreté. Il indiqua qu’il n’avait pas reçu de coups dans les locaux de la direction de la sûreté, mais qu’il avait fait l’objet de menaces. Par la suite, il aurait été examiné par un médecin. L’examen médical des requérants Le rapport médical établi le 4 juin 2010 à 17 h 51 indique que Nasrettin Aslan avait une rougeur au niveau de l’œil droit, une ecchymose sur le genou gauche et une ecchymose de 3 x 4 cm sur le poignet gauche (le reste du rapport est illisible). Le rapport médical rendu le 5 juin 2010 à 11 h 46 indique que Zeki Aslan présentait des ecchymoses diffuses sur le ventre (le reste du rapport est illisible). L’audition des policiers impliqués dans l’incident litigieux Le 4 juin 2010, le policier H.Y. fut entendu par la police. Il réitéra le contenu du procès-verbal d’arrestation du 4 juin 2010 et précisa qu’il avait arrêté les requérants – qui, selon lui, faisaient partie d’un groupe de personnes qui avaient attaqué les policiers avec des bâtons et leur avaient jeté des pierres – au terme d’une course-poursuite, en utilisant à leur égard une force proportionnée. À l’intérieur du véhicule de police, les requérants se seraient jetés contre les parois blindées et ses collègues n’auraient pas réussi à les en empêcher. Le policier fit valoir que ses collègues et lui avaient été frappés par les femmes qui se trouvaient sur les lieux de l’incident. Il expliqua qu’il avait amené les requérants chez le médecin avant de les conduire à la direction de la sûreté. Par ailleurs, il indiqua qu’il avait pris soin de Nasrettin Aslan, car sa famille lui avait dit qu’il n’était pas en bonne santé (rahatsız). Il ajouta qu’il n’avait pas frappé le requérant pendant sa garde à vue ni après celle-ci. Le même jour, le policier O.Y. fut entendu par la police. Il confirma le contenu du procès-verbal du 4 juin 2010 ainsi que la déposition de son collègue H.Y. et déclara que Zeki Aslan lui avait porté un coup avec une barre de fer au mollet gauche, ce qui l’avait fait tomber sur un genou, provoquant une enflure et une douleur. Il ajouta que ses collègues et lui avaient ensuite recouru à une force suffisante et proportionnée pour arrêter les requérants. Toujours le même jour, le policier T.C. fut entendu par la police. Il réitéra le contenu du procès-verbal du 4 juin 2010, confirma les dépositions de ses collègues H.Y. et O.Y. et indiqua en outre que les requérants avaient été arrêtés au terme d’une course-poursuite en faisant usage d’une force suffisante et proportionnée. C. La plainte pénale engagée contre les policiers pour mauvais traitements À la suite d’une plainte déposée par les requérants, le 5 juin 2010, Zeki Aslan fut entendu par le procureur de la République. Il réitéra le contenu de sa précédente déposition. Le 11 juin 2010, le procureur de la République de Hakkâri rendit une décision de non-lieu. Il y affirmait, en particulier : – que, le jour de l’incident, après la manifestation, un groupe de participants s’était dispersé dans le centre de Hakkâri et avait jeté des pierres sur les logements de la police ; – qu’un groupe d’une cinquantaine de personnes avait attaqué les fonctionnaires de police avec des pierres et des bâtons, les avait injuriés et avait endommagé leur véhicule ; que le groupe de policiers présent sur les lieux avait demandé du renfort ; que les manifestants s’étaient dispersés en courant dans les rues adjacentes, et que, à ce moment-là, Nasrettin Aslan et Zeki Aslan avaient pris part aux événements et avaient été arrêtés par la police ; – que, dans leurs dépositions, les requérants avaient déclaré que les policiers les avaient frappés et injuriés ; – qu’il ressort des rapports médicaux provisoires que les policiers et les requérants avaient des traces de coups et de violences sur le corps ; – que, dans leurs dépositions, les policiers avaient catégoriquement nié avoir frappé les requérants et avoir commis des actes contraires à la loi ; ils exposaient que, au contraire, les requérants les avaient attaqués, et que, ceux-ci ayant résisté lors de leur arrestation, ils avaient fait usage d’une force raisonnable et proportionnée à leur encontre ; que les requérants avaient été conduits dans le véhicule blindé de la police où ils s’étaient infligé des blessures tandis que les policiers essayaient de les en empêcher ; Le procureur concluait que, même si des traces de coups et de violences avaient été relevées sur le corps des requérants et que ceux-ci avaient soutenu avoir été frappés par les policiers, il n’y avait pas lieu de poursuivre ces derniers puisque : – les forces de l’ordre s’étaient rendues sur les lieux de l’incident en raison de jets de pierres sur les logements de la police ; – elles avaient été attaquées par un groupe important d’individus, dont les requérants faisaient partie ; – lors de leur arrestation, les requérants leur avaient résisté et elles avaient alors recouru à la force ; – les fonctionnaires de police avaient nié les accusations portées à leur encontre. Le procureur ajoutait qu’il était habituel que, dans ce type de situation, les personnes arrêtées portent plainte contre les policiers et que, par ailleurs, aucun élément de preuve ne confirmait les allégations abstraites des requérants. Le 25 juin 2010, les requérants contestèrent cette décision devant le président de la cour d’assises de Van. Ils soulevèrent les manquements suivants : – l’absence d’audition des témoins de l’incident et des voisins ou des commerçants des alentours ; – le défaut de reconstitution des faits ; – l’absence de visionnage des enregistrements des caméras de vidéosurveillance alors que l’incident avait eu lieu en centre-ville. Le 8 juillet 2010, le président de la cour d’assises de Van confirma la décision de non-lieu du 11 juin 2010. D. L’action pénale engagée contre les requérants pour voie de fait à l’encontre de fonctionnaires en service et destruction de biens publics Le 11 juin 2010, le procureur de la République de Hakkâri intenta une action pénale contre les requérants pour voie de fait à l’encontre de fonctionnaires et destruction de biens publics devant le tribunal correctionnel de Hakkâri. Le 16 septembre 2010, le tribunal correctionnel de Hakkâri entendit Nasrettin Aslan. Ce dernier contesta les faits qui lui étaient reprochés. Il expliqua que, le jour de l’incident, on l’avait appelé en l’informant que son neveu s’était brûlé la jambe : il s’était rendu chez celui-ci pour l’emmener à l’hôpital. Il indiqua qu’un fourgon de police et trois policiers étaient arrivés devant le domicile de sa famille et que l’un des agents l’avait menacé en lui disant de s’occuper de ses enfants. Il déclara avoir répondu qu’il n’était pas le père des enfants en question et que son véhicule avait également été endommagé par des jets de pierre. Il expliqua que le policier lui avait donné un coup de poing à l’œil, qu’une altercation s’en était suivie et que les trois policiers s’en étaient pris à lui. Il affirma que les membres de sa famille avaient informé les policiers qu’il souffrait d’une maladie des reins. Il signala que Zeki Aslan, qui dormait, s’était alors réveillé et était intervenu. Selon lui, les policiers les avaient tous deux fait monter à bord du fourgon pour les emmener à la direction de la sûreté et les avaient injuriés dans le véhicule. Il déclara qu’il n’avait pas été maltraité dans les locaux de la direction de la sûreté, mais que Zeki Aslan y avait été frappé, car il l’avait entendu crier. Il ajouta qu’il n’avait pas participé à la manifestation organisée par le BDP et qu’il n’avait pas résisté aux policiers ni endommagé de véhicules. Toujours lors de l’audience du 16 septembre 2010, Zeki Aslan fut entendu. Il contesta les faits qui lui étaient reprochés. Il expliqua qu’il était en train de dormir lorsqu’il avait entendu des cris et vu que des policiers étaient en train de frapper Nasrettin Aslan. Il indiqua qu’il avait dit aux policiers que son frère avait une maladie des reins. Selon lui, les policiers avaient alors arrêté de frapper son frère et s’en étaient pris à lui. Il ajouta que son frère et lui avaient été conduits à bord du véhicule de police pour être emmenés à la direction de la sûreté. Il déclara y avoir été frappé à coups de matraque et que, à leur arrivée à destination, trois autres policiers l’avaient également frappé. Il assura qu’il n’était plus en état de marcher. Il contesta avoir participé à la manifestation organisée par le BDP, commis des actes de violence à l’égard des policiers et endommagé leur véhicule. Il ajouta qu’il était intervenu pour séparer son frère des policiers qui le frappaient. Lors de l’audience du 9 décembre 2010, le tribunal correctionnel de Hakkâri entendit A.A., M.A. et H.A., les proches des requérants. Ils confirmèrent la version des faits donnée par les requérants. Par un jugement du 20 décembre 2011, le tribunal correctionnel de Hakkâri constata l’extinction de l’action publique contre les requérants du chef de destruction de biens publics. Il condamna cependant du chef de voie de fait à l’encontre d’un agent pendant l’exercice de ses fonctions : – Zeki Aslan à une peine d’emprisonnement de huit mois et vingtdeux jours qu’il commua en une amende pénale de 5 240 livres turques (TRY – environ 2 087 euros (EUR)) ; – Nasrettin Aslan à une peine d’emprisonnement de huit mois et vingtdeux jours qu’il réduisit à sept mois et huit jours en prenant en compte le comportement du requérant pendant la procédure de jugement. Sur le fondement de l’article 231 § 6 du code de procédure pénale, le tribunal correctionnel sursit au prononcé du jugement (hükmün açıklanmasının geri bırakılması) rendu à l’encontre de Nasrettin Aslan et ordonna le placement de celui-ci sous contrôle judiciaire pendant cinq ans. Après avoir auditionné les témoins oculaires, les policiers et les requérants et pris en considération les différents rapports médicaux ainsi que les procès-verbaux d’arrestation, le tribunal correctionnel considéra dans ses attendus que les requérants faisaient partie du groupe d’une cinquantaine d’individus qui avaient attaqué les policiers avec des bâtons et des pierres ; que les requérants avaient été arrêtés au terme d’une course-poursuite par les policiers qui avaient utilisé à cette fin une force proportionnée par rapport à leur comportement ; que les requérants avaient empêché les policiers d’exercer leur fonction et les avaient blessés ; que les témoignages en faveur des requérants n’avaient pas été considérés comme probants au motif qu’ils provenaient de membres de la famille des requérants. Par un arrêt du 7 février 2013, la Cour de cassation infirma le jugement du tribunal correctionnel de Hakkâri en ce qu’il avait conclu à l’extinction de l’action publique contre les requérants du chef de destruction de biens publics. La Cour de cassation renvoya l’affaire devant le même tribunal pour un nouvel examen sur ce point. Par un jugement du 18 juin 2013, le tribunal correctionnel de Hakkâri condamna Zeki Aslan et Nasrettin Aslan à un an d’emprisonnement du chef de destruction des biens publics puis convertit cette peine en une amende pénale. Le 21 juin 2013, les requérants formèrent un pourvoi devant la Cour de cassation contre ce jugement. La procédure est toujours pendante devant la Cour de cassation.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1964 et réside à Istanbul. Le 9 novembre 2004, le fils de la requérante, Aşkın Günel, présumé membre de l’organisation armée illégale MKP (Parti communiste maoïste), fut tué lors d’une opération antiterroriste menée par les forces de sécurité dans la région de Tunceli, près du village d’Aktuluk. Un procès-verbal d’incident (olay yeri tespit tutanağı) fut dressé le jour même, par trois gendarmes. Ce document, sur lequel le Gouvernement se fonde pour présenter sa version, comportait les informations suivantes. Le jour de l’incident, les forces de l’ordre rattachées à la gendarmerie de Tunceli avaient reçu une information selon laquelle un groupe de terroristes avait été aperçu au lieu-dit Pindibaşı, près du village d’Aktuluk. Une unité des forces spéciales avait été immédiatement déployée dans la zone concernée. Vers 9 h 30, un premier contact entre les forces de l’ordre et les terroristes avait eu lieu. À la suite de tirs effectués par eux avec des armes à canon long, les terroristes avaient réussi à s’enfuir et E.O., un brigadier de gendarmerie, avait perdu la vie. Plus tard, vers 11 h 30, les terroristes, qui s’étaient cachés dans la forêt à 300 mètres de la localité de Pindibaşı, avaient ouvert le feu de manière intensive sur les forces de l’ordre. À la suite de ces tirs, T.S., un autre brigadier de gendarmerie, avait été grièvement blessé. Ultérieurement, à l’issue d’une poursuite, les terroristes avaient été retrouvés à 800 mètres de la localité de Pindibaşı. Les forces de l’ordre avaient procédé à une sommation verbale suivie de tirs de sommation. Les terroristes avaient alors ouvert le feu et un affrontement armé avait eu lieu. Après l’arrêt des tirs, vers 14 heures, les forces de l’ordre avaient inspecté les lieux de l’incident et avaient découvert les corps de deux personnes tuées, dont Aşkın Günel, ainsi que leurs armes. Deux kalachnikovs prêtes au tir, treize cartouches, deux fausses cartes d’identité, une grenade à main et un sac à dos avaient également été retrouvés. Un procès-verbal d’incident avait été dressé et un croquis des lieux avait été établi. Le parquet de Tunceli avait été informé de l’incident, mais le procureur de la République n’avait pas pu se rendre sur place en raison de problèmes de sécurité et de la topographie des lieux. Par ailleurs, les corps découverts avaient été transférés à l’hôpital civil de Tunceli, où un examen externe avait été effectué. Le jour de l’incident, un rapport fut établi à l’issue de l’examen externe du corps de Aşkın Günel, effectué en présence du procureur de la République et de deux experts médicolégaux. Il mentionnait la présence de graves lésions à la tête. Il indiquait aussi que, après avoir dévêtu le défunt, les médecins avaient constaté la présence de blessures anciennes sur le tibia gauche, dues à l’entrée d’une balle, ainsi que de nombreux orifices de balles sur les différentes parties du corps, notamment sur la poitrine. Le rapport concluait que le décès du fils de la requérante résultait de blessures causées par des balles qui avaient atteint la tête et la poitrine et qui avaient entraîné des hémorragies cérébrale et interne. D’après la requérante, le corps dévêtu de son fils a été rendu à sa famille en public, le 11 novembre 2004. Le même jour, S.G., le père de Aşkın Günel, fut entendu. Il dit que son fils avait quitté le domicile familial en 1998 et qu’il n’était plus rentré par la suite. Il ajouta que, six ou sept mois après son départ, sa photographie avait été publiée dans un magazine périodique intitulé « Özgür Gelecek » (Avenir Libre) et qu’il y était apparu parmi les membres de l’organisation terroriste TIKKO (Armée de libération des ouvriers et paysans de Turquie). Il déclara ne pas approuver l’action de son fils. Le 10 janvier 2005, le procureur de la République de Tunceli prononça un non-lieu. Il relevait que, selon le procès-verbal d’incident dressé par la gendarmerie, les terroristes avaient ouvert le feu les premiers de manière intensive sur les forces de sécurité et que deux brigadiers avaient été blessés par ces tirs, dont un mortellement. Il observait que les forces de l’ordre s’étaient servies de leurs armes après avoir adressé des sommations aux terroristes, et il concluait qu’elles avaient agi en état de légitime défense en utilisant la force en dernier recours, et ce dans le respect de la législation en la matière. Cette décision de non-lieu ne fut pas communiquée à la requérante. Il ressort du dossier que le procureur de la République ne s’est jamais rendu sur les lieux de l’incident, qu’il n’a pas procédé à l’audition des gendarmes ayant pris part à l’affrontement en question et qu’il n’a pas non plus ordonné une recherche d’empreintes digitales sur les armes saisies sur les lieux. Le 24 août 2005, la requérante porta plainte contre les gendarmes ayant participé à l’opération du 9 novembre 2004. Elle soutenait que son fils, qui selon elle avait été encerclé lors de cette opération et avait déjà été blessé au tibia, aurait pu être arrêté vivant. Elle alléguait également que les empreintes digitales des défunts n’avaient pas été relevées et que les armes saisies n’avaient pas fait l’objet d’un examen balistique, alors que pareil examen aurait permis de déterminer si les membres du MKP avaient véritablement fait usage d’armes lors de l’affrontement en question. Le 14 décembre 2005, le procureur de la République de Tunceli rendit un deuxième non-lieu, aux motifs que les gendarmes avaient agi en état de légitime défense et que la force employée par ceux-ci avait été proportionnée. Il considérait notamment que : « Il ressort du procès-verbal d’incident dressé par la gendarmerie que les terroristes ont ouvert le feu les premiers de manière intensive sur les forces de sécurité et qu’un brigadier a ainsi perdu la vie et qu’un autre [brigadier] a été blessé. À la suite de la poursuite, un deuxième contact a eu lieu avec les terroristes. Alors que les forces de sécurité [les] avaient sommés [de s’arrêter] en disant « halte ! », les terroristes ont ouvert le feu. Ensuite, les forces de sécurité ont agi en état de légitime défense et ont utilisé la force en dernier recours (...). Étant donné qu’un groupe de terroristes avait ouvert le feu et qu’il était impossible de déterminer [si certaines] personnes n’avaient pas ouvert le feu, les forces de l’ordre n’avaient pas d’autre moyen que de riposter en ouvrant le feu (...). Il convient de considérer que l’usage de la force meurtrière était justifié et était « absolument nécessaire » dans les circonstances de l’espèce (...), au regard de l’article 2/b de la loi no 1481, de l’article 25 du code pénal, de l’article 17 de la Constitution, ainsi que de l’article 2 § 2 de la CEDH. » Le 16 janvier 2006, la requérante contesta ce non-lieu. Elle soutenait notamment qu’il ne ressortait pas du dossier que les gendarmes eussent pris des mesures tendant à la réduction au minimum du recours à la force meurtrière. Par ailleurs, elle contestait la manière dont l’enquête avait été menée. Elle exposait que, pour déterminer la distance des tirs, il aurait fallu examiner les armes retrouvées et les vêtements des personnes tuées, ce qui, selon elle, n’avait pas été fait. Par une décision du 6 février 2006, notifiée à la requérante le 19 février 2008, le président de la cour d’assises d’Erzincan confirma le non-lieu attaqué. Le Gouvernement a présenté à la Cour les documents et éléments de preuve suivants : le procès-verbal d’incident du 9 novembre 2004 ; un procès-verbal d’examen externe du corps de Aşkın Günel daté du 9 novembre 2004 ; un croquis simple des lieux dressé le 9 novembre 2004 par un brigadier de gendarmerie ; un procès-verbal relatif à l’établissement de l’identité de Aşkın Günel rédigé à la morgue de l’hôpital de Tunceli ; un procèsverbal du 11 novembre 2004 relatif à la remise du corps à la requérante ; la déposition de S.G. obtenue le 11 novembre 2004 ; un rapport balistique du 15 décembre 2004 dressé par le laboratoire criminalistique militaire de Van selon lequel les deux kalachnikovs retrouvées près des corps des deux personnes tuées étaient en bon état de fonctionnement et prêtes au tir ; des photographies des armes saisies sur les lieux. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT D’après l’article 2/b de la loi no 1481 portant sur la prévention des atteintes à la sûreté, la police et les gendarmes peuvent faire usage d’une arme à feu lorsqu’une personne ou un groupe de personnes menacent la sûreté publique au moyen d’armes à feu et lorsque ces personnes n’obtempèrent pas aux sommations et tentent d’utiliser ces armes contre les forces de l’ordre. Selon l’article 25 du code pénal, quiconque, se trouvant placé dans l’obligation de repousser une attaque illégitime dirigée contre lui ou contre d’autres personnes, agit d’une façon proportionnée à celle-ci ne sera pas puni pour son acte.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1944 et réside à Galaţi. Par décision de justice du 22 février 2006, devenue définitive, la requérante se vit restituer la propriété d’une maison qui avait appartenu à sa mère et avait été confisquée abusivement par le régime totalitaire, puis illégalement vendue par l’État au locataire de cette maison. A. La procédure devant le tribunal de première instance Le 11 mars 2008, après avoir pris possession de cette maison, la requérante fut assignée en justice par l’ancien locataire dans le cadre d’une action en dédommagement. Celui-ci demandait le remboursement des frais d’aménagement de ladite maison, aménagements qui auraient augmenté sa valeur. Dans sa demande introductive d’instance, le locataire n’indiqua aucune base légale pour son action. Dans son mémoire en défense et ses conclusions écrites déposés devant le tribunal, la requérante fit valoir que, selon l’article 48 § 3 de la loi no 10/2001 sur le régime juridique des biens immeubles pris abusivement par l’État entre le 6 mars 1945 et le 22 décembre 1989 (ci-après « la loi no 10/2001 »), il incombait à l’État l’obligation de dédommager le locataire pour les frais d’aménagement engagés pour un immeuble nationalisé abusivement (fără titlu valabil), ayant fait l’objet d’une restitution à son ancien propriétaire. La requérante fut représentée par l’avocat E.R. Par un jugement du 27 janvier 2009 du tribunal de première instance de Galaţi, mis au net le 27 février 2009, la requérante fut condamnée à payer au locataire 15 661 lei roumains (RON). Le tribunal constata principalement que le locataire avait réalisé des aménagements de l’immeuble de bonne foi et que la requérante, qui s’était vu restituer l’immeuble par la décision du 22 février 2006, et qui en bénéficierait à l’avenir, devait rembourser leur coût. B. La procédure devant le tribunal départemental La requérante introduisit un recours devant le tribunal départemental de Galaţi. Elle dénonça, à titre principal, que le jugement du 27 janvier 2009 ne mentionnait aucune base légale pour sa condamnation. À titre subsidiaire, elle renvoya aux dispositions de l’article 48 § 3 de la loi no 10/2001. Dans son mémoire en défense, la partie adverse n’indiqua aucune base légale pour son action. Elle précisa seulement que, si la requérante estimait qu’il appartenait aux autorités locales de rembourser les frais d’aménagement, elle aurait dû demander leur intervention dans la procédure. Une audience eut lieu le 29 mai 2009 devant le tribunal départemental. Au premier appel de la cause, la requérante, qui n’était pas représentée par un avocat, demanda le report de l’audience afin de pouvoir engager un avocat. Le tribunal ne fit pas droit à cette demande, mais la requérante réussit à réengager E.R. qui l’avait représentée en première instance. Ce dernier, lors du second appel de la cause qui eut lieu le même jour, mit en exergue le fait que la partie défenderesse n’avait invoqué aucune base légale à l’appui de son action et que le tribunal de première instance n’en avait pas non plus indiqué une. L’avocat de la partie défenderesse ne répondit pas à ce moyen lors des débats. Aucune discussion à ce sujet n’eut lieu. Par un arrêt définitif du tribunal départemental de Galaţi rendu le 29 mai 2009, le recours de la requérante fut partiellement accueilli. La somme qu’elle fut condamnée à payer au locataire fut réduite à 15 086 RON. Le tribunal constata que, en effet, ni la demande introductive d’instance ni le tribunal de première instance n’avaient indiqué une base légale pour la condamnation de la requérante. Le tribunal départemental nota ensuite qu’il n’était pas contesté que, par la décision du 22 février 2006, passée en force de chose jugée, il avait été décidé que le l’immeuble avait été nationalisé abusivement (fără titlu valabil). Il indiqua, comme base légale applicable en l’espèce, l’article 48 § 2 de la loi no 10/2001. À cet égard, il nota qu’à l’époque de l’introduction de l’action, l’ancien article 48 § 3 de loi prévoyait l’obligation à la charge de l’État de dédommager le locataire pour les frais d’aménagement engagés pour un immeuble nationalisé abusivement, ayant fait l’objet d’une restitution à son ancien propriétaire. Toutefois, il souligna que les dispositions de cet article avaient été modifiées par la loi no 1/2009, entrée en vigueur le 3 février 2009, en ce sens que les frais d’aménagement incombaient à l’ancien propriétaire, indifféremment du caractère abusif ou non de la nationalisation. L’arrêt fut mis au net le 16 juin 2009. En 2009, la requérante forma un recours extraordinaire (contestaţie în anulare) contre l’arrêt du 29 mai 2009, faisant valoir que le 29 janvier 2009, elle avait vendu la maison en litige. Par un arrêt du 29 septembre 2009, le tribunal départemental de Galaţi rejeta le recours extraordinaire de la requérante. Il constata que le nouveau moyen soulevé par la requérante n’avait pas été invoqué lors du recours ordinaire. Le 9 septembre 2010, la requérante versa au locataire la somme due augmentée des frais d’exécution forcée. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Avant le changement législatif apporté par la loi no 1/2009, les dispositions pertinentes de l’article 48 de la loi no 10/2001, dans sa version originale, étaient ainsi libellées : Article 48 §§ 1, 2 et 3 « 1. Les locataires ont droit à réparation pour la valeur ajoutée des immeubles à usage de logement suite aux aménagements nécessaires et utiles. Si l’immeuble restitué a été nationalisé en vertu d’un titre (cu titlu valabil), l’obligation de réparation prévue à l’alinéa premier revient à la personne en droit [de se voir restituer l’immeuble]. Si l’immeuble restitué a été nationalisé abusivement (fără titlu valabil), l’obligation de réparation revient à l’État ou à l’unité détentrice. » Les dispositions pertinentes de l’article 48 de la loi no 10/2001 apportée par la loi no 1/2009, entrée en vigueur le 3 février 2009, sont ainsi libellées : Article 48 §§ 1, 2 et 3 « 1. Les locataires ont droit à réparation pour la valeur ajoutée des immeubles à usage de logement suite aux aménagements nécessaires et utiles. Indifféremment du caractère abusif ou non de la nationalisation, l’obligation de réparation prévue à l’alinéa premier incombe à la personne en droit [de se voir restituer l’immeuble]. Abrogé ». Selon l’article 725 § 1 du code de procédure civile en vigueur à l’époque des faits, les dispositions procédurales sont d’application immédiate aux procédures pendantes, engagées sous l’empire de l’ancienne loi. Par les décisions no 720 du 1er juin 2010 et no 1019 du 14 septembre 2010, la Cour constitutionnelle a rejeté les exceptions d’inconstitutionnalité des dispositions de la loi no 1/2009 susmentionnées, que les intéressés considéraient comme étant contraires aux dispositions du droit national et de la Convention protégeant le principe de la nonrétroactivité, l’égalité devant la loi, le droit à un procès équitable et d’accès à un tribunal, le droit à un recours effectif, la non-discrimination, et le droit de propriété. Par un arrêt no 1434 du 18 mars 2013, la Haute Cour de Cassation et de Justice a décidé que la modification de l’article 48 de la loi no 10/2001 apportée par la loi no 1/2009 était d’application immédiate car cette disposition contenait une norme de procédure visant à établir la qualité processuelle passive et ne renfermait pas un droit matériel.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1955 et réside à Vitry-Le-François. Dans le cadre de difficultés rencontrées pour l’exercice d’un droit de visite et d’hébergement de son fils, le requérant sollicita le concours d’un huissier de justice. Estimant que ce dernier avait omis d’indiquer des informations essentielles dans son constat, le requérant saisit le président de la chambre départementale pour s’en plaindre. L’huissier ayant remis au président de la chambre départementale un exemplaire du constat litigieux, dont le requérant affirme qu’il n’était pas conforme à celui dressé, ce dernier, assisté d’un avocat, Me D.C., porta plainte avec constitution de partie civile des chefs de faux et usage de faux contre personne non dénommée. Au cours de cette procédure, le requérant changea d’avocat. Il désigna Me L., avocat inscrit au barreau de Reims. Le 11 juillet 2008, celui-ci adressa au juge d’instruction un courrier composé d’une lettre, dans laquelle il déclara agir en qualité de nouveau conseil du requérant, ainsi que d’observations aux fins de demande d’actes. Le 23 juillet 2008, Me L. présenta par courrier avec accusé de réception les mêmes observations adressées au procureur de la République à la suite du réquisitoire définitif de ce dernier. Par une ordonnance du 14 août 2008, le juge d’instruction refusa une mesure d’instruction complémentaire pour cause d’irrecevabilité de la constitution de Me L. Il considéra qu’au regard des dispositions de l’article 115 du code de procédure pénale (paragraphe 20 ci-dessous), l’avocat était dépourvu de qualité à agir et des pouvoirs nécessaires pour représenter son client. Les 16 et 18 août 2008, par lettres recommandées avec accusé de réception, le requérant informa, d’une part, le juge d’instruction et, d’autre part, son greffier, de son changement d’avocat avec la désignation de Me L. Le 19 août 2008, le requérant, par l’intermédiaire de Me L., interjeta appel de l’ordonnance du 14 août. Le 31 décembre 2008, le président de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Reims dit n’y avoir lieu de saisir la chambre de cet appel, en raison de l’irrecevabilité de la requête pour défaut de qualité à agir de Me L. Par une ordonnance du 29 juin 2009, le juge d’instruction dit n’y avoir lieu à suivre la plainte, tout en déclarant irrecevables les observations présentées par Me L. le 23 juillet 2008. Il releva que, à la date du dépôt de ces observations, le requérant n’avait pas encore fait de déclaration au greffier du juge d’instruction pour désigner Me L., mais qu’il avait finalement satisfait aux formalités de désignation à la suite de l’ordonnance d’irrecevabilité rendue le 14 août 2008. Le juge d’instruction indiqua ensuite que malgré cette désignation, et alors qu’il était encore dans les délais, Me L. n’avait pas réitéré ses observations dans les formes requises par les dispositions du code de procédure pénale. Le requérant interjeta appel de cette ordonnance. Dans ses réquisitions du 23 septembre 2009, versées au dossier, le parquet général conclut à l’irrecevabilité de l’appel de l’ordonnance de non-lieu, faute pour Me L. d’avoir qualité pour agir en raison des conditions de sa désignation. Par un arrêt du 23 novembre 2009, la chambre de l’instruction déclara l’appel irrecevable, en motivant sa décision comme suit : « Attendu que cet appel a été interjeté par Me L., se disant avocat de la partie civile; (...) Que, sans doute, le magistrat instructeur indiquait dans l’ordonnance de non-lieu, qu’en dépit d’une ordonnance d’irrecevabilité soulevant ce problème le 14 août 2008, [le requérant] avait satisfait aux formalités de désignation ... ; Que toutefois cette analyse est erronée ; qu’en effet, l’article 115 du code de procédure pénale, dont les dispositions ont été à maintes reprises rappelées, énonce en son deuxième alinéa : « Sauf lorsqu’il s’agit de la première désignation d’un avocat par une partie ou lorsque la désignation intervient au cours d’un interrogatoire ou d’une audition, le choix effectué par les parties en application de l’alinéa précédent doit faire l’objet d’une déclaration au greffier du juge d’instruction. La déclaration doit être constatée et datée par le greffier qui la signe ainsi que la partie concernée. ... Lorsque la partie ne réside pas dans le ressort de la juridiction compétente, la déclaration au greffier peut être faite par lettre recommandée avec demande d’avis de réception » ; Attendu qu’à défaut de respect des formes exigées par la loi, la désignation de l’avocat est irrégulière ; que [le requérant] résidant dans le ressort du tribunal de grande instance de Châlons-en-Champagne, il ne pouvait procéder à la désignation d’un nouvel avocat par lettre recommandée avec accusé réception ; que la désignation de Me L. demeure contraire au vœu de la loi ; que cette irrégularité ne saurait être couverte par les motifs erronés de l’ordonnance critiquée ; qu’il ne s’agit pas là d’une nullité susceptible d’être couverte par un acte ultérieur, mais de la validité intrinsèque de l’acte lui-même ; qu’en conséquence, il résulte des dispositions des articles 115 et 502 du code de procédure pénale, que l’appel est irrecevable faute pour Me L. d’avoir qualité à agir (...) » Le requérant forma un pourvoi en cassation. Dans son moyen unique de cassation, invoquant notamment l’article 6 § 1 de la Convention, il fit valoir que la chambre de l’instruction saisie de l’appel d’une ordonnance de non-lieu ne pouvait relever d’office l’irrecevabilité de l’appel sans avoir invité au préalable les parties à présenter leurs observations. Il estima que, dans leurs écritures d’appel, les parties n’avaient pas discuté de la recevabilité de l’appel. Il soutint également qu’il y avait nullité lorsque la méconnaissance d’une formalité substantielle prévue par une disposition de procédure avait porté atteinte aux intérêts de la partie qu’elle concerne ; toutefois, l’éventuelle méconnaissance des règles gouvernant la désignation d’un avocat ne portait pas atteinte aux droits de la défense et pouvait être régularisée par un acte ultérieur, tel que constaté par le juge d’instruction. Dans son avis, l’avocat général à la Cour de cassation proposa la cassation de l’affaire. Après avoir rappelé que l’article 115 du code de procédure pénale impose aux parties un formalisme rigoureux et que la sanction de son non-respect est qu’elles ne peuvent se faire un grief de ce que l’avocat non régulièrement désigné n’aurait pas reçu les convocations ou communications prévues par la loi, il fit valoir : « - (que) le changement d’avocat a été notifié au juge d’instruction dans une forme contre laquelle il n’a rien trouvé à redire, alors qu’il avait critiqué une première désignation, de sorte que l’avocat était fondé à considérer que sa désignation était regardée comme régulière ; - que la partie civile n’a à aucun moment soutenu que son avocat aurait agi en dehors de ses instructions ; - qu’elle n’a pas pu faire valoir ses observations contre l’irrégularité relevée par la chambre de l’instruction dès lors que l’arrêt critiqué ne lui a pas permis d’exprimer son point de vue. » Il poursuivit ainsi : « Il a en effet été mis sans débat un terme à la procédure pour un motif ne concernant qu’indirectement la régularité de l’appel, ce qui paraît contraire au respect du contradictoire résultant aussi bien de l’article préliminaire du code pénal que de l’article 6 de la Convention (...) » Par un arrêt du 26 octobre 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en s’exprimant comme suit : « Attendu que pour déclarer [l’]appel irrecevable, l’arrêt énonce que lorsque ce recours a été exercé par Me L., celui-ci n’avait pas fait l’objet, par la partie civile, d’une désignation régulière, [le requérant], domicilié dans le ressort de la juridiction compétente, ayant porté cette information à la connaissance du juge d’instruction par lettre recommandée avec accusé de réception et non par déclaration au greffier, ainsi que l’exige l’article 115 du code de procédure pénale ; Attendu qu’en statuant ainsi, la chambre de l’instruction a justifié sa décision ; Qu’en effet il résulte des dispositions combinées des articles 115 et 502 du code de procédure pénale que l’avocat, qui fait une déclaration d’appel, ne peut exercer ce recours, au stade de l’instruction, que si la partie concernée a préalablement fait choix de cet avocat et en a régulièrement informé la juridiction d’instruction ; D’où il suit que le moyen, qui manque en fait en sa première branche dès lors que le ministère public avait régulièrement versé au dossier des réquisitions tendant à titre principal à faire déclarer irrecevable l’appel de la partie civile, doit être écarté. » II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale, telles qu’applicables au moment des faits, se lisent ainsi : Article 115 « Les parties peuvent à tout moment de l’information faire connaître au juge d’instruction le nom de l’avocat choisi par elles ; si elles désignent plusieurs avocats, elles doivent faire connaître celui d’entre eux auquel seront adressées les convocations et notifications ; à défaut de ce choix, celles-ci seront adressées à l’avocat premier choisi. Sauf lorsqu’il s’agit de la première désignation d’un avocat par une partie ou lorsque la désignation intervient au cours d’un interrogatoire ou d’une audition, le choix effectué par les parties en application de l’alinéa précédent doit faire l’objet d’une déclaration au greffier du juge d’instruction. La déclaration doit être constatée et datée par le greffier qui la signe ainsi que la partie concernée. Si celle-ci ne peut signer, il en est fait mention par le greffier. Lorsque la partie ne réside pas dans le ressort de la juridiction compétente, la déclaration au greffier peut être faite par lettre recommandée avec demande d’avis de réception. (...) » Article 194 « Le procureur général met l’affaire en état dans les quarante-huit heures de la réception des pièces en matière de détention provisoire et dans les dix jours en toute autre matière ; il la soumet, avec son réquisitoire, à la chambre de l’instruction. (...) » Article 197 « Le procureur général notifie par lettre recommandée à chacune des parties et à son avocat la date à laquelle l’affaire sera appelée à l’audience. La notification est faite à la personne détenue par les soins du chef de l’établissement pénitentiaire qui adresse, sans délai, au procureur général l’original ou la copie du récépissé signé par la personne. La notification à toute personne non détenue, à la partie civile ou au requérant mentionné au cinquième alinéa de l’article 99 est faite à la dernière adresse déclarée tant que le juge d’instruction n’a pas clôturé son information. Un délai minimum de quarante-huit heures en matière de détention provisoire, et de cinq jours en toute autre matière, doit être observé entre la date d’envoi de la lettre recommandée et celle de l’audience. Pendant ce délai, le dossier est déposé au greffe de la chambre de l’instruction et tenu à la disposition des avocats des personnes mises en examen et des parties civiles dont la constitution n’a pas été contestée ou, en cas de contestation, lorsque celle-ci n’a pas été retenue. Copie leur en est délivrée sans délai, à leurs frais, sur simple requête écrite. Ces copies ne peuvent être rendues publiques. » Article 502 « La déclaration d’appel doit être faite au greffier de la juridiction qui a rendu la décision attaquée. Elle doit être signée par le greffier et par l’appelant lui-même, ou par un avocat, ou par un fondé de pouvoir spécial ; dans ce dernier cas, le pouvoir est annexé à l’acte dressé par le greffier. Si l’appelant ne peut signer, il en sera fait mention par le greffier. Elle est inscrite sur un registre public à ce destiné et toute personne a le droit de s’en faire délivrer une copie. » L’article 115 du code de procédure pénale a été modifié par la loi no 2004-204 du 9 mars 2004, à la suite du souhait émis par la Cour de cassation, dans son rapport annuel de 1995, d’instituer plus de formalisme dans la désignation d’un nouvel avocat, et ce afin d’éviter des risques d’annulation de la procédure. Selon la circulaire Crim 04-16 E8 du garde des sceaux, ministre de la Justice, du 16 septembre 2004, expliquant la portée des modifications par la loi précitée, il arrivait parfois, notamment devant la chambre d’instruction, que le dernier avocat désigné par une partie ne soit pas convoqué, faute pour la juridiction d’avoir eu connaissance de cette désignation. Dans un arrêt du 9 avril 2013 (pourvoi no 13-80.502), la Cour de cassation a été amenée à statuer sur un pourvoi formé par une personne mise en examen, sans être placée en détention provisoire par le juge des libertés et de la détention, contrairement aux réquisitions du ministère public qui a interjeté appel de l’ordonnance. Cette personne, qui avait fait choix d’un premier avocat pour l’assister, a, par lettre adressée au seul président de la chambre de l’instruction, désigné un second avocat. L’avis en vue de l’audience devant la chambre de l’instruction, qui a décidé le placement en détention provisoire de l’intéressé, avait été adressé à ce dernier, qui n’a pas comparu, et au deuxième avocat, qui a déposé un mémoire mais a été substitué à l’audience par un troisième avocat, entendu en ses observations. Pour obtenir l’annulation de l’arrêt le plaçant en détention provisoire, le mis en examen faisait valoir que, puisqu’il n’avait pas déclaré choisir un nouvel avocat auprès du greffier du juge d’instruction, seul le premier avocat aurait dû être avisé de l’audience et avait qualité pour le défendre. La Cour de cassation a rejeté ce moyen en considérant que « le demandeur ne saurait se faire un grief de ce que [le premier avocat] choisi n’ait pas été avisé, dès lors que l’irrégularité invoquée n’a pas eu pour effet de porter atteinte à ses intérêts, le second avocat choisi ayant déposé un mémoire devant la chambre de l’instruction et ayant été substitué à l’audience ».
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La liste des parties requérantes figure en annexe. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. Par une décision du 21 janvier 1998, les ministres des Finances et des Travaux Publics exproprièrent pour des motifs d’intérêt public, à savoir l’élargissement de la route nationale « Egnatia » reliant Derveni à Analipsi, 128 terrains dont les requérants ou leurs devanciers étaient propriétaires. Le 12 mai 1998, l’État grec demanda au tribunal de première instance de Thessalonique la fixation du montant provisoire de l’indemnité d’expropriation. Le 3 décembre 1998, ledit tribunal fixa le prix unitaire provisoire de l’indemnité d’expropriation (décision no 28844/1998). Le 28 mai 1999, les intéressés demandèrent à la cour d’appel de Thessalonique la fixation du montant unitaire définitif du mètre carré pour l’indemnité d’expropriation. L’audience initiale du 22 novembre 1999 fut ajournée pour le 8 mai 2000. Le 2 mai 2000, les intéressés déposèrent un mémoire ampliatif. Le 8 mai 2000, l’audience devant la cour d’appel fut reportée au 13 novembre 2000, date à laquelle elle fut de nouveau ajournée. L’audience des affaires connexes relatives aux demandes de fixation du montant unitaire de l’indemnité, dont celle des intéressés, devant la cour d’appel eut lieu le 8 octobre 2001, date à laquelle les intéressés déposèrent un mémoire ampliatif. Le 6 décembre 2001, par une décision avant dire droit, la cour d’appel ordonna une expertise sur la valeur des parties non expropriées des terrains en cause et désigna deux experts (décision no 3012/2001). Une nouvelle audience fut fixée devant la cour d’appel au 13 mai 2002. Le rapport d’expertise fut déposé le 7 novembre 2003. L’audience devant la cour d’appel eut lieu, après un ajournement, le 17 novembre 2003, date à laquelle les intéressés déposèrent un mémoire ampliatif. Le 17 février 2004, la cour d’appel de Thessalonique admit que la date à retenir pour la fixation du prix définitif de l’indemnité à allouer était le 8 octobre 2001, à savoir la date à laquelle la première audience devant ladite juridiction avait eu lieu. En outre, elle réduisit le prix unitaire définitif quant aux terrains dont les requérants étaient les propriétaires, après avoir admis que les terrains en question n’étaient pas adjacents à la route nationale et qu’ils étaient affectés à un usage exclusivement agricole. Enfin, elle rejeta la demande des requérants d’une allocation d’indemnité spéciale pour la dévalorisation des parties non expropriées des terrains en cause (arrêt no 503/2004). Le 2 février 2005, les intéressés se pourvurent en cassation. Ils contestèrent la motivation de la cour d’appel quant à l’indemnité allouée, ainsi que l’application de la présomption établie par la loi no 653/1977 dans leur cas. Une audience initiale devant la Cour de cassation fut fixée au 17 mars 2006, date à laquelle elle fut reportée au 3 novembre 2006 sur demande des intéressés. Le 3 novembre 2006, la Cour de cassation ajourna l’audience de l’affaire, car aucune des parties n’y avait comparu. Le 18 janvier 2007, les intéressés demandèrent la fixation d’une nouvelle date d’audience. Celle-ci fut fixée au 25 mai 2007. L’audience fut fixée, après un ajournement sur demande des intéressés, au 21 septembre 2007. Le 19 octobre 2007, par une décision avant dire droit la Cour de cassation déclara l’irrecevabilité de l’audience, au motif que certains des intéressés n’avaient pas été convoqués et qu’ils n’avaient pas produit de pouvoirs pour leurs représentants (décision no 1881/2007). Le 15 janvier 2008, les intéressés demandèrent la fixation d’une nouvelle date d’audience. Une audience fut fixée au 19 septembre 2008. Le 3 février 2009, la Cour de cassation fit partiellement droit au recours, après avoir admis que la motivation de l’arrêt no 503/2004 quant à l’allocation d’une indemnité spéciale n’était pas suffisante. En outre, la Cour de cassation considéra que la cour d’appel avait correctement admis que la date à retenir pour la fixation du prix définitif de l’indemnité d’expropriation était le 8 octobre 2001. De plus, la haute juridiction civile considéra que la motivation de l’arrêt no 503/2004 quant à l’allocation à allouer au titre de l’expropriation était suffisante. Enfin, le grief des requérants quant à la participation aux frais d’expropriation a été rejeté comme irrecevable, les requérants ne l’ayant pas soulevé devant la cour d’appel (arrêt no 291/2009). Cet arrêt fut mis au net et certifié conforme le 27 avril 2009. Il ressort du dossier que les noms des requérants indiqués sous les nos 17, 27, 32, 99, 101, 122, 139, 141, 156, 179 et 180 ne correspondent à aucun nom figurant dans les arrêts des juridictions internes concernant la procédure litigieuse. Le 12 juillet 2012, le représentant des requérants a informé la Cour que les requérants indiqués sous les nos 44 et 110 souhaitent retirer leur requête.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants, un couple marié et le fils de ce couple, sont nés respectivement en 1964, en 1965 et en 2000. A. Exposé des faits survenus en Irak Les requérants grandirent à Bagdad. À partir des années 1990, l’époux (« le premier requérant ») dirigea sa propre entreprise de construction et de transport, laquelle n’avait que des clients américains et avait son siège à la base militaire américaine de « Victoria Camp » (il s’agit semble-t-il de Camp Victory). À plusieurs reprises, on conseilla à certains de ses employés de ne pas coopérer avec les Américains. Le 26 octobre 2004, le premier requérant fut la cible d’une tentative de meurtre mise en œuvre par Al-Qaïda. Il passa trois mois à l’hôpital. Des inconnus demandèrent à le voir, après quoi il fut soigné dans trois hôpitaux différents. En 2005, son frère fut enlevé par des membres d’Al-Qaïda, qui déclarèrent qu’ils allaient le tuer parce que le premier requérant collaborait avec les Américains. Le frère du premier requérant fut libéré quelques jours plus tard, après versement d’une somme d’argent, et s’enfuit immédiatement d’Irak. Quant aux requérants, ils fuirent vers la Jordanie, où ils restèrent jusqu’en décembre 2006, avant de retourner en Irak. Peu après, des membres d’Al-Qaïda placèrent une bombe près de leur maison. La présence de l’engin fut détectée par l’épouse du premier requérant (« la deuxième requérante »), et l’auteur de l’attentat fut arrêté par les forces américaines. Lors de son interrogatoire, le criminel avoua avoir été payé par AlQaïda pour tuer le premier requérant et révéla les noms de seize personnes chargées de surveiller les requérants. Par la suite, ceux-ci déménagèrent en Syrie, le premier requérant poursuivant toutefois ses affaires en Irak. En parallèle, Al-Qaïda détruisit leur domicile ainsi que les stocks commerciaux du premier requérant. En janvier 2008, les requérants retournèrent à Bagdad. En octobre de la même année, le premier requérant et sa fille essuyèrent des tirs alors qu’ils se trouvaient dans leur voiture. La fille du premier requérant fut transportée à l’hôpital, où elle décéda. Le premier requérant cessa alors de travailler et la famille déménagea fréquemment tout en restant à Bagdad. Les stocks commerciaux du premier requérant furent attaqués quatre ou cinq fois par des membres d’Al-Qaïda, qui menacèrent les gardiens. Le premier requérant a déclaré aux autorités suédoises qu’il n’avait pas reçu de menaces depuis 2008, parce que la famille avait changé d’adresse à plusieurs reprises. Le fils des deux premiers requérants (« le troisième requérant ») passa la majeure partie de son temps sans sortir par peur des attentats, et ne se rendit à l’école que pour les examens finaux. À aucun moment les requérants ne demandèrent la protection des autorités nationales, pensant que celles-ci étaient incapables de les protéger et risquaient de révéler leur adresse, en raison de la collaboration d’Al-Qaïda avec elles. Les intéressés ont déclaré que s’ils étaient renvoyés en Irak ils risqueraient d’être persécutés par Al-Qaïda et que le premier requérant figurait sur la liste des personnes à abattre dressée par Al-Qaïda. B. La procédure d’asile ordinaire Le 14 décembre 2010, le premier requérant sollicita l’asile et un permis de séjour en Suède. Le 11 juillet 2011, sa demande fut rejetée au motif qu’il avait été enregistré comme ayant quitté le pays. Le 25 août 2011, il réitéra sa demande d’asile et de permis de séjour en Suède, ce que firent également les deux autres requérants le 19 septembre 2011. En ce qui concerne leur état de santé, le premier requérant avait encore une plaie ouverte et infectée au ventre, séquelle de l’attaque par arme à feu de 2004. Les requérants présentèrent divers documents, dont des papiers d’identité, le certificat de décès de la fille du couple et un certificat médical relatif à la blessure du premier requérant. Le 26 septembre 2011, les trois requérants furent entendus lors d’un entretien préliminaire devant l’office des migrations (Migrationsverket). Les premier et deuxième requérants furent ensuite réentendus le 11 octobre 2011, lors d’un entretien qui dura près de trois heures et demie. Le troisième requérant fut interrogé brièvement une deuxième fois et le premier requérant fut entendu une troisième fois. Les requérants furent assistés par un avocat commis d’office. Le 22 novembre 2011, l’office des migrations rejeta la demande d’asile des requérants. Au sujet de la capacité des autorités irakiennes à offrir une protection contre les persécutions émanant d’acteurs non étatiques, l’office déclara ce qui suit : « (...) Tout citoyen doit avoir accès à des services de police se trouvant à une distance raisonnable. Ces dernières années, les services de police ont pris de nombreuses mesures pour lutter contre la corruption, les filières liées à des clans et à des milices, ainsi que les actes de pure criminalité au sein de la police. Les informations actuelles sur le pays montrent cependant de graves défaillances dans le travail de la police pour ce qui est des investigations sur les lieux d’infractions et des enquêtes préliminaires. L’une des raisons à cela est probablement que de nombreux policiers sont relativement novices et manquent d’expérience, et que la mise en place d’une nouvelle méthode d’investigation fondée sur des éléments techniques prend du temps. Ce problème est bien sûr aggravé par le fait que de nombreux policiers sont l’objet de menaces émanant de différents groupes terroristes, ce qui peut entamer leur efficacité. Les informations actuelles sur le pays montrent néanmoins une augmentation sensible du nombre de suspects qui ont été poursuivis au cours des dernières années. Même si moins de la moitié de l’ensemble des suspects sont finalement poursuivis, cela représente bel et bien une amélioration. Les forces de sécurité irakiennes ont été renforcées notablement et ne sont plus en sous-effectifs. Les cas d’infiltration au sein de la police, qui auparavant étaient monnaie courante, ont considérablement diminué. Les hauts représentants de la police ont exprimé leur volonté autant que leur ambition de garantir la sécurité générale en Irak. Les informations actuelles sur le pays montrent également qu’Al-Qaïda Irak a désormais plus de mal à opérer librement dans le pays et que la violence interconfessionnelle est en net déclin. À l’heure actuelle, la violence vise essentiellement des cibles individuelles, en particulier les fonctionnaires, la police, les forces de sécurité et certaines minorités. (...) » S’agissant d’apprécier la qualité de réfugié des requérants, ainsi que leur besoin d’une autre forme de protection, l’office se prononça comme suit : « (...) L’office des migrations observe que [le premier requérant] a été lié par un contrat avec les Américains jusqu’en 2008. Pour cette raison, [le premier requérant] a fait l’objet de deux tentatives de meurtre, son frère a été enlevé et la fille [des premier et deuxième requérants] a été tuée. Par ailleurs, [le premier requérant] a plusieurs fois subi des dommages matériels qui ont frappé sa maison et ses stocks. [Les premier et deuxième requérants] sont convaincus que c’est Al-Qaïda qui est derrière ces exactions. Du reste, la famille redoute Al-Qaïda dans l’éventualité de son renvoi au pays. L’office des migrations note que [le premier requérant] a cessé de travailler pour les Américains en 2008, après le meurtre de [la fille du couple]. L’office relève en outre que [le premier requérant] est resté à Bagdad jusqu’en décembre 2010 et que [les deuxième et troisième requérants] y ont vécu jusqu’en septembre 2011. Pendant cette période ils n’ont pas été exposés à des violences directes. [Le premier requérant] a toutefois été menacé indirectement à quatre ou cinq reprises par les personnes qui gardaient ses stocks. De plus, ceux-ci ont été attaqués. [Les premier et deuxième requérants] ont expliqué qu’ils avaient réussi à échapper aux exactions en se cachant et en changeant de lieu d’habitation à Bagdad. L’office des migrations observe que [les premier et deuxième requérants] ont deux filles qui vivent avec leur grand-mère à Bagdad ainsi qu’une fille qui est mariée et vit avec sa famille à Bagdad. Ces proches n’ont pas été exposés à des menaces ou à des violences. L’office des migrations note que les exactions auxquelles la famille dit risquer d’être confrontée sont des actes criminels que les autorités du pays d’origine sont tenues de poursuivre. Pour déterminer si la famille peut voir assurer sa protection contre les violences qu’elle craint, l’office des migrations observe ce qui suit. Suivant le principe voulant qu’il appartient au demandeur d’asile de justifier son besoin de protection et qu’il revient principalement à celui-ci de fournir des informations pertinentes pour l’appréciation de sa cause, c’est à lui qu’il incombe d’exposer qu’il ne peut pas se prévaloir ou – en raison d’une grande crainte des conséquences, par exemple – qu’il ne se prévaudra pas de la protection offerte par les autorités en Irak. Le demandeur doit de plus justifier cet argument. Les défaillances persistantes pour ce qui est de l’ordre juridique irakien doivent ensuite être relevées et évaluées dans le cadre de l’appréciation au cas par cas des demandes d’asile. Les circonstances sur lesquelles s’appuie un demandeur pour affirmer que la protection des autorités est défaillante sont dans un premier temps examinées de la manière habituelle. Lorsque le risque allégué relatif à des persécutions ou à d’autres exactions n’émane pas des autorités, ce qui est généralement le cas en Irak, le demandeur doit montrer quels efforts il a déployés pour obtenir la protection des autorités. Il peut procéder soit en se fondant sur des éléments de preuve, soit en livrant un récit crédible de faits paraissant plausibles. Pour évaluer dans une affaire donnée la capacité des autorités à assurer une protection contre des menaces de violence émanant de groupes terroristes ou de personnes inconnues, il faut apprécier au cas par cas la situation de l’individu de même que la gravité de la violence ou des menaces, leur nature et leur portée locale (office des migrations, avis juridique sur la protection offerte par les autorités en Irak, 5 avril 2011, Lifos 24948). L’office des migrations considère que de 2004 à 2008 la famille a été exposée aux formes les plus graves de violence (ytterst allvarliga övergrepp) de la part d’AlQaïda. Ces violences remontent toutefois à trois ans, et aujourd’hui Al-Qaïda a plus de mal à opérer librement en Irak. [Les premier et deuxième requérants] n’ont à aucun moment sollicité la protection des autorités irakiennes. [Le premier requérant] a déclaré qu’elles n’étaient pas capables de protéger sa famille. Il a ajouté qu’il n’avait pas osé se tourner vers elles parce qu’il aurait alors été contraint de dévoiler son adresse, ce qui selon lui aurait pu permettre à Al-Qaïda de le retrouver. [La deuxième requérante] a déclaré qu’Al-Qaïda travaillait avec les autorités. Comme indiqué plus haut, l’office des migrations constate une diminution sensible des cas – auparavant courants – d’infiltration au sein de la police. [Les premier et deuxième requérants] n’ayant même pas cherché à obtenir la protection des autorités irakiennes, l’office des migrations conclut qu’ils n’ont pas établi de façon plausible qu’ils seraient privés de la protection de celles-ci s’ils faisaient l’objet de menaces d’Al-Qaïda après un retour en Irak. Dans ces conditions, l’office des migrations estime que [les premier et deuxième requérants] n’ont pas montré de manière plausible que les autorités irakiennes n’ont pas la capacité et la volonté de protéger leur famille contre le risque de subir des persécutions au sens du chapitre 4, article 1, de la loi sur les étrangers, ou des violences au sens du chapitre 4, article 2, premier alinéa, premier point, première ligne, de la loi sur les étrangers. L’office des migrations observe à cet égard qu’il n’y a pas de conflit armé en Irak. Il juge dès lors que les membres de la famille ne peuvent pas être considérés comme des réfugiés ou comme ayant besoin d’une protection subsidiaire ou autre ; les intéressés n’ont donc droit ni au statut de réfugié ni à celui de personnes bénéficiant d’une protection subsidiaire. L’office des migrations relève que Bagdad est le théâtre de violentes tensions entre factions opposées. Il estime néanmoins, compte tenu du raisonnement ci-dessus, que la famille ne peut pas non plus être considérée comme ayant besoin de protection à un autre titre, au sens du chapitre 4, article 2a, premier alinéa, de la loi sur les étrangers. Dès lors, les intéressés n’ont pas droit à un statut relevant d’un quelconque autre besoin de protection. (...) » En conclusion, l’office des migrations jugea qu’il n’y avait pas de raison d’octroyer des permis de séjour à la famille. En conséquence, il débouta les intéressés et ordonna leur expulsion de Suède sur le fondement du chapitre 8, article 1, de la loi sur les étrangers. Les requérants interjetèrent appel auprès du tribunal des migrations (Migrationsdomstolen), réaffirmant que les autorités irakiennes avaient été et seraient incapables de les protéger. Ils expliquèrent qu’ils avaient appelé la police après l’incendie qui avait touché leur maison et les stocks commerciaux du premier requérant en 2006 et 2008 et l’assassinat de la fille du couple en 2008, mais que, craignant de révéler le lieu où ils vivaient, ils n’avaient plus osé prendre contact avec les autorités par la suite. À leur mémoire se trouvait jointe la traduction d’un témoignage qu’ils disaient avoir été livré par un de leurs voisins à Bagdad. L’intéressé y déclarait qu’un groupe de terroristes masqués cherchant le premier requérant était venu le 10 septembre 2011 à 22 heures et qu’il leur avait dit que les requérants avaient déménagé à une adresse inconnue. Il y précisait que, juste après, il avait reçu un appel du premier requérant et lui avait parlé de l’incident. Les requérants présentèrent également la traduction d’un certificat de résidence/procès-verbal de police attestant selon eux que leur maison avait été incendiée par un groupe terroriste le 12 novembre 2011. En outre, les requérants soumirent un DVD contenant un enregistrement audiovisuel d’un débat public télévisé sur la corruption et l’infiltration de membres d’AlQaïda au sein de l’administration irakienne. Les requérants indiquèrent à cet égard que le premier requérant avait participé au débat public diffusé en Irak sur la chaîne Alhurra le 12 février 2008, soit quatre ans plus tôt. Enfin, fournissant divers certificats médicaux, les intéressés indiquèrent que l’état de santé du premier requérant s’était détérioré et que celui-ci ne pourrait pas être soigné correctement à l’hôpital en Irak. L’office des migrations présenta des observations devant le tribunal des migrations. Il déclara notamment que les documents soumis au sujet des incidents allégués du 10 septembre et du 12 novembre 2011 avaient un caractère sommaire et une faible valeur probante. Le 23 avril 2012, le tribunal des migrations confirma la décision de l’office des migrations. Concernant le besoin de protection, le tribunal conclut comme suit : « Dans cette affaire, il n’est pas contesté que les motifs présentés par les intéressés à l’appui de leur demande de protection sont à examiner en tenant compte de la situation en Irak. Or cette situation n’est pas de nature à conférer un droit automatique à un permis de séjour. Il convient donc de procéder à une appréciation individuelle des motifs de protection invoqués par les demandeurs. Ceux-ci ont allégué qu’ils avaient besoin de protection en cas de retour en Irak, indiquant qu’ils risqueraient de subir des mauvais traitements aux mains d’AlQaïda parce que l’entreprise [du premier requérant] avait travaillé sur contrat pour les Américains en Irak jusqu’en 2008. Le tribunal des migrations estime que les faits allégués remontent à un lointain passé, que l’on voit mal en quoi il subsisterait une menace dès lors que [le premier requérant] a cessé les activités en question et que, si des menaces devaient persister, il est probable [framstår som troligt] que les services répressifs irakiens auraient non seulement la volonté mais aussi la capacité d’offrir aux demandeurs la protection nécessaire. Dans ces conditions, il n’y a pas de raison d’accorder aux demandeurs des permis de séjour sur le fondement d’un besoin de protection. (...) » Les requérants interjetèrent appel devant la cour d’appel des migrations (Migrationsöverdomstolen) qui, le 9 août 2012, leur refusa l’autorisation de la saisir. C. La procédure extraordinaire Le 29 août 2012, les requérants soumirent à l’office des migrations une demande de réexamen de leur dossier. Ils soutenaient que le premier d’entre eux était menacé par Al-Qaïda en raison de ses activités politiques. À leur demande se trouvaient jointes une vidéo montrant une interview du premier requérant en anglais, une autre vidéo montrant une manifestation et une troisième montrant un débat télévisé. Le 26 septembre 2012, l’office des migrations rejeta la demande des requérants. Ceux-ci n’interjetèrent pas appel contre cette décision devant le tribunal des migrations. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Les dispositions de base applicables en l’espèce et régissant le droit pour les étrangers d’entrer et de séjourner sur le territoire suédois figurent dans la loi sur les étrangers (Utlänningslagen, loi no 2005:716 – « la loi »). Un étranger ayant obtenu le statut de réfugié ou ayant besoin de protection à un autre titre a droit, sous réserve de certaines exceptions, à un permis de séjour en Suède (chapitre 5, article 1, de la loi). Le terme « réfugié » s’entend d’un étranger se trouvant hors du pays dont il a la nationalité parce qu’il a de solides motifs de craindre d’être persécuté du fait de sa race, de sa nationalité, de ses convictions religieuses ou politiques, de son sexe, de son orientation sexuelle ou d’une autre appartenance à un groupe social déterminé, et qu’il ne peut ou ne veut, du fait de ses craintes, se prévaloir de la protection de ce pays (chapitre 4, article 1, de la loi). Cette disposition s’applique tant dans le cas où la persécution est le fait des autorités du pays en question que dans celui où l’on ne peut attendre de celles-ci qu’elles offrent une protection contre la persécution par des particuliers. Un « étranger ayant besoin de protection à un autre titre » s’entend d’une personne qui a quitté le pays dont elle a la nationalité en raison d’une crainte fondée d’être condamnée à la peine capitale ou à des châtiments corporels, ou d’être soumise à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants (chapitre 4, article 2, de la loi). Par ailleurs, si un permis de séjour ne peut pas être accordé à un étranger pour les motifs susmentionnés, il peut néanmoins lui être octroyé si l’évaluation globale de sa situation fait apparaître l’existence de circonstances particulièrement difficiles (synnerligen ömmande omständigheter) justifiant qu’on l’autorise à séjourner sur le territoire suédois (chapitre 5, article 6, de la loi). Concernant l’exécution d’une mesure d’éloignement ou d’expulsion, il faut tenir compte du risque pour l’intéressé d’être soumis à la peine capitale, à la torture ou à d’autres formes de peines ou traitements inhumains ou dégradants. Selon une disposition particulière relative aux empêchements à l’exécution d’une mesure – chapitre 12, article 1, de la loi –, un étranger ne doit pas être envoyé vers un pays où il y a de sérieuses raisons de penser qu’il risque de se voir infliger la peine capitale, des châtiments corporels, des actes de torture ou d’autres formes de peines ou traitements inhumains ou dégradants. En outre, un étranger ne doit pas en principe être envoyé vers un pays où il risque d’être persécuté (chapitre 12, article 2, de la loi). Un étranger peut, sous certaines conditions, se voir octroyer un permis de séjour même si la mesure d’éloignement ou d’expulsion a pris effet. Tel est le cas lorsqu’apparaissent des faits nouveaux indiquant l’existence de motifs raisonnables de penser, notamment, que l’exécution de la mesure exposerait l’étranger à un risque d’être soumis à la peine capitale, à des châtiments corporels, à la torture ou à d’autres formes de peines ou traitements inhumains ou dégradants, ou lorsque des raisons médicales ou d’autres motifs particuliers justifient la non-exécution de la mesure (chapitre 12, article 18, de la loi). Si un permis de séjour ne peut pas être octroyé selon ces critères, l’office des migrations peut également réexaminer le dossier. Ce réexamen doit être effectué lorsque des faits nouveaux invoqués par l’étranger permettent de penser que l’exécution de la mesure se heurte à des empêchements durables du type de ceux visés au chapitre 12, articles 1 et 2, de la loi, et que ces éléments ne pouvaient pas être invoqués précédemment ou que l’intéressé montre qu’il avait une bonne raison de ne pas les invoquer. Si les conditions applicables ne sont pas remplies, l’office des migrations ne procède pas au réexamen (chapitre 12, article 19, de la loi). Les questions relatives au droit pour les étrangers d’entrer et de séjourner sur le territoire suédois sont traitées par trois organes : l’office des migrations, le tribunal des migrations et la cour d’appel des migrations. Une mesure d’éloignement ou d’expulsion ne peut être exécutée que lorsqu’elle a pris effet, sauf dans quelques cas exceptionnels non pertinents en l’espèce. Ainsi, un recours auprès d’un tribunal contre une décision de l’office des migrations sur une demande d’asile et de permis de séjour dans le cadre d’une procédure ordinaire a un effet suspensif automatique. Si, après la prise d’effet de la décision issue de la procédure ordinaire, l’étranger dépose une demande fondée sur l’article 18 ou l’article 19 du chapitre 12, il appartient à l’office de décider s’il est opportun de suspendre l’exécution (inhibition) en raison des faits nouveaux invoqués. Une telle demande n’a donc pas d’effet suspensif automatique. Il en va de même d’un recours devant les tribunaux contre une décision prise par l’office au titre de l’article 19 (une décision prise sur le fondement de l’article 18 est insusceptible de recours). III. INFORMATIONS PERTINENTES RELATIVES À L’IRAK Des informations détaillées sur la situation générale des droits de l’homme en Irak et la possibilité de réinstallation interne dans la région du Kurdistan figurent notamment dans les arrêts M.Y.H. et autres c. Suède (no 50859/10, §§ 20-36, 27 juin 2013 – non traduit en français) et A.A.M. c. Suède (no 68519/10, §§ 29-39, 3 avril 2014 – non traduit en français). Les informations mentionnées ci-après concernent les événements et développements postérieurs au prononcé du dernier arrêt, intervenu le 3 avril 2014. A. La situation générale en matière de sécurité Après les affrontements qui avaient débuté en décembre 2013, l’État islamique en Irak et al-Sham (EIIS – également connu sous le nom d’État islamique en Irak et au Levant (EIIL)) et ses alliés ont engagé à la mi-juin 2014, dans le nord de l’Irak, une offensive majeure contre le gouvernement irakien au cours de laquelle ils se sont emparés de Samarra, Mossoul et Tikrit. Un rapport d’Amnesty International intitulé « Nord de l’Irak : les civils dans la ligne de mire » (« Northern Iraq: Civilians in the line of fire »), daté du 14 juillet 2014, indique ce qui suit : [Traduction du greffe] « La prise de Mossoul, deuxième ville d’Irak, et d’autres villes et villages dans le nord-ouest de l’Irak début juin par l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) a entraîné une résurgence spectaculaire des tensions interconfessionnelles et le déplacement massif de communautés craignant des attaques et des représailles d’ordre religieux. Pratiquement toute la population non sunnite de Mossoul, Tall Afar et des régions avoisinantes sous contrôle de l’EIIL a fui à la suite de meurtres, d’enlèvements, de menaces et d’attaques contre leurs biens et leurs lieux de culte. Il est difficile d’établir la véritable ampleur des meurtres et des enlèvements commis par l’EIIL. Amnesty International a recueilli des éléments sur un grand nombre de cas. À ce jour, l’EIIL ne semble pas avoir engagé de campagnes massives contre les civils, mais le choix de ses cibles – des musulmans chiites et des sanctuaires chiites – a déclenché la peur et la panique au sein de la communauté chiite, qui représente la majorité de la population irakienne mais est minoritaire dans la région. Il s’en est suivi un exode massif de musulmans chiites ainsi que de membres d’autres minorités, comme les chrétiens et les yézidis. Les musulmans sunnites soupçonnés d’être hostiles à l’EIIL, les membres des forces de sécurité, les fonctionnaires et les personnes qui ont par le passé travaillé avec les forces américaines ont également fui, certains après que l’EIIL s’en était pris à eux ou à leurs proches. L’EIIL a appelé les anciens membres des forces de sécurité et d’autres personnes considérées comme ayant été impliquées dans la répression gouvernementale à se « repentir », et a promis de ne pas faire de mal à ceux qui obtempéreront. Ce processus implique une déclaration publique de repentir (towba) – qui entraîne de fait un serment d’allégeance et d’obéissance à l’EIIL – dans des mosquées spécialement désignées à cet effet. Beaucoup de ceux qui sont restés dans des zones contrôlées par l’EIIL répondent à cet appel et se repentent publiquement. Cette pratique n’est toutefois pas sans risque, car elle permet à l’EIIL de recueillir les noms, adresses, numéros d’identification et autres données d’identification de milliers d’hommes que cette organisation pourrait plus tard décider de prendre pour cible. En parallèle, Amnesty International a recueilli des éléments mettant en évidence une série d’exécutions extrajudiciaires de détenus par les forces gouvernementales irakiennes et les milices chiites dans les villes de Tall Afar, Mossoul et Bakouba. Les frappes aériennes lancées par les forces gouvernementales irakiennes contre les zones contrôlées par l’EIIL ont également tué et blessé des dizaines de civils, dont certains lors d’attaques aveugles. Le présent rapport repose sur une enquête de deux semaines dans le nord de l’Irak, au cours de laquelle Amnesty International s’est rendu dans les villes de Mossoul, Kirkouk, Dohuk et Erbil et les villes et villages avoisinants, ainsi que dans les camps pour personnes déplacées d’Al-Khazer/Kalak et de Garmawa. Amnesty International a également rencontré des rescapés et des proches de victimes d’attaques perpétrées par l’EIIL et par les forces gouvernementales et les milices alliées, des civils déplacés en raison du conflit, des membres et représentants de minorités, des personnalités religieuses, des organisations de la société civile locale, des organisations internationales qui aident les personnes déplacées et des commandants militaires peshmergas. Tous les entretiens mentionnés dans le document ont été réalisés au cours de ces visites. (...) Amnesty International estime que toutes les parties au conflit ont commis des violations du droit international humanitaire, y compris des crimes de guerre et des violations flagrantes des droits de l’homme. Qui plus est, leurs attaques provoquent des déplacements massifs de civils. Lorsque des acteurs armés opèrent dans des zones résidentielles peuplées, les parties au conflit doivent prendre toutes les précautions possibles pour causer aux civils le moins de dommages possible. Elles doivent prendre des précautions pour protéger les civils et les biens civils sous leur contrôle contre les effets des attaques de l’adversaire, notamment en évitant – dans toute la mesure du possible – de placer des objectifs militaires à l’intérieur ou à proximité de zones densément peuplées. Le droit international humanitaire interdit aussi expressément des tactiques telles que le recours aux « boucliers humains » pour empêcher les attaques contre des cibles militaires. Cependant, le fait que l’une des parties ne sépare pas les combattants des civils et des biens civils ne dispense pas l’adversaire de son obligation de borner ses attaques aux seuls combattants et objectifs militaires et de prendre toutes les précautions nécessaires lors des attaques pour épargner les civils et les biens civils, conformément au droit international humanitaire. Ce dernier interdit les attaques délibérées contre les civils qui ne participent pas aux hostilités, les attaques aveugles (qui ne font pas de distinction entre cibles civiles et cibles militaires) et les attaques disproportionnées (dont on peut s’attendre à ce qu’elles causent à des civils des dommages fortuits excessifs au regard de l’avantage militaire concret et direct escompté). Pareilles attaques constituent des crimes de guerre. Ces règles valent pour toutes les parties à un conflit armé, en tout temps et sans exception. Le conflit dans le nord de l’Irak a déplacé des centaines de milliers de civils, qui ont fui vers les zones kurdes voisines administrées par le GRK [gouvernement régional du Kurdistan]. La plupart d’entre eux vivent dans des conditions désastreuses, dont certains dans des camps pour personnes déplacées internes (PDI) tandis que d’autres ont trouvé refuge dans des écoles, des mosquées, des églises ou des communautés d’accueil. Dans un premier temps, les civils qui avaient fui après que l’EIIL se fut emparé de vastes zones du nord-ouest de l’Irak ont été autorisés à entrer dans la région du Kurdistan irakien (RKI), mais au cours des dernières semaines le GRK a fortement restreint l’accès pour les Irakiens non kurdes. Certains de ceux qui ont fui cherchent refuge dans la RKI tandis que d’autres, principalement des chiites turkmènes et shabaks, cherchent à partir en direction du sud, vers la capitale et audelà, où la majorité de la population est chiite et où ils pensent qu’ils seraient plus en sécurité. Alors que le gouvernement central irakien reste en proie à des divisions politiques et interconfessionnelles et que le GRK semble de plus en plus soucieux d’annexer davantage de territoires aux zones qu’il contrôle, les civils irakiens pris dans le conflit ont de plus en plus de difficulté à trouver protection et assistance. Amnesty International appelle toutes les parties au conflit à mettre fin immédiatement aux meurtres de prisonniers et aux enlèvements de civils, à traiter les détenus avec humanité en toutes circonstances et à ne pas mener d’attaques aveugles, y compris par le recours au pilonnage d’artillerie et aux bombardements aériens non guidés dans les zones à forte concentration de civils. Amnesty International réitère également son appel au GRK afin qu’il permette aux civils fuyant les combats – quelles que soient leur religion ou leur origine ethnique – de chercher refuge dans les zones qu’il contrôle et de les traverser en toute sécurité. » Dans son document d’octobre 2014 exposant sa position sur les renvois vers l’Irak, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) relevait notamment ce qui suit : [Traduction du greffe] « Introduction Depuis la publication en 2012 des lignes directrices du HCR [relatives à l’admissibilité de la protection internationale] pour l’Irak et de l’aide-mémoire du HCR relatif aux réfugiés palestiniens en Irak, il s’est produit dans ce pays une nouvelle flambée de violence entre, d’un côté, les forces de sécurité irakiennes (FSI) et les forces kurdes (peshmergas) et, de l’autre, le groupe « État islamique en Irak et au Levant » (ci-après l’EIIL), qui opère à la fois en Irak et en Syrie, et les groupes armés alliés. Des civils sont tués ou blessés chaque jour dans le cadre de cette vague de violence, victimes d’attentats-suicides et d’explosions de voitures piégées, de pilonnages, de frappes aériennes et d’exécutions. Face à la progression de l’EIIL, le gouvernement irakien aurait perdu, totalement ou partiellement, le contrôle de vastes zones du territoire national, en particulier dans les provinces de Al-Anbar, Ninive, Salaheddine, Kirkouk et Diyala. Bien que les forces FSI et kurdes, appuyées par des frappes aériennes américaines, aient récemment repris le contrôle de certains secteurs, principalement le long des frontières internes avec la région du Kurdistan, dans l’ensemble les lignes de front restent instables. Le conflit, qui a connu une nouvelle intensification dans la province de Al-Anbar en janvier 2014 puis dans d’autres provinces, a été qualifié de conflit armé non international. Le nombre de victimes recensées depuis début 2014 est le plus élevé depuis l’apogée, en 2006-2007, du conflit entre groupes religieux. (...) Position du HCR sur les renvois Dans la mesure où la situation en Irak reste fortement instable et où toutes les régions du pays sont apparemment touchées, directement ou indirectement, par la crise actuelle, le HCR demande instamment aux États de ne pas renvoyer de force des personnes originaires d’Irak tant que la situation en matière de sécurité et de droits de l’homme ne se sera pas améliorée de manière tangible. Dans les circonstances actuelles, de nombreuses personnes fuyant l’Irak sont susceptibles de répondre aux critères de la Convention de 1951 concernant l’obtention du statut de réfugié. Lorsque, dans le cadre de l’examen du cas individuel d’une personne originaire d’Irak, les critères de la Convention de 1951 ne trouvent pas à s’appliquer, des critères plus larges relatifs aux réfugiés, énoncés dans les instruments régionaux pertinents, ou des formes complémentaires de protection, sont susceptibles de s’appliquer. Dans les conditions actuelles, eu égard aux nouveaux déplacements internes massifs combinés avec une crise humanitaire de grande ampleur, à la montée des tensions interconfessionnelles et aux restrictions d’accès qui sont rapportées, en particulier dans la région du Kurdistan irakien, le HCR considère en principe que les États ne doivent pas refuser la protection internationale aux personnes venues d’Irak en se fondant sur l’existence d’une possibilité de fuite ou de réinstallation à l’intérieur du pays. Il peut se révéler nécessaire d’examiner les causes d’exclusion en fonction de chaque cas. » Dans son rapport mondial 2015 publié le 29 janvier 2015, Human Rights Watch observait ce qui suit au sujet de l’Irak : [Traduction du greffe] « Exactions commises par les forces de sécurité et les milices soutenues par le gouvernement En mars, l’ancien Premier ministre Al-Maliki a déclaré à des conseillers de haut rang pour la sécurité qu’il allait former une nouvelle force de sécurité composée de trois milices : Asa’ib, Kita’ib Hezbollah et les brigades Badr. Ces milices ont enlevé et tué des civils sunnites dans l’ensemble des provinces de Bagdad, Diyala et Hilla, à un moment où le conflit armé entre les forces gouvernementales et les insurgés sunnites s’intensifiait. Selon des témoins et des sources médicales et gouvernementales, les milices progouvernementales sont responsables du massacre de 61 hommes de confession sunnite, survenu entre le 1er juin et le 9 juillet 2014, et de celui d’au moins 48 autres en mars et avril dans les villages et villes d’une zone appelée « ceinture de Bagdad ». Des dizaines d’habitants de cinq villes de la ceinture de Bagdad ont déclaré que les forces de sécurité, aux côtés des milices soutenues par le gouvernement, avaient attaqué leurs villes, enlevé et tué des habitants et mis le feu à leurs maisons, leur bétail et leurs cultures. Un rescapé d’une attaque lancée en août contre une mosquée sunnite dans la province orientale de Diyala a déclaré que des membres de la milice Asa’ib Ahl alHaqq étaient entrés dans la mosquée pendant la prière du vendredi, avaient tiré sur l’imam et l’avaient tué puis avaient ouvert le feu sur les autres hommes présents dans la mosquée, tuant au moins 70 personnes. Trois autres habitants de Diyala ont rapporté que cette milice avait enlevé et tué leurs proches. Les forces de sécurité et les milices irakiennes alliées au gouvernement sont responsables de l’exécution illégale d’au moins 255 prisonniers, perpétrée en juin dans six villes irakiennes. La grande majorité des forces de sécurité et milices sont chiites, tandis que les prisonniers assassinés étaient sunnites. Au moins huit des personnes tuées étaient des garçons de moins de 18 ans. » La note d’information du 9 février 2015, émise par le centre d’information sur l’asile et les migrations de l’office fédéral allemand des migrations et de l’asile, indique ce qui suit au sujet de l’Irak : [Traduction du greffe] « Situation en matière de sécurité On continue sans relâche à rapporter quotidiennement des affrontements armés et des attentats-suicides. Un attentat-suicide survenu à Bagdad le 9 février 2015 a fait au moins 12 morts et plus de 40 blessés. L’attentat a eu lieu dans le district de Kadhimiya, qui comporte une importante population chiite. Pour l’heure, nul n’a revendiqué cet attentat. Le 7 février 2015, plus de 30 personnes avaient été tuées et plus de 70 blessées dans des attentats-suicides survenus à Bagdad. Les victimes seraient pour la plupart des musulmans chiites et des membres des forces de sécurité. Le couvre-feu nocturne avait été levé à Bagdad le 7 février 2015. L’État islamique (EI) aurait tué 48 personnes sur son territoire en Irak depuis le début de l’année, presque toutes dans la ville de Mossoul (province de Ninive) et ses faubourgs. (...) » Dans ses rapports par pays sur les pratiques en matière de droits de l’homme pour l’année 2014, parus en février 2015, le Département d’État américain relevait ce qui suit au sujet de l’Irak : [Traduction du greffe] « L’EIIL a commis un nombre impressionnant de violations graves des droits de l’homme. De façon systématique et massive, l’EIIL a ciblé les fonctionnaires et les membres des forces de sécurité, mais aussi les civils, en particulier chiites, les minorités religieuses et ethniques, les femmes et les enfants. Dans une moindre mesure, les forces de sécurité irakiennes (FSI) et les milices chiites auraient elles aussi perpétré des exactions dans un contexte de désorganisation sur le plan de la sécurité. Des violences et des combats déstabilisants entre les forces gouvernementales et l’EIIL ont connu une escalade dans la province de Al-Anbar fin 2013 et se sont étendus à d’autres provinces en cours d’année. Le 9 juin [2014], l’EIIL a lancé une attaque et s’est rapidement emparé de Mossoul, la deuxième ville du pays. Par la suite, les forces de l’EIIL ont pris le contrôle de vastes zones dans les provinces de Al-Anbar, Ninive, Salaheddine et Diyala. Des affrontements armés entre l’EIIL et les FSI, y compris les peshmergas, à savoir les forces armées du gouvernement régional du Kurdistan, ont provoqué des déplacements internes massifs, les Nations unies ayant estimé à plus de deux millions le nombre de personnes qui, sur l’ensemble du pays, ont été contraintes de fuir leur domicile. La crise humanitaire s’est aggravée en juillet et en août, l’EIIL ayant ciblé des minorités ethniques et religieuses, perpétré des actes de violence fondés sur le sexe, vendu des femmes et des enfants comme esclaves, recruté des enfants soldats et détruit l’infrastructure civile. De graves problèmes subsistent sur le plan des droits de l’homme. Le pays a été déstabilisé par des meurtres fréquents et à grande échelle, commis dans la grande majorité des cas par l’EIIL. Il s’agit notamment du massacre de plus de 600 détenus, presque tous chiites, à la prison de Badoush, près de Mossoul, le 10 juin [2014]. L’EIIL a également tué, enlevé et expulsé de chez eux des membres de groupes religieux et ethniques, notamment des chrétiens, des chiites shabaks, des chiites turkmènes et des yézidis. En même temps, mais à une échelle bien moindre, on a rapporté des cas (non vérifiés) de meurtres de prisonniers sunnites par des acteurs étatiques et des milices chiites. » Le 9 mars 2015, Iraqi News (IraqiNews.com) a rapporté que Martin Dempsey, chef d’état-major des armées des États-Unis, lors d’une conférence de presse tenue conjointement avec Khaled Al-Obaidi, ministre irakien de la Défense, avait déclaré : « protéger Bagdad et le barrage de Mossoul ainsi que le district de Haditha figure parmi les grandes priorités de la coalition internationale ». Le document d’information et d’orientation par pays sur la situation en matière de sécurité en Irak (« Country Information and Guidance. Iraq : Security Situation »), publié en novembre 2015 par le ministère britannique de l’Intérieur, indique ce qui suit sous le titre « Résumé général » : [Traduction du greffe] « La situation en matière de sécurité dans les « zones contestées » d’Irak, c’est-à-dire les provinces de Al-Anbar, Diyala, Kirkouk, Ninive et Salaheddine est telle qu’un renvoi vers lesdites zones emporterait violation de l’article 15 c) de la « directive qualification » (DQ). La situation en matière de sécurité dans les parties de la « ceinture de Bagdad » (les zones entourant la ville de Bagdad) qui jouxtent les provinces de Al-Anbar, Salaheddine et Diyala, est telle que le renvoi d’une personne vers ces zones emporterait violation de l’article 15 c) de la DQ. Dans le reste de l’Irak – les provinces de Bagdad (y compris la ville de Bagdad), Babel, Bassora, Kerbala, Nadjaf, Muthanna, Dhi Qar, Missane, Qadissiya et Wassit, ainsi que la région du Kurdistan irakien (RKI), qui comprend les provinces de Erbil, Souleimaniyeh et Dahuk –, la violence aveugle se situe en-deçà du niveau qui représente généralement un risque au regard de l’article 15 c). Les organes décisionnels doivent néanmoins rechercher s’il existe dans la situation personnelle de l’individu concerné des facteurs particuliers susceptibles de l’exposer quand même à un risque accru. La situation en matière de sécurité demeure instable et les organes décisionnels doivent, pour apprécier le risque, tenir compte des informations à jour sur le pays. » B. La situation des personnes ayant collaboré avec les forces armées étrangères Le document d’information sur l’Irak du ministère britannique de l’Intérieur (« Country of Origin Information Report: Iraq ») du 10 décembre 2009 expose ce qui suit : [Traduction du greffe] « (...) les civils employés par la FMN-I [force multinationale en Irak], ou d’une autre manière liés à celle-ci, sont susceptibles d’être pris pour cible par des acteurs non étatiques. Dans les secteurs où la sécurité s’est améliorée au cours de l’année passée, les risques pesant sur les personnes liées à la FMN-I ont diminué dans une certaine mesure mais restent considérables en raison de l’influence persistante de groupes extrémistes. Dans les zones où AQI [Al-Qaïda en Irak] et d’autres groupes insurgés demeurent présents, en particulier dans les provinces de Ninive et de Diyala, le risque d’être pris pour cible reste bien plus élevé. Il est particulièrement fort pour les personnes travaillant comme interprètes pour la FMN-I, compte tenu de leur exposition et de leur éventuelle implication dans les activités militaires, par exemple les arrestations, les raids ou les interrogatoires d’insurgés ou de membres de milices. Depuis 2003, quelque 300 interprètes auraient été tués en Irak. Par ailleurs, il existe un risque accru d’attentat dans les zones à forte concentration de personnel étranger, comme la zone internationale ou les bases militaires, en particulier aux postes de contrôle proches de ces installations et lors des voyages en convoi militaire (...) (...) Les ressortissants irakiens employés par des entreprises étrangères sont exposés au risque d’attentat lorsqu’ils se trouvent hors d’une enceinte sécurisée comme la zone internationale ou une base militaire. » Le rapport intermédiaire du 14 janvier 2011 du centre norvégien d’information sur les pays d’origine (Landinfo) et de l’office suédois des migrations sur leur mission d’enquête en Irak signalait un certain nombre de cas au cours desquels des Irakiens ayant travaillé pour les Américains avaient été tués. Il ajoutait que les États-Unis avaient mis en place un programme d’assistance pour les Irakiens qui étaient menacés pour avoir travaillé à l’ambassade à Bagdad. Selon ce rapport, les recrutements n’avaient lieu qu’au terme de contrôles scrupuleux qui pouvaient prendre de trois à six mois. Dans sa directive opérationnelle sur l’Irak du 22 août 2014, le ministère britannique de l’Intérieur indiquait ce qui suit : [Traduction du greffe] « 3.10.9 Conclusion. Les personnes qui sont perçues comme collaborant ou qui ont collaboré avec le gouvernement irakien actuel et ses institutions, les anciennes forces américaines/multinationales ou les sociétés étrangères sont exposées au risque de subir des persécutions en Irak. Cela inclut les membres de certaines professions comme les juges, les universitaires, les enseignants, et des professions juridiques. Un demandeur qui fait état d’une menace localisée en exposant qu’il est considéré comme un collaborateur peut avoir la possibilité de se réinstaller dans une zone où cette menace localisée n’existe pas. L’agent chargé du dossier devra prendre en considération le profil spécifique du demandeur, la nature et la portée de la menace, et le point de savoir s’il serait excessif d’attendre du demandeur qu’il se réinstalle ailleurs. Une demande reposant sur de tels motifs peut se révéler fondée et l’octroi du statut de réfugié en raison des opinions politiques de l’intéressé, ou de celles qui lui sont attribuées, peut être approprié selon les circonstances du dossier. » Le rapport d’Amnesty International Allemagne de 2015 sur l’Irak (traduction effectuée à partir de l’original allemand, qui peut être consulté à l’adresse ) comporte le passage suivant : [Traduction du greffe] « Des soldats de l’EIIL ont aussi tué des sunnites, auxquels ils reprochaient un manque de soutien ou faisaient grief d’avoir travaillé pour le gouvernement irakien et les forces de sécurité ou de s’être mis au service des forces américaines en Irak. » C. La capacité des autorités irakiennes à protéger leurs citoyens Dans leur rapport du 5 mai 2014 sur l’Irak, l’état de droit et le système de sécurité et de droit (« Iraq: Rule of Law and the Security and Legal System »), Landinfo et l’office des migrations exposaient ce qui suit : [Traduction du greffe] « La Constitution irakienne de 2005 garantit l’existence d’un système de sécurité protégé par des forces de sécurité apolitiques et non confessionnelles. Par ailleurs nombreuses, les forces du pays entendent bien protéger le peuple irakien. Cependant, la politisation des forces de sécurité irakiennes (FSI), la corruption, le sectarisme et le manque de formation appropriée viennent assombrir le tableau. L’ordre juridique est également présenté brièvement dans la Constitution, où il est décrit comme un système indépendant placé au-dessus de tous les pouvoirs, excepté la loi. En réalité toutefois, la police et les tribunaux (et autres institutions) continuent à présenter des défaillances. La police régulière étant considérée comme l’institution la plus corrompue du système de sécurité et de droit, les citoyens ont peur de dénoncer les infractions, même si certains éléments indiquent qu’aujourd’hui la police fait mieux son travail qu’en 2010. La corruption semble moins répandue parmi les juges qu’au sein de la police, mais le pouvoir judiciaire n’est pas indépendant comme cela était prévu par la Constitution et restait prévu en 2010. Les tribunaux peuvent subir les pressions de personnalités politiques influentes, de tribus et d’autres acteurs (comme des milices et des criminels). La grande insuffisance, voire la pénurie de juges, combinée à de nombreuses arrestations consécutives à l’insurrection, est à l’origine d’un important arriéré, ce qui est préjudiciable tant à la partie mise en cause qu’à la partie lésée. Ce ne sont pas seulement les affaires mais aussi les projets de loi qui sont en attente, ce qui n’améliore pas l’état de droit. Ainsi, le pouvoir judiciaire n’est toujours pas régi par la loi envisagée dans la Constitution. Si quelques recours permettent aux citoyens de porter plainte contre les autorités, ce qui est sans doute la plus importante institution pour le traitement de ces plaintes, la Haute commission pour les droits de l’homme, instituée en 2012, ne fonctionne pas encore correctement. Les recours contre la corruption sont plus déficients aujourd’hui qu’en 2010, ce qui s’explique principalement par les ingérences politiques et une capacité limitée. Des mesures juridiques permettent de sanctionner les fonctionnaires au comportement fautif, mais leur mise en œuvre n’est pas toujours aisée – même si la volonté est là. En définitive, la dégradation de la situation en matière de sécurité et la lutte politique acharnée influent l’une sur l’autre, engendrant des déficiences au niveau de la capacité comme de l’intégrité du système de sécurité et de droit irakien – et ce davantage qu’en 2010, lors de notre dernière évaluation de l’état de droit en Irak. Le système fonctionne toujours, mais les défaillances semblent s’accroître. » Les rapports par pays pour 2014 sur les pratiques en matière de droits de l’homme, publiés par le Département d’État américain en février 2015, indiquent ce qui suit à propos du rôle de la police et du dispositif de sécurité en Irak : [Traduction du greffe] « En raison des attaques et offensives menées par l’État islamique d’Irak et du Levant (EIIL) au cours de l’année, le gouvernement a perdu le contrôle effectif de vastes zones du pays, principalement les zones arabes sunnites et certaines zones mixtes sunnites/chiites. Le contrôle sur les forces de sécurité a été inégal et la dégradation de la situation en matière de sécurité a entraîné la résurgence des milices chiites, qui opèrent largement hors du cadre de l’autorité du gouvernement. (...) Une corruption à grande échelle, présente à tous les niveaux de l’État et de la société, a exacerbé le défaut de protection effective des droits de l’homme. (...) Des organisations internationales de protection des droits de l’homme ont critiqué le caractère de plus en plus religieux de l’activité des milices et l’insuffisance de la surveillance du gouvernement. Le Premier ministre Al-Abadi a plusieurs fois appelé à la suppression des milices indépendantes et ordonné que toutes les milices soient placées sous l’autorité des FSI. Les dirigeants religieux chiites ont également appelé les volontaires chiites à combattre sous le commandement des forces de sécurité et condamné la violence contre les civils, notamment la destruction des biens privés. Néanmoins, dans la grande majorité des cas, des milices chiites ont opéré en toute indépendance et sans surveillance ni instructions du gouvernement. (...) Des problèmes subsistent au sein des forces de police provinciales du pays, notamment la corruption et la réticence de certains policiers à servir en dehors des zones dont ils sont originaires. L’armée et la police fédérale ont recruté et déployé des militaires et des policiers dans l’ensemble du pays, réduisant les risques de corruption liée à l’existence de liens personnels avec des tribus ou des militants. Cette mesure a engendré des plaintes de communautés locales selon lesquelles des membres de l’armée et de la police commettaient des abus en raison de différences ethnoreligieuses. Les forces de sécurité n’ont fourni que des efforts limités pour prévenir la violence sociétale ou y faire face. » D. La réinstallation interne en Irak Le document d’information et d’orientation sur l’Irak concernant la réinstallation interne et les obstacles techniques (« Country Information and Guidance on Iraq concerning internal relocation (and technical obstacles) »), publié le 24 décembre 2014 par le ministère britannique de l’Intérieur, comporte le passage suivant dans la partie « Résumé général » : [Traduction du greffe] « Dispositions relatives au renvoi depuis le Royaume-Uni 4.1 Les dispositions actuelles relatives au renvoi du RoyaumeUni vers l’Irak, que ce soit via Erbil ou Bagdad, n’emportent pas violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. L’obtention de documents civils dans un nouveau lieu de résidence 4.2 La carte d’identité civile et le certificat de nationalité sont deux des plus importants documents civils, car ils donnent accès, directement ou indirectement, à divers droits économiques et sociaux. 4.3 Une personne renvoyée en Irak qui n’a pas la possibilité de faire remplacer sa carte d’identité civile ou son certificat de nationalité risque de connaître d’importantes difficultés pour accéder à des services et à des moyens de subsistance et de se trouver dans une situation de dénuement susceptible d’atteindre le seuil de l’article 3. 4.4 Cependant, les personnes venant de zones non contestées d’Irak qui sont renvoyés à Erbil ou à Bagdad sont généralement en mesure de se refaire établir carte d’identité civile, certificat de nationalité ou autre document civil, soit en retournant dans leur lieu d’origine soit en s’adressant aux organismes gouvernementaux et non gouvernementaux compétents dans les zones non contestées. 4.5 Les personnes venant de zones contestées d’Irak qui sont renvoyées à Bagdad sont généralement en mesure de se refaire établir carte d’identité civile, certificat de nationalité ou autre document civil en s’adressant aux organismes compétents à Bagdad et à Nadjaf. 4.6 Les personnes qui au Royaume-Uni cherchent à se refaire établir carte d’identité civile ou certificat de nationalité peuvent solliciter l’aide de l’ambassade d’Irak à Londres, à la condition préalable de pouvoir prouver leur identité. C’est généralement possible pour les personnes renvoyées de force à Bagdad, dans la mesure où elles sont en possession d’un passeport en cours de validité ou périmé ou d’un laissez-passer. 4.7 Toute personne qui n’est pas en mesure de prouver son identité à l’ambassade d’Irak peut refaire établir ses documents par l’intermédiaire d’un mandataire en Irak, par exemple un parent ou un avocat muni d’une procuration. Réinstallation dans la région du Kurdistan irakien (RKI) 4.8 Les personnes originaires de la RKI peuvent généralement se réinstaller dans une autre zone de la région. 4.9 Les personnes d’origine kurde qui viennent d’une zone extérieure à la RKI et sont renvoyées à Bagdad peuvent généralement se réinstaller dans la RKI, à condition d’avoir pu au préalable faire régulariser leurs documents à Bagdad (ou ailleurs). 4.10 Pour les personnes non kurdes ayant un lien établi, d’ordre familial ou autre, avec la RKI (lien tribal ou emploi précédent, par exemple), la réinstallation interne constitue généralement une possibilité raisonnable. 4.11 Pour toute personne d’origine arabe ou turkmène, la réinstallation interne dans la RKI est difficile. La réinstallation interne à Bagdad ou dans le sud semble plus raisonnable. Si cette possibilité est déraisonnable en raison des circonstances particulières du dossier, il peut y avoir lieu d’accorder une protection. Réinstallation à Bagdad ou dans le sud 4.12 De manière générale, les Arabes sunnites, les Kurdes et les chiites peuvent se réinstaller à Bagdad, où l’on constate la présence d’une importante population déplacée d’Arabes sunnites. 4.13 Les musulmans chiites qui cherchent à se réinstaller à l’intérieur du pays peuvent en général le faire dans les provinces du sud. Les musulmans sunnites sont susceptibles de se réinstaller au sud. 4.14 De manière générale, aucun obstacle insurmontable n’empêche actuellement les ressortissants irakiens de se réinstaller à Bagdad ou dans les provinces du sud, même si chaque cas doit faire l’objet d’une décision fondée sur les circonstances individuelles. » Le document d’information et d’orientation sur l’Irak et la réinstallation interne (« Country Information and Guidance on Iraq concerning internal relocation »), publié en novembre 2015 par le ministère britannique de l’Intérieur, comporte le passage suivant dans la partie « Résumé général » : [Traduction du greffe] « Possibilité de réinstallation interne En général, les personnes venant de Al-Anbar, Diyala, Kirkouk (également appelé Ta’min), Ninive et Salaheddine, ainsi que des secteurs nord, ouest et est de la « ceinture de Bagdad » (les « zones contestées »), peuvent se réinstaller à Bagdad. Les organes décisionnels doivent toutefois tenir compte de tous les facteurs personnels pertinents qui influent sur la capacité d’une personne à se réinstaller, ainsi que des informations à jour sur le pays. La situation dans les provinces du sud (Bassora, Kerbala, Nadjaf, Muthanna, Dhi Qar, Missane, Qadissiya et Wassit) n’atteint pas le seuil requis par l’article 15 c) [de la directive qualification] et il n’y a pas de risque réel de dommage pour les civils ordinaires qui se rendent de Bagdad vers ces zones. Il est sans doute raisonnable en général pour des personnes venant des « zones contestées » (ou d’ailleurs) de se réinstaller à Bagdad, même si les organes décisionnels doivent tenir compte de la situation personnelle de l’individu concerné et des informations à jour sur le pays. Pour les Kurdes irakiens, originaires de la RKI ou non, la réinstallation dans la région du Kurdistan irakien (RKI) est possible en général via Bagdad, même si les organes décisionnels doivent tenir compte des facteurs pertinents qui influent sur leur capacité à se réinstaller. De manière générale, il n’est pas raisonnable pour les non-Kurdes qui ne sont pas originaires de la RKI de se réinstaller dans cette région. Caractère réalisable du retour Une personne ne peut être renvoyée vers la ville de Bagdad que si elle détient un passeport irakien (en cours de validité ou périmé) ou un laissez-passer. En l’absence de l’un de ces documents, le retour n’est pas « réalisable ». L’absence de ces titres de voyage constitue un obstacle technique au retour et ne justifie pas en soi l’octroi d’une protection. C’est seulement lorsque le retour est réalisable (c’est-à-dire lorsque l’intéressé détient ou peut obtenir un passeport en cours de validité ou venu à expiration, ou bien un laissez-passer) que la question des papiers (ou leur absence) peut être examinée dans une éventuelle appréciation relative à la protection. Les personnes originaires de la RKI dont l’entrée a été préautorisée par les autorités de la RKI sont renvoyées vers l’aéroport d’Erbil et n’ont pas besoin de passeport ou de laissez-passer. » IV. LE DROIT PERTINENT DE L’UNION EUROPÉENNE ET LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPÉENNE En son article 4, la Directive 2004/83/CE du Conseil du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts (telle que refondue par la Directive 2011/95/UE du 13 décembre 2011 ; ci-après « la directive qualification ») dispose : « Évaluation des faits et circonstances « 1. Les États membres peuvent considérer qu’il appartient au demandeur de présenter, aussi rapidement que possible, tous les éléments nécessaires pour étayer sa demande de protection internationale. Il appartient à l’État membre d’évaluer, en coopération avec le demandeur, les éléments pertinents de la demande. Les éléments visés au paragraphe 1 correspondent aux déclarations du demandeur et à tous les documents dont le demandeur dispose concernant son âge, son passé, y compris ceux des parents à prendre en compte, son identité, sa ou ses nationalités, le ou les pays ainsi que le ou les lieux où il a résidé auparavant, ses demandes d’asile antérieures, son itinéraire, ses titres de voyage, ainsi que les raisons justifiant la demande de protection internationale. Il convient de procéder à l’évaluation individuelle d’une demande de protection internationale en tenant compte des éléments suivants : a) tous les faits pertinents concernant le pays d’origine au moment de statuer sur la demande, y compris les lois et règlements du pays d’origine et la manière dont ils sont appliqués ; b) les informations et documents pertinents présentés par le demandeur, y compris les informations permettant de déterminer si le demandeur a fait ou pourrait faire l’objet de persécutions ou d’atteintes graves ; c) le statut individuel et la situation personnelle du demandeur, y compris des facteurs comme son passé, son sexe et son âge, pour déterminer si, compte tenu de la situation personnelle du demandeur, les actes auxquels le demandeur a été ou risque d’être exposé pourraient être considérés comme une persécution ou une atteinte grave ; d) le fait que, depuis qu’il a quitté son pays d’origine, le demandeur a ou non exercé des activités dont le seul but ou le but principal était de créer les conditions nécessaires pour présenter une demande de protection internationale, pour déterminer si ces activités l’exposeraient à une persécution ou à une atteinte grave s’il retournait dans ce pays ; e) le fait qu’il est raisonnable de penser que le demandeur pourrait se prévaloir de la protection d’un autre pays dont il pourrait revendiquer la citoyenneté. Le fait qu’un demandeur a déjà été persécuté ou a déjà subi des atteintes graves ou a déjà fait l’objet de menaces directes d’une telle persécution ou de telles atteintes est un indice sérieux de la crainte fondée du demandeur d’être persécuté ou du risque réel de subir des atteintes graves, sauf s’il existe de bonnes raisons de penser que cette persécution ou ces atteintes graves ne se reproduiront pas. Lorsque les États membres appliquent le principe selon lequel il appartient au demandeur d’étayer sa demande, et lorsque certains aspects des déclarations du demandeur ne sont pas étayés par des preuves documentaires ou autres, ces aspects ne nécessitent pas confirmation lorsque les conditions suivantes sont remplies : a) le demandeur s’est réellement efforcé d’étayer sa demande ; b) tous les éléments pertinents à la disposition du demandeur ont été présentés et une explication satisfaisante a été fournie quant à l’absence d’autres éléments probants ; c) les déclarations du demandeur sont jugées cohérentes et plausibles et elles ne sont pas contredites par les informations générales et particulières connues et pertinentes pour sa demande ; d) le demandeur a présenté sa demande de protection internationale dès que possible, à moins qu’il puisse avancer de bonnes raisons pour ne pas l’avoir fait ; et e) la crédibilité générale du demandeur a pu être établie. » Le niveau de protection requis est ainsi défini à l’article 7 de la directive qualification : « 1. La protection contre les persécutions ou les atteintes graves ne peut être accordée que par : a) l’État ; ou b) des partis ou organisations, y compris des organisations internationales, qui contrôlent l’État ou une partie importante du territoire de celui-ci, pour autant qu’ils soient disposés à offrir une protection au sens du paragraphe 2 et en mesure de le faire. La protection contre les persécutions ou les atteintes graves doit être effective et non temporaire. Une telle protection est généralement accordée lorsque les acteurs visés au paragraphe 1, points a) et b), prennent des mesures raisonnables pour empêcher les persécutions ou les atteintes graves, entre autres lorsqu’ils disposent d’un système judiciaire effectif permettant de déceler, de poursuivre et de sanctionner les actes constituant une persécution ou une atteinte grave, et lorsque le demandeur a accès à cette protection. Lorsqu’ils déterminent si une organisation internationale contrôle un État ou une partie importante de son territoire et si elle fournit une protection au sens du paragraphe 2, les États membres tiennent compte des orientations éventuellement données par les actes de l’Union en la matière. » Dans l’affaire M.M. c. Minister for Justice, Equality and Law Reform et autres (C-277/11, arrêt du 22 novembre 2012), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a déclaré : « 63. Ainsi qu’il ressort de son intitulé, l’article 4 de la directive 2004/83 est relatif à l’« évaluation des faits et circonstances ». En réalité, cette « évaluation » se déroule en deux étapes distinctes. La première étape concerne l’établissement des circonstances factuelles susceptibles de constituer les éléments de preuve au soutien de la demande, alors que la seconde étape est relative à l’appréciation juridique de ces éléments, consistant à décider si, au vu des faits caractérisant un cas d’espèce, les conditions de fond prévues par les articles 9 et 10 ou 15 de la directive 2004/83 pour l’octroi d’une protection internationale sont remplies. Or, selon l’article 4, paragraphe 1, de ladite directive, s’il appartient normalement au demandeur de présenter tous les éléments nécessaires pour étayer sa demande, il n’en demeure pas moins qu’il incombe à l’État membre concerné de coopérer avec ce demandeur au stade de la détermination des éléments pertinents de cette demande. Cette exigence de coopération à la charge de l’État membre signifie dès lors concrètement que, si, pour quelque raison que ce soit, les éléments fournis par le demandeur d’une protection internationale ne sont pas complets, actuels ou pertinents, il est nécessaire que l’État membre concerné coopère activement, à ce stade de la procédure, avec le demandeur pour permettre la réunion de l’ensemble des éléments de nature à étayer la demande. D’ailleurs, un État membre peut être mieux placé que le demandeur pour avoir accès à certains types de documents. Au demeurant, l’interprétation énoncée au point précédent est corroborée par l’article 8, paragraphe 2, sous b), de la directive 2005/85, selon lequel les États membres veillent à ce que des informations précises et actualisées soient obtenues sur la situation générale existant dans les pays d’origine des demandeurs d’asile et, le cas échéant, dans les pays par lesquels ils ont transité. » Les affaires jointes X, Y et Z (C-199/12 à C-201/12, arrêt du 7 novembre 2013) concernaient des demandeurs d’asile en quête de protection internationale en raison de leur homosexualité, dans des circonstances où il n’était pas établi qu’ils avaient déjà fait l’objet de persécutions ou de menaces directes de persécutions. Bien que l’article 4 § 4 de la « directive qualification » ne fût pas directement l’objet du renvoi préjudiciel devant la CJUE, celle-ci a néanmoins conclu comme suit : « 72. En ce qui concerne la réserve dont la personne devrait faire preuve, dans le système de la directive, les autorités compétentes, lorsqu’elles évaluent si un demandeur craint avec raison d’être persécuté, cherchent à savoir si les circonstances établies constituent ou non une menace telle que la personne concernée peut raisonnablement craindre, au regard de sa situation individuelle, d’être effectivement l’objet d’actes de persécution (...) Cette appréciation de l’importance du risque qui, dans tous les cas, doit être effectuée avec vigilance et prudence (arrêt du 2 mars 2010, Salahadin Abdulla e.a., C175/08, C176/08, C178/08 et C179/08, Rec. p. I1493, point 90), repose uniquement sur une évaluation concrète des faits et des circonstances conformément aux règles figurant notamment à l’article 4 de la directive (arrêt Y et Z, précité, point 77). » Dans l’affaire Salahadin Abdulla et autres c. Bundesrepublik Deutschland (affaires jointes C-175/08, C-176/08, C-178/08 et C-179/08, arrêt du 2 mars 2010, Rec. I-1493), la CJUE s’est penchée sur l’appréciation d’un changement de circonstances concernant un réfugié et s’est demandé en particulier à quel moment le statut de réfugié pouvait cesser. Elle s’est prononcée ainsi : « 69. Par suite, le statut de réfugié cesse dès lors que le ressortissant concerné n’apparaît plus exposé, dans son pays d’origine, à des circonstances démontrant l’incapacité dudit pays de lui assurer une protection contre des actes de persécution qui seraient exercés sur sa personne pour l’un des cinq motifs énumérés à l’article 2, sous c), de la directive. Une telle cessation implique ainsi que le changement de circonstances ait remédié aux causes qui ont entraîné la reconnaissance du statut de réfugié. Pour parvenir à la conclusion que la crainte du réfugié d’être persécuté n’est plus fondée, les autorités compétentes, à la lumière de l’article 7, paragraphe 2, de la directive, doivent vérifier, au regard de la situation individuelle du réfugié, que le ou les acteurs de protection du pays tiers en cause ont pris des mesures raisonnables pour empêcher la persécution, qu’ils disposent ainsi, notamment, d’un système judiciaire effectif permettant de déceler, de poursuivre et de sanctionner les actes constituant une persécution et que le ressortissant intéressé, en cas de cessation de son statut de réfugié, aura accès à cette protection. » V. PRINCIPES DIRECTEURS ET AUTRES DOCUMENTS PERTINENTS DU HAUT COMMISSARIAT DES NATIONS UNIES POUR LES RÉFUGIÉS (HCR) Selon les principes du HCR, si la charge de la preuve incombe au demandeur d’asile, compte tenu des circonstances particulières d’une demande d’asile, l’agent de l’État qui examine celle-ci partage avec le demandeur la tâche « d’établir et d’évaluer tous les faits pertinents ». En ses parties pertinentes, la Note du HCR de 1998 sur la charge et le critère d’établissement de la preuve dans les demandes d’asile (« Note on Burden and Standard of Proof in Refugee Claims ») indique ce qui suit : [Traduction du greffe] « II. Charge de la preuve Les faits étayant une demande d’asile sont établis au moyen de la présentation de preuves ou d’éléments relatifs aux faits allégués. Les éléments de preuve peuvent être à caractère oral ou documentaire. La tâche de produire des éléments afin de prouver avec conviction les faits allégués s’appelle la « charge de la preuve ». Selon les principes généraux du droit de la preuve, la preuve incombe à celui qui affirme. Ainsi, dans les demandes d’asile, c’est au demandeur qu’il revient d’établir la véracité de ses allégations et l’exactitude des faits sur lesquels repose sa demande. Le demandeur s’acquitte de la charge de la preuve en livrant un récit fidèle des faits pertinents, afin qu’une décision appropriée puisse être adoptée sur cette base. Compte tenu des spécificités de la situation du réfugié, l’examinateur partage avec lui la tâche d’établir et d’évaluer tous les faits pertinents. Sa tâche consiste, dans une large mesure, à se familiariser avec la situation objective qui règne dans le pays d’origine en question, à se tenir informé des faits notoires importants, à guider le demandeur afin qu’il fournisse les informations pertinentes et à dument vérifier les faits allégués pouvant être étayés. » III. Critère d’établissement de la preuve – Cadre général et questions de définition Dans le contexte de la tâche incombant au demandeur de prouver les faits qui étayent sa demande, le terme « critère d’établissement de la preuve » désigne le seuil que doit atteindre le demandeur pour convaincre l’examinateur de la véracité de ses allégations factuelles. Les faits à « prouver » sont les faits relatifs au passé et aux expériences personnelles du demandeur censés avoir engendré la crainte d’être persécuté et la réticence consécutive à se prévaloir de la protection du pays d’origine. Dans les pays de common law, le droit de la preuve dans la procédure pénale exige que la preuve soit rapportée « au-delà de tout doute raisonnable ». Dans la procédure civile, le droit ne prévoit pas un critère aussi exigeant ; l’examinateur doit en fait trancher l’affaire en appliquant le « critère de la plus forte probabilité ». De même, dans le cadre d’une demande d’asile il n’est pas nécessaire que l’examinateur soit pleinement convaincu de la véracité de chacune des allégations factuelles formulées par le demandeur. L’examinateur doit décider si, sur la base des éléments fournis et de la sincérité des déclarations de l’intéressé, il est probable que la demande de celui-ci soit crédible. Bien entendu, le demandeur a le devoir de dire la vérité. Cela étant, il faut aussi prendre en considération la possibilité que des expériences traumatisantes l’empêchent de s’exprimer librement, ou qu’en raison du laps de temps écoulé ou de l’intensité des événements passés il ne soit pas en mesure de se rappeler tous les éléments factuels ou de les relater avec précision, ou encore qu’il les confonde ; ainsi, il se peut qu’il soit vague ou inexact dans la présentation de circonstances précises. L’incapacité à se rappeler ou à fournir l’ensemble des dates ou petits détails, les incohérences mineures, une imprécision sans importance ou des déclarations incorrectes qui ne sont pas essentielles peuvent être prises en compte dans l’appréciation finale de la crédibilité mais ne doivent pas constituer des facteurs décisifs. En ce qui concerne les éléments présentés à l’appui de la demande d’asile, s’ils corroborent les déclarations formulées par l’intéressé ils en confirment aussi la véracité. Pour autant, compte tenu de la situation particulière des demandeurs d’asile, il ne faut pas exiger d’eux qu’ils produisent tous les éléments nécessaires. Il faut notamment reconnaître que, souvent, les demandeurs d’asile ont fui sans se munir de leurs papiers personnels. Le fait que le demandeur n’a pas soumis d’éléments documentaires pour étayer ses déclarations orales ne doit donc pas empêcher d’accueillir la demande dès lors que les déclarations en question cadrent avec des faits connus et que la crédibilité générale du demandeur est satisfaisante. Pour apprécier la crédibilité générale de la demande en question, l’examinateur doit tenir compte de facteurs tels que le caractère plausible des faits allégués, la concordance et la cohérence globales du récit livré par le demandeur, les éléments produits par lui qui corroborent ses déclarations, la compatibilité avec des faits notoires ou largement connus, et ce que l’on sait de la situation dans le pays d’origine. La crédibilité est établie dès lors que l’intéressé a présenté une demande cohérente et plausible qui ne contredit pas les faits largement connus et peut donc en définitive être crue. Le terme « bénéfice du doute » est employé en rapport avec le critère d’établissement de la preuve concernant les allégations factuelles du demandeur. Puisque dans une demande d’asile le demandeur n’a pas besoin de prouver l’ensemble des faits de manière à convaincre pleinement l’examinateur de la véracité de toutes les allégations factuelles, il subsiste généralement un doute dans l’esprit de l’examinateur en ce qui concerne les faits présentés par l’intéressé. Si l’examinateur considère que le récit du demandeur est globalement cohérent et plausible, l’existence d’un doute éventuel ne doit pas être préjudiciable à la demande de l’intéressé ; autrement dit, il faut accorder le « bénéfice du doute » au demandeur. IV. Critère d’établissement de la preuve concernant le caractère fondé de la crainte d’être persécuté La formule « craignant avec raison d’être persécut[é] » est un élément clé de la définition du réfugié. Si l’expression « craignant avec raison » contient deux éléments, l’un subjectif (la crainte) et l’autre objectif (la raison), ceux-ci doivent être évalués conjointement. Dans ce contexte, le terme « craignant » signifie que l’intéressé pense ou prévoit qu’il sera soumis à des persécutions. La crainte est établie très largement par ce que l’intéressé présente comme son état d’esprit au moment du départ. Normalement, la déclaration du demandeur est acceptée comme une manifestation révélatrice de l’existence de la crainte, à supposer qu’il n’y ait pas de faits donnant lieu à des doutes sérieux quant à sa crédibilité sur ce point. Le demandeur doit en outre établir qu’il y a une raison à la crainte alléguée. Les travaux préparatoires de la Convention sont à cet égard instructifs. L’une des catégories de « réfugiés » visée à l’annexe I de la Constitution de l’OIR [Organisation internationale pour les réfugiés] est celle des personnes qui ont « fait valoir des raisons satisfaisantes pour ne pas (...) retourner » dans leur pays, les « raisons satisfaisantes » étant définies comme « la persécution ou la crainte fondée de persécution ». Le manuel de l’OIR indiquait que le terme « fondé » devait être entendu comme signifiant que le demandeur avait exposé de façon plausible et cohérente la raison pour laquelle il craignait d’être persécuté. Le Comité spécial de l’apatridie et des problèmes connexes préféra adopter l’expression « craignant avec raison d’être victime de persécutions » [traduction du greffe] plutôt que d’adhérer aux termes employés dans la Constitution de l’OIR. Commentant cette expression dans son rapport final, le Comité spécial déclara que « craignant avec raison » signifiait qu’une personne pouvait établir l’existence de « bonnes raisons » pour lesquelles elle craignait d’être victime de persécutions. Question du seuil à atteindre Le Guide [du HCR] indique que la crainte exprimée doit être considérée comme fondée si le demandeur « peut établir, dans une mesure raisonnable, que la vie est devenue intolérable (...) dans son pays d’origine ». Dans les pays de common law, une abondante jurisprudence s’est développée sur le critère d’établissement de la preuve à appliquer aux demandes d’asile pour déterminer si la demande est fondée. Cette jurisprudence conforte largement l’idée qu’il n’y a pas d’obligation de prouver de manière concluante et incontestable le caractère fondé de la demande, ni même d’établir que la persécution est plus probable qu’improbable. Pour établir le « caractère fondé », il faut montrer que la persécution est raisonnablement possible. Un aperçu de la jurisprudence récente, par pays, se trouve annexé au présent document. Indicateurs permettant d’apprécier le caractère fondé de la crainte Si par nature l’évaluation du risque de persécution est orientée vers l’avenir et est donc par essence un peu spéculative, cette évaluation doit reposer sur des considérations factuelles prenant en compte la situation personnelle du demandeur ainsi que les éléments relatifs à la situation dans le pays d’origine. La situation personnelle du demandeur inclut son passé, ses expériences, sa personnalité et tout autre facteur personnel susceptible de l’exposer à la persécution. En particulier, le fait que le demandeur a subi ou non par le passé des persécutions ou d’autres formes de mauvais traitements et les expériences vécues par des proches et amis ainsi que des personnes se trouvant dans la même situation que l’intéressé sont des facteurs à prendre en considération. Les éléments pertinents concernant la situation dans le pays d’origine englobent les conditions sociopolitiques générales, la situation et le bilan du pays en matière de droits de l’homme ; la législation nationale ; les politiques ou pratiques de l’agent de persécution, notamment vis-à-vis de personnes se trouvant dans une situation analogue à celle du demandeur, etc. Si des persécutions ou mauvais traitements passés pèsent lourdement en faveur d’une appréciation positive du risque de persécution à venir, leur absence ne constitue pas un facteur décisif. De même, l’existence de persécutions passées n’est pas forcément concluante quant à l’éventualité de nouvelles persécutions, en particulier s’il y a eu de grands changements dans la situation du pays d’origine. » Le document du HCR « Guide et principes directeurs sur les procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés » (initialement publié en 1979 et réédité en dernier lieu en 2011 ; ci-après « le Guide du HCR ») développe plus avant les principes énoncés dans la Note du HCR de 1998. Les paragraphes 196 et 197 du Guide du HCR se lisent ainsi : « 196. C’est un principe général de droit que la charge de la preuve incombe au demandeur. Cependant, il arrive souvent qu’un demandeur ne soit pas en mesure d’étayer ses déclarations par des preuves documentaires ou autres, et les cas où le demandeur peut fournir des preuves à l’appui de toutes ses déclarations sont l’exception bien plus que la règle. Dans la plupart des cas, une personne qui fuit la persécution arrive dans le plus grand dénuement et très souvent elle n’a même pas de papiers personnels. Aussi, bien que la charge de la preuve incombe en principe au demandeur, la tâche d’établir et d’évaluer tous les faits pertinents sera-t-elle menée conjointement par le demandeur et l’examinateur. Dans certains cas, il appartiendra même à l’examinateur d’utiliser tous les moyens dont il dispose pour réunir les preuves nécessaires à l’appui de la demande. Cependant, même cette recherche indépendante peut n’être pas toujours couronnée de succès et il peut également y avoir des déclarations dont la preuve est impossible à administrer. En pareil cas, si le récit du demandeur paraît crédible, il faut lui accorder le bénéfice du doute, à moins que de bonnes raisons ne s’y opposent. 197. Ainsi, les exigences de la preuve ne doivent pas être interprétées trop strictement, et cela compte tenu des difficultés de la situation dans laquelle se trouve le demandeur du statut de réfugié. Cependant, cette tolérance ne doit pas aller jusqu’à faire admettre comme vraies les déclarations qui ne cadrent pas avec l’exposé général des faits présenté par le demandeur. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE M. Ibrahim est né en 1978, MM. Mohammed et Omar sont nés en 1981 et M. Abdurahman est né en 1982. Les trois premiers requérants purgent une peine de prison et le quatrième requérant habite à Londres. A. Introduction Le 7 juillet 2005, quatre attentats-suicides à la bombe furent perpétrés dans trois rames de métro et dans un autobus au centre de Londres, tuant cinquante-deux personnes et faisant des centaines de blessés. Deux semaines plus tard, le 21 juillet 2005, les trois premiers requérants et un quatrième homme, M. Hussain Osman, mirent à feu quatre bombes dans trois rames de métro et dans un bus au centre de Londres. Le 23 juillet 2005, une cinquième bombe fut découverte abandonnée, non mise à feu, dans un parc londonien. M. Manfo Asiedu fut identifié comme étant le cinquième des conspirateurs. Bien que les quatre bombes eussent été mises à feu, la charge principale, du peroxyde d’hydrogène liquide, n’explosa dans aucun cas. Des tests ultérieurs révélèrent que la cause la plus probable était une concentration insuffisante du peroxyde d’hydrogène nécessaire pour que la bombe explose compte tenu de la quantité de peroxyde d’acétone (un explosif primaire) utilisé pour la mise à feu. Selon les preuves recueillies, les bombes auraient fonctionné si la concentration de peroxyde d’hydrogène avait été plus forte ou si la quantité de peroxyde d’acétone avait été supérieure. Les trois premiers requérants et M. Osman s’enfuirent tous des lieux après l’échec des explosions. Cependant, les quatre hommes avaient été filmés par des caméras de vidéosurveillance. La police entama une chasse à l’homme nationale, pendant laquelle des photographies et des images prises par vidéosurveillance des hommes furent diffusées à la télévision nationale et publiées dans des journaux nationaux. Le 22 juillet 2005, un jeune homme fut abattu dans le métro londonien par la police, qui l’avait pris par erreur pour M. Osman (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, 30 mars 2016). Les quatre hommes furent arrêtés au cours des jours suivants : les trois premiers requérants en Angleterre entre le 27 et le 29 juillet et M. Osman à Rome (Italie) le 30 juillet. Ils furent jugés et reconnus coupables de complot d’assassinat (conspiracy to murder). Le quatrième requérant hébergea M. Osman à son domicile à Londres pendant que ce dernier était recherché par la police et avant sa fuite à Rome. Il fut interrogé en Angleterre les 27 et 28 juillet 2005 par la police, qui l’arrêta à cette dernière date. À l’issue d’un procès distinct, il fut jugé et reconnu coupable d’avoir aidé M. Osman et de ne pas avoir divulgué d’informations après coup. L’arrestation des requérants et leurs premiers interrogatoires de police sont relatés ci-dessous dans le détail. B. Les trois premiers requérants Les arrestations et interrogatoires a) M. Omar M. Omar fut le premier des poseurs de bombes à être appréhendé. Il fut arrêté le 27 juillet 2005 à 5 h 15 à Birmingham. Plusieurs policiers pénétrèrent dans la maison où il se trouvait et découvrirent M. Omar debout dans la baignoire, complètement habillé et en train de hurler, portant un sac à dos. Les policiers pensèrent que le sac, de dimensions similaires à ceux utilisés dans les attentats-suicides ratés, contenait une bombe. Ils lui lancèrent des avertissements avant de le maîtriser à l’aide d’un pistolet Taser et de lui ôter le sac, à l’intérieur duquel il n’y avait finalement qu’un seau vide. Lors de son arrestation, M. Omar fut informé de ses droits par la police au moyen de l’avertissement « de type nouveau » (paragraphe 184 cidessous) : il fut prévenu qu’il n’avait pas à répondre aux questions mais que tout ce qu’il dirait pourrait être produit comme preuve et que des conclusions négatives pourraient être tirées de son silence s’il omettait de mentionner des éléments qu’il invoquerait ultérieurement à son procès. Il fut prié de dire s’il avait connaissance de quelque chose, n’importe où que ce fût, qui eût pu faire du mal à autrui. Il répondit « non ». Les policiers qui le conduisirent au commissariat à Londres évoquèrent ultérieurement un bref entretien qu’ils avaient eu avec lui dans le véhicule. Ils lui auraient demandé de nouveau s’il y avait quelque part du matériel susceptible de causer du mal à autrui et s’ils devaient s’inquiéter de quelque chose qui se trouverait à son domicile, et il leur aurait répondu par la négative. Plus tard pendant ce trajet, M. Omar fit de son plein gré la déclaration suivante : « J’étais dans cette rame de métro au moment des explosions. Je ne savais pas que ça allait se déclencher, je ne voulais faire de mal à personne (...) Je n’ai pas fabriqué les explosifs. On m’avait dit d’aller chercher ça. Je suis allé dans une ruelle près d’un magasin et j’ai pris le sac à dos. » M. Omar arriva à 7 h 20 au commissariat de Paddington Green, à Londres. À 7 h 50, il demanda la présence du solicitor de permanence. On lui répondit qu’il avait le droit de consulter un solicitor, mais que l’exercice de ce droit pouvait être retardé pendant une durée pouvant aller jusqu’à quarante-huit heures si un policier ayant au moins le grade de commissaire (superintendent) autorisait pareil retardement. À 7 h 55, le commissaire MacBrayne ordonna que M. Omar fût détenu au secret en vertu de l’annexe 8 à la loi de 2000 sur le terrorisme (paragraphes 187 et 189 ci-dessous). Peu après, le commissaire McKenna ordonna de soumettre M. Omar à un « interrogatoire de sûreté ». L’expression abrégée « interrogatoire de sûreté » désigne un interrogatoire mené en l’urgence dans le but de protéger des vies et de prévenir de graves dommages aux biens. Le suspect est questionné de manière à recueillir des renseignements susceptibles de contribuer à prévenir un dommage pour la population, par exemple en empêchant la perpétration d’un nouvel attentat terroriste. L’interrogatoire peut avoir lieu en l’absence d’un solicitor et avant que le suspect n’ait eu la possibilité de demander une assistance juridique (paragraphes 188-190 et 193-198 ci-dessous). Vers 8 h 50, un médecin fut appelé pour examiner M. Omar et il certifia que ce dernier était apte à être interrogé. À 9 heures eut lieu un bref interrogatoire de sûreté de trois minutes. Il était axé sur le point de savoir si le sac dont M. Omar s’était débarrassé lors de son arrestation contenait quoi que ce fût de dangereux. À 9 h 15, le préposé aux gardes à vue du commissariat de Paddington Green prit contact, pour le compte de M. Omar, avec le solicitor de permanence, lequel fut prévenu qu’il serait de nouveau contacté une fois achevée la procédure d’enregistrement. À 10 h 6 et à 10 h 14, M. Omar demanda une nouvelle fois à voir un solicitor. On lui répondit que des dispositions seraient prises à cette fin dès l’achèvement de la procédure d’enregistrement, laquelle se termina peu après. À 10 h 24, le préposé aux gardes à vue fut informé que le commissaire McKenna avait autorisé un nouvel interrogatoire de sûreté. Il fut consigné par écrit que M. Omar n’avait pas bénéficié d’une assistance juridique au motif que retarder l’interrogatoire aurait entraîné un risque immédiat de dommage pour les personnes ou pour les biens et qu’accorder pareille assistance aurait conduit à alerter les autres personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions mais non encore arrêtées, ce qui aurait rendu encore plus difficile la prévention d’actes de terrorisme ainsi que l’arrestation, la poursuite et la condamnation des personnes impliquées dans des infractions en matière de terrorisme. Les autres motifs suivants étaient également exposés : « Omar est soupçonné d’avoir activé le détonateur d’un engin explosif artisanal dans une (...) rame de métro le jeudi 21 juillet 2005, dans le cadre d’attentats prémédités simultanés auxquels sont mêlées au moins trois autres personnes non encore arrêtées. Ces personnes ne sont pas encore identifiées ni localisées. Nous pensons que le domicile d’Omar, situé au 58 Curtis House, est l’endroit où les engins explosifs artisanaux ont été fabriqués. Nous soupçonnons Omar et ses complices (au moins au nombre de trois) d’avoir tenté de perpétrer un « attentat-suicide », en emportant avec eux dans la mort toute autre personne se trouvant à proximité immédiate. Les autres personnes impliquées dans cet attentat n’ont pas encore été appréhendées et il est impératif pour la protection de la sûreté publique de les identifier, de les localiser et de les incarcérer avant qu’elles ne tentent de reproduire les attentats du 21 juillet. Il FAUT déterminer où se trouvent ces personnes, s’il existe d’autres engins explosifs artisanaux et qui et où sont TOUTES les autres personnes impliquées dans la perpétration, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme en lien avec Omar, de manière à prévenir toute atteinte à la vie ou tout dommage matériel grave. Attendre l’arrivée d’un solicitor et permettre une consultation avant interrogatoire préalablement à toute tentative d’établissement des éléments ci-dessus NE FERA QUE retarder inutilement cette procédure d’interrogatoire. J’ai pris en compte les exigences de la loi de 1984 [la loi de 1984 sur la police et les preuves en matière pénale] et les codes de pratique y associés et j’estime que cette façon de procéder est nécessaire et proportionnée. TOUT interrogatoire conduit avec M. Omar en vertu de la présente autorisation devra cesser une fois disparu le risque pour la vie et pour la sûreté publique. J’ai accordé cette autorisation en tenant compte des droits que M. Omar tire de l’article 6 [de la Convention] et j’estime qu’elle est autant proportionnée que nécessaire à la protection des droits que l’article 2 garantit à la population en général. » Furent ensuite conduits quatre interrogatoires de sûreté d’une durée d’environ 45 minutes chacun, entrecoupés de pauses d’environ quinze à vingt minutes chacune. L’interrogatoire de sûreté A commença à 10 h 25 et prit fin à 11 h 11. M. Omar se vit d’entrée notifier l’avertissement de type ancien (paragraphe 182 ci-dessous), à savoir qu’il n’était pas tenu de faire une déclaration mais que tout ce qu’il dirait pourrait être produit comme preuve. L’interrogatoire de sûreté B commença à 11 h 26 et prit fin à 12 h 11. Là encore, l’avertissement de type ancien fut donné à M. Omar au début de l’interrogatoire. Vers 12 h 15, un médecin fut appelé pour examiner M. Omar et il certifia que ce dernier était apte à être interrogé. À 12 h 19, le solicitor de permanence fut contacté et prévenu que des interrogatoires de sûreté étaient en cours. À 12 h 31 débuta l’interrogatoire de sûreté C. Cette fois, l’avertissement de type nouveau fut lu à M. Omar (paragraphe 184 cidessous). L’interrogatoire prit fin à 13 h 17 et un repas chaud fut servi à M. Omar. À 13 h 35 commença l’interrogatoire de sûreté D, une fois donné l’avertissement de type ancien. Il prit fin à 14 h 20. Au cours de ces interrogatoires, M. Omar avait soit affirmé qu’il ne reconnaissait pas les autres suspects à partir des photos diffusées dans les médias, soit livré un récit erroné des circonstances dans lesquelles il avait fait connaissance avec certains d’eux. Il avait délibérément décrit de manière inexacte leur implication dans les événements du 21 juillet. Parallèlement, à 14 h 15, le préposé aux gardes à vue avait contacté le solicitor de permanence, lequel avait indiqué qu’il arriverait au commissariat à 15 h 30. À 15 h 40, le solicitor se présenta au quartier de rétention et fut autorisé à consulter le registre de garde à vue. À 16 h 8, M. Omar fut conduit dans une salle pour s’y entretenir avec le solicitor de permanence. Cette consultation fut interrompue à 16 h 15 pour un autre bref interrogatoire de sûreté, conduit en la présence du solicitor, qui commença à 16 h 19 et prit fin à 16 h 21. b) M. Ibrahim M. Ibrahim fut le deuxième suspect à être appréhendé. Il fut arrêté deux jours plus tard, le 29 juillet 2005 à 13 h 45, dans un appartement de l’ouest de Londres. M. Mohammed se trouvait également dans l’appartement. M. Ibrahim se vit notifier l’avertissement de type nouveau (paragraphes 21 ci-dessus et 184 ci-dessous) et on lui fit revêtir une combinaison aux fins d’un examen par la police scientifique. On lui demanda s’il y avait sur les lieux un quelconque élément susceptible de présenter un danger pour autrui. Il répondit par la négative. On lui demanda aussi s’il y avait quelque part du matériel dont la police devait avoir connaissance et il répliqua que celle-ci connaissait le « 58 Curtis House » puisqu’elle s’y était déjà rendue. Il indiqua que l’autre homme que la police avait vu dans l’appartement de l’ouest de Londres s’appelait M. Mohammed et on lui demanda si cette personne détenait quelque chose qui fût susceptible de présenter un danger. Il répondit : « non, écoutez, j’ai vu ma photo et j’étais dans le bus mais je n’ai rien fait, je me trouvais simplement dans le bus ». On lui indiqua qu’il serait ultérieurement interrogé à ce sujet et que tout ce que la police voulait savoir, c’était s’il existait ailleurs quoi que ce fût qui fût de nature à présenter un danger. M. Ibrahim déclara : « écoutez, je sais que vous essayez de nous rattacher aux événements du 7 juillet. Je l’ai vu à la télévision. Nous n’avons rien à voir avec ça. Je ne connais pas ces gens. Je suis un musulman. Je ne peux pas mentir. D’accord, c’est bien moi qui me suis occupé du bus mais je n’ai rien à voir avec le 7 juillet. » Le policier rétorqua : « à ce stade, nous ne vous interrogerons sur aucun de ces points. » M. Ibrahim arriva au commissariat de Paddington Green à 14 h 20. Il demanda l’assistance de la solicitor de permanence. À 16 h 20, on lui rappela qu’il avait droit à une assistance juridique gratuite et il répliqua qu’il l’avait bien compris. La solicitor de permanence fut contactée à 16 h 42. À 17 heures, elle appela le commissariat et demanda à parler à M. Ibrahim. On lui répondit que ce dernier n’était pas disponible. La solicitor rappela vers 17 h 40 et fut prévenue que ses coordonnées seraient communiquées au policier responsable de l’enquête mais que les contacts téléphoniques étaient impossibles car aucune des salles prévues à cet effet n’était libre. À 18 h 10, le commissaire MacBrayne ordonna qu’un interrogatoire de sûreté fût mené d’urgence et que M. Ibrahim fût détenu au secret. D’après le registre de garde à vue, le droit de ce dernier à une assistance juridique avait été retardé parce qu’il y avait de bonnes raisons de croire que reporter l’interrogatoire aurait constitué un risque immédiat de dommage pour les personnes ou de destruction de biens ou de dommages importants à des biens et qu’un entretien avec un défenseur aurait conduit à alerter les autres personnes soupçonnées d’avoir commis les mêmes infractions mais non encore arrêtées, ce qui aurait rendu plus difficile la prévention d’actes de terrorisme ainsi que l’arrestation, la poursuite et la condamnation des personnes impliquées dans des infractions en matière de terrorisme. Des motifs détaillés étaient exposés dans le registre : « IBRAHIM est soupçonné d’avoir activé le détonateur d’un engin explosif artisanal dans le réseau de transport londonien le jeudi 21 juillet 2005, dans le cadre d’attentats prémédités simultanés auxquels sont mêlées au moins trois autres personnes ; je pense qu’il s’agissait d’un « attentat-suicide » et que les personnes impliquées avaient l’intention de se donner la mort et de causer une hécatombe parmi la population. Le nombre total de personnes impliquées n’est pas encore établi et il est possible que d’autres suspects soient toujours en liberté (...) [n]ous ignorons à ce stade quelle quantité d’explosifs a été fabriquée, s’il pourrait encore s’en trouver quelque part et où et s’ils sont entre les mains d’un ou de plusieurs individus qui risquent de perpétrer un autre attentat similaire. Il est impératif à la protection de la sûreté publique de prendre toute mesure appropriée afin d’identifier, de localiser et d’incarcérer les autres suspects éventuels avant qu’ils ne cherchent à reproduire les attentats du 21 juillet. Il faut prendre toute mesure proportionnée pour incarcérer toutes les personnes mêlées à la perpétration, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme dans cette affaire de manière à protéger le public et à prévenir les atteintes à la vie ainsi que les dommages importants aux biens. Attendre l’arrivée d’un solicitor et permettre une consultation avant interrogatoire préalablement à toute tentative d’établissement des éléments cidessus NE FERA QUE retarder inutilement cette procédure d’interrogatoire. J’ai pris en compte les exigences de la loi de 1984 et les codes de pratique y associés et j’estime que cette façon de procéder est nécessaire et proportionnée. TOUT interrogatoire conduit avec Ibrahim en vertu de la présente autorisation devra cesser une fois disparu le risque pour la vie et pour la sûreté publique. J’ai accordé cette autorisation en tenant compte des droits que M. Ibrahim tire de l’article 6 (...) et j’estime qu’elle est autant proportionnée que nécessaire à la protection des droits que l’article 2 garantit à la population en général. » À 19 heures, une autre solicitor appela le commissariat et demanda à parler à « Ibrahim Muktar Said ». Elle fut informée qu’aucune personne de ce nom n’y était en garde à vue. À 19 h 45, une fois établi que M. Ibrahim se trouvait au commissariat, elle fut contactée et avertie qu’il était déjà représenté par la solicitor de permanence. Parallèlement, M. Ibrahim fut examiné par le spécialiste de médecine légale et un repas végétarien chaud lui fut servi. À 19 h 58, M. Ibrahim fut sorti de sa cellule aux fins d’un interrogatoire de sûreté. Au début de cet interrogatoire, on lui notifia l’avertissement de type nouveau (paragraphes 21 ci-dessus et 184 cidessous). Pendant l’interrogatoire, il lui fut donné lecture des notes prises par les policiers sur ce qu’il avait dit lors de son arrestation mais il refusa de faire la moindre observation et de les signer. M. Ibrahim fut prié de dire s’il conservait quelque part des matériaux tels que des explosifs ou des produits chimiques. Il déclara ignorer où des matériaux de ce type pouvaient être stockés et n’avoir aucune connaissance de projets d’attentats risquant de mettre en péril la population. Il dit à la police qu’il n’y connaissait rien en explosifs et qu’il n’avait de lien avec aucun groupe terroriste. Pressé par la police de dire s’il connaissait d’autres personnes, d’autres engins ou d’autres projets, il déclara n’avoir jamais manipulé d’explosifs et ne connaître personne qui le fasse. Lorsque la police insista encore pour savoir s’il y avait « quelque part quelque chose » susceptible de faire du mal à quelqu’un, il déclara que, s’il avait su quelque chose, il en aurait fait part à la police. Il répéta qu’il n’y connaissait rien en explosifs et qu’il ne connaissait personne qui aurait projeté de commettre des attentats-suicides ni personne qui manipulerait des explosifs, serait une menace pour la société ou projetterait de mener des activités terroristes. Il reconnut qu’il connaissait M. Omar, mais nia connaître les deux autres hommes liés aux événements du 21 juillet dont les photographies avaient été diffusées à la télévision. D’après lui, aucune de ses connaissances n’était impliquée dans ces événements. Il déclara que M. Mohammed n’était pas une personne capable de se livrer à de tels agissements. L’interrogatoire de sûreté prit fin à 20 h 35. Parallèlement, à 20 heures, la seconde solicitor avait joint le préposé aux gardes à vue et il fut inscrit dans le registre de garde à vue que deux solicitors souhaitaient représenter M. Ibrahim, ce qui posait un problème. À 20 h 15, elle appela à nouveau pour demander à parler à ce dernier. À 20 h 45, la solicitor de permanence arriva au commissariat. M. Ibrahim, qui dormait à ce moment-là, s’entretint avec elle à partir de 22 h 5. Environ une heure plus tard, il déclara que, à ce stade, il ne souhaitait pas faire appel à la seconde solicitor. Au cours d’interrogatoires ultérieurement conduits en présence d’un solicitor alors qu’il était en garde à vue, M. Ibrahim ne fit aucun commentaire. c) M. Mohammed M. Mohammed fut le dernier des trois suspects à être appréhendé. Il fut arrêté puis informé de ses droits au moyen de l’avertissement de type nouveau (paragraphes 21 ci-dessus et 184 ci-dessous), le 29 juillet 2005 à 15 h 22 dans le même appartement de l’ouest de Londres que celui où M. Ibrahim avait été trouvé. Il lui fut demandé s’il y avait à l’intérieur de l’appartement quoi que ce fût pouvant blesser des policiers ou des membres de la population. Il répondit « non ». M. Mohammed arriva au commissariat de Paddington Green à 16 h 29. À 16 h 39, il demanda l’assistance du solicitor de permanence, puis la procédure d’examen criminalistique débuta. À 17 h 5, le préposé aux gardes à vue demanda aux policiers en charge de lui dire si M. Mohammed allait être détenu au secret et, à 17 h 48, cette mesure fut autorisée. Parallèlement, le commissaire MacBrayne autorisa un interrogatoire de sûreté. Il consigna par écrit les motifs du retardement de l’assistance juridique. Il indiqua que, selon lui, le report de l’interrogatoire aurait entraîné un risque immédiat de dommage pour les personnes ou de destruction de biens ou de dommages importants à des biens, aurait conduit à alerter les autres personnes soupçonnées d’avoir commis les mêmes infractions mais non encore arrêtées, ce qui aurait rendu plus difficile la prévention d’actes de terrorisme ou l’arrestation, la poursuite et la condamnation des personnes impliquées dans la perpétration, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme. Les motifs détaillés exposés étaient pour l’essentiel identiques à ceux retenus dans le cas de M. Ibrahim (paragraphe 43 ci-dessus). À 18 h 59, le préposé aux gardes à vue contacta le service des solicitors de permanence. À 19 h 16, l’examen criminalistique fut achevé et, à 19 h 19, M. Mohammed signa le registre de garde à vue, indiquant qu’il souhaitait s’entretenir avec un solicitor dès que possible. À 19 h 34, il fut informé qu’il serait détenu au secret et, peu après, il fut autorisé à retourner dans sa cellule pour prier. Vers 20 heures, des solicitors de permanence se présentèrent à l’accueil du commissariat de Paddington Green. À 20 h 14, l’interrogatoire de sûreté de M. Mohammed débuta en l’absence d’un solicitor. M. Mohammed se vit notifier l’avertissement de type nouveau (paragraphes 21 ci-dessus et 184 ci-dessous). Il fut informé qu’il était soupçonné d’avoir participé aux attentats du 21 juillet et que la police devait protéger la sécurité de ses agents et du public. C’est la raison pour laquelle les policiers lui dirent qu’ils avaient besoin de renseignements sur l’existence d’autres explosifs susceptibles, dans un proche avenir, de causer des dommages parmi la population et sur leurs détenteurs. M. Mohammed répondit qu’il n’avait rien à voir avec les événements du 21 juillet 2005 et qu’il en ignorait tout. Il affirma qu’il ne reconnaissait pas les personnes dont les photographies avaient été diffusées dans les médias et qui étaient présentées comme les auteurs présumés des attentats, et qu’il ne savait pas comment fabriquer les engins explosifs qui avaient été découverts. L’interrogatoire de sûreté prit fin huit minutes plus tard, à 20 h 22. Les solicitors de permanence arrivèrent dans le quartier de rétention à 20 h 40 et s’entretinrent avec M. Mohammed à 21 h 45. Ce délai s’explique en partie par le fait que M. Mohammed avait demandé du temps pour prier et qu’on lui avait apporté un repas. Deux jours plus tard, le 31 juillet 2005, M. Mohammed fut interrogé pour la seconde fois, cette fois en présence d’un solicitor. Au début de l’interrogatoire, ce dernier donna lecture de la déclaration suivante de M. Mohammed : « Je ne suis pas un terroriste et je ne suis en rien lié à un quelconque acte de terrorisme et je ne l’ai jamais été, qu’il s’agisse en particulier des attentats du 21 juillet ou de ceux du 7 juillet 2005. » Par la suite, M. Mohammed exerça son droit de garder le silence. Le procès des trois premiers requérants Les trois premiers requérants furent inculpés de complot d’assassinat. En septembre 2006, les exposés de leurs moyens de défense furent produits. Dans son exposé, M. Omar expliqua que, avec M. Ibrahim, il avait mis au point un plan prévoyant la construction d’un appareil imitant par son aspect extérieur un engin explosif mais spécialement conçu pour ne faire que du bruit. Il reconnut avoir participé à la construction des engins mis à feu le 21 juillet 2005 et être l’un des poseurs de bombes du métro. Dans l’exposé de ses moyens de défense, M. Ibrahim reconnut qu’il avait une très bonne connaissance de la fabrication de peroxyde d’acétone et de peroxyde d’hydrogène concentré. Il admit qu’il avait acheté la plupart des composants des bombes, dont il déclara qu’elles avaient été conçues non pas pour exploser mais pour faire du bruit parce qu’il n’y avait pas assez de peroxyde d’acétone pour obtenir une détonation de la charge principale. Il relata une réunion tenue au 58 Curtis House avec MM. Omar, Mohammed et Osman le 19 juillet 2005 et expliqua que MM. Mohammed et Osman s’étaient vu remettre les composants destinés à la fabrication des bombes. Il affirma que la mise à feu par lui de l’engin dans le bus était accidentelle et qu’il n’avait pas pu le faire dans le métro parce qu’il y avait trop de monde et qu’il aurait peut-être eu du mal à s’échapper. Dans l’exposé de ses moyens de défense, M. Mohammed reconnut être l’un des poseurs de bombes du métro. Il admit qu’il avait transporté l’engin mais affirma que c’était M. Ibrahim qui le lui avait remis, avec comme objectif de faire du bruit, et qu’il fallait laisser l’engin dans la rame de métro de façon à attirer le plus d’attention possible. Il déclara qu’il avait aidé à transporter une partie du peroxyde d’oxygène utilisé pour la fabrication des engins et que, le 21 juillet 2005, il l’avait mélangé avec de la farine et l’avait mis dans un récipient, avant d’ajouter des rondelles et des vis de métal. Le procès des trois premiers requérants pour complot d’assassinat débuta le 15 janvier 2007 devant la Crown Court de Woolwich, composée du juge Fulford et d’un jury. Ils avaient pour coaccusés MM. Osman, Asiedu (paragraphe 15 ci-dessus) et Adel Yahya (accusé de complicité dans les principaux préparatifs des attentats). Ce procès dura sept mois. Comme ils l’avaient indiqué dans l’exposé de leurs moyens de défense, les requérants soutinrent à leur procès que, s’ils étaient impliqués dans les événements du 21 juillet 2005 et s’ils avaient mis à feu les engins explosifs, leur action n’avait pas visé à tuer mais avait seulement constitué un canular élaboré destiné à protester contre la guerre en Irak. Les bombes auraient été conçues de manière à paraître réalistes et à faire du bruit lors de la mise à feu mais auraient délibérément comporté des défauts en sorte que la charge principale n’explose pas. La principale question à trancher était celle de savoir si l’absence d’explosion des engins était le fruit d’un défaut de conception intentionnel (auquel cas les requérants ne pouvaient être reconnus coupables de complot d’assassinat) ou d’une erreur dans leur fabrication, comme le soutenait l’accusation. Cette dernière cherchait à s’appuyer sur les réponses apportées par les requérants lors de leurs interrogatoires de sûreté pour réfuter leur thèse, qui était que les événements du 21 juillet étaient censés être un canular. a) L’admissibilité des déclarations faites lors des interrogatoires de sûreté Les trois premiers requérants plaidèrent que l’admission des déclarations auxquelles ils s’étaient livrés lors de leurs interrogatoires de sûreté aurait des répercussions si négatives sur l’équité du procès qu’il fallait les exclure en application de l’article 78 de la loi de 1984 sur la police et les preuves en matière pénale (Police and Criminal Evidence Act 1984 – « la loi de 1984 » – paragraphe 201 cidessous). Le conseil de M. Omar reconnut que la police avait eu de bonnes raisons de conduire les interrogatoires comme elle l’avait fait. Le conseil de M. Ibrahim soutint que l’avertissement de type nouveau renfermait un élément de coercition et que l’interrogatoire de sûreté avait outrepassé sa finalité sécuritaire. Le conseil de M. Mohammed estima que les motifs de la décision de soumettre ce dernier à un interrogatoire de sûreté ne pouvaient passer pour raisonnables compte tenu du caractère fondamental du droit à un défenseur. Il contesta l’urgence même de l’interrogatoire de sûreté de son client et considéra que, de par l’objet des questions posées, l’interrogatoire était allé au-delà de ce qui était nécessaire au maintien de la sécurité publique. Une audience de « voir dire » (c’est-à-dire un « procès dans le procès » visant à statuer sur l’admissibilité de preuves) fut conduite. M. Omar n’ayant pas contesté la légalité des interrogatoires de sûreté ni la manière dont ils avaient été menés, l’accusation n’avait pas à faire entendre des témoins à ce sujet. Tous les éléments se rapportant à ses interrogatoires de sûreté, et en particulier la teneur des déclarations faites par lui dans ce cadre, furent admis en l’état. Il en alla de même de la déposition du commissaire McKenna, responsable de l’enquête, ainsi que des éléments pertinents tirés des registres de garde à vue. Furent notamment appelés à la barre pour témoigner le commissaire MacBrayne, les policiers chargés des interrogatoires et le geôlier du commissariat de Paddington Green. Le juge entendit également les conseils en leurs plaidoiries. Le témoignage du commissaire McKenna fut livré par le biais d’une déposition faite par lui le 5 octobre 2006 et qui indiquait ceci : « Dans les heures qui suivirent l’incident du 21 juillet, l’enquête a permis de découvrir l’identité possible de trois des quatre principaux suspects. Elle devint plus complexe au cours des premiers jours à cause d’un certain nombre de complications, dont la découverte par un simple particulier, le samedi 23 juillet, d’un autre engin explosif artisanal apparemment abandonné (...), ce qui indiquait qu’il y avait peut-être un cinquième suspect jusque-là inconnu. On découvrit à Enfield un local qui avait un lien avec deux des suspects alors connus. Une grosse quantité de produits chimiques précurseurs fut découverte à proximité de ce local. La quantité de ces produits apparaissait bien supérieure à celle nécessaire à la fabrication des engins artisanaux utilisés lors des attentats du 21 juillet. Il est apparu que, après cette date, d’autres personnes, non identifiées, avaient prêté une aide considérable aux personnes soupçonnées d’avoir perpétré ces attentats. Tous les éléments ci-dessus eurent pour conséquence que la priorité absolue de l’enquête était d’identifier et de localiser toutes les personnes impliquées dans les événements du 21 juillet. Il existait une crainte très réelle qu’un autre attentat fût perpétré, que ce soit par les auteurs des attentats du 21 juillet ou par d’autres personnes agissant séparément, mais sous le contrôle des mêmes personnes, ou de concert avec lesdits auteurs. » À la barre, le commissaire MacBrayne déclara qu’il avait autorisé le retardement de l’assistance juridique de M. Ibrahim tout en sachant que des solicitors avaient déjà pris contact avec le quartier de rétention. Il dit qu’il avait adopté cette décision en tenant compte de la durée éventuelle d’une consultation mais sans avoir forcément songé à la possibilité d’une conférence téléphonique. Quant au laps de temps écoulé entre le moment où l’interrogatoire de sûreté de M. Ibrahim avait été autorisé et le début de celui-ci, il expliqua que les policiers avaient toute latitude pour décider quand devait commencer un interrogatoire. Il précisa que, dès lors qu’il avait autorisé un interrogatoire d’urgence, il n’était pas réaliste au vu des circonstances d’attendre de lui qu’il revînt constamment sur cette question et qu’il dît quand l’interrogatoire devait commencer, et que cela relevait des policiers présents. Il reconnut qu’il aurait peut-être été possible que M. Ibrahim s’entretînt avec des solicitors avant le début de son interrogatoire de sûreté mais ajouta que, selon son expérience, de tels entretiens pouvaient durer extrêmement longtemps. Il admit qu’il était possible de prévoir l’interruption d’un entretien avec un défenseur ou d’en limiter la durée. Pour ce qui est de l’interrogatoire de sûreté de M. Mohammed, il déclara que la nécessité de questionner ce dernier s’imposait tout autant au début de l’interrogatoire qu’au moment où celuici avait été autorisé. Il expliqua qu’il avait donné aux policiers présents au commissariat les moyens de décider à quel moment précis les interrogatoires devaient avoir lieu. Dans sa longue décision concernant le voir dire, le juge conclut à l’admissibilité des déclarations faites lors des interrogatoires de sûreté. Il évoqua tout d’abord l’explication donnée par le commissaire McKenna quant à la situation à laquelle celui-ci était confronté (paragraphe 66 cidessus). Il fit également mention des installations disponibles dans le quartier de rétention du commissariat de Paddington Green, où les requérants avaient été conduits après leur arrestation et où les interrogatoires de sûreté avaient eu lieu. Il indiqua que toutes les installations de ce quartier étaient consacrées à l’enquête sur les tentatives d’attentat. Il précisa qu’il y avait vingt-deux cellules, des salles pour pratiquer les examens médicaux et criminalistiques et quatre salles pour les consultations entre les suspects et leurs solicitors. Il signala toutefois qu’au moment où avaient été conduits les interrogations de sûreté de MM. Ibrahim et Mohammed, dix-huit personnes soupçonnées d’infractions liées au terrorisme étaient en garde à vue au commissariat. Le juge examina minutieusement les circonstances relatives à l’arrestation et aux interrogatoires de sûreté de chacun des requérants. Se penchant tout d’abord sur le cas de M. Omar, il releva que le conseil de ce dernier n’avait pas plaidé que ces interrogatoires étaient oppressifs mais que, au contraire, il avait reconnu qu’ils étaient nécessaires et qu’ils avaient été conduits régulièrement. Et d’ajouter : « 30. Sur toutes ces questions importantes, il est admis que, dès le début, Omar n’a pas dit la vérité au cours de ces interrogatoires et qu’il n’a ainsi en aucune manière aidé les policiers à protéger la sécurité publique. C’est même tout le contraire (...) » Le juge observa que, dans ses réponses aux questions qui avaient pour la finalité la protection de la population, M. Omar avait spontanément livré une très grande quantité d’informations trompeuses. Il nota qu’à aucun moment M. Omar ne s’était accusé lui-même mais qu’il avait plutôt raconté de nombreux mensonges afin de se disculper. Il releva que les policiers s’étaient focalisés sur les sujets susceptibles de leur permettre de recueillir des informations utiles à la localisation par eux des personnes ou des objets risquant de présenter un danger pour la population. Il constata que, malgré la longueur des interrogatoires, le conseil de la défense n’avait nullement soutenu que la police eût été audelà de ce qui était nécessaire, et qu’il était admis que les interrogatoires avaient été axés sur des thèmes en rapport avec la sécurité publique. S’agissant de M. Ibrahim, le juge réexamina en détail les circonstances de son arrestation et de son interrogatoire, puis dit ceci : (...) Il y avait 18 détenus, tous arrêtés parce qu’ils étaient soupçonnés d’être mêlés aux événements du 21 juillet. (...) [G]lobalement, on peut dire que le commissariat débordait d’activité, et je reconnais sans hésitation qu’il n’aurait été guère réaliste de permettre la tenue d’une conversation téléphonique entre Ibrahim et [la solicitor de permanence] les deux fois où celle-ci a téléphoné. (...) Naturellement, les sergents préposés aux gardes à vue donnent la priorité aux entretiens « en têteàtête » (...) et il n’aurait pas été réaliste de libérer une salle dotée d’une prise téléphonique pour des conversations téléphoniques avec les avocats. [Le sergent préposé aux gardes à vue] a toutefois reconnu qu’il y avait eu un problème de communication parce que les agents chargés des interrogatoires n’avaient pas été prévenus que [la solicitor de permanence] cherchait à joindre Ibrahim au téléphone. » Le juge releva que la police avait abordé sous plusieurs angles différents la question de savoir s’il existait des éléments non découverts mais que, à chaque fois, M. Ibrahim avait affirmé tout ignorer de projets d’attentats futurs ou d’explosifs cachés. Le juge examina ensuite les circonstances de l’arrestation de M. Mohammed et de son interrogatoire par la police. Sur le laps de temps écoulé entre l’arrivée de ce dernier au commissariat et le début de son interrogatoire de sûreté, il se reporta à la déposition du commissaire MacBrayne (paragraphe 67 ci-dessus). Le juge évoqua ensuite le cadre légal régissant l’assistance juridique des personnes détenues en application de la législation sur le terrorisme (paragraphes 188-190 et 193-198 ci-dessous), dont il ressortait clairement selon lui que, lorsqu’un suspect était interrogé en l’absence d’un avocat, l’avertissement de type ancien devait être notifié parce que l’article 34(2A) de la loi de 1994 sur la justice pénale et l’ordre public (Criminal Justice and Public Order Act 1994) interdisait de tirer des conclusions négatives du silence d’un suspect n’ayant pas bénéficié d’une telle assistance (paragraphe 195 ci-dessous). Il n’y vit pas pour autant un obstacle à l’admission comme preuves d’éléments évoqués par un suspect lors de son interrogatoire, dont des mensonges qu’il aurait proférés. Il indiqua que le jury serait prévenu, premièrement, que, contrairement à ce que disait l’avertissement de type nouveau qui avait parfois été donné, aucune conclusion négative ne pouvait être tirée du défaut de mention par les requérants lors de leurs interrogatoires de faits ultérieurement invoqués par eux au cours de leur procès et, deuxièmement, que les jurés devaient tenir compte de ce que, dans certains cas, ce n’était pas le bon avertissement qui avait été notifié. Il passa ensuite en revue la jurisprudence interne de la Cour en matière d’assistance juridique et de droit de garder le silence, notamment les arrêts John Murray c. Royaume-Uni, 8 février 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996I, Condron c. Royaume-Uni, no 35718/97, § 60, CEDH 2000V, Magee c. Royaume-Uni, no 28135/95, CEDH 2000VI, et Averill c. Royaume-Uni, no 36408/97, CEDH 2000VI. Il poursuivit : « 129. À mes yeux, il convient de tirer les conclusions suivantes de ces arrêts de la CEDH. Premièrement, l’assistance juridique peut être retardée pour des raisons valables aux premiers stades des interrogatoires, pourvu que les conditions dans lesquelles ceux-ci se déroulent ne soient pas trop coercitives (Magee) et que la durée d’un tel retardement ne soit pas excessive (Murray). De plus, le fait qu’un suspect ait été interrogé sans avoir bénéficié d’une assistance juridique et après avoir eu lecture de l’avertissement de type nouveau n’est pas déterminant pour conclure à l’existence ou non d’une violation de l’article 6 [de la Convention] (Averill). Le juge doit plutôt tenir compte des circonstances dans leur globalité et de l’utilisation qui est faite de l’élément de preuve (ainsi que des conclusions négatives qui ont pu en être tirées). Ainsi, dès lors que, au vu des circonstances, il n’y a pas eu d’atteinte irrémédiable aux droits de la défense, tout dépendra des instructions reçues par le jury quant à la manière d’apprécier le silence ou les propos d’un suspect eu égard à ces circonstances. Comme la Cour l’a clairement indiqué dans son arrêt Averill, une grande prudence s’impose lorsque l’on attache de l’importance à la manière dont répond – ou comme ici ne répond pas – aux questions qui lui sont posées une personne arrêtée en rapport avec une grave infraction pénale et n’ayant pas bénéficié d’une assistance juridique au cours des premiers stades de son interrogatoire. La nécessité de faire preuve de prudence ne disparaît pas pour la seule raison que l’accusé est finalement autorisé à voir son solicitor et refuse ensuite de répondre aux questions. Le jury doit être invité avec fermeté et soin à prendre en considération toutes les circonstances pertinentes ; il doit avoir écarté toutes les explications raisonnables (« innocentes ») au silence gardé par l’accusé ou à ses déclarations avant de songer à retenir ces éléments contre lui, et il doit être prévenu qu’il ne doit pas accorder à ceux-ci une importance disproportionnée. » Le juge considéra que le code de pratique applicable (paragraphes 181-185 ci-dessous) et l’avertissement avaient principalement pour but d’informer l’accusé de son droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination (pour ce qui est tant de l’avertissement de type ancien que de l’avertissement de type nouveau) et de le prévenir des conséquences s’il décidait de répondre aux questions (pour ce qui est de l’un comme de l’autre des avertissements) ainsi que du préjudice qui pourrait résulter pour lui s’il venait à occulter des éléments de sa stratégie de défense sur lesquels il s’appuierait ultérieurement au procès (avertissement de type nouveau). Il ajouta que ni le code ni l’avertissement ne visaient à protéger un suspect qui mentirait. Il expliqua : « 134. (...) Si je reconnais que l’accusé peut tirer profit de l’avis d’un solicitor qui lui rappellerait son devoir moral de dire la vérité, j’estime non valable l’argument consistant à dire que le procès-verbal d’un interrogatoire serait ipso facto inadmissible au motif que le suspect n’avait pas eu le bénéfice d’une consultation avec un solicitor, écarté pour des motifs valables, qui aurait pu lui dire qu’il ne devait pas induire la police en erreur. Deuxièmement (...), nul ne peut soutenir que le recours à l’avertissement de type nouveau ait incité l’un quelconque de ces trois accusés à révéler des éléments de leur défense afin que l’on ne puisse pas tirer de conclusion négative au cours de leur procès. Au lieu de cela, ils ont menti. » Le juge conclut que, bien qu’il eût accordé du poids à l’absence d’un solicitor lors des interrogatoires de sûreté et à la lecture du mauvais avertissement, il n’y avait eu ni manque notable d’équité ni atteinte substantielle au droit à un procès équitable dans le chef des requérants. Il examina ensuite chacune des procédures dirigées contre les trois requérants. En ce qui concerne M. Omar, le juge constata que, parmi ceux qui avaient mis à feu les engins, il était le premier à avoir été incarcéré et qu’il était donc une personne qui intéressait les enquêteurs au plus haut point. Il nota que les interrogatoires de sûreté avaient été promptement menés et que, dès qu’ils avaient pris fin, M. Omar avait pu voir un solicitor. Il estima que ces interrogatoires n’avaient été ni coercitifs ni oppressifs, comme l’avait admis le conseil de M. Omar. Même si la défense n’avait pas expressément abordé ce point, il observa en outre que la durée globale des interrogatoires ne pouvait légitimement être critiquée : au cours de ses interrogatoires, M. Omar avait dit aux policiers qu’il n’était pas mêlé aux infractions alléguées, or il était apparu au fur et à mesure des questions qu’il connaissait certaines des personnes impliquées et qu’il détenait des informations sur certains événements. Le juge poursuivit : « 141. (...) La durée des interrogatoires de ce type – courte, longue ou intermédiaire – dépend de l’ensemble des circonstances. L’objet des questions étant vital – la nécessité de préserver la vie et l’intégrité physique de chacun et de prévenir de graves dommages aux biens –, la police était habilitée à poser ses questions de manière insistante et approfondie, comme dans tout interrogatoire classique, l’expérience ayant montré depuis longtemps que, même lorsque la personne interrogée commence parfois par donner une réponse inutile, un interrogatoire systématique mais légitime peut permettre de mettre au jour un détail qu’elle était au début peu désireuse ou incapable de livrer. Ces échanges sont souvent spontanés et, bien que la raison justifiant le questionnement doive se limiter au maintien de la sûreté publique, l’objet des questions peut par la force des choses comprendre des éléments a priori sans rapport, de manière à permettre aux agents d’aborder telle ou telle question « sécuritaire » par divers biais. » (Les caractères gras sont d’origine.) Le juge estima que, si le code de pratique avait été méconnu par la lecture de l’avertissement de type nouveau au début de l’interrogatoire de sûreté C (paragraphe 34 ci-dessus), l’attitude de M. Omar à l’égard des questions posées n’avait pas changé pour autant. Il constata que ce dernier avait continué à mentir, dans le droit fil de ce qu’il avait déclaré au cours des interrogatoires de sûreté A et B, au début desquels on lui avait lu le bon avertissement (paragraphes 30-31 ci-dessus). Il conclut donc que l’avertissement de type nouveau n’avait pas conduit M. Omar à témoigner contre lui-même. Concernant M. Ibrahim, le juge rappela que, à l’arrivée de ce dernier au commissariat de Paddington Green, dix-huit suspects étaient incarcérés dans le quartier de rétention, tous sur la base de dispositions en matière de lutte contre le terrorisme et en rapport avec les éléments du 21 juillet (paragraphe 71 ci-dessus). Et de poursuivre : « 143. (...) Pour la police, il s’agissait de circonstances uniques et extrêmement difficiles. Elle devait veiller à ce qu’il n’y eût ni contact ni communication entre les suspects et, pour ceux qui – comme Ibrahim – étaient susceptibles de livrer des « preuves scientifiques », des procédures minutieuses étaient suivies de manière à éviter la perte ou la contamination de ces éléments. Ibrahim était arrivé à Paddington Green revêtu de vêtements spéciaux et la procédure d’enregistrement n’avait pris fin qu’entre 16 h 12 et 16 h 20. Il aurait été irréaliste qu’il s’entretînt avec un solicitor dans l’intervalle. Lorsque la solicitor de permanence téléphona, d’abord à 17 heures puis à 17 h 40, aucune des deux salles dotées d’une prise téléphonique appropriée n’était disponible. La décision de tenir un interrogatoire de sûreté fut consignée dans le registre de garde à vue à 18 h 10 et Ibrahim fut sorti de sa cellule aux fins de cet entretien à 19 h 58. Au vu du dossier, il y a clairement eu un problème de communication en ce que les agents chargés de l’enquête et de l’interrogatoire (...) n’avaient pas été prévenus que [la solicitor de permanence] cherchait à parler à Ibrahim depuis 17 heures. De plus, M. MacBrayne avait décidé de ne pas reporter l’interrogatoire pour permettre à un solicitor de se rendre au commissariat et de s’entretenir en tête-à-tête avec l’intéressé préalablement à tout interrogatoire en raison du temps qu’aurait pu prendre un tel entretien. Hormis le risque de retarder l’interrogatoire, M. MacBrayne n’était pas opposé par principe à ce qu’Ibrahim vît un défenseur avant l’interrogatoire de sûreté. 144. Certes, les policiers auraient pu limiter dans le temps les consultations juridiques au commissariat – une possibilité non envisagée par M. MacBrayne – mais je suis persuadé que la décision de tenir un interrogatoire de sûreté sans attendre l’arrivée de [la solicitor de permanence] au commissariat de Paddington Green était tout à fait défendable. En pareilles circonstances, il était impossible de dispenser des conseils adéquats en quelques minutes ; en effet, pour qu’un entretien avec une solicitor à peine saisie du dossier eût pu avoir une quelconque utilité réelle, il aurait fallu qu’il eût une durée non négligeable. Je reconnais que [la solicitor de permanence], dont le bureau se trouvait à seulement un peu plus de [3 km] du commissariat, aurait pu arriver sans tarder et qu’en théorie un entretien en tête-à-tête aurait matériellement pu être organisé entre 18 h 10 et 19 h 58. Cependant, la pression sous laquelle les policiers opéraient était exceptionnelle ; on ne savait pas exactement quand chacun des dix-huit suspects allait être interrogé puisque les installations étaient saturées ; les quatre salles de conférence disponibles pour les entretiens entre les solicitors et leurs clients étaient très demandées ; et, au vu de l’ensemble des circonstances, il était tout à fait compréhensible qu’aucun policier n’eût été conscient qu’il y avait suffisamment de temps pour demander [à la solicitor de permanence] de s’entretenir avec M. Ibrahim avant le début de son interrogatoire de sûreté. M. MacBrayne a autorisé à 18 h 10 un interrogatoire de sûreté et je ne pense pas que le retard imprévu pris par les préparatifs de cet interrogatoire, qui n’a commencé qu’à 19 h 58, constitue, au vu de ces faits, une violation du droit d’Ibrahim à consulter un solicitor « dès que raisonnablement possible au vu des circonstances ». Il n’y avait rien de déraisonnable, vu ce qui s’était passé au cours de cette journée tout à fait inhabituelle, à n’avoir pu organiser un entretien en tête-à-tête pendant ce laps de temps de moins de deux heures, ni même pendant la période plus longue consécutive au premier appel téléphonique de la solicitor de permanence. Ces droits s’apprécient non pas isolément mais à la lumière des circonstances du moment. » Le juge estima cependant qu’il aurait dû être possible, entre 17 heures et 19 h 58, de faire en sorte que la solicitor de permanence pût s’entretenir avec M. Ibrahim par téléphone et il en conclut que, dans cette faible mesure, ce dernier s’était vu à tort refuser une assistance juridique téléphonique. Il ne vit toutefois dans cette erreur aucune violation matérielle des droits de la défense, relevant ceci : « 145. (...) [C]ette atteinte aux droits de M. Ibrahim n’a guère de portée : il aurait été impossible pour [la solicitor de permanence], dans un premier entretien téléphonique avec lui, de livrer des conseils détaillés et avisés au vu des circonstances, et elle aurait été incapable de fournir une assistance réelle quant à la décision qu’il devait prendre. Bien que pour ce suspect le choix fût clair, il aurait fallu que [la solicitor de permanence] prît connaissance de l’ensemble du contexte avant de pouvoir prodiguer des conseils susceptibles d’être utiles à Ibrahim dans les choix qui s’offraient à lui. Elle aurait pu lui expliquer ses droits mais, hormis les problèmes posés par l’usage à tort de l’avertissement de type nouveau, ses droits fondamentaux lui avaient d’ores et déjà bien été précisés : il avait le droit à une assistance juridique (laquelle avait été retardée pour des raisons de sûreté publique) ; il avait le droit de garder le silence, et tout ce qu’il dirait pourrait être retenu comme preuve contre lui. Rien n’indique qu’il n’ait pas compris ces points assez simples. » Le juge fit remarquer de nouveau que, si l’usage de l’avertissement de type nouveau au début de l’interrogatoire de sûreté était une erreur, celleci était vénielle et constituait un oubli tout à fait compréhensible de la part des policiers qui avaient mené l’interrogatoire, vu la pression exceptionnelle qui pesait sur eux. Pour les raisons déjà évoquées (paragraphe 78 ci-dessus), il rejeta la thèse selon laquelle, dans un interrogatoire de sûreté, dès lors que la personne interrogée a répondu à une question donnée, les policiers doivent cesser d’explorer celle-ci plus avant. Il estima que des policiers qui se comporteraient ainsi pourraient passer pour manquer à leurs devoirs. Il considéra que, du moment que l’interrogatoire était régulier et axé sur des questions de sécurité, les policiers étaient en droit de les poser de manière insistante et approfondie, de façon à mettre au jour toute information utile à la protection de la population. Il dit que les policiers n’étaient pas censés croire et accepter tout ce que racontait le détenu et que s’enquérir sur son mobile et sa position à l’égard du terrorisme pouvait être extrêmement important pour déterminer s’il subsistait ou non un danger pour le public. Il constata que les interrogatoires de sûreté de M. Ibrahim avaient été brefs, que rien n’indiquait qu’ils eussent été menés de manière coercitive, que les questions n’avaient pas outrepassé ce qu’il était légitime de demander dans le cadre d’un interrogatoire visant à protéger la sécurité publique et que M. Ibrahim avait vu un défenseur environ sept heures et demie après sa première demande en ce sens. Il constata enfin que M. Ibrahim avait concédé que la conversation qui avait eu lieu au moment de son arrestation était admissible (paragraphe 40 ci-dessus), bien que la teneur en fût controversée. Pour ce qui est de M. Mohammed, le juge écarta la thèse de l’absence de justification objective d’un interrogatoire de sûreté. Il était convaincu que l’entretien qui avait été conduit l’avait été de bonne foi et que les policiers étaient fondés à conclure que l’unique question posée à cet individu lors de son arrestation ne permettait pas de faire suffisamment la lumière sur les éventuels dangers. Il souligna une nouvelle fois le risque considérable que des explosifs en circulation et des poseurs de bombes en liberté faisaient courir au public et conclut qu’il était « tout à fait justifié » de tenir un interrogatoire de sûreté sans attendre que M. Mohammed ait pu voir un solicitor. Il répéta qu’il aurait très vraisemblablement fallu beaucoup de temps à des solicitors à peine saisis du dossier pour prodiguer à ce stade des conseils appropriés. Le juge constata que l’accès de M. Mohammed à l’assistance juridique avait été retardé pendant environ quatre heures, sur lesquelles huit minutes avaient été consacrées aux interrogatoires. Il estima que rien n’indiquait que ceux-ci eussent été conduits dans un contexte coercitif. Hormis la tenue de l’interrogatoire elle-même et le libellé de l’avertissement de type nouveau, aucun élément ne permettait selon lui de prouver l’existence d’une quelconque pression. Le juge constata que la position adoptée par M. Mohammed pendant ses interrogatoires était qu’il n’était en rien mêlé aux événements du 21 juillet et il releva que, même si les policiers avaient fait preuve d’insistance à ce sujet pendant une durée brève et tout à fait raisonnable, il avait résolument maintenu qu’il n’avait aucun renseignement utile à livrer. Le juge se dit convaincu que, loin d’avoir outrepassé les limites ou la finalité légitimes d’un interrogatoire de sûreté, ce bref interrogatoire avait au contraire été ciblé et approprié. Quant à l’équité de la procédure, à la lumière de son analyse des éléments de fait, le juge cita tout d’abord des passages de décisions de la Chambre des lords où ceux-ci évoquaient la « triangulation des intérêts » à opérer, c’est-à-dire la prise en compte de la situation de l’accusé, de celle des victimes et de leurs familles ainsi que de celle du public. Il cita également des extraits dans lesquels la Chambre des lords avait dit qu’il ne fallait pas voir dans les droits individuels des droits à exercer dans le vide et que l’article 6 de la Convention n’avait pas pour finalité de rendre concrètement impossible la traduction en justice de personnes accusées d’avoir commis des crimes. Il poursuivit : « 158. Ces passages, à mon sens, mettent en lumière un aspect essentiel du mode de raisonnement que doit suivre un tribunal saisi de demandes tendant à l’exclusion d’éléments de preuve pour des raisons de manque d’équité. Tout procès doit être équitable, et les juges sont tenus de veiller à ce que la procédure ne soit pas fragilisée par l’admission d’éléments qui heurteraient ce principe. Toutefois, les éléments que l’accusé cherche à exclure ne doivent pas être considérés isolément et il ne faudrait pas que nous appliquions une formule rigide qui ne ferait aucun cas de la réalité de leur contexte. Dans le cadre de ces demandes, nous sommes appelés à exercer notre pouvoir d’appréciation, ce que nous ne pouvons normalement faire que si toutes les circonstances pertinentes sont prises en considération. Le résultat n’est pas connu d’avance, et l’issue de chaque cas dépend de l’application des principes pertinents aux circonstances particulières de l’espèce. » Le juge souligna que le droit à un défenseur était reconnu en droit interne et en droit européen comme une garantie importante dont un accusé ne pouvait être privé qu’à titre exceptionnel. Il ajouta que, dès lors qu’un accusé ayant sollicité un représentant en justice était interrogé avant d’avoir pu consulter celui-ci, le tribunal devait procéder à un examen méticuleux des circonstances. Le juge estima que la thèse selon laquelle les requérants, lorsqu’ils avaient été invités à participer aux interrogatoires de sûreté, étaient placés devant un difficile dilemme, appelait une analyse minutieuse. Il conclut cependant que les deux termes de l’alternative n’étaient ni contraires ni contradictoires. Il dit que les trois requérants étaient confrontés à un « choix délicat mais clair » : ils pouvaient soit aider la police en sachant que ce qu’ils diraient pourrait être retenu contre eux, soit se protéger et garder le silence. Il constata qu’ils avaient été prévenus que la non-divulgation d’éléments de leur défense qui seraient invoqués pendant leur procès pouvait être retenue contre eux. Et de poursuivre : « 161. (...) Ce qui ne fait aucun doute, c’est que les accusés n’ont pas été trompés ni induits en erreur quant à la finalité des interrogatoires, aux éventuelles conséquences du fait de répondre aux questions ou aux risques que pouvait entraîner la nondivulgation d’éléments de leur défense : ces points ont été expliqués dans un langage clair et nul ne soutient que l’un d’eux n’ait pas compris ce qui lui avait été dit (...) La différence dans le libellé de l’avertissement donné à [M. Omar] pendant l’interrogatoire C semble être passée inaperçue ; à l’évidence, rien n’a été dit qui permette d’affirmer qu’une confusion ou des pressions quelconques en aient résulté. En bref, ils ont été prévenus que tout ce qu’ils diraient pourrait être retenu comme preuve à charge (...) » Le juge releva que les questions posées au cours des interrogatoires étaient axées sur la construction et la mise à feu des engins, ce que les trois requérants avaient désormais admis avoir fait. Il estima donc qu’ils n’étaient pas confrontés à un cruel dilemme : il leur avait fallu décider à ce stade des événements en cours s’il fallait faire primer leurs intérêts personnels ou l’intérêt général. Il souligna également que la ligne de défense que les requérants avaient choisi de ne pas divulguer à ce stade – ce qu’ils disaient désormais être la vérité dans leurs moyens de défense – touchait directement à des questions de sûreté publique et était facile à exposer. Il dit que cette ligne ne nécessitait pas une compréhension détaillée du droit pénal ni une explication factuelle compliquée mais qu’elle pouvait facilement se résumer en un mot : « canular ». Il reconnut qu’un suspect avait parfois besoin de l’assistance d’un avocat pour élaborer et exposer des moyens de défense complexes mais considéra que tel n’était pas le cas en l’espèce. Il ajouta : « 161. (...) La thèse des accusés sur cette question serait plus crédible s’ils avaient répondu aux questions posées d’une façon dont on puisse dire au moins de manière défendable qu’elle visait à aider la police et qui, du même coup, les aurait incriminés. Or nul ne conteste que, au cours des interrogatoires de sûreté, ils ont soit menti soit omis de révéler ce qu’ils savaient : au lieu de livrer des éléments à charge, ils ont fourni de fausses explications pour se disculper. Après avoir été prévenus que tout ce qu’ils diraient pourrait être retenu comme preuve, ils ont choisi de ne pas dire la vérité à la police (...) » Le juge ne vit non plus aucune incitation inacceptable dans l’invitation à coopérer dans les démarches visant à protéger la population. Enfin, il conclut des éléments produits pendant le voir dire que la lecture de l’avertissement de type nouveau n’avait pas poussé les suspects à révéler un quelconque élément de leurs différents moyens de défense et qu’ils n’étaient pas fondés à soutenir qu’ils avaient été indûment conduits à révéler leurs « vrais » arguments. Le juge souligna de nouveau ceci : « 162. Ce qui s’est produit à Londres en juillet 2005 était tout à fait exceptionnel ; d’ailleurs, dans la vie de notre pays, jamais depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale notre capitale n’avait connu une telle menace. Lorsque les enquêteurs ont émis l’hypothèse d’un lien entre les événements du 7 juillet et ceux du 21 juillet, ils ont tout de suite redouté que le Royaume-Uni ne fût la cible de ce qui risquait de devenir une vague d’attentats terroristes. De nombreuses personnes étaient décédées le 7 juillet et beaucoup d’autres avaient été blessées dans de terribles circonstances et, exactement quinze jours après, c’est apparemment un heureux hasard qui a permis d’éviter une nouvelle tragédie. Les auteurs des attentats du 7 juillet étaient morts et la police ne disposait que de renseignements incomplets à leur sujet ; lorsque les engins ont été mis à feu le 21 juillet, elle n’avait aucun moyen de savoir si d’autres engins n’allaient pas encore l’être dans un avenir proche ; et les agents chargés de la protection de la population avaient pour priorité absolue de retrouver et de désamorcer toute autre bombe et d’arrêter d’éventuels conspirateurs toujours en liberté. » Le juge releva que, en général, le terrorisme avait notamment pour but de semer le chaos et la panique et de perturber le bon fonctionnement de la vie en société. Il dit que les malfaiteurs avaient sans aucun doute cherché à ce que des faits de cette nature contraignent les services d’urgence et les services répressifs à opérer dans un contexte particulièrement difficile. Il estima d’ailleurs que, les accusés n’ayant produit aucun élément en sens contraire, on pouvait légitimement déduire qu’ils avaient prévu de faire peser une pression considérable sur le fonctionnement normal et légitime des procédures administratives dans de multiples domaines, voire de provoquer leur effondrement, portant ainsi à son maximum l’effet de leur action terroriste. Selon lui, cette conclusion valait tout autant que les engins eussent eu pour finalité de tuer et de mutiler ou de servir de canular en ne produisant qu’une mise à feu sans explosion. Le juge conclut que le recours par la police à des interrogatoires de sûreté, les retards dans l’assistance juridique et les erreurs dans la lecture des avertissements étaient « une conséquence directe et prévisible des agissements délibérés des accusés ». Dans la conclusion de sa décision le juge releva que, de leur propre aveu, les requérants étaient à l’origine du contexte tout à fait exceptionnel et difficile dans lequel la police était contrainte d’opérer et qui avait conduit à la nécessité de tenir des interrogatoires de sûreté. Il ajouta que, au lieu d’aider la police à évaluer s’il subsistait ou non un risque et, si oui, à en apprécier l’ampleur, les requérants avaient admis avoir saisi cette occasion pour proférer toute une série de mensonges totalement trompeurs afin de se disculper. Nul ne soutenait, constata-t-il, qu’ils n’avaient pas compris qu’ils avaient le droit de garder le silence ni qu’ils n’étaient pas aptes à être interrogés. Le juge exposa en détail le raisonnement adopté par lui dans l’exercice de son pouvoir d’exclure ou non des éléments de preuve. Il indiqua en particulier qu’il avait accordé tout son poids au principe selon lequel l’assistance juridique avant et pendant un interrogatoire était l’un des droits les plus fondamentaux qui ne devait être écarté que pour des motifs légitimes dans des cas particuliers. Il dit avoir considéré la nécessité pour la Crown Court de tenir compte de ce que la police devait disposer de tous les mécanismes nécessaires et de toutes les ressources disponibles pour lui permettre d’enquêter efficacement sur toutes les infractions graves. Il précisa que, néanmoins, la police n’était pas censée prévoir tout type d’événement exceptionnel et s’y préparer, surtout si la catastrophe en question ne s’était jamais produite auparavant. Il ajouta que, aux fins de statuer sur l’admissibilité des déclarations, la Crown Court était tout à fait en droit de mettre dans la balance le fait qu’il avait été nécessaire de conduire les interrogatoires et que la situation à l’origine du refus d’assistance juridique était la conséquence directe des agissements délibérés des requérants. Le juge dit qu’il avait tenu compte aussi de ce que le contexte dans lequel les requérants avaient été détenus n’était en aucun cas coercitif au sens propre du terme ; selon lui, c’était même tout le contraire. Il exposa que les impératifs diététiques et religieux des requérants avaient été scrupuleusement respectés et que leur aptitude à être interrogés avait été soigneusement vérifiée. Il constata que nul ne soutenait que leurs interrogatoires avaient été oppressifs ou inéquitables. Il reconnut que la lecture par erreur de l’avertissement de type nouveau avait entraîné dans une certaine mesure une contrainte indirecte, mais il précisa que cet élément n’était pas à ses yeux décisif car il estimait que le choix que devaient faire les requérants était simple et qu’ils n’avaient pas été incités par l’avertissement à témoigner contre eux-mêmes : au lieu de cela, ils avaient selon lui délibérément menti pour se disculper. Le juge indiqua qu’il avait également considéré que les éléments de preuve tirés des interrogatoires de sûreté pouvaient être éminemment pertinents au regard de la question centrale en jeu au procès, c’estàdire celle de savoir si les moyens de défense désormais avancés pouvaient refléter la vérité. Il dit qu’il s’agissait donc d’éléments non pas « secondaires ou sans importance » mais au contraire propres à donner au jury de bonnes informations sur les intentions réelles des accusés. À ses yeux, du moment que l’admission comme preuves des déclarations faites au cours des interrogatoires de sûreté était équitable à l’égard de chacun des accusés, il était fortement dans l’intérêt public de les verser au dossier en vue de la « triangulation des intérêts ». Le juge en conclut, dans chacun des trois cas, à l’absence de violation matérielle des droits de la défense. Il constata qu’aucun des accusés n’avait eu besoin de la présence d’un défenseur pour contrebalancer un quelconque fait préjudiciable survenu pendant leur garde à vue ou leurs interrogatoires de sûreté. Il estima que, au vu du dossier, la lecture du mauvais avertissement n’avait pas violé le droit de ne pas témoigner contre soi-même. Il ajouta qu’il n’y avait rien d’inéquitable à admettre les éléments en question au vu des circonstances analysées en détail dans sa décision. Ayant ainsi pesé les exigences de l’article 6 de la Convention, il déclara admissibles dans leur intégralité les déclarations faites au cours des interrogatoires. Il précisa qu’il serait nécessaire de donner au jury des instructions « soigneusement pesées » et que cette question serait débattue avec les conseils le moment venu. b) Les autres éléments produits par l’accusation Outre les déclarations recueillies au cours des interrogatoires de sûreté, l’accusation produisit des éléments établissant que les requérants nourrissaient des opinions extrémistes. Elle s’appuyait sur des ouvrages et d’autres textes imprimés, sur des enregistrements audio – dont le dernier message des auteurs des attentats-suicides du 11 septembre 2001 – et sur des enregistrements vidéo montrant des décapitations et d’autres atrocités – dont des films amateurs – découverts aux domiciles de MM. Omar et Osman. Selon elle, certains éléments indiquaient que les trois premiers requérants et M. Osman avaient participé à un camp d’entraînement dans le Lake District en mai 2004, et l’on pouvait clairement déduire que le but était de s’entraîner au djihad. M. Ibrahim avait fait mention d’un entraînement au djihad en Afghanistan ou en Irak à l’été 2004 et, à la fin de cette année-là, il avait quitté le territoire britannique pour partir au djihad avant de rentrer en mars 2005. Certaines des personnes parties avec lui n’étaient pas revenues et elles étaient présumées avoir été tuées. D’autres éléments montraient que M. Omar avait cherché à convaincre une personne étrangère au groupe de la légitimité des attentats-suicides et d’autres activités terroristes et avait déclaré sans ambiguïté qu’il approuvait les opérations meurtrières dirigées contre le Royaume-Uni et les États-Unis et qu’il cautionnait les attentats-suicides du 11 septembre 2001. Au début de l’année 2005, il avait invectivé l’imam d’une mosquée qui avait condamné les attentats-suicides au Pakistan en lui disant qu’il ne devait pas « induire les gens en erreur ». Furent également produites à titre de preuves des notes évoquant le martyre rédigées sur le bloc de papier où avaient été inscrites les quantités de matériaux censés entrer dans la composition de chaque bombe. L’accusation s’appuya également sur des éléments se rapportant à l’achat de matériaux pour les bombes et à la préparation de celles-ci. Entre avril et juillet 2005, MM. Ibrahim, Omar et Asiedu s’étaient procuré 443 litres de peroxyde d’hydrogène liquide à 18 pour 100 – la concentration la plus élevée que l’on trouvait dans le commerce –, soit 284 récipients au total. Il ressortait de certains éléments qu’ils avaient au départ demandé du peroxyde d’hydrogène liquide à 60 ou 70 pour 100. L’accusation argua qu’ils avaient fait bouillir le peroxyde d’hydrogène liquide de faible concentration pour augmenter celle-ci. Sur 36 des 228 bouteilles vides ultérieurement découvertes figuraient des mentions manuscrites comportant l’indication « 70 » ou « 70 % », ce qui selon l’accusation prouvait que les accusés pensaient avoir atteint le niveau de concentration requis pour obtenir une explosion. Des calculs et des notes écrites de la main de M. Ibrahim furent également produits. Un tableau indiquait que plus de 200 heures avaient été consacrées à faire bouillir le peroxyde d’hydrogène. L’expert de l’accusation déclara que le peroxyde d’acétone était un explosif primaire qui pouvait être utilisé avec un détonateur. Il fut établi que des éléments métalliques avaient été fixés à l’extérieur des tubes de plastique, ce qui était destiné à augmenter la fragmentation lors de l’explosion et à faire le plus de blessés possible. Tant les experts de l’accusation que ceux de la défense estimèrent que les bombes ne pouvaient pas fonctionner. L’expert de l’accusation dit que c’était parce que le peroxyde d’hydrogène, à 58 pour 100, n’avait pas atteint la concentration nécessaire à une explosion. Il souligna que, si le but avait été de monter un canular, il n’était pas nécessaire d’obtenir une plus forte concentration. En réponse à la thèse de la défense selon laquelle le peroxyde d’hydrogène avait été concentré puis dilué avec de l’eau du robinet (paragraphe 101 ci-dessous), il expliqua que, d’après son analyse de la composition isotopique de l’eau du robinet londonienne, cela n’était pas possible, conclusion que l’expert de la défense ne contesta pas. L’accusation s’appuya par ailleurs sur de nombreux éléments, tirés de données téléphoniques et d’images prises par vidéosurveillance, qui montraient que les hommes avaient eu des contacts très fréquents à partir de mars 2005. Une lettre d’adieu écrite par M. Mohammed, que l’accusation qualifia de note annonçant un suicide, fut également admise comme preuve. Un témoin déclara que le frère de M. Mohammed lui avait donné cette lettre le 21 juillet 2005 et lui avait demandé de la remettre à la compagne de M. Mohammed. Le trépied d’une caméra vidéo fut découvert au domicile de M. Mohammed. Les empreintes digitales de ce dernier furent relevées sur la boîte de ce trépied et celles de M. Omar sur le trépied lui-même. La boîte vide d’une caméra vidéo fut découverte au domicile de M. Omar et une caméra vidéo fut trouvée en sa possession lorsqu’il fut arrêté à Rome. Selon l’accusation, cette caméra avait servi à filmer un message vidéo de suicide au domicile de M. Mohammed, bien que cette vidéo n’eût jamais été retrouvée. Le jury entendit de surcroît, au sujet du comportement des requérants, les témoignages de passagers des rames de métro où trois des bombes avaient été mises à feu. Pour ce qui est de M. Ibrahim, le conducteur du bus déclara que ce dernier avait eu un comportement étrange lorsqu’il y était monté. Enfin, l’accusation évoqua l’absence de tout plan crédible quant à ce qui allait se passer après les détonations. 100. Copie des registres de garde à vue fut communiquée au jury. c) Les éléments produits par la défense 101. À la barre, les trois requérants déclarèrent que leurs actions étaient censées être un canular. Ils alléguèrent qu’ils avaient projeté au départ d’abandonner les bombes dans des lieux publics afin de faire passer un message au sujet de la guerre en Irak mais que, après les événements du 7 juillet, ils avaient plutôt décidé de mettre les bombes à feu, mais sans faire exploser la charge principale de peroxyde d’hydrogène. Ils affirmèrent que, à cette fin, bien qu’ils eussent cherché à concentrer le peroxyde d’hydrogène en le faisant bouillir, ils l’avaient ensuite dilué avec de l’eau de manière à ce qu’il n’ait plus la concentration nécessaire à une explosion. 102. M. Omar déclara avoir mêlé la vérité à des mensonges lors de ses interrogatoires de sûreté. Il ajouta que ce qu’il avait dit au sujet du risque potentiel pour la population était véridique mais qu’il ne voulait pas que la police tuât MM. Ibrahim et Mohammed, si bien qu’il n’avait pas révélé leur véritable identité ni le lieu où ils se trouvaient. Il allégua qu’on lui avait dit qu’il valait mieux coopérer et que, comme il craignait d’être soumis à la torture, il avait dit aux policiers ce qu’ils voulaient entendre. 103. M. Ibrahim affirma qu’il avait omis de dire au cours de son interrogatoire de sûreté que l’opération était un canular parce qu’il savait qu’il était censé être conseillé par un solicitor et qu’il pensait que quelque chose se tramait. Il reconnut que dire lors de son interrogatoire qu’il s’agissait d’un canular ne lui aurait posé aucun problème. Il admit également que s’entretenir avec un solicitor n’aurait rien changé à sa décision sur le point de savoir s’il devait dire la vérité ou mentir. Il déclara qu’il ne faisait pas confiance à la police et qu’il croyait que celle-ci déformerait ses propos, quand bien même les interrogatoires étaient enregistrés. Il dit qu’il avait cherché à protéger ses coaccusés, qu’il n’avait fait que se parler à lui-même et que, au commissariat, il n’avait pas les idées claires et ne savait pas quoi dire. Il ajouta qu’il était conscient de la finalité de cet interrogatoire, ayant été averti qu’il s’agissait de protéger la population contre des attentats-suicides. Il expliqua qu’il avait estimé devoir répondre aux questions parce que l’interrogatoire visait à sauver des vies, même s’il avait compris qu’il n’avait pas à parler s’il ne le voulait pas. Il affirma ne pas avoir reconnu être impliqué dans la fabrication du peroxyde d’acétone parce qu’il avait axé ses réponses sur l’impératif de pallier tout risque qui aurait subsisté pour la population. Il admit avoir prétendu ne pas connaître ses coaccusés mais expliqua qu’il avait agi ainsi parce qu’il ne voulait incriminer personne. Il déclara qu’il avait décidé de ne rien dire au sujet de ses moyens de défense et de sa stratégie tant qu’il n’aurait pas consulté son solicitor et qu’il craignait que, s’il avait fait mention d’un canular, ses paroles puissent être mal interprétées ou déformées. 104. M. Mohammed expliqua sa lettre d’adieu en affirmant qu’il l’avait en fait rédigée le 23 juillet 2005, après que l’homme pris à tort pour l’un des suspects avait été abattu (paragraphe 17 ci-dessus), parce qu’il pensait que la police allait le tuer lui aussi. Qu’elle ait été écrite sur le même bloc de papier que celui utilisé au cours de la fabrication du détonateur n’était selon lui que pure coïncidence. Concernant l’interrogatoire de sûreté, M. Mohammed déclara qu’il avait compris qu’il n’avait pas à parler s’il ne le voulait pas mais qu’il avait estimé devoir le faire parce qu’il s’agissait d’un interrogatoire de sûreté dont le but était de sauver des vies. Il dit qu’il avait voulu s’entretenir avec un solicitor mais qu’il avait été interrogé sans avoir pu le faire. Il admit que, au moment où l’interrogatoire avait eu lieu, il ne craignait plus pour sa vie mais il dit qu’il pensait qu’il serait victime de violences. Telle était d’après lui la seule raison pour laquelle il avait menti au cours de l’interrogatoire. M. Mohammed affirma avoir nié toute implication parce qu’il pensait que les policiers ignoraient qui il était et que, s’il niait tout en bloc, il serait autorisé à quitter le commissariat et à rentrer chez lui. Il ajouta que la déclaration qu’il avait rédigée après avoir vu son solicitor (paragraphe 56 ci-dessus) était en partie véridique et en partie fausse. Il allégua qu’il n’avait pas dit toute la vérité parce qu’il n’avait pas bénéficié d’une assistance juridique, qu’il s’était senti sous pression et qu’il était perturbé. 105. À l’instar des trois premiers requérants, M. Asiedu avait soutenu avant son procès que les événements du 21 juillet 2005 étaient un canular. Cependant, après la déposition de M. Ibrahim, il témoigna à la barre et revint sur sa position. Il affirma avoir appris, le 21 juillet 2005 au matin, que les engins étaient réellement des bombes. Il ajouta qu’il était lui aussi trop désorienté et effrayé pour refuser l’engin qui lui avait été remis mais qu’il l’avait accepté sans avoir pour intention de se joindre au complot ni d’y jouer un quelconque rôle. d) Le résumé 106. Le juge remit aux conseils copie de son résumé au jury préalablement à sa communication et les invita à faire toute observation sur sa teneur. Dans ce résumé, exposé oralement après distribution d’une copie écrite à chaque membre du jury, le juge donna les instructions suivantes au sujet des déclarations faites au cours des interrogatoires de sûreté : « Que dire, Mesdames et Messieurs du jury, des mensonges racontés par certains des accusés à la police ? Il est admis que les accusés Ibrahim, Asiedu, Omar et Mohammed ont menti à la police de différentes manières au cours de leurs interrogatoires. (...) [A]vant même de commencer à prendre ces mensonges en considération, il vous faut faire très attention aux circonstances dans lesquelles ils ont été proférés, circonstances qui varient selon les accusés. Rappelez-vous tout d’abord que, en raison de la situation exceptionnelle qui régnait en juillet 2005, des interrogatoires de sûreté avaient été autorisés concernant Ibrahim, Omar et Mohammed. Autrement dit, ces accusés avaient été questionnés aux fins de la protection de la sécurité de la population avant qu’ils n’aient eu la possibilité de s’entretenir avec un solicitor. Nul n’allègue que c’est de mauvaise foi ou par malhonnêteté que la police leur a refusé une assistance juridique. Cependant, l’accès à un avocat avant un interrogatoire est un droit habituellement accordé à tout suspect et vous devez vous souvenir que cela n’a pas été le cas en l’occurrence. Par exemple, un solicitor aurait pu recommander à l’accusé de garder le silence ou lui rappeler qu’il devait dire la vérité et que mentir pouvait avoir des conséquences. Donc, lorsque vous vous demanderez s’il faut retenir contre ces trois accusés tel ou tel mensonge qu’ils auraient raconté lors d’un interrogatoire de sûreté, rappelez-vous que cette garantie n’a pas été appliquée eu égard à ces interrogatoires. » 107. Le juge donna aussi pour instructions au jury de tenir compte de ce que la police avait utilisé de mauvais avertissements. Il expliqua : « À cause de cela, il y a eu un manque de clarté qui a pu dérouter les trois accusés. L’avertissement de type nouveau qui a été employé a pu les contraindre indûment à parler. Lorsque vous vous demanderez s’il faut retenir contre un accusé un mensonge raconté par lui au cours d’un interrogatoire de sûreté, veuillez donc tenir compte de cette regrettable méprise quant à l’avertissement employé. Cependant, pour ce qui est de l’emploi de l’avertissement de type nouveau, vous êtes également en droit de vous rappeler qu’aucun de ces trois accusés n’a été en réalité contraint de révéler tel ou tel élément ultérieurement invoqué par lui au procès. Au contraire, sur la totalité ou la plupart des questions essentielles, ils ont menti. » 108. Au sujet de ces mensonges, le juge observa : « De plus, s’agissant de Ibrahim, Asiedu, Omar, Osman et Mohammed, pour évaluer les mensonges racontés par eux en garde à vue, que ce soit au cours d’un interrogatoire de sûreté ou à un autre moment, il vous faudra réfléchir à deux autres questions : sur le point précis que vous débattrez, vous devrez décider si, en effet, l’accusé en question a délibérément menti. Si vous avez des doutes à ce sujet, ne tenez aucun compte des mensonges sur ce point. Si vous en êtes convaincu, demandez-vous pourquoi l’accusé a menti sur ce point. Le simple fait qu’un accusé mente ne signifie pas qu’il est coupable. Un accusé peut mentir pour de nombreuses raisons et certaines peuvent être innocentes en ce sens qu’elles ne dénotent pas de culpabilité. Ce qu’il faut retenir ici c’est que les accusés ont menti pour de nombreuses raisons : la peur de l’accusé d’admettre que, dans une certaine mesure, il était impliqué ou au courant, sans pour autant qu’il y ait eu selon lui participation au complot – ce que plaide Asiedu – ; la protection d’autres personnes dont l’accusé craint qu’elles ne soient accusées à tort et risquent ainsi d’être tuées ou blessées ; la crainte d’admettre une implication dans ce que les accusés appellent un attentat-canular, ainsi que la panique, le désarroi, la confusion ou la peur de sévices. (...) Si vous pensez qu’il existe ou qu’il peut exister une explication innocente aux mensonges racontés par l’accusé en question, il ne faut tenir aucun compte de ceux-ci. C’est seulement si vous êtes sûr qu’il n’a pas menti pour un motif innocent que vous pourrez voir dans ses mensonges des preuves à charge, sous réserve des autres instructions que je viens de vous donner à ce sujet sur les interrogatoires de sûreté. » 109. Sur le défaut de mention par les requérants au cours des interrogatoires de sûreté des moyens de défense présentés par eux au procès, le juge donna l’instruction suivante : « Venons-en ensuite au fait que les accusés n’ont pas répondu à certaines questions au cours de leurs interrogatoires. Le premier point à souligner est que vous ne devez pas retenir contre Ibrahim, Omar et Mohammed le fait qu’ils ont omis de mentionner lors de leurs interrogatoires de sûreté des éléments sur lesquels ils se sont ensuite appuyés pendant le procès. En effet, comme je viens de vous l’expliquer, l’assistance juridique leur avait été refusée à ce stade et, en droit, il ne peut être reproché dans ces conditions à un accusé de ne pas avoir mentionné des éléments ultérieurement invoqués par lui pour sa défense. Bien entendu, il découle des instructions que je viens de vous donner au sujet des mensonges que, si les accusés ont menti au lieu de garder le silence, vous êtes en droit de tenir compte de ces mensonges, toujours sous réserve des instructions que je viens de vous donner. (...) [J]e vous donne clairement pour instructions de ne pas retenir contre Ibrahim, Omar et Mohammed le fait de ne pas avoir mentionné lors de leurs interrogatoires de sûreté des éléments ultérieurement invoqués par eux dans ce prétoire. » 110. Sur les interrogatoires de sûreté de M. Omar, le juge dit ceci : « Sur toutes les questions d’importance, Omar admet que, dès le début, il n’a pas dit la vérité, bien au contraire (...) Mesdames et Messieurs du jury, il a nié toute responsabilité concernant ces engins (...) Il n’a cessé d’affirmer qu’il disait la vérité et qu’il avait dit à la police tout ce qu’il savait. Mesdames et Messieurs du jury, en réalité, la lecture du mauvais avertissement ne l’a absolument pas poussé à témoigner contre lui-même en ce qu’il aurait été contraint de divulguer ce qu’il dit être ses véritables arguments en défense ; au lieu de cela, il a raconté une série de mensonges pour se disculper. » 111. Le juge rappela au jury l’explication donnée par M. Omar à son comportement au cours des interrogatoires (paragraphe 102 ci-dessus). Il ajouta que le conseil de cet accusé avait reconnu que la police avait véritablement agi dans l’intérêt public et cherché à prévenir un nouvel attentat, et que c’est pour cela qu’il n’avait pas pu voir son client tout de suite. Le juge indiqua au jury que, dans des circonstances normales, un avocat aurait dispensé ses conseils à M. Omar préalablement à l’interrogatoire, auquel cas M. Omar aurait pu se comporter différemment au cours de l’interrogatoire. Il constata que le conseil avait admis que les interrogatoires de sûreté s’étaient tous déroulés sans heurt et que rien ne permettait de dire qu’ils eussent été conduits dans un climat oppressif. 112. Le juge rappela ensuite au jury les circonstances de l’arrivée de M. Ibrahim au commissariat, relevant que, à 17 heures, la solicitor de permanence avait appelé et demandé à s’entretenir avec lui. Il poursuivit : « [E]lle a été informée que M. Ibrahim n’était pas disponible parce que les deux salles de réception dotées d’une prise téléphonique étaient occupées, que ce soit pour des consultations, des relevés d’empreintes digitales, des enregistrements de détenus ou la signature de formulaires. Il y avait au moins dix-sept détenus et les salles étaient occupées sans discontinuer. Exceptionnellement, tout le quartier de rétention – qui était en accès restreint – était affecté aux détenus soupçonnés de terrorisme, et ce depuis le 28 juillet à 17 h 5. Jamais il n’avait été aussi occupé. Il fallait empêcher les détenus de se voir ou de se parler entre eux et il fallait les surveiller étroitement et restreindre les possibilités offertes à eux, notamment en matière de transferts. » 113. Le juge nota que la solicitor de permanence avait rappelé à 17 h 40 et qu’un policier lui avait à nouveau déclaré qu’aucune salle n’était disponible. Il ajouta : « [L]a seule possibilité pour le policier était d’attendre que l’une de ces salles se libérât puis de rappeler la solicitor. Or, c’était aux enquêteurs de dire qui pouvait utiliser la salle en priorité. » 114. Le juge rappela au jury les raisons pour lesquelles un interrogatoire de sûreté avait été autorisé ainsi que la déposition du commissaire MacBrayne : « Il vous a dit qu’au moins un individu n’avait pas encore été appréhendé. Il redoutait un autre attentat-suicide. Il lui fallait obtenir des renseignements afin de prévenir un nouvel acte terroriste et d’arrêter les malfaiteurs. Il était en liaison avec les enquêteurs. Ces derniers étaient très occupés car il s’agissait d’investigations de grande ampleur sur des faits de terrorisme. Le commissaire a dit que les interrogatoires d’urgence étaient très rares et qu’il avait envisagé que ceux-ci se déroulent avant que le détenu ait vu son solicitor. Il ne se serait pas opposé à une consultation téléphonique ou en tête-à-tête du moment que cela ne retardait pas l’interrogatoire. Il a reconnu qu’ils auraient pu limiter la durée de la consultation. C’était aux policiers enquêteurs et au préposé aux gardes à vue de décider si, oui ou non, le solicitor pouvait s’entretenir avec son client avant l’interrogatoire. » 115. Le juge rappela au jury l’explication donnée par M. Ibrahim à son comportement pendant les interrogatoires de sûreté (paragraphe 103 cidessus). 116. Enfin, il indiqua au jury qu’il avait constaté que, entre 17 heures et 20 heures, M. Ibrahim aurait dû s’entretenir au téléphone avec un défenseur. Il donna pour instructions au jury de tenir compte de ce que cet accusé avait été privé à tort d’une assistance juridique par téléphone pendant cet intervalle. 117. Quant à M. Mohammed, le juge rappela au jury ce que ce dernier avait dit sur les raisons pour lesquelles il avait menti au cours de l’interrogatoire de sûreté et dans sa déclaration rédigée après avoir bénéficié d’une assistance juridique (paragraphe 104 ci-dessus). 118. Concernant les interrogatoires ultérieurs conduits après que les requérants avaient consulté leurs représentants en justice et que l’avertissement de type nouveau leur avait été lu, le juge indiqua au jury que les requérants n’avaient pas fait mention de trois éléments invoqués par eux à leur procès alors qu’ils avaient été questionnés à ce sujet lors de leurs interrogatoires, à savoir i) les événements réellement à l’origine des attentats du 21 juillet 2005 ; ii) la connaissance qu’ils avaient des coaccusés et leur association avec eux, et iii) l’état d’esprit, les desseins et les intentions qui étaient réellement les leurs s’agissant du déploiement des bombes. Il expliqua que le défaut de mention de ces éléments au cours des interrogatoires conduits après qu’ils avaient été conseillés par un défenseur pouvait être retenu contre eux. e) Les verdicts et les peines 119. Le 9 juillet 2007, à l’unanimité, le jury reconnut les trois premiers requérants et M. Osman coupables de complot d’assassinat. Il déclara n’être pas en mesure de rendre un verdict s’agissant de MM. Asiedu et Yahya. Un nouveau procès fut ordonné pour ces derniers, qui plaidèrent ultérieurement coupable de chefs d’accusation moins graves. 120. Le 11 juillet 2007, les trois premiers requérants et M. Osman furent condamnés à la réclusion à perpétuité assortie d’une période minimale d’emprisonnement de quarante ans. L’appel formé par les trois premiers requérants 121. Les trois premiers requérants demandèrent l’autorisation de faire appel de leur condamnation. Ils soutenaient notamment que le juge du fond avait à tort admis comme preuves les déclarations qu’ils avaient faites au cours de leurs interrogatoires de sûreté. 122. Le 23 avril 2008, la Cour d’appel rejeta leur demande. 123. Dans son exposé du contexte de l’arrestation et de l’interrogatoire des requérants, elle observa : « 5. (...) La pression et les problèmes auxquels les équipes d’enquête de la police se sont trouvées confrontées sont presque inimaginables. Deux semaines auparavant, quatre bombes avaient explosé, avec les terribles conséquences que nous savons, et voilà que ces équipes avaient à s’occuper de quatre autres bombes, une nouvelle fois dans les transports, qui avaient été mises à feu mais n’avaient pas explosé. Les auteurs des attentats du 7 juillet avaient péri mais ceux du second projet d’attentat étaient en fuite, libres de poursuivre leurs desseins meurtriers, avec encore plus d’efficacité. Il fallait les retrouver et les arrêter, et les enquêteurs avaient pour objectif premier, y compris lorsqu’ils ont interrogé les personnes arrêtées en rapport avec ces incidents, de veiller à la sécurité publique. » 124. La Cour d’appel exposa, au début de son arrêt, la conclusion générale suivante quant à la nature et à la conduite du procès : « 7. Il va de soi que tout accusé, même s’il lui est reproché d’être impliqué dans des actes de violence directs et dangereux contre les citoyens et institutions de ce pays, a droit à un procès équitable au cours duquel sa culpabilité devra être prouvée. Ce procès se distingue par l’équité manifeste et l’autorité judiciaire remarquable dont a fait preuve le juge Fulford. Les accusés ont été représentés aux frais de l’État par des juristes éminents et chevronnés ayant une vision parfaitement claire de leurs responsabilités professionnelles à l’égard tant de leurs clients que de la Crown Court. Les difficultés éprouvées par le jury pour parvenir à un verdict concernant Asiedu et Yahya montrent que ses membres ont abordé les questions à trancher avec l’ouverture d’esprit, l’équité et l’absence de préjugés qui caractérisent habituellement l’institution du jury. Les requérants ayant été reconnus coupables à l’issue d’un procès équitable conduit devant un tribunal impartial, nous sommes fondés à constater, après un examen minutieux du dossier, que leurs moyens de défense contre le chef de complot d’assassinat étaient grotesques. » 125. La Cour d’appel passa en revue les éléments à charge produits pendant le procès, y compris ceux qui établissaient les opinions extrémistes des requérants, l’achat de peroxyde d’hydrogène et la fabrication des bombes, ainsi que la lettre écrite par M. Mohammed (paragraphes 96-99 cidessus). Elle jugea que les pièces qui confirmaient l’achat de peroxyde d’hydrogène en si grande quantité « [e]n disaient long sur la détermination des acheteurs ». Elle vit dans les annotations inscrites à la main sur les bouteilles découvertes des « preuves accablantes » que les fabricants des bombes pensaient que la concentration nécessaire avait été atteinte et considéra qu’il y avait des « preuves écrasantes » rattachant les quatre poseurs de bombes à la fabrication de celles-ci. Sur les moyens de défense invoqués par les requérants, la Cour d’appel fit observer ceci : « 17. À supposer que ces bombes fussent destinées à un canular, nous voyons mal pourquoi il aurait fallu faire bouillir le peroxyde de manière à en augmenter la concentration ou pourquoi Asiedu et Yahya ont chacun demandé, lorsqu’ils ont acheté du peroxyde d’hydrogène, à ce que celui-ci fût à 60-70 % ou eût la plus forte concentration possible. De même, on comprend mal que plus de 100 gallons [soit environ 378 litres] de peroxyde d’hydrogène eussent été nécessaires si ce n’était pour en augmenter la puissance. Les mentions « 70 » ou « 70 % » inscrites à la main sur 36 bouteilles sont des preuves accablantes. Chacune d’elles montre que les fabricants des bombes pensaient en réalité avoir atteint la concentration nécessaire à l’explosion des bombes. D’ailleurs, une bonne partie des débats a été consacrée aux efforts déployés par les accusés pour trouver une explication satisfaisante à ces preuves cruciales. En bref, ils soutenaient qu’une fois obtenu du peroxyde d’hydrogène plus concentré, celui-ci avait été dilué avec de l’eau. De surcroît, on a du mal à voir en quoi l’adjonction de shrapnel dans les bombes aurait renforcé le message politique que les requérants cherchaient à faire passer, à supposer que tel eût été leur seul but. Le shrapnel visait à tuer et à mutiler. Il ne pouvait avoir aucune autre finalité. Et si cette opération était censée être un canular ou l’expression d’un message politique, le silence des requérants eux-mêmes une fois en fuite est remarquable. Si leur but avait été de monter un canular, ne serait-ce que quelques secondes d’attention portées au flot d’informations diffusées sur les attentats ratés leur aurait permis de constater qu’ils étaient parvenus à leurs fins. Or aucun message, aucune revendication ni aucune explication de ce type n’ont été communiqués à la police, aux médias ou au public avant que l’un quelconque des requérants n’eût été arrêté. » 126. Quant aux conséquences de l’admission des déclarations faites au cours des interrogatoires de sûreté, la Cour d’appel releva que cette admission avait donné lieu à contestation devant la Crown Court et constituait le premier des motifs d’appel. Elle indiqua qu’elle examinerait en détail cette question plus loin dans son arrêt et observa : « 20. (...) À ce stade, nous nous contenterons de relever que, à les supposer dûment admis, les procès-verbaux des interrogatoires de police suffisent à eux seuls à réfuter totalement la thèse du « canular ». » 127. En conclusion de ses observations liminaires, la Cour d’appel évoqua le résumé du juge du fond et ses instructions au jury, notant ceci : « 29. Le juge Fulford a récapitulé l’affaire à l’intention du jury. On voit au premier coup d’œil que son résumé est le fruit de la méticulosité et de la précision qui le caractérisent. Mis à part certains arguments mineurs et dénués de tout fondement, les conseils des requérants n’en contestent pas la teneur. Les principaux moyens soulevés par eux sont dirigés contre les décisions du juge concernant les interrogatoires de police (...). » 128. La Cour d’appel en vint ensuite aux faits de l’espèce. Elle examina tout d’abord la question des installations du commissariat de Paddington Green, observant qu’il était impératif de veiller à ce que les suspects n’eussent aucun moyen de communiquer entre eux et d’éviter une contamination croisée à l’occasion des fouilles. Elle jugea que la nécessité de répondre en urgence aux préoccupations compréhensibles exprimées par le commissaire McKenna dans sa déposition d’octobre 2006 (paragraphe 66 ci-dessus) comportait deux volets distincts : il fallait, premièrement, arrêter et incarcérer régulièrement les personnes qu’on pensait être les responsables de l’attentat terroriste et, deuxièmement, protéger immédiatement la population de tout autre incident violent. Elle constata que toute personne légitimement soupçonnée d’une infraction en matière de terrorisme était susceptible d’aider les enquêteurs à accomplir leur mission de maintien de la sécurité publique. Pour elle, la conduite d’une procédure d’interrogatoire qui permette autant que faire se peut à la police de protéger la population constituait donc un impératif nécessaire. Elle jugea délicate la question de la production comme preuves à charge des éléments recueillis au moyen d’interrogatoires de ce type. Toutefois, selon elle, il était faux de dire que de tels éléments ne devaient jamais être admis pendant un procès, donnant l’explication suivante : « 36. (...) Les circonstances dans lesquelles un haut fonctionnaire de police ordonne la tenue d’un interrogatoire de sûreté relèvent de la conduite des opérations. En somme, il s’agit de déterminer le meilleur moyen d’assurer la sécurité de la population dans une situation d’urgence immédiate. La poursuite de cet objectif avec un suspect invité à livrer à la police des renseignements utiles peut conduire à l’obtention de preuves cruciales l’impliquant dans l’infraction pour laquelle il est détenu, voire dans d’autres infractions. L’admission des déclarations faites au cours des interrogatoires de sûreté ou des éléments obtenus grâce à eux comme preuves dans le cadre d’un procès ultérieur est soumise aux principes de droit commun régissant l’équité de la procédure et aux dispositions d’application générale de l’article 78 de la loi de 1984 sur la police et les preuves en matière pénale (« la loi de 1984 »). Tout dépendra de la nature de l’avertissement que la police donnera ou non au suspect. Ainsi, s’il est expressément garanti au suspect qu’aucune des informations qu’il aura livrées ne sera retenue contre lui, cela fournira un argument solide contre l’admission des preuves à charge recueillies grâce à ces interrogatoires. Tout dépendra aussi du point de savoir si les interrogatoires ont permis d’obtenir des éléments se rapportant directement au chef d’inculpation justifiant au départ la garde à vue de l’intéressé ou si le premier lien que l’accusation pourra établir entre lui et toute infraction procède directement de sa coopération entière avec elle au cours de l’interrogatoire de sûreté. Comme toujours, il s’agira de décisions au cas par cas tributaires de l’ensemble des circonstances de chaque cas d’espèce. Ce qui est clair, en revanche, c’est que le dispositif légal n’interdit pas l’utilisation des éléments recueillis au cours d’interrogatoires de sûreté et, compte tenu des garanties existantes dont bénéficie tout accusé et de l’obligation faite au juge du fond de se livrer à la réflexion nécessaire avant de faire usage du pouvoir d’appréciation que lui confère l’article 78 de la loi de 1984, il serait tout à fait inadéquat pour nous de nous priver, pour des considérations d’opportunité, de la possibilité d’exercer notre contrôle. » 129. La Cour d’appel souligna que les interrogatoires de sûreté n’avaient rien révélé qui eût pu conduire la police à prendre des mesures de protection de la population, et qu’aucun des requérants n’avait tenu le moindre propos les incriminant directement ou assimilable à des aveux de leur participation à un complot visant à perpétrer des assassinats le 21 juillet ni même de leur connaissance lointaine d’un tel complot. Elle constata néanmoins que ces interrogatoires avaient fourni d’importantes preuves à charge non pas parce que les accusés avaient dit la vérité et révélé qu’ils avaient connaissance d’activités terroristes ou qu’ils étaient mêlés à de telles activités, mais parce qu’ils s’étaient livrés à un certain nombre d’assertions manifestement mensongères sans rien divulguer des moyens de défense ultérieurement soulevés par eux à leur procès. Autrement dit, selon elle, les interrogatoires avaient permis de recueillir des éléments dont l’accusation entendait se servir pour saper la crédibilité des requérants. 130. La Cour d’appel reconnut que, en raison d’une erreur de la police, de mauvais avertissements avaient été lus aux requérants avant que ceux-ci ne profèrent les mensonges en question. Elle souligna toutefois que chacun d’eux avait été prévenu que les réponses données lors des interrogatoires de sûreté pourraient être retenues comme preuves contre eux. Elle poursuivit : « 37. (...) Ils ne se faisaient donc aucune illusion. Jamais ils n’ont cherché à s’accuser eux-mêmes. Ils ont choisi de mentir. Cette considération a incontestablement joué un rôle important dans l’exercice par le juge Fulford de son pouvoir d’appréciation. » 131. La Cour d’appel considéra que le juge du fond avait exercé son pouvoir d’appréciation en tenant compte de tous les éléments nécessaires et des spécificités de chaque accusé et qu’il avait abordé avec rigueur les questions soulevées. Elle examina minutieusement et fit siennes les observations du juge quant au choix auquel les requérants étaient confrontés lors de leurs interrogatoires, à la nature des conditions dans lesquelles ceuxci s’étaient déroulés et à la façon dont il avait exercé ledit pouvoir (paragraphes 87, 90 et 93 ci-dessus). Elle revint en détail sur les circonstances de l’arrestation et des interrogatoires de chacun des trois premiers requérants. 132. Concernant M. Omar, la Cour d’appel constata qu’il était le premier des accusés à avoir été arrêté et que, de ce fait, ce qu’il avait à dire était d’une importance absolument capitale eu égard aux impératifs de sécurité publique qui étaient alors ceux de la police. Elle releva que, lors de l’audience de voir dire, il avait été expressément admis que la décision de conduire un interrogatoire de sûreté avant que M. Omar ne se vît accorder une assistance juridique était conforme à l’annexe 8 à la loi de 2000 sur le terrorisme (paragraphes 64-65 et 68 ci-dessus et 189 ci-dessous) et que, conduits avec équité et modération, les interrogatoires n’avaient été ni coercitifs ni oppressifs. Elle observa que, pendant le procès, il avait été reconnu que, malgré la longueur des interrogatoires de sûreté, la police n’avait pas outrepassé son objectif qui était de déceler les dangers potentiels pour la population, que le mode de questionnement et la durée des interrogatoires avaient été équitables et que les questions posées étaient axées sur la sécurité publique. Elle ajouta que, lors du voir dire, l’accusation n’avait donc pas eu à faire entendre des témoins : la déposition du commissaire McKenna et les procès-verbaux des interrogatoires de sûreté furent admis en l’état (paragraphe 65 ci-dessus). Elle estima que, si M. Omar avait contesté les motifs du retardement de l’assistance juridique, l’accusation aurait été fondée à appeler à la barre des témoins qui auraient expliqué pourquoi la police pensait que cette personne était un terroriste. Elle poursuivit : « 75. (...) Pour de bonnes et compréhensibles raisons de stratégie contentieuse, ces questions n’ont pas été soulevées au procès. La thèse principale défendue pour le compte d’Omar lors du voir dire était plutôt que les déclarations faites au cours d’un interrogatoire consécutif à un refus d’assistance juridique ne pouvaient être admises et que mentir au cours d’un tel interrogatoire équivalait à omettre de mentionner des faits (...) En tout état de cause, l’emploi par erreur de l’avertissement « de type nouveau » n’a pas offert à Omar une protection adéquate parce que, correctement interprété, cet avertissement l’aurait porté à croire que s’il choisissait de ne pas répondre aux questions, son silence ne pouvait être retenu contre lui. » 133. Après avoir expliqué la manière dont le juge du fond avait examiné ces arguments, la Cour d’appel constata que M. Omar présentait désormais devant elle un argument totalement différent : il soutenait que son avocat devant la Crown Court avait mal plaidé toute la question des interrogatoires de sûreté et qu’il avait été concédé à tort que la décision du commissaire McKenna était régulière. La Cour d’appel nota que, bien que l’affaire ne fût pas censée être rejugée, elle était néanmoins invitée à procéder à nouveau à un voir dire sur la base de l’argument de l’avocat selon lequel – s’agissant uniquement de M. Omar – la police avait agi illégalement, et qu’elle devait désormais corriger cette irrégularité qui était passée inaperçue au procès. Elle poursuivit : « 80. (...) Ainsi exposé, dans un système où règne la prééminence du droit, l’argument présente à première vue un certain attrait. Or, il méconnaît ou met de côté deux autres points importants. Premièrement, une violation du code applicable n’entraîne pas forcément l’illégalité des mesures consécutivement prises par la police, du moins au sens où elle est ou serait à elle seule suffisante pour conduire à l’exclusion des éléments tirés d’interrogatoires ultérieurs. Dès lors que, comme il l’a conclu, la police n’avait pas délibérément cherché à détourner le système de mauvaise foi, le juge du fond devait examiner s’il y avait lieu pour lui de faire usage des pouvoirs d’exclusion que lui conférait l’article 78 de la loi de 1984 : ni plus ni moins. Ce qui m’amène au second point, à savoir qu’il est toujours loisible au défenseur d’un accusé, lors du procès, de prendre délibérément la décision stratégique de renoncer à alléguer une violation du code applicable, donc de ne pas en tirer argument, si attirer l’attention sur celle-ci risque d’avoir pour effet d’aggraver les difficultés de l’accusé au lieu de les atténuer. Bref, c’est à l’avocat lui-même de décider de tirer ou non argument de violations du code applicable, ou d’en opposer quelques-unes, ou une seule, mais pas toutes. » 134. En l’absence de mauvaise foi, la question cruciale était de savoir s’il fallait admettre les éléments recueillis lors des interrogatoires conduits alors que M. Omar avait été privé d’assistance juridique, indépendamment de ce qu’il lui eût été ou non refusé de contacter un solicitor dès qu’il en avait fait la demande. La Cour d’appel ne vit rien qui permît d’étayer la conclusion que la décision d’admettre comme preuves les procès-verbaux des interrogatoires de sûreté au procès de M. Omar était irrégulière. 135. Concernant M. Ibrahim, la Cour d’appel releva que son conseil avait soulevé trois moyens. Ce dernier soutenait tout d’abord que la conclusion du commissaire selon laquelle une consultation entre M. Ibrahim et la solicitor de permanence avant l’interrogatoire aurait causé un retard inutile constituait une grave erreur de jugement car l’interrogatoire de sûreté n’avait été conduit que plus d’une heure après. Il soutenait ensuite que la poursuite de l’interrogatoire de M. Ibrahim après que celui-ci avait nié savoir quoi que ce soit avait emporté violation du code applicable (paragraphe 196 ci-dessous). Il soutenait enfin que la lecture de l’avertissement de type nouveau avait contribué au manque d’équité du procès en introduisant un élément de coercition. La Cour d’appel exposa en détail la façon dont le juge du fond avait abordé ces questions et conclut que rien ne permettait de réformer la décision rendue par celui-ci d’admettre les déclarations faites au cours des interrogatoires de sûreté. 136. Quant à M. Mohammed, son conseil argua que le droit de son client à une assistance juridique avant et pendant son interrogatoire de sûreté avait été violé. Il estimait que la décision de retarder pareille assistance était irrégulière et inéquitable et, tout bien considéré, déraisonnable. Bien qu’il n’eût pas plaidé la mauvaise foi lors du procès, il considérait désormais que l’interrogatoire n’avait eu aucun caractère d’urgence puisqu’il avait commencé alors que les solicitors faisaient route vers le quartier de rétention. Il n’y avait donc eu selon lui aucune raison de ne pas repousser l’interrogatoire. De plus, M. Mohammed se serait vu notifier l’avertissement de type nouveau au lieu de l’avertissement de type ancien. La Cour d’appel analysa la façon dont le juge du fond avait abordé ces questions et conclut que rien ne permettait de réformer sa décision selon laquelle l’admission des éléments recueillis lors des interrogatoires de sûreté ne rendrait pas le procès inéquitable. C. Le quatrième requérant L’interrogatoire du quatrième requérant par la police a) Introduction 137. Le quatrième requérant était un ami de M. Osman, que le frère de ce dernier, M. Abdul Sherif, lui avait présenté vers 1999. Le 23 juillet 2005, deux jours après les tentatives d’attentats, il rencontra M. Osman à la gare ferroviaire de Clapham Junction. Les deux hommes se rendirent ensemble à son domicile, où M. Osman séjourna jusqu’au 26 juillet. 138. Parallèlement, le 25 juillet dans l’après-midi, une caméra de surveillance filmait l’entrée de l’immeuble où habitait le quatrième requérant. Elle prit ensuite en gros plan ce dernier et son appartement. À 18 heures, un policier de surveillance en civil fut envoyé se poster à proximité de cet immeuble. Le 26 juillet au matin, le quatrième requérant fut observé par des agents en train de sortir de l’immeuble en compagnie d’un homme, ultérieurement identifié comme étant M. Osman. Il accompagna M. Osman à un arrêt d’autobus, où celui-ci prit un autobus en direction de la gare ferroviaire de Waterloo, puis il regagna son domicile. 139. Le 27 juillet au matin, le quatrième requérant se rendit à son travail. Alors qu’il rentrait chez lui vers 17 h 30, il fut interpellé par deux policiers qui sollicitèrent son aide comme témoin potentiel dans le cadre de leur enquête sur les attentats du 21 juillet. Il accepta de les aider et les suivit jusqu’au commissariat de Kennington. b) Les interrogatoires en qualité de témoin 140. À 18 h 15, les policiers commencèrent à interroger le quatrième requérant en qualité de témoin. Vers 19 h 15, ils estimèrent que, en raison des réponses qu’il livrait, il risquait de témoigner contre lui-même et qu’il devait être informé de son droit à une assistance juridique. Ils demandèrent des instructions à des supérieurs. On leur dit qu’ils devaient continuer à interroger le quatrième requérant en qualité de témoin, ce qu’ils firent. 141. Le 28 juillet, vers 0 h 10, le quatrième requérant fut escorté vers l’adresse où, selon lui, M. Osman habitait. 142. Ce même jour, de 1 h 30 à 5 heures, au commissariat, le quatrième requérant fit une déposition en qualité de témoin. c) La déposition 143. Dans sa déposition, le requérant relata comment il s’était lié d’amitié avec M. Osman, vers 1999, avant de le perdre de vue l’année suivante. Il déclara que, le 23 juillet 2005, M. Osman avait couru vers lui à la gare de Clapham Junction, alors qu’il allait monter dans un train, et que les deux hommes s’étaient salués comme de vieux amis. Ils auraient pris le même train pour Vauxhall et, à la station où devait descendre le quatrième requérant, M. Osman aurait décidé de l’accompagner, prétextant vouloir lui parler de quelque chose. Alors qu’ils marchaient vers le domicile du quatrième requérant, M. Osman aurait dit à ce dernier qu’il avait des ennuis avec la police. Il aurait affirmé avoir volé de l’argent et s’être enfui du poste de police où il était en garde à vue. À leur arrivée à l’appartement du quatrième requérant, M. Osman lui aurait demandé d’allumer la télévision et ils auraient regardé ensemble un reportage sur les tentatives d’attentats dans lequel étaient diffusées des photographies des hommes recherchés par la police. M. Osman aurait ensuite dit qu’il les connaissait et que c’était des gens bien. Lorsqu’apparut à l’écran la photographie d’un quatrième homme recherché en rapport avec les attentats, il aurait pointé le doigt vers l’écran en disant « c’est moi ». Au début, le quatrième requérant ne l’aurait pas cru car, selon lui, l’homme photographié ne ressemblait pas à M. Osman. Mais, au fur et à mesure que ce dernier continuait à évoquer les justifications des attentats, il aurait commencé à se rendre compte que c’était la vérité. Effrayé, il aurait voulu que M. Osman parte de chez lui. Ce dernier lui aurait alors demandé de l’héberger pendant deux nuits et, craignant pour sa sécurité personnelle en cas de refus, le quatrième requérant aurait accepté. 144. La déposition indiquait également que M. Osman avait à la cuisse une blessure qu’il disait s’être faite pendant sa fuite après la non-explosion de sa bombe. M. Osman aurait également expliqué qu’il avait appuyé sur le bouton pour activer la bombe, mais que rien ne s’était produit. Il aurait donné des détails sur sa fuite du métro et sur ses déplacements pendant les deux jours suivants, où il serait resté chez un ami à Brighton qui lui aurait prêté une voiture. Il aurait montré au quatrième requérant des photographies des autres poseurs de bombes parues dans un journal national qu’il aurait apporté avec lui et aurait révélé leurs noms. Le quatrième requérant confirma, après que la police lui avait montré plusieurs clichés, l’identité de trois des hommes photographiés, d’après les informations que M. Osman lui avait livrées. Il ajouta que ce dernier avait mentionné un cinquième individu dont la bombe n’avait pas explosé, et dont il affirma ignorer l’identité. M. Osman aurait passé plusieurs appels avec son téléphone portable mais en s’exprimant en langue érythréenne. 145. La déposition précisait ensuite que, le lendemain, les échanges avec M. Osman avaient été limités. Ce dernier aurait quand même dit au quatrième requérant comment les poseurs de bombes avaient fabriqué celles-ci et il lui aurait livré certains détails de vidéos enregistrées par le groupe avant les attentats et dans lesquelles ils auraient justifié leur action. M. Osman aurait passé un autre appel avec son téléphone portable dans l’après-midi. Par la suite, il serait brièvement sorti pendant la soirée avant de revenir avec de l’argent liquide. Il aurait demandé au quatrième requérant de lui prêter des vêtements et ce dernier lui aurait dit qu’il pouvait se servir. Le 26 juillet au matin, après avoir préparé son sac, il aurait dit au quatrième requérant qu’il allait à la gare de Waterloo prendre l’Eurostar pour Paris. Il serait parti pour la gare vers 8 heures et, environ une heure plus tard, il aurait téléphoné au quatrième requérant pour lui dire qu’il se trouvait dans le train. Ce dernier aurait alors éteint son téléphone portable pour que M. Osman ne puisse plus le joindre. 146. Dans sa déposition, le quatrième requérant livra le signalement de l’épouse de M. Osman et donna acte de ce qu’il avait conduit des policiers dans un immeuble où, selon lui, M. Osman habitait avec sa femme. Il conclut sa déposition en soulignant que la rencontre à la gare de Clapham Junction était fortuite et que jamais il n’avait été associé à un quelconque plan visant à aider ou héberger M. Osman. Il déclara qu’il n’avait logé ce dernier que parce qu’il avait peur. d) Les interrogatoires et la déposition en qualité de suspect 147. Une fois la déposition signée le 28 juillet 2005 au matin, l’un des policiers demanda par téléphone d’autres instructions à ses supérieurs, qui lui dirent d’arrêter le quatrième requérant. Ce dernier fut alors arrêté et informé de ses droits. Le policier lui demanda s’il souhaitait faire appel à un solicitor mais il refusa, disant : « non, peut-être après l’interrogatoire si ça devient sérieux ». 148. Le 30 juillet, après avoir reçu une assistance juridique, le quatrième requérant fut interrogé en qualité de suspect en présence de sa solicitor. Prié de dire s’il avait eu la possibilité de revoir sa déposition avec elle, il répondit par l’affirmative. Il fut demandé à la solicitor si elle avait eu suffisamment de temps pour conseiller son client et elle répondit : « Mon rôle est de conseiller M. Abdurahman quant à ses droits et aux procédures en rapport avec son interrogatoire ainsi que d’intervenir pour son compte lorsque j’estime nécessaire de le faire et de l’aider en attirant son attention sur tout point susceptible d’être soulevé à n’importe quel moment concernant sa position et ses droits. À cet égard, M. Abdurahman a eu la possibilité d’examiner la déposition qu’il avait faite de son plein gré après avoir été appréhendé le 27 juillet. Au vu des éléments que vous avez communiqués, je lui ai signalé que différentes options s’offraient à lui et il m’a indiqué qu’il souhaitait s’appuyer sur une déclaration qu’il tient à présent à lire de manière à ce qu’elle puisse être enregistrée sur bandes et qu’il ne souhaitait plus ensuite faire d’autre commentaire sur ces questions tant que d’autres éléments n’auraient pas été communiqués, dans l’espoir que sa déclaration permette d’expliquer les rares éléments communiqués jusqu’à présent, et je gage qu’elle le permettra. » 149. Dans la déclaration qu’il avait préparée, le quatrième requérant confirmait qu’il n’avait eu aucune connaissance des événements du 21 juillet avant leur survenue et qu’il les déplorait. Il poursuivit : « J’ai été appréhendé par la police le mercredi 27 juillet et j’ai accepté de l’aider par tous les moyens possibles. Veuillez vous reporter à ma déposition du 28 juillet 2005. J’ai donné autant de détails que possible sur une personne que je connaissais sous le nom de Hamdi. » 150. Il rectifia ensuite certains points de sa déposition relatifs au signalement qu’il avait donné de M. Osman, ajoutant : « Je tiens à souligner que je ne suis pas parvenu à reconnaître Hamdi (je précise au passage qu’il s’agissait en réalité de M. Hussein Omar) sur les images de vidéosurveillance communiquées aux médias et que, quand Hamdi a déclaré pour la première fois être mêlé à ces événements je ne l’ai pas cru ou en tout cas je n’ai pas cru qu’il était impliqué jusqu’à ce que je sois arrêté par la police. » 151. Il fit d’autres brèves observations sur sa déposition et refusa de répondre à toute autre question. 152. Le 1er août 2005, le quatrième requérant fut réinterrogé en qualité de suspect. Il refusa une nouvelle fois de répondre aux questions mais souligna qu’il aidait la police depuis le début et qu’il ne souhaitait rien dire de plus. De nouveau interrogé le lendemain, il répéta qu’il n’était pas et ne serait jamais un terroriste et qu’il n’avait pas joué le moindre rôle dans les événements en question. Au cours de son dernier interrogatoire, le 3 août 2005, il déclara que tout ce qu’il savait était exposé dans sa déposition initiale. À cette même date, à 14 h 20, il fut inculpé. Le procès du quatrième requérant 153. En octobre 2007 s’ouvrit le procès du quatrième requérant et de quatre autres hommes devant la Crown Court de Kingston, composée du juge Worsley QC et d’un jury. L’intéressé était accusé d’avoir aidé M. Osman et de ne pas avoir livré d’informations sur les quatre poseurs de bombes après les attentats. Il avait entre autres comme coaccusés M. Sherif, à qui il était notamment reproché d’avoir donné son passeport au quatrième requérant afin d’aider M. Omar à s’enfuir à Rome, et M. Wahbi Mohammed, le frère du deuxième requérant, à qui il était notamment reproché d’avoir pris la caméra vidéo qui avait servi à filmer les messages de suicide le matin du 21 juillet 2005 puis de l’avoir remise au quatrième requérant afin que celui-ci la donnât à M. Omar. a) Les éléments à charge 154. Selon l’accusation, le quatrième requérant s’était montré disposé à héberger M. Osman alors qu’il savait que celui-ci était impliqué dans les attentats. En outre, il aurait récupéré le passeport de M. Sherif avant de le remettre à M. Osman afin d’aider celui-ci à s’enfuir à Rome. Enfin, il aurait récupéré auprès de M. Wahbi Mohammed la caméra vidéo qui avait servi à filmer des messages de suicide des poseurs de bombes puis l’aurait remise à M. Osman. b) L’admissibilité de la déposition du quatrième requérant 155. Le quatrième requérant demanda l’exclusion de sa déposition du 28 juillet 2005, et ce pour quatre raisons. Premièrement, la déposition aurait été recueillie en violation du code de pratique applicable, en particulier parce qu’il ne serait pas vu notifier un avertissement et n’aurait pas été informé de son droit à une assistance juridique gratuite. Deuxièmement, cette violation aurait été délibérée. Troisièmement, il aurait été incité à déposer en ce qu’on lui aurait faire croire qu’il serait interrogé en qualité de témoin et qu’il serait libre de rentrer chez lui une fois sa déposition prise. Quatrièmement, la déposition aurait été recueillie au petit matin, alors qu’il était fatigué. Le quatrième requérant en conclut que sa déposition s’analysait en des aveux livrés par lui dans des circonstances risquant d’en compromettre la fiabilité au regard de l’article 76 § 2 de la loi de 1984 (paragraphe 199 ci-dessous). À titre subsidiaire, il estimait que cette exclusion se justifiait en vertu du pouvoir d’appréciation d’exclure des preuves tiré de l’article 78 de cette même loi (paragraphe 201 ci-dessous). 156. Bien qu’opposée à l’exclusion, l’accusation admit que la déposition s’analysait en des aveux au sens de l’article 76 de la loi de 1984. Elle reconnut également une violation du code de pratique applicable en ce qu’aucun avertissement n’avait été notifié au quatrième requérant et que les services d’un solicitor ne lui avaient pas été proposés lorsque les deux policiers avaient conclu qu’ils devaient demander des instructions à leurs supérieurs (paragraphe 140 ci-dessus). 157. Lors du voir dire, les deux policiers déclarèrent que, lorsqu’ils avaient eu affaire pour la première fois au quatrième requérant le 27 juillet 2005 dans l’après-midi, c’était pour que celui-ci prêtât son concours à la police comme témoin potentiel. Il était également admis par les parties que, à ce stade, les policiers ne disposaient pas d’éléments suffisants pour arrêter le quatrième requérant ou pour le considérer comme un suspect. L’un des policiers indiqua que, vers 19 h 15, il avait estimé, au vu des réponses données par le quatrième requérant, que celui-ci risquait de témoigner contre lui-même et devait se voir notifier un avertissement et être informé de son droit à une assistance juridique. Ce serait pour cette raison que les policiers avaient suspendu l’interrogatoire et demandé des instructions à l’un de leurs supérieurs chargé de l’enquête, qui leur aurait dit de continuer à interroger le quatrième requérant en qualité de témoin, ce qu’ils auraient donc fait. À la barre, l’un des policiers déclara qu’il avait été surpris d’avoir reçu pour instructions d’arrêter le quatrième requérant une fois la déposition recueillie. 158. Le 3 octobre 2007, le juge rejeta la demande tendant à l’exclusion de la déposition en cause. Il reconnut que, au moment où le quatrième requérant était arrivé au commissariat, il n’y avait objectivement aucun motif raisonnable de le soupçonner d’une quelconque infraction et qu’il était tout à fait opportun de le considérer comme un témoin. Cependant, l’accusation ayant concédé qu’un tel motif pouvait passer pour s’être matérialisé à l’issue de sa première déclaration, il était convaincu qu’une violation du code applicable avait été commise lorsque le quatrième requérant avait livré sa déposition écrite. 159. Le juge estima établi que rien n’indiquait que le quatrième requérant eût subi une oppression au commissariat. Il ajouta que rien dans les actions ou les propos des policiers n’avait pu compromettre la fiabilité de la déposition. Il souligna que le quatrième requérant avait « librement confirmé » sa déposition après que ses droits lui avaient été signifiés et qu’il avait reçu une assistance juridique. Il refusa donc d’exclure cette pièce que ce soit sur la base de l’article 76 ou sur celle de l’article 78 de la loi de 1984. 160. Enfin, le juge évoqua le droit pour la défense d’exposer devant le jury ses arguments aux fins de contester l’admissibilité de la déposition du quatrième requérant. Il indiqua que le jury serait dûment instruit sur la question de la fiabilité de cette pièce. Dans ces conditions, il n’y avait selon lui pas eu violation de l’article 6 § 3 de la Convention. 161. La défense demanda par la suite l’exclusion des parties de la déposition que le quatrième requérant avait rétractées ou nuancées lors de ses interrogatoires ultérieurs. Ces parties concernaient le signalement de M. Osman et les passages qui indiquaient que le quatrième requérant s’était rendu compte que cet homme était impliqué dans les attentats. L’accusation s’opposa à cette demande parce que, selon elle, les précisions apportées a posteriori montraient à quel point le requérant avait réexaminé en détail sa déposition. Le juge rejeta cette demande au motif que l’exclusion de ces parties aurait induit le jury en erreur. Il expliqua que ce dernier devait pouvoir connaître l’ensemble des circonstances dans lesquelles le quatrième requérant en était venu à confirmer sa déposition. c) Les autres éléments à charge 162. Parmi les autres éléments produits par l’accusation contre le quatrième requérant pendant le procès figuraient : i) des images prises par vidéosurveillance le 23 juillet 2005 qui montraient le quatrième requérant et M. Osman ensemble à la gare de Clapham Junction et à celle de Vauxhall, puis se rendant à pied à l’appartement du premier ; ii) une analyse de relais de téléphonie mobile (indiquant les lieux depuis lesquels avaient été passés des appels), compatible avec l’usage par M. Osman de son téléphone portable dans l’appartement du quatrième requérant ; iii) des images prises par vidéosurveillance qui montraient le quatrième requérant rencontrant M. Wahbi Mohammed et se faisant remettre la caméra qui aurait servi à filmer les vidéos de martyre faites par les poseurs de bombes ; iv) des éléments faisant état de contacts téléphoniques entre le quatrième requérant et M. Sherif, selon l’accusation afin que le premier récupère le passeport du second pour le remettre à M. Omar, et pour lesquels le quatrième requérant n’avait fourni aucune explication alors que celui-ci et M. Osman ne s’étaient pas vus depuis des années ; v) une analyse de relais de téléphonie mobile, compatible avec l’existence d’une rencontre entre le quatrième requérant et M. Sherif afin que le premier récupère le passeport du second ; vi) des images prises par une caméra de surveillance de la police montrant M. Osman en train de quitter l’appartement du quatrième requérant le 26 juillet, en compagnie de celui-ci, en direction de la gare de Waterloo ; vii) un article de presse sur les tentatives d’attentats, dans lequel étaient reproduites des photographies des poseurs de bombes (dont celle de M. Osman), retrouvé dans l’appartement du quatrième requérant et portant les empreintes digitales de ce dernier ; viii) des contacts téléphoniques entre le quatrième requérant et M. Osman une fois ce dernier monté dans l’Eurostar à la gare de Waterloo, indiquant que M. Osman l’avait appelé deux fois avec son téléphone portable le 26 juillet et avait cherché à le joindre deux fois le 27 juillet depuis l’Italie ; ix) les procès-verbaux des interrogatoires de police du quatrième requérant conduits le 30 juillet et le 1er août après que celui-ci avait été arrêté et avait reçu une assistance juridique, dans lesquels il avait admis que M. Osman avait logé chez lui et déclaré que le contenu de sa déposition du 28 juillet était exact (paragraphes 148-152 cidessus). d) La demande en suspension pour abus de procédure 163. Une fois l’ensemble des éléments à charge présentés par l’accusation, le quatrième requérant demanda la suspension du procès pour abus de procédure (abuse of process). Il voyait dans l’ordre donné aux policiers de continuer à le traiter comme un témoin et de ne pas le considérer comme un suspect une ruse qui avait eu pour but de le conduire à déposer. On lui aurait bel et bien dit qu’il ne serait pas poursuivi. Autrement dit, il aurait été foncièrement inéquitable de le traiter par la suite comme un suspect et de le poursuivre. 164. Le 5 novembre 2007, le juge rejeta cette demande. Il estima qu’il ne pouvait y avoir abus de procédure qu’en cas d’inculpation d’une personne à qui l’assurance avait été donnée sans équivoque qu’elle ne serait pas poursuivie et qui avait agi à son détriment en se fondant sur celle-ci. Or il constata qu’aucune assurance de la sorte n’avait été donnée au quatrième requérant. Il considéra que, même si ce dernier pensait avoir reçu une telle assurance, il n’avait pas agi en se fondant sur celle-ci à son détriment. Le juge expliqua : « Afin que je puisse juger si, au vu des faits, la suspension du procès peut se justifier, il me faut apprécier dans leur globalité les éléments du dossier et la position de M. Abdurahman. Une fois que ses droits lui avaient été signifiés, M. Abdurahman avait la possibilité de soutenir au cours de son interrogatoire que ses propos antérieurs étaient erronés ou incorrects ou qu’ils avaient été tenus à un moment où il était si fatigué qu’ils étaient tout sauf crédibles et truffés d’inexactitudes. Or il ne l’a pas fait. Lorsqu’il a pu s’entretenir avec sa solicitor et revoir en détail la déposition qu’il avait livrée à la police, il l’a confirmée et (...) à ce jour, il s’en tient effectivement à ce qu’il a dit à la police. » 165. Le juge estima que c’eût été non pas la poursuite du procès mais bien la suspension de celui-ci qui aurait constitué un affront à la justice. Il constata que le quatrième requérant était adéquatement représenté, qu’il avait eu la possibilité de préciser sa position postérieurement à sa déposition et qu’il avait formulé des observations détaillées à ce sujet alors qu’il avait la qualité de suspect. Il estima que si, comme l’avait admis l’accusation, l’avoir initialement traité comme un témoin dénotait un certain manque d’équité, il fallait regarder les circonstances dans leur globalité. Il parvint à la conclusion « très claire » qu’il ne s’agissait assurément pas d’un cas où il aurait ne serait-ce que songé à conclure qu’il n’était pas équitable de juger le quatrième requérant. e) Le procès 166. M. Osman fut cité comme témoin par son frère, M. Sherif. Il confirma avoir trouvé refuge dans l’appartement du quatrième requérant et déclara que ce dernier avait cru ce qui était relaté dans les actualités. Le quatrième requérant lui aurait dit que la police le recherchait mais qu’il n’était pas reconnaissable sur les images diffusées dans les médias. M. Osman ajouta qu’il ne pensait pas que le quatrième requérant avait eu peur de lui. Il confirma en outre avoir demandé à ce dernier de prendre contact avec M. Sherif pour récupérer son passeport. Le quatrième requérant s’en serait chargé le 25 juillet 2005 dans la soirée, vers 20 ou 21 heures. Après avoir rapporté le passeport, il se serait rendu à la gare de Waterloo afin de réserver pour M. Osman un billet sur l’Eurostar. Il n’aurait pas été en mesure de le faire car il ne disposait pas du numéro du passeport mais il aurait vérifié les horaires pour le lendemain. M. Osman fut longuement contre-interrogé par le conseil du quatrième requérant. Il lui fut reproché de mentir pour protéger sa famille, ce qu’il nia. 167. M. Sherif témoigna et fut contre-interrogé lui aussi par le conseil du quatrième requérant. Il admit avoir fourni le passeport pour que M. Osman puisse voyager. Il déclara que le quatrième requérant était venu le voir chez lui le 24 juillet 2005 dans la soirée et qu’il lui avait demandé son passeport de manière à ce que M. Osman pût quitter le pays. Le quatrième requérant lui aurait dit que ce dernier se trouvait à son domicile. M. Sherif affirma qu’il avait pris peur et ne voulait pas remettre le passeport mais qu’il avait ensuite changé d’avis. Il ajouta que le quatrième requérant avait été joint au moyen d’un texto plus tard ce soir-là puis par téléphone le lendemain en vue de l’organisation de la remise du passeport. Le quatrième requérant se serait rendu au domicile de M. Sherif pour prendre le passeport le 25 juillet 2005 vers 19 h 45. Son conseil accusa M. Sherif de mentir mais celui-ci maintint qu’il disait la vérité et que le quatrième requérant avait pris le passeport. 168. Le quatrième requérant ne vint pas témoigner à la barre. Sa défense était fondée sur le contenu de sa déposition du 28 juillet 2005. Il était admis qu’il était allé chercher la caméra vidéo et l’avait remise à M. Osman mais son conseil plaida qu’il s’agissait d’une action innocente et que son auteur n’avait jamais cherché à la dissimuler. Il était admis en outre que, le 25 juillet 2005 vers 20 h 45, le quatrième requérant s’était rendu au guichet des billets de la gare de Waterloo. Il n’était en revanche pas admis que ce dernier fût allé chercher le passeport, et son conseil souligna que les seuls éléments permettant de le prouver étaient les témoignages de MM. Osman et Sherif, deux personnes selon lui non dignes de foi et ayant témoigné en nourrissant des arrière-pensées. Opposant les violations reconnues du code par la police, le conseil invita le jury à ne pas tenir compte de la déposition. Il souligna que l’interrogatoire s’était prolongé, que son client n’avait pas été informé de ses droits et qu’il n’avait pas bénéficié d’une assistance juridique. f) Le résumé au jury et le verdict 169. Avant que le jury ne se retire pour délibérer, le juge présenta son résumé. Sur la question de la déposition, il donna les instructions suivantes : « Rappelez-vous la longue déposition manuscrite qu’Abdurahman a signée et ses interrogatoires ultérieurs au cours desquels il a répondu à des questions de la police. L’accusation dit que, en sus des autres preuves à charge, l’accusé Abdurahman a fait une déposition assimilable à un aveu sur lequel vous pouvez vous appuyer. L’accusé dit que vous ne devez pas faire fond sur cette pièce parce qu’elle a été obtenue dans des circonstances susceptibles d’en compromettre la fiabilité. L’accusé affirme que la police a agi avec ruse pour l’amener à déposer en le traitant comme un témoin, en méconnaissance des codes de pratique qu’elle était censée suivre. En effet, selon lui, il aurait dû, premièrement, être informé de ses droits, deuxièmement, se voir offrir une assistance juridique, troisièmement, obtenir un enregistrement de son interrogatoire et, quatrièmement, se voir proposer des périodes de repos ininterrompues, adéquates et effectives. Selon la loi, lorsque vous délibérerez, la question que vous devrez trancher sera celle de savoir si la déposition d’Abdurahman est un élément que vous devrez retenir comme preuve dans ce procès ou que vous devrez écarter. La question n’est pas de savoir si vous estimez juste qu’il soit jugé. Si vous pensez que la déposition a été ou a pu être obtenue au moyen d’actes ou de propos susceptibles d’en compromettre la fiabilité, il vous faudra l’écarter même si vous pensez que sa teneur était ou pouvait être conforme à la vérité. Une violation du code, toutefois, ne rend pas automatiquement inadmissible en tant que preuve une déposition écrite faite par un témoin devenu par la suite un accusé. Si vous êtes convaincu que, malgré les violations du code, la déposition a été librement faite en ce sens que son auteur aurait dit la même chose que ses droits lui eussent été signifiés ou non et même si toutes les dispositions du code avaient été respectées, et que vous êtes aussi convaincu qu’elle était conforme à la vérité, il vous faudra alors en tenir compte lorsque vous en viendrez au verdict concernant Abdurahman. L’accusation dit que, quelles qu’aient pu être les violations du code que la police est censée respecter, vous pouvez sans risque vous appuyer sur la déposition écrite faite et signée par Abdurahman parce qu’il a clairement confirmé lors de ses interrogatoires qu’elle renfermait des « informations précieuses » pour la police. Il y a d’ailleurs apporté des rectifications détaillées qui indiquent précisément ce qu’il avait toujours voulu dire à un moment où il avait été informé de ses droits et avait bénéficié des conseils d’un solicitor. Abdurahman a choisi, comme il en avait le droit, de ne pas vous dire sous serment pourquoi il avait tenu ces propos et ce qu’il aurait fait s’il avait été arrêté et informé de ses droits. Ne vous livrez à aucune conjecture. » 170. Sur le silence gardé par le quatrième requérant à son procès, le juge donna au jury les instructions suivantes : « L’accusé Abdurahman, comme vous le savez, n’a pas témoigné devant vous. C’est son droit : il peut garder le silence et exiger de l’accusation qu’elle vous convainque de sa culpabilité. Vous ne devez pas le présumer coupable d’une quelconque infraction parce qu’il n’est pas venu à la barre. Son silence appelle deux observations. Premièrement, vous devez juger cette affaire sur la base des preuves et tenir compte de ce qu’Abdurahman n’a rien dit à la barre qui fragilise, contredise ou explique les éléments produits devant vous par l’accusation. Deuxièmement, son silence devant vous peut jouer contre lui. En effet, vous pouvez conclure qu’il n’a pas témoigné parce qu’il n’avait aucune réponse à donner aux éléments à charge, ou aucune qui aurait résisté à l’examen. Si vous tirez cette conclusion, vous ne devez pas le déclarer coupable uniquement ou principalement sur cette base mais vous pouvez y voir un élément à charge supplémentaire. Toutefois, vous ne pouvez tirer une telle conclusion contre lui que si vous estimez celle-ci juste et appropriée et êtes convaincu de deux choses : premièrement, que les arguments de l’accusation aient été solides au point d’appeler manifestement une réponse de sa part, et, deuxièmement, que la seule explication logique à son silence soit qu’il n’avait aucune réponse à donner aux allégations de l’accusation, ou aucune qui résiste à l’examen. La défense, je vous le rappelle, vous invite à ne tirer aucune conclusion de son silence au motif qu’il y a eu une violation reconnue du code de pratique en vigueur qui vise à protéger l’accusé, de sorte que, selon elle, vous devez rejeter la thèse de l’accusation mais pouvez sans risque vous fonder sur tout ce qu’il a dit à la police dans sa longue déposition écrite. Si vous voyez dans les violations du code de bonnes raisons de ne tirer aucune conclusion de son silence, alors n’en tirez pas. Sinon, sous réserve de ce que je viens de dire, vous pouvez le faire. » 171. Le juge rappela au jury les arguments de l’accusation et les différents éléments de preuve dirigés contre le quatrième requérant (paragraphe 162 ci-dessus). Il expliqua : « L’accusation s’appuie sur la déposition qu’il a faite et signée parce que, selon elle, il l’a confirmée et qu’il est un jeune homme intelligent, apparemment un employé compétent d’un cabinet de solicitors. Elle souligne qu’il n’y est nulle part fait mention de la caméra et du passeport et qu’il a menti au sujet de la date du départ d’Osman et de sa destination ». 172. Le juge rappela également au jury les arguments exposés pour la défense du quatrième requérant dans sa déposition et les conclusions de son conseil pendant le procès. 173. Le 4 février 2008, le quatrième requérant fut reconnu coupable d’avoir aidé M. Osman (chef d’inculpation 12) et de quatre chefs de nondivulgation d’informations sur les poseurs de bombes postérieurement aux attentats (chefs d’inculpation 16 à 19). Il fut condamné à cinq ans d’emprisonnement pour le chef 12 et à cinq ans d’emprisonnement pour les chefs 16 à 19, à purger successivement. M. Sherif fut reconnu coupable d’avoir aidé M. Osman et de n’avoir pas divulgué d’informations au sujet de celui-ci après les attentats. Il fut acquitté du chef de connaissance préalable des attentats. Lui aussi fut condamné à cinq ans d’emprisonnement pour chaque chef, à purger successivement. L’appel formé par le quatrième requérant 174. Le quatrième requérant – de même que ses coaccusés –, attaqua devant la Cour d’appel le verdict et la peine prononcés. Il soutenait que c’était à tort que le juge du fond avait admis sa déposition. 175. Par un arrêt du 21 novembre 2008, la Cour d’appel rejeta l’appel formé contre le verdict. Elle estima que, si certains des faits survenus au commissariat étaient quelque peu préoccupants, le juge n’avait pas fait erreur en admettant la déposition litigieuse. Sur la violation du code applicable commise dans la prise de cette déposition, elle dit ceci : « 38. Le comportement de la police est incontestablement troublant. La décision de ne pas arrêter Abdurahman et de ne pas l’informer de ses droits lorsque les policiers qui l’interrogeaient ont estimé détenir des éléments qui leur donnaient des motifs raisonnables de le soupçonner d’avoir commis une infraction valait instruction claire et délibérée de méconnaître le code. Cependant, le dilemme auquel la police se trouvait confrontée à ce stade est compréhensible. Abdurahman livrait au sujet de M. Osman des informations qui pouvaient être capitales pour conduire à l’arrestation de ce dernier, ce qui était alors la priorité. Le juge, nous semble-t-il, était fondé à conclure que l’accusation avait établi que rien n’avait été dit ou fait qui eût pu compromettre la fiabilité de la déposition. Il pouvait tenir compte de ce que, dans la déposition qu’Abdurahman avait préparée après avoir été informé de ses droits, ce dernier avait affirmé vouloir aider la police, ce qu’il avait répété lors des interrogatoires ultérieurs. Abdurahman n’avait donc rien dit qui eût donné à penser que les circonstances faisaient qu’il était vraisemblable que ses propos ne fussent pas crédibles. Il nous semble dès lors que le juge était également fondé à déduire de tous les éléments qu’Abdurahman, assisté d’un conseil juridique, s’en était tenu, sous réserve de certaines corrections comme nous l’avons indiqué, à sa version livrée dans sa déposition quant au rôle réel joué par lui à l’égard d’Osman pendant les jours consécutifs au 21 juillet. De plus, cet appelant ayant confirmé sa déposition, nous ne pensons pas que la décision du juge d’autoriser la présentation de cette pièce au jury en vertu du pouvoir d’appréciation que lui confère l’article 78 de la loi puisse passer pour viciée ou entachée d’une quelconque erreur de droit. » 176. Quant au refus par le juge du fond de suspendre le procès pour abus de procédure, la Cour d’appel dit ceci : « 39. (...) Le principal moyen soulevé pour le compte d’Abdurahman est qu’il était tout bonnement inéquitable de l’avoir poursuivi sur la base d’une déposition qu’il avait faite alors qu’il avait le statut de témoin. Il affirme qu’on lui a bel et bien dit qu’il ne serait pas poursuivi et que c’est pour cette raison qu’il a prêté son concours. À nos yeux, c’est à bon droit que le juge a écarté ce moyen. Rien ne prouve que cet appelant ait déposé parce qu’il pensait qu’il n’allait pas être poursuivi. Il n’a rien dit qui eût permis d’en établir la preuve et rien dans les interrogatoires conduits après son arrestation ne permet de conclure que c’est la raison pour laquelle il avait fait une déclaration en tant que témoin. Au contraire, il a fait cette déclaration parce qu’il voulait aider la police. En pareil cas, un tribunal n’est susceptible de conclure à un abus de procédure que si l’accusé parvient à prouver que les personnes chargées de la conduite des poursuites ont donné des assurances sans équivoque et s’il a agi à son détriment : voir R v Abu Hamza [2007] 1 Cr App 27, [2006] EWCA Crim 2918, en particulier le paragraphe 54. Tel n’est pas le cas en l’espèce. » 177. Sur l’appel formé contre la peine, la Cour d’appel reconnut que des circonstances personnelles telles que la jeunesse ou la vulnérabilité pouvaient entrer en ligne de compte dans la fixation de la peine, mais elle souligna que cela ne jouait pas pour la plupart des appelants, dont le quatrième requérant. Elle releva que ces derniers avaient agi sans le moindre égard pour leurs devoirs envers la société, et poursuivit : « Aucun d’eux, à l’exception d’Abdurahman, n’avait révélé la moindre information avant son arrestation (...) » 178. En conclusion, la Cour d’appel fit droit en partie à l’appel formé par le quatrième requérant contre sa peine, en raison du concours qu’il avait prêté à la police : « 47. L’assistance prêtée par [le quatrième requérant] à Osman est d’une importance capitale. Nous concluons toutefois que nous pouvons et devons tenir compte de ce que, fût-ce seulement après avoir été interpellé par la police, il a au moins fourni une certaine aide et livré certaines informations (...) » 179. La Cour d’appel réduisit à quatre ans d’emprisonnement chacune des peines infligées pour les chefs d’inculpation 12 et 16 à 19. Elle releva que l’infraction de non-divulgation d’informations concernant M. Osman n’ajoutait guère au caractère délictueux de l’infraction constituée par l’aide apportée à ce dernier, si bien que la peine prévue pour ce chef devait être confondue avec les autres peines. Les autres chefs, notamment la non-divulgation d’informations concernant les autres poseurs de bombes, constituaient manifestement une infraction distincte appelant une peine à purger consécutivement. Il en résultait au total une peine de huit ans d’emprisonnement. Pour ce qui est de l’appel formé par M. Sherif contre sa peine, la Cour d’appel souligna le rôle essentiel joué par celui-ci dans la fuite de M. Osman, ce qui justifiait selon elle « une peine très lourde insusceptible de réduction car, contrairement [au quatrième requérant], M. Sherif n’avait jamais livré aucune information à la police ». Compte tenu des 467 jours qu’il avait passés assigné à résidence, M. Sherif fut condamné à six ans et neuf mois d’emprisonnement pour avoir aidé M. Osman, ainsi qu’à une peine confondue de quatre ans d’emprisonnement pour nondivulgation d’informations sur M. Osman. 180. Le 3 février 2009, la Cour d’Appel refusa de constater l’existence d’une question d’importance générale pour le public appelant la saisine de la Chambre des lords. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Avertissements 181. L’article 66 de la loi de 1984 sur la police et les preuves en matière pénale impose au ministre de publier un code de pratique régissant notamment l’incarcération, le traitement et l’interrogatoire des personnes par la police. Le code de pratique applicable est le code C. Son article 10, consacré aux avertissements, disposait au moment des faits au paragraphe 10.1 : « Toute personne qu’il y a lieu de soupçonner d’une infraction doit être informée de ses droits avant que ne lui soit posée la moindre question sur cette infraction, ou de nouvelles questions si les soupçons découlent des réponses aux questions précédentes, et ce pour que ses réponses ou son silence (c’est-à-dire une absence de réponse ou un refus de répondre ou de donner une réponse satisfaisante) puissent être produits comme preuves devant un tribunal dans le cadre de poursuites pénales. » 182. Avant l’adoption de la loi de 1994 sur la justice pénale et l’ordre public (Criminal Justice and Public Order Act – « la loi de 1994 »), l’avertissement (communément appelé « de type ancien ») était ainsi libellé : « Vous n’êtes pas tenu de dire quoi que ce soit mais tout ce que vous direz pourra être produit comme preuve. » 183. L’article 34 de la loi de 1994 permet à un jury de tirer des conclusions négatives de l’omission par un accusé lors de son interrogatoire par la police de tout élément invoqué pour sa défense lors de la procédure pénale ultérieure. En principe, le résumé du juge explicite en détail les circonstances précises dans lesquelles de telles conclusions négatives peuvent être tirées. 184. Le libellé de l’avertissement systématiquement donné depuis l’entrée en vigueur de la loi de 1994 (communément appelé « de type nouveau ») est exposé au paragraphe 10.5 du code C : « Vous n’êtes pas tenu de dire quoi que ce soit, mais si, lorsque vous serez interrogé, vous ne mentionnez pas un élément sur lequel vous comptez ultérieurement vous appuyer pendant le procès, cela pourrait être préjudiciable à votre défense. Tout ce que vous direz pourra être produit comme preuve. » 185. En vertu de l’article 34 § 2A de la loi de 1994, aucune conclusion négative ne peut être tirée lors du procès de l’omission par un accusé interrogé par la police de faits ultérieurement invoqués par lui pour sa défense s’il n’avait pas eu la possibilité de s’entretenir avec un solicitor avant d’être questionné. B. Interrogatoires de sûreté La loi de 2000 sur le terrorisme 186. La loi de 2000 sur le terrorisme (Terrorism Act 2000 – « la loi de 2000 ») régit l’arrestation et la garde à vue des personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions en rapport avec le terrorisme. Son article 41 permet à la police d’arrêter sans mandat toute personne qu’elle a des motifs raisonnables de soupçonner d’être un terroriste. Les dispositions de l’annexe 8, qui concernent notamment l’assistance juridique, s’appliquent à toute arrestation opérée sur la base de cet article. Le texte cité ci-dessous correspond au droit pertinent qui était en vigueur pendant la période considérée ; des modifications sans importance en l’espèce y ont depuis lors été apportées. 187. Le paragraphe 6 de l’annexe 8 donnait à tout détenu qui en faisait la demande le droit de prévenir de son incarcération une personne désignée nommément dès qu’il était raisonnablement possible de le faire (« droit de ne pas être détenu au secret »). Ce droit était énoncé sous réserve du paragraphe 8. 188. Le paragraphe 7 donnait à toute personne arrêtée soupçonnée de terrorisme le droit, si elle en faisait la demande, de s’entretenir avec un solicitor, en privé et à tout moment, dès que cela était raisonnablement possible (« droit à une assistance juridique »). Ce droit était lui aussi énoncé sous réserve du paragraphe 8. 189. Le paragraphe 8 § 1 disposait qu’un policier ayant au moins le grade de commissaire pouvait autoriser le retardement de l’exercice des droits énoncés aux paragraphes 6 et 7. En vertu du paragraphe 8 § 2, pareille autorisation ne pouvait être donnée que si le policier avait des motifs raisonnables de croire que l’exercice de ces droits aurait l’une des conséquences suivantes : « a) détruire ou endommager des éléments permettant d’établir l’existence d’une infraction grave justifiant une arrestation, b) toucher ou blesser physiquement une personne, c) alerter des personnes soupçonnées d’une infraction grave (justifiant une arrestation) mais non encore arrêtées, d) empêcher de retrouver un bien obtenu par le biais d’une infraction grave (justifiant une arrestation) ou à l’égard duquel une ordonnance de saisie a été prise, e) entraver l’obtention d’informations sur la perpétration, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme, f) alerter une personne et compliquer ainsi la prévention d’un acte de terrorisme, ou g) alerter une personne et compliquer ainsi l’interpellation, la poursuite ou la condamnation d’une personne en rapport avec la perpétration, la préparation ou l’instigation d’un acte de terrorisme. » 190. Le paragraphe 8 § 7 disposait que, si pareille autorisation était donnée, le détenu devait être informé des motifs du retardement dès que possible et ceux-ci devaient être consignés. Les dispositions pertinentes du code C 191. À l’époque des faits, il n’existait pas de code de pratique spécifique pour les dispositions ci-dessus. Le code C (paragraphe 181 ci-dessus) portait aussi sur les détenus soupçonnés d’actes de terrorisme. 192. L’article 5 du code C concernait le droit de ne pas être détenu au secret. Ses paragraphes 5.1 et 5.2 rappelaient le droit général à joindre une personne désignée nommément, tel qu’énoncé au paragraphe 6 de l’annexe 8 à la loi de 2000, et ils précisaient que son exercice ne pouvait être retardé que conformément à l’annexe B de ce même code (paragraphe 198 ci-dessous). 193. L’article 6 du code C concernait le droit à l’assistance juridique. Ses paragraphes 6.1 et 6.5 rappelaient ce droit général, tel qu’énoncé au paragraphe 7 de l’annexe 8 à la loi de 2000, et ils précisaient que son exercice ne pouvait être retardé que conformément à l’annexe B de ce même code. 194. Le paragraphe 6.6 ajoutait qu’un détenu souhaitant une assistance juridique ne pouvait être interrogé qu’après avoir reçu celle-ci, sauf dans les cas où : a) L’annexe B s’appliquait, ou b) Un policier ayant au moins le grade de commissaire avait des motifs raisonnables de croire : i) que le retardement consécutif de l’interrogatoire pouvait avoir notamment l’une des conséquences énoncées au paragraphe 8 a) à d) de l’annexe 8 à la loi de 2000 (paragraphe 189 ci-dessus), ou ii) qu’attendre l’arrivée d’un solicitor qui avait été contacté et avait accepté d’être présent aurait excessivement retardé la conduite de l’enquête. 195. Le paragraphe 6.6 ajoutait que, en pareils cas, la restriction à la faculté de tirer des conclusions négatives du silence (paragraphe 185 cidessus) s’appliquait parce que le suspect n’avait pas encore eu la possibilité de consulter un solicitor. L’annexe C précisait que l’avertissement de type ancien (paragraphe 182 ci-dessus) devait être notifié. 196. Le pragraphe 6.7 indiquait que, une fois recueilli suffisamment de renseignements pour écarter le risque, l’interrogatoire devait cesser jusqu’à ce que le détenu ait obtenu une assistance juridique. 197. Les lignes directrices jointes au code C précisaient, en leur paragraphe C:6A : « Pour déterminer si l’article 6.6 b) s’applique, le policier doit, dans la mesure du possible, demander au solicitor une estimation du temps qu’il lui faudra pour se rendre au commissariat et corréler cette information avec la durée de garde à vue autorisée, l’heure de la journée (...) et les impératifs d’autres enquêtes. Si le solicitor est en route ou sur le point de partir, il ne convient pas en principe de commencer l’interrogatoire avant son arrivée. S’il apparaît nécessaire de l’entamer avant, il faut indiquer au solicitor combien de temps la police pourra attendre avant que l’article 6.6 b) ne s’applique, afin que des dispositions puissent être prises pour permettre à quelqu’un d’autre de prodiguer l’assistance juridique. » 198. La partie B de l’annexe B visait expressément les personnes mises en garde à vue sur la base de la loi de 2000. Elle prévoyait que l’exercice des droits énoncés aux articles 5 et 6 du code C pouvait être retardé pendant une durée maximale de quarante-huit heures s’il y avait des motifs raisonnables de penser que cet exercice entraînerait l’une des conséquences énoncées au paragraphe 8 de l’annexe 8 à la loi de 2000 (paragraphe 189 cidessus). C. Admissibilité des preuves 199. L’article 76 § 1 de la loi de 1984 dispose que tout aveu fait par un accusé peut être retenu comme preuve contre lui pour autant qu’il soit pertinent pour tout point en jeu dans le procès et qu’il ne soit pas exclu par le tribunal en vertu de cet article. L’article 76 § 2 dispose : « Si, dans une procédure au cours de laquelle l’accusation envisage d’utiliser comme preuve un aveu fait par une personne accusée, il est signalé au tribunal que ledit aveu a été ou a pu être obtenu – a) en opprimant son auteur ; ou b) à la suite de tout propos ou acte susceptible, dans les circonstances du moment, de compromettre la fiabilité de tout aveu fait en conséquence par cette personne, le tribunal doit refuser de verser au dossier l’aveu comme preuve à charge sauf si l’accusation démontre au-delà de tout doute raisonnable que l’aveu (que sa teneur soit conforme ou non à la vérité) n’a pas été obtenu de la manière susmentionnée. » 200. L’article 82 § 1 de la loi de 1984 précise qu’un « aveu » s’entend notamment de toute déclaration « en tout ou partie défavorable à son auteur, qu’elle soit adressée ou non à une personne occupant des fonctions officielles et qu’elle soit verbale ou non ». 201. L’article 78 § 1 la loi de 1984 prévoit ceci : « Dans toute procédure, le tribunal peut exclure tout élément de preuve sur lequel l’accusation souhaite s’appuyer s’il lui apparaît que, eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris celles dans lesquelles cet élément a été obtenu, l’admettre porterait une atteinte telle à l’équité de la procédure que le tribunal se doit de ne pas l’accepter. » D. La réouverture des procès pénaux 202. La Commission de contrôle des procédures pénales (Criminal Cases Review Commission) est un organe indépendant dont la mission est d’enquêter sur les plaintes des personnes qui s’estiment reconnues à tort coupables d’infractions pénales ou condamnées à des peines indues. Elle est régie par la loi de 1995 sur les appels en matière pénale (Criminal Appeal Act 1995). Son article 9 § 1 dispose qu’elle peut à tout moment saisir la Cour d’appel de toute condamnation émanant d’une Crown Court. L’article 9 § 2 précise que, à toutes fins utiles, pareille saisine équivaut à un appel formé par la personne concernée contre sa condamnation. En cas de manque d’équité allégué du procès, la Commission peut transmettre l’affaire si, à ses yeux, il existe une possibilité réelle que le verdict ne soit pas confirmé. III. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE ET DE DROIT INTERNATIONAL A. Droit de l’Union européenne Le droit à l’information 203. Le 22 mai 2012, l’Union européenne (UE) a adopté la directive 2012/13/UE relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales. Tous ses États membres, à l’exception du Danemark, y participent. Cette directive s’appuie sur les droits énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, et notamment ses articles 6, 47 et 48, en développant les articles 5 et 6 de la Convention tels qu’ils sont interprétés par la Cour. Son préambule énonce qu’elle devrait établir explicitement le droit de chacun d’être informé de ses droits procéduraux, « qui découle de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ». 204. En son article premier, la directive précise que le droit à l’information présente deux volets : l’information sur les droits procéduraux et l’information sur les chefs d’accusation. Aux termes de son article 2, elle s’applique dès le moment où la personne concernée est informée par les autorités compétentes d’un État membre qu’elle est soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale ou qu’elle est poursuivie à ce titre. Cette personne doit recevoir rapidement des informations concernant, au minimum, les cinq droits procéduraux énumérés à l’article 3 § 1 de la directive, à savoir : le droit à l’assistance d’un avocat, le droit de bénéficier de conseils juridiques gratuits, le droit d’être informé des chefs d’accusation, le droit à l’interprétation et à la traduction, et le droit de garder le silence. L’article 8 § 2 dispose que les suspects doivent avoir le droit de contester, conformément au droit national, le défaut de communication des informations en question. La directive n’indique pas quel sort réserver, dans toute procédure pénale ultérieure, aux éléments recueillis avant que le suspect ait été informé de ses droits procéduraux. 205. La directive devait être transposée au plus tard le 2 juin 2014. Le droit d’accès à un avocat 206. Le 22 octobre 2013, l’Union européenne a adopté la directive 2013/48/UE, qui englobe le droit d’accès à un avocat, le droit d’informer les tiers de toute détention et le droit de communiquer avec des tiers et avec les autorités consulaires. Le Royaume-Uni, de même que l’Irlande et le Danemark, ayant choisi de ne pas participer à cette directive, celle-ci n’est pas applicable dans ces pays. Cette directive définit des règles minimales concernant le droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales et des procédures visant à exécuter un mandat d’arrêt européen. Elle favorise ainsi l’application de la Charte, et notamment de ses articles 4, 6, 7, 47 et 48, en s’appuyant sur les articles 3, 5, 6 et 8 de la Convention tels qu’ils sont interprétés par la Cour. Au paragraphe 21 de son préambule, elle explique, en se référant à la jurisprudence de la Cour, que lorsqu’une personne autre qu’un suspect ou une personne poursuivie, notamment un témoin, se retrouve soupçonnée ou poursuivie, le droit de cette personne de ne pas contribuer à sa propre incrimination devrait être protégé et qu’elle a le droit de garder le silence. En pareil cas, l’interrogatoire par les autorités répressives devrait être suspendu immédiatement et ne pouvoir être poursuivi que si la personne concernée a été informée qu’elle est un suspect ou une personne poursuivie et si elle est en mesure d’exercer pleinement les droits prévus dans la directive. 207. L’article 2 de cette directive prévoit que les droits énoncés dans celle-ci s’appliquent « aux suspects ou aux personnes poursuivies (...), dès le moment où ils sont informés par les autorités compétentes (...), par notification officielle ou par tout autre moyen, qu’ils sont soupçonnés ou poursuivis pour avoir commis une infraction pénale, qu’ils soient privés de liberté ou non. » 208. L’article 2 § 3 précise que la directive s’applique aussi : « aux personnes qui ne sont pas soupçonnées ou poursuivies, mais qui, au cours de leur interrogatoire (...) deviennent suspects ou personnes poursuivies. » 209. L’article 3 prévoit le droit d’accès à un avocat « sans retard indu » et, en tout état de cause, avant tout interrogatoire. Ce droit comprend le droit de rencontrer l’avocat en privé avant l’interrogatoire ainsi que le droit à la présence de celui-ci pendant l’interrogatoire et pendant les mesures de collecte de preuves. 210. Aux termes de l’article 3 § 6, des dérogations temporaires au droit d’accès à un avocat sont permises au cours de la phase préalable au procès pénal dans des circonstances exceptionnelles pour l’un des deux motifs impérieux suivants. Le premier est le besoin urgent de prévenir une atteinte grave à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique d’une personne. Le second est la nécessité pour les autorités chargées de l’enquête d’agir immédiatement pour éviter de compromettre sérieusement une procédure pénale. En vertu de l’article 8, toute dérogation de ce type doit être proportionnée, avoir une durée strictement limitée, ne pas être fondée exclusivement sur la nature ou sur la gravité de l’infraction alléguée, et ne pas porter atteinte à l’équité générale de la procédure. Elle ne peut être autorisée que par une décision dûment motivée, prise au cas par cas. 211. L’article 12 § 2, consacré aux voies de recours, dispose que, sans préjudice des règles et régimes nationaux concernant l’admissibilité des preuves, les États membres veillent à ce que, dans le cadre des procédures pénales, les droits de la défense et l’équité de la procédure soient respectés lors de l’appréciation des déclarations faites par des suspects ou des personnes poursuivies ou des éléments de preuve obtenus en violation de leur droit à un avocat, ou lorsqu’une dérogation à ce droit a été autorisée conformément à l’article 3 § 6. 212. La directive doit être transposée au plus tard le 27 novembre 2016. Le droit de ne pas témoigner contre soi-même et le droit de garder le silence 213. Le 12 février 2016, l’Union européenne a adopté la directive 2016/343 portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales. Le Royaume-Uni, tout comme l’Irlande et le Danemark, ayant choisi de ne pas participer à cette directive, celle-ci n’est pas applicable dans ces pays. 214. Conformément à son article 2, la directive s’applique aux personnes soupçonnées ou poursuivies dans le cadre d’une procédure pénale. Son article 7 garantit le droit de garder le silence et le droit de ne pas s’incriminer soi-même. L’article 10 impose aux États de veiller à ce que les droits de la défense et l’équité de la procédure soient respectés lors de l’appréciation des déclarations faites par des suspects en violation de leur droit de garder le silence ou de leur droit de ne pas s’incriminer soi-même. 215. La directive doit être transposée au plus tard le 1er avril 2018. B. Droit international Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« le Pacte) » 216. Le Pacte, en son article 14, garantit le droit à un procès équitable. Les droits minimaux en matière pénale sont énumérés au paragraphe 3 de cet article, qui dispose, dans ses parties pertinentes : « 3. Toute personne accusée d’une infraction pénale a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes : (...) b) À disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix ; (...) d) À être présente au procès et à se défendre elle-même ou à avoir l’assistance d’un défenseur de son choix ; si elle n’a pas de défenseur, à être informée de son droit d’en avoir un (...) ; (...) g) À ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de s’avouer coupable. » 217. Le Comité des droits de l’homme veille au respect du Pacte. Il a jugé que le droit à un procès équitable comprenait le droit d’être informé des droits de la défense, y compris le droit à une assistance juridique et le droit de garder le silence (Saidova c. Tadjikistan, communication no 964/2001, constatations adoptées le 8 juillet 2004, et Khoroshenko c. Fédération de Russie, communication no 1304/2004, constatations adoptées le 29 mars 2011). Les tribunaux pénaux internationaux a) Le TPIY et le TPIR 218. L’article 18 du Statut du Tribunal pénal international pour l’exYougoslavie (« le TPIY ») et l’article 17 du Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda (« le TPIR ») prévoient l’assistance d’un conseil pour les suspects interrogés par le procureur du Tribunal dans le cadre d’une information. Les articles 21 du Statut du TPIY et 20 du Statut du TPIR reprennent la teneur de l’article 14 du Pacte (paragraphe 216 cidessus). L’article 42 du règlement de procédure et de preuve du TPIY dispose : « A) Avant d’être interrogé par le Procureur, le suspect est informé de ses droits dans une langue qu’il comprend, à savoir : i) son droit à l’assistance d’un conseil de son choix ou, s’il est indigent, à la commission d’office d’un conseil à titre gratuit ; (...) iii) son droit de garder le silence et d’être averti que chacune de ses déclarations sera enregistrée et pourra être utilisée comme moyen de preuve. B) L’interrogatoire d’un suspect ne peut avoir lieu qu’en présence de son conseil, à moins que le suspect n’ait renoncé volontairement à son droit à l’assistance d’un conseil. (...) » 219. L’article 42 du règlement de procédure et de preuve du TPIR est en substance identique. 220. L’article 89 D) du règlement de procédure et de preuve du TPIY, ainsi que les articles 89 C) et 70 F) du règlement de procédure et de preuve du TPIR, prévoient que la chambre de jugement peut exclure tout élément de preuve dont la valeur probante est nettement insuffisante pour satisfaire à l’exigence d’équité de la procédure. Les articles 95 des règlements de procédure et de preuve tant du TPIY que du TPIR disposent que n’est recevable aucun élément de preuve obtenu par des moyens qui compromettent fortement sa fiabilité ou si son admission, allant à l’encontre d’une bonne administration de la justice, y porterait gravement atteinte. 221. Dans l’affaire Le procureur c. Karadžić (affaire no IT-95-5/18-T, décision sur la demande de l’accusé tendant à exclure les retranscriptions de conversations sur écoute, 30 septembre 2010), l’accusé sollicita l’exclusion de retranscriptions de conversations sur écoute recueillies en violation du droit bosnien. La chambre de jugement du TPIY dit ceci : « 7. Il est constant que la philosophie du [règlement du Tribunal] est de favoriser l’admission des éléments de preuve pourvu qu’ils soient pertinents et que leur valeur probante ne soit pas nettement insuffisante pour satisfaire à l’exigence d’équité de la procédure. La Chambre doit donc mettre les droits fondamentaux de l’accusé en balance avec l’intérêt fondamental pour la communauté internationale de poursuivre les personnes inculpées de graves violations du droit humanitaire international (...) Il ressort clairement de la jurisprudence du Tribunal que des preuves illégalement recueillies ne sont pas a priori irrecevables mais que leur admissibilité dépendra plutôt des modalités et des circonstances de leur obtention, ainsi que de leur fiabilité et de leur incidence sur l’intégrité de la procédure. Dès lors, en application de l’article 95, la Chambre se doit de tenir compte de toutes les circonstances pertinentes et de n’exclure de tels éléments de preuve qu’au cas où leur admission porterait gravement atteinte à l’intégrité de la procédure » [traduction du greffe ; notes de bas de page omises.] 222. La chambre expliqua que, au vu de sa mission, qui était de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire, il serait inopportun d’exclure des éléments pertinents et probants pour des considérations procédurales du moment que l’équité du procès était garantie. Elle conclut que l’admission d’éléments de preuve recueillis par les autorités bosniennes en violation du droit bosnien ne porterait pas atteinte à l’intégrité du procès et elle les jugea admissibles. b) La CPI 223. L’article 55 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (« la CPI »), entré en vigueur le 1er juillet 2002, énonce les droits des personnes dans le cadre des enquêtes visées par ledit Statut. Son paragraphe 1 prévoit notamment que l’intéressé n’est pas obligé de témoigner contre lui-même ni de s’avouer coupable et qu’il ne peut être soumis à aucune forme de coercition, de contrainte ou de menace, ni à la torture ni à aucune autre forme de peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant. 224. Sur la question des droits procéduraux accordés préalablement aux interrogatoires, l’article 55 § 2 dispose, dans ses parties pertinentes : « 2. Lorsqu’il y a des motifs de croire qu’une personne a commis un crime relevant de la compétence de la Cour et que cette personne doit être interrogée (...) cette personne a de plus les droits suivants, dont elle est informée avant d’être interrogée : (...) b) Garder le silence, sans que ce silence soit pris en considération pour la détermination de sa culpabilité ou de son innocence ; c) Être assistée par le défenseur de son choix ou, si elle n’en a pas, par un défenseur commis d’office chaque fois que les intérêts de la justice l’exigent (...) ; et d) Être interrogée en présence de son conseil, à moins qu’elle n’ait renoncé volontairement à son droit d’être assistée d’un conseil. » 225. L’article 67 énumère les droits procéduraux de l’accusé et reprend entre autres la teneur de l’article 14 § 3 d) et g) du Pacte (paragraphe 216 cidessus). 226. L’article 69 § 7 dispose que les éléments de preuve obtenus par un moyen violant le Statut de Rome ou les droits de l’homme internationalement reconnus ne sont pas admissibles : « a) Si la violation met sérieusement en question la fiabilité des éléments de preuve ; ou b) Si l’admission de ces éléments de preuve serait de nature à compromettre la procédure et à porter gravement atteinte à son intégrité. » 227. Dans l’affaire Le procureur c. Lubanga (affaire no ICC-01/04-01/06, décision sur la confirmation des charges, Chambre préliminaire I, 29 janvier 2007), une chambre préliminaire de la CPI examina la question de l’admissibilité d’éléments de preuve recueillis illégalement. Elle reconnut que les éléments litigieux avaient été obtenus en violation du droit à la vie privée, droit de l’homme internationalement reconnu. Elle dit toutefois qu’il ressortait clairement du libellé de l’article 69 § 7 qu’il ne fallait pas exclure automatiquement de tels éléments. Ayant conclu que l’illégalité des éléments en cause n’avait pas sapé leur fiabilité, elle analysa ensuite l’incidence de leur admission sur l’intégrité de la procédure. Elle expliqua qu’elle devait veiller à ménager un juste équilibre entre les droits de l’accusé et la nécessité de répondre aux attentes des victimes et de la communauté internationale. Elle poursuivit : « 86. (...) Bien que cette question ne fasse pas encore l’objet d’un consensus dans la jurisprudence internationale relative aux droits de l’homme, l’opinion majoritaire est que seule une violation grave des droits de l’homme peut entraîner l’exclusion d’un élément de preuve. En ce qui concerne les règles en vigueur au sein des tribunaux pénaux internationaux et la jurisprudence de ceux-ci, la solution généralement admise « consiste à prévoir l’exclusion d’éléments de preuve par les juges uniquement en cas de violations très graves compromettant considérablement la fiabilité des éléments de preuve présentés ». » [traduction du greffe ; notes de bas de page omises.] IV. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT COMPARÉ A. États membres du Conseil de l’Europe 228. Il apparaîtrait, au vu des éléments dont dispose la Cour, que le retardement temporaire de l’exercice du droit d’accès à un avocat soit permis par les lois de plusieurs États membres du Conseil de l’Europe. Un examen du traitement réservé aux déclarations obtenues en violation de ce droit montre qu’un certain nombre d’États interdisent la production au procès de toute déclaration faite en l’absence d’un avocat ou en l’absence de notification du droit à un avocat, tandis que dans d’autres États, l’admission de pareilles déclarations ou le poids à leur attribuer relèvent, au moins dans une certaine mesure, du pouvoir d’appréciation du juge. Il en va de même des déclarations obtenues en violation du droit de garder le silence ou du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination. B. États-Unis d’Amérique 229. Le droit de ne pas témoigner contre soi-même est garanti par le cinquième Amendement à la Constitution des États-Unis et le droit à l’assistance juridique par le sixième Amendement. Dans son arrêt Miranda v. Arizona (384 US 436 (1966)), la Cour suprême a jugé que les déclarations faites par une personne interrogée par la police en garde à vue ne pouvaient être admises au procès que si le suspect avait été informé de son droit de garder le silence et de son droit à bénéficier d’une assistance juridique. Depuis cet arrêt, le fait de ne pas donner d’« avertissement Miranda » préalablement à l’interrogatoire emporte exclusion au procès de tout élément de preuve recueilli par ce moyen. 230. Dans son arrêt New York v. Quarles (467 US 649 (1984)), la Cour suprême a jugé qu’il existait une exception de « sûreté publique » à l’obligation de lire l’« avertissement Miranda » pour que les réponses du suspect puissent être retenues comme preuves, et que l’application de cette exception ne dépendait pas des raisons subjectives motivant chacun des policiers concernés. Elle a dit que la police était en droit d’interroger des suspects sans les avoir informés de leurs droits mentionnés dans l’arrêt Miranda si elle était « raisonnablement mue par un impératif de sûreté publique ». Voici le raisonnement exposé par le juge Rehnquist : « Les garanties procédurales qui encouragent un suspect à ne pas répondre ont été jugées acceptables dans l’affaire Miranda afin de protéger le droit énoncé dans le cinquième Amendement : dès lors que le principal coût pour la société de ce surcroît de protection est la possibilité d’une diminution du nombre de condamnations, la majorité dans l’affaire Miranda était prête à l’accepter. Or, en l’espèce, si l’avertissement Miranda avait dissuadé Quarles de répondre à la question de l’agent Kraft concernant le lieu où se trouvait l’arme, le coût ne se serait pas limité à l’impossibilité d’obtenir des preuves servant à condamner Quarles. L’agent Kraft avait besoin d’une réponse à sa question non seulement pour incriminer Quarles mais aussi pour veiller à ce que la dissimulation de l’arme dans un lieu public ne soit pas source d’autres dangers pour la population. Nous concluons que la nécessité d’obtenir des réponses à des questions lorsqu’il existe une menace pour la sûreté publique prime la nécessité d’appliquer la règle préventive consistant à énoncer le droit, protégé dans le cinquième Amendement, de ne pas témoigner contre soi-même. Nous nous refusons à mettre des policiers tels que l’agent Kraft dans la situation impossible qui consisterait à devoir déterminer, souvent en quelques secondes, s’il est davantage dans l’intérêt de la société de poser les questions nécessaires sans l’avertissement Miranda au risque d’empêcher la production de tout élément de preuve qui serait ainsi recueilli, ou de donner lecture de l’avertissement de manière à s’assurer de l’admissibilité des preuves qui pourraient être découvertes mais en réduisant ou en détruisant peut-être leurs chances d’obtenir ces preuves et en ne tirant aucun parti du potentiel de la situation. » 231. Une preuve obtenue en l’absence d’« avertissement Miranda » et d’assistance juridique peut néanmoins être admise au procès si le tribunal est convaincu que l’exception de sûreté publique s’applique. C. Canada 232. Le droit à une assistance juridique et le droit de garder le silence sont protégés par la Charte canadienne des droits et libertés. Toute personne venant d’être arrêtée a immédiatement droit à un avocat, mais l’exercice de ce droit peut être assorti d’un délai en cas de menace pour la sécurité du public et dans des limites prescrites par la loi et justifiées dans le cadre d’une société libre et démocratique. La police a l’obligation de notifier le droit à un avocat dès le début de la détention (R. c. Suberu [2009] 2 SCR 460). Dès qu’elle a la situation en main, le suspect doit bénéficier de l’assistance d’un avocat (R. c. Strachan [1988] 2 SCR 980). 233. La Charte prévoit que les éléments de preuve qui seraient obtenus en violation des droits qu’elle garantit à l’accusé doivent être écartés si, au vu de l’ensemble des circonstances, leur admission est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Les facteurs à retenir dans cette analyse ont été exposés par la Cour suprême dans son arrêt R. c. Collins ([1987] 1 SCR 265) : l’effet de l’utilisation de la preuve sur l’équité du procès, la gravité de la violation de la Charte et la déconsidération de l’administration de la justice qu’entraînerait l’exclusion de la preuve. C’est sur la personne qui demande l’exclusion d’une preuve que pèse la charge d’établir, à l’aune de la prépondérance des probabilités, que les critères tirés de la Charte en matière d’exclusion sont satisfaits.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante, Magyar Helsinki Bizottság (le Comité Helsinki hongrois), est une organisation non gouvernementale (ONG) fondée en 1989. Elle surveille la mise en œuvre en Hongrie des normes internationales relatives aux droits de l’homme, elle représente en justice les personnes qui se plaignent de violations des droits de l’homme et elle promeut l’enseignement du droit et la formation juridique en Hongrie et à l’étranger. Ses principaux domaines d’activité sont la défense des droits des demandeurs d’asile et des étrangers qui ont besoin de la protection internationale, et la surveillance du respect des droits de l’homme par les organes d’application des lois et le système judiciaire. Elle est spécialisée dans l’accès à la justice, les conditions de détention et le respect effectif du droit à la défense. A. La genèse de l’affaire De 2005 à 2007, la requérante conduisit un projet intitulé « Model Legal Aid Board Programme » (Programme modèle d’assistance judiciaire), qui visait à développer et à tester un modèle permettant de remédier aux lacunes du système des commissions d’office des avocats de la défense. L’étude résumant les résultats du projet fut publiée en 2007 sous le titre « Without Defence » (Sans défense). Il y était indiqué qu’il fallait développer un ensemble de critères d’évaluation de la qualité des prestations fournies par les avocats de la défense. En 2008, dans le prolongement de l’étude qu’elle avait réalisée en 20052007, la requérante lança un nouveau projet intitulé « The Right to Effective Defence and the Reform of the ex-Officio Appointment System » (Le droit à une défense effective et la réforme du système des commissions d’office). En collaboration avec le ministère de la Justice et de la Police et avec différents barreaux, elle élabora un questionnaire visant à évaluer la performance des avocats de la défense. Dans le cadre de ce projet, elle entendait aussi étudier la qualité de la défense fournie d’une part par les avocats commis d’office et d’autre part par les avocats choisis par les accusés, en examinant les dossiers de 150 affaires pénales closes. Parallèlement, elle rédigea une contribution relative à la Hongrie pour une recherche de droit comparé intitulée « Effective Defence Rights in the European Union and Access to Justice: Investigating and Promoting Best Practices » (Effectivité des droits de la défense dans l’Union européenne et accès à la justice : recherche et promotion des meilleures pratiques) et menée dans neuf pays européens dans le cadre d’un projet financé par la Commission européenne et Open Society Justice Initiative. Les résultats de ces deux projets furent présentés lors d’une conférence tenue en avril 2009, dont les conclusions sont résumées dans un rapport intitulé « In the Shadow of Suspicion: A critical account of enforcing the right to an effective defence » (À l’ombre du soupçon : compte-rendu critique de l’application du droit à une défense effective). Par ailleurs, la requérante mena différentes activités de fond en faveur d’une réforme du système des commissions d’office. En coopération avec le barreau de Budapest, elle élabora également un ensemble de recommandations aux fins de l’élaboration d’un code de déontologie à l’intention des avocats commis d’office. Selon la requérante, ses recherches montraient que le système des commissions d’office ne fonctionnait pas correctement, principalement parce que les services d’enquête, en particulier la police, pouvaient choisir librement les avocats de la défense à partir d’une liste établie par les différents barreaux, ce qui conduisait à une méfiance de la part des accusés. De plus, d’après elle, il ressortait de ces recherches que bon nombre de services de police faisaient appel la plupart du temps aux mêmes avocats ou aux mêmes cabinets d’avocat, ce qui rendait les avocats de la défense tributaires des commissions d’office. La requérante concluait également que le système de sélection manquait de transparence. En 2009, dans le cadre d’un projet intitulé « Steps Towards a Transparent Appointment System in Criminal Legal Aid » (Vers un système transparent de désignation des avocats au titre de l’assistance judiciaire en matière pénale), une méthode expérimentale fut mise en place avec la collaboration de la requérante, des barreaux de département et de certains services de police de département. L’une des principales caractéristiques de cette méthode était le remplacement du mode de désignation, jusque-là discrétionnaire, par une désignation aléatoire effectuée par ordinateur. Dans le cadre de ce projet, la requérante demanda en tout à vingthuit services de police, dans les sept régions hongroises, de lui communiquer le nom des avocats qu’ils avaient commis d’office en 2008 et le nombre de fois où chacun d’eux avait été commis. Le but de cette demande, qui était fondée sur l’article 20 § 1 de la loi LXIII de 1992 (« la loi sur les données »), était de déterminer de manière probante s’il existait des divergences dans la pratique des différents services de police en matière de commission d’office à partir des listes fournies par le barreau. La requérante soutenait que le nombre de commissions d’office des avocats était une information d’intérêt public (közérdekű adat) et que dès lors le nom des différents avocats de la défense constituait une information soumise à divulgation dans l’intérêt public (közérdekből nyilvános adat). Dix-sept services de police communiquèrent les informations demandées et cinq autres ne le firent qu’après que la requérante eut engagé une action en justice à cette fin et obtenu gain de cause. Le 18 août 2009, la requérante adressa la même demande au service de police du département de Hajdú-Bihar, sollicitant le nom des avocats de la défense commis d’office dans le ressort du service de police et le nombre de fois où chaque avocat avait été commis. Dans sa réponse du 26 août 2009, ce service refusa d’accéder à la demande de la requérante, estimant que « le nom d’un avocat de la défense ne constitu[ait] ni une information d’intérêt public ni une information soumise à divulgation dans l’intérêt public en vertu de l’article 19 § 4 de la loi sur les données, étant donné que les avocats de la défense n’[étaient] pas membres d’un organe accomplissant une mission au service de l’État ou d’une municipalité ou d’autres missions publiques. Leurs noms constitu[ai]ent donc des données privées, que la loi ne permet[tait] pas de divulguer ». Le service de police indiqua aussi que la communication de telles données ferait peser sur lui une charge disproportionnée. Le service de police de Debrecen rejeta le 27 août 2009 une demande similaire de la requérante. B. La procédure civile engagée par la requérante Le 25 septembre 2009, la requérante engagea une action contre ces deux services de police. Arguant que les avocats de la défense commis d’office accomplissaient une mission de service public et étaient payés sur les deniers publics, elle soutenait que les données les concernant constituaient des informations soumises à divulgation dans l’intérêt public. Dans une action incidente, le service de police du département de HajdúBihar réaffirma que le nom des avocats de la défense constituait une donnée personnelle et non une information soumise à divulgation dans l’intérêt public puisque ces avocats n’accomplissaient pas leurs tâches dans le cadre des missions et compétences des services de police et qu’ils n’étaient pas membres de ces services. Il soutenait en outre que le traitement des données sollicitées par la requérante aurait entraîné une charge de travail excessive. Le service de police de Debrecen demanda qu’il fût mis un terme à la procédure. Le tribunal de district de Debrecen joignit les deux affaires. Le 21 octobre 2009, il statua en faveur de la requérante, ordonnant aux défendeurs de communiquer dans les soixante jours les informations sollicitées. Le tribunal jugea que les avocats de la défense ne pouvaient être considérés comme des personnes accomplissant une mission publique, mais qu’ils n’étaient pas non plus des employés ou des agents des services de police défendeurs, et que la question de savoir si la défense servait un intérêt public devait être appréciée eu égard à son but et à son rôle. Se référant aux articles 46 et 48 du code de procédure pénale relatifs respectivement à l’obligation de défense par un avocat et à l’obligation pour les autorités d’enquête de désigner un avocat de la défense dans certaines conditions, le tribunal observa que lesdites autorités étaient également tenues de mettre en œuvre le droit constitutionnel à la défense. Il conclut dès lors que les mesures concernant le respect de l’obligation de défense par un avocat pouvaient être considérées comme des activités servant l’intérêt public, et que les données y afférentes revêtaient une grande importance pour la société et ne devaient pas passer pour relever des droits de la personnalité ou de la protection d’intérêts privés. Le nom des avocats de la défense et le nombre de fois où chacun avait été commis d’office ne constituaient donc pas, selon lui, des informations à caractère privé dont la divulgation aurait été subordonnée à l’accord de la personne concernée. Le tribunal ajouta que, l’obligation de défense par un avocat servant un intérêt public, l’intérêt d’informer la société paraissait l’emporter sur la nécessité de protéger la vie privée, à laquelle il n’était en tout état de cause pas porté atteinte puisque le nom de l’avocat de la défense était rendu public dès le dépôt de l’acte d’accusation. Le tribunal ordonna donc aux défendeurs de communiquer les informations sollicitées. Les deux services de police interjetèrent appel, répétant pour l’essentiel leur argument selon lequel le nom des avocats de la défense et le nombre de fois où ils avaient été commis d’office constituaient non pas des informations soumises à divulgation dans l’intérêt public mais des données à caractère personnel, puisque ces personnes n’accomplissaient pas une mission au service de l’État ou d’une municipalité ou d’autres missions publiques. Ils soutenaient par ailleurs que la communication des informations sollicitées aurait fait peser sur eux une charge injustifiée. Dans un arrêt du 23 février 2010, le tribunal régional du département de Hajdú-Bihar, statuant en appel, infirma le jugement de première instance et rejeta la demande de la requérante dans son intégralité. Il rejeta l’argument de l’intéressée selon lequel les avocats commis d’office accomplissaient une mission publique au sens de la loi sur les données. Il expliqua que les dispositions du code de procédure pénale invoquées par la requérante prévoyaient l’égalité devant la loi et le droit à la défense ainsi que l’obligation pour l’État de garantir ces droits, mais ne faisaient pas des activités des avocats commis d’office une mission publique, même si elles étaient financées par l’État. Il considéra qu’il fallait distinguer l’obligation pour la police de désigner un avocat de la défense dans certains cas des activités de l’avocat. Il releva que, en vertu de l’article 5 § 1 de la loi sur les données, les données à caractère personnel ne pouvaient être traitées qu’à des fins bien précises dans l’exercice d’un droit ou l’accomplissement d’une obligation, et que les données à caractère personnel traitées par les services de police ne pouvaient être communiquées qu’avec l’accord de la personne concernée. La requérante saisit la Cour suprême d’un pourvoi contre la décision de la juridiction d’appel, soutenant que, même si le nom des avocats de la défense et le nombre de fois où chacun d’eux avait été commis d’office constituaient des données à caractère personnel, il s’agissait néanmoins d’informations soumises à divulgation dans l’intérêt public, car elles étaient liées à la mission publique accomplie par les avocats de la défense commis d’office. La Cour suprême débouta la requérante le 15 septembre 2010. Elle confirma en substance l’arrêt du tribunal régional, tout en en réformant la motivation. Elle tint le raisonnement suivant : « (...) Il s’agit de déterminer si les avocats de la défense doivent être considérés comme d’« autres personnes accomplissant une mission publique ». La Cour suprême estime, conformément à la recommandation no 1234/H/2006 du Commissaire parlementaire à la protection des données, que la question de savoir si une personne accomplit une mission publique doit être tranchée uniquement sur la base des dispositions de la loi sur les données. Seule une personne investie de pouvoirs et de compétences indépendants peut être considérée comme une personne accomplissant une mission publique. Aux fins de la réponse à cette question [de l’interprétation de la notion de « personnes accomplissant une mission publique »], l’argument que la demanderesse tire de l’article 137 § 2 du code pénal est sans pertinence, cette disposition prévoyant seulement que les avocats de la défense doivent être considérés comme des personnes accomplissant une mission publique aux fins du code pénal lui-même, mais non aux fins de la loi sur les données ni pour une quelconque autre relation juridique. En vertu de l’article 57 § 3 de la Constitution, l’État a l’obligation de garantir le droit à la défense. Les tribunaux, les services de poursuite et les autorités d’enquête accomplissent cette obligation notamment en faisant en sorte que ce droit soit respecté (article 5 § 3 du code de procédure pénale) et en désignant un avocat de la défense dans les cas prévus par les articles 46 et 48 du code de procédure pénale. Ce faisant, ces organes s’acquittent de leur mission publique, qui prend ainsi fin avec la désignation de l’avocat de la défense. Une fois celui-ci désigné, ses activités constituent des activités privées même si elles sont exercées dans un but public. Le tribunal a donc jugé que les avocats de la défense ne pouvaient pas être considérés comme d’« autres personnes accomplissant une mission publique », la loi ne les investissant d’aucun pouvoir ou compétence. Le simple fait que des règles procédurales définissent des droits et obligations à l’égard de personnes exerçant la fonction d’avocat de la défense dans une procédure pénale ne peut être interprété comme constitutif de pouvoirs et de compétences définis par la loi. En ce qui concerne le droit à la défense, le code de procédure pénale ne prévoit d’obligations que pour les autorités, non pour les avocats de la défense. Cette analyse se trouve aussi confirmée par le libellé de l’article 1 du code de procédure pénale, en vertu duquel l’accusation, la défense et le jugement sont des tâches distinctes. Le nom des différents avocats de la défense et le nombre de fois où ils ont été commis d’office constituent donc des données à caractère personnel au sens de l’article 2 § 1 de la loi sur les données. Dès lors, en vertu de l’article 19 § 4 de cette loi, les services de police défendeurs ne peuvent être tenus de communiquer ces données à caractère personnel. Il s’ensuit que c’est à bon droit que la juridiction d’appel a débouté la demanderesse. » II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Dans sa version en vigueur au moment des faits, la Constitution disposait : Article 59 « 1) En République de Hongrie, chacun a droit à la protection de sa réputation, de l’inviolabilité de son domicile, du secret de ses affaires privées et de ses données personnelles. » Article 61 « 1) En République de Hongrie, chacun a le droit de s’exprimer librement, d’accéder aux informations d’intérêt public et de les diffuser. » Dans sa version en vigueur au moment des faits, la loi LXIII de 1992 sur la protection des données à caractère personnel et la divulgation des informations d’intérêt public (la « loi sur les données ») était ainsi libellée en ses passages pertinents en l’espèce : Définitions Article 2 « 1) On entend par « données à caractère personnel » toutes les informations concernant une personne physique identifiée ou identifiable (ci-après « personne concernée ») et toutes les références découlant, directement ou indirectement, de ces informations. Lors du traitement des données, ces informations doivent être considérées comme des données à caractère personnel dès lors qu’elles permettent d’identifier la personne concernée. Est réputée identifiable une personne qui peut être identifiée, directement ou indirectement, notamment par référence à un numéro d’identification ou à un ou plusieurs éléments spécifiques, propres à son identité physique, physiologique, psychologique, économique, culturelle ou sociale (...) 4) On entend par « données d’intérêt public » (közérdekű adat) toutes les informations et tous les renseignements, autres que les données à caractère personnel, traités par une autorité ou une personne accomplissant une mission au service de l’État ou d’une municipalité ou d’autres missions publiques définies par la loi, y compris les données relatives aux activités de ladite autorité ou personne, indépendamment de leur méthode ou de leur forme d’enregistrement et de leur nature individuelle ou collective. 5) On entend par « données soumises à divulgation dans l’intérêt public » (közérdekből nyilvános adat) toutes les données, autres que les données d’intérêt public, dont la loi prévoit la publication ou la divulgation dans l’intérêt du public (...) » Finalité du traitement des données Article 5 « 1) Les données à caractère personnel ne peuvent être traitées qu’à des fins précises et expresses, et pour autant que cela est nécessaire pour garantir certains droits ou accomplir certaines obligations. La finalité visée doit être présente à tous les stades du traitement des données. » Communication de données, liaison entre les systèmes de gestion de données Article 8 « 1) Les données à caractère personnel peuvent être communiquées, soit en une seule fois soit en plusieurs fois, si la personne concernée y a consenti ou si leur communication est autorisée par la loi, et sous réserve que les garanties en matière de traitement des données soient respectées pour chacune de leurs composantes. 2) Le paragraphe 1) s’applique également au partage de données entre différents systèmes de classement du même mécanisme de traitement, ainsi qu’entre les systèmes de classement de l’État et des collectivités locales. » Accès aux informations d’intérêt public Article 19 « 1) Les autorités et les personnes accomplissant une mission au service de l’État ou d’une municipalité ou d’autres missions publiques définies par la loi (ci-après dénommées collectivement « organismes ») fournissent promptement au public des informations précises sur les sujets relevant de leur compétence, tels que les budgets de l’État et des collectivités locales et leur mise en œuvre, la gestion du patrimoine contrôlé par l’État ou par les collectivités locales, l’affectation des fonds publics, et les droits spéciaux et exclusifs conférés aux acteurs du marché, aux organisations privées ou aux individus. 2) Les organismes visés au paragraphe 1) font connaître régulièrement par voie électronique ou autre – y compris, sur demande, par la voie visée à l’article 20 – toutes les informations importantes concernant leur compétence, leur ressort, leur structure organisationnelle, leurs activités professionnelles, l’évaluation de ces activités (y compris leur efficacité), les catégories de données qu’elles traitent, les règles juridiques relatives à leurs opérations, et leur gestion financière. La forme de la divulgation et les données à divulguer peuvent être fixées par la loi. 3) Les organismes visés au paragraphe 1) permettent à toute personne d’accéder librement aux données d’intérêt public qu’elles détiennent dans leurs dossiers, à l’exception des informations classifiées soit par un organisme dûment habilité à cet effet soit en vertu des engagements pris dans un traité ou une convention, et des cas où l’accès à certaines informations d’intérêt public est restreint par la loi pour des raisons ayant trait : a) à la défense ; b) à la sécurité nationale ; c) à la prévention des infractions pénales, aux investigations sur ces infractions, à la détection et à la poursuite de ces infractions ; d) à la politique de l’État en matière de finances et de change ; e) aux relations extérieures, aux relations avec les organisations internationales ; f) aux procédures judiciaires ou administratives. 4) Sauf dispositions contraire de la loi, les données à caractère personnel de toute personne agissant au nom et pour le compte des organismes visés au paragraphe 1), dans la mesure où elles sont liées aux fonctions de cette personne, et les données à caractère personnel des autres personnes accomplissant une mission publique sont considérées comme des données soumises à divulgation dans l’intérêt public. L’accès à ces données est régi par les dispositions de la présente loi concernant les informations d’intérêt public. 5) Sauf dispositions contraire de la loi, toutes les données, autres que les données à caractère personnel, traitées par des organes ou des personnes qui fournissent des services obligatoires en vertu de la loi ou d’un contrat avec un organisme de l’État ou des collectivités locales sont considérées comme des informations soumises à divulgation dans l’intérêt public si ces services ne sont pas disponibles d’une autre manière ou sous une autre forme et dans la mesure où le traitement de ces données est nécessaire aux activités desdits organes ou personnes. 6) L’accès à des secrets industriels dans le contexte de l’accès aux informations d’intérêt public et de la publication de ces informations est régi par les dispositions pertinentes du code civil. 7) La disponibilité d’informations publiques peut aussi être limitée par la législation de l’Union européenne en ce qui concerne les intérêts économiques ou financiers importants de l’Union, y compris la politique monétaire, budgétaire et fiscale. » Article 19/A « 1) Aucune des données collectées ou enregistrées par un organisme visé au paragraphe 1) de l’article 19 dans le cadre d’un processus décisionnel relevant de ses pouvoirs et de sa compétence ou à l’appui d’un tel processus ne peut être communiquée au public pendant un délai de dix ans à compter de la date de leur collecte ou de leur enregistrement. L’accès à ces données peut être autorisé – à la lumière des dispositions du paragraphe 1) de l’article 19 – par la direction de l’organisme qui les contrôle. 2) Une demande de communication des données sous-tendant la prise d’une décision peut être rejetée après l’adoption de la décision, dans le délai visé au paragraphe 1), si la divulgation est susceptible de mettre en péril le fonctionnement juridique de l’organisme concerné ou l’accomplissement par celui-ci de sa mission sans influence indue, par exemple sa liberté d’exprimer sa position pendant les stades préliminaires du processus décisionnel relativement auquel la communication des données a été demandée. 3) Le délai de restriction de l’accès aux données visé au paragraphe 1) peut être raccourci par la loi pour certaines données précises. » Article 20 « 1) Les informations d’intérêt public sont mises à la disposition de toute personne qui en fait la demande oralement, par écrit ou sur support électronique. 2) Les organismes qui traitent des informations d’intérêt public doivent donner suite aux demandes d’information sans délai et communiquer les informations demandées dans un délai maximum de quinze jours. 3) Il peut aussi être remis à l’auteur de la demande d’informations une copie du document ou d’une partie du document contenant les données en question, indépendamment de la forme de stockage desdites données. L’organisme contrôlant les informations correspondantes peut prélever des frais couvrant uniquement le coût de la copie, auquel cas elle doit indiquer à l’avance aux personnes en faisant la demande le montant de ces frais. 4) Si un document contenant des informations d’intérêt public contient aussi des données qui ne peuvent pas être divulguées à l’auteur de la demande d’informations, ces données doivent être éliminées ou rendues indéchiffrables sur la copie. 5) Les données doivent être communiquées sous une forme aisément intelligible et par le moyen technique indiqué par l’auteur de la demande d’informations, pour autant que cela n’entraîne pas de coûts déraisonnables. Une demande de communication de données ne peut être rejetée au motif que les données ne pourraient être communiquées sous une forme aisément intelligible. 6) En cas de rejet d’une demande d’informations, l’auteur de la demande doit en être avisé dans un délai de huit jours par lettre, ou par voie électronique s’il a fourni son adresse électronique, et le rejet doit être motivé. 7) Une demande de communication d’informations d’intérêt public présentée par une personne dont la langue maternelle n’est pas le hongrois ne peut être rejetée au motif qu’elle a été rédigée dans la langue maternelle de l’intéressé ou dans une autre langue qu’il comprend. 8) Les organismes et les autorités publiques locales ou nationales et les autres organes accomplissant une mission publique définie par la loi adoptent des règles régissant les procédures de réponse aux demandes de communication d’informations d’intérêt public. 9) Les organismes visés au paragraphe 1) de l’article 19 informent le commissaire à la protection des données une fois par an des demandes rejetées et des motifs de ces rejets. » Article 21 « 1) Lorsqu’une demande de communication d’informations publiques est rejetée, l’auteur de la demande peut engager une action en justice. 2) La charge de la preuve du respect de la loi incombe à l’organisme qui traite les données. 3) L’action doit être engagée contre l’organisme qui a refusé de divulguer les informations dans un délai de trente jours à compter de la date du rejet de la demande, ou du dernier jour du délai visé au paragraphe 2) de l’article 20 en cas de rejet tacite. (...) 7) S’il tranche en faveur de l’auteur de l’action, le tribunal ordonne à l’organisme traitant les données de communiquer les informations. » Article 21/A « 1) Les organismes visés au paragraphe 1) de l’article 19 ne peuvent subordonner l’accès aux informations publiques à la divulgation de données d’identification personnelle. Le traitement de données à caractère personnel aux fins de l’accès à des informations d’intérêt public qui ont été publiées par voie électronique n’est autorisé que dans la mesure rendue nécessaire par des raisons techniques, et ces données doivent ensuite être effacées sans délai. 2) Le traitement de données d’identification personnelle relativement à toute communication de données sur demande n’est autorisé que dans la mesure de ce qui est absolument nécessaire, notamment pour la collecte du paiement d’éventuels frais. Après la communication des données et sur réception dudit paiement, les données à caractère personnel de l’auteur de la demande doivent être effacées sans délai. 3) La loi peut prévoir des dérogations aux dispositions des paragraphes 1) et 2). » En sa partie pertinente, la loi XIX de 1998 sur le code de procédure pénale est ainsi libellée : Droit à la défense Article 5 « 1) Tout accusé a le droit de se défendre (...) » Article 46 « L’intervention d’un avocat de la défense dans la procédure pénale est obligatoire lorsque : a) aux termes de la loi, l’infraction est passible d’une peine d’emprisonnement de cinq ans ou plus ; b) l’accusé est privé de liberté ; c) l’accusé est sourd, muet, aveugle ou – indépendamment de sa responsabilité juridique – aliéné ; d) l’accusé ne parle pas le hongrois ou la langue de la procédure ; e) l’accusé est incapable, pour toute autre raison, d’assurer lui-même sa défense ; f) les dispositions de la présente loi le prévoient expressément. » Article 48 « 1) Le tribunal, le procureur ou l’autorité d’enquête désignent un avocat de la défense lorsque la défense par un avocat est obligatoire et que l’accusé n’a pas désigné d’avocat (...) 2) Le tribunal, le procureur ou l’autorité d’enquête désignent également un avocat de la défense lorsque la défense par un avocat n’est pas obligatoire mais que l’accusé demande qu’un avocat soit commis car il ne dispose pas des moyens nécessaires pour rémunérer un défenseur. 3) Le tribunal, le procureur ou l’autorité d’enquête (...) désignent un avocat de la défense lorsqu’ils estiment que cela est nécessaire dans l’intérêt de l’accusé. (...) 5) La commission d’office d’un avocat de la défense n’est pas susceptible de recours, mais l’accusé peut – en avançant des raisons valables – demander que soit désigné un autre avocat de la défense. En pareil cas, selon le stade de la procédure, le tribunal, le procureur ou l’autorité d’enquête compétents statuent sur la demande. 6) En présence de raisons valables, l’avocat de la défense commis d’office peut demander à être déchargé de l’affaire. En pareil cas, selon le stade de la procédure, le tribunal, le procureur ou l’autorité d’enquête compétents statuent sur la demande. (...) 9) L’avocat de la défense commis d’office a droit au paiement d’honoraires et au remboursement des frais qu’il engage pour comparaître devant le tribunal, le procureur ou l’autorité d’enquête lorsque ceux-ci le convoquent ou l’invitent à se présenter devant eux, pour étudier le dossier et pour conseiller dans son lieu de détention un accusé privé de sa liberté. » En sa partie pertinente, la recommandation no 1234/H/2006 du Commissaire parlementaire à la protection des données relative à l’harmonisation des lois applicables à la divulgation de données à caractère personnel liées aux fonctions de personnes accomplissant une mission publique se lit ainsi : Interprétation de l’article 19 § 4 et éléments à prendre en compte dans son application « (...) b) Pour déterminer le sens de la notion d’« autre personne accomplissant une mission publique », il faut procéder à une interprétation autonome tenant compte de la logique interne de cette disposition de la loi sur les données, indépendamment de la manière dont l’expression peut être employée dans d’autres lois. Par exemple, on ne peut s’appuyer sur la disposition interprétative du code de procédure pénale relative à la notion de « personne accomplissant une mission publique » (article 137 § 2 du code pénal) car, à la lumière des autres règles énoncées dans la loi sur les données, il apparaît qu’une partie de cette disposition relève des premiers mots de la loi sur les données, tandis que d’autres parties se trouvent hors du champ d’application de cette loi. Ainsi, dans le contexte de ce paragraphe, la notion d’« autre personne accomplissant une mission publique » inclut les personnes qui représentent l’État au niveau national ou municipal (par exemple, le président de la République, le président du Parlement, le président de la Cour constitutionnelle, le président de la Cour suprême, le président de la Cour des comptes, le président de la Banque de Hongrie, le Premier ministre, les ministres), qui ont des fonctions et des compétences indépendantes et qui fonctionnent comme des institutions unipersonnelles. Les personnes auxquelles sont confiées des tâches et des compétences de niveau national ou municipal sont les individus même qui occupent les positions correspondantes, et ceux-ci sont personnellement responsables de la divulgation des données les concernant. » III. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT INTERNATIONAL ET DE DROIT COMPARÉ A. Les Nations unies La Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités énonce : Article 31 Règle générale d’interprétation « 1. Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. Aux fins de l’interprétation d’un traité, le contexte comprend, outre le texte, préambule et annexes inclus : a) Tout accord ayant rapport au traité et qui est intervenu entre toutes les parties à l’occasion de la conclusion du traité ; b) Tout instrument établi par une ou plusieurs parties à l’occasion de la conclusion du traité et accepté par les autres parties en tant qu’instrument ayant rapport au traité. Il sera tenu compte, en même temps que du contexte : a) De tout accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité ou de l’application de ses dispositions ; b) De toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité ; c) De toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties. Un terme sera entendu dans un sens particulier s’il est établi que telle était l’intention des parties. » Article 32 Moyens complémentaires d’interprétation « II peut être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, et notamment aux travaux préparatoires et aux circonstances dans lesquelles le traité a été conclu, en vue, soit de confirmer le sens résultant de l’application de l’article 31, soit de déterminer le sens lorsque l’interprétation donnée conformément à l’article 31 : a) Laisse le sens ambigu ou obscur ; ou b) Conduit à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable. » L’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme est ainsi libellé : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. » Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 2200 A (XXI) du 16 décembre 1966, est entré en vigueur le 23 mars 1976 et a été ratifié par la Hongrie le 17 janvier 1974. Son article 19 se lit ainsi : « 1. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions. Toute personne a droit à la liberté d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix. L’exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires : a) Au respect des droits ou de la réputation d’autrui ; b) À la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. » Dans son Observation générale no 34 relative à l’article 19 du Pacte (Liberté d’opinion et liberté d’expression), publiée le 12 septembre 2011, le Comité des droits de l’homme des Nations unies s’est exprimé ainsi : « Droit d’accès à l’information Le paragraphe 2 de l’article 19 vise un droit d’accès à l’information détenue par les organismes publics. Cette information est constituée par les dossiers détenus par un organisme public, quelles que soient la forme sous laquelle elle est stockée, la source et la date de production. Les organismes publics sont indiqués au paragraphe 7 de la présente Observation générale. La définition peut s’étendre à d’autres organes qui exercent des fonctions publiques. Comme on l’a déjà noté, pris conjointement avec l’article 25 du Pacte, le droit d’accès à l’information inclut le droit qui permet aux organes d’information d’avoir accès à l’information sur les affaires publiques et le droit du public de recevoir l’information donnée par les médias. » Dans l’affaire Gauthier c. Canada (communication no 633/1995, 5 mai 1999), le Comité des droits de l’homme a dit : « 13.3 La question soumise au Comité est donc de savoir si les limitations imposées à l’auteur en ce qui regarde l’accès aux installations de la presse du Parlement constituent une violation de son droit reconnu par l’article 19 du Pacte de rechercher, de recevoir et de répandre des informations. 4 À ce sujet, le Comité mentionne aussi le droit de prendre part à la direction des affaires publiques, établi à l’article 25 du Pacte et il renvoie, en particulier, à l’Observation générale no 25 (57), dont un extrait se lit ainsi : « La communication libre des informations et des idées concernant des questions publiques et politiques entre les citoyens, les candidats et les représentants élus est essentielle au plein exercice des droits garantis à l’article 25. Cela exige une presse et d’autres organes d’information libres, en mesure de commenter toute question publique, sans censure ni restriction, et capables d’informer l’opinion publique ». Lu en regard de l’article 19, cela signifie que les citoyens devraient, notamment grâce aux médias, avoir largement accès aux informations et avoir la possibilité de diffuser des informations et des opinions au sujet des activités des organes élus et de leurs membres. Cependant, le Comité reconnaît qu’un tel accès ne doit pas perturber l’exercice des fonctions des organes élus et que, par conséquent, un État partie a le droit de limiter cet accès. Toutefois, toute restriction imposée par l’État partie doit être compatible avec les dispositions du Pacte. 5 En l’espèce, l’État partie a limité aux représentants des médias qui sont membres d’un organisme privé, la Tribune de la presse parlementaire, le droit de jouir des installations de presse du Parlement financées avec des fonds publics, y compris le droit de prendre des notes en assistant aux séances du Parlement. L’auteur s’est vu refuser le droit de devenir membre actif (c’est-à-dire membre de plein droit) de la Tribune de la presse. À l’occasion, il a été membre temporaire, ce qui lui a donné accès à certains services de cet organisme, mais pas à tous. S’il n’est pas au moins membre temporaire, il n’a pas accès aux installations de presse et ne peut pas prendre de notes lors des débats du Parlement. Le Comité note que l’État partie a prétendu que l’auteur ne souffre d’aucun inconvénient majeur étant donné que les progrès technologiques permettent de rendre rapidement accessibles au public les informations relatives aux débats du Parlement. L’État partie a fait valoir que l’auteur peut faire des reportages sur les débats en utilisant les services de diffusion ou en observant les débats. Cependant, compte tenu de l’importance des informations sur la vie démocratique, le Comité n’accueille pas l’argument de l’État partie et est d’avis que l’exclusion de l’auteur constitue une restriction au droit d’accès aux informations reconnu au paragraphe 2 de l’article 19 (...) » Dans l’affaire Toktakunov c. Kirghizistan (communication no 1470/2006, 28 mars 2011), le Comité des droits de l’homme a déclaré : « 6.3 (...) Le Comité note en outre que le droit de « rechercher » et de « recevoir » « des informations » consacré au paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte inclut le droit de chacun de recevoir des informations détenues par l’État, sauf dans les cas où des restrictions peuvent être imposées pour les motifs prévus par le Pacte. Il fait observer que les informations devraient être obtenues sans qu’il soit nécessaire de faire la preuve d’un intérêt direct ou d’une implication personnelle, sauf dans les cas où une restriction légitime est appliquée. Le Comité rappelle également sa position concernant la presse et les médias, dont les acteurs doivent avoir un droit d’accès à l’information sur les affaires publiques et le droit du public de recevoir l’information donnée par les médias. Il note en outre que la presse et les médias ont notamment pour fonction de créer des forums pour le débat public et de permettre au public ou, du reste, à toute personne de se forger une opinion sur des questions qui préoccupent légitimement les citoyens, telles que l’application de la peine de mort. Le Comité estime que l’exercice de ces fonctions ne se limite pas aux médias ou aux journalistes professionnels et qu’elles peuvent aussi être assumées, par exemple, par des associations publiques ou des particuliers. Se référant à ses conclusions dans l’affaire S.B. c. Kirghizistan, le Comité note également que l’auteur, en l’espèce, est consultant juridique dans une association publique de défense des droits de l’homme et qu’on peut considérer qu’à ce titre il exerce une vigilance particulière sur des questions intéressant légitimement le public. Compte tenu des considérations qui précèdent, dans la présente communication, le Comité a la conviction que, vu la nature particulière des informations recherchées, l’auteur a montré, aux fins de la recevabilité, qu’en tant que simple citoyen il était directement touché par le refus des autorités de l’État partie de lui communiquer, à sa demande, des informations sur l’application de la peine de mort. (...) 4 À ce sujet, le Comité rappelle sa position concernant la liberté de la presse et des médias et réaffirme que le droit d’accès à l’information inclut le droit des organes d’information d’avoir accès à l’information sur les affaires publiques et le droit du public de recevoir l’information donnée par les médias. Le Comité estime que l’exercice de ces fonctions ne se limite pas aux médias ou aux journalistes professionnels, et qu’elles peuvent aussi être assumées par des associations publiques ou des particuliers (voir par. 6.3). Lorsque, pour exercer cette vigilance sur des questions intéressant légitimement le public, des associations ou des particuliers ont besoin d’accéder à des informations détenues par l’État, comme dans le cas d’espèce, il est légitime que de telles demandes d’information bénéficient d’une protection analogue à celle que le Pacte garantit à la presse. La communication d’informations à un particulier permet du même coup de les diffuser dans la société, afin que celle-ci en prenne connaissance, en dispose et les évalue. En ce sens, le droit à la liberté de pensée et d’expression inclut la protection du droit d’avoir accès à des informations détenues par l’État, qui englobe à l’évidence les deux dimensions, individuelle et sociale, du droit à la liberté de pensée et d’expression, que l’État doit garantir simultanément. Dans ces circonstances le Comité est d’avis que l’État partie avait l’obligation soit de fournir à l’auteur les informations demandées soit de justifier toute restriction apportée au droit de recevoir des informations détenues par l’État, en vertu du paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte. » Dans l’affaire Rafael Rodríguez Castañeda c. Mexique (communication no 2202/2012, 29 août 2013), le Comité des droits de l’homme a dit : « 7.6 Le Comité relève que l’auteur fait valoir qu’il a demandé l’accès aux bulletins de vote afin d’évaluer l’exactitude avec laquelle le contenu des bulletins de vote avait été consigné dans les procès-verbaux des bureaux de vote et de détecter d’éventuelles anomalies au cours du processus, dans la seule intention d’assurer la transparence de l’administration publique et d’évaluer la manière dont les autorités électorales s’acquittent de leur mandat. Le Comité note aussi que le Comité d’information de l’Institut fédéral électoral a rejeté la demande de l’auteur qui souhaitait avoir accès aux bulletins de vote. L’Institut a toutefois mis à sa disposition les procès-verbaux des opérations de vote établis par des citoyens choisis au hasard dans chaque bureau de vote des 300 circonscriptions électorales du pays. Selon la législation mexicaine, ces relevés indiquent le nombre de voix obtenues par chaque candidat, le nombre de bulletins nuls et le nombre de bulletins inutilisés. La loi veut que le dépouillement du scrutin ait lieu en présence de représentants des partis politiques, ainsi que d’observateurs électoraux accrédités, dans certains cas, et les résultats provenant de chaque bureau de vote peuvent être contestés et soumis au réexamen d’autorités supérieures, ce qui s’est effectivement produit lors des élections présidentielles de 2006, où les résultats initiaux ont été en partie réexaminés par le Tribunal électoral. 7 Étant donné l’existence d’un dispositif prévu par la loi pour vérifier le comptage des voix, dispositif qui a été utilisé lors des élections en question, le fait que l’auteur a eu à sa disposition les procès-verbaux des opérations de vote établis par des citoyens choisis au hasard dans chaque bureau de vote des 300 circonscriptions électorales du pays, la nature de l’information et la nécessité de préserver son intégrité et la complexité de la tâche pour donner à l’auteur accès aux informations demandées, le Comité constate que le refus de lui accorder l’accès à l’information qu’il demandait, sous la forme des bulletins de vote proprement dits, visait à garantir l’intégrité du processus électoral dans une société démocratique. Cette mesure constituait une restriction imposée par l’État partie qui était proportionnée, nécessaire pour protéger l’ordre public conformément à la loi et pour donner effet aux droits des électeurs énoncés à l’article 25 du Pacte. Dans ces circonstances, le Comité considère par conséquent que les faits dont il est saisi ne font pas apparaître une violation du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte. » Les extraits pertinents en l’espèce du rapport sur le droit d’accès à l’information du Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression à l’Assemblée générale des Nations unies, publié le 4 septembre 2013 (A/68/362), se lisent ainsi : « 18. Le droit de rechercher et de recevoir des informations est un élément essentiel du droit à la liberté d’expression (...) Le droit d’accès à l’information comporte de nombreux aspects. Il concerne à la fois le droit général du public d’avoir accès aux informations d’intérêt général venant d’une diversité de sources et le droit des médias d’accéder aux informations qu’ils demandent, ainsi que le droit des individus de rechercher et de recevoir des informations d’intérêt général et des informations les concernant qui peuvent avoir une incidence sur leurs droits individuels. Comme indiqué précédemment, le droit à la liberté d’opinion et d’expression facilite la jouissance d’autres droits (A/HRC/17/27, par. 22) et l’accès à l’information est souvent indispensable aux individus cherchant à donner effet à d’autres droits. » La déclaration conjointe du 6 décembre 2004 faite par le Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, le Représentant de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) pour la liberté des médias et le Rapporteur spécial de l’Organisation des États américains (OEA) pour la liberté d’expression comprend le passage suivant : « Le droit d’accès à l’information détenue par des autorités publiques est un droit humain fondamental qui doit être mis en œuvre au niveau national à travers une législation globale (comme les « Lois pour la liberté d’information » américaines) fondée sur le principe de divulgation maximale induisant que toutes les informations sont accessibles sous réserve d’un régime d’exceptions très restreint. » B. Le Conseil de l’Europe Historique de la rédaction de l’article 10 Dans son passage devenu ultérieurement l’article 10 de la Convention, le texte élaboré par la commission des questions juridiques et administratives de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe se lisait ainsi : « Dans la Convention, les États membres s’engageront à assurer à toute personne résidant sur leur territoire : (...) La liberté d’opinion et d’expression de ses opinions, conformément à l’article 19 de la Déclaration des Nations Unies. » En son article 2 § 6 (qui était pratiquement identique à l’article 19 de la Déclaration universelle), l’avant-projet de Convention que le Comité d’experts mit au point à l’issue de sa première réunion (2-8 février 1950) énonçait : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. » Lors de la deuxième réunion du Comité d’experts (6-10 mars 1950), le représentant du Royaume-Uni suggéra de substituer à l’article 2 § 6 de l’avant-projet un article 11 ainsi libellé : « Tout individu a droit à la liberté de pensée et à la liberté d’expression sans qu’il puisse y avoir ingérence gouvernementale. Ce droit comprend la liberté d’opinion, la liberté de recevoir et de communiquer des informations et des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence gouvernementale, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique ou par des procédés visuels ou auditifs dûment brevetés. (...) » Dans le projet de Convention que le Comité d’experts soumit au Comité des Ministres à l’issue de ses travaux figuraient deux articles correspondant à l’actuel article 10 de la Convention. L’article 2 § 6 de la première variante (méthode de l’énumération des droits et libertés à garantir) constituait quasiment la réplique pure et simple de l’article 2 § 6 de l’avant-projet du Comité d’experts et de l’article 19 de la Déclaration universelle. De son côté, l’article 10 de la seconde variante (méthode de la définition précise des droits et libertés à garantir) reproduisait exactement les termes de l’article 11 proposé par le Royaume-Uni. La Conférence des Hauts Fonctionnaires (8-17 juin 1950) convoquée par le Comité des Ministres prit pour base de travail la méthode de la définition précise, et s’entendit sur un article 10 ainsi libellé : « Tout individu a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion, la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par des procédés visuels ou auditifs dûment brevetés (...) » Le texte ci-dessus constitue la base de l’article 10 dans sa forme actuelle. Autres documents du Conseil de l’Europe relatifs à l’interprétation de l’article 10 Dans sa Recommandation no 582 du 23 janvier 1970, intitulée Moyens de communication de masse et droits de l’homme, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe recommandait au Comité des Ministres de charger le Comité d’experts en matière de droits de l’homme d’étudier les questions suivantes et de formuler des recommandations à leur sujet : « (...) extension du droit à la liberté d’information garanti par l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, par la conclusion d’un protocole ou de tout autre instrument, de façon à inclure la liberté de rechercher les informations (qui est incluse dans l’article 19 (2) du Pacte des Nations Unies relatif aux droits civiques et politiques) ; à cette liberté devrait correspondre, pour les pouvoirs publics, l’obligation de communiquer des informations relatives aux questions d’intérêt public, sous réserve de limitations appropriées (...) » À sa 44e réunion, tenue du 10 au 14 novembre 1975, le Comité d’experts en matière de droits de l’homme nomma un sous-comité chargé de réaliser une étude exploratoire sur la question de l’extension des droits de l’homme visés par la Convention européenne des droits de l’homme et ses Protocoles eu égard au Pacte international des Nations unies relatif aux droits civils et politiques. Le Comité directeur pour les droits de l’homme (CDDH) adopta le 28 novembre 1980 un avant-projet de rapport final d’activité contenant le projet de Protocole no 6 additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et un projet de rapport explicatif relatif au projet de Protocole no 6 (doc. CDDH (80) 28). En sa partie pertinente, ce projet de protocole était ainsi libellé : Article 6 « Le droit à la liberté d’expression prévu à l’article 10 de la Convention comprend, outre les libertés mentionnées dans la deuxième phrase du paragraphe 1 de cet article, la liberté de rechercher des informations. Les dispositions du paragraphe 2 de l’article 10 et celles de l’article 16 de la Convention s’appliquent aussi à la liberté de rechercher des informations. » La partie pertinente du rapport explicatif se lit comme suit : Article 6 « 1. Conformément à l’article 10 de la Convention et à l’article 19 (2) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la liberté d’expression comprend la liberté de recevoir et de communiquer des informations ou des idées, sans considération de frontières. Toutefois, l’article 19 (2) du Pacte se réfère aussi à la liberté de « rechercher » des informations et des idées, liberté qui n’est pas mentionnée à l’article 10 de la Convention. Pour éliminer les doutes qui pourraient surgir en cette matière, l’article 6 du Protocole aligne la Convention sur le Pacte à ce sujet. Cet article inclut dans le champ d’application de l’article 10 de la Convention le droit à la liberté de rechercher des informations. Le droit à la liberté de rechercher des informations n’implique aucune obligation pour les autorités d’un État de fournir les informations qui peuvent être recherchées. Cette liberté peut être soumise aux restrictions prévues par l’article 10, paragraphe 2, et l’article 16 de la Convention, y compris par exemple des restrictions prévues par la législation nationale existante concernant la protection des secrets officiels. » La Commission européenne des droits de l’homme formula dans le document DH (81) 3 ses observations sur le projet de Protocole, qui se lisaient ainsi : Article 6 « 19. Cet article du projet illustre assez bien le danger, rappelé au [chapitre] 2 ciavant, qu’une précision apportée par voie d’amendement à une disposition existante fournisse un argument en faveur d’une interprétation restrictive de celle-ci. Il est exact que, dans sa teneur actuelle, l’article 10 de la Convention ne mentionne pas la liberté de rechercher des informations mais on ne saurait exclure qu’une telle liberté soit comprise par implication parmi celles que protège cet article. À cet égard, la Commission rappelle que, dans son arrêt Sunday Times (par. 66), la Cour européenne des Droits de l’Homme a jugé que l’article 10 garantit le droit du public à des informations adéquates. De son côté, la Commission a déclaré que si cet article 10 vise avant tout l’accès à des sources générales d’information, il n’est pas interdit d’admettre que, dans certaines circonstances, il inclut un droit d’accès à des documents qui ne sont pas généralement accessibles (No 8383/78, DR 17 p. 227, aux pp. 228 et 230). Il serait donc plus sage de renoncer à la précision formelle que peut apporter l’article 6 du projet et de laisser toute possibilité de développement à l’interprétation jurisprudentielle de l’article 10, dans sa teneur d’aujourd’hui. Au surplus, la deuxième phrase de l’article 6 paraît superflue, vu les dispositions de l’article 13, par. 1, du projet. » L’Avis de la Cour européenne des droits de l’homme sur le projet de Protocole no 6 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (doc. Cour (81) 76) renferme le passage suivant : Article 6 « 15. La Cour pense que la liberté de recevoir des informations, garantie par l’article 10 de la Convention, implique celle d’en rechercher. D’autre part, elle tient pour évident que la recherche d’informations – comme du reste leur réception et leur communication – doit en tout cas s’effectuer par des procédés légaux. Elle relève en outre, en accord avec le projet de rapport explicatif (point 2, deuxième phrase), que la liberté de rechercher des informations n’implique pas l’obligation pour l’autorité de les fournir ; il s’agit d’un droit de recevoir et non d’un droit à recevoir. » La demande d’avis du Comité des Ministres sur un projet de Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme concernant l’extension de la liste des droits civils et politiques prévus par la Convention adressée à l’Assemblée parlementaire (doc. 5039, 7 février 1983) contient l’explication suivante : « Enfin, le CDDH a évoqué la question de la « liberté de rechercher des informations », au sujet de laquelle le Comité des Ministres avait déjà donné son accord pour qu’elle soit incluse dans l’article 10, paragraphe 1, de la convention. Le CDDH a indiqué qu’une telle disposition avait été prévue dans un avant-projet de protocole. En reconsidérant ce projet à la lumière des diverses observations qui ont été soumises, en particulier par la Commission et la Cour européennes des Droits de l’Homme, il a finalement décidé de ne pas retenir cette disposition au motif que l’on peut raisonnablement considérer que la « liberté de rechercher des informations » est déjà comprise dans la liberté de recevoir des informations garantie par l’article 10, paragraphe 1, de la convention. La jurisprudence de la Commission et de la Cour, en particulier l’arrêt rendu dans l’affaire du Sunday Times, semble confirmer ce point de vue. » Dans l’Exposé des motifs du Rapport de l’Assemblée parlementaire sur le projet de Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales concernant l’extension de la liste des droits civils et politiques prévus par la Convention (doc. 5106, 9 septembre 1983), le Rapporteur indiquait ceci quant à la liberté de rechercher des informations : « 21. Le comité directeur a évoqué la question de la « liberté de rechercher des informations », au sujet de laquelle le Comité des Ministres avait déjà donné son accord pour qu’elle soit incluse dans l’article 10, paragraphe 1, de la convention. À la lumière des observations de la Commission et de la Cour européennes des Droits de l’Homme, il a décidé de ne pas inclure une telle disposition dans le protocole. La Commission et la Cour ont décidé qu’on peut raisonnablement considérer que la liberté de rechercher des informations est déjà comprise dans la liberté de recevoir des informations garantie par l’article 10, paragraphe 1, de la convention. La jurisprudence de la Commission et de la Cour confirme ce point de vue. Votre rapporteur, à la lumière de ces constatations, estime aussi qu’il serait plus sage de renoncer à l’inclusion formelle de ce droit dans l’article 10 de la convention et de laisser toute possibilité de développement à l’interprétation de cet article 10 aux organes de la convention. » Documents du Conseil de l’Europe relatifs à l’accès aux documents publics et à la protection des données à caractère personnel En ses parties pertinentes, la recommandation Rec(2002)2 du Comité des Ministres aux États Membres sur l’accès aux documents publics, adoptée le 21 février 2002, se lit ainsi : « Le Comité des Ministres (...) Ayant à l’esprit, en particulier, l’article 19 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, les articles 6, 8 et 10 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, la Convention des Nations Unies sur l’accès à l’information, la participation publique au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement, adoptée à Aarhus, Danemark, le 25 juin 1998, et la Convention pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel du 28 janvier 1981 (STE no 108) ; la Déclaration sur la liberté d’expression et d’information adoptée le 29 avril 1982 ; ainsi que les Recommandations no R (81) 19 sur l’accès à l’information détenue par les autorités publiques ; no R (91) 10 sur la communication à des tierces personnes de données à caractère personnel détenues par des organismes publics ; no R (97) 18 concernant la protection des données à caractère personnel collectées et traitées à des fins statistiques et no R (2000) 13 sur une politique européenne en matière de communication des archives ; (...) Recommande aux gouvernements des États membres de s’inspirer dans leur droit et leur pratique des principes énoncés dans la présente recommandation. (...) III. Principe général sur l’accès aux documents publics Les États membres devraient garantir à toute personne le droit d’accéder, à sa demande, à des documents publics détenus par des autorités publiques. Ce principe devrait s’appliquer sans distinction aucune, y compris fondée sur l’origine nationale. IV. Limitations possibles à l’accès aux documents publics Les États membres peuvent limiter le droit d’accès aux documents publics. Les limitations devraient être établies précisément dans la loi, nécessaires dans une société démocratique et proportionnelles au but de protéger : i. la sécurité nationale, la défense et les relations extérieures ; ii. la sûreté publique ; iii. la prévention, la recherche et la poursuite des activités criminelles ; iv. la vie privée et les autres intérêts privés légitimes ; v. les intérêts commerciaux et d’autres intérêts économiques, privés ou publics ; vi. l’égalité des parties à une instance juridictionnelle ; vii. la nature ; viii. les missions de tutelle, l’inspection et le contrôle par l’administration ; ix. la politique économique, monétaire et de change de l’État ; x. la confidentialité des délibérations au sein de ou entre les autorités publiques pendant la préparation interne d’un dossier. L’accès à un document peut être refusé si la divulgation des informations contenues dans le document porte ou est susceptible de porter préjudice à l’un ou à l’autre des intérêts mentionnés au paragraphe 1, à moins qu’un intérêt public supérieur ne justifie la divulgation. (...) » La Convention du Conseil de l’Europe sur l’accès aux documents publics (ouverte à la signature le 18 juin 2009), qui a été à ce jour ratifiée par sept États membres (Bosnie-Herzégovine, Finlande, Hongrie, Lituanie, Monténégro, Norvège et Suède) et qui entrera en vigueur le premier jour du mois suivant l’expiration d’un délai de trois mois à compter de la date à laquelle dix États membres du Conseil de l’Europe auront exprimé leur consentement à être liés par ses dispositions, comprend le passage suivant : Article 2 – Droit d’accès aux documents publics « 1. Chaque Partie garantit à toute personne, sans discrimination aucune, le droit d’accéder, à sa demande, à des documents publics détenus par des autorités publiques. Chaque Partie prend, dans son droit interne, les mesures nécessaires pour donner effet aux dispositions pour l’accès aux documents publics énoncées dans la présente Convention. Ces mesures doivent être prises au plus tard au moment de l’entrée en vigueur de la présente Convention à son égard. » Article 3 – Limitations possibles à l’accès aux documents publics « 1. Chaque Partie peut limiter le droit d’accès aux documents publics. Les limitations sont établies précisément dans la loi, nécessaires dans une société démocratique et proportionnelles au but de protéger : a. la sécurité nationale, la défense et les relations extérieures ; b. la sûreté publique ; c. la prévention, la recherche et la poursuite des activités criminelles ; d. les enquêtes disciplinaires ; e. les missions de tutelle, l’inspection et le contrôle par l’administration ; f. la vie privée et les autres intérêts privés légitimes ; g. les intérêts commerciaux et d’autres intérêts économiques ; h. la politique économique, monétaire et de change de l’État ; i. l’égalité des parties à une instance juridictionnelle et le bon fonctionnement de la justice ; j. l’environnement ; ou k. les délibérations au sein de ou entre les autorités publiques concernant l’examen d’un dossier. Les États concernés peuvent, au moment de la signature ou au moment du dépôt de leur instrument de ratification, d’acceptation, d’approbation ou d’adhésion, par une déclaration adressée au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, déclarer que les communications avec la famille régnante et sa maison ou le Chef d’État sont également incluses parmi les limitations possibles. L’accès aux informations contenues dans un document public peut être refusé si leur divulgation porte ou est susceptible de porter préjudice à l’un ou à l’autre des intérêts mentionnés au paragraphe 1, à moins qu’un intérêt public supérieur ne justifie la divulgation. Les Parties examinent la possibilité de fixer des délais au-delà desquels les limitations mentionnées au paragraphe 1 ne s’appliquent plus. » Article 4 – Demandes d’accès aux documents publics « 1. Le demandeur d’un document public n’est pas tenu de donner les raisons pour lesquelles il souhaite avoir accès audit document. (...) » Article 5 – Traitement des demandes d’accès aux documents publics « 1. L’autorité publique aide, dans les limites du raisonnable, le demandeur à identifier le document public demandé. Une demande d’accès à un document public est instruite par toute autorité publique qui détient ce document. Si l’autorité publique ne détient pas le document public demandé ou si elle n’est pas autorisée à traiter cette demande, elle oriente, dans la mesure du possible, la demande ou le demandeur vers l’autorité publique compétente. Les demandes d’accès aux documents publics sont instruites sur une base d’égalité. Toute demande d’accès à un document public est traitée rapidement. La décision intervient, elle est communiquée et exécutée aussi rapidement que possible ou à l’intérieur d’un délai fixe raisonnable qui est précisé au préalable. Une demande d’accès à un document public peut être refusée : i. si, nonobstant l’aide accordée par l’autorité publique, la demande reste trop vague pour permettre l’identification du document public recherché ; ou ii. si la demande est manifestement déraisonnable. L’autorité publique qui refuse l’accès à tout ou partie d’un document public donne les raisons sur lesquelles se fonde le refus. Le demandeur a le droit de recevoir, sur demande, la justification écrite du refus de cette autorité publique. » La Convention du Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel (entrée en vigueur le 1er octobre 1985) contient les passages suivants : Article 2 – Définitions « Aux fins de la présente Convention : a. « données à caractère personnel » signifie : toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable (« personne concernée ») ; (...) » Article 5 – Qualité des données « Les données à caractère personnel faisant l’objet d’un traitement automatisé sont : a. obtenues et traitées loyalement et licitement ; b. enregistrées pour des finalités déterminées et légitimes et ne sont pas utilisées de manière incompatible avec ces finalités ; c. adéquates, pertinentes et non excessives par rapport aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées ; d. exactes et si nécessaire mises à jour ; e. conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées. » Article 9 – Exceptions et restrictions « 1. Aucune exception aux dispositions des articles 5, 6 et 8 de la présente Convention n’est admise, sauf dans les limites définies au présent article. Il est possible de déroger aux dispositions des articles 5, 6 et 8 de la présente Convention lorsqu’une telle dérogation, prévue par la loi de la Partie, constitue une mesure nécessaire dans une société démocratique : (...) b. à la protection de la personne concernée et des droits et libertés d’autrui. » C. L’Union européenne La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne énonce : Article 11 Liberté d’expression et d’information « 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés. » Article 42 Droit d’accès aux documents « Tout citoyen de l’Union ainsi que toute personne physique ou morale résidant ou ayant son siège statutaire dans un État membre a un droit d’accès aux documents des institutions, organes et organismes de l’Union, quel que soit leur support. » En ses parties pertinentes, le règlement (CE) no 1049/2001 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2001 relatif à l’accès du public aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission est ainsi libellé : Article 2 Bénéficiaires et champ d’application « 1. Tout citoyen de l’Union et toute personne physique ou morale résidant ou ayant son siège dans un État membre a un droit d’accès aux documents des institutions, sous réserve des principes, conditions et limites définis par le présent règlement. Les institutions peuvent, sous réserve des mêmes principes, conditions et limites, autoriser l’accès aux documents à toute personne physique ou morale non domiciliée ou n’ayant pas son siège dans un État membre. Le présent règlement s’applique à tous les documents détenus par une institution, c’est-à-dire établis ou reçus par elle et en sa possession, dans tous les domaines d’activité de l’Union européenne. » Article 4 Exceptions « 1. Les institutions refusent l’accès à un document dans le cas où la divulgation porterait atteinte à la protection : (...) b) de la vie privée et de l’intégrité de l’individu, notamment en conformité avec la législation communautaire relative à la protection des données à caractère personnel. » La directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données énonce : Article 2 Définitions « Aux fins de la présente directive, on entend par : a) « données à caractère personnel » : toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable (personne concernée) ; est réputée identifiable une personne qui peut être identifiée, directement ou indirectement, notamment par référence à un numéro d’identification ou à un ou plusieurs éléments spécifiques, propres à son identité physique, physiologique, psychique, économique, culturelle ou sociale ; b) « traitement de données à caractère personnel » (traitement) : toute opération ou ensemble d’opérations effectuées ou non à l’aide de procédés automatisés et appliquées à des données à caractère personnel, telles que la collecte, l’enregistrement, l’organisation, la conservation, l’adaptation ou la modification, l’extraction, la consultation, l’utilisation, la communication par transmission, diffusion ou toute autre forme de mise à disposition, le rapprochement ou l’interconnexion, ainsi que le verrouillage, l’effacement ou la destruction ; (...) » Article 9 Traitements de données à caractère personnel et liberté d’expression « Les États membres prévoient, pour les traitements de données à caractère personnel effectués aux seules fins de journalisme ou d’expression artistique ou littéraire, des exemptions et dérogations au présent chapitre, au chapitre IV et au chapitre VI dans la seule mesure où elles s’avèrent nécessaires pour concilier le droit à la vie privée avec les règles régissant la liberté d’expression. » Dans l’arrêt qu’elle a rendu le 9 novembre 2010 dans les affaires jointes Volker und Markus Schecke GbR (C-92/09) et Hartmut Eifert (C93/09) c. Land Hessen, la Cour de justice de l’Union européenne (grande chambre) a dit : « 48. Le droit à la protection des données à caractère personnel n’apparaît toutefois pas comme une prérogative absolue, mais doit être pris en considération par rapport à sa fonction dans la société (...) (...) Il doit être rappelé que les institutions sont tenues de mettre en balance, avant de divulguer des informations concernant une personne physique, l’intérêt de l’Union à garantir la transparence de ses actions et l’atteinte aux droits reconnus par les articles 7 et 8 de la charte. Or, aucune prééminence automatique ne saurait être reconnue à l’objectif de transparence sur le droit à la protection des données à caractère personnel (...), même si des intérêts économiques importants sont en jeu. » Dans l’arrêt qu’elle a rendu le 29 juin 2010 en l’affaire C-28/08 P, Commission européenne c. The Bavarian Lager Co. Ltd., qui concernait la demande d’accès au procès-verbal complet d’une réunion formulée par l’entreprise, la Cour de justice de l’Union européenne (grande chambre) s’est exprimée ainsi : « 76. Il convient de constater que, en diffusant la version expurgée des cinq noms des participants à la réunion du 11 octobre 1996 du document litigieux, la Commission n’a pas violé les dispositions du règlement no 1049/2001 et s’est soumise à suffisance à son obligation de transparence. En exigeant que, pour les cinq personnes n’ayant pas donné leur consentement exprès, Bavarian Lager établisse la nécessité du transfert de ces données personnelles, la Commission s’est conformée aux dispositions de l’article 8, sous b), du règlement no 45/2001. Bavarian Lager n’ayant fourni aucune justification expresse et légitime ni aucun argument convaincant afin de démontrer la nécessité du transfert de ces données personnelles, la Commission n’a pas pu mettre en balance les différents intérêts des parties en cause. Elle ne pouvait non plus vérifier s’il n’existait aucune raison de penser que ce transfert pourrait porter atteinte aux intérêts légitimes des personnes concernées, comme le prescrit l’article 8, sous b), du règlement no 45/2001. Il résulte de ce qui précède que c’est à bon droit que la Commission a rejeté la demande d’accès au procès-verbal complet de la réunion du 11 octobre 1996. » D. La Cour interaméricaine des droits de l’homme L’article 13 (Liberté de pensée et d’expression) de la Convention américaine relative aux droits de l’homme énonce notamment : « 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée et d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, que ce soit oralement ou par écrit, sous une forme imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix. » En l’affaire Claude Reyes et autres c. Chili (arrêt du 19 septembre 2006), la Cour interaméricaine a dit (traduction du greffe) : « (...) en prévoyant expressément le droit de « rechercher » et de « recevoir » des « informations », l’article 13 de la Convention protège le droit pour tous les individus de demander l’accès à des informations détenues par l’État, avec les exceptions permises par les restrictions énoncées dans la Convention. En conséquence, cet article protège le droit pour l’individu de recevoir ces informations et impose à l’État l’obligation positive de les fournir, afin que l’individu puisse y avoir accès ou recevoir une réponse motivée lorsque, pour toute raison permise par la Convention, l’État est autorisé à en restreindre l’accès dans un cas donné. Les informations doivent être fournies sans qu’il soit nécessaire pour le demandeur de prouver qu’il a un intérêt direct ou personnel à les recevoir, sauf dans les cas où une restriction légitime s’applique. La communication de ces informations à l’individu contribue aussi à leur diffusion au sein de la société, qui peut ainsi en prendre connaissance, y avoir accès et se forger une opinion les concernant. Ainsi, le droit à la liberté de pensée et d’expression implique la protection du droit d’accès à des informations détenues par l’État, protection qui recouvre clairement les deux dimensions – individuelle et sociale – du droit à la liberté de pensée et d’expression qui doivent être garanties simultanément par l’État. » E. Le système africain de protection des droits de l’homme L’article 9 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples dispose : « 1. Toute personne a droit à l’information. Toute personne a le droit d’exprimer et de diffuser ses opinions dans le cadre des lois et règlements. » En ses parties pertinentes, la Déclaration de principes sur la liberté d’expression en Afrique, adoptée par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples et publiée le 23 octobre 2002, est ainsi libellée : I. La garantie de la liberté d’expression « 1. La liberté d’expression et d’information, y compris le droit de chercher, de recevoir et de communiquer des informations et idées (...) est un droit fondamental et inaliénable et un élément indispensable de la démocratie. Tout individu doit avoir une chance égale pour exercer le droit à la liberté d’expression et à l’accès à l’information, sans discrimination aucune. » IV. La liberté d’information « 1. Les organes publics gardent l’information non pas pour eux, mais en tant que gardiens du bien public et toute personne a le droit d’accéder à cette information, sous réserve de règles définies et établies par la loi. Le droit à l’information doit être garanti par la loi, conformément aux principes suivants : toute personne a le droit d’accéder à l’information détenue par les organes publics ; toute personne a le droit d’accéder à l’information détenue par les organes privés et qui est nécessaire à l’exercice ou à la protection de tout droit ; tout refus de communiquer une information doit être sujet à un recours auprès d’un organe indépendant et/ou des tribunaux ; les organes publics doivent, même en l’absence d’une requête, publier les principales informations d’un grand intérêt général ; nul ne doit faire l’objet de sanction pour avoir livré en bonne foi des informations sur des comportements illégaux ou qui divulguent des menaces sérieuses pour la santé, la sécurité ou l’environnement, sauf lorsque l’imposition de sanctions sert un intérêt légitime et est nécessaire dans une société démocratique ; et les lois sur la confidentialité doivent être amendées lorsque nécessaire, en vue de se conformer aux principes de la liberté d’information. Tout individu a le droit d’accéder aux informations et de les mettre à jour ou alors de corriger des informations personnelles, qu’elles soient détenues par des organes publics ou privés. » F. Droit comparé Il découle des documents dont la Cour dispose sur la législation des États membres du Conseil de l’Europe que l’ensemble des trente et un États membres étudiés, sauf le Luxembourg, reconnaissent le droit d’accès à l’information et/ou aux documents officiels détenus par des organes publics. Il semblerait aussi que dans la plupart des États membres le droit d’accès à l’information et/ou aux documents ne soit pas limité aux documents détenus par le pouvoir exécutif mais s’étende aux informations et/ou aux documents détenus par le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire et même par des entreprises publiques et des organes privés exerçant des missions publiques ou bénéficiant de financements publics importants. Toutes les lois sur l’accès à l’information prévoient des catégories d’information dont la divulgation peut être refusée. Certains pays ont adopté un critère d’intérêt public qui impose aux autorités publiques et aux organes de contrôle de mettre en balance l’intérêt à ne pas divulguer les informations et l’intérêt public à les divulguer.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le premier requérant, A, est né en 1960 et habite en Norvège. Le second requérant, B, est né en 1965 et habite en Floride (États-Unis d’Amérique). Les requérants et M. E.K. détenaient la société Estora Investment Ltd. (« Estora »), immatriculée à Gibraltar. M. T.F. et M. G.A. détenaient la société Strategic Investment AS (« Strategic »), immatriculée à Samoa et au Luxembourg. En juin 2001, Estora acquit 24 % des actions de la société Wnet AS et Strategic 46 % des actions de Wnet AS. En août 2001, toutes les actions de Wnet AS furent vendues à Software Innovation AS, à un prix nettement plus élevé. Le montant du produit de la vente qui revenait au premier requérant s’élevait à 3 259 341 couronnes norvégiennes (NOK – soit environ 360 000 euros (EUR)). Ce dernier le transféra à la société Banista Holding Ltd., immatriculée à Gibraltar, dont il était l’actionnaire unique. Le montant du produit de la vente qui revenait au second requérant s’élevait à 4 651 881 NOK (soit environ 500 000 EUR). Ce dernier le transféra à la société Fardan Investment Ltd., dont il était l’actionnaire unique. M. E.K., M. G.A. et M. T.F. réalisèrent des profits à l’occasion de transactions similaires, tandis que M. B.L., M. K.B. et M. G.N. participèrent par le biais de Software Innovation AS à d’autres transactions imposables non déclarées. Les revenus tirés de ces transactions, qui s’élevaient à environ 114 500 000 NOK (soit environ 12 600 000 EUR), ne furent pas déclarés aux autorités fiscales norvégiennes (« le fisc »), ce qui représentait au total environ 32 500 000 NOK (soit environ 3 600 000 EUR) d’impôts impayés. En 2005, le fisc entama le contrôle fiscal de Software Innovation AS et s’intéressa aux actionnaires de Wnet AS. Le 25 octobre 2007, il déposa une plainte pénale contre T.F. auprès d’Økokrim (acronyme de l’Autorité nationale norvégienne d’enquêtes et de poursuites pour les délits économiques et écologiques) au sujet d’éléments qui ultérieurement conduisirent à l’inculpation du premier requérant, ainsi que des autres personnes susmentionnées et du second requérant, pour fraude fiscale aggravée. Les personnes citées au paragraphe 12 ci-dessus furent par la suite poursuivies, reconnues coupables et condamnées à des peines de prison pour fraude fiscale en matière pénale. Signalons aussi ceci : – la peine de prison infligée à M. E.K. en première instance fut confirmée en deuxième instance, bien que la juridiction de deuxième instance eût jugé cette peine légère ; parallèlement, une majoration d’impôt de 30 % lui fut infligée ; – la durée de la peine de prison infligée à M. B.L. fut fixée compte tenu de ce qu’une majoration d’impôt de 30 % lui avait déjà été imposée ; – M. G.A. n’a été condamné à aucune amende ni à aucune majoration d’impôt ; – M. T.F. a été condamné en outre à une amende correspondant à une majoration d’impôt de 30 % ; – M. K.B. et M. G.N. furent chacun condamnés à une amende conformément au raisonnement exposé par la Cour suprême dans sa décision publiée au Norsk Retstidende (« Rt. ») 2011, p. 1509, qui renvoyait au Rt. 2005, p. 129 et a été résumée au paragraphe 50 ci-dessous. Les circonstances particulières relatives au premier et au second requérant sont exposées ci-dessous. A. Le premier requérant Le premier requérant fut tout d’abord interrogé en qualité de témoin le 6 décembre 2007 puis, le 14 décembre 2007, il fut arrêté et déposa en qualité d’accusé (siktet). Il reconnut les faits mais nia toute responsabilité pénale. Il fut élargi quatre jours plus tard. Le 14 octobre 2008, le premier requérant fut inculpé de violations de l’article 12-1 1) a), voire de l’article 12-2, de la loi fiscale de 1980 (ligningsloven ; voir au paragraphe 43 ci-dessous le texte de ces dispositions). Le 24 novembre 2008, le bureau des impôts (skattekontoret) redressa le premier requérant pour les années fiscales 2002 à 2007, après lui avoir communiqué à cette fin, le 26 août 2008, un avis qui renvoyait notamment au contrôle fiscal, à l’enquête pénale et à la déposition faite par lui, évoqués au paragraphe 14 ci-dessus, ainsi qu’aux documents saisis par Økokrim lors de l’enquête. Pour l’année 2002, le redressement était fondé sur le défaut de déclaration par l’intéressé de 3 259 341 NOK (soit environ 360 000 EUR) de revenus généraux, ce dernier ayant au lieu de cela déclaré 65 655 NOK de pertes. De plus, sur la base des articles 10-2 1) et 10-4 1) de la loi fiscale (voir au paragraphe 42 ci-dessous le texte de ces dispositions), le bureau des impôts lui appliqua une majoration d’impôt de 30 %, calculée sur la base des impôts dont il était redevable au titre des montants non déclarés. Cette décision tenait compte notamment des dépositions faites par le premier et le second requérant pendant leurs interrogatoires conduits lors de l’enquête pénale. Le premier requérant ne la contesta pas et s’acquitta des sommes dues ainsi que de la majoration d’impôt avant l’expiration du délai de recours, d’une durée de trois semaines. Le 2 mars 2009, le tribunal (tingrett) de Follo reconnut le premier requérant coupable de fraude fiscale aggravée et le condamna à un an d’emprisonnement pour avoir omis de mentionner, dans sa déclaration fiscale pour l’année 2002, 3 259 341 NOK de revenus perçus à l’étranger. Il fixa la peine en tenant compte de ce que l’intéressé avait déjà été lourdement sanctionné par l’application de la majoration d’impôt. Le premier requérant fit appel, estimant avoir été jugé et puni deux fois, en violation de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention. Il soutenait que, pour la même infraction relevant de l’article 12-1, il avait d’abord été accusé et inculpé par le parquet puis frappé par le fisc d’une majoration d’impôt, qu’il aurait payée, après quoi il avait été reconnu coupable et sanctionné. Par un arrêt rendu le 12 avril 2010 à l’unanimité, la cour d’appel (lagmannsrett) Borgarting (« la cour d’appel ») le débouta et, par un arrêt du 27 septembre 2010, la Cour suprême (Høyesterett) fit de même en se fondant sur un raisonnement similaire, résumé ci-dessous. Dans son arrêt du 27 septembre 2010, la Cour suprême rechercha tout d’abord si les deux procédures en question se rapportaient aux mêmes circonstances factuelles (samme forhold). À cet égard, elle prit note des développements de la jurisprudence relative à la Convention exposés dans l’arrêt de Grande Chambre Sergueï Zolotoukhine c. Russie ([GC], no 14939/03, §§ 52, 53, 80-82 et 84, CEDH 2009) et de la tentative d’harmonisation y opérée par le constat suivant : « (...) l’article 4 du Protocole no 7 doit être compris comme interdisant de poursuivre ou de juger une personne pour une seconde « infraction » pour autant que celle-ci a pour origine des faits identiques ou des faits qui sont en substance les mêmes. (...) La Cour doit donc faire porter son examen sur ces faits qui constituent un ensemble de circonstances factuelles concrètes impliquant le même contrevenant et indissociablement liées entre elles dans le temps et l’espace (...) » En l’espèce, la Cour suprême observa qu’il ne faisait aucun doute que les circonstances factuelles à l’origine de la décision d’infliger une majoration d’impôt et des poursuites pénales avaient suffisamment de points communs pour satisfaire à ces critères. Elle releva que, dans le cadre des deux procédures, la base factuelle était l’omission de revenus dans la déclaration fiscale du premier requérant. Selon elle, les procédures portaient sur les mêmes faits et satisfaisaient donc à la condition requise à cet égard. La Cour suprême rechercha ensuite si les deux procédures avaient pour objet une « infraction » au sens de l’article 4 du Protocole no 7. À cet égard, elle rappela son arrêt publié au Rt. 2002, p. 509 (paragraphe 45 ci-dessous) qualifiant une majoration d’impôt au taux ordinaire (30 %) de compatible avec la notion d’« accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1. Cette conclusion antérieure à l’espèce s’appuyait sur ce qu’il est convenu d’appeler les trois « critères Engel » (la qualification juridique de l’infraction en droit interne, la nature de celle-ci et le degré de sévérité de la sanction encourue), énoncés dans l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire Engel et autres c. Pays-Bas (8 juin 1976, § 82, série A no 22). La Cour suprême jugea importantes dans son analyse la finalité générale de prévention poursuivie par la majoration d’impôt et la possibilité que, 30 % étant un taux élevé, des sommes considérables fussent en jeu. Elle rappela en outre son arrêt publié au Rt. 2004, p. 645, dans lequel elle avait jugé, à la lumière de la jurisprudence de la Cour (selon laquelle la notion de « peine » ne doit pas revêtir des sens différents selon la disposition de la Convention en cause), qu’une majoration d’impôt de 30 % revêtait aussi un caractère pénal sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 7, ce qu’elle confirma sans autre débat dans une décision publiée au Rt. 2006, p. 1409. La Cour suprême constata par ailleurs que la Direction des impôts (Skattedirektoratet) comme le Procureur général (Riksadvokaten) estimaient peu probable qu’une majoration d’impôt au taux ordinaire ne fût pas qualifiée de sanction pénale au sens de l’article 4 du Protocole no 7. La Cour suprême considéra également la jurisprudence plus récente de la Cour (Mjelde c. Norvège (déc.), no 11143/04, 1er février 2007, Storbråten c. Norvège (déc.), no 12277/04, 1er février 2007, Haarvig c. Norvège (déc.), no 11187/05, 11 décembre 2007, avec des références à Malige c. France, 23 septembre 1998, § 35, Recueil des arrêts et décisions 1998VII, et Nilsson c. Suède (déc.), no 73661/01, CEDH 2005XIII), dont il ressortait selon elle qu’un groupe plus large de critères que ceux retenus dans la jurisprudence Engel s’appliquaient pour effectuer une analyse sous l’angle de l’article 4 du Protocole no 7. Elle trouva dans l’arrêt Sergueï Zolotoukhine (précité, §§ 52-57), suivi par l’arrêt Ruotsalainen c. Finlande (no 13079/03, §§ 4147, 16 juin 2009), la confirmation que les trois critères Engel, sur la base desquels devait être établie l’existence d’une « accusation en matière pénale » sur le terrain de l’article 6, s’appliquaient tout autant à la notion de sanction pénale figurant à l’article 4 du Protocole no 7. La Cour suprême en conclut qu’il n’y avait pas lieu pour elle de s’écarter de ses décisions précitées rendues en 2004 et 2006, selon lesquelles une majoration d’impôt au taux ordinaire s’analysait en une sanction pénale (straff) pour les besoins de l’article 4 du Protocole no 7. Elle observa ensuite que l’une des conditions pour bénéficier de la protection offerte par cette disposition était que la décision faisant obstacle à d’autres poursuites – en l’espèce la décision du 24 novembre 2008 portant application d’une majoration d’impôt au taux ordinaire – fût définitive. Elle constata que, n’ayant pas fait l’objet d’un recours auprès de la plus haute juridiction administrative dans le délai prescrit de trois semaines, lequel avait pris fin le 15 décembre 2008, ladite décision était à cet égard devenue définitive. Elle estima que si, en revanche, il fallait prendre en compte le délai de recours en justice de six mois fixé par l’article 11-1 4) de la loi fiscale, la décision n’était pas encore devenue définitive à la date du prononcé du jugement du tribunal de Follo, à savoir le 2 mars 2009. La Cour suprême dit que l’expression « acquitté ou condamné par un jugement définitif » employée à l’article 4 du Protocole no 7 avait été conçue pour viser les situations où la décision faisant obstacle à d’autres poursuites était un jugement au pénal. Elle constata que la Cour avait établi qu’une décision était définitive une fois passée en force de chose jugée, c’est-à-dire lorsqu’aucun autre recours ordinaire n’était ouvert, et que, en cela, la date à partir de laquelle, en droit interne, la décision passait en force de chose jugée était déterminante. Elle considéra que ni le texte de la disposition elle-même, ni les travaux préparatoires de celle-ci, ni la jurisprudence ne donnaient la moindre indication pour le cas où la décision faisant obstacle à d’autres poursuites était de nature administrative. Elle rappela que, dans son arrêt de principe publié au Rt. 2002, p. 557, elle avait dit qu’il fallait regarder comme définitive une décision finale de redressement fiscal, y compris assortie d’une majoration d’impôt, dès lors que le contribuable en question ne pouvait plus la contester (p. 570), sans toutefois préciser si c’était le délai de recours administratif ou le délai de recours judiciaire qui était déterminant. En l’espèce, elle dit que la meilleure solution était de considérer que c’était le délai de recours administratif, d’une durée de trois semaines, qui était déterminant au regard de l’article 4 du Protocole no 7 car, sinon, la situation ne serait éclaircie qu’au bout de six mois dans l’hypothèse où le contribuable ne saisirait pas les tribunaux, ou qu’une fois rendu un jugement légalement exécutoire dans l’hypothèse inverse, au bout d’un laps de temps dont la durée pouvait varier et être longue. Il fallait donc selon elle considérer que la décision du 24 novembre 2008 était définitive au sens de l’article 4 du Protocole no 7. La Cour suprême constata que le premier requérant avait acquis la qualité d’accusé le 14 décembre 2007 et que l’avis de redressement lui avait été signifié le 26 août 2008. Elle releva que, par la suite, la procédure fiscale et la procédure pénale s’étaient déroulées en parallèle jusqu’à ce qu’une décision du 24 novembre 2008 et un jugement du 2 mars 2009, respectivement, y mettent un terme. Elle estima que l’une des questions essentielles dans cette affaire était de savoir si les poursuites avaient été consécutives, ce qui aurait été contraire à l’article 4 du Protocole no 7, ou parallèles, ce qui aurait été permis dans une certaine mesure. À cet égard, elle prit en considération deux décisions d’irrecevabilité, R.T. c. Suisse ((déc.), no 31982/96, 30 mai 2000) et Nilsson (décision précitée), et en particulier le passage suivant de cette dernière décision : « Toutefois, la Cour ne saurait accueillir la thèse du requérant selon laquelle les autorités ont déclenché contre lui de nouvelles poursuites pénales en mettant en œuvre la procédure de retrait litigieuse. Si les diverses sanctions infligées à l’intéressé ont été prononcées par deux autorités différentes à l’issue de procédures distinctes, il existait entre elles un lien matériel et temporel suffisamment étroit pour que l’on puisse considérer le retrait de permis comme l’une des mesures prévues par le droit suédois pour la répression des délits de conduite en état d’ébriété avancé et de conduite sans permis (voir R.T. c. Suisse, décision précitée, et, mutatis mutandis, Phillips c. Royaume-Uni, no 41087/98, § 34, CEDH 2001-VII). En d’autres termes, on ne saurait déduire du retrait litigieux que l’intéressé a été « poursuivi ou puni (...) en raison d’une infraction pour laquelle il a[vait] déjà été (...) condamné par un jugement définitif » au mépris de l’article 4 § 1 du Protocole no 7. » La Cour suprême jugea que, en l’espèce, l’existence d’un lien matériel et temporel suffisant ne pouvait faire de doute. Elle estima que les deux affaires reposaient sur les mêmes circonstances factuelles, à savoir une omission d’informations dans la déclaration fiscale qui avait causé une erreur dans l’assiette de l’impôt. Elle conclut que la procédure pénale et la procédure administrative avaient été conduites en parallèle. Elle releva que, après que le premier requérant eut déposé en qualité d’accusé le 14 décembre 2007, un avis de redressement avait suivi le 26 août 2008, puis une inculpation le 14 octobre 2008, la décision de redressement prise par le fisc le 24 novembre 2008 et le jugement du tribunal de Follo le 2 mars 2009. Selon elle, la procédure administrative et la procédure pénale étaient ainsi dans une large mesure imbriquées. La Cour suprême estima que la finalité de l’article 4 du Protocole no 7, qui était d’offrir une protection contre le fardeau que représente un nouveau procès, était moins pertinente en l’espèce dans la mesure où le premier requérant n’avait aucune espérance légitime de n’être l’objet que d’une seule procédure. Dans ces conditions, selon elle, l’effectivité de la répression revêtait un caractère prépondérant. B. Le second requérant À l’automne 2007, à la suite du contrôle fiscal conduit en 2005 évoqué au paragraphe 13 ci-dessus, le fisc signala à Økokrim que, dans sa déclaration fiscale pour l’année fiscale 2002, le second requérant avait omis de mentionner 4 561 881 NOK (soit environ 500 000 EUR) de revenus tirés de la vente par lui de certaines actions. Le 16 octobre 2008, le bureau des impôts avisa le second requérant qu’il envisageait de le redresser fiscalement et de lui appliquer une majoration d’impôt. Il s’appuyait notamment sur le contrôle fiscal, sur l’enquête pénale et sur la déposition faite par l’intéressé, ainsi que sur des documents saisis par Økokrim lors de l’enquête. Le 5 décembre 2008, il effectua le redressement, précisant que le second requérant devait 1 302 526 NOK (soit environ 143 400 EUR) d’impôts au titre des revenus non déclarés. De plus, se fondant sur les articles 10-2 1) et 10-4 1) de la loi fiscale, il décida d’appliquer une majoration d’impôt de 30 %, en tenant notamment compte des dépositions faites par le premier et le second requérant à l’occasion de leurs interrogatoires conduits lors de l’enquête pénale. Le second requérant s’acquitta des impôts dus et de la majoration d’impôt et ne contesta pas ladite décision, qui devint définitive le 26 décembre 2008. Parallèlement, le 11 novembre 2008, le parquet avait inculpé le second requérant d’une violation de l’article 12-1 1) a), voire de l’article 122, de la loi fiscale, au motif que, pour les années fiscales 2001 et/ou 2002, celui-ci avait omis dans sa déclaration fiscale 4 651 881 NOK de revenus, ce qui représentait 1 302 526 NOK d’impôts à verser. Il pria le tribunal (tingrett) d’Oslo de rendre un jugement sommaire fondé sur les aveux (tilståelsesdom) de l’intéressé. De plus, M. E.K., M. B.L. et M. G.A. plaidèrent coupable et acceptèrent de passer en jugement sommaire sur la base de la reconnaissance par eux de leur culpabilité. Le 10 février 2009, le second requérant (à l’inverse de M. E.K., M. B.L. et M. G.A.) revint sur ses aveux, à la suite de quoi le procureur délivra le 29 mai 2009 un acte d’inculpation révisé qui reprenait les mêmes chefs. Le 30 septembre 2009, à l’issue d’un procès contradictoire, le tribunal d’Oslo déclara le second requérant coupable des chefs de fraude fiscale aggravée et le condamna à un an d’emprisonnement, peine qui tenait compte de ce qu’une majoration d’impôt lui avait déjà été appliquée. Le second requérant contesta devant la cour d’appel la procédure conduite devant le tribunal d’Oslo, soutenant en particulier que, en vertu du principe non bis in idem consacré à l’article 4 du Protocole no 7, l’application dans son cas d’une majoration d’impôt faisait obstacle à sa condamnation pénale. Il demanda donc à la cour d’appel l’annulation (opphevet) du jugement dudit tribunal et le rejet (avvist) de l’action dirigée contre lui. Par un arrêt rendu le 8 juillet 2010 qui reprenait pour l’essentiel le raisonnement suivi par elle dans son arrêt concernant le premier requérant, lequel raisonnement était similaire à celui de la Cour suprême résumé plus haut (paragraphes 20-30 cidessus), la cour d’appel débouta le second requérant. Elle jugea ainsi que la décision du 5 décembre 2008 par laquelle le fisc avait ordonné au second requérant de payer une majoration d’impôt de 30 % s’analysait bien en une sanction pénale (straff), que cette décision était devenue « définitive » à la date d’expiration du délai de recours, soit le 26 décembre 2008, et que ladite décision et la condamnation pénale postérieure portaient sur les mêmes faits. Par ailleurs, comme dans le cas du premier requérant, la cour d’appel jugea que l’article 4 du Protocole no 7 permettait dans une certaine mesure la conduite de procédures parallèles – l’une administrative et l’autre pénale –, pourvu que la seconde commence avant que la première ne se conclue par une décision définitive. Elle estima que, une fois satisfaite cette exigence minimale, il fallait apprécier l’état d’avancement de la seconde procédure et, surtout, rechercher s’il existait ou non un lien matériel et temporel suffisant entre la première décision et la seconde. Quant à l’examen concret des circonstances propres à l’affaire du second requérant, la cour d’appel constata que la procédure pénale et la procédure fiscale avaient en réalité été conduites en parallèle, et ce depuis la plainte dont le fisc avait saisi la police à l’automne 2007 jusqu’à la décision de majoration d’impôt prise en décembre 2008. Elle jugea la situation similaire à celle du premier requérant. Elle releva que le second requérant avait été inculpé et que le dossier avait été transmis au tribunal d’Oslo, assorti d’une demande de jugement sommaire sur la base des aveux auxquels l’intéressé s’était livré le 11 novembre 2008, antérieurement à la décision de majoration d’impôt. Elle estima donc que, à la date de cette décision, la procédure pénale avait déjà atteint un stade relativement avancé. Elle admit que la période de neuf mois – courant de la date à laquelle la décision du fisc du 5 décembre 2008 était devenue définitive au 30 septembre 2009, date de la condamnation du second requérant par le tribunal d’Oslo – était un peu plus longue que la période de deux mois et demi écoulée dans le cas du premier requérant. Elle considéra néanmoins que cet écart pouvait s’expliquer par la rétractation du second requérant en février 2009, en conséquence de laquelle il avait fallu l’inculper de nouveau le 29 mai 2009 et le juger dans le cadre d’un procès ordinaire. Elle en conclut, à l’instar du tribunal d’Oslo, qu’il existait manifestement un lien matériel et temporel suffisant entre la décision de majoration d’impôt et la condamnation pénale ultérieure. Le 29 octobre 2010, le Comité de sélection des recours de la Cour suprême refusa au second requérant l’autorisation de former un pourvoi auprès de celle-ci au motif que cela ne se justifiait ni par l’importance générale de l’affaire ni par aucune autre raison. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Aux termes de l’article 10-2 1) de la loi fiscale de 1980, qui figure dans le chapitre 10 consacré aux majorations d’impôt (Tilleggsskatt), est passible d’une majoration d’impôt tout contribuable qui aura fourni au fisc des informations inexactes ou incomplètes ayant ou risquant d’avoir pour conséquence une erreur dans l’assiette de l’impôt. Conformément à l’article 10-4 1), les majorations d’impôt s’élèvent en principe à 30 % des impôts qui ont été ou risquaient d’être soustraits. À l’époque où les requérants ont commis leurs infractions, les articles 10-2, 10-3 et 10-4 de cette loi disposaient : Article 10-2 (majorations d’impôt) « 1. Si le fisc s’aperçoit qu’un contribuable lui a communiqué, dans une déclaration de revenus, une déclaration d’actifs, une écriture ou toute autre déclaration verbale ou écrite, des informations inexactes ou incomplètes qui conduisent ou risquent de conduire à une erreur dans l’assiette de l’impôt, il lui est infligé une majoration d’impôt correspondant à un pourcentage des impôts qui ont été ou risquaient d’être soustraits. Les cotisations à la sécurité sociale sont assimilables à des impôts à cet égard. Si le contribuable n’a pas produit la déclaration de revenus ou la déclaration d’actifs requise, la majoration d’impôt est calculée à partir de l’impôt fixé dans le redressement. Un supplément d’actifs ou de revenus justifiant l’imposition d’une majoration d’impôt est réputé représenter la partie supérieure des actifs ou revenus du contribuable. Si le contribuable doit s’acquitter d’une majoration d’impôt fixée sur la base de taux différents pour la même année, les impôts sur la base desquels cette majoration est calculée seront répartis proportionnellement en fonction des actifs ou des revenus auxquels les divers taux s’appliquent. Les obligations que le présent article fait peser sur le contribuable s’appliquent également à sa succession et à ses ayants droit. Le contribuable pour lequel une majoration d’impôt est envisagée en est avisé au préalable et un délai lui est fixé de manière à lui permettre de s’exprimer à ce sujet. Les majorations d’impôt peuvent être fixées dans les délais prévus à l’article 9-6 de la présente loi, en même temps que l’établissement des impôts sur la base desquels elles doivent être calculées, ou ultérieurement, dans le cadre d’une démarche spéciale. » Article 10-3 (exemption de majoration d’impôt) « Nulle majoration d’impôt ne peut être imposée : a) lorsque les déclarations fiscales du contribuable contiennent une erreur manifeste de calcul ou de typographie, b) lorsque l’infraction commise par le contribuable peut être regardée comme excusable pour des raisons tenant à sa santé, à son âge, à son inexpérience ou pour toute autre raison qui ne peut lui être reprochée, ou c) lorsque son montant est inférieur à 400 NOK au total. » Article 10-4 (taux de la majoration d’impôt) « 1. Le taux de la majoration d’impôt est en principe de 30 %. Si les actes visés à l’article 10-2 1) sont commis intentionnellement ou par négligence grave, le taux peut aller jusqu’à 60 %. Le taux est fixé à 15 % si les informations inexactes ou incomplètes concernent des éléments déclarés de leur côté par un employeur ou un tiers conformément au chapitre 6 ou si les circonstances peuvent être aisément vérifiées au moyen des informations dont le fisc dispose par ailleurs. Les majorations d’impôt sont fixées à des taux équivalant à la moitié de ceux indiqués dans les première et troisième phrases du paragraphe 1 du présent article si sont présentes les circonstances prévues à l’article 10-3 b), étant entendu que cela ne justifie pas d’éliminer toute majoration. Les majorations d’impôt peuvent être calculées avec un taux inférieur à celui indiqué au paragraphe 2 du présent article, voire écartées, si le contribuable, sa succession ou ses ayants droit rectifient ou complètent volontairement les informations précédemment communiquées de sorte que le montant exact des impôts puisse être fixé. Cette disposition ne s’applique pas si le rectificatif peut passer pour la conséquence de mesures de contrôle qui ont été ou seront adoptées, ou d’informations que les autorités fiscales ont obtenues ou pouvaient obtenir de tiers. » Le chapitre 12, consacré aux sanctions pénales (straff), comporte les dispositions suivantes pertinentes en l’espèce : Article 12-1 (fraude fiscale) « 1. Doit être sanctionnée pour fraude fiscale toute personne qui, intentionnellement ou par négligence grave, a) communique aux autorités fiscales des informations inexactes ou incomplètes tout en sachant ou tout en étant censée savoir qu’elle peut en tirer des avantages fiscaux (...) » Article 12-2 (fraude fiscale aggravée) « 1. La fraude fiscale aggravée est punie d’une amende ou d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à six ans. La complicité est punissable des mêmes peines. Pour déterminer si la fraude fiscale est aggravée, on accordera un poids particulier au point de savoir si elle risque d’entraîner la soustraction de montants très importants en impôts, si elle est exécutée d’une manière qui en rend la découverte particulièrement difficile, si elle est le fruit d’un abus d’autorité ou de confiance ou si elle résulte d’une complicité dans l’exercice de fonctions professionnelles. En application des critères énumérés au paragraphe 2 ci-dessus, plusieurs infractions peuvent être prises en compte conjointement. Le présent article est applicable même en cas d’ignorance des circonstances aggravantes si celle-ci est le fruit d’une négligence grave. » Selon la jurisprudence de la Cour suprême, l’imposition d’une majoration d’impôt de 60 % doit être qualifiée d’« accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 de la Convention (Rt. 2000, p. 996). Dès lors que des poursuites pénales ont été ensuite engagées pour le même comportement, la juridiction de jugement doit prononcer leur abandon, faute de quoi il y aurait violation de l’article 4 du Protocole no 7 (deux arrêts en formation plénière rendus le 3 mai 2002 et publiés au Rt. 2002, p. 557, et au Rt. 2002, p. 497). La Cour suprême a également conclu que l’application d’une majoration d’impôt de 30 % était constitutive d’une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 de la Convention (troisième arrêt, rendu le 3 mai 2002, Rt. 2002, p. 509). Dans des arrêts ultérieurs publiés au Rt. 2004, p. 645, et au Rt. 2006, p. 1409, elle a dit qu’une majoration d’impôt de 30 % revêtait également un caractère pénal sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 7. Il faut encore signaler que, pour ce qui est de la nature des majorations d’impôt ordinaires de 30 %, la Cour suprême s’est appuyée sur des travaux préparatoires de la loi (Ot.prp.nr 29 (1978-1979), pp. 44-45). Elle a jugé que le ministère attachait beaucoup d’importance à des considérations de prévention générale. Un risque élevé de sanction sous forme de majoration d’impôt aurait été jugé plus dissuasif que des sanctions (pénales) moins nombreuses et plus lourdes. La majoration d’impôt serait censée être avant tout une réaction à la communication au fisc par le contribuable de déclarations ou d’informations inexactes ou incomplètes, et une compensation des ressources humaines et financières considérables consacrées par la collectivité aux contrôles et enquêtes. Il aurait été estimé que les coûts ainsi entraînés devaient dans une certaine mesure être supportés par ceux qui fournissaient les informations inexactes ou incomplètes (Rt. 2002, pp. 509, 520). Les buts poursuivis par le régime des majorations d’impôt ordinaires se caractériseraient avant tout par la nécessité de garantir le respect effectif par le contribuable de son devoir de fournir des informations et par des considérations de prévention générale (Rt. 2006, p. 1409). Le contribuable aurait le devoir de communiquer les informations et éléments nécessaires à l’établissement de son assiette fiscale. Essentiel à l’ensemble du système fiscal national, ce devoir serait étayé par un mécanisme de contrôles et de sanctions efficaces en cas de manquement. Le calcul de l’impôt serait une opération massive faisant intervenir des millions de citoyens. La majoration d’impôt aurait pour finalité de renforcer les fondations du système fiscal national. Il serait admis qu’un système fiscal en bon état de marche est indispensable au fonctionnement de l’État et donc de la société (Rt. 2002, pp. 509, 525). Par un arrêt adopté par la formation plénière de la Cour suprême le 14 septembre 2006 à la suite de la décision d’irrecevabilité rendue le 14 septembre 2004 par la Cour en l’affaire Rosenquist c. Suède ((déc.) no 60619/00, 14 septembre 2004), la haute juridiction a dit que l’imposition d’une majoration d’impôt de 30 % et une procédure pénale pour fraude fiscale ne correspondaient pas à la même infraction au sens de l’article 4 du Protocole no 7 (Rt. 2006, p.1409). Dans son arrêt rendu en septembre 2010 concernant le premier requérant, elle a opéré un revirement de cette jurisprudence, jugeant que la procédure administrative et la procédure pénale concernaient la même infraction pour les besoins de l’article 4 du Protocole no 7 (paragraphe 20 ci-dessus). Parallèlement, à la suite de l’arrêt rendu par la Cour le 10 février 2009 dans l’affaire précitée Sergueï Zolotoukhine, le procureur général (Riksadvokaten) publia le 3 avril 2009 des instructions (RA-2009-187) avec prise d’effet immédiate. D’après celles-ci, l’arrêt de la Cour suprême de 2006 ne pouvait plus être suivi. Le texte se lisait notamment comme suit : « 4. La même infraction – la notion d’identité Il est communément admis que la notion d’identité d’infractions (idem) contenue à l’article 4 du Protocole no 7 comporte deux aspects : l’un relatif aux circonstances factuelles et l’autre relatif au droit. Selon cette interprétation, la seconde procédure (en pratique, le procès pénal) ne porte sur la même infraction que la procédure antérieure (en pratique, la majoration d’impôt) que si elles concernent toutes deux les mêmes faits – le « même comportement » – et si la teneur des dispositions pertinentes est dans une large mesure identique (c’est-à-dire si elles renferment les « mêmes éléments essentiels »). Dans son arrêt rendu en formation plénière (Rt. 2006, p. 1409), la Cour suprême – se référant en particulier à la décision d’irrecevabilité rendue par la Cour le 14 septembre 2004 en l’affaire Rosenquist c. Suède (déc.), no 60619/00 – a jugé qu’une décision infligeant une majoration d’impôt au taux ordinaire ne faisait pas obstacle à l’ouverture ultérieure d’un procès pénal, l’une et l’autre des procédures ayant pour objet des infractions différentes au sens de l’article 4 du Protocole no 7. La majorité (14 voix) a estimé que les dispositions régissant la majoration d’impôt ordinaire, énoncées à l’article 10-2, voire à l’article 10-4 1), première phrase, de la loi fiscale, ne renfermaient pas les mêmes éléments essentiels que la disposition pénale énoncée à l’article 12-1 de cette même loi. Pour la Cour suprême, la différence décisive tenait à ce que, si la disposition pénale n’était applicable que lorsqu’il y a intention ou négligence grave, les majorations d’impôt ordinaires l’étaient sur la base de critères plus ou moins objectifs. La haute juridiction a également évoqué la différence de finalité de ces sanctions. Dans son arrêt de Grande Chambre Sergueï Zolotoukhine, la Cour s’est livrée à une analyse minutieuse de la notion d’identité d’infractions (idem) tirée de l’article 4 du Protocole no 7, à l’issue de laquelle elle s’est écartée de l’interprétation qui avait cours auparavant. Depuis cet arrêt, il est clair que la question de savoir si l’une et l’autre des procédures concernaient la même infraction doit être analysée sur la base des seuls faits (voir en particulier les paragraphes 82 et 84 de l’arrêt). Les deux procédures auront pour objet la même infraction si elles ont pour origine « des faits identiques ou des faits qui sont en substance les mêmes » (paragraphe 82). Il faut donc faire porter l’« examen sur ces faits qui constituent un ensemble de circonstances factuelles concrètes impliquant le même contrevenant et indissociablement liées entre elles dans le temps et l’espace » (paragraphe 84). De l’avis du procureur général, le jugement porté par la Cour suprême dans son arrêt publié au Rt. 2006, p. 1409, qui se fondait principalement sur des différences dans les critères de culpabilité, ne tient plus depuis l’arrêt Sergueï Zolotoukhine. Dès lors que l’application de la majoration d’impôt et le procès pénal ultérieur reposent sur la même action ou omission, comme c’est normalement le cas, il faut supposer que, en application de l’article 4 du Protocole no 7, la majoration d’impôt ordinaire fait également obstacle à des poursuites pénales ultérieures. Le procureur général a déduit de ses entretiens avec la direction des impôts que telle est la position de celle-ci. La nouvelle conception de la notion d’identité d’infractions sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 7 soulèvera incontestablement de nouvelles questions sur l’ampleur des différences que devront avoir les circonstances factuelles pour qu’il puisse être conclu à l’absence d’identité. Cependant, il s’agit de questions qui devront être tranchées en pratique au cas par cas. Il faut noter que le raisonnement de l’arrêt Sergueï Zolotoukhine montre que la Cour est moins disposée que le droit interne norvégien à considérer une séquence d’événements comme un tout pour ce qui est de rechercher s’il y a infraction continuée ou non. Nouvelle procédure Comme on le sait, les instructions antérieures (voir en particulier la section 3 de la lettre du 26 mars 2007 (RA-2007-120) adressée par le procureur général aux bureaux régionaux des procureurs et aux directeurs de la police) reposaient sur la possibilité d’appliquer aux majorations d’impôt ordinaires le système à deux niveaux instauré par la loi fiscale. Depuis le revirement opéré dans la jurisprudence de la Cour, il faut appliquer un système « à un niveau » également pour les majorations d’impôt ordinaires. Ainsi qu’il a déjà été dit, le procureur général et la direction des impôts n’estiment pas justifiable d’ouvrir un nouveau procès en supposant que les tribunaux ne concluront plus que l’application d’une majoration d’impôt ordinaire constitue une sanction pénale au sens de la Convention. On pourrait peut-être défendre cette thèse, mais elle comporte trop d’incertitudes. Il faut aussi tenir compte du nombre relativement important d’affaires en jeu. Quand bien même la jurisprudence de la Cour en matière de procédures parallèles n’aurait pas changé, nous estimons – comme auparavant – que, si un grand nombre d’actions en justice sont formées – ce qui risque d’être le cas –, il sera trop compliqué d’intenter un procès sur la base de procédures parallèles, c’est-à-dire devant l’administration et devant le juge. Il faut signaler aussi que, dans tel ou tel cas, si les circonstances le permettent, des transactions peuvent être conclues en tenant compte de l’éventualité de procédures parallèles. À l’issue des discussions, le procureur général et la direction des impôts conviennent de la procédure suivante : (...) » Les instructions fixent ensuite les modalités de la « nouvelle procédure ». a) S’agissant des affaires nouvelles, c’est-à-dire celles sur lesquelles le fisc n’a pas encore statué, celui-ci doit examiner de manière indépendante si le fait punissable est d’une gravité telle qu’il mérite d’être signalé à la police. Si le fisc décide d’en saisir la police, aucune majoration d’impôt ne peut être appliquée. S’il faut appliquer une majoration d’impôt, la police ne peut être saisie. S’agissant des affaires dont la police a été saisie, il est souligné que l’imposition d’une amende (par le biais d’une notification de peine ou d’un jugement au pénal) fait obstacle à l’application ultérieure d’une majoration d’impôt. Si le parquet estime qu’il n’y a pas lieu d’ouvrir des poursuites pénales, l’affaire doit être renvoyée au fisc pour que celui-ci en reprenne l’examen, et l’intéressé doit en être avisé. Dans les affaires où le fisc applique une majoration d’impôt ordinaire tout en signalant l’affaire à la police mais où l’ouverture de poursuites n’est pas encore décidée (« en instance de décision »), il faut renoncer à celles-ci. b) Dans les affaires où une notification de peine a été délivrée mais n’a pas été acceptée et où le fisc a appliqué une majoration d’impôt avant de signaler l’affaire à la police, il faut clore la procédure. Les notifications de peine qui ont été acceptées doivent être annulées par les hautes instances du parquet. En revanche, en vertu du pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 392 1) du code de procédure pénale, reconnu par la Cour suprême en formation plénière dans son arrêt publié au Rt. 2003, p. 359, il n’est pas nécessaire d’annuler les notifications de peine acceptées avant le 10 février 2009, date du prononcé de l’arrêt Sergueï Zolotoukhine. c) S’agissant des affaires passant en jugement devant les tribunaux de première instance – sur la base d’un acte d’inculpation, d’une notification de peine non acceptée ou d’une demande de jugement sur la base d’une reconnaissance de culpabilité dans le cadre d’une procédure sommaire –, le parquet doit clore la procédure et abandonner les poursuites si l’audience n’a pas encore eu lieu ou, si celle-ci a eu lieu, demander le rejet de l’affaire. Le parquet doit faire appel de toute condamnation non encore définitive et exécutoire en faveur de la personne visée et, quelle que soit l’issue en première instance, demander l’annulation du jugement de première instance et le rejet de l’affaire par les tribunaux. d) Il n’est pas question de rouvrir le procès lorsque le jugement est devenu définitif et exécutoire antérieurement à la date du prononcé de l’arrêt Sergueï Zolotoukhine, c’est-à-dire avant le 10 février 2009. Pour ce qui est des jugements postérieurs à cette date, la réouverture pourrait être envisagée dans des cas exceptionnels mais l’intéressé doit être informé que le parquet ne demandera pas d’office la réouverture. Pour ce qui est de l’imposition de plusieurs sanctions pénales pour le même comportement, l’article 29 du code pénal (Straffeloven) de 2005 dispose que la peine globale en résultant doit raisonnablement correspondre à l’infraction commise. Cette disposition reflète à l’évidence le principe général de proportionnalité, applicable aussi à la fixation des sanctions pénales en droit norvégien sous l’empire de l’ancien code pénal de 1902. Dans un arrêt publié au Rt. 2009, p. 14, qui concernait une procédure pénale pour fraude fiscale, la Cour suprême a déduit des principes énoncés dans le code pénal de 1902 qu’il fallait tenir compte de toute sanction déjà infligée à l’accusé – en l’occurrence une majoration d’impôt de nature administrative – pour la fraude fiscale dont il était l’auteur, et en a conclu qu’il ne devait pas être traité plus sévèrement que si l’infraction pénale de fraude fiscale avait été jugée en même temps que le comportement sanctionné dans le cadre de la procédure administrative. Dans un arrêt publié au Rt. 2011, p. 1509, elle a confirmé ce qu’elle avait dit dans une décision antérieure, publiée au Rt. 2005, p. 129, à savoir que le principe (énoncé dans un arrêt publié au Rt. 2004, p. 645) selon lequel un montant correspondant à la majoration d’impôt administrative ordinaire de 30 % pouvait être englobé dans l’amende, n’était pas applicable aux affaires de fraude fiscale à caractère pénal, où il y avait lieu de prononcer des peines d’emprisonnement en plus des amendes. Elle a également confirmé que, comme elle l’avait dit dans sa décision de 2005, si une majoration d’impôt administrative ne pouvait plus être imposée, l’amende de nature pénale devait être plus lourde. III. L’AFFAIRE ÅKERBERG FRANSSON DEVANT LA COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPÉENNE Dans ses conclusions présentées le 12 juin 2012 en l’affaire Åkerberg Fransson de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), C617/10, EU:C:2012:340, l’avocat général Cruz Villalón a dit ceci : « 2. Analyse des deuxième, troisième et quatrième questions préjudicielles La question posée par le [tribunal de] Haparanda (...) est particulièrement complexe et s’avère tout aussi délicate que la question qui vient d’être traitée. D’un côté, la double sanction administrative et pénale est une pratique très répandue dans les États membres, surtout dans des domaines tels que ceux de la fiscalité, des politiques environnementales ou de la sécurité publique. Toutefois, les modalités relatives au cumul des sanctions varient énormément entre les ordres juridiques et revêtent des caractéristiques spécifiques et propres à chaque État membre. Dans la plupart des cas, ces spécificités visent à atténuer les effets d’une double réaction punitive de la part des pouvoirs publics. D’un autre côté, comme nous le verrons par la suite, la Cour de Strasbourg s’est prononcée récemment à ce sujet et a confirmé que, contrairement à ce qu’il semblait au début, ces pratiques étaient contraires au droit fondamental ne bis in idem figurant à l’article 4 du Protocole no 7 de la CEDH. Cependant, il s’avère que tous les États membres n’ont pas ratifié cette disposition, puisqu’ils ont introduit, dans certains cas, des réserves ou des déclarations interprétatives à ce sujet. Il s’ensuit que l’obligation d’interpréter la charte à la lumière de la CEDH et de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg (article 52, paragraphe 3, de la charte) devient en quelque sorte asymétrique en ce qu’elle pose de gros problèmes dans son application au cas particulier. a) L’article 4 du Protocole no 7 de la CEDH et la jurisprudence de la Cour de Strasbourg y afférente i) Signature et ratification de l’article 4 du Protocole no 7 de la CEDH Le principe ne bis in idem ne fait pas expressément partie de la CEDH depuis le début. Son incorporation à la convention a eu lieu, comme on le sait, par le biais de son Protocole no 7, ouvert à la signature le 22 novembre 1984 et entré en vigueur le 1er novembre 1988. Entre autres droits, l’article 4 énonce la garantie du ne bis in idem dans le but, selon les explications sur le protocole fournies par le Conseil de l’Europe, de concrétiser le principe en vertu duquel nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif. À la différence d’autres droits contenus dans la CEDH, le droit prévu à l’article 4 du Protocole no 7 de la CEDH n’a pas été unanimement accepté par les États signataires de la convention, dont différents États membres de l’Union. Au jour de la lecture des présentes conclusions, le Protocole no 7 n’est pas encore ratifié par la République fédérale d’Allemagne, le Royaume de Belgique, le Royaume des PaysBas et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord. Parmi les États qui l’ont ratifiée, la République française a formulé une réserve à l’article 4 dudit protocole, en limitant son application aux seules infractions de nature pénale (...). De même, à l’occasion de la signature, la République fédérale d’Allemagne, la République d’Autriche, la République italienne et la République portugaise ont formulé différentes déclarations contenant la même indication : la portée limitée de l’article 4 du Protocole no 7, dont la protection ne concerne que la double sanction « pénale » au sens où l’entend l’ordre juridique interne (...) Les éléments qui précèdent montrent clairement et sans équivoque que les problèmes que pose la double sanction administrative et pénale sont marqués par un grave défaut de consensus entre les États membres de l’Union. Le caractère problématique du contexte est patent à en juger par les négociations sur la future adhésion de l’Union à la CEDH, au cours desquelles les États et l’Union ont décidé d’exclure, pour le moment, les protocoles de la CEDH, y compris celui en cause dans cette affaire (...) Ce défaut de consensus peut s’expliquer par l’importance que revêtent les instruments de répression administrative dans bon nombre d’États membres, ainsi que par l’accent particulier qui est mis, dans ces États membres, à la fois sur la procédure et sur la sanction pénales. D’un côté, les États ne veulent pas renoncer à l’efficacité qui caractérise la sanction administrative, en particulier dans des domaines où les pouvoirs publics tiennent à s’assurer du strict respect de la légalité, tels que le droit fiscal ou le droit de la sécurité publique. D’un autre côté, le caractère exceptionnel de l’intervention pénale ainsi que les garanties dont l’accusé bénéficie pendant le procès incitent les États à se réserver une marge d’appréciation pour déterminer les comportements qui doivent faire l’objet de poursuites pénales. Ce double intérêt à conserver un pouvoir de sanction à la fois administrative et pénale explique pourquoi un grand nombre d’États membres refusent actuellement, d’une manière ou d’une autre, de se soumettre à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, laquelle, comme nous allons le voir maintenant, a évolué dans un sens qui exclut pratiquement cette dualité. » Dans son arrêt du 26 février 2013 C-617/10, EU:C:2013:105, la CJUE (Grande Chambre) a notamment dit ceci : « Sur les questions préjudicielles Sur les deuxième, troisième et quatrième questions Par ces questions, auxquelles il convient de répondre de manière conjointe, le [tribunal de] Haparanda (...) demande, en substance, à la Cour s’il convient d’interpréter le principe ne bis in idem énoncé à l’article 50 de la Charte en ce sens qu’il s’oppose à ce que des poursuites pénales pour fraude fiscale soient diligentées contre un prévenu, dès lors que ce dernier a déjà fait l’objet d’une sanction fiscale pour les mêmes faits de fausse déclaration. S’agissant de l’application du principe ne bis in idem énoncé à l’article 50 de la Charte à des poursuites pénales pour fraude fiscale telles que celles qui sont l’objet du litige au principal, elle suppose que les mesures qui ont déjà été adoptées à l’encontre du prévenu au moyen d’une décision devenue définitive revêtent un caractère pénal. À cet égard, il convient de relever, tout d’abord, que l’article 50 de la Charte ne s’oppose pas à ce qu’un État membre impose, pour les mêmes faits de non-respect d’obligations déclaratives dans le domaine de la TVA, une combinaison de sanctions fiscales et pénales. En effet, afin de garantir la perception de l’intégralité des recettes provenant de la TVA et, ce faisant, la protection des intérêts financiers de l’Union, les États membres disposent d’une liberté de choix des sanctions applicables (voir, en ce sens, arrêts du 21 septembre 1989, Commission/Grèce, 68/88, Rec. p. 2965, point 24 ; du 7 décembre 2000, de Andrade, C213/99, Rec. p. I11083, point 19, et du 16 octobre 2003, Hannl-Hofstetter, C91/02, Rec. p. I12077, point 17). Celles-ci peuvent donc prendre la forme de sanctions administratives, de sanctions pénales ou d’une combinaison des deux. Ce n’est que lorsque la sanction fiscale revêt un caractère pénal, au sens de l’article 50 de la Charte, et est devenue définitive que ladite disposition s’oppose à ce que des poursuites pénales pour les mêmes faits soient diligentées contre une même personne. Ensuite, il y a lieu de rappeler que, aux fins de l’appréciation de la nature pénale de sanctions fiscales, trois critères sont pertinents. Le premier est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le deuxième la nature même de l’infraction et le troisième la nature ainsi que le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé (arrêt du 5 juin 2012, Bonda, C489/10, point 37). Il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier, à la lumière de ces critères, s’il y a lieu de procéder à un examen du cumul de sanctions fiscales et pénales prévu par la législation nationale par rapport aux standards nationaux au sens du point 29 du présent arrêt, ce qui pourrait l’amener, le cas échéant, à considérer ce cumul comme contraire auxdits standards, à condition que les sanctions restantes soient effectives, proportionnées et dissuasives (voir en ce sens, notamment, arrêts Commission/Grèce, précité, point 24 ; du 10 juillet 1990, Hansen, C326/88, Rec. p. I2911, point 17 ; du 30 septembre 2003, Inspire Art, C167/01, Rec. p. I10155, point 62 ; du 15 janvier 2004, Penycoed, C230/01, Rec. p. I937, point 36, ainsi que du 3 mai 2005, Berlusconi e.a., C387/02, C391/02 et C403/02, Rec. p. I3565, point 65). Il découle des considérations qui précèdent qu’il convient de répondre aux deuxième, troisième et quatrième questions que le principe ne bis in idem énoncé à l’article 50 de la Charte ne s’oppose pas à ce qu’un État membre impose, pour les mêmes faits de non-respect d’obligations déclaratives dans le domaine de la TVA, successivement une sanction fiscale et une sanction pénale dans la mesure où la première sanction ne revêt pas un caractère pénal, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérantes sont nées en 1985 et en 1980 et résident à Jilemnice et à Prague respectivement. A. La requête introduite par Mme Šárka Dubská La requérante mit au monde son premier enfant à l’hôpital en 2007, sans aucune complication. Selon ses dires, lors de son accouchement le personnel médical présent la pressa d’accepter divers types d’interventions médicales alors qu’elle avait expressément formulé le souhait qu’on lui épargnât tout traitement médical non indispensable. On l’aurait également obligée à accoucher dans une position qu’elle trouvait inconfortable. Le bébé et elle auraient été en bonne santé, de sorte qu’elle aurait voulu quitter l’hôpital quelques heures après la naissance ; or un médecin lui aurait ordonné d’y rester et elle ne serait donc sortie que le lendemain, après avoir présenté une lettre de son pédiatre confirmant qu’elle prendrait soin de l’enfant. En 2010, la requérante tomba enceinte de son deuxième enfant, dont la naissance était prévue pour la mi-mai 2011. La grossesse ne présentait aucune complication et les analyses et examens médicaux n’indiquaient aucun problème. Estimant que son accouchement à l’hôpital avait été éprouvant, l’intéressée décida qu’elle accoucherait à domicile et se mit en quête d’une sage-femme pour l’assister. Elle ne parvint toutefois à en trouver aucune qui fût disposée à l’aider à accoucher chez elle. Le 5 avril 2011, elle écrivit à sa compagnie d’assurance maladie et à l’administration régionale (krajský úřad) de Liberec afin de leur demander une aide pour trouver une sage-femme. Le 7 avril 2011, la compagnie d’assurance maladie lui répondit que la législation tchèque ne prévoyait pas la prise en charge par une compagnie d’assurance maladie publique des frais liés à un accouchement à domicile et qu’elle n’avait donc conclu aucun contrat avec des professionnels de santé assurant ce type d’actes. Elle indiqua en outre que la majorité des experts médicaux était défavorable aux accouchements à domicile. Par une lettre du 13 avril 2011, l’administration régionale ajouta qu’en tout état de cause les sages-femmes inscrites au registre des professionnels de santé n’étaient légalement autorisées à pratiquer un accouchement qu’au sein d’un établissement doté de l’équipement technique requis par l’arrêté no 221/2010, et non chez des particuliers. N’ayant trouvé aucun professionnel de santé pour l’assister, la requérante donna naissance à son fils seule chez elle, le 11 mai 2011. Le 1er juillet 2011, elle forma un recours constitutionnel (ústavní stížnost), alléguant qu’elle avait été privée de la possibilité d’accoucher chez elle avec l’assistance d’un professionnel de santé et qu’elle avait de ce fait subi une violation de son droit au respect de sa vie privée. Le 28 février 2012, la Cour constitutionnelle (Ústavní soud) écarta son recours, estimant contraire au principe de subsidiarité qu’elle statuât sur le fond de l’affaire dès lors que la requérante n’avait pas exercé tous les recours disponibles, dont l’action en protection des droits individuels fondée sur le code civil et la demande de contrôle juridictionnel basée sur l’article 82 du code de procédure administrative contentieuse. La juridiction constitutionnelle exprima néanmoins des doutes sur la conformité de la législation tchèque à l’article 8 de la Convention et invita les parties prenantes à entamer un débat sérieux et éclairé en vue d’une nouvelle législation. Neuf des quatorze juges ayant siégé joignirent à l’arrêt de la haute juridiction des opinions séparées marquant leur désaccord avec le raisonnement le sous-tendant. Ils considéraient pour la plupart que la Cour constitutionnelle aurait dû rejeter le recours au motif qu’il constituait une actio popularis et s’abstenir d’émettre un avis sur la constitutionnalité de la législation relative aux accouchements à domicile. B. La requête introduite par Mme Alexandra Krejzová La requérante est la mère de deux enfants qu’elle a mis au monde chez elle en 2008 et 2010, avec l’assistance d’une sage-femme. Les sagesfemmes concernées ont pratiqué ces accouchements sans autorisation officielle. La requérante a indiqué qu’elle avait décidé d’accoucher à domicile après avoir visité plusieurs hôpitaux, lesquels auraient tous écarté sa demande, à savoir qu’on la laissât accoucher en lui épargnant toute intervention médicale non strictement nécessaire. Les hôpitaux en question auraient également refusé d’accéder à son souhait de garder un contact ininterrompu avec le bébé dès la naissance, alors que la pratique courante consistait selon elle à retirer l’enfant à sa mère juste après l’accouchement pour le peser, le mesurer et le garder sous observation médicale pendant deux heures. Lorsqu’elle introduisit la requête en l’espèce, la requérante était à nouveau enceinte et devait accoucher à la mi-mai 2012. Sa grossesse se déroulait sans complications et elle souhaitait à nouveau accoucher chez elle avec l’assistance d’une sage-femme. Elle ne parvenait toutefois à trouver aucune sage-femme disposée à l’aider, parce qu’un tel acte était passible d’une lourde amende pour services médicaux dispensés sans autorisation. Elle avait demandé à diverses autorités de l’aider à trouver une solution. Par une lettre du 18 novembre 2011, le ministère de la Santé lui avait répondu qu’il ne fournissait pas de services médicaux à des particuliers et que la requérante devait se renseigner auprès de la municipalité de Prague (Město Praha) qui, faisant office d’administration régionale, enregistrait et délivrait les autorisations aux professionnels de santé. Le 29 novembre 2011, la compagnie d’assurance maladie de la requérante avait informé celle-ci que le régime public ne prenait pas en charge la présence d’un professionnel de santé lors d’un accouchement à domicile. Le 13 décembre 2011, la municipalité de Prague avait indiqué à la requérante qu’aucune sage-femme enregistrée à Prague n’était autorisée à donner des soins lors d’un accouchement à domicile. Le 7 mai 2012, la requérante donna naissance à son enfant dans une maternité de Vrchlabí, à 140 km de Prague. Elle avait choisi cet hôpital parce qu’il avait la réputation de respecter les souhaits des parturientes. Tous ses souhaits n’auraient toutefois pas été respectés. L’accouchement se serait déroulé sans complications et l’enfant et elle auraient été en bonne santé ; la requérante aurait néanmoins été contrainte de rester à l’hôpital pendant soixante-douze heures. Le nouveau-né et elle auraient été séparés après la naissance et, avant la sortie de la maternité, les restes du cordon ombilical auraient été coupés contrairement au souhait qu’elle avait exprimé. II. INFORMATIONS GÉNÉRALES SUR LES ACCOUCHEMENTS À DOMICILE EN RÉPUBLIQUE TCHÈQUE A. Instructions et mesures adoptées par le ministère de la Santé Dans son bulletin no 2/2007 de février 2007, le ministère de la Santé publia des instructions pratiques énonçant ce qui suit : « En République tchèque, le fait de pratiquer un accouchement est un service de santé qui n’est assuré qu’au sein d’un établissement de santé. Pareil établissement doit satisfaire aux prescriptions légales (...) et aux exigences définies par les textes réglementaires pertinents. » Le 20 mars 2012, le ministère de la Santé constitua un comité d’experts en obstétrique, qu’il chargea d’étudier la question de l’accouchement à domicile. Au sein de ce comité étaient représentés les patients, les sages-femmes, les associations de médecins, le ministère de la Santé, le commissaire du gouvernement aux droits de l’homme et les compagnies d’assurance maladie publiques. Les représentants des associations de médecins boycottèrent les réunions, déclarant que la situation existante était satisfaisante et qu’il n’y avait pas lieu de changer quoi que ce fût. Le ministre de la Santé écarta ensuite les représentants des patients, des sages-femmes et du commissaire du gouvernement aux droits de l’homme, arguant que seul ce changement de composition permettrait au comité d’arrêter certaines conclusions. Le 18 janvier 2013, le conseil gouvernemental pour l’égalité des chances entre les femmes et les hommes (Rada vlády pro rovné příležitosti žen a mužů), organe consultatif du gouvernement, recommanda d’éviter toute discrimination persistant à l’égard des femmes dans l’exercice par celles-ci de leur droit de choisir librement la méthode, les conditions et le lieu de leur accouchement. Il préconisait également de prévenir la discrimination envers les sages-femmes en permettant à celles-ci d’exercer pleinement leur profession au moyen de leur intégration dans le régime public d’assurance maladie. En outre, pour étayer sa position selon laquelle les femmes doivent pouvoir choisir le lieu de leur accouchement, le conseil renvoya aux recommandations du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, qui surveille la mise en œuvre de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Dans son bulletin no 8/2013, qui a été publié le 9 décembre 2013 et a remplacé les instructions pratiques de 2007, le ministère de la Santé décrit la procédure que les prestataires de services de santé doivent suivre lorsque les nouveau-nés quittent un établissement de santé pour intégrer leur propre cadre de vie. Il indique que selon les spécialistes un nouveau-né ne doit pas quitter la maternité moins de soixante-douze heures après sa naissance. La nouvelle procédure permet la sortie d’un nouveau-né dans un délai plus court à la demande de son représentant légal, sous réserve que les conditions suivantes soient remplies : « a) le représentant légal a, par écrit, retiré son accord concernant la fourniture de services médicaux au nouveau-né, ou a déclaré par écrit son désaccord concernant la fourniture de services médicaux, ou bien cet accord ou ce désaccord a été consigné dans le dossier médical du nouveau-né (...) ; b) il est établi que le représentant légal a été dûment informé des conséquences possibles de la sortie de l’hôpital du nouveau-né moins de soixante-douze heures après sa naissance (...) ; c) le représentant légal a été dûment informé que, dans l’intérêt du bon développement ultérieur du nouveau-né, les associations médicales spécialisées tchèques recommandent : la réalisation d’un examen clinique dans les vingt-quatre heures consécutives à la sortie de la maternité du nouveau-né (...) la réalisation d’un prélèvement sanguin dans les quarante-huit à soixante-douze heures consécutives à la naissance, aux fins du dépistage de dysfonctionnements métaboliques héréditaires (...) » B. Données sur la mortalité périnatale D’après les estimations fournies par l’Organisation mondiale de la santé pour 2004, la République tchèque figure parmi les pays qui affichent le plus faible taux de mortalité périnatale. Ce taux, qui indique le nombre d’enfants mort-nés et de décès survenant au cours de la première semaine de la vie, s’élevait à 0,4 % en République tchèque. Dans les autres pays européens, il variait entre 0,5 % (en Suède et en Italie) et 4,7 % (en Azerbaïdjan). Il était inférieur à 1 % dans la plupart des pays d’Europe. Selon le rapport de l’OMS de 2006, la mortalité périnatale constitue un indicateur important des soins à la mère ainsi que de la santé et de la nutrition maternelles. Par ailleurs, il reflète la qualité des soins obstétricaux et pédiatriques disponibles et permet des comparaisons entre différents pays. Le rapport recommandait en outre que, dans la mesure du possible, tous les fœtus et les nourrissons pesant au moins 500 g à la naissance, nés en vie ou non, fussent inclus dans les statistiques. Dans cette étude, les données communiquées sur les enfants mort-nés n’ont pas été ajustées pour tenir compte de ce facteur. Selon le rapport européen sur la santé périnatale relatif à la santé et à la prise en charge des femmes enceintes et des bébés en Europe en 2010, publié en 2013 dans le cadre du projet Euro-Peristat, la République tchèque se classait parmi les pays présentant la plus faible mortalité chez les nouveau-nés au cours des vingt-sept premiers jours de la vie, avec un taux de 0,17 %. Les données relatives aux autres pays étudiés, pour la plupart membres de l’Union européenne, révélaient un taux allant de 0,12 % (en Islande) à 0,55 % (en Roumanie). C. Poursuites pénales à l’encontre de sages-femmes Il apparaît qu’en République tchèque aucune sage-femme n’a fait l’objet de poursuites simplement pour avoir pratiqué un accouchement à domicile. En revanche, plusieurs sages-femmes ont été poursuivies pour faute professionnelle dans le cadre d’un tel accouchement. Les requérantes évoquent les cas de Mmes Š. et K., qui sont toutes deux connues pour leur action en faveur de l’accouchement physiologique sans intervention médicale superflue et qui ont régulièrement pratiqué des accouchements à domicile. Le 27 mars 2013, le tribunal de district (obvodní soud) de Prague 6 déclara Mme Š. coupable d’avoir causé par négligence le décès d’un bébé mort-né. Mme Š. fut condamnée à une peine de deux ans d’emprisonnement assortie d’un sursis de cinq ans, et se vit interdire pour trois ans l’exercice de la profession de sagefemme. Le verdict de culpabilité prononcé contre Mme Š. reposait sur le fait qu’elle n’avait pas fermement conseillé à la mère de s’adresser à un établissement médical lorsque celle-ci, déjà en phase de travail chez elle, l’avait consultée par téléphone. Le tribunal estima donc que Mme Š. avait donné à la future mère des conseils inadéquats, et ce sans l’examiner. La condamnation fut confirmée en appel le 29 mai 2013 par le tribunal municipal (městský soud) de Prague, mais celui-ci réduisit la peine à quinze mois d’emprisonnement avec un sursis de trente mois et à une interdiction d’exercer la profession de sage-femme pendant deux ans. Le 29 avril 2014, la Cour suprême (Nejvyšší soud) annula les jugements des juridictions inférieures. Le 23 mai 2016, Mme Š. fut finalement acquittée par le tribunal de district. La procédure est semble-t-il pendante devant la juridiction d’appel. Le 21 septembre 2011, le tribunal de district de Prague 3 déclara Mme K. coupable d’avoir causé par négligence un préjudice corporel à un bébé qu’elle avait aidé à mettre au monde à domicile et qui avait cessé de respirer pendant l’accouchement. Le nourrisson était décédé quelques jours plus tard. Mme K. se vit infliger une peine de deux ans d’emprisonnement assortie d’un sursis de cinq ans, se vit interdire pour cinq ans l’exercice de la profession de sage-femme et fut condamnée à verser 2,7 millions de couronnes tchèques (CZK – soit 105 000 euros (EUR)) en remboursement des frais exposés par la compagnie d’assurance pour les soins prodigués à l’enfant jusqu’à son décès. Selon le tribunal, Mme K. avait commis une faute professionnelle en ce qu’elle n’avait pas appliqué les procédures normales à suivre pour les accouchements établies par l’ordre des médecins de la République tchèque (Česká lékařská komora), et sa conduite n’avait donc pas été conforme aux règles de l’art. La plainte pénale n’avait pas été déposée par les parents mais par un hôpital. Le 24 juillet 2013, la Cour constitutionnelle annula tous les jugements rendus dans la cause de Mme K. au motif qu’il y avait eu violation de son droit à un procès équitable. Elle estima que les conclusions des juridictions ordinaires sur la culpabilité de Mme K. étaient trop subjectives et n’étaient pas étayées par des éléments de preuve allant au-delà de tout doute raisonnable ; elle y voyait une violation du principe de la présomption d’innocence. Elle indiqua notamment que les tribunaux s’étaient fiés aveuglément à une expertise qu’ils n’avaient pas soumise à un examen minutieux. Elle conclut que, sur la base de cette expertise, les tribunaux avaient appliqué un critère très strict de responsabilité pour juger de la conduite de Mme K., alors que nul ne pouvait dire clairement comment, dans la situation en cause, celle-ci aurait pu empêcher le décès du bébé. La haute juridiction ajouta qu’il était établi que l’intéressée avait tenté de secourir le nouveau-né et appelé une ambulance immédiatement après avoir découvert qu’il souffrait d’hypoxie. La Cour constitutionnelle jugea que l’obligation de prévoir toute complication pouvant surgir lors d’un accouchement et de pouvoir y réagir immédiatement, comme cela avait été exigé de Mme K., aboutirait à terme de facto à une interdiction absolue des accouchements à domicile. Dans ce contexte, elle déclara ce qui suit : « (...) un État démocratique moderne fondé sur la prééminence du droit repose sur la protection de libertés individuelles et inaliénables, dont la délimitation a un rapport étroit avec la dignité humaine. Ces libertés, qui comprennent la liberté dans les activités personnelles, vont de pair avec une part de risque acceptable. Le droit des parents de choisir librement le lieu et le mode d’accouchement n’est limité que par l’intérêt à voir l’accouchement bien se passer et à protéger la santé de l’enfant, cet intérêt ne pouvant toutefois être interprété comme une préférence inconditionnelle pour l’accouchement à l’hôpital. » III. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. La loi sur la santé publique D’après l’article 12 a) 1) de la loi sur la santé publique (no 20/1966 – zákon o péči o zdraví lidu), qui fut en vigueur jusqu’au 31 mars 2012, un établissement dispensant des soins de santé devait disposer de moyens humains, matériels et techniques adaptés à la nature et à l’étendue de l’offre de soins. En vertu de l’article 12 a) 2) de la loi, le ministère de la Santé devait préciser par arrêté les exigences relatives aux moyens matériels, humains et techniques dont devaient être dotés les établissements de santé. L’article 18 § 1 de la loi indiquait que les soins ambulatoires – qui englobaient les consultations – étaient assurés par un médecin généraliste et des spécialistes dans des salles de consultation ou dans des établissements de soins ambulatoires partenaires. B. La loi sur les soins dans les établissements de santé privés L’article 4 § 1 de la loi sur les soins dans les établissements de santé privés (no 160/1992 – zákon o zdravotní péči v nestátních zdravotnických zařízeních), qui fut en vigueur jusqu’au 31 mars 2012, imposait aux établissements privés d’être dotés des moyens humains, matériels et techniques adaptés à la nature et à l’étendue de leur offre de soins. L’article 4 § 2 b) donnait compétence au ministère de la Santé pour adopter un arrêté précisant les exigences relatives à l’équipement technique et matériel dont devaient être dotés les établissements de santé privés. L’article 5 § 2 a) de cette loi disposait qu’un établissement privé pouvait prodiguer les soins de santé visés dans la décision d’immatriculation de cet établissement. L’article 14 indiquait que quiconque enfreignait la loi s’exposait à une amende, mais sans en préciser le montant. C. La loi sur les professions paramédicales Selon l’article 6 § 3 de la loi sur les professions paramédicales (no 96/2004 – zákon o nelékařských zdravotnických povoláních), entrée en vigueur le 1er avril 2004, l’exercice de la profession de sage-femme englobe entre autres tâches les accouchements physiologiques et les soins aux nouveau-nés. D. L’arrêté no 424/2004 du ministère de la Santé L’arrêté du ministère de la Santé sur les activités du personnel médical et d’autres spécialistes (vyhláška, kterou se stanoví činnosti zdravotnických pracovníků а jiných odborných pracovníků), qui fut en vigueur du 20 juillet 2004 au 13 mars 2011, définissait les tâches des professionnels de santé et d’autres secteurs. L’article 5 § 1 f) indiquait que les sages-femmes pouvaient pratiquer certains actes sans supervision professionnelle, dont les accouchements physiologiques en situation d’urgence et les épisiotomies si nécessaire. E. L’arrêté no 221/2010 du ministère de la Santé L’arrêté du ministère de la Santé sur les exigences relatives à l’équipement matériel et technique des établissements de santé (vyhláška o požadavcích na věcné a technické vybavení zdravotnických zařízení), qui fut en vigueur du 1er septembre 2010 au 31 mars 2012, ne prévoyait la possibilité pour les sages-femmes de pratiquer des accouchements que dans des salles spécialement équipées à cet effet. Pareille salle devait avoir une superficie d’au moins 15 m2 et disposer de l’équipement indispensable suivant : a) un lit d’accouchement pour salle d’accouchement ou un autre dispositif approprié pour pratiquer un accouchement physiologique ; b) une lampe d’examen ; c) une pince stérile ou une bande élastique pour le cordon ombilical ; d) des ciseaux stériles ; e) un moniteur fœtal électronique ; f) un oxymètre de pouls ; g) un dispositif d’aspiration ; h) un laryngoscope et les instruments nécessaires pour dégager les voies respiratoires ; i) un lit pour les parturientes après l’accouchement ; j) un espace et une surface appropriés pour les soins aux nouveau-nés ; k) une balance pour peser les nouveau-nés ; l) un instrument de mesure de la taille des nouveau-nés ; m) une source d’oxygène médical. De plus, il devait y avoir une autre pièce d’au moins 8 m2 pour les soins à la mère et à l’enfant après la naissance, ainsi qu’une douche. Ces installations devaient se trouver à une distance qui permît de pratiquer une césarienne ou une intervention destinée à assurer la dernière phase de l’accouchement au sein d’un établissement de santé dispensant des soins en régime hospitalier et répondant aux exigences définies dans l’arrêté, et ce dans les quinze minutes suivant la découverte de complications. En outre, l’arrêté permettait aux sages-femmes de mettre en place un « lieu d’exercice et de contact », qui devait être doté de l’équipement suivant : a) du mobilier adapté au travail de sage-femme, et b) un téléphone portable. Les sages-femmes devaient aussi posséder une sacoche contenant : a) un instrument de détection des bruits fœtaux ; b) du matériel jetable pour l’examen d’une femme enceinte ; c) un sphygmomanomètre ; d) un stéthoscope ; e) un thermomètre médical ; f) du matériel pour les premiers secours, notamment un dispositif de réanimation cardio-respiratoire. L’article 2 de l’arrêté accordait aux établissements de santé existant à la date de son entrée en vigueur un délai de douze mois à compter de cette date pour se conformer aux exigences relatives à l’équipement technique et matériel posées par ce texte. L’arrêté no 234/2011, entré en vigueur le 31 août 2011, porta ce délai à vingt-huit mois. F. La loi sur les services médicaux La loi sur les services médicaux (no 372/2011 – zákon o zdravotních službách) est entrée en vigueur le 1er avril 2012. Elle a remplacé la loi sur la santé publique (paragraphes 35-36 ci-dessus), la loi sur les soins dans les établissements de santé privés (paragraphes 37-40 ci-dessus) et l’arrêté sur les exigences relatives à l’équipement matériel et technique des établissements de santé (paragraphes 43-47 ci-dessus). D’après l’article 2 § 2 a), on entend par « services de santé » l’administration de soins de santé, au sens de la loi, par des professionnels de santé, ainsi que les actes pratiqués par d’autres professionnels dès lors que ces actes sont directement liés à l’administration de soins de santé. L’article 2 § 4 a) 4) de la loi indique que l’on entend par « soins de santé » l’ensemble des actes et mesures de santé mis en œuvre à l’égard d’un individu, dont l’assistance lors d’un accouchement. Selon l’article 4 § 1, on entend par « établissement de santé » une structure destinée à la fourniture de services de santé. L’article 10 de la loi énonce que la fourniture de soins de santé dans le propre cadre de vie d’un patient – notamment à domicile – ne peut concerner que des actes auxquels ne sont pas applicables des conditions relatives à l’équipement technique et matériel nécessaire à leur réalisation dans un établissement de santé. Selon l’article 11 § 5 de cette loi, les services de santé ne peuvent être assurés que dans les établissements de santé indiqués dans l’autorisation relative à la fourniture de services de santé, excepté pour ceux qui sont dispensés dans le cadre de vie du patient. Dans ce cas, les prestataires de services de santé doivent disposer de leur propre lieu d’exercice et de contact pour soins à domicile. L’article 11 § 6 indique qu’un établissement de santé doit posséder l’équipement technique et matériel nécessaire à la fourniture de services de santé. Cet équipement doit correspondre à la spécialisation de l’établissement ainsi qu’à la nature et à la forme des soins de santé qui y sont administrés. Les exigences relatives à l’équipement technique et matériel minimal nécessaire doivent être énoncées dans un arrêté d’application. L’article 114 de la loi dispose qu’une personne fournissant un service de santé sans y être dûment autorisée s’expose à une amende pouvant aller jusqu’à 1 million de CZK (37 000 EUR). G. Le rapport explicatif de la loi sur les services médicaux En ses passages pertinents, le rapport explicatif de la loi sur les services médicaux se lit ainsi : « La (...) législation (...) appartien[t] à un ensemble de lois et règlements régissant les conditions juridiques destinées à garantir le droit constitutionnel de tous à la protection de la santé et le droit constitutionnel des citoyens à des soins médicaux gratuits au sens de l’article 31 de la Charte des droits et libertés fondamentaux, ainsi que le droit à la protection de la dignité humaine, et le droit à la vie privée et familiale et à l’intégrité physique (...) La loi (...) définit les soins de santé professionnels (...) L’État doit réglementer [ces] soins de santé (...) ; il est tenu de veiller à l’accessibilité des services de santé et de garantir pour ces services un niveau satisfaisant de qualité et de sécurité. La condition permettant de remplir cette exigence est que les soins de santé professionnels ne peuvent être dispensés que par des prestataires de services de santé (...) La loi (...) est l’un des éléments de la législation qui créé les conditions de l’exécution par la République tchèque de ses obligations en matière de protection de la santé et de fourniture de services de santé, telles qu’elles découlent (...) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (...) et de la Charte européenne (...) La loi prend également en considération la Convention relative aux droits de l’enfant (...) Concernant la fourniture de services de santé, le patient se trouve sur un pied d’égalité avec le prestataire et avec le personnel médical, et a le droit de consentir ou non aux services de santé proposés, à la lumière des informations et conseils relatifs à ces services qui sont dûment fournis par le prestataire ou par une personne que le prestataire a désignée à cet effet (...) Il est souvent plus efficace et judicieux de dispenser au patient des services de santé dans son propre cadre de vie. Celui-ci ne se limite pas nécessairement au domicile de l’intéressé ; il peut aussi s’agir d’un cadre de substitution, comme un foyer social ou un foyer pour enfants (...) Les services de santé assurés dans le cadre de vie du patient comprennent, d’une part, les soins à domicile et, d’autre part, les soins ambulatoires. Les soins à domicile ont un effet notable sur les changements touchant le système de protection médicale dans son ensemble car (...) ils permettent d’améliorer la vie des patients et de les maintenir plus longtemps dans leur environnement familier (...) L’un des droits fondamentaux des patients est le droit au libre choix du prestataire de services de santé (...) La loi donne aux patients le droit de recevoir toutes les informations sur leur état de santé et sur les services de santé qui doivent leur être fournis (...) Dans le cadre de l’attention portée à leur propre santé, les individus peuvent en fonction de leurs choix personnels recourir à d’autres mesures ; parmi celles-ci figurent les initiatives visant à améliorer et préserver la santé et d’autres initiatives relevant de l’ « auto-traitement » (...) La loi ne s’oppose pas à de telles mesures ; simplement, elle ne les définit pas comme faisant partie des soins de santé et des services de santé professionnels, dont la qualité est garantie par l’État. Cela tient principalement au fait qu’il n’est pas réalisable d’évaluer objectivement la qualité de ces soins et que dès lors il n’est pas possible d’en garantir la sécurité ou l’efficacité. Les services de santé ne peuvent donc être fournis que sur la base de la loi sur les services médicaux. » H. L’arrêté no 92/2012 du ministère de la Santé L’arrêté sur les exigences relatives à l’équipement technique et matériel minimal des établissements de santé et des lieux d’exercice et de contact pour soins à domicile (vyhláška o požadavcích na minimální technické a věcné vybavení zdravotnických zařízení a kontaktních pracovišť domácí péče) est entré en vigueur le 1er avril 2012. Il a remplacé l’arrêté sur les exigences relatives à l’équipement matériel et technique des établissements de santé (paragraphes 43-47 ci-dessus). Cet arrêté prévoit notamment la possibilité pour les sagesfemmes de pratiquer des accouchements dans des salles spécialement équipées à cette fin. Les exigences en matière d’équipement sont identiques à celles qui étaient définies dans l’arrêté no 221/2010. L’arrêté de 2012 contient toutefois une nouvelle prescription : en cas d’impossibilité de pratiquer une césarienne ou une intervention destinée à permettre la dernière phase de l’accouchement dans un établissement médical dispensant des soins en régime hospitalier dans les quinze minutes qui suivent la découverte de complications, il faut préparer une salle d’accouchement satisfaisant aux normes formulées dans le nouvel arrêté. De plus, le lieu où la sage-femme exerce doit lui aussi être équipé dans le respect des critères indiqués dans l’arrêté. Concernant le « lieu d’exercice et de contact » pour les soins infirmiers d’ordre gynécologique ou obstétrical, l’arrêté exige que ce lieu comporte : a) du mobilier adapté au travail de sage-femme ; b) une armoire de classement si les dossiers médicaux ne sont pas conservés uniquement sous la forme électronique ; c) une connexion à un réseau public de téléphonie mobile ; d) un instrument de détection des bruits fœtaux ; e) du matériel jetable pour l’examen d’une femme enceinte ; f) un sphygmomanomètre ; g) un stéthoscope ; h) un thermomètre médical ; i) du matériel pour les premiers secours, notamment un dispositif de réanimation cardio-respiratoire, et j) une boîte pour le transport de matériel biologique. Le lieu d’exercice et de contact doit avoir une superficie d’au moins 10 m2 et être doté d’installations sanitaires pour les employés. Les établissements de santé et les lieux d’exercice et de contact pour soins à domicile existant à la date de l’entrée en vigueur et répondant aux exigences du précédent arrêté se sont vu accorder un délai de neuf à douze mois pour se conformer aux prescriptions du nouveau texte. I. L’arrêté no 99/2012 du ministère de la Santé L’arrêté sur les exigences minimales applicables au personnel fournissant des services de santé (vyhláška o požadavcích na minimální personální zabezpečení zdravotních služeb) est entré en vigueur le 1er avril 2012. Le chapitre intitulé « Exigences applicables au personnel fournissant des soins à domicile » indique que les soins infirmiers d’ordre gynécologique et obstétrical doivent être dispensés par une sage-femme qualifiée pour exercer son métier de manière indépendante ou, lorsqu’il y a lieu de pratiquer des actes visés par une autre disposition juridique, par une sage-femme possédant une qualification particulière et compétente pour exercer son métier de manière indépendante (qualification en soins intensifs, en soins intensifs de néonatalogie, ou en soins de proximité). IV. DOCUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS A. La Convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine (Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine) Les dispositions pertinentes de la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine sont ainsi libellées : Article 5 – Règle générale « Une intervention dans le domaine de la santé ne peut être effectuée qu’après que la personne concernée y a donné son consentement libre et éclairé. Cette personne reçoit préalablement une information adéquate quant au but et à la nature de l’intervention ainsi que quant à ses conséquences et ses risques. La personne concernée peut, à tout moment, librement retirer son consentement. » Article 6 – Protection des personnes n’ayant pas la capacité de consentir « (...) une intervention ne peut être effectuée sur une personne n’ayant pas la capacité de consentir, que pour son bénéfice direct. Lorsque, selon la loi, un mineur n’a pas la capacité de consentir à une intervention, celle-ci ne peut être effectuée sans l’autorisation de son représentant, d’une autorité ou d’une personne ou instance désignée par la loi (...) » Article 8 – Situations d’urgence « Lorsqu’en raison d’une situation d’urgence le consentement approprié ne peut être obtenu, il pourra être procédé immédiatement à toute intervention médicalement indispensable pour le bénéfice de la santé de la personne concernée. » De plus, le rapport explicatif de la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine précise en son paragraphe 34 qu’ « [à] l’instar de l’article 4, [l’article 5] entend le terme « intervention » dans son sens le plus large, c’est-à-dire comme comprenant tout acte médical, en particulier les interventions effectuées dans un but de prévention, de diagnostic, de thérapie, de rééducation ou de recherche ». B. La Convention relative aux droits de l’enfant Les dispositions pertinentes de la Convention relative aux droits de l’enfant se lisent ainsi : Article 3 « 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. Les États parties s’engagent à assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bien-être, compte tenu des droits et des devoirs de ses parents, de ses tuteurs ou des autres personnes légalement responsables de lui, et ils prennent à cette fin toutes les mesures législatives et administratives appropriées. (...) » Article 5 « Les États parties respectent la responsabilité, le droit et le devoir qu’ont les parents ou, le cas échéant, les membres de la famille élargie ou de la communauté, comme prévu par la coutume locale, les tuteurs ou autres personnes légalement responsables de l’enfant, de donner à celui-ci, d’une manière qui corresponde au développement de ses capacités, l’orientation et les conseils appropriés à l’exercice des droits que lui reconnaît la présente Convention. » Article 6 « 1. Les États parties reconnaissent que tout enfant a un droit inhérent à la vie. Les États parties assurent dans toute la mesure possible la survie et le développement de l’enfant. » Article 18 « 1. Les États parties s’emploient de leur mieux à assurer la reconnaissance du principe selon lequel les deux parents ont une responsabilité commune pour ce qui est d’élever l’enfant et d’assurer son développement. La responsabilité d’élever l’enfant et d’assurer son développement incombe au premier chef aux parents ou, le cas échéant, à ses représentants légaux. Ceux-ci doivent être guidés avant tout par l’intérêt supérieur de l’enfant. (...) » Article 24 « 1. Les États parties reconnaissent le droit de l’enfant de jouir du meilleur état de santé possible et de bénéficier de services médicaux et de rééducation. Ils s’efforcent de garantir qu’aucun enfant ne soit privé du droit d’avoir accès à ces services. Les États parties s’efforcent d’assurer la réalisation intégrale du droit susmentionné et, en particulier, prennent les mesures appropriées pour : a) Réduire la mortalité parmi les nourrissons et les enfants ; (...) d) Assurer aux mères des soins prénatals et postnatals appropriés ; (...) » C. Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes Dans la section « Santé » de ses observations finales du 22 octobre 2010 sur la République tchèque (CEDAW/C/CZE/CO/5), le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a notamment formulé les recommandations suivantes : « 36. Tout en reconnaissant la nécessité d’assurer le maximum de sécurité aux mères et aux nouveau-nés pendant l’accouchement et en relevant le faible taux de mortalité périnatale dans l’État partie, le Comité prend acte d’informations faisant état d’ingérences dans les choix des femmes en matière de santé génésique dans les hôpitaux, notamment d’interventions médicales courantes, qui auraient souvent lieu sans le consentement préalable, libre et éclairé de la femme ou en dehors de toute prescription médicale, d’un accroissement rapide du taux de recours aux césariennes, de la séparation des nouveau-nés de leur mère pendant de longues heures sans motif lié à leur état de santé, d’un refus d’autoriser la mère et l’enfant à quitter l’hôpital dans les soixante-douze heures qui suivent l’accouchement et d’attitudes paternalistes de la part des médecins qui empêchent les femmes d’exercer leur liberté de choix. Il note également les informations selon lesquelles les femmes auraient peu de possibilités d’accoucher en dehors des hôpitaux. Le Comité recommande à l’État partie de songer à adopter dans les meilleurs délais une loi sur les droits des patients, y compris les droits des femmes en matière de santé génésique, d’adopter un protocole normatif en matière de soins périnatals qui garantisse le respect des droits des patients et permette d’éviter les interventions médicales inopportunes, de faire en sorte que toutes les interventions ne puissent être effectuées qu’avec le consentement préalable libre et éclairé de la femme, de surveiller la qualité des soins dans les maternités, de dispenser une formation obligatoire à tous les personnels de santé au sujet des droits des patients et des normes éthiques connexes, de continuer de sensibiliser les patients à leurs droits, notamment en diffusant des informations, et d’envisager des mesures pour faire en sorte que les accouchements pratiqués en dehors des hôpitaux par des sages-femmes soient une option sans danger et abordable pour les femmes. » Dans ses observations finales du 14 mars 2016 sur la République tchèque (CEDAW/C/CZE/CO/6), le Comité a émis les recommandations qui suivent : « 4. Le Comité salue les progrès accomplis depuis l’examen, en 2010, du cinquième rapport périodique de l’État partie (CEDAW/C/CZE/CO/5) en ce qui concerne la mise en place des réformes législatives, notamment l’adoption de : a) La loi no 372/2011 Coll. relative aux services de santé et aux conditions d’offre de ces services (loi sur les services de santé), telle que modifiée par la loi no 167/2012 Coll. ; (...) Le Comité se félicite du faible taux de mortalité périnatale dans l’État partie. Il relève toutefois avec préoccupation que, d’après certaines informations, les conditions dans lesquelles se déroulent les accouchements et les conditions prévalant dans les services obstétricaux continueraient de restreindre indûment le choix des femmes en matière de santé procréative, s’agissant notamment : a) De la séparation injustifiée des nouveau-nés de leur mère sans raison médicale ; b) De l’imposition de restrictions injustifiées aux accouchements à domicile ; c) De la pratique fréquente de l’épisiotomie sans nécessité médicale, contre la volonté de la mère qui préfère que le médecin s’abstienne d’y recourir ; d) Des conditions trop restrictives dans lesquelles il peut être fait appel aux services de sages-femmes à la place de ceux du médecin/gynécologue dans les cas où il n’y a aucun risque pour la santé. Le Comité renouvelle sa précédente recommandation faite à l’État partie d’envisager d’adopter dans les meilleurs délais une loi sur les droits des patients, y compris les droits des femmes en matière de santé procréative. Pour cela, l’État partie devrait : a) Adopter des lignes directrices claires pour que la séparation des nouveau-nés d’avec leur mère soit subordonnée à des impératifs médicaux ; b) Mettre en place un système de soins de santé prénatals qui permette d’évaluer efficacement la faisabilité d’un accouchement à domicile et la possibilité de faire ce choix ; c) À la lumière de la récente adoption de la loi no 372/2011 Coll. relative aux services de santé et aux conditions d’offre de ces services, garantir sa mise en œuvre effective dans le respect de la Convention, notamment par l’adoption et [l’application] d’un protocole de soins pour les naissances sans problèmes qui garantisse le respect des droits des patients et permette d’éviter les interventions médicales inopportunes, faire en sorte que les interventions ne puissent être effectuées qu’avec le consentement préalable, libre et éclairé de la femme, contrôler la qualité des soins dispensés dans les maternités, prévoir une formation obligatoire à l’intention de tous les personnels de santé portant sur les droits des patients et les normes éthiques connexes et continuer de sensibiliser les patients à leurs droits, notamment en diffusant ces informations ; d) Prendre des mesures, notamment d’ordre législatif, pour que les accouchements pratiqués par des sages-femmes en dehors des hôpitaux soient une option sans danger et abordable pour les femmes. » V. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ D’après les informations dont la Cour dispose, l’accouchement programmé pour se dérouler à domicile est prévu par le droit interne et réglementé dans vingt États membres du Conseil de l’Europe (l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, l’Estonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la France, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, l’Islande, l’Italie, la Lettonie, le Liechtenstein, le Luxembourg, les PaysBas, la Pologne, le Royaume-Uni, la Suède et la Suisse). Dans ces pays, le droit d’accoucher à domicile n’est jamais absolu et reste toujours subordonné au respect de certaines conditions médicales. De plus, dans quinze de ces États seulement, l’assurance maladie nationale prend en charge les accouchements à domicile. Il ressort également que l’accouchement à domicile n’est pas réglementé ou est sous-réglementé dans vingt-trois États membres (l’Albanie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, la Croatie, l’Espagne, la Finlande, la Géorgie, la Lituanie, Malte, la République de Moldova, Monaco, le Monténégro, le Portugal, la Roumanie, la Russie, Saint-Marin, la Serbie, la Slovaquie, la Slovénie, la Turquie et l’Ukraine). Il apparaît que dans certains de ces pays l’accouchement à domicile est pratiqué, mais sans cadre juridique et sans couverture médicale nationale. Par ailleurs, l’étude n’a pas permis de découvrir de législation qui interdise l’assistance d’une sage-femme lors d’un accouchement à domicile. Dans un très petit nombre d’États membres parmi ceux étudiés, des sanctions disciplinaires ou pénales sont possibles mais semblent toutefois rarement infligées.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1987 et réside à Kuršanec. A. La genèse de l’affaire Par un arrêt du tribunal du comté de Čakovec (Županijski sud u Čakovcu) du 19 juin 2008 confirmé par la Cour suprême (Vrhovni sud Republike Hrvatske) le 3 février 2009, le requérant fut condamné à deux ans d’emprisonnement pour vol à main armée. Le 2 juillet 2010, le tribunal municipal de Čakovec (Općinski sud u Čakovcu) le condamna à un an d’emprisonnement pour vol simple. Cette condamnation fut confirmée par le tribunal du comté de Čakovec le 3 novembre 2010. Le 26 août 2011, à la demande du requérant, une formation de trois juges du tribunal du comté de Čakovec prit en compte ces deux condamnations et prononça contre l’intéressé une peine unique de deux ans et onze mois d’emprisonnement. B. Les conditions de détention du requérant à la prison de Bjelovar Le 16 octobre 2009, le requérant fut transféré de la prison d’État de Turopolje (Kaznionica u Turopolju), où il était placé sous un régime de détention semi-ouvert, vers la prison de comté de Bjelovar (Zatvor u Bjelovaru), pour y purger la peine d’emprisonnement que lui avait imposée le tribunal du comté de Čakovec le 19 juin 2008 (paragraphe 10 ci-dessus). Selon un rapport de la prison d’État de Turopolje, ce transfert fut motivé par la mauvaise conduite du requérant, qui aurait notamment tenté de s’évader. Le requérant demeura à la prison de Bjelovar jusqu’au 16 mars 2011, date à laquelle il fut transféré à la prison de comté de Varaždin (Zatvor u Varaždinu) en vertu d’une décision prise le 11 mars 2011 par la direction de l’administration pénitentiaire du ministère de la Justice (Ministarstvo pravosuđa, Uprava za zatvorski sustav). Le requérant allègue que pendant son séjour à la prison de Bjelovar, il a été détenu dans des cellules surpeuplées. En particulier, pendant cinquante jours au total, dont vingt-sept jours consécutifs, il aurait disposé de moins de 3 mètres carrés (m²) d’espace personnel. De plus, pendant plusieurs périodes non consécutives, il aurait disposé d’un espace personnel compris entre 3 et 4 m² (paragraphe 17 ci-dessous). Le requérant ajoute que les cellules dans lesquelles il a été détenu étaient mal entretenues, humides et sales, et qu’elles ne disposaient pas de suffisamment de casiers et de chaises pour tous les détenus. Les sanitaires auraient été dans la même pièce que l’espace de vie, dont ils n’auraient pas été complètement séparés. Ils se seraient trouvés à cinquante centimètres environ de la table où les détenus prenaient leurs repas et il aurait constamment régné dans la cellule une mauvaise odeur. De plus, le requérant n’aurait pas eu la possibilité de travailler en prison et, de manière générale, il n’aurait pas disposé d’un accès suffisant à des activités récréatives et éducatives. Les détenus auraient été autorisés à circuler librement hors des cellules entre 16 heures et 19 heures, mais les installations situées hors des cellules auraient été qualitativement et quantitativement insuffisantes ; en particulier, il n’y aurait eu qu’une cour de promenade en plein air. Les détenus auraient été mal nourris et les conditions d’hygiène auraient été insatisfaisantes, considérant en particulier que les toilettes n’étaient pas séparées de l’espace de vie. Les détenus n’auraient pas non plus bénéficié d’un accès suffisant à l’eau chaude et ils n’auraient été autorisés à se doucher qu’une fois, ou parfois trois fois par semaine. Le Gouvernement affirme qu’à la prison de Bjelovar le requérant a disposé en moyenne de 3,59 m² d’espace personnel, et qu’il y a été détenu dans quatre cellules différentes, dans les conditions précisées dans le tableau ci-dessous. Le tableau indique pour chaque cellule la surface totale (chiffres communiqués par le Gouvernement) et la surface hors sanitaires (d’après la méthode de calcul exposée au paragraphe 114 ci-dessous). La taille des sanitaires (1,9 m²) a été calculée de manière approximative à partir des plans de la prison, que le Gouvernement a communiqués à la Cour et qui ne sont pas contestés par le requérant. Le Gouvernement expose que toutes les cellules dans lesquelles le requérant a été détenu étaient dotées d’une fenêtre laissant entrer l’air et la lumière naturels, d’un éclairage artificiel et du chauffage central, ainsi que d’un système de communication permettant aux détenus de contacter immédiatement le personnel pénitentiaire en cas de besoin. Dans toutes les cellules, les toilettes auraient été complètement séparées de l’espace de vie et équipées d’un système de ventilation. Toutes les cellules auraient disposé d’un point d’eau potable. Enfin, elles auraient été constamment entretenues et des travaux de rénovation et d’amélioration des infrastructures qui s’imposaient auraient été réalisés en 2007, en juillet 2009 et de mai à juillet 2010, puis en 2011, en 2012 et en 2013. Les détenus auraient eu accès à toutes les installations sanitaires nécessaires. Ils auraient pu prendre une douche trois fois par semaine et après les activités sportives. L’administration leur aurait fourni régulièrement les articles de toilette et d’hygiène dont ils avaient besoin, ainsi que de quoi nettoyer les cellules. Le linge de lit aurait été changé et lavé tous les quinze jours, voire plus souvent en cas de besoin. De plus, l’administration aurait fourni des vêtements aux détenus bien que ceux-ci fussent autorisés à porter leurs propres habits. Les menus auraient été établis à partir des conseils de nutritionnistes et la qualité de la nourriture aurait été constamment contrôlée par les autorités compétentes de l’État. Les détenus auraient reçu trois repas par jour, répondant aux besoins nutritionnels et contrôlés par le médecin de la prison. Ils auraient pu prendre ces repas dans leur cellule ou dans un réfectoire. Le Gouvernement indique également que les détenus étaient autorisés à circuler librement hors de leur cellule matin et après-midi, et à utiliser les installations intérieures et extérieures de la prison de Bjelovar. En particulier, ils bénéficiaient de deux heures d’exercice en plein air par jour, et ils pouvaient de plus circuler librement hors de leur cellule dans l’enceinte de la prison entre 16 et 19 heures. Dans le cadre du régime ordinaire, les détenus se levaient à 7 heures les jours de semaine et à 7 h 30 les weekends et jours fériés. Ils se lavaient, faisaient leur lit, prenaient leur petit déjeuner, puis nettoyaient leur cellule. Ils pouvaient ensuite participer à différentes activités pendant leur temps libre jusqu’à 13 heures. Le déjeuner était servi entre 13 et 14 heures, et l’après-midi était généralement réservée à différentes activités de groupe et aux rencontres avec les avocats et le personnel pénitentiaire. De 16 à 19 heures, toutes les portes des cellules étaient rouvertes afin de permettre aux détenus de circuler dans la prison et utiliser les installations à leur gré. Le dîner était servi à partir de 19 heures, et il était suivi du rangement et du nettoyage des cellules et des autres locaux de la prison. Le Gouvernement ajoute que la prison de Bjelovar comportait un espace récréatif situé dans la cour et que, outre les parties bitumées, cet espace comprenait également une pelouse. La cour aurait mesuré 305 m². L’espace récréatif aurait été doté d’un point d’eau potable et d’un éclairage artificiel ainsi que d’une protection contre les intempéries. Le gymnase aurait été ouvert de 8 heures à midi trente et de 14 à 18 heures, et le terrain de basketball aurait été accessible de 15 à 16 heures les jours de semaine, ainsi que le matin et l’après-midi les weekends. L’espace récréatif aurait également été équipé d’un court de badminton et de tables de ping-pong. Les détenus auraient pu emprunter des livres à la bibliothèque de Bjelovar, qui leur aurait aussi proposé d’autres services. L’administration pénitentiaire aurait par ailleurs organisé des cérémonies religieuses et des rencontres avec des associations culturelles et religieuses. Les cellules auraient toutes disposé de la télévision par câble, que les détenus auraient pu regarder de 7 à 23 heures les jours de semaine et de 7 heures 30 à minuit les week-ends et les jours fériés. Elles auraient aussi été équipées de récepteurs radio. En outre, les détenus auraient pu emprunter et regarder des films dans la prison, et jouer ensemble à des jeux de société. Ils auraient également pu recevoir des visites conjugales dans une pièce prévue à cet effet et se faire remettre diverses denrées provenant de l’extérieur de la prison. La prison de Bjelovar aurait aussi offert des possibilités de formation, mais le requérant aurait décidé de ne pas en profiter. Il aurait été possible d’exercer un travail rémunéré dans la prison, sous réserve des possibilités économiques, lesquelles auraient été limitées à l’époque en raison de la crise économique globale. Il aurait par ailleurs été possible de travailler hors de la prison, mais en raison de ses antécédents (tentatives d’évasion et mauvaise conduite), le requérant n’aurait pas pu se prévaloir de cette possibilité. Pendant son séjour à la prison de Bjelovar, le requérant aurait reçu régulièrement un traitement médical. Il aurait vu sa famille quatre fois à l’occasion des audiences tenues dans son procès à Čakovec où il était jugé pour une autre infraction que les vols pour lesquels il avait été condamné, et il aurait été autorisé à parler à ses proches au téléphone vingt minutes par semaine, plus dix minutes les jours fériés. Le Gouvernement a communiqué à la Cour à l’appui de ses observations des photographies prises en 2007, 2010 et 2011 dans le cadre de la rénovation de la prison et de visites faites à cette occasion par différents responsables, ainsi que des plans de la prison et d’autres documents relatifs aux installations disponibles sur place et aux soins et à la nourriture fournis au requérant. C. Les griefs du requérant relatifs à ses conditions de détention Le 24 mars 2010, le requérant demanda à l’administration de la prison de Bjelovar, par l’intermédiaire d’un avocat, à être transféré à la prison de Varaždin, pour raisons personnelles et familiales. Le 26 avril 2010, il saisit la direction de l’administration pénitentiaire du ministère de la Justice d’une réclamation contre l’administration de la prison de Bjelovar, alléguant de manière générale que celle-ci ne lui avait jamais offert la possibilité de rencontrer les responsables compétents pour prendre des décisions à son égard, que sa demande de transfert avait été ignorée, et que la nourriture de la prison présentait des insuffisances. Le 6 mai 2010, le requérant renouvela sa demande de transfert vers la prison de Varaždin, exposant un certain nombre de raisons personnelles et familiales, notamment des difficultés financières empêchant sa famille de lui rendre visite à Bjelovar. Le 14 juillet 2010, la direction de l’administration pénitentiaire du ministère de la Justice répondit au requérant. Elle jugeait ses griefs dépourvus de fondement à tous égards. Elle estimait qu’il avait bénéficié de possibilités suffisantes de parler à sa famille au téléphone, et lors des audiences tenues dans le cadre de son procès pénal en mars, avril et juillet 2010, et que la raison pour laquelle il n’avait pas travaillé à l’époque était qu’il n’y avait pas suffisamment de places de travail à la prison de Bjelovar. Elle observait que le requérant avait eu sept entretiens avec le directeur de la prison et vingt-cinq entretiens avec d’autres membres de l’administration de la prison de Bjelovar. Elle ajoutait que les repas étaient préparés en consultation avec des nutritionnistes et que l’alimentation des détenus était contrôlée en permanence par le médecin de la prison. Le 24 août 2010, le requérant saisit une juge de l’application des peines du tribunal du comté de Bjelovar (Županijski sud u Bjelovaru) d’une plainte dans laquelle il incriminait ses conditions de détention. Il expliquait que l’élément crucial de sa démarche était son souhait d’être transféré dans un autre établissement plus proche de sa famille. Il se plaignait aussi, en particulier, que sa demande de travailler en prison fût demeurée sans réponse. Il était alors détenu avec sept autres personnes dans la cellule no 8, qui mesurait 18 m² au total. Selon lui, cette cellule était insuffisamment équipée et entretenue, et les conditions d’hygiène y étaient mauvaises ; notamment, il ne pouvait prendre de douche que trois fois par semaine. Dans le cadre de l’examen de cette plainte, la juge de l’application des peines demanda à la prison de Bjelovar un rapport détaillé sur les conditions de détention du requérant. Le 7 octobre 2010, après avoir obtenu le rapport de la prison et entendu le requérant en personne, la juge de l’application des peines rejeta les griefs de l’intéressé pour défaut de fondement. Elle jugea en particulier qu’il disposait de suffisamment d’espace personnel, étant donné qu’il partageait alors sa cellule avec quatre autres détenus. Elle estima aussi qu’il bénéficiait de conditions hygiéniques et sanitaires satisfaisantes, et qu’il ne travaillait pas parce qu’il n’y avait pas suffisamment de places de travail pour tous les détenus de la prison. Le 15 octobre 2010, le requérant contesta la décision de la juge de l’application des peines devant une formation de trois juges du tribunal du comté de Bjelovar. Il soutenait que la juge avait commis des erreurs de fait, exposant que pendant certaines périodes la cellule no 8 avait été occupée par huit détenus. Le 21 octobre 2010, la formation de trois juges du tribunal du comté de Bjelovar rejeta le recours du requérant pour défaut de fondement, validant le raisonnement de la juge de l’application des peines. Les juges expliquèrent que la norme relative à la surface minimale d’espace personnel requise en vertu de la loi sur l’exécution des peines d’emprisonnement (4 m²) était un minimum recommandé qu’il fallait en principe respecter, mais qu’il n’y avait pas automatiquement violation des droits du détenu si, temporairement, cette norme n’était pas appliquée. La réduction de l’espace personnel du requérant dans la cellule no 8 n’ayant été que temporaire, ils estimèrent qu’il n’y avait pas eu violation des droits de l’intéressé. Le 5 novembre 2010, le requérant contesta devant le tribunal du comté de Bjelovar la décision rendue par la formation de trois juges. Il arguait que pendant les six premiers mois de sa détention à la prison de Bjelovar, il avait été détenu avec cinq autres personnes dans la cellule no 1, qui mesurait 17,13 m² ; qu’il avait ensuite passé un mois avec six autres détenus dans la cellule no 8 au premier étage (17,13 m²) ; qu’il avait après cela été placé avec huit détenus dans une autre cellule de 17,13 m², également appelée « cellule no 8 », pendant six mois, et qu’au moment de son recours il était détenu avec six autres personnes dans la cellule no 4. Le 20 novembre 2010, le requérant introduisit un recours devant la Cour constitutionnelle (Ustavni sud Republike Hrvatske), invoquant les articles 14 § 2 (égalité devant la loi), 26 (égalité devant les autorités de l’État) et 29 (droit à un procès équitable) de la Constitution. Il se plaignait de manière générale de ne pas disposer de suffisamment d’espace personnel ni de possibilités d’emploi à la prison de Bjelovar. Il alléguait également que l’article 74 § 3 de la loi sur l’exécution des peines d’emprisonnement, garantissant aux détenus le droit à un espace personnel suffisant, n’avait pas été respecté dans son cas. Le 26 novembre 2010, le requérant se plaignit auprès du médiateur (Pučki pravobranitelj) de ne pas avoir obtenu un transfert dans une prison plus proche de sa famille. Il se plaignait également, de manière générale, de ses conditions de détention. Entre-temps, en novembre 2010, le requérant s’était joint à un groupe de détenus qui se plaignaient auprès de la juge de l’application des peines de leurs conditions générales de détention à la prison de Bjelovar. Par une lettre du 7 décembre 2010, le médiateur invita le requérant à étayer ses griefs. Le requérant répondit à cette demande le 21 décembre 2010 en exposant que la juge de l’application des peines et la formation de trois juges du tribunal du comté de Bjelovar n’avaient pas dûment examiné ses griefs, et qu’il n’avait pas disposé en détention des 4 m² d’espace personnel requis par la loi sur l’exécution des peines d’emprisonnement. En mars 2011, le requérant consulta un psychiatre, qui estima qu’il était frustré par sa détention et par l’impossibilité dans laquelle il se trouvait de voir sa famille. Le 12 avril 2011, le médiateur répondit à la lettre du requérant datée du 21 décembre 2010. Il admettait que, selon les informations en sa possession, les conditions de détention du requérant à la prison de Bjelovar ne répondaient pas aux exigences en matière d’espace personnel énoncées dans la loi sur l’exécution des peines d’emprisonnement. Il notait par ailleurs que la cellule dans laquelle le requérant était détenu avait été rénovée en 2010 et qu’elle répondait à toutes les normes hygiéniques et sanitaires. Enfin, il relevait que, tout comme quatre-vingt-douze autres détenus, le requérant ne travaillait pas, le nombre de places de travail disponibles étant insuffisant pour tous les détenus. Le 5 juin 2012, la Cour constitutionnelle déclara le recours constitutionnel du requérant (paragraphe 32 ci-dessus) irrecevable pour défaut manifeste de fondement. En sa partie pertinente, cette décision se lit ainsi : « L’auteur du recours constitutionnel n’est pas parvenu à démontrer que le tribunal du comté de Bjelovar ait agi de manière contraire aux dispositions constitutionnelles relatives aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales ou interprété de manière arbitraire les dispositions légales pertinentes. La Cour constitutionnelle conclut donc que la présente affaire ne fait pas apparaître de problème de respect des droits constitutionnels de l’auteur du recours. Dès lors, elle n’a à se prononcer en l’espèce sur aucune question de droit constitutionnel (...) » La décision de la Cour constitutionnelle fut notifiée au représentant du requérant le 18 juin 2012. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Le droit interne pertinent La Constitution Les dispositions pertinentes de la Constitution de la République de Croatie (Ustav Republike Hrvatske, Journal officiel nos 56/1990, 135/1997, 8/1998, 113/2000, 124/2000, 28/2001, 41/2001, 55/2001, 76/2010, 85/2010 et 5/2011) sont ainsi libellées : Article 23 « Nul ne peut être soumis à une quelconque forme de mauvais traitements (...) » Article 25 « Toute personne privée de sa liberté ou condamnée doit être traitée avec humanité et respect pour sa dignité. » En sa partie pertinente en l’espèce, l’article 62 de la loi constitutionnelle sur la Cour constitutionnelle (Ustavni zakon o Ustavnom sudu Republike Hrvatske, Journal officiel nos 99/1999, 29/2002, 49/2002) est ainsi libellé : « 1. Toute personne peut saisir la Cour constitutionnelle d’un recours constitutionnel si elle estime que l’acte individuel (pojedinačni akt) d’un organe de l’État, d’une collectivité locale ou régionale, ou d’une personne morale détentrice de l’autorité publique qui a statué sur ses droits et obligations ou sur un soupçon ou une accusation relatifs à un acte criminel, a entraîné dans son chef une violation des droits de l’homme ou des libertés fondamentales ou du droit à des collectivités locales et régionales garanti par la Constitution (ci-après « droit constitutionnel ») (...) » La loi sur l’exécution des peines d’emprisonnement Les dispositions pertinentes de la loi sur l’exécution des peines d’emprisonnement (Zakon o izvršavanju kazne zatvora, Journal officiel nos 128/1999, 55/2000, 99/2000, 129/2000, 59/2001, 67/2001, 11/2002, 190/2003, 76/2007, 27/2008, 83/2009 et 18/2011) sont ainsi libellées : Objectif de l’exécution des peines d’emprisonnement Article 2 « L’exécution des peines d’emprisonnement a principalement pour objectif, tout en assurant le traitement humain de la personne qui purge une peine d’emprisonnement (« le détenu ») et le respect de sa dignité, de la préparer à vivre après sa remise en liberté conformément aux lois et aux règles sociales. » Droits fondamentaux et restrictions de ces droits Article 3 « 1) Les détenus jouissent de la protection des droits fondamentaux énoncés dans la Constitution de la République de Croatie, les accords internationaux et la présente loi. 2) Les droits fondamentaux des détenus peuvent être restreints par l’application d’une peine d’emprisonnement dans la limite de ce qui est nécessaire à la réalisation de l’objectif de l’exécution de la peine et dans le respect de la procédure énoncée dans la présente loi. 3) Les droits des détenus ne peuvent être restreints qu’à titre exceptionnel, et sous réserve que la restriction soit indispensable à la protection de l’ordre et de la sécurité dans une prison d’État ou une prison [de comté], ou pour la protection des autres détenus. 4) Toute restriction aux droits fondamentaux des détenus prévue dans la présente loi doit être proportionnée aux motifs pour lesquels elle est appliquée. » Organes responsables de l’exécution des peines d’emprisonnement Article 6 « 1) La tâche d’assurer l’exécution des peines d’emprisonnement est du ressort et de la compétence de la [direction de l’administration pénitentiaire du ministère de la Justice] et du juge de l’application des peines (...) ». Interdiction des traitements illicites Article 9 « 1) Les peines d’emprisonnement sont exécutées dans le respect de la dignité humaine des détenus. Sont prohibées et passibles de sanction toutes formes de torture, mauvais traitements ou humiliation et d’expériences médicales ou scientifiques sur la personne des détenus. 2) Les traitements prohibés en vertu du paragraphe 1 du présent article comprennent en particulier tout traitement disproportionné à la nécessité de maintenir l’ordre et la discipline dans les prisons d’État et les prisons [de comté], et tout traitement illicite et susceptible de causer des souffrances aux détenus ou de restreindre indûment leurs droits fondamentaux. ». Droits des détenus Article 14 « 1) Sous réserve des conditions énoncées dans la présente loi, tout détenu a le droit : (...) 9) de passer au minimum deux heures par jour en plein air dans l’enceinte d’une prison d’État ou d’une prison [de comté] (...) ». Plaintes Article 15 « 1) Tout détenu a le droit de se plaindre des actes et des décisions des agents d’une prison d’État ou d’une prison [de comté]. 2) Les plaintes sont introduites oralement ou par écrit auprès du directeur de la prison, ou auprès de la direction de l’administration pénitentiaire [du ministère de la Justice]. (...) 5) Toute plainte introduite par un détenu auprès du juge de l’application des peines est considérée comme une demande de protection judiciaire au sens de l’article 17 ciaprès. » Protection judiciaire contre les actes et décisions de l’administration d’une prison d’État ou d’une prison [de comté] Article 17 « 1) Tout détenu peut introduire une demande de protection judiciaire contre tout acte ou décision le privant de manière illicite de l’un quelconque des droits garantis par la présente loi ou restreignant ces droits de manière illicite. 2) Le juge de l’application des peines rejette la demande de protection judiciaire s’il estime qu’elle est infondée. Si la demande est fondée, le juge de l’application des peines ordonne qu’il soit remédié aux atteintes ou restrictions illicites faites aux droits [du détenu]. Si cela n’est pas possible, il constate une violation des droits et interdit sa répétition. 3) Le détenu et l’établissement pénitentiaire peuvent introduire un recours contre la décision du juge de l’application des peines (...) ». Hébergement des détenus Article 74 « 1) Les détenus doivent être hébergés dans des conditions répondant aux normes de santé, d’hygiène et d’espace, et adaptées au climat. 2) Ils doivent, en principe, être hébergés dans des pièces séparées. Les détenus dont on pense qu’ils n’auront pas les uns sur les autres une mauvaise influence peuvent être hébergés dans la même pièce. Chaque détenu doit avoir son propre lit. Les détenus doivent passer leur temps libre dans des pièces de vie, avec d’autres détenus. 3) Les lieux d’hébergement des détenus doivent être secs, propres et suffisamment grands. Dans chaque dortoir, chaque détenu doit disposer d’un espace de 4 mètres carrés et 10 mètres cube au minimum. 4) Toutes les pièces dans lesquelles les détenus vivent ou travaillent doivent être suffisamment éclairées par la lumière du jour et la lumière artificielle pour qu’ils puissent lire et travailler sans que leur vue en souffre. 5) Les prisons d’État et les prisons [de comté] doivent être équipées d’installations sanitaires permettant aux détenus de satisfaire leurs besoins physiologiques dans un environnement propre et adéquat régulièrement et à chaque fois que nécessaire. 6) Les détenus doivent toujours avoir accès à de l’eau potable. » Hygiène personnelle et nettoyage des locaux Article 76 « 1) Tous les locaux des prisons d’État et des prisons [de comté] doivent être bien entretenus et régulièrement nettoyés. 2) Les tâches visées au paragraphe 1 du présent article sont effectuées par des détenus dans la limite de deux heures par jour, et ne donnent pas lieu à compensation financière. 3) Les détenus doivent pouvoir se laver tous les jours. Ils doivent veiller à leur hygiène personnelle. Les prisons d’État et les prisons [de comté] [leur] fournissent de l’eau et des articles de toilette pour leur hygiène personnelle, ainsi que du linge, des vêtements, des chaussures et du linge de lit propres. Le port de la barbe, de la moustache et de cheveux longs peut être exceptionnellement interdit pour des raisons de sécurité ou de santé. 4) Le contrôle de l’hygiène et de la propreté personnelles est effectué par un docteur en médecine ou un autre professionnel de la santé. » Repas Article 78 « 1) Des repas préparés de manière appropriée et servis à intervalles réguliers doivent être proposés aux détenus. La qualité et la quantité de la nourriture doivent répondre aux exigences en matière de nutrition et d’hygiène et être adaptées à l’âge du détenu, à son état de santé, à la nature de son travail et, selon les possibilités de la prison d’État ou [de comté], à ses préférences religieuses et culturelles. (...) » Emploi des détenus Article 80 « 1) Les détenus ont le droit de travailler, sous réserve de leur état de santé, de leurs compétences et des possibilités à la prison d’État ou [de comté]. (...) » Emploi du temps libre Article 96 « 1) Les prisons d’État et les prisons [de comté] doivent mettre à la disposition [des détenus] un espace et des équipements [leur] permettant d’occuper utilement [leur] temps libre. 2) Les prisons d’État et les prisons [de comté] doivent organiser différentes sortes d’activités pour répondre aux besoins physiques, spirituels et culturels des détenus. 3) Les détenus emploient leur temps libre à participer à des ateliers organisés [par les prisons d’État et les prisons de comté] (peinture, activités techniques, musique, littérature, théâtre, journalisme, informatique, clubs de débats, exercice, etc.). 4) Les activités organisées pendant le temps libre sont déterminées dans le programme d’exécution des peines. 5) Sous réserve des possibilités de la prison d’État ou [de comté], chaque détenu peut organiser son temps libre de manière à pratiquer une activité de son choix à ses propres frais, à condition que cela ne mette pas en péril la sécurité et l’ordre et que cela ne dérange pas les autres détenus. (...) » B. La pratique pertinente Dans les rapports annuels périodiques qu’il a établis de 2009 à 2011, le médiateur croate faisait état du problème général de la surpopulation carcérale en Croatie, y compris à la prison de Bjelovar, indiquant qu’il s’agissait de l’un des principaux problèmes organisationnels du système pénitentiaire et que ce problème était à l’origine de la majorité des plaintes et des violations de droits des détenus. Il observait que les prisons répondaient en général au problème en transformant divers locaux en dortoirs et cellules et en laissant aux détenus une plus grande liberté de circulation dans l’enceinte de l’établissement. Dans tous ses rapports, il soulignait la nécessité d’assurer de manière adéquate le respect des droits des détenus garantis par le droit interne et les normes internationales. Dans un rapport général sur les conditions de détention en Croatie (no U-X-5464/2012, 12 juin 2014), la Cour constitutionnelle croate a constaté l’existence d’un problème de surpopulation carcérale et donné pour instruction aux autorités compétentes de prendre plus de mesures en amont pour assurer à tous les types de détenus des conditions de détention adéquates, conformément au droit interne et aux normes internationales en vigueur dans ce domaine. En ses parties pertinentes, ce rapport se lit ainsi : « Conclusions La Cour constitutionnelle souligne que les autorités publiques sont tenues de prendre des mesures normatives et des mesures d’application effectives, assurant que chaque détenu soit placé dans des conditions de nature à garantir le respect de sa dignité humaine. Nonobstant les limitations financières dont font l’objet les dépenses affectées dans le budget au système de justice pénale, et compte tenu de la crise économique, il y a lieu d’adopter une position financière appropriée quant à la construction de nouveaux lieux de détention et aux autres investissements en matière d’infrastructures pour le système pénitentiaire. 1. La Cour constitutionnelle observe que les autorités publiques sont tenues d’assurer aux personnes qui purgent une peine d’emprisonnement ou qui se trouvent en détention [provisoire] un espace personnel minimum conforme à la loi sur l’exécution des peines d’emprisonnement ou aux normes que [la Cour européenne des droits de l’homme] a énoncées dans l’arrêt Ananyev et autres c. Russie (10 janvier 2012). Ces normes sont les suivantes : chaque détenu doit disposer d’un espace personnel pour dormir dans la cellule, chaque détenu doit disposer d’au moins 3 m² d’espace au sol, et la surface totale de la cellule doit permettre aux détenus de se déplacer librement entre les meubles. (...) » III. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS A. Les normes du Conseil de l’Europe en ce qui concerne la surpopulation carcérale Le Comité européen pour la prévention de la torture et des traitements inhumains ou dégradants (« le CPT ») a) Le rapport explicatif à la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants En sa partie pertinente, le rapport explicatif à la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT/Inf/C (89) 1 [FR]) est ainsi libellé : « 27. La jurisprudence de la Cour et de la Commission européennes des Droits de l’Homme relative à l’article 3 [de la Convention européenne des droits de l’homme] fournit un guide au [CPT]. Toutefois, les activités de ce dernier sont orientées vers la prévention et non vers l’application d’exigences juridiques à des situations concrètes. Le comité ne devra pas chercher à intervenir dans l’interprétation et l’application de cet article 3. » b) Les rapports généraux La partie pertinente du 1er rapport général d’activités du CPT, adopté le 31 janvier 1991 et publié le 20 février 1991 (CPT/Inf (91) 3 [FR]), est ainsi libellée : « 47. Le fait que la « prévention » constitue la pierre angulaire de tout le système de surveillance institué par la Convention implique quatre importantes conséquences. Premièrement, le CPT doit toujours examiner les conditions générales de détention au sein des pays visités. Il doit vérifier non seulement si des abus sont effectivement commis mais aussi être attentif aux « indicateurs » ou « signes avant-coureurs » d’éventuels abus futurs. Par exemple, il est tenu d’examiner – et examine effectivement – de près les conditions matérielles de détention (l’espace dont disposent les détenus ; l’éclairage et la ventilation ; les installations sanitaires ; les repas et la literie ; les soins médicaux assurés par les autorités, etc.) ainsi que les conditions sociales (par exemple, les relations avec les autres détenus et le personnel chargé de l’application des lois ; les liens avec la famille, les travailleurs sociaux, le monde extérieur en général, etc.). Le CPT accorde aussi une attention particulière à l’existence et à l’étendue de certaines garanties fondamentales contre les mauvais traitements au sein du pays visité : par exemple, notification de la garde à vue ; accès à un avocat ; accès à un médecin ; possibilités de porter plainte pour mauvais traitements ou en raison des conditions de détention. Deuxièmement, il n’est souvent pas possible de comprendre et d’apprécier les conditions dans lesquelles des personnes sont privées de liberté dans un pays donné si l’on ne replace pas ces conditions dans leur contexte général (historique, social et économique). Il faut, certes, que la dignité de l’homme soit effectivement respectée dans tous les États parties à la Convention. Cependant, chacun de ces États connaît un contexte différent expliquant peut-être qu’ils ne réagissent pas tous de la même manière aux questions touchant les droits de l’homme. Il s’ensuit que le CPT, pour s’acquitter de sa tâche de prévention des abus, doit fréquemment s’attacher aux causes profondes de conditions générales ou particulières, propices aux mauvais traitements. La troisième conséquence est étroitement liée aux deux premières. Dans certains cas, le CPT pourrait – après avoir examiné les conditions de détention dans tel ou tel pays – ne pas considérer opportun de se limiter à suggérer l’adoption de mesures immédiates ou à court terme (comme par exemple, des dispositions d’ordre administratif) voire des mesures telles des modifications législatives. Il pourrait juger indispensable de recommander l’adoption de mesures à long terme, du moins toutes les fois que des conditions inadmissibles se sont révélées dans un pays, par suite de facteurs profondément enracinés dont il est impossible d’atténuer le jeu par la simple action judiciaire ou législative ou le recours à d’autres techniques juridiques. En pareil cas, des actions coordonnées dans le domaine de l’éducation et des stratégies similaires à long terme pourraient s’avérer essentielles. Une quatrième conséquence découlant de l’ensemble des observations formulées plus haut est que le CPT, pour s’acquitter avec efficacité de sa fonction de prévention, doit tendre vers un degré de protection plus élevé que celui que la Commission européenne et la Cour européenne des Droits de l’Homme retiennent lorsqu’elles se prononcent dans des affaires concernant les mauvais traitements aux personnes privées de liberté et leurs conditions de détention. » Dans un document intitulé « Normes du CPT » (CPT/Inf/E (2002) 1 – Rev. 2015), le CPT a résumé les normes pertinentes découlant de ses rapports généraux, afin de « préciser clairement et par avance aux autorités nationales ses vues sur la manière dont les personnes privées de liberté doivent être traitées et, plus généralement, inciter à la discussion en ce domaine ». La partie pertinente de ce document concernant les conditions de détention (pp. 19-26, renvois omis) se lit ainsi : « II. Prisons Emprisonnement Extrait du 2e rapport général [CPT/Inf (92) 3], publié en 1992 (...) La question du surpeuplement relève directement du mandat du CPT. Tous les services et activités à l’intérieur d’une prison seront touchés si elle doit prendre en charge plus de prisonniers que le nombre pour lequel elle a été prévue. La qualité générale de la vie dans l’établissement s’en ressentira, et peut-être dans une mesure significative. De plus, le degré de surpeuplement d’une prison, ou dans une partie de celle-ci, peut être tel qu’il constitue, à lui seul, un traitement inhumain ou dégradant. Un programme satisfaisant d’activités (travail, enseignement et sport) revêt une importance capitale pour le bien-être des prisonniers. Cela est valable pour tous les établissements, qu’ils soient d’exécution des peines ou de détention provisoire. Le CPT a relevé que les activités dans beaucoup de prisons de détention provisoire sont extrêmement limitées. L’organisation de programmes d’activités dans de tels établissements, qui connaissent une rotation assez rapide des détenus, n’est pas matière aisée. Il ne peut, à l’évidence, être question de programmes de traitement individualisé du type de ceux que l’on pourrait attendre d’un établissement d’exécution des peines. Toutefois, les prisonniers ne peuvent être simplement laissés à leur sort, à languir pendant des semaines, parfois des mois, confinés dans leur cellule, quand bien même les conditions matérielles seraient bonnes. Le CPT considère que l’objectif devrait être d’assurer que les détenus dans les établissements de détention provisoire soient en mesure de passer une partie raisonnable de la journée (8 heures ou plus) hors de leur cellule, occupés à des activités motivantes de nature variée. Dans les établissements pour prisonniers condamnés, évidemment, les régimes devraient être d’un niveau encore plus élevé. L’exercice en plein air demande une mention spécifique. L’exigence d’après laquelle les prisonniers doivent être autorisés chaque jour à au moins une heure d’exercice en plein air, est largement admise comme une garantie fondamentale (de préférence, elle devrait faire partie intégrante d’un programme plus étendu d’activités). Le CPT souhaite souligner que tous les prisonniers sans exception (y compris ceux soumis à un isolement cellulaire à titre de sanction) devraient bénéficier quotidiennement d’un exercice en plein air. Il est également évident que les aires d’exercice extérieures devraient être raisonnablement spacieuses et, chaque fois que cela est possible, offrir un abri contre les intempéries. (...) Le CPT souhaite ajouter qu’il est particulièrement préoccupé lorsqu’il constate dans un même établissement une combinaison de surpeuplement, de régimes pauvres en activités et d’un accès inadéquat aux toilettes ou locaux sanitaires. L’effet cumulé de telles conditions peut s’avérer extrêmement néfaste pour les prisonniers. (...) Extrait du 7e rapport général [CPT/Inf (97) 10], publié en 1997 Au cours de plusieurs visites effectuées en 1996, le CPT a été confronté une fois de plus au fléau du surpeuplement carcéral, phénomène qui ronge les systèmes pénitentiaires à travers l’Europe. Souvent, le surpeuplement est particulièrement aigu dans les prisons où sont incarcérées des personnes en détention provisoire (c’estàdire des personnes en attente d’être jugées) ; toutefois, dans quelques pays, le CPT a trouvé que le problème avait contaminé tout le système pénitentiaire. Ainsi que le CPT l’a souligné dans son 2e Rapport Général, la question du surpeuplement relève directement du mandat du Comité (cf. CPT/Inf (92) 3, paragraphe 46). Une prison surpeuplée signifie, pour le détenu, être à l’étroit dans des espaces resserrés et insalubres ; une absence constante d’intimité (cela même lorsqu’il s’agit de satisfaire aux besoins naturels) ; des activités hors cellule limitées à cause d’une demande qui dépasse le personnel et les infrastructures disponibles ; des services de santé surchargés ; une tension accrue et, partant, plus de violence entre détenus comme entre détenus et personnel. Cette énumération est loin d’être exhaustive. À plus d’une reprise, le CPT a été amené à conclure que les effets néfastes du surpeuplement avaient abouti à des conditions de détention inhumaines et dégradantes. (...) Le problème du surpeuplement carcéral est suffisamment grave pour justifier une coopération au niveau européen dans le but d’élaborer des contre-stratégies. En conséquence, le CPT s’est réjoui d’apprendre que des travaux sur ce sujet ont récemment débuté sous les auspices du Comité Européen pour les Problèmes Criminels (CDPC). Le CPT espère que l’aboutissement de cette activité sera traité comme un objectif prioritaire. Extrait du 11e rapport général [CPT/Inf (2001) 16], publié en 2001 (...) Surpeuplement carcéral Le phénomène du surpeuplement carcéral continue de ronger les systèmes pénitentiaires à travers l’Europe et mine gravement les tentatives faites pour améliorer les conditions de détention. Les effets négatifs du surpeuplement carcéral ont déjà été mis en exergue dans des rapports généraux d’activités précédents. Au fur et à mesure de l’extension de son champ d’activité à travers le continent européen, le CPT a été confronté à d’énormes taux d’incarcération et, en conséquence, à un surpeuplement carcéral grave. Le fait qu’un État incarcère un si grand nombre de ses citoyens ne peut s’expliquer de manière convaincante par un taux de criminalité élevé ; l’attitude générale des membres des services chargés de l’application des lois et des autorités judiciaires doit, en partie, en être responsable. Dans de telles circonstances, investir des sommes considérables dans le parc pénitentiaire ne constitue pas une solution. Il faut, plutôt, revoir les législations et pratiques en vigueur en matière de détention provisoire et de prononcé des peines, ainsi que l’éventail des sanctions non privatives de liberté disponible. Telle est précisément l’approche préconisée par la Recommandation No R (99) 22 du Comité des Ministres sur le surpeuplement des prisons et l’inflation carcérale. Le CPT espère vivement que les principes énoncés dans ce texte essentiel seront effectivement appliqués par les États membres ; la mise en œuvre de cette Recommandation mérite d’être étroitement surveillée par le Conseil de l’Europe. » c) Les normes fondamentales minimales du CPT en matière d’espace vital individuel dans les établissements pénitentiaires Sur la base des normes qu’il avait souvent utilisées dans de nombreux rapports de visite de pays, le CPT a décidé en novembre 2015 d’énoncer clairement sa position et ses normes en matière d’espace vital minimum à octroyer à chaque détenu : tel était l’objectif du document intitulé « Espace vital par détenu dans les établissements pénitentiaires : Normes du CPT » (CPT/Inf (2015) 44, 15 décembre 2015). Le CPT précise dans ce document que les cellules y mentionnées sont les cellules ordinaires destinées à l’hébergement des détenus, ainsi que les cellules spéciales, telles que les cellules disciplinaires et les cellules de sûreté, d’isolement ou de mise à l’écart, mais que le document ne couvre pas les salles d’attente ou les espaces analogues utilisés pour de très courtes durées (dans les commissariats de police, les établissements psychiatriques, les centres de rétention pour étrangers, etc.). Il souligne que la question des normes concernant l’espace vital individuel n’est pas simple, que ces normes diffèrent en fonction du type d’établissement, et que par ailleurs il faut faire une distinction en fonction du niveau d’occupation prévu pour l’hébergement en question (selon qu’il s’agit d’une cellule individuelle ou d’une cellule collective pour deux à quatre détenus) et du régime auquel les détenus sont soumis. Le CPT indique ensuite qu’il a élaboré dans les années 1990 une norme de type « règle de base » pour l’espace vital minimum dont un détenu devrait bénéficier dans une cellule, que cette norme est de 4 m² d’espace vital par détenu dans une cellule collective, à l’exclusion de l’espace réservé dans la cellule aux installations sanitaires, mais que c’est une norme minimale, et qu’il a donc décidé de promouvoir des normes souhaitables concernant les cellules collectives destinées à quatre détenus au maximum en ajoutant aux 6 m² minimum d’espace vital pour une cellule individuelle 4 m² par détenu supplémentaire. En ce qui concerne la distinction à faire entre normes minimales et traitements inhumains et dégradants, le CPT explique ceci (renvois omis) : « 19. La Cour européenne des droits de l’homme est saisie d’un nombre croissant de plaintes de détenus affirmant que leur détention se déroule dans des conditions inhumaines ou dégradantes car ils doivent partager leur cellule avec un grand nombre de détenus, ce qui leur laisse très peu d’espace vital. Dans ses arrêts, la Cour est dans l’obligation de déterminer si le fait de placer des personnes en détention dans des cellules offrant à chaque détenu un espace vital limité (moins de 4 m² la plupart du temps) constitue ou non une violation de l’article 3 de la CEDH. En tant qu’organisme de suivi à caractère préventif, le CPT a un rôle différent à jouer. Il ne lui incombe pas de dire si une certaine situation constitue ou non une peine ou un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH. Cependant, au cours de ses visites, le Comité s’est trouvé en présence de conditions de détention qui dépassaient l’entendement et qui étaient, ainsi qu’il les a qualifiées dans un rapport de visite, un « affront à une société civilisée ». C’est pourquoi, dans un certain nombre de rapports de visite, il a déclaré, face à des situations de grave surpopulation carcérale, qu’elles pouvaient être considérées comme constituant un « traitement inhumain et dégradant ». Le CPT n’a jamais revendiqué le caractère « absolu » de ses normes en matière de taille des cellules. Autrement dit, il ne considère pas de manière systématique qu’un écart mineur par rapport à ses normes constitue en soi un traitement inhumain et dégradant pour le ou les détenus concernés tant que l’on est en présence d’autres facteurs qui, eux, sont positifs, par exemple le fait que les détenus passent une partie considérable de la journée en dehors de leur cellule (en participant à des ateliers, des cours ou d’autres activités). Dans ces cas-là aussi, le CPT recommanderait néanmoins que la norme minimale soit respectée. Par ailleurs, pour que le Comité considère les conditions de détention comme pouvant constituer un traitement inhumain et dégradant, il faut que les cellules soient extrêmement surpeuplées ou, comme dans la plupart des cas, qu’elles réunissent un certain nombre de critères négatifs, par exemple qu’il n’y ait pas assez de lits pour tous les détenus, qu’elles soient insalubres, infestées de vermine, que l’aération ou l’éclairage ou le chauffage y soient insuffisants, qu’il n’y ait pas de sanitaires intégrés et qu’en conséquence il faille utiliser des seaux pour satisfaire les besoins naturels. De fait, la probabilité qu’un lieu de détention soit très surpeuplé mais en même temps bien aéré, propre et équipé d’un nombre suffisant de lits est extrêmement faible. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le CPT énumère souvent les facteurs qui rendent les conditions de détention épouvantables, plutôt que de mentionner simplement l’espace vital insuffisant. En outre – mais certainement pas dans tous les cas – d’autres facteurs sans lien direct avec les conditions de détention sont pris en compte par le CPT lorsque celui-ci évalue une situation particulière. Au nombre de ces facteurs figurent le peu de temps passé hors cellule et généralement un régime d’activités peu varié ; peu de temps pour se dépenser physiquement en plein air ; aucun contact avec les proches pendant plusieurs années, etc. À l’annexe du présent document figure une liste non exhaustive de facteurs (autres que ceux liés à l’espace vital par détenu) à prendre en compte lors d’une évaluation des conditions de détention en milieu carcéral. Conclusion Le présent document vise à donner des lignes directrices aux praticiens et autres parties prenantes, en indiquant clairement quelles sont les normes minimales du CPT en matière d’espace vital par détenu dans une cellule donnée. En fin de compte, c’est aux tribunaux qu’il appartient de déterminer si une personne donnée a éprouvé des souffrances qui ont atteint le seuil des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 3 de la CEDH, en tenant compte de toutes les sortes de facteurs, y compris la constitution personnelle de l’intéressé. Le nombre de mètres carrés par personne n’est que l’un des facteurs, quoique souvent un facteur très significatif, voire décisif. Des conditions de détention qui offrent aux détenus moins de 4 m² par personne dans des cellules collectives ou moins de 6 m² dans des cellules individuelles (dans un cas comme dans l’autre sans tenir compte de l’annexe sanitaire) ont constamment été critiquées par le CPT, et les autorités ont été régulièrement appelées à agrandir (ou à mettre hors service) des cellules individuelles ou à diminuer le nombre de détenus dans des cellules collectives. Le CPT souhaite que ces normes minimales en matière d’espace vital soient appliquées systématiquement à l’ensemble des établissements pénitentiaires des États membres du Conseil de l’Europe et espère voir de plus en plus de pays s’efforcer de respecter les normes « souhaitables » lorsqu’il s’agit de cellules collectives. » En annexe au document figure une liste non exhaustive de facteurs à prendre en compte lors de l’évaluation des conditions de détention en milieu carcéral : « État d’entretien et propreté – Les cellules, y compris le mobilier, devraient être dans un état d’entretien satisfaisant et tous les efforts possibles devraient être faits pour que la propreté et l’hygiène soient respectées dans les secteurs d’hébergement. – Il faut lutter énergiquement contre toute infestation par la vermine. – Les produits d’entretien et articles d’hygiène nécessaires devraient être fournis aux détenus. Accès à la lumière du jour, à une aération et à du chauffage – Tous les lieux d’hébergement de détenus (qu’il s’agisse de cellules individuelles ou de cellules collectives) devraient bénéficier d’un accès à la lumière du jour ainsi qu’à un éclairage artificiel qui soit suffisant pour permettre au minimum à une personne de lire. – De même, il faut une aération suffisante pour assurer le renouvellement constant de l’air dans les cellules individuelles ou collectives. – Les cellules devraient être chauffées convenablement. Installations sanitaires – Chaque cellule devrait posséder au minimum un WC et un lavabo. Dans les cellules collectives, les sanitaires devraient être entièrement cloisonnés (c’est-à-dire jusqu’au plafond). – Dans les quelques établissements pénitentiaires où il n’existe aucun sanitaire intégré, les autorités doivent impérativement garantir aux détenus la possibilité d’accéder sans difficulté à des toilettes chaque fois qu’ils en ont besoin. De nos jours, aucune personne détenue en Europe ne devrait être contrainte de faire ses besoins dans un seau hygiénique, pratique qui est dégradante tant pour les détenus que pour les membres du personnel qui doivent superviser une telle procédure. Possibilité de se dépenser physiquement en plein air – Le CPT considère que chaque détenu devrait bénéficier de la possibilité de se dépenser physiquement en plein air au minimum une heure par jour. Les cours de promenade devraient être spacieuses et convenablement équipées pour donner aux détenus la possibilité réelle de se dépenser physiquement (par exemple, de pratiquer une activité sportive) ; elles devraient aussi être aménagées de façon à permettre le repos (par exemple, un banc) et être pourvues d’un abri (...) protégeant [les détenus] contre les intempéries. Activités motivantes – Le CPT recommande depuis longtemps que soit proposé aux détenus tout un éventail d’activités motivantes et variées (travail, formation professionnelle, études, sport et loisirs). À cet effet, le CPT déclare depuis les années 1990 que l’objectif devrait être que les prévenus passent huit heures ou plus par jour en dehors de leur cellule occupés à de telles activités et que, pour les détenus condamnés, le régime soit encore plus favorable. » d) Les rapports du CPT relatifs à la Croatie Le CPT s’est rendu en Croatie à quatre reprises (en 1998, en 2003, en 2007 et en 2012), mais il n’est jamais allé à la prison de Bjelovar. Dans le rapport relatif à la dernière visite, effectuée en 2012 (rapport CPT/Inf (2014) 9), il a évoqué de manière générale le problème de la surpopulation carcérale et les mesures prises par les autorités internes pour y remédier. Les passages pertinents de ce rapport se lisent ainsi (traduction du greffe) : « B. Établissements pénitentiaires Remarques préliminaires (...) a. Surpopulation carcérale Le nombre total de détenus en Croatie est passé de 1 200 à 5 400 (soit une augmentation de plus de 25 %) depuis la dernière visite du CPT en 2007, alors que la capacité d’accueil nominale des établissements pénitentiaires n’a augmenté que de 400 places environ (elle est actuellement de 3 771 places). Il y a donc un problème de plus en plus grave de surpopulation carcérale. La délégation a observé l’impact négatif de cette situation sur plusieurs aspects de la vie carcérale dans les établissements visités, notamment dans les prisons de comté de Zagreb et de Sisak. Alors que ces établissements (zatvori) étaient à l’origine destinés à accueillir des personnes placées en détention provisoire ou purgeant des peines de six mois ou moins, 50 % des individus qui y sont détenus actuellement purgent des peines de prison d’une durée allant jusqu’à cinq ans. À la prison de comté de Zagreb, l’augmentation du nombre de détenus a eu pour conséquence, par exemple, que des locaux précédemment affectés à des activités en commun ont été transformés en cellules. Conscient du problème toujours croissant de surpopulation dans ses prisons et de la nécessité d’y remédier, le gouvernement croate a adopté un Plan d’action pour l’amélioration du système pénitentiaire de la République de Croatie pour 2009-2014 qui prévoit la construction de nouveaux lieux de détention à Glina, Zagreb et Šibenik, ce qui représente un total de 2 072 places supplémentaires. D’autres mesures sont aussi prévues, notamment de nouveaux recrutements et le renforcement des formations initiale et continue du personnel. La délégation a visité le bâtiment récemment inauguré de la prison d’État de Glina, qui peut accueillir jusqu’à 420 détenus, ainsi que le site de construction d’une nouvelle aile à la prison de comté de Zagreb, aile qui, une fois terminée en 2016, permettra à la prison de disposer de 382 places supplémentaires. Des représentants du ministère de la Justice ont informé la délégation que cette extension avait été financée à l’aide d’un prêt de la Banque de développement du Conseil de l’Europe (CEB) et qu’une autre demande de prêt avait été déposée auprès de la CEB pour la construction à Šibenik d’une nouvelle prison d’État, d’une capacité prévue de 1 270 places. Ces mesures démontrent une volonté de la part des autorités croates de traiter le problème de la surpopulation carcérale. Toutefois, comme l’a déjà souligné le CPT dans ses précédents rapports aux autorités croates, la création de nouvelles infrastructures d’accueil ne peut constituer une solution durable au problème de la surpopulation carcérale, tout au moins si elle ne s’accompagne pas de politiques visant à limiter ou à moduler le nombre de personnes envoyées en prison. À cet égard, le Comité prend note des efforts déployés par le ministère de la Justice depuis 2007 pour mettre en place un système de probation de niveau national en élaborant un cadre juridique qui permette aux procureurs, aux tribunaux et aux offices de probation d’élargir la portée des mesures alternatives aux peines privatives de liberté telles que les travaux d’intérêt général et les mesures de contrôle des délinquants, et d’appliquer ces mesures alternatives à un plus grand nombre de personnes. Au moins 15 % des personnes détenues après condamnation actuellement (proportion qui correspond aux détenus purgeant des peines inférieures ou égales à un an) pourraient potentiellement bénéficier de mesures non privatives de liberté une fois que la nouvelle loi sur la probation aura été adoptée. Le CPT recommande aux autorités croates de continuer de s’efforcer de réduire la surpopulation carcérale, en tenant compte des recommandations adoptées par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, en particulier des Recommandations Rec(99)22 concernant le surpeuplement des prisons et l’inflation carcérale, Rec(2003)22 concernant la libération conditionnelle, Rec(2006)13 concernant la détention provisoire et Rec(2010)1 sur les règles du Conseil de l’Europe relatives à la probation. Le Comité souhaiterait recevoir des informations mises à jour sur l’impact des mesures prises pour traiter le problème de la surpopulation carcérale. Prisons Remarques préliminaires Recommandations – les autorités croates devraient continuer de s’efforcer de réduire la surpopulation carcérale, en tenant compte des recommandations adoptées par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, en particulier des Recommandations Rec(99)22 concernant le surpeuplement des prisons et l’inflation carcérale, Rec(2003)22 concernant la libération conditionnelle, Rec(2006)13 concernant la détention provisoire et Rec(2010)1 sur les règles du Conseil de l’Europe relatives à la probation (paragraphe 28). Conditions de détention de la population générale des prisons Recommandations (...) – les autorités croates devraient prendre des mesures pour réduire le taux d’occupation des cellules dans toutes les prisons visitées (ainsi que dans les autres prisons de Croatie), de manière à fournir au moins 4 m² d’espace vital à chaque détenu dans les cellules collectives ; dans ce chiffre, la surface occupée par les installations sanitaires à l’intérieur de la cellule ne doit pas être comptée (paragraphe 36) ; – les plus petites cellules (7 m²) de la prison de comté de Zagreb ne devraient pas héberger plus d’une personne (paragraphe 36) ; (...) – les autorités croates devraient améliorer le programme d’activités, y compris les possibilités d’emploi et de formation professionnelle, proposé aux détenus à la prison d’État de Glina, dans les prisons de comté de Zagreb et Sisak et, le cas échéant, dans d’autres prisons de Croatie (paragraphe 40) ; (...) » Le Comité des Ministres a) Les règles pénitentiaires européennes Les règles pénitentiaires européennes exposent des recommandations du Comité des Ministres aux États membres du Conseil de l’Europe quant aux normes minimales à appliquer dans les prisons. Les règles pénitentiaires européennes de 1987 (annexées à la Recommandation R(87)3) ont été adoptées le 12 février 1987. Le 11 janvier 2006, le Comité des Ministres, considérant que la recommandation de 1987 devait « être révisée et mise à jour de façon approfondie pour pouvoir refléter les développements qui [étaient] survenus dans le domaine de la politique pénale, les pratiques de condamnation ainsi que de gestion des prisons en général en Europe », a adopté la recommandation Rec(2006)2 sur les règles pénitentiaires européennes, comprenant en annexe une nouvelle version des règles pénitentiaires. En ses passages pertinents, cette nouvelle version est ainsi libellée : « Partie I Principes fondamentaux Les personnes privées de liberté doivent être traitées dans le respect des droits de l’homme. Les personnes privées de liberté conservent tous les droits qui ne leur ont pas été retirés selon la loi par la décision les condamnant à une peine d’emprisonnement ou les plaçant en détention provisoire. Les restrictions imposées aux personnes privées de liberté doivent être réduites au strict nécessaire et doivent être proportionnelles aux objectifs légitimes pour lesquelles elles ont été imposées. Le manque de ressources ne saurait justifier des conditions de détention violant les droits de l’homme. La vie en prison est alignée aussi étroitement que possible sur les aspects positifs de la vie à l’extérieur de la prison. Chaque détention est gérée de manière à faciliter la réintégration dans la société libre des personnes privées de liberté. (...) Champ d’application 1. Les Règles pénitentiaires européennes s’appliquent aux personnes placées en détention provisoire par une autorité judiciaire ou privées de liberté à la suite d’une condamnation. 2. En principe, les personnes placées en détention provisoire par une autorité judiciaire et les personnes privées de liberté à la suite d’une condamnation ne peuvent être détenues que dans des prisons, à savoir des établissements réservés aux détenus relevant de ces deux catégories. 3 Les Règles s’appliquent aussi aux personnes : a. détenues pour toute autre raison dans une prison ; ou b. placées en détention provisoire par une autorité judiciaire ou privées de liberté à la suite d’une condamnation, mais qui sont, pour une raison quelconque, détenues dans d’autres endroits. (...) Partie II Conditions de détention (...) Répartition et locaux de détention (...) 1. Les locaux de détention et, en particulier, ceux qui sont destinés au logement des détenus pendant la nuit, doivent satisfaire aux exigences de respect de la dignité humaine et, dans la mesure du possible, de la vie privée, et répondre aux conditions minimales requises en matière de santé et d’hygiène, compte tenu des conditions climatiques, notamment en ce qui concerne l’espace au sol, le volume d’air, l’éclairage, le chauffage et l’aération. 2. Dans tous les bâtiments où des détenus sont appelés à vivre, à travailler ou à se réunir : a. les fenêtres doivent être suffisamment grandes pour que les détenus puissent lire et travailler à la lumière naturelle dans des conditions normales, et pour permettre l’entrée d’air frais, sauf s’il existe un système de climatisation approprié ; b. la lumière artificielle doit être conforme aux normes techniques reconnues en la matière ; et c. un système d’alarme doit permettre aux détenus de contacter le personnel immédiatement. 3. Le droit interne doit définir les conditions minimales requises concernant les points répertoriés aux paragraphes 1 et 2. 4. Le droit interne doit prévoir des mécanismes garantissant que le respect de ces conditions minimales ne soit pas atteint à la suite du surpeuplement carcéral. 5. Chaque détenu doit en principe être logé pendant la nuit dans une cellule individuelle, sauf lorsqu’il est considéré comme préférable pour lui qu’il cohabite avec d’autres détenus. 6. Une cellule doit être partagée uniquement si elle est adaptée à un usage collectif et doit être occupée par des détenus reconnus aptes à cohabiter. 7. Dans la mesure du possible, les détenus doivent pouvoir choisir avant d’être contraints de partager une cellule pendant la nuit. 8. La décision de placer un détenu dans une prison ou une partie de prison particulière doit tenir compte de la nécessité de séparer : a. les prévenus des détenus condamnés ; b. les détenus de sexe masculin des détenus de sexe féminin ; et c. les jeunes détenus adultes des détenus plus âgés. 9. Il peut être dérogé aux dispositions du paragraphe 8 en matière de séparation des détenus afin de permettre à ces derniers de participer ensemble à des activités organisées. Cependant les groupes visés doivent toujours être séparés la nuit, à moins que les intéressés ne consentent à cohabiter et que les autorités pénitentiaires estiment que cette mesure s’inscrit dans l’intérêt de tous les détenus concernés. 10. Les conditions de logement des détenus doivent satisfaire aux mesures de sécurité les moins restrictives possible et compatibles avec le risque que les intéressés s’évadent, se blessent ou blessent d’autres personnes. (...) Hygiène 1. Tous les locaux d’une prison doivent être maintenus en état et propres à tout moment. 2. Les cellules ou autres locaux affectés à un détenu au moment de son admission doivent être propres. 3. Les détenus doivent jouir d’un accès facile à des installations sanitaires hygiéniques et protégeant leur intimité. 4. Les installations de bain et de douche doivent être suffisantes pour que chaque détenu puisse les utiliser, à une température adaptée au climat, de préférence quotidiennement mais au moins deux fois par semaine (ou plus fréquemment si nécessaire) conformément aux préceptes généraux d’hygiène. 5. Les détenus doivent veiller à la propreté et à l’entretien de leur personne, de leurs vêtements et de leur logement. 6. Les autorités pénitentiaires doivent leur fournir les moyens d’y parvenir, notamment par des articles de toilette ainsi que des ustensiles de ménage et des produits d’entretien. (...) Vêtements et literie (...) Chaque détenu doit disposer d’un lit séparé et d’une literie individuelle convenable, entretenue correctement et renouvelée à des intervalles suffisamment rapprochés pour en assurer la propreté. Régime alimentaire 1. Les détenus doivent bénéficier d’un régime alimentaire tenant compte de leur âge, de leur état de santé, de leur état physique, de leur religion, de leur culture et de la nature de leur travail. (...) Régime pénitentiaire 1. Le régime prévu pour tous les détenus doit offrir un programme d’activités équilibré. 2. Ce régime doit permettre à tous les détenus de passer chaque jour hors de leur cellule autant de temps que nécessaire pour assurer un niveau suffisant de contacts humains et sociaux. 3. Ce régime doit aussi pourvoir aux besoins sociaux des détenus. (...) Travail 1. Le travail en prison doit être considéré comme un élément positif du régime carcéral et en aucun cas être imposé comme une punition. 2. Les autorités pénitentiaires doivent s’efforcer de procurer un travail suffisant et utile. (...) Exercice physique et activités récréatives 1. Tout détenu doit avoir l’opportunité, si le temps le permet, d’effectuer au moins une heure par jour d’exercice en plein air. 2. En cas d’intempérie, des solutions de remplacement doivent être proposées aux détenus désirant faire de l’exercice. 3. Des activités correctement organisées – conçues pour maintenir les détenus en bonne forme physique, ainsi que pour leur permettre de faire de l’exercice et de se distraire – doivent faire partie intégrante des régimes carcéraux. 4. Les autorités pénitentiaires doivent faciliter ce type d’activités en fournissant les installations et les équipements appropriés. 5. Les autorités pénitentiaires doivent prendre des dispositions spéciales pour organiser, pour les détenus qui en auraient besoin, des activités particulières. 6. Des activités récréatives – comprenant notamment du sport, des jeux, des activités culturelles, des passe-temps et la pratique de loisirs actifs – doivent être proposées aux détenus et ces derniers doivent, autant que possible, être autorisés à les organiser. 7. Les détenus doivent être autorisés à se réunir dans le cadre des séances d’exercice physique et de la participation à des activités récréatives. Éducation 1. Toute prison doit s’efforcer de donner accès à tous les détenus à des programmes d’enseignement qui soient aussi complets que possible et qui répondent à leurs besoins individuels tout en tenant compte de leurs aspirations. (...) Partie VIII Détenus condamnés Objectif du régime des détenus condamnés 102.1. Au-delà des règles applicables à l’ensemble des détenus, le régime des détenus condamnés doit être conçu pour leur permettre de mener une vie responsable et exempte de crime. 102.2. La privation de liberté constituant une punition en soi, le régime des détenus condamnés ne doit pas aggraver les souffrances inhérentes à l’emprisonnement. Application du régime des détenus condamnés 103.1. Le régime des détenus condamnés doit commencer aussitôt qu’une personne a été admise en prison avec le statut de détenu condamné, à moins qu’il n’ait déjà été entamé avant. 103.2. Dès que possible après l’admission, un rapport complet doit être rédigé sur le détenu condamné décrivant sa situation personnelle, les projets d’exécution de peine qui lui sont proposés et la stratégie de préparation à sa sortie. 103.3. Les détenus condamnés doivent être encouragés à participer à l’élaboration de leur propre projet d’exécution de peine. 103.4. Ledit projet doit prévoir dans la mesure du possible : a. un travail ; b. un enseignement ; c. d’autres activités ; et d. une préparation à la libération. (...) Travail des détenus condamnés 105.1. Un programme systématique de travail doit contribuer à atteindre les objectifs poursuivis par le régime des détenus condamnés. (...) Éducation des détenus condamnés 106.1. Un programme éducatif systématique, comprenant l’entretien des acquis et visant à améliorer le niveau global d’instruction des détenus, ainsi que leurs capacités à mener ensuite une vie responsable et exempte de crime doit constituer une partie essentielle du régime des détenus condamnés. (...) » b) La Recommandation R(99)22 Les passages pertinents de la Recommandation R(99)22 du Comité des Ministres aux États membres concernant le surpeuplement des prisons et l’inflation carcérale, adoptée le 30 septembre 1999, sont ainsi libellés : « Le Comité des Ministres (...), Considérant que le surpeuplement des prisons et la croissance de la population carcérale constituent un défi majeur pour les administrations pénitentiaires et l’ensemble du système de justice pénale sous l’angle tant des droits de l’homme que de la gestion efficace des établissements pénitentiaires ; Considérant que la gestion efficace de la population carcérale est subordonnée à certaines circonstances telles que la situation globale de la criminalité, les priorités en matière de lutte contre la criminalité, l’éventail des peines prévues par les textes législatifs, la sévérité des peines prononcées, la fréquence du recours aux sanctions et mesures appliquées dans la communauté, l’usage de la détention provisoire, l’efficience et l’efficacité des organes de la justice pénale et, en particulier, l’attitude du public vis-à-vis de la criminalité et de sa répression ; Affirmant que les mesures destinées à lutter contre le surpeuplement des prisons et à réduire la taille de la population carcérale devraient s’inscrire dans une politique pénale cohérente et rationnelle axée sur la prévention du crime et des comportements criminels, l’application effective de la loi, la sécurité et la protection du public, l’individualisation des sanctions et des mesures et la réintégration sociale des délinquants ; Considérant que ces mesures devraient être conformes aux principes fondamentaux des États démocratiques régis par le principe de la prééminence du droit, et inspirés par l’objectif primordial de la garantie des droits de l’homme, conformément à la Convention européenne des Droits de l’Homme et à la jurisprudence des organes chargés de veiller à son application ; Reconnaissant, en outre, que ces mesures requièrent l’appui des responsables politiques et administratifs, des juges, des procureurs et du grand public, ainsi qu’une information équilibrée sur les fonctions de la sanction, sur l’efficacité relative des sanctions et mesures privatives et non privatives de liberté et sur la réalité des prisons ; Tenant compte de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants ; (...) Recommande aux gouvernements des États membres : – de prendre toutes les mesures appropriées, lorsqu’ils revoient leur législation et leur pratique relatives au surpeuplement des prisons et à l’inflation carcérale, en vue d’appliquer les principes énoncés dans l’annexe à la présente recommandation ; – d’encourager la diffusion la plus large possible de la présente recommandation et du rapport sur le surpeuplement des prisons et l’inflation carcérale établi par le Comité européen pour les problèmes criminels. Annexe à la Recommandation R(99)22 I. Principes de base La privation de liberté devrait être considérée comme une sanction ou mesure de dernier recours et ne devrait dès lors être prévue que lorsque la gravité de l’infraction rendrait toute autre sanction ou mesure manifestement inadéquate. L’extension du parc pénitentiaire devrait être plutôt une mesure exceptionnelle, puisqu’elle n’est pas, en règle générale, propre à offrir une solution durable au problème du surpeuplement. Les pays dont la capacité carcérale pourrait être globalement suffisante mais mal adaptée aux besoins locaux devraient s’efforcer d’aboutir à une répartition plus rationnelle de cette capacité. Il convient de prévoir un ensemble approprié de sanctions et de mesures appliquées dans la communauté, éventuellement graduées en termes de sévérité ; il y a lieu d’inciter les procureurs et les juges à y recourir aussi largement que possible. Les États membres devraient examiner l’opportunité de décriminaliser certains types de délits ou de les requalifier de façon à éviter qu’ils n’appellent des peines privatives de liberté. Afin de concevoir une action cohérente contre le surpeuplement des prisons et l’inflation carcérale, une analyse détaillée des principaux facteurs contribuant à ces phénomènes devrait être menée. Une telle analyse devrait porter, notamment, sur les catégories d’infractions susceptibles d’entraîner de longues peines de prison, les priorités en matière de lutte contre la criminalité, les attitudes et préoccupations du public ainsi que les pratiques existantes en matière de prononcé des peines. II. Faire face à la pénurie de places dans les prisons Il convient, pour éviter des niveaux de surpeuplement excessifs, de fixer, pour les établissements pénitentiaires, une capacité maximale. En présence d’une situation de surpeuplement, il y a lieu d’accorder une importance particulière à la notion de dignité humaine, à la volonté des administrations pénitentiaires d’appliquer un traitement humain et positif, à la pleine reconnaissance des rôles du personnel, et à la mise en œuvre d’une gestion moderne et efficace. Conformément aux Règles pénitentiaires européennes, une attention particulière devrait être accordée à l’espace dont disposent les détenus, à l’hygiène et aux installations sanitaires, à une nourriture suffisante et convenablement préparée et présentée, aux soins médicaux et aux possibilités de faire de l’exercice en plein air. Il convient, en vue de contrebalancer certaines des conséquences négatives du surpeuplement des prisons, de faciliter dans la mesure du possible le contact des détenus avec leurs familles et de faire appel le plus possible au soutien de la communauté. Un usage aussi large que possible devrait être fait des modalités spécifiques d’exécution des peines privatives de liberté, notamment des régimes de semi-liberté et des régimes ouverts, des congés pénitentiaires ou des placements extra-muros en vue de contribuer au traitement des détenus et à leur réinsertion, au maintien du lien avec leur famille ou avec d’autres membres de la communauté, ainsi qu’à l’atténuation des tensions dans les établissements pénitentiaires. (...) V. Mesures à mettre en œuvre au-delà du procès pénal La mise en œuvre des sanctions et mesures appliquées dans la communauté – L’exécution des peines privatives de liberté Pour faire des sanctions et des mesures appliquées dans la communauté des alternatives crédibles aux peines d’emprisonnement de courte durée, il convient d’assurer leur mise en œuvre efficiente (...) La libération conditionnelle devrait être considérée comme une des mesures les plus efficaces et les plus constructives qui non seulement réduit la durée de la détention mais contribue aussi de manière non négligeable à la réintégration planifiée du délinquant dans la communauté. (...) » c) Les normes adoptées en application des arrêts de la Cour Dans son rapport de 2014 sur la surveillance de l’exécution des arrêts et décisions de la Cour européenne des droits de l’homme (), le Comité des Ministres s’est exprimé ainsi, relativement à l’exécution de deux arrêts rendus contre l’Italie (Sulejmanovic c. Italie, no 22635/03, 16 juillet 2009, et Torreggiani et autres c. Italie, nos 43517/09, 46882/09, 55400/09, 57875/09, 61535/09, 35315/10 et 37818/10, 8 janvier 2013) : « En réponse à cette décision du CM, les autorités ont fourni des informations complémentaires en avril, notamment sur l’adoption de différentes mesures structurelles prises afin de se conformer aux arrêts dans ces affaires, accompagnées des données statistiques démontrant une diminution importante et continue de la population carcérale et une augmentation de l’espace de vie jusqu’à au moins 3 m2 par personne détenue. À sa réunion de juin, le CM s’est félicité de la création d’un recours préventif dans le délai fixé par l’arrêt pilote Torreggiani et autres et, afin d’en permettre une pleine évaluation, a invité les autorités à fournir des informations complémentaires sur sa mise en œuvre, en particulier à la lumière du suivi qu’elles prévoient d’exercer dans ce contexte. Il a également pris note des informations sur les mesures prises pour créer un recours indemnitaire par le biais d’un décret-loi, qui sera adopté vers fin juin. » Le Comité européen pour les problèmes criminels Dans son Commentaire sur les règles pénitentiaires européennes, le Comité européen pour les problèmes criminels a expliqué la portée des exigences énoncées dans ces règles en matière d’hébergement et de régime pénitentiaires. La partie pertinente de ce commentaire se lit ainsi : « La Règle 18 contient quelques éléments nouveaux. Le premier, à la Règle 18.3, vise à obliger les gouvernements à inscrire dans le droit interne des normes spécifiques en ce domaine. Ces normes doivent tenir compte à la fois des exigences générales de respect de la dignité humaine et des considérations pratiques en matière de santé et d’hygiène. Le CPT, dans son analyse des conditions d’hébergement et de l’espace au sol disponible dans les établissements pénitentiaires de divers pays, a commencé à indiquer quelques standards minimaux. Il les estime à 4 m² par détenu dans un dortoir et 6 m² dans une cellule. Elles doivent cependant être modulées en fonction des résultats d’analyses plus approfondies du système pénitentiaire ; il convient notamment de prendre en compte le temps que les détenus passent effectivement dans leur cellule. Ces valeurs minimales ne doivent pas être considérées comme la norme. Bien que le CPT n’ait jamais établi directement de telle norme, il y a des indications qu’il considère de taille souhaitable une cellule individuelle de 9 à 10 m². Il s’agit d’un domaine dans lequel le CPT peut continuer à apporter des éléments utiles en s’appuyant sur le travail déjà effectué à cet égard. Il est nécessaire de procéder à un examen détaillé des dimensions des cellules pouvant être considérées comme acceptables pour l’hébergement d’un certain nombre de détenus. Le nombre d’heures que les détenus passent enfermés dans leur cellule doit être pris en compte dans la définition des dimensions appropriées. Même dans le cas des détenus passant une grande partie de leur temps en dehors de leur cellule, il convient de définir clairement un espace minimum conforme au respect de la dignité humaine. (...) La Règle 25 souligne que les autorités pénitentiaires ne doivent pas concentrer leur attention uniquement sur certaines règles spécifiques comme celles qui portent sur le travail, l’éducation et l’exercice physique mais doivent examiner l’ensemble du régime de détention de chaque détenu et veiller à ce que celui-ci reste conforme aux normes fondamentales de respect de la dignité humaine. [Ces activités (...) devraient couvrir (...) la période d’une journée normale de travail]. Il est inacceptable, par exemple, que les détenus passent 23 heures sur 24 dans leur cellule. Le CPT a indiqué que les diverses activités auxquelles participent les détenus doivent les occuper en dehors de leur cellule au moins huit heures par jour (...) » B. Les normes pertinentes des Nations unies L’Ensemble de règles minima des Nations unies pour le traitement des détenus (Règles Mandela), qui figure dans le document A/C.3/70/L.3 (29 septembre 2015), est un ensemble de normes fondamentales de traitement des détenus adopté par l’Assemblée générale des Nations unies. En ses parties pertinentes, il prévoit ceci : « I. Règles d’application générale Principes fondamentaux Règle 1 Tous les détenus sont traités avec le respect dû à la dignité et à la valeur inhérentes à la personne humaine. Aucun détenu ne doit être soumis à la torture ni à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et tous les détenus sont protégés contre de tels actes, qui ne peuvent en aucun cas être justifiés par quelque circonstance que ce soit. La sûreté et la sécurité des détenus, du personnel, des prestataires de services et des visiteurs doivent être assurées à tout moment. (...) Règle 4 Les objectifs des peines d’emprisonnement et mesures similaires privant l’individu de sa liberté sont principalement de protéger la société contre le crime et d’éviter les récidives. Ces objectifs ne sauraient être atteints que si la période de privation de liberté est mise à profit pour obtenir, dans toute la mesure possible, la réinsertion de ces individus dans la société après leur libération, afin qu’ils puissent vivre dans le respect de la loi et subvenir à leurs besoins. À cette fin, les administrations pénitentiaires et les autres autorités compétentes doivent donner aux détenus la possibilité de recevoir une instruction et une formation professionnelle et de travailler, et leur offrir toutes les autres formes d’assistance qui soient adaptées et disponibles, y compris des moyens curatifs, moraux, spirituels, sociaux, sanitaires et sportifs. Tous les programmes, activités et services ainsi proposés doivent être mis en œuvre conformément aux besoins du traitement individuel des détenus. (...) Locaux de détention Règle 12 Lorsque les détenus dorment dans des cellules ou chambres individuelles, celles-ci ne doivent être occupées la nuit que par un seul détenu. Si pour des raisons spéciales, telles qu’une suroccupation temporaire, il devient nécessaire pour l’administration pénitentiaire centrale de déroger à cette règle, il n’est pas souhaitable que deux détenus occupent la même cellule ou chambre. Lorsqu’on recourt à des dortoirs, ceux-ci doivent être occupés par des détenus soigneusement sélectionnés et reconnus aptes à être logés dans ces conditions. La nuit, ils seront soumis à une surveillance régulière, adaptée au type d’établissement considéré. Règle 13 Tous les locaux de détention et en particulier ceux où dorment les détenus doivent répondre à toutes les normes d’hygiène, compte dûment tenu du climat, notamment en ce qui concerne le volume d’air, la surface minimale au sol, l’éclairage, le chauffage et la ventilation. Règle 14 Dans tout local où les détenus doivent vivre ou travailler : a) Les fenêtres doivent être suffisamment grandes pour que le détenu puisse lire et travailler à la lumière naturelle et être agencées de façon à permettre l’entrée d’air frais, avec ou sans ventilation artificielle; b) La lumière artificielle doit être suffisante pour permettre au détenu de lire ou de travailler sans altérer sa vue. Règle 15 Les installations sanitaires doivent être adéquates pour permettre au détenu de satisfaire ses besoins naturels au moment voulu, d’une manière propre et décente. Règle 16 Les installations de bain et de douche doivent être suffisantes pour que chaque détenu puisse être à même et tenu de les utiliser, à une température adaptée au climat et aussi fréquemment que l’exige l’hygiène générale selon la saison et la région géographique, mais au moins une fois par semaine sous un climat tempéré. Règle 17 Tous les locaux fréquentés régulièrement par les détenus doivent être correctement entretenus et être maintenus en parfait état de propreté à tout moment. Hygiène personnelle Règle 18 Les détenus sont tenus de veiller à leur propreté personnelle et doivent pour ce faire disposer d’eau et des articles de toilette nécessaires à leur santé et à leur hygiène corporelle. Afin de permettre aux détenus d’avoir une bonne apparence personnelle qui leur donne confiance en eux, des services doivent être prévus pour assurer le bon entretien des cheveux et de la barbe et les hommes doivent pouvoir se raser régulièrement. Vêtements et literie Règle 19 Tout détenu qui n’est pas autorisé à porter ses vêtements personnels doit recevoir une tenue qui soit adaptée au climat et suffisante pour le maintenir en bonne santé. Cette tenue ne doit en aucune manière être dégradante ou humiliante. (...) Règle 21 Chaque détenu doit disposer, en conformité avec les normes locales ou nationales, d’un lit individuel et d’une literie individuelle convenable, propre à son arrivée puis bien entretenue et renouvelée assez souvent pour en assurer la propreté. Alimentation Règle 22 Tout détenu doit recevoir de l’administration pénitentiaire aux heures habituelles une alimentation de bonne qualité, bien préparée et servie, ayant une valeur nutritive suffisant au maintien de sa santé et de ses forces. Chaque détenu doit pouvoir disposer d’eau potable lorsqu’il en a besoin. Activité physique et sportive Règle 23 Chaque détenu qui n’est pas occupé à un travail en plein air doit avoir, si le temps le permet, une heure au moins par jour d’exercice physique approprié en plein air. Les jeunes détenus et les autres détenus dont l’âge et la condition physique le permettent doivent recevoir pendant la période réservée à l’exercice une éducation physique et récréative. Le terrain, les installations et l’équipement nécessaires devraient être mis à leur disposition. (...) II. Règles applicables à des catégories spéciales A. Détenus condamnés (...) Privilèges Règle 95 Un système de privilèges adapté aux différents groupes de détenus et aux différentes méthodes de traitement doit être mis en place dans chaque prison afin d’encourager la bonne conduite, de développer le sens des responsabilités et de susciter l’intérêt et la coopération des détenus en vue de leur traitement. Travail Règle 96 Les détenus condamnés doivent avoir la possibilité de travailler et de participer activement à leur réadaptation, sous réserve de l’avis d’un médecin ou autre professionnel de la santé ayant les qualifications requises concernant leur aptitude physique et mentale. Il faut fournir aux détenus un travail productif suffisant pour les occuper pendant la durée normale d’une journée de travail. (...) Éducation et loisirs Règle 104 Des dispositions doivent être prises pour poursuivre l’éducation de tous les détenus capables d’en profiter, y compris l’instruction religieuse dans les pays où cela est possible. L’instruction des détenus analphabètes et des jeunes détenus doit être obligatoire et devra recevoir une attention particulière de la part de l’administration pénitentiaire. (...) Règle 105 Des activités récréatives et culturelles doivent être organisées dans toutes les prisons pour assurer le bien-être physique et mental des détenus. » C. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) Sur la base des différentes visites qu’il a effectuées dans des lieux de détention où il a contrôlé les conditions de détention et le traitement des détenus, le CICR a publié en 2005 un document intitulé « Eau, assainissement, hygiène et habitat dans les prisons », qui a été mis à jour en 2012. Par ailleurs, le CICR a organisé en 2009 une table ronde internationale relative à la progression de l’établissement de lignes directrices internationales. À la lumière des débats tenus dans ce cadre, il a publié le document « Eau, assainissement, hygiène et habitat dans les prisons – Guide complémentaire » (disponible à l’adresse suivante : ). Dans ce guide, le CICR observe qu’il n’existe pas de norme universelle régissant l’espace habitable à allouer aux détenus mais que des recommandations s’appliquant à plusieurs groupes de pays ont néanmoins été formulées par un certain nombre d’organisations et de forums. Il note qu’en l’absence de normes universelles, des réglementations nationales ont été élaborées par de nombreux pays mais que les prescriptions varient beaucoup. Par exemple, indique-t-il, en Europe les spécifications vont de 4 m² (en Albanie) à 12 m² (en Suisse), certains pays requièrent davantage d’espace pour les détenus en attente de jugement, dans d’autres pays, il est exigé d’avoir plus d’espace pour les femmes (en Islande, Pologne et Slovénie, par exemple), et d’autres pays encore font une distinction entre détenus adultes et détenus mineurs (la Hongrie et la Lettonie, par exemple). En l’absence de norme universelle, le CICR a élaboré sur la base de son expérience des spécifications relatives à l’aménagement de l’espace alloué à chaque détenu. Pour les détenus qui partagent une cellule ou un dortoir, il recommande un espace de 3,4 m² par personne, y compris les lits superposés et les toilettes. Il souligne toutefois que ces chiffres correspondent à des spécifications recommandées et qu’il ne s’agit pas de normes, et que, dans la pratique, l’espace au sol dont chaque détenu devrait disposer ne peut pas être évalué uniquement sur la base de la mesure d’une surface spécifique : pour évaluer les exigences en matière d’espace, il faut prendre en compte un certain nombre d’autres facteurs, y compris des facteurs relevant de la gestion ou variant en fonction des installations et des services disponibles dans la prison. Selon le CICR, il faut adopter une approche globale permettant d’obtenir un tableau plus exact de la réalité vécue par les détenus. Le CICR considère donc que l’espace ne constitue en soi qu’un moyen limité de mesurer la qualité de la vie carcérale et d’évaluer les conditions de détention. Il explique dans le guide que l’espace n’est qu’un des éléments à considérer pour évaluer les conditions dans lesquelles les détenus sont incarcérés, et que les normes relatives à l’espace ne peuvent pas être spécifiées séparément de celles qui portent sur l’environnement global. Ainsi, précise-t-il, dans toute situation, le caractère approprié ou inapproprié des spécifications qu’il recommande dépend de plusieurs autres facteurs : les besoins individuels spécifiques des détenus (par exemple, les besoins des prisonniers jeunes, vieux ou malades, des femmes ou des personnes handicapées) ; l’état des bâtiments ; le temps passé dans la zone de logement ; la fréquence et l’étendue des possibilités offertes aux détenus en termes d’exercice physique, de travail et de participation à d’autres activités en dehors de la zone de logement ; le nombre de personnes dans la zone de logement (qui doit permettre une certaine intimité tout en évitant l’isolement) ; la quantité de lumière naturelle et le caractère adéquat de la ventilation ; les autres activités qui se déroulent dans la zone de logement (cuisson des aliments, lavage et séchage du linge et des vêtements, par exemple) ; les autres services à disposition (toilettes et douches, par exemple) et le niveau de surveillance devant être exercée. En ce qui concerne le temps passé dans la cellule ou le dortoir, le CICR souligne que plus un détenu doit passer de temps dans un espace confiné au cours d’une période de 24 heures, plus grande est la surface dont il a besoin. En d’autres termes, plus un détenu passe d’heures chaque jour en dehors de la zone de logement, dans un environnement offrant toute sécurité où il participe à des activités positives, plus grande est la possibilité d’atténuer les effets négatifs de l’enfermement dans un espace restreint. Le CICR précise que sont considérés comme « activités positives » le travail et l’éducation, le fait de recevoir des visites, la participation à un exercice organisé ou à une activité sportive, le fait de passer de longues périodes de temps non structuré dans les zones d’exercice en plein air ainsi que la pratique d’un passe-temps et la participation à des programmes d’activités récréatives. Le CICR fait aussi une distinction en ce qui concerne les exigences en matière d’hébergement entre le temps normal et les situations d’urgence (crises politiques, catastrophes naturelles, incendies, émeutes, crises sanitaires nécessitant l’isolement d’un grand nombre de détenus ou autres événements impliquant le transfert de détenus d’une prison ayant subi des dégâts vers un autre établissement). Il note que les participants à la table ronde ont unanimement recommandé de revenir sur la spécification qu’il avait recommandée en situation d’urgence, soit 2 m² par personne. Plutôt que de fixer un minimum standard, ils ont recommandé de formuler des orientations destinées à faciliter le retour aussi rapide que possible à des conditions normales dans la prison (en termes, notamment, d’espace minimum). Ils ont en particulier souligné qu’il était nécessaire en pareil cas d’éviter que des restrictions introduites pour faire face à une situation d’urgence n’évoluent en situation de carence chronique.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les trois requérants appartiennent à l’Église roumaine unie à Rome, également dénommée Église gréco-catholique ou uniate. A. Le contexte historique de l’affaire En 1948, par le décret no 358/1948, l’Église gréco-catholique fut dissoute, et ses biens furent transférés à l’État, à l’exception des biens des paroisses, dont une commission interdépartementale fut chargée de déterminer l’affectation finale. Toutefois, la commission ne s’acquitta jamais de cette mission et les biens des paroisses furent transférés à l’Église orthodoxe en vertu du décret no 177/1948. En 1967, l’ensemble formé par l’église et la cour attenante ayant appartenu à la première requérante fut inscrit au registre foncier en tant que propriété de la Paroisse orthodoxe roumaine de Lupeni I (« la paroisse orthodoxe »). Après la chute du régime communiste, en décembre 1989, le décret no 358/1948 fut abrogé par le décret-loi no 9/1989. Le culte uniate fut reconnu officiellement par le décret-loi no 126/1990 relatif à certaines mesures concernant l’Église roumaine unie à Rome. L’article 3 de ce décretloi prévoyait que la situation juridique des biens ayant appartenu aux paroisses uniates et se trouvant en possession de l’Église orthodoxe devait être tranchée par des commissions mixtes constituées de représentants du clergé des deux cultes, uniate et orthodoxe. Pour rendre leurs décisions, ces commissions devaient prendre en compte « la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens ». L’article 3 du décret-loi no 126/1990 fut modifié par l’ordonnance du gouvernement no 64/2004 et par la loi no 182/2005. Selon cette disposition modifiée, en cas de désaccord entre les représentants cléricaux des deux cultes au sein d’une commission mixte, la partie ayant un intérêt à agir pouvait introduire une action en justice fondée sur le « droit commun » (drept comun, voir la procédure visée aux paragraphes 41 et 121 cidessous). La première requérante fut légalement reconstituée le 12 août 1996 et les requérants entamèrent – sans succès – devant la commission mixte des démarches visant à obtenir la restitution de leurs anciens biens. Le droit interne, notamment le décret-loi no 126/1990 et les modifications qui y ont été apportées en 2004 et 2005, est exposé aux paragraphes 39 à 43 ci-dessous. B. L’action judiciaire des requérants La première phase de la procédure Le 23 mai 2001, le deuxième requérant saisit les juridictions nationales d’une action engagée contre l’Archidiocèse orthodoxe d’Arad et la paroisse orthodoxe. Il demandait l’annulation de l’expropriation, opérée sur la base du décret no 358/1948, de l’église et du cimetière sis à Lupeni, et la restitution de cette église à la première requérante. La première requérante et le troisième requérant étaient mentionnés dans l’acte introductif d’instance en tant que mandataires du deuxième requérant. Par un jugement du 10 octobre 2001, le tribunal départemental de Hunedoara (« le tribunal départemental ») déclara l’action irrecevable au motif que le litige devait être résolu par la voie de la procédure spéciale instituée par le décret-loi no 126/1990, c’est-à-dire devant la commission mixte. La première requérante et le deuxième requérant interjetèrent appel de ce jugement. Le 22 février 2002, ils demandèrent la suspension de la procédure, afin que l’affaire fût résolue par voie amiable. Le 25 mars 2003, ils sollicitèrent sa réinscription au rôle. Le même jour, la cour d’appel d’Alba-Iulia (« la cour d’appel ») rejeta l’appel, jugeant l’action prématurée. Par un arrêt définitif du 24 novembre 2004, la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour »), statuant sur un pourvoi en recours (recurs) formé par la première requérante et le deuxième requérant, cassa l’arrêt de la cour d’appel et renvoya l’affaire devant la même cour d’appel pour qu’elle fût jugée au fond. Le 12 mai 2006, en application des modifications législatives apportées au décret-loi no 126/1990, qui donnaient compétence aux tribunaux pour juger le fond des affaires concernant les biens ayant appartenu aux paroisses uniates et se trouvant en possession de l’Église orthodoxe (paragraphe 42 ci-dessous), la cour d’appel fit droit à l’appel du deuxième requérant et renvoya l’affaire devant le tribunal départemental. Le 27 juillet 2006, lorsque l’affaire fut réinscrite au rôle du tribunal départemental, l’action fut élargie afin d’inscrire formellement la première requérante et le troisième requérant comme parties demanderesses dans la procédure. Le 8 novembre 2006, les requérants adjoignirent à leur action initiale une action en revendication des biens en litige, sur la base du droit commun. Le tribunal départemental demanda aux parties d’organiser une réunion afin de parvenir à un accord sur l’attribution de l’église en litige et de lui faire part du résultat des négociations avant le 25 avril 2007. Les parties se rencontrèrent le 20 avril 2007 sans aboutir à un résultat. Par un jugement du 27 février 2008, le tribunal départemental rejeta l’action des requérants au motif que la paroisse orthodoxe était devenue légalement propriétaire du bien en litige en vertu du décret no 358/1948 et qu’elle s’était comportée en propriétaire, s’assurant entre autres du bon entretien de l’église. Le 26 septembre 2008, statuant sur appel des requérants, la cour d’appel annula le jugement du 27 février 2008 pour vice de forme et renvoya l’affaire devant le tribunal départemental. Le jugement au fond Par un jugement du 13 février 2009, le tribunal départemental fit droit à l’action des requérants et ordonna la restitution de l’église à la première requérante. Comparant les titres de propriété des parties, il nota que la partie gréco-catholique était inscrite depuis 1940 au registre foncier en tant que propriétaire du bien et que l’Église orthodoxe avait fait porter au registre foncier en 1967 le droit de propriété sur ce même bien qui lui avait été transféré en vertu du décret no 358/1948. Il jugea que l’abrogation du décret no 358/1948 avait eu pour effet, en l’espèce, la cessation du droit de propriété de la partie orthodoxe sur le bien en litige. Il observa également que la première requérante n’avait pas de lieu de culte et qu’elle était obligée de célébrer son service religieux dans des locaux qu’elle louait à l’Église romano-catholique. La procédure d’appel Par un arrêt du 11 juin 2010, la cour d’appel accueillit l’appel interjeté par la paroisse orthodoxe et rejeta l’action des requérants. Sur la base des preuves versées au dossier, elle constata tout d’abord que l’église revendiquée et deux maisons paroissiales de Lupeni avaient été construites entre 1906 et 1920 par des orthodoxes de rite oriental et des grécocatholiques et qu’après sa construction, l’église avait abrité alternativement les offices des deux cultes. Elle prit note du fait qu’en 1948, les fidèles gréco-catholiques avaient été contraints de se convertir au culte orthodoxe et que le lieu de culte avait été transféré dans le patrimoine de l’Église orthodoxe qui l’avait entretenu et qui y avait réalisé des travaux d’amélioration. La cour d’appel examina également les déclarations des quatre témoins recueillies par le tribunal départemental. Elle nota que ces déclarations confirmaient les données statistiques, qui montraient qu’à Lupeni le nombre des orthodoxes était supérieur à celui des grécocatholiques. Elle observa que, selon le dernier recensement, il y avait à Lupeni 24 968 fidèles orthodoxes et 509 fidèles gréco-catholiques. Elle compara également les déclarations des témoins, les documents écrits qui attestaient du nombre de fidèles gréco-catholiques déclarés lors de la reconstitution de l’Église gréco-catholique à Lupeni et les données du dernier recensement réalisé à Lupeni. Elle tint ensuite le raisonnement suivant : « (...) bien que l’action ait été fondée sur les dispositions du droit commun, à savoir l’article 480 du code civil, compte tenu de son objet, le tribunal ne peut pas trancher sans appliquer les dispositions de l’article 3 alinéa 1 du décret-loi no 126/1990, en vertu desquelles la situation juridique des lieux de culte et des maisons paroissiales (...) doit être déterminée en tenant compte de la volonté des fidèles de la communauté détentrice des biens ». Elle considéra que, étant donné que les orthodoxes, y compris les convertis qui ne voulaient plus revenir au culte gréco-catholique, étaient plus nombreux que les gréco-catholiques à Lupeni, il fallait tenir compte de leur refus pour statuer sur l’affaire. Elle estima que, « eu égard aux réalités sociales et historiques, ignorer la volonté des fidèles et la proportion de fidèles orthodoxes, majoritaires, par rapport aux fidèles gréco-catholiques, nettement moins nombreux, porterait atteinte à la stabilité et à la sécurité des rapports juridiques ». La cour d’appel jugea que l’abrogation du décret no 358/1948 n’emportait pas automatiquement annulation du titre de propriété de l’Église orthodoxe, ce décret constituant la loi en vigueur à l’époque du transfert du droit de propriété. Elle estima dès lors que, même s’il avait été rendu en vertu d’un acte normatif déclaré ultérieurement abusif, le titre de l’Église orthodoxe était valable à compter de la date à laquelle le transfert avait été opéré, de sorte que l’action en revendication était dépourvue de fondement. L’arrêt définitif de la Haute Cour Les requérants formèrent un pourvoi en recours devant la Haute Cour, alléguant que la cour d’appel avait appliqué de manière erronée les dispositions légales régissant l’action en revendication. Ils exposaient que le droit de propriété ne pouvait être lié au caractère majoritaire d’une religion, la propriété étant une notion juridique indépendante de l’importance numérique et de la volonté des parties. Le 15 juin 2011, la Haute Cour rendit à la majorité un arrêt définitif dans lequel elle présenta de manière détaillée les décisions des juridictions inférieures. Rappelant que celles-ci étaient seules compétentes pour établir les faits, elle entérina leurs considérations factuelles. Elle rejeta le pourvoi des requérants et confirma l’arrêt rendu en appel. Sur la question de savoir quelle était la loi applicable, elle indiqua notamment ceci : « En vertu du décret-loi no 126/1990 (...) une distinction est faite entre deux situations : a) celle où les biens se trouvent dans le patrimoine de l’État (...) b) celle où les lieux de culte et les paroisses ont été repris par l’Église orthodoxe roumaine et pour lesquelles la restitution est décidée par une commission mixte composée de représentants cléricaux des deux cultes, commission qui tient compte de la volonté des fidèles de la communauté détentrice des biens. Compte tenu de ces dispositions, c’est à bon droit que la juridiction d’appel, saisie d’une action en restitution d’un lieu de culte, a appliqué le critère de la volonté des fidèles (majoritairement orthodoxes) de la communauté détentrice du bien, soulignant en même temps le caractère irrégulier du raisonnement de la juridiction qui avait statué en première instance en procédant à une simple comparaison des titres et en ignorant la norme spéciale. (...) Or, il apparaît qu’il y a à Lupeni 24 968 croyants orthodoxes et 509 croyants grécocatholiques, que les fidèles qui avaient été contraints en 1948 à passer au culte orthodoxe ne souhaitaient pas revenir au culte gréco-catholique et que la tentative de résoudre [le différend] dans le cadre de la commission mixte cléricale a eu lieu (selon le procès-verbal du 20 avril 2007 (...) la partie orthodoxe avait indiqué que la demande de restitution du lieu de culte ne pouvait pas être accueillie, eu égard à la volonté des croyants de la paroisse et au fait que, depuis 1948, le lieu de culte était administré par les orthodoxes). (...) Le fait qu’il ait été ajouté à l’article 3 [du décret-loi no 126/1990] un alinéa selon lequel « si la commission ne se réunit pas dans le délai fixé, si elle ne parvient pas à un résultat ou si la décision qu’elle prend mécontente l’une des parties, la partie ayant un intérêt à agir peut introduire une action en justice fondée sur le droit commun» ne signifie pas que les requêtes en restitution régies par les normes spéciales soient transformées en actions en revendication [de propriété] de droit commun. Saisi d’une telle requête, le tribunal ne peut pas ignorer la réglementation spéciale applicable en la matière, qui pose le critère à respecter dans la résolution de tels litiges, à savoir la volonté des fidèles de la communauté détentrice du bien. En d’autres termes, le tribunal peut être appelé en vertu de sa plénitude de juridiction à trancher une requête au fond alors que la procédure préalable n’a pas été close par une décision de la commission mixte cléricale, afin de ne pas compromettre l’accès à la justice, mais ce faisant, il ne peut pas sortir des limites imposées par le cadre normatif spécial. La préférence pour le critère de la volonté des fidèles relève du choix du législateur, qui a voulu ainsi réglementer une matière qui concerne les immeubles dotés d’une certaine affectation (les lieux de culte), et le tribunal n’est pas habilité à censurer la loi. Par ailleurs, se prononçant sur l’inconstitutionnalité alléguée de l’article 3 du décret no 126/1990 et du critère de la volonté des fidèles, la Cour constitutionnelle a affirmé que le texte n’était contraire ni au principe de démocratie de l’État roumain ni à celui de la liberté des cultes religieux (décision C.C. no 23/1993, décision C.C. no 49/1995). (...) La cour d’appel a estimé que le fait que l’État avait dépossédé de manière abusive l’Église gréco-catholique de ses lieux de culte en 1948 ne pouvait pas, dans un État de droit, être réparé par un abus en sens inverse, qui ne tiendrait pas compte du choix de la majorité des fidèles à la date de l’adoption de ladite mesure. Or restituer des biens qui avaient appartenu à l’Église gréco-catholique sans respecter les conditions imposées par l’article 3, alinéa premier, du décret-loi no 126/1990 porterait atteinte à la stabilité et à la sécurité des rapports juridiques. La reconstitution d’un droit ne peut pas se faire de manière abstraite, en ignorant les réalités sociales et historiques, et l’atténuation des anciens préjudices ne doit pas créer de nouveaux problèmes disproportionnés (...). Par ailleurs, pour pouvoir engager une action en revendication fondée sur le droit commun, et non sur la loi spéciale, les requérants doivent se prévaloir de l’existence d’un « bien », d’un droit patrimonial qu’ils pourraient mettre en exergue. Or, par le décret no 358/1948, le culte gréco-catholique a été dissous et les biens de l’Église gréco-catholique sont passés dans le patrimoine de l’État. À présent, l’immeuble en cause est inscrit (au registre foncier (...)) au nom de la Paroisse orthodoxe roumaine Lupeni I. Le fait que, par le décret-loi no 9/1989, l’Église roumaine unie à Rome (grécocatholique) a été reconnue officiellement, à la suite de l’abrogation du décret no 358/1948, ne signifie pas qu’elle ait recouvré tous ses droits de propriété ; en effet, la reconstitution du droit de propriété est soumise à une procédure (à savoir les dispositions du décret-loi no 126/1990 tel que modifié), et l’espoir d’obtenir un droit de propriété n’est pas assimilé à un bien (...) » Dans une opinion séparée, l’un des juges de la formation de jugement estima que le renvoi fait par le législateur au droit commun ne pouvait pas être réduit à une dimension purement procédurale mais qu’il devait s’interpréter comme l’application d’une règle de droit matériel. Se référant aux règles relatives à l’élaboration des actes normatifs, le juge exprimait l’avis que, si le législateur avait voulu donner une signification spécifique à la ladite référence au « droit commun », il aurait dû le faire expressément. L’action en revendication impliquant la comparaison des titres de propriété, le juge concluait que l’Église orthodoxe ne possédait pas de tel titre relativement au lieu de culte en cause. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Le droit interne La Constitution L’article 21 de la Constitution se lit comme suit : « 1) Toute personne a le droit de saisir la justice pour défendre ses droits, ses libertés et ses intérêts légitimes. 2) L’exercice de ce droit ne peut être restreint par aucune loi. » Les dispositions internes régissant le régime général des cultes religieux L’article 37 du décret no 177/1948 relatif au régime général des cultes, publié dans une version modifiée au Moniteur officiel no 204 du 3 septembre 1948, était ainsi rédigé : « 1) Si au moins 10 % des croyants affiliés à un culte le quittent pour un autre culte, la communauté religieuse du culte délaissé perd automatiquement une partie de son patrimoine proportionnelle au nombre des croyants qui sont partis. Cette portion est transférée, de plein droit, dans le patrimoine de la communauté locale du nouveau culte adopté par les croyants. » Ce décret a été abrogé par la loi no 489/2006 sur la liberté de religion et le régime général des cultes (privind libertatea religioasă și regimul general al cultelor), publiée au Moniteur officiel du 8 janvier 2007. Selon cette loi, la relation entre l’État roumain et les cultes religieux reconnus par la loi est régie par le respect du principe de l’autonomie des cultes et la reconnaissance par l’État des statuts de ceuxci. L’ordonnance d’urgence du gouvernement no 94/2000 relative à la restitution des immeubles ayant appartenu aux communautés religieuses de Roumanie, telle que modifiée le 25 juillet 2005 et publiée au Moniteur officiel le 1er septembre 2005, énonce ce qui suit : Article 1 « (2) Le régime juridique des immeubles qui constituaient des lieux de culte sera régi par une loi spéciale. » Le décret-loi no 126/1990 relatif à certaines mesures concernant l’Église roumaine unie à Rome (Église gréco-catholique) et les modifications ultérieures de ce texte À la suite de l’abrogation du décret no 358/1948, un projet d’acte normatif fut présenté au législateur afin de régler la situation des lieux de culte ayant appartenu à l’Église gréco-catholique. Dans l’exposé des motifs de ce texte, il était reconnu que la question de la restitution des lieux de culte devait être réglée par les deux Églises intéressées, par la voie du dialogue. À l’issue de négociations, les représentants des deux Églises déclarèrent d’un commun accord qu’il était nécessaire d’adopter un acte normatif, de restituer à l’Église gréco-catholique les biens se trouvant dans le patrimoine de l’État, et de constituer des commissions mixtes pour décider du sort des lieux de culte se trouvant dans le patrimoine de l’Église orthodoxe. Le projet de loi élaboré afin de tenir compte des propositions faites par les deux parties fut vivement débattu au Parlement. Le 25 avril 1990, le décret-loi no 126/1990 fut publié au Moniteur officiel no 54. En ses parties pertinentes en l’espèce, il était ainsi libellé : Article 1 « Par suite de l’abrogation, par le décret-loi no 9 du 31 décembre 1989, du décret no 358/1948, l’Église roumaine unie à Rome est officiellement reconnue (...) » Article 3 « La situation juridique des édifices religieux et des maisons paroissiales qui ont appartenu à l’Église uniate et que l’Église orthodoxe roumaine s’est appropriés sera fixée par une commission mixte composée de représentants du clergé de chacune de ces deux Églises, qui prendra en compte la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens (dorinţa credincioşilor din comunităţile care deţin aceste bunuri). » Article 4 « Dans les communes où le nombre de lieux de culte est insuffisant par rapport au nombre des fidèles, l’État apportera son soutien à la construction de nouvelles églises ; à cette fin, il mettra à la disposition des cultes concernées le terrain requis si elles n’en disposent pas et il contribuera à la collecte des fonds nécessaires. » L’ordonnance du gouvernement no 64/2004 du 13 août 2004 (« l’ordonnance no 64/2004 »), entrée en vigueur le 21 août 2004, a modifié l’article 3 du décret-loi susmentionné par l’ajout d’un deuxième paragraphe, ainsi libellé : « Au cas où les représentants cléricaux des deux cultes religieux ne trouvent pas un accord au sein de la commission mixte prévue à l’article 1er, la partie ayant un intérêt à agir peut introduire une action en justice fondée sur le droit commun. » La loi no 182/2005 du 13 juin 2005 (« la loi no 182/2005 »), entrée en vigueur le 17 juin 2005, a également modifié l’article 3 du décret-loi no 126/1990, de la façon suivante : « La partie ayant un intérêt à agir convoquera l’autre partie, en lui communiquant par écrit ses prétentions ainsi que les preuves sur lesquelles celles-ci sont fondées. La convocation sera faite par lettre, envoyée en recommandé avec accusé de réception ou remise en mains propres. La date de la réunion de la commission mixte ne sera fixée que trente jours après la date de réception des documents. La commission sera constituée de trois représentants de chaque culte. Si la commission ne se réunit pas dans le délai fixé, si elle ne parvient pas à un résultat ou si la décision qu’elle prend mécontente l’une des parties, la partie ayant un intérêt à agir peut introduire une action en justice fondée sur le droit commun. L’action sera examinée par les tribunaux. L’action sera exemptée de la taxe judiciaire. » L’exposé des motifs de la loi no 182/2005 est ainsi libellé : « Le décret-loi no 126/1990 pose un certain nombre de mesures concernant l’Église roumaine unie à Rome (Église gréco-catholique). Dans l’application de ce texte, la pratique des tribunaux n’a pas été uniforme : certaines juridictions se sont considérées compétentes pour juger les actions portant sur les lieux de culte et les maisons paroissiales qui avaient appartenu à l’Église roumaine unie à Rome et avaient été reprises par l’Église orthodoxe roumaine, alors que d’autres ont estimé que ce type de litige ne relevait pas de la compétence générale des tribunaux, le droit d’accès libre à la justice étant ainsi nié. Eu égard aux standards existant au niveau européen dans ce domaine, (...) aux initiatives de la Commission Européenne et à la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, une modification de la législation roumaine s’impose dans cette matière afin d’assurer un accès réel à la justice, par la mention expresse dans la loi de la possibilité pour les intéressés de s’adresser à un tribunal. La présente loi investit expressément les juridictions de la compétence de juger les litiges qui portent sur des biens ayant appartenu à l’Église roumaine unie à Rome, lorsque les commissions prévues à l’article 3 du décret-loi no 126/1990 ne parviennent pas à un accord. Afin de permettre aux deux parties de prendre des mesures pour résoudre le problème relatif aux lieux de culte en cause, l’ordonnance permet le maintien de l’activité des commissions, en donnant la possibilité de résoudre la question de la restitution de ces lieux par la voie du dialogue interconfessionnel. Ce nouveau texte garantit l’application du principe de libre accès à la justice, dans le cas visé par le décret-loi no 126/1990, conformément à l’article 6 de la Convention (...) et à l’article 21 de la Constitution de la Roumanie. (...). » Le code civil L’article 480 du code civil, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, était ainsi libellé : « La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois. » L’action en revendication n’est pas définie par la loi. Selon la jurisprudence, il s’agit de l’action par laquelle le propriétaire d’un bien immeuble, qui en a perdu la possession au profit d’un tiers, s’efforce de faire rétablir son droit de propriété sur le bien en question et d’en recouvrer la possession. Le système de registre foncier assure une publicité intégrale des droits réels relatifs à chaque immeuble et mentionne les titulaires de ces droits. Le code de procédure civile Selon l’article 329 du code de procédure civile tel qu’en vigueur à l’époque des faits, le procureur général du parquet près la Haute Cour d’office ou sur demande du ministre de la Justice, ainsi que le collège directeur de la Haute Cour, les collèges directeurs des cours d’appel et le Médiateur (Avocatul Poporului) avaient le devoir de demander à la Haute Cour, de se prononcer sur les questions de droit qui avaient été tranchées de manière différente par les tribunaux. Selon l’article 3307 du même code, les décisions étaient rendues dans l’intérêt de la loi, elles n’avaient pas d’effet sur les décisions judiciaires concernées ni sur la situation des parties à la procédure. Dès la publication de la décision dans le Moniteur officiel, les tribunaux devaient suivre la solution retenue par la Haute Cour. B. La jurisprudence des juridictions internes concernant les actions engagées par différentes paroisses gréco-catholiques aux fins de la restitution des lieux de culte Les parties ont versé au dossier de l’affaire des décisions de justice relatives à des actions engagées par des paroisses gréco-catholiques contre des paroisses orthodoxes aux fins de la restitution de lieux de culte. Ces actions étaient fondées majoritairement sur l’article 480 du code civil et visaient la rectification des registres fonciers sur lesquels les paroisses orthodoxes avaient fait inscrire leur droit de propriété sur les biens en litige. Les décisions rendues par les juridictions inférieures Dans une série de décisions, rendues avant 2013, les juridictions inférieures (tribunaux départementaux ou cours d’appel), statuant en première instance, en appel ou sur pourvoi, ont statué sur les actions en revendication après avoir examiné la validité des titres des parties, et plus particulièrement la manière dont le bien en cause était entré dans le patrimoine de l’Église orthodoxe (arrêts de la cour d’appel de Timișoara du 20 juin 2006, du 24 novembre 2010 et du 15 septembre 2011, décisions du tribunal départemental de Hunedoara du 27 février 2008 et du 8 juillet 2009, décisions du tribunal départemental de Bihor du 6 mars 2008 et du 3 septembre 2010, arrêt définitif de la cour d’appel de Brașov du 11 mars 2008, décision du tribunal départemental de Brașov du 28 mars 2011, arrêt de la cour d’appel de Târgu-Mureș du 11 novembre 2010 et arrêt de la cour d’appel d’Oradea du 22 février 2012). Dans des décisions également prononcées avant 2013, d’autres juridictions inférieures ont statué sur les actions en revendication en examinant les titres des parties et en se référant au critère de la volonté des fidèles (arrêt rendu en appel par la cour d’appel d’Alba-Iulia le 14 janvier 2010 et arrêt rendu en appel par la cour d’appel de Cluj le 28 mars 2012). Le Gouvernement a versé au dossier de l’affaire des décisions rendues en 2015 dans lesquelles les juridictions inférieures avaient appliqué l’article 3 du décret-loi no 126/1990 (décisions rendues en appel par la cour d’appel de Cluj les 11 et 17 mars 2015 et le 9 octobre 2015, par la cour d’appel de Timișoara les 18 juin et 29 octobre 2015 et par la cour d’appel de Târgu-Mureș le 17 juin 2015 ; jugement du tribunal départemental de Sălaj du 29 janvier 2015). Les décisions rendues par la Haute Cour Dans un arrêt définitif du 25 novembre 2008, la Haute Cour, alors appelée Cour suprême de Justice, a renvoyé une affaire pour jugement aux juridictions inférieures après avoir noté que l’Église orthodoxe était inscrite en tant que propriétaire au registre foncier et que le critère de la volonté des fidèles n’était applicable qu’au cours de la procédure préalable devant les commissions mixtes. Dans une série d’arrêts, la Haute Cour a cassé les décisions des juridictions inférieures et renvoyé les affaires pour réexamen au motif que le critère fixé par le décret-loi no 126/1990 n’avait pas été appliqué (voir, par exemple, les arrêts du 24 mars 2009, du 9 novembre 2010, des 14 novembre et 11 décembre 2012 et du 7 février 2013). Dans une autre série d’arrêts, définitifs, la Haute Cour a jugé que, bien que la partie gréco-catholique eût saisi les tribunaux d’une action en revendication de droit commun, elle ne pouvait pas faire abstraction du critère de la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens établi par le décret-loi no 126/1990 (voir, par exemple, les arrêts de la Haute Cour du 29 mai 2007, des 26 janvier et 24 novembre 2011 et des 16 mai et 12 décembre 2012). Dans certains arrêts, la Haute Cour a statué sur l’action en revendication en comparant les titres des parties inscrits au registre foncier (voir, par exemple, les arrêts du 10 mars 2011, des 16 mai, 2 octobre et 21 novembre 2012 et du 1er octobre 2013). Le Gouvernement a versé au dossier de l’affaire vingt-sept arrêts définitifs rendus entre 2013 et 2015 dans lesquels la Haute Cour a appliqué le critère de la volonté des fidèles. Dans un arrêt du 20 juin 2013, la Haute Cour a admis l’action en revendication formée par une église grécocatholique dans un contexte où deux églises existaient dans la localité et où, bien que seulement deux des quatre-vingt-dix habitants de la commune fussent gréco-catholiques, l’église revendiquée n’était pas utilisée par les fidèles orthodoxes. Les décisions rendues par la Cour constitutionnelle Saisie d’une exception d’inconstitutionnalité de l’article 3, premier alinéa, du décret-loi no 126/1990, la Cour constitutionnelle a jugé, dans sa décision no 23 du 27 avril 1993, que le critère litigieux prévu par l’article 3 et appliqué par les commissions mixtes était conforme à la Constitution. Dans le cadre d’une nouvelle saisine, elle a confirmé cette position le 19 mai 1995 par la décision no 49. Le 19 janvier 2012, la Cour constitutionnelle a été saisie d’une nouvelle exception d’inconstitutionnalité de l’article 3, premier alinéa, du décret-loi no 126/1990, dans le cadre d’une action en restitution d’un lieu de culte autre que l’action des requérants, qui était alors pendante devant la cour d’appel d’Alba-Iulia. Par une décision du 27 septembre 2012, elle a rejeté cette exception, pour les motifs suivants : « (...) Les dispositions de l’article 3 du décret-loi no 126/1990 concernant l’abrogation de certains actes normatifs ne sont pas contraires aux dispositions constitutionnelles invoquées ; au contraire, elles respectent tant le principe général inscrit à l’article 1 alinéa 3 de la Constitution, selon lequel l’État roumain est « un État de droit, démocratique et social », que le principe de la liberté des cultes religieux consacré par l’article 29 alinéa 3 de la Constitution. Par la (...) décision [no 23 du 27 avril 1993], la Cour [constitutionnelle] a jugé que la démocratie impliquait le respect de la volonté de la majorité ; or la dernière partie de l’article 3, [selon lequel la commission mixte] « prendra en compte la volonté des fidèles des communautés détentrices [des] biens », énonce l’application de ce principe en instituant un critère social, celui du choix de la majorité des paroissiens. (...) Lorsque, dans la même [localité], il y a des fidèles orthodoxes et des fidèles gréco-catholiques, le fait d’appliquer un critère social, à savoir celui de la majorité des fidèles, pour fixer l’attribution du lieu de culte et des maisons paroissiales correspond au principe démocratique de détermination de l’utilisation religieuse de ce bien en fonction de la volonté de la majorité [des fidèles concernés]. Procéder autrement aurait pour effet, injustifié, d’empêcher la majorité des fidèles, orthodoxes, de pratiquer leur religion, à moins de passer au culte gréco-catholique (...) Étant donné qu’il n’a pas été présenté d’éléments nouveaux de nature à motiver un changement dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, tant la solution que les motifs de la décision mentionnée demeurent valables dans la présente affaire (...). » III. LES RAPPORTS DU CONSEIL DE L’EUROPE Le troisième rapport sur la Roumanie de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (« l’ECRI »), adopté le 24 juin 2005 et publié le 21 février 2006, mentionne ce qui suit : « Législation sur les cultes religieux (...) L’ECRI note avec inquiétude les informations selon lesquelles, bien qu’elle n’ait pas le statut de religion d’État, l’Église orthodoxe, qui est la religion majoritaire en Roumanie, occuperait une place dominante dans la société roumaine. Ainsi, les autres religions estiment que cette église exerce une trop grande influence sur la politique des autorités. Elle recevrait également des avantages que les autres religions n’ont pas, tels que des chapelles dans les centres pénitentiaires et carcéraux. Cette église aurait en outre une influence importante sur les décisions du gouvernement concernant des questions telles que l’attribution du statut de culte religieux à des associations religieuses. L’ECRI note également qu’étant donné le nombre et la diversité des cultes officiellement reconnus et pratiqués en Roumanie, le dialogue interreligieux entre l’Église orthodoxe et les autres dénominations religieuses pourrait être amélioré. En particulier, le dialogue entre cette Église et l’Église gréco-catholique ne serait pas près d’aboutir, en raison principalement de la manière dont les autorités gèrent la question de la restitution des biens confisqués pendant la période communiste. L’ECRI note également avec inquiétude les informations selon lesquelles des membres de l’Église orthodoxe se livraient à des actes de harcèlement en tout genre envers des adeptes de l’Église gréco-catholique non sans une certaine complaisance des autorités. (...) L’ECRI note avec inquiétude que la restitution des églises ayant appartenu à l’Église gréco-catholique est devenue une source de tensions entre celle-ci et l’Église orthodoxe. Bien qu’il y ait eu des tentatives d’aboutir à un accord à l’amiable, l’Église orthodoxe refuse de rendre ces églises à l’Église gréco-catholique, et les autorités ne semblent pas agir pour faire appliquer la loi. L’ECRI espère donc que les autorités s’engageront plus activement dans la résolution des questions relatives à la restitution des églises gréco-catholiques afin que la loi soit appliquée équitablement, dans un esprit de tolérance et de respect mutuel (...) » Le quatrième rapport sur la Roumanie de l’ECRI, adopté le 19 mars 2014 et publié le 3 juin 2014, mentionne ce qui suit : « 22. Dans son troisième rapport, l’ECRI recommandait aux autorités roumaines de faire appliquer la loi sur la restitution des biens, et d’inciter les confessions religieuses, particulièrement l’Église orthodoxe et les minorités religieuses, à ouvrir un dialogue constructif sur cette question. Elle leur recommandait aussi d’établir des mécanismes de médiation, de tenir des colloques et des séminaires interreligieux, et de mener des campagnes d’information visant à promouvoir l’idée d’une société multiconfessionnelle. Les autorités ont confirmé que le contentieux sur cette question des biens a suscité des tensions entre l’Église orthodoxe et l’Église catholique grecque. D’une manière générale, l’Église orthodoxe n’a guère montré d’empressement à restituer les églises catholiques grecques reçues en 1948 par l’État, et s’est même fréquemment refusée à le faire. Une commission mixte formée de représentants du clergé des deux Églises a été créée en 1999 pour régler ces questions de propriété ; son travail ne semble toutefois pas avoir donné de résultats notables. L’Autorité nationale pour la restitution des biens a fait savoir à l’ECRI que sur 6 723 demandes de restitution, 1 110 ont été instruites depuis 2005. (...). Un conseil consultatif des églises et cultes a été créé au mois d’avril 2011 pour promouvoir la solidarité et la coopération, et prévenir les conflits entre les religions de Roumanie ; il se réunit jusqu’à deux fois par an. L’ECRI se félicite des efforts évoqués ci-dessus, et invite les autorités à jouer un rôle de chef de file dans le règlement de litiges liés, il faut le rappeler, à la confiscation de biens par l’État. » En sa partie pertinente pour l’affaire, la réponse du gouvernement roumain au quatrième rapport de l’ECRI est ainsi rédigée (traduction du greffe) : « En ce qui concerne les paragraphes 22 à 25, le secrétariat d’État aux cultes a constamment cherché à recourir à la médiation pour apaiser les tensions entre l’Église orthodoxe roumaine et l’Église roumaine unie à Rome (gréco-catholique), et a joué un rôle actif dans la recherche de solutions satisfaisantes pour les deux parties dans leur litige patrimonial ; le secrétariat d’État aux affaires religieuses finance les projets de construction de nouveaux lieux de culte dans les zones où l’une des parties devient irrévocablement propriétaire du lieu de culte précédemment en litige. En outre, l’Autorité nationale pour la restitution (...) des biens a poursuivi avec les représentants des deux Églises les réunions au cours desquelles ont été examinés divers aspects concernant le stade de règlement des demandes déposées devant la commission spéciale de restitution et les difficultés rencontrées dans le processus de restitution. Au cours de ces réunions, la situation des biens appartenant à l’Église gréco-catholique et actuellement détenus par l’Église orthodoxe roumaine a également été examinée, le dialogue entre les deux Églises en vue d’un règlement amiable du contentieux patrimonial étant encouragé. Pour ce qui est du stade actuel de règlement des demandes de restitution déposées par l’Église gréco-catholique devant la commission spéciale, il y a lieu de souligner que 1 100 demandes sur 6 723 ont été réglées (16,51 %). Ces demandes ont été réglées de la façon suivante : Restitution en nature : 139 Proposition d’indemnisation : 52 Rejet : 66 Autres solutions (réorientation, renonciation) : 853 »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1958. Il a résidé à Bruxelles et y est décédé le 7 juin 2016. Il arriva en Belgique, via l’Italie, le 25 novembre 1998, accompagné de son épouse et d’une enfant alors âgée de six ans. Le requérant soutenait être le père de cet enfant, ce que conteste le Gouvernement. Le couple a ensuite eu un enfant en août 1999 et un second enfant en juillet 2006. A. Les procédures pénales Le 29 décembre 1998, le requérant fut interpellé et écroué pour faits de vol et, le 14 avril 1999, il fut condamné à une peine de sept mois d’emprisonnement avec sursis, sauf pour ce qui concerne la période de détention préventive. En 1999 et 2000, le requérant et son épouse furent interpellés à plusieurs reprises pour des faits de vol. Le 28 avril 2000, l’épouse du requérant fut condamnée à quatre mois d’emprisonnement ferme pour vol. Le 18 décembre 2001, le requérant fut condamné notamment pour vol avec violences et menaces à une peine de quatorze mois d’emprisonnement avec sursis, sauf pour ce qui concerne la période de détention préventive. Le 9 novembre 2005, le requérant fut condamné par la cour d’appel de Gand à une peine d’emprisonnement ferme de trois ans pour participation à une organisation criminelle pour obtenir des avantages patrimoniaux en recourant notamment à l’intimidation, à des manœuvres frauduleuses ou à la corruption. Ayant déjà passé une période en détention préventive, il fut ensuite incarcéré à la prison de Forest puis à la prison de Merksplas où il demeura incarcéré, afin de purger la peine à laquelle il avait été condamné. B. La procédure d’asile Le lendemain de leur arrivée, le 26 novembre 1998, le requérant et son épouse introduisirent une demande d’asile. L’épouse du requérant ayant déclaré avoir transité par l’Allemagne, une demande de reprise en charge fut adressée aux autorités allemandes en application de la Convention de Dublin du 15 juin 1990 relative à la détermination de l’État responsable d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres des Communautés européennes (« Convention Dublin »). À la suite du refus des autorités allemandes, il apparut que le requérant et sa famille étaient en possession d’un visa Schengen délivré par les autorités italiennes de sorte qu’une demande de prise en charge fut adressée aux autorités italiennes. Celle-ci fut acceptée le 4 juin 1999. Le 22 septembre 1999, le requérant introduisit une seconde demande d’asile, sous une fausse identité. Elle fut immédiatement rejetée par suite de la confrontation des empreintes digitales. Le 23 octobre 2000, l’Office des étrangers (« OE ») informa le conseil du requérant que la demande d’asile, qui avait été déposée le 26 novembre 1998, avait été clôturée négativement le 11 juin 1999. C. Les demandes d’autorisation de séjour pour raisons exceptionnelles Première demande de régularisation pour raisons exceptionnelles Le 20 mars 2000, le requérant introduisit une première demande de régularisation de plus de trois mois sur la base de l’article 9 alinéa 3 (depuis le 1er juin 2007, l’article 9bis) de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers (« loi sur les étrangers »). À l’appui de cette demande, le requérant indiquait qu’il avait avec son épouse une fille née en Géorgie avant leur arrivée en Belgique et une fille née en Belgique en 1999. Le 30 mars 2004, l’OE déclara la demande sans objet, le requérant ayant quitté le territoire et ayant été intercepté en Allemagne, et, en tout état de cause, non fondée eu égard à la fin des soins médicaux pour tuberculose (voir paragraphe 49, ci-dessous). Il faisait également mention de l’absence d’intégration du requérant en Belgique et des nombreuses atteintes à l’ordre public dont il s’était rendu coupable. Deuxième demande de régularisation pour raisons exceptionnelles Le 28 avril 2004, le requérant introduisit une deuxième demande de régularisation de séjour sur la base de l’article 9 alinéa 3 de la loi sur les étrangers. Il invoquait, comme circonstances exceptionnelles, la durée de son séjour et son intégration sociale en Belgique, le risque qu’entraînerait un retour en Géorgie sur la scolarité de ses enfants, le fait qu’il ait été victime de persécution ainsi que son état de santé. L’OE déclara irrecevable la demande le 5 avril 2007 au motif que les éléments avancés ne constituaient pas des circonstances exceptionnelles au sens de l’article 9 alinéa 3 de la loi justifiant l’introduction de telles demandes en Belgique et non, comme il est de règle, auprès du poste diplomatique ou consulaire compétent. L’OE constata que le séjour du requérant se limitait aux nécessités de la procédure d’asile qui avait été définitivement clôturée. La décision était en outre motivée par l’absence de nécessité d’un suivi médical, les circonstances précaires et illégales de son séjour, l’absence de risque de persécution en Géorgie et la possibilité pour les enfants de poursuivre leur scolarité en Géorgie. Par un arrêt du 29 février 2008, le Conseil du contentieux des étrangers (« CCE ») rejeta le recours en annulation introduit contre la décision de l’OE. Il constata notamment que la décision attaquée n’étant pas assortie comme telle d’une mesure d’éloignement du territoire, elle ne pouvait engendrer de risque de violation de l’article 3 de la Convention. Troisième demande de régularisation pour raisons exceptionnelles Le 10 septembre 2007, invoquant les mêmes raisons que sous l’angle de l’article 9ter de la loi sur les étrangers (voir paragraphe 54, ci-dessous) ainsi que sa situation familiale, le requérant introduisit une demande de régularisation pour raisons exceptionnelles sur la base de l’article 9bis de la loi sur les étrangers. Le 7 juillet 2010, l’OE rejeta la demande en régularisation considérant que la sauvegarde de l’intérêt supérieur de l’État primait sur l’intérêt du requérant et ses intérêts sociaux et familiaux et qu’en commettant des faits hautement répréhensibles, celui-ci avait lui-même mis l’unité familiale en péril. Cette décision lui fut signifiée le 11 juillet 2010. Le 26 juillet 2010, le requérant saisit le CCE d’une demande en suspension ordinaire et d’un recours en annulation du refus de régularisation du 7 juillet 2010. Ce recours était également dirigé, pour autant que de besoin, contre l’ordre de quitter le territoire de la même date (voir paragraphe 78, ci-dessous). Il invoquait une violation des articles 2 et 3 de la Convention et soutenait que, vu la gravité de son état de santé, il se trouvait dans des circonstances humanitaires exceptionnelles au sens donné par la Cour dans l’arrêt D. c. Royaume-Uni (2 mai 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III), qu’il n’aurait pas accès aux traitements en Géorgie et que l’arrêt des traitements entraînerait son décès prématuré. Il se plaignait également d’une atteinte à l’article 8 de la Convention et à la Convention internationale relative aux droits de l’enfant au motif que son retour en Géorgie le séparerait définitivement des siens Les recours furent rejetés par le CCE par un arrêt du 16 mars 2015 au motif que le requérant n’était pas présent ni représenté à l’audience. Régularisation de la famille du requérant Le 5 novembre 2009, invoquant la situation de famille et la durée de son séjour en Belgique, l’épouse du requérant introduisit une demande de régularisation pour circonstances exceptionnelles sur la base de l’article 9bis de la loi sur les étrangers. Elle obtint pour elle et ses trois enfants une autorisation de séjour illimité le 29 juillet 2010. D. L’état de santé du requérant Leucémie lymphoïde chronique Courant 2006, alors que le requérant était incarcéré (voir paragraphe 17, ci-dessus), on lui diagnostiqua une leucémie lymphoïde chronique au stade Binet B avec CD38 très positif. Aucun traitement ne fut entamé. L’état de santé du requérant s’étant dégradé, il fut hospitalisé du 14 août au 23 octobre 2007 au complexe médical pénitentiaire de Bruges afin de bénéficier d’une chimiothérapie. Selon un rapport établi le 11 février 2008 par l’hôpital universitaire d’Anvers où le requérant était suivi, son pronostic vital était engagé et, d’après les moyennes observées en 2007, son espérance de vie était de trois à cinq ans. Ce même rapport attestait que, grâce aux traitements, le taux de lymphocytes avait substantiellement diminué. Du 8 au 14 mai 2010, le requérant fut hospitalisé à Turnhout en raison de troubles respiratoires. Le rapport médical établi à cette occasion recommandait que le requérant soit suivi en ambulatoire par un pneumologue et un hématologue. Ce suivi ne fut pas assuré à son retour à la prison de Merksplas où il était maintenu. Le 22 juillet 2010, un médecin de l’hôpital universitaire d’Anvers se déplaça au centre fermé pour illégaux de Merksplas (voir paragraphe 79, cidessous), où le requérant avait entretemps été transféré, pour y effectuer un examen médical complet de celui-ci. Ce rapport faisait état de ce que le requérant n’avait pas bénéficié d’un suivi médical suffisant de sa leucémie, que la maladie évoluait rapidement vers le stade Binet C et qu’il fallait modifier la chimiothérapie. En août 2011, l’état de santé du requérant s’aggrava et les médecins constatèrent que la leucémie était passée à un stade Binet C avec anémie et adénopathie multiple (espérance de vie à vingt-quatre mois). Un changement de ligne de traitement chimiothérapique fut décidé. Le 12 septembre 2012, un médecin du service hématologie du centre hospitalier universitaire (« CHU ») St Pierre à Bruxelles, où était suivi le requérant, désormais libéré (voir paragraphe 82, ci-dessous), établit un certificat en ces termes : « (...) D. Complications possibles en cas d’arrêt thérapeutique. L’absence de traitement de l’affection hépatique et de l’affection pulmonaire pourrait résulter en des dommages d’organes et un handicap conséquent (insuffisance respiratoire, cirrhose et/ou hépatocarcinome). L’absence de traitement de la [leucémie lymphoïde chronique] pourrait mener au décès du patient des suites directes de la maladie ou des suites d’infections sévères. Tout retour en Géorgie condamnerait le patient à des traitements inhumains et dégradants. E. Évolution et pronostic. Leucémie lymphoïde chronique (LLC) : bon si traité mais le risque de rechute est réel et justifie même en rémission un suivi rapproché. (...) » Après une rechute diagnostiquée courant 2013, les médecins du CHU St Pierre décelèrent, en mars 2014, une transformation de la leucémie en lymphome lymphocytique et le traitement chimiothérapique fut adapté. Un PET Scan (tomographie par émission de positons), réalisé le 22 septembre 2014, montra une absence de réponse à la chimiothérapie, une progression au niveau des ganglions et du foie ainsi qu’une infection pulmonaire. La prise en charge du requérant fut transférée à l’Institut Bordet à Bruxelles, hôpital entièrement consacré aux maladies cancéreuses. En décembre 2014, le requérant commença à bénéficier d’une nouvelle ligne de traitement dans le cadre d’un programme d’études. Il se vit administrer un traitement par Ibrutinib afin notamment d’améliorer son état général, altéré par des complications ponctuelles liées aux traitements (fongémie, infections pulmonaires, septicémie et cholécystite nécessitant des hospitalisations régulières). Ce traitement fut prescrit afin d’améliorer l’état général du requérant en vue de la préparation à la réalisation d’une allogreffe de cellules souche. Un certificat médical établi le 25 mai 2015 par le médecin traitant spécialiste du requérant, le Dr L., chef de clinique du laboratoire d’hématologie expérimentale de l’Institut Bordet, attesta que la charge virale était stable. Il soulignait que l’arrêt du traitement occasionnerait le décès du patient. En raison de son immunodépression et de l’agressivité de sa leucémie, un suivi en milieu spécialisé d’hématologie était nécessaire, de même que l’allogreffe, seule option à visée curative qui pouvait encore lui être proposée à condition d’être réalisée pendant la « fenêtre de réponse » à l’Ibrutinib, c’est-à-dire dans les deux ans. Le requérant indique que, prévue initialement pour avril 2015, l’allogreffe n’a pas encore pu être réalisée car il ne dispose pas du titre de séjour en Belgique requis par la loi du 13 juin 1986 sur le prélèvement et la transplantation d’organes. Le 14 juillet 2015, un nouveau rapport médical fut établi par le Dr L. en ces termes : « Concernant la LLC [leucémie lymphoïde chronique] (...) Le patient souffre d’une LLC avec 9 ans d’évolution (diagnostic 2006) et déjà en 2011 un stade C et RAI IV [stade IV selon les critères de Rai]. Le patient a déjà eu trois lignes de traitement avant l’Ibrutinib qu’il prend actuellement et était réfractaire à la troisième ligne de chimiothérapie par R-CVP. Dans sa situation, la littérature médicale nous apprend que si l’Ibrutinib devait être arrêté, l’espérance de vie moyenne est de 3 mois. (...) La littérature montre également que sous Ibrutinib seuls 7 % des patients atteignent une rémission complète. M. Paposhvili est actuellement en rémission partielle et donc totalement dépendant du traitement. Il s’agit d’une nouvelle thérapie ciblée à laquelle il ne peut avoir accès dans son pays d’origine. Sous traitement continu, la situation du patient est plus favorable avec une survie à 3 ans à 87 %. (...) La LLC et surtout le traitement par Ibrutinib exposent le patient à des complications sévères qui justifient pleinement un suivi régulier en milieu spécialisé. Cela, d’autant plus qu’il s’agit d’un patient fragile avec des antécédents lourds (tuberculose et AVC [accident vasculaire cérébral]) et des co-morbidité significatives : hépatite chronique active et BPCO [broncho-pneumopathie chronique obstructive]. (...) Pour une personne jeune – M. Paposhvili n’a que 57 ans – les guidelines actuels préconisent d’utiliser l’Ibrutinib pour obtenir la meilleure réponse possible et enchaîner avec une allogreffe de cellules souches périphériques. Un donneur HLA [« antigènes des leucocytes humains »] compatible a été identifié pour le patient. Bien que risquée, seule la greffe allogénique peut offrir un traitement curatif au patient, traitement que le patient ne pourra avoir dans son pays d’origine. (...) En conclusions, Le [médecin conseil de l’OE] conclut (...) : aucun organe vital n’est dans un état tel que le pronostic vital est directement mis en péril. Tout dépend de la notion de « directement ». Le patient souffre d’un cancer potentiellement mortel à court terme (survie médiane à 19 mois) (...) et plus probablement < 6 mois sans traitement adapté. De plus si le traitement n’est pas adapté à l’immunodépression globale du patient il y a un risque majeur de décès infectieux surtout chez un patient BPCO Gold II avec antécédents de tuberculose. (...) » Le traitement à l’Ibrunitib fut admis au remboursement en Belgique le 1er août 2015. En raison des effets secondaires induits par ce traitement risquant de compromettre l’allogreffe, la prise d’Ibrunitib a été réduite de trois à une prise par jour. Autres affections En 2000, on diagnostiqua au requérant une tuberculose pulmonaire active. Le requérant bénéficia de la prise en charge du traitement antituberculeux grâce à l’aide médicale d’urgence et à l’aide sociale. Courant 2008, il s’avéra que la tuberculose était réactivée. Séquelle de cette affection, le requérant souffrait d’une bronchopneumopathie chronique obstructive qui fut traitée. Le requérant souffrait en outre d’une hépatite C, également diagnostiquée en 2006, vraisemblablement liée à des antécédents de toxicomanie. Elle était accompagnée d’une fibrose hépatique. D’après un rapport médical du 24 avril 2015, l’hépatite, traitée efficacement en 2012 et 2013, était stable. Une imagerie par résonnance magnétique, réalisée en mars 2015, révéla que le requérant avait fait un accident cardio-vasculaire cérébral, qui avait entraîné une paralysie définitive au niveau du bras gauche. Les séquelles de cet accident vasculaire cérébral étaient contrôlées par la prise d’un médicament anti-épileptique. E. Les demandes de régularisation pour raisons médicales Première demande de régularisation pour raisons médicales Le 10 septembre 2007, invoquant les articles 3 et 8 de la Convention et alléguant notamment l’absence de possibilité de traitement de sa leucémie (voir paragraphe 34, ci-dessus) s’il était éloigné vers la Géorgie, le requérant introduisit une première demande de régularisation pour raisons médicales sur la base de l’article 9ter de la loi sur les étrangers. Le 26 septembre 2007, l’OE rejeta la demande au motif qu’en vertu de l’article 9ter § 4 de la loi le requérant était exclu de l’application de celle-ci en raison des crimes graves ayant, entre-temps, conduit à l’arrêté ministériel de renvoi du 16 août 2007 (voir paragraphe 73, ci-dessous). Le 17 décembre 2007, le requérant introduisit une demande en suspension ordinaire et un recours en annulation de cette décision. Il reprochait notamment à l’OE de l’avoir exclu de l’application de l’article 9ter de la loi sur les étrangers en s’appuyant uniquement sur l’arrêté ministériel de renvoi sans investigation quant à son état de santé et aux risques qu’il encourait d’être exposé à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention et sans avoir procédé à une mise en balance des intérêts en présence comme le requiert l’article 8 de la Convention. Par un arrêt du 20 août 2008, le CCE rejeta le recours en ces termes : « Il résulte de la lettre de [l’article 9ter] que rien n’empêche l’autorité administrative, qui est saisie d’une demande d’autorisation de séjour sur la base de l’article 9ter précité mais qui considère d’emblée qu’il existe de sérieux motifs de croire que l’intéressé a commis des actes visés à l’article 55/4 précité, de statuer directement sur son exclusion du bénéfice dudit article 9ter, sans devoir préalablement se prononcer sur les éléments médicaux soumis à son appréciation, un tel examen se révélant du reste superflu dans un tel cas de figure puisque l’auteur de l’acte a en tout état de cause décidé de l’exclusion de l’intéressé. (...) S’agissant de la violation alléguée de l’article 3 de la Convention, force est de constater que l’acte attaqué dans le présent recours n’est assorti d’aucune mesure d’éloignement du territoire, en sorte que les risques d’interruption de traitement invoqués en cas de retour en Géorgie relèvent en l’occurrence de l’hypothèse. » Le CCE écarta également le grief tiré de l’article 8 de la Convention eu égard au fait que l’acte attaqué n’était assorti d’aucune mesure d’éloignement du territoire. Seconde demande de régularisation pour raisons médicales Entretemps, le 3 avril 2008, le requérant avait introduit une seconde demande de régularisation pour raisons médicales sur base de l’article 9ter de la loi sur les étrangers. Outre ses diverses pathologies, il invoquait sa présence ininterrompue depuis onze ans sur le territoire belge et les attaches sociales durables qu’il avait en Belgique ainsi que sa situation familiale. Il faisait également valoir qu’en cas de retour il se verrait livré à lui-même, malade, dans un pays où il n’avait plus d’attache familiale et dont les structures médicales étaient inadaptées et coûteuses. Cette demande fut rejetée par l’OE le 4 juin 2008 pour le même motif que précédemment (voir paragraphe 55, ci-dessus). Le requérant introduisit le 16 juillet 2008 un recours en annulation de cette décision devant le CCE. Par un arrêt du 21 mai 2015, le CCE rejeta le recours en annulation. Il estima que lorsqu’il était fait application de la disposition d’exclusion précitée, l’OE n’était pas tenu de se prononcer sur les éléments médicaux et autres contenus dans la demande de régularisation. Selon le CCE, un tel examen était superflu du seul fait de l’exclusion. Le CCE rappela qu’il agissait dans le cadre d’un contrôle de légalité, c’est-à-dire un contrôle ne lui permettant pas de se substituer à l’appréciation des faits tenus pour établis qui ne ressortent pas du dossier administratif, mais se limitant à vérifier si l’obligation de motivation formelle était respectée et si la motivation ne procédait pas d’une erreur manifeste d’appréciation. S’agissant des griefs tirés de la violation des articles 2 et 3 de la Convention, le CCE affirma que l’évaluation de la situation médicale d’un étranger menacé d’éloignement, dont la demande de régularisation de séjour a été rejetée, doit, le cas échéant, se faire au moment de l’exécution forcée de ladite mesure. Le 22 juin 2015 le requérant introduisit un recours en cassation contre cet arrêt devant le Conseil d’État. Un des moyens en cassation était tiré des articles 2 et 3 de la Convention. Il soutenait que le CCE ne pouvait ignorer qu’il avait fait l’objet de plusieurs ordres de quitter le territoire antérieurement à la décision de l’exclure du bénéfice de l’analyse de la demande d’autorisation de séjour et que son expulsion n’avait été suspendue que par une mesure provisoire de la Cour (voir paragraphe 87, ci-dessous). En outre, le requérant faisait valoir que le CCE avait violé les dispositions de la Convention en reportant à la date d’exécution forcée de la mesure d’éloignement l’examen de la situation médicale d’un étranger gravement malade demandeur d’une autorisation de séjour médical, sans analyser concrètement le risque. Par ordonnance du 9 juillet 2015, le recours en cassation fut déclaré inadmissible. Le Conseil d’État jugea que, contrairement à ce que soutenait le requérant, le moyen d’annulation porté devant le CCE se bornait à souligner, sur un plan théorique et général que l’article 9ter de la loi englobait l’application en droit interne de l’obligation résultant des articles 2 et 3 de la Convention interdisant toute mesure d’éloignement d’une personne gravement malade si cette mesure risquait d’entraîner la mort ou un traitement inhumain et dégradant, sans pour autant exposer concrètement en quoi le requérant risquait lui-même de se trouver dans cette situation. En outre, le Conseil d’État constata que le requérant n’avait pas invoqué devant le CCE l’argument selon lequel il avait fait l’objet d’ordres de quitter le territoire et qu’une mesure d’expulsion pouvait être réactivée, de sorte qu’il ne pouvait pas fonder son argumentation en cassation sur ces éléments. En tout état de cause, de l’avis du Conseil d’État, le CCE n’avait fait aucun constat erroné en relevant que l’examen de la situation médicale d’un étranger faisant l’objet d’une mesure d’éloignement et dont la demande d’autorisation de séjour avait été rejetée, devrait se faire, le cas échéant, au moment de l’exécution forcée. Réévaluation de la situation du requérant dans le cadre de la procédure devant la Cour Le requérant fut convoqué pour se rendre auprès du service médical de l’OE le 24 septembre 2012, afin de faire effectuer un bilan de son état de santé et de permettre aux autorités belges de répondre aux questions posées par la Cour. Le rapport dressé par le médecin conseil à cette occasion énumérait les consultations effectuées et les traitements dont avait bénéficié le requérant. Il indiquait que la leucémie s’était stabilisée après plusieurs cures de chimiothérapie et était en surveillance étroite et que la pathologie pulmonaire faisait l’objet d’un suivi médical. Se référant à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire N. c. RoyaumeUni [GC] (no 26565/05, CEDH 2008), le rapport conclut en ces termes : « Ce dossier médical ne permet (...) pas de conclure à l’existence d’un seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention, tel qu’interprété par la Cour (...). Au regard du dossier médical, il apparaît que les pathologies figurant dans des certificats médicaux (...) ne mettent pas en évidence de menace directe pour la vie du concerné. Les affections du requérant sont graves, potentiellement mortelles mais sont actuellement sous contrôle. Aucun organe vital n’est dans un état tel que le pronostic vital est directement mis en péril. L’hépatite C ne cause actuellement aucune cirrhose. L’affection pneumologique est équilibrée par la thérapeutique composée seulement d’un corticostéroïde inhalé. La pathologie hématologique est actuellement stabilisée. On ne note plus la présence d’adénopathies. L’anémie hémolytique est résolue. La chimiothérapie est pour l’instant interrompue. (...) Un monitorage des paramètres vitaux ou un contrôle médical permanent ne sont pas nécessaires pour garantir le pronostic vital du concerné. Le stade de l’affection ne peut pas être considéré comme terminal à l’heure actuelle. (...) On est proche du stade Binet A à l’heure actuelle. La broncho-pneumopathie chronique obstructive est également contrôlée à l’heure actuelle ». Un rapport médical établi le 23 juin 2015 par le médecin conseil de l’OE fit le point, de manière détaillée, sur l’historique clinique et l’état de santé actuel du requérant ainsi que les traitements en cours. Il conclut en ces termes : « [Le] dossier médical ne permet donc pas de conclure à l’existence d’un seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention qui exige une affection présentant un risque vital vu l’état de santé critique ou le stade très avancé de la maladie (N. c. Royaume-Uni, [GC], no 26565/05, CEDH 2008, D. c. Royaume-Uni, 2 mai 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997III). Au regard du dossier médical, il apparaît que les pathologies figurant dans le dernier dossier médical actualisé ([Dr L.] 25.05.2015) (...) ne mettent pas en évidence : - De menace directe pour la vie du concerné. Les affections du requérant sont graves, potentiellement mortelles, mais elles sont actuellement sous contrôle. (...) - Aucun organe vital n’est dans un état tel que le pronostic vital est directement mis en péril. (...) - Un état de santé critique. Un monitorage des paramètres vitaux ou un contrôle médical permanent ne sont pas nécessaires pour garantir le pronostic vital du concerné. Le stade de l’affection ne peut pas être considéré comme terminal à l’heure actuelle (...). » F. Les procédures d’éloignement et l’intervention de la Cour Ordre de quitter le territoire en application de la Convention Dublin Le 10 juin 1999, au motif que les autorités belges n’étaient pas compétentes, en application de la Convention Dublin, pour examiner leur demande d’asile, l’OE délivra un ordre de quitter le territoire au requérant et à son épouse en vue de leur transfert en Italie. Leur départ fut toutefois différé en raison de la grossesse de l’épouse du requérant. Après la naissance, le séjour de la famille fut prolongé jusqu’au 14 octobre 1999 en raison de l’hospitalisation du nouveau-né. Ensuite, le séjour de la famille fut prolongé jusqu’au 15 mars 2000 au motif que l’enfant nécessitait un suivi régulier en gastroentérologie pédiatrique. Le délai accordé à la famille pour quitter le territoire fut, à plusieurs reprises, prolongé au cours du premier semestre 2000 en raison du suivi médical dont le requérant avait besoin du fait de sa tuberculose (voir paragraphe 49, ci-dessus) et du traitement antituberculeux dont avait besoin l’ensemble de la famille pendant six mois. Le 23 octobre 2000, l’OE informa le conseil du requérant que ce délai était prolongé jusqu’à la complète guérison du requérant et de son enfant. Arrêté ministériel de renvoi Alors que le requérant purgeait une peine de prison (voir paragraphe 17, ci-dessus), le 16 août 2007, par un arrêté de renvoi, pris en application de l’article 20 de la loi sur les étrangers, le ministre de l’intérieur enjoignit au requérant de quitter le territoire et lui en interdit l’entrée sur le territoire belge pendant dix ans. Cette décision constatait les nombreux antécédents délictueux avec la circonstance que « le caractère lucratif du comportement délinquant de l’intéressé démontre le risque grave et actuel de nouvelle atteinte à l’ordre public ». L’arrêté entra en vigueur à la date de la mise en liberté du requérant. Il n’y fut toutefois pas donné suite car le requérant était à ce moment en cours de traitement. Le requérant, hospitalisé, ne prit pas contact avec son avocat pour introduire un recours en annulation de l’arrêté ministériel mais l’avocat prit l’initiative d’un tel recours le 15 novembre 2007. Par un arrêt du 27 février 2008, le recours fut rejeté par le CCE pour tardiveté. Entre-temps, le requérant étant sur le point d’achever de purger la peine d’emprisonnement à laquelle il avait été condamné en 2005, il fut transféré, en vue de l’exécution de l’arrêté ministériel de renvoi, à la prison de Bruges le 14 août 2007 où il resta jusqu’au 27 mars 2010, date à laquelle il fut transféré à la prison de Merksplas. Pendant le séjour du requérant au sein de l’établissement pénitentiaire de Bruges, le requérant reçut des visites quasiment quotidiennes de son épouse et/ou de ses enfants. L’établissement pénitentiaire de Merksplas, vers lequel il fut ensuite transféré et où il séjourna jusqu’au 11 juillet 2010, informa le requérant qu’il ne disposait pas du décompte des visites qu’il avait reçues. Ordres de quitter le territoire à la suite du rejet de régularisation Parallèlement à la décision de l’OE du 7 juillet 2010 rejetant sa demande de régularisation pour circonstances exceptionnelles (voir paragraphe 29, ci-dessus), l’OE délivra, le 7 juillet 2010, un ordre de quitter le territoire assorti d’une mesure de privation de liberté. Cet ordre en vertu de l’article 7 alinéa 1er, 1, de la loi sur les étrangers, fut signifié au requérant le 11 juillet 2010. Il fut décidé, ce même 7 juillet 2010, de procéder au transfert du requérant, le 13 juillet 2010, au centre fermé pour illégaux de Merksplas en vue de son éloignement vers la Géorgie. Le 16 juillet 2010, l’ambassade de Géorgie à Bruxelles émit un document de voyage valable jusqu’au 16 août 2010. Le même jour, le requérant introduisit une demande de suspension ordinaire et un recours en annulation spécialement dirigés contre l’ordre de quitter le territoire précité du 7 juillet 2010. Deux jours après l’indication d’une mesure provisoire par la Cour (voir paragraphe 87, ci-dessous), le 30 juillet 2010, des instructions de mise en liberté du requérant furent données et un délai courant jusqu’au 30 août 2010 fut laissé pour lui permettre de quitter volontairement le territoire. Par courrier du 30 août 2010, le conseil du requérant sollicita la prolongation de l’ordre de quitter le territoire. Celui-ci fut une première fois prolongé jusqu’au 13 novembre 2010. Il le fut à nouveau à plusieurs reprises jusqu’au 19 février 2011. Le 18 février 2012, l’OE délivra un ordre de quitter le territoire « immédiat » en exécution de l’arrêté ministériel de renvoi du 16 août 2007. Le CCE rejeta les recours précités par un arrêt du 29 mai 2015 au motif que le requérant n’était pas présent ni représenté à l’audience. Indication d’une mesure provisoire en application de l’article 39 du règlement de la Cour Entre-temps, le 23 juillet 2010, invoquant les articles 2, 3 et 8 de la Convention et se plaignant que, s’il était éloigné vers la Géorgie, il n’aurait plus accès aux soins de santé dont il avait besoin et que, vu son espérance de vie très courte, il décèderait dans des délais encore plus brefs et loin des siens, le requérant saisit la Cour d’une demande de mesures provisoires sur la base de l’article 39 de son règlement. Le 28 juillet 2010, la Cour indiqua au gouvernement belge qu’il était souhaitable, dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure devant la Cour, de suspendre, « jusqu’à l’issue de la procédure pendante devant le CCE », l’ordre de quitter le territoire délivré au requérant le 7 juillet 2010. G. Autres faits Le requérant fut interpellé à plusieurs reprises, au cours des années 2012 à 2015, pour faits de vol à l’étalage et en magasin. En outre, en juillet 2013, l’OE fut contacté par le centre de coopération policière et douanière du Luxembourg qui signala que le requérant était détenu au Grand-Duché du Luxembourg. En mai 2014, le requérant fut placé sous mandat d’arrêt du chef de vol simple, écroué à la prison de Bruges et libéré quelques jours après. Deux actes de vente notariés datant du 24 mars et du 5 août 2015 font état de la cession par le requérant, représenté par E.B., à un certain Aleksandre Paposhvili d’un terrain constructible pour un montant de 30 000 euros (EUR) et d’un terrain agricole pour un montant de 5 000 EUR tous deux situés dans le village de Kalauri dans la région de Gurjaani en Géorgie. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Les procédures en régularisation Régularisation pour circonstances exceptionnelles Pour pouvoir séjourner plus de trois mois sur le territoire belge, une personne étrangère doit en principe obtenir une autorisation préalablement à son arrivée sur le territoire. L’article 9 alinéa 2 de la loi sur les étrangers prévoit que : « ... Sauf dérogations prévues par un traité international, par une loi ou par un arrêté royal, cette autorisation [de séjourner dans le Royaume au-delà du terme prévu à l’article 6, c’est-à-dire pendant plus de trois mois] doit être demandée par l’étranger auprès du poste diplomatique ou consulaire belge compétent pour le lieu de sa résidence ou de son séjour à l’étranger. » Une personne étrangère qui se trouve en Belgique en séjour irrégulier ou précaire, et qui souhaite obtenir une autorisation de long séjour sans avoir à retourner dans son pays d’origine, peut faire la demande directement sur le territoire belge à condition d’invoquer des circonstances exceptionnelles. La pratique et la jurisprudence ont dégagé de l’article 9bis (anciennement article 9, alinéa 3) de la loi sur les étrangers la possibilité d’accorder la régularisation de séjour au cas par cas. L’article 9bis alinéa 1er se lit comme suit : « Lors de circonstances exceptionnelles et à la condition que l’étranger dispose d’un document d’identité, l’autorisation de séjour peut être demandée auprès du bourgmestre de la localité où il séjourne, qui la transmettra au ministre ou à son délégué. Quand le ministre ou son délégué accorde l’autorisation de séjour, celle-ci sera délivrée en Belgique. ... » Ni les circonstances exceptionnelles qui permettent l’introduction de la demande depuis le territoire belge, ni les motifs de fond qui justifieraient l’octroi du séjour ne sont précisés dans la loi. Il appartient à l’OE d’apprécier, dans chaque cas d’espèce, les circonstances alléguées par l’étranger. L’OE procède d’abord à l’examen des circonstances exceptionnelles afin de déterminer si la demande est recevable. Si c’est le cas, elle se prononce ensuite sur les motifs de fond que l’étranger fait valoir pour appuyer sa demande d’autorisation de séjour. Régularisation pour raisons médicales a) L’article 9ter de la loi sur les étrangers L’article 9ter de la loi sur les étrangers prévoit la possibilité d’octroyer une autorisation de séjour pour raisons médicales. Le paragraphe 1er, tel qu’il a été inséré par la loi du 15 septembre 2006, modifié par la loi du 7 juin 2009 et remplacé par la loi du 29 décembre 2010, se lisait à l’époque comme suit: « § 1er. L’étranger qui séjourne en Belgique qui démontre son identité conformément au § 2 et qui souffre d’une maladie telle qu’elle entraîne un risque réel pour sa vie ou son intégrité physique ou un risque réel de traitement inhumain ou dégradant lorsqu’il n’existe aucun traitement adéquat dans son pays d’origine ou dans le pays où il séjourne, peut demander l’autorisation de séjourner dans le Royaume auprès du ministre ou son délégué. La demande doit être introduite par pli recommandé auprès du ministre ou son délégué et contient l’adresse de la résidence effective de l’étranger en Belgique. L’étranger transmet avec la demande tous les renseignements utiles concernant sa maladie et les possibilités et l’accessibilité de traitement adéquat dans son pays d’origine ou dans le pays où il séjourne. Il transmet un certificat médical type prévu par le Roi, par arrêté délibéré en Conseil des Ministres. Ce certificat médical indique la maladie, son degré de gravité et le traitement estimé nécessaire. L’appréciation du risque visé à l’alinéa 1er, des possibilités de traitement, leur accessibilité dans son pays d’origine ou dans le pays où il séjourne et de la maladie, son degré de gravité et le traitement estimé nécessaire indiqués dans le certificat médical, est effectuée par un fonctionnaire médecin ou un médecin désigné par le ministre ou son délégué qui rend un avis à ce sujet. Ce médecin peut, s’il l’estime nécessaire, examiner l’étranger et demander l’avis complémentaire d’experts. » La procédure d’examen de la demande de régularisation se déroule en deux phases. La première phase consiste en un examen de la recevabilité de cette demande, par un fonctionnaire de l’OE, notamment quant aux mentions devant figurer sur le certificat médical (indication de la maladie, de son degré de gravité et du traitement estimé nécessaire). À cet égard, le CCE a expliqué que « la volonté [du législateur] de clarifier la procédure serait mise à mal s’il était demandé à [l’OE] de se livrer à un examen approfondi de tout certificat médical produit et des pièces qui lui sont jointes, afin d’en déduire la nature de la maladie, le degré de gravité de celle-ci ou le traitement estimé nécessaire, alors que le [fonctionnaire compétent] n’est ni un médecin fonctionnaire, ni un autre médecin désigné » (voir, notamment, CCE, arrêt no 69.508 du 28 octobre 2011). La seconde phase, dans laquelle n’entrent que les demandes estimées recevables, consiste en une évaluation complète de la situation de santé de l’intéressé et l’appréciation au fond des éléments énumérés par la loi, par l’OE sur la base d’un avis donné par un fonctionnaire médecin ou un autre médecin désigné. Il ressort des travaux préparatoires de l’article 9ter que l’examen de la question de savoir s’il existe un traitement adéquat et suffisamment accessible dans le pays de destination se fait au cas par cas, en tenant compte de la situation individuelle du demandeur, évaluée dans les limites de la jurisprudence de la Cour (exposé des motifs, Doc. Parl., 2005-06, no 51-2478/1, p. 35). Si la demande est déclarée fondée, un titre de séjour d’un an est accordé au demandeur. L’autorisation de séjour doit être renouvelée chaque année. Cinq ans après l’introduction de la demande, le séjour devient définitif et l’intéressé reçoit une carte de séjour à durée illimitée. En vertu du paragraphe 4 de l’article 9ter de la loi sur les étrangers, un étranger est exclu du bénéfice de l’article quand il y a des motifs sérieux de considérer qu’il a commis des actes visés à l’article 55/4 de ladite loi ainsi formulé : « Un étranger est exclu du statut de protection subsidiaire lorsqu’il existe des motifs sérieux de considérer : a) qu’il a commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité tels que définis dans les instruments internationaux visant à sanctionner de tels crimes ; b) qu’il s’est rendu coupable d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies tels qu’ils sont énoncés dans le préambule et aux articles 1 et 2 de la Charte des Nations unies ; c) qu’il a commis un crime grave. L’alinéa 1er s’applique aux personnes qui sont les instigatrices des crimes ou des actes précités, ou qui y participent de quelque autre manière. » 100. Ainsi qu’il résulte des travaux préparatoires de l’article 9ter, un étranger gravement malade qui est exclu du bénéfice de l’article 9ter pour un des motifs visés à l’article 55/4 ne sera pas éloigné si son état de santé est sérieux au point que son éloignement constituerait une violation de l’article 3 de la Convention (exposé des motifs précité, p. 36). b) L’évolution récente de la jurisprudence belge 101. La jurisprudence relative à l’éloignement des étrangers gravement malades a connu de récents développements. Cette jurisprudence concerne l’application de l’article 9ter § 1er aux étrangers qui n’ont pas été exclus a priori de l’application de cette disposition. Cette évolution est une réaction à un changement de pratique de l’OE, intervenu à la suite de l’instauration d’un filtrage de recevabilité des « demandes 9ter » par une loi du 8 janvier 2012, consistant à limiter l’application de l’article 9ter aux seules situations tombant sous le coup de l’article 3 de la Convention tel qu’interprété par la Cour dans l’arrêt N. c. Royaume-Uni précité. 102. La réaction du CCE consista à rappeler que l’article 9ter de la loi ne se limitait pas à l’exigence systématique d’un risque « pour la vie » du demandeur, puisqu’il envisageait, à côté du risque vital, deux autres hypothèses : les situations qui entraînent un risque réel pour l’intégrité physique et celles qui entraînent un risque réel de traitement inhumain ou dégradant (CCE, arrêts nos 92.258, 92.308 et 92.309 du 27 novembre 2012). Le CCE considéra également qu’une menace immédiate pour la vie n’était pas non plus dans la jurisprudence de la Cour une condition absolue pour emporter violation de l’article 3 étant donné que « d’autres circonstances humanitaires exceptionnelles », au sens donné par la Cour dans l’arrêt D. c. Royaume-Uni précité, pouvaient s’opposer à l’éloignement (CCE, arrêt no 92.393 du 29 novembre 2012, et CCE, arrêt no 93.227 du 10 décembre 2012). Toutes les circonstances de l’affaire devraient donc être prises en considération. 103. Le 19 juin 2013, une chambre néerlandophone du Conseil d’État reprit à son compte cette interprétation de l’article 9ter, § 1. Elle considéra que, quel que soit le champ d’application de l’article 3 de la Convention, l’article 9ter était clair et visait des situations dépassant la menace directe pour la vie du demandeur et le seul état critique (C.E., arrêt no 223.961, 19 juin 2013). Dans des arrêts du 28 novembre 2013, la même chambre conclut explicitement que le CCE avait commis une erreur en considérant que l’article 3 de la Convention pouvait couvrir d’autres situations que celles impliquant un état de santé grave, critique ou terminal. Cette erreur n’avait toutefois pas affecté la justesse de son interprétation de l’article 9ter, § 1, étant donné que cette disposition allait plus loin que l’article 3 de la Convention et visait le risque réel de traitements inhumains ou dégradants en raison de l’absence de traitement approprié dans le pays d’origine (C.E., arrêts nos 225.632 et 225.633 du 28 novembre 2013). Le 29 janvier 2014, la même chambre précisa que dans la mesure où l’article 9ter, § 1 se référait à un risque réel pour la vie ou l’intégrité physique, il correspondait à l’article 3 de la Convention (C.E., arrêt no 226.251, 29 janvier 2014). 104. Entre-temps, le 19 novembre 2013, une chambre francophone du Conseil d’État avait adopté une approche tout à fait opposée. Selon cette chambre, le législateur avait manifestement entendu réserver le bénéfice de l’article 9ter aux étrangers si « gravement malades » que leur éloignement constituerait une violation de l’article 3 de la Convention, et il a voulu que cet examen se fasse en conformité avec la jurisprudence N. c. Royaume-Uni précitée. Le fait que l’article 9ter visait trois hypothèses spécifiques n’impliquait pas qu’il eût un champ d’application différent de celui de l’article 3. Ces trois types de maladie, lorsqu’elles atteignaient un seuil minimum de gravité qui devait être élevé, étaient susceptibles de répondre aux conditions de l’article 3. Et le Conseil d’État de casser les arrêts précités du CCE du 27 novembre 2012 (voir paragraphe 102, ci-dessus) pour avoir conféré à l’article 9ter une portée qu’il n’avait pas (C.E., arrêts nos 225.522 et 225.523, 19 novembre 2013,). 105. La divergence dans la jurisprudence du Conseil d’État s’acheva le 16 octobre 2014 quand la chambre francophone rejoignit l’interprétation de la chambre néerlandophone. Se référant aux conclusions de l’avocat général Bot de la Cour de Justice de l’Union européenne (« CJUE ») dans le cadre de l’affaire M’Bodj (C-542/13, voir paragraphe 121, ci-dessous), alors pendante, selon lesquelles l’article 9ter de la loi sur les étrangers offrait une protection allant au-delà de la protection subsidiaire prévue par la directive 2004/83/CE du Conseil du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts (« directive Qualification »), la chambre proposa une interprétation « autonome » de l’article 9ter § 1er dans la mesure où cette disposition concerne l’hypothèse des traitements inhumains ou dégradants en cas d’absence de traitement adéquat dans le pays de destination (C.E., arrêt no 228.778, 16 octobre 2014,). 106. À la suite de la clarification de la jurisprudence du Conseil d’État, le CCE unifia lui-même sa jurisprudence par cinq arrêts rendus en assemblée générale le 12 décembre 2014 (CCE, arrêts nos 135.035, 135.037, 135.038, 135.039 et 135.041 du 12 décembre 2014). 107. L’interprétation « autonome » de l’article 9ter représente l’actuel état du droit positif belge. Les arrêts précités du CCE (voir paragraphe 106, ci-dessus) envisagent deux hypothèses dans lesquelles une maladie peut justifier l’octroi d’une autorisation de séjour. Soit l’étranger souffre actuellement d’une maladie menaçant sa vie ou d’une affection qui emporte actuellement un danger pour son intégrité physique, ce qui signifie que le risque invoqué pour sa vie ou l’atteinte à son intégrité physique doit être imminent et que l’étranger n’est de ce fait pas en état de voyager. Soit l’étranger risque de subir un traitement inhumain et dégradant s’il n’existe pas de traitement adéquat pour sa maladie ou son affection dans le pays de destination. Dans ce dernier cas, même s’il ne s’agit pas d’une maladie présentant un danger imminent pour la vie, un certain degré de gravité de la maladie ou de l’affection invoquée est toutefois requis. B. L’éloignement du territoire et l’interdiction d’entrée en raison de l’atteinte à l’ordre public 108. L’éloignement des étrangers du territoire belge est principalement régi par les dispositions de l’article 7 de la loi sur les étrangers qui était ainsi formulé à l’époque des faits: « Sans préjudice des dispositions plus favorables contenues dans un traité international, le Ministre ou son délégué peut donner l’ordre de quitter le territoire avant une date déterminée, à l’étranger qui n’est ni autorisé ni admis à séjourner plus de trois mois ou à s’établir dans le Royaume: s’il demeure dans le Royaume sans être porteur des documents requis par l’article 2 ; s’il demeure dans le Royaume au-delà du délai fixé conformément à l’article 6, ou ne peut apporter la preuve que ce délai n’est pas dépassé ; si, par son comportement, il est considéré comme pouvant compromettre l’ordre public ou la sécurité nationale ; (...) Dans les mêmes cas, si le Ministre ou son délégué l’estime nécessaire, il peut faire ramener sans délai l’étranger à la frontière. L’étranger peut être détenu à cette fin pendant le temps strictement nécessaire à l’exécution de la mesure sans que la durée de la détention puisse dépasser deux mois. Le Ministre ou son délégué peut toutefois prolonger cette détention par période de deux mois, lorsque les démarches nécessaires en vue de l’éloignement de l’étranger ont été entreprises dans les sept jours ouvrables de la mise en détention de l’étranger, qu’elles sont poursuivies avec toute la diligence requise et qu’il subsiste toujours une possibilité d’éloigner effectivement l’étranger dans un délai raisonnable. Après une prolongation, la décision visée à l’alinéa précédent ne peut plus être prise que par le Ministre. Après cinq mois de détention, l’étranger doit être remis en liberté. Dans le cas où la sauvegarde de l’ordre public ou la sécurité nationale l’exige, la détention de l’étranger peut être prolongée chaque fois d’un mois, après l’expiration du délai visé à l’alinéa précédent, sans toutefois que la durée totale de la détention puisse de ce fait dépasser huit mois. » 109. Il ressort de la jurisprudence du Conseil d’État que l’examen de la situation médicale d’un étranger faisant l’objet d’une mesure d’éloignement du territoire et dont l’autorisation de séjour a été rejetée doit, le cas échéant, se faire au moment de l’exécution forcée de ladite mesure et non au moment de sa délivrance (voir, C.E., no 11.427, 9 juillet 2015). 110. Les dispositions de la loi sur les étrangers relatives à l’éloignement d’un étranger en raison de son comportement personnel et à l’interdiction d’entrée sur le territoire sont les suivantes : Article 20 « Sans préjudice des dispositions plus favorables contenues dans un traité international, et à l’article 21 le Ministre peut renvoyer l’étranger qui n’est pas établi dans le Royaume lorsqu’il a porté atteinte à l’ordre public ou à la sécurité nationale ou n’a pas respecté les conditions mises à son séjour, telles que prévues par la loi. Dans les cas où en vertu d’un traité international une telle mesure ne peut être prise qu’après que l’étranger ait été entendu, le renvoi ne pourra être ordonné qu’après l’avis de la Commission consultative des étrangers. Le Roi fixe par arrêté délibéré en Conseil des Ministres les autres cas dans lesquels le renvoi ne pourra être ordonné qu’après l’avis de la Commission consultative des étrangers. Sans préjudice de l’article 21, §§ 1er et 2, l’étranger établi ou bénéficiant du statut de résident de longue durée dans le Royaume peut lorsqu’il a gravement porté atteinte à l’ordre public ou à la sécurité nationale, être expulsé par le Roi, après avis de la Commission consultative des étrangers. L’arrêté d’expulsion doit être délibéré en Conseil des Ministres si la mesure est fondée sur l’activité politique de cet étranger. Les arrêtés de renvoi et d’expulsion doivent être fondés exclusivement sur le comportement personnel de l’étranger. Il ne peut lui être fait grief de l’usage conforme à la loi qu’il a fait de la liberté de manifester ses opinions ou de celle de réunion pacifique ou d’association. » Article 74/11 « § 1er. La durée de l’interdiction d’entrée est fixée en tenant compte de toutes les circonstances propres à chaque cas. La décision d’éloignement est assortie d’une interdiction d’entrée de maximum trois ans, dans les cas suivants : 1o lorsqu’aucun délai n’est accordé pour le départ volontaire ou ; 2o lorsqu’une décision d’éloignement antérieure n’a pas été exécutée. Le délai maximum de trois ans prévu à l’alinéa 2 est porté à un maximum de cinq ans lorsque le ressortissant d’un pays tiers a recouru à la fraude ou à d’autres moyens illégaux afin d’être admis au séjour ou de maintenir son droit de séjour. La décision d’éloignement peut être assortie d’une interdiction d’entrée de plus de cinq ans lorsque le ressortissant d’un pays tiers constitue une menace grave pour l’ordre public ou la sécurité nationale. § 2. Le ministre ou son délégué s’abstient de délivrer une interdiction d’entrée lorsqu’il met fin au séjour du ressortissant d’un pays tiers conformément à l’article 61/3, § 3, ou 61/4, § 2, sans préjudice du § 1er, alinéa 2, 2o, à condition qu’il ne représente pas un danger pour l’ordre public ou la sécurité nationale. Le ministre ou son délégué peut s’abstenir d’imposer une interdiction d’entrée, dans des cas particuliers, pour des raisons humanitaires. § 3. L’interdiction d’entrée entre en vigueur le jour de la notification de l’interdiction d’entrée. L’interdiction d’entrée ne peut contrevenir au droit à la protection internationale, telle qu’elle est définie aux articles 9ter, 48/3 et 48/4. » C. Les recours contre les décisions de l’administration 111. Le CCE est une juridiction administrative créée par la loi du 15 septembre 2006 réformant le Conseil d’État et créant un Conseil du contentieux des étrangers. Les attributions, la compétence, la composition et le fonctionnement du CCE sont régis par les dispositions du titre Ibis de la loi sur les étrangers inséré par la loi précitée du 15 septembre 2006. La procédure à suivre devant le CCE est fixée par un arrêté royal du 21 décembre 2006. 112. Les compétences du CCE sont de deux ordres. D’une part, face aux décisions prises par le Commissaire Général aux Réfugiés et Apatride (« CGRA ») en vue d’octroyer ou non le statut de réfugié et les différentes protections subsidiaires, le CCE fait office de juge de plein contentieux, sa saisine est automatiquement suspensive, il peut recevoir des éléments nouveaux et l’appel est dévolutif. Le juge peut ici confirmer, annuler ou réformer. D’autre part, les décisions de l’OE en matière de séjour et d’éloignement peuvent être contestées par la voie d’un recours en annulation pour violation des formes soit substantielles, soit prescrites à peine de nullité, excès ou détournement de pouvoir. 113. Le recours en annulation n’est pas suspensif de plein droit de l’exécution de la mesure contestée. La loi prévoit toutefois que le recours en annulation peut être assorti d’une demande de suspension de la mesure contestée soit selon la procédure de l’extrême urgence, elle-même suspensive de plein droit l’exécution de la mesure, soit selon la procédure « ordinaire ». 114. À l’époque des faits de la présente affaire, les demandes de suspension étaient régies par les dispositions de l’article 39/82 de la loi sur les étrangers ainsi rédigées : « § 1er. Lorsqu’un acte d’une autorité administrative est susceptible d’annulation en vertu de l’article 39/2, le Conseil est seul compétent pour ordonner la suspension de son exécution. La suspension est ordonnée, les parties entendues ou dûment convoquées, par décision motivée du président de la chambre saisie ou du juge au contentieux des étrangers qu’il désigne à cette fin. En cas d’extrême urgence, la suspension peut être ordonnée à titre provisoire sans que les parties ou certaines d’entre elles aient été entendues. Lorsque le requérant demande la suspension de l’exécution, il doit opter soit pour une suspension en extrême urgence, soit pour une suspension ordinaire. Sous peine d’irrecevabilité, il ne peut ni simultanément, ni consécutivement, soit faire une nouvelle fois application de l’alinéa 3, soit demander une nouvelle fois la suspension dans la requête visée au § 3. Par dérogation à l’alinéa 4 et sans préjudice du § 3, le rejet de la demande de suspension selon la procédure d’extrême urgence n’empêche pas le requérant d’introduire ultérieurement une demande de suspension selon la procédure ordinaire, lorsque cette demande de suspension en extrême urgence a été rejetée au motif que l’extrême urgence n’est pas suffisamment établie. § 2. La suspension de l’exécution ne peut être ordonnée que si des moyens sérieux susceptibles de justifier l’annulation de l’acte contesté sont invoqués et à la condition que l’exécution immédiate de l’acte risque de causer un préjudice grave difficilement réparable. Les arrêts par lesquels la suspension a été ordonnée sont susceptibles d’être rapportés ou modifiés à la demande des parties. § 3. Sauf en cas d’extrême urgence, la demande de suspension et la requête en annulation doivent être introduits par un seul et même acte. Dans l’intitulé de la requête, il y a lieu de mentionner qu’est introduit soit un recours en annulation soit une demande de suspension et un recours en annulation. Si cette formalité n’est pas remplie, il sera considéré que la requête ne comporte qu’un recours en annulation. Une fois que le recours en annulation est introduit, une demande de suspension introduite ultérieurement n’est pas recevable, sans préjudice de la possibilité offerte au demandeur d’introduire, de la manière visée ci-dessus, un nouveau recours en annulation assorti d’une demande de suspension, si le délai de recours n’a pas encore expiré. La demande comprend un exposé des moyens et des faits qui, selon le requérant, justifient que la suspension ou, le cas échéant, des mesures provisoires soient ordonnées. La suspension et les autres mesures provisoires qui auraient été ordonnées avant l’introduction de la requête en annulation de l’acte seront immédiatement levées par le président de la chambre ou par le juge au contentieux des étrangers qu’il désigne, qui les a prononcées, s’il constate qu’aucune requête en annulation invoquant les moyens qui les avaient justifiées n’a été introduite dans le délai prévu par le règlement de procédure. § 4. Le président de la chambre ou le juge au contentieux des étrangers qu’il désigne statue dans les trente jours sur la demande de suspension. Si la suspension est ordonnée, il est statué sur la requête en annulation dans les quatre mois du prononcé de la décision juridictionnelle. Si l’étranger fait l’objet d’une mesure d’éloignement ou de refoulement dont l’exécution est imminente, et n’a pas encore introduit une demande de suspension, il peut demander la suspension de cette décision en extrême urgence. Si l’étranger a introduit un recours en extrême urgence en application de la présente disposition dans les cinq jours, sans que ce délai puisse être inférieur à trois jours ouvrables suivant la notification de la décision, ce recours est examiné dans les quarante-huit heures suivant la réception par le Conseil de la demande en suspension de l’exécution en extrême urgence. Si le président de la chambre ou le juge au contentieux des étrangers saisi ne se prononce pas dans ce délai, il doit en avertir le premier président ou le président. Celui-ci prend les mesures nécessaires pour qu’une décision soit rendue au plus tard septante-deux heures suivant la réception de la requête. Il peut notamment évoquer l’affaire et statuer lui-même. Si la suspension n’a pas été accordée, l’exécution forcée de la mesure est à nouveau possible. (...) » 115. Si l’intéressé optait pour la procédure en suspension « ordinaire », il pouvait en cours d’instance demander des mesures provisoires, éventuellement au bénéfice de l’extrême urgence, conformément à l’article 39/84 de la loi. 116. Tant la demande de suspension en extrême urgence que la demande de mesures provisoires en extrême urgence nécessitaient, pour qu’elles puissent être accueillies, l’imminence de l’exécution de la mesure d’éloignement (article 39/82, § 4, alinéa 2, et article 39/85, alinéa 1er, de la loi sur les étrangers). Le CCE considérait que, pour que le péril soit imminent, l’étranger devait faire l’objet d’une mesure de contrainte en vue de l’obliger à quitter le territoire c’est-à-dire faire l’objet d’une mesure de détention en centre fermé en vue de son éloignement (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts no 456 du 27 juin 2007, et no 7512 du 20 février 2008). 117. La loi sur les étrangers fut modifiée par la loi du 10 avril 2014 portant des dispositions diverses concernant la procédure devant le CCE et devant le Conseil d’État. Cette loi réforme notamment le recours en suspension en extrême urgence afin de tenir compte des enseignements de l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC] (no 30696/09, CEDH 2011), de la jurisprudence subséquente du CCE (voir, notamment, les sept arrêts d’assemblée générale du 17 février 2011, nos 56.201 à 56.205, 56.207 et 56.208) et de la Cour constitutionnelle (arrêt no 1/2014 du 16 janvier 2014 annulant une partie de la loi du 15 mars 2012 modifiant la loi sur les étrangers qui instaurait une procédure accélérée pour les demandeurs d’asile en provenance de pays tiers « sûrs »). 118. Les dispositions des articles 39/82 et 39/85, nouvellement rédigées, prévoient que le recours en suspension d’extrême urgence devra être introduit dans un délai de dix jours, réduit à cinq si la décision d’éloignement contestée n’est pas la première ayant visé la personne concernée. Les conditions pour qu’il y ait extrême urgence restent identiques. Il faut qu’un éloignement soit imminent, ce qui concerne principalement les personnes détenues. Toutefois, la loi n’exclut pas que d’autres hypothèses puissent justifier un recours à la procédure d’extrême urgence. La réforme prévoit également que le risque de préjudice grave et irréparable est présumé si la violation invoquée porte sur un droit indérogeable tels les articles 2, 3 ou 4 de la Convention. 119. Un recours en cassation administrative de l’arrêt du CCE rejetant le recours en annulation est possible devant le Conseil d’État. Ce recours n’est pas suspensif. III. DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE 120. La problématique du seuil de gravité qu’une maladie doit atteindre pour justifier l’octroi d’un titre de séjour pour motifs médicaux s’est récemment posée à la CJUE. A l’occasion de deux affaires – Mohamed M’Bodj contre État belge (18 décembre 2014, affaire C‑542/13) et Centre public d’action sociale d’Ottignies-Louvain-La-Neuve contre Moussa Abdida (18 décembre 2014, affaire C-562/13) – la CJUE fut interrogée sur les relations entre l’article 9ter de la loi sur les étrangers et le droit de l’Union européenne (« UE »). 121. Dans l’affaire M’Bodj (points 39-47), la CJUE a jugé que l’octroi d’un titre de séjour pour motifs médicaux à des personnes ne remplissant pas les conditions essentielles pour bénéficier du régime de protection subsidiaire consacré par la directive Qualification, ne pouvait être considéré comme une norme plus favorable, au sens de l’article 3 de la directive dans le cadre même de cette protection subsidiaire, et n’entrait donc pas dans son champ d’application. Même en tenant compte de la jurisprudence N. c. Royaume-Uni qui autorise, dans des cas très exceptionnels, à invoquer des circonstances humanitaires appelant la protection de l’article 3 de la Convention dans le cas de l’éloignement d’un étranger gravement malade, le risque de détérioration de l’état de santé d’un étranger atteint d’une grave maladie résultant de l’inexistence de soins adéquats dans son pays de destination ne suffisait pas, selon la CJUE, à entraîner le bénéfice de la protection subsidiaire, dès lors que les atteintes n’étaient pas constituées par le comportement d’un acteur tiers étatique ou non-étatique. 122. Dans l’affaire Abdida (points 33 et 38-63), la CJUE jugea que si le titre de séjour médical ne relevait pas du champ d’application de la directive Qualification, la décision de refus d’un tel titre de séjour relevait, elle, de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (« directive Retour »). En tant que décision de retour, la décision de refus d’un titre de séjour médical est soumise au respect des garanties prévues par la directive Retour et par la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Cette dernière interdit en son article 19 paragraphe 2 d’éloigner un individu vers un État où il existe un risque sérieux qu’il soit soumis à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants. Sachant qu’en vertu de l’article 52 paragraphe 3 de la Charte, les droits qu’elle consacre revêtent au minimum le même sens et la même portée que les droits équivalents au sein de la Convention, la CJUE déduit de la jurisprudence N. c. Royaume-Uni précitée que la décision d’éloigner un étranger atteint d’une maladie physique ou mentale grave vers un pays où les moyens de traiter cette maladie sont inférieurs à ceux disponibles dans l’État membre de renvoi est susceptible de soulever une question sous l’angle de l’article 3 de la Convention dans des cas très exceptionnels, lorsque les considérations humanitaires militant contre cet éloignement sont impérieuses. Ces cas très exceptionnels sont caractérisés, selon la CJUE, par la gravité et le caractère irréparable du préjudice résultant de l’éloignement d’un ressortissant de pays tiers vers un pays dans lequel il existe un risque sérieux qu’il soit soumis à des traitements inhumains ou dégradants. La CJUE jugea également qu’un recours à l’encontre d’une décision de refus de séjour médical devait, conformément à la jurisprudence de la Cour, revêtir un effet suspensif. Cet effet suspensif implique que soient pris en charge les besoins essentiels du demandeur en attendant qu’il soit statué sur son recours conformément aux prescriptions de la directive Retour. IV. AUTRES SOURCES PERTINENTES 123. Se fondant notamment sur les mêmes informations que celles relevées par l’arrêt de chambre (§§ 90-92), le Comité européen des droits sociaux a évalué la conformité du système de soins de santé en Géorgie avec l’article 11 § 1 de la Charte sociale européenne (droit à la protection de la santé, élimination des causes d’une santé déficiente) et a adopté la conclusion suivante (Conclusions 2015, Géorgie, article 11 § 1) : « (...) Le Comité prend note des informations fournies par la Géorgie en réponse à la conclusion selon laquelle l’existence d’un système de santé publique assurant une couverture universelle n’était pas établie (Conclusions 2013, Géorgie). Le Comité rappelle que le système de soins doit être accessible à toute la population. Le droit à l’accès aux soins de santé exige notamment que le coût des soins de santé soit à la charge, à tout le moins partiellement, de la collectivité dans son ensemble (Conclusions I, 1969, Observation interprétative relative à l’article 11) et ne représente pas une charge excessive pour l’individu concerné. Les paiements directs ne doivent pas constituer la principale source de financement du système de santé (Conclusions 2013, Géorgie). Le rapport fait état de la mise en place, le 28 février 2013, d’une couverture maladie universelle destinée à celles et ceux qui n’ont pas d’assurance maladie. Dans un premier temps, elle a consisté en une couverture médicale de base, comprenant les soins de santé primaire et l’hospitalisation d’urgence. Depuis le 1er juillet 2013, elle a été élargie à un plus grand nombre de services de soins de santé primaire et d’hospitalisation d’urgence, aux soins ambulatoires d’urgence, aux opérations chirurgicales planifiées, au traitement des maladies oncologiques et à soins dispensés lors d’un accouchement. Selon des données récentes (avril 2014), tous les citoyens géorgiens bénéficient à présent d’une couverture maladie de base – environ 3,4 millions de personnes dans le cadre de la couverture maladie universelle, 560 000 personnes dans le cadre du régime d’assurance-maladie de l’État et environ 546 000 personnes dans le cadre d’une assurance privée ou d’une assurance d’entreprise. Le Comité note que le Gouvernement a fait des soins de santé un domaine prioritaire et a ainsi quasiment doublé les crédits alloués aux programmes de soins de santé publique (634 millions de GEL en 2013, contre 365 millions en 2012). Les dépenses de l’État consacrées à la santé sont passées de 1,7 % à 2,7 % du PIB, et de 5 % à 9 % du budget de l’État. Le Gouvernement reconnaît néanmoins que, malgré quelques améliorations, le coût des médicaments demeure élevé puisqu’il représente 35 % des dépenses publiques affectées à la santé. Le rapport ne contient pas d’informations sur les frais à la charge des patients en pourcentage des dépenses totales de soins santé, mais, selon les données de l’OMS, ils représentaient toujours entre 60 % et 70 % en 2011 (contre environ 16 % en moyenne dans l’Union européenne à 27). La couverture maladie universelle prend maintenant en charge une part très modeste du coût des médicaments, notamment pour les soins d’urgence, la chimiothérapie et la radiothérapie. Cependant, selon une évaluation récente (Couverture maladie universelle, évaluation menée par le Projet de renforcement du système de santé de l’USAID, avril 2014), le fait que les médicaments ne soient généralement pas pris en charge mécontente au plus haut point les bénéficiaires du régime. Le Comité prend note des exemples fournis par le Gouvernement concernant la prise en charge de certains médicaments par le régime d’assurance-maladie de l’État. Le rapport fait valoir que, depuis les mesures de déréglementation, le marché pharmaceutique est devenu libre et concurrentiel. Néanmoins, rien ne semble indiquer que le prix des médicaments soit devenu globalement plus accessible, notamment pour les catégories vulnérables de la population et pour les patients atteints d’une affection chronique. Si le Comité considère que le régime de couverture maladie universelle est une avancée positive et constate que la part des paiements directs dans le financement du système de santé s’est un peu réduite, il demeure convaincu que la forte proportion de dépenses qui revient aux patients, et en particulier le coût élevé des médicaments, représentent une charge trop lourde pour les individus et constituent de ce fait un obstacle à l’accès universel aux soins de santé. Il estime par conséquent que la situation n’est pas conforme à la Charte. Conclusion Le Comité conclut que la situation de la Géorgie n’est pas conforme à l’article 11 § 1 de la Charte, au motif que les paiements directs en général et le coût des médicaments en particulier représentent une charge trop lourde pour les individus et font de ce fait obstacle à l’accès universel aux soins de santé. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1959 et réside à Baktalórántháza. Du 1er mai 1975 au 14 juillet 1997, elle occupa un emploi et s’acquitta des cotisations obligatoires au régime de la sécurité sociale. Par la suite, du 15 septembre 1997 au 9 septembre 1998, elle reçut une allocation chômage. À la fin de l’année 2001, en réponse à une demande formée le 16 octobre de la même année, la requérante se vit accorder une pension d’invalidité (rokkantsági nyugdíj) parce qu’il avait été constaté a posteriori que, à compter du 1er avril 2001, en raison de divers problèmes de santé, elle avait perdu 67 % de sa capacité de travail. Le taux ainsi estimé fut maintenu en 2003, 2006 et 2007. À partir de 2008, la méthode d’évaluation de l’incapacité de travail professionnelle fut modifiée. Le 1er décembre 2009, en application de la nouvelle méthode, un expert fixa à 40 % le taux d’invalidité de la requérante. La commission d’évaluation indiqua que cette dernière devrait se soumettre à une nouvelle évaluation de son état de santé en 2012, sans que la moindre procédure de réadaptation ait été envisagée. Le Gouvernement considère que, avec la nouvelle méthode, le taux de 67 % d’incapacité de travail estimé précédemment chez la requérante aurait correspondu à un taux de 54 % d’invalidité physique globale. Or, le taux d’invalidité de la requérante ayant été évalué à seulement 40 %, il faut en conclure selon lui que l’état de santé de cette dernière s’était amélioré dans l’intervalle. La requérante estime que l’équivalence alléguée par le Gouvernement entre le taux de 67 % fixé selon l’ancien système et le taux de 54 % fixé avec la nouvelle méthode ne repose sur aucun texte juridique. Selon elle, son état de santé ne s’était aucunement amélioré et la différence entre les taux constatés résultait seulement du changement de méthode. Du fait que le taux d’invalidité de la requérante avait été réévalué à 40 %, la direction de la caisse d’assurance sociale lui supprima son droit à une pension d’invalidité à compter du 1er février 2010. La requérante contesta cette décision. À une date non précisée, l’autorité de seconde instance en matière d’assurance vieillesse confirma cette décision. À l’époque des faits, le montant de la pension d’invalidité de la requérante s’élevait à 60 975 forints hongrois (HUF) par mois, soit environ 200 euros (EUR). Le 25 mars 2010, la requérante attaqua la décision administrative devant le tribunal du travail de Nyíregyháza. Après avoir examiné l’affaire, le tribunal désigna un expert de manière à recueillir l’avis de celui-ci sur les raisons de l’écart entre les taux. Dans un rapport du 16 février 2011, l’expert conclut que l’ancien taux de 67 % ainsi que le nouveau taux de 40 % étaient justes au regard de chacune des méthodes appliquées et que, en tout état de cause, l’état de santé de la requérante ne s’était pas notablement amélioré depuis 2007. Par un jugement du 1er avril 2011, constatant que la requérante pouvait justifier d’une durée de service de 23 ans et 71 jours, le tribunal retint le taux d’invalidité de 40 % et la débouta. Il la condamna à rembourser les sommes qu’elle avait perçues après le 1er février 2010. Il releva que l’examen de santé suivant de la requérante était prévu pour 2012. Il souligna qu’elle avait la possibilité de former une nouvelle demande de pension d’invalidité si son état de santé venait à se détériorer. En 2011, la requérante sollicita une nouvelle évaluation de son taux d’invalidité. Le 5 septembre 2011, la direction de la caisse d’assurance sociale fixa ce taux à 45 % et indiqua que la requérante devrait se soumettre à une nouvelle évaluation en septembre 2014. Le 13 décembre 2011, l’autorité de seconde instance releva ce taux à 50 % et prescrivit une nouvelle évaluation pour mars 2015. Un tel taux aurait permis à la requérante d’obtenir une pension d’invalidité en cas d’impossibilité d’obtenir sa réadaptation. Cependant, la commission d’évaluation envisagea cette fois sa réadaptation complexe, dans les 36 mois, et recommanda qu’elle pût recevoir une allocation de réadaptation (rehabilitációs járadék). Or il n’y eut aucune réadaptation et la requérante ne reçut pas d’allocation de réadaptation. Le 1er janvier 2012 entra en vigueur une nouvelle loi sur les prestations d’invalidité (la loi no CXCI de 2011), qui introduisit des critères d’attribution supplémentaires. Elle imposait en particulier aux personnes concernées de justifier d’au moins 1 095 jours de cotisation à la sécurité sociale au cours des cinq ans précédant le dépôt de leur demande alors que, sous l’empire de la législation antérieure, elles devaient justifier d’une certaine durée de service. Toutefois, les personnes ne satisfaisant pas à cette condition pouvaient bénéficier d’une prestation si elles avaient cotisé à la sécurité sociale sans interruption de plus de 30 jours au cours de leur carrière ou si elles percevaient une pension d’invalidité ou une allocation de réadaptation au 31 décembre 2011. Le 20 février 2012, la requérante déposa une nouvelle demande d’allocation d’invalidité (rokkantsági ellátás). En avril 2012, son état de santé fit l’objet d’une évaluation, à l’issue de laquelle elle fut déclarée invalide à 50 %. Le 5 juin 2012, cette demande fut rejetée au motif que la requérante ne justifiait pas de la durée de cotisation requise à la sécurité sociale. Sa réadaptation ne fut pas envisagée. Une nouvelle évaluation de son état de santé fut prévue pour le mois d’avril 2014. Du 1er juillet au 7 août 2012, la requérante fut employée par la mairie de Baktalórántháza. Le 15 août 2012, elle déposa une nouvelle demande d’allocation d’invalidité, fondée cette fois sur la nouvelle loi. Son état de santé fit l’objet d’une nouvelle évaluation, à l’issue de laquelle elle fut à nouveau déclarée invalide à 50 %. Sa réadaptation ne fut pas envisagée. En principe, un tel taux d’invalidité aurait dû permettre à la requérante d’obtenir l’allocation d’invalidité prévue par le nouveau régime. Or la pension d’invalidité dont elle bénéficiait auparavant avait été supprimée en février 2010, si bien qu’elle n’était pas titulaire d’une telle pension ou d’une allocation de réadaptation au 31 décembre 2011. Comme elle ne justifiait pas non plus de la durée de cotisation requise à la sécurité sociale ni d’une durée de cotisation ininterrompue, la requérante ne pouvait prétendre à aucun titre à l’allocation d’invalidité prévue par le nouveau régime. Elle ne comptait que 947 jours de cotisation à la sécurité sociale au lieu des 1 095 requis. D’après le Gouvernement, si la loi n’avait pas été ainsi modifiée, la requérante aurait pu de nouveau bénéficier d’une pension d’invalidité puisqu’il fut encore constaté en 2012 que son taux d’invalidité avait dépassé la limite applicable. La demande de la requérante fut rejetée par l’autorité compétente du département de Szabolcs-Szatmár-Bereg le 23 novembre 2012, puis, à la suite d’un recours, par l’autorité nationale de réadaptation et de prévoyance sociale le 27 février 2013. Le 27 mars 2013, la requérante attaqua ces deux décisions devant le tribunal administratif et du travail de Nyíregyháza qui, par un jugement du 20 juin 2013, la débouta. Ce jugement était insusceptible d’appel. Les conditions fixées par la loi, que la requérante dénonce, ont fait l’objet à compter du 1er janvier 2014 de modifications élargissant le bénéfice de l’allocation d’invalidité aux personnes pouvant justifier d’au moins 2 555 jours de cotisation à la sécurité sociale sur dix ans ou d’au moins 3 650 jours sur quinze ans. Toutefois, la requérante ne satisfait pas non plus à ces conditions. La requérante reçut des autorités municipales une allocation mensuelle de logement d’un montant de 4 100 HUF (soit 14 EUR) en 2011 et de 5 400 HUF (soit 18 EUR) en 2012. Elle demanda aussi l’allocation minimale de subsistance (rendszeres szociális segély) mais se heurta à un refus au motif qu’elle ne satisfaisait pas aux conditions légales. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS La loi no XX de 1949 relative à la Constitution, telle qu’en vigueur pendant la période considérée et jusqu’au 31 décembre 2011, renfermait les dispositions pertinentes suivantes : Article 17 « La République de Hongrie subvient aux besoins des indigents au moyen d’un large éventail de mesures sociales. » Article 54 § 1 « En République de Hongrie, chacun jouit du droit naturel à la vie et à la dignité humaine. Nul ne peut en être privé arbitrairement. » Article 70/E « 1. Les citoyens de la République de Hongrie ont droit à la sécurité sociale ; ils ont droit à la prestation nécessaire à leur subsistance en cas de vieillesse, maladie, invalidité, veuvage, s’ils deviennent orphelins ou s’ils sont frappés par le chômage sans qu’ils soient en faute. La République de Hongrie met ce droit en œuvre par le biais du régime de la sécurité sociale et du système des institutions sociales. Le droit à l’aide sociale par l’octroi d’une pension s’applique aux personnes qui ont atteint l’âge légal de la retraite, à partir duquel ils peuvent recevoir une pension de vieillesse. La loi peut également prévoir l’octroi d’une pension à des personnes n’ayant pas atteint cet âge. Une pension accordée à des personnes n’ayant pas atteint l’âge légal de la retraite peut être réduite dans son montant par la loi et peut être ultérieurement convertie en allocation sociale, ou supprimée si le bénéficiaire est apte au travail. » L’article XIX de la Loi fondamentale, tel qu’en vigueur depuis le 1er janvier 2012, dispose : « 1. La Hongrie fait tout son possible pour fournir une sécurité sociale à tous ses citoyens. Tout citoyen hongrois a droit à une assistance en matière de maternité, de maladie, d’invalidité, de handicap, de viduité et d’orphelinage, et s’il se trouve au chômage pour des raisons indépendantes de sa volonté, dans les conditions fixées par la loi. La Hongrie dispense des prestations sociales aux personnes visées au paragraphe 1 du présent article et à toute autre personne indigente par le biais d’un système d’institutions et de mesures sociales. La nature et l’ampleur des mesures sociales peuvent également être déterminées, par la loi, selon l’utilité pour la société de l’activité de leurs bénéficiaires. La Hongrie facilite la garantie des moyens de subsistance des personnes âgées en mettant en œuvre un régime général de pensions publiques fondé sur la solidarité sociale et en permettant le fonctionnement d’institutions sociales établies par les citoyens. Les conditions d’octroi d’une pension publique peuvent également être fixées par la loi, en tenant compte de l’impératif de protéger davantage les femmes. » Les dispositions pertinentes de la loi no LXXXI de 1997 relative aux pensions de la sécurité sociale, telle qu’en vigueur jusqu’au 31 décembre 2011, se lisaient ainsi : Article 4 § 1 c) « [Aux fins de la présente loi], l’expression « pension d’invalidité » désigne la pension versée aux personnes invalides satisfaisant à la condition de durée de service requise. » Article 6 « 1. Les pensions auxquelles l’assuré peut prétendre de droit dans le cadre du régime de sécurité sociale sont : a) La pension de vieillesse, b) La pension d’invalidité, (...) d) L’allocation de réadaptation, attribuable sur la base d’une loi distincte. » Article 23 § 1 « Une pension d’invalidité est accordée aux personnes a) qui sont atteintes d’une incapacité de travail de 67 % due à un état pathologique ou à un handicap physique ou mental ne présentant aucune perspective d’amélioration dans l’année suivant la perte de la capacité de travail (...), [et] b) qui peuvent justifier de la durée de service requise [laquelle est fonction de leur âge et se trouve précisée par la loi], [et] c) qui ne travaillent pas régulièrement ou dont les revenus sont très inférieurs à ceux qu’elles percevaient avant de devenir invalides. » Article 24 § 1 « La durée de service nécessaire à l’octroi d’une pension d’invalidité est : (...) pour les personnes âgées de 35 à 44 ans : 10 ans (...) » Article 26 « 1. Le droit à une pension d’invalidité prend effet à la date à partir de laquelle l’invalidité a été jugée exister d’après la commission médicale. Si la commission médicale ne se prononce pas sur la date à laquelle l’invalidité a commencé, c’est la date de la demande de pension d’invalidité qui sera prise en compte. Si le demandeur ne peut justifier de la durée de service nécessaire à la date définie au paragraphe 1 du présent article, il pourra prétendre à une pension d’invalidité à partir du jour où il aura satisfait à cette condition. » Article 29 « 1. Le montant de la pension d’invalidité dépend de l’âge auquel la personne concernée devient invalide, de sa durée de service jusqu’à l’octroi de ladite pension et du taux d’invalidité. » En ce qui concerne les pensions d’invalidité à accorder postérieurement au 31 décembre 2007, la même loi, dans sa version en vigueur du 12 mars au 31 décembre 2011, disposait ce qui suit : Article 36/A « Une pension d’invalidité est accordée aux personnes a) qui sont atteintes [d’une incapacité de travail d’au moins 79 % ou de 50 % à 79 % sans possibilité de réadaptation], et b) qui ont accompli la durée de service requise eu égard à leur âge, et c) qui [n’ont pas de revenus ou perçoivent des revenus très inférieurs à leurs revenus antérieurs], et d) qui ne perçoivent pas d’indemnités de maladie ou d’indemnités de maladie pour accident du travail. » La loi no LXXXIV de 2007 relative à l’allocation de réadaptation, telle qu’en vigueur jusqu’au 31 décembre 2011, disposait : Article 3 « 1. Une allocation de réadaptation est accordée aux personnes a) qui sont frappées d’incapacité à un taux de 50 à 79 % et qui, de ce fait, ne peuvent pas continuer à exercer un emploi sans réadaptation, et aa) qui n’exercent aucune activité rémunérée, ou ab) dont les revenus mensuels sont inférieurs d’au moins 30 % à ceux perçus [avant] l’incapacité, [et,] b) qui peuvent être réadaptées, et c) qui ont accompli la durée de service requise eu égard à leur âge. » Les dispositions pertinentes de la loi no CXCI de 2011 relative aux prestations versées aux personnes à capacité de travail réduite, telles qu’en vigueur du 26 juillet 2012 au 31 décembre 2013, étaient ainsi libellées : Article 2 « 1. Les personnes qui sont déclarées valides à 60 % ou moins dans le cadre de l’évaluation complexe réalisée par le service de réadaptation (ci-après « les personnes à capacité de travail réduite »), et qui a) ont été affiliées pendant au moins 1 095 jours à la sécurité sociale conformément à l’article 5 [de la loi sur la sécurité sociale] au cours des cinq années précédant la date de leur demande, et b) n’exercent aucune activité rémunérée, et c) ne perçoivent pas d’allocations pécuniaires régulières ont droit aux prestations accordées aux personnes à capacité de travail réduite. Par dérogation à l’alinéa a) du paragraphe 1, les personnes (...) b) qui percevaient une pension d’invalidité (...) ou une allocation de réadaptation, (...) au 31 décembre 2011 ont droit aux prestations accordées aux personnes à capacité de travail réduite quelle que soit la durée de leur affiliation à la sécurité sociale. Sont comprises dans la période d’affiliation de 1 095 jours : (...) b) les périodes de versement d’une pension d’invalidité (...) ou d’une allocation de réadaptation (...) » Article 3 « 1. Sous réserve que le service de réadaptation formule une proposition de réadaptation dans le cadre de l’évaluation complexe, les personnes à capacité de travail réduite ont droit : a) à une allocation de réadaptation, ou b) à une allocation d’invalidité » Article 4 « Les personnes à capacité de travail réduite susceptibles de réadaptation ont droit à une allocation de réadaptation. » Article 5 « 1. Les personnes à capacité de travail réduite ont droit à une allocation d’invalidité lorsque leur réadaptation n’est pas recommandée. » Dans sa décision no 1228/B/2010.AB du 7 juin 2011, la Cour constitutionnelle hongroise a notamment dit ceci : « l’article 36/D 1) b. de la loi relative aux pensions de sécurité sociale n’a créé aucune espérance [légitime] pour les personnes qui avaient droit à une pension d’invalidité sous l’empire du régime antérieur » (voir, à titre de comparaison, le libellé du paragraphe 34 de la décision de la Cour constitutionnelle cité au paragraphe suivant). La Cour constitutionnelle a contrôlé la constitutionnalité de la loi no CXCI de 2011 dans sa décision no 40/2012 (XII.6.) AB du 4 décembre 2012, qui renferme en particulier les passages suivants : « 27. (...) La Cour constitutionnelle ne déduit des articles 54 § 1 et 70/E de la Constitution qu’un seul droit social subjectif, à savoir le droit à une somme qui permettrait d’assurer des moyens de subsistance, plus précisément le versement par l’État d’une prestation de base dans la mesure où celle-ci est indispensable au respect du droit à la dignité humaine (...) [Une décision postérieure de la Cour constitutionnelle] a assorti le principe ci-dessus de la réserve suivante : « aucun droit constitutionnel spécifique, tel que le droit au logement, ne peut être tiré de l’obligation d’assurer des moyens de subsistance de base »] (...) (...) Dans plusieurs décisions, la Cour constitutionnelle a déjà examiné les modifications apportées aux règles régissant les pensions d’invalidité. Dans sa décision no 321/B/ 1996 AB, elle a indiqué que les pensions d’invalidité étaient en partie des prestations entrant dans le cadre de la protection de la propriété et en partie des prestations d’aide sociale. Selon cette décision, la loi « vient en aide, conformément au principe constitutionnel de sécurité sociale, aux personnes qui ont perdu leur capacité de travail en raison d’une invalidité ou d’un accident avant d’avoir atteint l’âge ouvrant droit à une pension de vieillesse. (...) La pension d’invalidité est une prestation exceptionnelle destinée aux personnes qui n’ont pas encore atteint l’âge de la retraite et qui leur est accordée en raison de leur invalidité. À l’âge de la retraite, les personnes qui se trouvent (...) dans l’incapacité de travailler (...) n’ont plus droit à cette prestation exceptionnelle puisque, au moment où elles ne sont plus en âge de travailler, elles ont droit à une pension de vieillesse. Selon la décision no 1129/B/2008 AB, la pension d’invalidité relève de la catégorie des prestations personnelles de retraite, bien que son caractère « contributif » se résume au fait que « son montant est d’autant plus élevé que la durée de service est plus longue, ou qu’il atteint ou approche celui de la pension de vieillesse. Pour le reste, le principe de solidarité est prépondérant puisqu’une personne invalide n’ayant pas droit à une pension de vieillesse en raison de son âge ou de la durée pendant laquelle elle a travaillé peut percevoir une pension d’invalidité dès lors que son invalidité est constatée. » (...) Selon l’interprétation que leur donne la Cour constitutionnelle, les dispositions juridiques qui ouvrent droit à des pensions d’invalidité créent non pas des droits constitutionnels subjectifs mais des prestations sociales mixtes, qui relèvent en partie de la sécurité sociale et en partie de l’aide sociale et qui sont accordées, sous certaines conditions, aux personnes n’ayant pas atteint l’âge de la retraite qui présentent un état pathologique et qui, à cause de leur invalidité, ont une capacité de travail réduite et ont besoin d’une assistance financière en raison d’une perte de revenus. » (...) (...) [Dans sa décision no 1228/B/2010.AB], (...) la Cour constitutionnelle a jugé que le régime antérieur de la pension d’invalidité n’avait pas fait naître d’espérance [légitime] et que, dès lors, la modification de ses conditions d’octroi n’avait violé aucun droit acquis. Postérieurement à l’adoption des décisions précitées de la Cour constitutionnelle, le texte de la Constitution a été notablement modifié. (...) (...) Que l’article XIX de la Loi fondamentale relatif à la sécurité sociale se rapporte essentiellement aux obligations et aux objectifs de l’État au lieu de conférer des droits [aux individus] est un changement important (...) La volonté de réformer les politiques sociales est apparue encore plus clairement avec [la modification de] l’article 70/E (...) de la Constitution, entrée en vigueur le 6 juin 2011, qui permet expressément au législateur de réduire, de convertir en prestation sociale ou de supprimer (si l’intéressé est apte au travail) les pensions versées [aux personnes n’ayant pas atteint] l’âge requis pour toucher une pension de vieillesse (...) (...) Depuis le 1er janvier 2012, [la loi] accorde aux personnes à capacité de travail réduite une prestation d’assurance-maladie et non plus une pension (...) » III. TEXTES DE DROIT INTERNATIONAL ET AUTRES DOCUMENTS PERTINENTS La Charte sociale européenne dispose, dans ses parties pertinentes : Article 12 –Droit à la sécurité sociale « En vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la sécurité sociale, les Parties contractantes s’engagent : à établir ou à maintenir un régime de sécurité sociale ; à maintenir le régime de sécurité sociale à un niveau satisfaisant, au moins égal à celui nécessaire pour la ratification de la Convention internationale du travail (no 102) concernant la norme minimum de la sécurité sociale ; à s’efforcer de porter progressivement le régime de sécurité sociale à un niveau plus haut ; à prendre des mesures, par la conclusion d’accords bilatéraux ou multilatéraux appropriés ou par d’autres moyens, et sous réserve des conditions arrêtées dans ces accords, pour assurer : a) l’égalité de traitement entre les nationaux de chacune des Parties contractantes et les ressortissants des autres Parties en ce qui concerne les droits à la sécurité sociale, y compris la conservation des avantages accordés par les législations de sécurité sociale, quels que puissent être les déplacements que les personnes protégées pourraient effectuer entre les territoires des Parties contractantes ; b) l’octroi, le maintien et le rétablissement des droits à la sécurité sociale par des moyens tels que la totalisation des périodes d’assurance ou d’emploi accomplies conformément à la législation de chacune des Parties contractantes. » Article 15 – Droit des personnes physiquement ou mentalement diminuées à la formation professionnelle et à la réadaptation professionnelle et sociale « En vue d’assurer l’exercice effectif du droit des personnes physiquement ou mentalement diminuées à la formation professionnelle et à la réadaptation professionnelle et sociale, les Parties contractantes s’engagent : à prendre des mesures appropriées pour mettre à la disposition des intéressés des moyens de formation professionnelle, y compris, s’il y a lieu, des institutions spécialisées de caractère public ou privé ; à prendre des mesures appropriées pour le placement des personnes physiquement diminuées, notamment au moyen de services spécialisés de placement, de possibilités d’emploi protégé et de mesures propres à encourager les employeurs à embaucher des personnes physiquement diminuées. » La Charte sociale européenne (révisée) dispose, dans ses parties pertinentes : Article 12 –Droit à la sécurité sociale « En vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la sécurité sociale, les Parties s’engagent : à établir ou à maintenir un régime de sécurité sociale ; à maintenir le régime de sécurité sociale à un niveau satisfaisant, au moins égal à celui nécessaire pour la ratification du Code européen de sécurité sociale ; à s’efforcer de porter progressivement le régime de sécurité sociale à un niveau plus haut ; à prendre des mesures, par la conclusion d’accords bilatéraux ou multilatéraux appropriés ou par d’autres moyens, et sous réserve des conditions arrêtées dans ces accords, pour assurer : a) l’égalité de traitement entre les nationaux de chacune des Parties et les ressortissants des autres Parties en ce qui concerne les droits à la sécurité sociale, y compris la conservation des avantages accordés par les législations de sécurité sociale, quels que puissent être les déplacements que les personnes protégées pourraient effectuer entre les territoires des Parties ; b) l’octroi, le maintien et le rétablissement des droits à la sécurité sociale par des moyens tels que la totalisation des périodes d’assurance ou d’emploi accomplies conformément à la législation de chacune des Parties. » Article 15 – Droit des personnes handicapées à l’autonomie, à l’intégration sociale et à la participation à la vie de la communauté « En vue de garantir aux personnes handicapées, quel que soit leur âge, la nature et l’origine de leur handicap, l’exercice effectif du droit à l’autonomie, à l’intégration sociale et à la participation à la vie de la communauté, les Parties s’engagent notamment : à prendre les mesures nécessaires pour fournir aux personnes handicapées une orientation, une éducation et une formation professionnelle dans le cadre du droit commun chaque fois que possible ou, si tel n’est pas le cas, par le biais d’institutions spécialisées publiques ou privées ; à favoriser leur accès à l’emploi par toute mesure susceptible d’encourager les employeurs à embaucher et à maintenir en activité des personnes handicapées dans le milieu ordinaire de travail et à adapter les conditions de travail aux besoins de ces personnes ou, en cas d’impossibilité en raison du handicap, par l’aménagement ou la création d’emplois protégés en fonction du degré d’incapacité. Ces mesures peuvent justifier, le cas échéant, le recours à des services spécialisés de placement et d’accompagnement ; à favoriser leur pleine intégration et participation à la vie sociale, notamment par des mesures, y compris des aides techniques, visant à surmonter des obstacles à la communication et à la mobilité et à leur permettre d’accéder aux transports, au logement, aux activités culturelles et aux loisirs. » La Hongrie a ratifié la Charte sociale européenne et la Charte sociale européenne révisée respectivement le 7 août 1999 et le 20 avril 2009. À l’occasion du dépôt par elle de son instrument de ratification, elle a fait une déclaration dans laquelle elle énumérait les dispositions de la Charte sociale européenne par lesquelles elle s’estimait tenue. Ni l’article 12 ni l’article 15 n’y figuraient. Par la suite, en 2004, la Hongrie s’est dite tenue par le paragraphe 1 de l’article 12 et par l’article 15. Selon sa déclaration communiquée à l’occasion du dépôt par elle de son instrument de ratification de la Charte sociale européenne révisée, elle se considère toujours tenue, entre autres, par le paragraphe 1 de l’article 12 et par l’article 15. Le Comité européen des droits sociaux « a explicitement admis des modulations du système de sécurité sociale dans la mesure où elles sont nécessaires pour assurer la sauvegarde de ce système (...) et où les restrictions laissent subsister une protection efficace des membres de la société contre la survenance des risques sociaux et [économiques] et ne tendent pas à faire glisser le système de sécurité sociale vers un système d’aide minimum » (Conclusions XIV-1 concernant la Finlande et l’article 12 § 3 de la Charte sociale européenne, p. 232, 30 mars 1998). Le Code européen de sécurité sociale, entré en vigueur le 17 mars 1968 et auquel renvoie le paragraphe 2 de l’article 12 de la Charte sociale européenne révisée, a été ratifié par 21 États membres du Conseil de l’Europe, parmi lesquels ne figure pas la Hongrie. Seize d’entre eux ont accepté les obligations énoncées en sa partie IX, laquelle dispose : Partie IX – Prestations d’invalidité Article 53 « Toute Partie contractante pour laquelle la présente partie du Code est en vigueur doit garantir aux personnes protégées l’attribution de prestations d’invalidité, conformément aux articles ci-après de ladite partie. » Article 54 « L’éventualité couverte sera l’inaptitude à exercer une activité professionnelle, d’un degré prescrit, lorsqu’il est probable que cette inaptitude sera permanente ou lorsqu’elle subsiste après la cessation de l’indemnité de maladie. » Article 55 « Les personnes protégées doivent comprendre : a) soit des catégories prescrites de salariés, formant au total 50 pour cent au moins de l’ensemble des salariés ; b) soit des catégories prescrites de la population active, formant au total 20 pour cent au moins de l’ensemble des résidents ; c) soit tous les résidents dont les ressources pendant l’éventualité n’excèdent pas des limites prescrites conformément aux dispositions de l’article 67. » Article 56 « La prestation sera un paiement périodique calculé comme suit : a) conformément aux dispositions soit de l’article 65, soit de l’article 66, lorsque sont protégées des catégories de salariés ou des catégories de la population active ; b) conformément aux dispositions de l’article 67, lorsque sont protégés tous les résidents dont les ressources pendant l’éventualité n’excèdent pas des limites prescrites. » Article 57 « 1. La prestation mentionnée à l’article 56 doit, dans l’éventualité couverte, être garantie au moins : a) à une personne protégée ayant accompli, avant l’éventualité, selon des règles prescrites, un stage qui peut consister soit en 15 années de cotisation ou d’emploi, soit en 10 années de résidence ; b) lorsqu’en principe toutes les personnes actives sont protégées, à une personne protégée qui a accompli un stage de trois années de cotisation et au nom de laquelle ont été versées, au cours de la période active de sa vie, des cotisations dont le nombre moyen annuel atteint un chiffre prescrit. Lorsque l’attribution de la prestation mentionnée au paragraphe 1 du présent article est subordonnée à l’accomplissement d’une période minimum de cotisation ou d’emploi, une prestation réduite doit être garantie au moins : a) à une personne protégée ayant accompli, avant l’éventualité, selon des règles prescrites, un stage de 5 années de cotisation ou d’emploi ; b) lorsqu’en principe toutes les personnes actives sont protégées, à une personne protégée qui a accompli un stage de trois années de cotisation et au nom de laquelle a été versée, au cours de la période active de sa vie, la moitié du nombre moyen annuel de cotisations prescrit auquel se réfère l’alinéa b du paragraphe 1 du présent article. Les dispositions du paragraphe 1 du présent article seront considérées comme satisfaites lorsqu’une prestation calculée conformément à la partie XI, mais selon un pourcentage inférieur de 10 unités à celui qui est indiqué dans le tableau annexé à cette partie pour le bénéficiaire type, est au moins garantie à toute personne protégée qui a accompli, selon les règles prescrites, 5 années de cotisation, d’emploi ou de résidence. Une réduction proportionnelle du pourcentage indiqué dans le tableau annexé à la partie XI peut être opérée lorsque le stage pour la prestation qui correspond au pourcentage réduit est supérieur à 5 ans de cotisation ou d’emploi, mais inférieur à 15 ans de cotisation ou d’emploi. Une prestation réduite sera attribuée conformément au paragraphe 2 du présent article. » Article 58 « Les prestations mentionnées aux articles 56 et 57 doivent être accordées pendant toute la durée de l’éventualité ou jusqu’à leur remplacement par une prestation de vieillesse. » La Convention des Nations unies sur les droits des personnes handicapées (transposée en Hongrie par la loi no XCII de 2007) renferme les dispositions pertinentes suivantes : Article 28 Niveau de vie adéquat et protection sociale « 1. Les États Parties reconnaissent le droit des personnes handicapées à un niveau de vie adéquat pour elles-mêmes et pour leur famille, notamment une alimentation, un habillement et un logement adéquats, et à une amélioration constante de leurs conditions de vie et prennent des mesures appropriées pour protéger et promouvoir l’exercice de ce droit sans discrimination fondée sur le handicap. Les États Parties reconnaissent le droit des personnes handicapées à la protection sociale et à la jouissance de ce droit sans discrimination fondée sur le handicap et prennent des mesures appropriées pour protéger et promouvoir l’exercice de ce droit, y compris des mesures destinées à : (...) c) Assurer aux personnes handicapées et à leurs familles, lorsque celles-ci vivent dans la pauvreté, l’accès à l’aide publique pour couvrir les frais liés au handicap, notamment les frais permettant d’assurer adéquatement une formation, un soutien psychologique, une aide financière ou une prise en charge de répit ; (...) e) Assurer aux personnes handicapées l’égalité d’accès aux programmes et prestations de retraite. » La Convention no 102 de l’Organisation internationale du travail (« l’OIT ») concernant la sécurité sociale (norme minimum), entrée en vigueur le 27 avril 1955, à laquelle renvoie le paragraphe 2 de l’article 12 de la Charte sociale européenne, a été ratifiée jusqu’à présent par cinquantequatre États, parmi lesquels ne figure pas la Hongrie. Quinze États membres du Conseil de l’Europe en ont ratifié la partie IX, laquelle dispose : Partie IX – Prestations d’invalidité Article 53 « Tout Membre pour lequel la présente Partie de la Convention est en vigueur doit garantir aux personnes protégées l’attribution de prestations d’invalidité, conformément aux articles ci-après de ladite Partie. » Article 54 « L’éventualité couverte sera l’inaptitude à exercer une activité professionnelle, d’un degré prescrit, lorsqu’il est probable que cette inaptitude sera permanente ou lorsqu’elle subsiste après la cessation de l’indemnité de maladie. » Article 55 « Les personnes protégées doivent comprendre : a) soit des catégories prescrites de salariés, formant au total 50 pour cent au moins de l’ensemble des salariés ; b) soit des catégories prescrites de la population active, formant au total 20 pour cent au moins de l’ensemble des résidents ; c) soit tous les résidents dont les ressources pendant l’éventualité n’excèdent pas des limites prescrites conformément aux dispositions de l’article 67 ; d) soit, lorsqu’une déclaration a été faite en application de l’article 3, des catégories prescrites de salariés, formant au total 50 pour cent au moins de l’ensemble des salariés travaillant dans des entreprises industrielles qui emploient 20 personnes au moins. » Article 56 « La prestation sera un paiement périodique calculé comme suit : a) conformément aux dispositions soit de l’article 65, soit de l’article 66, lorsque sont protégées des catégories de salariés ou des catégories de la population active ; b) conformément aux dispositions de l’article 67, lorsque sont protégés tous les résidents dont les ressources pendant l’éventualité n’excèdent pas des limites prescrites. » Article 57 « 1. La prestation mentionnée à l’article 56 doit, dans l’éventualité couverte, être garantie au moins : a) à une personne protégée ayant accompli, avant l’éventualité, selon des règles prescrites, un stage qui peut consister soit en 15 années de cotisation ou d’emploi, soit en 10 années de résidence ; b) lorsqu’en principe toutes les personnes actives sont protégées, à une personne protégée qui a accompli un stage de trois années de cotisation et au nom de laquelle ont été versées, au cours de la période active de sa vie, des cotisations dont le nombre moyen annuel atteint un chiffre prescrit. Lorsque l’attribution de la prestation mentionnée au paragraphe 1 est subordonnée à l’accomplissement d’une période minimum de cotisation ou d’emploi, une prestation réduite doit être garantie au moins : a) à une personne protégée ayant accompli, avant l’éventualité, selon des règles prescrites, un stage de 5 années de cotisation ou d’emploi ; b) lorsqu’en principe toutes les personnes actives sont protégées, à une personne protégée qui a accompli un stage de trois années de cotisation et au nom de laquelle a été versée, au cours de la période active de sa vie, la moitié du nombre moyen annuel de cotisations prescrit auquel se réfère l’alinéa b) du paragraphe 1 du présent article. Les dispositions du paragraphe 1 du présent article seront considérées comme satisfaites lorsqu’une prestation calculée conformément à la partie XI, mais selon un pourcentage inférieur de 10 unités à celui qui est indiqué dans le tableau annexé à cette partie pour le bénéficiaire type, est au moins garantie à toute personne protégée qui a accompli, selon les règles prescrites, 5 années de cotisation, d’emploi ou de résidence. Une réduction proportionnelle du pourcentage indiqué dans le tableau annexé à la Partie XI peut être opérée lorsque le stage pour la prestation qui correspond au pourcentage réduit est supérieur à 5 ans de cotisation ou d’emploi, mais inférieur à 15 ans de cotisation ou d’emploi. Une prestation réduite sera attribuée conformément au paragraphe 2 du présent article. » Article 58 « Les prestations mentionnées aux articles 56 et 57 doivent être accordées pendant toute la durée de l’éventualité ou jusqu’à leur remplacement par une prestation de vieillesse. » La Convention no 128 de l’OIT concernant les prestations d’invalidité, de vieillesse et de survivants, entrée en vigueur le 1er novembre 1969, a été ratifiée jusqu’à présent par seize États – parmi lesquels ne figure pas la Hongrie –, dont dix sont membres du Conseil de l’Europe. Six de ces dix États ont accepté les obligations énoncées dans sa partie II, laquelle dispose : Partie II – Prestations d’invalidité Article 7 « Tout Membre pour lequel la présente Partie de la Convention est en vigueur doit garantir aux personnes protégées l’attribution de prestations d’invalidité, conformément aux articles ci-après de ladite Partie. » Article 8 « L’éventualité couverte doit comprendre l’incapacité d’exercer une activité professionnelle quelconque, dans une mesure prescrite, lorsqu’il est probable que cette incapacité sera permanente ou lorsqu’elle subsiste à l’expiration d’une période prescrite d’incapacité temporaire ou initiale. » Article 9 « 1. Les personnes protégées doivent comprendre : a) soit tous les salariés, y compris les apprentis ; b) soit des catégories prescrites de la population économiquement active formant, au total, 75 pour cent au moins de l’ensemble de la population économiquement active ; c) soit tous les résidents ou les résidents dont les ressources pendant l’éventualité n’excèdent pas des limites prescrites conformément aux dispositions de l’article 28. Lorsqu’une déclaration faite en application de l’article 4 est en vigueur, les personnes protégées doivent comprendre : a) soit des catégories prescrites de salariés formant, au total, 25 pour cent au moins de l’ensemble des salariés ; b) soit les catégories prescrites de salariés des entreprises industrielles, formant, au total, 50 pour cent au moins de l’ensemble des salariés travaillant dans des entreprises industrielles. » Article 10 « Les prestations d’invalidité doivent être servies sous forme de paiements périodiques calculés : a) conformément aux dispositions, soit de l’article 26, soit de l’article 27, lorsque sont protégés des salariés ou des catégories de la population économiquement active ; b) conformément aux dispositions de l’article 28, lorsque sont protégés tous les résidents, ou les résidents dont les ressources pendant l’éventualité n’excèdent pas des limites prescrites. » Article 11 « 1. Les prestations visées à l’article 10 doivent, en cas de réalisation de l’éventualité couverte, être garanties au moins : a) à une personne protégée ayant accompli, avant la réalisation de l’éventualité, selon des règles prescrites, un stage qui peut consister soit en quinze années de cotisation ou d’emploi, soit en dix années de résidence ; b) lorsque, en principe, toutes les personnes économiquement actives sont protégées, à une personne protégée ayant accompli, avant la réalisation de l’éventualité, selon des règles prescrites, un stage de trois années de cotisation et au titre de laquelle ont été versées, au cours de la période active de sa vie, des cotisations dont le nombre moyen annuel ou le nombre annuel atteint un chiffre prescrit. Lorsque l’attribution des prestations d’invalidité est subordonnée à l’accomplissement d’une période minimum de cotisation, d’emploi ou de résidence, des prestations réduites doivent être garanties au moins : a) à une personne protégée ayant accompli, avant la réalisation de l’éventualité, selon des règles prescrites, un stage de cinq années de cotisation, d’emploi ou de résidence ; b) lorsque, en principe, toutes les personnes économiquement actives sont protégées, à une personne protégée ayant accompli, avant la réalisation de l’éventualité, selon des règles prescrites, un stage de trois années de cotisation et au titre de laquelle a été versée, au cours de la période active de sa vie, la moitié du nombre moyen annuel ou du nombre annuel de cotisations prescrit auquel se réfère l’alinéa b) du paragraphe 1 du présent article. Les dispositions du paragraphe 1 du présent article seront considérées comme satisfaites lorsque des prestations calculées conformément à la partie V, mais selon un pourcentage inférieur de dix unités à celui qui est indiqué dans le tableau annexé à ladite partie pour le bénéficiaire type, sont au moins garanties à toute personne protégée qui a accompli, selon des règles prescrites, cinq années de cotisation, d’emploi ou de résidence. Une réduction proportionnelle du pourcentage indiqué dans le tableau annexé à la partie V peut être opérée, lorsque le stage requis pour l’attribution de prestations correspondant au pourcentage réduit est supérieur à cinq années de cotisation, d’emploi ou de résidence, mais inférieur à quinze années de cotisation ou d’emploi ou à dix années de résidence; des prestations réduites seront attribuées conformément au paragraphe 2 du présent article. Les dispositions des paragraphes 1 et 2 du présent article seront considérées comme satisfaites lorsque des prestations calculées conformément à la partie V sont au moins garanties à toute personne protégée qui a accompli, selon des règles prescrites, un stage de cotisation ou d’emploi qui ne devrait pas dépasser cinq années à un âge minimum prescrit, mais qui peut être plus élevé en fonction de l’âge sans toutefois pouvoir dépasser un nombre maximum d’années prescrit. » Article 12 « Les prestations visées aux articles 10 et 11 doivent être accordées pendant toute la durée de l’éventualité ou jusqu’à leur remplacement par des prestations de vieillesse. » Article 13 « 1. Tout Membre pour lequel la présente partie de la Convention est en vigueur doit, dans des conditions prescrites : a) prévoir des services de rééducation destinés à préparer les invalides, dans tous les cas où cela est possible, à reprendre leur activité antérieure ou, si cela n’est pas possible, à exercer une autre activité professionnelle qui convienne le mieux possible à leurs aptitudes et à leurs capacités ; b) prendre des mesures tendant à faciliter le placement des invalides dans un emploi approprié. Lorsqu’une déclaration faite en application de l’article 4 est en vigueur, le Membre intéressé peut déroger aux dispositions du paragraphe précédent. » Le Code européen de sécurité sociale et les Conventions nos 102 et 128 de l’OIT renferment des dispositions quasiment identiques en vertu desquelles, lorsque l’attribution de la prestation d’invalidité est subordonnée à une durée minimale de cotisation ou d’emploi, une prestation réduite doit au moins être garantie aux personnes ayant, avant l’éventualité, cotisé pendant cinq ans au minimum (article 57 § 2 a) du Code européen de sécurité sociale et de la Convention no 102 de l’OIT, et article 11 § 2 a) de la Convention no 128 de l’OIT). Vingt États membres du Conseil de l’Europe se sont dits tenus par cette obligation, mais pas la Hongrie. La Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (« la CIF ») de l’Organisation mondiale de la santé, en son annexe 6, consacrée aux considérations éthiques pour l’utilisation de la CIF, dit ceci : « Utilisation sociale des informations de la CIF 8) Les informations de la CIF doivent être utilisées, dans la plus large mesure possible, avec la collaboration des personnes concernées en vue d’améliorer leurs choix et la maîtrise qu’elles ont de leur vie. 9) Les informations de la CIF doivent être utilisées en vue d’élaborer des politiques sociales et des changements politiques destinés à renforcer et à soutenir la participation des personnes. 10) La CIF et les informations découlant de son utilisation ne doivent pas être utilisées pour refuser à une personne ou à un groupe de personnes des droits acquis ou restreindre d’une façon quelconque leurs droits légitimes à des prestations. 11) Les personnes classées dans la même catégorie au titre de la CIF peuvent rester différentes à bien des égards. Les législations qui se réfèrent aux classifications de la CIF ne doivent pas supposer une plus grande homogénéité que prévu et doivent garantir que les personnes dont les niveaux de fonctionnement font l’objet de la classification restent prises en compte en tant que personnes. » Le Système européen de statistiques intégrées de la protection sociale (SESPROS) classe les pensions en les subdivisant tout d’abord en quatre catégories selon leur fonction : invalidité, vieillesse, survivants et chômage. En 2012, la catégorie des pensions de vieillesse était la plus large, représentant 77,3 % du total des dépenses et la même proportion pour ce qui est des bénéficiaires. La catégorie des pensions aux survivants, représentant un peu moins de 11,3 % des dépenses et 20,3 % des bénéficiaires, venait ensuite, puis les pensions d’invalidité, représentant 8,4 % des dépenses et 12,3 % des bénéficiaires. Les pensions de chômage constituaient la catégorie la moins importante, représentant moins de 0,3 % des dépenses et des bénéficiaires.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1966. Elle est actuellement détenue à la prison de Forest-Berkendael. Le 22 septembre 1990, la requérante épousa B.M., dont elle a divorcé après les faits. Elle explique que, depuis 1983, B.M. vivait avec le docteur M.S. de quinze ans son aîné, qui l’avait recueilli chez lui à son arrivée du Maroc, l’hébergeant et lui payant ses études. La requérante et son époux eurent cinq enfants. Peu après la naissance du premier, en 1992, la requérante fit une dépression et cessa son activité professionnelle d’enseignante de français et d’histoire, à l’exception d’une période de quelques mois en 1993. Le docteur M.S. attesta de son état d’incapacité pour cause de dépression et d’asthénie. Ultérieurement, le médecin conseil de la mutuelle confirma l’incapacité de travail de la requérante pour cause de dépression. Au mois d’octobre 1996, un rapport d’expertise judiciaire psychiatrique, qui sera suivi par le tribunal de travail, diagnostiqua « une pathologie anxio-dépressive endogène récurrente, une personnalité de base légèrement ébranlée », entraînant une incapacité de travail de plus de 66 %. L’expert conclut notamment comme suit : « (...) les contacts sociaux drainent un vécu persécutif ainsi qu’une interprétativité paranoïde. L’intéressée opère un retrait social et a tendance à se replier sur elle-même. Confrontée à des situations anxiogènes, l’intéressée en vient à régresser affectivement, à se replier sur elle-même et à se réfugier dans un fonctionnement réceptif-passif et hypocondriaque. À son anxiété peut être associée, de par sa sensibilité foncière, une réactivité dépressive. En conclusion, on se trouve confronté à une personnalité fragile, sensitive et anxieuse, abandonnique, aux composantes phobo-obsessionnelles susceptible, à l’occasion de situations d’angoisse, de régresser affectivement, de se replier sur soi et de développer diverses manifestations anxieuses, persécutives et dépressives. » La requérante et B.M. habitaient dans une maison achetée en leur nom, mais financée par le docteur M.S. L’époux de la requérante travaillait à mi-temps en qualité d’assistant administratif du docteur M.S. Le 25 juin 2004, sur la recommandation de M.S., qui était le médecin traitant de la requérante, cette dernière consulta un psychiatre, D.V. Ce dernier lui prescrivit un antidépresseur, un somnifère, ainsi qu’un anxiolytique. Le docteur D.V., qui avait proposé un suivi psychiatrique à la requérante, la revit notamment le 4 février 2005 et il écrivit à M.S. pour recommander de lui prescrire un nouvel antidépresseur, outre un somnifère et un anxiolytique. La requérante consulta D.V. une fois par mois, de février 2005 jusqu’à l’été 2006. Celui-ci releva que la requérante apparaissait « toujours fort tendue, épuisée nerveusement, ce qui constitu[ait] tous les signes de la rumination » et qu’elle présentait « des symptômes de type repli social et également [d]’épuisement anormal dans les tâches ménagères ». Au printemps 2006, la requérante lui fit part de son isolement par rapport à sa propre famille. À partir du mois de septembre 2006, les consultations se déroulèrent toutes les trois semaines. En décembre 2006, D.V. prescrivit successivement deux somnifères à la requérante. Le 12 janvier 2007, elle évoqua le lien entre son épuisement et le fait de ne pas supporter la présence du docteur M.S., D.V. constatant alors « un sentiment de dépendance » matérielle envers lui, « (...) un sentiment de précarité (...) et un ressenti face à cette personne [M.S.] qui était un sentiment d’intrusion, le fait d’avoir quelqu’un de non souhaité sous son toit, avec aussi beaucoup d’ambivalence ». Le docteur D.V. reçut encore la requérante les 30 janvier, 9 et 13 février 2007, date à laquelle la requérante lui écrivit une lettre, qui était rédigée comme suit : « Docteur, je ne me sens pas fort bien quand je me réveille, j’ai du mal à sortir de mon lit et j’ai des crampes dans le ventre. Alors je dois me lever car j’ai de la diarrhée tous les matins. Je garde ce gros nœud. Je suis bloquée dans tout mon bras gauche. Je me sens si triste et profondément triste. Je n’arrive plus à boire un café le matin. Je me sens d’une grande faiblesse et vidée d’énergie. J’ai tout le temps peur. J’ai peur de moi-même. J’ai peur de l’avenir. Quand je marche dans la rue, j’ai peur. Je n’ai pas le courage. Je ne sais pas où est le courage et je me sens à bout de tout. Je ne veux pas croire à un avenir meilleur. Je suis dans une impasse. J’ai été dans un magasin. J’ai été voir s’il y avait un couteau à viande bien tranchant. Je ne sais pas comment je vais dire tout cela à mon mari que je ne vais pas bien et que j’ai toujours caché que je me sentais très mal dans ma peau et dans ma tête et que je prenais des médicaments. S’il vous plaît, faites quelque chose pour moi. Je suis écrasée par une masse de mauvais sentiments. Je ne me suis jamais sentie aussi vulnérable. Je ne suis pas bien pendant la nuit. Je me réveille souvent et je pense. Mme Lhermitte (...) ». Au cours du mois de février 2007, la requérante évoqua avec D.V. des tranchants de couteau, à une ou deux reprises, ce que D.V. traduisit par « une phobie d’impulsion ». Il la reçut à nouveau le vendredi 23 février 2007, constatant que la requérante restait « fort préoccupée, aussi, face à l’absence de son mari qui [était] reparti au Maroc, se retrouvant seule par rapport à ses sentiments difficiles qu’elle vivait par rapport à [M.S.] ». Tôt dans la matinée du 27 février 2007, la veille du drame, la requérante déposa au cabinet du docteur D.V. une seconde lettre qu’elle venait de rédiger et qui se lisait ainsi : « Docteur [V.], Vous n’avez pas beaucoup de temps. Pour ces derniers jours, je ne me sens pas bien. J’ai des idées noires. Ce sont des idées suicidaires qui vont m’entraîner moi et je vais prendre mes enfants avec moi. C’est un combat de tous les jours. Mon amie [V.G.] me soutient. Il n’y a pas de solution à mon problème. Je me sens emmurée. Je me sens prisonnière. Je n’ai plus la force. Je ne pense pas que mon mari va me sauver car il est dans une situation favorable à tous points de vue. Il revient demain soir mais je ne peux pas lui livrer toute ma peine et mon désarroi. La situation familiale est irréversible. Par le passé, j’ai déjà eu des idées suicidaires. J’imagine des scénarios aussi vrais que réalistes et je sais que je suis capable. Ce n’est pas un jeu. Désolée de prendre votre temps ! Mme Lhermitte (...) ». Le même jour, en début d’après-midi, la requérante s’assura par téléphone de la réception effective de son courrier par le secrétariat de D.V. Les lettres rédigées par la requérante à l’attention du docteur D.V., en dates des 13 et 27 février 2007, ne furent pas versées au dossier d’instruction, D.V. ayant ultérieurement indiqué qu’elles ne se trouvaient pas au dossier médical. Le 28 février 2007, la requérante déposa une dernière lettre, accompagnée d’une trousse contenant des bijoux, dans la boîte aux lettres de V.G., son amie et confidente. Cette lettre était rédigée comme suit : « Ma chère amie [V.], J’ai coupé mon téléphone et je commence à écrire la lettre. J’espère que tu ne seras pas choquée de ce que je vais t’écrire. Tu dois la montrer [au docteur D.V.] qui sera vendredi à neuf heures à [l’hôpital] Érasme. Il pourra t’aider et t’expliquer que ce que tu m’as très gentiment expliqué quand tu es venue chez moi, je n’ai pas le courage de mettre les choses en marche et je suis complètement bloquée et je reste paralysée de peur car il n’y a pas de solution à mon problème. Tu as été pour moi et pour mes enfants une porte ouverte, un sourire dans la vie et je te remercie pour toujours. J’ai pris ma décision de partir avec mes enfants très loin et pour toujours. Un jour, tu verras on se reverra mais je ne regrette pas cette solution finale. Je te demande de prévenir ma sœur Mireille [...] et mon autre sœur Catherine [...]. Je te demande pardon. Je demande pardon à mes sœurs si je leur ai fait du mal. Je ne supporte plus cette situation, car mon mari est aveugle et sourd et malgré ça lui se plaît dans cette situation. [M.S.] est un salopard qui m’a pourri la vie, volé mon intimité avec mon mari et mes enfants. Je suis partie de chez mes parents, d’un enfer pour en tomber dans un autre. (...) » La requérante terminait sa lettre en invitant son amie à partager ses bijoux avec ses deux sœurs. Elle laissa également un message sur la boîte vocale du téléphone portable de V.G., d’une voix que les enquêteurs qualifieront de « tremblante » et d’« hésitante », pour lui annoncer qu’elle avait laissé une lettre et un cadeau dans sa boîte aux lettres et lui demander « pardon » avant de lui dire « au revoir ». Par la suite, utilisant deux couteaux dérobés dans un grand magasin, la requérante tua successivement ses cinq enfants, avant de tenter de se suicider. Après avoir écrit le message « appelez la police » sur une feuille apposée sur la porte d’entrée, elle téléphona au service de secours d’urgence pour déclarer avoir tué ses cinq enfants et faire part de sa tentative de suicide. Lorsque la police, les ambulanciers et l’équipe médicale arrivèrent sur place, ils découvrirent la requérante blessée, ainsi que les corps des cinq enfants égorgés. Lors de l’admission de la requérante au service des soins intensifs le jour du drame, le médecin traitant nota l’expression « d’idéations dépressives, autodestructrices dans un contexte de traitement médicamenteux psychotrope, anxiolytique et antidépresseur ». Au cours du premier entretien avec la police, la requérante avait expliqué son geste par un acte de désespoir en raison de la dépendance de sa famille vis-à-vis du docteur M.S. Le 1er mars 2007, une juge d’instruction près le tribunal de première instance de Nivelles inculpa la requérante pour avoir volontairement, avec intention de donner la mort et avec préméditation, commis un homicide sur les personnes de ses cinq enfants. La requérante fut également placée en détention préventive. Aux termes des rapports d’expertise médico-légale réalisés entre le 12 mars et le 31 décembre 2007, les cinq homicides auraient été réalisés dans un délai relativement court, soit environ une dizaine de minutes par homicide et, compte tenu de la rapidité des faits, ils correspondraient à l’application d’un plan élaboré à l’avance. Par ailleurs, les analyses toxicologiques effectuées à partir des prélèvements sanguins sur la requérante confirmèrent qu’elle était bien sous la seule médication combinant un anxiolytique et un somnifère, les concentrations plasmatiques retrouvées étant considérées infrathérapeutiques, autrement dit faibles. La juge d’instruction fit procéder à plusieurs expertises psychologiques. Deux psychologues examinèrent la requérante et rendirent leur rapport respectivement les 30 octobre et 8 novembre 2007. D’après ces psychologues, la requérante souffrait d’une fragilité intérieure nécessitant des défenses massives et rigides pour préserver une façade parfaite. Elle avait développé une toute-puissance maternelle et une absence de distance psychique entre les enfants et elle-même. Ainsi, en tuant ses enfants, objets d’amours surinvestis, la requérante se tuait elle-même et la mère qu’elle était. Une expertise psychiatrique fut également ordonnée par le juge d’instruction, qui désigna un collège de trois experts psychiatres, les docteurs G., B. et M. Le collège d’experts examina la requérante et établit un rapport daté du 30 octobre 2007, dans lequel il aboutit à la conclusion suivante : « Nous estimons que [la requérante] était dans un état anxieux-dépressif sévère qui a favorisé ce passage à l’acte et a altéré profondément – mais non aboli – son discernement. (...) L’inculpée n’était pas au moment des faits et n’est pas actuellement dans un état de démence ou dans un état grave de déséquilibre mental ou de débilité mentale la rendant incapable du contrôle de ses actions. » Par un arrêt du 17 juin 2008, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles, confirmant une ordonnance de la juge d’instruction du 19 mai 2008, renvoya la requérante devant la cour d’assises pour avoir : « (...) à Nivelles, le 28 février 2007, volontairement, avec intention de donner la mort et avec préméditation, commis un homicide sur les personnes de : - [Y.M.], née le 13 août 1992 ; - [N.M.], née le 13 février 1995 ; - [My.M.], née le 20 avril 1997 ; - [Mi.M.], née le 20 mai 1999 ; - Et [Me.M.], né le 9 août 2003. » L’acte d’accusation du 19 octobre 2008, rédigé par le procureur général, exposa, sur cinquante-et-une pages, les faits et leur déroulement précis, les actes et les éléments de l’enquête, les expertises médico-légales, mais également, pour une part substantielle, le parcours de vie et la vie familiale de la requérante, ainsi que la motivation et les causes de son passage à l’acte meurtrier, au vu notamment des expertises psychologiques et mentales la concernant. Le procès de la requérante se déroula devant la cour d’assises de la province du Brabant wallon, du 8 au 19 décembre 2008. Dès le début du procès, l’acte d’accusation fut lu par l’avocat général représentant le ministère public, et la nature du délit à la base de l’accusation, ainsi que les circonstances pouvant aggraver ou diminuer la peine, furent indiqués. Durant les débats devant la cour d’assises, le docteur D.V. fit part, au cours de son témoignage oral, de l’existence des deux lettres en dates des 13 et 27 février 2007 qui lui avaient été adressées par la requérante. Il les produisit à l’audience, les faisant ainsi apparaître pour la première fois dans la procédure. Compte tenu de ces éléments nouveaux, le président de la cour d’assises chargea dès lors le collège des trois experts psychiatres G., B. et M., qui était déjà intervenu au cours de l’instruction et dont les membres avaient déjà confirmé oralement leurs conclusions devant la cour d’assises, d’établir un rapport complémentaire. Le 14 décembre 2008, le collège d’experts rendit un rapport dans lequel les trois psychiatres émirent un avis unanime. Ils s’exprimèrent tout d’abord comme suit en guise de préambule : « [La première question sur la capacité de la requérante à contrôler ses actes au moment des faits et actuellement] est régulièrement la plus difficile et la plus discutée par le caractère « tout ou rien » qu’implique la réponse à apporter sur l’incapacité de contrôler les actions au point que certains psychiatres ont renoncé pour cette raison à accepter des expertises pénales. L’abolition complète du contrôle des actions n’est absolument évidente que dans certains cas tels les psychoses délirantes (« états de démence »). Dans d’autres cas, elle est plus discutée et l’intime conviction des experts sera influencée par la présence de certains indices. Sous une forme ramassée, les conclusions doivent répondre précisément aux questions formulées par le réquisitoire. Ces réponses correspondent à l’intime conviction d’experts après les différentes démarches décrites. Elles ne sont jamais qu’un avis éclairé, non une vérité scientifique absolue ». Les experts se prononcèrent ensuite notamment en ces termes : « (...) La lettre du 13 février [2007] évoque tous les signes d’une dépression majeure d’intensité mélancolique (...). Ces états mélancoliques sont des indications d’hospitalisation d’urgence, voire de mise en observation, si nécessaire. (...) Dans la seconde lettre, si au niveau du contenu, elle exprime d’une manière sans équivoque son angoisse devant un suicide où « je vais prendre mes enfants avec moi, parce qu’il n’y a plus d’avenir », au niveau du sens, elle demande clairement de l’aide, semblant pressentir son incapacité à contrôler ses actions futures. (...) Ces documents montrent donc indubitablement que Mme Lhermitte ne se sentait plus capable de contrôler ses actions. (...) il a toujours été évident qu’il y avait déséquilibre mental. (...) des éléments neufs [permettent] d’être intimement convaincus que Mme Lhermitte était incapable, au moment des faits, de contrôler ses actions en raison d’un état grave de déséquilibre mental. (...) Mme Lhermitte a développé un état anxio-dépressif sévère (...) [et] un état dissociatif de dépersonnalisation transitoire l’amenant à accomplir des actes d’une violence extrême. Seule la pensée opératoire persiste, la conscience réflexive est transitoirement abolie. (...) Actuellement (...) la fragilité persiste et elle est toujours susceptible, notamment vu le deuil impossible à faire, de rencontrer un nouvel épisode de déséquilibre mental la rendant incapable du contrôle de ses actions : la possibilité d’un passage à l’acte suicidaire demeure. (...) CONCLUSIONS L’examen mental de Geneviève LHERMITTE permet de dire : - L’accusée était au moment des faits dans un état grave de déséquilibre mental la rendant incapable du contrôle de ses actions et est actuellement dans un état grave de déséquilibre mental justifiant un traitement au long cours. (...) » Les experts présentèrent leur rapport au cours du procès, le 16 décembre 2008. À l’issue du réquisitoire et des plaidoiries, le 18 décembre 2008, le jury fut appelé à répondre aux cinq questions posées par le président de la cour d’assises et ainsi libellées : « 1ère question (principale de culpabilité) Geneviève LHERMITTE, accusée ici présente, est-elle coupable d’avoir, à Nivelles, le 28 février 2007, volontairement, avec intention de donner la mort, commis un homicide sur les personnes de [Y.M.], [N.M.], [My.M.], [Mi.M.] et [Me.M.]? 2ème question (accessoire à la 1ère question et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a répondu affirmativement à cette 1ère question) Est-il constant que l’homicide volontaire décrit à la première question a été commis avec préméditation ? 3ème question (principale subsidiaire relative à la perpétration du fait qualifié crime et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a répondu négativement à la 1ère question) Est-il constant que Geneviève LHERMITTE, accusée ici présente, a commis le fait qualifié crime d’avoir, à Nivelles, le 28 février 2007, volontairement, avec intention de donner la mort, commis un homicide sur les personnes de [Y.M.], [N.M.], [My.M.], [Mi.M.] et [Me.M.]? 4ème question (accessoire à la 3ème question et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a répondu affirmativement à la 3ème question) Est-il constant que le fait qualifié crime décrit à la 3ème question a été commis avec préméditation ? 5ème question (principale de défense sociale relative à l’état mental actuel de l’accusée et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a répondu affirmativement à la 1ère question ou affirmativement à la 3ème question) Est-il constant que Geneviève LHERMITTE, accusée ici présente, est, soit en état de démence, soit dans un état grave de déséquilibre mental ou de débilité mentale la rendant incapable du contrôle de ses actions ? ». Les conseils de la requérante ne soulevèrent pas de contestation à ce titre. Le lendemain, les jurés, après s’être retirés seuls, sans les magistrats, répondirent « oui » aux deux premières questions, relatives à la culpabilité de la requérante, et « non » à la dernière, relative à son état mental actuel. Par la suite, la cour d’assises, composée à la fois des trois magistrats et du jury, délibéra sur la peine à imposer. Par un arrêt du 19 décembre 2008, elle prit acte du verdict de culpabilité prononcé par le seul jury et condamna la requérante à la réclusion à perpétuité. Conformément à l’article 364, dernier alinéa, du code d’instruction criminelle, la cour d’assises motiva la fixation de la peine, dans les termes suivants : « Les lourdes charges familiales de l’accusée ainsi que ses sentiments pénibles d’isolement et de dépendance peuvent expliquer un désir légitime de plus de liberté personnelle. Sa fragilité mentale, son état dépressif et sa personnalité ont pu rendre plus difficiles la gestion de ce désir ainsi que la recherche, par le dialogue, des aménagements possibles dans les limites de sa situation réelle en tenant compte de tous ses proches. Mais ni ces circonstances, ni même une volonté de se sortir par un suicide d’une situation qu’elle considérait comme une impasse, ni un manque d’aide adéquate, ne peuvent suffire à expliquer les actes d’une extrême violence auxquels elle s’est résolue et qu’elle a froidement exécutés. (...) Dans les conditions concrètes tant de la personnalité de l’accusée que de son contexte de vie, les difficultés réelles vécues par l’accusée ne constituent pas des circonstances atténuantes, au regard de la gravité extrême des faits commis. » À titre accessoire, la requérante fut destituée de tous titres, grades et fonctions dont elle était revêtue et elle fut interdite à perpétuité de certains droits en application des articles 19 et 31 du code pénal en vigueur au moment des faits. Enfin, l’arrêt devait être imprimé et affiché dans la commune où le crime avait été commis en application de l’article 18 du code pénal. Le 8 janvier 2009, la requérante se pourvut en cassation, invoquant les mêmes griefs que ceux présentés devant la Cour. Le 6 mai 2009, la Cour de cassation la débouta de son pourvoi. S’agissant du fait que les questions posées au jury ne portaient pas séparément sur chaque assassinat mais sur l’ensemble des cinq homicides, elle souligna notamment que les parties avaient marqué leur accord quant au libellé des questions posées au jury. Elle rappela en outre que la formulation du verdict par réponse uniquement affirmative ou négative aux questions posées au jury était prescrite par l’article 348 du code d’instruction criminelle. Quant au moyen de la requérante invoquant l’absence de motivation sur le désaccord du jury avec l’avis unanime des experts, qui concluaient à un déséquilibre mental grave la rendant incapable du contrôle de ses actions au moment des faits et au jour du procès, la Cour de cassation s’exprima comme suit : « En relevant le sang-froid et la détermination mis par l’accusée à l’exécution de ses crimes, l’arrêt donne le motif pour lequel la cour d’assises n’a pas retenu l’existence d’un déséquilibre mental propre à rendre l’auteur incapable du contrôle de ses actes au moment des faits. Pour le surplus, l’arrêt constate que l’attitude de la demanderesse manifeste un manque de prise de conscience de sa responsabilité, auquel il lui sera possible de remédier par un travail sur elle-même dans le cadre de l’exécution de la peine. L’arrêt donne ainsi les raisons pour lesquelles les conditions d’application de la loi de défense sociale ne sont pas réunies. » II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La procédure devant la cour d’assises Les dispositions pertinentes du code d’instruction criminelle Le droit et la pratique internes en vigueur au moment où s’est déroulé le procès devant la cour d’assises dans l’affaire de la requérante sont décrits dans l’arrêt Taxquet c. Belgique ([GC], no 926/05, §§ 22-42, CEDH 2010). Les dispositions pertinentes prévoyaient plus particulièrement ce qui suit : Article 241 « Dans tous les cas où l’inculpé sera renvoyé à la cour d’assises, le procureur général sera tenu de rédiger un acte d’accusation. L’acte d’accusation exposera : 1o la nature du délit qui forme la base de l’accusation; 2o le fait et toutes les circonstances qui peuvent aggraver ou diminuer la peine; l’accusé y sera dénommé et clairement désigné. L’acte d’accusation sera terminé par le résumé suivant : « En conséquence, N... est accusé d’avoir commis tel meurtre, tel vol, ou tel autre crime, avec telle et telle circonstance. » » Article 313 « (...) [Le président] fait distribuer à chaque juré une copie de l’acte d’accusation et, s’il en existe, de l’acte de défense. Le procureur général lit l’acte d’accusation et l’accusé ou son conseil l’acte de défense. (...) » Article 337 « La question résultant de l’acte d’accusation sera posée en ces termes : « L’accusé est-il coupable d’avoir commis tel meurtre, tel vol, ou tel autre crime? » » Article 341 « Le président, après avoir posé les questions, les remettra aux jurés dans la personne du chef du jury; il leur remettra en même temps l’acte d’accusation, les procès-verbaux qui constatent le délit et les pièces du procès, autres que les déclarations écrites des témoins. (...) » Article 342 « Les questions étant posées et remises aux jurés, ils se rendront dans leur chambre pour y délibérer. (...) Avant de commencer la délibération, le chef des jurés leur fera lecture de l’instruction suivante, qui sera, en outre, affichée en gros caractères dans le lieu le plus apparent de leur chambre : « La loi ne demande pas compte aux jurés des moyens par lesquels ils se sont convaincus; elle ne leur prescrit point de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d’une preuve; elle leur prescrit de s’interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement, et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite sur leur raison les preuves rapportées contre l’accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur dit point : « Vous tiendrez pour vrai tout fait attesté par tel ou tel nombre de témoins » ; elle ne leur dit pas non plus : « Vous ne regarderez pas comme suffisamment établie toute preuve, qui ne sera pas formée de tel procès-verbal, de telles pièces, de tant de témoins ou de tant d’indices »; elle ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : « Avez-vous une intime conviction ... » . ». Article 343 « Les jurés ne pourront sortir de leur chambre qu’après avoir formé leur déclaration. Nul n’y pourra entrer pendant la délibération, pour quelque cause que ce soit, sans une autorisation écrite du président. (...) » Article 347 « La décision du jury se formera, pour ou contre l’accusé, à la majorité, à peine de nullité. En cas d’égalité de voix, l’avis favorable à l’accusé prévaudra. » Article 348 « Les jurés rentreront ensuite dans l’auditoire et reprendront leur place. Le président leur demandera quel est le résultat de leur délibération. Le chef du jury se lèvera et, la main placée sur son cœur, il dira : « En honneur et conscience, la déclaration du jury est : Oui, l’accusé, etc.; Non l’accusé, etc. ». (...) » Article 364 « (...) La cour se rendra, avec les jurés, dans leur chambre. Le collège ainsi constitué, présidé par le président de la cour, délibérera sur la peine à prononcer conformément à la loi pénale. Les décisions seront prises à la majorité absolue des voix. (...) Sur proposition du président, il est ensuite décidé, à la majorité absolue, de la formulation des motifs ayant conduit à la détermination de la peine infligée. » Article 364bis « Tout arrêt de condamnation fera mention des motifs ayant conduit à la détermination de la peine infligée. » Les réformes législatives ultérieures Une loi du 21 décembre 2009 relative à la réforme de la cour d’assises, adoptée après l’arrêt de la chambre dans l’affaire Taxquet (Taxquet c. Belgique, no 926/05, 13 janvier 2009), et entrée en vigueur le 21 janvier 2010, prévit notamment qu’après avoir reçu la déclaration du jury sur la culpabilité, les magistrats professionnels se retiraient avec les jurés pour formuler les principales raisons de la décision prise par le jury, à consigner dans un arrêt dit de motivation. La loi ne modifia pas fondamentalement le système de la décision sur la peine à infliger et de l’arrêt de condamnation. Une loi du 5 février 2016 modifiant le droit pénal et la procédure pénale, et portant des dispositions diverses en matière de justice, entrée en vigueur le 29 février 2016, a encore modifié le système. Désormais, le collège composé par les magistrats professionnels et les jurés délibère sur la culpabilité. Les dispositions de l’ancien article 342 du code d’instruction criminelle ont été modifiées et reprises comme suit dans le nouvel article 327 : Article 327 « Les questions étant posées, les jurés se rendent avec la cour dans la chambre des délibérations. Le collège ainsi constitué, présidé par le président de la cour, délibère sur la culpabilité. (...) » Les jurés seuls votent sur la culpabilité en répondant « oui » ou « non » aux questions qui ont été posées au jury, et le collège formule ensuite les principales raisons de la décision du jury. Les dispositions de l’article 334 du code d’instruction criminelle disposent en effet : « Sans devoir répondre à l’ensemble des conclusions déposées, le collège formule les principales raisons de la décision du jury. Le questionnaire portant la décision du jury est joint à la formulation des motifs. La décision est signée par le président, le ou la chef du jury et le greffier. » Ces raisons sont reprises dans un arrêt motivé. La loi n’a pas fondamentalement modifié le système de la décision sur la peine à infliger et de l’arrêt de condamnation. B. Les dispositions pertinentes du code pénal S’agissant des personnes condamnées à la réclusion à perpétuité, le code pénal, tel qu’en vigueur au moment des faits, prévoyait ce qui suit : Article 18 « L’arrêt portant condamnation à la réclusion à perpétuité ou à la détention à perpétuité, à la réclusion ou à la détention de vingt ans à trente ans sera imprimé par extrait et affiché dans la commune où le crime aura été commis et dans celle où l’arrêt aura été rendu. » Article 19 « Tous arrêts de condamnation à la réclusion à perpétuité ou à la détention à perpétuité, à la réclusion à temps, à la détention de vingt ans à trente ans ou de quinze ans à vingt ans prononceront, contre les condamnés, la destitution des titres, grades, fonctions, emplois et offices publics dont ils sont revêtus. » Article 31 « Tous arrêts de condamnation à la réclusion ou à la détention à perpétuité ou à la réclusion pour un terme de dix à quinze ans ou un terme supérieur prononceront, contre les condamnés, l’interdiction à perpétuité du droit : 1o De remplir des fonctions, emplois ou offices publics; 2o D’éligibilité; 3o De porter aucune décoration, aucun titre de noblesse; 4o D’être juré, expert, témoin instrumentaire ou certificateur dans les actes; de déposer en justice autrement que pour y donner de simples renseignements; 5o D’être appelé aux fonctions de tuteur, subrogé tuteur ou curateur, si ce n’est de leurs enfants; comme aussi de remplir les fonctions de conseil judiciaire, d’administrateur judiciaire des biens d’un présumé absent ou d’administrateur provisoire. 6o De fabriquer, de modifier, de réparer, de céder, de détenir, de porter, de transporter, d’importer, d’exporter ou de faire transiter une arme ou des munitions, ou de servir dans les Forces armées. » Quant à la responsabilité pénale de la personne qui a commis le délit, l’article 71 dispose ce qui suit : Article 71 « Il n’y a pas d’infraction, lorsque l’accusé ou le prévenu était en état de démence au moment du fait, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés respectivement en 1983, 1987 et 1988. M. Khlaifia (le « premier requérant ») réside à Om Laarass (Tunisie) ; MM. Tabal et Sfar (les « deuxième et troisième requérants ») résident à El Mahdia (Tunisie). A. Le débarquement des requérants sur les côtes italiennes et leur expulsion vers la Tunisie Le 16 septembre 2011 pour le premier d’entre eux et le lendemain, 17 septembre 2011, pour les deux autres, les requérants quittèrent la Tunisie avec d’autres personnes à bord d’embarcations de fortune dans le but de rejoindre les côtes italiennes. Après plusieurs heures de navigation, les embarcations furent interceptées par les garde-côtes italiens, qui les escortèrent jusqu’au port de l’île de Lampedusa. Les requérants arrivèrent sur l’île les 17 et 18 septembre 2011 respectivement. Les requérants furent transférés au centre d’accueil initial et d’hébergement (Centro di Soccorso e Prima Accoglienza – ci-après, le « CSPA ») sis sur l’île de Lampedusa au lieu-dit Contrada Imbriacola où, après leur avoir prodigué les premiers secours, les autorités procédèrent à leur identification. Le Gouvernement soutient qu’à cette occasion, des « fiches d’information » individuelles furent rédigées pour chacun des migrants concernés (paragraphe 224 ci-après), ce que les requérants contestent (paragraphe 222 ci-après). Les requérants furent installés dans un secteur du centre réservé aux Tunisiens adultes. Ils affirment avoir été accueillis dans des espaces surpeuplés et sales et avoir été obligés de dormir à même le sol en raison de la pénurie de lits disponibles et de la mauvaise qualité des matelas. Ils consommaient les repas à l’extérieur, assis par terre. Le centre était surveillé en permanence par les forces de l’ordre, si bien que tout contact avec l’extérieur était impossible. Les requérants restèrent dans le CSPA jusqu’au 20 septembre, où une violente révolte éclata parmi les migrants. Les lieux furent ravagés par un incendie, et les requérants furent emmenés au parc des sports de Lampedusa pour y passer la nuit. À l’aube du 21 septembre, ils parvinrent avec d’autres migrants à tromper la surveillance des forces de l’ordre et à rejoindre le village de Lampedusa. De là, ils entamèrent, avec 1 800 autres migrants environ, des manifestations de protestation dans les rues de l’île. Interpellés par la police, les requérants furent reconduits d’abord dans le centre d’accueil puis à l’aéroport de Lampedusa. Le matin du 22 septembre 2011, les requérants furent embarqués dans des avions à destination de Palerme. Une fois débarqués, ils furent transférés à bord de navires amarrés dans le port de la ville. Le premier requérant monta sur le Vincent, avec 190 personnes environ, tandis que le deuxième et le troisième requérants furent conduits à bord du navire Audace, avec 150 personnes environ. Selon les requérants, sur chaque navire l’ensemble des migrants fut regroupé dans les salons-restaurants, l’accès aux cabines étant interdit. Les requérants affirment avoir dormi par terre et attendu plusieurs heures pour pouvoir utiliser les toilettes. Les intéressés déclarent qu’ils pouvaient sortir sur les balcons des navires deux fois par jour pendant quelques minutes seulement. Ils disent avoir été insultés et maltraités par les policiers qui les surveillaient en permanence et n’avoir reçu aucune information de la part des autorités. Les requérants restèrent quelques jours à bord des navires. Le 27 septembre 2011, les deuxième et troisième requérants furent emmenés à l’aéroport de Palerme dans le but d’être renvoyés en Tunisie. Le premier requérant fut quant à lui refoulé le 29 septembre 2011. Avant de monter dans les avions, les migrants furent reçus par le consul de Tunisie. Selon les requérants, celui-ci se serait borné à enregistrer leurs données d’état civil, conformément à l’accord italo-tunisien conclu en avril 2011 (paragraphes 36-40 ci-après). Dans leur formulaire de requête, les requérants ont affirmé qu’à aucun moment tout au long de leur séjour en Italie il ne leur avait été délivré un quelconque document. En annexe à ses observations, le Gouvernement a cependant produit trois décrets de refoulement datés des 27 et 29 septembre 2011 pris à l’encontre des requérants. Ces décrets, en substance identiques et rédigés en italien avec une traduction en arabe, se lisaient comme suit : « Le chef de la police (Questore) de la province d’Agrigente Vu les pièces du dossier, dont il résulte que 1) en date du 17 [18] septembre 2011, le personnel appartenant aux forces de police a trouvé dans la province d’Agrigente près de la ligne de frontière/près de la frontière de l’île de Lampedusa M. [nom et prénom] né (...) le [date] (...) ressortissant tunisien (...) non entièrement identifié car dépourvu de documents (sedicente) ; 2) l’étranger est entré sur le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de frontière ; 3) l’identification (rintraccio) de l’étranger a eu lieu à l’entrée/tout de suite après son entrée dans le territoire national, et précisément : île de Lampedusa ATTENDU qu’on n’est en présence d’aucun des cas [indiqués] à l’article 10 § 4 du décret-loi no 286 de 1998 ; CONSIDÉRANT qu’il y a lieu de procéder selon l’article 10 § 2 du décret-loi no 286 de 1998 ; ORDONNE LE REFOULEMENT AVEC ACCOMPAGNEMENT À LA FRONTIÈRE De la personne susmentionnée INFORME - qu’un recours peut être introduit contre le présent décret, dans un délai de soixante jours à compter de sa notification, devant le juge de paix d’Agrigente ; - que l’introduction du recours ne suspend en aucun cas l’exécution (efficacia) du présent décret ; - [que] le directeur du bureau de l’immigration procèdera, en exécution du présent décret, à sa notification, accompagnée d’une copie synthétiquement traduite vers une langue connue par l’étranger, ou bien vers la langue anglaise, française ou espagnole ; à sa communication à la représentation diplomatique ou consulaire de l’État d’origine selon ce qui est prévu par l’article 2 § 7 du décret-loi no 286 de 1998 ; et à son enregistrement au sens de l’article 10 § 6 du même décret-loi ; Accompagnement à la frontière de Rome Fiumicino [Fait à] Agrigente [le] 27[29]/09/2011 Pour le chef de la police [Signature] » Chacun de ces décrets étaient accompagnés par un procès-verbal de notification portant les mêmes dates, lui aussi rédigé en italien et doublé d’une traduction en arabe. Dans l’espace réservé à la signature des requérants, ces procèsverbaux portent la mention manuscrite « [l’intéressé] refuse de signer et de recevoir une copie » (si rifiuta di firmare e ricevere copia). Arrivés à l’aéroport de Tunis, les requérants furent libérés. B. L’ordonnance du juge des investigations préliminaires de Palerme Des associations de lutte contre le racisme portèrent plainte pour les traitements auxquels les migrants avaient été soumis, après le 20 septembre 2011, à bord des navires Audace, Vincent et Fantasy. Une procédure pénale pour abus de fonctions et arrestation illégale (articles 323 et 606 du code pénal – le « CP ») fut ouverte contre X. Le 3 avril 2012, le parquet demanda que les poursuites fussent classées sans suite. Par une ordonnance du 1er juin 2012, le juge des investigations préliminaires (giudice per le indagini preliminari – ci-après le « GIP ») de Palerme fit droit à la demande du parquet. Dans ses motifs, le GIP souligna que le placement des migrants dans le CSPA avait pour but de les accueillir, de les assister et de faire face à leurs besoins hygiéniques pour le temps strictement nécessaire, avant de les acheminer vers un CIE (centre d’identification et d’expulsion) ou de prendre des mesures en leur faveur. Au CSPA, les migrants pouvaient, selon le GIP, bénéficier d’une assistance juridique et obtenir des informations quant aux procédures à suivre pour introduire une demande d’asile. Le GIP partagea l’observation du parquet selon laquelle l’interprétation des conditions relatives aux motifs et à la durée du séjour des migrants dans les CSPA était parfois floue ; il souscrivit en outre à la thèse du parquet selon laquelle une multitude de considérations excluait que les faits de l’espèce fussent constitutifs d’une infraction pénale. Il nota que la direction de la police (Questura) d’Agrigente s’était bornée à enregistrer la présence des migrants au CSPA sans adopter de décisions ordonnant leur rétention. Selon le GIP, l’équilibre précaire atteint sur l’île de Lampedusa avait été rompu le 20 septembre 2011, lorsqu’un groupe de Tunisiens avait provoqué un incendie criminel, endommageant sérieusement le CSPA de Contrada Imbriacola et le rendant inapte à satisfaire aux exigences liées à l’accueil et au secours des migrants. Les autorités auraient alors organisé un pont aérien et naval afin d’évacuer les migrants de Lampedusa. Le lendemain, des affrontements auraient eu lieu au port de l’île entre la population locale et un groupe d’étrangers qui avait menacé de faire exploser des bouteilles de gaz. Le GIP expliqua qu’ainsi s’était créée une situation qui risquait de dégénérer et qui était couverte par la notion d’« état de nécessité » (stato di necessità) visée par l’article 54 du CP (paragraphe 34 ci-après). Il s’imposait donc, conclut le GIP, de procéder au transfert immédiat d’une partie des migrants en utilisant, entre autres, des navires. Quant au fait que, dans cette situation d’urgence, aucune décision formelle de rétention à bord de navires n’avait été adoptée, le GIP estima que ceci ne pouvait s’analyser en une arrestation illégale et que les conditions d’un transfert des migrants dans des CIE n’étaient pas remplies. Il observa qu’en effet, d’une part, les CIE étaient déjà surpeuplés et que, d’autre part, les accords passés avec les autorités tunisiennes amenaient à penser que le renvoi avait vocation à être immédiat. Le fait qu’on ait appliqué aux intéressés une mesure de refoulement (respingimento) sans contrôle juridictionnel adoptée plusieurs jours après le débarquement n’était pas illégitime aux yeux du GIP. Pour lui, le calcul du « délai raisonnable » pour l’adoption de ces actes et pour le séjour des étrangers dans le CSPA devait tenir compte des difficultés logistiques (état de la mer, distance entre l’île de Lampedusa et la Sicile) et du nombre de migrants concernés. Dans ces circonstances, le GIP conclut qu’il n’y avait pas eu de violation de la loi. Par ailleurs, il considéra qu’aucun dol ne pouvait être imputé aux autorités, dont la conduite avait été inspirée, en premier lieu, par la poursuite de l’intérêt public. Les migrants n’auraient subi aucun préjudice injuste (danno ingiusto). Dans la mesure où les plaignants alléguaient que la façon dont les migrants avaient été traités avait mis en péril leur santé, le GIP releva qu’il ressortait des investigations qu’aucune des personnes à bord des navires n’avait formulé de demande d’asile. Il constata que ceux qui, au CSPA de Lampedusa, avaient manifesté l’intention d’agir dans ce sens ainsi que les sujets vulnérables avaient été transférés aux centres de Trapani, Caltanissetta et Foggia. Selon lui, les mineurs non accompagnés avaient été placés dans des structures ad hoc et aucune femme enceinte n’était présente à bord des navires. Sur ces derniers, les migrants auraient pu bénéficier d’une assistance médicale, d’eau chaude, d’électricité, de repas et de boissons chaudes. Par ailleurs, le GIP indiqua qu’il ressortait d’une note d’une agence de presse du 25 septembre 2011 que T.R., un membre du Parlement, était monté à bord des navires amarrés dans le port de Palerme, et avait constaté que les migrants étaient en bonne santé, qu’ils étaient assistés et dormaient dans des cabines dotées de linge ou sur des fauteuils inclinables (poltrone reclinabili). Certains Tunisiens auraient été transférés à l’hôpital, d’autres auraient été traités à bord par le personnel sanitaire. Accompagné par le chef adjoint de la police (vice questore) et par des fonctionnaires de police, le député en question se serait entretenu avec certains migrants, et aurait ainsi constaté qu’ils avaient accès à des lieux de prière, que la nourriture était adéquate (pâtes, poulet, accompagnement, fruits et eau) et que la Protection civile (Protezione civile) avait mis à leur disposition des vêtements. Certains migrants se seraient plaints de l’absence de rasoirs, mais le député aurait observé qu’il s’agissait d’une mesure visant à éviter des actes d’automutilation. Le GIP nota que, bien que les migrants ne fussent pas en état de détention ou d’arrestation, une photographie parue dans un journal montrait l’un d’eux avec les mains ligotées par des bandelettes noires et accompagné par un agent de police. Il expliqua que l’intéressé faisait partie d’un groupe restreint de personnes qui, craignant un renvoi imminent, s’étaient livrées à des actes d’automutilation et avaient endommagé des autobus. Le GIP jugea que l’apposition des bandelettes s’était avérée nécessaire pour garantir l’intégrité physique des personnes concernées et pour éviter des actes agressifs à l’encontre des agents de police, qui n’étaient ni armés ni dotés d’autres moyens de coercition. En tout état de cause, il estima que la conduite des agents de police était justifiée par un « état de nécessité » au sens de l’article 54 du CP (paragraphe 34 ci-dessus). À la lumière de ce qui précède, le GIP conclut que le dossier ne contenait pas la preuve de l’existence des éléments matériel et moral des infractions punies par les articles 323 et 606 du CP. C. Les décisions du juge de paix d’Agrigente Deux des migrants ayant fait l’objet de décrets de refoulement attaquèrent ces actes devant le juge de paix d’Agrigente. Par deux ordonnances (decreti) des 4 juillet et 30 octobre 2011 respectivement, le juge de paix annula les décrets de refoulement. Dans ses motifs, le juge de paix observa que les plaignants avaient été trouvés sur le territoire italien respectivement les 6 mai et 18 septembre 2011 et que les décrets litigieux n’avaient été adoptés que les 16 mai et 24 septembre 2011. Tout en reconnaissant que l’article 10 du décret-loi no 286 de 1998 (paragraphe 33 ci-après) n’indiquait aucun délai pour l’adoption des décrets de refoulement, le juge considéra qu’un acte qui, de par sa nature même, limitait la liberté de son destinataire devait être pris dans un délai raisonnablement court à compter de l’identification (fermo) de l’étranger irrégulier. En conclure autrement, estima-t-il, équivalait à permettre une rétention de facto du migrant en l’absence d’une décision motivée de l’autorité, ce qui était contraire à la Constitution. II. LE DROIT ET LES DOCUMENTS INTERNES PERTINENTS A. La Constitution L’article 13 de la Constitution italienne se lit comme suit : « La liberté personnelle est inviolable. N’est admise aucune forme de détention, d’inspection ou de fouille personnelle, ni aucune autre restriction de la liberté personnelle, sauf par acte motivé de l’autorité judiciaire et uniquement dans les cas et selon les modalités prévus par la loi. Dans des cas exceptionnels de nécessité et d’urgence, indiqués de manière précise par la loi, l’autorité de sûreté publique peut adopter des mesures provisoires, qui doivent être communiquées dans un délai de 48 heures à l’autorité judiciaire et [qui], si cette dernière ne les valide pas dans les 48 heures suivantes, sont considérées comme révoquées et dépourvues de toute efficacité. Toute violence physique et morale sur les personnes soumises à des restrictions de liberté est punie. La loi établit la durée maximale de la détention provisoire (carcerazione preventiva). » B. Les dispositions en matière d’éloignement des étrangers en situation irrégulière Le décret-loi (decreto legislativo) no 286 de 1998 (« Texte unifié des dispositions concernant la réglementation de l’immigration et les normes sur le statut des étrangers »), tel que modifié par les lois no 271 de 2004 et no 155 de 2005 et par le décret-loi no 150 de 2011, contient entre autres les dispositions suivantes : Article 10 (refoulement) « 1. La police des frontières refoule (respinge) les étrangers qui se présentent aux frontières sans satisfaire aux critères fixés par le présent texte unifié sur l’entrée dans le territoire de l’État. Le refoulement avec accompagnement à la frontière est par ailleurs ordonné par le chef de la police (questore) à l’égard des étrangers : a) qui entrent dans le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de frontière, lorsqu’ils sont arrêtés au moment de l’entrée dans le territoire ou tout de suite après ; b) qui (...) ont été temporairement admis sur le territoire pour des nécessités de secours public. (...) Les dispositions des alinéas 1 [et] 2 (...) ne s’appliquent pas aux cas prévus par les dispositions en vigueur régissant l’asile politique, l’octroi du statut de réfugié ou l’adoption de mesures de protection temporaire pour des motifs humanitaires. (...). » Article 13 (expulsion administrative) « 1. Pour des raisons d’ordre public ou de sécurité de l’État, le ministre de l’Intérieur peut ordonner l’expulsion de l’étranger, même si celui-ci [n’a pas sa résidence] dans le territoire de l’État, en informant préalablement le président du Conseil des ministres et le ministre des Affaires étrangères. Le préfet ordonne l’expulsion lorsque l’étranger : a) est entré dans le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de frontière et n’a pas été refoulé en application de l’article 10 ; (...) Un recours contre le décret d’expulsion peut être présenté devant l’autorité judiciaire (...). » Article 14 (exécution de l’expulsion) « 1. Lorsqu’en raison de la nécessité de secourir l’étranger, d’effectuer des contrôles supplémentaires quant à son identité ou à sa nationalité ou d’obtenir les documents de voyage, ou en raison de l’indisponibilité du transporteur, il n’est pas possible d’exécuter rapidement l’expulsion par accompagnement à la frontière ou le refoulement, le chef de la police (questore) ordonne que l’étranger soit retenu pendant le temps strictement nécessaire auprès du centre d’identification et d’expulsion le plus proche, parmi ceux identifiés ou créés par décret du ministre de l’Intérieur en concertation (di concerto) avec les ministres de la Solidarité sociale et du Trésor, du Budget et de la Planification économique. (...). » C. Le code pénal Dans ses parties pertinentes, l’article 54 § 1 du CP se lit comme suit : « N’est pas punissable le fait commis sous la contrainte de la nécessité de sauver [son auteur ou autrui] d’un danger actuel de préjudice grave à la personne, pourvu que ce danger n’ait pas été volontairement provoqué [par l’intéressé] et ne pût être évité autrement, et pourvu que ledit fait fût proportionné au danger. (...). » D. Le Sénat italien Le 6 mars 2012, la commission extraordinaire pour les droits de l’homme du Sénat italien (ci-après, la « commission extraordinaire du Sénat ») a approuvé un rapport « sur l’état [du respect] des droits de l’homme dans les institutions pénitentiaires et dans les centres d’accueil et de rétention des migrants en Italie ». Visité par la commission le 11 février 2009, le CSPA de Lampedusa y est décrit notamment dans les passages suivants : « L’accueil dans le centre de Lampedusa devait être limité au temps strictement nécessaire pour établir l’identité du migrant et la légalité de son séjour sur le territoire ou pour en décider l’éloignement. En réalité, comme cela a été dénoncé par le HCR et par plusieurs organisations qui opèrent sur le terrain, les durées de séjour se sont prolongées parfois pendant plus de vingt jours sans qu’aient été adoptées de décisions formelles relatives au statut juridique des personnes retenues. La rétention prolongée, l’impossibilité de communiquer avec l’extérieur, le manque de liberté de mouvement sans aucune mesure juridique ou administrative prévoyant de telles restrictions ont provoqué un climat de tension très vif, qui s’exprime souvent par des actes d’automutilation. De nombreux appels de la part des organisations qui travaillent sur l’île se sont succédé à propos de la légalité de cette situation. (...) On accède à des pièces d’environ cinq mètres sur six : elles sont destinées à accueillir 12 personnes. Dans les pièces se trouvent, l’un à côté de l’autre, des lits superposés à quatre niveaux sur lesquels prennent place jusqu’à 25 hommes par pièce (...). Dans de nombreux blocs, des matelas en caoutchouc mousse sont installés le long des couloirs. Dans de nombreux cas, la mousse des matelas a été déchirée pour être utilisée comme coussin. Dans certains cas, les matelas de deux personnes, protégés par des toiles improvisées, ont été placés sur le palier des escaliers, à l’extérieur (...). Au plafond, dans de nombreux cas, la protection en plastique des lumières a été retirée et les ampoules sont absentes. Au bout du couloir, d’un côté, on trouve les sanitaires et les douches. Il n’y a pas de porte et l’intimité est garantie par des rideaux en tissu ou en plastique placés de manière improvisée ici ou là. II n’y a pas de robinet et les conduits ne distribuent l’eau que lorsqu’elle est activée au niveau central. L’écoulement est parfois bloqué ; au sol, de l’eau ou d’autres liquides ruissellent jusqu’au couloir et dans les pièces où ont été placés les matelas en caoutchouc mousse. L’odeur des latrines envahit tous les espaces. Il commence à pleuvoir. Ceux qui se trouvent sur les escaliers en acier et doivent accéder à l’étage supérieur se mouillent et emmènent dans les logements humidité et saleté. » III. LES ACCORDS BILATÉRAUX AVEC LA TUNISIE Le 5 avril 2011, le gouvernement italien a conclu un accord avec la Tunisie visant le contrôle de la vague d’immigration irrégulière provenant de ce pays. Le texte de l’accord n’avait pas été rendu public. Cependant, en annexe à sa demande de renvoi devant la Grande Chambre, le Gouvernement a produit des extraits du procès-verbal d’une réunion tenue à Tunis les 4 et 5 avril 2011 entre les ministres de l’Intérieur tunisien et italien. D’après un communiqué de presse publié sur le site internet du ministère de l’Intérieur italien le 6 avril 2011, la Tunisie acceptait de renforcer le contrôle de ses frontières dans le but d’éviter de nouveaux départs de clandestins, à l’aide de moyens logistiques mis à sa disposition par les autorités italiennes. En outre, la Tunisie s’engageait à accepter le retour immédiat des Tunisiens arrivés irrégulièrement en Italie après la date de conclusion de l’accord. Les ressortissants tunisiens pouvaient être refoulés par le biais de procédures simplifiées, prévoyant la simple identification de la personne concernée par les autorités consulaires tunisiennes. Selon les indications fournies par le Gouvernement dans son mémoire devant la Grande Chambre du 25 avril 2016, un premier accord avec la Tunisie avait été conclu en 1998 ; il avait été annoncé sur le site du ministère de l’Intérieur et dans les archives des traités du ministère des Affaires Étrangères et de la Coopération Internationale et publié dans la Gazette des lois no 11 du 15 janvier 2000. En annexe à sa demande de renvoi devant la Grande Chambre, le Gouvernement a produit une note verbale relative à l’accord bilatéral conclu avec la Tunisie en 1998. Émanant du gouvernement italien et daté du 6 août 1998, le document en question, qui ne semble pas être celui qui a été appliqué aux requérants (paragraphe 103 ci-après), contient des dispositions en matière de coopération bilatérale pour la prévention et la lutte contre l’immigration clandestine, de réadmission des ressortissants des deux pays, de renvoi au pays de provenance directe des ressortissants des pays tiers autres que ceux des pays membres de l’Union du Maghreb arabe et de restitution des personnes réadmises. Il ressort du contenu de la note verbale que le gouvernement italien s’engageait à soutenir la Tunisie dans la lutte contre l’immigration clandestine par un appui en équipements techniques et opérationnels et par une contribution financière, et que chaque partie s’engageait à reprendre sur son territoire, à la demande de l’autre partie et sans formalités, toute personne ne remplissant pas les conditions d’entrée ou de séjour applicables sur le territoire de la partie requérante dès lors qu’il était établi qu’elle possédait la nationalité de la partie requise. La note indiquait quels étaient les documents utiles à l’identification des personnes concernées prévoyait (au point 5 du chapitre II) que si l’autorité consulaire de la partie requise estimait devoir entendre ces personnes, un représentant de celle-ci pouvait se rendre au bureau judiciaire, ou au centre d’accueil ou dans le lieu de soins où les personnes concernées étaient légalement hébergées, et ce aux fins de leur audition. La note verbale décrit également les procédures pour la délivrance de laissez-passer et de reconduite aux frontières et contient l’engagement du gouvernement italien de « ne pas faire usage de renvois massifs ou spéciaux ». IV. LA « DIRECTIVE RETOUR » Dans le cadre de l’Union européenne, le renvoi des étrangers en situation irrégulière est réglementé par la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 (dite « directive retour »), « relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier ». Ce texte comprend notamment les dispositions suivantes : Article premier Objet « La présente directive fixe les normes et procédures communes à appliquer dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, conformément aux droits fondamentaux en tant que principes généraux du droit communautaire ainsi qu’au droit international, y compris aux obligations en matière de protection des réfugiés et de droits de l’homme. » Article 2 Champ d’application « 1. La présente directive s’applique aux ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre. Les États membres peuvent décider de ne pas appliquer la présente directive aux ressortissants de pays tiers: a) faisant l’objet d’une décision de refus d’entrée conformément à l’article 13 du code frontières Schengen, ou arrêtés ou interceptés par les autorités compétentes à l’occasion du franchissement irrégulier par voie terrestre, maritime ou aérienne de la frontière extérieure d’un État membre et qui n’ont pas obtenu par la suite l’autorisation ou le droit de séjourner dans ledit État membre ; b) faisant l’objet d’une sanction pénale prévoyant ou ayant pour conséquence leur retour, conformément au droit national, ou faisant l’objet de procédures d’extradition. (...) » Article 8 Éloignement « 1. Les États membres prennent toutes les mesures nécessaires pour exécuter la décision de retour si aucun délai n’a été accordé pour un départ volontaire conformément à l’article 7, paragraphe 4, ou si l’obligation de retour n’a pas été respectée dans le délai accordé pour le départ volontaire conformément à l’article 7. Si un État membre a accordé un délai de départ volontaire conformément à l’article 7, la décision de retour ne peut être exécutée qu’après expiration de ce délai, à moins que, au cours de celui-ci, un risque visé à l’article 7, paragraphe 4, apparaisse. Les États membres peuvent adopter une décision ou un acte distinct de nature administrative ou judiciaire ordonnant l’éloignement. Lorsque les États membres utilisent — en dernier ressort — des mesures coercitives pour procéder à l’éloignement d’un ressortissant d’un pays tiers qui s’oppose à son éloignement, ces mesures sont proportionnées et ne comportent pas d’usage de la force allant au-delà du raisonnable. Ces mesures sont mises en oeuvre comme il est prévu par la législation nationale, conformément aux droits fondamentaux et dans le respect de la dignité et de l’intégrité physique du ressortissant concerné d’un pays tiers. Lorsque les États membres procèdent aux éloignements par voie aérienne, ils tiennent compte des orientations communes sur les mesures de sécurité à prendre pour les opérations communes d’éloignement par voie aérienne, annexées à la décision 2004/573/CE. Les États membres prévoient un système efficace de contrôle du retour forcé. » Article 12 Forme « 1. Les décisions de retour et, le cas échéant, les décisions d’interdiction d’entrée ainsi que les décisions d’éloignement sont rendues par écrit, indiquent leurs motifs de fait et de droit et comportent des informations relatives aux voies de recours disponibles. Les informations relatives aux motifs de fait peuvent être limitées lorsque le droit national permet de restreindre le droit à l’information, en particulier pour sauvegarder la sécurité nationale, la défense et la sécurité publique, ou à des fins de prévention et de détection des infractions pénales et d’enquêtes et de poursuites en la matière. Sur demande, les États membres fournissent une traduction écrite ou orale des principaux éléments des décisions liées au retour visées au paragraphe 1, y compris des informations concernant les voies de recours disponibles, dans une langue que le ressortissant d’un pays tiers comprend ou dont il est raisonnable de supposer qu’il la comprend. Les États membres peuvent décider de ne pas appliquer le paragraphe 2 aux ressortissants d’un pays tiers qui ont pénétré illégalement sur le territoire d’un État membre et qui n’ont pas obtenu par la suite l’autorisation ou le droit d’y séjourner. Dans ce cas, les décisions liées au retour visées au paragraphe 1 sont rendues au moyen d’un formulaire type prévu par la législation nationale. Les États membres mettent à disposition des documents d’information générale expliquant les principaux éléments du formulaire type dans au moins cinq des langues les plus fréquemment utilisées ou comprises par les migrants illégaux entrant dans l’État membre concerné. » Article 13 Voies de recours « 1. Le ressortissant concerné d’un pays tiers dispose d’une voie de recours effective pour attaquer les décisions liées au retour visées à l’article 12, paragraphe 1, devant une autorité judiciaire ou administrative compétente ou une instance compétente composée de membres impartiaux et jouissant de garanties d’indépendance. L’autorité ou l’instance visée au paragraphe 1 est compétente pour réexaminer les décisions liées au retour visées à l’article 12, paragraphe 1, et peut notamment en suspendre temporairement l’exécution, à moins qu’une suspension temporaire ne soit déjà applicable en vertu de la législation nationale. Le ressortissant concerné d’un pays tiers a la possibilité d’obtenir un conseil juridique, une représentation juridique et, en cas de besoin, une assistance linguistique. Les États membres veillent à ce que l’assistance juridique et/ou la représentation nécessaires soient accordées sur demande gratuitement conformément à la législation ou à la réglementation nationale applicable en matière d’assistance juridique et peuvent prévoir que cette assistance juridique et/ou cette représentation gratuites sont soumises aux conditions énoncées à l’article 15, paragraphes 3 à 6, de la directive 2005/85/CE. » Article 15 Rétention « 1. À moins que d’autres mesures suffisantes, mais moins coercitives, puissent être appliquées efficacement dans un cas particulier, les États membres peuvent uniquement placer en rétention le ressortissant d’un pays tiers qui fait l’objet de procédures de retour afin de préparer le retour et/ou de procéder à l’éloignement, en particulier lorsque : a) il existe un risque de fuite, ou b) le ressortissant concerné d’un pays tiers évite ou empêche la préparation du retour ou de la procédure d’éloignement. Toute rétention est aussi brève que possible et n’est maintenue qu’aussi longtemps que le dispositif d’éloignement est en cours et exécuté avec toute la diligence requise. La rétention est ordonnée par les autorités administratives ou judiciaires. La rétention est ordonnée par écrit, en indiquant les motifs de fait et de droit. Si la rétention a été ordonnée par des autorités administratives, les États membres : a) soit prévoient qu’un contrôle juridictionnel accéléré de la légalité de la rétention doit avoir lieu le plus rapidement possible à compter du début de la rétention, b) soit accordent au ressortissant concerné d’un pays tiers le droit d’engager une procédure par laquelle la légalité de la rétention fait l’objet d’un contrôle juridictionnel accéléré qui doit avoir lieu le plus rapidement possible à compter du lancement de la procédure en question. Dans ce cas, les États membres informent immédiatement le ressortissant concerné d’un pays tiers de la possibilité d’engager cette procédure. Le ressortissant concerné d’un pays tiers est immédiatement remis en liberté si la rétention n’est pas légale. Dans chaque cas, la rétention fait l’objet d’un réexamen à intervalles raisonnables soit à la demande du ressortissant concerné d’un pays tiers, soit d’office. En cas de périodes de rétention prolongées, les réexamens font l’objet d’un contrôle par une autorité judiciaire. Lorsqu’il apparaît qu’il n’existe plus de perspective raisonnable d’éloignement pour des considérations d’ordre juridique ou autres ou que les conditions énoncées au paragraphe 1 ne sont plus réunies, la rétention ne se justifie plus et la personne concernée est immédiatement remise en liberté. La rétention est maintenue aussi longtemps que les conditions énoncées au paragraphe 1 sont réunies et qu’il est nécessaire de garantir que l’éloignement puisse être mené à bien. Chaque État membre fixe une durée déterminée de rétention, qui ne peut pas dépasser six mois. Les États membres ne peuvent pas prolonger la période visée au paragraphe 5, sauf pour une période déterminée n’excédant pas douze mois supplémentaires, conformément au droit national, lorsque, malgré tous leurs efforts raisonnables, il est probable que l’opération d’éloignement dure plus longtemps en raison : a) du manque de coopération du ressortissant concerné d’un pays tiers, ou b) des retards subis pour obtenir de pays tiers les documents nécessaires. » Article 16 Conditions de rétention « 1. La rétention s’effectue en règle générale dans des centres de rétention spécialisés. Lorsqu’un État membre ne peut les placer dans un centre de rétention spécialisé et doit les placer dans un établissement pénitentiaire, les ressortissants de pays tiers placés en rétention sont séparés des prisonniers de droit commun. Les ressortissants de pays tiers placés en rétention sont autorisés — à leur demande — à entrer en contact en temps utile avec leurs représentants légaux, les membres de leur famille et les autorités consulaires compétentes. Une attention particulière est accordée à la situation des personnes vulnérables. Les soins médicaux d’urgence et le traitement indispensable des maladies sont assurés. Les organisations et instances nationales, internationales et non gouvernementales compétentes ont la possibilité de visiter les centres de rétention visés au paragraphe 1, dans la mesure où ils sont utilisés pour la rétention de ressortissants de pays tiers conformément au présent chapitre. Ces visites peuvent être soumises à une autorisation. Les ressortissants de pays tiers placés en rétention se voient communiquer systématiquement des informations expliquant le règlement des lieux et énonçant leurs droits et leurs devoirs. Ces informations portent notamment sur leur droit, conformément au droit national, de contacter les organisations et instances visées au paragraphe 4. » Article 18 Situations d’urgence « 1. Lorsqu’un nombre exceptionnellement élevé de ressortissants de pays tiers soumis à une obligation de retour fait peser une charge lourde et imprévue sur la capacité des centres de rétention d’un État membre ou sur son personnel administratif et judiciaire, l’État membre en question peut, aussi longtemps que cette situation exceptionnelle persiste, décider d’accorder pour le contrôle juridictionnel des délais plus longs que ceux prévus à l’article 15, paragraphe 2, troisième alinéa, et de prendre des mesures d’urgence concernant les conditions de rétention dérogeant à celles énoncées à l’article 16, paragraphe 1, et à l’article 17, paragraphe 2. Lorsqu’il recourt à ce type de mesures exceptionnelles, l’État membre concerné en informe la Commission. Il informe également la Commission dès que les motifs justifiant l’application de ces mesures ont cessé d’exister. Aucune disposition du présent article ne saurait être interprétée comme autorisant les États membres à déroger à l’obligation générale qui leur incombe de prendre toutes les mesures appropriées, qu’elles soient générales ou particulières, pour veiller au respect de leurs obligations découlant de la présente directive. » Appelée à interpréter la « directive retour », la Cour de Justice de l’Union européenne (ci-après, la « CJUE ») a dit que tout étranger a le droit d’exprimer, avant l’adoption d’une décision concernant son renvoi, son point de vue sur la légalité de son séjour (voir, notamment, Khaled Boudjlida c. Préfet des Pyrénées-Atlantiques, affaire C-249/13, arrêt du 11 décembre 2014, points 28-35). Il ressort de la jurisprudence de la CJUE que, malgré l’absence de disposition expresse prévoyant le respect du droit d’être entendu dans la « directive retour », ce droit s’applique en tant que principe fondamental du droit de l’Union (voir, notamment, les articles 41, 47 et 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ; arrêts M.G. et N.R c. Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie, C-383/13 PPU, 10 septembre 2013, point 32, et Sophie Mukarubega c. Préfet de police et Préfet de la Seine-Saint-Denis, C-166/13, arrêt 5 novembre 2014, points 42-45). La CJUE a précisé que le droit d’être entendu : a) garantit à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours de la procédure administrative et avant l’adoption de toute décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts (arrêts Khaled Boudjlida, précité, point 36, et Sophie Mukarubega, précité, point 46) ; et b) a pour but que l’autorité compétente soit mise à même de tenir utilement compte de l’ensemble des éléments pertinents, prêtant toute l’attention requise aux observations soumises par l’intéressé et motivant sa décision de façon circonstanciée (arrêt Khaled Boudjlida, précité, points 37 et 38). Dans l’arrêt Khaled Boudjlida (précité, points 55, 64-65 et 67) la CJUE a ajouté : a) que l’intéressé ne doit pas nécessairement pouvoir s’exprimer sur tous les éléments sur lesquels l’autorité nationale entend fonder sa décision de retour, mais doit simplement avoir l’opportunité de présenter les éventuels motifs qui empêcheraient son éloignement ; b) que le droit d’être entendu pendant la procédure de retour ne s’accompagne pas du droit à une assistance juridique gratuite ; et c) que la durée de l’audition n’est pas déterminante pour savoir si l’intéressé a effectivement été entendu (en l’espèce, elle avait duré environ 30 minutes). Selon la CJUE, une décision prise suite à une procédure administrative qui a violé le droit d’être entendu ne peut être annulée que si, en l’absence de cette irrégularité, la procédure aurait abouti à un résultat différent (M.G. et N.R, précité, points 38 et 44, concernant des décisions de prolongation de mesures de rétention à des fins d’éloignement ; aux points 41-43 de cet arrêt, la CJUE a précisé qu’une conclusion contraire risquerait de porter atteinte à l’effet utile de la directive et remettrait en cause l’objectif d’éloignement). Enfin, la CJUE a affirmé que le droit d’être entendu peut être soumis à des restrictions, à condition que celles-ci répondent à des objectifs d’intérêt général et qu’elles ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance du droit (M.G. et N.R, précité, point 33, et Sophie Mukarubega, précité, points 53 et 82, où il est indiqué que les autorités nationales n’ont pas l’obligation d’entendre la personne concernée à deux reprises dans le cadre de sa demande de séjour puis de son éloignement, mais seulement dans l’une de ces procédures). V. AUTRES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS A. La Commission du droit international Lors de sa soixante-sixième session, en 2014, la Commission du droit international a adopté un « Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers ». Ce texte, dont l’Assemblée générale des Nations Unies a pris note (résolution A/RES/69/119 du 10 décembre 2014), comprend notamment les dispositions suivantes : Article 2 Définitions « Aux fins du présent projet d’articles: a) «Expulsion» s’entend d’un acte juridique ou d’un comportement attribuable à un État par lequel un étranger est contraint de quitter le territoire de cet État; elle n’inclut pas l’extradition vers un autre État, ni le transfert à une juridiction pénale internationale, ni la non-admission d’un étranger dans un État; b) «Étranger» s’entend d’un individu qui n’a pas la nationalité de l’État sur le territoire duquel il se trouve. » Article 3 Droit d’expulsion « Un État a le droit d’expulser un étranger de son territoire. L’expulsion doit se faire dans le respect du présent projet d’articles, sans préjudice des autres règles applicables du droit international, en particulier celles relatives aux droits de l’homme. » Article 4 Obligation de conformité à la loi « Un étranger ne peut être expulsé qu’en exécution d’une décision prise conformément à la loi. » Article 5 Motifs d’expulsion « 1. Toute décision d’expulsion doit être motivée. Un État ne peut expulser un étranger que pour un motif prévu par la loi. Le motif d’expulsion doit être apprécié de bonne foi et de manière raisonnable, à la lumière de toutes les circonstances, en tenant compte notamment, lorsque cela est pertinent, de la gravité des faits, du comportement de l’étranger concerné ou de l’actualité de la menace que les faits génèrent. Un État ne peut expulser un étranger pour un motif contraire à ses obligations en vertu du droit international. » Article 9 Interdiction de l’expulsion collective « 1. Aux fins du présent projet d’article, l’expulsion collective s’entend de l’expulsion d’étrangers en tant que groupe. L’expulsion collective des étrangers est interdite. Un État peut expulser concomitamment les membres d’un groupe d’étrangers, à condition que la mesure d’expulsion soit prise à l’issue et sur la base d’une appréciation de la situation particulière de chacun des membres qui forment le groupe conformément au présent projet d’articles. Le présent projet d’article est sans préjudice des règles de droit international applicables à l’expulsion des étrangers en cas de conflit armé impliquant l’État expulsant. » Article 13 Obligation de respecter la dignité humaine et les droits de l’homme de l’étranger objet de l’expulsion « 1. Tout étranger objet d’une expulsion est traité avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine tout au long de la procédure d’expulsion. Il a droit au respect de ses droits de l’homme, notamment ceux énoncés dans le présent projet d’articles. » Article 15 Personnes vulnérables « 1. Les enfants, les personnes âgées, les personnes handicapées, les femmes enceintes et d’autres personnes vulnérables faisant l’objet d’une expulsion doivent être considérés comme tels et doivent être traités et protégés en tenant dûment compte de leur vulnérabilité. En particulier, dans toutes les décisions qui concernent des enfants faisant l’objet d’une expulsion, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. » Article 17 Prohibition de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants « L’État expulsant ne peut soumettre l’étranger objet de l’expulsion à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. » Article 19 Détention de l’étranger aux fins d’expulsion « 1. a) La détention d’un étranger aux fins d’expulsion ne doit pas être arbitraire ni avoir un caractère punitif. b) Un étranger détenu aux fins d’expulsion doit, sauf dans des circonstances exceptionnelles, être séparé des personnes condamnées à des peines de privation de liberté. a) La durée de la détention doit être limitée à un laps de temps qui est raisonnablement nécessaire à l’exécution de l’expulsion. Toute détention d’une durée excessive est interdite. b) La prolongation de la durée de la détention ne peut être décidée que par une juridiction ou par une autre autorité compétente soumise à contrôle judiciaire. a) La détention d’un étranger objet d’une expulsion doit faire l’objet d’un examen à échéances régulières fondé sur des critères précis définis par la loi; b) Sous réserve du paragraphe 2, il est mis fin à la détention aux fins de l’expulsion lorsque l’expulsion ne peut pas être mise à exécution, sauf lorsque les raisons en sont imputables à l’étranger concerné. » Dans son commentaire à l’article 9 du projet, la Commission du droit international a noté, entre autres, ce qui suit : « 1) Le projet d’article 9 inclut, en son paragraphe 1, une définition de l’expulsion collective aux fins du projet d’articles. Selon cette définition, l’expulsion collective s’entend de l’expulsion d’étrangers ‘en tant que groupe’. Cette formulation est inspirée de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme sur les droits des non-ressortissants, M. David Weissbrodt, l’a également fait sienne dans son rapport final de 2003. Seul l’élément ‘collectif’ est abordé dans cette définition, qui doit être comprise à la lumière de la définition générale de l’expulsion qui figure au projet d’article 2 a). (...). 4) L’interdiction de l’expulsion collective des étrangers, qui est énoncée au paragraphe 2 du projet d’article 9, doit se lire à la lumière du paragraphe 3, qui l’élucide en précisant les conditions auxquelles les membres d’un groupe d’étrangers peuvent être expulsés concomitamment sans pour autant qu’une telle mesure soit à considérer comme une expulsion collective au sens du projet d’articles. Le paragraphe 3 indique qu’une telle expulsion est admissible à condition qu’elle soit prise à l’issue et sur la base d’une appréciation de la situation individuelle de chacun des membres qui forment le groupe conformément au présent projet d’articles. Cette dernière indication vise en particulier le paragraphe 3 du projet d’article 5 qui dispose que le motif d’expulsion doit être apprécié de bonne foi et de manière raisonnable, à la lumière de toutes les circonstances, en tenant compte notamment, lorsque cela est pertinent, de la gravité des faits, du comportement de l’étranger concerné ou de l’actualité de la menace que les faits génèrent. (...). » B. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe Les faits de l’espèce s’inscrivent dans le contexte d’arrivées massives de migrants irréguliers sur les côtes italiennes en 2011, à la suite notamment des soulèvements en Tunisie, puis du conflit en Libye. Dans ce contexte, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) a constitué une sous-commission ad hoc « sur l’arrivée massive de migrants en situation irrégulière, de demandeurs d’asile et de réfugiés sur les rivages du sud de l’Europe » (ci-après, « la sous-commission ad hoc de l’APCE »), qui a effectué une visite d’information à Lampedusa les 23 et 24 mai 2011. Un rapport de visite a été publié le 30 septembre 2011. Ses parties pertinentes se lisent comme suit : « II. Historique de Lampedusa en matière d’accueil de flux migratoires mixtes (...) En raison de sa position géographique proche des côtes africaines, l’île de Lampedusa a connu plusieurs épisodes durant lesquels elle a dû faire face à de nombreuses arrivées par mer de personnes souhaitant se rendre en Europe (31 252 personnes en 2008, 11 749 en 2007, 18 047 en 2006, 15 527 en 2005). Les arrivées se sont considérablement raréfiées en 2009 et 2010 (respectivement 2 947 et 459) suite à un accord conclu entre l’Italie et la Libye de Mouammar Kadhafi. Cet accord, fortement critiqué en raison des violations des droits de l’homme en Libye et des conditions de vie déplorables des migrants, réfugiés et demandeurs d’asile dans le pays, a aussi fait l’objet de critiques parce qu’il présentait le risque, confirmé depuis par le HCR, que des demandeurs d’asile et des réfugiés se voient interdire l’accès à la protection internationale. Il s’est cependant révélé extrêmement efficace pour stopper les arrivées, de sorte que les centres d’accueil de l’île ont été fermés et que les organisations internationales actives à Lampedusa ont suspendu leur présence sur le terrain. En 2011, suite aux soulèvements en Tunisie, puis en Libye, l’île s’est trouvée confrontée à une nouvelle vague d’arrivées par bateaux. Les arrivées ont repris en deux temps. En premier lieu, ce sont des Tunisiens qui sont arrivés sur l’île, suivis de bateaux en provenance de la Libye, sur lesquels se trouvaient un grand nombre de femmes et de jeunes enfants. Les arrivées ont commencé le 29 janvier 2011 et rapidement la population de l’île s’en est trouvée multipliée par deux. Suite à ces arrivées, l’Italie a rapidement déclaré l’état d’urgence humanitaire sur l’île de Lampedusa et appelé à la solidarité des États membres de l’Union européenne. Des pouvoirs d’urgence ont été confiés au préfet de Palerme pour gérer la situation. À la date du 21 septembre 2011, 55 298 personnes étaient arrivées par la mer à Lampedusa (parmi elles 27 315 de Tunisie et 27 983 de Libye, notamment des Nigériens, des Ghanéens, des Maliens et des Ivoiriens). (...). V. Les acteurs sur le terrain et leurs responsabilités La direction de la police de la province d’Agrigente est responsable de toutes les questions liées à la réception des arrivants sur l’île jusqu’à leur transfert. C’est aussi la direction de la police qui supervise [le partenaire privé] Accoglienza, qui gère les deux centres d’accueil de l’île. Le bureau de la police de l’immigration de la province d’Agrigente est chargé de procéder à l’identification, aux transferts et aux renvois éventuels des arrivants. Depuis le 13 avril 2011, c’est la Protection civile italienne qui coordonne la gestion des flux migratoires en provenance d’Afrique du Nord. La communauté internationale est également fortement mobilisée sur le terrain. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), la Croix-Rouge, l’Ordre de Malte et l’ONG Save the Children ont des équipes sur le terrain. Le HCR, l’OIM, la Croix-Rouge et Save the Children font partie du « Praesidium Project » et apportent leur assistance à la gestion des flux migratoires mixtes par la mer sur Lampedusa. Ces organisations sont autorisées à avoir une présence permanente à l’intérieur des centres d’accueil de Lampedusa et disposent d’interprètes et de médiateurs culturels. Dès février 2011, elles ont dépêché des équipes sur place (comme on l’a vu, leur présence avait été suspendue avec la diminution des arrivées). Le « Praesidium Project », qui a depuis été étendu dans d’autres centres en Italie, fait figure d’exemple de bonne pratique en Europe et les organisations impliquées ont publié conjointement un guide de gestion des flux migratoires mixtes par la mer (il existe pour l’instant uniquement en italien, mais il sera bientôt traduit en anglais). Les membres de la sous-commission ad hoc ont pu constater que tous ces acteurs travaillaient en bonne intelligence, dans un effort de coordination et avec pour but commun prioritaire de sauver des vies lors des opérations de sauvetage en mer, de faire le maximum pour accueillir les arrivants dans des conditions décentes, puis d’aider à ce qu’ils soient transférés rapidement vers d’autres centres ailleurs en Italie. VI. Structures d’accueil de Lampedusa Il est essentiel que les transferts vers des centres ailleurs en Italie soient effectués le plus rapidement possible car les capacités d’accueil dont dispose l’île de Lampedusa sont à la fois insuffisantes pour accueillir le nombre d’arrivants et inadaptées à des séjours de plusieurs jours. Lampedusa a deux centres d’accueil : le centre principal à Contrada Imbriacola et la Base Loran. Le centre principal est un centre d’accueil initial et d’hébergement (CSPA). La sous-commission ad hoc a été informée par le Directeur du centre que la capacité d’accueil varie de 400 à 1 000 places. À la date de la visite, le centre hébergeait 804 personnes. Les conditions d’accueil étaient correctes, quoique très basiques. Les pièces étaient remplies de matelas posés les uns contre les autres à même le sol. Les bâtiments, qui sont des blocs préfabriqués, sont aérés puisque les pièces disposent de fenêtres et, lorsque le centre accueille un nombre de personnes correspondant à ses capacités, les sanitaires semblent suffisants. Lors de la visite de la sous-commission, ce centre était scindé en deux parties. L’une était réservée aux personnes arrivant de Libye et aux mineurs non accompagnés (y compris les mineurs non accompagnés tunisiens). L’autre, un centre fermé à l’intérieur du centre (lui-même fermé), était réservée aux adultes tunisiens. (...). VIII. Contrôles sanitaires Les équipes médicales et sanitaires des différentes organisations (Croix-Rouge, MSF, Ordre de Malte) et les nombreuses équipes régionales sont coordonnées par le chef de l’unité de santé de Palerme. Dès que les garde-côtes ont connaissance de l’arrivée d’un bateau, ils préviennent le coordinateur médical et l’informent du nombre de personnes qui se trouvent à bord. Toutes les personnes concernées sont alors immédiatement informées et mobilisées, à toute heure du jour et de la nuit. Les premiers contrôles de l’état de santé des personnes arrivant sont effectués sur le port, dès le débarquement. En amont, des membres/médecins de l’ordre de Malte accompagnent les garde-côtes ou la douane lors des opérations d’interception et de sauvetage en mer. Ils informent les équipes médicales mobilisées sur le port de possibles cas nécessitant une prise en charge médicale spécifique et immédiate. Dès leur débarquement, les arrivants sont rapidement classés en fonction de leurs besoins, selon un code de couleurs bien défini. Les personnes nécessitant une hospitalisation sont transférées par hélicoptère vers Palerme ou ailleurs. Les hôpitaux sont dans l’obligation d’accepter ces patients, même au-delà de leur capacité. Parfois le temps manque pour effectuer les premiers contrôles de tous les arrivants sur le port, et ces contrôles doivent donc être poursuivis dans les centres d’accueil. L’accent a été mis sur la nécessité également d’avoir dans les centres des procédures aussi standardisées que possible. Les problèmes les plus fréquents sont : le mal de mer, les troubles des voies respiratoires supérieures, les brûlures (fuel, eau de mer, soleil ou une combinaison des trois), la déshydratation, une douleur généralisée (en raison de la posture sur le bateau), les troubles psychologiques ou un stress aigu (en raison du risque élevé de perdre la vie pendant la traversée). Certaines personnes arrivant de Libye souffraient de stress aigu avant même d’entamer la traversée. Les arrivants sont des personnes extrêmement vulnérables qui peuvent avoir été victimes de violences physiques et/ou psychologiques et leurs traumatismes sont parfois dus aux traitements qu’ils ont subis en Libye. Par ailleurs, de nombreuses femmes sont enceintes et doivent être examinées plus attentivement. Quelques cas de tuberculose ont été détectés et les personnes concernées ont immédiatement été mises en quarantaine dans un hôpital. L’évaluation de l’état de santé des arrivants sur Lampedusa reste à caractère général. Une évaluation individuelle n’est pas possible sur l’île et elle est effectuée ailleurs après transfert. Toutefois, toute personne qui demande à être examinée peut l’être et aucune demande en ce sens n’est rejetée. Le chef de l’unité de santé de Palerme procède à une inspection régulière des équipements sanitaires et de l’alimentation des centres. MSF et la Croix-Rouge ont fait part de leur inquiétude quant aux conditions sanitaires en cas de surpeuplement des centres. Il a également été souligné que les Tunisiens, séparés des autres arrivants par une barrière fermée, ne disposaient pas d’un accès direct aux équipes médicales du centre d’accueil. IX. Information sur les procédures d’asile L’équipe du HCR informe succinctement les arrivants des procédures d’asile existantes mais il a été souligné que Lampedusa n’était pas l’endroit dans lequel les réfugiés et demandeurs d’asile potentiels recevaient une information exhaustive en la matière. Ces informations, ainsi que l’assistance pour les démarches de demande d’asile, sont prodiguées une fois que les arrivants ont été transférés dans d’autres centres d’accueil, à caractère moins provisoire, ailleurs en Italie. Si certains expriment le souhait de demander l’asile, le HCR transmet l’information à la police italienne. Cependant, lorsque le nombre d’arrivants est important (ce qui est de plus en plus souvent le cas) et que les transferts sont effectués très rapidement, il arrive que les arrivants ne soient pas informés de leur droit de demander l’asile. Ils sont alors informés dans le centre dans lequel ils sont transférés. Cette lacune concernant l’information sur l’accès à la protection internationale peut poser problème dans la mesure où les personnes de certaines nationalités sont susceptibles d’être renvoyées directement dans leur pays d’origine. En règle générale, cependant, les arrivants ne sont pas en mesure de recevoir immédiatement une information détaillée sur l’accès à la procédure d’asile. L’urgence est ailleurs : ils sont épuisés, désorientés, et veulent se laver, manger et dormir. X. Les Tunisiens Lors de la dernière vague d’arrivées, les Tunisiens ont été les premiers à accoster à Lampedusa en février 2011. Ces arrivées ont été problématiques pour plusieurs raisons. Comme indiqué plus haut, les arrivées par mer s’étant considérablement réduites en 2009 et 2010, les centres d’accueil de l’île étaient fermés. Les migrants tunisiens se sont donc retrouvés à la rue, dans des conditions déplorables. Lorsque les centres ont été rouverts, leur capacité d’accueil a immédiatement été saturée. Les Tunisiens ont par la suite été transférés dans des centres de rétention ailleurs en Italie, puis, une fois ceux-ci saturés à leur tour, dans des centres d’accueil ouverts prévus pour les demandeurs d’asile. Le fait que les Tunisiens soient dans leur quasi-totalité des migrants économiques et la difficulté à organiser des retours immédiats vers la Tunisie ont motivé la décision des autorités italiennes de leur accorder le 5 avril 2011, par décret, des permis de résidence temporaire de six mois. Alors que 25 000 Tunisiens étaient déjà arrivés en Italie à cette date, seuls 12 000 ont profité de cette mesure (les 13 000 restants ayant déjà disparu des centres à cette date). Cette mesure a eu les conséquences que l’on connaît : des tensions avec la France et une sérieuse remise en question de la liberté de circulation dans l’espace Schengen. Le 5 avril 2011, l’Italie a conclu avec la Tunisie un accord prévoyant un certain nombre de retours quotidiens des migrants tunisiens arrivés en Italie après cette date. L’accord n’a jamais été rendu public mais des quotas compris entre 30 et 60 retours par jour ont été évoqués. À la date de la visite de la sous-commission ad hoc, les retours vers la Tunisie étaient suspendus. Cette suspension des retours a eu pour conséquence que, à la date de la visite de la sous-commission ad hoc, environ 190 Tunisiens étaient détenus sur l’île. Certains d’entre eux l’étaient depuis plus de vingt jours, dans un centre fermé situé lui-même à l’intérieur du centre fermé de Contrada Imbriacola. Malgré l’affirmation des autorités selon laquelle les Tunisiens ne sont pas des détenus car ils ne sont pas dans des cellules, les membres de la sous-commission ont pu constater que les conditions auxquelles ils étaient soumis s’apparentaient à une détention et à une privation de liberté. Quoique les membres de la sous-commission ad hoc comprennent le souci des autorités italiennes d’endiguer cette vague d’immigration irrégulière en provenance de la Tunisie, certaines règles doivent cependant être respectées en matière de détention. Le centre de Contrada Imbriacola n’est pas adapté à la rétention de migrants en situation irrégulière. Ils y sont de facto emprisonnés, sans accès à un juge. Comme l’a déjà rappelé l’Assemblée parlementaire dans sa Résolution 1707 (2010), « la rétention est mise en œuvre selon une procédure définie par la loi, elle est autorisée par une instance judiciaire et fait l’objet d’un contrôle judiciaire périodique ». Ces critères ne sont pas respectés à Lampedusa et les autorités italiennes devraient transférer sans délai les migrants en situation irrégulière vers des centres de rétention adaptés, et avec les garanties juridiques nécessaires, ailleurs en Italie. Un autre élément essentiel mentionné dans cette résolution est l’accès à l’information. Toutes les personnes retenues doivent en effet être informées rapidement, dans un langage qu’elles comprennent, « des principales raisons juridiques et factuelles de leur rétention, de leurs droits, des règles et de la procédure de plaintes applicables pendant la rétention ». Or, s’il est vrai que les Tunisiens avec lesquels les membres de la sous-commission ad hoc se sont entretenus étaient parfaitement conscients de l’irrégularité de leur entrée sur le territoire italien (certains d’entre eux n’en étaient d’ailleurs pas à leur première tentative et avaient déjà été renvoyés vers la Tunisie par le passé), il n’en va pas de même de l’information sur leurs droits et la procédure. Les autorités italiennes n’étaient elles-mêmes pas en mesure d’indiquer aux membres de la sous-commission ad hoc quand les retours vers la Tunisie allaient pouvoir reprendre. Cette incertitude, en plus d’être un facteur de stress sensible, souligne encore l’inadéquation de maintenir les Tunisiens en rétention pour de longues périodes à Lampedusa, sans accès à un juge. Comme indiqué plus haut, le 20 septembre, un incendie a causé de graves dégâts dans le principal centre d’accueil. Il semble qu’il ait été allumé par des migrants tunisiens qui entendaient protester contre leurs conditions de rétention et leur prochain renvoi forcé en Tunisie. Il est à noter qu’à cette date, plus de 1 000 Tunisiens étaient détenus sur l’île, soit cinq fois plus qu’au moment de la visite de la souscommission ad hoc. Alors que l’île hébergeait moins de 200 Tunisiens, la sous-commission ad hoc n’avait déjà pas eu l’autorisation de visiter la partie fermée du centre d’accueil où ils étaient détenus. Les autorités avaient informé les membres de la sous-commission que cette visite était impossible pour des raisons de sécurité, évoquant des tensions à l’intérieur de cette partie du centre ainsi que des tentatives d’automutilation de la part de certains Tunisiens. Sachant que les autorités étaient déjà préoccupées par une situation tendue alors qu’il y avait moins de 200 Tunisiens dans le centre, on peut se demander pourquoi plus de 1 000 étaient détenus dans le même centre le 20 septembre. En fait, ce centre n’est ni conçu ni officiellement désigné comme un centre de rétention de migrants en situation irrégulière. (...). XIV. Une charge disproportionnée pour l’île de Lampedusa La gestion inadéquate ou tardive de la crise au début de 2011 ainsi que les récents événements auront indubitablement des conséquences irréparables pour les habitants de Lampedusa. La saison touristique 2011 sera catastrophique. Alors que l’année 2010 avait vu une augmentation de 25 % du nombre des visiteurs, à partir de février 2011 toutes les pré-réservations ont été annulées. Fin mai 2011, tous les carnets de réservation des hôteliers étaient vides. Les professionnels du tourisme ont fait part de leur désarroi aux membres de la sous-commission ad hoc. Ils avaient en effet engagé des frais de rénovation ou d’amélioration des infrastructures touristiques en utilisant l’argent versé pour les pré-réservations. Ils ont dû rembourser ces montants lors des annulations et se retrouvent maintenant dans une situation financière précaire, endettés et sans perspectives de rentrées d’argent pour la saison 2011. Par ailleurs, les membres de la sous-commission ad hoc ont pu constater le travail que représente le nettoyage et la démolition des bateaux (ou de ce qu’il en reste et qui encombre le port) et le danger potentiel que ces bateaux ou épaves représentent pour la qualité des eaux de l’île, qui doit respecter des normes environnementales strictes. Ces opérations sont aussi très coûteuses (un demi-million d’euros pour les 42 bateaux encore à l’eau à la date de la visite, alors l’île comptait 270 épaves). Des mesures ont été prises par la Protection civile afin d’assurer le démantèlement des bateaux et le pompage des liquides polluants. L’état de délabrement de ces bateaux est par ailleurs révélateur du degré de désespoir des personnes qui y risquent leurs vies en traversant la Méditerranée. Les garde-côtes ont indiqué aux membres de la sous-commission ad hoc que seulement 10 % des bateaux qui arrivent étaient en bon état de réparation. Lors de la visite de la délégation, des représentants des habitants de l’île (notamment des personnes représentant les branches de l’hôtellerie et de la restauration) et le maire de Lampedusa ont fait part de leurs idées pour remédier à cette catastrophe pour l’économie locale. À aucun moment ils n’ont évoqué l’intention de cesser d’accueillir les arrivants par bateaux, bien au contraire, mais ils ont demandé une juste compensation pour les pertes qu’implique la vocation de leur île à apporter refuge. C’est pourquoi ils ont préparé un document contenant plusieurs propositions, qu’ils ont transmis à la délégation. La proposition phare consisterait en la reconnaissance de l’île en tant que zone franche. La délégation a pris bonne note de cette proposition, ainsi que de celle de reporter d’une année l’échéance de paiement des impôts pour les habitants de l’île. Tout en soulignant que ces questions ne relèvent pas de son mandat, les membres de la sous-commission ad hoc invitent les autorités italiennes compétentes à examiner ces demandes au vu du lourd fardeau que constituent, pour l’île et ses habitants, les arrivées par la mer de migrants irréguliers, de réfugiés et de demandeurs d’asile. XV. Conclusions et recommandations (...). Sur la base de ses observations, la sous-commission ad hoc appelle les autorités italiennes : i. à continuer de répondre sans exception et sans délai à leur obligation de secourir les personnes en détresse en mer et de garantir la protection internationale, y compris le droit d’asile et de ne pas être refoulé ; ii. à mettre en place des mesures flexibles permettant d’augmenter les capacités d’accueil à Lampedusa ; iii. à améliorer les conditions d’accueil dans les centres existants, et en particulier dans la Base Loran, en assurant en priorité que les conditions sanitaires et de sécurité répondent aux normes en vigueur – même lorsque les centres sont surchargés – et en procédant à des contrôles stricts et fréquents des obligations qui incombent à la société privée en charge de la gestion des centres ; iv. à s’assurer que les arrivants ont la possibilité de contacter leurs familles le plus rapidement possible, et ce même durant leur séjour à Lampedusa, notamment à la Base Loran où des problèmes existent en la matière ; v. à prévoir des structures d’accueil adéquates pour les mineurs non accompagnés, en veillant à ce qu’ils ne soient pas détenus et qu’ils soient séparés des adultes ; vi. à clarifier le statut juridique de la rétention de facto dans les centres d’accueil de Lampedusa ; vii. en ce qui concerne notamment les Tunisiens, à ne maintenir des migrants en situation irrégulière en rétention administrative que selon une procédure définie par la loi, autorisée par une instance judiciaire et faisant l’objet d’un contrôle judiciaire périodique ; viii. à continuer de garantir le transfert rapide des nouveaux arrivants vers des centres d’accueil situés ailleurs en Italie, même si leur nombre venait à augmenter ; ix. à examiner les demandes formulées par la population de Lampedusa en vue de la soutenir proportionnellement à la charge qui lui incombe, notamment en termes économiques ; x. à ne pas conclure d’accords bilatéraux avec les autorités de pays dans lesquels la situation n’est pas sûre et dans lesquels les droits fondamentaux des personnes interceptées ne sont pas garantis adéquatement, notamment la Libye. » C. Amnesty International Le 21 avril 2011, Amnesty International a publié un rapport intitulé « Amnesty International findings and recommendations to the Italian authorities following the research visit to Lampedusa and Mineo ». Les parties pertinentes de ce rapport se lisent ainsi (traduction non officielle depuis le texte original en anglais) : « Une crise humanitaire imputable aux autorités italiennes elles-mêmes (...) Depuis janvier 2011, on observe à Lampedusa une augmentation du nombre de migrants en provenance d’Afrique du Nord. Au 19 avril, plus de 27 000 personnes avaient rejoint l’Italie, la plupart ayant accosté sur cette petite île. Malgré cette augmentation notable, et le caractère prévisible d’arrivées supplémentaires à la lumière des événements en cours en Afrique du Nord, les autorités italiennes ont laissé s’accumuler un grand nombre de migrants à Lampedusa jusqu’à ce que la situation sur l’île devienne ingérable. L’île de Lampedusa dépend du continent pour la fourniture de pratiquement tous les biens et services de base et n’est pas équipée pour jouer le rôle d’un grand centre d’accueil et de logement, même si elle est pourvue des commodités de base pour fonctionner comme un centre de transit pouvant accueillir des nombres plus limités de migrants. (...) Absence d’informations sur les procédures d’asile et défaut d’accès à ces procédures Considérant qu’au moment de la visite d’Amnesty International sur l’île de Lampedusa il s’y trouvait, selon les estimations du HCR, environ 6 000 ressortissants étrangers, le nombre de personnes chargées de donner des informations en matière d’asile était totalement insuffisant. Pour autant qu’Amnesty International ait pu le déterminer, seule une poignée d’individus fournissaient des informations de base concernant les procédures d’asile, ce qui était totalement inadéquat eu égard au nombre d’arrivants. De plus, les arrivants étaient uniquement soumis à une évaluation médicale extrêmement brève et à un contrôle très basique. En outre, tout le monde semble partir de l’hypothèse que l’ensemble des arrivants tunisiens sont des migrants économiques. Amnesty International juge particulièrement préoccupant le fait que, au moment de sa visite, les ressortissants étrangers n’étaient pas convenablement informés sur l’accès aux procédures d’asile et n’étaient pas correctement identifiés ou examinés. La délégation a discuté avec des personnes qui n’avaient eu aucune information, ou des informations très insuffisantes, sur les procédures d’asile ; dans de nombreux cas, ils n’avaient reçu aucune information sur leur situation. On ne leur avait pas dit combien de temps ils devraient séjourner sur l’île, ou quelle serait leur destination finale une fois qu’ils la quitteraient. Étant donné que nombreux arrivants à Lampedusa avaient déjà subi un voyage en mer extrêmement dangereux – certains d’entre eux ayant même vu leurs compagnons de voyage se noyer en mer –, les conditions épouvantables sur l’île et l’absence quasi totale d’informations généraient clairement une angoisse considérable et un stress mental. Pour Amnesty international, les systèmes d’asile et d’accueil sont complètement défaillants en raison du grave surpeuplement dû à l’incapacité totale des autorités à organiser les transferts hors de l’île en temps utile et de manière ordonnée. Conditions de vie dans les « centres » de l’île À Lampedusa, la délégation d’Amnesty International a visité le centre principal à Contrada Imbriacola, dans lesquelles sont enregistrés et logés des hommes adultes, en provenance de Tunisie pour la plupart, ainsi que le centre de la base Loran, dans lequel sont logés des mineurs et les nouveaux arrivants en provenance de Libye. Le centre principal à Contrada Imbriacola est conçu comme un centre de transit destiné à accueillir des nombres relativement réduits de migrants ; sa pleine capacité dépasse juste les 800 personnes. Le 30 mars, les délégués d’Amnesty International se sont entretenus avec des personnes logées au centre, au moment où elles entraient et où elles sortaient. La délégation n’a pas pu accéder au centre lui-même à ce moment-là, mais a pu y pénétrer le jour suivant, au moment où le centre venait d’être vidé, tous ses occupants ayant été transférés hors de l’île. Les personnes résidant au centre ont évoqué des conditions épouvantables, notamment un grave surpeuplement et des équipements sanitaires sales et inutilisables. Certaines personnes ont dit aux délégués d’Amnesty International qu’ils avaient choisi de dormir dans les rues plutôt qu’au centre parce qu’ils le trouvaient tellement sale qu’il en devenait inhabitable. Les délégués d’Amnesty International ont ensuite rencontré le directeur du centre qui a confirmé le surpeuplement, déclarant que, le 29 mars, 1 980 personnes étaient logées au centre, ce qui représentait plus du double de sa capacité maximale. Même si Amnesty International n’a pu visiter le centre qu’après qu’il eut été vidé, ce qu’ont pu en voir les délégués est venu corroborer les récits de ses anciens occupants. Malgré une opération de nettoyage en cours au moment de la visite, il y régnait une odeur d’égout pestilentielle. Des restes de tentes de fortune ont été observés dans le centre, ainsi que des amas d’ordures tout autour. (...) RENVOIS COLLECTIFS SOMMAIRES, APPAREMMENT DE RESSORTISSANTS TUNISIENS DEPUIS LAMPEDUSA, À PARTIR DU 7 AVRIL 2011, À LA SUITE DE LA SIGNATURE D’UN ACCORD ENTRE LES AUTORITÉS ITALIENNES ET TUNISIENNES Amnesty International est extrêmement préoccupé par les renvois forcés qui ont débuté le 7 avril à Lampedusa, à la suite de la signature récente d’un accord entre les autorités tunisiennes et italiennes. Au moment de la rédaction du présent rapport, on continuait de procéder à ces retours forcés, qui sont apparemment organisés deux fois par jour, par avion, depuis le 11 avril. Le 6 avril, le ministère italien de l’Intérieur a annoncé que l’Italie avait signé un accord avec la Tunisie en vertu duquel cette dernière s’engageait à renforcer les contrôles à ses frontières en vue de prévenir les départs et à accepter la réadmission rapide des migrants tunisiens récemment arrivés ou qui arriveraient à l’avenir en Italie. Amnesty International juge particulièrement préoccupant que, selon l’annonce susmentionnée, tout migrant tunisien accostant en Italie peut faire l’objet d’un « renvoi direct » selon des « procédures simplifiées ». À la lumière de cette annonce, et eu égard en particulier à ses constatations relativement à l’insuffisance totale des procédures d’asile à Lampedusa, Amnesty International estime que les personnes soumises à des « renvois directs » suivant des « procédures simplifiées » ont été victimes de renvois collectifs sommaires. Pour autant qu’Amnesty International puisse en juger, des personnes ont été transférées hors de l’île un jour ou deux après leur arrivée. Ainsi, il apparaît hautement improbable qu’elles aient pu avoir accès à une possibilité réelle ou adéquate d’expliquer qu’elles ne devaient pas être renvoyées en Tunisie en raison d’une protection internationale pour d’autres motifs. Dans ces conditions, ces renvois s’apparentent à des expulsions sommaires (voir les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme dans les affaires Hassanpour-Omrani c. Suède et Jabari c. Turquie). Pareilles pratiques sont strictement interdites en vertu de la législation et des règles internationales, européennes et nationales en matière de droits de l’homme et des réfugiés. D’autres droits et normes dans ce domaine exigent que l’État de renvoi offre un recours effectif contre la décision de renvoi. Le fait d’expulser des personnes sans leur donner la chance d’exercer leur droit de contester leur renvoi dans le cadre d’une procédure effective donne lieu en soi à une violation des droits de l’homme, indépendamment de la question de savoir si le renvoi exposerait les individus concernés à un risque réel de violation grave des droits de l’homme, ce qui, à son tour, constituerait un manquement au principe de non refoulement. (...). »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1952 ; il réside à Budapest. A. Élection du requérant à la présidence de la Cour suprême et aperçu de ses fonctions Le 22 juin 2009, après avoir été juge à la Cour européenne des droits de l’homme pendant dix-sept ans (de 1991 à 2008), puis membre de la cour d’appel de Budapest pendant plus de un an, il fut élu président de la Cour suprême par le Parlement hongrois (décision no 55/2009 (VI. 24.) OGY) pour un mandat de six ans dont l’échéance était fixée au 22 juin 2015. Sa mission comportait à la fois des tâches de type managérial et des tâches judiciaires. Il présidait ainsi les délibérations dans les affaires appelant soit une résolution d’uniformisation de la jurisprudence, soit une résolution de principe. Il présidait également le Conseil national de la justice. Cette deuxième fonction avait été ajoutée aux missions du président de la Cour suprême en 1997 par la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux (loi LXVI de 1997). La loi disposait expressément qu’en tant que plus haut responsable du Conseil national de la justice, le président de la Cour suprême avait l’obligation de donner un avis sur les projets et propositions de loi concernant les tribunaux, après avoir recueilli et synthétisé les opinions de différentes juridictions par le biais du bureau du Conseil national de la justice (paragraphe 44 ci-dessous). Le 13 octobre 2011, l’assemblée générale du Réseau des présidents des cours suprêmes judiciaires de l’Union européenne élut le requérant président du Réseau pour un mandat de deux ans (de 2011 à 2013). B. Déclarations et prises de positions exprimées publiquement par le requérant sur les réformes législatives qui concernaient les tribunaux En avril 2010, l’alliance entre Fidesz – Union civique hongroise (Fidesz) et le Parti populaire démocrate-chrétien (KDNP) obtint la majorité des deux tiers des voix au Parlement et engagea un vaste programme de réformes constitutionnelles et législatives. En sa qualité de président de la Cour suprême et du Conseil national de la justice, le requérant exprima son opinion sur différents aspects des réformes législatives qui concernaient les tribunaux, notamment sur le projet de loi dit « d’annulation », sur celui qui modifiait l’âge de départ à la retraite des juges, sur les amendements apportés au code de procédure pénale et sur le projet réformant l’organisation et l’administration des tribunaux. Le 12 février 2011, le porte-parole du requérant expliqua au journal Népszabadság quelle était la position du président de la Cour suprême sur le projet de loi (qui devint la loi XVI de 2011 portant annulation des condamnations définitives prononcées à la suite des dispersions de manifestants à l’automne 2006) : « Le projet de loi prévoyant l’annulation de certaines décisions judiciaires prononcées après les émeutes de 2006 est source de préoccupation, car il porte atteinte à la libre appréciation des éléments de preuve par les juges. Un grave problème de constitutionnalité est ici en cause. (...) Le pouvoir judiciaire effectue un contrôle purement professionnel du projet de loi et se tient à l’écart du débat politique. András Baka [le requérant], le président du Conseil national de la justice, espère que le Parlement adoptera une technique juridique apte à faire disparaître le problème d’inconstitutionnalité. » Le 8 mars 2011, le lendemain de l’adoption du projet de loi, István Balsai (député du Fidesz, qui présidait à l’époque la commission parlementaire sur les questions constitutionnelles, judiciaires et relatives au règlement intérieur) répondit lors d’une conférence de presse aux critiques formulées par le pouvoir judiciaire : « Il a été dit que la solution législative adoptée était fâcheuse. Eh bien, je trouve quant à moi fâcheux qu’un magistrat, quelle que soit sa position, essaie d’influencer comme cela le processus législatif. » Le 24 mars 2011, à l’occasion d’un discours prononcé devant le Parlement dans le cadre du débat portant sur le projet de Loi fondamentale de la République de Hongrie (la nouvelle Constitution), le requérant se prononça sur certains aspects de la réforme constitutionnelle envisagée qui concernaient les tribunaux, notamment le nouveau nom – Kúria – qui était attribué à la Cour suprême, les nouveaux pouvoirs confiés à la Kúria en matière d’harmonisation jurisprudentielle, la gestion organisationnelle de la justice, le fonctionnement du Conseil national de la justice et l’introduction d’un recours constitutionnel contre les décisions judiciaires. Le 7 avril 2011, en réponse à la proposition, contenue à l’article 26 § 2 de la Loi fondamentale, d’abaisser l’âge du départ obligatoire à la retraite pour les juges (de soixante-dix à soixante-deux ans, âge prévu par le régime général), le requérant et d’autres présidents de juridictions adressèrent à différents acteurs du processus de réforme constitutionnelle (le président de la République, le Premier ministre, le président du Parlement) une lettre dans laquelle ils exposaient les risques que cette proposition de réforme comportait pour la justice. Ils soulignaient que, en empêchant les juges de rester en fonction jusqu’à l’âge de soixante-dix ans, la règle proposée contraindrait un dixième des juges hongrois (274 personnes) à mettre prématurément fin à leur carrière en 2012, avec toutes les conséquences que cela emporterait pour le fonctionnement de l’appareil judiciaire et la durée des procédures en cours. Dans la matinée du 11 avril 2011 (jour du vote des propositions portant modification de l’âge de départ à la retraite des juges), le requérant adressa au Premier ministre une lettre dans laquelle il expliquait que la réforme proposée était à la fois humiliante et injustifiable sur le plan professionnel, qu’elle portait atteinte au principe fondamental d’indépendance de la justice, ainsi qu’au statut et au principe d’inamovibilité des juges et qu’elle était également discriminatoire en ce qu’elle ne visait que les juges. Il rejetait les accusations prêtant à ceux-ci des penchants en faveur de telle ou telle idéologie politique et ajoutait : « Il est (...) inacceptable qu’un parti politique ou la majorité parlementaire imposent des exigences politiques au pouvoir judiciaire et qu’ils évaluent les juges à l’aune de critères politiques. » Dans sa lettre, le requérant demandait au Premier ministre d’user de son influence pour empêcher le Parlement d’adopter la proposition. Le même jour, cependant, le Parlement adopta la proposition de réforme (voir « Le droit et la pratique internes pertinents » ci-dessous). Le 14 avril 2011, un communiqué conjoint fut adressé aux citoyens de la Hongrie et de l’Union européenne par la formation plénière de la Cour suprême, le requérant en sa qualité de président du Conseil national de la justice et les présidents des tribunaux régionaux et de district. Il plaidait pour l’autonomie et l’indépendance de la justice et critiquait le nouvel âge de départ obligatoire à la retraite imposé aux juges, ainsi que la proposition de modification du modèle d’autogouvernance incarné par le Conseil national de la justice. Les extraits pertinents du communiqué se lisent comme suit : « Selon la proposition, l’âge de départ obligatoire à la retraite pour les juges sera abaissé de huit ans à compter du 1er janvier 2012. En conséquence, il sera mis fin aux mandats de 228 juges (dont 121 juges chargés de l’administration des tribunaux et de l’encadrement professionnel) le jour même, sans aucune période de transition, au motif que les intéressés ont atteint l’âge de soixante-deux ans. Au 31 décembre 2012, 46 autres juges devront mettre un terme à leur carrière. Du fait de cette décision, la durée des procédures judiciaires s’allongera sensiblement (il faudra réattribuer près de 40 000 affaires, ce qui pourrait retarder de plusieurs années des procédures concernant des dizaines de milliers de justiciables). L’administration des tribunaux sera gravement entravée, car il est extrêmement difficile de remplacer des dizaines de juges qui partent à la retraite. Les effets multiples de la mise à la retraite forcée, sans réelle justification, de juges hautement qualifiés ayant plusieurs années d’expérience et de pratique, et dont la plupart sont au sommet de la hiérarchie, ébranleront profondément le fonctionnement du système judiciaire – sans parler d’autres conséquences imprévisibles. De plus, la proposition est injuste et humiliante à l’égard des personnes concernées, qui ont prêté le serment de servir la République et d’administrer la justice et qui ont consacré leur vie à leur vocation judiciaire. Il est incompréhensible que la question de l’âge de la retraite des juges doive faire l’objet de dispositions dans la Loi fondamentale. Il n’y a à cela qu’une explication : l’intégration de cette question dans la Loi fondamentale supprimera toute possibilité de contester devant la Cour constitutionnelle cette règle juridique, qui porte atteinte aux principes fondamentaux d’un État de droit démocratique. Une mesure aussi injustifiée suggère une motivation politique. » Le 14 juin 2011, le projet de loi no T/3522 portant modification de certaines dispositions législatives concernant la procédure judiciaire et le système judiciaire (notamment le code de procédure pénale) fut présenté au Parlement. À la demande du requérant, la chambre pénale de la Cour suprême établit une analyse du projet de loi, qui fut communiquée aux députés. Le 4 août 2011, comme aucune modification de fond n’avait été apportée au projet avant son adoption le 4 juillet 2011 comme loi LXXXIX de 2011, le requérant décida de saisir la Cour constitutionnelle d’une demande de contrôle du texte, qu’il estimait violer la Constitution et diverses obligations résultant de traités internationaux ; c’était la première fois dans l’histoire de la Hongrie qu’un président de la Cour suprême faisait usage de ce pouvoir. Par un arrêt (no 166/2011. (XII. 20.) AB) du 19 décembre 2011, la Cour constitutionnelle déclara les dispositions litigieuses contraires à la Constitution et les annula (notamment celle relative au droit pour le procureur général de déterminer la compétence d’une juridiction en dérogeant aux règles de droit commun). Enfin, le 26 octobre 2011, le requérant adressa au Parlement une analyse détaillée de deux nouveaux projets de lois organiques : l’un concernant l’organisation et l’administration des tribunaux (no T/4743) et l’autre le statut juridique et la rémunération des juges (no T/4744). Le rapport explicatif qui accompagnait ces projets de loi indiquait qu’il était proposé de supprimer le Conseil national de la justice et de le remplacer par un Office judiciaire national et un Conseil judiciaire national. L’objet de ces propositions était de séparer les fonctions judiciaires et managériales, qui avaient été « réunies » en la personne du président de la Cour suprême, lequel présidait aussi le Conseil national de la justice. La réforme proposée visait à concentrer les tâches de management judiciaire entre les mains du président du nouvel Office judiciaire national, tout en laissant au président de la Cour suprême (rebaptisée de son appellation historique « Kúria ») la responsabilité de veiller à ce que la justice soit administrée de manière uniforme. Le requérant décida par ailleurs de s’exprimer directement devant le Parlement, ainsi que le lui permettait l’article 45 § 1 de la résolution parlementaire no 46/1994 (IX. 30) OGY sur le règlement du Parlement. Dans son discours, prononcé le 3 novembre 2011, il fit part de ses inquiétudes au sujet de la législation envisagée. Il déclara que celle-ci ne traitait pas les problèmes structurels du système judiciaire, mais qu’elle les laissait à « l’appréciation de l’organe directeur d’une administration externe (le président de l’Office judiciaire national, appelé à remplacer le Conseil national de la justice dans la gestion des tribunaux), auquel des pouvoirs excessifs et sans précédent en Europe [seraient] conférés sans obligation adéquate de rendre des comptes ». Le requérant qualifia de « contraires à la Constitution » les nouveaux pouvoirs auxquels il faisait référence (pouvoir de nommer les juges et les chefs de juridiction, pouvoir de rendre des décisions à valeur normative et pouvoir de désigner la juridiction compétente dans une affaire donnée). Il déclara à cet égard : « Ce pouvoir illimité, opaque et incontrôlable ne connaît pas d’équivalent dans l’Europe actuelle (...) Le fait qu’une autorité centralisée comme celle-là se voie reconnaître des prérogatives et une liberté de manœuvre aussi larges est sans précédent, même dans des pays où l’administration du système judiciaire relève du ministre de la Justice et même si l’on songe à la dictature socialiste, dans les dernières années de laquelle Kálmán Kulcsár, membre de l’Académie des sciences et ministre de la Justice responsable de l’administration du système judiciaire, déclarait qu’il ne nommerait que des personnes recommandées par les organes ordinaux de la magistrature. » Pour finir, le requérant souleva à nouveau dans son discours la question du nouvel âge de départ à la retraite des juges qui, selon lui, aurait de graves conséquences sur la Cour suprême. Il déclara par ailleurs qu’il n’avait pas été tenu compte de la nécessité pour la Kúria d’avoir un nombre suffisant de juges. Il ajouta à cet égard que la mission principale de la Kúria, celle de garantir une application uniforme des lois par les juges, ne pouvait être remplie que si la juridiction était en mesure de rendre des décisions dans un nombre suffisant d’affaires pertinentes. C. Cessation du mandat de président de la Cour suprême du requérant La Loi fondamentale du 25 avril 2011 prévoyait que l’organe judiciaire suprême serait la Kúria (appellation hongroise historique de la Cour suprême). Son entrée en vigueur était programmée pour le 1er janvier 2012. Le 14 avril 2011, au cours d’un débat sur la Loi fondamentale organisé par la station de radio InfoRádió, un député membre du Fidesz, Gergely Gulyás, déclara que le président de la Cour suprême resterait le même et que seul le nom de l’institution serait changé. Le 19 octobre 2011, lors d’une interview sur la chaîne de télévision ATV, le secrétaire d’État à la Justice, Róbert Répássy, également député, affirma que selon le projet de loi (no T/4743) sur l’organisation et l’administration des tribunaux, la nouvelle Kúria aurait la même fonction que la Cour suprême existante et que seul le nom de la haute juridiction changerait. Il ajouta que le texte « ne fourni[rait] certainement aucune base juridique permettant de changer la personne de son président ». Le 6 juillet 2011, le ministre hongrois des Affaires étrangères transmit à la Commission de Venise un document exposant la position du gouvernement hongrois relativement à l’avis sur la nouvelle Loi fondamentale hongroise que ladite commission avait adopté lors de sa 87e session plénière (Venise, 17-18 juin 2011, CDL-AD(2011)016). Le gouvernement y assurait que la rédaction des dispositions transitoires de la Loi fondamentale ne servirait pas à mettre indûment fin au mandat de personnes ayant été élues sur le fondement des dispositions légales antérieures. Entre le 19 et le 23 novembre 2011, des députés déposèrent plusieurs amendements proposant qu’il fût mis fin au mandat de président de la Cour suprême du requérant. Le 19 novembre 2011, Gergely Gulyás présenta au Parlement un projet de loi (no T/4996) portant modification de la Constitution de 1949 (alors en vigueur). Cet amendement prévoyait que le Parlement élirait le président de la Kúria le 31 décembre 2011 au plus tard. L’exposé des motifs du projet de loi comportait notamment le passage suivant : « Eu égard à la Loi fondamentale et aux modifications du système judiciaire qui en découlent, dans le respect du projet de loi portant dispositions transitoires relatives à la Loi fondamentale, ainsi que dans le but de garantir une transition douce et une continuité dans l’accomplissement des missions de la Kúria à compter du 1er janvier 2012, le présent projet prévoit que le Parlement élira le président de la Kúria d’ici au 31 décembre 2011, dans le respect des règles prévues par la Loi fondamentale ; le président de la Kúria prendra ses fonctions le 1er janvier 2012. » Le 20 novembre 2011, deux députés issus de la majorité parlementaire présentèrent au Parlement un projet de loi (no T/5005) portant dispositions transitoires relatives à la Loi fondamentale. Ce projet disposait en son article 11 que les successeurs juridiques de la Cour suprême et du Conseil national de la justice seraient la Kúria pour l’administration de la justice et le président de l’Office judiciaire national pour l’administration des tribunaux. Le paragraphe 2 de l’article 11 prévoyait que le mandat du président de la Cour suprême et ceux du président et des membres du Conseil national de la justice prendraient fin au moment de l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale. L’exposé des motifs du projet de loi comportait le paragraphe suivant : « Le projet de loi règle dans tous ses détails la question de la succession de la Cour suprême, du Conseil national de la justice et de leur président, dont les successeurs (organes ou personnes physiques) seront distincts pour chaque fonction. Eu égard aux modifications apportées au système judiciaire, le projet de loi prévoit que le mandat du président de la Cour suprême actuellement en poste, ainsi que ceux du président et des membres du Conseil national de la justice prendront fin au moment de l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale. » Le 23 novembre 2011, un autre député déposa une proposition d’amendement concernant les articles 185 et 187 du projet de loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux. Tandis que les versions précédentes du projet de loi présenté par le gouvernement (les 21 octobre et 17 novembre 2011) disposaient que le mandat des chefs de juridiction nommés avant le 1er janvier 2012 se poursuivrait jusqu’à la date prévue lors de leur nomination, la proposition prévoyait une exception. Elle visait à mettre un terme ex lege au mandat du président et du vice-président de la Cour suprême. L’exposé des motifs qui l’accompagnait comportait le passage suivant : « Le but de la présente proposition d’amendement, déposée avant le vote final, est d’assurer que le projet de loi consolidé no T/4743/116 soit, grâce à la modification de ses dispositions transitoires, en accord avec la Loi fondamentale, en tenant compte des projets de loi no T/4996 portant amendement de la loi XX de 1949 relative à la Constitution de la République de Hongrie et no T/5005 portant dispositions transitoires relatives à la Loi fondamentale, tous deux soumis à l’examen du Parlement. » Le 28 novembre 2011, le Parlement adopta le projet de loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux (qui devint la loi CLXI de 2011), ainsi que le projet de loi portant modification de la Constitution de la République de Hongrie (qui devint la loi CLIX), dont le contenu se trouve décrit ci-dessus. Le 30 décembre 2011, le projet de loi portant dispositions transitoires de la Loi fondamentale fut adopté sans amendement ; les dispositions transitoires furent publiées au Journal officiel le 31 décembre 2011. L’entrée en vigueur de ces modifications constitutionnelles et législatives eut pour conséquence de mettre fin au mandat de président de la Cour suprême du requérant le 1er janvier 2012, trois ans et demi avant le terme prévu. Le requérant demeura en fonction en tant que président de la chambre civile de la Kúria. D. Élection d’un nouveau président à la Kúria Pour permettre l’élection en temps voulu d’un nouveau président à la Kúria, la loi portant modification de la Constitution de la République de Hongrie (loi CLIX de 2011, adoptée le 28 novembre 2011 – paragraphe 31 ci-dessus) entra en vigueur le 2 décembre 2011. Le 9 novembre 2011, le projet de loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux avait été amendé par l’introduction d’un critère supplémentaire pour l’élection du nouveau président de la Kúria. Aux termes de cet amendement, le président devait être élu par le Parlement parmi les juges nommés pour une durée indéterminée qui avaient exercé la fonction de magistrat pendant au moins cinq ans (article 114 § 1 de la loi CLXI de 2011 – voir « Le droit et la pratique internes pertinents » ci-dessous). Le 9 décembre 2011, le président de la République proposa au Parlement d’élire Péter Darák président de la Kúria et Tünde Handó présidente de l’Office judiciaire national. Le 13 décembre 2011, le Parlement, suivant la proposition du président de la République, élut ces candidats. E. Conséquences de la cessation prématurée du mandat de président de la Cour suprême du requérant Tout d’abord, le requérant perdit le bénéfice de la rémunération et des autres avantages (sécurité sociale, résidence de la présidence, protection personnelle) auxquels le président de la Cour suprême avait droit pendant toute la durée de son mandat présidentiel. Ensuite, la législation qui accordait certains avantages aux anciens présidents de la Cour suprême (loi de 2000 sur la rémunération et les allocations des juges) fut abrogée le 1er janvier 2012. L’article 227 § 1 de la loi de 2011 sur le statut juridique et la rémunération des juges (telle que modifiée le 28 novembre 2011 et entrée en vigueur le 1er janvier 2012) vint compléter cette abrogation en énonçant que la loi abrogée n’était applicable à un ancien président de la Cour suprême que s’il avait droit à l’allocation visée aux articles 26 § 1 et 22 § 1 (complément de pension à vie), s’il avait atteint l’âge de la retraite à la date de l’entrée en vigueur de la loi et s’il avait demandé le bénéfice de l’allocation en question. Le requérant, qui n’avait pas atteint l’âge de la retraite au 1er janvier 2012, ne put prétendre au bénéfice de cet avantage. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La Constitution de 1949 Les articles pertinents de la Constitution (telle que modifiée et en vigueur jusqu’à son remplacement par la Loi fondamentale, entrée en vigueur le 1er janvier 2012) disposaient : Article 7 « 1. L’ordre juridique de la République de Hongrie accepte les principes du droit international généralement reconnus et rend le droit interne du pays compatible avec les obligations qui lui incombent en vertu du droit international. (...) » Article 47 « 1. La Cour suprême est la plus haute juridiction de la République de Hongrie. La Cour suprême garantit l’uniformité dans l’application de la loi par les tribunaux ; ses résolutions d’uniformisation [jogegységi határozat] s’imposent à tous les tribunaux. » Article 48 « 1. Le président de la Cour suprême est élu par le Parlement sur proposition du président de la République ; ses vice-présidents sont nommés par le président de la République sur recommandation du président de la Cour suprême. L’élection du président de la Cour suprême requiert la majorité des deux tiers des voix des députés. (...) Les juges ne peuvent être démis de leur mandat que pour des motifs prévus par la loi et dans le respect des procédures légales. » Article 50 « (...) Les juges sont indépendants et soumis uniquement à l’autorité de la loi. Ils ne peuvent être membres de partis politiques ni avoir d’activité politique. (...) » Article 57 « 1. En République de Hongrie, tous les individus sont égaux devant la loi et chacun a droit à ce qu’il soit statué par un tribunal indépendant et impartial établi par la loi, au cours d’un procès public et équitable, sur toute accusation portée contre lui ou toute contestation concernant ses droits et obligations juridiques. (...) » Article 61 « 1. En République de Hongrie, tout individu a le droit d’exprimer librement son opinion, ainsi que d’accéder aux informations présentant un intérêt public et de les diffuser. (...) » B. La loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux (loi LXVI de 1997) Afin de garantir une application uniforme de la loi par les tribunaux, la Cour suprême était habilitée à rendre des résolutions d’uniformisation jurisprudentielle (jogegységi határozat ; article 25 c) de la loi) et à publier des résolutions de principe (elvi bírósági határozat ; article 27 § 2 de la loi). En vertu de l’article 62 de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux de 1997, les présidents des juridictions figuraient au nombre des « chefs de juridiction », c’est-à-dire des juges chargés de la gestion et de l’administration des tribunaux et des unités organisationnelles de la magistrature. Selon l’article 69 de la loi, ces chefs de juridiction étaient nommés pour six ans. L’article 73 de la loi dressait une liste exhaustive des motifs permettant de mettre fin au mandat d’un chef de juridiction. Il était ainsi libellé : « [l]e mandat d’un chef de juridiction prend fin par : a) consentement mutuel ; b) démission ; c) destitution ; d) expiration du terme ; e) cessation du mandat de juge de l’intéressé. » L’article 74/A § 1 de la loi précisait que si l’appréciation de l’activité managériale du chef de juridiction aboutissait au constat de son incompétence pour un tel poste de direction, l’intéressé devait être relevé de ses fonctions avec effet immédiat. Un chef de juridiction relevé de ses fonctions disposait d’un délai de quinze jours à compter de la notification de l’avis de destitution pour former un recours devant le tribunal de la fonction publique (article 74/A § 2). La loi instituait par ailleurs un Conseil national de la justice, dont elle attribuait la présidence au président de la Cour suprême, qui devait exercer ses deux fonctions présidentielles simultanément. Elle faisait explicitement obligation au président du Conseil national de la justice de formuler un avis sur les projets et propositions de loi concernant les tribunaux, après avoir recueilli et synthétisé les opinions de différentes juridictions par le biais du bureau du Conseil national de la justice (article 46 § 1 q) de la loi). C. La loi sur le statut juridique et la rémunération des juges (loi LXVII de 1997) En vertu de l’article 57 § 2, alinéas ha) et hb), de la loi sur le statut juridique et la rémunération des juges de 1997, un juge pouvait rester en fonction jusqu’à l’âge de soixante-dix ans, c’est-à-dire au-delà de l’âge de départ à la retraite prévu par le régime général. D. La décision parlementaire no 46/1994. (IX. 30.) OGY sur le règlement du Parlement L’article 45 § 1 de la décision parlementaire no 46/1994. (IX. 30.) OGY sur le règlement du Parlement se lisait comme suit : « Le président de la République, les membres du gouvernement, le président de la Cour constitutionnelle, le président de la Cour suprême, le procureur général, l’ombudsman, le président de la Cour nationale des comptes, les auteurs de rapports que le Parlement souhaite entendre lorsqu’il débat de ceux-ci, ainsi que les élus hongrois du Parlement européen lors des débats touchant à l’intégration européenne, sont autorisés à participer aux sessions parlementaires et à y prendre la parole. » E. La loi portant modification de la Constitution de la République de Hongrie (loi CLIX de 2011), entrée en vigueur le 2 décembre 2011 La Constitution hongroise de 1949 a été modifiée comme suit relativement à l’élection du président de la Kúria : Article 1 « La Constitution est modifiée comme suit : (...) Article 79 « Conformément à l’article 26 § 3 de la Loi fondamentale, le Parlement élira le président de la Kúria le 31 décembre 2011 au plus tard. » F. La Loi fondamentale de la Hongrie du 25 avril 2011, entrée en vigueur le 1er janvier 2012 Les articles 25 et 26 de la Loi fondamentale disposent : Article 25 « 1. Les tribunaux rendent la justice. L’organe juridictionnel suprême est la Kúria. Les tribunaux statuent : a) sur les affaires pénales, les litiges de droit privé et toutes autres questions définies par la loi ; b) sur la légalité des décisions administratives ; c) sur les conflits entre les réglementations locales et d’autres dispositions légales et sur la validité des textes en cause, qu’ils peuvent le cas échéant annuler ; d) sur les allégations de manquement par une autorité locale à ses obligations légales. Outre les fonctions définies au paragraphe 2, la Kúria assure l’unité de la jurisprudence dans l’application de la loi par les tribunaux ; les résolutions adoptées par elle à cet effet s’imposent aux tribunaux. (...) Une loi organique [sarkalatos törvény] définit les modalités précises de l’organisation et de l’administration des tribunaux, ainsi que le statut et la rémunération des juges. » Article 26 « 1. Les juges sont indépendants et ne sont soumis qu’à la loi ; ils ne peuvent recevoir d’instructions dans l’exercice de leur activité juridictionnelle. Les juges ne peuvent être relevés de leurs fonctions que pour les motifs et selon la procédure définis par une loi organique. Les juges ne peuvent être affiliés à aucun parti politique ni prendre part à aucune activité politique. Les juges professionnels sont nommés par le président de la République conformément à une loi organique. Nul ne peut être nommé juge s’il n’a pas atteint l’âge de trente ans. À l’exception du président de la Kúria, les juges ne peuvent rester en fonction au-delà de l’âge normal de départ à la retraite. Le président de la Kúria est élu parmi les juges, pour un mandat de neuf ans, par le Parlement sur proposition du président de la République. L’élection du président de la Kúria a lieu à la majorité des deux tiers des voix des membres du Parlement. » G. Les dispositions transitoires de la Loi fondamentale de la Hongrie, entrées en vigueur le 1er janvier 2012 En leurs parties pertinentes, les dispositions transitoires de la Loi fondamentale énoncent : Article 11 « 1. Les successeurs juridiques de la Cour suprême, du Conseil national de la justice et de leur président sont la Kúria pour l’administration de la justice et le président de l’Office judiciaire national pour l’administration des tribunaux, sauf exceptions définies par la loi organique pertinente. Le mandat du président de la Cour suprême, ainsi que ceux du président et des membres du Conseil national de la justice prendront fin au moment de l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale. » Article 12 « 1. Si un juge a atteint l’âge général de la retraite fixé à l’article 26 § 2 de la Loi fondamentale avant le 1er janvier 2012, ses fonctions prendront fin le 30 juin 2012. Si un juge atteint l’âge général de la retraite visé à l’article 26 § 2 de la Loi fondamentale entre le 1er janvier et le 31 décembre 2012, ses fonctions prendront fin le 31 décembre 2012. » Article 31 « 2. (...) Les dispositions transitoires font partie intégrante de la Loi fondamentale. » H. La loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux (loi CLXI de 2011), entrée en vigueur le 1er janvier 2012 Les parties pertinentes de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux de 2011 sont ainsi libellées : Chapitre II L’organisation des tribunaux La Kúria Article 24 « La Kúria : a) statue, dans les cas définis par la loi, sur les recours formés contre les décisions des juridictions inférieures ; b) statue sur des demandes de réexamen extraordinaire de décisions de justice rendues en dernière instance ; c) adopte des résolutions d’uniformisation de la jurisprudence [jogegységi határozat], qui s’imposent aux tribunaux ; d) analyse la pratique judiciaire à partir des affaires ayant fait l’objet d’un jugement définitif, et passe en revue et analyse la jurisprudence des tribunaux ; e) publie des résolutions de principe [elvi bírósági határozat] [adoptées par la Kúria] et des décisions de principe [elvi bírósági döntés] [adoptées par les juridictions inférieures] ; f) statue sur les conflits entre les réglementations locales et d’autres dispositions légales, ainsi que sur la validité des textes en cause, qu’elle peut le cas échéant annuler ; g) statue sur les allégations de manquement par une autorité locale à ses obligations légales ; h) intervient dans les autres affaires relevant de sa compétence. » Chapitre VIII Le président de la Kúria et les chefs de juridiction Le président de la Kúria Article 114 « 1. Le président de la Kúria est élu par le Parlement parmi les juges nommés sans limitation de durée comptant au moins cinq ans d’expérience judiciaire, conformément à l’article 26 § 3 de la Loi fondamentale. » Chapitre XV Dispositions transitoires Première élection du président de l’Office judiciaire national et du président de la Kúria Article 177 « 1. Le président de la République procédera à la première nomination du président de l’Office judiciaire national et du président de la Kúria le 15 décembre 2011 au plus tard. Les personnes proposées seront entendues par la commission parlementaire chargée de la justice. Le Parlement procédera à la première élection du président de l’Office judiciaire national et du président de la Kúria le 31 décembre 2011 au plus tard. (...) » Fixation de la date d’expiration des mandats et début des nouveaux mandats Article 185 « 1. Les mandats du Conseil national de la justice (...), de ses membres et de son président, ainsi que du président et du vice-président de la Cour suprême et du directeur et du directeur adjoint du bureau du [Conseil national de la justice] prendront fin au moment de l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale. Les mandats du président de l’Office judiciaire national et du président de la Kúria débuteront le 1er janvier 2012. (...) » Article 187 « Les mandats des chefs de juridiction nommés avant le 1er janvier 2012 demeureront valables pour la durée fixée au moment de leur nomination, excepté dans les cas visés à l’article 185 § 1. » Article 188 « 1. Les successeurs juridiques de la Cour suprême, du Conseil national de la justice et de leur président sont la Kúria pour l’administration de la justice, et le président de l’Office judiciaire national pour l’administration des tribunaux, sauf dispositions contraires prévues par des lois organiques. » Conformément à l’article 173 de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux, l’article 177 entra en vigueur le lendemain de sa promulgation (le 3 décembre 2011), et les articles 185, 187 et 188 à la date du 1er janvier 2012. I. La loi sur le statut juridique et la rémunération des juges (loi CLXII de 2011), entrée en vigueur le 1er janvier 2012 Les parties pertinentes de la loi sur le statut juridique et la rémunération des juges de 2011, telles qu’elles s’appliquaient à l’époque des faits, étaient ainsi libellés : Article 90 « Un juge est déchargé [de ses fonctions judiciaires] : (...) h) si ha) il a atteint l’âge de la retraite applicable (ci-après, l’« âge limite »). Cette disposition ne s’applique pas au président de la Kúria (...) » Article 227 « 1. La personne qui occupait le poste de président de la Cour suprême avant l’entrée en vigueur de la présente loi relève des dispositions de la loi XXXIX de 2000 sur la rémunération et les avantages octroyés au président de la République, au Premier ministre, au président du Parlement, au président de la Cour constitutionnelle et au président de la Cour suprême, en ce sens qu’elle a droit aux avantages visés à l’article 26 § 1 et à l’article 22 § 1 de ladite loi si elle a atteint l’âge de la retraite à la date de l’entrée en vigueur de la présente loi et si elle a sollicité le bénéfice des avantages en question. » Article 230 « 1. Les dispositions de la présente loi s’appliquent aux juges qui auront atteint l’âge limite avant le 1er janvier 2013, sous réserve des précisions apportées aux paragraphes 2 et 3. Si un juge a atteint l’âge limite avant le 1er janvier 2012, la période de décharge débute le 1er janvier 2012 et s’achève le 30 juin 2012. Son mandat de juge prend fin au 30 juin 2012. La proposition de décharge est formulée à une date permettant l’adoption de la décision de décharge le 30 juin 2012 au plus tard. Si un juge atteint l’âge limite entre le 1er janvier 2012 et le 31 décembre 2012, la période de décharge débute le 1er juillet 2012 et s’achève le 31 décembre 2012. Son mandat de juge prend fin au 31 décembre 2012. La proposition de décharge est formulée à une date permettant l’adoption de la décision de décharge le 31 décembre 2012 au plus tard. » J. L’arrêt de la Cour constitutionnelle no 33/2012. (VII. 17.) AB du 16 juillet 2012 L’ombudsman hongrois saisit la Cour constitutionnelle d’un recours contre l’abaissement rétroactif de l’âge de départ à la retraite des juges. Dans son arrêt du 16 juillet 2012, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelles les dispositions sur l’âge de départ obligatoire à la retraite des juges (articles 90 ha) et 230 de la loi sur le statut juridique et la rémunération des juges de 2011) et les annula avec effet au 1er janvier 2012 (date de l’entrée en vigueur de ladite loi). Elle estima que la nouvelle réglementation emportait violation des normes constitutionnelles relatives à l’indépendance de la justice, et ce tant pour des motifs « formels » que pour des motifs « matériels ». Elle expliqua que, du point de vue des exigences en matière de forme, c’était une loi organique qui devait déterminer la durée des fonctions judiciaires et l’âge de la retraite des juges, ce afin de garantir leur inamovibilité, la référence à l’« âge général de la retraite » opérée par une loi ordinaire ne satisfaisant pas à cette exigence. Concernant la constitutionnalité matérielle de la disposition litigieuse, la haute juridiction releva que celle-ci avait entraîné la désinvestiture de juges dans un délai de trois mois, qui lui paraissait bref. Elle déclara que malgré la relative liberté dont le législateur disposait pour fixer l’âge limite des juges en fonction et le fait que la Loi fondamentale ne donnait aucune indication sur cet âge spécifique, l’abaissement de l’âge de la retraite des juges devait être progressif, comporter une période de transition adéquate et ne pas violer le principe d’inamovibilité des juges. Elle expliqua que plus il y avait d’écart entre le nouvel âge de départ à la retraite et l’âge de soixante-dix ans, plus la période de transition pour l’abaissement de l’âge de départ à la retraite devait être longue, ajoutant que si tel n’était pas le cas, il y aurait atteinte au principe d’inamovibilité des juges, élément essentiel de l’indépendance de la justice. À la suite de l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 16 juillet 2012, le Parlement adopta la loi XX de 2013 qui, avec effet au 2 avril 2013, abrogeait l’article 230 de la loi CLXII de 2011, modifiait son article 91 et ajoutait au texte un nouvel article 233/C. Suivant le nouveau dispositif, l’abaissement de l’âge obligatoire de départ à la retraite au niveau unifié de soixante-cinq ans sera effectif à compter du 1er janvier 2023, des dispositions transitoires s’appliquant à la période comprise entre le 2 avril 2013 (date de l’entrée en vigueur de la modification) et le 31 décembre 2022. Pendant cet intervalle, l’âge obligatoire de départ à la retraite variera entre soixante-dix et soixante-cinq ans, selon la date de naissance de la personne concernée (plus le juge est âgé, plus le laps de temps qui lui sera ménagé pour se préparer à son départ obligatoire à la retraite sera long). La nouvelle loi introduisait la faculté pour les juges qui s’étaient déjà trouvés obligés de partir à la retraite en application des règles sur le départ obligatoire à la retraite de choisir, dans un délai de trente jours à compter de l’entrée en vigueur de la modification, entre trois possibilités. Premièrement, ils pouvaient solliciter une affectation à un poste de réserve auprès de la juridiction dans laquelle ils exerçaient leurs fonctions avant leur départ à la retraite, auquel cas ils percevraient une rémunération équivalant à la différence entre leur pension de retraite et 80 % de leur dernier salaire de base (calculé sans les indemnités complémentaires perçues à raison de l’exercice de fonctions supérieures, etc.) et pourraient, une fois par période de trois ans, se voir ordonner d’accomplir des tâches de nature juridictionnelle ou managériale pour une durée maximale de deux ans. Deuxièmement, ils pouvaient demander à être réintégrés dans leurs fonctions juridictionnelles normales. En pareil cas, ils auraient également droit aux arriérés de salaire couvrant la période de leur mise à la retraite forcée déclarée contraire à la Constitution. Ils ne pourraient toutefois pas être réintégrés dans les hautes fonctions, telles celles de président (ou vice-président) de juridiction ou de chef (ou chef adjoint) de division, qu’ils avaient pu occuper, à moins que les fonctions en question fussent demeurées vacantes dans l’intervalle. Troisièmement, enfin, ils pouvaient choisir de ne demander ni à être réintégrés ni à être placés en situation de réserve, auquel cas ils auraient droit à une compensation forfaitaire d’un montant équivalant à un an de salaire. K. L’arrêt no 3076/2013. (III. 27.) AB adopté par la Cour constitutionnelle le 19 mars 2013 Le vice-président de la Cour suprême, qui, sur proposition du requérant, avait été nommé par le président de la République pour un mandat de six ans débutant le 15 novembre 2009, fut également relevé de ses fonctions de direction à la date du 1er janvier 2012 en application de l’article 185 § 1 de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux (loi CLXI de 2011), qui disposait que le mandat du vice-président de la Cour suprême prendrait fin au moment de l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale (paragraphe 50 ci-dessus). L’intéressé saisit la Cour constitutionnelle d’un recours dans lequel il soutenait que sa désinvestiture était contraire au principe de l’état de droit, à l’interdiction des lois rétroactives et à son droit à un recours. Par un arrêt (no 3076/2013. (III. 27.) AB) adopté par huit voix contre sept, la Cour constitutionnelle rejeta le recours. Elle déclara que la cessation prématurée du mandat de vice-président de la Cour suprême qu’exerçait l’intéressé ne pouvait être considérée comme ayant porté atteinte à la Loi fondamentale dès lors qu’elle trouvait une justification suffisante dans la réorganisation complète du système judiciaire et dans les changements considérables apportés aux fonctions et compétences du président de la Kúria. Elle releva que les fonctions et compétences de la Kúria avaient été élargies, en particulier relativement au contrôle de la légalité des actes adoptés par les conseils municipaux. Les parties pertinentes de son arrêt se lisent ainsi : « [30] 1. La disposition législative litigieuse mettait fin au mandat d’une personne assumant des fonctions de direction au sein d’un organe du pouvoir judiciaire, qui constitue une branche indépendante du pouvoir étatique au statut régi par la Constitution. [31] Le vice-président de la Cour suprême était l’un des fonctionnaires assumant des fonctions de direction au sein du système judiciaire ; son mandat était régi par l’article 48 § 1 de la Constitution. Selon cette disposition, le vice-président de la Cour suprême était nommé par le président de la République sur proposition du président de la Cour suprême. D’après l’article 69 § 1 de l’ancienne LOAT [loi LXVI de 1997 sur l’organisation et l’administration des tribunaux], le mandat du vice-président avait une durée fixe de six ans. En vertu du principe de la séparation des pouvoirs, la Constitution distinguait la nomination des chefs de la plus haute instance juridictionnelle du système ordinaire de nomination des chefs des tribunaux, en ce sens qu’elle réservait la nomination des premiers à une autre branche du pouvoir étatique, à savoir le Parlement dans le cas du président de la Cour suprême et le président de la République dans celui de son vice-président. Le fait que l’ancienne LOAT prévoyait que la durée fixe du mandat des chefs de juridiction dépassait celle du mandat des membres du gouvernement (chevauchant ainsi les cycles gouvernementaux) constituait l’une des garanties constitutionnelles de l’indépendance du pouvoir judiciaire, qui constitue une branche séparée au sein de l’État. [32] La Loi fondamentale et la nouvelle LOAT ont maintenu cette distinction en ce qui concerne les chefs de la Kúria. Si la Loi fondamentale ne règle pas la question de la nomination et de la désinvestiture du vice-président, la nouvelle LOAT contient une disposition identique à celle qui existait avant la réforme. Selon son article 128 § 1, les vice-présidents de la Kúria sont nommés par le président de la République sur proposition du président de la Kúria. L’article 127 § 1 prévoit que leur mandat a une durée de six ans. En vertu de cette règlementation, le pouvoir de mettre fin au mandat d’un vice-président par une décision unilatérale de l’État, autrement dit de prononcer la désinvestiture de l’intéressé, fait également partie des prérogatives du président de la République (voir la décision no 176/1991. (IX. 4.) KE du président de la République). [33] En vertu de l’article 73 de l’ancienne LOAT et de l’article 138 de la nouvelle LOAT, le mandat d’un chef de juridiction prend fin, en règle générale, à l’expiration de la période déterminée pour laquelle il a été nommé. Il peut cependant prendre fin plus tôt en cas de démission, de consentement mutuel, de perte du statut de magistrat et de destitution (dans l’hypothèse où une évaluation conclut à l’inaptitude de l’intéressé). [34] 2. L’examen de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle révèle que le raccourcissement par la loi de mandats conférés pour une durée déterminée n’est pas automatiquement déclaré contraire à la Constitution, la réunion de certaines conditions pouvant empêcher une telle sanction. La Cour constitutionnelle a établi [dans son arrêt no 5/2007. (II. 27.) AB] que « le raccourcissement d’un mandat conféré à un fonctionnaire pour une durée déterminée doit reposer sur des causes objectives ou subjectives prévues par la loi (démission, décès, preuve d’une incompatibilité, cause spécifique de destitution ou autre raison ayant une incidence directe sur la durée du mandat, telle que la réforme structurelle de l’institution), à l’exclusion de toute autre » (ABH 2007, 120, 126). La Cour constitutionnelle estime qu’outre le cas d’une restructuration organisationnelle, un changement important dans les fonctions assumées par l’institution, c’est-à-dire dans ses compétences et dans ses missions, peut justifier une intervention législative. De fait, à l’époque où le titulaire de la charge visée a été choisi, les compétences requises pour les nouvelles fonctions confiées à l’institution ne pouvaient pas être évaluées. Or on ne peut exclure que les nouvelles missions de l’institution requièrent une personne ayant une approche, une expérience professionnelle et une pratique différentes. [35] Aussi la Cour constitutionnelle devait-elle examiner en l’espèce si l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale était de nature à avoir sur les fonctions et les missions de la plus haute instance juridictionnelle du pays une incidence propre à justifier la cessation anticipée du mandat de son vice-président. [36] La Cour suprême a été renommée Kúria. La Loi fondamentale et la nouvelle LOAT ont profondément modifié l’administration centrale du système judiciaire. L’article 11 des dispositions transitoires de la Loi fondamentale a opéré une séparation entre la guidance professionnelle des activités judiciaires et la gestion organisationnelle du système judiciaire, et ce tant du point de vue des organes chargés de ces missions que du point de vue des personnes y contribuant. Il dispose que les successeurs de la Cour suprême, du Conseil national de la justice et de son président sont, sauf exceptions définies dans une loi organique, la Kúria pour ce qui est de l’administration de la justice et le président de l’Office judiciaire national pour ce qui est de l’administration des tribunaux. C’est sur le fondement de cette modification de l’administration centrale du système judiciaire que l’article 11 § 2 des dispositions transitoires a mis un terme au mandat du président de la Cour suprême, ainsi qu’à ceux du président et des membres du Conseil national de la justice à compter de l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale. Cette disposition n’a pas mis un terme au mandat du vice-président, nonobstant le fait que ce mandat était régi par la Constitution. [37] L’entrée en vigueur de la Loi fondamentale et de la nouvelle LOAT a eu pour conséquence d’élargir les fonctions de la Kúria et de l’investir de nouvelles missions. La Loi fondamentale lui a donné compétence pour contrôler la légalité des actes adoptés par les autorités municipales et pour statuer sur les allégations de manquement par une autorité locale à ses obligations légales. La nouvelle LOAT comporte un nouveau chapitre relatif à la chambre des pouvoirs locaux de la Kúria, ainsi que des dispositions détaillées sur les règles de procédure afférentes aux compétences susmentionnées. [38] Les compétences de la Kúria ont également été étendues relativement à sa mission consistant à garantir une application uniforme de la loi [unité de la jurisprudence]. Non seulement la Kúria a toujours compétence pour adopter des résolutions visant à promouvoir l’unité de la jurisprudence [jogegységi határozat], mais il lui revient désormais de publier les résolutions de justice qui lui paraissent avoir une portée théorique [elvi bírósági határozat] et d’analyser la jurisprudence à partir des décisions définitives devenues exécutoires. [39] L’unité de la jurisprudence étant devenue l’une des missions essentielles de la Kúria, son président est désormais investi, en plus de la responsabilité de diriger l’administration interne de la Kúria, d’un rôle de guidance professionnelle concernant le suivi, l’évolution et la cohérence de la jurisprudence issue de l’ensemble des tribunaux. [40] La nouvelle LOAT, dans son chapitre entièrement consacré à la question de l’application uniforme de la loi, contient des dispositions plus détaillées et précises quant aux missions et compétences qui étaient déjà contenues dans l’ancienne LOAT et confère de nouvelles tâches tant à la Kúria elle-même qu’à ses chefs. Tandis que l’ancienne LOAT ne faisait référence qu’à deux reprises au président de la Cour suprême, la nouvelle LOAT désigne le président ou le vice-président de la Cour suprême comme les titulaires de treize missions et compétences spécifiques. En particulier, les présidents des cours d’appel doivent avertir le président de la Kúria de toute décision ayant une portée théorique adoptée par un tribunal de son ressort, de toute pratique naissante reposant sur des principes contradictoires et de l’existence éventuelle de jugements définitifs reposant sur des principes divergents. Des obligations similaires d’informer directement le président de la Kúria incombent aux présidents et chefs de division des tribunaux départementaux, ainsi qu’aux chefs des divisions régionales de droit administratif et de droit du travail. Les propositions de publication de décisions ayant une portée théorique doivent être adressées au président de la Kúria, et c’est également à ce dernier que le président de l’Office judiciaire national doit faire savoir qu’il juge nécessaire d’engager une procédure d’uniformisation de la jurisprudence. [41] C’est au président de la Kúria qu’il incombe de définir annuellement les sujets devant être examinés par les groupes d’analyse de la jurisprudence. Il nomme les chefs et les membres de ces groupes. Si l’analyse révèle une nécessité d’apporter des modifications à la législation, c’est au président de la Kúria qu’il revient d’inviter le président de l’Office judiciaire national à faire une telle proposition. C’est le président de la Kúria qui propose au comité des publications la publication d’une décision apparaissant revêtir une portée théorique. Il est habilité à ordonner qu’une procédure d’uniformisation soit menée, sur sa proposition et sous sa direction (cette dernière étant partagée avec le vice-président et le chef ou le chef adjoint de la division compétente). Dans les procédures d’uniformisation concernant plus d’une division, seuls le président ou le vice-président de la Kúria peuvent assurer la présidence. De même, si le but de la procédure d’uniformisation consiste à modifier ou à abroger une résolution d’uniformisation antérieure ou à trancher une question de principe, le comité d’uniformisation ne peut être présidé que par le président ou le vice-président de la Kúria. [42] L’article 123 § 2 de la nouvelle LOAT prévoit que « le vice-président de la Kúria peut remplacer le président (...) et exercer tous ses pouvoirs ». Il apparaît donc clairement que les modifications apportées au système judiciaire ont une incidence importante non seulement sur les fonctions du président mais aussi sur celles du vice-président. Il découle de la possibilité pour le vice-président d’être appelé à remplacer le président en exerçant tous les pouvoirs de celui-ci (ce qui peut arriver à tout moment, par exemple si, pour une raison quelconque, le président se trouve empêché, ou si sa fonction devient vacante) qu’une coopération constante et étroite doit exister entre le président et le vice-président. Outre sa vocation à agir comme remplaçant du président, le vice-président « remplit les missions qui lui sont confiées par le règlement de Cour » (article 123 § 2 de la nouvelle LOAT). En vertu de cette habilitation légale, le vice-président peut accomplir certaines des tâches du président à titre permanent et le décharger [de certaines de ses obligations]. [43] La Cour constitutionnelle estime que la restructuration générale du système judiciaire et les changements notables apportés aux fonctions et missions de la Kúria et de son président ont substantiellement modifié la situation juridique qui était celle de ce dernier à la date où le vice-président fut nommé. Il en est nécessairement résulté une modification simultanée des fonctions, tâches et compétences du vice-président. [44] Ces changements ont conféré une importance accrue à la relation de confiance entre le président et le vice-président, qui est consacrée par des dispositions constitutionnelles et législatives. [45] Par conséquent, la Cour constitutionnelle estime que ces changements constituent une justification suffisante pour la cessation anticipée du mandat du requérant. (...) » Sept juges se dissocièrent de cette conclusion, estimant que lesdits changements concernant le système judiciaire, la nouvelle Kúria et la personne de son président n’avaient pas fondamentalement modifié le statut du vice-président de la Kúria. D’après eux, la position du vice-président dans l’organisation de la juridiction suprême n’avait pas changé, puisque la loi de 1997 sur l’organisation et l’administration des tribunaux prévoyait déjà que le vice-président était habilité à remplacer le président de la Cour suprême dans les tâches managériales nécessaires à la bonne marche de l’institution, mais pas dans ses fonctions de président du Conseil national de la justice. Les juges dissidents conclurent que la cessation anticipée du mandat du requérant avait affaibli les garanties de la séparation des pouvoirs, qu’elle avait enfreint l’interdiction d’adopter des lois rétroactives et qu’elle avait porté atteinte au principe de l’état de droit et au droit à un recours. III. TEXTES PERTINENTS CONCERNANT LA SITUATION EN HONGRIE, NOTAMMENT LA CESSATION DU MANDAT DE PRÉSIDENT DE LA COUR SUPRÊME DU REQUÉRANT A. Les avis de la Commission de Venise Les extraits pertinents de l’avis sur la nouvelle Constitution de la Hongrie, adopté par la Commission de Venise lors de sa 87e session plénière (Venise, 17-18 juin 2011, CDL-AD(2011)016), se lisent ainsi : « 107. L’article 25.1 de la nouvelle Constitution indique que la Kúria (le nom historique de la Cour suprême hongroise) est l’organe judiciaire suprême en Hongrie. En l’absence de dispositions transitoires, et bien que la nouvelle Constitution ne modifie pas le mécanisme d’élection de son président, une question se pose : ce changement de nom va-t-il s’accompagner du remplacement du président de la Cour suprême par un nouveau président de la Kúria ? Quant aux juges, ils seront « nommés par le président de la République selon les dispositions d’une loi organique » (article 26.2) ; l’appréciation de la nécessité de modifier ou non la composition de l’organe suprême devient donc aussi affaire d’interprétation. 108. L’article 26.2 assujettit les juges à l’âge général de la retraite. Tout en reconnaissant que l’abaissement de l’âge de la retraite des juges (de 70 à 62 ans) s’inscrit dans la réforme envisagée du système judiciaire, la Commission s’interroge sur cette mesure, eu égard aux règles et principes fondamentaux d’indépendance, de statut et d’inamovibilité des juges. Diverses sources indiquent que cette disposition va contraindre quelque trois cents juges parmi les plus chevronnés à prendre leur retraite l’année prochaine, ce qui va créer trois cents vacances à pourvoir. Cela pourrait entraver le fonctionnement des tribunaux, compromettre la continuité et la sécurité juridique, mais aussi ouvrir la voie à des ingérences dans la composition du pouvoir judiciaire. En l’absence d’informations suffisantes sur les raisons de cette décision, la Commission espère que des solutions adéquates et conformes aux exigences de la primauté du droit seront trouvées, dans le cadre de la réforme, aux obstacles et aux difficultés que suscite cette mesure. (...) 140. Comme indiqué précédemment, la référence à la Constitution de 1949 figurant au deuxième paragraphe des dispositions finales paraît en contradiction avec le Préambule, où ladite Constitution de 1949 est déclarée « nulle et non avenue ». La Commission de Venise interpréterait cette incohérence apparente comme confirmant que l’affirmation du Préambule n’a pas valeur juridique. Elle n’en recommande pas moins aux autorités hongroises de clarifier ce point. L’adoption des dispositions transitoires prévues au paragraphe 3 des dispositions finales est particulièrement importante du fait qu’elle offrira une précieuse occasion de clarifier les ambiguïtés de certaines dispositions de la nouvelle Constitution – mais elle ne devrait certainement pas servir à mettre un terme au mandat de personnes élues ou nommées sous la Constitution précédente. » Dans la Position du gouvernement hongrois sur cet avis, communiquée par le ministre hongrois des Affaires étrangères le 6 juillet 2011 (CDL(2011)058), le Gouvernement indiquait qu’il souscrivait sans réserve à la suggestion formulée au paragraphe 140 de l’avis et assurait à la Commission de Venise que la rédaction des dispositions transitoires de la Loi fondamentale ne servirait pas à mettre indûment fin au mandat de personnes élues sous le régime juridique précédent. Les passages pertinents de l’avis concernant la loi CLXII de 2011 sur le statut juridique et la rémunération des juges et la loi CLXI de 2011 sur l’organisation et l’administration des tribunaux de la Hongrie, adopté par la Commission de Venise lors de sa 90e session plénière (Venise, 1617 mars 2012, CDL-AD(2012)001), se lisent ainsi : « 2. Président de la Curia 111. Dans son avis sur la nouvelle Constitution, la Commission de Venise a appelé les autorités hongroises à veiller à ce que la nouvelle Constitution ne serve pas à « mettre un terme au mandat de personnes élues ou nommées sous la Constitution précédente ». Répondant à la Commission de Venise, le [gouvernement] hongrois a indiqué que « la Hongrie souscrit sans réserve à cette suggestion et assure la Commission que la rédaction des dispositions transitoires ne servira pas à mettre indûment un terme au mandat de personnes élues sous le régime juridique précédent ». 112. L’article 25 de la Loi fondamentale dispose que l’organe judiciaire suprême est la Curia. D’après l’article 11 des dispositions provisoires de la Loi fondamentale, la Curia est l’héritière (successeur légal) de la Cour suprême. Tous les juges de la Cour suprême sont demeurés en fonction à l’exception du président. L’article 114 de la [loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux] a fixé un nouveau critère d’élection du président, qui conduit à l’inéligibilité de l’ancien président de la Cour suprême. Ce critère renvoie à la période pendant laquelle la personne a exercé la charge de magistrat en Hongrie, sans que la fonction de juge au sein d’une Cour européenne par exemple soit prise en compte. Pour beaucoup, le nouveau critère est destiné à empêcher une personne, l’actuel président de la Cour suprême, d’être éligible. Bien que formulée en des termes généraux, la loi produit des effets contre une personne donnée. Les lois de ce type sont contraires à la prééminence du droit. 113. Dans d’autres pays, les périodes pendant lesquelles les juges ont exercé à l’étranger sont acceptées. Conformément à l’article 28.3 de la [loi sur le statut juridique et la rémunération des juges], le détachement d’un juge à l’étranger pendant une longue période est pris en considération et sa durée s’ajoute à celle du poste occupé avant ce détachement. La loi n’oblige pas un juge à avoir exercé en Hongrie pendant une période minimale avant de se voir confier une mission à l’étranger. En conséquence, il conviendrait de fixer des règles d’équivalence entre les fonctions nationales et les fonctions internationales, en particulier en ce qui concerne les conditions qu’une personne doit remplir pour être nommée par exemple présidente de la Curia. En outre, il est très rare d’adopter des réglementations qui soient rétroactives et entraînent la destitution d’une personne occupant des fonctions aussi élevées que celles de président de la Curia. 114. Il est difficile de justifier l’inégalité de traitement entre les juges de la Cour suprême et leur président. Les autorités hongroises semblent faire valoir que la nature des tâches du président de la Curia sont radicalement différentes de celles du président de la Cour suprême et que ce dernier se serait davantage occupé de questions administratives en tant que président du précédent Conseil national [de la justice] alors que le président de la Curia s’occuperait davantage de droit positif et veillerait à l’uniformité de la jurisprudence. Cet argument n’est toutefois pas convaincant. L’expérience de la Cour européenne des droits de l’homme pourrait être particulièrement utile en regard des tâches du président de la Curia. 115. Étant donné que l’on peut voir dans la disposition de la Loi fondamentale sur l’éligibilité à la fonction de président de la Curia une tentative de se débarrasser d’une personne en particulier qui serait candidate à la présidence et aurait présidé l’instance qui a précédé la Curia, la loi peut fonctionner comme une sorte de sanction à l’[égard] de l’ancien président de la Cour suprême. Même s’il n’en est pas ainsi, l’impression qu’il pourrait en être ainsi risque d’avoir un effet dissuasif et donc de menacer l’indépendance du système judiciaire. » Les passages pertinents de l’avis sur les lois organiques relatives au pouvoir judiciaire qui ont été modifiées à la suite de l’avis CDL-AD(2012)001 sur la Hongrie, susmentionné, adopté par la Commission de Venise lors de sa 92e session plénière (Venise, 1213 octobre 2012, CDL-AD(2012)020), se lisent ainsi : [Traduction du greffe] « XII. Questions liées à la transition – Départ à la retraite des juges et président de la Kúria Les amendements à la [loi sur le statut juridique et la rémunération des juges de 2011] ne sont pas liés aux critiques formulées dans l’avis de la Commission de Venise sur les dispositions relatives à l’âge de la retraite. Tous les juges qui auraient atteint la limite d’âge au 31 décembre 2012 au plus tard ont été relevés de leurs fonctions par une décision présidentielle du 7 juillet 2012. La Commission de Venise prend acte de l’arrêt no 33/2012 (VII. 17.) AB rendu par la Cour constitutionnelle hongroise le 16 juillet 2012, qui a déclaré contraire à la Constitution l’abaissement soudain de la limite d’âge applicable aux juges. Elle ne doute pas que les autorités hongroises respecteront cet arrêt et veilleront à son exécution en réintégrant les anciens juges dans leurs fonctions. Les juridictions du travail semblent avoir commencé à réintégrer les juges partis à la retraite. La délégation de la Commission de Venise a toutefois appris que l’exécution de l’arrêt en question avait créé une grande insécurité juridique. Alors que la base légale de la mise à la retraite anticipée a été annulée ex tunc, les résolutions individuelles du président de la Hongrie, qui ont relevé de leurs fonctions quelque 10 % des juges hongrois, demeurent en vigueur alors même que leur base légale n’existe plus. Le président de la Hongrie ne les a pas abrogées. Le législateur devrait adopter des dispositions pour que les juges relevés de leurs fonctions soient réintégrés dans celles-ci sans avoir à passer par une nouvelle procédure de nomination. La présidente de l’Office judiciaire national a invité les juges concernés à saisir les juridictions du travail afin de faire annuler les décisions de désinvestiture. Plusieurs juges ont déjà obtenu gain de cause devant ces juridictions, mais les décisions de celles-ci ont été attaquées par la présidente de l’Office judiciaire national, qui en contestait la motivation. Plus notablement, il apparaît que même les jugements définitifs des juridictions du travail n’aboutiront pas à la réintégration des juges concernés dans leurs anciennes fonctions, les intéressés devant passer par une nouvelle procédure de nomination et pouvant être affectés à d’autres juridictions qu’à celles dont ils relevaient avant leur désinvestiture. En septembre 2012, le gouvernement hongrois a présenté le projet de loi no T/8289, qui vise à amender les dispositions transitoires de la Loi fondamentale en fixant à soixante-cinq ans le nouvel âge de départ à la retraite applicable aux juges et aux procureurs. Selon le projet, les juges âgés de plus de soixante-cinq ans (après leur nouvelle nomination) pourraient demeurer en fonction pendant un an avant de devoir prendre leur retraite. La proposition ne dit rien, cependant, de la façon dont les juges relevés de leurs fonctions doivent être réintégrés, ce qui ne laisse ouverte que la voie du recours devant les juridictions du travail. La délégation de la Commission a été informée de ce qu’une réintégration automatique serait impossible, de nouveaux juges ayant été nommés dans l’intervalle et tous les juges ne souhaitant pas être réintégrés dans leurs anciennes fonctions. La Commission estime qu’il doit être possible de trouver une solution législative qui tienne compte des différentes situations. En outre, le projet de loi prévoit que les juges de plus de soixante-deux ans ne pourront pas occuper des fonctions de direction au sein des tribunaux. Sont concernés les juges réintégrés, de même que, à l’avenir, tous les autres juges qui auront atteint l’âge de soixante-trois ans. Ces personnes perdraient ainsi leurs fonctions de direction et seraient contraintes de finir leur carrière comme juges ordinaires. Outre le fait que ce sont ces juges qui ont le plus d’expérience pour diriger les tribunaux, une telle limitation constitue une discrimination évidente fondée sur l’âge. Il a été expliqué à la délégation que les juges expérimentés en question devaient former les juges plus jeunes et non occuper des fonctions de direction dans les tribunaux. C’est là un argument difficile à admettre, car les juges plus jeunes apprennent de leurs aînés précisément en voyant ceux-ci agir dans leurs fonctions de direction. La situation des juges relevés de leurs fonctions est très insatisfaisante. Le législateur devrait adopter des dispositions prévoyant la réintégration dans leurs anciennes fonctions des juges qui le souhaitent sans qu’ils soient obligés de passer par une nouvelle procédure de nomination. Le législateur hongrois n’a pas tenu compte des commentaires sur l’éligibilité au poste de président de la Kúria, dont les conditions devraient être révisées. » B. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe Les passages pertinents du communiqué de presse publié par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe le 12 janvier 2012 se lisent ainsi : « Par ailleurs, le commissaire constate que la Hongrie a pris des mesures qui risquent de porter atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire. À la suite de l’abaissement de l’âge du départ à la retraite pour les juges, plus de 200 nouveaux juges vont devoir être nommés. Cette mesure s’accompagne d’une modification de la procédure de nomination, qui repose désormais sur la décision d’une seule personne, elle-même désignée par le pouvoir politique. De plus, le commissaire déplore que, en application de la nouvelle loi sur le système juridictionnel, le président de la Cour suprême ait dû quitter son poste prématurément. Une procédure suivant laquelle les juges sont nommés par le président de l’Office [judiciaire national], lui-même désigné par le gouvernement pour neuf ans, suscite de sérieuses réserves. Le pouvoir judiciaire doit être protégé contre toute ingérence indue du pouvoir politique. » C. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe Le 10 juin 2013, la Commission pour le respect des obligations et engagements des États membres de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (Commission de suivi) adopta un rapport sur la demande d’ouverture d’une procédure de suivi pour la Hongrie. La Commission de suivi recommanda l’ouverture d’une telle procédure en raison de l’existence de motifs graves et persistants de préoccupation relativement à la manière dont la Hongrie s’acquittait de son obligation de maintenir les normes les plus élevées possibles en matière de démocratie, de respect des droits de l’homme et de prééminence du droit. Les passages pertinents de l’exposé des motifs de ce rapport qui ont trait à la cause du requérant se lisent ainsi : « 4.3.3. La destitution du président de la Cour suprême 113. La Curia, qui a été instituée par la Loi fondamentale, est le successeur légal de la Cour suprême de la Hongrie. C’est pourquoi, la loi cardinale relative au système judiciaire dispose que l’ensemble des juges de la Cour suprême peuvent rester en fonction jusqu’à la fin de leur mandat. Toutefois, une exception a été faite pour le président de la Cour suprême, qui a dû être réélu. En outre, un nouveau critère de sélection a été adopté pour le président de la Cour suprême, aux termes duquel un candidat doit avoir exercé la charge de magistrat en Hongrie pendant au moins cinq ans. La durée des mandats éventuellement remplis dans des tribunaux internationaux n’est pas prise en compte. 114. La différence de traitement appliquée au président de la Cour suprême est particulièrement contestable. Les nouvelles dispositions sont considérées par beaucoup comme ayant été adoptées dans le seul but de destituer le président de la Cour suprême en exercice, M. Baka, qui, par le passé, avait critiqué les politiques du gouvernement en matière de réforme judiciaire et contesté, avec succès, plusieurs décisions du gouvernement et lois devant la Cour constitutionnelle. M. Baka était le juge de la Hongrie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme de 1991 à 2007 et avait été élu président de la Cour suprême par le Parlement hongrois en juin 2009. Il n’avait pas exercé la charge de magistrat en Hongrie auparavant et de ce fait, malgré ses dix-sept ans d’expérience comme juge au sein de la Cour européenne des droits de l’homme, était inéligible aux fonctions de président de la Curia. La sensation que ces dispositions juridiques ont été adoptées contre une personne particulière est renforcée par le fait qu’en juin 2011, le Parlement a adopté une décision suspendant toutes les procédures de nomination de juges jusqu’au 1er janvier 2012, date à laquelle M. Baka ne serait plus en poste. Cette décision a été prise malgré le nombre d’affaires en souffrance, qui est souvent mentionné par les autorités comme l’une des raisons ayant motivé la réforme du système judiciaire. Comme mentionné par la Commission de Venise, les dispositions juridiques formulées en termes généraux qui, en réalité, visent une ou des personnes particulières sont contraires au principe de la prééminence du droit. En outre, la destitution pour des motifs politiques du président de la Cour suprême pourrait avoir des répercussions négatives et menacer l’indépendance du système judiciaire. » Le 25 juin 2013, l’Assemblée parlementaire décida de ne pas ouvrir de procédure de suivi pour la Hongrie, mais de suivre de près l’évolution de la situation dans ce pays. Elle appela les autorités hongroises à poursuivre le dialogue ouvert et constructif qu’elles avaient entretenu jusqu’alors avec la Commission de Venise (Résolution 1941 (2013)). D. L’Union européenne La Commission européenne Le 12 décembre 2011, la commissaire européenne à la Justice, Viviane Reding, adressa aux autorités hongroises une lettre qui faisait état de ses préoccupations concernant la question de l’âge du départ à la retraite des juges. Une annexe à cette lettre soulevait des questions relatives au président du nouvel Office judiciaire national et à la transformation de la Cour suprême en Kúria, en particulier celle de la cessation avant son échéance du mandat de président de la Cour suprême du requérant. Les autorités hongroises répondirent, puis, le 11 janvier 2012, la Commission européenne rendit publique une déclaration relative à la situation de la Hongrie. Le 17 janvier 2012, la Commission décida d’ouvrir une procédure d’infraction « accélérée » contre la Hongrie concernant, notamment, le fait que l’âge légal de la retraite pour les juges, les procureurs et les notaires avait été abaissé de soixante-dix à soixante-deux ans, qui était l’âge prévu par le régime général. La Commission expliqua que les règles de l’Union européenne (directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, JO 2000 L 303, p. 16) interdisaient les discriminations sur le lieu de travail fondées sur l’âge et que d’après la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), un gouvernement désireux d’abaisser l’âge légal de la retraite pour une catégorie déterminée de personnes, à l’exclusion des autres, n’était fondé à le faire que s’il pouvait s’appuyer sur des motifs objectifs et proportionnés. Or, pour la Commission, il n’existait pas en l’occurrence de motifs objectifs propres à justifier un abaissement de l’âge de la retraite pour les seuls juges et procureurs, d’autant que partout en Europe l’âge de départ à la retraite était progressivement relevé. Quant aux autres mesures jugées avoir une incidence sur l’indépendance du pouvoir judiciaire, la Commission demanda à la Hongrie de lui fournir plus d’informations au sujet de la nouvelle réglementation concernant l’organisation des tribunaux. Le communiqué de presse IP/12/24 diffusé par elle comportait le passage suivant : [Traduction du greffe] « D’après la loi, le président du nouvel Office judiciaire national rassemble les prérogatives relatives à la gestion opérationnelle des tribunaux, aux ressources humaines, au budget et à l’attribution des affaires. (...) Par ailleurs, le mandat de l’ancien président de la Cour suprême, qui avait été élu pour six ans en juin 2009, a été prématurément résilié à la fin de l’année 2011. Au contraire, d’autres anciens juges de la Cour suprême poursuivent l’exécution de leur mandat en tant que juges de la nouvelle Curia, qui a remplacé la Cour suprême. (...) » Le 7 mars 2012, la Commission décida d’envoyer à l’État hongrois un avis motivé sur les mesures adoptées par lui relativement à l’âge du départ à la retraite des juges, ainsi qu’une lettre administrative demandant des éclaircissements supplémentaires sur la question de l’indépendance du pouvoir judiciaire, en particulier concernant les pouvoirs attribués au président de l’Office judiciaire national (dont celui de désigner le tribunal compétent dans une affaire donnée) et le transfert des juges sans leur consentement. Le 25 avril 2012, la Commission releva que des discussions étaient en cours entre les autorités hongroises, le Conseil de l’Europe et sa Commission de Venise, et que des amendements à la législation sur l’administration de la justice étaient en discussion devant le Parlement hongrois. Elle décida de surveiller de près la question et de se réserver le droit d’intenter une procédure d’infraction de ce chef également. Elle estima que concernant l’âge de départ à la retraite obligatoire des juges, l’affaire devait être portée devant la CJUE. La CJUE Le 7 juin 2012, la Commission européenne saisit la CJUE d’une action contre la Hongrie concernant l’abaissement de l’âge de départ obligatoire à la retraite des juges, des procureurs et des notaires. Dans son arrêt du 6 novembre 2012 Commission européenne c. Hongrie (C286/12, EU:C:2012:687), la CJUE déclara qu’en adoptant un régime national imposant la cessation de l’activité professionnelle des juges, procureurs et notaires ayant atteint l’âge de soixante-deux ans, qui entraînait une différence de traitement fondée sur l’âge n’ayant pas un caractère proportionné aux objectifs poursuivis, la Hongrie avait manqué aux obligations qui lui incombaient en vertu de la directive 2000/78/CE (paragraphe 65 ci-dessus). La CJUE releva que les catégories de personnes concernées par les dispositions en cause avaient, jusqu’à l’entrée en vigueur de celles-ci, bénéficié d’une dérogation leur permettant de demeurer en fonction jusqu’à l’âge de soixante-dix ans, ce qui avait fait naître dans le chef de ces personnes une espérance légitime qu’elles pourraient rester en en fonction jusqu’à cet âge. Elle constata que les dispositions en cause avaient procédé à un abaissement abrupt et considérable de l’âge de cessation obligatoire d’activité, sans prévoir de mesures transitoires de nature à protéger la confiance légitime des personnes concernées. Dans son arrêt Commission européenne c. Hongrie du 8 avril 2014 (C288/12, EU:C:2014:237) la CJUE examina l’affaire d’un ancien commissaire à la protection des données hongrois au mandat duquel il avait été mis fin au moment de l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale, bien avant le terme prévu. L’affaire avait été portée devant la CJUE par la Commission européenne dans le cadre d’une procédure en infraction distincte concernant les obligations qui incombaient à la Hongrie en vertu de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (OJ 1995, L 281, p. 31), plus précisément l’exigence en vertu de laquelle l’autorité chargée de la protection des données devait être une autorité indépendante. Les extraits pertinents de l’arrêt se lisent ainsi : « 57. En l’occurrence, l’article 15, paragraphe 1, de la loi de 1993, applicable au commissaire en vertu de l’article 23, paragraphe 2, de la loi de 1992, prévoyait que le mandat du commissaire ne pouvait prendre fin que du fait de l’échéance de son mandat, de son décès, de sa démission, de la déclaration d’un conflit d’intérêt, de sa mise à la retraite d’office ou de sa démission d’office. Ces trois dernières hypothèses nécessitaient une décision du Parlement adoptée à la majorité des deux tiers de ses membres. En outre, tant la mise à la retraite d’office que la démission d’office ne pouvaient intervenir que dans des circonstances limitées, précisées respectivement aux paragraphes 5 et 6 du même article 15. Or, il est constant qu’il n’a pas été mis fin au mandat du commissaire en application de l’une de ces dispositions et en particulier qu’il n’a pas officiellement démissionné. Il s’ensuit que la Hongrie a mis fin au mandat du commissaire sans respecter les garanties mises en place par la loi afin de protéger son mandat, portant ainsi atteinte à son indépendance au sens de l’article 28, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 95/46. Le fait que cette cessation anticipée résulte d’un changement de modèle institutionnel n’est pas susceptible de la rendre compatible avec l’indépendance des autorités de contrôle requise par cette disposition (...) Certes, les États membres sont libres d’adopter et de modifier le modèle institutionnel qu’ils estiment le plus adapté pour leurs autorités de contrôle. Toutefois, ils doivent dans ce cadre veiller à ne pas porter atteinte à l’indépendance de l’autorité de contrôle résultant de l’article 28, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 95/46, laquelle implique l’obligation de respecter la durée du mandat de celle-ci (...) En outre, même si, comme le soutient la Hongrie, le commissaire et l’Autorité se distinguent de manière fondamentale par leur organisation et par leur structure, ces deux entités sont, en substance, chargées de missions identiques, à savoir celles dévolues aux autorités de contrôle nationales en application de la directive 95/46, ainsi que cela ressort des missions qui leur ont respectivement été confiées et de la continuité entre celles-ci dans le traitement des dossiers, qui est assurée par l’article 75, paragraphes 1 et 2, de la loi de 2011. Ce seul changement de modèle institutionnel ne peut donc pas objectivement justifier qu’il puisse être mis fin au mandat de la personne qui était chargée des fonctions de commissaire sans que soient prévues des mesures transitoires permettant de garantir le respect de la durée de son mandat. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de constater que, en mettant fin de manière anticipée au mandat de l’autorité de contrôle de la protection des données à caractère personnel, la Hongrie a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la directive 95/46. » Le Parlement européen Le 16 février 2012, le Parlement européen adopta une résolution sur les récents événements politiques en Hongrie (2012/2511(RSP)), dans laquelle il exprimait de graves inquiétudes quant à la situation hongroise, en particulier concernant l’exercice de la démocratie, l’état de droit, le respect et la protection des droits de l’homme et des droits sociaux, et le système d’équilibre des pouvoirs. Il expliquait que selon la Loi fondamentale et ses dispositions transitoires, la Cour suprême avait été renommée « Kúria » et qu’il avait été mis fin prématurément – après deux ans seulement – au mandat de six ans de l’ancien président de la Cour suprême. Il demandait à la Commission européenne de surveiller attentivement les éventuelles modifications et la mise en œuvre des lois en question, ainsi que leur conformité avec les traités européens et de réaliser une étude approfondie pour garantir « la pleine indépendance de l’appareil judiciaire, en veillant en particulier à ce que l’autorité judiciaire nationale, le cabinet du procureur et les tribunaux en général soient exempts de toute influence politique, et pour s’assurer que le mandat des juges nommés en toute indépendance ne puisse être raccourci de façon arbitraire ». IV. TEXTES INTERNATIONAUX ET TEXTES DU CONSEIL DE L’EUROPE RELATIFS À L’INDÉPENDANCE JUDICIAIRE ET AU PRINCIPE D’INAMOVIBILITÉ DES JUGES A. Les Nations unies Les Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature ont été adoptés par le septième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, qui s’est tenu à Milan en 1985. Ils ont été entérinés par l’Assemblée générale des Nations unies dans ses résolutions 40/32 du 29 novembre 1985 et 40/146 du 13 décembre 1985. Les paragraphes pertinents se lisent ainsi : « 8. Selon la Déclaration universelle des droits de l’homme, les magistrats jouissent, comme les autres citoyens, de la liberté d’expression, de croyance, d’association et d’assemblée; toutefois, dans l’exercice de ces droits, ils doivent toujours se conduire de manière à préserver la dignité de leur charge et l’impartialité et l’indépendance de la magistrature. (...) Les juges, qu’ils soient nommés ou élus, sont inamovibles tant qu’ils n’ont pas atteint l’âge obligatoire de la retraite ou la fin de leur mandat. (...) Un juge ne peut être suspendu ou destitué que s’il est inapte à poursuivre ses fonctions pour incapacité ou inconduite. (...) Des dispositions appropriées doivent être prises pour qu’un organe indépendant ait compétence pour réviser les décisions rendues en matière disciplinaire, de suspension ou de destitution. Ce principe peut ne pas s’appliquer aux décisions rendues par une juridiction suprême ou par le pouvoir législatif dans le cadre d’une procédure quasi judiciaire. » Dans son Observation générale no 32 sur l’article 14 (droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, publiée le 23 août 2007, le Comité des droits de l’homme des Nations unies s’exprima comme suit (notes de bas de page omises) : « 19. La garantie de compétence, d’indépendance et d’impartialité du tribunal au sens du paragraphe 1 de l’article 14 est un droit absolu qui ne souffre aucune exception. La garantie d’indépendance porte, en particulier, sur la procédure de nomination des juges, les qualifications qui leur sont demandées et leur inamovibilité jusqu’à l’âge obligatoire de départ à la retraite ou l’expiration de leur mandat pour autant que des dispositions existent à cet égard ; les conditions régissant l’avancement, les mutations, les suspensions et la cessation de fonctions ; et l’indépendance effective des juridictions de toute intervention politique de l’exécutif et du législatif. Les États doivent prendre des mesures garantissant expressément l’indépendance du pouvoir judiciaire et protégeant les juges de toute forme d’ingérence politique dans leurs décisions par le biais de la Constitution ou par l’adoption de lois qui fixent des procédures claires et des critères objectifs en ce qui concerne la nomination, la rémunération, la durée du mandat, l’avancement, la suspension et la révocation des magistrats, ainsi que les mesures disciplinaires dont ils peuvent faire l’objet. Une situation dans laquelle les fonctions et les attributions du pouvoir judiciaire et du pouvoir exécutif ne peuvent pas être clairement distinguées et dans laquelle le second est en mesure de contrôler ou de diriger le premier est incompatible avec le principe de tribunal indépendant. Il est nécessaire de protéger les magistrats contre les conflits d’intérêts et les actes d’intimidation. Afin de préserver l’indépendance des juges, leur statut, y compris la durée de leur mandat, leur indépendance, leur sécurité, leur rémunération appropriée, leurs conditions de service, leurs pensions et l’âge de leur retraite sont garantis par la loi. Les juges ne peuvent être révoqués que pour des motifs graves, pour faute ou incompétence, conformément à des procédures équitables assurant l’objectivité et l’impartialité, fixées dans la Constitution ou par la loi. La révocation d’un juge par le pouvoir exécutif, par exemple avant l’expiration du mandat qui lui avait été confié, sans qu’il soit informé des motifs précis de cette décision et sans qu’il puisse se prévaloir d’un recours utile pour la contester, est incompatible avec l’indépendance du pouvoir judiciaire. Il en va de même lorsque, par exemple, le pouvoir exécutif révoque des juges supposés être corrompus sans respecter aucune des procédures légales. » Dans l’affaire Pastukhov c. Belarus (communication no 814/1998, ONU, documents officiels, CCPR/C/78/D/814/1998 (2003)), le Comité des droits de l’homme s’exprima comme suit : « 7.3 Le Comité prend note des arguments de l’auteur qui fait valoir qu’il ne pouvait être mis fin à ses fonctions de juge dans la mesure où il avait été élu à ce poste le 28 avril 1994 pour une durée de 11 ans, conformément à la législation alors en vigueur. Le Comité note aussi que le fondement du décret présidentiel no 106, du 24 janvier 1997, n’était pas le remplacement de la Cour constitutionnelle par un nouveau tribunal mais visait l’auteur personnellement et que le seul motif donné dans ce décret pour mettre fin aux fonctions de l’auteur était l’expiration de son mandat de juge de la Cour constitutionnelle, ce qui n’était manifestement pas le cas. De plus, l’auteur n’a pu se prévaloir d’aucun recours utile pour contester la décision du pouvoir exécutif de mettre fin à ses fonctions. Dans ces circonstances, le Comité estime que le fait de mettre fin aux fonctions de juge de la Cour constitutionnelle qu’occupait l’auteur, plusieurs années avant l’expiration du mandat pour lequel il avait été nommé, constitue une atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire et une violation du droit d’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de son pays. Il y a donc eu une violation de l’article 25 c) du Pacte, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 14, relatif à l’indépendance du pouvoir judiciaire, et avec les dispositions de l’article 2 du Pacte. » Dans l’affaire Mundyo Busyo et autres c. la République démocratique du Congo (communication no 933/2000, ONU, documents officiels, CCPR/C/78/D/933/2000 (2003)), le Comité des droits de l’homme se prononça comme suit (notes de bas de page omises) : « 5.2 Le Comité constate que les auteurs ont formulé des allégations précises et détaillées relatives à leur révocation en dehors des procédures et garanties légales prévues à cet effet. Le Comité note, à ce sujet, que le ministre de la Justice, dans son rapport de juin 1999 (...) et le procureur général de la République, dans le rapport du ministère public du 19 septembre 2000 (...) reconnaissent que les procédures et les garanties prévues en matière de révocation n’ont pas été respectées. Par ailleurs, le Comité estime que les circonstances invoquées par le décret présidentiel no 44 ne sauraient, dans le cas d’espèce, être retenues par le Comité comme des motifs permettant de justifier la conformité des mesures de révocation au regard du droit, et en particulier de l’article 4 [du] Pacte. En effet, le décret présidentiel comporte une simple référence à des circonstances particulières sans pour autant préciser la nature et l’ampleur des dérogations au regard des droits consacrés par la législation nationale et le Pacte, ni démontrer la stricte nécessité de ces dérogations et de leur durée. De plus, le Comité constate l’absence de notification internationale de la part de la République démocratique du Congo relative à l’utilisation du droit de dérogation, tel que prévu au paragraphe 3 de l’article 4 du Pacte. Conformément à sa jurisprudence, le Comité rappelle, par ailleurs, que le principe d’accès à la fonction publique dans des conditions d’égalité implique pour l’État le devoir de veiller à ce qu’il ne s’exerce aucune discrimination. Ce principe vaut à fortiori pour les personnes en poste dans la fonction publique et, qui plus est, à l’endroit de celles ayant fait l’objet d’une révocation. En ce qui concerne l’article 14 § 1, le Comité constate l’absence de réponse de l’État partie et relève, d’une part, que les auteurs n’ont pas bénéficié des garanties attachées à leurs fonctions de magistrats en vertu desquels ils auraient dû être traduits devant le Conseil supérieur de la magistrature conformément à la loi, et que d’autre part, le président de la Cour suprême a publiquement, avant le procès, apporté son soutien aux révocations intervenues (...) portant ainsi atteinte au caractère équitable de celui-ci. Aussi, le Comité considère que ces révocations constituent une atteinte à l’indépendance du judiciaire protégée par l’article 14 § 1 du Pacte. Les mesures de révocation à l’endroit des auteurs ont été prises en se fondant sur des motifs ne pouvant pas être retenus par le Comité afin de justifier le non-respect des procédures et garanties prévues dont tout citoyen doit pouvoir bénéficier dans des conditions générales d’égalité. En l’absence de réponse de l’État partie, et dans la mesure où la Cour suprême, par son arrêt du 26 septembre 2001, a privé les auteurs de tout recours après avoir déclaré irrecevables leurs requêtes au motif que le décret présidentiel no 144 constituait un acte de gouvernement, le Comité estime que les faits, dans le cas d’espèce, montrent qu’il y a eu violation de l’alinéa c) de l’article 25 du Pacte lu conjointement avec l’article 14, paragraphe 1 sur l’indépendance du judiciaire et l’article 2, paragraphe 1 du Pacte. » Dans l’affaire Bandaranayake c. Sri Lanka (communication no 1376/2005, ONU, documents officiels, CCPR/C/93/D/1376/2005 (2008)), le Comité des droits de l’homme s’exprima comme suit (notes de bas de page omises) : « 7.1 Le Comité fait observer que l’alinéa c) de l’article 25 du Pacte reconnaît le droit d’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques, et renvoie à sa jurisprudence selon laquelle pour assurer l’accès dans des conditions générales d’égalité, non seulement les critères mais aussi les « procédures régissant la nomination, l’avancement, la suspension et le licenciement doivent être objectifs et raisonnables ». Une procédure n’est pas objective ou raisonnable si elle ne respecte pas les conditions d’équité élémentaire en la matière. Le Comité considère également que le droit d’avoir accès, dans des conditions d’égalité, à la fonction publique inclut le droit de ne pas être révoqué arbitrairement de la fonction publique. Il note que l’auteur fait valoir que la procédure ayant abouti à sa révocation n’était ni objective ni raisonnable. Malgré des demandes répétées, il n’a pas reçu de copie du procèsverbal de sa première audience devant la Commission de la magistrature le 18 novembre 1998 ; cela est confirmé par la décision de la Cour suprême du 6 septembre 2004 et n’est pas contesté par l’État partie. Il n’a pas reçu non plus les conclusions de la Commission d’enquête, sur la base desquelles il a été révoqué par la Commission de la magistrature. La décision rendue par la cour d’appel confirme que ces documents ne lui ont jamais été fournis, conformément à la disposition expresse figurant à l’article 18 du Règlement de la Commission de la magistrature. 2 (...) Le Comité considère que le fait pour la Commission de la magistrature de ne pas avoir fourni à l’auteur toutes les pièces nécessaires pour qu’il puisse bénéficier d’une procédure équitable et, en particulier, le fait de ne pas l’avoir informé des motifs pour lesquels la Commission d’enquête avait conclu qu’il était coupable, conclusion qui a elle-même abouti à sa révocation, sont des éléments qui, par leur conjonction, font que la procédure n’a pas respecté les conditions d’équité élémentaire en la matière et, partant, était déraisonnable et arbitraire. Pour ces raisons, le Comité considère que la conduite de la procédure de révocation n’a été ni objective ni raisonnable et qu’elle n’a pas respecté le droit de l’auteur d’avoir accès, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de son pays. En conséquence, il y a eu violation de l’article 25 c) du Pacte. 3 Le Comité rappelle, comme il l’énonce dans son Observation générale [no 32] relative à l’article 14, que la révocation de juges en violation de l’article 25 c) peut constituer une violation de cette garantie, considérée à la lumière du paragraphe 1 de l’article 14 qui prévoit l’indépendance du pouvoir judiciaire. Comme il est indiqué dans la même Observation générale, le Comité rappelle que « les juges ne peuvent être révoqués que pour des motifs graves, pour faute ou incompétence, conformément à des procédures équitables assurant l’objectivité et l’impartialité, fixées dans la Constitution ou par la loi ». Pour les raisons exposées au paragraphe 7.2, la procédure qui a abouti à la révocation de l’auteur n’a pas respecté les conditions d’équité élémentaire et n’a pas été de nature à permettre que l’auteur bénéficie des garanties nécessaires auxquelles il avait droit en sa qualité de juge, ce qui a représenté une atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Pour cette raison le Comité conclut que les droits consacrés à l’article 25 c), lu conjointement au paragraphe 1 de l’article 14, ont été violés. » B. Le Conseil de l’Europe Les passages pertinents de la Charte européenne sur le statut des juges du 8-10 juillet 1998 se lisent ainsi : « 1.3. Pour toute décision affectant la sélection, le recrutement, la nomination, le déroulement de la carrière ou la cessation de fonctions d’un juge ou d’une juge, le statut prévoit l’intervention d’une instance indépendante du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif au sein de laquelle siègent au moins pour moitié des juges élus par leurs pairs suivant des modalités garantissant la représentation la plus large de ceux-ci. (...) 1. Le manquement par un juge ou une juge à l’un des devoirs expressément définis par le statut ne peut donner lieu à une sanction que sur la décision, suivant la proposition, la recommandation ou avec l’accord d’une juridiction ou d’une instance comprenant au moins pour moitié des juges élus, dans le cadre d’une procédure à caractère contradictoire où le ou la juge poursuivis peuvent se faire assister pour leur défense. L’échelle des sanctions susceptibles d’être infligées est précisée par le statut et son application est soumise au principe de proportionnalité. La décision d’une autorité exécutive, d’une juridiction ou d’une instance visée au présent point prononçant une sanction est susceptible d’un recours devant une instance supérieure à caractère juridictionnel. (...) 1. Le ou la juge cessent définitivement d’exercer leurs fonctions par l’effet de la démission, de l’inaptitude physique constatée sur la base d’une expertise médicale, de la limite d’âge, du terme atteint par leur mandat légal ou de la révocation prononcée dans le cadre d’une procédure telle que visée au point 5.1. 2. La survenance d’une des causes visées au point 7.1, autre que la limite d’âge ou le terme du mandat légal, doit être vérifiée par l’instance visée au point 1.3. » Les extraits pertinents de l’annexe à la Recommandation CM/Rec(2010)12 du Comité des Ministres aux États membres sur les juges : indépendance, efficacité et responsabilités, adoptée le 17 novembre 2010, se lisent ainsi : « Inamovibilité et terme des fonctions L’inamovibilité constitue un des éléments clés de l’indépendance des juges. En conséquence, les juges devraient être inamovibles tant qu’ils n’ont pas atteint l’âge obligatoire de la retraite, s’il en existe un. Le terme des fonctions des juges devrait être établi par la loi. Il ne devrait être mis fin à une nomination définitive qu’en cas de manquement grave d’ordre disciplinaire ou pénal établi par la loi, ou lorsque le juge ne peut plus accomplir ses fonctions judiciaires. Un départ anticipé à la retraite ne devrait être possible qu’à la demande du juge concerné ou pour des motifs d’ordre médical. (...) Un juge ne devrait recevoir une nouvelle affectation ou se voir attribuer d’autres fonctions judiciaires sans y avoir consenti, sauf en cas de sanctions disciplinaires ou de réforme de l’organisation du système judiciaire. » Les passages pertinents de l’avis no 1 (2001) du Conseil consultatif de juges européens (CCJE) sur les normes relatives à l’indépendance et l’inamovibilité des juges, adopté le 23 novembre 2001, se lisent ainsi : « Conditions d’exercice (inamovibilité et régime de sanctions disciplinaires) Selon un grand principe de l’indépendance judiciaire, l’exercice de la fonction occupée par un juge doit être garanti jusqu’à l’âge légal de la retraite ou l’expiration du mandat confié pour la durée déterminée : voir les principes fondamentaux des Nations unies [sur l’indépendance judiciaire] paragraphe 12 ; la Recommandation no R (94) 12 [du Comité des Ministres sur l’indépendance, l’efficacité et le rôle des juges] Principe I (2) (a) (ii) et (3) et Principe VI (1) et (2). Selon la Charte européenne [sur le statut des juges], ce principe s’étend à la désignation ou la nomination dans un service ou un lieu différents sans le consentement de l’intéressé (sauf en cas de réorganisation judiciaire ou de mutation temporaire), mais la Charte comme la Recommandation no R (94) 12 précisent que la mutation peut être ordonnée à titre de sanction disciplinaire. (...) L’existence d’exceptions aux règles d’inamovibilité, notamment celles qui découlent de sanctions disciplinaires, conduit immédiatement à s’intéresser à l’instance et à la méthode par laquelle les juges peuvent être sanctionnés, ainsi qu’aux motifs des sanctions disciplinaires. La Recommandation no R (94) 12, Principe VI (2) et (3), insiste sur la nécessité d’une définition précise des infractions pour lesquelles un juge peut être révoqué, et de procédures disciplinaires respectant les exigences liées aux droits de la défense de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle ajoute en outre que « les États devraient étudier la possibilité de constituer, conformément à une loi, un organe compétent spécial chargé d’appliquer les sanctions et mesures disciplinaires, lorsqu’elles ne sont pas examinées par un tribunal, et dont les décisions devraient être contrôlées par un organe judiciaire supérieur, ou qui serait lui-même un organe judiciaire supérieur ». La Charte européenne assigne ce rôle à une instance indépendante qui devrait « intervenir » dans tous les aspects de la sélection et de la carrière de chaque juge. Le CCJE estime a) que l’inamovibilité des juges devrait être un élément exprès de l’indépendance consacrée au niveau interne le plus élevé (...) ; b) que l’intervention d’une instance indépendante selon une procédure qui garantit pleinement les droits de la défense, est d’une importance capitale dans les questions de discipline ; et c) qu’il serait utile d’élaborer des règles définissant non seulement la conduite qui peut conduire à la révocation, mais aussi l’ensemble des comportements qui peuvent entraîner des sanctions disciplinaires ou un changement de statut comme (...) une mutation à un autre tribunal ou en un autre lieu. (...) » Les extraits pertinents de l’avis no 3 (2002) du CCJE sur les principes et règles régissant les impératifs professionnels applicables aux juges et en particulier la déontologie, les comportements incompatibles et l’impartialité, adopté le 19 novembre 2002, se lisent comme suit : « b) Impartialité et comportement extra-judiciaire du juge (...) Plus largement, il conviendrait de réfléchir sur la participation des juges à des débats publics de nature politique : pour que le public conserve sa confiance dans le système judiciaire, il est souhaitable que les juges ne s’exposent pas à des attaques politiques incompatibles avec la nécessaire neutralité de la fonction juridictionnelle. (...) Les débats au sein du CCJE ont montré qu’il fallait assurer un équilibre entre la liberté d’opinion et d’expression du juge et l’exigence de neutralité. Il apparaît dès lors nécessaire que le juge, même si son adhésion à un parti politique ou sa participation au débat public sur les grands problèmes de société ne peut être écartée, s’abstienne au moins d’une activité politique de nature à compromettre son indépendance et à porter atteinte à son image d’impartialité. Mais le juge devrait pouvoir participer à certains débats concernant la politique judiciaire de l’État. Il devrait pouvoir être consulté, et participer activement à l’élaboration des dispositions législatives concernant son statut et plus généralement, le fonctionnement de la justice. (...) » Le CCJE a adopté en novembre 2010 une Magna Carta des juges (principes fondamentaux), dont les articles pertinents disposent : « État de droit et justice Le pouvoir judiciaire constitue l’un des trois pouvoirs de tout État démocratique. Sa mission est de garantir l’existence de l’État de droit et ainsi d’assurer la bonne application du droit de manière impartiale, juste, équitable et efficace. Indépendance des juges L’indépendance et l’impartialité du juge sont des conditions préalables indispensables au fonctionnement de la justice. L’indépendance du juge doit être statutaire, fonctionnelle et financière. Par rapport aux autres pouvoirs de l’État, elle doit être garantie aux justiciables, aux autres juges et à la société en général, par des règles internes au niveau le plus élevé. Il appartient à l’État et à chaque juge de promouvoir et préserver l’indépendance judiciaire. L’indépendance du juge doit être garantie dans le cadre de l’activité judiciaire, en particulier pour le recrutement, la nomination jusqu’à l’âge de la retraite, la promotion, l’inamovibilité, la formation, l’immunité judiciaire, la discipline, la rémunération et le financement du système judiciaire. Garanties de l’indépendance (...) Les procédures disciplinaires doivent se dérouler devant un organe indépendant, avec la possibilité d’un recours devant un tribunal. (...) Le pouvoir judiciaire doit être impliqué dans toutes les décisions qui affectent l’exercice des fonctions judiciaires (organisation des tribunaux, procédures, autres législations). » La Commission de Venise, dans son avis sur le projet de loi modifiant et complétant le code judiciaire de l’Arménie (durée du mandat des présidents de tribunaux) adopté par elle lors de sa 99e session plénière (Venise, 13-14 juin 2014, CDL-AD(2014)021), s’exprima comme suit au sujet de la proposition de cessation du mandat des présidents de tribunaux nommés pour une durée indéterminée : « V. La seconde question En ce qui concerne la seconde question, la proposition de cessation – en vertu de la nouvelle loi (modifiée) – du mandat des présidents des tribunaux nommés pour une durée indéterminée suscite des interrogations. Comme il a été mentionné précédemment dans les considérations théoriques, en règle générale, l’effet rétroactif d’une nouvelle réglementation est sujet à caution. Si cet effet rétroactif concerne des droits garantis par la législation avant l’entrée en vigueur des modifications ou s’il porte sur des attentes légitimes fondées sur elle, il devrait être justifié par des motifs impérieux. De plus, il est dans l’intérêt du maintien de l’indépendance du pouvoir judiciaire et de la bonne administration de la justice de protéger les magistrats contre les révocations arbitraires et les ingérences dans l’exercice de leurs fonctions. Il ne fait aucun doute que le projet de loi aura des effets négatifs sur les présidents des tribunaux qui ont déjà été nommés pour occuper ce poste jusqu’à leur retraite. En vertu de la disposition transitoire figurant à l’article 10.2 du projet de loi, les présidents des tribunaux de première instance ou des cours d’appel nommés avant l’entrée en vigueur de la loi occuperont leurs fonctions jusqu’au 1er janvier 2015. On pourrait soutenir que les présidents des tribunaux qui ont déjà été nommés pour occuper leurs fonctions jusqu’à la retraite sont fondés à s’attendre que leur poste ne fera pas l’objet d’une nouvelle nomination et que leur mandat ne sera pas révoqué avant qu’ils atteignent l’âge de départ à la retraite. Ces attentes pourraient découler des dispositions du Code judiciaire lui-même, à savoir son article 4 (les présidents des tribunaux sont des juges) et son article 14.2 (« Un juge occupe ses fonctions jusqu’à 65 ans »). La révocation des juges dans un délai si bref suppose quasiment qu’après l’entrée en vigueur de la modification, des élections des présidents des tribunaux devraient être organisées et qu’à l’issue de ces élections, tous les mandats des présidents nommés avant l’entrée en vigueur de la modification (à l’exception du président de la Cour de cassation) devraient être révoqués. Ce changement radical pourrait donner l’impression que la disposition transitoire vise seulement à fournir l’occasion d’un vaste renouvellement des présidents des tribunaux. La Commission de Venise fait observer que le principe de sécurité juridique associé à la protection des attentes légitimes, à l’indépendance du pouvoir judiciaire et à l’administration effective de la justice appelle – si aucune raison impérieuse ne peut être invoquée – un délai de révocation du mandat des présidents des tribunaux sensiblement plus long. En ce qui concerne la justification ou les raisons impérieuses d’une telle disposition transitoire, les modifications sont proposées au vu de la possible surestimation du rôle des présidents des tribunaux arméniens, qui risquerait involontairement de créer une situation dans laquelle ceux-ci pourraient influencer d’autres juges. La Commission de Venise note cependant que les pouvoirs des présidents des tribunaux, tels que définis à l’article 25 du Code judiciaire, sont essentiellement de nature administrative. Bien que la proposition de réforme poursuive le but légitime d’éviter toute influence injustifiée des présidents des tribunaux sur d’autres juges, il ne ressort pas de l’exposé des motifs que la nécessité de révocation du mandat des présidents en poste soit urgente au point de justifier leur révocation radicale et immédiate. La Commission conclut donc que ce renouvellement radical des présidents dans le cadre de la modification proposée n’est pas justifié et qu’il ne découle pas des dispositions figurant dans la Constitution de la République d’Arménie. Comme il a déjà été mentionné, les dispositions proposées pourraient donner l’impression qu’elles visent uniquement à remplacer de façon radicale certains magistrats. Cette impression est nécessairement contraire au principe d’indépendance du pouvoir judiciaire. Une disposition transitoire moins radicale, par exemple la cessation des fonctions après une période de quatre ans à partir de l’entrée en vigueur de la modification en question, serait moins perturbante. » Dans l’avis conjoint de la Commission de Venise et de la Direction des droits de l’homme (DDH) de la Direction générale des droits de l’homme et état de droit (DGI) du Conseil de l’Europe sur le projet de loi portant modification de la loi organique relative aux juridictions de droit commun de Géorgie, adopté par la Commission de Venise lors de sa 100e session plénière (Rome, 10-11 octobre 2014, CDL-AD(2014)031), la question de la cessation de certaines fonctions de présidents de juridiction fut examinée dans les termes suivants (notes de bas de page omises) : « 3. Cessation de certaines fonctions lors de l’entrée en vigueur du projet de loi (article 2 du projet de loi) Selon l’article 2(3) du projet de loi, l’entrée en vigueur de ce projet de loi entraîne la cessation de fonctions des présidents de tribunal d’instance et de cour d’appel et des vice-présidents de cour d’appel. L’article 2 (4) met fin de la même manière au mandat des présidents de chambre, de collège de juges et de chambre d’instruction, tandis que l’article 2 (5) prévoit les nouvelles nominations des administrateurs de juridiction. Les amendements ne donnent aucune justification à cette vaste cessation de fonctions judiciaires. La Commission de Venise et la direction estiment que le maintien de l’indépendance de la magistrature et la bonne administration de la justice exigent que les magistrats soient protégés contre toute révocation arbitraire et ingérence dans l’exercice de leurs fonctions. De plus, bien que le mandat des présidents de juridiction soit actuellement limité à cinq ans à compter de leur nomination, on pourrait considérer qu’ils pouvaient légitimement s’attendre à ce que leur nomination antérieure ne prenne pas fin avant le terme de leur mandat de cinq ans prévu par la loi organique. Ce changement radical des présidents de juridiction pourrait donner l’impression que les dispositions transitoires sont uniquement motivées par la volonté de permettre ce changement, ce qui pourrait entamer la confiance des justiciables dans la justice. C’est la raison pour laquelle cette révocation des présidents de juridiction lors de l’entrée en vigueur du projet de loi peut uniquement se justifier par des raisons impérieuses. Mais il ne ressort pas de la note explicative fournie par les autorités, des réunions organisées à Tbilissi ni du projet de loi lui-même que la nécessité de révoquer les présidents de ces tribunaux soit si urgente qu’elle justifie une aussi vaste cessation de mandats judiciaires. En conséquence, il est recommandé de supprimer l’article 2 du projet de loi et de maintenir en fonction les présidents de juridiction jusqu’au terme de leur mandat. » C. La Cour interaméricaine des droits de l’homme La Cour interaméricaine des droits de l’homme, dans sa jurisprudence concernant les destitutions de magistrats, se réfère aux Principes fondamentaux des Nations unies relatifs à l’indépendance de la magistrature, ainsi qu’à l’Observation générale no 32 relative à l’article 14 adoptée par le Comité des droits de l’homme des Nations unies. L’arrêt Cour suprême de justice (Quintana Coello et autres) c. Équateur (exceptions préliminaires, fond, réparations et frais), 23 août 2013, série C no 266, concernait la destitution, par voie de résolution parlementaire, de vingt-sept juges de la Cour suprême de justice de l’Équateur. La Cour interaméricaine des droits de l’homme estima que l’État équatorien avait violé l’article 8 § 1 (droit à un procès équitable) combiné avec l’article 1 § 1 (obligation de respecter les droits) de la Convention américaine aux détriments des victimes, qui, selon elle, avaient été destituées par un organe qui n’avait pas compétence pour le faire et qui, de plus, ne leur avait pas donné la possibilité d’être entendues. La Cour jugea également qu’il y avait eu violation de l’article 8 § 1 combiné avec l’article 23 § 1 c) (droit d’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de leur pays) et de l’article 1 § 1 de la Convention américaine à raison du caractère arbitraire des effets produits par les mesures litigieuses sur la stabilité des fonctions des juges et des conséquences de ces mesures pour l’indépendance de la justice. Concernant les standards généraux applicables en matière d’indépendance judiciaire, la Cour s’exprima comme suit (notes de bas de page omises) : [Traduction du greffe] « 1 § 1 Standards généraux en matière d’indépendance judiciaire 144. Dans sa jurisprudence, la Cour a indiqué que la portée des garanties judiciaires et l’effectivité de la protection judiciaire accordée aux juges devaient être examinées à l’aune des standards applicables en matière d’indépendance judiciaire. Dans l’affaire Reverón Trujillo c. Venezuela, la Cour a insisté sur le fait que, à la différence des autres fonctionnaires, les juges bénéficient de garanties spécifiques, liées à l’indépendance requise des magistrats, que la Cour conçoit comme « essentielle à l’exercice des fonctions judiciaires ». La Cour a réaffirmé que l’un des objectifs principaux de la séparation des pouvoirs est de garantir l’indépendance des juges. Le but de cette protection est de faire en sorte que le système judiciaire en général et ses membres en particulier ne fassent pas l’objet, dans l’exercice des fonctions judiciaires, de restrictions illégitimes de la part d’organes extérieurs à la magistrature, ou même de la part de magistrats exerçant des fonctions de contrôle ou de recours. Dans le droit fil de la jurisprudence de la Cour et de celle de la Cour européenne des droits de l’homme, et conformément aux Principes fondamentaux des Nations unies relatifs à l’indépendance de la magistrature (ci-dessous « les Principes fondamentaux »), les garanties suivantes sont des corollaires de l’indépendance judiciaire : procédure de nomination appropriée, inamovibilité et garanties contre les pressions extérieures. 145. Concernant la portée de l’inamovibilité pertinente en l’espèce, les Principes fondamentaux établissent que « [l]a durée du mandat des juges (...) [est] garanti[e] par la loi » et que « [l]es juges, qu’ils soient nommés ou élus, sont inamovibles tant qu’ils n’ont pas atteint l’âge obligatoire de la retraite ou la fin de leur mandat ». De plus, le Comité des droits de l’homme a estimé que les juges ne devaient pouvoir être révoqués que pour faute grave ou incompétence et dans le respect de procédures équitables, établies par la Constitution ou par la loi et propres à assurer le respect des principes d’objectivité et d’impartialité. Cette Cour a fait siens ces principes, et elle a établi que l’autorité responsable du processus de destitution d’un juge devait agir de manière indépendante et impartiale au cours de la procédure et rendre possible l’exercice des droits de la défense. S’il en est ainsi, c’est que la libre révocation des juges serait de nature à soulever, dans le chef des observateurs, des doutes objectifs quant aux possibilités réelles pour les juges de trancher les litiges sans crainte de subir des représailles. (...) 147. Cela étant, la garantie d’inamovibilité dont bénéficient les juges n’est pas absolue. Le droit international des droits de l’homme admet que des juges puissent être démis de leurs fonctions pour des conduites qui sont clairement inacceptables. Dans son Observation générale no 32, le Comité des droits de l’homme a estimé que les juges ne devaient pouvoir être révoqués que pour faute grave ou incompétence. (...) 148. Par ailleurs, d’autres standards distinguent entre les sanctions applicables, soulignant que la garantie de l’inamovibilité implique que la destitution ne doit pouvoir être prononcée que dans les cas de conduites relativement graves, d’autres sanctions pouvant être envisagées dans les cas de négligence ou d’impéritie. (...) (...) 150. En ce qui concerne, par ailleurs, la protection octroyée par l’article 23 § 1 c) de la Convention américaine, la Cour a précisé dans les affaires Apitz Barbera et autres, et Reverón Trujillo que cette disposition n’établit pas un droit à accéder à un emploi public mais qu’elle garantit un accès aux emplois publics « dans des conditions générales d’égalité ». Cela signifie que le respect de ce droit et sa garantie sont assurés quand il existe des « procédures claires et des critères objectifs relativement à la désignation, la promotion, la suspension et la destitution » et que « les intéressés ne sont pas soumis à des discriminations » dans l’exercice de ce droit. À cet égard, la Cour a souligné que l’égalité des chances en matière d’accès aux emplois publics et la stabilité dans ces emplois sont de nature à assurer une protection contre toute ingérence ou pression politiques. 151. De même, la Cour a déclaré que la garantie d’inamovibilité des juges est liée au droit de continuer à exercer, dans des conditions générales d’égalité, une fonction publique. Dans l’affaire Reverón Trujillo, elle a en effet indiqué que « l’accès dans des conditions d’égalité constituerait une garantie insuffisante s’il n’était pas accompagné d’une protection effective du maintien dans ce à quoi on a eu accès ». 152. Le Comité des droits de l’homme a estimé pour sa part, dans des affaires de destitutions arbitraires de juges, que le non-respect des exigences élémentaires du procès équitable viole le droit à un procès équitable garanti par l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (l’équivalent de l’article 8 de la Convention américaine), combiné avec le droit pour les citoyens d’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de leur pays, consacré par l’article 25 c) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (l’équivalent de l’article 23 § 1 c) de la Convention américaine). 153. Les éléments qui précèdent permettent de clarifier certains aspects de la jurisprudence de la Cour. Dans l’affaire Reverón Trujillo c. Venezuela, la Cour a conclu que le droit à un juge indépendant consacré par l’article 8 § 1 de la Convention s’analyse seulement en un droit pour le justiciable à être jugé par un tribunal indépendant. Il importe toutefois de relever que l’indépendance judiciaire ne doit pas seulement être analysée par rapport au justiciable, car le juge doit de son côté disposer d’un certain nombre de garanties pour que l’indépendance judiciaire soit possible. La Cour juge opportun de préciser que dans le cas d’un juge touché par une décision de l’État qui affecte de manière arbitraire la durée de son mandat, la violation de la garantie de l’indépendance judiciaire, dans la mesure où elle est liée à l’inamovibilité et à la stabilité des juges dans leurs fonctions, doit être examinée à la lumière des droits accordés aux juges par la Convention. En ce sens, la garantie institutionnelle de l’indépendance judiciaire est en lien direct avec le droit pour un juge de se maintenir dans ses fonctions, lequel découle de la garantie d’inamovibilité. 154. Enfin, la Cour a indiqué que l’État devait garantir un exercice indépendant de la fonction judiciaire considérée tant sous son aspect institutionnel, c’est-à-dire en relation avec le pouvoir judiciaire envisagé comme système, que sous son aspect individuel, c’est-à-dire en relation avec la personne du juge. La Cour juge opportun de préciser que la dimension objective est liée à des aspects essentiels du principe de l’état de droit, tels que le principe de la séparation des pouvoirs et l’importance du rôle joué par la fonction judiciaire dans une démocratie. Cette dimension objective transcende ainsi la personne du juge et touche la société dans son ensemble. De même, il y a un lien direct entre la dimension objective de l’indépendance judiciaire et le droit pour les juges d’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de leur pays. 155. En gardant à l’esprit les standards susmentionnés, la Cour considère que i) le respect des garanties judiciaires implique le respect de l’indépendance judiciaire, ii) l’étendue de l’indépendance judiciaire se caractérise par l’existence d’un droit subjectif à n’être destitué que pour les raisons permises, que ce soit par le biais d’un procès satisfaisant aux garanties judiciaires ou parce que son mandat a expiré, et iii) lorsque l’on touche de manière arbitraire à la stabilité des juges dans leurs fonctions, on porte atteinte au droit à l’indépendance judiciaire consacré par l’article 8 § 1 de la Convention américaine, combiné avec le droit d’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de son pays établi par l’article 23 § 1 c) de la Convention américaine. » La Cour interaméricaine a réaffirmé ces principes et est parvenue à une conclusion similaire dans les arrêts Tribunal constitutionnel (Camba Campos et autres) c. Équateur (exceptions préliminaires, fond, réparations et frais), 28 août 2013, §§ 188-199, série C no 268, et López Lone et autres c. Honduras (exceptions préliminaires, fond, réparations et frais), 5 octobre 2015, §§ 190-202 et 239-240, série C no 302. D. Autres textes internationaux La Charte universelle du juge a été approuvée par l’Association internationale des juges le 17 novembre 1999. Son article 8 est ainsi libellé : [Traduction du greffe] Inamovibilité « Un juge ne peut être transféré, suspendu ou destitué que si une telle mesure est prévue par la loi et uniquement en vertu d’une décision prise dans le cadre d’une procédure disciplinaire adéquate. Un juge doit être nommé à vie ou pour une période et à des conditions garantissant l’absence de péril pour l’indépendance judiciaire. Une modification de l’âge de départ obligatoire à la retraite des juges ne peut pas avoir d’effet rétroactif. » L’Association internationale du barreau a adopté en 1982 des Règles minimales sur l’indépendance du pouvoir judiciaire, dont les passages pertinents en l’espèce se lisent ainsi : [Traduction du greffe] « 20. a) Une législation qui modifie les modalités et conditions d’exercice de la fonction judiciaire ne peut être appliquée aux juges qui sont en poste au moment de son adoption que si les modifications améliorent les conditions d’exercice de la fonction. b) Une législation qui réorganise ou supprime des juridictions ne peut affecter la situation des juges en poste au sein de ces juridictions qu’au travers d’un transfert vers d’autres juridictions de même niveau ou de même statut. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE M. Taddeucci (« le premier requérant ») est né en 1965. M. McCall (« le deuxième requérant ») est né en 1958. Ils résident à Amsterdam. A. La demande de permis de séjour pour raison familiale du deuxième requérant Les requérants forment un couple homosexuel depuis 1999. Ils ont résidé en Nouvelle-Zélande, avec le statut de couple non marié, jusqu’en décembre 2003, date à laquelle ils décidèrent de s’installer en Italie en raison de la précarité de l’état de santé du premier requérant. Pendant leur première période de résidence en Italie, le deuxième requérant bénéficia d’une carte de séjour temporaire pour étudiant. Il demanda par la suite l’octroi d’un permis de séjour pour raison familiale, en vertu du décret législatif no 286 du 25 juillet 1998 (paragraphes 2628 cidessous). Le 18 octobre 2004, le chef de la police de Livourne rejeta sa demande au motif que les critères prévus par la loi n’étaient pas remplis. B. La procédure civile de première instance Le 27 janvier 2005, les requérants introduisirent un recours sur le fondement du décret législatif no 286 de 1998. Ils demandaient l’octroi au deuxième requérant d’un permis de séjour pour raison familiale. Par un jugement du 4 juillet 2005, le tribunal civil de Florence accueillit le recours des requérants. Le tribunal releva que les demandeurs étaient reconnus en NouvelleZélande en tant que couple, le premier requérant ayant bénéficié dans ce pays d’un permis de séjour pour raison familiale en sa qualité de partenaire non marié. Selon le tribunal, le statut de couple non marié des requérants n’était pas contraire à l’ordre public italien, les couples de facto bénéficiant d’une reconnaissance sociale et juridique dans le système italien. De l’avis du tribunal, l’article 30 du décret législatif no 286 de 1998 (paragraphe 27 ci-dessous) devait être lu de manière conforme aux principes établis par la Constitution, ce qui amenait à considérer le concubin du même sexe comme étant un « membre de la famille » du ressortissant italien et donc comme disposant du droit à obtenir un permis de séjour. Selon le tribunal, le droit revendiqué par le deuxième requérant découlait également des articles 3 et 10 de la directive no 2004/38/CE du 29 mai 2004 du Parlement européen et du Conseil (paragraphe 29 cidessous), reconnaissant au partenaire d’un citoyen de l’Union européenne (UE) le droit à obtenir un permis de séjour dès lors que l’existence d’une relation durable était prouvée. C. L’appel formé par le ministre des Affaires intérieures Le ministre des Affaires intérieures interjeta appel du jugement du tribunal de Florence. Par un arrêt du 12 mai 2006, la cour d’appel de Florence fit droit à cet appel. Elle indiqua que les autorités néo-zélandaises avaient reconnu aux requérants le statut de « partenaires concubins non mariés » et non pas celui de « membres de la même famille ». D’une part, selon la cour d’appel, une lecture du décret législatif no 286 de 1998 telle que préconisée par le tribunal, amenant à considérer le « concubin » comme un « membre de la famille », n’était pas compatible avec le système juridique italien, lequel, d’après lui, donnait à ces deux concepts juridiques des portées et des significations différentes. D’autre part, la cour d’appel rappela que la Cour constitutionnelle avait affirmé à maintes reprises qu’une relation fondée sur la simple cohabitation, dépourvue de stabilité et de certitude juridique, ne pouvait en aucun cas être assimilée à la famille légitime fondée sur le mariage. La cour d’appel estima que la loi néo-zélandaise ne cadrait pas avec l’ordre public italien aux motifs tout d’abord qu’elle considérait comme « concubins » des personnes de même sexe et que, qui plus est, elle pouvait être interprétée comme conférant à ces personnes la qualité de « membres de la famille » aux fins de l’octroi à celles-ci du permis de séjour. Enfin, elle ajouta que ni le droit européen, notamment la directive no 2004/38/CE (paragraphe 29 ci-dessous), ni les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme n’obligeaient les États à reconnaître les relations entre personnes de même sexe. D. Le pourvoi en cassation des requérants Les requérants se pourvurent en cassation. Par un arrêt du 30 septembre 2008, dont le texte fut déposé au greffe le 17 mars 2009, la Cour de cassation débouta les requérants de leur pourvoi. La Cour de cassation exposa d’abord que, aux termes de l’article 29 du décret législatif no 286 de 1998 (paragraphe 28 ci-dessous), la notion de « membre de la famille » ne comprenait que les époux, les enfants mineurs, les enfants majeurs qui n’étaient pas autonomes pour raisons de santé et les parents à charge ne disposant pas de soutien adéquat dans leur pays d’origine. Elle indiqua que, en outre, la Cour constitutionnelle ayant exclu la possibilité d’élargir aux concubins la protection reconnue aux membres de la famille légitime, la Constitution n’imposait pas une interprétation extensive de l’article 29 précité. La Cour de cassation estima ensuite qu’une telle interprétation ne découlait pas non plus des articles 8 et 12 de la Convention. En effet, selon elle, ces dispositions laissaient aux États une large marge d’appréciation quant au choix des modalités d’exercice des droits qu’elles garantissaient, et ce notamment en matière de gestion de l’immigration. La Cour de cassation ajouta par ailleurs qu’il n’y avait en l’espèce aucune discrimination fondée sur l’orientation sexuelle des requérants. Elle observa à cet égard que l’exclusion des partenaires non mariés du droit à obtenir un permis de séjour pour raison familiale concernait tant les partenaires de même sexe que les couples de sexe opposé. Enfin, elle jugea que la directive européenne no 2004/38/CE (paragraphe 29 ci-dessus), qui avait trait à la libre circulation des citoyens de l’UE sur le territoire d’États membres autres que leur État d’origine, ne trouvait pas à s’appliquer au cas d’espèce, au motif que celui-ci concernait le regroupement familial avec un ressortissant italien résidant dans son propre pays. E. Le mariage des requérants Ayant pris connaissance du texte de l’arrêt de la Cour de cassation, les requérants quittèrent l’Italie en juillet 2009. Ils s’installèrent aux PaysBas, où, le 25 août 2009, le deuxième requérant obtint un permis de séjour d’une durée de cinq ans en tant que partenaire de facto engagé dans une relation durable avec un ressortissant de l’UE. Le 8 mai 2010, les requérants se marièrent à Amsterdam. Ils ont précisé qu’ils ont choisi de se marier pour des raisons personnelles et non pas pour obtenir un permis de séjour, les autorités néerlandaises en ayant déjà délivré un au deuxième requérant. Ils ont ajouté que le mariage contracté aux Pays-Bas ne leur permettait pas de vivre ensemble en Italie. Le 22 août 2014, le deuxième requérant obtint un deuxième permis de séjour aux Pays-Bas, valable pour une durée de cinq ans, soit jusqu’au 22 août 2019. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Le décret législatif no 286 du 25 juillet 1998 est le « Texte unique des dispositions concernant la gestion de l’immigration et [des] normes sur la condition de l’étranger » (Testo unico delle disposizioni concernenti la disciplina dell’immigrazione e norme sulla condizione dello straniero). Selon l’article 30 c) de ce décret, le permis de séjour pour raison familiale est octroyé au « membre de la famille, étranger et en situation régulière, qui remplit les critères pour le regroupement familial avec un ressortissant italien ou d’un État membre de l’UE résidant en Italie, ou encore avec un étranger qui séjourne en situation régulière en Italie » (« al familiare straniero regolarmente soggiornante, in possesso dei requisiti per il ricongiungimento con il cittadino italiano o di uno Stato membro dell’Unione europea residenti in Italia, ovvero con straniero regolarmente soggiornante in Italia »). L’article 29 du décret concerne le regroupement familial. Selon son premier alinéa, un étranger peut demander le regroupement familial pour les membres de sa famille suivants : « a) conjoints non légalement séparés ; b) enfants mineurs à charge (...) ; c) parents à charge ; d) ascendants ou descendants jusqu’au troisième degré, à charge, inaptes au travail selon la législation italienne » (« a) coniuge non legalmente separato; b) figli minori a carico (...); c) genitori a carico; d) parenti entro il terzo grado, a carico, inabili al lavoro secondo la legislazione italiana »). III. LE DROIT ET LES DOCUMENTS EUROPÉENS PERTINENTS A. La directive no 2004/38/CE La directive no 2004/38/CE du 29 mai 2004 du Parlement européen et du Conseil, relative au droit des citoyens de l’UE et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, contient les dispositions suivantes : Article 2 Définitions « Aux fins de la présente directive, on entend par : 1) « citoyen de l’[UE] » : toute personne ayant la nationalité d’un État membre ; 2) « membre de la famille » : a) le conjoint ; b) le partenaire avec lequel le citoyen de l’[UE] a contracté un partenariat enregistré, sur la base de la législation d’un État membre, si, conformément à la législation de l’État membre d’accueil, les partenariats enregistrés sont équivalents au mariage, et dans le respect des conditions prévues par la législation pertinente de l’État membre d’accueil ; c) les descendants directs qui sont âgés de moins de vingt et un ans ou qui sont à charge, et les descendants directs du conjoint ou du partenaire tel que visé au point b) ; d) les ascendants directs à charge et ceux du conjoint ou du partenaire tel que visé au point b) ; 3) « État membre d’accueil » : l’État membre dans lequel se rend un citoyen de l’[UE] en vue d’exercer son droit de circuler et de séjourner librement. » Article 3 Bénéficiaires « 1. La présente directive s’applique à tout citoyen de l’[UE] qui se rend ou séjourne dans un État membre autre que celui dont il a la nationalité, ainsi qu’aux membres de sa famille, tels que définis à l’article 2, point 2), qui l’accompagnent ou le rejoignent. Sans préjudice d’un droit personnel à la libre circulation et au séjour de l’intéressé, l’État membre d’accueil favorise, conformément à sa législation nationale, l’entrée et le séjour des personnes suivantes : a) tout autre membre de la famille, quelle que soit sa nationalité, qui n’est pas couvert par la définition figurant à l’article 2, point 2), si, dans le pays de provenance, il est à charge ou fait partie du ménage du citoyen de l’[UE] bénéficiaire du droit de séjour à titre principal, ou lorsque, pour des raisons de santé graves, le citoyen de l’[UE] doit impérativement et personnellement s’occuper du membre de la famille concerné ; b) le partenaire avec lequel le citoyen de l’[UE] a une relation durable, dûment attestée. » Article 10 Délivrance de la carte de séjour « 1. Le droit de séjour des membres de la famille d’un citoyen de l’[UE] qui n’ont pas la nationalité d’un État membre est constaté par la délivrance d’un document dénommé « Carte de séjour de membre de la famille d’un citoyen de l’[UE] » au plus tard dans les six mois suivant le dépôt de la demande. Une attestation du dépôt de la demande de carte de séjour est délivrée immédiatement. Pour la délivrance de la carte de séjour, les États membres demandent la présentation des documents suivants : (...) f) dans les cas relevant de l’article 3, paragraphe 2, point b), une preuve de l’existence d’une relation durable avec le citoyen de l’[UE]. » Le décret législatif no 30 du 6 février 2007 et la loi no 97 du 6 août 2013 ont transposé en droit italien les dispositions de la directive no 2004/38/CE. B. La résolution du Parlement européen du 2 avril 2009 Le 2 avril 2009, le Parlement européen a adopté une résolution concernant l’application de la directive 2004/38/CE. Cette résolution énonçait, entre autres, que les arrêts rendus par la Cour de justice de l’UE (« la CJUE ») sur la question de la libre circulation, notamment dans les affaires Metock, Jipa et Huber, avaient confirmé le principe selon lequel « le ressortissant d’un pays tiers, conjoint d’un citoyen de l’[UE], qui accompagne ou rejoint ce citoyen peut bénéficier des dispositions de la directive, quels que soient le lieu et la date de leur mariage et sans obligation de séjour légal préalable ». Par ailleurs, considérant comme problématique « l’interprétation restrictive par les États membres de la notion de « membre de la famille » (article 2), de « tout autre membre de la famille » et de « partenaire » (article 3), notamment par rapport aux partenaires de même sexe, et de leur droit à la libre circulation conformément à la directive 2004/38/CE », le Parlement engageait les États membres : « à mettre pleinement en œuvre les droits octroyés au titre des articles 2 et 3 de la directive 2004/38/CE, non seulement pour les conjoints de sexe opposé, mais également pour le partenaire enregistré, membre du ménage ou partenaire, y compris dans les couples de même sexe reconnus par un État membre, indépendamment de leur nationalité et sans préjudice de leur non-reconnaissance par le droit civil d’un autre État membre, sur la base des principes de reconnaissance mutuelle, d’égalité et de non-discrimination, et dans le respect de la dignité et de la vie privée et familiale ; (...) à tenir compte du fait que la directive impose l’obligation de reconnaître la liberté de circulation à tous les citoyens de l’[UE] (y compris aux partenaires de même sexe) sans imposer la reconnaissance du mariage entre personnes du même sexe. » C. La Recommandation 1470 (2000) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) La Recommandation 1470 (2000) relative à la situation des gays et des lesbiennes et de leurs partenaires en matière d’asile et d’immigration dans les États membres du Conseil de l’Europe se lit ainsi dans ses parties pertinentes en l’espèce : « 1. L’Assemblée rappelle et réaffirme les principes de sa Recommandation 924 (1981) relative à la discrimination à l’égard des homosexuels, de sa Recommandation 1236 (1994) relative au droit d’asile et de sa Recommandation 1327 (1997) relative à la protection et au renforcement des droits de l’homme des réfugiés et des demandeurs d’asile en Europe. L’Assemblée est préoccupée par le fait que les politiques de l’immigration de la plupart des États membres du Conseil de l’Europe sont discriminatoires à l’égard des homosexuels. La majorité de ces États, par exemple, ne reconnaissent pas la persécution pour raison d’orientation sexuelle comme un motif valable d’octroi de l’asile et ne prévoient aucun type de droit de séjour pour les membres de nationalité étrangère de couples homosexuels binationaux. De même, les règles en matière de regroupement familial et de prestations sociales ne s’appliquent généralement pas aux couples homosexuels. (...) De plus, l’Assemblée est consciente que le refus de la plupart des États membres d’accorder un droit de séjour aux membres de nationalité étrangère de couples homosexuels binationaux est à l’origine de situations très douloureuses pour de nombreux couples homosexuels, qui peuvent se trouver séparés de ce fait et contraints de vivre dans deux pays différents. Elle estime que les règles applicables aux couples en matière d’immigration ne doivent pas établir de distinction entre relations homosexuelles et relations hétérosexuelles. Par conséquent, un document établissant l’existence d’une relation suivie, autre que le certificat de mariage, devrait pouvoir être admis parmi les pièces demandées pour l’admission au bénéfice du droit de séjour dans le cas des couples homosexuels. Par conséquent, l’Assemblée recommande au Comité des Ministres : 1. de charger ses comités compétents : (...) c. de définir des lignes directrices concernant le traitement des homosexuels réfugiés ou membres d’un couple binational ; (...) 2. de demander instamment aux États membres : (...) d. de revoir leur politique en matière de droits sociaux et de protection des migrants de manière à ce que les couples et les familles homosexuels soient traités selon les mêmes règles que les couples et les familles hétérosexuels ; e. de prendre les mesures requises pour que les couples homosexuels binationaux bénéficient des mêmes droits en matière de résidence que les couples binationaux hétérosexuels ; (...) h. de veiller à ce que les agents des services de l’immigration en contact avec des demandeurs d’asile et des couples homosexuels binationaux soient formés à prendre en considération la situation spécifique des homosexuels et de leurs partenaires. » D. La Recommandation 1686 (2004) de l’APCE Dans sa Recommandation 1686 (2004) relative à la mobilité humaine et au droit au regroupement familial, l’APCE a recommandé au Comité des Ministres, entre autres, « (...) ; iii. d’adresser entre-temps une recommandation aux États membres les exhortant : a. à appliquer, lorsque cela est possible et approprié, une interprétation large de la notion de « famille » et en particulier à inclure dans cette définition les membres de la famille naturelle, les concubins, y compris les partenaires du même sexe, les enfants naturels, les enfants dont la garde est partagée, les enfants majeurs à charge et les parents à charge ; (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. L’attaque subie par le requérant et sa détention au commissariat d’Aghios Panteleïmon Le requérant est né en 1985 et réside à Athènes. Il affirme avoir quitté son pays d’origine par crainte de subir des persécutions en raison de ses convictions politiques. Il allègue que lors de son entrée en Grèce, à une date non précisée, il essaya de déposer une demande d’asile, mais il se trouva dans l’impossibilité d’avoir accès aux services compétents. Le 27 août 2009, vers 20 heures, le requérant se fit agresser par un groupe de personnes casquées, armées de couteaux et de barres de fer. Selon ses dires, ledit groupe se livrait souvent à des actes de violence à caractère raciste, notamment dans le quartier d’Aghios Panteleïmon, situé au centre d’Athènes. Le requérant allègue avoir reçu de nombreux coups de couteau au sternum, près du cœur et au poumon gauche. Il avait aussi été passé à tabac à coups de barres de fer et de bois. Juste après l’incident, A.S., compatriote du requérant qui se trouvait sur place, avertit la police et le requérant fut transféré à l’hôpital « Evangelismos ». Suite à la dénonciation par A.S. de l’incident à la police, une procédure d’investigation préliminaire fut initiée par le commissariat de police d’Aghios Panteleïmon. A.S. désigna dans sa déposition vers 21 heures, deux personnes, A.P. et T.P., comme auteurs principaux de l’agression. Le 28 août 2009, vers 3 heures du matin, A.S. fit une nouvelle déposition devant les policiers par laquelle il réfuta son témoignage précédent. En particulier, il affirma qu’il avait aperçu le soir du 27 août 2009, un groupe de cinq à six personnes, casquées et vêtues de noir, persécutant d’autres personnes sans pour autant voir les premiers frapper les seconds. D’autres personnes d’origine afghane l’avaient informé qu’une bagarre avait eu lieu à la place Attiki, mais A.S. affirma qu’il n’avait rien constaté. De plus, il déposa qu’à un certain moment il avait vu A.P. passer derrière le groupe de personnes vêtues de noir. Néanmoins, il n’était pas casqué et ne portait pas de barre de fer ou en bois. A.S. déposa aussi que T.P. ne portait pas d’objet avec l’intention de frapper quelqu’un ou de provoquer des dégâts matériels. Enfin, il dit ne rien savoir sur les blessures infligées au requérant. Vers 4h20, une procédure pénale fut engagée contre A.S. pour entrée illégale sur le territoire grec, parjure et fausse déclaration devant une autorité publique. Suite au dépôt d’une plainte pénale par A.P. et T.P., des poursuites pénales furent aussi engagées contre A.S. pour diffamation. Dans sa déposition recueillie le 28 août 2009 à 7h45, A.S. affirma qu’il n’avait pas menti dans sa première déposition dans laquelle il avait allégué que A.P. et T.P. étaient membres du groupe armé ayant infligé des blessures sérieuses au requérant. Aucune poursuite pénale ne fut engagée contre A.S. pour parjure et diffamation calomnieuse. Le 1er septembre 2009, le tribunal correctionnel acquitta A.S. de l’accusation de fausse déclaration devant les autorités publiques. Par ailleurs, le 27 août 2009, le policier P.P. affecté au commissariat de police d’Aghios Panteleïmon, attesta dans son témoignage que vers 20 heures il se dirigeait vers l’endroit où le requérant avait été blessé. P.P. confirma que ce dernier souffrait d’une blessure thoracique et avait immédiatement été transféré à l’hôpital public « Evangelismos ». Il affirma aussi qu’A.K., d’origine étrangère, attesta devant les policiers en la présence de S.A., qui traduisait ce qu’il disait en grec, qu’un groupe de quinze à vingt personnes vêtues de noir et casquées avait attaqué un autre groupe d’étrangers qui se trouvait sur la place d’Attiki. P.P. témoigna aussi qu’avec d’autres agents de police, ils avaient enquêté sur l’incident immédiatement et que A.S. leur indiqua avec certitude que A.P. et T.P. faisaient partie du groupe des quinze à vingt personnes ayant attaqué les étrangers sur la place d’Attiki. P.P. affirma aussi que A.S. fut conduit au commissariat de police pour défaut de documents prouvant qu’il résidait légalement sur le territoire grec. De plus, P.P. affirma que les allégations d’A.S., selon lesquelles A.P. et T.P. portaient des casques et des vêtements noirs ne correspondaient pas à la réalité. Enfin, il confirma que le requérant n’avait pas de documents de voyage et qu’il n’était pas en mesure de faire une déposition sur les événements en cause. Suite à la clôture de l’enquête préliminaire par la police et l’envoi du dossier sur l’agression subi par le requérant au procureur, celui-ci mit, le 17 septembre 2012, l’affaire aux archives des auteurs d’infraction non identifiés. Entre-temps, le 31 août 2009, le requérant était sorti de l’hôpital. Selon le certificat médical délivré le même jour, il présentait sur le thorax des blessures faites par un objet tranchant et pointu et sortait de l’hôpital en bon état général. Selon le certificat, il devait être examiné de nouveau le lendemain par le département orthopédique et dans une semaine par le département de chirurgie thoracique. Un second certificat médical, délivré le 22 septembre 2009 par l’hôpital « Evangelismos » confirma que les blessures subies par le requérant étaient dues à des coups infligés par un objet tranchant et pointu sur le torse et le côté de la cage thoracique et sur la main gauche. Suite à sa sortie de l’hôpital « Evangelismos », le requérant fut directement mis en détention au commissariat de police d’Aghios Panteleïmon, faute de posséder de titre de séjour. Le même jour le chef de la police des étrangers d’Attique ordonna son expulsion pour entrée illégale en Grèce et lui accorda trente jours pour quitter le territoire (arrêté no 4072550/2-α). Le 7 septembre 2009, le requérant déposa une demande d’asile. Le même jour, il saisit aussi la Sous-direction des étrangers d’Attique d’une demande de ne pas procéder à son expulsion et de lever sa détention dans ce but. Il assortit cette demande des objections contre son maintien en détention. En particulier, il alléguait que malgré son mauvais état de santé après sa sortie de l’hôpital « Evangelismos », les autorités l’avaient mis tout de suite en détention en vue de son expulsion. Il ajoutait que malgré les instructions spécifiques données par ses médecins traitants aux autorités compétentes, aucun soin médical ne lui avait été administré. En particulier, il n’avait reçu aucune visite médicale, ses blessures n’avaient pas été nettoyées et portait les mêmes habits couverts de taches de sang. Le requérant attirait aussi l’attention des autorités sur le fait qu’il n’avait pas été invité par la police à reconnaître les deux personnes déjà identifiées par A.S. Il ressort du dossier que le requérant n’a reçu aucune réponse à ses objections. Les 9 et 10 septembre 2009, le requérant fut transféré à l’hôpital pour examens. À cette dernière date, l’arrêté d’expulsion lui fut notifié. Le même jour, il fut remis en liberté avec l’ordre de quitter le territoire grec dans un délai de trente jours. Le 31 mars 2014, l’examen de la demande d’asile du requérant fut interrompu et sa demande a été classée, considérée comme si le requérant l’avait tacitement révoquée. B. La visite du médiateur de la République au commissariat d’Aghios Panteleïmon Le 10 septembre 2009, le médiateur de la République fut alerté par l’association des avocats pour les droits des réfugiés et des migrants, dont la représentante du requérant faisait partie, sur les conditions de détention qui régnaient au sein du commissariat d’Aghios Panteleïmon. Dans un document signé par les représentants du requérant et soumis au médiateur de la République, le requérant dénonçait l’absence totale de suivi médical pendant sa détention. Il alléguait aussi que l’investigation policière avait été clôturée sans qu’il soit invité à donner sa déposition et qu’il soit informé sur sa situation médicale. Se fondant sur l’article 4 § 5 de la loi no 3094/2005 (qui l’autorise à demander aux autorités des informations concernant une affaire, d’entendre des personnes, de faire des visites sur les lieux et d’ordonner des expertises), le médiateur se rendit au commissariat d’Aghios Panteleïmon pour s’enquérir de la situation du requérant ainsi que d’un autre étranger qui y était détenu. Dans son rapport, daté du même jour, le médiateur relevait, entre autres, ce qui suit : « L’espace de détention était constitué de trois cellules avec quatre lits (d’une capacité totale de 12 personnes). À la date de notre visite (...) il y avait 21 personnes. À l’entrée des cellules, il y avait des couvertures et des matelas pour les détenus en surnombre. Comme informés par le policier qui nous accompagnait, il existait trois toilettes dans cet espace de détention. Les conditions étaient assez mauvaises (aération insuffisante, mauvais éclairage, propreté insuffisante, impossibilité de sortir dans une cour). En dépit du fait (...) que le commissariat avait été transféré dans ce bâtiment sept ans plus tôt, l’espace montrait des signes manifestes d’usure. Par la suite, nous avons demandé à voir les deux détenus. (...) Ensuite, nous avons rencontré M. Rafi Sakar [sic] dont le bras droit était pansé jusqu’au coude. La communication avec lui était très difficile, parce qu’il ne parlait pas l’anglais ou le grec. Pour cette raison, notre discussion a eu lieu en présence de son codétenu. M. Sakar expliqua avoir été blessé lors d’une bagarre ayant eu lieu quelques jours plus tôt et qu’il avait été hospitalisé. Puis, il avait été transféré au commissariat d’Aghios Panteleïmon où il était détenu à ce jour. Il affirma qu’il n’avait pas d’autres blessures à part celle sur son bras droit. Suite à notre demande concernant un transfert éventuel vers un hôpital pendant sa détention, il nous a répondu qu’il y avait été transféré la veille et qu’il serait aussi transféré ce jour [note : le 10 septembre 2009]. Quant à la raison de sa détention, il nous a répondu qu’il n’avait pas de titre de séjour en Grèce. (...) Il convient de mentionner que, lors de notre visite, nous avons rencontré d’autres étrangers, eux aussi détenus dans le cadre de la procédure d’expulsion, et que certains d’entre eux ont déclaré se trouver là depuis plus de cent jours. » II. LE DROIT INTERNE PERTINENT En ce qui concerne le droit interne sur l’expulsion administrative applicable à l’époque des faits et la pratique y relative, voir, entre autres, C.D. et autres c. Grèce (nos 33441/10, 33468/10 et 33476/10, §§ 27-33, 19 décembre 2013). III. LES RAPPORTS DES ORGANES NATIONAUX ET INTERNATIONAUX A. Sur le phénomène des violences contre des étrangers au centre d’Athènes Le médiateur de la République Dans un rapport spécial sur la violence raciste de septembre 2013, le médiateur de la République expose ses conclusions après avoir effectué seize mois de recherche sur ce sujet. Il relève que depuis 1998, année de sa création, il constatait des incidents de discrimination au sein de la société grecque. Depuis 2011, il note avoir exprimé à plusieurs reprises son inquiétude sérieuse en raison de la multiplication des incidents de violences à caractère raciste. Le médiateur lie ce phénomène à l’entrée au Parlement de « L’Aube dorée » (Χρυσή Αυγή) en 2012, un parti politique qui a adopté un discours « extrêmement xénophobe, haineux et raciste ». Il estime que ce fait a entraîné une déculpabilisation progressive de la rhétorique raciste et la mise en œuvre de pratiques analogues par des groupes organisés (page 8 du rapport). Le médiateur considère que le nombre et les similitudes entre les incidents à caractère raciste ayant eu lieu dans le quartier d’Aghios Panteleimon et la place d’Attiki esquissent un schéma d’actes organisés et perpétrés par des milices privées présentes constamment dans ces quartiers et possédant des moyens pour organiser des « ratonnades » contre des étrangers et leurs magasins au centre d’Athènes. Selon ce rapport, trois sur quatre des agressions enregistrées eurent lieu à Aghios Panteleïmon et sur la place d’Attiki. Leur caractère extrêmement violent est aussi relevé. Il est considéré que ces attaques devaient plutôt viser la mort des victimes plus que leur intimidation. Le Réseau d’enregistrement d’agressions à caractère raciste Le Réseau d’enregistrement d’agressions à caractère raciste (« le Réseau ») est un réseau de coordination de plusieurs organisations non gouvernementales, créé en 2011 et s’activant dans le domaine de la protection des droits de l’homme. Son objectif est d’enregistrer de manière systématique des incidents de violence ayant des motifs racistes. Sa fonction est coordonnée par la Commission nationale des droits de l’homme et le Bureau du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. En ce qui concerne la période de janvier à septembre 2012, le Réseau a enregistré 87 incidents de violence raciste, surtout dans le centre d’Athènes. Dans 48 cas, les victimes ont affirmé que les auteurs appartenaient à des groupes extrémistes. En 2013, 166 incidents de violence raciste ont été enregistrés, dont 143 concernaient des migrants ou des réfugiés. Selon le Réseau, un certain nombre de violences provenaient de groupes organisés et dans certains cas elles émanaient d’agents de la police. En 2014, 81 incidents de violence policière ont été enregistrés dont 46 concernaient des migrants ou des réfugiés. Le Réseau constatait une tendance à banaliser le phénomène de violence raciste. Elle relevait aussi que le grand nombre de victimes d’actes de haine étaient des migrants ou des réfugiés. Elle notait aussi avec inquiétude l’implication d’agents des forces de l’ordre dans les incidents racistes. L’absence d’un cadre d’investigation indépendante des incidents de violence raciste au sein de la police était, selon le Réseau, l’une des raisons principales de l’attitude abusive de la part de certains policiers. Amnesty International Dans un rapport intitulé « Imperium in imperio: une culture d’abus et d’impunité au sein de la police grecque », publié en mars 2014, Amnesty International a fait état d’un « accroissement dramatique » des violences envers des réfugiés et des migrants en Grèce depuis 2011. L’organisation a fait référence à des incidents majeurs de violence à caractère raciste survenus en 2013 à Athènes, à savoir l’homicide présumé de deux individus par des extrémistes, qui ont déclenché des poursuites pénales contre plusieurs personnes, parmi elles des députés, membres du parti « néo-fasciste » l’Aube dorée. Selon Amnesty International, la police a souvent échoué à enquêter efficacement sur des crimes de haine, à mener des enquêtes promptes, approfondies et impartiales, et cela bien que les auteurs présumés aient été soupçonnés d’appartenir à des groupes d’extrémistes et d’agir de manière organisée. Amnesty International a exprimé sa grave préoccupation quant à la réaction inadéquate de la police face à des crimes de haine. Selon le rapport, les défaillances de son intervention se manifestent dans les domaines suivants : absence d’intervention des policiers sur les lieux de l’agression, malgré leur présence, ou intervention après que les auteurs du crime aient quitté les lieux ; arrestation des victimes et non pas des auteurs des actes d’agression ; dissuasion des victimes à déposer une plainte pénale contre les auteurs présumés de leur agression (pages 27 et 28 du rapport). Selon Amnesty International, l’enquête menée par le bureau des affaires internes de la police sur la participation de membres du parti l’Aube dorée dans la commission de crimes de haine et le rôle subséquent des officiers de police dans le traitement de ces affaires a débouché sur un rapport, rendu public par la police le 30 octobre 2013. Le rapport a constaté que dix officiers de police entretenaient des liens avec des activités criminelles attribuées à l’Aube dorée. Parmi ces policiers, se trouvait le chef du commissariat d’Aghios Panteleïmon. Des poursuites pénales ont été engagées contre lui, entre autres, pour abus de pouvoir, infractions à la législation sur les produits stupéfiants et les armes et blanchiment d’argent (page 37 du rapport). Human Rights Watch L’organisation Human Rights Watch a publié en 2012 un rapport de quatre-vingt-dix-neuf pages, intitulé « De la haine dans les rues-Violence xénophobe en Grèce ». Il a constaté l’augmentation constante des incidents à caractère raciste en Grèce ces dernières années. En particulier, 51 attaques envers des étrangers au centre d’Athènes ont été enregistrées par Human Rights Watch d’août 2009 en mai 2012. Plusieurs entretiens avec des victimes d’agression sont inclus au rapport. Celui-ci s’est concentré sur l’échec de la police et de la justice à faire face au phénomène de violence raciste. Il a affirmé que malgré des signes clairs d’intensification de ce type de violence, la police a échoué à traiter le problème de manière efficace, à protéger les victimes et à amener les auteurs de ces actes devant la justice. Le rapport a noté que la plupart des attaques perpétrées entre 2009 et 2011 contre des étrangers ont eu lieu à Aghios Panteleïmon et sur la place d’Attiki. Elles ont été commises par des groupes d’individus agissant comme des milices privées. L’absence de stratégie générale mise en œuvre par la police pour prévenir et parer les attaques violentes et récurrentes contre les migrants est relevée (page 77). Le rapport a souligné que ce manque de stratégie est significatif du fait que des médias, des organisations non gouvernementales et même des fonctionnaires de l’État s’étaient déjà référés au rôle des milices privées dans ces attaques ayant aussi des liens avec le parti politique « néo-fasciste » l’Aube dorée (page 78). Le rapport a souligné qu’il y avait peu de chances que les victimes des attaques voient leurs agresseurs rendre compte de leurs actes devant la justice. En effet, des défaillances sérieuses ont été constatées dans le déroulement des enquêtes policières. Les victimes ont souvent rencontré l’indifférence de la police dans l’enregistrement de leurs plaintes pénales. Le rapport a recensé des cas où des policiers ont dissuadé des victimes d’agression à déposer une plainte pénale (pages 74-76, 78-79, 83, 84, 87 du rapport). Enfin, il a conclu que les défaillances dans la poursuite des responsables font apparaître un schéma d’indifférence de la part de la police au mieux ou de négligence au pire. B. Quant aux conditions de détention au commissariat d’Aghios Panteleïmon Le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture a effectué une visite en Grèce du 10 au 20 octobre 2010. En ce qui concerne les conditions de détention dans les commissariats de police qu’il a visités (ceux d’Aghios Panteleïmon, d’Omonia et de l’Acropole), il constatait que les commissariats semblaient servir de lieux de détention pour les immigrés clandestins pour des périodes pouvant aller jusqu’à six mois. Il indiquait que les détenus devaient obtenir l’autorisation des policiers pour utiliser les toilettes, qu’ils ne pouvaient pas se doucher, qu’ils étaient obligés de dormir pour des périodes de deux semaines sur des bancs ou par terre, et que les cellules du commissariat d’Aghios Panteleïmon étaient sombres et étouffantes.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1999 et réside à Pleven. A. Le placement et le séjour de la requérante dans un centre éducatif – internat Le 2 août 2012, la requérante, alors âgée de 13 ans, fut placée dans un « centre pour enfants en crise » dénommé « Les portes ouvertes », à Pleven. Ce placement avait été ordonné à titre de mesure de protection en application de la loi sur la protection de l’enfant par le directeur de l’assistance sociale de la municipalité de Pleven, à la demande de la mère de la requérante, laquelle aurait déclaré ne pas être en mesure de s’occuper de sa fille. Par une décision du 1er octobre 2012, une formation pénale du tribunal de district (Районен съд) de Pleven confirma le placement en question et fixa sa durée à trois mois supplémentaires. Dans ses motifs, le tribunal constatait que les conditions du placement d’un mineur en institution spécialisée se trouvaient réunies, à savoir que les parents de l’intéressée ne pouvaient pas lui donner les soins adéquats et que celle-ci vivait dans un milieu social dangereux pour elle au motif qu’elle y fréquentait des « hommes fichés comme délinquants ». Il indiquait enfin qu’aucun proche de la famille ne pouvait assumer la responsabilité de son éducation. Le 16 janvier 2013, considérant que les conditions de réintégration de l’intéressée dans son milieu familial n’étaient pas réunies, le directeur municipal de l’assistance sociale ordonna le prolongement de la mesure de placement. Le 1er avril 2013, une formation civile du tribunal de district confirma à son tour la mesure et la prolongea de six mois supplémentaires. Le 3 avril 2013, la commission locale de lutte contre les comportements antisociaux des mineurs (« la commission locale ») demanda au tribunal de district d’ordonner le placement de la requérante dans un centre éducatif – internat. Le 19 avril 2013, une formation pénale du tribunal de district tint une audience à l’issue de laquelle elle rendit une décision imposant à la requérante une mesure éducative moins lourde, à savoir « l’interdiction de rencontrer et d’établir des contacts avec certaines personnes ». Dans ses motifs, le tribunal précisait que le placement dans un centre éducatif – internat risquait d’avoir un impact négatif sur le développement psychologique et social de la mineure, compte tenu du « contexte défavorable qu’offrait ce type d’établissement ». Il ajouta que, à l’expiration de la durée de placement dans le centre « Les portes ouvertes », il conviendrait de placer la requérante dans un autre établissement régi par la loi sur la protection de l’enfant pour l’éloigner des personnes qui l’avaient livrée à la prostitution. Le 17 mai 2013, la commission locale adressa au tribunal de district une nouvelle proposition de placement de l’intéressée dans un centre éducatif – internat en vertu de la loi sur la lutte contre les comportements antisociaux des mineurs. Elle y arguait que la requérante ne bénéficiait pas d’un contexte familial favorable, et que, en particulier, son père purgeait une peine d’emprisonnement et que sa mère avait des difficultés à assumer ses responsabilités parentales. Elle indiquait que cela avait conduit l’intéressée à fuguer de son domicile et à entrer dans un cercle d’amis composé de personnes mineures et majeures fichées comme « délinquants », qui l’auraient incitée à la débauche, notamment à la fourniture de « services sexuels ». Enfin, selon la commission locale, la requérante avait aussi fugué à deux reprises du « centre pour enfants en crise » et avait eu des comportements agressifs à l’encontre du personnel. Le 10 juin 2013, une formation pénale du tribunal de district tint une audience. La mère de la requérante, convoquée à l’audience, était présente et demanda la désignation d’un avocat d’office pour la représentation de sa fille dans la procédure. La requérante demanda également une telle représentation. Le tribunal fit droit à leur demande. Il entendit la requérante, son avocat commis d’office, un représentant de la commission locale, une inspectrice de la brigade chargée des mineurs (Детска педагогическа стая), un représentant du parquet de district, un représentant de la direction municipale de la protection de l’enfant ainsi que deux assistantes sociales du « centre pour enfants en crise » où vivait la requérante. L’inspectrice de la brigade chargée des mineurs indiqua que la requérante se livrait à la prostitution et qu’elle avait été retrouvée en train de se prostituer sur l’autoroute, près de Devnia, soit à une distance d’environ 270 km de sa ville. Les deux assistantes sociales du centre en question précisèrent que cette circonstance avait servi de motivation du placement de l’intéressée dans le centre de crise à titre de mesure de protection pour enfant à risque. Elles ajoutèrent qu’après son placement la mineure continuait à entretenir des relations avec des personnes l’ayant incitée à la prostitution malgré les mesures prises pour la protéger. De l’avis des assistantes sociales, le milieu familial n’était pas adapté pour la requérante. En effet, elle venait d’une famille nombreuse où aucun contrôle parental n’était exercé de la part de la mère. Cette dernière ne travaillait pas et son compagnon consommait de l’alcool et exerçait de la violence sur elle, ainsi que sur ses enfants. La mère avait également séjourné au « centre pour enfants en crise » avec deux autres de ses enfants. Après un travail psychologique et social soutenu, une évolution positive chez la requérante avait été constatée et il était envisagé de chercher un autre mode d’accueil pour elle. Toutefois, les assistantes sociales rajoutèrent qu’au moment de l’audience la situation de la mineure s’était aggravée car celle-ci ne respectait pas le régime établi, rentrait tard après l’école ou était ramenée par la police lorsqu’elle ne rentrait pas, et continuait à fréquenter des personnes fichées par la police, à avoir des relations sexuelles et à être agressive envers le personnel. Elle suivait une série de séances sur la prévention contre le trafic d’êtres humains selon le système de « lover boy » mais n’était pas réceptive aux mesures de protection recommandées. Les assistantes sociales exprimèrent l’avis que la requérante courrait un risque élevé d’être entrainée dans la prostitution et que le régime proposé dans le centre de crise ne lui accordait pas la protection nécessaire. Aussi, estimèrent-elles, une telle protection serait assurée uniquement dans un centre fermé présentant un régime restrictif. Enfin, le représentant de la commission locale indiqua que quatre mesures éducatives avaient déjà été imposées à l’intéressée, parmi lesquelles la surveillance renforcée par un éducateur, l’interdiction de fréquenter certaines personnes et l’avertissement de placement dans un centre éducatif – internat. Il considéra que ces mesures étaient insuffisantes. Le tribunal recueillit également des rapports sociaux. L’intéressée déclara qu’elle souhaitait ne pas être placée dans un centre éducatif – internat et rester dans le « centre pour enfants en crise ». L’avocat commis d’office plaida pour l’adoption de mesures éducatives moins lourdes. Le représentant du parquet de district et le représentant de la direction municipale de la protection de l’enfant soutinrent la proposition de la commission locale. Le représentant de la direction municipale de la protection de l’enfant déclara qu’au cours de l’audience toutes les garanties de la loi sur la protection de l’enfant avaient été respectées. À son avis, les possibilités d’éducation de l’enfant dans le centre de crise avaient été épuisées, le risque pour elle d’être impliquée à nouveau dans le trafic était très élevé et elle n’en prenait pas conscience. Dès lors, la mesure de placement dans un centre éducatif – internat était, en réalité, dans son intérêt. Toujours le 10 juin 2013, le tribunal de district rendit un jugement ordonnant le placement de la requérante dans le centre éducatif – internat de Podem (« le centre de Podem »), un village situé à 20 kilomètres de Pleven. Dans ses motifs, le tribunal constatait que, malgré la décision judiciaire du 1er avril 2013 adoptant une solution de compromis pour l’intéressée, à savoir la confirmation et la prolongation de son placement dans le « centre pour enfants en crise », celle-ci continuait à ne pas se conformer au règlement intérieur de cette institution, ne respectait pas l’heure de retour après l’école, entretenait des contacts avec des personnes fichées comme « délinquants » et continuait à se comporter de façon impolie et agressive envers les assistants sociaux de l’établissement. Il notait que, faute d’un contrôle parental adéquat, la requérante avait développé des habitudes antisociales graves et que la mesure de placement dans un « centre pour enfants en crise » n’avait plus l’effet éducatif et préventif attendu sur son comportement. Selon le tribunal, l’intéressée ne montrait aucune volonté de se conformer aux règles de la société, pas même celles de l’institution dans laquelle elle vivait, et il convenait dès lors de la sortir du cercle de ses fréquentations néfastes pour le développement de sa personnalité, et de la faire bénéficier d’un accompagnement éducatif renforcé afin de neutraliser les habitudes comportementales négatives. Le tribunal retint que des mesures éducatives avaient déjà été prises à l’égard de l’intéressée, mais qu’elles n’avaient pas conduit à un résultat positif. Il conclut enfin que la mesure de placement dans un centre éducatif – internat était nécessaire dans l’intérêt non seulement de la requérante, mais aussi de la société. La requérante, représentée par son avocat, interjeta appel de ce jugement. Elle contesta la mesure imposée, soutenant en particulier que le tribunal n’avait pas précisé la durée de cette mesure, que sa mère n’avait pas été entendue devant la juridiction de première instance et qu’elle-même n’avait pas commis d’actes criminels. Par un jugement définitif du 16 juillet 2013, une formation pénale du tribunal régional de Pleven confirma la décision de la juridiction de première instance. Dans ses motifs, elle énonçait que la loi n’obligeait pas le tribunal à entendre les parents, en l’occurrence la mère de la requérante, et que, pour le reste, les griefs de l’intéressée étaient non étayés et mal fondés. Le 13 septembre 2013, la requérante fit une tentative de suicide et fut placée dans le service de toxicologie de l’hôpital de Pleven. Selon une attestation médicale du 15 septembre 2013, elle avait pris dix comprimés de paracétamol à 500 mg et dix comprimés de Remotiv et son état était fragile. Après un lavage de l’estomac, les effets de l’intoxication furent maîtrisés. Le 15 septembre 2013, la requérante fut conduite au centre de Podem. Elle s’y trouvait toujours à la date des dernières informations versées au dossier, soit le 11 juin 2015. S’agissant de la vie dans ce centre, la requérante expose dans sa requête que le niveau de l’enseignement y est très inférieur à celui dispensé dans son centre précédent. Elle précise que, pour les quatre années antérieures au dépôt de sa requête, seules six mineures y ont obtenu le diplôme de fin d’études secondaires, et aucune en 2011 et en 2012. Trois élèves auraient obtenu ce diplôme en 2013 avec une moyenne générale de 3,67 sur 6, la moyenne minimale requise étant de 3. La requérante ajoute que, en 2012 et en 2013, le conseil pédagogique n’a formulé aucune évaluation positive sur le comportement ni sur les résultats scolaires et éducatifs des élèves, de sorte qu’aucune proposition de fin de placement n’a, selon elle, pu être proposée au tribunal de district. La requérante affirme également avoir continué à être menacée de prostitution forcée par ses anciens contacts après son placement au centre de Podem. Le 19 novembre 2013, elle aurait fait une deuxième tentative de suicide, en groupe avec quatre autres filles, en prenant des substances chimiques. Elle aurait été hospitalisée pendant trois jours. D’autres tentatives de suicide auraient eu lieu dans l’établissement. L’intéressée expose en outre que ses conversations téléphoniques se déroulaient sous la surveillance d’un éducateur. À cet effet, un haut-parleur aurait été raccordé à l’appareil téléphonique et mis en marche à l’occasion de chaque conversation. Par ailleurs, en raison du nombre important de cas de violence dans les centres éducatifs – internats, le parquet ordonna, le 7 novembre 2013, un contrôle dans tous les établissements éducatifs fermés, y compris celui de Podem. Les résultats de ce contrôle ne sont pas connus. B. Le rapport du directeur du centre éducatif – internat de Podem Lors de la présentation de ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête, le Gouvernement a présenté un rapport relatif à la situation de la requérante, daté du 30 janvier 2015 et établi par le directeur du centre de Podem. Selon ce rapport, la requérante avait, au cours de son placement précédent au centre « Les portes ouvertes », eu un comportement agressif à l’égard du personnel, elle avait incité d’autres filles à se livrer à la prostitution et avait fugué à deux reprises – le 4 février 2013 et le 27 février 2013. Le rapport indique également que l’intéressée confiait sans gêne qu’elle avait des relations sexuelles depuis l’âge de 12 ans et qu’elle effectuait des « services sexuels » contre paiement. Le rapport mentionne de plus que la requérante ne bénéficiait pas d’un contexte familial favorable et qu’elle se retrouvait sans surveillance, ce qui aurait été par le passé la cause de fugues et de l’état de vagabondage. Toujours selon le rapport, le centre de Podem bénéficie d’un cadre pédagogique comprenant des experts ayant les qualités requises pour occuper les postes d’enseignant et d’éducateur conformément aux exigences du ministère de l’Éducation et des Sciences. Le programme scolaire de l’école ainsi que les programmes relatifs à toutes les matières spécifiques auraient été établis et approuvés selon les procédures ministérielles. La requérante aurait présenté de nombreuses lacunes et les enseignants auraient travaillé de manière individuelle avec elle en plus des heures de classe. Le dossier ne contient pas de copie du plan individuel de suivi censé avoir été élaboré au début du placement de la requérante et mis à jour tous les six mois. Toutefois, selon le rapport, ce plan indiquait que la mineure n’était pas consciente des risques que lui faisaient courir des « relations sexuelles décousues », qu’elle ne remettait pas en question les conséquences de ces actes et qu’elle n’était pas prête pour une vie autonome. Selon le plan, elle était naïve et facilement manipulable, impulsive, fragile sur le plan émotionnel et encline au mensonge. Toujours selon le rapport, le plan individuel tel que mis à jour le 29 septembre 2014 faisait état d’un changement positif dans le comportement de la mineure. Sans s’appliquer de manière constante, celleci aurait cependant montré un intérêt pour le travail scolaire. Le plan individuel aurait recommandé d’intensifier les efforts afin de l’aider à acquérir des connaissances de façon régulière et approfondie. Le rapport indique en outre que, à la fin de l’année scolaire 20132014, la requérante avait obtenu une note moyenne de 3,69 sur 6 et qu’elle était donc admise dans la classe supérieure, qu’elle avait également obtenu un certificat la qualifiant pour le métier de couturière et qu’elle obtiendrait une note similaire au cours du premier semestre de l’année scolaire 2014-2015. Concernant les conversations téléphoniques de la requérante, le rapport rappelle le dispositif applicable et précise que la requérante « n’était pas privée de liens téléphoniques avec sa mère », qu’elle n’a pas subi de restrictions quant aux visites de la famille, même si, selon le rapport, cellesci ont souvent eu lieu en dehors des horaires prévus par le règlement intérieur de l’établissement. Par ailleurs, la requérante n’aurait jamais reçu de lettre ou de colis de la part de sa famille. Elle serait partie en congé dans son foyer à cinq reprises pendant les vacances scolaires, à savoir du 21 décembre 2013 au 5 janvier 2014, du 30 janvier au 4 février 2014, du 28 mars au 6 avril 2014, du 4 juillet au 15 septembre 2014, et du 19 décembre 2014 au 4 janvier 2015. Chaque fois, la requérante aurait réintégré avec retard le centre de Podem. Le rapport indique par ailleurs que, selon des informations de la police, le 4 janvier 2014, la mineure avait été suspectée d’avoir commis un vol de téléphone portable et de bijoux dans une maison. Interrogée par la police, elle lui aurait de son plein gré remis les objets en question. Enfin, le rapport souligne que la commission de l’établissement chargée de prévenir les risques d’agression et de harcèlement à l’égard des mineures n’a pas reçu d’informations selon lesquelles la requérante aurait fait l’objet d’une « exploitation sexuelle » au sein même du centre. C. Les rapports de l’Agence nationale pour la protection de l’enfant et le Plan d’action concernant la mise en œuvre du concept de la politique nationale en matière de justice juvénile pour la période 2013-2020 Deux rapports établis en 2009 et en 2013 par l’Agence nationale pour la protection de l’enfant dressent, entre autres, les conclusions d’une évaluation du fonctionnement des quatre centres éducatifs – internats en Bulgarie, dont celui de Podem. Il en ressort que la capacité totale d’accueil des centres en question était de 405 places et que, en 2013, 166 mineurs s’y trouvaient placés. Quant à l’établissement de Podem, il hébergeait 44 filles, toutes placées en vertu de la loi sur la lutte contre les comportements antisociaux des mineurs. Les rapports font également état d’une rotation importante des pensionnaires en cours d’année scolaire en raison de l’intégration de mineurs sur décision de placement et de départs de mineurs, ayant pour la plupart pour cause soit l’atteinte de l’âge de la majorité – 18 ans –, soit l’écoulement de la période maximale légale de placement. Au cours de 2009, vingt mineurs auraient fugué des centres et huit les auraient quittés à la suite d’une appréciation annuelle positive de la part des conseils pédagogiques. Pour la période 2012-2013, moins de quatre enfants auraient eu des évaluations positives et auraient ainsi pu quitter les centres éducatifs – internats. Au cours de l’année scolaire 2013-2014, il n’y aurait pas eu de cas de départ à la suite d’une évaluation positive. Concernant les résultats obtenus dans l’ensemble des institutions fermées en Bulgarie, il ressort des rapports que, en 2009, 10 % des élèves ont obtenu un certificat d’aptitude professionnelle, 35 % ont réussi leurs études secondaires jusqu’à l’âge de 14 ans et 3 % ont terminé avec succès leurs études secondaires à l’âge de 18 ans. Les mineurs restants, soit 52 %, auraient échoué dans leur scolarité. Le rapport de 2013 fait part d’une faible réussite des élèves, avec des notes moyennes situées entre 3 et 4 sur 6. D’après les rapports, ces chiffres révèlent un problème concernant l’effectivité des mesures éducatives et rééducatives, et posent même la question de savoir si « de telles mesures existent en pratique ». Les rapports exposent par ailleurs que, en vertu de la législation applicable, chaque centre éducatif – internat forme une équipe chargée de l’évaluation psychopédagogique des élèves et une équipe d’éducateurs chargés de l’encadrement en vue de l’éducation et de la rééducation des enfants. Ces équipes établiraient des plans individuels annuels, pour la plupart formels et standardisés, pour chaque pensionnaire. Les objectifs liés à l’apprentissage, à l’éducation et au développement seraient d’ordre général et ne comporteraient aucune activité concrète répondant aux besoins individuels, aux capacités, à l’âge et à aux centres d’intérêt des mineurs concernés. Le rapport de 2013 critique en particulier l’existence de cas graves de tentatives de suicide ou de violences à l’égard d’autres élèves, et déplore qu’aucune mesure de suivi ne soit prévue pour les intéressés dans les plans individuels afin de tenir compte des motifs de ces actes et de l’état psychologique des mineurs. Les rapports indiquent encore que le personnel des établissements a suivi une formation portant notamment sur les modes alternatifs d’éducation des mineurs en difficulté, le développement de leurs capacités en termes d’autonomie et l’individualisation des soins assurés. Concernant en particulier le centre de Podem, le personnel pédagogique et éducatif serait soumis à une supervision pédagogique externe. Les rapports concluent tout de même à l’insuffisance du nombre de personnes employées pour les activités extrascolaires, et ce, d’après les rapports, alors même que la variété des besoins des mineurs et leur vulnérabilité commanderaient l’organisation en petits groupes des activités éducatives. Ils critiquent également l’absence de tout programme visant au rapprochement des enfants avec leur famille. Deux séries de problèmes sont mis en lumière. Les premiers concernent le cursus scolaire et les seconds le programme d’éducation et de rééducation. Concernant le travail scolaire, les rapports font part, entre autres, d’un taux d’analphabétisme d’autant plus préoccupant que des enfants d’âges et de niveaux hétérogènes seraient réunis dans une même classe. Un grand nombre d’élèves ne sauraient ni lire ni écrire à l’arrivée dans les centres, et les programmes proposés ne leur permettraient pas de combler ces lacunes et de progresser. De plus, beaucoup de mineurs présentant un comportement à problème rencontreraient aussi des difficultés dans leur scolarité et verraient le développement de leurs capacités d’apprentissage effectif et de travail indépendant entravé. Ces mineurs fugueraient souvent, ne fréquenteraient pas régulièrement les cours et manqueraient de contacts avec des adultes. Quant au programme d’éducation et de rééducation, les rapports indiquent, outre l’insuffisance de personnel, que les groupes existants de plus de sept à huit mineurs en difficulté ne peuvent être encadrés de manière effective, que les activités proposées souffrent d’un manque de méthodologie adaptée aux mineurs vulnérables, et que rien n’est prévu par les institutions pour encourager le contact des enfants avec les familles, ce qui serait à l’origine de comportements agressifs. Enfin, le rapport de 2009 préconise en particulier : a) une réforme globale du statut des établissements en question, ainsi que de leur fonctionnement par l’intégration de formes d’éducation et de prévention alternatives ; b) la création et le développement de services de prévention des comportements déviants, et leur intervention dès le début d’une manifestation de tels comportements chez les mineurs ; c) des durées de placement courtes, pendant lesquelles l’accent serait mis davantage sur les activités de rééducation et sur le soutien psychologique apporté aux enfants que sur la scolarité ; d) le retour de ces mineurs dans la scolarisation ordinaire, y compris dans des écoles du secteur de leur domicile, plutôt qu’une scolarisation séparée dans des institutions spécialisées, au terme d’un travail d’adaptation individuelle intense orchestré par des équipes d’experts en pédagogie ; e) la mise en place de programmes permettant aux mineurs d’acquérir des aptitudes professionnelles ; f) la création d’un climat de coopération avec les familles ; g) une réforme par laquelle les commissions locales de lutte contre les comportements antisociaux des mineurs n’auraient pas de rôle décisif dans la prise des mesures éducatives, cette décision appartenant uniquement à un juge spécialisé ; h) la suppression des sanctions pour les comportements antisociaux des mineurs ; i) la suppression des mesures pénales imposées aux mineurs de moins de 14 ans et leur remplacement, exclusivement et à titre exceptionnel, par des mesures sociales et de protection ; j) la limitation du placement dans des institutions spécialisées de mineurs de moins de 14 ans aux seuls cas relevant d’un besoin social et de la nécessité d’une protection ; k) la fermeture des établissements évalués, à condition que des mesures alternatives de protection et de justice soient mises en place par le législateur et dans la pratique. Il apparaît que, à la suite du rapport de 2009 de l’Agence nationale pour la protection de l’enfant, le ministère de l’Éducation et des Sciences s’est engagé à réformer les institutions de type fermé pour mineurs afin de garantir un système entièrement orienté vers l’enfant et offrant une approche individuelle. Des mesures ont alors été proposées dans un Plan d’action concernant la mise en œuvre de la politique nationale en matière de justice juvénile pour la période 2013-2020. Les mesures suivantes ont notamment été envisagées : l’abolition de la loi sur la lutte contre les comportements antisociaux des mineurs, et l’adoption d’une nouvelle loi en matière de justice des mineurs en marge de la légalité, visant à proposer aux enfants en difficulté une large gamme de services sociaux, pédagogiques et éducatifs. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Le placement des mineurs dans un centre éducatif – internat La loi de 1958 sur la lutte contre les comportements antisociaux des mineurs (Закон за борба срещу противообществените прояви на малолетни и непълнолетни) La loi de 1958 sur la lutte contre les comportements antisociaux des mineurs qualifie d’antisocial tout comportement dangereux pour la société et contraire à la loi, à la morale ou aux bonnes mœurs (article 49a). La loi n’énumère pas les comportements susceptibles de recevoir cette qualification, mais la pratique judiciaire et la criminologie considèrent comme relevant de celle-ci toute une variété d’actes lorsqu’ils sont commis par un mineur, même s’ils ne sont pas incriminés par le droit pénal. Il en va ainsi de la prostitution, de l’emploi de substances narcotiques, de l’abus d’alcool, du vagabondage, de la mendicité, de l’absentéisme scolaire ou des fugues répétées du domicile des parents ou des personnes exerçant la garde. Pour la loi, ces actes considérés comme moins dangereux pour l’ordre public que les infractions pénales appellent tout de même des mesures de défense sociale dont l’application relève de la compétence de « commissions locales de lutte contre les comportements antisociaux des mineurs », qui sont des structures administratives dépendant d’un organe central désigné par le Conseil des ministres. La prostitution des mineurs est qualifiée d’antisociale de manière constante depuis 1993 (Б. Станков, Малолетни, непълнолетни, противообществени прояви, престъпления, отговорност, Варна, 2008 г., стр. 33-35). Il ressort du Plan d’action concernant la mise en œuvre de la politique nationale en matière de justice juvénile pour la période 2013-2020 que, entre 2009 et 2011, les actes antisociaux les plus nombreux ont été les fugues du domicile, l’absentéisme scolaire et le vagabondage. La loi prévoit toute une série de mesures éducatives qui peuvent être imposées aux mineurs ayant eu de tels comportements. La plus sévère d’entre elles est le placement dans un centre éducatif – internat (article 13, alinéa 1, point 13), ces centres étant des établissements à caractère public. Cette mesure est prise lorsque les autres mesures légales plus légères (par exemple admonestation, surveillance renforcée par les parents ou par des éducateurs, interdiction de fréquenter certains lieux ou personnes, avertissement de placement dans un centre éducatif – internat) ne se sont pas révélées suffisantes ou lorsque l’enfant concerné ne bénéficie pas d’un milieu social approprié pour son éducation (article 28, alinéa 2, en relation avec l’article 13, alinéa 1). La procédure est déclenchée par la commission locale de lutte contre les comportements antisociaux des mineurs, à qui il revient de soumettre au tribunal de district une proposition de placement. Ce dernier tient une audience à huis clos en présence du mineur concerné dans un délai d’un mois. La présence d’un parent ou d’une autre personne le représentant est obligatoire ; la proposition de la commission locale leur est notifiée avant la tenue de l’audience (article 16, alinéas 5 et 6). Ils ont le droit d’être entendus par le tribunal (article 20, alinéa 4). Le mineur est représenté par une « personne de confiance » ou par un avocat ou, à défaut, par un représentant de la direction municipale de l’assistance sociale (article 19, alinéas 1, 3 et 4, et article 24, alinéa 3). Le tribunal doit statuer dans un délai de sept jours à compter de la date de l’audience. Sa décision est susceptible d’appel devant le tribunal régional compétent dans un délai de quatorze jours après son prononcé (article 21, alinéa 1, point 2, et article 24a). L’article 30, alinéa 3 préconise que pendant leur placement, les mineurs bénéficient de mesures éducatives. Ils doivent suivre un enseignement conforme aux programmes scolaires généraux ainsi que des programmes d’acquisition de qualifications professionnelles. L’article 30, alinéa 2, fixe à trois ans la durée maximum d’une mesure de placement. À la fin de chaque année scolaire, le conseil pédagogique du centre éducatif – internat dans lequel l’enfant concerné est placé établit, avec l’assistance d’un procureur et d’un représentant de la commission locale, un rapport d’appréciation sur le comportement de l’enfant, ses résultats scolaires et les effets des mesures éducatives adoptées. En cas d’appréciation positive, la commission locale soumet une proposition de levée de la mesure de placement au tribunal de district, lequel se prononce par une décision insusceptible de recours dans les trois jours suivant cette proposition (article 31, alinéas 1, 4 et 5). Enfin, la mesure de placement dans un centre éducatif – internat peut être levée avant la fin de l’année scolaire, à titre exceptionnel, lorsque la commission locale le propose ou pour des raisons de santé sur la base d’un certificat délivré par une commission de médecins-conseils (article 31, alinéa 3). Le code pénal Les articles 61 et 64 du code pénal de 1968 de même que l’article 28, alinéa 2, de la loi sur la lutte contre les comportements antisociaux des mineurs prévoient deux cas de figure dans lesquels des mineurs peuvent être placés dans un centre éducatif – internat. Le premier concerne ceux qui ont commis, par négligence ou par jeu, des infractions pénales de faible gravité. En pareil cas, le procureur peut classer l’affaire ou prononcer un non-lieu et le tribunal peut juger qu’il n’y a pas lieu à statuer, ce qui conduit au placement des mineurs concernés dans un centre éducatif – internat. Le second concerne les mineurs condamnés à une peine d’emprisonnement ferme d’une durée inférieure à un an : en lieu et place de l’application de la peine, ils peuvent bénéficier d’un placement dans un centre éducatif – internat ou d’une autre mesure éducative prévue par la loi sur la lutte contre les comportements antisociaux des mineurs. Le règlement sur le fonctionnement des centres éducatifs – internats et internats socio-pédagogiques Le règlement du 1er septembre 2006 sur le fonctionnement des centres éducatifs – internats et des internats socio-pédagogiques (Правилник за устройството и дейността на възпитателните училища – интернати и социално – педагогическите интернати) soumet les élèves de ces établissements à une surveillance permanente, leur interdit de quitter les lieux sans autorisation préalable et leur impose d’être accompagnés par un enseignant ou un éducateur lors de leurs sorties. Les autorisations de sortie pour les jours fériés et les vacances scolaires sont délivrées après accord écrit de la commission locale. Les élèves absents du centre sans autorisation sont considérés comme fugueurs et doivent être signalés à la police par le directeur de l’établissement pour qu’elle les y reconduise. Les visites sont également subordonnées à l’autorisation du directeur du centre (articles 34-40 du règlement). B. Le placement dans une institution spécialisée en application de la loi de 2000 sur la protection de l’enfant La loi de 2000 sur la protection de l’enfant vise à protéger les enfants, c’est-à-dire les personnes âgées de moins de 18 ans (article 2). Elle garantit notamment une protection aux enfants en danger, c’est-à-dire ceux sur lesquels les parents ne veillent pas suffisamment, ceux qui sont victimes d’abus, de violence, d’exploitation ou de tout autre traitement inhumain ou dégradant au sein ou en dehors de la famille, ou encore ceux dont le développement physique, psychique, moral, intellectuel ou social est en péril (article 5 et disposition additionnelle, § 1, point 11). La loi prévoit diverses mesures de protection, notamment le placement dans une institution spécialisée. Les demandes de placement sont introduites auprès du tribunal de district, qui se prononce à l’issue d’une audience publique en présence de l’enfant concerné. Le tribunal détermine la durée de la mesure (article 28, alinéas 1, 3 et 5). Un tel placement ne peut être décidé que lorsqu’il n’est plus possible de maintenir l’enfant dans le cadre familial (article 35, alinéa 2). C. La correspondance des mineures placées dans le centre de Podem En vertu de l’article 57, point 4, du règlement sur le fonctionnement des centres éducatifs et des internats socio-pédagogiques, les pensionnaires des centres éducatifs – internats ont droit à la correspondance et aux contacts téléphoniques. Le règlement interne du centre de Podem, adopté par le conseil pédagogique en application du règlement sur le fonctionnement des centres éducatifs – internats et des internats sociopédagogiques, ainsi que de la loi sur la lutte contre les comportements antisociaux des mineurs, tel qu’amendé le 14 septembre 2012, précise, dans son article 25, point 10, que les lettres des élèves sont envoyées et reçues par l’intermédiaire de l’éducateur du groupe ou de l’enseignant principal de la classe. Ces derniers les contrôlent pour vérifier qu’elles ne contiennent pas d’argent liquide, de substances narcotiques ou d’informations portant atteinte aux droits d’autrui, nuisant à la réputation du centre, des enseignants, du personnel auxiliaire ou d’autres élèves, menaçant la sécurité nationale ou l’ordre public (contacts avec des groupes animés d’intentions criminelles pour la réalisation de projets en rapport avec celles-ci), ou encore dangereuses pour la santé publique et la morale. Le personnel éducatif contrôle également les colis destinés aux pensionnaires pour détecter la présence éventuelle d’armes, de téléphones portables, de substances narcotiques et anesthésiques, de cigarettes, d’alcool, d’argent liquide, de médicaments, de littérature pornographique ou relative à des sectes, ainsi que de toute autre publication ayant un contenu antisocial. Selon la même disposition, les pensionnaires ne peuvent avoir des conversations téléphoniques qu’à titre exceptionnel, avec l’autorisation du directeur et sous le contrôle de leur enseignant ou d’un éducateur. Les appels entrants ne sont admis qu’entre 19 et 20 heures, et la conversation doit alors avoir lieu à l’entrée principale de l’établissement, en présence de l’éducateur de permanence. Les conversations téléphoniques depuis le bureau de poste de Podem ont lieu avec l’autorisation du directeur, en présence de l’éducateur ou de l’enseignant principal de l’élève. Les téléphones portables sont interdits. D. Les rapports du Médiateur de la République de Bulgarie Le Médiateur de la République s’est prononcé sur certaines questions relatives au fonctionnement des centres éducatifs – internats dans le rapport sur ses activités en 2013, ainsi que dans un rapport spécialement consacré au contrôle effectué dans ces établissements en mars 2014. Le Médiateur note que les quatre centres éducatifs – internats en Bulgarie sont des établissements à vocation éducative accueillant des mineurs qui ont enfreint la loi et permettant à ceux-ci d’y poursuivre leur scolarité et de corriger leur comportement. Toutefois, il estime qu’en réalité on trouve regroupés dans une même institution aussi bien des mineurs victimes d’actes de violence que des mineurs auteurs de tels actes. Il indique que le niveau de l’enseignement dispensé est faible, que le personnel est insuffisant et inapte à travailler avec des mineurs vulnérables, et que la santé des enfants est négligée. Il souligne que, dans la mesure où le placement d’un enfant dans une institution fermée constitue une privation de liberté, l’État est tenu de mettre en place des garanties institutionnelles assurant la sécurité et la poursuite effective des buts éducatifs. Se fondant sur les cas qui lui ont été soumis et sur les contrôles effectués sur place, il considère que le placement et les conditions de vie dans ces institutions portent atteinte à un certain nombre de droits de l’homme et de droits de l’enfant. Il souligne la nécessité de protéger les mineurs placés dans des centres éducatifs – internats, mais constate que les mesures envisagées par la loi sur la protection de l’enfant ne sont guère mises en œuvre par les assistants sociaux, les placements étant avant tout décidés, selon lui, en application de la loi sur la lutte contre les comportements antisociaux des mineurs. Il encourage dès lors la mise en œuvre rapide et efficace de la réforme des centres éducatifs afin de satisfaire aux buts de protection et d’éducation censés constituer la vocation de ces établissements. Ces encouragements sont rappelés dans le rapport sur les activités du Médiateur en 2014 et dans un rapport dédié à la condition des enfants placés dans les internats sociopédagogiques et les centres éducatifs – internats, élaboré en 2015. III. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS A. Convention relative aux droits de l’enfant, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies (résolution 44/25 du 20 novembre 1989) La convention en question a été ratifiée par la Bulgarie le 3 juin 1991. Ses dispositions pertinentes en l’espèce se lisent ainsi : Article 3 « 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. » Article 16 « 1. Nul enfant ne fera l’objet d’immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes illégales à son honneur et à sa réputation. L’enfant a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes. » Article 19 « 1. Les États parties prennent toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives appropriées pour protéger l’enfant contre toute forme de violence, d’atteinte ou de brutalités physiques ou mentales, d’abandon ou de négligence, de mauvais traitements ou d’exploitation (...) » Article 37 « Les États parties veillent à ce que : (...) b) Nul enfant ne soit privé de liberté de façon illégale ou arbitraire. L’arrestation, la détention ou l’emprisonnement d’un enfant doit être en conformité avec la loi, n’être qu’une mesure de dernier ressort et être d’une durée aussi brève que possible ; (...) d) Les enfants privés de liberté aient le droit d’avoir rapidement accès à l’assistance juridique ou à toute assistance appropriée, ainsi que le droit de contester la légalité de leur privation de liberté devant un tribunal ou une autre autorité compétente, indépendante et impartiale, et à ce qu’une décision rapide soit prise en la matière. (...) » Dans ses observations finales adoptées le 21 mai 2008 à l’issue de l’examen du deuxième rapport périodique de la Bulgarie sur le respect de la convention en question, le Comité des droits de l’enfant a constaté que la définition du « comportement antisocial » d’un mineur était contraire aux normes internationales. Aussi a-t-il recommandé que la législation nationale sur la délinquance juvénile et le code de procédure pénale fussent modifiés afin que la notion de « comportement antisocial » y soit supprimée. Il a en outre recommandé aux autorités de ne recourir à la privation de liberté, et notamment au placement dans un établissement d’éducation et de rééducation, qu’en dernier ressort et de procéder, quand pareille mesure a été prise, à des contrôles et à un examen réguliers en tenant compte de l’intérêt supérieur de l’enfant (paragraphes 68-69 des observations finales). Selon son rapport périodique consolidé sur les troisième, quatrième et cinquième périodes d’évaluation – 2008 à 2012 –, les autorités bulgares ont informé le Comité des droits de l’enfant que ses recommandations n’avaient pas encore été mises en œuvre. Elles ont précisé qu’un projet de loi sur la justice juvénile était en cours d’élaboration et que la future loi avait vocation à remplacer la loi sur la lutte contre les comportements antisociaux des mineurs. B. Ensemble de règles minima des Nations unies concernant l’administration de la justice pour mineurs (règles de Beijing) Les règles de Beijing ont été adoptées par l’Assemblée générale des Nations unies le 29 novembre 1985. Elles n’ont pas force obligatoire en droit international. Leurs passages pertinents en l’espèce sont libellés et officiellement commentés comme suit : « 1. Perspectives fondamentales (...) 2 Les États Membres s’efforcent de créer des conditions qui assurent au mineur une vie utile dans la communauté, propre à encourager chez lui pendant la période de sa vie où il est le plus exposé à un comportement déviant, un processus d’épanouissement personnel et d’éducation aussi éloigné que possible de tout contact avec la criminalité et la délinquance. (...) Commentaire : Ces perspectives fondamentales générales touchent à la politique sociale globale en général et visent à favoriser le plus possible la protection sociale des jeunes pour éviter l’intervention du système de la justice pour mineurs et le tort souvent causé par cette intervention. Ces mesures de protection sociale des jeunes, avant le passage à la délinquance, sont absolument indispensables si l’on veut éviter d’avoir à appliquer le présent Ensemble de règles. (...) Extension des règles 1 Les dispositions pertinentes du présent Ensemble de règles seront appliquées non seulement aux délinquants juvéniles, mais aussi aux mineurs contre qui des poursuites pourraient être engagées pour tout comportement qui ne serait pas punissable s’il était commis par un adulte. 2 On s’efforcera d’étendre les principes incorporés dans le présent Ensemble de règles à tous les mineurs auxquels s’appliquent des mesures de protection et d’aide sociale. (...) Commentaire : L’article 3 étend la protection assurée par l’Ensemble de règles minima concernant l’administration de la justice pour mineurs : a) Aux « délits d’état » prévus par les systèmes juridiques nationaux où des comportements plus nombreux que pour les adultes sont considérés comme délictueux chez les jeunes (par exemple l’absentéisme scolaire, l’indiscipline à l’école et en famille, l’ivresse publique, etc.) [art. 3.1] ; b) Aux mesures de protection et d’aide sociale à l’intention des jeunes (art. 3.2) ; (...) Objectifs de la justice pour mineurs 1 Le système de la justice pour mineurs recherche le bien-être du mineur et fait en sorte que les réactions vis-à-vis des délinquants juvéniles soient toujours proportionnées aux circonstances propres aux délinquants et aux délits. Commentaire : L’article 5 concerne deux des objectifs les plus importants de la justice pour mineurs. Le premier est la recherche du bien-être du mineur. C’est l’objectif principal des systèmes juridiques où les cas des délinquants juvéniles sont examinés par les tribunaux pour enfants ou par les autorités administratives, mais il faut insister aussi sur le bien-être du mineur dans les systèmes juridiques où ils relèvent des juridictions de droit commun, pour éviter que ne soient prises des sanctions uniquement punitives. (...) Assistance d’un conseil, parents et tuteurs 1 Tout au long de la procédure, le mineur a le droit d’être représenté par son conseil ou de demander la désignation d’un avocat d’office, lorsque des dispositions prévoyant cette assistance existent dans le pays. (...) Principes directeurs régissant le jugement et la décision 1 La décision de l’autorité compétente doit s’inspirer des principes suivants : a) La décision doit toujours être proportionnée non seulement aux circonstances et à la gravité du délit, mais aussi aux circonstances et aux besoins du délinquant ainsi qu’aux besoins de la société ; b) Il n’est apporté de restrictions à la liberté personnelle du mineur – et ce en les limitant au minimum – qu’après un examen minutieux ; (...) Recours minimal au placement en institution 1 Le placement d’un mineur dans une institution est toujours une mesure de dernier ressort et la durée doit en être aussi brève que possible. (...) Objectifs du traitement en institution 1 La formation et le traitement des mineurs placés en institution ont pour objet de leur assurer assistance, protection, éducation et compétences professionnelles, afin de les aider à jouer un rôle constructif et productif dans la société. 2 Les jeunes placés en institution recevront l’aide, la protection et toute l’assistance – sur le plan social, éducatif, professionnel, psychologique, médical et physique – qui peuvent leur être nécessaires eu égard à leur âge, à leur sexe et à leur personnalité et dans l’intérêt de leur développement harmonieux. (...) Application fréquente et prompte du régime de la libération conditionnelle 1 L’autorité appropriée aura recours à la libération conditionnelle aussi souvent et aussi tôt que possible. 2 Les mineurs placés sous le régime de la libération conditionnelle seront assistés et suivis par une autorité appropriée et recevront le soutien total de la communauté. (...) » C. Règles minima des Nations unies pour la protection des mineurs privés de liberté (règles de La Havane) Les règles de La Havane ont été adoptées par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 45/113 du 14 décembre 1990. Elles n’ont pas force obligatoire en droit international et leurs passages pertinents en l’espèce sont libellés comme suit : « I. Perspectives fondamentales (...) Les mineurs ne peuvent être privés de leur liberté que conformément aux principes et procédures énoncés dans les présentes Règles et dans l’Ensemble de règles minima des Nations unies concernant l’administration de la justice pour mineurs (Règles de Beijing). La privation de liberté d’un mineur doit être une mesure prise en dernier recours et pour le minimum de temps nécessaire et être limitée à des cas exceptionnels. La durée de détention doit être définie par les autorités judiciaires, sans que soit écartée la possibilité d’une libération anticipée. (...) II. Portée et application des Règles Aux fins des présentes Règles, les définitions ci-après sont applicables : (...) b) Par privation de liberté, on entend toute forme de détention, d’emprisonnement ou le placement d’une personne dans un établissement public ou privé dont elle n’est pas autorisée à sortir à son gré, ordonnés par une autorité judiciaire, administrative ou autre. (...) E. Éducation, formation professionnelle et travail Tout mineur d’âge scolaire a le droit de recevoir une éducation adaptée à ses besoins et aptitudes, et propre à préparer son retour dans la société. Cette éducation doit autant que possible être dispensée hors de l’établissement pénitentiaire dans des écoles communautaires et, en tout état de cause, par des enseignants qualifiés dans le cadre de programmes intégrés au système éducatif du pays afin que les mineurs puissent poursuivre sans difficulté leurs études après leur libération. (...) J. Contacts avec l’extérieur Tout doit être mis en œuvre pour que les mineurs aient suffisamment de contacts avec le monde extérieur car ceci fait partie intégrante du droit d’être traité humainement et est indispensable pour préparer les mineurs au retour dans la société. Les mineurs doivent être autorisés à communiquer avec leurs familles, ainsi qu’avec des membres ou représentants d’organisations extérieures de bonne réputation, à sortir de l’établissement pour se rendre dans leurs foyers et leurs familles et à obtenir des autorisations de sortie spéciales pour des motifs importants d’ordre éducatif, professionnel ou autre. (...) Tout mineur doit avoir le droit de recevoir des visites régulières et fréquentes de membres de sa famille, en principe une fois par semaine et pas moins d’une fois par mois, dans des conditions tenant compte du besoin du mineur de parler sans témoin, d’avoir des contacts et de communiquer sans restriction avec les membres de sa famille et ses défenseurs. Tout mineur doit avoir le droit de communiquer par écrit ou par téléphone au moins deux fois par semaine avec la personne de son choix, sauf interdiction légale, et, le cas échéant, recevoir une assistance afin de pouvoir jouir effectivement de ce droit. Tout mineur doit avoir le droit de recevoir de la correspondance. (...) N. Retour dans la communauté Tout mineur doit bénéficier de dispositions visant à faciliter son retour dans la société, dans sa famille, dans le milieu scolaire ou dans la vie active après sa libération. Des procédures, notamment la libération anticipée, et des stages doivent être spécialement conçus à cette fin. » D. Principes directeurs des Nations unies pour la prévention de la délinquance juvénile (Principes directeurs de Riyad) Les principes directeurs de Riyad ont été adoptés et proclamés par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 45/112 du 14 décembre 1990 et incluent la disposition suivante : « 46. Le placement des jeunes en institutions devrait n’intervenir qu’en dernier ressort et ne durer que le temps absolument indispensable, l’intérêt de l’enfant étant la considération essentielle. Il faudrait définir strictement les critères de recours aux interventions officielles de ce type, qui devraient être limitées normalement aux situations suivantes : a) l’enfant ou l’adolescent a enduré des souffrances infligées par ses parents ou tuteurs ; b) l’enfant ou l’adolescent a subi des violences sexuelles, physiques ou affectives de la part des parents ou tuteurs ; c) l’enfant ou l’adolescent a été négligé, abandonné ou exploité par ses parents ou tuteurs ; d) l’enfant est menacé physiquement ou moralement par le comportement de ses parents ou tuteurs ; et e) l’enfant ou l’adolescent est exposé à un grave danger physique ou psychologique du fait de son propre comportement et ni lui, ni ses parents ou tuteurs, ni les services communautaires hors institution ne peuvent parer ce danger par des moyens autres que le placement en institution. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1977 et réside à Algueirão-Mem Martins. Elle est la mère de dix enfants : – S., une fille, née en 1993, – E., une fille, née le 20 juin 1995, – I., une fille, née le 27 août 2001, – M., un garçon, né le 21 juillet 2004, – Y., un garçon, né le 22 août 2005, – I.R., un garçon, né le 10 octobre 2006, – L. et M.S., un garçon et une fille, jumeaux, nés le 18 septembre 2008, – A., un garçon, né le 13 novembre 2009, et – R., une fille, née le 25 novembre 2011. A. Sur la procédure de promotion des droits et de protection des enfants La procédure devant la commission de protection des enfants et des jeunes de Sintra En 2005, la situation de la famille fut signalée à la commission de protection des enfants et des jeunes (Comissão de proteção de crianças e jovens) (« la CPCJ ») de Sintra au motif que la requérante était sans emploi depuis quatre ans, et que le père des enfants était polygame et souvent absent du foyer familial. Le 4 janvier 2007, en application de l’article 55 de la loi relative à la protection des enfants et des jeunes en danger (lei de proteção das crianças e jovens em perigo) (« la LPCJP »), la CPCJ établit un accord de promotion des droits et de protection des enfants (« l’accord de protection ») avec la requérante et son conjoint concernant les mineurs E., I., M., Y. et I.R. pour une durée d’un an. Cet accord se lisait comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce : « 1. La mère conservera la garde des mineurs E., I., M., Y. et I.R. Elle devra s’occuper d’eux, assurer leur subsistance et veiller à leur éducation, leur formation, leur santé et tous autres intérêts ; La mère devra notamment : a) veiller à l’assiduité et à la ponctualité des enfants à l’école ; b) garantir l’hygiène et l’organisation au sein de l’habitation ; c) assurer les consultations médicales de routine ou d’urgence ; d) assurer que les enfants M., Y. et I.R. fréquentent des structures pour enfants ; e) (...) rechercher une activité professionnelle rémunérée afin de garantir son autonomie financière. Elle devra présenter auprès des entités en charge de l’accompagnement de cette mesure une preuve à ce sujet. Le père devra veiller à ce que la mère respecte les engagements susmentionnés. Le père continuera à contribuer financièrement au paiement des frais des structures pour enfants et aux besoins primaires des enfants. (...) les parents consentent à coopérer et à collaborer avec les travailleurs sociaux, en acceptant leurs orientations, recommandations, suggestions et propositions visant au maintien des conditions de vie, du confort, du bienêtre et de la défense des intérêts des mineurs. » À une date non précisée, l’accord fut homologué par le tribunal. Le 22 mai 2007, un travailleur social rendit visite à la famille et constata que l’appartement où elle vivait était sale et que l’alimentation en eau courante et en électricité était coupée depuis deux mois pour cause de non-paiement de factures. Le 31 mai 2007, la CPCJ reçut un nouveau signalement en raison de l’absentéisme scolaire de I. qui aurait été lié au fait que celle-ci devait s’occuper de ses frères et sœurs les plus jeunes. Ce même jour, elle engagea une procédure de promotion et de protection des droits des enfants et des jeunes en danger (« la procédure de protection ») à l’égard des enfants S., E., I., M., Y. et I.R. La procédure devant le tribunal aux affaires familiales de Sintra Le 26 septembre 2007, la CPCJ transmit le dossier au parquet près le tribunal aux affaires familiales de Sintra en raison du manque de collaboration de la requérante dans le cadre de la procédure de protection mise en place. Le parquet requit l’ouverture d’une procédure de protection pour les enfants E., I., M., Y. et I.R. au motif que la requérante ne disposait pas de conditions matérielles adéquates et qu’elle négligeait ces enfants. À partir de ce moment, la famille fut suivie par l’équipe des services sociaux auprès du tribunal (Equipa de crianças e jovens do Instituto da Segurança Social de Apoio ao Tribunal) (« l’ECJ ») de Sintra. La requérante et son conjoint furent entendus, ainsi que les enfants les plus âgés et les travailleurs sociaux qui avaient accompagné la famille. Des visites au domicile familial eurent également lieu. Par une ordonnance du 21 décembre 2007, le tribunal aux affaires familiales décida l’application d’une mesure de soutien aux parents à l’égard des enfants E., I., M., Y. et I.R. (medida de apoio junto dos pais). Cette mesure fut reconduite plusieurs fois. Le 24 septembre 2008, au cours d’une visite au domicile familial, les services sociaux constatèrent que les conditions d’habitation étaient toujours précaires. Un travailleur social fut envoyé auprès de la requérante pour lui apprendre à gérer son foyer, à assurer l’hygiène et l’organisation du domicile et à s’occuper de ses enfants. Le 25 juin 2009, le tribunal tint une audience en vertu de l’article 112 de la LPCJP. Au cours de cette audience, après prise en compte des recommandations des travailleurs sociaux en charge de l’accompagnement de la famille, les clauses suivantes furent ajoutées à l’accord de protection : « 1. [Les parents devront] inscrire le mineur I.R. dans un établissement pour enfants à la prochaine rentrée scolaire. Le père devra commencer une activité professionnelle rémunérée et régulariser sa situation auprès de la sécurité sociale. La mère devra prouver qu’elle est suivie à l’hôpital Fernando Fonseca en vue d’une stérilisation par ligature des trompes. Les époux devront prouver qu’ils s’occupent effectivement de leur régularisation dans le pays. Les parents devront fournir les documents requis pour l’étude d’une possibilité d’aide financière. Les parents devront présenter une personne de leur réseau familial et/ou social pouvant constituer un appui effectif pour la famille ; cette personne devra ensuite comparaître devant l’équipe et/ou le tribunal afin d’être coresponsabilisée. » Ultérieurement, la CPCJ demanda l’élargissement de la procédure de protection aux enfants L., M.S. et A. Le 9 septembre 2009, les services sociaux effectuèrent une visite au domicile de la requérante. Le 10 septembre 2009, E., qui était âgée de 13 ans et qui était enceinte, fut accueillie dans un centre d’accueil temporaire d’assistance aux femmes. Le 24 octobre 2009, elle donna naissance à un enfant qui décéda le 15 décembre 2009. Quant à S., qui ne vivait pas avec la famille depuis un certain temps, elle revint au domicile familial en octobre 2009. Âgée de 16 ans, elle donna naissance à une fille le 31 décembre 2009. En décembre 2009, l’ECJ en charge du dossier remit un rapport de suivi au tribunal. Elle y indiquait que la requérante et son conjoint n’avaient pas respecté les engagements qu’ils avaient pris dans le cadre de l’accord de protection et, notamment : – que l’enfant I. R. n’était toujours pas inscrit dans un établissement pour enfants ; – que le père n’avait pas régularisé sa situation auprès de la sécurité sociale ; – que la mère n’avait pas procédé à l’opération de stérilisation par ligature des trompes et qu’elle n’avait suivi aucun planning familial puisqu’elle venait d’accoucher d’un autre enfant, un an après avoir donné naissance à des jumeaux ; – que ses dernières grossesses n’avaient pas fait l’objet d’un suivi médical ; – que les parents étaient toujours en situation irrégulière dans le pays ; – qu’ils n’avaient pas présenté de personne de leur réseau familial ou social pouvant les aider à s’occuper des enfants. Le 5 février 2010, l’ECJ effectua une visite au domicile familial. Elle remit ensuite un rapport au tribunal avec les observations suivantes : – les vaccinations de M., L. et M.S. n’étaient pas à jour ; – le père avait déclaré percevoir 366 euros (EUR) de revenus mensuels ; – la requérante n’avait pas de revenus ; – la famille recevait 393 EUR par mois d’allocations familiales ; – la situation irrégulière de certains membres de la famille constituait un obstacle à l’obtention d’allocations sociales ; – la requérante avait dit s’être inscrite à l’hôpital en vue d’une stérilisation par ligature des trompes, mais l’hôpital avait démenti cette information. Par une ordonnance du 3 mars 2010, le tribunal aux affaires familiales décida l’élargissement de la procédure de protection aux enfants L., M.S. et A. (quant à R., l’élargissement fut prononcé par une ordonnance du 5 janvier 2012). En juin 2010, une travailleuse sociale fut envoyée auprès de la famille pour l’aider dans la prise en charge du foyer. Pendant six semaines, elle se rendit trois à quatre fois par semaine au domicile de la requérante pour lui apprendre à organiser son foyer. Elle l’aida aussi à emménager dans un autre appartement. Le 23 août 2010, l’ECJ présenta un rapport selon lequel : – le père n’avait toujours pas régularisé sa situation auprès des services sociaux ; – la requérante persistait dans son refus de se soumettre à l’opération visant à la stérilisation par ligature des trompes ; – les parents ne s’étaient toujours pas présentés avec les documents nécessaires à l’étude de leur situation financière ; – aucune personne ne s’était montrée disponible pour apporter un soutien à l’éducation des enfants ; – E. avait repris ses études et était passée au niveau supérieur, mais elle continuait à aider sa mère dans le soutien au restant de la famille ; – I. avait réussi son année scolaire ; – M. et Y. ne fréquentaient pas l’école avec assiduité ; – I.R. et A. ne fréquentaient pas la crèche et restaient à la maison. Le tribunal fixa une audience le 23 septembre 2010, mais les parents n’y comparurent pas. Une nouvelle audience fut fixée au 26 octobre 2010, à laquelle seule S. se présenta. Au cours de l’audience, cette dernière déclara que la situation de la famille s’était améliorée. En décembre 2010, l’ECJ remit un nouveau rapport au tribunal, observant notamment : – que E. avait cessé d’aller à l’école ; – que I. n’avait toujours pas été inscrite au registre de l’état civil et qu’elle ne bénéficiait ainsi d’aucune subvention sociale ; – que Y. et I.R. étaient souvent sales et qu’ils finissaient par se doucher au jardin d’enfants ; – qu’il n’y avait pas de dialogue entre la famille et l’école ; – que les jumeaux étaient placés chez des nourrices, qu’ils manquaient visiblement de soins d’hygiène et qu’ils n’étaient pas habillés de manière adéquate par rapport aux saisons ; – que les vaccinations de A. n’étaient pas à jour. L’ECJ remit un nouveau rapport le 24 juin 2011. Ce document indiquait ce qui suit : – la famille avait emménagé dans un autre appartement dont les conditions n’avaient pu être évaluées, la requérante n’ayant pas ouvert la porte de son domicile aux travailleurs sociaux ; – E. allait à l’école, mais continuait de s’occuper de ses frères et sœurs à la maison ; – I. n’était toujours pas inscrite au registre de l’état civil et ne disposait donc pas d’une pièce d’identité ; – le père des enfants continuait à être absent. À une date non précisée, le parquet présenta ses réquisitions écrites (alegações escritas), demandant l’application d’une mesure de soutien à l’autonomie (medida de apoio para a autonomia de vida) d’une durée de dix-huit mois à l’égard de E., d’une mesure d’accueil en institution de longue durée (medida de acolhimento institucional de longa duração) à l’égard de I., M. et Y., et d’une mesure de placement de I.R., L., M.S., A. et R. chez une personne sélectionnée pour l’adoption ou dans une institution en vue de leur adoption (medida de confiança a pessoa selecionada para a adoção ou a instituição com vista a futura adoção) sur le fondement de l’article 35 § 1 d), f) et g) de la LPCJP. Le 26 janvier 2012, le tribunal tint une audience à laquelle ni la requérante ni son époux ne comparurent. Au cours de celle-ci, l’ECJ déclara que la situation de la famille était toujours critique étant donné que l’accord n’était toujours pas respecté. Elle relevait notamment : – que les jumeaux ne fréquentaient plus la crèche faute de paiement des frais d’accueil ; – que l’aînée des enfants continuait à s’occuper de ses frères et sœurs ; – que I. n’était toujours pas inscrite au registre de l’état civil. Le 16 mai 2012, le tribunal organisa une audience (debate judicial). Au cours de celle-ci, la requérante demanda au tribunal de ne pas lui retirer la garde de ses enfants aux motifs qu’elle avait beaucoup d’affection pour eux, qu’elle ne les maltraitait pas et qu’ils étaient toute sa vie. Le jugement du tribunal aux affaires familiales de Lisbonne NordEst - Sintra du 25 mai 2012 Le 25 mai 2012, le tribunal aux affaires familiales de Lisbonne NordEst - Sintra (nouvelle dénomination du tribunal aux affaires familiales de Sintra) prononça son jugement. Il décida l’application : – d’une mesure de soutien à l’autonomie pour une durée de dix-huit mois à l’égard de E. ; – d’une mesure de soutien à la requérante pour une durée d’un an concernant I., en vertu de l’article 39 de la LPCJP ; – d’une mesure de placement des enfants M., Y., I.R., L., M.S., A. et R. dans une institution en vue de leur adoption en vertu de l’article 38-A de la LPCJP. Précisant que cette dernière mesure resterait en vigueur jusqu’à ce que l’adoption fût prononcée en application de l’article 62-A de la LPCJP, le tribunal déclara la déchéance de l’autorité parentale de la requérante et de son époux vis-à-vis de M., Y., I.R., L., M.S., A. et R., et l’interdiction de tout contact avec ces derniers, en application de l’article 1978-A du code civil. Pour fonder sa décision, le tribunal tint compte des rapports de la CPCJ et de l’ECJ. Les motifs de sa décision se lisaient comme suit : « (...) il ressort des faits considérés comme établis que le père est totalement absent et que la mère est incapable d’exercer sa fonction de mère ce dont témoignent le manque d’hygiène, de nourriture, de soins de santé et de supervision, l’utilisation de vêtements non appropriés aux saisons de l’année, la négligence à inscrire certains des enfants dans un établissement d’accueil pour enfants, l’absence d’accompagnement scolaire de ces derniers et l’absence de suivi d’un planning familial adéquat. En particulier, il faut noter que la mère n’a pas enregistré sa fille I. au registre de l’état civil. Cela a pour conséquence que [l’enfant] n’a pas d’existence juridique et qu’il ne peut bénéficier de subventions sociales (...). En ce qui concerne le manque d’hygiène, il a été prouvé que les enfants étaient sales, [qu’ils souffraient d’]un manque d’hygiène corporelle et de vêtements, que le jardin d’enfants avait permis que Y. et I.R. se douchent dans l’établissement, que les camarades de I. refusaient de s’asseoir à côté d’elle en raison de son odeur désagréable et que les enfants dormaient sur des matelas souillés d’urine (...). Pour ce qui est du manque d’hygiène de l’appartement où vivaient les enfants, il est ressorti des diverses visites effectuées au domicile qu’il était sale, que les enfants dormaient tous dans la même pièce, que la chambre restante servait à entasser des vêtements et d’autres produits et que parfois l’eau et l’électricité étaient coupées (...). Quant au manque de soins de santé aux enfants, il faut d’abord relever l’absence de suivi médical des grossesses, et l’absence des consultations médicales nécessaires et des vaccinations obligatoires (...). Concernant le manque de supervision, il apparaît que la mère laisse à nu les fils électriques sortant des prises de courant, que les fenêtres sont accessibles aux enfants, que les grossesses de S. et de E. sont survenues alors qu’elles avaient 16 et 13 ans, que I., qui a 10 ans, reste seule avec les autres enfants pour s’occuper d’eux dans l’appartement dont la porte est fermée à clé (...). La mère devra prouver qu’elle est suivie à l’hôpital Fernando Fonseca en vue d’une stérilisation par ligature des trompes (...). La requérante avait dit s’être inscrite à l’hôpital en vue d’une stérilisation par ligature des trompes, mais l’hôpital avait démenti cette information. La requérante persistait dans son refus d’une stérilisation par ligature des trompes (...). Pour finir, quant à l’absence d’un planning familial adéquat, il est important de relever que, contrairement à l’engagement pris le 25 juin 2009 dans le cadre de l’accord de protection, la mère ne s’est pas soumise à la stérilisation par ligature des trompes et que, depuis l’accord initial jusqu’à ce jour, quatre autres enfants sont nés (...). Certes, la mère a demandé au cours de l’audience que les enfants ne lui soient pas retirés parce qu’elle ne les maltraitait pas, qu’elle avait de la tendresse pour eux et qu’ils étaient toute sa vie, ce qui témoigne d’une certaine affection pour eux. Toutefois, le dossier ne comporte aucun indice qui donnerait à penser qu’elle-même ou le père des enfants sont en mesure d’apporter une réponse satisfaisante en termes de disponibilité, d’engagement et de collaboration pour accomplir la fonction de parent. (...). En outre, au moins depuis l’année 2007, le quotidien des enfants est assuré davantage grâce à l’aide de tiers (banque alimentaire, vêtements donnés par des personnes privées et des institutions) que par les parents qui ne recherchent pas sérieusement des moyens de subsistance pour eux et pour leurs enfants. Du fait de leur situation irrégulière, les parents des mineurs ne bénéficient même pas du revenu social d’insertion. (...) » Le 8 juin 2012, la décision de placement des enfants fut mise à exécution concernant Y., I.R., L., M.S., A. et R, alors respectivement âgés de 6 ans, de 5 ans, de 3 ans, de 3 ans, de 2 ans et de sept mois. La mesure ne fut pas mise en œuvre à l’égard de M. car celui-ci ne se trouvait pas au domicile familial au moment du retrait des enfants. Le 11 juin 2012, la requérante et son conjoint interjetèrent appel du jugement devant la cour d’appel de Lisbonne. Invoquant l’intérêt supérieur des enfants, ils demandaient que l’exécution du jugement fût suspendue jusqu’à la fin de la procédure. Ils alléguaient ensuite : – que cette séparation risquait de mettre en cause le bien-être des enfants ; – que leur fille I. avait entre-temps été inscrite au registre de l’état civil ; – qu’ils n’avaient pas pris connaissance des réquisitions qui avaient été formulées par le parquet et qu’ils n’avaient donc pu y répondre ; – qu’ils n’étaient pas représentés par un avocat devant le tribunal aux affaires familiales ; – qu’ils n’avaient été informés de la date de l’audience devant le tribunal qu’après avoir pris contact avec le greffe par téléphone ; – qu’il n’y avait pas de motifs autres que leur situation de carence économique pour justifier l’application de la mesure de protection qu’ils estimaient être la plus grave s’agissant de leurs enfants ; – que la mesure de placement dans une institution en vue de l’adoption concernant les enfants M., Y., I.R., L., M.S., A. et R. était disproportionnée par rapport à ce qui leur était reproché en raison notamment, selon eux, de l’absence de mauvais traitements ou de violence à leur encontre et de l’existence de liens affectifs forts entre la requérante et les enfants ; – que les appréciations de la situation familiale étaient contradictoires, au motif qu’une mesure de soutien à la requérante avait été appliquée à l’égard des deux aînées alors que la mesure de protection la plus grave avait été appliquée aux sept derniers ; – que la requérante avait été contrainte de s’engager à subir une opération de stérilisation par ligature des trompes et que le fait de n’avoir pas tenu cet engagement avait été retenu contre elle pour justifier la mesure de protection appliquée à l’égard des enfants. Par une requête du 19 juin 2012, la requérante demanda au tribunal des informations sur la situation de ses enfants. Elle informa aussi le tribunal qu’elle avait commencé une activité professionnelle et qu’elle avait inscrit sa fille I. au registre de l’état civil de Sintra. Le recours introduit par la requérante et son conjoint ne fut pas accueilli par le tribunal aux affaires familiales, lequel considéra qu’il avait été introduit hors du délai imparti. La requérante contesta la décision du tribunal devant la cour d’appel de Lisbonne puis devant le Tribunal constitutionnel. Le 10 mai 2013, celui-ci fit droit à son recours, déclarant que le recours avait bien été introduit dans le délai imparti. Le 1er juillet 2013, la requérante demanda au tribunal de suspendre l’exécution du jugement afin d’éviter une rupture du lien familial entre elle et les enfants, d’une part, et entre ces derniers, d’autre part. Le 11 octobre 2013, elle demanda à la cour d’appel de Lisbonne d’appliquer des mesures conservatoires afin de pouvoir avoir accès à ses enfants. Les arrêts de la cour d’appel de Lisbonne À une date non précisée, la cour d’appel de Lisbonne, siégeant en une formation de juge unique, rendit un arrêt confirmant le jugement du tribunal aux affaires familiales de Lisbonne Nord-Est - Sintra aussi bien que les faits établis par la première instance. Quant à la stérilisation, la cour d’appel de Lisbonne s’exprima comme suit dans la partie des faits établis : « La mère devra prouver qu’elle est suivie à l’hôpital Fernando Fonseca en vue d’une stérilisation par ligature des trompes (...). La mère ne s’est pas soumise à une stérilisation par ligature des trompes (...) car, en novembre 2009, un an après la naissance des jumeaux, elle attendait déjà un neuvième enfant (...). La requérante avait dit s’être inscrite à l’hôpital en vue d’une stérilisation par ligature des trompes, mais l’hôpital avait démenti cette information. La requérante persistait dans son refus de se soumettre à l’opération visant à la stérilisation par ligature des trompes. Nous acceptons les faits établis. (...) » S’agissant du moyen tiré de l’absence de notification des réquisitions du ministère public, la cour d’appel considéra que celles-ci avaient bien été envoyées à l’adresse que la requérante avait indiquée au tribunal dans le cadre de la procédure, qu’elles avaient été retournées au tribunal avec la mention « non réclamé » (não atendeu) et que la requérante n’avait pas prouvé qu’elles n’avaient pas été portées à sa connaissance. Quant au moyen tiré de l’absence de mauvais traitements à l’encontre des enfants et de l’existence de liens affectifs, la cour d’appel s’exprima comme suit : « (...) L’absence de mauvais traitements peut être le fruit même du manque d’attention vis-à-vis des enfants, et une « affection alimentaire » (carinho alimentar) minimale ou inexistante peut, aussi, être de la négligence. L’argumentation présentée nous paraît donc fallacieuse. Cela se reflète-t-il dans les faits qui ont été considérés comme établis ? Nous craignons que oui. Les faits considérés comme établis démontrent amplement que les enfants n’ont pas bénéficié de la part de leurs parents des conditions minimales d’habitation [et] de la sécurité matérielle et psychologique, un tas de déchets couvrant le sol, l’eau et l’électricité étant coupées depuis deux mois pour cause de défaut de paiement. En outre, les vaccinations [des enfants] ne sont pas à jour. La mère sort de la maison et laisse ses filles aînées s’occuper de [leurs] frères plus jeunes, celles-ci se trouvant ainsi empêchées d’aller à l’école. La mère n’a jamais entrepris de démarches pour inscrire au registre de l’état civil sa fille I. Elle est séparée du père des enfants. Cela suffit à démontrer la négligence morale. À cela s’ajoute le fait que [la mère] ne présente pas et ne démontre pas avoir des ressources permettant de donner aux enfants une vie digne, ce qui suffit à actionner [la machine] judiciaire. (...) Le manque d’engagement des parents pour assurer un confort matériel aux enfants est, en soi, une grande violence qui justifie la décision prise en première instance. En outre, on ne peut invoquer le principe de primauté de la famille naturelle. (...) » Le 26 décembre 2013, la requérante attaqua cette décision devant le comité de trois juges (conferência) de la cour d’appel de Lisbonne. Le 27 mars 2014, celui-ci confirma mot à mot, par le procédé du copier-coller, l’arrêt qui avait été rendu. Le 21 avril 2014, la requérante se pourvut en cassation devant la Cour suprême. Elle alléguait notamment : – qu’elle n’avait pas eu connaissance des réquisitions formulées par le parquet ; – que le parquet avait demandé l’application d’une mesure de placement en institution de ses enfants M. et Y., que le tribunal avait quant à lui ordonné le placement en institution de ceux-ci en vue de leur adoption et qu’il avait ainsi violé le principe du contradictoire ; – que la cour d’appel avait omis de se prononcer par rapport à des faits nouveaux, à savoir notamment, selon elle, qu’elle travaillait depuis le 12 juin 2012 et qu’elle avait procédé à l’inscription de sa fille I. au registre de l’état civil ; – qu’elle avait été contrainte de s’engager à subir une stérilisation par ligature des trompes dans le cadre de l’accord avec les services sociaux, et que cela violait ses droits fondamentaux et enfreignait l’article 55 § 2 de la LPCJP ; – que le fait de ne pas avoir tenu son engagement avait été considéré par le tribunal comme une circonstance aggravante et qu’il avait motivé le placement de ses enfants en vue de leur adoption ; – que la cour d’appel n’avait pas répondu à sa demande d’accès à ses enfants ; – que la mesure dénoncée par elle n’était pas proportionnée à ce qui lui était reproché et qu’elle avait été exécutée de force avec l’intervention de la police, alors que son recours aurait été toujours pendant. La requérante soutenait en outre que l’interprétation qui avait été faite des articles 35 § 1 g) et 55 § 2 de la LPCJP n’était pas conforme à la Constitution et que le caractère non obligatoire de la représentation par un avocat énoncé, selon elle, à l’article 103 de la LPCJP allait à l’encontre du droit à un procès équitable. Par une ordonnance du 22 juin 2014, la cour d’appel de Lisbonne admit le recours, sans toutefois lui conférer un effet suspensif. Entre-temps, le 20 février 2014, la requérante avait présenté une requête devant le Conseil supérieur de la magistrature, par laquelle elle dénonçait une absence de réponse à toutes ses demandes d’accès à ses enfants et une impossibilité de rendre visite à ceux-ci. L’arrêt de la Cour suprême du 28 mai 2015 Le 28 mai 2015, la Cour suprême prononça un arrêt par lequel elle rejeta le recours de la requérante sur la base des faits établis en première instance et confirmés par la cour d’appel de Lisbonne. S’agissant du moyen tiré de l’absence de notification des réquisitions du parquet dans le cadre de la procédure devant le tribunal aux affaires familiales, elle considéra : – que la requérante n’avait pas prouvé ne pas avoir effectivement reçu la lettre du tribunal contenant les réquisitions ; – qu’elle avait présenté le 28 février 2012 une demande visant à la consultation du dossier de la procédure, que le tribunal avait fait droit à cette demande et que, par conséquent, l’intéressée avait bien pris connaissance des réquisitions par cette voie ; – que la lettre de notification de la date de l’audience avait été envoyée à l’adresse de la requérante qui figurait dans le dossier et qu’elle avait été retournée avec la mention « non réclamé » ; – qu’il ressortait du dossier qu’un greffier du tribunal avait communiqué par téléphone la date de l’audience à la requérante et que celle-ci avait ensuite demandé son report, ce qui lui avait été refusé. La Cour suprême considéra en outre que la cour d’appel n’avait pas fait mention dans son arrêt de l’engagement pris par l’intéressée de se soumettre à une opération de stérilisation, qu’elle ne s’était pas fondée sur celui-ci et qu’il n’était donc pas pertinent de s’y référer et que les éléments nouveaux indiqués par la requérante à la cour d’appel avaient été pris en considération par cette juridiction dans son arrêt. Quant à la stérilisation, la Cour suprême s’exprima comme suit dans la partie des faits établis : « La mère ne s’est pas soumise à une stérilisation par ligature des trompes (...) car, en novembre 2009, un an après la naissance des jumeaux, elle attendait déjà un neuvième enfant (...). La requérante avait dit s’être inscrite à l’hôpital en vue d’une stérilisation par ligature des trompes, mais l’hôpital avait démenti cette information. (...) » Quant à l’application de la mesure de placement des enfants en institution en vue de leur adoption, la Cour suprême rappela qu’elle ne pouvait se prononcer que sur la conformité de la mesure avec la loi et non pas sur l’opportunité ou le caractère approprié de celle-ci. Elle estima que les faits qui avaient été considérés comme établis étaient suffisants et que, dès lors, les dispositions légales en cause, en l’occurrence l’article 1978 du code civil et l’article 34 de la LPCJP, n’avaient pas été enfreintes. S’agissant du grief portant sur une absence de réponse de la cour d’appel aux demandes d’accès à ses enfants faites par la requérante, la Cour suprême considéra que : « (...) le régime de visites réclamé se révèle et s’est révélé incompatible avec la décision attaquée et entre en conflit avec celle-ci, [ladite décision] prévoyant le placement en institution en vue de l’adoption, avec déchéance de l’autorité parentale, [déchéance qui est par] ailleurs conforme avec les dispositions de l’article 1978-A du code civil (...) » Elle concluait ainsi : « Dès lors, eu égard à la réalité matérielle établie, il existe une situation particulièrement dangereuse lorsque la famille biologique est déstructurée, que le père est absent du quotidien des enfants et que la mère fait preuve d’une grande instabilité affective et professionnelle, et d’une négligence manifeste par rapport aux soins dus aux enfants mineurs en matière d’hygiène, de santé, d’alimentation, d’habitation et d’éducation. Partant, la décision des juridictions, à la lumière de l’article 1978 § 1 du code civil et de l’article 35 § 1 g) de LPCJP, d’opter pour la mesure de placement en institution en vue de l’adoption et, par voie de conséquence, pour la déchéance de l’autorité parentale par rapport aux enfants mineurs, en vertu de l’article 1978-A du code civil, n’est pas illégale. » Le 16 juin 2015, la requérante présenta une réclamation devant le comité de trois juges de la Cour suprême. Elle demandait une révision (reforma) de l’arrêt, soulevant plusieurs motifs de nullité et reprochant à la Cour suprême de ne pas s’être prononcée sur la question de l’absence de notification des réquisitions du ministère public et de la date de l’audience devant le tribunal aux affaires familiales. Par un arrêt du 9 juillet 2015, le comité de trois juges de la Cour suprême rejeta le recours de la requérante, aux motifs que la notification de la date de l’audience avait été faite à l’adresse de la requérante qui figurait dans le dossier, et que l’intéressée avait eu, de fait, accès aux réquisitions et aux moyens de preuve qui figuraient à l’appui de celles-ci puisqu’elle avait consulté le dossier de la procédure. La requérante attaqua l’arrêt dans le cadre d’un recours en nullité par lequel elle contestait avoir consulté le dossier de la procédure. La Cour suprême la débouta de ses prétentions par un arrêt du 17 septembre 2015. La procédure devant le Tribunal constitutionnel Ultérieurement, le 5 octobre 2015, la requérante présenta un recours devant le Tribunal constitutionnel, arguant de l’inconstitutionnalité de plusieurs dispositions de la LPCJP et de l’article 1978 du code civil. Elle dénonçait notamment : – l’interprétation faite par les juridictions des articles 35 § 1 g) et 38-A de la LPCJP, qui auraient considéré que la mesure de placement en vue de l’adoption pouvait être appliquée même si le parent n’avait pas pris connaissance des réquisitions du ministère public demandant une telle mesure et que la notification pouvait être présumée ; – l’interprétation faite par les juridictions des articles 35 § 1 d) et g), 45 et 55 § 2 de la LPCJP qui auraient estimé que le non-respect de l’engagement pris par la requérante de se faire stériliser pouvait constituer une circonstance aggravante et motiver l’application d’une mesure de placement en institution en vue de l’adoption ; – le caractère non obligatoire de la représentation par un avocat au cours de la procédure devant les juridictions de première instance, qui aurait été énoncé par l’article 103 de la LPCJP. Selon les dernières informations reçues, lesquelles remontent au 1er décembre 2015, la procédure devant le Tribunal constitutionnel est toujours pendante. B. Sur l’intervention de la Cour au titre de l’article 39 de son règlement Entre-temps, par une télécopie du 19 novembre 2014, la requérante avait, sur le fondement de l’article 39 du règlement, saisi la Cour d’une demande en vue d’obtenir un droit de visite à ceux de ses enfants qui avaient fait l’objet d’une mesure de placement en vue de leur adoption. Le 17 février 2015, la Cour avait invité le gouvernement portugais, en application de la disposition précitée, à adopter des mesures provisoires afin de permettre l’accès de la requérante à ses enfants et le rétablissement de contacts entre ces derniers pour la durée de la procédure devant elle. Le 5 mars 2015, le tribunal aux affaires familiales avait autorisé la requérante à reprendre contact avec ses enfants. Depuis le 15 mars 2015, la requérante rend des visites hebdomadaires à ses enfants dans les trois institutions, situées à Sintra, Cascais et Alverca, où ces derniers ont été placés. II. LES DOCUMENTS INTERNATIONAUX ET LE DROIT INTERNE PERTINENTS A. Les observations finales du Comité des droits de l’enfant des Nations unies concernant les troisième et quatrième rapports périodiques du Portugal Conformément à l’article 44 de la Convention internationale des droits de l’enfant, le Comité des droits de l’enfant des Nations unies a examiné les troisième et quatrième rapports périodiques du Portugal, soumis en un seul document (CRC/C/PRT/3-4), à ses 1860e et 1861e séances (voir CRC/C/SR.1860 et 1861), tenues le 22 janvier 2014, et a adopté à sa 1875e séance (voir CRC/C/SR.1875), tenue le 31 janvier 2014, ses observations finales sur ces rapports dont les parties pertinentes en l’espèce se lisent comme suit: « 39. Tout en se félicitant de l’existence d’une vaste gamme de programmes d’aide sociale, notamment de celle du Programme d’aide sociale d’urgence, le Comité est préoccupé par le fait que de nombreuses familles, en particulier celles se trouvant en situation de pauvreté, ne bénéficient pas d’une assistance appropriée pour s’acquitter de leurs responsabilités de parents élevant des enfants, notamment en matière d’appui financier, d’éducation de la petite enfance accessible et de protection de jeunes enfants. Le Comité est particulièrement préoccupé par la situation des enfants se trouvant dans des familles touchées par la crise économique actuelle, qui ont besoin de mesures sociales de discrimination positive, en particulier les familles monoparentales, les familles ayant des enfants handicapés et les familles vivant dans une pauvreté persistante. Le Comité recommande à l’État partie de redoubler d’efforts pour accorder une assistance appropriée aux parents et aux tuteurs légaux afin de leur permettre de s’acquitter de leurs responsabilités de parents élevant des enfants, en particulier lorsqu’ils se trouvent dans des situations de pauvreté. Il recommande aussi à l’État partie de veiller à ce qu’aucun groupe d’enfants ne vive sous la ligne de pauvreté. Le Comité recommande en outre à l’État partie de renforcer le système des prestations familiales et des allocations familiales ainsi que d’autres services, tels que les services de consultation et d’orientation familiales, de même que des services de garde et d’éducation de la petite enfance, pour apporter un appui aux familles de deux enfants ou plus, aux familles ayant des enfants handicapés et aux familles vivant dans une pauvreté persistante, conformément au document d’orientation de la Commission européenne en matière de garde et d’éducation des enfants. Le Comité accueille avec satisfaction l’adoption de la loi relative à la protection des enfants et des jeunes en situation de risque, les mesures prises pour la réunification des familles et les efforts tendant à promouvoir la réduction du nombre de placements en institution, notamment par l’augmentation du nombre d’enfants vivant dans des foyers collectifs. Toutefois, le Comité exprime son inquiétude face : a) Au faible nombre de familles d’accueil et de placements d’enfants dans des familles, et face au recours encore répandu au placement en institution, en particulier des enfants les moins âgés ; (...) Le Comité recommande à l’État partie de mettre en œuvre les mesures ciaprès, en tenant compte des Lignes directrices relatives à la protection de remplacement pour les enfants annexées à la résolution 64/142 du 18 décembre 2009 de l’Assemblée générale des Nations unies: a) Accroître le soutien accordé aux familles biologiques pour éviter les placements dans des structures de remplacement ; renforcer les dispositions relatives à la protection au sein de la famille, telle que la famille élargie, les systèmes de placement en famille et dans des établissements de placement ; prendre toutes les mesures nécessaires pour que la protection de remplacement pour les jeunes enfants, en particulier les enfants de moins de 3 ans, s’inscrive dans un cadre familial; (...) Le Comité accueille avec satisfaction la décision de l’État partie d’augmenter les allocations et prestations familiales au profit des ménages vulnérables avec enfants, c’est-à-dire les familles monoparentales, les familles avec deux enfants ou plus, les familles ayant des enfants handicapés et les familles vivant dans une pauvreté persistante ; il accueille avec satisfaction l’expansion du programme des repas à l’école et la mise en œuvre du Programme social d’urgence en 2011 dans le but de réduire au minimum les effets de la crise financière sur les ménages vulnérables. Le Comité est néanmoins préoccupé par le niveau élevé de dénuement parmi les enfants et par l’application de mesures d’austérité qui ont des effets fâcheux sur les familles, ce qui accroît considérablement le risque d’exposer les enfants à la pauvreté et d’affecter leur jouissance de nombreux droits protégés par la Convention, notamment les droits à la santé, à l’éducation et à la protection sociale. Le Comité engage vivement l’État partie à redoubler d’efforts pour s’attaquer, à la fois dans l’immédiat et dans la durée, au niveau élevé de pauvreté des enfants, notamment en adoptant des politiques publiques et un plan national de lutte contre la pauvreté des enfants. Ces politiques et ce plan devraient consister en la mise en place d’un cadre cohérent comprenant des mesures prioritaires de lutte contre l’exclusion des enfants, avec des objectifs précis et mesurables, assortis d’indicateurs clairs et de dates limites, et bénéficiant d’un appui économique et financier suffisant. ( ...) » B. Le droit interne Le code civil Les dispositions pertinentes en l’espèce du code civil, en vigueur au moment des faits, se lisaient ainsi : Article 1978 Placement en vue de l’adoption « 1. Aux fins d’une adoption, le tribunal peut placer le mineur chez un couple, chez une personne seule ou dans une institution lorsque les liens affectifs propres à la filiation n’existent pas ou se trouvent sérieusement compromis pour les raisons suivantes : (...) d) lorsque les parents, par action ou omission, ou du fait d’une incapacité évidente due à une maladie mentale, mettent en grave danger la sécurité, la santé, la formation, l’éducation ou le développement du mineur ; (...). Dans le cadre de l’examen des situations prévues au paragraphe précédent, le tribunal doit prendre en considération en priorité les droits et les intérêts du mineur. (...) Le placement judiciaire du mineur peut être demandé par le ministère public, le centre de sécurité sociale de la zone de résidence du mineur, la personne à qui l’enfant a été administrativement confié, le directeur de l’établissement public ou la direction de l’institution d’accueil privée. (...) » Article 1978-A Effet (...) de la mesure (...) de placement chez une personne sélectionnée pour l’adoption ou dans une institution en vue de l’adoption « Une fois (...) que la mesure de promotion et de protection avec placement chez une personne sélectionnée pour l’adoption ou dans une institution en vue de l’adoption a été ordonnée, les parents sont déchus de leur autorité parentale. » La loi relative à la protection des enfants et des jeunes en danger Au moment des faits, la LPCJP, régie par la loi 147/99 du 1er septembre 1999 dans sa rédaction issue de la loi 31/2003 du 22 août 2003, établissait le régime et la procédure de promotion des droits et de protection des enfants et jeunes en danger (processo de promoção de direitos e proteção das crianças e jovens em perigo). D’après cette loi, il fallait entendre par « enfant » une personne âgée de moins de 18 ans et par « jeune » une personne âgée de moins de 21 ans ayant sollicité la poursuite de l’intervention qui avait été mise en œuvre avant ses 18 ans (article 5 a)). Les mesures de promotion des droits ou de protection des enfants étaient adoptées par les commissions de protection des enfants ou des jeunes en danger ou par les tribunaux (article 5 e)). Elles avaient pour objectif de soustraire les enfants et les jeunes au danger auquel ils étaient exposés, de leur fournir des conditions leur permettant d’avoir accès à la sécurité, aux soins de santé, à une éducation ou à une formation, de favoriser leur développement et de leur permettre une réhabilitation physique et psychologique par rapport à toute forme d’abus ou d’exploitation (article 34). Les parties pertinentes en l’espèce de cette loi se lisaient ainsi : Article 9 Accord « 1. L’intervention des commissions de protection des enfants et des jeunes (comissões de proteção das crianças e jovens) nécessite l’accord explicite des parents, du représentant légal ou de la personne qui a la garde de fait, selon le cas. (...) » Article 35 Mesures « 1. Les mesures de promotion et de protection sont les suivantes : a) le soutien aux parents ; b) le soutien à un autre membre de la famille ; c) le placement chez une personne jouissant d’une bonne réputation (idónea) ; d) le soutien à l’autonomie (apoio para a autonomia de vida) ; e) l’accueil familial ; f) l’accueil institutionnel ; g) le placement chez une personne sélectionnée pour l’adoption ou dans une institution en vue de l’adoption. Les mesures de promotion et de protection sont exécutées, en fonction de leur nature, en milieu ouvert (meio natural de vida) ou en régime de placement et peuvent être décidées à titre provisoire. (...) » Article 38 Compétence en matière d’application des mesures de promotion et de protection « L’application des mesures de promotion des droits et de protection est de la compétence exclusive des commissions de protection et des tribunaux ; (...) » Article 38-A Placement chez une personne sélectionnée pour l’adoption ou dans une institution en vue de l’adoption « La mesure de placement chez une personne sélectionnée pour l’adoption ou dans une institution en vue de l’adoption, applicable lorsque l’une des situations prévues à l’article 1978 du code civil est vérifiée, consiste en : a) un placement de l’enfant ou du jeune sous la garde d’un candidat sélectionné pour l’adoption par l’organisme de sécurité sociale compétent ; ou b) un placement de l’enfant ou du jeune sous la garde d’une institution en vue de l’adoption. » Article 39 Soutien aux parents « La mesure de soutien aux parents consiste à offrir pour l’enfant ou pour le jeune un appui psychopédagogique et social et, si nécessaire, une aide financière. » Article 41 Éducation parentale « 1. Lorsque la mesure prévue à l’article 39 est appliquée (...), les parents (...) peuvent bénéficier d’un programme de formation visant à l’amélioration de l’exercice des fonctions parentales. (...) » Article 45 Soutien à l’autonomie « 1. La mesure de soutien à l’autonomie consiste à apporter directement au jeune âgé de plus de 15 ans une aide financière et un accompagnement psychopédagogique et social, notamment à travers des programmes de formation, afin de lui offrir des conditions qui lui permettent de vivre seul et d’acquérir progressivement une autonomie de vie. (...). » Article 49 Notion d’accueil en institution « 1. L’accueil en institution est une mesure qui consiste à placer l’enfant ou le jeune au sein d’une structure disposant d’installations ou d’un établissement d’accueil permanent et d’une équipe de travailleurs pouvant garantir [à l’enfant ou au jeune] des soins conformes à ses besoins et apporter [à celui-ci] des conditions qui favorisent son éducation, son bien-être et son plein épanouissement. (...) » Article 55 Accord de promotion et de protection « 1. L’accord de promotion et de protection inclut obligatoirement : a) l’identification du membre de la commission de protection ou du [travailleur social] responsable du suivi du dossier ; b) le délai pour lequel il est établi et dans lequel il doit être révisé ; c) les déclarations de consentement ou de non-opposition nécessaires. Ne peuvent être établies des clauses imposant des obligations abusives ou imposant des limitations au fonctionnement de la vie familiale au-delà des mesures nécessaires pour écarter concrètement les facteurs de danger. » Article 56 Accord de promotion et de protection relatif à des mesures en milieu ouvert « 1. Les éléments suivants doivent notamment figurer dans l’accord de promotion et de protection établissant les mesures à mettre en œuvre en milieu ouvert : a) l’alimentation, l’hygiène et les soins de santé et le confort à apporter à l’enfant ou au jeune par les parents (...) ; b) l’identification de la personne responsable de l’enfant ou du jeune pour la période durant laquelle il ne peut pas ou ne doit pas être en compagnie ou sous la surveillance de ses parents ou de la personne à laquelle il a été confié ; c) le planning scolaire, de formation professionnelle, de travail et d’occupation des temps libres ; d) le planning des soins de santé, notamment les consultations médicales et d’orientation psychopédagogique, ainsi que l’engagement à se conformer aux directives et orientations fixées ; e) l’assistance financière à attribuer, ses modalités et sa durée, ainsi que l’entité responsable pour son octroi et les conditions y afférentes. (...) » Article 62-A Mesure de placement chez une personne sélectionnée pour l’adoption ou dans une institution en vue de l’adoption « 1. La mesure de placement chez une personne sélectionnée pour l’adoption ou dans une institution en vue de l’adoption dure jusqu’à ce que l’adoption soit prononcée et n’est pas sujette à révision. (...) la famille naturelle ne dispose pas du droit de visite. (...) » Article 85 Audition des titulaires de l’autorité parentale « Les parents, le représentant légal et les personnes ayant la garde de fait de l’enfant ou du jeune sont obligatoirement entendus relativement à la situation qui a donné lieu à l’introduction et à l’application, la révision ou la cessation des mesures de promotion et de protection. » Article 100 La procédure « La procédure judiciaire de promotion des droits et de protection des enfants et des jeunes en danger, dorénavant désignée comme procédure judiciaire de promotion et de protection, relève de la juridiction gracieuse. » Article 103 Avocat « 1. Les parents, le représentant légal ou la personne ayant de fait la garde de l’enfant ou du jeune peuvent, à tout moment de la procédure, recourir à un avocat ou requérir la désignation d’un avocat pour assurer leur représentation ou celle de l’enfant ou du jeune. Un avocat doit obligatoirement être désigné pour représenter l’enfant ou le jeune lorsque les intérêts [de celui-ci] et ceux de ses parents sont conflictuels et, également, lorsque l’enfant ou l’adolescent ayant une maturité suffisante le sollicite auprès du tribunal. (...) Lors de l’audience (debate judicial), le recours à un avocat ou la nomination d’un avocat est obligatoire pour assister l’enfant ou le jeune. » Avec l’entrée en vigueur, prévue le 8 décembre 2015, de la loi 142/2015 du 8 septembre 2015, l’alinéa 4 de l’article 103 se lira comme suit : « 4. Lors de l’audience, le recours à un avocat ou la désignation d’un avocat pour assister les parents est obligatoire lorsqu’est en cause la mesure prévue à l’alinéa g) du paragraphe 1 de l’article 35, et est obligatoire dans tous les cas pour assister l’enfant ou le jeune. » Article 104 Contradictoire « 1. L’enfant ou le jeune, ses parents, son représentant légal ou quiconque ayant la garde de fait ont le droit de demander des actes de procédure (diligências) et de produire des moyens de preuve. Des observations écrites peuvent être présentées au cours de l’audience et le contradictoire est garanti. Le contradictoire en ce qui concerne les faits et la mesure applicable est toujours garanti dans toutes les phases de la procédure, notamment au cours de la conciliation qui a pour but de parvenir à un accord, et dans le cadre de l’audience lorsque la mesure prévue à l’alinéa g) du paragraphe 1 de l’article 35 est applicable. » Article 106 Phases de la procédure « 1. La procédure judiciaire de promotion et de protection comporte les phases d’instruction, d’audience, de décision et d’exécution de la mesure. (...) » Article 110 Clôture de l’instruction « Après avoir entendu le ministère public, le juge déclare l’instruction close et : (...) c) lorsqu’il semble manifestement improbable de parvenir à une conciliation, il ordonne la poursuite de la procédure en vue d’une audience et fait procéder aux notifications conformément à l’article 114 § 1. » Article 112 Décision négociée (decisão negociada) « Le juge convoque à l’audience (conferência), aux fins d’obtention d’un accord de promotion et de protection, le ministère public, les parents, le représentant légal ou la personne qui dispose de la garde de fait [du mineur], l’enfant ou le jeune âgé de plus de 12 ans, ainsi que les personnes et représentants d’entités dont il estime la présence et le consentement à l’accord pertinents. » Article 114 Audience (debate judicial) « 1. S’il n’a pas été possible de parvenir à un accord de promotion et de protection (...), le juge procède à une notification au ministère public, aux parents, au représentant légal ou à la personne qui a la garde [du mineur], à l’enfant ou au jeune âgé de plus de 12 ans afin que les intéressés présentent par écrit, dans un délai de dix jours, leurs observations s’ils le souhaitent et (...) leurs moyens de preuve. Le ministère public doit présenter ses observations par écrit et ses moyens de preuve s’il considère que la mesure à appliquer est celle énoncée à l’alinéa g) du paragraphe 1 de l’article 35. Après réception des observations et des preuves, le juge fixe une date pour l’audience et ordonne que notification soit faite aux personnes devant comparaître. Avec la notification de la date d’audience sont portées à la connaissance des parents, du représentant légal ou de la personne qui a la garde [du mineur] les réquisitions du ministère public et à la connaissance de celui-ci les mémoires et les preuves demandés. » Le code de procédure civile L’article 1409 du code de procédure civile, en vigueur au moment des faits, disposait en ses parties pertinentes en l’espèce : « (...) Dans les procédures de juridiction gracieuse, la représentation par un avocat n’est obligatoire que dans la phase d’appel. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. Requête no 9063/14 Le premier requérant, M. Didier Foulon, est né en 1971. La seconde requérante, Mlle Emilie Sanja Lauriane Foulon, est née le 31 juillet 2009. Ils déclarent élire domicile au cabinet de Me Mécary. La seconde requérante est née en Inde, à Bombay, d’une mère indienne et du premier requérant, qui figurent tous les deux, en qualité de mère et de père de la seconde requérante, sur l’acte de naissance de celle-ci, délivré le 20 août 2009 par l’administration indienne. Le premier requérant avait effectué une reconnaissance de paternité à la mairie de Paris le 29 juillet 2009. Le refus de transcrire l’acte de naissance sur les registres de l’état civil français Le premier requérant effectua diverses démarches auprès du consulat général de France à Bombay en août 2009 en vue de la transcription de l’acte de naissance de la deuxième requérante. Il déposa toutes les pièces nécessaires le 31 août 2009. Le 9 octobre 2009, la consule adjointe informa le premier requérant que le Ministère des affaires étrangères et européennes refusait la transcription de l’acte de naissance en raison – sans plus de précisions – d’un refus du Parquet de Nantes. Elle ajouta que cela faisait obstacle à la délivrance d’un titre de voyage français en faveur de la deuxième requérante. Le premier requérant essaya vainement d’obtenir des explications du consulat puis du procureur de la République de Nantes. Il s’adressa à une avocate, qui effectua diverses démarches à cette fin. Le 30 octobre 2009, le procureur adjoint de Nantes informa le premier requérant et son avocate qu’il s’opposait à la transcription de l’acte de naissance de la deuxième requérante « au motif que les discordances dans [les] déclarations [du premier requérant] et les similitudes avec d’autres dossiers similaires [le laissaient] penser que, malgré [ses] dénégations, [le premier requérant avait] eu recours à un contrat de gestation pour autrui prohibé par l’article 16-7 du code civil ». Le 5 novembre 2009, l’avocate du premier requérant envoya une lettre au procureur adjoint lui demandant de lui communiquer les pièces sur lesquelles il se fondait. Elle n’obtint pas de réponse. Le 22 janvier 2010, les requérants arrivèrent en France. Le jugement du tribunal de grande instance de Nantes du 10 juin 2010 Le 26 janvier 2010, le premier requérant et la mère de la deuxième requérante assignèrent le procureur de la République de Nantes devant le tribunal de grande instance de Nantes afin d’obtenir la transcription de l’acte de naissance sur les registres de l’état civil. Par un jugement du 10 juin 2010, le tribunal de grande instance fit droit à cette demande et rejeta la demande reconventionnelle du parquet en annulation de la reconnaissance de paternité, relevant à cet égard que la filiation paternelle n’était pas mise en cause. Il constata tout d’abord que le parquet ne contestait pas la régularité formelle de l’acte de naissance indien de la deuxième requérante, ne prétendait pas qu’il avait été falsifié ni ne mettait en cause l’énonciation de la filiation qui y était indiquée. Il jugea ensuite que le parquet n’avait pas démontré que la deuxième requérante était issue d’un contrat de gestation pour autrui conclu entre sa mère et le premier requérant. L’arrêt de la cour d’appel de Rennes du 10 janvier 2012 Le 10 janvier 2012, saisie par le ministère public, la cour d’appel de Rennes infirma le jugement du 10 juin 2010 : « (...) La cour écartera l’ensemble des considérations mises en avant par le parquet de Nantes qui font référence à des « affaires similaires » ou à « la réputation » de l’hôpital où la mère a accouché ; le caractère général et partiellement hypothétique de ces moyens les rendant irrecevables. En revanche, les recherches et constatations du consulat général de France à Bombay, permettent de retenir le court séjour sans objet particulier de l’intimé en Inde à l’époque de la conception, l’absence de connaissance respective des parents de leurs biographies, qu’ainsi apparaît pour le moins insolite le fait, si son abandon était envisagé, de confier l’enfant né de cette relation supposée à un étranger inconnu plutôt qu’à un service d’adoption ; qu’en l’absence de projet commun tant de vie de couple que de suivi de l’enfant, la seule justification qui vaille est la somme versée par le père qui ne doit pas être appréciée en fonction de la situation de celui-ci, mais de celle de la mère d’origine extrêmement modeste pour qui 1 500 EUR représentent trois ans de salaire. Cette somme étant manifestement sans relation avec les frais mêmes « confortables » de sa grossesse. Ainsi, il ne s’agit pas seulement en l’espèce d’un contrat de mère porteuse prohibé par la loi française, mais encore d’un achat d’enfant, évidemment contraire à l’ordre public. « L’intérêt supérieur de l’enfant » ne peut utilement être mis en avant par [le premier requérant] qui a fait le choix délibéré de mettre cette enfant et lui-même hors la loi ; de même qu’il ne peut alléguer d’une atteinte à la vie privée au sens de l’article 8 de la [Convention], en ce qu’il a été admis à faire pénétrer cette même enfant sur le territoire français. Le jugement déféré sera donc infirmé et sera annulée la reconnaissance de paternité souscrite (...) par [le premier requérant]. » L’arrêt de la cour de cassation du 13 septembre 2013 Le premier requérant et la mère de la deuxième requérante se pourvurent en cassation. Ils reprochaient notamment à la cour d’appel de ne pas avoir caractérisé sa décision relative au refus de transcrire l’acte de naissance de la deuxième requérante et à l’annulation de la reconnaissance de paternité au regard de l’intérêt supérieur de l’enfant. Ils en déduisaient une violation de l’article 3-1 de la convention internationale des droits de l’enfant et de l’article 8 de la Convention. Invoquant cette dernière disposition, ils soulignaient en outre que là où l’existence d’un lien familial avec un enfant est établie, l’État doit agir de manière à permettre à ce lien de se développer et accorder une protection juridique rendant possible l’intégration de l’enfant dans sa famille, et soutenaient que ce refus et cette annulation rendaient la filiation paternelle inopposable en France et en privait la deuxième requérante, et portait atteinte à l’intérêt supérieur de l’enfant et à leur droit au respect de la vie privée et familiale. La Cour de cassation (première chambre civile) rejeta le pourvoi le 13 septembre 2013 par un arrêt ainsi motivé s’agissant du refus de transcription : « (...) attendu qu’en l’état du droit positif, est justifié le refus de transcription d’un acte de naissance fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays lorsque la naissance est l’aboutissement, en fraude à la loi française, d’un processus d’ensemble comportant une convention de gestation pour le compte d’autrui, convention qui, fût-elle licite à l’étranger, est nulle d’une nullité d’ordre public aux termes des articles 16-7 et 16-9 du code civil ; Qu’en l’espèce, la cour d’appel, qui a caractérisé l’existence d’un tel processus frauduleux, comportant une convention de gestation pour le compte d’autrui conclue entre [le premier requérant] et [la mère de la seconde requérante], en a déduit à bon droit que l’acte de naissance de l’enfant établi par les autorités indiennes ne pouvait être transcrit sur les registres de l’état civil français ; Qu’en présence de cette fraude, ni l’intérêt supérieur de l’enfant que garantit l’article 3, § 1, de la Convention internationale des droits de l’enfant, ni le respect de la vie privée et familiale au sens de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne sauraient être utilement invoqués ; (...) » Reprenant ce dernier motif, la Cour de cassation considéra par ailleurs que la cour d’appel avait exactement déduit du fait qu’il y avait eu fraude à la loi de la part du premier requérant que la reconnaissance de paternité devait être annulée. Les requérants ne fournissent pas d’information sur les conditions actuelles de leur vie familiale. B. Requête no 10410/14 Le troisième requérant, M. Philippe Bouvet, est né en 1965. Les quatrième et cinquième requérants, Adrien Bouvet et Romain Bouvet, sont nés le 26 avril 2010. Ils déclarent élire domicile au cabinet de Me Mécary. Les quatrième et cinquième requérants sont nés en Inde, à Bombay, d’une mère indienne et du troisième requérant, qui figurent tous les deux, en qualité de mère et de père des quatrième et cinquième requérants, sur les actes de naissance de ceux-ci, délivrés le 3 mai 2010 par l’administration indienne. Le troisième requérant avait effectué une reconnaissance de paternité à la mairie de La Grand-Croix le 31 mars 2010. Le refus de transcrire les actes de naissance sur les registres de l’état civil français Le troisième requérant effectua des démarches auprès du consulat général de France à Bombay en vue de la transcription des actes de naissance des quatrième et cinquième requérants sur les registres de l’état civil français. Le dossier fut complété le 1er juin 2010. Le troisième requérant transmit d’autres documents à la demande des autorités le 13 juin 2013. Il fut informé le 16 juin 2010 que le dossier avait été transmis au procureur de la République de Nantes. Laissé sans nouvelle malgré des demandes d’informations réitérées, le troisième requérant prit un avocat qui, le 29 septembre 2010, envoya une réclamation aux services du procureur assortie d’une demande de délivrance d’un laissez-passer nécessaire pour faire venir les quatrième et cinquième requérants en France. Le 13 octobre 2010, le procureur de la République de Nantes répondit qu’il y avait de nombreux indices laissant penser que le troisième requérant avait eu recours en Inde aux services d’une mère porteuse en violation de l’interdiction posée par l’article 16-7 du code civil. Il précisa que, « comme pour d’autres dossiers actuellement soumis à l’examen de la cour d’appel de Rennes, [le troisième requérant] a[vait] eu recours aux mêmes intermédiaires indiens pour mener à bien un contrat de gestation pour autrui et, notamment, M. [S.], son compagnon, avec lequel il a[vait] conclu un PACS, lui-même, étant par ailleurs mis en examen par un juge d’instruction de Saint-Etienne pour provocation à l’abandon et délaissement d’enfants après avoir ramené en France deux enfants jumeaux, nés dans les mêmes conditions, par l’intermédiaire du consulat d’Espagne en Inde ». Il ajouta qu’il avait, le 23 septembre 2010, invité le Consulat général de France à Bombay à notifier au troisième requérant sa « décision de surseoir à la transcription des actes de naissance ». Le jugement du tribunal de grande instance de Nantes du 17 mars 2011 Le 17 novembre 2010, le troisième requérant assigna le procureur de la République de Nantes devant le tribunal de grande instance de Nantes pour que soit ordonnée la transcription des actes de naissance des quatrième et cinquième requérants sur les registres de l’état civil français. Le 17 mars 2011, le tribunal de grande instance fit droit à cette demande par un jugement ainsi motivé : « (...) Au-delà des moyens généraux de procédure soulevés par le demandeur au sujet de la recevabilité de certains moyens de preuve présentés par le parquet et en tenant même pour acquis aux débats que M. Bouvet a eu recours à un centre spécialisé indien de Bombay pour faire inséminer une femme indienne rétribuée à cette fin moyennant l’engagement de cette dernière de lui remettre l’enfant après sa naissance, M. Bouvet aurait conclu une convention portant sur la procréation ou la gestation pour autrui. Ce contrat est nul, de nullité d’ordre public selon la loi française aux termes de l’article 16-7 du code de procédure civil et ceux qui y ont été parties ne peuvent lui faire produire d’effets juridiques en France. Pour autant, la conséquence des agissements contraires à la loi française de M. Bouvet ne peut être de priver les enfants, dont la filiation est certaine et établie vis-à-vis de leur père français, de l’état civil auquel ils ont droit en France. La transcription de leur acte de naissance sur les registres de l’état civil français répond à l’intérêt supérieur de ces enfants, dont la considération doit être primordiale dans toute décision les concernant selon l’article 3-1 de la convention européenne des droits de l’homme [sic] d’application directe par les juridictions françaises. Les enfants dont il s’agit ne peuvent être considérés comme le produit d’un contrat prohibé dont les existences pourraient être niées, mais comme des sujets de droit étranger aux arrangements de leurs auteurs. L’intérêt des enfants doit en l’espèce prévaloir sur la sanction d’éventuels agissements frauduleux de M. Bouvet qui doit être, le cas échéant, autrement recherchée qu’au travers d’un refus de transcription des actes de naissance qui nuit exclusivement à des mineurs auxquels il est dû une protection particulière. (...) » Le tribunal ordonna l’exécution provisoire de son jugement. Le 20 avril 2011, les autorités françaises délivrèrent un passeport provisoire aux quatrième et cinquième requérants. Les requérants arrivèrent en France le 11 mai 2011. L’ordonnance de référé du 28 juin 2011 et l’arrêt de la cour d’appel de Rennes du 21 février 2012 Saisie par le procureur de la République de Nantes, le premier président de la cour d’appel de Rennes prit, le 28 juin 2011, une ordonnance arrêtant l’exécution provisoire attachée au jugement du 17 mars 2011. La cour d’appel de Rennes rendit son arrêt le 21 février 2012. Elle constata que le troisième requérant ne contestait pas la fraude à l’ordre public français à l’origine de la paternité qu’il revendiquait, et que les éléments réunis par le ministère public établissaient l’existence d’un contrat prohibé par les dispositions de l’article 16-7 du code civil. Elle observa toutefois qu’elle n’était pas saisie de la validité d’un contrat de gestation pour autrui, mais de la transcription d’un acte de l’état civil dont [n’étaient] contestés ni la régularité formelle, ni la conformité à la réalité de ses énonciations ». Elle conclut qu’il y avait lieu de confirmer le jugement « dès lors que [les actes de l’état civil des quatrième et cinquième requérants] satisf[aisaient] aux exigences de l’article 47 du code civil, sans qu’il y ait lieu d’opposer ou de hiérarchiser des notions d’ordre public tel l’intérêt supérieur de l’enfant ou l’indisponibilité du corps humain ». L’arrêt de la Cour de cassation du 13 septembre 2013 Le procureur général près la cour d’appel de Rennes se pourvut en cassation. Par un arrêt du 13 septembre 2013, la cour de cassation (première chambre civile) cassa l’arrêt du 21 février 2012 et renvoya cause et parties devant la cour d’appel de Paris. L’arrêt est ainsi motivé : « (...) Attendu qu’en l’état du droit positif, est justifié le refus de transcription d’un acte de naissance fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays lorsque la naissance est l’aboutissement, en fraude à la loi française, d’un processus d’ensemble comportant une convention de gestation pour le compte d’autrui, convention qui, fût-elle licite à l’étranger, est nulle d’une nullité d’ordre public selon les termes des deux premiers textes susvisés ; Attendu, selon l’arrêt attaqué, que des jumeaux (...) sont nés le 26 avril 2010 à Mumbai (Inde), de Mme (...) et [du troisième requérant], lequel, de nationalité française, les avait préalablement reconnus en France ; que le 11 mai 2010, ce dernier a demandé la transcription sur un registre consulaire des actes de naissance des enfants ; que sur instructions du procureur de la République, le consulat de France a sursis à cette demande ; Attendu que, pour ordonner cette transcription, la cour d’appel a retenu que la régularité formelle et la conformité à la réalité des énonciations des actes litigieux n’étaient pas contestées ; Qu’en statuant ainsi, alors qu’elle avait retenu que les éléments réunis par le ministère public caractérisaient l’existence d’un processus frauduleux comportant une convention de gestation pour le compte d’autrui (...), ce dont il résultait que les actes de naissance des enfants ne pouvaient être transcrits sur les registres de l’état civil français, la cour d’appel a violé les [articles 16-7, 16-9 et 336 du code civil] ; (...) » Au vu de cet arrêt, de l’arrêt rendu le même jour en la cause des premier et deuxième requérants, et des arrêts de la Cour de cassation du 6 avril 2011 (voir Mennesson c. France, no 65192/11, §§ 27 et 33, CEDH 2014 (extraits), et Labassee c. France, no 65941/11, §§ 17 et 24, 26 juin 2014), les requérants ont considéré qu’il serait vain de saisir la cour d’appel de Paris, juridiction de renvoi. Les requérants ne fournissent pas d’information sur les conditions actuelles de leur vie familiale. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS La Cour renvoie au droit et la pratique internes exposés dans les arrêts Mennesson (précité, §§ 29-36) et Labassee (précité, §§ 18-27). Elle note que la jurisprudence de la Cour de cassation a évolué postérieurement à ces arrêts. Par deux arrêts du 3 juillet 2015, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a, d’une part, cassé partiellement un arrêt de la cour d’appel de Rennes du 15 avril 2014, qui refusait de faire droit à la transcription sur un registre consulaire de l’acte de naissance établi en Russie d’un enfant né dans ce pays d’une gestation pour autrui et, d’autre part, rejeté le pourvoi dirigé contre un arrêt de cette même juridiction du 16 décembre 2014, qui faisait droit à une telle transcription. La Cour de cassation a en particulier retenu dans le second de ces arrêts « qu’ayant constaté que l’acte de naissance n’était ni irrégulier ni falsifié et que les faits qui y étaient déclarés correspondaient à la réalité, la cour d’appel en a[vait] déduit à bon droit que la convention de gestation pour autrui (...) ne faisait pas obstacle à la transcription de l’acte de naissance ». Le 7 juillet 2015, le Ministère de la Justice a diffusé une dépêche invitant le parquet général de Rennes à tirer les conséquences de ces arrêts en faisant procéder à la transcription des actes de naissance des enfants concernés, dès lors que leurs actes d’état civil étrangers sont conformes aux dispositions de l’article 47 du code civil. Par ailleurs, par un arrêt du 12 décembre 2014, le Conseil d’État avait rejeté les recours en annulation dirigés contre la circulaire adressée le 25 janvier 2013 par la garde des Sceaux aux procureurs généraux près les cours d’appel, au procureur près le tribunal supérieur d’appel, aux procureurs de la République et aux greffiers des tribunaux d’instance. Cette circulaire concerne la délivrance de certificats de nationalité française aux enfants nés à l’étranger de parents français « lorsqu’il apparaît, avec suffisamment de vraisemblance qu’il a été fait recours à une convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui ». Elle indique que dans un tel cas, cette circonstance « ne peut suffire à opposer un refus aux demandes de certificats de nationalité française », et invite ses destinataires à veiller à ce qu’il soit fait droit aux demandes de délivrance lorsque les conditions légales sont remplies (voir, précités, Mennesson, § 36, et Labassee, § 27). Dans son arrêt, le Conseil d’État rappelle que les contrats de gestation ou de procréation pour autrui sont interdits par le code civil et que cette interdiction est d’ordre public. Il juge cependant que la seule circonstance qu’un enfant soit né à l’étranger dans le cadre d’un tel contrat, même s’il est nul et non avenu au regard du droit français, ne peut conduire à priver cet enfant de la nationalité française. Il précise que cet enfant y a droit, dès lors que sa filiation avec un Français est légalement établie à l’étranger, en vertu de l’article 18 du code civil et sous le contrôle de l’autorité judiciaire. Il ajoute que le refus de reconnaître la nationalité française porterait dans de telles circonstances une atteinte disproportionnée au respect de la vie privée de l’enfant, garantie par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1979 et réside à Constanţa. Il exerce la profession d’avocat. A. L’incident du 12 juillet 2010 La version du requérant Le 12 juillet 2010, le requérant se rendit avec son client S.G. au poste de police de Constanţa, au sujet d’une enquête pénale en cours contre son client. Le requérant souhaitait étudier les pièces versées au dossier et éclaircir certains détails de l’enquête qui était menée par C.P. Le requérant et S.G. furent accueillis dans le bureau de C.P. Le requérant demanda des explications à C.P. au sujet de l’ordonnance d’ouverture des poursuites pénales qu’il avait vue au dossier et qui n’avait pas été notifiée à son client. À ce moment-là, C.P. commença à injurier le requérant, affirmant qu’il n’avait aucun droit de lui poser des questions. Le requérant et S.G. se levèrent et se préparèrent à quitter le bureau de C.P. Ce dernier leur demanda de signer un procèsverbal par lequel ils déclaraient avoir pris connaissance des poursuites pénales en cours ; le requérant affirme que le procès-verbal indiquait une date antérieure de six mois. Le requérant refusa de signer le document en question et le policier l’injuria à nouveau et le poussa sur une chaise, lui disant qu’il ne les autoriserait pas à quitter le poste de police avant qu’ils aient signé l’acte en question. C.P. téléphona au policier de garde pour lui demander de ne pas les laisser sortir et ferma à clé la porte de son bureau. Le requérant dit alors à C.P. que, s’il ne les laissait pas sortir, il composerait le numéro d’urgence sur son téléphone portable. C.P. voulut lui arracher le téléphone et lui tordit l’annulaire de la main gauche avec laquelle il le tenait. S.G. chercha à son tour à composer le numéro d’urgence sur son propre téléphone portable. C.P. ouvrit alors sa porte, continuant d’injurier le requérant et de le menacer de le poursuivre et de détruire sa carrière. Il déchira le formulaire de pouvoir par lequel S.G. avait donné mandat au requérant pour le représenter devant les organes d’enquête et interdit au requérant de revenir dans son bureau. Le requérant et S.G. furent alors autorisés à quitter le poste de police. La version du Gouvernement Le 12 juillet 2010, à 9 h 20, le requérant et S.G. se rendirent au poste de police. Le policier présent à l’accueil leur demanda de présenter leurs papiers d’identité et consigna leurs données d’identité dans un registre. Ils furent ensuite conduits dans le bureau de C.P. Au moment des faits, C.P. était le commissaire à la tête du bureau d’enquêtes pénales de la police des transports de Constanţa qui était chargé d’enquêter sur les dossiers présentant un certain degré de complexité. Après avoir étudié le dossier de son client, le requérant exprima son mécontentement sur le déroulement de l’enquête pénale et demanda des précisions à C.P., notamment quant à l’ordonnance d’ouverture des poursuites, qui n’aurait pas été notifiée à son client. Se fondant sur un procès-verbal rédigé par C.P. le 12 juillet 2010, le Gouvernement indique que, vers 10 heures, C.P. présenta au requérant et à S.G. un procès-verbal pour signature ; ce procès-verbal comportait des mentions selon lesquelles les intéressés avaient pris connaissance de l’accusation pénale, de la qualification juridique des faits et des droits et obligations prévus par la loi. Le requérant refusa de le signer, dit à S.G. de refuser également et déclara qu’il entendait se plaindre devant le procureur supérieur du fait que S.G. n’avait pas reçu de notification de l’ouverture des poursuites à son encontre. Le requérant et S.G. voulurent quitter le bureau sans signer ledit procès-verbal et C.P. insista pour qu’ils le signent. Il s’assura par téléphone que le policier à l’accueil avait bien consigné la présence du requérant et de S.G. au poste de police. Il tenta à nouveau de les persuader de signer ledit procèsverbal. C.P. et le requérant firent état chacun de leur intention de porter plainte l’un contre l’autre. C.P. remit au requérant le pouvoir signé par son client et précisa que S.G. allait être convoqué en vue de son audition comme suspect (învinuit). Se fondant sur les informations fournies par la police de Constanţa, le Gouvernement indique que les portes du poste de police n’étaient fermées à clé qu’à la fin de la journée de travail ; en outre, les clés n’étaient pas conservées sur les portes. Enfin, le Gouvernement ajoute que tout au long de sa présence au poste de police, le requérant adopta une attitude irrespectueuse et fit des remarques sur les illégalités prétendument commises par C.P. Ce dernier l’informa de la possibilité de s’en plaindre auprès des autorités compétentes. Après cet échange de propos, le requérant et S.G. quittèrent le bureau de C.P. B. L’examen médico-légal du requérant Après cet incident, le requérant se rendit au service de médecine légale de Constanța qui l’envoya à l’hôpital de la même ville pour effectuer une radiographie de l’annulaire gauche. Le service d’orthopédie de cet hôpital dressa le jour même un certificat médical dont il ressortait qu’il avait une entorse au doigt en question. À cette occasion, le doigt du requérant fut immobilisé à l’aide d’une attelle plâtrée. Selon le certificat médico-légal délivré le 16 juillet 2010 par le service de médecine légale, le requérant présentait des lésions traumatiques qui avaient pu être causées par la sursollicitation de l’articulation inter phalangienne et qui pouvaient dater du 12 juillet 2010. Il fut en outre recommandé au requérant de poursuivre les soins médicaux pendant cinq à sept jours. C. La procédure pénale Le 13 juillet 2010, le requérant déposa une plainte pénale à l’encontre de C.P. des chefs de comportement abusif, privation illégale de liberté et outrage. Le 15 juillet 2010, C.P. forma également une plainte pénale contre le requérant pour dénonciation calomnieuse et pour actes de défi des autorités judiciaires (sfidarea organelor judiciare). Les deux plaintes furent renvoyées au parquet près la cour d’appel de Constanța (« le parquet ») qui, le 16 juillet 2010, décida de les joindre. Les 4 août 2010, le requérant fit une déclaration devant la police ; il réitéra sa version des faits. Le 6 août 2010, S.G. fit à son tour une déclaration devant la police. Il déclara que l’attitude de C.P. avait été désagréable, qu’il l’avait empêché de quitter son bureau et avait insisté pour qu’il signe certains documents et qu’il avait répondu de manière impolie aux questions du requérant. Il déclara également que C.P. avait arraché le téléphone de la main du requérant et qu’il les avait menacés. Après l’incident, S.G. avait accompagné le requérant au service de médecine légale parce que sa main gauche lui faisait mal. Le 4 août 2011, le parquet entendit le requérant, qui réitéra sa version des faits. Le 8 août 2011, le parquet entendit C.P. ; il nia avoir agressé le requérant et affirma lui avoir seulement serré la main au début de leur entretien en signe de salutation. Il confirma en outre avoir eu une vive discussion avec le requérant, mais avoir utilisé un langage correct, contrairement au requérant. Il lui avait bloqué l’accès à la porte pour le convaincre de signer le procès-verbal. Il n’avait appelé l’accueil que pour s’assurer que les données d’identité du requérant et de son client avait été consignées et les avait ensuite laissés partir. Pendant ce temps, un autre justiciable avait attendu dans le couloir et avait entendu ce qui se passait dans le bureau ; une fois le requérant parti, il avait fait part à C.P. de sa consternation quant au comportement du requérant. Le 23 août 2011, le parquet rendit une décision de non-lieu au bénéfice de C.P. et du requérant. S’agissant des faits reprochés à C.P., le parquet estima que les éléments constitutifs des infractions dénoncées par le requérant n’étaient pas réunis. Sur plainte du requérant, cette décision fut confirmée le 14 octobre 2011 par le procureur hiérarchiquement supérieur du même parquet. Le 10 octobre 2011, le requérant saisit la cour d’appel de Constanța (« la cour d’appel ») d’une plainte contre les décisions du parquet. Le requérant et C.P. furent entendus à l’audience du 27 octobre 2011. Par une décision définitive du 22 novembre 2011, la cour d’appel rejeta la plainte du requérant. La décision, qui ne fait aucune référence au certificat médico-légal le concernant (paragraphe 16 ci-dessus), est ainsi rédigée dans ses parties pertinentes : « Après avoir examiné les éléments de preuve versés au dossier, à la lumière des arguments soulevés par la partie demanderesse, des actes et des documents du dossier, la cour [d’appel] constate qu’il n’y a pas d’éléments certains qui conduisent à engager la responsabilité pénale de (...) C.P. du chef des infractions alléguées. » D. La plainte disciplinaire devant le barreau Entre-temps, à une date non précisée, C.P. avait saisi le barreau de Constanţa d’une plainte disciplinaire contre le requérant relative à l’incident du 12 juillet 2010. Par une décision du 5 octobre 2010, le conseil du barreau rejeta la plainte, au motif que le requérant avait rempli ses obligations professionnelles de manière conforme à la loi et que son comportement n’avait pas engagé sa responsabilité disciplinaire. Par une décision des 19 et 20 février 2011, le conseil de l’Union nationale des Barreaux de Roumanie rejeta la contestation de C.P. E. Autres développements Le 30 juillet 2010, le parquet près le tribunal de première instance de Mangalia fit droit à la demande du requérant, en sa qualité d’avocat de S.G., en vue de la récusation de C.P. dans le dossier pénal à l’encontre de son client, au motif que le déroulement d’une autre procédure pénale entre le requérant et C.P. (paragraphes 17-24 ci-dessus) était de nature à créer des soupçons quant à l’impartialité des autorités de l’enquête. Entre-temps, puisque l’incident du 12 juillet 2010 avait été révélé dans la presse locale, la police mena une enquête interne. Le 9 août 2010, le policier en charge de l’enquête proposa l’ouverture d’une procédure disciplinaire à l’encontre de C.P. La Cour n’a pas été informée de l’issue de cette procédure. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Les dispositions pertinentes du code pénal et du code de procédure pénale, dans leur rédaction en vigueur au moment des faits, figurent dans l’arrêt Poede c. Roumanie (no 40549/11, §§ 35-36, 15 septembre 2015). III. INSTRUMENTS PERTINENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE Les dispositions pertinentes de la Recommandation Rec(2001)10 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur le code européen d’éthique de la police adoptée le 19 septembre 2001 figurent dans l’arrêt Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 50-51, CEDH 2015). Cette recommandation contient, en outre, les dispositions suivantes : III. La police et le système de justice pénale « (...) La police doit respecter le rôle des avocats de la défense dans le processus de justice pénale et, le cas échéant, contribuer à assurer un droit effectif à l’accès à l’assistance juridique, en particulier dans le cas des personnes privées de liberté. » L’exposé des motifs de la Recommandation Rec(2001)10 comporte les précisions suivantes relatives à l’application de l’article 10 de la recommandation : « L’article 10 souligne que la police doit respecter le rôle de défense des avocats dans le processus de justice pénale. Cela suppose entre autres que la police ne s’ingère pas indûment dans leur travail, ni ne les soumette à aucune forme d’intimidation ou de tracasserie. De plus, la police ne doit pas associer les défenseurs avec leurs clients. Le concours de la police s’agissant du droit des délinquants à l’assistance d’un conseil est particulièrement nécessaire lorsque l’intéressé(e) est privé(e) de sa liberté par la police. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1970. Il est détenu à la prison de Carregueira à Belas. À une date non précisée, il fut condamné par le tribunal de Lisbonne à quinze ans d’emprisonnement. Il fut représenté au cours de la procédure par Me R., un avocat qu’il avait choisi pour le défendre dans le cadre de la procédure pénale. À une date non précisée, ce dernier fit, au nom du requérant, appel du jugement devant la cour d’appel de Lisbonne. Par un arrêt du 21 septembre 2010, la cour d’appel fit partiellement droit au recours, ramenant la peine à quatorze ans d’emprisonnement. Cet arrêt fut notifié à Me R. le 24 septembre 2010. Celui-ci ne versa au dossier aucun document prouvant qu’il avait transmis au requérant l’arrêt du 21 septembre 2010. Le 2 novembre 2010, le requérant reçut notification des modalités d’exécution (liquidação) de la peine par une ordonnance du tribunal de Lisbonne du 10 octobre 2010. Suite à une demande du requérant devant la cour d’appel de Lisbonne, le 9 novembre 2010 l’arrêt du 21 septembre 2010 lui fut personnellement notifié. Le 14 novembre 2010, le requérant révoqua le mandat qu’il avait donné à Me R. Le 25 novembre 2010, le requérant mandata Me V. Carreto Ribeiro, le représentant dans la présente espèce, dans le cadre de la procédure pénale. Le 29 novembre 2010, celui-ci présenta, au nom du requérant, un pourvoi en cassation devant la Cour suprême. Dans son mémoire, le requérant se plaignait de n’avoir eu connaissance de l’arrêt de la cour d’appel que le 9 novembre 2010 et soutenait n’avoir eu aucun contact avec son ancien avocat depuis le 21 septembre 2010. Il alléguait que, aux termes de l’article 113 § 9 du code de procédure pénale (CPP), l’accusé devait recevoir personnellement notification de tout arrêt rendu à son encontre et que le délai d’appel courait à partir de la date de la dernière notification, soit, selon lui, le 9 novembre 2010. Il estimait en outre que les articles 113 § 9 et 411 § 1 a) du CPP étaient contraires à l’article 32 § 1 de la Constitution si leur interprétation amenait à considérer que le délai d’appel courait à compter de la date de notification de l’arrêt au défenseur et non à l’accusé lui-même, sachant que la notification personnelle à ce dernier était facultative. Le 10 janvier 2011, le ministère public présenta un avis en faveur du rejet du pourvoi pour tardiveté. Il soutenait que l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne était devenu définitif le 18 octobre 2010, faute pour le requérant d’avoir fait appel dans le délai qui lui était imparti. À une date non précisée, le requérant présenta un mémoire en réponse à l’avis du ministère public, dans lequel il répétait n’avoir pas été informé de l’arrêt de la cour d’appel par son avocat et n’en avoir eu connaissance que le 9 novembre 2010, date à laquelle il en aurait personnellement reçu notification. Par un arrêt du 17 février 2011, la Cour suprême déclara le pourvoi du requérant irrecevable pour tardiveté. Tout d’abord, quant aux faits, elle jugea établi que le requérant avait reçu personnellement notification de l’arrêt en cause le 9 novembre 2010. Puis elle nota que, faisant suite à la demande de la Cour suprême, Me R. avait déclaré avoir effectivement porté l’arrêt de la cour d’appel à la connaissance du requérant et des membres de sa famille et leur avoir en outre indiqué qu’un pourvoi en cassation aurait peu de chance d’aboutir. La Cour suprême considéra enfin : – que la notification personnelle à l’accusé n’était pas exigée par l’article 425 § 6 du CPP ni par une quelconque autre disposition du code, la jurisprudence de la Cour suprême étant unanime à ce sujet, et que, dès lors, le délai pour introduire un pourvoi en cassation courait à compter de la date à laquelle l’avocat mandaté avait pris connaissance de l’arrêt ; – qu’une telle interprétation était conforme à la Constitution et à la jurisprudence du Tribunal constitutionnel, notamment ses arrêts no 59/99 du 2 février 1999 et no 275/06 du 2 mai 2006 ; – que, en l’absence de recours dans le délai imparti, l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 21 septembre 2010 était devenu définitif le 27 novembre 2010. Le requérant présenta une réclamation contre cet arrêt devant le président de la Cour suprême, mais il fut débouté de sa demande par un arrêt du 31 mars 2011. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La Constitution L’article 32 de la Constitution se lit ainsi : « 1. La procédure pénale garantit tous les droits de la défense et comporte des voies de recours. (...) » B. Le code de procédure pénale Les dispositions du CPP présentant un intérêt pour la présente affaire, telles qu’elles étaient rédigées au moment des faits, se lisent ainsi : Article 113 § 9 « Les notifications à l’accusé (...) peuvent être adressées [seulement] à son conseil ou son avocat. En revanche, les notifications concernant l’accusation (...) et le jugement (...) doivent, quant à elles, être adressées tant à l’avocat ou au défenseur commis d’office qu’à l’accusé lui-même ; dans un tel cas, le délai fixé pour l’accomplissement d’un acte de procédure court à partir de la dernière notification. » Article 411 § 1 « Le délai d’introduction du recours est de vingt jours et court : a) à compter de la notification de la décision ; (...) » Article 425 « (...) L’arrêt est porté à la connaissance des recourants, des intimés et du ministère public. Le délai pour interjeter le recours court à partir de la notification de l’arrêt. » C. La jurisprudence de la Cour suprême Dans un arrêt du 6 juin 2002 (procédure interne no 1534/01), la Cour suprême a considéré que l’article 113 § 9 du CPP faisait clairement apparaître l’intention d’exclure du processus de notification à l’accusé tous les actes de procédure survenant dans le cadre de l’appel, phase au cours de laquelle l’accusé est obligatoirement représenté par un défenseur, censé fournir une assistance dans les questions juridiques. Elle a ainsi conclu que la question de la nécessité de la notification personnelle à l’accusé ne se posait que dans le cadre de décisions prononcées en première instance, les arrêts prononcés dans le cadre d’un appel ne devant être notifiés qu’aux avocats ou aux défenseurs d’office. Dans un arrêt du 29 octobre 2003 (procédure no 2605/03), la Cour suprême a estimé que seules les notifications aux avocats ou aux défenseurs d’office des recourants étaient pertinentes et fondamentales pour que la procédure d’appel puisse être engagée et pour que la décision acquière force de chose jugée. La Cour suprême a ajouté que, eu égard à la nature juridique des questions litigieuses, la notification personnelle aux accusés était facultative et qu’elle ne revêtait aucun caractère d’importance. Dans un arrêt du 7 décembre 2005 (procédure no 3802/05), la Cour suprême a considéré : – que les arrêts rendus par les tribunaux supérieurs en appel devaient être notifiés à l’accusé par son défenseur ; – que le délai pour former un appel courait à partir de la notification au défenseur ; – que ce délai ne courait pas si, malgré la notification du défenseur, l’arrêt en question n’avait pas été porté à la connaissance de l’accusé pour lui permettre de décider d’interjeter appel ou non ; – qu’il appartenait à l’accusé de faire savoir et de prouver qu’il n’avait pas eu connaissance de l’arrêt ; – que ces règles ne s’appliquaient pas s’il s’agissait d’un défenseur désigné d’office pour l’audience ou pour tout autre acte judiciaire. Dans un arrêt du 20 avril 2006 (procédure no 1433/06), la Cour d’appel a exposé : – que le délai pour présenter un pourvoi en cassation devant la Cour suprême commençait à courir à la date à laquelle le recourant avait reçu la notification de l’arrêt de la cour d’appel. En l’occurrence, la notification pouvait être faite au défenseur, conformément à l’article 113 § 9 du CPP, la notification à l’accusé n’étant pas nécessaire, le défenseur exerçant les droits que la loi reconnaissait à l’accusé, dont le droit de recours ; – que la loi (entre autres les articles 113 § 9, 411 § 1 et 425 § 6 du CPP) n’exigeait pas la notification personnelle à l’accusé. Dans un arrêt du 14 janvier 2009 (procédure no 2494/08), la Cour suprême a relevé qu’il existait une jurisprudence constante selon laquelle la décision d’un tribunal de recours n’avait pas besoin d’être notifiée personnellement à l’accusé et que la notification à son défenseur était suffisante. Elle a toutefois précisé que, dans son arrêt du 7 décembre 2005, elle avait estimé que, lorsque l’accusé n’avait pas été informé de l’arrêt en cause, cette règle ne s’appliquait pas et que la charge de la preuve relativement à l’absence de notification incombait à l’intéressé. Dans un arrêt du 3 mai 2012 (procédure no 61/06.9TASAT-C.S1), la Cour suprême a indiqué que sa jurisprudence était constante en matière de notification personnelle à l’accusé. Elle a rappelé que la notification n’était pas exigée concernant les décisions prononcées par les tribunaux supérieurs puisque la notification à l’avocat ou au défenseur d’office était suffisante, et que l’obligation de notification personnelle prévue à l’article 113 § 9 du CPP ne s’appliquait qu’aux jugements de première instance. D. La jurisprudence du Tribunal constitutionnel Dans son arrêt no 59/99 du 2 février 1999, publié au Journal officiel du 30 mars 1999, le Tribunal constitutionnel a jugé que n’était pas conforme à l’article 32 § 1 de la Constitution l’interprétation selon laquelle l’arrêt d’un tribunal de recours pouvait n’être notifié qu’à l’avocat d’office au moment de l’audience en raison de l’absence du défenseur initial, et ce alors même que l’accusé était lui-même absent, sa présence à l’audience n’étant pas requise. Il a estimé que la question ne se posait pas lorsqu’il s’agissait de la notification à l’avocat désigné par l’accusé dès le début de la procédure ou à l’avocat désigné d’office dès lors que ses fonctions et sa déontologie l’obligeaient à porter à la connaissance de l’accusé la décision du tribunal devant lequel il avait formé un recours. Dans son arrêt nº 476/04 du 2 juillet 2004, publié au Journal officiel du 13 août 2004, le Tribunal constitutionnel a considéré que les articles 113 § 9, 425 § 6 et 411 § 1 du CPP n’étaient pas conformes à l’article 32 de la Constitution si leur interprétation conduisait à dire que le délai d’introduction d’un pourvoi en cassation devant la Cour suprême courait à partir de la date de notification de l’arrêt condamnatoire au défenseur, indépendamment de sa notification à l’accusé, sans faire exception des cas où ce dernier n’avait pas eu connaissance de l’arrêt. Le Tribunal constitutionnel a confirmé cette interprétation dans son arrêt no 418/2005 du 4 août 2005. Dans son arrêt no 275/06 du 2 mai 2006, publié au Journal officiel du 7 juin 2006, le Tribunal constitutionnel a estimé que ces mêmes articles étaient conformes à l’article 32 de la Constitution s’ils étaient interprétés dans le sens que le délai pour former un pourvoi en cassation devant la Cour suprême commençait à courir à la date de notification de l’arrêt à l’avocat, lorsque le devoir de communiquer avec l’accusé n’avait pas été mis en cause. En l’espèce, l’accusé n’avait pas indiqué ne pas avoir été informé de l’arrêt par son avocat.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1952 et réside à Ankara. À l’époque des faits, il était adjoint au préfet d’Ankara. Le 16 juin 1998, un inspecteur général du corps préfectoral (mülkiye başmüfettişi) fut chargé d’enquêter sur le comportement général du requérant sur la base de divers textes, dont deux circulaires – l’une émanant des services du Premier ministre, l’autre du ministère de l’Intérieur – relatives au séparatisme et à l’intégrisme au sein du corps préfectoral. L’inspecteur rendit son rapport le 24 juin 1998. Ce rapport de deux pages se présente sous la forme d’un compte rendu de l’audition des personnes que l’inspecteur avait rencontrées au sujet du requérant, accompagné d’une proposition. D’après le rapport, le préfet d’Ankara avait en substance déclaré à l’inspecteur : – que, bien que les convictions religieuses du requérant fussent connues de tous, il n’avait jamais été témoin d’agissements discriminatoires de l’intéressé, dans l’exercice de ses fonctions, sur la base de ses croyances ; – que, néanmoins, les convictions religieuses du requérant et la circonstance que sa femme portait un voile influençaient négativement ses « relations sociales » ; que l’intéressé s’acquittait des tâches qui lui étaient confiées, mais ne se montrait pas entreprenant ; que le comportement général du requérant portait atteinte à l’image que se devait d’inspirer un membre du corps préfectoral ; que son mode de vie ne coïncidait pas avec « la personnalité moderne, ataturquiste et entreprenante que l’on attend d’un membre du corps préfectoral » ; – et que, par conséquent, le requérant ne pouvait continuer à exercer ses fonctions à Ankara et devait être muté dans un autre département. L’adjoint au préfet d’Ankara Z.G. aurait de son côté déclaré : « L’adjoint Sodan a une conviction religieuse déterminée (si je ne m’abuse il est proche du mouvement Süleymaniste) et son épouse porte le voile ; cette façon de vivre ne sied pas du tout à un sous-préfet de la République ; un tel comportement est mal vu ; il est par conséquent inévitable de muter l’intéressé à un poste de directeur juridique dans un autre département. » Un autre adjoint au préfet d’Ankara, T.E., aurait quant à lui exprimé comme point de vue : – que, malgré ses convictions religieuses, le requérant faisait preuve d’impartialité dans l’exercice de ses fonctions ; – que, toutefois, le port du foulard par son épouse n’était pas convenable ; – qu’il y avait lieu, par conséquent, de le muter dans un autre département. Un troisième adjoint au préfet d’Ankara ainsi que plusieurs sous-préfets du même département avaient émis des avis similaires. Le commandant de la garnison n’avait pu être interrogé en raison d’un déplacement. Un agent des services de renseignements (Milli İstihbarat Teşkilatı) avait refusé de répondre à l’inspecteur. Dans son analyse, l’inspecteur indiquait : – que le requérant avait travaillé au sein du ministère de l’Intérieur et était de ce fait connu des services centraux ; qu’il était notoire que son épouse portait le voile depuis très longtemps, et que l’intéressé avait une personnalité renfermée ; – que cela avait une incidence négative sur l’exercice de ses fonctions préfectorales ; qu’en effet, un membre du corps préfectoral se devait d’être « un citoyen modèle ayant une apparence et des opinions modernes » ; que c’était, d’ailleurs, ce que le public attendait de ce corps ; – que la circonstance qu’aucune activité intégriste du requérant n’avait pu être prouvée ou observée ne pouvait constituer un argument pour permettre à l’intéressé de continuer à exercer ses fonctions d’adjoint au préfet Ankara. En conclusion, le rapport de l’inspecteur proposait de muter le requérant dans un autre département ou à un poste de l’administration centrale n’impliquant aucune fonction de représentation. Le requérant ne fut jamais auditionné au cours de cette enquête. Le 23 juillet 1998, il fut muté à Gaziantep comme adjoint du préfet. Le 31 juillet suivant, le requérant forma un recours en annulation devant le Conseil d’État. Dans son mémoire en défense, l’administration exposa : – que le Conseil national de la sécurité (Milli Güvenlik Kurulu) avait, lors de sa réunion du 28 février 1997, adopté la décision no 406 visant, entre autres, les activités fondamentalistes ; – que le ministère de l’Intérieur avait reçu des plaintes selon lesquelles certains membres du corps préfectoral ne remplissaient pas convenablement les missions qui leur incombaient dans la mise en œuvre de la décision susmentionnée, voire s’y opposaient ; que les services centraux avaient décidé de dépêcher un inspecteur pour enquêter sur ces allégations ; – qu’à l’issue de son enquête, l’inspecteur avait relevé que le requérant avait certaines convictions religieuses et que son épouse portait le voile, et avait proposé la mutation de l’intéressé ; que cette proposition avait été retenue par le ministère ; – que, dès lors, le recours était dénué de fondement et devait être rejeté. Le 24 octobre 2001, la 5e section du contentieux du Conseil d’État rejeta le recours du requérant au motif qu’il était légalement possible de muter un membre du corps préfectoral avant la fin de la durée pour laquelle il avait nommé, soit sur demande du préfet du département dans le ressort d’exercice des fonctions, soit sur le fondement d’une évaluation faite par un inspecteur. Le requérant forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt, en faisant valoir : – que ses convictions religieuses n’avaient jamais interféré avec ses fonctions ; – que son épouse portait un voile en raison de ses croyances, circonstance qui ne pouvait avoir aucune incidence sur sa nomination ; – que le rapport d’inspection était dénué d’objectivité ; – qu’il avait toujours fait preuve d’efficacité dans son travail, et n’avait jamais fait l’objet d’une mauvaise appréciation. Le 14 octobre 2004, l’Assemblée des sections du contentieux du Conseil d’État rejeta le pourvoi. L’arrêt fut notifié au requérant le 8 décembre 2004. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La règlementation relative à la mutation des membres du corps préfectoral L’article 22 du Règlement du 24 juin 1986 relatif à la nomination, l’évaluation et la mutation des membres du corps préfectoral prévoit qu’une nouvelle mutation peut intervenir avant l’écoulement d’un délai de deux ans notamment sur le fondement du rapport motivé d’un inspecteur dudit corps. B. La décision no 406 du Conseil national de la sécurité Lors de sa réunion du 28 février 1997, le Conseil national de la sécurité (CNS) avait adopté sa décision no 406 indiquant au Gouvernement dix-huit mesures à prendre pour combattre les « activités intégristes hostiles au régime ». Parmi celles-ci figuraient notamment les suivantes : – transférer au ministère de l’Éducation nationale les foyers, fondations et écoles ayant un lien avec les confréries religieuses ; – mettre un coup d’arrêt aux activités des confréries religieuses, prohibées par la loi no 677 du 30 novembre 1341 (1925) sur la fermeture des couvents (tekke ve zaviye) et des mausolées et l’abolition et l’interdiction des fonctions de gardien de mausolée et de certains titres ; – prendre le contrôle des groupes de presse qui, mettant en exergue la révocation de certains militaires en raison de leurs activités intégristes, présentaient l’armée comme hostile à la religion ; – étendre à toutes les administrations les mesures prises au sein de l’armée pour empêcher le noyautage par des ultrareligieux ; – empêcher les pratiques contraires à la loi sur les tenues vestimentaires et donnant de la Turquie une image archaïque.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La liste des six requérants figure en annexe. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. Le premier requérant, M. Görmüş, était, à l’époque des faits, le directeur de publication de l’hebdomadaire Nokta (« Le Point »). Les deuxième et troisième requérants, MM. Balancar et Akman, étaient rédacteurs en chef de Nokta, et les trois autres requérants travaillaient pour le même hebdomadaire en tant que journalistes d’investigation. Un article, intitulé « À nouveau comme en 2004 : les forces armées turques sont à la recherche d’une coopération avec les ONG « amies » » (Gene 2004: TSK ‘dost’ STK’larla işbirliği arayışında), fut publié dans le numéro 23 de Nokta, édition du 5 au 11 avril 2007. Cet article exposait que la division des relations publiques de l’état-major général des forces armées (« l’état-major ») avait préparé un dossier d’information (andıç, en terminologie militaire), comportant neuf documents de 52 pages au total, lesquels contenaient une liste d’éditeurs de presse et de journalistes classés selon le critère « pour » ou « contre » les forces armées turques, ainsi qu’une liste d’articles de presse portant sur les forces armées, marqués soit d’un « plus » (favorable) soit d’un « moins » (défavorable). Selon l’article, ces documents étaient destinés à guider la sélection des journalistes qui seraient invités lors des événements organisés par l’état-major des forces armées ou autorisés à les couvrir. L’auteur de l’article mettait aussi en cause l’authenticité des manifestations et des réunions d’information mises sur pied par les organisations non gouvernementales (ONG) considérées comme proches des forces armées et il exprimait des doutes sur le point de savoir si ces événements politiques pouvaient passer pour « civils » ou « non gouvernementaux », c’est-à-dire ne pas relever implicitement de l’autorité des forces armées. Les principales organisations professionnelles représentant les médias, telles que le Conseil des médias et l’Association des journalistes de Turquie, protestèrent contre l’opération de sélection des éditeurs de presse et des journalistes à laquelle aurait procédé l’état-major, la qualifiant d’arbitraire et de préjudiciable à la liberté d’expression et à la liberté de la presse. Le 5 avril 2007, le chef de l’état-major des forces armées (« le chef de l’état-major »), sans se prononcer sur les pratiques dénoncées dans l’article en cause, demanda au parquet militaire près l’état-major (le parquet militaire) d’ouvrir une instruction au sujet de « la divulgation d’un document appartenant au département des relations publiques de l’étatmajor général ». Le parquet militaire ouvrit une instruction sur le fondement des articles 220 (« Créer une organisation aux fins de commettre des infractions ») et 336 (« Divulgation d’informations confidentielles ») du code pénal. Le 6 avril 2007, un membre du parquet militaire appela par téléphone le premier requérant, M. Görmüş, et l’invita à lui rendre, « tels qu’ils auraient été livrés », les documents à l’appui desquels l’article litigieux aurait été rédigé. Le premier requérant refusa, précisant que les renseignements concernant le dossier d’information en cause avaient été confirmés dans un communiqué de presse qui aurait été diffusé par l’état-major général. Il ajouta que les références (le numéro et la date) des documents relatifs aux ONG étaient clairement mentionnées dans l’article en question et que les originaux se trouvaient de toute façon entre les mains de l’état-major. Le 9 avril 2007, le parquet militaire demanda au tribunal militaire de l’état-major général qu’il ordonne une perquisition dans tous les locaux de l’hebdomadaire Nokta et, notamment, de prendre copie de tous les fichiers se trouvant dans les ordinateurs privés ou professionnels, dans les archives et autres programmes informatiques, ainsi que dans les disques durs, les CD et tout matériel similaire. Il demanda aussi à être autorisé à faire des impressions papier des fichiers informatiques et, pour parer à une éventuelle sécurisation des accès à ces fichiers, à saisir tous les outils informatiques afin de les faire décoder par les laboratoires de criminologie. Par une décision du 10 avril 2007, le tribunal militaire de l’état-major général ordonna de procéder à une perquisition dans tous les locaux de l’hebdomadaire Nokta et de faire des copies numériques et papier de tous les fichiers se trouvant dans les ordinateurs privés ou professionnels, dans les archives et les programmes informatiques, ainsi que dans les disques durs, les CD et tout matériel similaire. Le tribunal rejeta, en revanche, la demande du parquet visant à être autorisé à saisir tous les outils informatiques pour parer à une éventuelle sécurisation des accès aux fichiers informatiques. Il estimait que l’enquête menée était limitée à l’identification des responsables de la fuite survenue au sein de l’état-major, que l’autorisation de collecter les documents concernant cette fuite n’enfreignait guère, en tant que telle, la liberté de la presse et que la perquisition, qui serait effectuée dans le respect de la liberté de la presse, était justifiée par le code de procédure pénale. Le tribunal ordonna aussi que le procureur militaire fût présent lors de la perquisition. Le 11 avril 2007, le procureur militaire s’opposa à l’ordonnance du 10 avril 2007 devant le tribunal militaire du Commandement de l’armée de l’air et demanda que l’autorisation de saisir, lors de la perquisition, tous les outils informatiques fût accordée. Le même jour, le tribunal militaire du Commandement de l’armée de l’air rejeta l’opposition du procureur militaire. Par ailleurs, il supprima de l’ordonnance du 10 avril 2007 les termes qui prévoyaient la présence d’un procureur militaire lors de la perquisition. Le 12 avril 2007, le parquet militaire demanda au procureur de la République de Bakırköy de procéder à ladite perquisition. Le 13 avril 2007, à 12 heures, les représentants du parquet de Bakırköy et les fonctionnaires de police se présentèrent au siège de Nokta pour perquisition. Le premier requérant leur remit, dès le début de la perquisition, les documents sollicités par le parquet militaire. Ces documents, photocopiés et datés d’octobre et de novembre 2006, concernaient principalement « une évaluation des organes de presse accrédités », « les changements intervenus dans les lignes éditoriales, les titres de propriété et les équipes de journalistes dans les médias », « l’entretien avec Tuncay Özkan effectué le 16 décembre 2003 », « Sarıkız, l’analyse de la situation sociale et les propositions », des appréciations individuelles de journalistes et des analyses des tendances de la politique éditoriale de divers journaux et des objectifs poursuivis par ceux-ci. Le transfert sur des disques externes de toutes les données informatiques de 46 ordinateurs professionnels ou privés qui se trouvaient dans les locaux de Nokta dura jusqu’au 16 avril 2007, à 5 heures. Une copie sur CD des fichiers transférés sur des disques externes et conservés par les policiers fut fournie, à leur demande, aux avocats des requérants. Le 16 avril 2007, à 9 heures, le procès-verbal de fin de perquisition fut signé par le procureur de la République de Bakırköy, par les agents de police et par les avocats représentant l’éditeur de Nokta. Ces derniers précisèrent, par le biais d’une annotation à la fin du procès-verbal, qu’ils estimaient que la perquisition et la saisie effectuées avaient enfreint principalement les dispositions de l’article 12 de la loi sur la presse, disposition interdisant d’obliger les journalistes à divulguer leurs sources d’information, y compris les renseignements et les documents concernés. Entre-temps, le 13 avril 2007, les avocats de Nokta et du premier requérant avaient fait opposition à l’ordonnance de perquisition et de saisie et avaient demandé l’annulation de celle-ci au motif qu’elle enfreignait leur droit à la protection des sources journalistiques. Ils invoquèrent l’arrêt Goodwin c. Royaume-Uni (27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996II) rendu par la Cour, la Recommandation no R(2000)7 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur le droit des journalistes de ne pas révéler leurs sources d’information ainsi que la législation interne relative à la liberté de la presse. Par une décision rendue le 24 avril 2007 et notifiée à la partie requérante le 14 mai 2007, le tribunal militaire du Commandement de l’armée de l’air rejeta l’opposition des requérants. Après avoir rappelé le principe constitutionnel selon lequel « la presse est libre et ne peut être censurée », il indiqua que la liberté de la presse pouvait subir des restrictions conformes à l’un des buts légitimes prévus par la loi. Il exposa que les mesures en question avaient pour but l’obtention d’éléments de preuve qui, selon lui, devaient permettre l’arrestation des responsables de la fuite des documents qui auraient été classés « secrets » et conservés dans les locaux de l’état-major. Il estima que la perquisition et la saisie incriminées ne visaient qu’à éclaircir les circonstances de la divulgation d’un document classé « secret » et qu’elles n’avaient pas pour but d’identifier les responsables de la fuite ni de forcer les journalistes à divulguer leurs sources d’information. Il précisa aussi qu’aucun ordinateur n’avait été saisi lors de l’opération. Il ajouta que le code pénal prévoyait des sanctions contre quiconque procurait, utilisait, retenait ou rendait publiques des informations dont la divulgation avait été interdite par les autorités aux fins de la protection de la sûreté de l’État et que le même code n’exemptait pas les journalistes de la responsabilité pénale. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Selon l’article 220 du code pénal, la constitution d’une association de malfaiteurs aux fins de commettre des infractions est punie de deux à six ans d’emprisonnement. Le fait d’être membre d’une telle association est puni d’un an à trois ans d’emprisonnement. Selon l’article 336 du code pénal, la divulgation d’informations de nature confidentielle dont les autorités compétentes ont interdit la communication en vertu de la loi est punie de trois à cinq ans d’emprisonnement. Selon l’article 66 de la loi relative à l’instauration des tribunaux militaires et à la procédure devant ceux-ci, les tribunaux militaires ont le pouvoir d’ordonner des perquisitions et des saisies au domicile et sur le lieu de travail d’une personne pour des raisons touchant à la sécurité nationale, à l’ordre public, à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1964 et réside à Palerme. Du mariage de la requérante avec A.A. naquit le 6 février 2000 un enfant de sexe féminin, A. En 2001, en raison des conflits incessants déchirant le couple, A.A. quitta le domicile familial et déposa une demande de séparation de corps. La résidence principale de A. fut fixée chez la requérante. En août 2002, le tribunal pour enfants de Palerme (ci-après « le tribunal ») ordonna une expertise afin d’évaluer les capacités parentales de la requérante et d’établir les modalités de l’exercice du droit de visite du père. Le tribunal fut saisi. En août 2002 fut ouverte une procédure tendant à déchoir A.A. de son autorité parentale, la requérante ayant affirmé que A.A. aurait donné de la drogue à l’enfant. L’enfant fut hospitalisée le 18 août 2002. Les médecins exclurent qu’elle eût jamais pris de la drogue. Les experts nommés dans la procédure de séparation de corps rendirent un avis qui pouvait se résumer comme suit : – la mère avait un lien fusionnel et exclusif avec l’enfant qui ne lui laissait pas d’autonomie ; elle était opposée aux rencontres avec le père ; elle ne permettait pas à sa fille d’exprimer ses craintes, et son comportement était à la limite de la psychopathologie ; il fallait que la requérante suive un parcours de psychothérapie, car elle était dans un état dépressif. Par une décision du 23 décembre 2002, le tribunal confia la garde de l’enfant au père pour les vacances scolaires. Par une décision du 30 décembre, observant que l’enfant était restée avec sa mère, le tribunal ordonna qu’elle passe les vacances avec son père jusqu’au 14 janvier 2003. Cette échéance fut reportée au 29 janvier 2003. Le 13 janvier 2003, le tribunal ordonna une expertise psychologique au sujet de la requérante. L’avis des experts pouvait se résumer comme suit : – la requérante était incapable de considérer sa fille comme un être distinct d’elle-même, ou autrement qu’un objet narcissique ; elle ne lui permettait pas de construire un lien avec le père ; cette relation symbiotique empêchait l’enfant de grandir harmonieusement. Le tribunal rendit sa décision le 26 mai 2003. Dans ses motifs, il releva : – que les experts avaient souligné : d’une part, qu’il était souhaitable que l’enfant se détache de la requérante, étant donné qu’elle l’empêchait de grandir ; d’autre part, que la requérante avait besoin de suivre un parcours de soutien psychologique ; que les expertises produites par la requérante montraient également qu’elle avait des difficultés à gérer ses émotions ; – qu’en décembre, A. avait passé un mois avec son père, et qu’elle évoluait positivement dans cet environnement ; qu’en revanche, malgré son suivi psychologique, la requérante avait continué à dénigrer son ex-époux ; que l’attitude de la requérante nuisait au développement psychophysique de l’enfant. Aussi le tribunal décida-t-il, au nom de l’intérêt de l’enfant : d’ordonner l’éloignement de A. du domicile de la mère, d’en confier la garde au père et d’octroyer à la requérante un droit de visite en présence des assistants sociaux à raison de deux après-midis par semaine ; – d’ordonner également à la requérante de suivre un parcours psychologique afin d’améliorer la relation avec sa fille. Par une décision du 16 décembre 2003, le tribunal suspendit l’autorité parentale de la requérante et interdit tout contact entre elle et l’enfant. Il autorisa une seule rencontre par semaine en présence des assistants sociaux. Dans ses motifs, le tribunal observait : – que la requérante n’avait pas respecté sa précédente décision, car elle s’était rendue chez ses beaux-parents afin de voir l’enfant, avait sans raison interrompu les rencontres pendant plusieurs mois et n’avait pas suivi correctement le programme de soutien psychologique ; – que son comportement ne s’était pas amélioré, et que sa rancune contre le père de sa fille s’était accrue. Par conséquent, le tribunal estimait que la requérante n’était pas en mesure d’exercer l’autorité parentale. Outre la limitation des rencontres à une seule tous les quinze jours, toujours en présence des assistants sociaux, il ordonna à la requérante de collaborer avec les services sociaux et de suivre un parcours de psychothérapie. Le 5 octobre 2005, le tribunal rendit une nouvelle décision. Dans ses motifs, il observa : – que, pendant les rencontres protégées, la requérante avait essayé de monter l’enfant contre son père ; – qu’elle avait eu une attitude négative à l’encontre des assistants sociaux et avait refusé de suivre un parcours de soutien psychologique ; – que, de son côté, A. avait tissé un lien très fort avec son père ; – que le comportement de la requérante ne s’était pas amélioré ; qu’elle n’avait montré d’intérêt ni pour sa fille, ni pour la souffrance qu’elle éprouvait. Estimant qu’une amélioration du rapport mère-fille n’était plus envisageable, le tribunal déclara la requérante déchue de son autorité parentale et lui interdit toute rencontre avec l’enfant. Par une décision du 27 février 2006, la cour d’appel de Palerme confirma la décision du tribunal. Elle releva, en particulier, que la requérante nuisait à un développement sain et harmonieux de l’enfant. Le 15 mars 2006, les grands-parents maternels de l’enfant saisirent le tribunal : faisant valoir qu’ils n’avaient aucun contact avec elle depuis trois ans, ils demandaient à pouvoir voir leur petite-fille. Le 17 janvier 2007, après avoir demandé une expertise sur la situation de l’enfant et sur l’opportunité qu’elle rencontre ses grands-parents, le tribunal rejeta la demande des grands-parents. Le 20 septembre 2007, les grands-parents réitérèrent leur demande. La mineure, A.A. et la requérante furent entendues par le tribunal. Par une décision du 30 janvier 2008, le tribunal rejeta le recours des grands-parents. Dans ses motifs, le tribunal souligna : – que l’expert avait estimé qu’une reprise des contacts avec les grands-parents serait préjudiciable à l’enfant, qui avait désormais oublié les souvenirs traumatiques concernant la relation avec sa mère, et que de toute façon celle-ci appartenait pour elle au passé ; – qu’un tel rapprochement serait contraire au parcours entrepris par l’enfant afin d’oublier le passé ; et cela d’autant plus que la requérante, lors de l’audition, avait manifesté la volonté de revoir sa fille, alors qu’une reprise des rapports avec la mère n’était pas envisageable. Les grands-parents interjetèrent appel de cette décision. Le 12 avril 2008, l’expert déposa un nouveau rapport, aux termes duquel : – les souvenirs que l’enfant avait de ses grands-parents étaient vagues ; – la fillette montrait une situation de malaise face à la mère ; – une reprise des contacts avec les grands-parents serait préjudiciable à l’enfant. Par un arrêt du 11 juin 2008, la cour d’appel, en se fondant sur l’expertise déposée, rejeta l’appel des grands-parents. Elle se refera également à une autre expertise, déposée entre-temps dans une procédure introduite par la requérante en vue d’obtenir l’annulation du mariage devant la sainte Rote. À une date non précisée, en effet, la requérante avait demandé l’annulation du mariage devant la juridiction ecclésiastique. Le déroulement de cette procédure peut être résumé comme suit. Le 13 mars 2006, le tribunal ecclésiastique ordonna une expertise au sujet des parties. En septembre 2006, l’expertise fut déposée au greffe. L’expert estimait que : – la requérante avait une personnalité narcissique, était très égocentrique et souffrait d’un trouble de la personnalité ; elle se croyait importante, manquait d’empathie, et avait des comportements arrogants ; ce trouble compromettait sa capacité à établir des rapports d’amour ; l’éloignement de l’enfant lui avait, par ailleurs, occasionné une souffrance dont la cause résidait davantage dans le tort qu’elle croyait avoir subi que, dans la perte de sa fille. Par un arrêt du 25 mai 2007, le tribunal ecclésiastique annula le mariage de la requérante pour cause d’incapacité de cette dernière à assumer les obligations inhérentes au mariage. Le 6 juillet 2009, la requérante demanda à être réintégrée dans son autorité parentale. Elle alléguait avoir entrepris une psychothérapie avec deux psychiatres et produisait une attestation d’un psychiatre indiquant qu’elle ne souffrait d’aucune pathologie. Après avoir entendu les experts, par une décision du 29 mars 2010, le tribunal rejeta la demande, aux motifs : – que le premier thérapeute avait rencontré la requérante seulement deux fois et que le deuxième avait eu deux entretiens avec la requérante sans caractère professionnel ; – que la requérante avait entrepris un parcours thérapeutique sans suivre les indications données par les services sociaux ; que, de plus, son comportement agressif, déjà présent par le passé, pourrait être encore plus déstabilisant pour sa fille, étant donné que celle-ci était en train de vivre la phase délicate de la construction de son identité sexuelle. Cette décision fut confirmée par la cour d’appel de Palerme. Par un recours introduit le 1er février 2012, la requérante demanda à nouveau au tribunal de révoquer sa décision de 2005 et de lui permettre de reprendre des contacts avec sa fille. Elle exposait : – qu’elle avait suivi une psychothérapie et que, selon le rapport de son psychiatre, elle ne souffrait d’aucune pathologie psychiatrique de nature à influencer négativement ses capacités parentales ; – que l’intérêt de l’enfant exigeait que celle-ci puisse revoir sa mère ; – qu’elle avait eu plusieurs entretiens avec une autre psychothérapeute, laquelle avait indiqué qu’il était souhaitable, en l’absence de pathologie, qu’il y ait une reprise des contacts entre mère et fille. La requérante ajoutait : – qu’elle avait suivi une nouvelle psychothérapie à partir du 21 juin 2011 ; – qu’elle était une personne stable, qui exerçait le métier de médecin urgentiste à l’hôpital et de pédiatre en néonatologie, et ne souffrait d’aucun dysfonctionnement social ou professionnel. Elle demandait au tribunal d’ordonner une expertise psychiatrique afin de vérifier ses capacités parentales. Entre-temps, les services sociaux avaient déposé un rapport sur la situation de l’enfant. Il en ressortait que le père de l’enfant craignait le retour de la requérante dans leur vie ; et que l’enfant, de son côté, ne se représentait pas encore la perte de la mère. Le père de l’enfant s’opposa à la demande de la requérante. Quant à A., entendue par le tribunal, elle déclara ne pas vouloir changer sa vie et ne pas vouloir rencontrer sa mère, qu’elle ne voyait plus depuis sept ans. Une autre psychothérapeute ayant suivi la requérante fut entendue par le tribunal : selon elle, la requérante montrait une personnalité narcissique mais n’était pas dangereuse pour l’enfant. Le parquet donna un avis défavorable à la reprise des contacts entre la requérante et l’enfant, compte tenu de l’équilibre atteint par l’enfant. Par une décision du 23 juin 2013, le tribunal rejeta la demande de la requérante. Dans ses motifs, le tribunal observa : – que la requérante avait été déchue de son autorité parentale car elle avait été jugée incapable d’exercer son rôle parental à cause de son manque d’empathie et de sa personnalité narcissique ; – que les déclarations des deux psychiatres ayant suivi l’intéressée au cours des dernières années n’avaient pas réussi à démentir le fait qu’elle avait une personnalité narcissique, comme l’avaient souligné les experts dans le passé, et en particulier l’expert commis dans l’instance devant le tribunal ecclésiastique, selon lequel, notamment, un trouble de la personnalité n’était pas à exclure. Le tribunal considéra également : – que la requérante avait eu une attitude égocentrique et autoréférentielle ; qu’elle aurait dû entamer une nouvelle psychothérapie plus importante que celle qu’elle avait suivie ; qu’il n’était pas nécessaire d’ordonner une nouvelle expertise psychologique ; – que les rencontres demandées ne pourraient qu’être négatives pour A. ; qu’une éventuelle reprise des contacts pourrait avoir lieu uniquement lorsque la requérante arriverait à comprendre les besoins de son enfant et lorsque A. aurait accepté sa mère ; qu’en outre, la requérante avait conservé le même comportement que par le passé. Le tribunal ordonna au père de l’enfant de lui faire suivre un parcours de soutien, en vue de l’aider à connaître ses origines personnelles du côté maternel. Le 11 février 2013, la requérante fit appel de cette décision. Faisant valoir que les expertises sur lesquelles le tribunal s’était fondé remontaient à 2002, 2003 et 2006, elle demandait une nouvelle expertise. De plus, selon elle, le fait d’interrompre tout contact avec sa fille n’était ni justifié, ni dans l’intérêt de l’enfant. Le parquet demanda à la cour d’appel d’ordonner une expertise psychologique au sujet de la requérante. Par un arrêt du 11 avril 2013, la cour d’appel de Palerme rejeta le recours de la requérante, en considérant : – que l’enfant avait évolué positivement en l’absence de la mère, comme souligné par le tribunal; – qu’il n’était ni opportun ni utile d’ordonner une nouvelle expertise, vu que les expertises réalisées dans le passé avaient confirmé que la requérante souffrait de troubles de la personnalité qui n’étaient pas incompatibles avec sa personnalité narcissique ; – qu’une éventuelle reprise des contacts entre la requérante et sa fille serait préjudiciable à l’enfant. La cour d’appel ordonna toutefois au père de faire suivre un parcours psychologique à l’enfant afin de la préparer à un éventuel futur rapprochement avec la requérante. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Aux termes de l’article 330 du code civil : « Le juge peut prononcer la déchéance de l’autorité parentale lorsque, d’une manière sérieusement préjudiciable pour l’enfant, un parent contrevient à ses obligations, les néglige ou abuse des pouvoirs en découlant. Dans cette hypothèse, en cas de motifs graves, le juge peut ordonner l’éloignement de l’enfant de sa résidence familiale. » La loi no 149 du 28 mars 2001 a modifié certaines dispositions du livre I, titre VIII, du code civil ainsi que de la loi no 184/1983. L’article 333 du code civil, tel que modifié par l’article 37 § 2 de la loi no 149/2001, dispose comme suit : « Lorsque le comportement de l’un ou des deux parents n’est pas de nature à donner lieu à la décision de déchéance prévue par l’article 330, tout en étant préjudiciable à l’enfant, le juge peut, selon les circonstances, adopter les mesures qui s’imposent, y compris ordonner l’éloignement de l’enfant de la résidence familiale ou l’éloignement du parent ou concubin qui maltraite ou abuse de l’enfant. Ces mesures peuvent être révoquées à tout moment. » L’article 336 du code civil, tel que modifié par l’article 37 § 3 de la même loi, prévoit : « Les mesures indiquées dans les articles qui précèdent sont adoptées à la [demande] de l’autre parent, de membres de la famille ou du ministère public et, lorsqu’il s’agit de révoquer des décisions antérieures, aussi du parent concerné. Le tribunal prend sa décision en chambre du conseil, après avoir recueilli des informations et entendu le parquet. Si la mesure est demandée contre un des parents, celui-ci doit être entendu. En cas d’urgence, le tribunal peut, même d’office, adopter des mesures provisoires dans l’intérêt du mineur. Pour les décisions mentionnées aux paragraphes précédents, les parents et le mineur sont assistés par un avocat, rémunéré par l’État dans les cas prévus par la loi. » Les décisions des tribunaux pour enfants relèvent aux termes des articles 330 et 333 du code civil d’une procédure gracieuse (« volontaria giurisdizione »). Elles n’ont pas un caractère définitif et peuvent dès lors être révoquées à tout moment. En outre, les décisions en question ne sont pas susceptibles d’appel mais peuvent faire l’objet de demandes de l’une des parties en cause devant la cour d’appel pour qu’elle réexamine la situation (« reclamo »).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1987 et est interné à la section de défense sociale de la prison de Merksplas. Le 30 novembre 2006, alors qu’il était âgé de 19 ans, le requérant fut arrêté, suspecté d’avoir commis des faits qualifiés d’attentat à la pudeur sans violence ou menace – sur un mineur âgé de moins de 16 ans. Par une ordonnance du 27 février 2007, la chambre du conseil du tribunal de première instance de Malines décida de l’internement du requérant pour ces faits en application de l’article 7 de la loi du 9 avril 1930 de défense sociale à l’égard des anormaux, des délinquants d’habitude et des auteurs de certains délits sexuels (« loi de défense sociale »). La juridiction considéra que le requérant était dans un état de trouble mental au moment de la commission des faits qui ne lui avait pas permis de contrôler ses actes et que cet état perdurait. A. Lieu et conditions de détention du requérant Le requérant fut interné à la section de défense sociale de la prison de Merksplas le 2 juillet 2007 et y séjourne depuis lors sans interruption. Jusqu’en 2009, le requérant était placé dans le pavillon F. Depuis 2009, le requérant séjourne dans le pavillon De Haven (voir paragraphes 14, 58 et 70, ci-dessous). De 2010 à 2015, le requérant bénéficia de permissions de sortie encadrées par l’équipe du programme ABAGG (voir paragraphe 70, cidessous). Il bénéficia aussi, pendant cette période, de permissions de sortie tous les deux mois sous la surveillance d’un membre de sa famille avec interdiction de contacter des mineurs et d’utiliser un téléphone portable ou internet. B. Données médicales et psychosociales Il ressort d’un rapport circonstancié du service psychosocial de la prison de Merksplas, établi le 28 juillet 2006 sur la base des conclusions d’un médecin psychiatre, que le requérant était « faible d’esprit » (quotient intellectuel évalué à 79), affublé d’une personnalité immature et qui avait une prédisposition à la perversion et plus précisément à la pédophilie. Le requérant y est décrit comme un aliéné social incapable de nouer des contacts et des relations. Concernant le pronostic, le rapport concluait qu’il était pessimiste vu l’effet cumulatif du trouble de la personnalité, du faible niveau intellectuel et du contrôle déficient des impulsions. Il ressort d’un rapport établi le 28 octobre 2008 par le médecin psychiatre de la prison pour les besoins des instances de défense sociale qu’une pré-thérapie – travail visant à développer ou à restaurer le contact psychologique du patient avec le monde, avec lui-même et avec l’autre pour qu’une relation thérapeutique puisse se développer – avait été entamée. Le service psychosocial évalua de manière positive la participation du requérant à la pré-thérapie et les résultats obtenus sur le plan de la prise de conscience de ses actes et de sa problématique. Le requérant fut reconnu le 1er décembre 2009 comme une personne nécessitant des soins par l’Agence flamande pour les personnes handicapées (Vlaams Agentschap voor Personen met een Handicap, ci-après « VAPH »). Il est sur la liste d’attente en vue d’intégrer un établissement de la VAPH. Un deuxième rapport établi par un groupe interdisciplinaire le 9 mars 2009 évalua le quotient intellectuel du requérant à 90 et conclut qu’il souffrait de troubles du « spectre autistique ». Le requérant fut placé à partir de 2009 dans le pavillon De Haven de la prison et admis dans le programme mené par l’association ‘t Zwart Goor (voir paragraphe 70, ci-dessous). Il ressort du rapport établi par le psychiatre de la prison le 19 janvier 2010 que le requérant ne s’impliqua pas dans ce projet, considérant qu’il n’en avait pas besoin. Le peu de motivation à participer aux activités proposées par l’équipe de santé fut constaté dans tous les rapports ultérieurs. Un rapport relatif à la problématique de délinquance sexuelle du requérant fut établi par le service psychosocial le 17 avril 2012. Il faisait état de ce que le requérant interprétait à tort le développement des permissions de sortie comme étant la voie vers un reclassement ambulatoire et qu’il ne comprenait pas qu’étant donné ses déviances sexuelles à l’égard des mineurs, elles s’inscrivaient en réalité dans le cadre de sa détention. Deux rapports du même ordre établis par le service psychosocial les 11 juin 2013 et 26 mars 2014 respectivement reprirent à l’identique les constats du rapport précédent et soulignèrent que le requérant présentait un risque de récidive très élevé, étant donné ses capacités insuffisantes en terme de conscience de la faute et d’empathie pour les victimes. Il ressort des rapports établis par le service psychosocial que tout au long de la détention le requérant a voulu entrer en contact avec des mineurs, principalement par voie de lettres mais également sur internet, et qu’un contrôle de son courrier fut mis en place. Ces rapports recommandaient de placer le requérant dans un établissement de la VAPH et soulignaient l’effet positif des permissions de sortie. Le 26 octobre 2015, le service psychosocial rendit un nouveau rapport relatif à la problématique de délinquance sexuelle du requérant. Il confirmait la recommandation de placer le requérant dans un établissement de la VAPH ou un établissement de psychiatrie légale en raison de sa fixation très forte à l’endroit des mineurs et de son absence de maîtrise de soi. Ce rapport constatait une rechute dans l’entretien de la correspondance avec des mineurs (intensification, dissimulation). Tenant également compte du fait que les permissions de sortie amenaient le requérant, accompagné de son oncle, à fréquenter une équipe de football à laquelle il avait précisément adressé une de ses lettres, les auteurs du rapport recommandèrent que toute sortie soit désormais interdite. D’après un « bilan des soins » établi le 9 juillet 2015, le service psychiatrique de la prison est intervenu à une trentaine d’occasions à l’endroit du requérant entre 2007 et 2014. Son intervention a consisté principalement à prescrire au requérant des médicaments antidépresseurs ou antipsychotiques, et à quelques occasions, à le recevoir en entretien. C. Procédures devant les instances de défense sociale Tout au long de la détention, la commission de défense sociale (« CDS ») compétente, à savoir la CDS d’Anvers, décida du maintien du requérant à Merksplas. À partir de 2009, le maintien fut décidé « dans l’attente d’un accueil dans un établissement résidentiel relevant de la VAPH ». Les décisions faisaient valoir que le requérant pouvait déposer une nouvelle demande dès le moment où il pouvait produire une attestation de son admission dans un établissement de médecine légale ou un foyer avec surveillance permanente de la VAPH. Au moment de l’introduction de la requête, la dernière décision en date de la CDS d’Anvers, avait été prise le 10 octobre 2012 Le 6 décembre 2012, la commission supérieure de défense sociale (« CSDS ») rejeta l’appel formé par le requérant. La CSDS estima qu’il n’y avait pas de violation des articles 3, 5 §§ 1 et 4, et 13 de la Convention au motif que le requérant était détenu dans des circonstances adaptées à son état de santé mentale. La CSDS considéra que l’état mental du requérant ne s’était pas suffisamment amélioré et que les conditions d’un reclassement n’étaient pas remplies de sorte que le requérant devait continuer à être détenu à Merksplas, qui était un endroit adapté à sa pathologie, dans l’attente qu’un transfèrement soit possible dans un établissement de la VAPH. En l’absence d’une attestation de prise en charge dans une telle institution, il était inutile d’ordonner son transfèrement immédiat vers une telle institution. Le requérant introduisit un pourvoi devant la Cour de cassation contre la décision de la CSDS. En amont de l’exposé de ses moyens développés sur le terrain des articles 5 et 6 de la Convention, le requérant fit valoir que la privation de liberté à durée indéterminée sans perspective d’évolution et de prise en charge thérapeutique adaptée à son état de santé mentale constituait un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3. Il demandait également qu’une question préjudicielle soit posée à la Cour constitutionnelle notamment sur le point de savoir si la circonstance qu’un interné puisse rester privé de sa liberté à durée indéterminée constituait une violation des articles 3, 5 §§ 1 et 4, et 13 de la Convention combinés avec les articles 10 et 11 de la Constitution (égalité devant la loi et interdiction de la discrimination). Par un arrêt du 30 avril 2013, la Cour de cassation rejeta le pourvoi introduit par le requérant. Elle considéra que la décision de la CSDS était légalement jusitifée et qu’il n’y avait pas de violation des articles 5 et 6 de la Convention. En outre, la décision de la CDS refusant d’ordonner le placement du requérant dans un établissement désigné n’était pas une décision susceptible d’un pourvoi en cassation au motif qu’il s’agissait d’une modalité d’exécution de l’internement. Enfin, elle refusa d’en référer à la Cour constitutionnelle étant donné que les questions suggérées étaient étrangères aux griefs. Le 30 avril 2014, la CDS d’Anvers ordonna à nouveau le maintien du requérant à Merksplas dans l’attente d’un accueil dans un établissement extérieur. Le recours contre cette décision fut rejeté par la CSDS le 22 mai 2014. Par un arrêt du 2 décembre 2014, la Cour de cassation annula la décision de la CSDS au motif qu’elle ne répondait pas aux conclusions du requérant qui avait apporté des éléments concrets à l’appui de son allégation de ne pas bénéficier d’une thérapie adaptée en violation des articles 5 §§ 1 et 4 de la Convention. Elle reprochait également à la CSDS de ne pas avoir répondu aux conclusions du requérant quant aux raisons pour lesquelles il n’avait pas encore été transféré dans un établissement adapté. La CSDS, autrement composée, prit une décision le 16 mars 2015 rejetant le recours contre la décision de la CDS au motif que l’état mental du requérant ne s’était pas suffisamment voire pas du tout amélioré et que les conditions de sa libération et de son reclassement n’étaient dès lors pas remplies. Tenant compte du fait que le requérant continuait d’avoir un comportement sexuellement déviant et qu’il n’avait pas la moindre conscience ni de son comportement ni de ses conséquences, la CSDS considéra que le requérant constituait un réel danger pour la société en général et pour les jeunes de sexe masculin en particulier. Dans ces conditions, le maintien en détention devait être considéré comme justifié conformément à l’article 5 § 1 e) de la Convention. Par ailleurs, il ne pouvait être question de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3 de la Convention. En revanche, il y avait lieu de constater que le délai dans lequel le requérant avait droit à des soins et à un encadrement adapté avait expiré et d’ordonner, sur pied de l’article 14, 2o de la loi de défense sociale son transfert dans un délai de six mois vers un établissement adéquat de la VAPH. D. Procédures en référé devant le juge judiciaire Entre-temps, le 11 octobre 2013, le requérant avait introduit une demande en référé à l’encontre de l’État belge et de la Communauté flamande. Il demandait que soit ordonnée une visite sur les lieux, que les conditions de détention soient déclarées contraires à l’article 5 § 1 de la Convention, qu’une tutelle soit mise en place conformément à l’article 20 de la loi de défense sociale et, en ordre subsidiaire, que les défendeurs soient enjoints, sous peine d’astreinte, de lui offrir un traitement spécialisé pour comportement sexuel déviant. Il se plaignait de ne pas bénéficier d’un traitement adapté à sa pathologie, notamment en raison des sous-effectifs médicaux. Par ordonnance du 19 juin 2014, le président du tribunal de première instance d’Anvers jugea qu’il était matériellement compétent parce que le requérant alléguait l’urgence et que celle-ci était établie « compte tenu du manque de traitement médical soulevé et de la problématique de la privation de liberté illégitime ». Il considéra toutefois que les demandes du requérant n’étaient pas fondées. D’une part, la mise en place d’une tutelle n’était pas à l’ordre du jour en l’absence de perspective d’une mise en liberté à l’essai. D’autre part, il appartenait au requérant de spécifier de quelle thérapie il ne bénéficiait pas déjà sachant qu’une thérapie plus adéquate que celle offerte par le service psychosocial ne semblait pas possible au vu du refus opposé par les établissements en circuit externe. Enfin, le président du tribunal rejeta la demande de visite au motif qu’elle n’était d’aucune plus-value, les conditions à l’aile psychiatrique de Merksplas étant suffisamment connues. Par un arrêt de la cour d’appel d’Anvers du 11 mars 2015, l’ordonnance rendue en première instance fut confirmée. La cour d’appel considéra notamment qu’il n’était pas démontré concrètement que les autorités avaient manqué à leurs obligations ni que le requérant séjournait de façon indue à Merksplas, qu’il ne pouvait être déduit de la jurisprudence de la Cour que le seul fait que le requérant soit interné dans une prison et ne séjourne pas dans un établissement adapté suffisait pour conclure que la détention n’était pas conforme à la Convention, et qu’il n’était pas démontré in concreto en quoi la prise en charge dont le requérant bénéficiait n’était pas adaptée à sa situation individuelle. Le 1er décembre 2015, le requérant lança une nouvelle citation en référé à l’encontre de l’État belge et de la Communauté flamande. Il demandait que la décision du 16 mars 2015 de la CSDS soit exécutée sous peine d’astreinte en ce qu’elle constatait que le délai dans lequel le requérant avait droit à des soins et à un encadrement adapté avait expiré et ordonnait son transfert dans un délai de six mois vers un établissement de la VAPH. Selon les informations figurant au dossier, l’affaire est encore pendante devant le tribunal de première instance d’Anvers. E. Démarches entreprises en vue d’un placement extérieur Le 11 février 2011, le service psychosocial contacta deux établissements reconnus par la VAPH comme « centres d’hébergement extérieurs ». Le premier, I., répondit par la négative le 12 septembre 2011 considérant que le trouble autistique du requérant rendait impossible une thérapie et la progression vers la mise en liberté. Le deuxième établissement, L., fit savoir le 19 juin 2012 que le requérant ne pouvait être accueilli au motif qu’il n’était pas suffisamment déficient. Le requérant contacta lui-même l’hôpital psychiatrique public de Geel qui, le 13 juin 2013, informa le service psychosocial que le requérant n’entrait pas en ligne de compte pour une admission en raison de sa problématique psychiatrique. Suite à la décision de la CDS du 16 mars 2015 (voir paragraphe 27, ci-dessus), le service psychosocial transmit le nom du requérant aux huit établissements du circuit de la VAPH ayant des places disponibles. Aucun des établissements contactés ne donna de réponse positive. Il fut également présenté à trois établissements reconnus par la VAPH comme « centres d’hébergement extérieurs ». Le centre L. confirma son refus par l’impossibilité d’une part, de mener une thérapie en raison du trouble autistique dont souffrait le requérant et d’autre part, de lui proposer des libertés graduelles. De plus, il n’était pas concevable que le requérant puisse s’intégrer dans le groupe vu ses capacités intellectuelles limitées et le risque de comportement sexuel inapproprié. Un établissement, le centre A., indiqua toutefois que la candidature du requérant serait examinée chaque fois qu’une place disponible se présenterait. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Cadre légal La loi applicable à la présente affaire est la loi de défense sociale du 9 avril 1930 à l’égard des anormaux, des délinquants d’habitude et des auteurs de certains délits sexuels telle que modifiée par la loi du 1er juillet 1964 (« loi de défense sociale »). Cette loi devait être remplacée par la loi du 21 avril 2007 relative à l’internement des personnes atteintes d’un trouble mental. Avant que celleci entre en vigueur, la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement des personnes est venue la remplacer. Des dispositions transitoires ont été prises afin que jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi de 2014, ce soit le régime actuel de la loi de 1930 qui continue de s’appliquer. Au moment du prononcé du présent arrêt, l’entrée en vigueur de la loi du 5 mai 2014 est prévue pour le 1er octobre 2016 (paragraphe 80, ci-dessous). Les juridictions d’instruction et les juridictions de jugement peuvent ordonner l’internement de l’inculpé qui a commis un fait qualifié de crime ou de délit et qui se trouve dans un des états prévus par l’article 1er de la loi de défense sociale, « soit en état de démence, soit dans un état grave de déséquilibre mental ou de débilité mentale [les] rendant incapable[s] du contrôle de [leurs] actions » (article 7 de la loi de défense sociale). Pour l’organisation de l’internement sont instituées des commissions de défense sociale (« CDS »), composées d’un magistrat effectif ou honoraire qui en est le président, d’un avocat et d’un médecin (article 12 de la loi de défense sociale). Les CDS décident du lieu d’internement. Celui-ci est choisi parmi les établissements organisés par le gouvernement. La CDS peut toutefois, pour des raisons thérapeutiques et par décision spécialement motivée, ordonner le placement et le maintien dans un établissement approprié quant aux mesures de sécurité et aux soins à donner (article 14 de la loi de défense sociale). En pratique, si la CDS décide que l’internement doit être effectué sous forme de placement, l’interné peut être placé soit dans un établissement de défense sociale, une section de défense sociale, un établissement externe destiné spécifiquement à l’accueil des internés ou un établissement externe du réseau ordinaire (voir paragraphes 56-63, ci-dessous). Par un arrêt no 142/2009 du 17 septembre 2009, la Cour constitutionnelle, saisie d’une question préjudicielle, s’est prononcée sur le point de savoir si la loi de défense sociale était compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution belge combinés avec l’article 5 § 1 de la Convention en ce qu’elle ne prévoit pas que la CDS puisse obliger un « établissement approprié » visé par l’article 14 alinéa 2 de la loi à accueillir un interné, ce qui aurait pour effet qu’il ne peut être garanti que les décisions relatives à l’accueil de cet interné dans un établissement psychiatrique adapté soient exécutées dans un délai raisonnable. La Cour constitutionnelle se prononça en ces termes : « B.7.3. Lorsque la juridiction compétente a jugé qu’une personne internée doit être accueillie dans un établissement approprié, il appartient aux autorités compétentes de faire en sorte que cette personne puisse y être accueillie (CEDH, Johnson c. RoyaumeUni, 24 octobre 1997 ; Brand c. Pays-Bas, 11 mai 2004 ; Morsink c. Pays-Bas, 11 mai 2004). Si, lorsque l’établissement désigné par la commission de défense sociale ne peut accueillir la personne internée, un équilibre raisonnable doit être recherché entre les intérêts des autorités et ceux de l’intéressé, un tel équilibre est rompu lorsque celui-ci est laissé indéfiniment dans un établissement que la juridiction compétente a jugé inadapté pour permettre son reclassement. B.7.4. Cette atteinte au droit [à la liberté et à la sûreté] ne provient cependant pas de la disposition législative sur laquelle la Cour est interrogée. Elle est due à l’insuffisance de places disponibles dans les établissements dans lesquels la mesure ordonnée par le juge a quo pourrait être exécutée. B.8. Une telle situation concerne l’application de la loi. Sa sanction relève des cours et tribunaux et échappe par conséquent à la compétence de la Cour, de telle sorte que la question préjudicielle appelle une réponse négative. » La CDS peut d’office ou à la demande du ministre de la Justice, du procureur du Roi, de l’interné ou de son avocat ordonner le transfert de l’interné dans un autre établissement. Si la demande de l’interné ou de son avocat est rejetée, ils peuvent la renouveler après l’expiration d’un délai de six mois. La CDS peut également admettre l’interné à un régime de semi-liberté dont les conditions et modalités sont fixées par le ministre de la Justice (article 15). La CDS peut, avant de statuer par application des articles 14 et 15 précités, demander l’avis d’un médecin de son choix appartenant ou non à l’administration. L’interné peut aussi se faire examiner par un médecin de son choix et produire l’avis de celui-ci. Ce médecin peut prendre connaissance du dossier de l’interné. Le procureur du Roi, le directeur ou le médecin de l’établissement de défense sociale ou de l’établissement approprié, l’interné et son avocat sont entendus. Le dossier est mis pendant quatre jours à la disposition de l’avocat de l’interné. Ce dernier est représenté par son avocat dans le cas où il est préjudiciable d’examiner en sa présence des questions médico-psychiatriques concernant son état (article 16 de la loi de défense sociale). En cas d’urgence, le président de la CDS ou le ministre de la Justice peuvent ordonner le transfert d’un interné (article 17 de la loi de défense sociale). La CDS se tient informée de la situation de l’interné et peut décider de sa mise en liberté définitive ou à l’essai assortie de conditions lorsque l’état mental de celui-ci s’est suffisamment amélioré et que les conditions de sa réadaptation sociale sont réunies. À cet effet, la CDS peut d’office ou à la demande de l’interné ou de son avocat, charger le service des maisons de justice de la rédaction d’un rapport d’information succinct ou de l’exécution d’une enquête sociale. Une demande de libération peut être formée tous les six mois (article 18 de la loi de défense sociale). Si la mise en liberté est ordonnée à titre d’essai, l’interné est soumis à une tutelle médico-légale dont la durée et les modalités sont fixées par décision de mise en liberté. Si son comportement ou son état mental révèle un danger social, notamment s’il ne respecte pas les conditions qui lui sont imposées, le libéré peut, sur réquisitoire du procureur du Roi, être réintégré dans une annexe psychiatrique (article 20 de la loi de défense sociale). B. Voies de recours Instances de défense sociale Les décisions de la CDS sont susceptibles d’un recours auprès de la commission supérieure de défense sociale (« CSDS ») dans un délai de 15 jours à dater de la notification. La CSDS est composée d’un magistrat effectif ou honoraire de la Cour de cassation ou d’une cour d’appel, qui en est le président, d’un avocat et du médecin directeur du service d’anthropologie pénitentiaire (article 13 de la loi de défense sociale). La CSDS se prononce dans le mois ; l’interné et son avocat sont entendus ; les dispositions de l’article 16 précités (paragraphe 43., ci-dessus) sont en outre applicables (article 19bis de la loi de défense sociale). La Cour de cassation a souligné que les instances de défense sociale étaient « les instances nationales qui sont susceptibles d’apporter une aide judiciaire effective à l’interné et de protéger celui-ci contre une violation de l’article 5 § 1 de la Convention. Elles apprécient souverainement si l’institution dans laquelle l’interné est placé est adapté à sa maladie mentale » (arrêt du 10 décembre 2013, P.13.1539.N). Dans ce cadre, les internés peuvent se plaindre de l’absence de soins, dénoncer les conditions de détention et solliciter leur transfert dans le circuit extérieur. Toutefois, en cas de refus d’admission, ni la CDS ni la CSDS n’a compétence pour ordonner la mise à disposition d’une place adaptée au requérant. Les décisions de la CSDS confirmant la décision de rejet de la demande de mise en liberté de l’interné ou déclarant fondée l’opposition du procureur du Roi contre la décision de mise en liberté de l’interné peuvent faire l’objet d’un pourvoi en cassation formé par l’avocat de l’interné (article 19ter de la loi de défense sociale). En revanche, les décisions par lesquelles il est refusé de transférer un interné dans un « lieu approprié » ne sont pas susceptibles d’un pourvoi en cassation au motif qu’il s’agit d’une modalité d’exécution de l’internement (voir parmi d’autres: Cass., 2 juin 2009, P.09.0586.N et P.09.0735.N). La Cour de cassation a toutefois estimé dans un arrêt du 10 décembre 2013 (P.13.1539.N, précité) que, les décisions des instances de défense sociale devant être motivées en vertu de la loi de défense sociale, la CSDS qui, à l’interné qui alléguait qu’il séjournait dans une prison dans des conditions de détention qui n’étaient pas adaptées à sa maladie mentale, se bornait à répondre qu’il y était détenu dans des conditions adaptées à sa maladie mentale dans l’attente de l’accueil dans un établissement adéquat, avait méconnu son obligation de motivation. Tribunaux de l’ordre judiciaire Il existe aussi la possibilité pour les internés de s’adresser aux tribunaux de l’ordre judiciaire. Toute personne en mesure d’invoquer la violation d’un droit subjectif peut en effet introduire une demande devant le tribunal de première instance et se plaindre d’une violation de la loi, notamment de toute disposition conventionnelle qui a un effet direct en droit belge. Le juge peut, éventuellement sous astreinte, faire cesser la violation et, le cas échéant, accorder une indemnité. En vertu de l’article 584 du code judiciaire, le président du tribunal de première instance, siégeant en référé, peut se prononcer, si l’urgence est établie, sur toute demande en toutes matières, sauf celles que la loi soustrait au pouvoir judiciaire. C. Offre d’accueil pour les internés Sur la base des informations fournies par le Gouvernement défendeur dans ses observations soumises à la Cour, il est possible de décrire l’offre d’accueil pour les internés comme suit. Les établissements psychiatriques hautement sécurisés Il existe en Belgique cinq établissements présentant un haut degré de sécurisation. En Wallonie, les internés peuvent être accueillis dans un des trois établissements de défense sociale spécialement organisés par les autorités pour accueillir les internés. L’établissement de Paifve, qui dépend du ministère de la Justice, peut accueillir 208 internés. Les deux autres établissements sont gérés respectivement par la région wallonne et l’intercommunale « Centre hospitalier universitaire Ambroise Paré ». Il s’agit de l’hôpital de soins psychiatriques sécurisé « Les Marronniers », à Tournai, dont la capacité d’accueil est de 376 internés, et du centre hospitalier psychiatrique du « Chêne aux Haies », à Mons, dont la capacité est de trente lits réservés aux femmes. En Flandre, depuis 2009, la prison de Merksplas dispose d’une section de soins sécurisée, le pavillon De Haven, d’une capacité de soixante personnes, destiné aux internés présentant une déficience intellectuelle faible à modérée et aux personnes atteintes d’un trouble autistique. En outre, un établissement de psychiatrie médico-légale hautement sécurisé, relevant des ministères de la Justice et de la Santé publique, a ouvert à Gand en 2015 avec une capacité de 264 places. Les établissements psychiatriques classiques Il y a ensuite des hôpitaux psychiatriques classiques, soit de type privé subventionné, soit dépendant des pouvoirs publics. Certaines institutions sont agréées de « sécurité moyenne » et peuvent accueillir des internés qui, en raison du danger qu’ils présentent pour la société, peuvent être considérés comme des patients ayant un sérieux trouble de comportement et/ou étant très agressifs et pour lesquels des mesures particulières de sécurité sont nécessaires. D’autres institutions sont agréées de « faible sécurité » et peuvent accueillir des internés qui ne présentent pas de danger particulier pour la société et dont la problématique psychiatrique présente les mêmes caractéristiques que la moyenne de la population d’un hôpital général psychiatrique. Les ailes psychiatriques de prison Onze prisons disposent d’ailes psychiatriques. Il faut distinguer les sections de défense sociale et les annexes psychiatriques. Les sections de défense sociale, rattachées aux prisons de Merksplas, Turnhout et Bruges, sont spécifiquement instituées pour héberger des internés qui y vivent séparés des détenus de droit commun. Y séjournent des internés exigeant une prise en charge à moyen ou long terme. Les annexes psychiatriques, rattachées aux prisons d’Anvers, Gand, Louvain, Forest, Jamioulx, Lantin, Mons et Namur, accueillent les nouveaux internés qui sont en attente d’une décision de la CDS quant à leur lieu d’internement, ou qui attendent leur transfèrement vers le lieu de placement décidé par la CSD compétente. Y séjournent également des prévenus mis en observation et des détenus de droit ordinaire qui ont besoin d’une assistance psychiatrique. En 2015, la Belgique comptait environ 4 000 personnes ayant le statut d’interné, parmi lesquelles 1 059 étaient incarcérées. Environ 350 personnes étaient internées à la section de défense sociale de la prison de Merksplas. D’après les informations figurant dans une déclaration du ministre de la Justice faite le 11 mars 2016, le nombre de personnes internées incarcérées est actuellement de 860 (Chambre des représentants, Doc 54–1590/006, p. 47). D. Encadrement thérapeutique dans les ailes psychiatriques des prisons Dans ses observations soumises à la Cour, le Gouvernement défendeur explique que chaque prison disposant d’une annexe psychiatrique ou d’une section de défense sociale dispose d’un service psychosocial et d’une équipe soignante. Le fonctionnement des équipes de soins de santé en annexe psychiatrique vise la stabilisation de l’interné, la construction d’une relation de confiance et l’information de l’interné. L’offre de soins se traduit principalement par des activités collectives. Les sections de défense sociale se concentrent davantage sur des programmes à long terme et, en plus des activités en groupe, un plan de traitement individuel peut être mis en place avec l’accord de l’intéressé. Des programmes sont également développés en collaboration avec l’Agence flamande pour les personnes handicapées (« VAPH »). Le service psychosocial apporte, entre autres, une assistance professionnelle aux CDS par les avis qu’il formule. Il est composé du directeur d’établissement, d’un psychiatre, d’un psychologue, d’un assistant social et d’un assistant administratif. L’équipe soignante est composée de psychiatres, de psychologues, d’infirmiers psychiatriques, d’ergothérapeutes, d’assistants sociaux et d’éducateurs. En fonction de la taille de l’établissement ou de la section, et donc du nombre d’internés, il s’agit d’effectifs à temps plein ou à temps partiel. En 2012, selon des informations données par la ministre de la Justice, les onze prisons disposant d’une aile psychiatrique comptaient, pour un total de 1 117 internés, 18,66 psychologues, 14 assistants sociaux, 30 éducateurs, 13 ergothérapeute et 22,55 psychiatres (réponse du 20 août 2013 à la question écrite no 5-5705 du 28 février 2012, Sénat). Le nombre de psychiatres et d’infirmiers psychiatriques concerne l’ensemble de la population carcérale sachant que les premiers consacrent la majorité de leur temps aux internés tandis que les seconds se consacrent principalement aux soins infirmiers généraux. En ce qui concerne spécifiquement la prison de Merksplas, l’équipe soignante en soins psychiatriques comptait 2,8 psychiatres, 2,46 psychologues, 2,8 ergothérapeutes, 6 éducateurs et 2,7 assistants sociaux (même réponse parlementaire). Le pavillon De Haven y travaille en collaboration avec l’équipe externe du programme ABAGG (Ambulante Begeleiding Aan Geïnterneerden met een verstandelijke beperking in de Gevangenis, « accompagnement ambulant aux internés présentant un trouble mental en prison »), projet de l’association ‘t Zwart Goor, spécialisée dans l’accompagnement et le soutien ambulant des personnes présentant des troubles mentaux ou de comportement. Ce programme propose des activités collectives (activités sportives et réunion hebdomadaire de groupe) et un accompagnement individualisé (aide à l’hygiène matinale et entretien du cadre de vie). III. DOCUMENTS PERTINENTS RELATIFS À LA SITUATION EN MATIÈRE D’INTERNEMENT EN BELGIQUE Des extraits pertinents de documents internes et internationaux relatifs aux problèmes structurels rencontrés en Belgique figurent dans quatre arrêts de principe (L.B. c. Belgique, no 22831/08, §§ 72-74, 2 octobre 2012, Claes c. Belgique, no 43418/09, §§ 42-69 et 70-72, 10 janvier 2013, Dufoort c. Belgique, no 43653/09, §§ 37-62 et 63-65, 10 janvier 2013, et Swennen c. Belgique, no 53448/10, §§ 29-53 et 54-56, 10 janvier 2013). Depuis, la situation a continué d’être dénoncée tant au niveau interne qu’au niveau international comme en attestent les extraits des documents suivants. Le Comité contre la torture des Nations Unies réitéra en ces termes les préoccupations, qu’il avait déjà formulées, dans ses Observations finales concernant le troisième rapport périodique de la Belgique (CAT/C/BEL/3, 3 janvier 2014): « Soins de santé mentale pour les détenus Le Comité réitère sa préoccupation sur les conditions de détention des internés souffrant de problèmes graves de santé mentale dans le système carcéral de l’État partie. Le Comité regrette que les services de santé mentale disponibles dans les prisons soient toujours insuffisants à cause du manque de personnel qualifié et d’infrastructures adaptées (art. 11 et 16). Le Comité rappelle sa recommandation antérieure (CAT/C/BEL/CO/2 par. 23) et invite l’État partie à prendre toutes les mesures nécessaires pour que les détenus souffrant de problèmes de santé mentale reçoivent des soins adaptés. L’État partie doit pour cela augmenter la capacité des services d’hospitalisation en psychiatrie et faciliter, dans toutes les prisons, l’accès à des services de santé mentale. » Dans son rapport relatif à la visite effectuée en Belgique du 24 septembre au 4 octobre 2013 (CPT/Inf (2016) 13), le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« CPT ») fit état des constats suivants relatifs aux internés et aux annexes psychiatriques : « a. Introduction La situation des personnes placées en annexe psychiatrique a fait l’objet d’une attention particulière de la part du CPT depuis sa première visite en Belgique en 1993. (...) (...) Les annexes psychiatriques ont été conçues pour accueillir, de manière transitoire, des internés en observation en attendant une place dans un établissement adapté. Il s’agit principalement de parties de prisons conçues pour l’enfermement et non pour le traitement des malades. Sur les près de 4 000 internés en Belgique, 1 165 internés étaient enfermés dans une annexe au moment de la visite. La délégation a visité les annexes psychiatriques de l’établissement pénitentiaire de Merksplas (350 internés) et des prisons d’Anvers (83 détenus relevaient de l’annexe dont 12 étaient des femmes) et de Forest (91 internés). Ces trois annexes accueillaient près de 45% de la totalité des internés incarcérés. La durée de séjour dans ces annexes était souvent supérieure à deux ans. (...) b. Conditions de séjour Les conditions matérielles de séjour des internés dans les prisons d’Anvers, de Forest et à l’établissement pénitentiaire de Merksplas étaient globalement correctes. Les cellules étaient convenablement équipées, ventilées et éclairées. Chaque annexe disposait d’un espace de promenade dédié. Toutefois, les cellules du pavillon F de l’établissement pénitentiaire de Merksplas, utilisées pour l’admission des nouveaux internés (environ 100 personnes par an), ne disposaient pas de toilettes. En journée, les nouveaux arrivants, qui passaient entre six et huit semaines dans ce pavillon, pouvaient utiliser les W.C. installés à chaque étage ainsi que dans la cour de promenade. En revanche, ils utilisaient un seau hygiénique la nuit. Le CPT recommande aux autorités belges de prendre les mesures nécessaires afin de permettre aux internés du pavillon F de cette annexe un accès à des toilettes en tout temps. c. Personnel de santé et traitements La délégation a constaté le manque préoccupant de médecins psychiatres dans les annexes visitées. L’annexe psychiatrique de la prison de Forest bénéficiait de 1,5 poste [équivalent à temps plein, ci-après ETP] de psychiatre, occupé par trois psychiatres à temps-partiel. La situation était plus critique à Anvers qui ne disposait que d’un poste ETP de psychiatre – occupé par trois psychiatres – pour l’ensemble de la prison. La prison de Merksplas, dont l’annexe psychiatrique était la plus grande de Belgique, disposait en théorie de 1,5 psychiatre ETP. Dans les faits, un psychiatre était présent dans l’établissement 24 heures par mois tout au plus. Le temps de trajet entre le domicile et la prison était inclus dans le temps de travail alors même qu’un des psychiatres résidait à plus de 150 kilomètres de la prison. Le personnel infirmier psychiatrique des annexes psychiatriques est en principe dédié à la prise en charge des internés. À la prison de Forest, un poste infirmier ETP était alloué à l’annexe. Trois infirmières à temps plein étaient employées uniquement à l’annexe psychiatrique de la prison d’Anvers mais, en général, une seule était présente en journée (entre 7h30 et 17h30). À l’établissement pénitentiaire de Merksplas, 16 infirmiers psychiatriques et un infirmier-chef assuraient le suivi des internés. Il convient toutefois de noter que ce personnel travaillait principalement sur cinq projets qui ne prenaient en charge qu’environ un tiers des internés de l’établissement (voir paragraphe 91). Le temps de présence du personnel de santé dans les établissements visités était insuffisant au regard du nombre d’internés et de la gravité de leurs pathologies. Il ne permettait même pas d’assurer un suivi superficiel de l’évolution des maladies de la plupart des internés. Le CPT recommande que des mesures immédiates soient prises pour que les effectifs des équipes médicales et de soins des annexes psychiatriques visitées soient au moins doublés. À la prison de Merksplas, beaucoup de prescriptions médicamenteuses, et notamment de psychotropes, se faisaient par téléphone sans examen préalable par un médecin. Un détenu a indiqué recevoir depuis deux ans une telle médication sans jamais avoir été examiné à ce propos. De telles prescriptions par téléphone étaient également réalisées dans le contexte de l’unité dite « de crise » (voir paragraphes 97 et 98). Le CPT recommande que des mesures urgentes soient prises pour mettre un terme à cette pratique. La circulaire no 1800 du ministre de la Justice (du 7 juin 2007) prévoit que l’équipe de santé des établissements pénitentiaires disposant d’une annexe psychiatrique se compose également d’ergothérapeutes, de kinésithérapeutes et d’éducateurs. Elle reconnait aux internés le droit à des soins de santé équivalents à ceux dispensés dans la société libre. Dans la pratique, la délégation a constaté que le personnel paramédical et de prise en charge était insuffisant. L’annexe psychiatrique de la prison d’Anvers comptait deux ETP de psychologues et deux ETP d’éducateurs et le poste d’ergothérapeute était vacant. L’annexe de la prison de Forest ne disposait que de deux ETP de psychologues et d’un poste d’éducateur à temps plein. À la prison de Merksplas, l’équipe pluridisciplinaire se composait d’un psychologue coordonnateur, de trois ergothérapeutes, d’un kinésithérapeute, d’un art-thérapeute et de quatre éducateurs à temps plein. Le CPT recommande que les équipes pluridisciplinaires de santé soient significativement renforcées. Concernant la prise en charge thérapeutique et les activités offertes aux internés, la situation était inchangée depuis la précédente visite à la prison de Forest. Quelques internés pouvaient profiter du nombre limité d’activités thérapeutiques offertes et certains disposaient d’un travail. Aucun ne bénéficiait d’un protocole individuel de traitement. À la prison d’Anvers, les internés étaient pris en charge de manière individualisée et ils avaient accès à des activités sociothérapeutiques de groupe. De plus, les internés pouvaient participer à des activités récréatives, organisées par une association, leur permettant de passer une bonne partie de la journée hors de leur cellule. À l’établissement pénitentiaire de Merksplas, cinq projets destinés à la prise en charge des petits groupes d’internés étaient en place. À leur arrivée, les internés étaient placés en observation au pavillon F, dans le cadre du projet Vesta. Le personnel disposait d’environ quatre semaines pour déterminer si l’interné pouvait intégrer un autre projet spécifique. De plus, la structure De Haven, financée par la Communauté flamande, offraient une prise en charge à 62 personnes en situation de handicap mental. Si ces projets offraient une prise en charge adaptée, ils ne concernaient qu’un interné sur trois. Le reste, c’est-à-dire 230 internés, était considéré par les personnels soignants comme des patients « hébergés mais non en soins ». Ces internés passaient leurs journées sans aucune prise en charge psychiatrique ou thérapeutique ni aucune stimulation intellectuelle. (...) Malgré les constatations et les recommandations répétées du CPT, confirmées par les décisions les plus récentes de la Cour, il doit être constaté que les autorités belges n’ont toujours pas adopté les mesures nécessaires pour apporter une réponse structurelle à ce problème. Cette absence de coopération de la part des autorités belges est particulièrement regrettable. Le CPT appelle les autorités belges à revoir entièrement la politique en matière de détention des internés en annexe psychiatrique et à mettre en place les structures nécessaires pour offrir une prise en charge adaptée. Il importe que chaque interné ait un protocole de traitement individuel, un suivi psychiatrique ainsi que des activités thérapeutiques et occupationnelles adaptées. » Dans sa Notice 2013 sur l’état du système carcéral belge, l’Observatoire international des prisons, section belge, fit part des constats suivants: « De nombreuses prisons belges possèdent une annexe psychiatrique. En pratique, la plupart de ces annexes accueillent non seulement des internés en attente de transfert vers un [établissement de défense sociale], mais également des détenus qui présentent des troubles mentaux, des toxicomanes, des détenus « suicidaires » ou encore parfois des détenus ayant commis des faits de mœurs. Les annexes sont les lieux les plus surpeuplés des prisons [belges]. (...) L’encadrement thérapeutique au sein des annexes est totalement insuffisant : un psychiatre vient au mieux quelques heures par semaine dans ce service et il ne s’agira principalement que de distribution de prescriptions. Il n’y a aucune place pour un réel travail psychiatrique. Cette situation est dénoncée par les médecins euxmêmes qui parlent de « médecine de guerre », de « médecine du tiers-monde », en violation flagrante avec la loi du 22 août 2002 relative aux droits du patient. Les internés des annexes sont en général « soignés » exclusivement à coup de neuroleptiques... (...) [Il] faut souligner que depuis 2007, des équipes multidisciplinaires comportant au moins un travailleur social, un kinésithérapeute et un psychologue, un psychiatre, un ergothérapeute, un infirmier psychiatrique et un éducateur ont été mises en place au sein des annexes psychiatriques. Cependant, le Ministre [de la Justice] reconnaissait lui-même que « malgré la présence des équipes de soins, les internés restent privés de soins dont ils ont besoin ». Depuis, ces équipes sont réduites à peau de chagrin, les contrats de travail qui prennent fin n’étant pas renouvelés. (...) On ne trouve pas les moyens de les soigner correctement alors on les « garde » en attendant que leur « état se soit suffisamment amélioré pour les réinsérer dans la société ». Comment cette amélioration est-elle censée arriver eu égard à la situation décrite ci-dessus ? Une garderie, un parking,... mais pas de soins corrects. (...) Dans sa note de politique générale de mars 2010, le Ministre [...] reconnaissait que « les internés n’appartiennent pas à une catégorie carcérale classique. Ce sont des personnes souffrant de graves problèmes psychiques qui nécessitent un traitement adéquat. (...) Les internés restent, dans une mesure importante, privés de soins thérapeutiques qui doivent contribuer à une réintégration fructueuse dans la vie sociale ». Selon le Masterplan, deux centres de psychiatrie légale, sorte d’hôpitaux sécurisés pour les soins et de la justice pour la sécurité, devraient voir le jour en 2013, à Gand et Anvers. Le centre de Gand devrait compter 272 lits et celui d’Anvers, 180 lits. Selon le Ministre [...] toujours, les autres internés devraient trouver place dans le circuit légal externe ou régulier des soins, à l’exception des inculpés (soit ceux en détention préventive) et des internés qui ont réintégré la prison et attendent leur passage devant la Commission de défense sociale. C’est compter sans le fait que de plus en plus d’hôpitaux du circuit externe refusent des internés, pour des raisons souvent obscures. Les praticiens de la défense sociale, avocats ou assistants sociaux se heurtent à des refus de prise en charge de ces patients « pas comme les autres » qui font peur. (...) F. La situation spécifique en Flandre Il n’existe pas d’[établissement de défense sociale] autonome en Flandre. Les deux [établissements] font partie des prisons de Turnhout et Merksplas. Ces prisons disposent aussi d’une annexe psychiatrique et, dans la réalité, il n’y a pas de différence entre le fonctionnement de la partie [établissement] et une annexe psychiatrique quelconque. (...) [L’Observatoire international des prisons] estime que le système d’internement devrait être abrogé, les délinquants atteints de troubles mentaux acquittés afin qu’ils soient renvoyés vers le système civil de la psychiatrie et qu’on aborde enfin cette problématique dans le cadre d’une politique de santé mentale globale. » Le 19 septembre 2014, la commission de surveillance de l’établissement pénitentiaire de Merksplas (l’institution des commissions de surveillance de prison est décrite dans Vasilescu c. Belgique, no 64682/12, § 40, 25 novembre 2014) a publié dans la presse belge une lettre ouverte dont les extraits pertinents se lisent comme suit : « Pour le moment 317 internés résident dans la prison de Merksplas. 33 internés résident dans cette prison depuis plus de 20 ans. 35 d’entre eux ont plus de 60 ans. Dans l’avenir quelques internés deviendront tributaires de soins. Il n’est pas possible de leur donner les soins adaptés dans la prison. Chaque six mois les internés passent devant la commission de défense sociale qui se base sur les rapports de progrès, pour décider ce qu’on fera avec eux. Dans la plupart des cas il est décidé qu’il n’est pas question de progrès et qu’ils sont trop dangereux d’être mis en liberté. La majorité des internés reste donc en prison sans perspective parce qu’ils sont indésirables dans la psychiatrie ou parce qu’il n’existe pas d’offre adaptée. Dans la prison de Merksplas, les internés sont incarcérés et vivent sous le même régime que les condamnés. La plupart d’entre eux se trouvent pendant plus de 20 heures derrière une porte fermée, dans un logement médiéval, sans soins adaptés, sans attention, sans perspective. La direction de la prison de Merksplas fait tout son possible pour réaliser un encadrement adapté pour les internés avec une équipe de 35 dispensateurs de soins qui fait tout ce qui est possible pour organiser des activités et développer des projets en vue de créer un climat plus agréable. Toutefois, par manque de personnel, leurs possibilités d’élaborer un plan de soins pour chaque interné sont vraiment insuffisantes. En ce moment 1/3 des internés reçoit des soins minimes. Le reste du groupe (200 internés) est privé de tout suivi sur mesure bien qu’ils y aient droit. En tant que commission, nous sommes témoins des effets préjudiciables de la détention causés aux internés par le régime pénitentiaire : ils ont beaucoup de plaintes corporelles, leur psychopathie s’aggrave, ils se sentent sans ressort, anxieux, paranoïaques, ils ont marre de la vie, ils sont totalement isolés et seuls et dépérissent peu à peu. A défaut de soins et d’accompagnement sur mesure de leur psychopathologie, il n’est pas étonnant qu’il n’y ait pas de progrès, ni de rétablissement ni d’impulsions à vivre positivement leur maladie. Un autre souci concerne le logement dans la prison de Merksplas : un vieux bâtiment, usé et vétusté. Ce cadre n’est pas un havre de paix où l’on trouve la chaleur ou la sécurité et n’inspire pas au rétablissement. Tout au contraire. Souvent les internés nous disent : « On ne me donne pas de traitement médical, je suis malade, comment puis-je sortir ? » « On ne peut pas me retenir éternellement, n’est-ce pas? » Mais si, on peut vous retenir éternellement ! (...) En mars 2014 le documentaire 9999 d’Ellen Vermeulen est apparu. Dans ce documentaire Ellen décrit la vie des internés dans la prison de Merksplas. C’est un documentaire cuisant qui montre nettement le manque de perspective, 1’impuissance et la déshumanisation. Le titre 9999 se réfère à la date de mise en liberté dans le dossier des internés : le 31/12/9999. Suite à ce documentaire, la commission a décidé de témoigner en public sur ces pratiques qui sont indignes d’un état de droit. Nous écrivons la présente lettre avec le soutien de la direction de la prison de Merksplas qui fait tout son possible pour un traitement digne des internés. Toutefois, la direction est aussi impuissante et il ne lui reste qu’être témoin de l’injustice dans sa propre prison. (...) [Nous] demandons, en attendant la construction des centres psychiatriques, d’investir prioritairement dans une infrastructure adaptée aux internés dans la prison de Merksplas qui stimule à la guérison. Nous insistons à ce que le projet pilote « de Haven » dans la prison soit étendu et que des unités similaires soient temporairement construites. De Haven est un lieu adapté, un nouveau bâtiment avec un jardin et beaucoup d’espace ouvert, où sont prodigués les soins aux internés souffrant d’une limitation fonctionnelle au niveau mental. (...) » IV. MESURES PRISES ET EN COURS POUR AMÉLIORER LA SITUATION DES INTERNÉS En vue notamment de l’exécution des arrêts de principe précités (voir paragraphe 71, ci-dessus), les autorités belges ont pris des mesures générales pour améliorer la situation des internés. Plusieurs plans pluriannuels visant à réformer le secteur de l’internement sont mis en œuvre depuis 2007. L’objectif est de faire sortir progressivement les internés des établissements pénitentiaires et de les placer dans des établissements offrant les soins nécessaires et les préparant à une intégration sociale. En ce sens, les autorités ont également la volonté d’intégrer ce plan dans la réforme des soins de santé mentale également en cours et qui vise tout usager du secteur de la santé mentale en général. Outre la modification du cadre légal de l’internement, plusieurs mesures ont été prises dans le cadre de la mise en œuvre du plan pluriannuel : l’extension de la capacité d’accueil spécifique des internés, et le développement de l’offre de soins aux internés dans le réseau régulier. A. Modification du cadre légal La loi du 5 mai 2014 précitée, qui abroge les lois des 9 avril 1930 et 21 avril 2007 précitées, prévoit plusieurs avancées visant à consacrer la philosophie du trajet de soins pour les personnes internées ainsi qu’à définir de manière plus précise les notions utilisées et à renforcer les garanties procédurales. La nouvelle loi fait actuellement l’objet d’adaptations visant à en améliorer le texte et des dispositions sont prises pour assurer sa mise en œuvre en pratique. L’entrée en vigueur de la loi, initialement prévue pour le 1er janvier 2016, a été reportée au 1er juillet 2016 par une loi du 19 octobre 2015, puis au 1er octobre 2016 par une loi du 4 mai 2016. La nouvelle loi définit l’objectif de l’internement comme une mesure de sûreté destinée à la fois à protéger la société et à faire en sorte que soient dispensés à la personne internée les soins requis par son état en vue de sa réinsertion dans la société. Compte tenu du risque pour la sécurité et de l’état de santé de la personne internée, celle-ci se verra proposer les soins dont elle a besoin pour mener une vie conforme à la dignité humaine. Ces soins doivent permettre à la personne internée de se réinsérer le mieux possible dans la société et sont dispensés – lorsque cela est indiqué et réalisable – par le biais d’un trajet de soins de manière à être adaptés à la personne internée (article 2). A l’instar de la situation actuelle, la loi prévoit que les juridictions d’instruction, sauf s’il s’agit d’un crime ou d’un délit considéré comme un délit politique ou comme un délit de presse, et les juridictions de jugement peuvent ordonner l’internement d’une personne (article 9 § 1). Une des adaptations de la nouvelle loi consiste à limiter le champ d’application de l’internement, en prévoyant que désormais, seuls seront susceptibles de donner lieu à une mesure d’internement les crimes et délits qui ont provoqué une atteinte ou une menace à l’intégrité physique ou psychique d’autrui (rapport de la Commission de la Justice, Chambre des représentants, Doc 54–1590/006, p. 36-37). La nouvelle loi prévoit qu’une expertise psychiatrique ou psychologique médicolégale doit intervenir préalablement à toute mesure d’internement (article 5 § 1). Les experts devront répondre à des normes professionnelles. Les expertises pourront être effectuées par un collège ou avec l’assistance d’autres spécialistes en sciences comportementales (article 5 § 2). L’expert devra présenter un rapport circonstancié établi sur la base d’un modèle (article 5 § 4). L’expertise est contradictoire (article 8 § 1). Une autre nouveauté de la loi est que la personne faisant l’objet d’une expertise puisse se faire assister non seulement par son avocat mais également par un médecin ou un psychologue de son choix (article 7). L’internement reste la mesure de base du régime mais ne pourra plus, en principe, être effectué dans une annexe psychiatrique de prison. Il devra l’être dans un établissement ou une section de défense sociale ou dans un centre de psychiatrie légale pour les internés à « haut risque » ou encore dans un établissement reconnu par l’autorité compétente, organisé par une institution privée, une communauté, une région ou une autorité locale, pour les internés à « risque faible ou modéré » (article 19 juncto article 3, 4o, b), c) et d)). Les établissements externes qui auront conclu un accord de coopération – précisant notamment leur capacité d’accueil, le profil des internés qu’elles accueillent ainsi que la procédure à suivre pour cet accueil (article 3, 5o) – ne pourront refuser un placement (article 19). L’approbation au cas par cas ne sera pas requise pourvu que les conditions de l’accord de placement soient respectées. Les organes de gestion et de contrôle de l’internement seront désormais les chambres de protection sociale créées au sein des tribunaux de l’application des peines (article 3, 6o). Elles seront composées d’un juge comme président, d’un assesseur spécialisé en matière de réinsertion sociale et d’un assesseur spécialisé en psychologie clinique (article 78 du code judiciaire). Elles décideront du placement et du transfèrement des internés. Elles statueront également sur les permissions de sortie, les congés, la détention limitée, la surveillance électronique, la libération à l’essai, ou en vue de l’éloignement ou d’une remise, et statueront in fine sur la libération définitive. Elles disposeront d’une large marge de manœuvre, l’objectif étant d’élaborer un parcours d’internement sur mesure pour l’interné, adapté au trouble mental et à l’évaluation des risques, tout en respectant les règles propres à l’établissement dans lequel il est placé. La libération définitive de l’interné ne pourra intervenir qu’après une période de libération à l’essai de deux ans renouvelable et pour autant que le trouble mental se soit suffisamment amélioré et ne donne plus de signes de dangerosité (article 66 de la loi du 5 mai 2014). B. Augmentation de la capacité d’accueil et développement de l’offre de soins Les informations fournies par le Gouvernement belge au Comité des Ministres dans le cadre de l’exécution des arrêts de principe précités (voir paragraphes 91-93, ci-dessous) contiennent les données suivantes. Dans le cadre de la mise en œuvre des plans pluriannuels précités (voir paragraphe 77, ci-dessus), un réseau et un circuit de soins de santé mentale sont en cours de mise en place dans le ressort de chaque cour d’appel. Il vise à organiser des soins structurés, suivant un trajet de soins, pour l’ensemble des internés. Dans cette perspective, les ministères compétents travaillent à l’élaboration d’une cartographie de la population des internés, de l’offre de soins et des besoins en la matière, en vue de mieux cibler les actions à entreprendre pour améliorer le circuit de soins des internés. Une réflexion est également en cours sur la façon d’améliorer l’accompagnement des personnes internées en fonction de leur pathologie et de permettre, autant que possible, un reclassement de l’individu dans la société. S’agissant de la prise en charge effective des internés, l’objectif poursuivi par les réformes en cours est de les intégrer, de façon ciblée, dans le réseau de soins psychiatriques régulier existant et de développer un réseau légal de soins psychiatriques. Il s’agit, pour les internés à faible niveau de sécurité, d’encourager les soins ambulatoires et résidentiels classiques. Pour les internés à niveau moyen de sécurité, les soins résidentiels sont développés : 601 places ont été créées, dont 225 en hôpital psychiatrique, 75 lits étant réservés pour les délinquants sexuels. Pour les internés à haut risque, en plus de l’ouverture du centre fédéral de psychiatrie légale hautement sécurisé de Gand (voir paragraphe 58, ci-dessus), l’ouverture d’un autre centre de psychiatrie médico-légale à Anvers d’une capacité de 182 places est prévue pour 2016. V. CONTRÔLE PAR LE COMITÉ DES MINISTRES DE L’EXÉCUTION DES ARRETS ANTÉRIEURS Le 11 juin 2015, lors de la 1230e réunion Droits de l’Homme (911 juin 2015), dans le cadre du suivi du groupe d’arrêts de principe (L.B. c. Belgique et autres précités) et sur la base du plan d’action soumis par les autorités belges le 3 février 2014, complété le 10 juin 2014, le Comité des Ministres adopta une décision qui se lit comme suit : « Les Délégués concernant les mesures individuelles, soulignent que, même si celles-ci sont liées aux mesures générales et que le problème structurel n’est pas encore résolu, l’État défendeur doit néanmoins s’efforcer de remédier aussi rapidement que possible aux violations constatées à l’égard des requérants ; invitent en conséquence les autorités à préciser notamment si les requérants ont bénéficié des mesures générales déjà adoptées et si des mesures intérimaires ont été prises en faveur des requérants toujours détenus dans des annexes psychiatriques de prisons ; concernant les mesures générales, notent avec intérêt les mesures déjà adoptées par les autorités belges et soulignent l’importance d’une action déterminée de leur part en vue de résoudre le problème structurel du maintien prolongé d’internés dans des annexes psychiatriques de prisons, problème qui a également une incidence sur l’effectivité du recours devant les commissions de défense sociale ; invitent par conséquent les autorités à fournir des informations complémentaires sur les mesures prises et envisagées à cette fin, notamment sur les résultats des concertations et des études menées au niveau national en vue de mieux cibler les actions à entreprendre, ainsi que sur les effets concrets des mesures adoptées et/ou envisagées ; concernant l’effectivité du recours judiciaire, invitent les autorités belges à préciser s’il existe aujourd’hui une jurisprudence constante au niveau fédéral, par laquelle le juge judiciaire se reconnaît compétent pour contrôler le caractère approprié du lieu de détention ; invitent les autorités belges à fournir au Comité des Ministres le plus rapidement possible, et au plus tard pour le 1er septembre 2015, un plan d’action révisé incluant un calendrier présentant concrètement les prochaines étapes envisagées pour l’exécution du présent groupe d’affaires. » Le 1er septembre 2015, les autorités belges soumirent au Comité des Ministres une communication visant à compléter leur plan d’action. Ce document fait le point sur les mesures détaillées ci-dessus et présente le calendrier d’avancement et les futures étapes prévues (DHDD(2015)905). En ce qui concerne en particulier la problématique de l’effectivité des recours, la communication se lit comme suit : « Les autorités belges reconnaissent que les décisions des juridictions de défense sociale ordonnant un placement sont parfois difficilement exécutables. Cette situation est la conséquence de deux problématiques. D’une part, comme indiqué s’agissant des violations des articles 3 et 5 § 1 de la Convention, la prise en charge adéquate des personnes internées relève d’une problématique structurelle. Les autorités belges manquent actuellement de suffisamment de solutions satisfaisantes pour les différents profils des personnes internées. D’autre part, dans la majorité des cas, la loi est interprétée à ce jour comme n’obligeant pas les établissements externes à prendre en charge une personne internée. Il arrive dès lors que les établissements pénitentiaires se retrouvent face à des refus de prise en charge par des établissements externes, pouvant notamment être justifiés par un profil complexe ou un manque de collaboration de l’interné. » En plus des documents précités, le 7 avril 2016, le Gouvernement belge a soumis un plan d’action révisé (DH-DD(2016)474) qui a été évalué par le Comité des Ministres au cours de la 1259e réunion Droits de l’Homme (7-9 juin 2016). À cette occasion, le Comité des Ministres adopta une décision qui se lit, en ses extraits pertinents, comme suit : « Les Délégués (...) Concernant les mesures générales notent avec intérêt les mesures complémentaires adoptées par les autorités belges depuis le dernier examen de ce groupe, tout en soulignant la persistance à ce jour du problème structurel du maintien prolongé d’internés dans des annexes psychiatriques de prisons ; réitèrent par conséquent vivement leur appel aux autorités afin qu’elles agissent de façon déterminée pour résoudre dans les meilleurs délais ce problème, dont la persistance affecte également l’effectivité du recours préventif devant les commissions de défense sociale ; soulignent dans ce contexte qu’il est capital que les mesures prises s’inscrivent dans une stratégie globale permettant de remédier au problème structurel, en tenant compte de la jurisprudence de la Cour et des recommandations et normes pertinentes du Comité européen pour la prévention de la torture ; relèvent à cet égard avec intérêt que les autorités sont en train d’examiner un « masterplan fédéral » visant à faire sortir les personnes internées des prisons pour 2019 ; invitent les autorités à fournir de plus amples informations à cet égard, et plus généralement à continuer à tenir le Comité régulièrement informé des développements pertinents, en veillant à fournir des informations permettant d’évaluer l’impact des mesures prises et envisagées et à inclure un calendrier pour les mesures envisagées ; s’agissant du recours indemnitaire devant le juge judiciaire, prennent note de l’indication selon laquelle les huit arrêts rendus sur cette question depuis 2014 ont tous fait droit aux prétentions indemnitaires des demandeurs, et invitent les autorités à continuer à tenir le Comité informé de l’évolution de cette jurisprudence, en veillant à exposer dans quelle mesure elle est conforme à la jurisprudence de la Cour et à la pratique pertinente du Comité ; invitent également les autorités à préciser les raisons pour lesquelles, sur les quarante-six recours indemnitaires introduits depuis 2012, seuls huit ont été jugés. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés respectivement en 1971 au Togo et en 1979 au Ghana. Ils résident à Malmö (Suède). Le requérant vécut au Togo jusqu’à l’âge de six ans, puis de vingt et un à vingt-deux ans. De six à vingt et un ans, il vécut avec son oncle au Ghana. Il fut scolarisé pendant dix ans dans ce pays, dont il parle la langue. Il arriva au Danemark le 18 juillet 1993, à l’âge de vingt-deux ans, et il y demanda l’asile. Sa demande fut rejetée par une décision définitive le 8 mars 1995. Entre-temps, le requérant avait épousé une ressortissante danoise le 7 novembre 1994. En raison de ce mariage, il obtint le 1er mars 1996 un permis de séjour en application de l’ancien article 9 § 1 ii) de la loi sur les étrangers (Udlændingeloven), permis qui devint permanent le 23 septembre 1997. Le 25 septembre 1998, le requérant et son épouse danoise divorcèrent. Le 22 avril 2002, le requérant acquit la nationalité danoise. Il satisfaisait alors aux conditions fixées par la circulaire pertinente relativement à la durée de séjour au Danemark (neuf ans au minimum), à l’âge, au comportement général, à l’absence de dettes envers la collectivité nationale et à la connaissance de la langue danoise. Le 22 février 2003, il se maria au Ghana avec la requérante, qu’il avait rencontrée lors de l’un des quatre séjours qu’il avait effectués dans ce pays au cours des cinq ans avant leur mariage. Le 28 février 2003, la requérante, qui était alors âgée de vingt-quatre ans, sollicita un permis de séjour au Danemark auprès de l’ambassade du Danemark à Accra (Ghana), expliquant qu’elle était mariée avec le requérant, qu’elle ne s’était jamais rendue au Danemark et que ses parents résidaient au Ghana. Dans le formulaire de demande de permis de séjour, le requérant indiquait qu’il n’avait jamais été scolarisé au Danemark, mais qu’il y avait suivi des cours de langue et des formations de courte durée dans les domaines de l’entretien, du service à la clientèle, du nettoyage industriel, de l’hygiène et des méthodes de travail, qu’il travaillait dans un abattoir depuis le 15 février 1999, qu’il n’avait pas de famille proche au Danemark, qu’il parlait et écrivait le danois, qu’il avait rencontré son épouse au Ghana et qu’il communiquait avec elle en haoussa et en twi. À l’époque pertinente, l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers prévoyait que le bénéfice du regroupement familial ne pouvait être accordé qu’à des conjoints âgés d’au moins vingt-quatre ans et dont les attaches cumulées avec le Danemark étaient plus fortes que leurs liens avec un autre pays (« la condition des attaches »). Le 1er juillet 2003, l’office de l’immigration (Udlændingestyrelsen) refusa d’accorder le permis de séjour sollicité, estimant qu’il n’était pas établi que les attaches cumulées des conjoints avec le Danemark étaient plus fortes que celles qu’ils avaient avec le Ghana. En juillet ou en août 2003, la requérante entra au Danemark avec un visa de tourisme. Le 28 août 2003, elle attaqua la décision prise le 1er juillet 2003 par l’office de l’immigration devant ce qui était alors le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration (Ministeriet for Flygtninge, Indvandrere og Integration). Ce recours n’était pas suspensif. Le 15 novembre 2003, les intéressés s’installèrent à Malmö (Suède), ville reliée depuis le 1er juillet 2000 à Copenhague (Danemark) par un pont de 16 kilomètres (Øresundsforbindelsen). Le 27 décembre 2003, l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers fut modifié par la loi no 1204, laquelle dispense les personnes titulaires de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans de la condition des attaches (« la règle des vingt-huit ans » – 28-års reglen). La même exception est applicable aux personnes qui sont nées au Danemark ou qui y sont arrivées en bas âge, à condition qu’elles y résident légalement depuis au moins vingt-huit ans. Le 6 mai 2004, les requérants eurent un fils. Quoique né en Suède, celui-ci est danois par son père. Le 27 août 2004, le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration confirma la décision par laquelle l’office de l’immigration avait refusé le 1er juillet 2003 d’accorder un permis de séjour à la requérante. Il souligna qu’en pratique, le conjoint résident devait avoir séjourné pendant une douzaine d’années au Danemark et avoir fait des efforts pour s’y intégrer. En l’espèce, il estima que les attaches cumulées des requérants avec le Danemark n’étaient pas plus fortes que leurs liens avec le Ghana et qu’il suffisait que le requérant trouvât un emploi au Ghana pour que le couple pût s’y installer. Pour se prononcer ainsi, le ministère releva que le requérant était arrivé au Danemark en juillet 1993, qu’il avait obtenu la nationalité danoise le 22 avril 2002 et qu’il avait des liens avec le Ghana, observant qu’il y avait été élevé et scolarisé et qu’il s’y était rendu à quatre reprises au cours des six dernières années. Il ajouta que la requérante avait toujours vécu au Ghana, où elle avait de la famille. Le 18 juillet 2006, les intéressés attaquèrent la décision du ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration devant la cour d’appel du Danemark oriental (Østre Landsret) en invoquant l’article 8 de la Convention – pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention – et l’article 5 § 2 de la Convention européenne sur la nationalité. Dans leur recours, ils se disaient notamment victimes d’une discrimination indirecte, déclarant que tous les Danois de naissance candidats au regroupement familial étaient dispensés de la condition des attaches alors que les personnes qui avaient acquis la nationalité danoise après la naissance devaient satisfaire à la règle des vingt-huit ans pour bénéficier de la même dérogation. Ils avançaient en particulier que le requérant ne pourrait par conséquent être dispensé de la condition des attaches qu’en 2030, lorsqu’il aurait la nationalité danoise depuis vingt-huit ans et aurait cinquante-neuf ans. Par un arrêt du 25 septembre 2007, la cour d’appel du Danemark oriental conclut, à l’unanimité, que le refus des autorités d’accorder aux requérants le bénéfice du regroupement familial en application de la règle des vingt-huit ans et de la condition des attaches n’enfreignait pas les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Convention européenne sur la nationalité invoquées par les intéressés. Elle s’exprima ainsi : « (...) les faits exposés dans les décisions rendues en l’espèce par les autorités d’immigration ne prêtent pas à controverse. Il en ressort que [la requérante], une ressortissante ghanéenne, avait vingtquatre ans lorsqu’elle a sollicité un permis de séjour, le 28 février 2003, et qu’elle n’avait avec le Danemark aucun autre lien que le mariage qu’elle avait contracté depuis peu avec [le requérant]. [Elle] avait toujours vécu au Ghana, où elle a de la famille. [Le requérant] a des attaches avec le Ghana, où il a vécu avec son oncle et où il a été scolarisé pendant dix ans. Il est arrivé au Danemark en 1993, à l’âge de vingt-deux ans, et il a obtenu la nationalité danoise le 22 avril 2002. [Les requérants] se sont mariés au Ghana le 22 février 2003 et ils résident en Suède depuis le 15 novembre 2003 avec leur enfant, né le 6 mai 2004. [Le requérant] a indiqué à la cour d’appel que sa famille et lui-même pourraient s’établir légalement au Ghana s’il y trouvait un emploi rémunéré. Par un arrêt du 13 avril 2005 publié à la page 2086 du Recueil hebdomadaire de jurisprudence danoise [Ugeskrift for Retsvæsen] de 2005, la Cour suprême a jugé que l’article 8 de la Convention ne comportait pas, pour un État, l’obligation générale de respecter le choix, par des immigrés, de leur résidence matrimoniale sur son territoire et de permettre le regroupement familial sur celui-ci. Au vu des informations dont elle dispose en ce qui concerne la situation [des requérants] et leurs attaches avec le Ghana, la cour d’appel n’aperçoit aucune raison d’annuler la décision par laquelle le défendeur a établi que ces attaches cumulées étaient plus fortes que celles avec le Danemark et en a conclu que [les requérants] ne satisfaisaient pas à la condition des attaches posée par l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers. À cet égard, elle estime que le rejet de leur demande n’empêche pas [les requérants] d’exercer leur droit à la vie familiale dans un autre pays que le Danemark, au Ghana ou ailleurs. Le fait que [le requérant] ne pourra s’établir au Ghana que s’il y trouve un emploi rémunéré ne peut conduire la cour à en décider autrement. Partant, la cour d’appel conclut que la décision du ministère n’enfreint pas l’article 8 de la Convention. Bien qu’elle ait conclu à la non-violation de l’article 8 en l’espèce, la cour d’appel doit examiner le grief [des requérants] selon lequel, en ce qui concerne les droits protégés par cette disposition, la décision du ministère viole l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. La cour d’appel observe d’emblée que [le requérant] résidait au Danemark depuis onze ans lorsque le ministère a rendu la décision litigieuse. Bien qu’il eût acquis la nationalité danoise en 2002, soit neuf ans après son arrivée au Danemark, [le requérant] ne satisfaisait pas à cette époque à la règle des vingt-huit ans de possession de la nationalité danoise applicable à tous les ressortissants danois en vertu de l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers, qu’ils soient d’origine étrangère ou d’origine danoise. Il n’avait pas non plus avec le Danemark des attaches comparables à celles qui découlent de vingt-huit années de résidence dans ce pays, lesquelles doivent normalement conduire, selon les travaux préparatoires de la réforme législative de 2003, à une dispense de la condition des attaches. La règle des vingt-huit ans apporte à la condition des attaches un assouplissement formulé en termes généraux et fondé sur un critère objectif. Toutefois, elle peut impliquer en pratique que des ressortissants danois d’origine étrangère ne pourront satisfaire à la condition qu’elle pose qu’à un âge plus avancé que des Danois d’origine danoise. L’application de cette règle peut donc parfois entraîner une discrimination indirecte. Il ressort du rapport explicatif de la Convention européenne sur la nationalité que le premier paragraphe de l’article 5 de cet instrument doit être interprété comme portant sur les conditions d’acquisition de la nationalité, tandis que le second paragraphe concerne le principe de non-discrimination. D’après ce rapport, il ne s’agit pas là d’une disposition contraignante que les États seraient tenus d’observer en toutes circonstances. Il en résulte que la protection contre la discrimination offerte par l’article 5 ne va pas au-delà de celle que l’article 14 de la Convention garantit en la matière. En conséquence, pour déterminer si le refus du ministère s’analyse ou non en une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, il faut rechercher si la différence de traitement opérée en application de la condition des attaches nonobstant la nationalité [du requérant] peut passer pour objectivement justifiée et proportionnée. Selon les travaux préparatoires de la loi, la condition des attaches – qui exige l’existence de liens durables et solides avec le Danemark – vise de manière générale à réglementer le regroupement familial de conjoints au Danemark afin d’assurer aux immigrants la meilleure intégration possible dans ce pays. Il s’agit là d’un but objectif en lui-même. En conséquence, la cour d’appel estime qu’une différence de traitement opérée entre Danois d’origine danoise et Danois d’origine étrangère en ce qui concerne le droit des conjoints au regroupement peut être justifiée par cet objectif si ces derniers n’ont pas d’attaches fortes et durables avec le Danemark. L’appréciation des circonstances particulières de l’espèce au regard de cette considération générale appelle un examen approfondi. La cour d’appel estime que l’analyse et la décision du ministère sont conformes à l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers et à la manière dont les travaux préparatoires expliquent l’application de cette disposition. Dans ces conditions, et eu égard aux informations particulières dont elle dispose sur la situation [du requérant], la cour d’appel n’aperçoit pas de raisons suffisantes pour conclure que la décision du ministère de refuser à [la requérante] un permis de séjour pour non-respect de la condition des attaches posée par la loi sur les étrangers a entraîné une atteinte disproportionnée aux droits [du requérant] découlant de sa citoyenneté danoise et à son droit au respect de sa vie familiale. Partant, elle conclut que la décision attaquée n’est pas entachée de nullité et qu’elle n’est pas contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. » Les requérants se pourvurent contre l’arrêt de la cour d’appel devant la Cour suprême (Højesteret) qui, le 13 janvier 2010, rendit un arrêt de confirmation. Statuant en formation de sept juges, la Cour suprême conclut, à l’unanimité, que le refus des autorités d’accorder à la requérante un permis de séjour au Danemark n’était pas contraire à l’article 8 de la Convention. Elle s’exprima comme suit : « Par une décision du 27 août 2004, le ministère de l’Intégration a rejeté la demande de permis de séjour présentée par [la requérante] au motif que les attaches cumulées de l’intéressée et de son époux [le requérant] avec le Danemark n’étaient pas plus fortes que leurs attaches cumulées avec le Ghana (voir l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers). À titre principal, [les requérants] avancent que cette décision est illégale en ce qu’elle contrevient à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. à titre subsidiaire, ils soutiennent qu’elle enfreint l’interdiction de la discrimination posée par l’article 14 combiné avec l’article 8, et qu’ils sont de ce fait éligibles à un regroupement familial au Danemark sans devoir satisfaire à la condition des attaches énoncée à l’article 9 § 7 de la loi. Faisant siens les motifs retenus par la cour d’appel, la Cour suprême confirme la décision du ministère de l’Intégration selon laquelle le refus d’accorder un permis de séjour à [la requérante] ne porte pas atteinte à l’article 8. » Par ailleurs, la majorité de la Cour suprême (soit quatre juges) estima que la règle des vingt-huit ans était conforme à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. Les juges majoritaires s’exprimèrent ainsi : « L’article 9 § 7, tel que modifié par la loi no 1204 du 27 décembre 2003, dispose que la condition selon laquelle les attaches cumulées des époux ou des concubins avec le Danemark doivent être plus fortes que leurs attaches cumulées avec un autre pays (la condition des attaches) ne s’applique pas lorsque le conjoint ou le concubin qui réside au Danemark possède la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans (règle des vingt-huit ans). Jusqu’en 2002, les ressortissants danois étaient tous dispensés de la condition des attaches. La loi no 365 du 6 juin 2002 a durci les conditions du regroupement familial, notamment en étendant cette condition au regroupement familial de conjoints dont l’un a la nationalité danoise. L’une des raisons de cette extension de la condition des attaches aux ressortissants danois, qui se trouve exposée dans les travaux préparatoires (Journal officiel 2001-2002 (2e session), annexe A, page 3982), tient au fait que certains citoyens danois sont mal intégrés dans la société danoise, si bien que l’intégration d’un conjoint nouvellement arrivé au Danemark pourrait poser d’importants problèmes. Il est rapidement apparu que ce durcissement avait des effets non voulus à l’égard de certaines personnes, notamment des citoyens danois ayant choisi de vivre à l’étranger de façon prolongée et y ayant fondé une famille. C’est pourquoi il a été décidé d’assouplir les règles pertinentes à compter du 1er janvier 2004, de façon à ce que le regroupement familial de conjoints dont l’un avait la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans ne fût plus soumis à la condition que ceux-ci eussent avec le Danemark des attaches cumulées plus fortes qu’avec un autre pays. D’après les travaux préparatoires de la disposition assouplissant la condition des attaches, le gouvernement a estimé que l’objectif principal ayant conduit au durcissement de cette condition en 2002 n’était pas invalidé par la non-applicabilité de celle-ci aux personnes résidant au Danemark et possédant la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans (Journal officiel 2003-2004, annexe A, page 49). à cet égard, il a indiqué que les Danois expatriés qui envisageaient de retourner au Danemark avec leur famille maintenaient souvent avec le Danemark de fortes attaches qu’ils partageaient avec leur conjoint ou concubin et avec leurs enfants en parlant le danois dans leur foyer, en passant des vacances au Danemark, en lisant régulièrement des journaux danois, etc. Il a considéré que pareilles circonstances étaient en principe propices à une intégration réussie dans la société danoise des membres de la famille de ces Danois expatriés. Les personnes qui ne possèdent pas la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans mais qui sont nées et qui ont grandi au Danemark ou qui y sont arrivées en bas âge et qui y ont été élevées sont en principe dispensées de la condition des attaches si elles résident légalement au Danemark depuis au moins vingt-huit ans. Il découle des règles de droit actuellement applicables que différentes catégories de citoyens danois ne sont pas soumises au même traitement en matière de regroupement familial au Danemark, ceux qui ont la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans étant mieux placés que ceux qui l’ont acquise depuis moins de vingt-huit ans. D’après la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, les ressortissants d’un pays ne disposent pas d’un droit inconditionnel au regroupement familial dans leur pays d’origine avec un étranger, des éléments de rattachement pouvant entrer en ligne de compte à leur égard. Le fait qu’un pays soumette ses diverses catégories de ressortissants à des régimes juridiques différents en ce qui concerne la possibilité d’obtenir un regroupement familial avec un étranger sur son territoire n’est pas en soi contraire à la Convention. À cet égard, il convient de renvoyer au paragraphe 88 de l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme le 28 mai 1985 dans l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni. Dans l’arrêt en question, la Cour a jugé qu’il n’était pas contraire à la Convention de traiter une personne née en Égypte et devenue citoyenne du Royaume-Uni et des Colonies après son installation au Royaume-Uni moins favorablement sur le plan du droit au regroupement familial avec un étranger qu’un citoyen britannique né au Royaume-Uni ou dont l’un au moins des parents y était né. Sur ce point, la Cour s’est exprimée ainsi : « À la vérité, une personne vivant dans un pays depuis plusieurs années, telle Mme Balkandali, peut avoir noué avec lui des liens étroits même sans y être née. Néanmoins, il existe en général des raisons sociales convaincantes d’accorder un traitement spécial à ceux dont les attaches avec un pays découlent de leur naissance sur son territoire. On doit donc considérer que la distinction dénoncée avait une justification objective et raisonnable ; en particulier, rien ne montre que ses conséquences aient enfreint le principe de proportionnalité. » La Cour en a conclu que Mme Balkandali n’avait pas été victime d’une discrimination fondée sur la naissance. Dans le cas de Mme Balkandali, citoyenne du Royaume-Uni et des Colonies, la Cour a jugé que le fait de subordonner le regroupement familial à une condition supplémentaire de naissance au Royaume-Uni n’était pas contraire à la Convention. Le droit danois impose une condition supplémentaire différente tenant à la possession de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans. La question qui se pose est de savoir si [le requérant] a fait l’objet d’une discrimination interdite par la Convention du fait de cette condition. La Cour suprême estime que la condition de possession de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans poursuit le même but que la condition de naissance au Royaume-Uni, que la Cour [européenne] a jugée non contraire à la Convention dans son arrêt de 1985, ce but consistant à établir une distinction entre une catégorie de ressortissants qui, de manière générale, ont avec leur pays des attaches fortes et durables et d’autres catégories de ressortissants du même pays. En général, les personnes âgées de vingt-huit ans qui possèdent la nationalité danoise depuis la naissance ont en réalité des attaches plus fortes et une meilleure connaissance de la société danoise que les personnes du même âge qui, à l’instar [du requérant], n’ont tissé des liens avec la société danoise qu’à l’adolescence ou à l’âge adulte. Il en va de même des citoyens danois ayant séjourné à l’étranger pendant une période plus ou moins longue, par exemple pour y suivre des études ou pour des raisons professionnelles. La Cour suprême considère que la règle des vingt-huit ans repose sur un critère objectif, car il est objectivement justifié de choisir une catégorie de ressortissants danois ayant des attaches aussi fortes avec le Danemark si l’on considère, de manière générale, que leur regroupement familial au Danemark avec un conjoint ou un concubin étranger ne posera pas de problèmes puisqu’il sera normalement possible à ce dernier de bien s’intégrer dans la société danoise. S’il est concevable qu’une personne ayant la nationalité danoise depuis vingt-huit ans puisse en fait avoir des attaches plus ténues avec le Danemark qu’une personne possédant la nationalité danoise depuis moins longtemps, le respect de la Convention n’implique pas pour autant qu’il faille écarter la règle des vingt-huit ans. à cet égard, il convient de renvoyer à l’affaire examinée par la Cour européenne des droits de l’homme dans laquelle était en cause la condition supplémentaire du lieu de naissance alors applicable en droit anglais, qui avait été opposée à une ressortissante britannique née à l’étranger, alors pourtant qu’elle entretenait avec le Royaume-Uni des attaches plus fortes que d’autres citoyens britanniques satisfaisant à la condition du lieu de naissance, mais qui s’étaient établis à l’étranger avec leurs parents dans leur prime jeunesse ou qui étaient nés à l’étranger. La condition en question était réputée remplie dès lors que l’un au moins des parents de la personne concernée était né au Royaume-Uni. Par ailleurs, la Cour suprême juge que les effets de la règle des vingt-huit ans à l’égard [du requérant] ne sont pas disproportionnés. Né au Togo en 1971, [le requérant] est arrivé au Danemark en 1993. Après avoir résidé neuf ans dans ce pays, il a acquis la nationalité danoise en 2002. En 2003, il a épousé [la requérante], et le couple a formulé une demande de regroupement familial au Danemark qui fut rejetée en 2004 par une décision rendue en dernier ressort. Les circonstances factuelles de l’espèce sont donc pour l’essentiel identiques à celles de l’affaire de Mme Balkandali, que la Cour [européenne] a examinées dans un arrêt de 1985 par lequel elle a conclu à la non-violation du principe de proportionnalité. Née en Égypte en 1946 ou en 1948, Mme Balkandali avait effectué un premier séjour au Royaume-Uni en 1973 et elle était devenue citoyenne du Royaume-Uni et des Colonies en 1979. En 1981, elle avait épousé M. Bekir Balkandali, un ressortissant turc. Le couple avait alors présenté une demande tendant à l’octroi d’un permis d’établissement à titre d’époux d’une femme installée au Royaume-Uni, qui fut rejetée plus tard la même année. On relèvera en comparant ces deux affaires que ce n’est qu’à l’âge adulte que [le requérant] et Mme Balkandali sont arrivés au Danemark et au Royaume-Uni respectivement. On observera aussi que la demande [du requérant] a été rejetée alors que celui-ci résidait au Danemark depuis onze ans, dont deux en tant que ressortissant danois, et que Mme Balkandali avait été déboutée de la sienne alors qu’elle résidait au Royaume-Uni depuis huit ans, dont deux en tant que ressortissante britannique. Dans ces conditions, la Cour suprême conclut que la thèse selon laquelle la règle des vingt-huit ans opère à l’égard [du requérant] une discrimination interdite par la Convention ne trouve aucun appui dans la jurisprudence. Quant à la question de savoir comment il convient d’interpréter la Convention européenne sur la nationalité du 6 novembre 1997, la Cour suprême estime, pour les mêmes raisons que celles retenues par la cour d’appel, que l’article 5 § 2 de cet instrument ne saurait avoir pour effet d’étendre la portée de l’interdiction de la discrimination faite par l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme combiné avec l’article 8 au-delà de ce qui est justifié par l’arrêt de 1985. Au vu de ce qui précède, la Cour suprême conclut que la décision du ministère de l’Intégration rejetant la demande de permis de séjour présentée par [la requérante] ne peut être annulée au motif qu’elle serait contraire à l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme combiné avec l’article 8. En conséquence, la Cour suprême confirme l’arrêt rendu par la cour d’appel. » Pour leur part, les trois juges minoritaires estimèrent que la règle des vingt-huit ans opérait une discrimination indirecte entre les Danois de naissance et les personnes ayant acquis la nationalité danoise après la naissance. Relevant que les Danois de naissance étaient généralement d’origine ethnique danoise alors que les personnes qui avaient acquis la nationalité danoise après la naissance étaient généralement d’origine ethnique étrangère, ils jugèrent que cette règle opérait aussi une discrimination indirecte entre les premiers et les seconds. Plus précisément, ils s’exprimèrent ainsi : « Comme la majorité l’a indiqué, la condition posée par l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers selon laquelle les attaches cumulées des conjoints ou des concubins avec le Danemark doivent être plus fortes que leurs attaches cumulées avec un autre pays (la condition des attaches) ne s’applique pas aux personnes qui résident au Danemark et qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans (la règle des vingt-huit ans). Si la règle des vingt-huit ans vaut tant pour les Danois de naissance que pour les personnes qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance, ses effets diffèrent grandement en pratique selon qu’elle s’applique à l’une ou à l’autre de ces deux catégories de ressortissants danois. Pour les Danois de naissance, cette règle implique seulement que la condition des attaches leur est applicable jusqu’à l’âge de vingt-huit ans. En revanche, pour les personnes qui n’ont pas été élevées au Danemark et qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance, elle signifie que la condition des attaches s’applique pendant vingt-huit ans après l’acquisition de la nationalité danoise. Il s’ensuit que [le requérant], qui est devenu danois à trente et un ans, sera soumis à la condition des attaches jusqu’à son cinquante-neuvième anniversaire. La règle des vingt-huit ans a donc pour effet que l’importante restriction au regroupement familial de conjoints résultant de la condition des attaches touche beaucoup plus fréquemment et durement ceux qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance que les Danois de naissance. Partant, elle entraîne une différence de traitement indirecte manifeste entre ces deux catégories de ressortissants danois. La grande majorité des Danois de naissance sont d’origine ethnique danoise tandis que les personnes ayant acquis la nationalité danoise après la naissance sont généralement d’une autre origine ethnique. Il s’ensuit que la règle des vingt-huit ans opère aussi une différence de traitement indirecte manifeste entre les Danois d’origine ethnique danoise et les Danois d’origine étrangère en ce qui concerne le droit au regroupement familial de conjoints. L’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers prévoit la possibilité d’une dispense de la condition des attaches lorsque des raisons exceptionnelles le justifient. D’après les travaux préparatoires de la loi de 2003, cette possibilité de dispense doit être appliquée de manière à ce que les étrangers qui sont nés et qui ont été élevés au Danemark ou qui y sont arrivés en bas âge et qui y ont été élevés soient traités d’une manière comparable aux citoyens danois, ce qui signifie qu’ils doivent être dispensés de la condition des attaches après vingt-huit ans de séjour régulier au Danemark. Toutefois, pour ce qui est des personnes qui n’ont pas été élevées au Danemark et qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance, cette possibilité de dispense n’a aucune incidence sur la situation dont il a été fait état ci-dessus en ce qui concerne la différence de traitement indirecte qui résulte de la règle des vingt-huit ans. Lorsque la condition des attaches fut introduite par la loi no 424 du 31 mai 2000, elle ne s’appliquait pas aux ressortissants danois. Par la suite, elle fut étendue à l’ensemble des citoyens danois par la loi no 365 du 6 juin 2002. Les travaux préparatoires de la loi en question expliquent cette extension notamment ainsi : « Les étrangers et les Danois d’origine étrangère résidant au Danemark épousent généralement des personnes de leur pays d’origine, en raison notamment des pressions exercées par leurs parents (...) Le gouvernement estime que, dans son libellé actuel, la condition des attaches ne tient pas suffisamment compte de l’existence de cette pratique matrimoniale répandue chez les étrangers et les Danois d’origine étrangère résidant au Danemark. Certains ressortissants danois connaissent donc eux aussi des problèmes d’intégration et, en ce qui les concerne, l’intégration dans la société danoise d’un conjoint nouvellement arrivé au Danemark pourrait en conséquence poser d’importants problèmes. » La loi no 1204 du 27 décembre 2003 a instauré la règle des vingt-huit ans pour restreindre le champ d’application de la condition des attaches en vue notamment, selon ses travaux préparatoires, de « permettre aux Danois expatriés ayant avec le Danemark des attaches fortes et durables caractérisées par la possession de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans d’obtenir un regroupement de conjoints dans ce pays ». Ces explications établissent que la différence de traitement indirecte induite par la règle des vingt-huit ans entre les Danois selon qu’ils sont d’origine ethnique danoise ou d’une autre origine ethnique est un effet voulu par le législateur. En vertu de l’article 14 de la Convention, la jouissance des droits et libertés reconnus par cet instrument, notamment le droit au respect de la vie familiale garanti par l’article 8, doit être « assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ». Comme indiqué ci-dessus, la règle des vingt-huit ans opère une différence de traitement indirecte entre les Danois de naissance et les personnes qui n’ont acquis la nationalité danoise qu’après la naissance et, par la même occasion, entre les Danois d’origine ethnique danoise et les Danois d’une autre origine ethnique. Ces deux différences de traitement indirectes découlant de la règle des vingt-huit ans doivent être considérées comme relevant de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 et sont, en conséquence, contraires à l’article 14 à moins qu’elles ne soient objectivement justifiées et proportionnées. La Convention européenne sur la nationalité du 6 novembre 1997, que le Danemark a ratifiée, énonce en son article 5 § 2 que « [c]haque État partie doit être guidé par le principe de la non-discrimination entre ses ressortissants, qu’ils soient ressortissants à la naissance ou aient acquis sa nationalité ultérieurement ». Le mémorandum établi par le ministère de l’Intégration le 14 janvier 2005 et celui rédigé en novembre 2006 par un groupe de travail composé de représentants des ministères de la Justice, des Affaires étrangères et de l’Intégration indiquent que cette disposition ne concerne que les questions relatives au retrait et à la perte de la nationalité. Toutefois, nous doutons qu’une interprétation aussi restrictive puisse se justifier, car le libellé de cette disposition englobe toute différence de traitement découlant des modalités et du moment de l’acquisition de la nationalité. Il ressort du rapport explicatif que cette disposition ne comporte pas d’interdiction absolue et qu’elle doit être interprétée comme étant susceptible de dérogation si la différence de traitement est objectivement justifiée et proportionnée. Cela étant, pour apprécier la règle des vingt-huit ans au regard de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, il est selon nous nécessaire de tenir compte du fait que, à en juger par son libellé, l’article 5 § 2 de la Convention européenne sur la nationalité pose une règle générale interdisant par principe toute différence de traitement entre les diverses catégories de ressortissants d’un État partie. Du point de vue de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, il convient également de tenir compte de l’importance cruciale du droit des personnes de s’établir avec leur conjoint dans le pays dont elles sont ressortissantes. Comme indiqué ci-dessus, lors de son instauration, la condition des attaches n’était pas applicable aux Danois. Par un arrêt publié à la page 2086 du Recueil hebdomadaire de jurisprudence danoise de 2005, la Cour suprême a jugé qu’une discrimination en matière de droit au regroupement familial opérée entre les conjoints résidant au Danemark selon qu’ils étaient citoyens danois ou ressortissants étrangers ne contrevenait pas à l’interdiction de la discrimination posée par l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. À cet égard, la Cour suprême a renvoyé aux paragraphes 84 à 86 de l’arrêt adopté par la Cour européenne des droits de l’homme (...) dans l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali [précitée]. Nous estimons qu’une différence de traitement fondée sur la nationalité doit être examinée au regard notamment du droit des citoyens danois de s’établir au Danemark, et qu’il est sans importance que pareille différence de traitement ne soit pas contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 lorsqu’il s’agit d’apprécier la licéité d’un dispositif entrainant une différence de traitement entre diverses catégories de ressortissants danois. À notre avis, il n’y a pas non plus lieu d’accorder une importance cruciale aux paragraphes 87 à 89 de l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali aux fins de cette appréciation, notamment parce qu’une différence de traitement fondée sur l’ancienneté de la nationalité n’est pas comparable à une différence de traitement fondée sur le lieu de naissance. Dans les cas où la condition des attaches trouve à s’appliquer, on recherchera notamment si le conjoint résidant au Danemark a de fortes attaches avec ce pays pour y avoir passé son enfance et y avoir été scolarisé. La plupart des personnes titulaires de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans présentent de telles attaches avec le Danemark. Toutefois, pour déterminer si la différence de traitement découlant de la règle des vingt-huit ans est ou non objectivement justifiée, on ne peut se borner à comparer la situation des personnes qui n’ont pas été élevées au Danemark et qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance avec celle des nombreux Danois de naissance ayant été élevés au Danemark. Si la dispense de la condition des attaches ne se justifiait qu’à l’égard de cette dernière catégorie de ressortissants danois, elle aurait dû être définie autrement. Il faut donc prendre pour élément de comparaison la situation des Danois de naissance qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans mais qui n’ont pas été élevés au Danemark et qui peuvent n’y avoir jamais résidé. Or il ne nous paraît pas évident que les ressortissants danois de cette catégorie possèdent de manière générale des attaches plus fortes avec le Danemark que les personnes qui ont acquis la nationalité danoise après être arrivées dans ce pays et y avoir résidé pendant plusieurs années. À cet égard, il convient de relever que pour acquérir la nationalité danoise par naturalisation, il faut en principe résider au Danemark depuis au moins neuf ans, connaître la langue et la société danoises et être capable de subvenir à ses besoins. Au vu de ce qui précède, nous estimons que la différence de traitement indirecte découlant de la règle des vingt-huit ans ne peut passer pour objectivement justifiée et qu’elle est donc contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. Il s’ensuit que les autorités appelées à appliquer l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers à des ressortissants danois doivent ramener la règle des vingt-huit ans à une simple condition d’âge et écarter en conséquence la condition des attaches lorsque le conjoint qui réside au Danemark est un ressortissant danois âgé d’au moins vingt-huit ans. En conséquence, nous votons en faveur de la demande par laquelle [les requérants] invitent le ministère de l’Intégration à annuler la décision du 27 août 2004 et à ordonner un nouvel examen de leur dossier. Eu égard à la conclusion à laquelle nous sommes parvenus quant à cette demande, nous estimons qu’il n’y pas lieu de statuer sur la demande en réparation. » Les requérants sont restés en Suède et ils n’ont pas renouvelé leur demande de regroupement familial au Danemark, alors qu’ils auraient pu le faire en application de l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers si le requérant avait décidé de se réinstaller au Danemark. Le requérant travaille toujours au Danemark, à Copenhague, et fait quotidiennement la navette entre Malmö et cette ville pour se rendre à son travail. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS La condition des attaches (article 9 § 7 de la loi sur les étrangers) Introduit dans la législation danoise le 3 juin 2000, le critère des attaches était initialement l’une des conditions auxquelles les étrangers résidant au Danemark devaient satisfaire pour pouvoir bénéficier d’un regroupement familial. Le 1er juillet 2002, cette condition fut étendue aux Danois résidant au Danemark. Les travaux préparatoires expliquent notamment cette extension comme suit : « (...) L’expérience montre que l’intégration est particulièrement difficile pour les familles dont les membres, génération après génération, font venir leur conjoint au Danemark depuis leur pays d’origine ou celui de leurs parents. Les étrangers et les Danois d’origine étrangère résidant au Danemark épousent généralement une personne de leur pays d’origine, en raison notamment des pressions exercées par leurs parents. Cette pratique contribue à maintenir ces personnes dans une situation où elles souffrent plus fréquemment que les autres d’isolement et d’inadaptation à la société danoise. Elle constitue donc un obstacle à l’intégration des étrangers nouvellement arrivés au Danemark. Le gouvernement estime que, dans son libellé actuel, la condition des attaches ne tient pas suffisamment compte de l’existence de cette pratique matrimoniale répandue chez les étrangers et les Danois d’origine étrangère résidant au Danemark. Certains ressortissants danois connaissent donc eux aussi des problèmes d’intégration et, en ce qui les concerne, l’intégration dans la société danoise d’un conjoint nouvellement arrivé au Danemark pourrait en conséquence poser d’importants problèmes. » Cette nouvelle disposition, qui s’applique aux requérants, énonce que les attaches cumulées des conjoints avec le Danemark doivent être plus fortes que leurs attaches cumulées avec un autre pays. Elle a été insérée dans l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers et se lit ainsi : Article 9 § 7 « Le permis de séjour mentionné au paragraphe 1 i) ne peut être délivré que si les attaches cumulées des conjoints ou concubins avec le Danemark sont plus fortes que leurs attaches cumulées avec un autre pays, sauf si des motifs exceptionnels s’opposent à l’application de cette condition. » D’après les travaux préparatoires, les « motifs exceptionnels » en question peuvent correspondre à des obligations découlant de l’article 8 de la Convention. La règle des vingt-huit ans (disposition dérogatoire introduite dans l’article 9 § 7) Il est rapidement apparu que ce durcissement avait des effets non voulus à l’égard de certaines personnes, notamment des citoyens danois ayant choisi de vivre à l’étranger de façon prolongée et y ayant fondé une famille. C’est pourquoi il a été décidé d’assouplir ces règles par la loi no 1204 du 27 décembre 2003 entrée en vigueur le 1er janvier 2004, de façon à ce que le regroupement familial de conjoints dont l’un avait la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans ne fût plus soumis à la condition des attaches. Depuis lors, les dispositions pertinentes se lisent ainsi : Article 9 « 1. Un permis de séjour est délivré, sur demande, i) à tout étranger âgé de plus de vingt-quatre ans qui cohabite, sous le régime du mariage ou du concubinage durable, avec une personne âgée de plus de vingt-quatre ans résidant de manière permanente au Danemark et a) possédant la nationalité danoise ; (...) Lorsqu’un permis de séjour est demandé au titre du paragraphe 1 i) a) et que la personne résidant au Danemark ne possède pas la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans, ou que le permis est sollicité au titre du paragraphe 1 i) b) à d), il ne pourra être délivré que si les attaches cumulées des conjoints ou des concubins avec le Danemark sont plus fortes que leurs attaches cumulées avec un autre pays, sauf si des motifs exceptionnels s’opposent à l’application de cette condition. Les Danois résidant au Danemark qui ont été adoptés à l’étranger avant leur sixième anniversaire et qui ont acquis la nationalité danoise au plus tard au moment de leur adoption sont réputés être Danois depuis leur naissance. » Les passages pertinents des travaux préparatoires de la loi no 1204 sont ainsi libellés : « Les Danois expatriés qui ont fondé une famille et qui ont de façon prolongée résidé avec leur conjoint ou concubin étranger – et, le cas échéant, avec leurs enfants – dans le pays d’origine de celui-ci auront souvent du mal à prouver que leurs attaches et celles de leur conjoint avec le Danemark sont plus fortes que celles qu’ils entretiennent avec un autre pays. Il peut donc arriver que les Danois qui ont choisi de quitter le Danemark de manière prolongée et de fonder une famille au cours de leur séjour à l’étranger éprouvent des difficultés pour satisfaire à la condition des attaches. C’est pourquoi le gouvernement propose que les personnes désireuses de faire venir leur conjoint ou concubin au Danemark et qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans soient dispensées à l’avenir de la condition des attaches. La disposition proposée vise à permettre aux Danois expatriés ayant avec le Danemark des attaches fortes et durables caractérisées par la possession de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans d’obtenir un regroupement de conjoints dans ce pays. Il s’agit donc d’une mesure de soutien en faveur d’une catégorie de personnes auxquelles l’actuel article 9 § 7 de la loi sur les étrangers n’offre pas les mêmes possibilités qu’aux Danois et aux étrangers résidant au Danemark d’obtenir un regroupement de conjoints dans ce pays. L’assouplissement qu’il est proposé d’apporter à la condition des attaches donnerait aux Danois expatriés une réelle possibilité de revenir au Danemark avec leur conjoint ou concubin étranger et offrirait aux jeunes Danois désireux de voyager à l’étranger et d’y séjourner pendant un certain temps la certitude de pouvoir revenir au Danemark avec leur conjoint ou concubin étranger sans en être empêchés par la condition des attaches. Le gouvernement estime que l’objectif principal de l’amendement apporté à la condition des attaches par la loi no 365 du 6 juin 2002 n’est pas invalidé par la non-applicabilité de cette condition aux personnes qui résident au Danemark et qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans. À cet égard, il indique que les Danois expatriés qui envisagent de revenir au Danemark avec leur famille maintiennent souvent avec ce pays de fortes attaches qu’ils partagent avec leur conjoint ou concubin et avec leurs enfants en parlant le danois dans leur foyer, en passant des vacances au Danemark, en lisant régulièrement des journaux danois, etc. Il considère que pareilles circonstances sont en principe propices à l’intégration dans la société danoise des membres de la famille de ces Danois expatriés. » Les travaux préparatoires comportent une évaluation de la compatibilité de la loi no 1204 avec un certain nombre de traités internationaux, notamment la Convention européenne des droits de l’homme. S’agissant de l’interdiction de la discrimination posée par l’article 14 de la Convention, les travaux préparatoires indiquent expressément que le fait, pour un étranger, de justifier d’au moins vingt-huit ans de séjour régulier au Danemark depuis sa prime jeunesse constitue un « motif exceptionnel » au sens de l’article 9 § 7. En conséquence, les personnes qui ne possèdent pas la nationalité danoise mais qui sont nées et qui ont été élevées au Danemark, ou qui y sont arrivées en bas âge et qui y ont été élevées, sont elles aussi dispensées de la condition des attaches dès lors qu’elles résident régulièrement au Danemark depuis au moins vingt-huit ans. Une modification apportée à la loi sur les étrangers entrée en vigueur le 15 mai 2012 a ramené de vingt-huit à vingt-six ans la durée de possession de la nationalité danoise. La disposition générale applicable aux permis de séjour (article 9 c) § 1) La disposition générale applicable aux permis de séjour introduite en 2002, à savoir l’article 9 c) § 1, est ainsi libellée : « Un permis de séjour peut être délivré à un étranger, à sa demande, si des motifs exceptionnels le justifient. » Selon les notes explicatives consacrées à cette disposition, celle-ci autorise la délivrance d’un permis de séjour à un étranger non éligible à un tel permis en vertu d’une autre disposition de la loi sur les étrangers à condition que le Danemark soit tenu de le lui accorder au titre de ses engagements internationaux. Ces notes se lisent ainsi : « La proposition d’article 9 c) § 1 première phrase autorise la délivrance d’un permis de séjour à un étranger, à sa demande, si des motifs exceptionnels le justifient (...) Tel est notamment le cas lorsqu’un regroupement familial qui ne peut être accordé en vertu de l’actuel article 9 § 1 de la loi sur les étrangers doit l’être au titre des engagements internationaux contractés par le Danemark, notamment ceux qui découlent de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. La pratique actuelle permet également, après un examen très approfondi, d’autoriser le regroupement familial dans d’autres situations exceptionnelles où pareille mesure ne peut pas être accordée en vertu de l’actuel article 9 § 1 de la loi sur les étrangers. » Le débat juridique ultérieur sur la condition des attaches et la règle des vingt-huit ans L’introduction de la condition des attaches et de la règle des vingt-huit ans donna lieu à un débat juridique et politique au Danemark. Par exemple, l’Institut danois des droits de l’homme publia en 2004 un mémorandum critiquant la législation applicable. Le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration y répliqua en publiant le 14 janvier 2005 un mémorandum consacré aux questions juridiques qui se posaient. En outre, le gouvernement danois constitua un groupe de travail composé de représentants du ministère de la Justice, du ministère des Affaires étrangères et du ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration. Ce groupe de travail prépara un mémorandum qui fut publié le 14 novembre 2006 et qui portait notamment sur la compatibilité de la règle des vingt-huit ans avec les engagements internationaux du Danemark. La pratique des autorités danoises en matière de regroupement familial Le Gouvernement a soumis à la Cour des informations sur la pratique des autorités danoises en matière de regroupement familial, sous la forme d’une note du 1er décembre 2005 portant sur l’application au regroupement familial de conjoints de la condition des attaches prévue par l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers, ainsi que des données statistiques. Il ressort de la note en question que les conjoints ayant été élevés dans des pays différents et n’ayant pas de liens communs avec un autre pays que le Danemark satisfont en principe à la condition des attaches, et ce indépendamment du fait que l’un d’eux ait été élevé au Danemark ou qu’ils aient tous deux été élevés dans d’autres pays. Toutefois, le conjoint étranger doit avoir effectué au moins un séjour au Danemark auparavant et le conjoint résidant au Danemark doit s’être efforcé de s’intégrer dans la société danoise. En revanche, si les conjoints ont été élevés dans le même pays (comme les requérants dans la présente affaire, qui ont grandi au Ghana) ou s’ils ont des liens communs avec un autre pays que le Danemark, la condition des attaches exige que le conjoint résidant au Danemark ait des liens essentiels avec ce pays. On considère en général que le conjoint qui réside au Danemark possède de tels liens dès lors qu’il a été autorisé à séjourner pendant au moins douze ans dans le pays – même s’il n’a pas acquis la nationalité danoise – et qu’il a fourni des efforts pour s’intégrer dans la société danoise. Si le conjoint qui réside au Danemark a été naturalisé, il satisfera en principe à la condition des attaches trois ans après avoir acquis la nationalité danoise. Le Gouvernement indique que les données statistiques qu’il a produites comportent une part d’incertitude, précisant que le système informatique utilisé par le service danois de l’immigration est conçu pour l’enregistrement et le traitement des dossiers, et non comme un système statistique à proprement parler. Il ajoute que ce service ne consigne pas d’informations sur l’origine ethnique, puisque celle-ci n’entre pas en ligne de compte pour l’examen des demandes d’application de la règle dérogatoire des vingt-huit ans et que la collecte de pareilles informations serait illégale au regard du droit administratif danois. Il explique qu’il lui est en conséquence impossible de fournir des renseignements sur le nombre de citoyens danois d’origine ethnique danoise ayant bénéficié de la règle des vingt-huit ans ou des chiffres sur le regroupement familial ventilés selon l’origine ethnique. Les données produites par le Gouvernement montrent que sur les 43 320 demandes de permis de séjour – hors demandes d’asile – enregistrées sur une période de plus de dix ans (du 1er janvier 2004 au 10 décembre 2014), 12 539 ont été rejetées tandis que 30 781 ont été acceptées. Les 30 781 permis accordés comprennent, d’une part, 20 732 permis délivrés à des demandeurs ayant satisfait à la condition des attaches ou ayant bénéficié de la règle des vingt-huit ans et, d’autre part, 10 049 permis accordés à des demandeurs ayant été dispensés de la condition des attaches pour des « motifs exceptionnels » au titre de l’article 9 § 7 ou de la clause générale contenue dans l’article 9 c) § 1 de la loi sur les étrangers. Autrement dit, près d’un tiers des permis de séjour accordés l’ont été pour des « motifs exceptionnels ». Les permis en question ont été délivrés, entre autres, à des étrangers qui bénéficiaient de la dispense de la condition des attaches prévue par l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers (paragraphe 37 ci-dessus) parce qu’ils justifiaient d’au moins vingt-huit ans de séjour régulier au Danemark et parce qu’ils y étaient nés et qu’ils y avaient été élevés ou parce qu’ils étaient arrivés en bas âge dans ce pays et qu’ils y avaient grandi. III. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT EUROPÉEN ET DE DROIT INTERNATIONAL A. Conseil de l’Europe La Convention européenne sur la nationalité Adoptée le 6 novembre 1997 par le Conseil de l’Europe, la Convention européenne sur la nationalité est entrée en vigueur le 1er mars 2000. Elle a été ratifiée par vingt États membres du Conseil de l’Europe, dont le Danemark (ratification le 24 juillet 2002, entrée en vigueur le 1er novembre 2002). Ses dispositions pertinentes se lisent ainsi : Article 1 – Objet de la Convention « Cette Convention établit des principes et des règles en matière de nationalité des personnes physiques et des règles déterminant les obligations militaires en cas de pluralité de nationalités, auxquels le droit interne des États parties doit se conformer. » Article 4 – Principes « Les règles sur la nationalité de chaque État partie doivent être fondées sur les principes suivants : a) chaque individu a droit à une nationalité ; b) l’apatridie doit être évitée ; c) nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité ; d) ni le mariage, ni la dissolution du mariage entre un ressortissant d’un État partie et un étranger, ni le changement de nationalité de l’un des conjoints pendant le mariage ne peuvent avoir d’effet de plein droit sur la nationalité de l’autre conjoint. » Article 5 – Non-discrimination « 1. Les règles d’un État partie relatives à la nationalité ne doivent pas contenir de distinction ou inclure des pratiques constituant une discrimination fondée sur le sexe, la religion, la race, la couleur ou l’origine nationale ou ethnique. Chaque État partie doit être guidé par le principe de la non-discrimination entre ses ressortissants, qu’ils soient ressortissants à la naissance ou aient acquis sa nationalité ultérieurement. » Les passages pertinents du rapport explicatif de la Convention européenne sur la nationalité qui portent sur les articles précités sont ainsi libellés : Article 4 – Principes « 30. Le titre et la phrase introductive de l’article 4 reconnaissent qu’il existe en matière de nationalité certains principes généraux sur lesquels doivent être fondées les règles plus détaillées concernant l’acquisition, la conservation, la perte et l’attestation de nationalité ainsi que la réintégration dans la nationalité. Les mots « doivent être fondées » ont été choisis pour indiquer l’obligation de considérer les principes internationaux suivants comme le fondement des dispositions nationales en matière de nationalité. (...) » Article 5 – Non-discrimination « Paragraphe 1 Cette disposition tient compte de l’article 14 de la CEDH, qui emploie en anglais le terme « discrimination », et de l’article 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui emploie en français comme en anglais le terme « distinction ». En tout état de cause, la nature même de l’attribution de la nationalité oblige les États à fixer certains critères pour déterminer quels sont leurs ressortissants. Ces critères pourraient aboutir, dans certains cas, à un traitement plus favorable dans le domaine de la nationalité. Parmi les exemples courants de motifs justifiés de traitement différentiel ou préférentiel, on peut citer l’obligation de connaître la langue nationale pour être naturalisé et l’acquisition facilitée de la nationalité en raison de la filiation ou du lieu de naissance. La Convention elle-même prévoit, à son article 6, paragraphe 4, une acquisition facilitée de la nationalité dans certains cas. Les États parties peuvent accorder un traitement plus favorable aux ressortissants de certains autres États. Par exemple, un État membre de l’Union européenne peut demander une durée de résidence habituelle plus courte pour la naturalisation des ressortissants d’autres États de l’Union européenne que celle qu’il exige en règle générale. Cela constituerait un traitement préférentiel fondé sur la nationalité et non pas une discrimination fondée sur l’origine nationale. Il a donc été nécessaire d’envisager différemment, en ce qui concerne le traitement, les distinctions qui ne sont pas équivalentes à une discrimination et les distinctions qui constitueraient une discrimination interdite dans le domaine de la nationalité. Les termes « origine nationale ou ethnique » sont repris de l’article premier de la Convention de 1966 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et d’une partie de l’article 14 de la CEDH. Ils visent aussi l’origine religieuse. L’« origine sociale » n’a pas été incluse parmi les motifs car sa signification a été jugée trop vague. Étant donné que certains des différents motifs de distinction/discrimination énumérés à l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme ont été considérés comme ne constituant pas une discrimination dans le domaine de la nationalité, ils ont été exclus des motifs de discrimination énoncés au paragraphe 1 de l’article 5. En outre, on a fait remarquer que, dans la mesure où la Convention européenne des droits de l’homme n’était pas destinée à s’appliquer aux questions de nationalité, tous les motifs de distinction/discrimination énoncés à l’article 14 étaient pertinents uniquement pour les droits et libertés reconnus par cette convention. La liste du paragraphe 1 contient donc les éléments clés des discriminations interdites en matière de nationalité et elle vise à assurer l’égalité devant la loi. En outre, la Convention contient de nombreuses dispositions destinées à empêcher l’exercice arbitraire de pouvoirs (par exemple, les articles 4 c), 11 et 12) pouvant aussi donner lieu à des discriminations. Paragraphe 2 Les termes « doit être guidé par (...) » indiquent une déclaration d’intention et non pas une règle impérative à suivre dans tous les cas. Ce paragraphe vise à éliminer l’application discriminatoire des règles relatives à la nationalité entre les ressortissants dès la naissance et les autres ressortissants, y compris les personnes naturalisées. L’article 7, paragraphe 1 b), de la Convention prévoit une exception à ce principe directeur dans le cas des personnes naturalisées qui ont acquis leur nationalité par un comportement répréhensible. » Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a adressé au Danemark des recommandations au sujet de la loi sur les étrangers, notamment en ce qui concerne la règle des vingt-huit ans. Dans son rapport du 8 juillet 2004 (CommDH(2004)12), M. Alvaro Gil-Robles invitait le Danemark à : « [r]econsidérer certaines dispositions de la loi sur les étrangers de 2002 relatives au regroupement familial, en particulier – l’âge minimum de 24 ans requis pour les deux conjoints dans le cas d’un ressortissant danois demandant le regroupement familial, et les 28 ans de citoyenneté nécessaires pour que soit levée la condition relative aux attaches cumulées des deux conjoints avec le Danemark ; » Le Commissaire estimait que les dispositions en question ne garantissaient pas le principe d’égalité devant la loi. Le 15 octobre 2004, le Commissaire a adressé au gouvernement danois une lettre où il précisait sa position de la manière suivante : [Traduction du greffe] « Je crains que ce critère n’impose des restrictions indues à des citoyens danois naturalisés et qu’il ne les place dans une situation très défavorable par rapport à celle des Danois nés au Danemark. Il est bien sûr exact que la règle des vingt-huit ans s’applique de la même manière à tous les ressortissants danois. Toutefois, il découle de cette règle qu’un citoyen danois né au Danemark pourra être dispensé de la condition des attaches cumulées à l’âge de vingt-huit ans, tandis qu’un citoyen qui s’est installé pour la première fois dans ce pays à l’âge de vingt ans ne pourra se prévaloir de cette dispense qu’à cinquante-sept ans, étant entendu qu’il faut actuellement justifier de neuf ans de séjour pour obtenir une naturalisation. Le fait que la condition des attaches cumulées ne puisse être levée qu’à un âge aussi avancé en ce qui concerne les citoyens naturalisés, qui auront inévitablement plus de difficultés à y satisfaire à cause de leur origine étrangère, constitue selon moi une restriction excessive au droit à la vie familiale et opère manifestement une discrimination entre les citoyens danois dans l’exercice de ce droit fondamental fondée sur leur origine. » Dans son évaluation de suivi menée du 5 au 7 décembre 2006 (CommDH(2007)11), M. Thomas Hammarberg, Commissaire aux droits de l’homme, a notamment formulé les observations suivantes : « Il est incontestable, de l’avis du Commissaire, que cette exigence implique une différence de traitement entre les Danois qui ont obtenu leur citoyenneté à la naissance et ceux qui l’ont acquise ultérieurement et doivent encore attendre 28 ans avant de pouvoir vivre au Danemark avec leur partenaire étranger. Il note que, lors d’une rencontre entre sa délégation et la Commission des affaires juridiques du Parlement danois, il a été reconnu que cette législation était effectivement discriminatoire et que cette situation correspondait à une décision politique. Le Commissaire recommande au Gouvernement de réduire la période de 28 ans, qui est très longue. » En conséquence, le Commissaire a notamment recommandé aux autorités danoises : « de réduire les 28 ans de citoyenneté requis pour la personne résidant au Danemark pour que soit levée la condition que les deux conjoints aient avec le Danemark des attaches plus fortes qu’avec tout autre pays, pour la délivrance d’un permis de séjour à son partenaire étranger ;) » Le Comité des Ministres Le 26 mars 2002, le Comité des Ministres a adopté la Recommandation Rec(2002)4 aux États membres sur le statut juridique des personnes admises au regroupement familial, dans laquelle il déclare « [avoir] à l’esprit que le regroupement familial est l’une des principales sources d’immigration dans la plupart des États européens, et que le statut de résidence et les autres droits accordés aux membres de la famille admis constituent des éléments essentiels qui faciliteront l’intégration des nouveaux arrivants dans la société d’accueil ». Il précise également que « les règles dans les États membres régissant le regroupement familial font partie intégrante d’une politique d’immigration et d’intégration cohérente, et qu’à ce titre elles devraient suivre des principes communs ». Il recommande aux gouvernements d’adopter dans leurs législations et leurs pratiques administratives respectives un certain nombre de principes à appliquer après l’admission au regroupement familial et portant notamment sur le statut de résidence du membre de famille, l’autonomie du statut de résidence du membre de famille par rapport à celui du regroupant, la protection efficace contre l’expulsion des membres de famille, la libre circulation, la participation politique des personnes admises au regroupement familial et l’acquisition de la nationalité. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe Le 23 novembre 2004, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté sa Recommandation 1686 (2004) relative à la mobilité humaine et au droit au regroupement familial, qui recommande notamment au Comité des Ministres : « i. de renforcer la surveillance du respect des instruments juridiques internationaux par les États membres en ce qui concerne le regroupement familial, en particulier le respect de la Convention européenne des droits de l’homme et des recommandations pertinentes du Comité des Ministres dans ce domaine ; ii. de préparer des propositions sur l’harmonisation des politiques des États membres en matière de regroupement familial et leur application, et d’établir une définition commune de l’unité familiale et des règles concernant des situations spécifiques fondées sur les recommandations énoncées à l’alinéa 12 iii ; (...) » La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) L’ECRI a établi des rapports concernant le Danemark en 2001 (CRI(2001)4), en 2006 (CRI(2006)18) et en 2012 (CRI(2012)25) notamment. Le paragraphe 23 du second rapport de l’ECRI sur le Danemark (CRI (2001)4) se lit ainsi : « Au Danemark, la tendance visant à adopter des politiques plus strictes relatives à l’entrée sur le territoire danois des immigrés, des réfugiés et des demandeurs d’asile, comme l’avait remarqué l’ECRI dans son premier rapport, s’est poursuivie. Les amendements à la loi sur les étrangers ont institué de nouvelles restrictions à l’octroi du permis de séjour permanent et dans le domaine du regroupement familial. La longueur pendant laquelle un immigré doit avoir vécu de manière légale au Danemark est passée à six ans (au lieu de cinq précédemment), et certaines exigences, dont la participation à un cours d’introduction, doivent normalement être remplies. Dans le domaine du regroupement familial, les derniers amendements exigent que les personnes souhaitant ramener leur épouse au Danemark soient âgées de plus de 25 ans et disposent d’un logement de taille raisonnable, à moins que des raisons particulières ne les en empêchent. La limite d’âge, qui, selon les autorités danoises, vise à protéger les jeunes contre les mariages forcés, peut être levée si l’étude d’un cas individuel permet de prouver sans aucun doute que le mariage se fonde sur la libre volonté de la personne vivant au Danemark. Certains membres de groupes minoritaires ont beaucoup critiqué cette exigence d’âge minimum ; ils estiment que cette modification se fonde sur une vision stéréotypée et négative de la pratique du mariage chez certaines minorités et qu’elle viole leur droit à la vie privée, dont celui de choisir un époux/une épouse. L’ECRI craint qu’un tel critère dans le domaine du regroupement familial n’ait un effet discriminatoire sur certaines minorités, comme les musulmans, et invite les autorités danoises à étudier cette question avec attention. » Dans son troisième rapport sur le Danemark (CRI(2006)18), l’ECRI s’est exprimée comme suit : « 49. (...) L’ECRI est vivement préoccupée par le fait que la règle relative aux liens cumulés de vingt-huit ans avec le Danemark constitue une discrimination indirecte entre les personnes nées au Danemark et celles ayant acquis la citoyenneté de ce pays ultérieurement. Le but déclaré de la limite d’âge fixée à 24 ans, qui est d’éviter les mariages forcés, ne concerne en fait que très peu de personnes. Selon une enquête récemment menée auprès de membres des communautés turque, libanaise, pakistanaise, somalie et ex-yougoslave, 80 % des personnes interrogées ont fait savoir qu’elles choisissaient elles-mêmes leur conjoint, 16 % ont déclaré qu’elles le faisaient avec leurs parents et seuls 4 % ont indiqué que leurs parents choisissaient leur conjoint à leur place. (...) (...) Recommandations : L’ECRI exhorte le gouvernement danois à réexaminer les dispositions de la loi sur les étrangers relatives au regroupement des conjoints et des familles, en tenant compte de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle exhorte également le Danemark à ne pas adopter de lois qui, dans les faits, constituent une discrimination indirecte à l’encontre de groupes minoritaires. Elle recommande vivement au gouvernement danois de tenir compte des recommandations formulées par diverses instances nationales et internationales au sujet de la loi sur les étrangers. » Dans son quatrième rapport sur le Danemark (CRI(2012)25), l’ECRI a déclaré ce qui suit (notes de bas de page omises) : « 124. Dans son troisième rapport, l’ECRI a exhorté les autorités danoises à réexaminer les dispositions de la loi sur les étrangers relatives au regroupement des conjoints et des familles, en tenant compte de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle les a également exhortées à ne pas adopter de lois qui, dans les faits, constituent une discrimination indirecte à l’encontre de groupes minoritaires. 125. L’ECRI note avec inquiétude que le Parlement danois a adopté de nouvelles règles le 1er juin 2011 (entrées en vigueur le 1er juillet 2011) en matière de regroupement avec un(e) conjoint(e), dont l’effet a été de durcir davantage les règles strictes qui étaient déjà en vigueur. (...) 126. (...) Les attaches combinées des conjoints/partenaires avec le Danemark doivent être nettement plus fortes que leurs attaches combinées avec tout autre pays. Ce critère ne s’applique toutefois pas aux personnes qui possèdent la nationalité danoise depuis plus de 28 ans, qui sont nées et ont grandi au Danemark, qui sont venues dans ce pays dans leur petite enfance ou qui y résident légalement depuis plus de 28 ans. Afin de remplir la condition relative aux attaches avec le Danemark, le conjoint/partenaire demandeur doit normalement avoir visité le pays au moins à deux reprises avec ou sans visa et doit avoir suivi un cours de danois de niveau A1, au minimum. Le conjoint/partenaire résidant au Danemark doit avoir fait des efforts pour s’intégrer dans la société danoise. (...) (...) 129. (...) En ce qui concerne la règle selon laquelle le regroupement familial ne peut avoir lieu avant l’âge de 24 ans, dans le but déclaré d’empêcher les mariages forcés, l’ECRI note que selon les recherches 84 % des mariages sont contractés librement par les parties concernées. L’ECRI considère en outre que cette mesure est disproportionnée par rapport à l’objectif visé. Même si la condition selon laquelle les attaches combinées des conjoints/partenaires avec le Danemark doivent être nettement plus fortes que leurs attaches combinées avec tout autre pays est modifiée afin qu’il ne s’agisse plus que de leurs attaches combinées susmentionnées, cela demeure sujet à une interprétation subjective. La règle selon laquelle les personnes qui possèdent la nationalité danoise, que ce soit depuis plus de 28 ans ou 26 ans, qui sont nées au Danemark, qui sont venues dans ce pays dans leur petite enfance ou qui y résident légalement, que ce soit depuis plus de 28 ans ou 26 ans, ne sont pas concernées par ce critère risque aussi de toucher de manière disproportionnée les Danois d’origine étrangère. Les autorités danoises ont informé l’ECRI que la loi sur les étrangers contient un mécanisme de dérogation. Un exemple d’une raison exceptionnelle pour autoriser le regroupement familial bien que toutes les conditions relatives au regroupement avec un(e) conjoint(e) ne soient pas remplies est que son refus interférerait avec les obligations internationales du Danemark (par exemple, le droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme). Les autorités danoises ont indiqué que des dérogations peuvent, par exemple, être accordées si le/la conjoint(e) vivant au Danemark a un titre de séjour en tant que réfugié(e) et serait autrement contraint(e) d’exercer son droit à une vie familiale dans un pays où il/elle risque la persécution. L’ECRI note également avec inquiétude les informations selon lesquelles les enfants jugés incapables de s’intégrer au Danemark ne pourront rejoindre leur(s) parent(s) dans ce pays dans le cadre du regroupement familial ou seront expulsés de ce pays. (...) 131. L’ECRI exhorte les autorités danoises à revoir en profondeur les règles relatives au regroupement avec un(e) conjoint(e) afin d’en supprimer tout élément équivalent à une discrimination directe ou indirecte et/ou qui soit disproportionné à l’objectif déclaré. (...) » B. Union européenne Les articles pertinents de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne sont ainsi libellés : Article 7 – Respect de la vie privée et familiale « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. » Article 21 – Non-discrimination « 1. Est interdite toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. Dans le domaine d’application des traités et sans préjudice de leurs dispositions particulières, toute discrimination exercée en raison de la nationalité est interdite. » L’article 20 § 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne institue la citoyenneté européenne dans les termes suivants : « Il est institué une citoyenneté de l’Union. Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre. La citoyenneté de l’Union s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas. » L’article 21 § 1 dudit traité se lit ainsi : « Tout citoyen de l’Union a le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, sous réserve des limitations et conditions prévues par les traités et par les dispositions prises pour leur application. » Les règles du droit de l’Union européenne relatives au regroupement familial n’étaient pas applicables en l’espèce. Toutefois, dans un souci d’exhaustivité, il convient de signaler qu’elles dépendent du statut de la personne qui reçoit l’étranger à cette fin (voir, par exemple, Jeunesse c. Pays-Bas [GC], no 12738/10, § 69, 3 octobre 2014). En outre, dans l’affaire Blaise Baheten Metock et autres c. Minister for Justice, Equality and Law Reform (C-127/08, EU:C:2008:449), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu le 25 juillet 2008 un arrêt par lequel elle a précisé les conditions d’exercice et les limites du droit de séjour des conjoints des citoyens de l’Union. L’affaire concernait quatre ressortissants de pays tiers qui avaient en vain demandé l’asile politique en Irlande avant de se marier avec des citoyens de l’Union qui résidaient en Irlande sans toutefois posséder la nationalité irlandaise. Par la suite, ces quatre ressortissants demandèrent un titre de séjour en leur qualité de conjoint d’un citoyen de l’Union. Leurs demandes furent rejetées par le ministère de la Justice au motif qu’ils ne satisfaisaient pas à la condition de séjour légal préalable dans un autre État membre posée par le droit irlandais. Les intéressés exercèrent devant la High Court un recours en annulation du rejet de leurs demandes. Estimant qu’aucun des mariages qui étaient en cause n’était un mariage de complaisance, la High Court présenta à la CJUE une demande de décision préjudicielle portant sur l’interprétation de la Directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres. Par cette demande, la High Court invitait la CJUE à dire si la directive en question s’opposait à ce que la réglementation d’un État membre subordonnât le droit de séjour d’un ressortissant d’un pays tiers à la condition qu’il eût au préalable séjourné légalement dans un autre État membre et qu’il eût acquis la qualité de conjoint d’un citoyen de l’Union avant son entrée dans l’État membre d’accueil. La CJUE a jugé que les affaires dont elle était saisie relevaient du champ d’application du droit communautaire dès lors qu’elles portaient sur l’exercice, par les intéressés, de leur droit de libre circulation. Elle a déclaré qu’il était indifférent que les ressortissants de pays tiers, membres de la famille d’un citoyen de l’Union, fussent entrés dans l’État membre d’accueil avant ou après être devenus membres de la famille de ce citoyen de l’Union, et que l’application de la directive n’était pas subordonnée à la condition que ses bénéficiaires – les membres de la famille d’un citoyen de l’Union – eussent au préalable séjourné dans un État membre. Elle a ajouté que la directive relative au regroupement familial n’exigeait pas non plus que le citoyen de l’Union eût déjà fondé une famille au moment d’exercer son droit de libre circulation dans un autre État membre ou que le ressortissant d’un pays tiers fût entré dans l’État membre d’accueil avant de devenir membre de la famille de ce citoyen. Elle a conclu que le ressortissant d’un pays tiers, conjoint d’un citoyen de l’Union, qui accompagnait ce citoyen bénéficiait des dispositions de la directive quels que fussent le lieu et la date de leur mariage ainsi que la manière dont ce ressortissant d’un pays tiers était entré dans l’État membre d’accueil. C. Nations unies Dans les observations finales concernant le Danemark qu’il a adoptées à l’issue de sa soixante-neuvième session (ONU, documents officiels, CERD/C/DEN/CO/17), tenue en 2006, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale est notamment parvenu aux conclusions suivantes : « 15. Le Comité se déclare de nouveau préoccupé par les restrictions qu’impose la législation danoise au regroupement familial. En particulier, le fait que les deux conjoints doivent avoir atteint l’âge de 24 ans pour avoir droit au regroupement familial et que l’ensemble des liens des conjoints avec le Danemark doivent être plus forts que ceux qu’ils ont noués avec tout autre pays, sauf si le conjoint vivant au Danemark est un ressortissant danois ou réside au Danemark depuis plus de 28 ans, risque de conduire à une situation où des personnes appartenant à une minorité ethnique ou nationale sont victimes de discrimination dans l’exercice de leur droit à la vie familiale, ainsi que de leur droit de se marier et de choisir leur conjoint. Le Comité regrette aussi que le droit au regroupement familial soit limité aux enfants de moins de 15 ans (art. 5 d) iv)). Le Comité recommande à l’État partie de réexaminer sa législation pour faire en sorte que le droit à la vie familiale, le droit de se marier et le droit de choisir son conjoint soient garantis à chacun, sans discrimination aucune fondée sur l’origine nationale ou ethnique. Il recommande aussi que le droit au regroupement familial soit accordé aux enfants âgés de moins de 18 ans. L’État partie devrait veiller à ce que les mesures qu’il adopte pour prévenir les mariages forcés n’aient pas une incidence disproportionnée sur les droits des personnes appartenant à des minorités ethniques ou nationales. Il devrait aussi évaluer dans quelle mesure le fait de n’autoriser le regroupement des conjoints qu’à la condition que le conjoint résidant au Danemark fournisse une garantie bancaire et n’ait reçu aucune assistance publique pour assurer sa subsistance dans l’année précédant le regroupement constitue une discrimination indirecte à l’encontre des groupes minoritaires, qui sont généralement victimes d’une marginalisation socioéconomique. » IV. DROIT COMPARÉ Les éléments dont la Cour dispose, notamment une étude de droit comparé portant sur vingt-neuf États membres du Conseil de l’Europe (l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, l’Espagne, l’Estonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la Finlande, la France, la Hongrie, l’Italie, le Liechtenstein, la Lituanie, le Luxembourg, la République de Moldova, la Norvège, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Russie, la Slovaquie, la Slovénie, la Suède, la Suisse, la Turquie et l’Ukraine), montrent que les conditions de base que les citoyens de tel ou tel État doivent remplir pour obtenir un regroupement familial avec des ressortissants étrangers sont globalement similaires dans les pays étudiés, bien que les pratiques puissent varier considérablement d’un pays à l’autre, et d’un cas à l’autre selon les circonstances. Il apparaît que bon nombre de pays exigent en règle générale que les personnes demandant un regroupement familial relèvent de l’une des catégories de bénéficiaires prévues par leur droit interne et qu’elles soient en possession de documents d’identité en cours de validité, ainsi que d’attestations prouvant l’existence de liens familiaux avec l’un de leurs ressortissants. Par ailleurs, les intéressés doivent en principe disposer de moyens de subsistance suffisants, d’un logement adéquat, d’une assurance maladie, et le conjoint ressortissant de l’État d’accueil doit y être domicilié. Certains États exigent que les conjoints soient âgés d’au moins dix-huit ou vingt et un ans. En outre, il est courant que les candidats au regroupement familial doivent justifier d’une connaissance minimale de la langue de l’État d’accueil. Un mariage de complaisance, le fait de décliner une fausse identité ou de présenter de faux papiers à l’appui d’une demande de regroupement, ou des préoccupations de sécurité et d’ordre publics ou encore de santé publique peuvent justifier le rejet d’une telle demande. Certains pays refusent le regroupement familial aux demandeurs qui ont des antécédents judiciaires ou qui seraient à la charge du système de protection sociale, d’autres sanctionnent tout particulièrement le recours à une fausse identité et la formulation de déclarations mensongères dans le cadre de la procédure de regroupement. Dans un certain nombre de pays, l’entrée ou le séjour irréguliers de l’étranger sur le territoire font obstacle à la délivrance d’un permis de séjour, alors que tel n’est pas le cas dans d’autres pays. Certains pays prévoient des conditions particulières visant par exemple à prévenir la polygamie ou le trafic d’êtres humains. En général, les conditions posées pour le regroupement familial diffèrent selon le type de permis de séjour demandé. La durée du mariage ainsi que l’existence d’une véritable communauté de vie et d’un domicile dans l’État d’accueil figurent parmi les éléments entrant en ligne de compte pour les demandes de permis de longue durée et l’acquisition de la nationalité. Aucun des États membres pour lesquels la Cour dispose d’informations n’établit de distinction, aux fins du regroupement familial, entre les « citoyens de naissance » et les « citoyens ayant acquis la nationalité après la naissance ».
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1953 dans l’île d’Aruba. En 2013, alors qu’il purgeait une peine d’emprisonnement à vie, on lui diagnostiqua un cancer en phase terminale. En septembre 2013, il fut transféré de la prison de Curaçao vers un foyer médicalisé. Il bénéficia d’une grâce (gratie) le 31 mars 2014, ce qui entraîna sa libération immédiate. Il retourna à Aruba, où il décéda le 26 novembre 2014. A. Le contexte constitutionnel À l’époque où le requérant fut déclaré coupable et condamné, le Royaume des Pays-Bas se composait des Pays-Bas (partie européenne du royaume) et des Antilles néerlandaises (qui comprenaient les îles d’Aruba, de Bonaire, de Curaçao, de Saint-Martin (partie néerlandaise), de SaintEustache et de Saba). Aux Antilles néerlandaises, le chef d’État du Royaume (la Reine à l’époque) était représenté par un gouverneur. En 1986, Aruba devint un « pays » (land) indépendant au sein du Royaume et doté de son propre gouverneur. À partir du 10 octobre 2010, il ne subsista des Antilles néerlandaises que leur nom servant de dénomination collective aux six îles de la mer des Caraïbes appartenant au Royaume des Pays-Bas. Le Royaume se compose actuellement de quatre pays indépendants : les PaysBas (c’est-à-dire la partie européenne du royaume), Aruba, Curaçao et Saint-Martin (partie néerlandaise), tandis que Bonaire, Saint-Eustache et Saba constituent des communes à statut particulier des Pays-Bas. Chacun des trois pays insulaires (Aruba, Curaçao et Saint-Martin dans sa partie néerlandaise) possède son gouverneur. Les pays du Royaume ont chacun leur propre ordre juridique, de sorte qu’il peut y avoir des différences de l’un à l’autre. La Cour commune de justice des Antilles néerlandaises, qui a infligé une peine perpétuelle au requérant en 1980, est devenue en 1986 la Cour commune de justice des Antilles néerlandaises et d’Aruba, et est actuellement appelée Cour commune de justice d’Aruba, Curaçao et SaintMartin (partie néerlandaise) ainsi que de Bonaire, Saint-Eustache et Saba. Pour une meilleure lisibilité, il sera par la suite fait référence à la « Cour commune de justice ». B. La condamnation du requérant Le 31 octobre 1979, le tribunal de première instance (Gerecht in Eerste Aanleg) des Antilles néerlandaises jugea le requérant coupable du meurtre, perpétré sur l’île de Curaçao, d’une petite fille de six ans. Le jugement comprenait un rapport psychiatrique qui avait été établi à la demande du procureur (Officier van Justitie). La conclusion à laquelle le psychiatre était parvenu y était résumée de la manière suivante (la conclusion et la recommandation contenues dans le rapport du psychiatre sont reproduites intégralement au paragraphe 33 ci-dessous) : « (...) L’accusé souffre de troubles pathologiques, en particulier d’un développement très limité de ses facultés mentales (...) Dans ces conditions, il y a lieu de considérer que sa responsabilité pénale est atténuée [verminderd toerekeningsvatbaar], mais qu’il doit néanmoins répondre pénalement de ses actes. Nous notons en particulier que l’accusé ne peut être considéré comme ayant été mentalement aliéné ni avant, ni pendant, ni après la commission de l’infraction (...) Même s’il est capable de commettre une infraction semblable à l’avenir, il n’est pas nécessaire de l’interner dans un hôpital psychiatrique général [krankzinnigengesticht]. Sa place est dans un asile pour psychopathes [psychopatenasiel], où il devrait suivre un traitement assez long, sous surveillance très stricte. Cependant, à Curaçao, il n’y a de choix qu’entre la prison et l’hôpital psychiatrique (général) du pays [Landspsychiatrisch Ziekenhuis]. Or, compte tenu de ce que le risque de récidive est pour le moment très élevé, même à supposer qu’un traitement puisse être commencé immédiatement, de ce que, en conséquence, il est d’une importance primordiale que l’accusé fasse l’objet d’une surveillance intensive (une telle surveillance étant impossible à l’hôpital psychiatrique du pays), et de ce qu’il n’y a pas lieu de le considérer comme pénalement irresponsable pour cause d’aliénation mentale au sens de la loi, un placement à l’hôpital psychiatrique du pays est tout à fait contre-indiqué. La seule option restante est qu’il purge sa peine en prison (un transfert dans un asile fermé aux Pays-Bas étant impossible en raison de son intelligence limitée et de sa capacité insuffisante à s’exprimer verbalement). Il est fortement conseillé que l’on s’efforce, si possible dans le cadre pénitentiaire, de parvenir à mieux structurer sa personnalité, afin d’éviter qu’il ne récidive à l’avenir. » Le tribunal de première instance estima que la peine perpétuelle qui avait été requise par le procureur ne constituerait une sanction adaptée qu’à la condition qu’il fût établi dès le départ que l’état du requérant n’était pas susceptible de s’améliorer. Le tribunal considéra qu’une telle absence de perspective d’amélioration ne pouvait se déduire du rapport psychiatrique et il condamna le requérant à une peine de vingt ans d’emprisonnement. Le requérant et le ministère public (Openbaar Ministerie) firent l’un comme l’autre appel du jugement du tribunal de première instance. Le 11 mars 1980, la Cour commune de justice infirma le jugement du tribunal de première instance. Elle déclara le requérant coupable de meurtre, estimant prouvé qu’il avait tué la fillette de six ans délibérément et avec préméditation. Elle tint le raisonnement suivant : l’accusé avait, avec calme et de sang-froid, conçu l’intention et pris la décision de tuer l’enfant ; pour mettre cette intention à exécution, il l’avait poignardée à plusieurs reprises avec un couteau, ce qui avait entraîné son décès ; la fillette étant la nièce de l’ancienne petite amie de l’accusé, celui-ci l’avait tuée pour se venger de la jeune femme qui l’avait quitté. La Cour commune de justice condamna le requérant à une peine d’emprisonnement à vie. Elle cita à ce propos des extraits du rapport du psychiatre tel qu’il se trouvait résumé dans le jugement du tribunal de première instance (paragraphe 12 ci-dessus), auxquels elle ajouta notamment les considérations suivantes : « Considérant que, eu égard aux conclusions du psychiatre, que la Cour accepte et qu’elle fait siennes, en particulier au fait que le risque de récidive est très important, l’intérêt de la société à être protégée contre un tel risque de récidive doit, de l’avis de la Cour, revêtir la plus haute importance compte tenu de la personnalité de l’accusé ; Considérant que, même si l’on ne peut que le déplorer, il n’est pas possible aux Antilles néerlandaises de prononcer une ordonnance de mise à disposition avec internement dans un établissement de soins spécialisés [terbeschikkingstelling met bevel tot verpleging van overheidswege] , ce qui serait la mesure la plus appropriée en l’espèce, que, comme la Cour a pu le dégager des informations sollicitées par elle d’office, l’internement aux Pays-Bas s’est déjà révélé impraticable dans des cas similaires par le passé, et que, en outre, le psychiatre estime en l’espèce que l’intelligence limitée de l’accusé et sa capacité insuffisante à s’exprimer verbalement rendent impossible un internement aux PaysBas ; Considérant que, en l’espèce et dans les lieux concernés, le seul moyen de protéger les intérêts supérieurs précédemment évoqués réside dans l’infliction d’une peine propre à empêcher le retour de l’accusé dans la société, et que dès lors seule une condamnation à une peine d’emprisonnement à vie est à même de remplir ce but ; Considérant que si la Cour a conscience du fait que cette condamnation prive, en principe, l’accusé de toute perspective de réintégrer un jour la société en tant qu’homme libre, fait qui a toutes les chances de lui rendre sa condamnation plus difficile à supporter qu’une condamnation à une peine d’emprisonnement temporaire, elle estime néanmoins que les intérêts susmentionnés, qui, tels qu’ils ont été exposés cidessus, doivent se voir accorder un poids prépondérant, ne peuvent être sacrifiés ; (...) (...) condamne l’accusé à une peine d’emprisonnement à vie ; (...) » Le requérant saisit la Cour de cassation (Hoge Raad) d’un pourvoi contre l’arrêt de la Cour commune de justice. Il en fut débouté le 25 novembre 1980. Le 24 novembre 1981, il saisit la Cour commune de justice d’une demande de révision de son procès. Cette demande fut rejetée le 6 avril 1982. C. La détention du requérant Le requérant purgea les dix-neuf premières années de sa peine à la prison Koraal Specht à Curaçao (renommée par la suite prison Bon Futuro, et qui s’appelle désormais Sentro di Detenshon i Korekshon Kòrsou, ou SDKK). Depuis 1990, cette prison accueille une unité spéciale destinée aux détenus présentant des signes de maladie mentale ou des troubles graves du comportement. Il s’agit du centre d’assistance et d’observation médicales et psychiatriques (Forensische Observatie en Begeleidings Afdeling – « FOBA »). Le FOBA se compose de deux services distincts : un service de soins et un service d’observation. Alors que le requérant affirme avoir séjourné dans le service d’observation, le Gouvernement a déclaré au cours de l’audience devant la Grande Chambre du 14 janvier 2015 que l’intéressé n’avait fait l’objet d’un placement dans aucun des deux services lorsqu’il était détenu à la prison de Curaçao. Les treize premières années que le requérant passa en prison furent émaillées de divers incidents : bagarres, extorsions, abus de drogue, etc. Certains de ces incidents lui valurent des séjours à l’isolement. Le 1er décembre 1999, le requérant, qui avait introduit plusieurs demandes à cet effet depuis 1985, fut transféré au Korrektie Instituut Aruba (« KIA », également appelé Instituto Coreccional Nacional ou « ICN ») à Aruba afin qu’il pût se rapprocher de sa famille. La responsabilité de l’exécution de sa peine passa alors des autorités des Antilles néerlandaises à celles d’Aruba. Dans l’accord daté du 1er décembre 1999, le ministre de la Justice de Curaçao subordonnait toutefois ce transfert à la condition que toute mesure (grâce, réduction de peine, autorisation de sortie) impliquant une sortie de prison fût soumise à l’approbation du ministère public de Curaçao. D. Les recours en grâce Pendant son incarcération, le requérant intenta sans succès toute une série de recours en grâce. Le nombre exact ne peut en être établi avec certitude, les dossiers présentant des lacunes en raison du temps qui s’est écoulé. À partir des informations et des documents contenus dans le dossier de la Cour, on peut établir les éléments qui suivent. Par une lettre datée du 26 avril 1982, le requérant demanda au ministre de la Justice de Curaçao de réexaminer sa peine perpétuelle et d’adoucir un tant soit peu sa condition. Il arguait que la prison dans laquelle il était détenu n’offrait aucun programme éducatif ou de formation professionnelle de nature à stimuler son développement mental et personnel et qu’au contraire la frustration et la déception associées au fait d’être isolé et de manquer de considération lui causaient une souffrance psychique qui menaçait de l’amener au bord de la maladie mentale. Cette demande fut rejetée par le gouverneur des Antilles néerlandaises le 9 août 1982 au motif qu’il n’existait aucun élément de nature à justifier l’octroi d’une grâce. Un recours introduit à une date inconnue fut rejeté le 29 novembre 1983. Il apparaît que le requérant introduisit aussi des recours les 6 juin 1990, 11 avril 1994 et 17 mai 1996, mais aucune information complémentaire n’a été fournie à leur sujet. Le dossier contient un certain nombre de documents (« fiches consultatives ») sur lesquels chacun des trois juges consultés avant que la Cour commune de justice ne communique son avis au gouverneur sur une demande de grâce particulière pouvait indiquer son opinion quant à la demande. L’un des juges consultés sur la demande de grâce du requérant datée du 31 juillet 1997 indiqua en octobre 1997 : « (...) [Il ressort du] rapport psychiatrique versé au dossier que le risque de récidive fut jugé élevé. Le psychiatre estima que le traitement en prison du demandeur était recommandé, mais cela resta bien entendu lettre morte. Je persiste à penser qu’il serait irresponsable d’accorder une grâce au demandeur, qui est aujourd’hui âgé de quarante-quatre ans. (...) » Un second juge indiqua sur la fiche consultative qu’il était d’accord avec son collègue et qu’un nouveau rapport psychiatrique pourrait être nécessaire. Selon lui, un tel rapport serait également important pour l’avenir dans la mesure où il permettrait de suivre l’évolution du requérant et, éventuellement, le moment venu, de rendre un avis favorable sur un recours en grâce. Dans une lettre du 22 octobre 1997, la Cour commune de justice conseilla au gouverneur de rejeter la demande de grâce. Les passages pertinents de la lettre se lisent comme suit : « (...) Le rapport psychiatrique versé au dossier indique que les facultés mentales du demandeur sont très insuffisamment développées (...). Ledit rapport conclut que le demandeur est susceptible de commettre à nouveau la même infraction ou de troubler l’ordre public d’une autre manière. La Cour note que le demandeur n’a suivi en prison aucun traitement (psychiatrique) propre à renforcer la structure de sa personnalité afin de l’empêcher de commettre une nouvelle infraction à l’avenir. Le crime perpétré par le demandeur a ébranlé si profondément l’ordre juridique que la communauté ne comprendrait pas que l’intéressé soit gracié même après l’écoulement d’un laps de temps si grand. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que pour l’instant il serait déraisonnable de gracier le demandeur, aujourd’hui âgé de quarante-quatre ans. Le ministère public a tenté en vain jusqu’à présent d’obtenir le transfert du demandeur au KIA à Aruba, en accord avec les désirs exprimés par l’intéressé et en considération du fait que des membres de sa famille vivent sur l’île. Il convient désormais d’exécuter ce souhait du demandeur. De ce fait, la Cour abonde dans le sens du demandeur relativement à ce souhait, qui présente un caractère raisonnable. » Le recours en grâce fut rejeté le 20 novembre 1997. Le 30 janvier 2002, le gouverneur adjoint des Antilles néerlandaises rejeta la demande du requérant datant (vraisemblablement) du 14 août 2001 et tendant à ce que sa peine fût réduite par l’octroi d’une grâce au motif qu’aucun fait ni aucune circonstance propres à justifier l’octroi de la grâce n’avaient été établis ni n’étaient venus au jour. Le 26 janvier 2004, l’avocat général des Antilles néerlandaises adressa à la Cour commune de justice une lettre au sujet du recours en grâce introduit par le requérant le 27 octobre 2003. La lettre comportait les passages suivants : « (...) La position du ministère public demeure inchangée. Avant la commission du crime dont il est ici question, le suspect [sic] avait été reconnu coupable du viol d’une jeune fille et condamné à une peine d’emprisonnement. Cette condamnation ne l’avait pas empêché de commettre par la suite un nouveau crime. Le demandeur a été examiné de manière approfondie en rapport avec l’infraction dont il est ici question et le rapport détaillé établi à la suite de l’examen mentionne explicitement le risque de récidive. Il ne semble pas que les circonstances aient connu de modification. (...) La société ne comprendra pas, ni d’après moi n’acceptera, l’octroi d’une grâce pour des motifs humanitaires, à supposer que de tels motifs existent (quod non). On peut considérer que ce sont des motifs humanitaires qui ont présidé au transfert du demandeur au KIA. Selon moi, cela est suffisant. » Un des juges de la Cour commune de justice, tout en souscrivant à l’avis négatif émis par l’avocat général, indiqua sur la fiche consultative : « Il viendra bien pourtant un jour où le pardon l’emportera sur la loi. Ce moment n’est pas encore arrivé mais il adviendra peut-être dans dix ou vingt ans. » La Cour commune de justice informa le requérant que son recours avait été écarté pour les motifs énoncés dans l’avis de l’avocat général émis le 26 janvier 2004. Par une lettre datée du 5 août 2004 adressée à la Cour commune de justice, le procureur général recommanda à ladite Cour de rendre un avis négatif sur le recours en grâce introduit par le requérant le 17 juin 2004. Les passages pertinents de sa lettre se lisent comme suit : « (...) Si l’on considère le contenu de la demande de grâce ainsi que l’interview du demandeur récemment diffusée, il apparaît, à mon sens, qu’il n’a manifestement toujours pas pris conscience de la gravité du forfait diabolique accompli par lui le 23 mai 1979. (...) Au cours de l’interview (...) Murray a eu le culot de minimiser son crime atroce en alléguant que des condamnés coupables d’infractions pourtant plus graves que la sienne avaient déjà bénéficié d’une libération. (...) Le demandeur n’a jamais manifesté de remords, ni pendant le procès, ni au moment du prononcé du verdict, ni encore au cours de l’interview évoquée ci-dessus. (...) Murray soutient qu’il s’est comporté comme un prisonnier modèle pendant les vingt-deux dernières années. Rien ne pourrait être plus éloigné de la réalité, à tout le moins en ce qui concerne la période de détention passée ici [c’est-à-dire à Curaçao] en prison. Pendant ces années, le demandeur s’est mal comporté à de multiples reprises, notamment en proférant des menaces, en commettant des vols, en se battant avec des codétenus, en se livrant à des attentats à la pudeur envers des tiers et en tentant d’empoisonner un codétenu. (...) Quand bien même il aurait par la suite eu un comportement exemplaire, cela ne peut faire oublier que les conséquences de son acte diabolique ne pourront jamais être effacées. Il est apparu, à la lumière de réactions récentes au sein de notre communauté notamment, que la société demeurait profondément choquée. Notre société ne peut se permettre de prendre le moindre risque quand il s’agit d’un meurtrier psychopathe de cet ordre. Afin de protéger, comme il se doit, les intérêts de notre communauté, il convient d’empêcher que le demandeur ne réintègre cette même communauté. Il ne me semble pas exclu que cet homme de cinquante et un ans, solidement bâti, aux graves antécédents criminels (...) et actuellement dans la force de l’âge, récidive un jour. Notre société a été profondément ébranlée par l’interview évoquée ci-dessus ainsi que par le fait que le demandeur ait jugé opportun d’introduire un énième recours en grâce (et ce, même s’il est en droit de le faire). Des membres inquiets de la société civile, y compris des membres de la famille de la victime, ont protesté avec véhémence dans les médias contre l’octroi éventuel d’une grâce. (...) L’opinion qui s’est parfois fait entendre selon laquelle une peine perpétuelle se réduirait en pratique à une peine de vingt à vingt-cinq ans d’emprisonnement ne repose sur aucune disposition du code pénal et ne trouve aucun fondement dans la loi. Le législateur antillais n’a jamais eu non plus l’intention qu’il en soit ainsi. (...) » Le recours en grâce fut rejeté par le gouverneur le 1er mars 2006 au motif qu’aucun fait ni aucune circonstance justifiant une grâce n’avaient été établis ni n’étaient venus au jour. Par une lettre datée du 28 septembre 2007, la Cour commune de justice conseilla au gouverneur de rejeter un recours en grâce qui avait été introduit par le requérant au motif qu’il n’y avait manifestement aucune circonstance que la juridiction de première instance aurait manqué de prendre en compte ou n’aurait pas été en mesure de prendre (suffisamment) en compte au moment de sa décision et qui, si la juridiction en avait eu suffisamment conscience, l’aurait conduite à infliger une autre peine ou à s’abstenir d’infliger une peine quelle qu’elle fût. Il n’était pas non plus devenu plausible que l’exécution de la décision de la juridiction de première instance ou la continuation de son exécution ne servît plus de manière raisonnable aucun des buts poursuivis par l’application de la loi pénale. Le recours en grâce auquel se référait cet avis de la Cour commune de justice fut rejeté par le gouverneur le 16 janvier 2008 pour les motifs exposés dans ce même avis. En janvier 2011, les trois juges consultés au sujet d’un recours en grâce qui avait été introduit par le requérant le 31 août 2010 portèrent respectivement les mentions suivantes sur la fiche consultative : « absence de fondement », « rejet » et « rejet ». Le 29 août 2013, le requérant introduisit un recours en grâce motivé par la détérioration de son état de santé. Le chef du service d’action sociale de la prison d’Aruba recommanda qu’une grâce fût octroyée afin que le requérant pût mourir dignement et entouré des membres de sa famille. Par une décision du 31 mars 2014, le gouverneur de Curaçao fit droit à cette demande et gracia le requérant (paragraphe 8 ci-dessus), ce qui entraîna la remise de la peine d’emprisonnement de l’intéressé, la continuation de l’exécution de cette peine ne pouvant plus passer pour servir un but légitime dans ces circonstances. E. Le réexamen périodique Le 21 septembre 2012, après avoir soumis la peine d’emprisonnement à vie du requérant au réexamen périodique prévu par l’article 1:30 du code pénal de Curaçao, qui était entré en vigueur le 15 novembre 2011 (paragraphes 55-56 ci-dessous), la Cour commune de justice décida que la peine privative de liberté de l’intéressé poursuivait toujours un objectif raisonnable après trente-trois ans d’emprisonnement. Sa décision exposait tout d’abord la procédure qui s’était tenue devant elle : les 10 mai et 6 septembre 2012 avaient eu lieu des audiences au cours desquelles le requérant, représenté par un avocat, avait été entendu. Un membre du personnel de la prison d’Aruba avait également été entendu, de même que le psychologue M.V., le psychiatre G.E.M., des membres de la famille de la victime et leur représentant. La décision citait les extraits pertinents du jugement de condamnation du 11 mars 1980 et résumait les conclusions des rapports concernant le requérant rédigés en vue du réexamen périodique (paragraphes 36-42 ci-dessous). Une partie intitulée « Position de la famille de la victime » se lisait ainsi : « À l’audience, les membres de la famille de la victime ont indiqué qu’ils étaient opposés à une éventuelle remise en liberté du condamné. Ils ont déclaré que l’annonce d’une possible libération avait rouvert d’anciennes blessures, dont ils subissaient les conséquences psychologiques, et qu’ils avaient peur du condamné, qui les aurait menacés dans le passé et qui ne serait animé d’aucun sentiment de remords ou de regret. Le représentant des membres de la famille de la victime a plaidé que le risque de récidive était inacceptable pour eux. La position adoptée par la famille se trouve analysée dans un rapport de la Fondation de Curaçao pour le reclassement daté du 10 mai 2012. L’auteur note tout d’abord que jusqu’à présent les membres de la famille n’ont reçu quasiment aucun soutien ni aucune aide psychologique pour surmonter leur deuil. Il conclut que la mère de la victime est encore aux prises avec des problèmes non résolus et dont elle ne parle presque pas tandis que le père a besoin de l’assistance d’un professionnel pour faire face à ses sentiments. Les membres de la famille ont indiqué au rapporteur que la simple idée d’une remise en liberté du condamné suffisait à provoquer en eux un sentiment d’insécurité. Ils lui ont aussi expliqué que depuis le jour de l’arrestation du condamné, et aujourd’hui encore, ils avaient en permanence le sentiment de « vivre dans une prison » et que cela avait des répercussions sur leurs autres enfants. La Fondation pour le reclassement conclut qu’une libération conditionnelle du condamné aurait à ce stade de lourdes conséquences psychologiques pour la famille. » La décision poursuivait en faisant observer que les conclusions du procureur général adjoint ne fournissaient pas le moindre élément objectif permettant de considérer que le risque de commission d’une infraction par le requérant avait disparu ou diminué. Elle soulignait qu’une libération anticipée déstabiliserait profondément les membres de la famille de la victime toujours en vie et qu’elle troublerait aussi la société dans une mesure telle que toute tentative de réinsertion du requérant serait vouée à l’échec. Après avoir exposé les arguments du requérant, la Cour commune de justice en vint à son appréciation, dont les parties pertinentes se lisent ainsi : « 8.2 À ce jour, la privation de liberté du condamné dure depuis bien plus de vingt ans ; elle a en fait commencé il y a trente-trois ans. La Cour doit donc rechercher si la poursuite inconditionnelle de l’exécution de la peine d’emprisonnement à vie poursuit encore un objectif raisonnable. 3 Il ressort des motifs livrés par la juridiction [qui a prononcé la condamnation] relativement à l’infliction d’une peine perpétuelle (...) que le but de cette peine était de protéger la société contre une récidive du condamné. Aux yeux de la juridiction, le risque de récidive était particulièrement élevé tandis que le traitement du condamné apparaissait impossible. 4 La Cour doit donc d’abord et avant tout évaluer ce qui subsiste aujourd’hui du risque de récidive qui existait à l’époque. À cet effet, il convient tout d’abord de noter que le risque de récidive était alors perçu comme particulièrement élevé eu égard à la personnalité du condamné et que depuis aucun traitement d’aucune sorte n’a été mis en place. 5 Lors de son audience du 10 mai 2012, la Cour a nommé deux experts, le psychologue M.V. et le psychiatre G.E.M., qui ont rendu leur rapport sur la personnalité du condamné et le risque de récidive attaché à sa personne. Contrairement à la défense, la Cour estime que tant le travail d’observation effectué par le psychologue que le rapport établi par lui présentent le niveau de qualité et de compétence voulu. (...) 6 Il ressort des (...) conclusions des deux experts que le condamné présente toujours un trouble mental, à savoir un trouble de la personnalité antisociale. La Cour déduit de ces conclusions que le trouble mental pèse défavorablement sur le risque de récidive et compromet une éventuelle réinsertion dans la société. Elle considère de plus que la nature de l’infraction commise par le condamné – le meurtre d’une fillette de six ans dans le seul but de nuire à sa tante, qui était l’ancienne petite amie du condamné – est irrationnelle et doit être imputée à sa personnalité psychopathique. La Cour relève que les éléments caractéristiques de cette personnalité pathologique, à savoir une personnalité antisociale, une conscience faiblement développée et un manque d’empathie, sont toujours présents. Aucun traitement n’a été mis en place pendant la période de détention. De plus, à la différence de ce qui se pratique lors de la mise en place d’un traitement, les circonstances ayant conduit au geste du condamné n’ont pas été discutées avec lui et il n’a donc pas été mis en mesure de se rendre compte de la manière d’éviter ou de dominer de telles circonstances à l’avenir. Dans son cas, il aurait été bienvenu d’aborder, au cours de telles discussions, le sujet de ses relations avec les femmes et la problématique du rejet. Comme nous l’avons souligné, ces discussions et ce traitement n’ont pas eu lieu. De plus, à l’audience le condamné n’a pas démontré qu’il était en mesure d’expliquer la gravité et l’absurdité du meurtre ni de comprendre ce qui l’avait poussé à le commettre. 7 Ce qui précède incite la Cour à conclure que le risque de récidive du condamné en cas de remise en liberté est tel que le souci de protéger la société doit l’emporter. Le fait que le condamné se soit bien comporté et qu’il n’ait pas causé d’incidents en prison au cours des dernières années ne saurait modifier cette appréciation. De fait, et comme les experts l’ont souligné, l’existence carcérale est très structurée et les circonstances ayant poussé le condamné à commettre son crime en sont absentes. Dès lors que pareilles circonstances peuvent survenir hors de prison, la Cour, eu égard en outre à la personnalité évoquée plus haut et au fait qu’aucun traitement n’a été mis en place, juge trop élevé le risque que le condamné ne récidive s’il s’y trouve confronté. 8 Par ailleurs, la Cour prend en compte la position de la famille de la victime. Il apparaît suffisamment établi qu’à l’heure actuelle la libération conditionnelle du condamné aurait sur ses membres des effets psychologiques néfastes. Elle relève à cet égard qu’au fil des années, les membres de la famille de la victime n’ont pas non plus reçu le soutien nécessaire pour les aider à surmonter leur peine, ou, le cas échéant, les traitements aptes à leur permettre de soigner leurs problèmes psychologiques. Il est de ce fait aisément compréhensible qu’ils soient très choqués aujourd’hui alors que pour la première fois la possibilité d’une libération conditionnelle du condamné est envisagée. Dans ce contexte, la Cour attache du poids au fait qu’après avoir commis son meurtre, le condamné avait menacé de s’en prendre aux parents de la victime, contribuant ainsi à alimenter leur sentiment d’insécurité. L’intéressé n’a en rien démontré avoir la moindre conscience des conséquences de son geste ou de ses agissements ultérieurs. 9 À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que la poursuite de l’exécution de la peine perpétuelle continue de servir un objectif raisonnable. Dès lors, elle ne prononcera pas la libération conditionnelle du condamné. 10 Eu égard à ce qui précède, la Cour n’aperçoit aucun motif de suspendre son examen en attendant les nouvelles mesures d’enquêtes demandées par la défense à titre subsidiaire. 11 La Cour ajoute qu’elle a bien conscience que les considérations qu’elle développe aux points 8.6 et 8.7 semblent ouvrir peu de perspectives de libération pour l’avenir, puisque la libération implique nécessairement que soit mise en place dans les prochains temps une forme de traitement où les problématiques telles que l’analyse du crime, les relations humaines et le rejet seraient abordées. Peut-être un tel traitement pourra-t-il être mis en place d’une manière ou d’une autre à la [prison d’Aruba]. La Cour considère par ailleurs que la position des parents de la victime pourra avoir évolué lors d’un prochain réexamen de la peine s’ils continuent à bénéficier d’ici là du soutien nécessaire à l’apaisement de leurs sentiments d’affliction, de colère et de peur. 12 La Cour ajoute enfin qu’elle a aussi pris en considération le trouble que la possibilité d’une libération conditionnelle a causé au sein de la société et dont les articles de presse produits devant la Cour et l’intérêt considérable manifesté par le public sont le témoignage. Il est probable qu’une large partie de la communauté estime que celui qui a perpétré un crime tel que celui dont s’est rendu coupable le meurtrier de [la victime] ne devrait jamais être autorisé à recouvrer la liberté. Cet élément n’a cependant pas joué un rôle décisif dans l’examen effectué par la Cour. Tout bien considéré, il apparaît que le besoin de réparation ressenti au niveau de la société a été pleinement satisfait après une période de détention de plus de trente-trois ans. Ainsi que cela a été souligné plus haut, le but poursuivi par la continuation de la peine ne réside plus dans la réparation mais dans la protection de la société contre une éventuelle récidive. La décision La Cour : décide de ne pas ordonner la libération – conditionnelle – du condamné. » F. L’état de la santé mentale du requérant et le soutien psychologique et psychiatrique fourni ou recommandé Le rapport psychiatrique daté du 11 octobre 1979 Au cours de la procédure pénale menée contre lui, le requérant fut, à la demande du procureur, examiné par le psychiatre J.N.S. afin de déterminer s’il pouvait être considéré comme pénalement responsable de l’infraction dont il était accusé. Le 11 octobre 1979, le psychiatre remit un rapport de vingt-sept pages. Le jugement rendu par le tribunal de première instance le 31 octobre 1979 contient un résumé de la conclusion et des recommandations qui s’y trouvaient formulées (paragraphe 12 ci-dessus). Les passages pertinents se lisent ainsi : « Conclusion : eu égard à ce qui précède, le rapporteur aboutit au diagnostic suivant concernant la structure de la personnalité de la personne examinée : comportement criminel grave ayant pris la forme d’un meurtre commis à l’occasion d’un accès émotionnel primitif et primaire par un jeune homme mentalement attardé, infantile et narcissique dont la personnalité a une structure gravement altérée et de type psychopathique. Recommandations : le rapporteur souhaite présenter ses recommandations en répondant aux questions suivantes : L’accusé souffre-t-il de troubles pathologiques et/ou d’un développement insuffisant de ses facultés mentales ? Réponse : Oui, assurément, en particulier d’un développement très insuffisant de ses facultés mentales. Ces troubles et/ou cette insuffisance existaient-ils déjà au moment des infractions dont il est accusé ? Réponse : Le développement insuffisant, en particulier, existe depuis toujours, et par conséquent il existait aussi au moment de la commission des infractions, même si l’on peut estimer que tout s’est accéléré à ce moment-là. Dans l’affirmative, cette insuffisance était-elle si prononcée que, à supposer que l’accusé soit reconnu coupable des infractions en question, il doive, en l’état actuel de la société des Antilles néerlandaises, être considéré comme non responsable ou comme seulement partiellement responsable de ses actes ? Réponse : Eu égard aux réponses fournies aux questions 1 et 2, le rapporteur inclinerait à conclure qu’il faut considérer que la responsabilité pénale de l’accusé est diminuée. Pourtant, il persiste à penser que l’intéressé est pour l’essentiel responsable des actes qui lui sont reprochés, si leur réalité est établie. Le rapporteur insiste sur un point : pour lui l’accusé n’est pas aliéné ; il ne l’était ni avant, ni pendant, ni après l’infraction ; (...) il ne s’est jamais retiré dans un monde bizarre et fou qui lui aurait été propre, mais il a toujours vécu dans un monde sensoriel primitif et primaire, et il est parvenu à prendre part à la vie de la société à un degré raisonnable lorsque ses conditions d’existence n’étaient pas exposées à des tensions. Au moment des infractions, avait-il le discernement nécessaire pour prendre conscience que leur commission était moralement répréhensible et ne serait pas tolérée par la société ? Réponse : Le rapporteur pense que l’accusé a dû avoir pareil discernement mais qu’il l’a ensuite complètement annihilé ou remplacé par des fantasmes devant la menace d’une destruction de la structure de sa propre personnalité. À supposer qu’il fût bien doté de ce discernement, était-il capable de définir sa volonté et ses actions en conséquence ? Réponse : Voir la réponse donnée à la question 4. C’est aussi en partie pour cette raison que le rapporteur a conclu à une responsabilité pénale atténuée. Peut-on s’attendre à ce que l’accusé commette à nouveau la même infraction ou trouble l’ordre public d’une autre manière ? Réponse : Eu égard aux conclusions et aux considérations qui précèdent, l’accusé est assurément capable de commettre à nouveau la même infraction ou de troubler l’ordre public d’une autre manière. L’état mental de l’accusé nécessite-t-il qu’il soit interné dans un asile psychiatrique ? Réponse : Au vu de la réponse à la question 3, cela n’apparaît pas nécessaire. Quelles directives concrètes et/ou quelles propositions réalisables dans notre société actuelle pouvez-vous donner et/ou formuler qui serait de nature à permettre une amélioration, le rétablissement et/ou une évolution positive de l’accusé ? Réponse : En accord avec les réponses données aux questions 1, 2, 3, 6 et 7, je recommande l’internement de l’accusé dans un hôpital psychiatrique, où il sera traité dans un cadre institutionnel et sous une surveillance très stricte, pendant un temps assez long. À Curaçao nous n’avons le choix qu’entre la prison et l’hôpital psychiatrique national. Étant donné que pour l’instant le risque de récidive est très élevé, qu’il le demeurerait même si un traitement était entrepris immédiatement, et qu’une surveillance revêt de ce fait une importance cruciale (une telle surveillance est au demeurant impossible à l’hôpital psychiatrique national !), et étant donné que l’accusé ne doit pas être considéré comme aliéné au sens de la loi, une admission à l’hôpital psychiatrique national apparaît tout à fait contre-indiquée. La seule solution envisageable est que l’accusé, s’il est reconnu coupable des infractions qui lui sont reprochées, purge sa peine en prison (un transfert vers un établissement psychiatrique situé aux Pays-Bas n’est à mon sens pas envisageable, compte tenu de l’intelligence limitée de l’accusé et de sa capacité d’expression verbale insuffisante). Le rapporteur recommande vivement l’adoption dans le cadre carcéral, si la possibilité en existe, de mesures propres à renforcer la structure de la personnalité de l’intéressé afin d’éviter une récidive dans le futur. » La lettre du 6 septembre 1991 Le 6 septembre 1991, la psychiatre M. de O. adressa au procureur général de Curaçao une lettre concernant le souhait exprimé par le requérant d’être transféré à Aruba. Elle expliquait que le requérant avait été placé sous observation psychiatrique dès son arrivée à la maison d’arrêt de Curaçao et qu’une relation d’ordre thérapeutique de bonne qualité avait été établie dans la perspective de sa réinsertion. La psychiatre était d’avis qu’un transfert vers Aruba serait bénéfique sur le plan psychologique pour la réinsertion du requérant. Le rapport du 10 février 1994 Ce rapport psychiatrique fut établi par P.N. van H. à la demande de l’avocat général de Curaçao en rapport avec la demande de transfert à Aruba formée par le requérant. Le psychiatre y estimait que l’intéressé ne souffrait ni de psychose ni de dépression ou d’anxiété mais qu’il présentait de graves troubles de la personnalité de type narcissique. Il concluait qu’il n’y avait aucun obstacle d’ordre psychiatrique à son transfert à Aruba et que, sur le plan psychologique, pareil transfert serait probablement bénéfique au requérant puisque sa famille résidait à Aruba. Les rapports établis en vue du réexamen périodique En prévision de l’introduction dans le code pénal de Curaçao d’une procédure de réexamen périodique des peines perpétuelles, le procureur général demanda un examen psychiatrique du requérant par une lettre datée du 9 septembre 2011. Le 7 octobre 2011, le psychologue J.S.M. exposa les éléments suivants : « (...) les résultats du test montrent que [le requérant] présente les symptômes de la dépression. Il réprime ses émotions et sa colère, et les dissimule à son entourage. (...) [Il] fait peu confiance aux autres et a le sentiment que les gens s’utilisent et se manipulent les uns les autres à des fins égoïstes. C’est la raison pour laquelle il est très méfiant envers les personnes qu’il ne connaît pas et se comporte de manière asociale. (...) Il est extrêmement sensible à la critique et au rejet. (...) [Le requérant] est détenu depuis très longtemps et de ce fait son sentiment de bien-être s’est dégradé. Ses capacités sociales se sont aussi détériorées et il a abandonné tout espoir de voir sa situation évoluer, ce qui a créé en lui des sentiments dépressifs et très négatifs envers lui-même et envers les autres. [Il] a besoin d’aide pour les sentiments négatifs et dépressifs qu’il réprime, ainsi que pour parvenir à améliorer son bien-être en général. Je recommande de ne pas lui donner de faux espoirs quant à sa demande de grâce et d’être clair sur les différents aspects de son cas. Si une grâce est envisagée, il est souhaitable qu’il suive un programme de réinsertion et de développement des compétences sociales, et qu’il bénéficie d’un accompagnement au sein du KIA puis à l’extérieur, afin d’accroître son indépendance et son autonomie dans la société. » Le rapport remis par la Fondation arubaise pour le reclassement et la protection des mineurs (Stichting Reclassering en Jeugdbescherming) le 26 mars 2012 indiquait que M. Murray pourrait vivre avec sa mère à Aruba et travailler chez un tapissier. L’auteur du rapport estimait qu’il était difficile d’évaluer le risque de récidive mais qu’avec un soutien approprié après sa libération, M. Murray avait toutes les chances de réussir sa réinsertion sociale. À la demande de la Cour commune de justice, trois rapports furent établis. Le premier de ces rapports, établi par le KIA le 25 mai 2012, comportait le passage suivant : « [Le requérant] est un homme calme et tranquille de cinquante-neuf ans qui n’a jamais fait l’objet d’aucune sanction disciplinaire pendant sa détention. (...) Il accomplit correctement les tâches qui lui sont imparties et donne satisfaction au personnel pénitentiaire. En général il travaille seul, mais il lui arrive de bien vouloir former d’autres détenus à la tapisserie d’ameublement. (...) Il est toujours poli et respectueux envers le personnel pénitentiaire, et aucun des agents de la prison n’a à se plaindre de lui. Il rencontre rarement l’assistante sociale, et quand il la voit il lui pose toujours les mêmes questions. Il semblerait qu’il oublie les choses dont il a déjà discuté. » Le deuxième rapport, établi par le psychiatre M.V. le 21 juillet 2012, parvenait aux conclusions suivantes : « Le test de personnalité montre que le sujet présente un trouble de la personnalité antisociale avec une forme légère de psychopathie. On relève aussi des signes de tendance narcissique. La structure du caractère est rigide, mais non fortement affichée, peut-être en raison de son âge. Il y a lieu de considérer que le risque qu’il récidive ou commette d’autres actes répréhensibles en cas de retour dans la société est présent (risque modéré en comparaison de la population concernée par les services psycholégaux). (...) D’une manière générale, le sujet peut être décrit comme présentant une personnalité antisociale dont les manifestations les plus désagréables ont été atténuées. (...) C’est un fait à peu près certain que sa personnalité ne changera pas. La personnalité se forme jusqu’à l’âge de trente-cinq ans, après quoi seuls des changements mineurs peuvent intervenir. L’examen montre que la personnalité du sujet est très rigide. Il sera donc toujours quelqu’un de désagréable dans ses relations avec les autres et il aura toujours du mal à établir et à entretenir des relations sociales. Compte tenu de sa personnalité, j’estime que les chances qu’il parvienne à se réinsérer dans la société sont minces. » Le troisième rapport, établi par le psychiatre G.E.M. le 17 août 2012, contenait les conclusions suivantes : « Le sujet souffre toutefois d’un trouble de la personnalité antisociale grave, qui se caractérise par une palette émotionnelle faiblement différenciée et très primitive, une conscience sous-développée, des compétences sociales rudimentaires et un manque d’empathie. (...) Si le sujet a eu un comportement problématique et agressif pendant les premières années de sa détention, au cours lesquelles il a même commis une tentative d’empoisonnement, il est devenu ces dernières années un détenu modèle. (...) Ce changement de comportement est largement dû au cadre fourni par l’environnement pénitentiaire et au fait que le sujet est à présent bien plus âgé (il a près de soixante ans) : il deviendra vraisemblablement de plus en plus modéré au fil des années. (...) [E]n ce qui concerne le risque de récidive, mon avis est partagé. D’un côté le sujet est presque un détenu modèle, de l’autre les traits essentiels de son caractère n’ont pas changé. Il demeure quelqu’un d’extrêmement perturbé, et il est difficile de prévoir comment il réagirait hors du cadre de la prison et comment il parviendrait à s’en sortir. » Le soutien psychiatrique postérieur au réexamen périodique À la suite de la décision rendue par la Cour commune de justice le 21 septembre 2012, le parquet de Curaçao conclut que des contacts plus structurés avec un psychiatre seraient souhaitables. C’est pourquoi le procureur général de Curaçao invita son homologue d’Aruba à s’assurer que, dans la mesure du possible eu égard aux contraintes de l’exécution de la peine perpétuelle, le requérant reçût régulièrement la visite d’un psychiatre à même de lui apporter un soutien psychologique dans le cadre d’un plan thérapeutique. Les documents établis après l’octroi d’une grâce au requérant Le 24 juillet 2014, un document intitulé « Rapport psychologique » fut établi par J.S.M., la psychologue de la prison d’Aruba (qui avait rédigé un rapport sur le requérant en vue du réexamen périodique ; paragraphe 37 ci-dessus), apparemment à la demande du représentant du requérant. La psychologue y indiquait avoir procédé à des tests psychologiques et à un entretien avec le requérant, à une époque (2011) où elle ne travaillait à la prison que depuis quelques mois. Elle disait qu’elle ignorait totalement ce qui lui avait été proposé auparavant et que la brève période pendant laquelle elle l’avait côtoyé avait été insuffisante pour lui permettre de définir ou mettre en œuvre un plan de soutien psychologique. Un second document intitulé « Rapport psychologique » fut rédigé par la même psychologue le 1er septembre 2014, à la demande du gouvernement. Ce rapport était identique à celui du 24 juillet 2014, sauf en ce qui concerne une phrase, dans laquelle la psychologue déclarait, après avoir consulté le dossier médical du requérant, que l’intéressé n’avait reçu aucun traitement psychologique ou psychiatrique. Dans un courriel du 29 juillet 2014 adressé au représentant du requérant, le responsable du service social de la prison d’Aruba indiquait que le dossier médical pénitentiaire du requérant, qui avait été transféré à Aruba en 1999, ne contenait aucun élément donnant à penser que l’intéressé se serait vu dispenser un quelconque traitement par un psychiatre ou un psychologue. En 2011, le KIA avait recruté une psychologue mais celle-ci n’avait prodigué ni soins ni assistance au requérant, qui avait fréquenté le service social de la prison assez régulièrement, afin de discuter ou de régler des questions d’ordre pratique. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Les peines privatives de liberté Le requérant fut déclaré coupable de l’infraction visée à l’article 302 du code pénal des Antilles néerlandaises (Wetboek van Strafrecht van de Nederlandse Antillen), qui était ainsi libellé à l’époque des faits : « Quiconque ôte la vie à autrui de manière intentionnelle et préméditée sera déclaré coupable de meurtre et condamné à une peine d’emprisonnement à vie ou à une peine d’emprisonnement temporaire d’une durée n’excédant pas vingt ans. » L’article 17 de l’ordonnance nationale sur les prisons (Landsverordening Beginselen Gevangeniswezen), entrée en vigueur en 1999 et incorporée à la législation de Curaçao lorsque l’île devint un pays autonome le 10 octobre 2010 (paragraphe 9 ci-dessus), dispose notamment : « L’exécution de la peine, tout en conservant à celle-ci sa nature privative de liberté, (...) doit aussi servir à préparer la réinsertion sociale de la personne concernée. » B. Les grâces à Curaçao Le pouvoir d’accorder une grâce appartient au gouverneur. Avant le 10 octobre 2010, il était régi par l’article 16 § 1 de la Constitution (Staatsregeling) des Antilles néerlandaises, qui énonçait : « Le gouverneur peut, après consultation de la juridiction ayant rendu le jugement, gracier toute personne reconnue coupable et condamnée par une décision de justice. » Depuis le 10 octobre 2010, l’article 93 de la Constitution de Curaçao dispose : « Les grâces sont accordées par décret national après consultation de la juridiction ayant rendu le jugement et dans le respect des dispositions qui seront fixées par ordonnance nationale ou adoptées en application de pareille ordonnance. » Les décrets nationaux sont pris par le gouverneur. La procédure de recours en grâce applicable aux personnes qui purgent des peines perpétuelles à Curaçao est identique en pratique à celle qui s’appliquait dans les anciennes Antilles néerlandaises. Les grâces sont accordées conformément au décret de 1976 portant réglementation du droit de grâce (Gratieregeling 1976 – mesure d’administration générale pour le Royaume (Algemene Maatregel van Rijksbestuur) entrée en vigueur aux Antilles néerlandaises le 1er octobre 1976 et incorporée à la législation de Curaçao lorsque l’île devint un pays autonome le 10 octobre 2010 (paragraphe 9 ci-dessus)). La procédure est la même pour toutes les personnes condamnées, qu’elles purgent une peine perpétuelle ou une peine à temps. Un recours en grâce peut être introduit, sous forme écrite, par la personne condamnée ou par son avocat. Il doit l’être en principe auprès du gouverneur du pays du Royaume où l’intéressé a été condamné. Si une personne condamnée est transférée dans un autre pays du Royaume pour y purger une peine prononcée à Curaçao, les règles et procédures applicables aux grâces dans le pays où la peine a été prononcée continuent en principe à s’appliquer (c’est ainsi qu’en l’espèce les règles et procédures applicables aux grâces à Curaçao ont continué à s’appliquer au requérant après son transfert à Aruba), sauf arrangement contraire convenu lors du transfert de la personne condamnée. Lorsqu’un recours en grâce est déposé, il est soumis pour avis à la juridiction qui a rendu le jugement, en l’espèce la Cour commune de justice. La juridiction consulte à son tour le procureur général, qui détermine les informations qui sont requises. Il peut par exemple demander un rapport d’évaluation s’il ressort des documents dressés par l’établissement de détention que le comportement du détenu a changé. Si cela est nécessaire, un spécialiste du comportement peut aussi être consulté ; un examen psychologique ou psychiatrique n’est toutefois pas obligatoire. À partir de ses propres conclusions ainsi que des recommandations du parquet, un collège de trois juges émet un avis motivé à l’intention du gouverneur, lequel décide en définitive s’il y a lieu ou non d’accueillir le recours en grâce. L’aspect punitif de la détention et la gravité de l’infraction sont des éléments pertinents, mais il en est d’autres, tels que l’âge de la personne détenue, qui peuvent jouer un rôle. Le danger que l’intéressé représente pour la société est également un facteur important à prendre en considération lorsqu’il s’agit de décider s’il y a lieu de faire droit à la demande. Si la grâce est accordée, elle peut s’accompagner d’une remise, d’une réduction ou d’une commutation de peine. Le décret de 1976 portant réglementation du droit de grâce ne prévoit pas l’obligation pour le gouverneur de motiver la décision qu’il adopte sur un recours en grâce. Toutefois, l’exposé des motifs (Memorie van Toelichting) de l’article 93 de la Constitution de Curaçao dispose que, si une grâce est accordée nonobstant l’avis négatif de la juridiction consultée, les motifs de la décision doivent être exposés de manière explicite dans le décret national qui la contient. C. Le réexamen périodique des peines perpétuelles Depuis le 15 novembre 2011, le réexamen périodique des peines d’emprisonnement à vie est obligatoire à Curaçao. L’article 1:30 du code pénal de Curaçao dispose : « 1. Toute personne condamnée à une peine d’emprisonnement à vie est placée en liberté conditionnelle dès lors que sa privation de liberté a duré au moins vingt ans si, de l’avis de la Cour [commune de justice], la poursuite inconditionnelle de l’exécution de sa peine ne poursuit plus aucun objectif raisonnable. Dans tous les cas, la Cour [commune de justice] tient compte de la situation des victimes et de leurs proches survivants ainsi que du risque de récidive. Si la Cour [commune de justice] décide de ne pas remettre en liberté la personne concernée, elle réexamine la situation cinq ans plus tard puis, le cas échéant, tous les cinq ans. (...) La décision de la Cour commune de justice est insusceptible de recours. » L’exposé des motifs se rapportant à cet article comporte notamment le passage suivant : « L’exécution d’une peine privative de liberté ne laissant aucun espoir de retour dans la société peut engendrer une situation inhumaine. On peut à cet égard renvoyer à l’avis de la Cour de cassation (...) du 28 février 2006, LJN (Landelijk Jurisprudentie Nummer [numéro de jurisprudence nationale]) AU9381. Lors d’une conférence donnée à l’université des Antilles néerlandaises le 13 avril 2006 (...), le professeur de droit pénal D.H. de Jong a proposé l’introduction d’un mécanisme de réexamen périodique des peines d’emprisonnement à vie. L’introduction d’un tel mécanisme est de plus conforme à l’approche de la Cour européenne des droits de l’homme, dont il ressort de la jurisprudence, notamment de l’arrêt Wynne c. Royaume-Uni (18 juillet 1994, série A no 294A, où n’était pas directement concernée une peine d’emprisonnement à vie telle que celle qui nous occupe), qu’un réexamen périodique s’impose en fonction de « la nature et du but poursuivi par la détention en cause, considérés à la lumière des objectifs de la juridiction ayant prononcé la condamnation. » En réponse à cette exigence, [l’article 1:30 du code pénal] donne obligation [à la Cour commune de justice] de réexaminer au bout de vingt ans la situation de la personne condamnée à une peine d’emprisonnement à vie, puis, le cas échéant, tous les cinq ans. Nous sommes conscients que cette procédure ressemble à la réglementation qui s’applique aux grâces, mais nous tenons à insister fortement sur le fait que cette procédure existe sans préjudice de l’octroi éventuel d’une grâce selon la procédure normale. Le but de la procédure [prévue à l’article 1:30] est d’empêcher que l’exécution d’une peine d’emprisonnement à vie n’aboutisse, de manière automatique ou après considération de motifs non pertinents, à une vie dépourvue d’espoir pour la personne concernée. Les intérêts de la personne condamnée doivent bien entendu être mis en balance avec ceux de la société ; en particulier, il convient de prendre en considération la position des proches des victimes ou celle des victimes elles-mêmes. Le deuxième paragraphe [de l’article 1:30] renvoie au risque de récidive ; il est évident qu’à ce sujet la Cour [commune de justice] consultera un spécialiste du comportement. » III. LE DROIT INTERNATIONAL ET EUROPÉEN PERTINENT A. Le rapport du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) relatif à la visite effectuée par lui à Aruba et aux Antilles néerlandaises en 2007 Une délégation du CPT effectua une visite à Aruba du 4 au 7 juin 2007 et aux Antilles néerlandaises du 7 au 13 juin 2007. Les parties pertinentes du rapport du CPT (5 février 2008, CPT/Inf (2008) 2) se lisent comme suit : « CHAPITRE 2 : VISITE À ARUBA (...) C. Le centre pénitentiaire d’Aruba – le KIA (...) Conditions de détention (...) b. Régime Deux détenus purgeaient des peines d’emprisonnement à vie au moment de la visite, et 26 autres purgeaient des peines longues, de 10 à 22 ans. Ces détenus, quoique représentant plus de 12 % de l’ensemble des condamnés, ne semblaient pas bénéficier d’un régime de détention plus stimulant que celui proposé à l’ensemble des détenus et qui s’avérait plutôt pauvre. Ils ne bénéficiaient pas davantage d’un soutien psychologique adéquat. (...) Le CPT recommande aux autorités arubaises d’adopter des mesures visant spécifiquement les détenus condamnés à des peines d’emprisonnement à vie ou à des peines longues (...) Services de santé (...) f. Prise en charge psychiatrique et psychologique En principe, un psychiatre est présent au pénitencier d’Aruba une fois par mois ; la délégation a pourtant relevé que cela faisait plusieurs mois qu’il n’y était pas venu. Le manque de prise en charge psychiatrique est essentiellement dû à des difficultés budgétaires. (...) (...) Un centre d’assistance et d’observation médicales et psychiatriques (FOBA) a récemment été créé au centre pénitentiaire. Il peut en théorie accueillir 10 détenus. Cependant, en raison d’un manque de personnel (médical et pénitentiaire), le FOBA n’a pas été mis en service. Les détenus peuvent en théorie recevoir des soins psychiatriques intensifs à l’unité PAAZ de l’hôpital Oduber, mais il est très rare que les détenus y soient envoyés. (...) CHAPITRE 3 : VISITE AUX ANTILLES NÉERLANDAISES (...) C. Prisons (...) Services de santé (...) b. Prise en charge psychiatrique et psychologique à la prison Bon Futuro [de Curaçao] Un psychiatre est présent à mi-temps à la prison Bon Futuro (dispositif FOBA mis à part (...)). Cependant, les détenus ne bénéficient pas d’une prise en charge psychologique (seule l’unité FOBA emploie un psychologue). De l’avis du CPT, un établissement de la taille de la prison Bon Futuro devrait pouvoir compter sur les services d’au moins un psychologue à temps plein. Le CPT recommande qu’un psychologue à plein temps soit recruté dès que possible pour la prison Bon Futuro. L’unité d’assistance médicale et psychiatrique (FOBA) de la prison Bon Futuro a été créée pour prendre en charge certains détenus difficiles à défaut de structure hospitalière plus adaptée. » B. Les instruments internationaux pertinents concernant les peines perpétuelles Les textes du Conseil de l’Europe a) La résolution (76) 2 À partir de 1976, le Comité des Ministres a adopté une série de résolutions et de recommandations concernant les condamnés à des peines de longue durée et les condamnés à perpétuité. La première de cette série est la résolution (76) 2 sur le traitement des détenus en détention de longue durée du 17 février 1976. Elle édicte, à l’intention des États membres, une suite de recommandations qui préconisent notamment : « 1. de poursuivre une politique criminelle selon laquelle de longues peines ne doivent être infligées que si elles sont nécessaires à la protection de la société ; d’adopter les mesures législatives et administratives propres à favoriser un traitement adéquat pendant l’exécution de ces peines ; (...) de s’assurer que les cas de tous les détenus seront examinés aussitôt que possible pour voir si une libération conditionnelle peut leur être accordée ; d’accorder au détenu la libération conditionnelle, sous réserve des exigences légales concernant les délais, dès le moment où un pronostic favorable peut être formulé, la seule considération de prévention générale ne pouvant justifier le refus de la libération conditionnelle ; d’adapter aux peines de détention à vie les mêmes principes que ceux régissant les longues peines ; de s’assurer que pour les peines de détention à vie l’examen prévu [au paragraphe] 9 ait lieu si un tel examen n’a pas déjà été effectué au plus tard après huit à quatorze ans de détention et soit répété périodiquement ; » b) La Recommandation Rec(2003)23 La recommandation Rec(2003)23 du Comité des Ministres des États membres concernant la gestion par les administrations pénitentiaires des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue durée a été adoptée le 9 octobre 2003. Selon son préambule, « (...) l’exécution des peines privatives de liberté suppose la recherche d’un équilibre entre, d’une part, le maintien de la sécurité et le respect de l’ordre et de la discipline dans les établissements pénitentiaires, et, d’autre part, la nécessité d’offrir aux détenus des conditions de vie décentes, des régimes actifs et une préparation constructive de leur libération ; » Le paragraphe 2 de la recommandation expose ensuite les buts que doit poursuivre la gestion des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue durée : « – (...) veiller à ce que les prisons soient des endroits sûrs et sécurisés pour les détenus et les personnes qui travaillent avec eux ou qui les visitent ; – (...) atténuer les effets négatifs que peut engendrer la détention de longue durée et à perpétuité ; – (...) accroître et (...) améliorer la possibilité pour ces détenus de se réinsérer avec succès dans la société et de mener à leur libération une vie respectueuse des lois. » Parmi les principes généraux de la gestion des détenus de ce type formulés dans la recommandation figurent i) le principe d’individualisation, qui consiste à prendre en considération la diversité des caractéristiques individuelles des condamnés à perpétuité et des détenus de longue durée et à en tenir compte pour établir des plans individuels de déroulement de la peine, et ii) le principe de progression, qui veut que la planification individuelle de la gestion de la peine à perpétuité ou de longue durée d’un détenu vise à assurer une évolution progressive à travers le système pénitentiaire (paragraphes 3 et 8 de la recommandation). Rédigé sous l’égide du Comité européen pour les problèmes criminels, le rapport joint à la recommandation, ajoute que la progression a pour finalité ultime une transition constructive de la vie carcérale à la vie en société (paragraphe 44 du rapport). Le paragraphe 10 de la recommandation (planification des peines) prévoit que les plans de déroulement de la peine doivent servir d’approche systématique notamment pour l’évolution progressive du détenu à travers le système pénitentiaire dans des conditions progressivement moins restrictives jusqu’à une étape finale qui, idéalement, se passerait en milieu ouvert, de préférence au sein de la société, ainsi que pour les conditions et les mesures de prise en charge favorisant un mode de vie respectueux des lois et l’adaptation à la communauté après une libération conditionnelle. Le paragraphe 16 prévoit que la dangerosité et les besoins criminogènes ne sont pas des caractéristiques intrinsèquement stables et qu’il y a dès lors lieu de procéder périodiquement à une évaluation des risques et des besoins. Enfin, les paragraphes 33 et 34 (concernant la préparation du retour dans la société) énoncent : « 33. Pour aider les condamnés à la perpétuité et les autres détenus de longue durée à surmonter le problème particulier du passage d’une incarcération prolongée à un mode de vie respectueux des lois au sein de la société, leur libération devrait être préparée suffisamment à l’avance et prendre en considération les points suivants : – la nécessité d’élaborer des plans spécifiques concernant la prélibération et la postlibération, prenant en compte des risques et des besoins pertinents ; – la prise en compte attentive des possibilités favorisant une libération et la poursuite après la libération de tous programmes, interventions ou traitements dont les détenus auraient fait l’objet pendant leur détention ; – la nécessité d’assurer une collaboration étroite entre l’administration pénitentiaire, les autorités assurant la prise en charge après la libération et les services sociaux et médicaux. L’octroi et la mise en application de la libération conditionnelle pour les condamnés à la perpétuité et les autres détenus de longue durée devraient être guidés par les principes contenus dans la Recommandation Rec(2003)22 sur la libération conditionnelle. » Le paragraphe 131 du rapport joint à la recommandation apporte la précision suivante sur le paragraphe 34 de celle-ci : « La Recommandation Rec(2003)23 énonce le principe selon lequel tous les détenus, à l’exception de ceux purgeant des peines extrêmement courtes, devraient avoir la possibilité de bénéficier d’une libération conditionnelle. Ce principe s’applique aussi, selon les termes de la recommandation, aux condamnés à perpétuité. Il convient cependant de noter qu’il s’agit seulement de la possibilité d’octroyer une libération conditionnelle aux condamnés à perpétuité et que cela ne doit pas être systématique. » c) La recommandation Rec(2003)22 La recommandation Rec(2003)22 du Comité des Ministres des États membres, concernant la libération conditionnelle, a été adoptée par le Comité des Ministres le 24 septembre 2003. Elle est abondamment citée dans l’arrêt Kafkaris c. Chypre ([GC], no , § 72, CEDH 2008). En résumé, elle énonce une série de recommandations concernant la préparation de la libération conditionnelle, l’octroi de celle-ci, les conditions qui peuvent y être mises et les garanties procédurales qui doivent l’entourer. Parmi les principes généraux qui s’y trouvent énoncés figurent les suivants (paragraphes 3 et 4.a) : « 3. La libération conditionnelle devrait viser à aider les détenus à réussir la transition de la vie carcérale à la vie dans la communauté dans le respect des lois, moyennant des conditions et des mesures de prise en charge après la libération visant cet objectif et contribuant à la sécurité publique et à la diminution de la délinquance au sein de la société. a. Afin de réduire les effets délétères de la détention et de favoriser la réinsertion des détenus dans des conditions visant à garantir la sécurité de la collectivité, la législation devrait prévoir la possibilité pour tous les détenus condamnés, y compris les condamnés à perpétuité, de bénéficier de la libération conditionnelle. » L’exposé des motifs joint à la recommandation précise ce qui suit au sujet du paragraphe 4 de celle-ci : « Il ne faut pas ôter aux détenus condamnés à vie l’espoir d’obtenir une libération. Tout d’abord, parce qu’on ne peut pas raisonnablement soutenir que tous les condamnés à perpétuité resteront toujours dangereux pour la société. En second lieu, parce que la détention de personnes qui n’ont aucun espoir d’être libérées pose de graves problèmes de gestion, qu’il s’agisse de les inciter à coopérer et à brider leur comportement perturbateur, de proposer des programmes de développement personnel, d’organiser la planification de la peine ou d’assurer la sécurité. Ainsi, les pays dont la législation comporte des peines effectives de prison à vie devraient créer des possibilités de réexamen de la peine après un certain nombre d’années et à intervalles réguliers, afin de décider si un(e) détenu(e) condamné(e) à perpétuité peut purger le reste de sa peine au sein de la communauté et dans quelles conditions et avec quelles mesures de prise en charge. » d) Le document de travail du CPT sur les peines perpétuelles réelles/effectives Le CPT a adopté en 2007 un rapport (27 juin 2007, CPT (2007) 55) intitulé « Condamnations à la perpétuité réelle/effective ». Rédigé par M. Jørgen Worsaae Rasmussen, membre du comité, ce rapport passe en revue différents textes du Conseil de l’Europe sur les peines perpétuelles, dont les recommandations Rec(2003)22 et Rec(2003)23, et il indique en substance a) que le principe consistant à prévoir la possibilité pour tous les détenus de bénéficier d’une libération conditionnelle vaut aussi pour les « condamnés à perpétuité » et b) que tous les États membres du Conseil de l’Europe prévoient la possibilité d’une libération pour motif d’humanité mais que cette « forme spéciale de libération » est distincte de la libération conditionnelle. Ce rapport fait état de l’existence d’un courant d’opinion qui aurait été à l’origine de propositions de réforme de la procédure de révision des condamnations à perpétuité au Danemark, en Finlande et en Suède et suivant lequel la libération discrétionnaire des détenus, à l’instar de leur condamnation, relève de la compétence des tribunaux et non de l’exécutif. Il cite également, en l’approuvant, le rapport établi par le CPT à l’issue de sa visite en Hongrie du 30 janvier au 1er février 2007 (28 juin 2007, CPT/Inf (2007) 24), dans lequel on peut lire : « En ce qui concerne les « vrais condamnés à perpétuité », le CPT émet de sérieuses réserves quant au concept même qui veut que les détenus en question, une fois condamnés, soient considérés une fois pour toutes comme une menace permanente pour la communauté et soient privés de tout espoir de libération conditionnelle. (...) » Dans ses conclusions, le document formule diverses recommandations : aucun détenu ne devrait être « catalogué » comme susceptible de passer sa vie en prison, le refus de libération ne devrait jamais être définitif et même les détenus réincarcérés ne devraient pas être privés de tout espoir de libération. e) Le rapport du CPT sur la Suisse Le rapport du CPT sur sa visite en Suisse du 10 au 20 octobre 2011 (25 octobre 2012, CPT/Inf (2012) 26) renferme les observations suivantes sur le système suisse de réclusion à perpétuité pour les auteurs d’infractions à caractère sexuel ou violent considérés comme extrêmement dangereux et non amendables : « Le CPT émet de sérieuses réserves quant au concept même de l’internement « à vie » selon lequel ces personnes, une fois qu’elles ont été déclarées extrêmement dangereuses et non amendables, sont considérées une fois pour toutes comme présentant un danger permanent pour la société et se voient formellement privées de tout espoir d’allégement de l’exécution de la mesure, voire même de libération conditionnelle. Étant donné que la seule possibilité d’être libérée, pour la personne concernée, dépend d’une avancée scientifique, elle est privée de toute capacité d’avoir une influence sur son éventuelle libération, par le biais de sa bonne conduite dans le cadre de l’exécution de la mesure, par exemple. À cet égard, le Comité renvoie à la Recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, du 11 janvier 2006, sur les Règles pénitentiaires européennes, ainsi qu’au paragraphe 4.a. de la Recommandation Rec(2003)22 du Comité des Ministres, du 24 septembre 2003, concernant la libération conditionnelle, laquelle indique clairement que la législation devrait prévoir la possibilité pour tous les détenus condamnés, y compris les personnes faisant l’objet d’une sanction pénale à vie, de bénéficier de la libération conditionnelle. L’exposé des motifs de [cette dernière] insiste sur le fait que les condamnés à vie ne doivent pas se voir priver de l’espoir d’être libérés. Le CPT estime donc qu’il est inhumain d’incarcérer une personne à vie sans réels espoirs de libération. Le Comité invite fermement les autorités suisses à réexaminer le concept d’internement « à vie » en conséquence. » Le droit pénal international L’article 77 du statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) permet d’infliger une peine d’emprisonnement à perpétuité si l’extrême gravité du crime et la situation personnelle du condamné le justifient. L’article 110 § 3 dispose que, lorsqu’une personne a effectué vingt-cinq années d’emprisonnement dans le cas d’une condamnation à perpétuité, la CPI réexamine la peine pour déterminer s’il y a lieu de la réduire. Elle ne procède pas à ce réexamen avant ce terme. Les paragraphes 4 et 5 de l’article 110 sont ainsi libellés : « 4. Lors du réexamen prévu au paragraphe 3, la Cour peut réduire la peine si elle constate qu’une ou plusieurs des conditions suivantes sont réalisées : a) La personne a, dès le début et de façon continue, manifesté sa volonté de coopérer avec la Cour dans les enquêtes et poursuites de celle-ci ; b) La personne a facilité spontanément l’exécution des décisions et ordonnances de la Cour dans d’autres cas, en particulier en l’aidant à localiser des avoirs faisant l’objet de décisions ordonnant leur confiscation, le versement d’une amende ou une réparation et pouvant être employés au profit des victimes ; ou c) D’autres facteurs prévus dans le Règlement de procédure et de preuve attestent un changement de circonstances manifeste aux conséquences appréciables de nature à justifier la réduction de la peine. Si, lors du réexamen prévu au paragraphe 3, la Cour détermine qu’il n’y a pas lieu de réduire la peine, elle réexamine par la suite la question de la réduction de peine aux intervalles prévus dans le Règlement de procédure et de preuve et en appliquant les critères qui y sont énoncés. » La procédure et les autres critères de réexamen sont fixés aux règles 223 et 224 du règlement de procédure et de preuve. La règle 223 se lit ainsi : « Critères pour l’examen de la question de la réduction de la peine Lorsqu’ils examinent la question de la réduction d’une peine en vertu des paragraphes 3 et 5 de l’article 110, les trois juges de la Chambre d’appel prennent en considération les critères énumérés aux alinéas a) et b) du paragraphe 4 de l’article 110, ainsi que les critères suivants : a) Le fait que le comportement de la personne condamnée en détention montre que l’intéressée désavoue son crime ; b) Les possibilités de resocialisation et de réinsertion réussie de la personne condamnée ; c) La perspective que la libération anticipée de la personne condamnée ne risque pas d’être une cause d’instabilité sociale significative ; d) Toute action significative entreprise par la personne condamnée en faveur des victimes et les répercussions que la libération anticipée peut avoir sur les victimes et les membres de leur famille ; e) La situation personnelle de la personne condamnée, notamment l’aggravation de son état de santé physique ou mentale ou son âge avancé. » La règle 224 § 3 dispose que, aux fins de l’application du paragraphe 5 de l’article 110 du statut, trois juges de la Chambre d’appel examinent la question de la réduction de peine tous les trois ans, sauf si un intervalle inférieur a été fixé dans une décision prise en application du paragraphe 3 de l’article 110. Elle ajoute que, si les circonstances se trouvent sensiblement modifiées, ces trois juges peuvent autoriser la personne condamnée à demander un réexamen pendant cette période de trois ans ou à tout intervalle plus court qu’ils auraient fixé. L’article 27 du statut du Tribunal pénal international pour l’exYougoslavie (TPIY) dispose que la peine d’emprisonnement est purgée dans un État désigné par le TPIY. La réclusion est soumise aux règles nationales de l’État concerné, sous le contrôle du TPIY. L’article 28 (Grâce et commutation de peine) précise : « Si le condamné peut bénéficier d’une grâce ou d’une commutation de peine en vertu des lois de l’État dans lequel il est emprisonné, cet État en avise le Tribunal. Le Président du Tribunal, en consultation avec les juges, tranche selon les intérêts de la justice et les principes généraux du droit. » On retrouve des dispositions similaires aux articles 27 et 28 du statut du TPIY, dans les articles 26 et 27 du statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda, dans les articles 22 et 23 du statut du Tribunal spécial pour la Sierra Leone et dans les articles 29 et 30 du statut du Tribunal spécial pour le Liban. Le droit de l’Union européenne L’article 5 § 2 de la décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil du 13 juin 2002 relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres, adoptée par le Conseil de l’Union européenne le 13 juin 2002, dispose : « lorsque l’infraction qui est à la base du mandat d’arrêt européen est punie par une peine ou une mesure de sûreté privatives de liberté à caractère perpétuel, l’exécution dudit mandat peut être subordonnée à la condition que le système juridique de l’État membre d’émission prévoie des dispositions permettant une révision de la peine infligée – sur demande ou au plus tard après vingt ans – ou l’application de mesures de clémence auxquelles la personne peut prétendre en vertu du droit ou de la pratique de l’État membre d’émission en vue de la non-exécution de cette peine ou mesure ; » C. Les instruments européens pertinents concernant les soins de santé (mentale) dispensés aux prisonniers La recommandation no R (98) 7 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres relative aux aspects éthiques et relationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire, adoptée le 8 avril 1998, se lit ainsi en ses passages pertinents : « I. Aspects principaux du droit aux soins de santé en milieu pénitentiaire A. Accès à un médecin (...) Tous les détenus devraient bénéficier d’une visite médicale d’admission. L’accent devrait être mis sur le dépistage des troubles mentaux (...) (...) Un service de santé en milieu pénitentiaire devrait assurer au minimum des consultations ambulatoires et des soins d’urgence. Lorsque l’état de santé des détenus exige des soins qui ne peuvent être assurés en prison, tout devrait être mis en œuvre afin que ceux-ci puissent être dispensés en toute sécurité dans des établissements de santé en dehors de la prison. (...) Un accès à des consultations et à des conseils psychiatriques devrait être garanti. Dans les grands établissements pénitentiaires, une équipe psychiatrique devrait être présente. À défaut, dans les petits établissements, des consultations devraient être assurées par un psychiatre hospitalier ou privé. (...) III. L’organisation des soins de santé dans les prisons notamment du point de vue de la gestion de certains problèmes courants (...) D. Symptômes psychiatriques, troubles mentaux et troubles graves de la personnalité, risque de suicide (...) Les détenus souffrant de troubles mentaux graves devraient pouvoir être placés et soignés dans un service hospitalier doté de l’équipement adéquat et disposant d’un personnel qualifié. La décision d’admettre un détenu dans un hôpital public devrait être prise par un médecin psychiatre sous réserve de l’autorisation des autorités compétentes. » L’annexe à la recommandation Rec(2003)23 du Comité des Ministres concernant la prise en charge par les administrations pénitentiaires des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue durée, adoptée le 9 octobre 2003, dispose notamment : « 27. Il conviendrait de prendre des dispositions pour qu’un diagnostic, établi par un spécialiste, soit posé à un stade précoce pour tout détenu qui serait atteint de troubles mentaux ou qui le deviendrait, et de lui offrir un traitement approprié. (...) » La recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres aux États membres sur les règles pénitentiaires européennes, adoptée le 11 janvier 2006, lors de la 952e réunion des délégués des ministres, comporte notamment le passage suivant : « (...) l’exécution des peines privatives de liberté et la prise en charge des détenus nécessitent la prise en compte des impératifs de sécurité, de sûreté et de discipline et doivent, en même temps, garantir des conditions de détention qui ne portent pas atteinte à la dignité humaine et offrir des occupations constructives et une prise en charge permettant la préparation à leur réinsertion dans la société ; » Il y est notamment recommandé aux États membres de suivre dans l’élaboration de leurs législations ainsi que de leurs politiques et pratiques les règles contenues dans l’annexe à la recommandation. Cette annexe se lit comme suit en ses passages pertinents : « 12.1 Les personnes souffrant de maladies mentales et dont l’état de santé mentale est incompatible avec la détention en prison devraient être détenues dans un établissement spécialement conçu à cet effet. 2 Si ces personnes sont néanmoins exceptionnellement détenues dans une prison, leur situation et leurs besoins doivent être régis par des règles spéciales. (...) Les autorités pénitentiaires doivent protéger la santé de tous les détenus dont elles ont la garde. (...) 3 Les détenus doivent avoir accès aux services de santé proposés dans le pays sans aucune discrimination fondée sur leur situation juridique. 4 Les services médicaux de la prison doivent s’efforcer de dépister et de traiter les maladies physiques ou mentales, ainsi que les déficiences dont souffrent éventuellement les détenus. 5 À cette fin, chaque détenu doit bénéficier des soins médicaux, chirurgicaux et psychiatriques requis, y compris ceux disponibles en milieu libre. (...) 1 Des institutions ou sections spécialisées placées sous contrôle médical doivent être organisées pour l’observation et le traitement de détenus atteints d’affections ou de troubles mentaux qui ne relèvent pas nécessairement des dispositions de la règle 12. 2 Le service médical en milieu pénitentiaire doit assurer le traitement psychiatrique de tous les détenus requérant une telle thérapie et apporter une attention particulière à la prévention du suicide. » D. Les instruments internationaux pertinents concernant la réinsertion des détenus Les criminologues se sont toujours référés aux différentes fonctions dévolues à la peine : la rétribution, la prévention, la protection du public et l’amendement. On observe toutefois depuis quelques années une tendance, amplement illustrée par les instruments juridiques du Conseil de l’Europe, à mettre davantage l’accent sur la réinsertion. Reconnu autrefois comme un moyen de prévenir la récidive, l’amendement implique désormais plutôt, selon une conception plus positive, l’idée d’une resocialisation par la promotion de la responsabilité personnelle. Cet objectif est renforcé par le développement du « principe de progression » : à mesure qu’il purge sa peine, un détenu doit passer progressivement, au sein du système pénitentiaire, du stade initial de la détention, où l’accent est mis sur le châtiment et la rétribution, aux stades ultérieurs de la peine, où il faut privilégier la préparation à la libération. Les instruments internationaux pertinents en matière de droits de l’homme L’article 10 § 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) dispose que « le régime pénitentiaire comporte un traitement des condamnés dont le but essentiel est leur amendement et leur reclassement social. » L’observation générale no 21 du Comité des droits de l’homme sur l’article 10 (Droit des personnes privées de libertés d’être traitées avec humanité) du 10 avril 1992 énonce en outre qu’« aucun système pénitentiaire ne saurait être axé uniquement sur le châtiment ; il devrait essentiellement viser le redressement et la réadaptation sociale du prisonnier. » L’Ensemble de règles minima des Nations unies pour le traitement des détenus (1957) renferme les principes directeurs suivants concernant les détenus condamnés : « 57. L’emprisonnement et les autres mesures qui ont pour effet de retrancher un délinquant du monde extérieur sont afflictives par le fait même qu’elles dépouillent l’individu du droit de disposer de sa personne en le privant de sa liberté. Sous réserve des mesures de ségrégation justifiées ou du maintien de la discipline, le système pénitentiaire ne doit donc pas aggraver les souffrances inhérentes à une telle situation. Le but et la justification des peines et mesures privatives de liberté sont en définitive de protéger la société contre le crime. Un tel but ne sera atteint que si la période de privation de liberté est mise à profit pour obtenir, dans toute la mesure du possible, que le délinquant, une fois libéré, soit non seulement désireux, mais aussi capable de vivre en respectant la loi et de subvenir à ses besoins. À cette fin, le régime pénitentiaire doit faire appel à tous les moyens curatifs, éducatifs, moraux, spirituels et autres, et à toutes les formes d’assistance dont il peut disposer, en cherchant à les appliquer conformément aux besoins du traitement individuel des délinquants. » Les règles pénitentiaires européennes de 1987 et 2006 Les règles pénitentiaires européennes exposent des recommandations du Comité des Ministres aux États membres du Conseil de l’Europe quant aux normes minimales à appliquer dans les prisons. Les États sont encouragés à s’inspirer de ces règles dans l’élaboration de leurs législations et de leurs politiques et à en assurer une large diffusion auprès de leurs autorités judiciaires ainsi qu’auprès du personnel pénitentiaire et des détenus. La version de 1987 des règles pénitentiaires européennes (« les règles de 1987 ») énonce, dans son troisième principe de base, que : « Les buts du traitement des détenus doivent être de préserver leur santé et de sauvegarder leur dignité et, dans la mesure où la durée de la peine le permet, de développer leur sens des responsabilités et de les doter de compétences qui les aideront à se réintégrer dans la société, à vivre dans la légalité et à subvenir à leurs propres besoins après leur sortie de prison. » Dans la dernière version de ces règles, adoptée en 2006 (« les règles de 2006 »), le principe susmentionné a été remplacé par trois autres : « Règle 2 : Les personnes privées de liberté conservent tous les droits qui ne leur ont pas été retirés selon la loi par la décision les condamnant à une peine d’emprisonnement ou les plaçant en détention provisoire. (...) Règle 5 : La vie en prison est alignée aussi étroitement que possible sur les aspects positifs de la vie à l’extérieur de la prison. Règle 6 : Chaque détention est gérée de manière à faciliter la réintégration dans la société libre des personnes privées de liberté. » Dans son commentaire relatif aux règles de 2006, le Comité européen pour les problèmes criminels (CDPC) note que la règle 2 insiste sur le fait que la perte du droit à la liberté ne doit pas être comprise comme impliquant automatiquement pour les détenus la perte de leurs droits politiques, civils, sociaux, économiques et culturels, mais que les restrictions doivent être aussi peu nombreuses que possible. Selon le commentaire, la règle 5 souligne les aspects positifs de la normalisation. Tout en admettant que la vie en prison ne peut jamais être identique à la vie dans une société libre, cette règle précise qu’il faut intervenir activement pour rapprocher le plus possible les conditions de vie en prison de la vie normale. En outre, selon les termes du commentaire, « la règle 6 reconnaît que les détenus, condamnés ou non, retourneront éventuellement (sic – eventually dans l’anglais) vivre dans la société libre et que la vie en prison doit être organisée de façon à tenir compte de ce fait. » Le premier chapitre de la Partie VIII des règles de 2006, intitulé « Objectif du régime des détenus condamnés », contient notamment les dispositions suivantes : « 102.1 Au-delà des règles applicables à l’ensemble des détenus, le régime des détenus condamnés doit être conçu pour leur permettre de mener une vie responsable et exempte de crime. 102.2 La privation de liberté constituant une punition en soi, le régime des détenus condamnés ne doit pas aggraver les souffrances inhérentes à l’emprisonnement. » Sur ces points, le CDPC explique dans son commentaire que la règle 102 : « (...) énonce les objectifs du régime applicable aux détenus dans des termes positifs et simples. Elle met l’accent sur l’élaboration de mesures et de programmes pour les détenus condamnés basés sur le développement du sens des responsabilités plutôt que sur la stricte prévention de la récidive. Cette nouvelle règle est conforme aux exigences des instruments internationaux tels que l’article 10 § 3 du PIDCP (...) Cependant, contrairement au PIDCP, la formulation utilisée par la règle 102 évite de propos délibéré l’emploi du terme « amendement », pouvant prêter au traitement un caractère moralisateur. Elle met au contraire l’accent sur l’importance de donner aux détenus condamnés, souvent issus de milieux défavorisés, le goût et les moyens de mener une vie responsable et exempte de crime. À cet égard, la règle 102 offre la même approche que la règle 58 des règles minima des Nations unies pour le traitement des détenus. (...) » La règle 105.1 des règles de 2006 dispose qu’un programme systématique de travail doit contribuer à atteindre les objectifs poursuivis par le régime des détenus condamnés. Aux termes de la règle 106.1, un programme éducatif systématique, visant à améliorer le niveau global d’instruction des détenus, ainsi que leurs capacités à mener ensuite une vie responsable et exempte de crime doit constituer une partie essentielle du régime des détenus condamnés. Enfin, la règle 107.1 précise que la libération des détenus condamnés doit s’accompagner de programmes spécialement conçus pour leur permettre de faire la transition entre la vie carcérale et une vie respectueuse du droit interne au sein de la collectivité. La raison ayant conduit à l’évolution consacrée par les règles de 2006 peut se comprendre à la lecture des recommandations Rec(2003)22 et Rec(2003)23, précitées, du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe (paragraphes 59 et 60 ci-dessus), qui traitent toutes deux de l’objectif de réinsertion des peines d’emprisonnement. En plus des dispositions pertinentes issues des recommandations citées ci-dessus, il faut mentionner le cinquième paragraphe du préambule de la Recommandation Rec(2003)22 sur la libération conditionnelle, selon lequel « les études montrent que la détention a souvent des conséquences néfastes et n’assure pas la réinsertion des détenus ». La recommandation expose, dans son paragraphe 8, des mesures propres à réduire le risque de récidive des détenus grâce à la mise en place de conditions individualisées : « – la réparation du tort causé aux victimes, ou versement d’un dédommagement ; – l’engagement de se soumettre à une thérapie, en cas de toxicomanie ou d’alcoolisme, ou dans le cas de toute autre affection se prêtant à un traitement et manifestement liée à la perpétration du crime ; – l’engagement de travailler ou de se livrer à une autre occupation agréée, par exemple suivre des cours ou une formation professionnelle ; – la participation à des programmes [de développement] personnel ; – l’interdiction de résider ou de se rendre dans certains lieux. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1976. A. Conditions de détention et mauvais traitements allégués Le 21 janvier 2005, le tribunal de Zelenograd (ville de Moscou), Fédération de Russie, condamna le requérant à quatorze ans d’emprisonnement pour meurtre et vol de voiture. Le 15 juillet 2005, les autorités russes extradèrent le requérant vers la République de Moldova en raison d’une enquête pour meurtre diligentée contre l’intéressé par les autorités moldaves. Dans sa requête, le requérant soutenait qu’il était en bonne santé au moment de son extradition. À son arrivée en République de Moldova, le requérant fut placé dans les locaux de détention provisoire (« l’IDP ») du commissariat général de police de la ville de Chișinău. D’après le requérant, les conditions matérielles de détention dans l’IDP étaient précaires : la cellule était humide, sombre et dépourvue de lit, de matelas, de table, de chaises et de lavabo ; les petits-déjeuners et les dîners n’étaient pas fournis et les promenades quotidiennes étaient de courte durée. De plus, toujours selon le requérant, les policiers l’avaient amené dans leurs bureaux à intervalles réguliers et l’y avaient maltraité pour lui arracher des aveux. Le 19 octobre 2005, le requérant fut transféré dans l’établissement pénitentiaire no 13 de Chișinău. Selon un extrait du 2 juillet 2007 de la fiche médicale du requérant, un médecin avait examiné celui-ci au moment de son transfert dans l’établissement pénitentiaire et avait indiqué que l’intéressé était « pratiquement sain ». D’après le requérant, durant sa détention dans l’établissement pénitentiaire, on avait continué à le conduire à intervalles réguliers dans l’IDP pour l’y maltraiter, et ce malgré ses demandes visant à ce qu’il fût mis un terme à ces transferts. Le 7 février 2006, en signe de protestation, le requérant s’automutila en s’ouvrant le ventre. Les autorités l’hospitalisèrent. Selon une attestation médicale du 6 mars 2006, le requérant présentait des traces d’automutilation et souffrait en outre des conséquences d’un traumatisme crânien et du syndrome d’hypertension intracrânienne compensée. Toujours d’après cette attestation, les médecins avaient diagnostiqué le 2 mars 2006 une tuberculose pulmonaire et avaient mis le requérant sous traitement antituberculeux à partir de cette date. À différentes dates, le requérant se plaignit à diverses autorités de douleurs dans la partie gauche du corps, qui, à ses dires, étaient apparues à la suite des mauvais traitements allégués. Selon une attestation médicale du 29 mars 2006, le requérant souffrait de tuberculose pulmonaire et de parésie (paralysie partielle) du nerf sciatique gauche. B. Plainte pénale contre les policiers À une date non précisée, le requérant porta plainte devant le parquet pour dénoncer les mauvais traitements qu’il aurait subis au commissariat. Le 24 mars 2006, le procureur en charge de l’affaire adopta une ordonnance de classement sans suite. Il y indiquait qu’un médecin légiste avait examiné le requérant et que celui-ci n’avait constaté aucune lésion corporelle. Le requérant contesta l’ordonnance. Par un non-lieu du 17 juillet 2006, le juge d’instruction du tribunal de Râșcani (Chișinău) confirma le classement sans suite prononcé par le parquet. C. Procès pénal à l’encontre du requérant Par un jugement du 1er mars 2007, le tribunal de Botanica (Chișinău), estimant que la culpabilité du requérant n’avait pas été prouvée, acquitta l’intéressé des charges de meurtre portées contre lui. Le 22 mai 2007, sur appel du parquet, la cour d’appel de Chișinău confirma le jugement susmentionné. Le 11 novembre 2007, les autorités moldaves extradèrent le requérant vers la Fédération de Russie afin que celui-ci purgeât sa peine d’emprisonnement infligée par la justice russe (paragraphe 7 ci-dessus). Environ deux ans et neuf mois plus tard, l’intéressé décéda en détention (paragraphe 4 ci-dessus). D. Action civile en dédommagement contre l’État Entre-temps, le 20 septembre 2006, le requérant et quatre autres détenus avaient engagé une action civile contre le ministère des Finances, le parquet général et le ministère des Affaires intérieures. Le requérant demandait notamment réparation, en particulier, des conditions de sa détention dans l’IDP du commissariat général de police de Chișinău, des mauvais traitements qui lui auraient été infligés, de l’absence, à ses dires, d’enquête effective concernant ses allégations de mauvais traitements et de sa contamination en détention par le bacille de la tuberculose. Devant le tribunal, il déclara que, pendant sa détention dans l’IDP du commissariat général de police de Chișinău, les policiers l’avaient maltraité à intervalles réguliers pour lui arracher des aveux. Il précisa qu’ils le forçaient à mettre sa tête dans un coffre-fort et qu’ils tapaient ensuite sur ce coffre avec un lourd objet métallique, au point qu’il en aurait perdu l’ouïe chaque fois pendant plusieurs dizaines de minutes. Il ajouta qu’ils le suspendaient à une barre métallique qu’ils reliaient pendant plusieurs secondes à une source électrique, et que, d’autres jours, ils le frappaient sur la tête avec des bouteilles en plastique remplies d’eau et le menaçaient avec un pistolet en lui ordonnant d’avouer le meurtre dont il était soupçonné. Il affirma également que les cellules dans lesquelles il était détenu au commissariat étaient situées au sous-sol, qu’elles étaient sales, sombres, humides et infestées d’« insectes », qu’il dormait sur des lattes en bois, qu’il n’y avait ni nourriture ni eau potable, qu’il lui était interdit d’avoir du papier, des enveloppes et un stylo et qu’il n’était ainsi pas en mesure de se plaindre aux autorités. Il ajouta encore que, après son transfert dans l’établissement pénitentiaire no 13, il avait été conduit à plusieurs reprises dans les locaux du commissariat et qu’il y avait été maltraité en guise de représailles pour les plaintes qu’il avait adressées aux autorités. Enfin, il déclara que, à la suite de ces mauvais traitements, sa main et son pied gauches étaient restés paralysés. Par un jugement du 4 septembre 2009, le tribunal de Râșcani (Chișinău) accueillit partiellement l’action. Il considérait, d’une part, que les allégations du requérant étaient étayées par des preuves directes et indirectes, et que, d’autre part, il existait un lien logique entre ces allégations et les circonstances de l’affaire, telles qu’elles avaient été établies dans le jugement d’acquittement du requérant. Il estimait que les articles 3, 6 et 13 de la Convention avaient été violés dans le chef du requérant à raison des conditions inhumaines de sa détention dans le commissariat de police, des mauvais traitements qui lui avaient été infligés, de sa contamination par la tuberculose consécutive aux mauvaises conditions de sa détention et de l’absence d’enquête effective concernant ses allégations de mauvais traitements. Il alloua au requérant 2 000 lei moldaves (MDL) (125 euros (EUR) au moment de l’adoption du jugement) pour dommage moral. À des dates non spécifiées, les demandeurs interjetèrent appel. Le 23 septembre 2009, le parquet interjeta également appel. Le 3 mars 2010, la cour d’appel de Chişinău accueillit l’appel du parquet. Elle classa la procédure, considérant que l’action relevait non pas de la compétence de l’instance civile, mais de celle du juge d’instruction. Le 6 juillet 2010, les demandeurs se pourvurent en cassation. Le 13 août 2010, le requérant décéda. Par la suite, l’instance fut reprise par ses héritiers. Dans sa décision du 23 février 2011, la Cour suprême de justice nota que les questions soulevées par l’action de la partie demanderesse étaient différentes de celles qui relevaient de la compétence du juge d’instruction, et que les tribunaux nationaux, y compris elle-même, avaient déjà examiné des affaires semblables et appliqué les lois internes à la lumière des dispositions de la Convention. Partant, elle accueillit le pourvoi, infirma l’arrêt de la cour d’appel du 3 mars 2010 et renvoya l’affaire devant cette instance. Le 7 juin 2011, la cour d’appel de Chişinău rejeta les appels des demandeurs et du parquet et confirma le jugement du tribunal de Râşcani du 4 septembre 2009. Le 26 juin et le 12 août 2011 respectivement, tant les demandeurs que le parquet formèrent un recours. Par une décision définitive du 16 mai 2012, la Cour suprême de justice infirma les décisions des instances inférieures relativement au quantum du préjudice moral. Elle alloua notamment au requérant 15 000 MDL (985 EUR au moment de l’adoption de la décision) à ce titre.
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Le requérant est né en 1973 et réside à Istanbul. Genèse de l’affaire Le requérant indique que, le 9 mai 2002, à 3 heures, lui-même et H.B. (à ses dires sa fiancée à la date des événements, son épouse à ce jour) ont été arrêtés par la police pour un contrôle d’identité à la sortie d’un restaurant à Şişli (Istanbul). Selon le requérant, les policiers ont demandé l’identité de la femme qui l’accompagnait. Il leur aurait répondu qu’elle était sa fiancée. Les policiers l’auraient alors traité de menteur, l’auraient insulté et leur auraient demandé de présenter leurs pièces d’identité. Enfin, ils les auraient tous deux emmenés au poste de police où ils les auraient frappés. Le même jour, le requérant et H.B. furent examinés par les médecins de l’hôpital de Şişli Etfal. Le rapport médical correspondant indiquait que le requérant et H.B. présentaient de nombreuses blessures. Selon les tests d’alcoolémie effectués à 7 h 10, le requérant avait 0,22 g/l (gramme par litre de sang) d’alcool dans le sang, alors que H.B. en avait 1,93. Toujours le même jour, les policiers portèrent plainte contre le requérant et H.B. pour outrage à agent. Un des policiers, U.K., indiqua dans sa déposition du même jour que lui-même et ses collègues A.B. et Y.D. s’étaient rendus sur place vers 4 h 45 à la suite d’un appel téléphonique selon lequel un individu essayait de forcer une femme à monter dans une voiture devant l’entrée d’un club à Şişli. Il dit que, arrivés sur les lieux, ils avaient vu un individu tentant de faire monter de force une femme dans une voiture en la maintenant par les épaules et qu’ils s’étaient approchés pour comprendre la situation et intervenir. Il ajouta que le requérant les avait insultés en s’opposant à leur intervention et que, plus ils cherchaient à le calmer, plus il devenait agressif. Il soutint que, pour maîtriser l’intéressé, ils avaient essayé de le calmer en le « prenant dans leurs bras » mais que celuici avait alors essayé d’étrangler Y.D. Il déclara encore que, alors qu’ils tentaient de maîtriser l’homme, qui aurait été ivre, celui-ci avait heurté le pare-chocs de leur véhicule garé le long du trottoir, était tombé par terre et s’était ensuite cogné volontairement contre la carrosserie. Quant à la femme qui accompagnait le requérant, elle aurait elle aussi insulté la police. Dans leurs dépositions du même jour, les policiers A.B. et Y.D. relatèrent les faits de manière similaire. Comme leur collègue, ils déclarèrent que le requérant les avait insultés et menacés, et qu’il avait prétendu avoir des amis haut placés dans l’administration et dans la justice. Selon le rapport établi par le commissaire en chef M.O., le même jour, vers 4 h 45, la police avait été prévenue par téléphone qu’une femme avait été enlevée dans la rue à Şişli (Istanbul). Les policiers se seraient rendus sur place et auraient vu le requérant se disputer avec une femme et la traîner par terre. Les policiers ayant voulu intervenir, le requérant les aurait insultés, il se serait montré agressif, aurait frappé le pare-chocs de la voiture de police garée et puis aurait tenté de s’enfuir. Le commissaire en chef M.O. indiquait en outre que, selon les rapports médicaux établis par l’hôpital de Şişli Etfal, les policiers A.B. et Y.D. avaient été blessés et avaient nécessité une interruption de travail d’un jour. Le 10 mai 2002, le médecin légiste de Şişli établit un rapport médical selon lequel le requérant présentait les blessures suivantes : ecchymoses sur la joue droite, derrière l’oreille gauche, dans la région lombaire gauche, hématome sensible et ecchymose de 1 x 2 cm sur le bras droit, et ecchymose et hématome de 4 x 5 cm sous l’œil droit. Le rapport indiquait en outre que les blessures ne présentaient pas de risque vital pour le requérant et il concluait à une incapacité de travail de dix jours. Le même jour, le médecin légiste de Şişli établit un rapport médical selon lequel H.B. présentait des zones érythémateuses sur la partie postérieure du bras droit, une ecchymose de 2 x 2 cm sur le bras gauche et une ecchymose de 2 x 5 cm sur le bras droit. Il indiquait en outre que les blessures ne présentaient pas de risque vital pour H.B. et il concluait à une incapacité de travail de cinq jours. La procédure pénale engagée à l’encontre du requérant et de H.B. Par un acte d’accusation du 10 mai 2002, le parquet de Şişli engagea une action pénale à l’encontre du requérant et de H.B. pour outrage et insulte à agent. Dans l’acte d’accusation, le parquet réitéra les allégations des policiers en soulignant que ces derniers s’étaient rendus sur place à la suite d’un appel téléphonique, que, arrivés sur les lieux, ils avaient vu que le requérant et une femme se disputaient, que le requérant tentait de faire monter cette femme dans une voiture en la traînant par terre, que lorsqu’ils s’étaient rapprochés pour comprendre la situation et intervenir, le requérant les avait insultés et agressés en s’opposant à leur intervention et que H.B. les avait également insultés. À des dates non précisées, d’abord le tribunal correctionnel de Şişli condamna le requérant et H.B. du chef de résistance à agent public en vue de se sauver (görevli memura kendini kurtarmak için direnmek), et ensuite la Cour de cassation cassa le jugement en ordonnant l’application de la nouvelle loi qui était plus favorable aux prévenus. Par un jugement du 20 septembre 2005, en se conformant à l’arrêt de la Cour de cassation, le tribunal correctionnel de Şişli condamna le requérant et H.B. à une peine d’emprisonnement de deux mois, puis la convertit en une peine d’amende. Le tribunal décida finalement de surseoir à l’exécution de la peine d’amende à raison de l’absence de casier judiciaire et de la bonne conduite des accusés. Dans ses attendus, il constata que les policiers qui étaient en uniforme étaient intervenus parce que le requérant et la femme qui l’accompagnait se battaient, qu’il n’y avait aucune raison de ne pas croire les déclarations des policiers et que les prévenus, dans leurs dépositions, avaient implicitement accepté qu’il y avait eu une altercation entre eux. Il conclut que finalement leur acte devait être qualifié de résistance à agent public en vue de prendre la fuite, mais non pas d’outrage et insulte à agent public. À une date non identifiée, le requérant forma un pourvoi devant la Cour de cassation. Le 29 mai 2007, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué. La procédure pénale engagée à l’encontre des policiers Entretemps, le 21 octobre 2003, le requérant avait porté plainte contre les trois policiers en question. Se référant au rapport médical du médecin légiste de Şişli du 10 mai 2002, il soutenait qu’il avait été torturé et insulté par les policiers. Il ajoutait que ceux-ci auraient dû être poursuivis d’office, mais que, depuis l’incident, aucune enquête n’avait été déclenchée à leur encontre. Le 22 octobre 2003, le procureur de la République de Şişli demanda à la direction de la sûreté de Şişli d’identifier les policiers en question et de lui faire parvenir tous les documents concernant l’arrestation du requérant. Le 11 décembre 2003, le procureur de la République de Şişli entendit un des policiers, A.B. Celui-ci soutint que, le jour de l’incident, le requérant frappait une femme et la traînait dans la rue, et que, lorsque les policiers étaient intervenus, il leur avait demandé de ne pas s’en mêler au motif que la femme était sa fiancée. Il indiqua que le requérant et sa fiancée les avaient ensuite insultés. Il précisa que ni lui ni ses collègues ne les avaient frappés et que les blessures que le requérant et la femme qui l’accompagnait présentaient devaient résulter de leur propre querelle. Le 15 décembre 2003, le 26 avril 2004, le 8 septembre 2004 et le 4 juillet 2007, le procureur de la République de Şişli demanda à la direction de la sûreté de Şişli d’entendre les deux autres policiers, Y.D. et U.K., également présents lors de l’incident. Le 27 février 2004, le procureur de la République de Şişli entendit le requérant. Le 27 juillet 2006, la direction de la sûreté de Şişli informa le procureur que Y.D. était décédé en 2004 et que U.K. avait été muté à Bingöl le 23 juin 2003. Le 5 avril 2007, U.K. fut entendu par deux policiers à Bingöl, sur une demande écrite du procureur de la République de Şişli datée du 27 février 2007. Il exposa que, accompagné de ses collègues, il s’était rendu sur place vers 3 heures ; qu’ils avaient demandé au requérant de leur montrer sa pièce d’identité, et ce non pas de manière arbitraire, mais parce qu’il aurait agressé une femme et l’aurait traînée par terre ; que le requérant et la femme en question s’étaient mis à les insulter ; qu’ils avaient finalement dû les appréhender pour outrage et insulte à agent, les faire monter dans le véhicule de police et les emmener au commissariat afin de prendre leurs dépositions. Le 12 janvier 2009, le procureur de la République de Şişli prononça un non-lieu à poursuivre pour insuffisance de preuve. Il précisa qu’en tout état de cause le délai de prescription était écoulé. Le 28 avril 2009, la cour d’assises de Beyoğlu rejeta l’opposition formée par le requérant.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1987 et réside à Bruxelles. A. Les faits survenus en Guinée selon la requérante La requérante est originaire de la ville de Conakry en Guinée. Elle est de confession musulmane et appartient à l’ethnie peule. Elle explique que ses parents, et en particulier son père, étaient progressistes, contre l’excision, et qu’ils voulaient que la requérante et ses trois sœurs aillent à l’école. Sa mère n’est d’ailleurs pas excisée. La requérante dit avoir achevé ses études secondaires inférieures. Elle avait un petit ami, accepté par ses parents. En novembre 2008, son père décéda dans un accident de voiture. D’après la requérante, son oncle paternel aurait alors pris le dessus sur la famille et épousé sa mère. L’oncle interdit à la requérante et à ses trois sœurs d’aller à l’école. Puis, il exigea que la requérante et ses sœurs soient excisées, ce qui fut effectué le 20 mars 2009. La requérante avait alors vingt-deux ans, et une de ses petites sœurs âgée de onze ans décéda des suites de l’hémorragie causée par l’excision. La requérante explique qu’elle se débattit et que les exciseuses finirent par renoncer à poursuivre l’excision jusqu’au bout, ce qui expliquerait qu’elle ne fût que partiellement excisée. La requérante rapporte que le 19 février 2011 elle fut mariée de force avec son cousin, fils aîné de son oncle paternel. Celui-ci l’obligea à avoir des relations sexuelles avec lui. Son oncle la menaça que si elle quittait son mari, elle serait ré-excisée. Trois jours après le mariage, la requérante réussit à s’enfuir. Elle resta alors cachée chez une amie jusqu’à son départ pour la Belgique. La requérante explique qu’elle voyagea avec un passeur nigérian, connaissance d’une de ses amies. Elle arriva en Belgique munie d’une carte d’identité guinéenne délivrée le 9 septembre 2009 et d’un faux passeport. B. La première demande d’asile Le 14 avril 2011, la requérante arriva sur le territoire belge. Le 27 avril 2011, elle introduisit une première demande d’asile. Elle expliqua avoir quitté son pays en raison du mariage forcé dont elle avait fait l’objet. Son oncle paternel l’aurait menacée de la faire ré-exciser et coudre si elle quittait son mari. Elle disait craindre d’être tuée tant par son mari que par son oncle. Le 25 juillet 2011, le Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides (« CGRA ») refusa d’octroyer à la requérante le statut de réfugié ou de protection subsidiaire. Il considéra que la requérante n’avait pas avancé d’éléments suffisants permettant de considérer qu’il existait une crainte actuelle et fondée de persécution et qu’il n’y avait pas de motifs sérieux et avérés de croire qu’elle encourait un risque réel de subir des atteintes graves donnant droit à la protection subsidiaire. D’une part, le CGRA estima que les déclarations de la requérante concernant son mariage forcé manquaient de cohérence et que ses propos concernant le jour du mariage étaient inconsistants, sommaires et dénués de tout vécu. Le CGRA n’était dès lors pas convaincu de la véracité du mariage forcé d’autant plus que la requérante n’avait pas été capable de décrire physiquement en détail son mari. Il ne comprenait pas non plus pourquoi la requérante n’aurait pas pu fuir avant le mariage. D’autre part, le CGRA mettait en doute la véracité du mariage entre la mère de la requérante et son oncle, compte tenu de certaines incohérences dans le récit. Aussi, le CGRA examina la situation générale en Guinée et conclut qu’il n’y avait pas de situation de violence aveugle ou de conflit armé. Enfin, concernant le risque de ré-excision, le CGRA considéra que la crainte liée à de nouvelles mutilations génitales n’était pas établie étant donné qu’il ressortait d’un rapport auquel le CGRA avait eu égard que : « La ré-excision en Guinée, si elle a lieu, se fait en général juste après la première excision, pendant la convalescence ; [...] à supposer que son mari lui demande une seconde excision, la femme adulte pourrait s’y opposer et quitter son mari, dans la mesure où, déjà excisée, elle bénéficie de la reconnaissance sociale. » Le 20 janvier 2012, le Conseil du contentieux des étrangers (« CCE ») confirma la décision du CGRA et refusa d’octroyer le statut de réfugié ou de protection subsidiaire à la requérante. Cette dernière n’avait apporté aucun éclaircissement ou information de nature à convaincre le CCE de la réalité des faits relatés ou du bien-fondé des craintes invoquées. La décision du CGRA contenait des motifs pertinents. Au sujet du risque de ré-excision, le CCE considéra que la requérante n’avait fourni aucune information ou indication crédible ou un quelconque commencement de preuve pour établir sa crainte. Par ailleurs, le fait que la requérante était excisée ne démontrait pas qu’elle avait fait l’objet d’un mariage forcé. Enfin, il ressortait des informations disponibles qu’il n’existait aucune situation de violence aveugle en Guinée au moment de l’examen du recours. Le 2 février 2012, un ordre de quitter le territoire fut notifié à la requérante. C. La deuxième demande d’asile Le 17 février 2012, la requérante introduisit une seconde demande d’asile sur la base des mêmes faits que ceux invoqués lors de la première demande mais étayée de nouveaux documents. En particulier, elle présenta trois convocations à la police guinéenne datées des 23 décembre 2011, 30 janvier 2012 et 2 février 2012, une lettre de sa mère datée du 30 janvier 2012 et une lettre d’un ami resté en Guinée, ainsi que des photographies de sa famille. La lettre de la mère faisait état de menaces proférées par l’oncle à son encontre parce qu’il lui reprochait d’être responsable de la fuite de la requérante. Cette dernière expliqua que les convocations à la police étaient probablement dues aux plaintes déposées par son oncle à son encontre. De plus, la requérante expliqua que sa mère avait quitté le foyer de l’oncle à Conakry et qu’elle était rentrée à Labé où elle vivait désormais seule. Le 11 juin 2012, le CGRA refusa d’octroyer à la requérante le statut de réfugié ou de protection subsidiaire. Il rappela que le récit de la requérante avait été jugé non crédible par les instances nationales dans le cadre de sa première demande d’asile et que l’arrêt du CCE avait autorité de la chose jugée ; aucune décision différente n’aurait été prise si les nouveaux documents avaient été présentés par la requérante lors de sa précédente demande d’asile. Tout d’abord, les convocations à la police n’avaient qu’une force probante très limitée : non seulement le CGRA releva des anomalies sur les documents mais en plus, aucun motif n’y figurait et donc aucun lien clair ne pouvait être établi avec les craintes de la requérante. Aussi, la requérante n’avait fourni aucune raison convaincante qui expliquait comment l’oncle aurait pu mobiliser les autorités de police pour la retrouver. Les recherches dont elle ferait l’objet étaient donc jugées non crédibles. Le CGRA rappela également qu’il était facile d’obtenir de faux documents en Guinée. De plus, les déclarations de la requérante comportaient des incohérences avec les lettres et les documents qu’elle avait fournis, ce qui ne permettait pas de redresser le manque de crédibilité de son récit. Dans son recours au CCE contre cette décision, la requérante fit valoir que l’argumentation du CGRA était insuffisante et inadéquate au regard des éléments qu’elle avait fournis. Ces nouveaux documents n’avaient pas été dûment pris en compte par le CGRA alors que les convocations montraient l’actualité du risque encouru par la requérante dans son pays d’origine. De plus, compte tenu de la situation générale en Guinée, le CGRA aurait dû lui octroyer le statut de protection subsidiaire. Le 9 août 2012, le CCE confirma la décision entreprise. Il rappela que la deuxième demande d’asile était introduite sur la base des mêmes faits que la première. Le respect dû à l’autorité de la chose jugée n’autorisait à remettre en cause l’appréciation des faits à laquelle avait procédé le CCE dans le cadre de la première demande que si de nouveaux éléments de nature à établir les risques encourus avaient été invoqués. Or, en l’espèce, les nouveaux éléments invoqués n’étaient pas de nature à justifier un sort différent à la demande de la requérante. La motivation du CGRA était pertinente et suffisante. La requérante n’avait formulé aucun argument de nature à justifier une autre conclusion. Le 22 février 2013, l’Office des étrangers (« OE ») notifia à la requérante un ordre de quitter le territoire. Le 26 mars 2013, un nouvel ordre de quitter le territoire avec maintien dans un lieu déterminé en vue d’éloignement fut notifié à la requérante. La requérante fut placée le même jour dans un centre fermé. D. La troisième demande d’asile Le 4 avril 2013, la requérante, représentée par un nouvel avocat, introduisit une troisième demande d’asile centrée sur ses craintes de ré-excision. Elle présenta des certificats médicaux attestant de la mutilation génitale partielle qu’elle avait subie (mutilation de type I). Aussi, elle fournit les documents suivants : une attestation d’un psychiatre de l’association sans but lucratif (« ASBL ») « Le chien vert » datée du 8 février 2013 et une attestation de l’ASBL Intact datée du 29 mars 2013, qui faisaient état d’un risque de ré-excision sans possibilité de protection par les autorités guinéennes ; une attestation de cette dernière association datée du 12 avril 2011 faisant état de la possibilité de ré-excision de femmes adultes, une attestation de l’association GAMS datée du 23 juillet 2012 comportant le témoignage d’une femme guinéenne victime d’une ré-excision après son refus d’un mariage forcé, ainsi qu’un certificat médical daté du 14 mars 2013 attestant que la requérante avait subi une excision de type I. La requérante déposa également des rapports généraux relatifs à la situation des mutilations génitales féminines (« MGF ») en Guinée. Elle fit valoir que compte tenu de la nature d’une excision de type I, elle risquait une ré-excision, pratique courante en représailles à la non-soumission à la famille en Guinée. Le 8 avril 2013, l’OE notifia à la requérante un nouvel ordre de quitter le territoire assorti d’une décision de maintien dans un lieu déterminé. Le 9 avril 2013, l’OE prit une décision de refus de prise en considération de la demande d’asile au motif que les éléments produits auraient pu être présentés lors d’une précédente demande d’asile et qu’ils ne pouvaient dès lors pas être considérés comme des éléments nouveaux au sens de l’article 51/8 de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, au séjour, à l’établissement et à l’éloignement des étrangers (« loi sur les étrangers »). Les attestations datées des 12 avril 2011 et 23 juillet 2012 avaient été émises avant la clôture de la précédente demande d’asile et auraient donc pu être présentées à ce moment-là. S’agissant des autres documents fournis, la requérante n’avait pas expliqué en quoi il lui avait été impossible d’entreprendre plus tôt les démarches nécessaires à l’obtention de certificats médicaux attestant de son excision partielle, alors qu’elle était en contact avec les associations concernées depuis 2011. La requérante n’avait donc communiqué aucun élément nouveau permettant de considérer qu’elle pouvait craindre avec raison d’être persécutée. Le 12 avril 2013, la requérante introduisit une requête en suspension d’extrême urgence devant le CCE. Elle invoqua un moyen unique tiré de l’erreur manifeste d’appréciation et de la violation des articles 51/8 et 62 de la loi sur les étrangers. Elle fit valoir que l’OE avait excédé sa compétence en se prononçant sur la pertinence des éléments fournis et non pas seulement sur leur caractère nouveau. L’OE aurait ajouté une condition à la loi en analysant les raisons pour lesquelles les éléments n’avaient pas été présentés plus tôt. Or il ne pourrait pas être reproché à un demandeur d’asile de ne pas avoir produit des éléments qu’il n’avait pas en sa possession. Le 15 avril 2013, le CCE rejeta la requête en suspension d’extrême urgence au motif que les éléments de preuve produits auraient pu être présentés dans une phase antérieure de la procédure dès lors que la requérante aurait pu consulter un médecin plus tôt et qu’elle n’expliquait pas en quoi cela lui avait été impossible auparavant. En effet, la requérante n’avait pas expliqué pourquoi elle n’avait décidé de se soumettre à des examens médicaux qu’après le rejet de sa deuxième demande d’asile. La seule allégation des difficultés rencontrées par les demandeurs d’asile pour rencontrer des médecins et pour s’exprimer ne suffisait pas à renverser ce constat. Il en était d’autant plus ainsi que la crainte de ré-excision avait déjà été examinée lors de la première demande d’asile. Dès lors, l’OE avait valablement pu rejeter les éléments présentés par la requérante comme n’étant pas des éléments nouveaux. Le 23 avril 2013, la Cour fit droit à la demande de la requérante d’appliquer l’article 39 de son règlement et invita le Gouvernement belge à ne pas éloigner la requérante vers la Guinée pendant la durée de la procédure devant la Cour. Suite à cette mesure, la requérante fut remise en liberté. Le 19 septembre 2013, le CCE rejeta le recours en annulation introduit par la requérante, reprenant les motifs de son arrêt du 15 avril 2013. La requérante était restée en défaut de montrer que l’OE avait commis une erreur manifeste d’appréciation et elle n’avait pas contesté utilement les constats posés par l’OE. La requérante se pourvut en cassation administrative devant le Conseil d’État en faisant valoir que l’OE avait ajouté une condition à la loi en exigeant qu’elle expliquât en quoi elle avait été dans l’impossibilité de fournir les certificats médicaux plus tôt. Le 16 décembre 2014, le Conseil d’État rejeta le pourvoi en cassation administrative et valida la motivation du CCE qui avait conclu que l’OE n’avait pas ajouté une condition à la loi. Pour le reste, le Conseil d’État ne pouvait pas substituer son appréciation à celle du CCE. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La procédure d’asile et les recours disponibles La procédure d’asile et les recours ouverts aux demandeurs d’asile contre les décisions de l’OE en matière de séjour et d’éloignement, tels qu’ils existaient au moment des faits litigieux, sont décrits dans l’arrêt Singh et autres c. Belgique (no 33210/11, §§ 25-39, 2 octobre 2012). Cette procédure a été modifiée notamment par la loi du 14 avril 2014 portant des dispositions diverses concernant la procédure devant le CCE et devant le Conseil d’État, entrée en vigueur le 31 mai 2014. Le droit relatif aux demandes d’asile successives Dans le cas de demandes d’asile successives, l’article 51/8 de la loi sur les étrangers prévoyait, à l’époque des faits, ce qui suit : « Le Ministre ou son délégué [c’est-à-dire l’OE] peut décider de ne pas prendre la demande d’asile en considération lorsque l’étranger a déjà introduit auparavant la même demande d’asile auprès une des autorités désignées par le Roi en exécution de l’article 50, alinéa 1er, et qu’il ne fournit pas de nouveaux éléments qu’il existe, en ce qui le concerne, de sérieuses indications d’une crainte fondée de persécution au sens de la Convention de Genève, tel que définie à l’article 48/3 ou de sérieuses indications d’un risque réel d’atteintes graves tels que définis à l’article 48/4. Les nouveaux éléments doivent avoir trait à des faits ou des situations qui se sont produits après la dernière phase de la procédure au cours de laquelle l’étranger aurait pu les fournir. Toutefois, le ministre ou son délégué doit prendre en considération la demande d’asile si l’étranger a auparavant fait l’objet d’une décision de refus prise en application des articles 52, §2, 3o, 4o et 5o, § 3, 3o et § 4, 3o, ou 57/10. Une décision de ne pas prendre la déclaration en considération n’est susceptible que d’un recours en annulation devant le [CCE]. Aucune demande de suspension ne peut être introduite contre cette décision. » Les éléments pertinents de la loi du 8 mai 2013 L’article 9 de la loi du 8 mai 2013 modifiant la loi sur les étrangers a modifié l’article 51/8 de la loi sur les étrangers en attribuant au CGRA la compétence de l’examen des éléments nouveaux dans le cadre d’une demande d’asile successive. Il prévoit également une nouvelle définition de la notion d’élément nouveau. Le nouvel article 51/8 de la loi sur les étrangers, entré en vigueur le 1er septembre 2013, se lit désormais comme suit : « Si l’étranger introduit une demande d’asile subséquente auprès de l’une des autorités désignées par le Roi en exécution de l’article 50, alinéa 1er, le ministre ou son délégué consigne les déclarations du demandeur d’asile concernant les nouveaux éléments qui augmentent de manière significative la probabilité qu’il puisse prétendre à la reconnaissance comme réfugié au sens de l’article 48/3 ou à la protection subsidiaire au sens de l’article 48/4, ainsi que les raisons pour lesquelles le demandeur d’asile n’a pas pu produire ces éléments auparavant. Cette déclaration est signée par le demandeur d’asile. S’il refuse de signer, il en est fait mention sur la déclaration, et, le cas échéant, il est également fait mention des raisons pour lesquelles il refuse de signer. Cette déclaration est transmise sans délai au Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides. » B. La jurisprudence du Conseil du contentieux des étrangers relative au risque de ré-excision en Guinée S’agissant de l’existence d’un risque de ré-excision pour des femmes ayant déjà fait l’objet d’une MGF en cas de renvoi vers la Guinée, le CCE décide sur la base des éléments propres à chaque affaire si un tel risque de ré-excision existe ou non. Il considère en effet que, dès lors que l’excision, une forme particulière de persécution, ne peut pas être reproduite, la question se pose de savoir si, en raison des circonstances particulières de la cause, cette persécution passée constitue un indice sérieux de la crainte fondée d’être soumise à de nouvelles formes de persécution en cas de retour dans le pays d’origine. Ainsi, le CCE a, à plusieurs reprises, affirmé qu’un tel risque existait bel et bien et a octroyé le statut de réfugié aux intéressées (voir, par exemple, CCE, arrêt no 14401, 25 juillet 2008, CCE, arrêt no 16064, 18 septembre 2008, CCE, arrêt no 71365, 1er décembre 2011, CCE, arrêt no 89927, 17 octobre 2012, CCE, arrêt no 96947, 13 février 2013, CCE, no 102794, 14 mai 2013, CCE, arrêt no 102812, 14 mai 2013, et CCE, arrêt no 103058, 17 mai 2013). Le CCE conclut dans ce sens dans des affaires relatives à de jeunes femmes mineures ou tout juste majeures, issues de familles traditionnelles ou radicales, et qui avaient fait des déclarations consistantes et circonstanciées quant à leur récit d’asile. Dans d’autres arrêts, le CCE a conclu qu’il n’y avait pas de raison de croire que les intéressées risquaient de subir une nouvelle MGF et a, par conséquent, rejeté leur recours visant à obtenir le statut de réfugié (voir, par exemple, CCE, arrêt no 102144, 30 avril 2013, CCE, arrêt no 107229, 25 juillet 2013, CCE, arrêt no 109071, 4 septembre 2013, et CCE, arrêt no 112666, 24 octobre 2013). Il s’agissait principalement d’affaires relatives à des femmes adultes qui avaient fait des déclarations incohérentes et pour lesquelles le mariage forcé allégué était mis en doute par les instances d’asile. III. LE DROIT PERTINENT DE L’UNION EUROPÉENNE L’article 32 de la directive 2005/85 du Conseil de l’Union européenne du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres (dite « Directive Procédure »), tel qu’en vigueur au moment des faits, et tel que transposé en droit belge, était ainsi libellé : « 1. Lorsqu’une personne qui a demandé l’asile dans un État membre fait de nouvelles déclarations ou présente une demande ultérieure dans ledit État membre, ce dernier peut examiner ces nouvelles déclarations ou les éléments de la demande ultérieure dans le cadre de l’examen de la demande antérieure ou de l’examen de la décision faisant l’objet d’un recours juridictionnel ou administratif, pour autant que les autorités compétentes puissent, dans ce cadre, prendre en compte et examiner tous les éléments étayant les nouvelles déclarations ou la demande ultérieure. En outre, les États membres peuvent appliquer une procédure spéciale, prévue au paragraphe 3, lorsqu’une personne dépose une demande d’asile ultérieure : a) après le retrait de sa demande antérieure ou la renonciation à celle-ci en vertu de l’article 19 ou 20 ; b) après qu’une décision a été prise sur la demande antérieure. Les États membres peuvent également décider d’appliquer cette procédure uniquement après qu’une décision finale a été prise. Une demande d’asile ultérieure est tout d’abord soumise à un examen préliminaire visant à déterminer si, après le retrait de la demande antérieure ou après la prise d’une décision visée au paragraphe 2, point b), du présent article sur cette demande, de nouveaux éléments ou de nouvelles données se rapportant à l’examen visant à déterminer si le demandeur d’asile remplit les conditions requises pour prétendre au statut de réfugié en vertu de la directive 2004/83/CE sont apparus ou ont été présentés par le demandeur. Si, après l’examen préliminaire visé au paragraphe 3 du présent article, des éléments ou des faits nouveaux apparaissent ou sont présentés par le demandeur et qu’ils augmentent de manière significative la probabilité que le demandeur remplisse les conditions requises pour prétendre au statut de réfugié en vertu de la directive 2004/83/CE, l’examen de la demande est poursuivi conformément aux dispositions du chapitre II. Les États membres peuvent, conformément à la législation nationale, poursuivre l’examen d’une demande ultérieure, à condition qu’il existe d’autres raisons motivant la réouverture d’une procédure. Les États membres ne peuvent décider de poursuivre l’examen de la demande que si le demandeur concerné a été, sans faute de sa part, dans l’incapacité de faire valoir, au cours de la précédente procédure, les situations exposées aux paragraphes 3, 4 et 5 du présent article, en particulier en exerçant son droit à un recours effectif en vertu de l’article 39. La procédure visée au présent article peut également être appliquée dans le cas d’une personne à charge déposant une demande après avoir, conformément à l’article 6, paragraphe 3 du présent article, consenti à ce que son cas soit traité dans le cadre d’une demande faite en son nom. Dans une telle hypothèse, l’examen préliminaire visé au paragraphe 3 du présent article consistera à déterminer s’il existe des éléments de fait se rapportant à la situation de la personne à charge de nature à justifier une demande distincte. » Actuellement, l’article 40 de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil de l’Union européenne du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale, dont le délai de transposition a expiré le 20 juillet 2015, est rédigé comme suit : « 1. Lorsqu’une personne qui a demandé à bénéficier d’une protection internationale dans un État membre fait de nouvelles déclarations ou présente une demande ultérieure dans ledit État membre, ce dernier examine ces nouvelles déclarations ou les éléments de la demande ultérieure dans le cadre de l’examen de la demande antérieure ou de l’examen de la décision faisant l’objet d’un recours juridictionnel ou administratif, pour autant que les autorités compétentes puissent, dans ce cadre, prendre en compte et examiner tous les éléments étayant les nouvelles déclarations ou la demande ultérieure. Afin de prendre une décision sur la recevabilité d’une demande de protection internationale en vertu de l’article 33, paragraphe 2, point d), une demande de protection internationale ultérieure est tout d’abord soumise à un examen préliminaire visant à déterminer si des éléments ou des faits nouveaux sont apparus ou ont été présentés par le demandeur, qui se rapportent à l’examen visant à déterminer si le demandeur remplit les conditions requises pour prétendre au statut de bénéficiaire d’une protection internationale en vertu de la directive 2011/95/UE. Si l’examen préliminaire visé au paragraphe 2 aboutit à la conclusion que des éléments ou des faits nouveaux sont apparus ou ont été présentés par le demandeur et qu’ils augmentent de manière significative la probabilité que le demandeur remplisse les conditions requises pour prétendre au statut de bénéficiaire d’une protection internationale en vertu de la directive 2011/95/UE, l’examen de la demande est poursuivi conformément au chapitre II. Les États membres peuvent également prévoir d’autres raisons de poursuivre l’examen d’une demande ultérieure. Les États membres peuvent prévoir de ne poursuivre l’examen de la demande que si le demandeur concerné a été, sans faute de sa part, dans l’incapacité de faire valoir, au cours de la précédente procédure, les situations exposées aux paragraphes 2 et 3 du présent article, en particulier en exerçant son droit à un recours effectif en vertu de l’article 46. Lorsque l’examen d’une demande ultérieure n’est pas poursuivi en vertu du présent article, ladite demande est considérée comme irrecevable conformément à l’article 33, paragraphe 2, point d). La procédure visée au présent article peut également être appliquée dans le cas : a) d’une personne à charge qui introduit une demande après avoir, conformément à l’article 7, paragraphe 2, consenti à ce que son cas soit traité dans le cadre d’une demande introduite en son nom ; et/ou b) d’un mineur non marié qui introduit une demande après qu’une demande a été introduite en son nom conformément à l’article 7, paragraphe 5, point c). En pareil cas, l’examen préliminaire visé au paragraphe 2 consistera à déterminer s’il existe des éléments de fait se rapportant à la situation de la personne à charge ou du mineur non marié de nature à justifier une demande distincte. Lorsqu’une personne à l’égard de laquelle une décision de transfert doit être exécutée en vertu du règlement (UE) no 604/2013 fait de nouvelles déclarations ou présente une demande ultérieure dans l’État membre procédant au transfert, ces déclarations ou demandes ultérieures sont examinées par l’État membre responsable au sens dudit règlement, conformément à la présente directive. » IV. Informations pertinentes sur LES MUTILATIONS GéNITALES FéMININES et leur pratique en GUINéE A. Informations générales sur les MGF Pour des informations générales sur les différents types de MGF et leur appréhension par les acteurs internationaux, la Cour renvoie à sa décision Izevbekhai et autres c. Irlande ((déc.), no 43408/08, §§ 34-36, 17 mai 2011 ; voir également Collins et Akaziebie c. Suède (déc.), no 23944/05, 8 mars 2007). B. Législation et pratique des MGF en Guinée Un rapport de mission en République de Guinée rédigé conjointement par le CGRA, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (« OFPRA », instance d’asile française) et l’Office fédéral des migrations (« ODM », instance d’asile suisse) et publié en mars 2012 affirme : « Selon une enquête démographique et de santé réalisée en 2005, le taux de prévalence des mutilations génitales féminines (MGF) est de 96% en Guinée. Faute d’étude plus récente, aucune nouvelle donnée chiffrée n’est disponible. Cependant, plusieurs praticiens de santé interrogés sur le sujet ont affirmé avoir constaté une diminution de leur prévalence ces dernières années. L’excision est principalement pratiquée en vacances scolaires, sur de très jeunes filles qui ne sont pas encore en âge de faire valoir leur volonté. Plus d’un tiers des Guinéennes la subissent avant l’âge de six ans et la grande majorité d’entre elles avant l’entrée dans l’adolescence. Elle concerne toutes les ethnies et toutes les religions. Si certaines sources publiques indiquent que ce sont les MGF de type II qui sont les plus répandues, nos interlocuteurs ont affirmé que la pratique des MGF sous sa forme la plus légère, soit de type I, est aujourd’hui la plus fréquente. Quant à la pratique de l’infibulation, courante dans les années 1970, elle est devenue très rare. Lorsqu’elle est rencontrée, elle résulte parfois d’une mauvaise cicatrisation de l’excision de type I. Les autorités guinéennes luttent contre l’excision par des campagnes de sensibilisation et de prévention qui sont menées en concertation avec des organisations internationales (dont l’OMS) et nationales (CPTAFE, TOSTAN, PLAN Guinée, CONAG-DCF, AGBEF...) ainsi qu’avec les ministères de la Santé, des Affaires sociales et de l’Enseignement. Cela se traduit notamment par des modules didactiques destinés prochainement aux écoles, des séminaires sur les responsables religieux, la participation à la journée de tolérance zéro le 6 février, des campagnes d’affichage en ville et dans les hôpitaux, et des messages radiophoniques. Sur le plan législatif, une loi spécifique votée en 2000 par l’Assemblée Nationale mentionne explicitement les mutilations génitales féminines comme étant un crime. Les textes d’application de cette loi ont finalement été signés en 2011 par les ministres concernés, ce qui constitue désormais une base juridique importante permettant les poursuites par les autorités. Il est toutefois rare que les parents portent plainte contre une exciseuse ou contre des membres de la famille qui auraient pratiqué l’excision à leur insu. (...) A l’heure actuelle, de plus en plus de parents, surtout en milieu urbain et parmi les intellectuels, ne veulent plus que leur fille soit excisée et créent les conditions nécessaires pour la protéger jusqu’à sa majorité. (...) Les avis sont partagés quant aux conséquences sur la vie sociale. Alors que certains soulignent une possible exclusion, d’autres affirment que cela ne pose aucun problème. Adulte, la jeune femme sera à même de décider si elle veut ou non être excisée et il arrive qu’elle le souhaite malgré tout. L’excision est en effet encore considérée par beaucoup de femmes comme une étape importante dans leur vie. Cela reste avant tout une affaire de femmes. De l’avis de nos interlocuteurs masculins par contre, la plupart des hommes n’exigent pas que leur femme soit excisée, sauf dans certains milieux islamistes radicaux. (...) Il peut arriver que la famille au village juge que l’excision médicalisée n’est pas suffisante et exige alors une excision traditionnelle, d’où l’importance pour les parents, comme il a été souligné plus haut, d’assurer la protection de leur fille jusqu’à ce qu’elle soit en âge de décider. Hormis ce cas, la réexcision ne se pratique pas en Guinée, selon les professionnels de la santé rencontrés. Bien que la médicalisation de l’excision permette d’en limiter la gravité et les séquelles, elle est cependant rejetée par les autorités et les associations qui luttent pour l’élimination totale de cette pratique et qui estiment que cette tendance va à contre-courant de leurs efforts. » Un subject related briefing sur la Guinée concernant les mutilations génitales féminines, rédigé par le centre de documentation (« CEDOCA ») du CGRA daté du mois de mai 2012 et mis à jour pour la dernière fois en avril 2013 reprend différentes sources publiquement disponibles. S’agissant du type de MGF pratiqué en Guinée, le plus couramment pratiqué est le type II, suivi du type I et du type IV. L’infibulation (type III) n’y est que rarement pratiquée. S’agissant de la ré-excision, le rapport précise : « Selon le Dr [M.K.], la réexcision se fait uniquement pendant la période de guérison ou de convalescence qui suit l’excision et ce, dans deux cas précis : suite à une excision médicalisée, il peut arriver qu’une vieille femme proteste et vérifie le clitoris. Elle demande à réexciser la fille, souvent chez une exciseuse traditionnelle. (...) lorsque l’excision est pratiquée par une « exciseuse apprentie », son ‘professeur’ peut examiner son travail et constater que la fille est superficiellement excisée. Elle demande à rendre l’opération ‘propre’ : la fille est réexcisée soit par le ‘professeur’ même, soit par l’exciseuse apprentie sous le contrôle du ‘professeur’. Par « superficiellement excisée », on entend que le clitoris est encore visible après l’opération. En dehors de ces deux cas, il n’existe pas, selon le Dr [K.], d’autres formes de réexcision en Guinée. (...) Selon un gynécologue-obstétricien guinéen, directeur d’une polyclinique à Conakry, la seconde excision ne se pratique pas en Guinée. Il est impossible en effet de réexciser une femme déjà excisée de type II, type le plus fréquemment rencontré en Guinée, puisqu’il ne reste rien à enlever de l’organe génital féminin. Le Dr [M.K.] précise lui aussi qu’on ne réexcise pas une femme excisée de type I ou II. Le chef de service de gynécologie et d’obstétrique de l’hôpital de Donka n’a jamais entendu parler de cas de réexcision pratiquée sur une femme excisée de type I ou II. Le coordinateur de l’ONG Tostan Guinée précise enfin que la réexcision n’est pas une sanction, ni une punition, mais une volonté des conservateurs de se conformer à la tradition, c’est-à-dire qu’il faut que l’excision ait été bien faite. Le coordinateur de Tostan Guinée confirme dès lors les deux seuls cas de figure mentionnés par le Dr [K.]. Les sources consultées révèlent que le mari ne demande pas à faire réexciser son épouse, sauf dans certains milieux islamistes radicaux. Selon le Dr [M.K.], le mari ne demande pas à faire réexciser sa femme pour diverses raisons, notamment par méconnaissance de l’anatomie de celle-ci. C’est ce qui ressort également des informations recueillies lors de la mission conjointe de novembre 2011 auprès de médecins enseignant à l’école de sages-femmes de Kobayah. Les interlocuteurs masculins à qui la question a été posée, ont fait part aux membres de la mission de leur grand étonnement et ont précisé que la plupart des hommes n’exigent déjà pas que leur femme soit excisée. La méconnaissance du corps de la femme est aussi mentionnée par un gynécologue-obstétricien guinéen pour expliquer que le mari ne demande même pas l’excision de son épouse. Le coordinateur de l’ONG Tostan Guinée n’a pas connaissance de cas de réexcision demandée par le mari ; le chef de service de gynécologie et d’obstétrique de l’hôpital de Donka n’a lui non plus jamais entendu parler de cette pratique. Le journal guinéen « Le Lynx » rapport les résultats de l’enquête menée par le projet Espoir en 2011 : ce sont principalement les mères (50,6%) qui prennent la décision de l’excision, viennent ensuite les pères (14,2%) et les tantes (13,2%). Dans certains milieux islamistes radicaux, s’agissant particulièrement des mineures d’âge, il arrive, selon le Dr [M.K.], que le mari (ou un oncle, ou un beau-père) demande une seconde excision. D’après lui, les extrémistes religieux considèrent la femme comme un objet et ils sont donc tentés de vérifier si celle-ci correspond aux normes. S’ils constatent un « moignon saillant du clitoris », selon les propres termes du docteur, ils demandent la réexcision. Aucun autre interlocuteur interrogé sur la question de la réexcision n’a mentionné le cas des islamistes radicaux, qui par ailleurs sont très peu nombreux en Guinée. Les musulmans y pratiquent en effet un islam tolérant, ce que les membres de la mission ont pu constater sur place en novembre 2011. Le wahhabisme est certes un courant représenté mais il reste marginal. » Sur le plan législatif, le rapport précise qu’un pas important a été franchi en 2010 au moment où les textes d’application de la loi votée en 2000 visant à interdire les MGF ont été signés. Ceux-ci permettent désormais aux autorités de poursuivre les auteurs de l’excision ; les poursuites judiciaires restent cependant rares, même si les premiers cas ont été signalés à Conakry en 2011 et 2012. Un Country of Origin Information Focus du CEDOCA sur la Guinée concernant les mutilations génitales féminines, mis à jour le 6 mai 2014, confirme les précédents rapports. Certains interlocuteurs contactés par le CEDOCA pour rédiger ce rapport affirment que la ré-excision ne se pratique plus en Guinée grâce à la sensibilisation effectuée sur le terrain. D’autres affirment que la ré-excision est peu fréquente, et qu’elle est même rare en ville. Le coordinateur de l’association Tostan a précisé que lorsqu’elle se pratique, la ré-excision n’est pas une sanction ni une punition, mais une volonté des conservateurs de se conformer à la tradition. La ré-excision ne serait par ailleurs pas demandée par le mari, sauf dans certains milieux islamistes radicaux. Le rapport officiel (algemeen ambtsbericht) relatif à la Guinée du 20 juin 2014 préparé par le ministère des affaires étrangères des Pays-Bas affirme que si la législation guinéenne interdit les MGF, elles continuent néanmoins d’être pratiquées à grande échelle. Selon les sources médicales, la ré-excision ne se pratique pas. Ce n’est que dans les rares situations où la personne n’a subi qu’une blessure symbolique et que la famille ne s’en contente pas qu’une ré-excision a parfois lieu. Selon le secrétaire général de l’ONG CPTAFE, la ré-excision est rare et ne se fait que quand un membre de la famille (en principe la mère, le mari ou un autre proche) contrôle et constate que l’excision n’avait pas été correctement effectuée. Le rapport estime qu’à partir de quatorze ans, une fille peut décider elle-même de ne pas subir d’excision, surtout lorsqu’elle habite en ville où le contrôle social est moindre que dans les villages. Dans la pratique, ce sont en général les parents qui décident si leur fille doit être excisée. Par ailleurs, les victimes pourraient obtenir une protection auprès de l’Office de protection du genre, de l’enfance et des mœurs au sein du ministère de la sécurité. Toutefois, le rapport conclut que les autorités guinéennes n’offrent pas une protection effective pour les victimes potentielles.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. La genèse de l’affaire Le 6 mars 2005, vers 16 h 30, la requérante, se trouvant alors à sa 30e semaine de grossesse et présentant les signes annonciateurs d’un accouchement avant terme, fut conduite à l’hôpital de formation et de recherches Atatürk près l’Université de Katip Çelebi à İzmir (« l’hôpital Atatürk »). L’obstétricienne D.U. décida de pratiquer sans délai une césarienne, à l’issue de laquelle la requérante mit au monde une fille. D’après différents rapports et comptes rendus versés au dossier, l’état général de santé de la nouveau-née, pesant 970 g pour 37 cm, correspondait à un score Apgar de « 0 » à la première minute et de « 6 » à la cinquième. Or les scores indiqués sur l’original du formulaire Apgar étaient de « 6 » et « 7 » respectivement. Selon les médecins, la petite fille souffrait d’une détresse respiratoire due à la maladie des membranes hyalines (« la MMH »), syndrome qui nécessite une prise en charge urgente et des dispositifs techniques spécifiques, tels que des incubateurs de soins intensifs et des systèmes de ventilation mécanique néonatale. Or l’hôpital Atatürk ne disposait pas de tels moyens. Aussi, vers 18 heures, à la demande des médecins D.U. et A.K., la prématurée fut-elle immédiatement transférée, par ambulance, à l’hôpital de formation et de recherches des maladies et de la chirurgie infantiles du Docteur Behçet Uz (« l’hôpital Behçet Uz »). Selon le registre de l’ambulancier, c’est le médecin Ö.M. de l’hôpital Behçet Uz qui avait consenti au transfert. Vers 18 h 30, les médecins de garde Ö.M., F.T. et M.S. durent prendre la nouveau-née en charge au sein du service néonatal de l’hôpital Behçet Uz, faute d’une place dans l’unité de soins intensifs où se trouvaient les incubateurs et l’équipement de ventilation mécanique. À ce moment-là, l’état du bébé était décrit comme « mauvais », l’enfant présentant une cyanose et ne respirant pas spontanément. Les médecins avertirent le requérant, arrivé entre-temps sur les lieux, que le service néonatal n’était pas en mesure de dispenser les soins qui s’imposaient, mais que, si l’intéressé trouvait un autre hôpital disposant d’équipements adéquats, le bébé pouvait y être transféré. Le soir même, alors que les proches et amis des requérants (M.G., S.Y. et Se.Y.) essayaient de trouver une place pour l’enfant dans les autres établissements de la région, les trois médecins susmentionnés (paragraphe 9 ci-dessus) cosignèrent un procès-verbal rapportant les conditions dans lesquelles la prématurée avait été transférée vers leur hôpital. Ce document se lit ainsi : « La patiente – alors qu’elle était intubée, mais sans dispositif intraveineux – a été transférée le 06.03.05, à 18 heures [par ambulance], en dépit de notre avertissement selon lequel nous n’avions ni incubateur ni ventilateur mécanique disponibles, ni dans notre unité des prématurés ni aux soins intensifs (service néonatal). L’obstétricienne qui a ordonné le transfert était tout à fait au courant de la situation de notre hôpital, mais, malgré cela, elle n’a pas informé la famille de la patiente qu’il n’était pas possible d’assurer le traitement en couveuse d’une prématurée née à la 30e semaine ni de répondre à son besoin de ventilation mécanique. Il y a donc eu violation du droit [de la famille] de la patiente à l’information ainsi que de son droit à décider des conditions du traitement. La vie de la patiente a ainsi été mise en danger. » Ils donnèrent copie de ce procès-verbal aux requérants. Finalement maintenue dans le service néonatal, la petite fille fut placée dans une couveuse ouverte, fut intubée et, faute d’un ventilateur mécanique, fut reliée à un appareil respiratoire Bird emprunté aux urgences. Le 7 mars, son état empira vers 17 heures. Le lendemain matin, vers 7 heures, la prématurée fut transférée à l’unité des soins intensifs, une place s’y étant libérée en raison du décès d’un autre bébé ; elle y fut placée sous ventilation mécanique. Le 8 mars 2005, vers 23 heures, alors que les médecins avaient assuré aux requérants que leur fille se portait bien, celle-ci fut découverte morte par une infirmière. L’évènement fit la une des journaux et attira, de ce fait, l’attention notamment des instances du ministère de la Santé. B. Les procédures engagées en l’espèce Le 11 mars 2005, le requérant déposa, auprès du parquet d’İzmir, une plainte contre les médecins et administrateurs des hôpitaux Atatürk et Behçet Uz en poste entre le 6 et le 8 mars précédents. Il leur reprochait d’avoir causé la mort de sa fille en raison de négligences professionnelles. S’appuyant sur le procès-verbal délivré par les médecins de garde de l’hôpital Behçet Uz et les témoignages de leurs amis (paragraphe 10 cidessus), il demanda une autopsie et l’ouverture d’une instruction pénale pour homicide. Le même jour, un examen post mortem fut effectué sur le corps qui pesait alors 1 080 g pour 37 cm (comparer avec paragraphe 6 ci-dessus). Le légiste demanda le transfert du corps à l’institut médicolégal d’İzmir aux fins d’une nécropsie. Le 25 avril 2005, la requérante déposa, à son tour, une plainte séparée dans le même sens, qui fut jointe à celle du requérant (paragraphe 13 ci-dessus). Le 3 mai 2005, l’institut médicolégal d’İzmir rendit son rapport. Selon les légistes, la cause réelle du décès était bien la MMH, mais l’établissement d’un éventuel lien de causalité entre la mort et une négligence quelconque de la part des médecins traitants relevait de la compétence de l’institut médicolégal d’Istanbul. Le 25 mai 2005, l’avocat des requérants demanda par écrit au ministère de la Santé la transmission des données officielles relatives aux dispositifs médicaux disponibles à la date du 9 mars 2005 dans les unités périnatales et néonatales des hôpitaux à İzmir. Ces informations se présentaient comme suit : Le 22 août 2005, le conseil d’experts no 1 de l’institut médicolégal d’Istanbul (« le conseil d’experts no 1 ») rendit son rapport, qui se limitait au résumé des actes médicaux effectués en l’espèce et concluait comme suit : « 1. Au vu des documents médicaux et de l’autopsie, la mort de l’enfant a résulté d’une détresse respiratoire due à la prématurité et à la MMH. Compte tenu de son tableau clinique, il n’était pas certain qu’[elle] eût pu survivre même si on lui avait prodigué un traitement en couveuse. » Ce rapport porte la signature de neuf spécialistes : trois en médecine légale, un en pathologie, un en cardiologie, un en neurochirurgie, un en chirurgie générale, un en anesthésiologie et un en gynécologie-obstétrique. Aucun spécialiste en pédiatrie ou néonatalogie (paragraphe 45 in fine cidessous) n’a participé à l’élaboration de cette expertise. Le 6 décembre 2005, le parquet d’İzmir transmit la plainte jointe des requérants à la sous-préfecture de Konak (İzmir), en vertu de la loi no 4483 sur la poursuite des fonctionnaires et autres agents publics (« la loi no 4483 ») (paragraphe 37 ci-dessous). En effet, selon l’article 3 de cette loi, le sous-préfet était compétent pour décider de l’opportunité d’ouvrir une instruction pénale contre les fonctionnaires de son ressort, dont les médecins D.U. et A.K. de l’hôpital Atatürk, ainsi que les médecins Ş.C., G.Y., T.M., E.Ö. et N.Y. de l’hôpital Behçet Uz. Le 23 décembre 2005, T.G., adjoint au médecin-chef de l’hôpital Atatürk, entendit D.U. qui avait procédé à la césarienne (paragraphe 6 cidessus) au sujet de la plainte déposée en l’espèce : « (...) Le 6 mars 2005, à 17 h 10, la patiente Songül Aydoğdu, enceinte de trente semaines, est arrivée à notre service d’accouchement (...). À 17 h 30, afin de sauver la vie du bébé et celle de la mère, celle-ci a été emmenée au bloc pour une césarienne en urgence ; lors de l’opération, un [décollement du placenta] à 80 % a été observé, ce qui présentait un grand risque pour le bébé. (...) Après la césarienne, le score Apgar du bébé était de 0 dans la minute et de 6 après cinq minutes (paragraphe 6 in fine cidessus). (...) La patiente n’était pas venue régulièrement (...) pour ses contrôles et, dernièrement, elle s’était manifestée trop tardivement ; malgré cela, la maman et le bébé ont bénéficié d’un suivi et d’un traitement en urgence (...) » Le même jour, T.G. transmit au procureur son appréciation sur l’incident dénoncé : « En l’espèce, l’examen du dossier et les déclarations du médecin traitant [D.U.] sous l’angle médical montrent qu’une césarienne en urgence s’est imposée en raison d’une baisse du rythme cardiaque du fœtus. Pendant l’opération, un décollement précoce à 80 % du placenta, présentant un grand risque pour le bébé, a été observé, tout comme une bradycardie très grave chez le fœtus. De surcroît, la maman avait manqué de se faire suivre régulièrement pendant sa grossesse. (...) Par la suite, le bébé a été transféré après l’accord [de l’hôpital d’accueil]. Il est établi que le traitement et le suivi de la patiente ont été assurés par nos médecins D.U. et A.K., mais rien n’indique qu’ils aient été négligents dans l’exercice de leurs fonctions, que ce soit par rapport au suivi et au traitement [médical] ou par rapport à la procédure de transfert (...) » Le 24 janvier 2006, à la demande de la préfecture d’İzmir, le ministère de la Santé désigna son inspecteur en chef M.O. pour mener une enquête préliminaire administrative et, le cas échéant, disciplinaire sur les faits allégués, alors largement médiatisés. À cette fin, le 31 janvier 2006, M.O. rencontra d’abord le médecin D.U. et un représentant du service juridique de l’hôpital Atatürk. Il rédigea un constat, cosigné par ces derniers, et qui, en ses parties pertinentes en l’espèce, se lisait ainsi : « (...) 5. Dans le formulaire d’enregistrement de l’ambulance Yeni Doğan 112, le médecin indiqué comme ayant consenti au transfert est le docteur [Ö.M.] ; (...) Les spécialistes des maladies infantiles en poste dans l’hôpital [Atatürk] n’assurent que les services de polyclinique, ils ne procèdent pas à l’admission des patients et ne font pas de garde. En 2004, 3 335 naissances au total ont eu lieu à l’hôpital Atatürk, dont 2 115 par voie basse et 1 137 par césarienne ; parmi les 387 bébés prématurés, 354 ont été transférés vers d’autres hôpitaux ; En 2005, 3 055 accouchements ont été réalisés, dont 2 032 par voie basse et 1 023 par césarienne ; parmi les 327 bébés prématurés, 241 ont été transférés vers d’autres hôpitaux (...) » Le 2 février 2006, M.O. entendit le requérant, qui s’exprima comme suit : « (...) aux urgences de l’hôpital Atatürk, après avoir effectué des examens et des tests, ils m’ont dit que mon épouse devait immédiatement subir une césarienne et ils l’ont conduite au bloc. Ils ont dit que même un retard de trente minutes pouvait lui être fatal. Après l’opération, ils nous ont expliqué que le bébé avait été transféré à l’hôpital Behçet Uz par ambulance. (...) À mon arrivée à cet hôpital, ils m’ont dit qu’il n’y avait plus de couveuse disponible et que nous devions en chercher une dans d’autres hôpitaux. Ils m’ont également donné un procès-verbal signé par trois médecins [paragraphe 10 ci-dessus]. (...) Si j’ai bien compris, les médecins de l’hôpital Atatürk et ceux de l’hôpital Behçet Uz s’accusent mutuellement au sujet des transferts de nouveau-nés, mais ce sont les citoyens vulnérables comme nous qui en pâtissent (...) » Le 3 février 2006, M.O. produisit un constat, cosigné par M.S. et F.Ş., médecins, et S.Y., infirmière en chef, en poste à l’hôpital Behçet Uz. Ledit document révélait les circonstances suivantes avant de conclure qu’un avis médical était nécessaire pour les évaluer : – la nouveau-née a été admise au service néonatal de l’hôpital Behçet Uz le 6 mars 2005, à 18 h 30, puis transférée le lendemain, à 7 h 10, aux soins intensifs ; elle y est décédée le 8 mars 2005, à 23 heures ; – le bébé a été envoyé par l’hôpital Atatürk, alors même que celui-ci avait été averti qu’il n’y avait ni couveuse ni ventilateur mécanique disponibles, et ce ni dans le service néonatal ni aux soins intensifs ; – de fait, à l’hôpital Behçet Uz, le service néonatal disposait de 3 couveuses ouvertes (à chauffage radiant) et d’un appareil Bird [paragraphe 11 ci-dessus], le service des prématurés de 21 couveuses fermées, et les soins intensifs pour les prématurés de 6 couveuses ouvertes (à chauffage radiant), de 9 ventilateurs mécaniques et d’1 ventilateur portable [comparer avec le paragraphe 17 ci-dessus]. – l’obstétricien de l’hôpital Atatürk, alors qu’il savait que le bébé ne pourrait pas bénéficier de soins en couveuse ou sous ventilation, n’en a pas informé la famille ; un procès-verbal a d’ailleurs été dressé concernant ce médecin ; – la famille a été informée des problèmes susmentionnés à l’hôpital Behçet Uz et la nouveau-née a été admise par M.S., sous ces réserves ; son tableau clinique étant inquiétant, le bébé a été relié à un Bird et mis sous traitement médicamenteux à base de dextrose, de dopamine, de midazolam, d’amikacin et/ou d’ampicilline, de ranitidine et de vitamines E et K, accompagné d’une photothérapie intermittente ; – une fois transférée aux soins intensifs, la nouveau-née a été placée sous ventilation mécanique et a continué à recevoir le même traitement médicamenteux ; le 8 mars 2005, sa saturation en oxygène et ses pouls ont chuté malgré la ventilation ; les trois tentatives de réanimation cardiaque sous adrénaline n’ont pas suffi à la réanimer et elle a été déclarée morte à 23 heures. Parallèlement, entre le 1er et le 7 février 2006, M.O. interrogea les médecins mis en cause. Leurs déclarations peuvent être récapitulées comme suit. Quant à la position du personnel de l’hôpital Behçet Uz : – M.S. : « (...) le 6 mars 2005, vers le soir, nous avons été appelés par l’hôpital Atatürk. Nous (les médecins de garde) avons tous dit et répété maintes fois qu’il n’y avait plus de couveuse ni de ventilateur aux soins intensifs et qu’on ne pouvait accueillir un bébé intubé. Ils nous ont répondu qu’ils ne pouvaient transférer l’enfant nulle part ailleurs, que nous étions un ‘hôpital-dépôt’ et que nous devions accepter tout malade qu’on nous adressait. (...) mes collègues de garde ont rapporté dans un procès-verbal que les obstétriciens de l’hôpital Atatürk avaient procédé à un transfert sans en informer la famille (...) » – H.A. : « (...) j’ai appris que, à 18 h 30, une [autre] prématurée née à la 30e semaine (...), intubée, avait été transférée chez nous sans confirmation préalable (...). Elle a été placée dans une couveuse ouverte au service néonatal. Une réanimation cardiaque a été réalisée et la patiente a été reliée à un appareil Bird emprunté aux urgences. (...) Il nous arrive de faire face à ce genre de situation lors des transferts effectués vers notre service néonatal et notre unité des prématurés (...). Je pense qu’il faut remédier à ce problème au sein de la direction départementale de la santé (...) » – F.T. : « Nous avons été appelés par l’hôpital Atatürk (...). Ils ont dit avoir un bébé intubé qu’ils allaient transférer chez nous. Je leur ai dit de ne pas le faire et de prendre contact avec les autres hôpitaux, car nous n’avions plus de place aux soins intensifs et pas un seul ventilateur disponible. (...) Ils m’ont répondu que nous étions un ‘hôpital-dépôt’ et que nous devions accepter toutes sortes de patients. (...) Cette situation m’a touché tout comme mes collègues, car nous n’étions pas en mesure d’offrir les soins dont [cette] patiente avait besoin ; c’est pourquoi nous avons rédigé le procès-verbal en question. (...) Afin d’aider cette famille, j’ai appelé les autres hôpitaux et même contacté les établissements privés, lesquels se sont contentés de me donner leurs tarifs de consultation. Du reste, les hôpitaux universitaires n’acceptaient pas ce genre de transfert (...) » Quant à la position du personnel de l’hôpital Atatürk : – A.K. : « (...) avant de procéder à la césarienne, considérant qu’un prématuré né à la 30e semaine aurait besoin d’une couveuse, nous avions eu une conversation téléphonique avec l’hôpital Behçet Uz et avions appelé une ambulance. Nous avions rappelé aux proches de la patiente qu’aucune couveuse n’était disponible à l’hôpital Behçet Uz, mais qu’il n’y avait aucun autre établissement vers lequel transférer le bébé. Si je ne me trompe pas, à cette époque, le service néonatal de la maternité de Tepecik était fermé en raison d’une épidémie [paragraphe 42 ci-dessous]. (...) D’après ce que je sais, les hôpitaux universitaires d’İzmir n’acceptaient pas les prématurés transférés d’ailleurs (...) » – D.U. : « (...) J’ai décidé l’admission en urgence de la patiente pour une césarienne (...). Avant de commencer l’opération, d’abord les assistants puis moi-même avons parlé avec le médecin Ö.M. de l’hôpital Behçet Uz. Elle m’a déclaré qu’ils allaient accueillir l’enfant et nous avons fait venir l’ambulance. Après la césarienne, le bébé a été confié directement à l’ambulancier (...). » Les déclarations du personnel de l’hôpital Behçet Uz quant au tableau clinique du bébé Aydoğdu : – Ş.C. : « (...) J’ai appris l’admission du bébé le matin du 7 mars 2005 ; l’assistant en chef et les assistants présents m’ont informé que la nouveau-née avait été placée sous traitement par ventilation mécanique et qu’elle avait reçu les autres formes de thérapies complémentaires en conformité avec les règles de la médecine moderne actuelle. (...) Nous avions pensé à la MMH. Sachant que cette maladie n’a pas de traitement définitif et qu’il est scientifiquement admis que le taux de survie des bébés, particulièrement ceux nés avec un poids aussi faible, ne dépassait pas 5 %, et qu’aux soins intensifs tous les traitements possibles avaient été prodigués à la patiente, j’estime qu’aucune faute ou négligence ne peut être attribuée à moi-même ou à mes collègues du service. » – E.Ö. : « (...) Outre que l’enfant était prématurée et que son poids était très faible, son état était également mauvais eu égard à ses scores Apgar (...). Il avait été signalé que les lits en soins intensifs et les couveuses de notre service étaient occupés, mais la patiente transférée a néanmoins été admise au service néonatal, reliée à un appareil Bird puis conduite aux soins intensifs, où une place s’était libérée entre-temps. Quoi qu’il en soit, la patiente était née avec un mauvais pronostic et présentait un risque élevé de mortalité. En d’autres termes, j’estime que son admission aux soins intensifs dès son arrivée à notre hôpital n’aurait rien changé à son sort (...) » – N.Y. : « (...) Je ne pense pas que le traitement de la patiente ait été défaillant ou insuffisant. (...) L’image des graphies pulmonaires s’accordait avec un syndrome de détresse respiratoire (RDS) et, au fond, cela s’expliquait par l’absence, chez le bébé, de synthèse de surfactant, laquelle n’avait pas eu lieu en raison de sa prématurité (...) » Quant aux problèmes généraux relevés en la matière : – A.B. (de l’hôpital Atatürk) : « (...) Comme plusieurs incidents comparables étaient survenus auparavant, j’avais déjà averti, tant verbalement que par écrit, la direction de l’hôpital sur la nécessité de réglementer sans tarder les transferts des nouveau-nés. (...) bien que notre hôpital dispose d’environ 10 pédiatres, il n’a pas d’unité de soins intensifs et c’est pourquoi, depuis des années, nous adressons les nouveau-nés à l’hôpital Behçet Uz qui relève du ministère [de la Santé]. Afin de résoudre ce problème, je pense que les deux hôpitaux de recherches devraient agir ensemble, qu’une unité de soins intensifs devrait être créée dans notre hôpital et que l’hôpital Behçet Uz devrait assurer le soutien médical. Sinon, de telles situations continueront à poser des problèmes (...) » – G.Y. (de l’hôpital Behçet Uz) : « (...) Quant à la question de l’insuffisance du nombre de couveuses dans les hôpitaux mis en cause, mon opinion est la suivante : les hôpitaux qui ont des [services] de gynécologie et d’obstétrique doivent disposer, en leur propre sein ou dans un établissement à proximité, d’unités propres à assurer les soins néonataux. D’ailleurs, je sais que suffisamment de spécialistes de maladies infantiles, qui, selon moi, étaient censés servir dans ce but, ont été employés dans les hôpitaux en question, afin de travailler dans les services. (...) Si les transferts n’étaient effectués que dans les cas critiques nécessitant un traitement de haut niveau et une spécialisation particulière et si ces transferts étaient bien coordonnés (c’est-à-dire coordonnés par le spécialiste de maladies infantiles responsable en la matière, et non un obstétricien), je pense que le problème serait résolu. Par ailleurs, bien qu’on parle toujours d’augmenter le nombre de couveuses, il faut savoir qu’une couveuse n’est qu’un outil pour administrer des soins. Chaque couveuse nécessite quatre personnes capables d’en assurer le fonctionnement et ayant une longue expérience de ce matériel. Notre ville dispose d’environ (...) 170 couveuses. Elles ne sont pas utilisées de manière effective et la plus grande partie de la charge est absorbée par notre hôpital, qui est un établissement public n’ayant ni la possibilité ni la vocation de refuser un patient (...) » – T.M. (de l’hôpital Behçet Uz) : « (...) Les soins donnés à la patiente répondaient aux exigences de la médecine moderne et j’estime que tous les traitements et examens possibles dans les conditions actuelles de notre hôpital lui ont été prodigués. (...) Depuis longtemps, dans le département d’İzmir, il y a un problème concernant les transferts vers d’autres hôpitaux des prématurés présentant une détresse respiratoire. Ce problème résulte d’un manque de coordination entre les établissements. Malgré les nombreuses réunions organisées entre ces derniers sous la présidence de la direction départementale de la santé et malgré les décisions prises à cet égard, on continue à relever des défaillances dans la communication d’informations aux familles des patients et aux hôpitaux d’accueil avant qu’il soit procédé à un transfert. C’est ce type de problème qu’on a rencontré lors du transfert du bébé Aydoğdu vers notre hôpital. (...) En raison du grand nombre des plaintes concernant de tels incidents liés aux va-et-vient des patients d’un hôpital à un autre à cause de l’indisponibilité de couveuses, la direction départementale de la santé a pris des initiatives. Le nombre de couveuses et de ventilateurs mécaniques a été augmenté dans notre hôpital. Par ailleurs, il a été assuré que les spécialistes des maladies infantiles de l’hôpital Atatürk feraient des gardes. Ces derniers ont commencé à coordonner les transferts des patients. Cependant, je pense que, pour apporter une solution définitive à ce sujet, il faudrait créer une unité néonatale au sein de l’hôpital Atatürk et mettre en place un système centralisé de suivi des couveuses disponibles dans les différents services néonataux afin de mieux orienter les patients (...) » – M.H. (de l’hôpital Atatürk) : « (...) Cela fait des années que les transferts des nouveau-nés entre hôpitaux posent problème. (...) Les transferts de ces patients doivent être effectués dans des conditions particulières, avec une équipe spécialisée et en dialogue avec l’hôpital d’accueil, c’est-à-dire après l’établissement d’une chaîne de transfert (chaîne de transport de nouveau-nés). Grâce à nos efforts, courant 2001, (...) il a été décidé de créer à İzmir trois unités de soins intensifs néonataux de niveau 2 (...) et trois unités de niveau 3 (...), et de procéder aux transports entre les hôpitaux après communication et sur la base d’un formulaire spécial. Toutefois, aucune unité de ce type n’a pu être créée à l’hôpital Atatürk (...) » Le 8 février 2006, un projet de rapport fut préparé par l’inspecteur en chef M.O. à l’attention de deux spécialistes, à savoir M.He., pédiatre à l’hôpital de formation et de recherches de Tepecik, et de M.Sa., gynécologue-obstétricien à l’hôpital de formation et de recherches sur la maternité et la gynécologie d’Ege. Ce projet reprenait les faits établis dans le rapport susmentionné du 3 février 2006 (paragraphe 24 ci-dessus) et invitait les deux spécialistes à répondre aux questions suivantes : – y a-t-il eu faute, négligence, imprudence ou inattention imputable aux médecins D.U. et A.K. (...) relativement à la mort du bébé ? – y a-t-il eu faute, négligence, imprudence ou inattention de la part des médecins Ş.C., G.Y., T.M., E.Ö. et N.Y. de l’hôpital Behçet Uz, qui ont participé au traitement du bébé, et le traitement qu’ils ont prodigué respectait-il la science médicale et les règles de l’art ? – la nouveau-née aurait-elle eu une chance de survie si, immédiatement après l’accouchement à l’hôpital Atatürk, elle avait été admise en soins intensifs (si cet hôpital en avait disposé) et placée sous l’assistance d’un ventilateur mécanique ? – de même, la nouveau-née aurait-elle eu une chance de survie si, immédiatement après son transfert à l’hôpital Behçet Uz, elle avait été admise aux soins intensifs et avait commencé à être soignée après avoir été reliée à un ventilateur mécanique ? Dans leur avis écrit signé le jour même, M.He. et M.Sa. déclaraient, en réponse aux deux premières questions, qu’aucune faute, négligence, imprudence ou inattention n’était à reprocher aux médecins, le traitement et les examens qu’ils avaient assurés respectant, selon eux, la science médicale et les règles de l’art. S’agissant des deux dernières questions, ils concluaient ainsi : « (...) Comme cela a été souligné dans le rapport de l’institut médicolégal [d’Istanbul], même dans un hôpital disposant d’une unité de soins intensifs, un bébé prématuré présentant une MMH aurait eu peu de chances de survie ; partant, si l’hôpital Atatürk [avait disposé] d’une telle unité, cela n’aurait guère augmenté les chances de survie du bébé. De même, si l’enfant avait été immédiatement admise en soins intensifs à l’hôpital Behçet Uz et reliée à un ventilateur mécanique, cela n’aurait pas vraiment changé le cours de choses, étant entendu que, en réalité, même l’admission du bébé, dès son arrivée à cet hôpital, au service néonatal, et son placement en urgence sous appareil respiratoire et sous traitement n’auraient pas été suffisants pour le maintenir en vie. » Le 10 février 2006, M.O. soumit son rapport définitif au ministère. De par la nature interne de l’enquête menée, celui-ci n’a pas été notifié à la partie requérante. Il ressort de ce rapport que la mission de M.O. ne se limitait pas à instruire les accusations concernant la mort de la prématurée, mais que M.O. était également chargé d’enquêter sur Ö.M., F.T. et M.S. (paragraphe 10 cidessus) accusés d’avoir indûment donné aux requérants copie du procèsverbal qu’ils avaient dressé sur les conditions du transfert litigieux du bébé à l’hôpital Behçet Uz et d’avoir, par conséquent, incité la famille de la défunte à un « dépôt de plaintes mal fondées ». Les passages pertinents de ce rapport se présentent comme suit : « (...) Pour ce qui est du décès du bébé Aydoğdu, aucune négligence, faute, imprudence ou inattention n’est imputable aux médecins (...) D.U., A.K., Ş.C., G.Y., T.M., E.Ö. et N.Y. (...), qui lui ont prodigué des traitements et examens conformes à la science et la médecine ; Quant aux médecins Ö.M., F.T. et M.S., ils sont fautifs et ont méconnu les procédures et les règles établies par les autorités, car il ressort de leurs dires qu’ils ont délivré au père du bébé un procès-verbal révélant les incidents survenus entre les deux hôpitaux lors du transfert de l’enfant, alors qu’ils ne devaient le transmettre qu’à la direction de l’hôpital. Cela étant, à İzmir, les problèmes concernant les soins prodigués aux prématurés et les transferts de ces derniers notamment de l’hôpital Atatürk vers les autres, dont l’hôpital Behçet Uz, existent depuis longtemps. De temps en temps, dans les médias, il y a des émissions qui stigmatisent cette situation. À l’origine de ce problème se trouvent les défaillances organisationnelles dans les procédures de transfert de patients, l’absence dans la plupart des hôpitaux d’unités néonatales et, en particulier, l’absence d’une telle unité à l’hôpital Atatürk qui, paradoxalement, dispose de 14 spécialistes de maladies infantiles. Si le nombre de couveuses au niveau départemental est estimé à environ 170, elles ne sont pas utilisées de manière effective, et ce faute de coordination. Partant, afin de remédier à l’insuffisance de couveuses dans le département d’İzmir et de réglementer les procédures de transfert de patients, il convient d’instaurer au sein de la direction départementale de la santé un centre de coordination, qui assurera le suivi de la disponibilité des places dans les soins intensifs des hôpitaux et orientera les patients en conséquence. Partant de la règle générale selon laquelle les hôpitaux ayant des cliniques d’obstétrique et de gynécologie doivent aussi disposer d’unités capables de soigner les nouveau-nés, que ce soit en leur sein ou dans un établissement à proximité, il est impératif de créer un service néonatal dans l’hôpital Atatürk, qui réalise près de 3 500 accouchements par an et qui, chaque année, transfère 300 à 350 nouveau-nés vers d’autres hôpitaux à cause de l’absence d’une telle unité. Au cas où cet hôpital continuerait à ne pas offrir des soins néonataux, le ministère pourrait faire l’objet d’actions en dédommagement regrettables. » Au vu de ce qui précède, M.O. concluait qu’aucune mesure ne s’imposait à l’endroit des médecins ayant soigné la nouveau-née, mais qu’il y avait lieu de sanctionner Ö.M., F.T. et M.S. par une réprimande et qu’il était nécessaire d’entreprendre des réformes afin de pallier les dysfonctionnements structurels relevés ci-dessus. Le 22 février 2006, une synthèse sélective des conclusions de l’inspecteur M.O. fut également transmise à la sous-préfecture de Konak, eu égard à la plainte pénale des requérants. Elle se lit comme suit : « Compte tenu de l’avis médical du [8] février 2006 [paragraphes 29 et 30 cidessus], indiquant qu’aucune négligence, omission, faute ou imprudence n’était attribuable aux médecins [mis en cause], vu que le traitement qu’ils avaient administré au bébé Aydoğdu et les examens médicaux qu’ils avaient réalisés étaient conformes à la science ainsi qu’aux règles de l’art, et considérant que, même au sein d’un hôpital disposant d’une unité de soins intensifs, un bébé prématuré présentant une MMH n’aurait pas eu beaucoup de chances de survie, je conclus à l’absence de preuves à charge suffisantes pour autoriser le déclenchement d’une instruction pénale contre les [médecins] en question relativement au décès du bébé Aydoğdu (...) » Le lendemain, le sous-préfet A.M.N., faisant sien l’avis de l’inspecteur en chef, refusa en vertu de l’article 6 de la loi no 4483 l’ouverture de poursuites pénales. Le 6 mars 2006, l’avocat des requérants se vit notifier la décision du sous-préfet, laquelle était susceptible d’opposition dans un délai de dix jours devant le tribunal administratif régional, en vertu de l’article 9 de la loi no 4483. Le 9 mars suivant, l’avocat saisit le tribunal administratif régional d’İzmir. Dans son mémoire, il déplorait que les médecins de l’hôpital Atatürk eussent décidé de procéder à une césarienne tout en sachant qu’ils ne disposaient pas de l’équipement nécessaire pour faire face aux risques réels pesant sur la vie des prématurés, souvent sujets, selon lui, au syndrome de détresse respiratoire. Il considérait également qu’il était inacceptable que l’hôpital Behçet Uz, qu’il disait réputé être un établissement spécialisé en médecine prénatale et néonatale, et vers lequel le bébé avait été transféré en urgence, pût manquer d’incubateurs et de ventilateurs mécaniques, indispensables pour la survie des prématurés. À cet égard, il s’appuyait sur les déclarations des médecins de garde de l’hôpital Behçet Uz (paragraphes 10 et 25 ci-dessus), arguant que, finalement, la décision du sous-préfet n’avait eu pour effet que d’empêcher l’établissement de la réalité des faits et des responsabilités en cause dans cette affaire. Par un jugement du 18 avril 2006, le tribunal administratif régional d’İzmir débouta les requérants, au motif que le dossier ne contenait « pas d’indices suffisants » pour laisser soupçonner les médecins en question d’avoir « causé la mort du bébé Aydoğdu par leurs négligences professionnelles ». Cette décision n’était pas susceptible d’appel. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La procédure instaurée par la loi no 4483 sur la poursuite des fonctionnaires et autres agents publics Pour les dispositions pertinentes de la loi no 4483 du 2 décembre 1999 sur la poursuite des fonctionnaires et autres agents publics, voir, parmi beaucoup d’autres, Işıldak c. Turquie (no 12863/02, §§ 25 à 31, 30 septembre 2008). Par ailleurs, les procédures disciplinaires et administratives ainsi que la réglementation du service de santé sont succinctement décrites dans la décision Sevim Güngör c. Turquie ((déc.), no 75173/01, 14 avril 2009). Il convient de rappeler que dans le système pénal turc, tombe sous le coup de la loi no 4483, toute plainte individuelle portant sur un acte médical effectué par un personnel médical ou paramédical relevant du statut de fonctionnaire d’État (« personnel médical »), car employé dans un établissement hospitalier de droit public (les hôpitaux civils, universitaires, de recherches, etc.), à condition que l’acte incriminé soit commis dans l’exercice des fonctions publiques y afférentes. Ce qui n’est pas le cas des plaintes et des poursuites dirigées contre les professionnels de la santé exerçant à titre privé ou travaillant dans les hôpitaux privés (« professionnels de la santé »), celles-ci relevant du droit commun. Le régime instauré par la loi no 4483, repose sur l’article 129 § 6 de la Constitution, qui se lit comme suit : « Les poursuites pénales relativement aux délits imputés à des fonctionnaires et d’autres agents du secteur public ne peuvent être engagées, sous réserve des exceptions prévues par la loi, qu’avec l’autorisation de l’autorité administrative désignée par la loi. » Selon les informations fournies par le Gouvernement relativement aux prérogatives des tribunaux administratifs régionaux et, selon le cas, du Conseil d’État, dans le cadre de la loi no 4483, ces juridictions ont la compétence exclusive pour connaître des oppositions formées contre les décisions des instances administratives autorisant ou refusant l’ouverture d’une instruction pénale contre un fonctionnaire (article 6 de la loi no 4483) ainsi que contre les décisions de classement sans suite des plaintes (article 4 de la loi no 4483). Le Conseil d’État intervient selon le grade du fonctionnaire ou le niveau de l’administration décideuse au regard de la loi no 4483. Les oppositions formées contre les décisions, par exemple, du ministère de la Santé ou des rectorats des hôpitaux universitaires concernant le personnel médical relèvent de la compétence du Conseil d’État. Ces juridictions ne sont pas habilitées à ordonner d’office l’ouverture d’une instruction ou d’un complément d’enquête contre un fonctionnaire autre que celui ayant fait l’objet de l’instruction soumise à leur examen. Elles ont pour seule tâche de contrôler si la décision attaquée est fondée sur une enquête adéquate et suffisante répondant aux exigences du droit procédural. La décision litigieuse peut être infirmée en faveur des plaignants si, par exemple : – l’enquête ou la décision prise en conséquence ne couvre pas toutes les plaintes et/ou tous les plaignants ; – l’inspecteur chargé de l’enquête n’a pas mené l’instruction et les examens qui s’imposent en conformité avec les techniques et la diligence nécessaires ; – l’inspecteur ne disposait pas des compétences requises par la loi et pertinentes par rapport à l’objet de la plainte ; – il apparaît qu’il a été fait fi de la plainte alors qu’elle reposait sur des allégations concrètes. B. Le dédommagement des victimes dans le domaine des services publics de la santé Les principes généraux En vertu de l’article 13 de la loi no 2577 sur la procédure administrative, toute victime d’un dommage résultant d’un acte de l’administration peut demander réparation à cette dernière dans le délai d’un an à compter de la date de l’acte allégué. En cas de rejet de tout ou partie de la demande ou si aucune réponse n’a été obtenue dans un délai de soixante jours, la victime peut engager une procédure administrative. Selon l’article 13 de la loi no 657 sur les fonctionnaires de l’État, les personnes ayant subi un dommage du fait de l’exercice d’une fonction relevant du droit public ne peuvent assigner en justice que l’autorité publique dont relève le personnel médical en cause et non directement celui-ci. Ce principe puise dans l’article 129 § 5 de la Constitution, aux termes duquel : « Les actions en réparation des dommages résultant de fautes commises par des fonctionnaires et d’autres agents du secteur public dans l’exercice de leurs fonctions ne peuvent être intentées (...) que contre l’administration (...) » Ce régime est en contraste avec celui régissant la responsabilité civile des professionnels de la santé, ces derniers pouvant être directement mis en cause devant les juridictions civiles, selon le droit commun. Ainsi, dans le domaine de la santé publique, une action de pleine juridiction relative à un acte médical subi dans un établissement public (non militaire) ou aux défaillances du service fourni dans un tel établissement doit être dirigée contre l’entité administrative qui détient l’autorité décisionnelle finale quant audit établissement, non pas contre les dirigeants de celui-ci ou le personnel médical en poste, responsable de l’acte ou du dysfonctionnement incriminé. Selon le cas, l’entité en question sera, par exemple, le ministère de la Santé (pour les hôpitaux civils ou de recherches, les dispensaires publics, etc.), les rectorats d’université (pour les hôpitaux universitaires) ou les municipalités (pour les services sanitaires fournis au niveau local). Quant à l’obligation de l’administration du fait de tels actes, le droit administratif turc est fondé sur le régime de la « faute lourde de service », selon laquelle, seule une faute « lourde » peut engager la responsabilité de l’État du fait des actes et omissions commis par ses agents. Selon la jurisprudence du Conseil d’État, une faute simple peut parfois s’avérer suffisante pour dédommager les victimes. Cependant, cette flexibilité n’est généralement pas reconnue pour ce qui est des services publics, dits « à risque », dont les services sanitaires et hospitaliers. Ce point a été confirmé à maintes reprises par le Conseil d’État (voir, par exemple, 10e chambre, arrêt nos E. 2005/8407 et K. 2007/6526 du 28 décembre 2007), d’après lequel : « Conformément aux principes du droit administratif et à la jurisprudence bien établie du Conseil d’État, dans les cas où la personne lésée est la bénéficiaire d’un service, et où ce service présente un caractère à risque, la responsabilité de l’administration pour dédommager l’intéressé n’est engagée que si le préjudice résulte d’une faute lourde de service. Lorsqu’un bénéficiaire des services de santé – lesquels font partie des services comportant un risque – subi un préjudice, la réparation de celui-ci n’est possible que s’il y a une faute lourde de service imputable à l’administration. » Dans le domaine de la santé publique, la jurisprudence reconnaît que, en principe, l’« inaptitude professionnelle » du personnel médical est, en soi, constitutive d’une faute « lourde » de service, comme la Plénière des chambres administratives du Conseil d’État (arrêt du 18 octobre 2007, nos E. 2004/721 – K. 2007/2030) l’a dit en ces termes : « L’administration défenderesse (hôpital universitaire) chargée de mettre en œuvre les services publics de la santé, est tenue d’assurer que les soins et les interventions chirurgicales hospitaliers soient réalisés dans les règles de l’art médical, à l’aide d’un personnel fort de l’aptitude requise par le service, et ce, avec toute la diligence et l’attention nécessaires. La méconnaissance de ce devoir constitue une faute lourde de service et entraîne la responsabilité de l’administration. » S’agissant de défaillances structurelles des services de la santé on peut citer l’arrêt ci-dessous du 24 octobre 1966 (12e chambre du Conseil d’État, no 21/1966) : « (...) dans un environnement abritant beaucoup de nuisibles venimeux et où les cas d’empoisonnement risquent d’être très fréquents, il faut que les médicaments, l’équipement et le personnel nécessaires pour soigner les victimes de tels incidents soient en permanence disponibles dans les hôpitaux ; en l’espèce, toutefois, aucune de ces mesures n’a été dûment prise et, de ce fait, il y a eu faute lourde de l’administration dans la mise en œuvre d’un service public, de manière à engager la responsabilité de celle-ci en raison de l’incident qui a entraîné le décès de l’enfant (...) » La jurisprudence concernant les cas où une faute lourde de service se trouve établie Il existe de nombreux exemples de contentieux administratif concernant le dédommagement des victimes de négligences médicales et/ou de dysfonctionnements du service public de la santé, lorsqu’une faute lourde se trouve établie. Il convient de citer ceux qui permettent de se forger une idée sur l’interaction entre la décision, dans une affaire donnée, d’un tribunal administratif régional appelé à connaître d’une opposition au regard de la loi no 4483 et les jugements administratifs rendus, dans le contexte de la même affaire, relativement aux demandes de réparation (paragraphe 38 ci-dessus). Dans un premier cas, la patiente – en attente d’une intervention chirurgicale – déplorait que les soins hygiéniques préopératoires lui eussent été donnés par un personnel de sexe masculin et que les médecins eussent refusé de l’opérer à la suite d’une dispute survenue à ce propos entre le corps médical et sa famille. Elle avait finalement été transférée vers un autre hôpital, au motif « qu’une patiente ayant autant de griefs ne devait pas être opérée dans la clinique qu’elle désapprouvait ». En réalité, l’intervention avait été reportée aux motifs que la patiente n’avait pas été en mesure d’acheter elle-même le matériel chirurgical nécessaire et que, pour l’hôpital, procurer ce matériel par les voies officielles aurait pris trop de temps. La plainte pénale déposée en l’espèce contre le chef de la clinique n’avait pas abouti, l’autorité administrative ayant refusé l’ouverture de poursuites pénales contre lui, et cette décision avait été approuvée par le tribunal administratif régional d’Istanbul. Par la suite, l’intéressée a saisi le tribunal administratif d’Istanbul d’une action de pleine juridiction, en réclamant un dédommagement pour faute du service, à savoir le refus de lui administrer le traitement médical planifié. Le tribunal administratif d’Istanbul a rejeté l’action pour absence de circonstances propres à causer un préjudice moral quelconque. Sur pourvoi, le Conseil d’État a infirmé ce jugement, concluant que le transfert de cette patiente en attente d’une opération vers un autre hôpital en raison d’un manque de matériel médical constituait un déni du service public de la santé (arrêt du 8 février 2012 de la 10e chambre du Conseil d’État, E.2008/116–2012/425). Dans un autre dossier portant sur le décès de treize nouveau-nés des suites d’infections nosocomiales contractées dans le service néonatal de l’hôpital de Tepecik, les plaintes déposées par les familles contre le personnel médical concerné s’étaient également heurtées à un refus administratif d’ouverture de poursuites pénales et cette décision avait été confirmée par le tribunal administratif régional d’İzmir. Cependant, les 2e et 4e chambres du tribunal administratif d’İzmir ont donné gain de cause aux familles qui avaient introduit des actions de pleine juridiction et ont alloué des sommes au titre du dommage moral pour faute imputable au service public, considérant que, nonobstant l’impossibilité de déterminer avec certitude l’origine de cette contamination, un nombre aussi important de décès dans un même service dus à un même agent pathogène ne pouvait s’expliquer par un aléa médical et révélait l’existence d’une défaillance dans la mise en œuvre du service de santé (respectivement, jugement du 11 novembre 2010, E.2009/1374–K.2010/1609, et jugement du 10 octobre 2012, E.2009/1117–K.2012/1752). Une troisième affaire concerne l’administration à une femme d’un vaccin contre la rubéole sans que l’on eût vérifié auprès de celle-ci si elle était enceinte. Or cette vaccination, proscrite en cas de grossesse, a provoqué l’interruption de celle de la patiente. Le tribunal administratif régional d’İzmir avait confirmé la décision administrative de ne pas poursuivre le médecin traitant, mais la 4e chambre du tribunal administratif d’İzmir, saisie d’une action de pleine juridiction, a conclu à l’existence d’une faute du service au motif que celui-ci avait omis d’interroger la patiente sur sa grossesse et a alloué à l’intéressée une somme au titre du préjudice moral (jugement du 13 mai 2011, E.2010/1124–K.2011/677). Un dernier exemple porte sur le décès d’une personne emmenée aux urgences à la suite d’une chute dans les escaliers. Après avoir effectué des examens superficiels, les urgentistes ont demandé à la famille du patient de le conduire dans un autre hôpital, sans assistance ni ambulance. Faute de néphrologue dans ce second établissement, le patient a dû être transféré dans un troisième hôpital, où il est décédé. Dans cette affaire également, le refus de poursuivre au pénal les urgentistes du premier hôpital avait été confirmé par le tribunal administratif régional d’İzmir. Toutefois, appelé à connaître de l’action en réparation introduite par la famille, la 3e chambre du tribunal administratif d’İzmir a reconnu que l’absence d’une première intervention urgente adéquate, d’une assistance lors des transferts du patient et l’insuffisance du personnel médical constituaient une faute du service imputable à l’administration. La famille s’est vu accorder des sommes au titre du dommage moral (jugement du 29 mai 2009, E.2009/757–K.2009/939). Indépendamment de ce qui précède, il faut savoir que, dans le domaine du contentieux administratif, le juge ne saurait suppléer l’administration défenderesse, en adoptant un jugement de nature à constituer une mesure ou une décision administrative. Selon la jurisprudence constante des différentes chambres du Conseil d’État sur les ramifications de ce principe, une juridiction administrative ne saurait se substituer à l’administration et adopter une mesure à la place de celle-ci, et aucun acte ne saurait être imposé à l’administration par la voie du contentieux administratif ; aucun jugement administratif ne saurait enjoindre l’administration à prendre telle ou telle décision ni à adopter telle ou telle conduite ; les tribunaux administratifs ne peuvent en aucun cas ordonner à l’administration de prendre une décision ou une mesure dans un sens donné (voir, par exemple, 3e chambre, arrêt E.1989/1325, K.1989/2825 du 15 décembre 1989 ; 4e chambre, arrêts E.1999/5428, K.2000/2702 du 21 décembre 2000 et E.2001/4356, K.2002/3684 du 27 novembre 2002 ; 6e chambre, arrêt E.2004/4594, K.2006/4680 du 11 octobre 2006 ; 9e chambre, arrêt E.2004/3381, K.2002/5192 du 20 mai 2004). C. Les expertises médicales judiciaires en droit turc En Turquie, l’autorité qui joue un rôle prédominant en matière d’expertises médicales et médicolégales dans le contentieux civil et administratif est l’institut médico-légal, à savoir un organe public instauré par la loi no 2659 du 14 avril 1982 et relevant du ministère de la Justice. Bien que sa compétence ne soit pas légalement exclusive, elle l’est tout au moins dans la pratique judiciaire, étant donné que notamment le Conseil d’État privilégie son intervention et que, par conséquent, les juges y recourent quasi systématiquement. L’institut médicolégal s’acquitte de ses missions d’expertise judiciaire par le truchement d’une assemblée plénière, de six conseils d’experts et de six comités d’expertise (articles 6 à 8 de la loi no 2659). Selon l’article 16-II a) de ladite loi, les expertises afférentes aux cas de décès relèvent du conseil d’experts no 1 (paragraphe 18 ci-dessus), composé d’un président, de deux légistes et d’un spécialiste dans chacune des disciplines suivantes : pathologie, gastro-entérologie, chirurgie générale, cardiologie, neurochirurgie, anesthésiologie-réanimation, gynécologie-obstétrique et pédiatrie (article 7 a)). En vertu de l’article 23-B de la loi no 2659, les décisions des conseils d’experts sont soumises à un quorum de quatre membres et sont prises à la majorité, le vote du président étant décisif. Il n’est pas possible de délibérer en l’absence du membre spécialiste de la discipline médicale afférente à l’objet du litige sous examen. La loi no 2659 et le corpus de droit administratif ne contiennent pas de normes spécifiques concernant les compétences professionnelles requises des experts de l’institut médicolégal ni la teneur ou la qualité des rapports d’expertise. En la matière, le code de procédure administrative no 2577 (article 31) renvoyait, à l’époque pertinente, aux dispositions de l’ancien code de procédure civile no 1086 (articles 275 à 286), dont seul l’article 281 exigeait que de tels rapports couvrent : « (...) les circonstances matérielles sous examen, les motifs, la conclusion et, en cas de désaccord entre les experts, la raison de celui-ci (...) » La différence la plus importante entre les régimes instaurés par ces deux codes est que dans le contentieux administratif, la désignation des experts est faite d’office par la juridiction de jugement, sans participation aucune des parties au litige. En matière d’expertises médicales, la question des compétences des experts a plutôt été développée par la doctrine. Il est néanmoins des affaires civiles, où la 13e chambre de la Cour de cassation s’est prononcée tant sur la qualification des experts, dont ceux de l’institut médicolégal, que sur la qualité de leurs rapports. Les exemples ci-dessous, bien que postérieurs à l’incident en cause en l’espèce, permettent de comprendre la position de la Cour de cassation sur ces points ainsi que de dégager quelques lignes directrices : – la participation d’un seul spécialiste dans le domaine afférent au litige est insuffisante pour élaborer un rapport d’expertise médicale ; il échet de missionner, parmi des universitaires, des spécialistes dans le domaine précis, forts d’une carrière académique (arrêts du 12 novembre 2009, E.2009/3481- K.2009/13100, du 11 avril 2011, E.2010/7997- K.2011/5581 ; du 18 octobre 2011, E.2011/3954- K.2011/14623, du 1er octobre 2009, E.2009/3832- K.2010/10716 ; du 10 février 2012, E.2011/18651- K.2012/2596 ; du 10 février 2012, E.2011/19134- K.2012/2628 ; du 19 octobre 2011, E.2011/9912- K.2011/14750, et du 28 septembre 2009, E.2009/4667- K.2009/10460) ; – une expertise médicale est défaillante si elle ne répond pas à la question de savoir si le médecin mis en cause peut être tenu responsable ou non du préjudice allégué (arrêts du 12 novembre 2009, E.2009/3481- K.2009/13100, et du 10 février 2012, E.2011/19134- K.2012/2628) ; – pour être fiable et convaincant, un rapport d’expertise doit cadrer avec l’objet du litige, chercher à élucider les faits et répondre aux arguments des parties (arrêts du 21 février 2011, E.2010/7743- K.2011/2466 ; du 7 juillet 2010, E.2010/3254- K.2010/10138, et du 10 février 2012, E.2011/19134- K.2012/2628) ; – une expertise médicale doit évaluer les éléments scientifiques relatifs au diagnostic et au suivi du patient et, en particulier, la pertinence de la stratégie thérapeutique adoptée en l’occurrence (arrêt du 11 avril 2011, E.2010/7997- K.2011/5581) ; – on ne saurait asseoir un jugement à partir d’un rapport insuffisant qui conclut, de manière abstraite, à l’existence d’une complication, sans expliquer quelles seraient ces complications ni s’il existait d’autres méthodes de traitement ni ce qui se serait passé dans un hôpital mieux équipé (arrêts du 18 octobre 2011, E.2011/3954- K.2011/14623 ; du 18 juin 2007, E.2007/2916- K.2007/8485, du 23 mars 2010, E.2009/13214- K.2010/3694, et du 1er octobre 2009, E.2009/3832- K.2010/10716) ; – un rapport fondé uniquement sur les dires du médecin mis en cause et qui contient des affirmations abstraites, non motivées et non étayées, n’est pas fiable (arrêt du 1er octobre 2009, E.2009/3832- K.2010/10716) ; – un rapport d’expertise qui passe sous silence des éléments indiquant qu’il pourrait y avoir eu faute médicale, pour conclure que l’intervention litigieuse cadrait avec les règles de la médecine et qu’aucune erreur n’était attribuable au médecin, n’est pas fiable (arrêt du 19 octobre 2011, E.2011/9912- K.2011/14750) ; – une expertise doit se pencher sur tous les éléments du dossier concernant les différentes phases du traitement, sans se contenter d’arguer de l’absence de tel ou de tel élément relatif à un stade précis des soins prodigués (arrêt du 28 septembre 2009, E.2009/4667- K.2009/10460).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1976 et est actuellement détenu à la prison d’Ittre. Au cours de la nuit du 3 au 4 décembre 2007, le requérant, et ses deux co-accusés, N.C. et G.K., se rendirent à Lot à bord d’un véhicule de marque Volvo qu’ils avaient volé durant la nuit du 15 au 16 novembre 2007. Ils y tentèrent de voler une camionnette de marque Renault mais, suite à l’échec de leur projet, voulaient repartir à bord de la voiture Volvo. Comme cette dernière avait cependant une défaillance technique, ils ne pouvaient s’éloigner des lieux. Le requérant et N.C., cagoulés et armés, s’introduisirent alors dans la demeure de la famille S. afin d’y voler une voiture de marque Peugeot, ainsi qu’un trousseau en contenant les clés, pour quitter les lieux. Ils furent cependant découverts par I.S. et le requérant ou N.C. tira sur I.S. à l’aide d’un pistolet, le blessant grièvement et lui causant une incapacité permanente de travail. Une patrouille de police – voiture dans laquelle K.V.N. avait pris place au siège passager – qui avait été alertée et qui venait inspecter la voiture Volvo, arriva au moment où le trio allait fuir dans la Peugeot. Soudainement, la vitre côté passager de la voiture de police se brisa et K.V.N. s’effondra. Elle décéda sur place. L’expertise balistique et l’instruction judiciaire démontrèrent que la voiture de police avait été touchée par au moins seize balles tirées par G.K. à l’aide d’une arme de guerre afin de couvrir sa fuite et celle du requérant et de N.C. à bord du véhicule Peugeot utilisé par la famille S. et appartenant à la société L. Dans la voiture Volvo furent retrouvés notamment un sac de sport contenant des tournevis, des pinces, des tenailles, un pied-de-biche et un rouleau de tape, ainsi que deux gilets pare-balles, deux talkies-walkies, une arme de guerre et deux chargeurs de munitions collés l’un à l’autre par du tape. L’ADN nucléaire du requérant fut déterminée dans l’empreinte ADN mixte trouvée sur une pince à tête plate et sur la fermeture velcro d’un gilet pare-balles. Par ailleurs, quatre cheveux ou poils présentant un profil correspondant au requérant furent retrouvés au niveau de la place conducteur et dans le coffre du véhicule Volvo. L’ADN de G.K. et de N.C. fut aussi mis en exergue sur des objets contenus dans le sac de sport susmentionné. L’ADN du requérant et de N.C. fut encore retrouvée sur des objets situés dans le coffre dudit véhicule, et l’ADN de G.K. sur les ceintures de sécurité localisées à l’avant et à l’arrière droite de cette même voiture. Enfin, l’instruction releva de nombreux contacts téléphoniques entre le requérant, G.K. et N.C. avant les faits, mais aucun appel durant les faits, et que les trois prévenus avaient quitté la Belgique le 6 décembre 2007. Par arrêt du 25 mars 2010 de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles, le requérant, N.C. et G.K. furent renvoyés devant la cour d’assises de l’arrondissement administratif de Bruxelles-Capitale notamment pour ces faits. Parmi les questions formulées par le président de la cour d’assises à l’attention du jury figuraient les questions suivantes : « Question no 56 (Principale) Pour avoir, - soit exécuté l’infraction décrite ci-dessous ou coopéré directement à son exécution, - soit, par un fait quelconque, prêté pour son exécution une aide telle que, sans son assistance, l’infraction n’eût pu être commise, - soit, par dons, promesses, menaces, abus d’autorité ou de pouvoir, machinations ou artifices coupables, directement provoqué à l’infraction, [Le requérant] est-il coupable d’avoir dans l’arrondissement judiciaire de Bruxelles, la nuit du 3 au 4 décembre 2007, frauduleusement soustrait divers objets mobiliers dont, notamment un véhicule de marque Peugeot [...] qui ne lui appartenait pas, au préjudice de [la société L.] ? » « Question no 58 (Accessoire à la question no 56 et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a été répondu affirmativement à la question no 56) [Le requérant] a-t-il perpétré la soustraction frauduleuse décrite à la question no 56 avec la circonstance que celle-ci a été commise à l’aide de violences ou de menaces ? » « Question no 66 (Accessoire aux questions nos 56 et 58 et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a été répondu affirmativement aux questions nos 56 et 58) [Le requérant] a-t-il perpétré la soustraction frauduleuse décrite à la question no 56 et précisée à la question no 58 avec la circonstance qu’un homicide a été commis volontairement et avec intention de donner la mort sur la personne de [K.V.N], soit pour faciliter le vol, soit pour en assurer l’impunité ? » « Question no 89 (Principale) Pour avoir, - soit exécuté l’infraction décrite ci-dessous ou coopéré directement à son exécution, - soit, par un fait quelconque, prêté pour son exécution une aide telle que, sans son assistance, l’infraction n’eût pu être commise, - soit, par dons, promesses, menaces, abus d’autorité ou de pouvoir, machinations ou artifices coupables, directement provoqué à l’infraction, [Le requérant] est-il coupable d’avoir dans l’arrondissement judiciaire de Bruxelles, la nuit du 3 au 4 décembre 2007, frauduleusement soustrait divers objets mobiliers dont, notamment, un trousseau de clés [...] qui ne lui appartenait pas, au préjudice de [la famille S.] ? » « Question no 91 (Accessoire à la question no 89 et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a été répondu affirmativement à la question no 89) [Le requérant] a-t-il perpétré la soustraction frauduleuse décrite à la question no 89 avec la circonstance que celle-ci a été commise à l’aide de violences ou de menaces ? » « Question no 99 (Accessoire aux questions nos 89 et 91 et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a été répondu affirmativement aux questions nos 89 et 91) [Le requérant] a-t-il perpétré la soustraction frauduleuse décrite à la question no 89 et précisée à la question no 91 avec la circonstance qu’un homicide a été commis volontairement et avec intention de donner la mort sur la personne de [K.V.N], soit pour faciliter le vol, soit pour en assurer l’impunité ? » Par arrêt de motivation du 11 avril 2011, la cour d’assises déclara le requérant coupable notamment d’avoir, en qualité d’auteur, la nuit du 3 au 4 décembre 2007, commis des vols à l’aide de violences ou de menaces, avec entre autres la circonstance que sur la personne de la policière K.V.N. a été volontairement commis un homicide avec intention de donner la mort, soit pour faciliter le vol, soit pour en assurer l’impunité (article 475 du code pénal). Après avoir noté que le requérant et N.C. étaient sortis de la maison de la famille S., où ils venaient de commettre le vol qualifié en question du trousseau de clés et de la voiture Peugeot, la cour d’assises releva que G.K. tira sur la voiture de police qui arrivait sur les lieux, tuant K.V.N. et blessant grièvement le deuxième policier présent dans la voiture. La cour d’assises conclut tout d’abord qu’il ne saurait y avoir de doute quant au caractère volontaire des coups de feu et à l’intention de tuer de G.K., le flanc droit du véhicule de police ayant été atteint par au moins seize impacts de balles primaires tirés à une distance de cinq mètres à l’aide d’une arme de guerre automatique. Elle poursuivit en ces termes : « La circonstance aggravante de meurtre pour faciliter le vol doit également être imputée respectivement [à N.C. et au requérant] dans la mesure où, étant sur les lieux avec une voiture volée, gantés, cagoulés et lourdement armés, ils avaient conscience que cette circonstance constituait un élément ou une suite prévisible de la commission de l’infraction et que malgré cette connaissance, ils ne se sont à aucun moment désolidarisés du tireur et ont persisté dans la volonté de s’associer au vol qu’ils avaient prévu de commettre. La nature des armes emportées en connaissance de cause par les trois accusés ne peut laisser aucun doute quant à la connaissance du risque de causer la mort de quelqu’un et l’acceptation de cette possibilité. » La cour d’assises fixa la peine par un arrêt du 12 avril 2011 et condamna le requérant à trente ans de réclusion. Le requérant se pourvut en cassation et invoqua notamment la violation l’article 6 §§1 et 2 de la Convention. Il reprocha à la cour d’assises de l’avoir déclaré coupable de meurtre pour faciliter le vol, en qualité d’auteur ou de co-auteur, en raison de sa « connaissance du risque de causer la mort de quelqu’un et de l’acceptation de cette possibilité », alors que sa passivité ne pouvait justifier légalement sa condamnation sur base de l’article 66 du code pénal. Par arrêt du 12 octobre 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant en ces termes : « Le jury a relevé que la circonstance aggravante de meurtre devait être retenue à charge du demandeur dans la mesure où, étant sur les lieux avec une voiture volée, ganté, cagoulé et lourdement armé, il avait conscience que cette circonstance constituait un élément ou une suite prévisible de la commission de l’infraction et que, malgré cette connaissance, il ne s’est à aucun moment désolidarisé du tireur et a persisté dans sa volonté de s’associer au vol qu’ils avaient prévu de commettre. Par ces considérations, l’arrêt motive régulièrement et justifie légalement sa décision que le demandeur s’est rendu coupable de cette prévention en qualité d’auteur ou co-auteur, pour avoir coopéré directement à son exécution. » II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Le code pénal, tel qu’en vigueur au moment des faits, disposait en ses parties pertinentes ce qui suit : Article 66 « Seront punis comme auteurs d’un crime ou d’un délit : Ceux qui l’auront exécuté ou qui auront coopéré directement à son exécution; Ceux qui, par un fait quelconque, auront prêté pour l’exécution une aide telle que, sans leur assistance, le crime ou le délit n’eût pu être commis; Ceux qui, par dons, promesses, menaces, abus d’autorité ou de pouvoir, machinations ou artifices coupables, auront directement provoqué à ce crime ou à ce délit; Ceux qui, soit par des discours tenus dans des réunions ou dans des lieux publics, soit par des écrits, des imprimés, des images ou emblèmes quelconques, qui auront été affichés, distribués ou vendus, mis en vente ou exposes aux regards du public, auront provoqué directement à le commettre, sans préjudice des peines portées par la loi contre les auteurs de provocations à des crimes ou à des délits, même dans le cas où ces provocations n’ont pas été suivies d’effet. » Article 67 « Seront punis comme complices d’un crime ou d’un délit : Ceux qui auront donné des instructions pour le commettre; Ceux qui auront procuré des armes, des instruments, ou tout autre moyen qui a servi au crime ou au délit, sachant qu’ils devaient y servir; Ceux qui, hors le cas prévu par le § 3 de l’article 66, auront, avec connaissance, aidé ou assisté l’auteur ou les auteurs du crime ou du délit dans les faits qui l’ont préparé ou facilité, ou dans ceux qui l’ont consommé. » Article 468 « Quiconque aura commis un vol à l’aide de violences ou de menaces sera puni de la réclusion de cinq ans à dix ans. » Article 471 « Dans les cas prévus aux articles 468, 469 et 470 la peine sera celle de la réclusion de dix ans à quinze ans : si l’infraction a été commise avec effraction, escalade ou fausses clés; [...] si l’infraction a été commise la nuit; si l’infraction a été commise par deux ou plusieurs personnes; si le coupable a utilisé un véhicule ou tout autre engin motorisé ou non pour faciliter l’infraction ou pour assurer sa fuite. » Article 472 « Dans les cas prévus aux articles 468, 469 et 470 la peine sera celle de la réclusion de quinze ans à vingt ans : si l’infraction a été commise avec deux des circonstances mentionnées à l’article 471; si des armes ou des objets qui y ressemblent ont été employés ou montrés, ou si le coupable a fait croire qu’il était armé; si, pour faciliter l’infraction ou pour assurer sa fuite, le coupable a utilisé un véhicule ou tout autre engin motorisé ou non, obtenu à l’aide d’un crime ou d’un délit; [...]. » Article 474 « Si les violences ou les menaces exercées sans intention de donner la mort l’ont pourtant causée, les coupables seront condamnés à la réclusion de vingt à trente ans. » Article 475 « Le meurtre commis pour faciliter le vol ou l’extorsion, soit pour en assurer l’impunité, sera puni de la réclusion à perpétuité. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1980. Il est actuellement détenu à la prison de Brăila. Le 21 mai 2013, le requérant fut placé en détention à la suite de sa condamnation pénale à une peine de quatre ans d’emprisonnement pour vol. A. Les conditions de détention dans les locaux de l’inspection générale de la police de Galaţi Du 21 mai au 17 juin 2013, le requérant fut détenu dans les locaux de l’inspection générale de la police de Galaţi. La version du requérant Le requérant indique avoir été placé dans une cellule de 18 m² qu’il aurait partagée avec cinq autres détenus. Il ajoute qu’il y avait dans cette cellule une toilette qui n’aurait pas été cloisonnée et un lavabo. Il affirme que l’éclairage naturel n’était pas suffisant puisque la cellule aurait été pourvue d’une seule fenêtre et que celle-ci aurait mesuré un mètre de large et vingt-cinq centimètres de haut. Il indique aussi avoir bénéficié d’un droit de promenade d’une heure et demie par jour et précise que la promenade avait lieu dans une cour d’une superficie d’environ 30 m². La version du Gouvernement Le Gouvernement indique que le requérant a été détenu dans une cellule de 12,60 m² prévue pour cinq détenus et que cette cellule était dotée d’une toilette et d’un lavabo. Il ne donne aucune précision sur le cloisonnement de la toilette. B. Les conditions de détention à la prison de Galaţi Du 17 juin au 5 novembre 2013, le requérant fut détenu à la prison de Galaţi. La version du requérant Le requérant indique avoir été détenu dans une cellule d’environ 30 m² qu’il aurait partagée avec quatorze autres détenus. Il ajoute que les lits étaient superposés sur trois niveaux, que la cellule était dotée d’une toilette, qu’un lavabo et une douche séparés de la cellule étaient à la disposition des détenus et que l’eau chaude était fournie deux fois par semaine pendant trente minutes. La version du Gouvernement Le Gouvernement indique que le requérant a successivement occupé plusieurs cellules, que chacune de ces cellules avait une superficie de 24 m² et pouvait accueillir dix à douze personnes et que chaque détenu bénéficiait de son propre lit. Le Gouvernement précise que les détenus avaient accès à un groupe sanitaire séparé des cellules et à des espaces aménagés pour garder les aliments. Il ajoute que les cellules étaient pourvues d’éclairage naturel et artificiel et dotées de mobilier et que les détenus avaient accès à l’eau chaude deux fois par semaine. C. Les conditions de détention à la prison de Satu Mare Du 15 novembre 2013 au 14 juillet 2014, le requérant fut détenu à la prison de Satu Mare. La version du requérant Le requérant indique avoir partagé une cellule d’environ 42 m² avec seize autres détenus. Il soutient que, en raison d’un manque d’espace, les détenus pouvaient à peine rester debout entre les lits puisque ceuxci auraient été distants de 20 à 25 centimètres. Il indique que la salle de bain était dotée d’une toilette, d’un lavabo et de deux douches, qu’il devait toujours faire la queue pour avoir accès au WC, qu’il y avait des moisissures sur les murs et que l’eau chaude était fournie deux fois par semaine pendant une heure. Il expose que la cellule ne disposait pas de mobilier adapté et qu’il était par conséquent obligé de prendre ses repas sur le lit et de conserver la nourriture dans une boîte en carton placée sous le lit. Le requérant ajoute que la salle de bain et surtout les lavabos étaient sales et que les lits étaient toujours équipés de matelas usés, très sales, malodorants et infestés de punaises. Il indique enfin que la cour de promenade était d’une superficie d’environ 48 m² et que quatre-vingts à cent détenus sortaient en même temps pour la promenade. La version du Gouvernement Le Gouvernement indique que le requérant a été successivement détenu dans des cellules mesurant 24,79 m², 30,94 m² et 8,38 m² et qu’il a dû partager celles-ci avec seize, vingt et cinq détenus, respectivement. Il affirme que le requérant a bénéficié d’un lit individuel dans chaque cellule. Le Gouvernement précise ce qui suit : les cellules étaient éclairées de manière artificielle et naturelle ; elles étaient dotées d’un système de chauffage ; les détenus avaient accès à l’eau froide courante, à l’eau chaude et à la télévision ; chaque cellule disposait de son propre groupe sanitaire avec toilettes, lavabos et de une ou deux cabines de douche ; le temps alloué pour l’accès à la douche était de trente minutes pour une cellule accueillant quatre à six détenus et de deux heures pour une cellule occupée par dix-sept à vingt-deux détenus. Le Gouvernement indique également que les cellules étaient dotées de mobilier, que les détenus avaient à leur disposition des espaces pour la promenade et une salle pour faire du sport et qu’ils pouvaient se servir de cette dernière pour une durée de deux heures par jour. Il ajoute que le nettoyage des cellules relevait de la responsabilité des détenus et que des actions de désinsectisation et de dératisation étaient menées régulièrement. Par ailleurs, le Gouvernement soutient que, lors de son placement dans la prison de Satu Mare, le requérant avait déclaré être nonfumeur et avait été logé dans une cellule avec des non-fumeurs, puis que, par la suite, le 19 juin 1014, l’intéressé avait déclaré être fumeur et demandé à être transféré dans une cellule avec des fumeurs, ce que l’administration de la prison aurait accepté. En outre, le Gouvernement indique que, le 7 avril 2014, le requérant avait fait une demande auprès de l’administration de la prison pour recevoir des repas végétariens. Il affirme que la règle applicable en la matière, à savoir l’ordre du ministre de la Justice no 2713/C/2001, ne prévoyait pas de manière expresse ce type de nourriture et que, par conséquent, l’administration de la prison avait inscrit le requérant sur la liste des détenus recevant des repas de carême prévus par la « norme 17 », à savoir de la nourriture préparée sans produit d’origine animale (« norma 17 – mâncare de post fără produse de origine animală »). D. Les conditions de détention à la prison de Brăila Depuis le 18 juillet 2014, le requérant est détenu à la prison de Brăila, où il avait déjà été détenu du 5 au 15 novembre 2013. La version du requérant Le requérant indique avoir partagé une première cellule avec vingt autres personnes. Selon lui, les lits étaient superposés sur quatre niveaux et, en raison d’un nombre réduit de lits, les détenus étaient obligés parfois de dormir à deux dans le même lit. Le requérant indique également avoir partagé une autre cellule avec seize autres personnes et avoir eu à sa disposition un lit superposé situé au troisième et dernier niveau. Il précise qu’il devait rester allongé dans ce lit parce que celui-ci aurait été trop proche du plafond. Il affirme que cette cellule disposait d’une seule fenêtre et d’une salle de bain d’environ 1 m² équipée d’un WC et que, en été, l’eau des toilettes était coupée entre 21 heures et 5 heures. Le requérant précise que l’eau chaude était fournie deux fois par semaine pendant une heure. Il indique aussi que l’espace de rangement était insuffisant et qu’il devait mettre la nourriture et ses affaires personnelles sous le lit. Par ailleurs, le requérant indique avoir fait une demande auprès des gardiens de la prison pour bénéficier d’une alimentation végétarienne et s’être entendu dire par ceux-ci que la période du carême n’avait pas commencé. En outre, il affirme avoir été placé dans une cellule pour fumeurs alors qu’il serait non-fumeur. Il soutient que, même lors de son placement dans des cellules pour non-fumeurs, les détenus outrepassaient l’interdiction de fumer. La version du Gouvernement Le Gouvernement indique que le requérant a été détenu successivement dans des cellules mesurant 27,52 m², 24,45 m² et 33,49 m² et prévues pour accueillir entre dix-huit à vingt et un, treize à quinze et dixhuit à vingt et un détenus, respectivement. Il indique aussi que le requérant avait refusé de s’alimenter à certains moments et qu’il avait alors été placé seul dans une cellule de 12,18 m². Il expose aussi que, à son arrivée dans cette prison, le requérant avait déclaré être non-fumeur et avait été placé dans des cellules pour nonfumeurs. Il ajoute que, plus tard, le 1er septembre 2014, le requérant avait déclaré être fumeur et demandé à être transféré dans une cellule avec des fumeurs et que sa demande avait été acceptée par l’administration de la prison. Le Gouvernement indique également que le requérant avait été transféré à l’hôpital-prison de Dej le 30 octobre 2014 et qu’il y était resté jusqu’au 10 novembre 2014. Enfin, il soutient que le requérant n’a pas fait de demande auprès de l’administration de la prison de Brăila pour recevoir des repas végétariens. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce ainsi que les conclusions du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) rendues à la suite de plusieurs visites effectuées dans des prisons roumaines, tout comme ses observations à caractère général, sont résumés dans l’arrêt Iacov Stanciu c. Roumanie (no 35972/05, §§ 113-129, 24 juillet 2012). Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 275/2006 sur l’exécution des peines ainsi que la jurisprudence fournie par le Gouvernement sont décrites dans l’affaire Cucu c. Roumanie (no 22362/06, § 56, 13 novembre 2012). Dans son rapport publié le 11 décembre 2008 à la suite de sa visite en juin 2006 dans plusieurs établissements pénitentiaires roumains, le CPT a indiqué : « § 70 : (...) le Comité est très gravement préoccupé par le fait que le manque de lits demeure un problème constant non seulement dans les établissements visités mais également à l’échelon national, et ce, depuis la première visite en Roumanie en 1995. Il est grand temps que des mesures d’envergure soient prises afin de mettre un terme définitif à cette situation inacceptable. Le CPT en appelle aux autorités roumaines afin qu’une action prioritaire et décisive soit engagée afin que chaque détenu hébergé dans un établissement pénitentiaire dispose d’un lit. En revanche, le Comité se félicite que, peu après la visite de juin 2006, la norme officielle d’espace de vie par détenu dans les cellules ait été amenée de 6 m3 (ce qui revenait à une surface de plus ou moins 2 m² par détenu) à 4 m² ou 8 m3. Le CPT recommande aux autorités roumaines de prendre les mesures nécessaires en vue de faire respecter la norme de 4 m² d’espace de vie par détenu dans les cellules collectives de tous les établissements pénitentiaires de Roumanie. » Dans son rapport publié le 24 novembre 2011 à la suite de sa visite du 5 au 16 septembre 2010 dans plusieurs établissements pénitentiaires, le CPT a conclu que le taux de surpopulation carcérale restait un problème majeur en Roumanie. Dans son dernier rapport publié le 24 septembre 2015 à la suite de sa visite du 5 au 17 juin 2014 dans trois prisons de Roumanie, le CPT a relevé que le surpeuplement demeurait un problème important dans les établissements pénitentiaires du pays. Il nota qu’au moment de la visite, la population carcérale s’élevait à 32 428 détenus pour 19 427 places et fit appel aux autorités roumaines afin de prendre les mesures qui s’imposaient en vue de respecter la norme de 4 m² d’espace de vie par détenu en cellules collectives dans deux des trois prisons visitées. Les dispositions pertinentes en l’espèce du règlement d’application de la loi no 275/2006 sur les droits des personnes détenues régissant la possibilité pour celles-ci de recevoir de la nourriture en prison sont résumées dans l’affaire Vartic c. Roumanie (no 2) (no 14150/08, §§ 26-27, 17 décembre 2013).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés respectivement en 1974 et 1976 et résident à Bruxelles. A. Sur les faits survenus en Russie selon les requérants Les requérants sont un couple russe, originaire de la ville de Grozny en Tchétchénie. Le premier requérant dit avoir vécu en Ingouchie entre la fin de l’année 1999 et 2005. D’après lui, son père avait été élevé avec Djokhar Doudaïev, qui exerça les fonctions de président de la Tchétchénie lorsqu’elle déclara son indépendance en 1991, et l’avait toujours soutenu politiquement. Doudaïev fut assassiné en 1996 par l’armée russe. Le premier requérant rapporte avoir été arrêté, détenu et maltraité à plusieurs reprises parce qu’il n’était pas en mesure de présenter son passeport au passage des postes de contrôle. Il évoque notamment une détention d’une vingtaine de jours en décembre 1999. D’après le premier requérant, le 18 août 2006, son père fut assassiné par des partisans de Ramzan Kadyrov, l’actuel président de la République de Tchétchénie. En octobre 2006, le frère aîné du requérant tua alors un des membres de la famille Kadyrov pour venger la mort de leur père. Les requérants rapportent que deux mois plus tard, lors d’une fête d’anniversaire, ils furent attaqués par des membres de la famille Kadyrov. Ils s’enfuirent alors en Ingouchie chez la sœur du premier requérant. Le lendemain, la mère du premier requérant l’informa que plusieurs hommes étaient entrés chez elle pour chercher le requérant. Les requérants racontent qu’ils sont alors partis chez un ami où ils restèrent jusqu’au 27 janvier 2007, lorsque la sœur du premier requérant les informa que plusieurs hommes avaient obligé son mari à leur dire où ils se trouvaient. En raison des craintes de représailles, les requérants quittèrent la Russie le 29 janvier 2007. Le beau-frère du premier requérant resta en Tchétchénie et aurait été assassiné le 24 août 2007 par des partisans de Kadyrov. Le requérant est en possession du rapport de police concernant le meurtre qui mentionne le fait que son beau-frère fut tué par kalachnikov et qu’une enquête pénale est en cours à ce sujet. B. Sur les faits tels qu’ils se sont déroulés en Belgique Les procédures d’asile a) La première demande d’asile Les requérants arrivèrent en Belgique le 31 janvier 2007. Ils introduisirent une demande d’asile le lendemain. Le 8 février 2007, l’Office des étrangers (« OE ») déclara leur demande d’asile irrecevable et leur notifia un ordre de quitter le territoire. L’OE considéra que la spirale de vengeance personnelle dans laquelle les requérants alléguaient se trouver ne constituait pas un motif d’asile et qu’ils n’avaient pas invoqué de motifs sérieux qui prouvaient qu’ils encouraient le risque réel d’un préjudice grave en cas de renvoi vers leur pays d’origine. Le 27 mars 2007, le Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides (« CGRA ») confirma le rejet de la demande d’asile. Il considéra que le récit des requérants manquait de crédibilité du fait des contradictions dans leurs déclarations respectives, en particulier concernant leur mariage et leur rencontre, et qu’il n’était dès lors pas possible de se fier à leur récit. De plus, les requérants avaient des connaissances insuffisantes de la ville et de la région de Grozny. Le 6 décembre 2010, le Conseil d’État rejeta les recours en annulation introduits par les requérants au motif que les requérants firent défaut à l’audience du 10 novembre 2010. Le 1er février 2012, les requérants furent notifiés d’un ordre de quitter le territoire contre lequel ils n’introduisirent pas de recours. Le 18 avril 2012, la deuxième requérante fut appréhendée en séjour illégal. Elle fut alors notifiée d’un ordre de quitter le territoire avec décision de privation de liberté en vue de l’éloignement. Elle fut placée au centre fermé 127bis de Steenokkerzeel. b) La deuxième demande d’asile Le 29 mai 2012, la deuxième requérante introduisit une deuxième demande d’asile. Le premier requérant fit de même le lendemain. À l’appui de leur demande d’asile, les requérants déposèrent un avis paru dans le journal Terskaya Pravda le 17 avril 2007 et deux avis similaires parus dans le journal Groznensky Rabochiy respectivement le 17 avril 2007 et le 11 mai 2012, desquels il ressortait que le premier requérant serait recherché par des personnes non identifiées qui offraient une récompense pour toute information relative à son adresse. Les requérants déposèrent également l’acte de décès du beau-frère du premier requérant ainsi que le rapport concernant l’enquête relative au décès de celui-ci. Le 31 mai 2012, les requérants furent notifiés d’un ordre de quitter le territoire avec décision de maintien en un lieu déterminé en vue de l’éloignement. Le premier requérant fut à son tour placé au centre fermé 127bis de Steenokkerzeel. Le 1er juin 2012, l’OE refusa de prendre en considération la demande au motif qu’il n’y avait pas d’éléments nouveaux au sens de l’article 51/8 de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, au séjour, à l’établissement et à l’éloignement des étrangers (« loi sur les étrangers ») par rapport à la précédente demande d’asile. S’agissant des annonces parues dans des journaux, l’OE considéra qu’il ne s’agissait pas d’une source objective ou d’un document rédigé par une autorité mais que ceux-ci avaient un caractère sollicité puisqu’il pouvait être demandé à ce qu’un tel article soit publié. S’agissant de l’acte de décès du beau-frère du premier requérant, celui-ci ne précisait pas les causes du décès. S’agissant du rapport concernant l’enquête relative au décès du beau-frère, le rapport ne mentionnait pas le requérant et ne le concernait pas. Enfin, concernant les déclarations du requérant relatives au décès de ses parents et frères, il ne s’agissait que de déclarations sans lien avec les motifs de fuite du requérant. Par conséquent, l’OE conclut que les requérants n’avaient pas produit d’éléments nouveaux montrant qu’il y avait des indices sérieux d’une crainte fondée de persécution. Le 5 juin 2012, les requérants introduisirent une demande en suspension d’extrême urgence des ordres de quitter le territoire du 31 mai 2012 ainsi que des décisions de refus de prise en considération du 1er juin 2012. Ils firent notamment valoir qu’il n’était pas raisonnable de penser que les requérants avaient eux-mêmes placé les avis dans des journaux locaux. Le 6 juin 2012, le Conseil du contentieux des étrangers (« CCE ») rejeta la demande en suspension d’extrême urgence. En tant que le recours était dirigé contre les décisions de privation de liberté, il était irrecevable, cette compétence relevant de la chambre du conseil. Le recours était également irrecevable en tant que dirigé contre les ordres de quitter le territoire compte tenu du fait que les requérants n’avaient pas d’intérêt à agir puisqu’ils n’avaient pas contesté le premier ordre de quitter le territoire délivré le 1er février 2012. S’agissant du refus de prise en considération de leur demande d’asile par l’OE, le CCE releva que les requérants essayaient en fait de démontrer la crédibilité de leur première demande d’asile par les documents fournis à l’appui de leur deuxième demande. Ils basaient leur deuxième demande d’asile sur les faits et déclarations développés lors de leur première demande d’asile ; ils n’avaient donc pas démontré fournir des éléments nouveaux relatifs à des faits ou des situations qui se seraient déroulés après la dernière phase de leur précédente demande d’asile. L’OE avait donc à bon droit estimé qu’ils n’avaient pas apporté d’éléments nouveaux au sens de l’article 51/8 de la loi sur les étrangers. De plus, le CCE souligna que les requérants avaient choisi de déposer des documents en russe sans traduction alors qu’il leur revenait de fournir une traduction de ces documents. Le 12 juin 2012, les requérants introduisirent un recours en annulation des ordres de quitter le territoire ainsi qu’un recours en annulation des décisions de refus de prise en considération de leur deuxième demande d’asile. Ce recours en annulation fut rejeté par un arrêt du CCE du 13 septembre 2012. Les requérants ne pouvaient pas alléguer la violation de la Convention de Genève car celle-ci ne relevait pas de la compétence de l’OE qui ne pouvait examiner que s’il existait des éléments nouveaux à l’appui de la nouvelle demande d’asile. La charge de la preuve des éléments nouveaux revenait aux requérants, et il leur revenait donc également de faire traduire les documents en russe. Dans leur demande d’asile, les requérants n’avaient pas fait part de leur impossibilité financière de faire traduire lesdits documents. Les requérants ne démontraient pas que l’appréciation faite par l’OE desdits documents était inconciliable avec leurs propres déclarations concernant le contenu desdits documents ou avec le texte même de ces documents, de sorte qu’il n’y avait pas lieu d’annuler les décisions de l’OE de ce fait. De surcroît, l’appréciation faite par l’OE des avis de recherche n’était pas manifestement déraisonnable, eu égard notamment au fait que ces avis émanaient d’une personne inconnue et avaient un contenu vague. Par ailleurs, les avis de recherche concernaient une vengeance familiale, qui avait déjà été invoquée à l’appui de la première demande d’asile. Or, il n’était pas possible de rouvrir le débat sur une décision de refus de reconnaissance du statut de réfugié devenue définitive. Les requérants n’avaient pas démontré le lien entre eux et le meurtre du beau-frère du premier requérant puisque ce dernier n’était pas mentionné dans le rapport de police ou dans l’acte de décès du beau-frère. Enfin, le principe de non-refoulement et le fait qu’une demande d’asile était pendante n’empêchait pas l’OE de délivrer un ordre de quitter le territoire mais seulement d’en procéder à l’expulsion forcée. c) La troisième demande d’asile Le 29 juin 2012, les requérants introduisirent une troisième demande d’asile sur la base d’un document reçu le 27 juin 2012 par l’intermédiaire d’A.C. Il s’agissait d’une copie d’une convocation datée du 5 avril 2012 par laquelle le premier requérant était invité à se présenter à la police locale de Grozny en qualité de suspect dans le cadre d’une enquête contre lui pour port illégal d’armes (article 222 du code pénal) et organisation ou appartenance à une organisation armée illégale (article 208 du code pénal). Le 3 juillet 2012, l’OE refusa de prendre en considération la demande au motif qu’il n’y avait pas d’élément nouveau par rapport à la précédente demande d’asile : la convocation datée du 5 avril 2012 aurait pu être déposée à l’appui de la deuxième demande d’asile introduite le 29 mai 2012. Un ordre de quitter le territoire fut notifié aux requérants ainsi qu’une décision de maintien dans un lieu déterminé en vue de l’éloignement. Le 1er août 2012, les requérants déposèrent un recours en annulation et en suspension des décisions de refus de prise en considération de leur troisième demande d’asile ainsi que des ordres de quitter le territoire. Ils firent valoir qu’ils avaient reçu la convocation du 5 avril 2012 seulement le 27 juin 2012 par l’intermédiaire d’A.C. et qu’ils avaient donc été dans l’impossibilité de la fournir lors de leur deuxième demande d’asile clôturée le 1er juin 2012 par l’OE. Ce recours fut déclaré irrecevable par le CCE par un arrêt du 22 octobre 2012 au motif qu’il était tardif. Le CCE rejeta notamment les arguments invoqués par les requérants selon lesquels le constat de l’irrecevabilité du recours pour tardiveté violerait les articles 3 et 13 de la Convention. Par un arrêt du 11 décembre 2012, le Conseil d’État déclara non-admissible le pourvoi introduit par les requérants, compte tenu du fait, d’une part, que le CCE avait répondu aux arguments invoqués par les requérants, et, d’autre part, que le Conseil d’État, en tant que juge de cassation, n’était pas compétent pour entrer dans l’appréciation des faits. d) La quatrième demande d’asile Le 29 août 2012, les requérants introduisirent une quatrième demande d’asile en soumettant les originaux de deux convocations du premier requérant à la police de Grozny. La première était l’original de la convocation datée du 5 avril 2012 fournie à l’appui de la troisième demande d’asile ; la deuxième convocation était datée du 11 juin 2012. Cette dernière ne précisait pas le motif pour lequel le premier requérant était convoqué. Les requérants déposèrent également l’avis paru au journal Groznenskiy Rabochiy daté du 11 mai 2012, déjà fourni à l’appui de la deuxième demande d’asile. Ils précisèrent avoir reçu les originaux de ces documents le 24 août 2012 et ils déposèrent une enveloppe estampillée le 22 août 2012 et qui, selon les requérants, contenait les documents déposés à l’appui de cette quatrième demande d’asile. Enfin, les requérants présentèrent une déclaration écrite d’A.C. datée du 20 juillet 2012, qui confirmait que le 27 juin 2012, ce dernier avait remis aux requérants, par l’intermédiaire d’une autre personne visitant le centre fermé où résidaient les requérants, une copie de la convocation datée du 5 avril 2012. Le 31 août 2012, les requérants furent notifiés d’un nouvel ordre de quitter le territoire avec maintien dans un lieu déterminé en vue de l’éloignement. Le 4 septembre 2012, l’OE refusa de prendre en considération la demande au motif qu’il n’y avait pas d’éléments nouveaux au sens de l’article 51/8 de la loi sur les étrangers. D’une part, s’agissant des deux convocations datées des 5 avril et 11 juin 2012 et de l’avis de recherche du 11 mai 2012, ils auraient pu être présentés lors de la précédente demande d’asile. D’autre part, l’enveloppe déposée par les requérants n’était qu’une indication que quelque chose avait été envoyé aux requérants mais pas du contenu de celle-ci. S’agissant de la lettre d’A.C., l’OE rappela que les requérants étaient libres de recevoir du courrier au centre fermé. Le 7 septembre 2012, les requérants introduisirent une demande en suspension d’extrême urgence devant le CCE à l’encontre des décisions de privation de liberté, des ordres de quitter le territoire ainsi que des décisions de refus de prise en considération de leur nouvelle demande d’asile. Ils firent valoir que, contrairement à ce que prétendait l’OE, ils n’étaient pas en possession des documents lors de leur troisième demande d’asile et n’avaient dès lors pas pu les déposer à ce moment-là. Ils estimèrent que les instances belges ne pouvaient pas, sur ce seul fondement, ne pas examiner ces documents, qui démontraient un risque de persécution en cas de retour en Russie. En effet, les requérants firent valoir qu’ils seraient sans aucun doute arrêtés et détenus dès leur arrivée sur le territoire russe dès lors que le premier requérant était recherché par les autorités policières pour des faits d’appartenance à une organisation illégale. Ceci était attesté par plusieurs rapports d’organisations non gouvernementales fournis par les requérants à l’appui de leur recours. De plus, ils firent valoir que les ordres de quitter le territoire violaient le principe de non-refoulement compte tenu du fait qu’ils avaient été délivrés alors même qu’une procédure d’asile était encore pendante. Le 10 septembre 2012, le CCE rejeta la demande en suspension d’extrême urgence. S’agissant du recours contre les décisions de privation de liberté, il était irrecevable, eu égard à l’incompétence du CCE. S’agissant du recours contre le refus de prise en considération de la nouvelle demande d’asile, le CCE rappela en premier lieu ce qui suit s’agissant de la notion d’éléments nouveaux : [traduction] « [Il ressort de l’article 51/8 de la loi sur les étrangers] que ces éléments : - doivent être nouveaux, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas déjà fait l’objet d’un examen dans le cadre d’une demande d’asile antérieure, - doivent avoir trait à des faits ou des situations qui se sont produits après la dernière phase de la procédure au cours de laquelle l’étranger aurait pu les fournir, - doivent être pertinents, c’est-à-dire contenir de sérieuses indications d’une crainte fondée de persécution au sens de la Convention de Genève, telle que définie à l’article 48/3 [de la loi des étrangers], ou un risque réel qu’il subisse une atteinte grave telle que définie à l’article 48/4 de la loi sur les étrangers, et ces conditions doivent être réunies de manière cumulative. L’[OE] ne se prononce pas sur le contenu ou la portée de ces nouveaux éléments. Il peut uniquement constater qu’il y a de nouveaux éléments, ou qu’il n’y a pas de nouveaux éléments. Dans les deux cas, sa compétence en est épuisée : - dans le cas où il est décidé que l’étranger a effectivement fourni de nouveaux éléments par rapport à une demande d’asile antérieure, le dossier est transmis au [CGRA]. Celui-ci soumettra ensuite la nouvelle demande d’asile, après l’avoir confrontée à l’article 52 de la loi sur les étrangers, à un contrôle au sens des articles 48/3 et 48/4 de la loi sur les étrangers. Cela signifie que l’[OE] ne peut pas vérifier lui-même si les conditions des articles 48/3 et 48/4 de la loi sur les étrangers sont remplies. Il n’est pas compétent pour ce faire. Il n’est pas non plus compétent pour se prononcer sur l’article 52 de la loi sur les étrangers, car cette disposition est exclusivement réservée au [CGRA] (Documents parlementaires, Chambre 2005-2006, no 2478/001, 100) ; - dans le cas où il est décidé qu’il n’est pas fourni de nouveaux éléments, la nouvelle demande d’asile n’est pas prise en considération (annexe 13quater). Cela signifie que cette demande d’asile ne sera pas soumise à un examen sur le fond, au sens des articles 48/3 et 48/4 de la loi sur les étrangers, par le [CGRA]. L’article 51/8 de la loi sur les étrangers ne permet certes pas de soumettre les éléments fournis à un examen substantiel poussé – un examen sur le fond -, mais n’exclut pas que la force probante des éléments fournis soit évaluée prima facie (Conseil d’État 8 novembre 2002, no 112.420). L’article 51/8 de la loi sur les étrangers ne permet en effet de prendre en considération une demande réitérée que s’il existe de « sérieuses indications » d’une crainte fondée de persécution au sens de la Convention de Genève ou d’un risque réel d’atteinte grave conformément à l’article 48/4 de la loi sur les étrangers. La question de savoir si un élément fourni comporte de « sérieuses indications » est naturellement liée à la force probante de cet élément. La possibilité d’évaluer prima facie les éléments nouvellement fournis doit être considérée à la lumière de l’objectif de l’article 50, alinéas 3 et 4, inséré à l’époque dans la loi sur les étrangers, à savoir réaliser un équilibre entre, d’une part, une procédure rapide visant à écarter rapidement les étrangers qui se présentent manifestement à tort comme des réfugiés et, d’autre part, le souci d’offrir néanmoins aux demandeurs d’asile une protection juridique suffisante (Cour d’arbitrage 14 juillet 1994, no 61/94, considérant B.5.6). Dans cette optique, la compétence de la partie défenderesse se limite à évaluer que le nouvel élément n’est manifestement pas de nature à conclure qu’il peut exister de sérieuses indications dans le sens précité. » En l’espèce, le CCE estima que l’OE avait pu considérer qu’il n’y avait pas d’éléments nouveaux par rapport à la précédente demande d’asile étant donné que les requérants auraient pu soumettre les deux convocations lors de leurs précédentes demandes d’asile, compte tenu de la date mentionnée sur lesdits documents. À cet égard, le CCE considéra tout d’abord que la charge de la preuve reposait sur les requérants de démontrer ce que contenait l’enveloppe et que cette charge ne reposait pas sur l’OE. L’OE avait à juste titre conclu qu’il n’y avait pas d’éléments nouveaux dans la quatrième demande d’asile puisque les documents fournis dataient d’avant l’introduction de leur précédente demande d’asile. La déclaration d’A.C. selon laquelle les requérants auraient été mis en possession de l’enveloppe le 27 juin 2012 ne portait pas préjudice à cette constatation dès lors que les requérants n’expliquaient pas pour quelle raison ils n’avaient pas pu soumettre lesdits documents lors de leur troisième demande d’asile introduite le 29 juin 2012. Ainsi, les requérants n’avaient pas démontré qu’ils avaient fourni de nouveaux éléments relatifs à des faits qui se seraient produits après la dernière phase de leur précédente demande d’asile. S’agissant du recours introduit contre les ordres de quitter le territoire du 31 août 2012, il était irrecevable compte tenu du fait que les requérants n’avaient pas d’intérêt à agir puisqu’ils n’avaient pas contesté le premier ordre de quitter le territoire délivré le 1er février 2012, qui dès lors était devenu définitif et était toujours exécutoire. Le 11 septembre 2012, les requérants saisirent la Cour d’une demande de mesures provisoires en application de l’article 39 du règlement de la Cour. Le 14 septembre 2012, le juge faisant fonction de président de la section à laquelle l’affaire fut attribuée décida d’indiquer au Gouvernement belge de ne pas expulser les requérants vers la Fédération de Russie pour la durée de la procédure devant la Cour. Suite à cette mesure, les requérants demandèrent leur remise en liberté. Leurs demandes furent accueillies, en appel, par la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Gand, le 9 octobre 2012. Entretemps, le 15 septembre 2012, les requérants avaient introduit un recours en annulation des ordres de quitter le territoire du 31 août 2012, des deux dernières décisions de privation de liberté et des refus de prise en considération de leur quatrième demande d’asile. Ils firent valoir qu’ils n’avaient pu soumettre le fax reçu par A.C. et daté du 20 juillet 2012 qui confirmait que les documents remis lors de la troisième demande d’asile furent remis aux requérants le 27 juin 2012. Les requérants soulignèrent que les documents fournis lors de leur troisième demande d’asile n’étaient pas les mêmes que ceux qu’ils reçurent le 24 août 2012. Ils alléguaient que le CCE avait fait une erreur matérielle dans son arrêt du 10 septembre 2012 en considérant que les documents remis par A.C. le 27 juin 2012 étaient les mêmes que ceux reçus par les requérants le 24 août 2012. Les requérants estimaient avoir présenté des éléments qui démontraient un risque de traitement contraire à l’article 3 de la Convention en cas de renvoi vers la Russie et qui exigeaient un examen au fond. Ce recours en annulation fut rejeté par le CCE par un arrêt du 10 décembre 2012. En tant qu’il était dirigé contre les décisions de privation de liberté, le CCE reprenait en substance les motifs de son arrêt du 10 septembre 2012 (voir paragraphe 35, ci-dessus). En tant que le recours était dirigé contre le refus de prise en considération de la nouvelle demande d’asile et contre les ordres de quitter le territoire, le CCE considéra tout d’abord, en reprenant en substance les motifs de son arrêt du 10 septembre 2012, que l’OE avait à juste titre conclu que les requérants n’avaient pas soumis des éléments nouveaux. Il considéra en outre, en se référant à la décision du CGRA du 27 mars 2007 (voir paragraphe 15, ci-dessus), que les requérants n’avaient pas démontré un risque réel de violation de l’article 3 de la Convention en cas de retour vers leur pays d’origine. Les autres demandes de régularisation Au cours de leur séjour sur le territoire belge, les requérants introduisirent également plusieurs demandes de régularisation de leur séjour sur base des articles 9bis et 9ter de la loi sur les étrangers, respectivement pour des motifs exceptionnels et des motifs médicaux. Ces demandes furent toutes rejetées par les autorités compétentes. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS La procédure d’asile et les recours ouverts aux demandeurs d’asile contre les décisions de l’OE en matière de séjour et d’éloignement, tels qu’ils existaient au moment des faits litigieux, sont décrits dans l’arrêt Singh et autres c. Belgique (no 33210/11, §§ 25-39, 2 octobre 2012). Cette procédure a été modifiée notamment par la loi du 14 avril 2014 portant des dispositions diverses concernant la procédure devant le CCE et devant le Conseil d’État, entrée en vigueur le 31 mai 2014. A. Le droit relatif aux demandes d’asile successives Dans le cas de demandes d’asile successives, l’article 51/8 de la loi sur les étrangers prévoyait, à l’époque des faits, ce qui suit : « Le ministre ou son délégué [c’est-à-dire l’OE] peut décider de ne pas prendre la demande d’asile en considération lorsque l’étranger a déjà introduit auparavant la même demande d’asile auprès une des autorités désignées par le Roi en exécution de l’article 50, alinéa 1er, et qu’il ne fournit pas de nouveaux éléments qu’il existe, en ce qui le concerne, de sérieuses indications d’une crainte fondée de persécution au sens de la Convention de Genève, tel que définie à l’article 48/3 ou de sérieuses indications d’un risque réel d’atteintes graves tels que définis à l’article 48/4. Les nouveaux éléments doivent avoir trait à des faits ou des situations qui se sont produits après la dernière phase de la procédure au cours de laquelle l’étranger aurait pu les fournir. Toutefois, le ministre ou son délégué doit prendre en considération la demande d’asile si l’étranger a auparavant fait l’objet d’une décision de refus prise en application des articles 52, §2, 3o, 4o et 5o, § 3, 3o et § 4, 3o, ou 57/10. Une décision de ne pas prendre la déclaration en considération n’est susceptible que d’un recours en annulation devant le [CCE]. Aucune demande de suspension ne peut être introduite contre cette décision. » B. Les éléments pertinents de la loi du 8 mai 2013 L’article 9 de la loi du 8 mai 2013 modifiant la loi sur les étrangers a modifié l’article 51/8 de la loi sur les étrangers en attribuant au CGRA la compétence de l’examen des éléments nouveaux dans le cadre de demandes d’asile successives. Il prévoit également une nouvelle définition de la notion d’élément nouveau. Le nouvel article 51/8 de la loi sur les étrangers, entré en vigueur le 1er septembre 2013, se lit désormais comme suit : « Si l’étranger introduit une demande d’asile subséquente auprès de l’une des autorités désignées par le Roi en exécution de l’article 50, alinéa 1er, le ministre ou son délégué consigne les déclarations du demandeur d’asile concernant les nouveaux éléments qui augmentent de manière significative la probabilité qu’il puisse prétendre à la reconnaissance comme réfugié au sens de l’article 48/3 ou à la protection subsidiaire au sens de l’article 48/4, ainsi que les raisons pour lesquelles le demandeur d’asile n’a pas pu produire ces éléments auparavant. Cette déclaration est signée par le demandeur d’asile. S’il refuse de signer, il en est fait mention sur la déclaration, et, le cas échéant, il est également fait mention des raisons pour lesquelles il refuse de signer. Cette déclaration est transmise sans délai au Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides. » III. LE DROIT PERTINENT DE L’UNION EUROPÉENNE L’article 32 de la directive 2005/85 du Conseil de l’Union européenne du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres (dite « Directive Procédure »), tel qu’en vigueur au moment des faits, et tel que transposé en droit belge, était ainsi libellé : « 1. Lorsqu’une personne qui a demandé l’asile dans un État membre fait de nouvelles déclarations ou présente une demande ultérieure dans ledit État membre, ce dernier peut examiner ces nouvelles déclarations ou les éléments de la demande ultérieure dans le cadre de l’examen de la demande antérieure ou de l’examen de la décision faisant l’objet d’un recours juridictionnel ou administratif, pour autant que les autorités compétentes puissent, dans ce cadre, prendre en compte et examiner tous les éléments étayant les nouvelles déclarations ou la demande ultérieure. En outre, les États membres peuvent appliquer une procédure spéciale, prévue au paragraphe 3, lorsqu’une personne dépose une demande d’asile ultérieure : a) après le retrait de sa demande antérieure ou la renonciation à celle-ci en vertu de l’article 19 ou 20 ; b) après qu’une décision a été prise sur la demande antérieure. Les États membres peuvent également décider d’appliquer cette procédure uniquement après qu’une décision finale a été prise. Une demande d’asile ultérieure est tout d’abord soumise à un examen préliminaire visant à déterminer si, après le retrait de la demande antérieure ou après la prise d’une décision visée au paragraphe 2, point b), du présent article sur cette demande, de nouveaux éléments ou de nouvelles données se rapportant à l’examen visant à déterminer si le demandeur d’asile remplit les conditions requises pour prétendre au statut de réfugié en vertu de la directive 2004/83/CE sont apparus ou ont été présentés par le demandeur. Si, après l’examen préliminaire visé au paragraphe 3 du présent article, des éléments ou des faits nouveaux apparaissent ou sont présentés par le demandeur et qu’ils augmentent de manière significative la probabilité que le demandeur remplisse les conditions requises pour prétendre au statut de réfugié en vertu de la directive 2004/83/CE, l’examen de la demande est poursuivi conformément aux dispositions du chapitre II. Les États membres peuvent, conformément à la législation nationale, poursuivre l’examen d’une demande ultérieure, à condition qu’il existe d’autres raisons motivant la réouverture d’une procédure. Les États membres ne peuvent décider de poursuivre l’examen de la demande que si le demandeur concerné a été, sans faute de sa part, dans l’incapacité de faire valoir, au cours de la précédente procédure, les situations exposées aux paragraphes 3, 4 et 5 du présent article, en particulier en exerçant son droit à un recours effectif en vertu de l’article 39. La procédure visée au présent article peut également être appliquée dans le cas d’une personne à charge déposant une demande après avoir, conformément à l’article 6, paragraphe 3 du présent article, consenti à ce que son cas soit traité dans le cadre d’une demande faite en son nom. Dans une telle hypothèse, l’examen préliminaire visé au paragraphe 3 du présent article consistera à déterminer s’il existe des éléments de fait se rapportant à la situation de la personne à charge de nature à justifier une demande distincte. » Actuellement, l’article 40 de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil de l’Union européenne du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale, dont le délai de transposition a expiré le 20 juillet 2015, est rédigé comme suit : « 1. Lorsqu’une personne qui a demandé à bénéficier d’une protection internationale dans un État membre fait de nouvelles déclarations ou présente une demande ultérieure dans ledit État membre, ce dernier examine ces nouvelles déclarations ou les éléments de la demande ultérieure dans le cadre de l’examen de la demande antérieure ou de l’examen de la décision faisant l’objet d’un recours juridictionnel ou administratif, pour autant que les autorités compétentes puissent, dans ce cadre, prendre en compte et examiner tous les éléments étayant les nouvelles déclarations ou la demande ultérieure. Afin de prendre une décision sur la recevabilité d’une demande de protection internationale en vertu de l’article 33, paragraphe 2, point d), une demande de protection internationale ultérieure est tout d’abord soumise à un examen préliminaire visant à déterminer si des éléments ou des faits nouveaux sont apparus ou ont été présentés par le demandeur, qui se rapportent à l’examen visant à déterminer si le demandeur remplit les conditions requises pour prétendre au statut de bénéficiaire d’une protection internationale en vertu de la directive 2011/95/UE. Si l’examen préliminaire visé au paragraphe 2 aboutit à la conclusion que des éléments ou des faits nouveaux sont apparus ou ont été présentés par le demandeur et qu’ils augmentent de manière significative la probabilité que le demandeur remplisse les conditions requises pour prétendre au statut de bénéficiaire d’une protection internationale en vertu de la directive 2011/95/UE, l’examen de la demande est poursuivi conformément au chapitre II. Les États membres peuvent également prévoir d’autres raisons de poursuivre l’examen d’une demande ultérieure. Les États membres peuvent prévoir de ne poursuivre l’examen de la demande que si le demandeur concerné a été, sans faute de sa part, dans l’incapacité de faire valoir, au cours de la précédente procédure, les situations exposées aux paragraphes 2 et 3 du présent article, en particulier en exerçant son droit à un recours effectif en vertu de l’article 46. Lorsque l’examen d’une demande ultérieure n’est pas poursuivi en vertu du présent article, ladite demande est considérée comme irrecevable conformément à l’article 33, paragraphe 2, point d). La procédure visée au présent article peut également être appliquée dans le cas : a) d’une personne à charge qui introduit une demande après avoir, conformément à l’article 7, paragraphe 2, consenti à ce que son cas soit traité dans le cadre d’une demande introduite en son nom ; et/ou b) d’un mineur non marié qui introduit une demande après qu’une demande a été introduite en son nom conformément à l’article 7, paragraphe 5, point c). En pareil cas, l’examen préliminaire visé au paragraphe 2 consistera à déterminer s’il existe des éléments de fait se rapportant à la situation de la personne à charge ou du mineur non marié de nature à justifier une demande distincte. Lorsqu’une personne à l’égard de laquelle une décision de transfert doit être exécutée en vertu du règlement (UE) no 604/2013 fait de nouvelles déclarations ou présente une demande ultérieure dans l’État membre procédant au transfert, ces déclarations ou demandes ultérieures sont examinées par l’État membre responsable au sens dudit règlement, conformément à la présente directive. » IV. INFORMATIONS RELATIVES À LA SITUATION DANS LA RÉGION DU NORD CAUCASE Les principaux documents internationaux concernant la situation dans la région du Caucase du Nord sont présentés dans les arrêts Aslakhanova et autres c. Russie (no 2944/06, 8300/07, 50184/07, 332/08 et 42509/10, §§ 43-59, 18 décembre 2012), I. c. Suède (précité, §§ 27-39), M.V. et M.T. c. France (no 17897/09, §§ 23-25, 4 septembre 2014), et R.K. c. France (no 61264/11, § 33, 9 juillet 2015).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants furent tous détenus dans la prison de Diavata de Thessalonique, en tant que prévenus ou en tant que condamnés. Parmi eux, le requérant no 10 fut transféré à la prison de Kassandra le 1er août 2013, les requérants nos 14, 17 et 25 furent mis en liberté, les deux premiers le 18 janvier 2013 et le troisième le 11 avril 2013. Les requérants furent placés dans des chambrées où ils disposaient de moins de 3 m² d’espace personnel. Chaque chambrée avait une seule toilette fermée par un rideau. À défaut d’eau chaude, les détenus utilisaient l’eau chaude qui coulait des radiateurs. Le chauffage était insuffisant et les détenus avaient très froid surtout la nuit. Les conditions d’hygiène étaient tellement rudimentaires que tous les détenus étaient atteints de psoriasis. L’air dans les cellules était irrespirable en raison de la fumée des cigarettes. Les prévenus n’étaient pas séparés des condamnés. Le Gouvernement ne présente pas d’observations sur les conditions de détention dans la prison de Diavata. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Pour le droit et la pratique internes pertinents, se référer à la décision Chatzivasiliadis c. Grèce (no 51618/12, §§ 17-21, 26 novembre 2013). III. LES CONSTATS DES INSTANCES NATIONALES ET INTERNATIONALES A. Les constats du médiateur de la République Dans un rapport du 31 juillet 2014, établi à la suite de sa visite du 2 juillet 2013, le médiateur de la République notait que la prison de Diavata avait une capacité de 360 détenus, mais à la date de la visite elle en accueillait 597. Il soulignait que les cellules ayant une capacité de 4 détenus, en accueillait dix et celles conçues pour un détenu en accueillait 4. Le chauffage et la fourniture d’eau chaude semblaient insuffisants d’après les informations fournies par les détenus. Le personnel pénitentiaire évoqua l’insuffisance des crédits pour la réalisation des travaux pour le chauffage, l’approvisionnement en eau et l’évacuation des eaux, mais aussi pour couvrir les frais de fonctionnement et d’entretien. La prison ne disposait pas de réfectoire et les repas étaient distribués en cellule et consommés sur les lits. Un des plus grands problèmes de la prison consistait en la réduction considérable de son budget, notamment en ce qui concernait la nourriture de détenus. Quant aux besoins en vêtements de détenus et en produits d’hygiène corporelle, un effort était fait pour que les coûts soient pris en charge par un fonds de solidarité. Toutefois, les sommes obtenues étaient particulièrement modiques et ne suffisaient pas à couvrir les besoins basiques de détenus. Dans ses conclusions, le médiateur soulignait que la prison était confrontée à un grand problème de surpopulation. En dépit des efforts déployés pour en atténuer les effets, la situation dans les chambrées et les cellules était particulièrement difficile, voire étouffante, en raison du grand nombre de détenus et, par conséquent, des mauvaises conditions d’hygiène et de l’absence de ventilation. B. Les constats du Comité pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) Dans son rapport du 5 juillet 2013, établi à la suite de sa visite du 4 au 16 avril 2013, le CPT relevait que la prison de Diavata, d’une capacité officielle de 250 détenus, en accueillait 590. La prison dispose de 53 cellules mesurant chacune 24 m² et accueillant chacune 10 détenus, de 10 cellules de 11 m² chacune et accueillant chacune 4 détenus et de 3 cellules où séjournent 34 détenues femmes. L’accès à la lumière naturelle et l’aération dans les cellules sont satisfaisants et il y a quelques tabourets. Les salles d’eau contiennent quatre toilettes ainsi qu’un évier qui sert aussi pour laver le linge et faire la vaisselle.
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A. Les circonstances de l’espèce Le requérant est né en 1946 et habite à Preveza. Les lois nos 2838/2000 et 3016/2002 prévoyaient une augmentation des salaires des officiers des forces armées, de la police hellénique, de la police des ports et du corps des pompiers. Le 2 juillet 2002, le requérant, retraité de l’armée, saisit la Comptabilité générale de l’État (Γεvικό Λoγιστήριo τoυ Κράτoυς) d’une demande tendant à obtenir le réajustement du montant de sa retraite conformément aux dispositions de ces lois. Le 17 décembre 2002, la Comptabilité générale de l’État rejeta sa demande. Le 16 février 2004, le requérant forma une opposition contre cette décision devant le Comité de contrôle de la Comptabilité générale de l’État. Considérant que sa demande avait été tacitement rejetée après l’écoulement d’un délai de trois mois sans réponse de la part de l’administration, le requérant saisit le 7 juillet 2004 la Cour des comptes d’un recours contre le rejet tacite de sa demande. Entretemps, à une date non précisée en 2005 le Comité de contrôle de la Comptabilité générale de l’État rejeta l’opposition du requérant datée du 16 février 2004 (décision no 1839/2005). Le 16 janvier 2009, la Cour des comptes donna gain de cause au requérant (arrêt no 121/2009). Le 6 avril 2010, l’État se pourvut en cassation devant la formation plénière de la Cour des comptes contre l’arrêt no 121/2009. Le 5 juillet 2013, la formation plénière de la Cour des comptes rejeta le pourvoi (arrêt no 3166/2013). L’arrêt fut notifié au requérant le 6 décembre 2013. B. Le droit interne pertinent La loi no 4239/2014, intitulée « satisfaction équitable au titre du dépassement du délai raisonnable de la procédure devant les juridictions pénales, civiles et la Cour des comptes », est entrée en vigueur le 20 février 2014. Elle introduit, entre autres, un nouveau recours indemnitaire prévoyant l’octroi d’une satisfaction équitable en raison de la prolongation injustifiée d’une procédure devant la Cour des comptes. L’article 3 § 1 dispose : « Toute demande de satisfaction équitable doit être introduite devant chaque degré de juridiction séparément. Elle doit être présentée dans un délai de six mois après la publication de la décision définitive de la juridiction devant laquelle la durée de la procédure a été, selon le requérant, excessive (...) ».
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. Sur la procédure pénale engagée contre le requérant Le requérant est né en 1959. Il est incarcéré à la prison de Sofia. Le 16 août 2001, la police de Sofia fut saisie de la disparition de la fille du requérant, dénommée R.S., âgée de 21 ans. Une enquête pénale fut ouverte. Les recherches effectuées conduisirent les responsables de l’enquête jusqu’au requérant qui fut inculpé du meurtre de sa fille et placé en détention provisoire à compter du 14 septembre 2001. Le 6 juin 2002, le parquet de la ville de Sofia déposa un acte d’accusation à l’encontre du requérant et envoya ce dernier devant le tribunal de la ville de Sofia pour y être jugé. Le parquet l’accusait d’avoir tué sa fille R.S. avec préméditation et d’avoir volé un certain nombre d’objets. À l’audience du 15 janvier 2003, le requérant comparut sans défenseur. Il expliqua qu’il ne pouvait pas engager un avocat et demanda au tribunal de lui en désigner un d’office. Le tribunal prit en compte sa déclaration et accueillit favorablement sa demande aux motifs qu’il était dans l’intérêt de la justice, et obligatoire vu la gravité des charges soulevées contre l’accusé, que ce dernier bénéficie de l’assistance d’un avocat. Me D. Kanchev fut désigné par le tribunal comme défenseur d’office du requérant. Il assista l’intéressé devant toutes les juridictions qui examinèrent son affaire : il contesta les preuves à charge, demanda et obtint le rassemblement de preuves à décharge, plaida l’acquittement du requérant et forma des recours en appel et en cassation. Il ressort des procès-verbaux d’audience que le tribunal de la ville de Sofia alloua à Me Kanchev 1 050 levs bulgares (BGN) pour l’assistance que celui-ci avait apportée au requérant pendant l’examen de l’affaire en première instance. Par un jugement du 16 juin 2003, le tribunal de la ville de Sofia reconnut le requérant coupable du meurtre de sa fille et l’acquitta des autres charges que le parquet avait retenues contre lui. Il le condamna à la réclusion criminelle à perpétuité et au paiement de dommages et intérêts. En application de l’article 169 (2) du code de procédure pénale (CPP), le tribunal le condamna en outre au remboursement de la somme de 4 750 BGN correspondant aux frais de procédure engagés par cette juridiction. La défense et l’accusation interjetèrent appel de ce jugement. L’avocat du requérant demandait la condamnation de son client à une peine plus clémente. Quant au parquet, il réclamait la condamnation du requérant à une peine de réclusion à perpétuité sans possibilité de commutation, estimant qu’il avait prémédité le meurtre de sa fille et l’avait tuée de manière particulièrement cruelle. Le parquet requérait également la condamnation du requérant pour le vol de divers objets. Par un arrêt du 19 février 2004, la cour d’appel de Sofia confirma le jugement du 16 juin 2003 en ce qu’il avait reconnu le requérant coupable du meurtre avec préméditation de sa fille et, considérant qu’il avait commis ce crime de manière particulièrement cruelle, le condamna à la réclusion criminelle à perpétuité sans possibilité de commutation. En application de l’article 169 (2) du CPP, l’intéressé fut condamné à rembourser à la cour d’appel la somme de 400 BGN, correspondant aux honoraires de son avocat commis d’office, Me D. Kanchev, devant la Cour d’appel. Le requérant, par l’intermédiaire de son avocat commis d’office, se pourvut en cassation. Par un arrêt du 21 mars 2005, la Cour suprême de cassation confirma le jugement de la cour d’appel et rejeta tous les moyens invoqués par la défense. Le requérant fut condamné à verser à la haute juridiction la somme de 100 BGN correspondant aux honoraires de l’avocat commis d’office devant la Cour suprême de cassation. B. Sur la procédure de recouvrement engagée contre le requérant En 2004, à une date non communiquée, l’antenne locale de l’Agence nationale des revenus ouvrit une procédure d’exécution forcée contre le requérant afin de recouvrer les sommes que ce dernier devait au Trésor public à la suite de la procédure pénale en cause. Le 20 mars 2005, le tribunal de la ville de Sofia délivra contre le requérant un titre exécutoire relatif aux sommes qu’il avait été condamné à payer à l’issue des poursuites pénales, y compris la somme du 5 250 BGN, soit l’équivalent de 2 684,28 euros (EUR), pour les frais engagés par les tribunaux. Les honoraires du représentant commis d’office étaient compris dans cette somme. Il ressort des pièces du dossier que, à la date du 11 novembre 2011, la dette du requérant envers le Trésor public n’était pas encore payée. Des documents fournis par l’administration pénitentiaire, datés du 8 mai 2012 et présentés par le Gouvernement, attestent que le requérant a travaillé 48 jours en 2006, 90 jours en 2007, 52 jours en 2008 et 4 jours en 2009. D’après les informations contenues dans le tableau récapitulatif de ses revenus pour la période comprise entre le 17 septembre 2007 et le 21 avril 2012, ses revenus provenaient des rémunérations perçues en prison et de transferts d’argent de sources externes. Pendant cette période, le requérant aurait perçu au total 1 978, 53 BGN. Le montant mensuel de ses revenus, toutes sources confondues, aurait varié selon les mois et se serait situé dans une fourchette comprise entre 10 BGN et 180 BGN. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Un résumé des dispositions de la législation interne relatives à la désignation d’un avocat d’office au cours du procès pénal et au paiement et recouvrement des frais et dépens engagés pendant la procédure pénale, ainsi qu’un aperçu de la jurisprudence des tribunaux internes en la matière, peuvent être trouvés dans l’arrêt Ognyan Asenov c. Bulgarie (no 38157/04, §§ 16-28, 17 février 2011).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1968 et réside à Toruń. Le 8 janvier 2007, le tribunal régional de Włocławek prononça le divorce du requérant et de son ex-compagne sans avoir statué sur les torts. Il décida de l’exercice par les deux parents de leur autorité parentale sur leur fille âgée de huit ans et fixa la résidence de l’enfant chez sa mère. Le 21 juin 2007, le requérant demanda au tribunal de district de Włocławek de statuer sur son droit de visite, au motif que son ex-compagne l’empêchait de voir l’enfant. Le 9 avril 2008, le tribunal régional de Włocławek statuant sur une demande formulée par le président du tribunal de district de Włocławek accueillit l’auto-récusation de l’affaire de tous les magistrats de ce tribunal, au motif de leurs liens avec l’ex-compagne du requérant, membre de leur juridiction, et ordonna la transmission de l’affaire au tribunal de district de Lipno. Le 21 avril 2008, le requérant se plaignit de la durée de la procédure. Le 28 avril 2008, le tribunal régional de Włocławek accueillit sa plainte, constata l’inaction du tribunal entre le 24 septembre 2007 et le 10 mars 2008 et indemnisa le requérant de son préjudice subi du fait des retards, à hauteur de 2 000 zlotys polonais (PLN). L’audience fixée au 14 janvier 2009 fut reportée au 13 février 2009 au motif que l’ex-compagne du requérant n’en avait pas été dûment informée. Le 25 février 2009, le tribunal régional de Włocławek statuant sur une demande de l’ex-compagne du requérant ordonna la transmission de l’affaire au tribunal de district de Tarnobrzeg pour des raisons de convenance personnelle de celle-ci et de l’enfant, compte tenu de leur déménagement à Tarnobrzeg. Le 20 mars 2009, le tribunal régional de Włocławek rejeta, en tant qu’irrecevable de droit, un recours du requérant contre cette décision. Le 26 mai 2009, tous les magistrats du tribunal de district de Tarnobrzeg se récusèrent, à l’exception de l’ex-compagne du requérant et d’A.C., le compagnon de celle-ci, lui-même magistrat, récusés de droit. Le 27 mai 2009, le tribunal régional de Tarnobrzeg accueillit l’auto-récusation de l’ensemble des magistrats demandeurs et ordonna la transmission de l’affaire au tribunal de district de Mielec. L’audience du 10 juillet 2009 fut ajournée par le tribunal de district de Mielec pour cause de noncomparution des parties. Dans un courrier qu’il avait fait parvenir au tribunal le 8 juillet 2009, le requérant s’excusa pour son absence à l’audience et demanda à être entendu par le tribunal de district de Włocławek. À une date non précisée dans la requête, le tribunal consentit à sa demande. Dans un courrier du 30 juin 2009, l’ex-compagne du requérant justifia à son tour son absence à l’audience et demanda au tribunal de rejeter la demande du requérant. Les 27 et 31 août 2009, une enquête sociale fut réalisée au domicile de l’enfant. Le 30 octobre 2009, le tribunal de district de Lipno, à qui le tribunal de district de Mielec avait fait appel dans le cadre d’entraide judiciaire en matière civile, entendit trois témoins. Les audiences fixées aux 20 janvier et 16 février 2010 furent reportées respectivement pour cause de non-comparution des parties et sur demande de l’ex-compagne du requérant. Le 12 mars 2010, le tribunal de district de Lipno entendit le requérant et un témoin. Le 22 mars 2010, le dossier fut retourné au tribunal de district de Mielec. À l’audience du 22 novembre 2010, A.C. formula en sa qualité de représentant légal de l’ex-compagne du requérant une demande de récusation des magistrats du tribunal de district de Mielec et de ceux du tribunal régional de Tarnobrzeg et pria le tribunal d’ordonner la transmission de l’affaire à une autre juridiction. Le 22 décembre 2010 et le 4 janvier 2011, les présidents des juridictions susmentionnées présentèrent chacun une demande en ce sens auprès de la cour d’appel de Rzeszów. Le 18 janvier 2011, la cour d’appel accueillit leurs demandes respectives et ordonna la transmission de l’affaire au tribunal de district de Rzeszów. Pendant les audiences du 22 mars et du 12 avril 2011, auxquelles le requérant n’avait pas comparu, le tribunal de district de Rzeszów entendit son ex-compagne, A.C. et l’enfant. Le 28 avril et le 13 juin 2011, le tribunal de district de Lipno entendit des témoins. Le 8 août 2001, un témoin supplémentaire fut entendu par le tribunal de district de Torun. Par une ordonnance du 18 octobre 2011, le tribunal de district de Rzeszów rejeta la demande du requérant. Aucune partie n’interjeta appel contre cette ordonnance. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Le 17 septembre 2004 est entrée en vigueur la loi du 17 juin 2004 sur les plaintes relatives à une violation du droit à faire entendre sa cause dans un délai raisonnable (Ustawa o skardze na naruszenie prawa strony do rozpoznania sprawy w postępowaniu sądowym bez nieuzasadnionej zwłoki) (« la loi de 2004 »). En vertu de l’article 2 combiné avec l’article 5 § 1 de cette loi, une partie à une procédure en cours peut demander l’accélération de l’instance et/ou réparation pour la durée excessive de celle-ci. Selon l’article 14 de la loi, la plainte concernant la même procédure peut être renouvelée dans un délai de douze mois à compter de la décision par laquelle il a été statué sur le fond de la plainte initiale.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Par un jugement contradictoire rendu le 12 juillet 2010 après la tenue d’une audience publique au cours de laquelle les requérants furent entendus, le juge pénal no 3 de Grenade acquitta ces derniers d’un délit de corruption urbanistique, au sens de l’article 320 § 2 du code pénal. Cet article punit les autorités publiques qui, conscientes de l’illégalité des projets d’urbanisme, les approuvent ou votent leur approbation. Le juge de première instance estima en particulier que : « (...) s’agissant des accusés M.A.P.T., D.R.G., J.P.F. et F.d.S.O.M., (...) il n’a pas été suffisamment établi, après l’appréciation des moyens de preuve administrés, l’existence de l’élément intentionnel ou subjectif nécessaire pour le type [pénal], lequel (...) nécessite l’existence de dol, c’est-à-dire, de l’intention délibérée et la pleine conscience de l’illégalité de l’acte réalisé. (...). Il convient donc d’acquitter [les accusés] ». Pour parvenir à sa conclusion, le juge entendit également l’Avocat de la municipalité de Armilla (Grenade), son Secrétaire Général et le Responsable du département d’Urbanisme de ladite municipalité. La partie accusatrice et le ministère public firent appel. Ce dernier sollicita la tenue d’une audience afin que la juridiction d’appel puisse entendre les témoins qui avaient fait leur déposition devant le juge pénal no 3. L’Audiencia Provincial de Grenade considéra qu’une audience n’était pas nécessaire, dans la mesure où, en tout état de cause, elle n’était pas compétente pour reproduire à une nouvelle reprise les moyens de preuve correctement administrés par la juridiction a quo. Le 28 juillet 2011, l’Audiencia Provincial de Grenade rendit un arrêt déclarant les requérants coupables du délit prévu par l’article 320 § 2 du code pénal. Dans son arrêt, l’Audiencia se référa aux témoignages intervenus devant le juge pénal no 3 de Grenade et considéra que : « (...) lorsque [les accusés] ont voté, ils étaient conscients que leur comportement n’était pas juridiquement correcte (...). (...) Nous n’avons aucun doute que les accusés votèrent conscients de l’illégalité du permis [urbanistique]. » Contre cet arrêt les requérants introduisirent une demande de nullité. Invoquant l’article 24 § 1 de la Constitution, ils se plaignaient du manque d’audience publique en appel, alors que leur condamnation fut intervenue après un examen de l’affaire en fait et en droit. L’Audiencia Provincial rejeta la demande par une décision du 30 janvier 2012, estimant que les principes d’immédiateté et de contradiction avaient été respectés en appel. Les requérants formèrent un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Par une décision du 23 janvier 2013, la haute juridiction déclara le recours irrecevable. Pour autant que les griefs portaient sur le fond de l’arrêt de l’Audiencia Provincial et sur la décision de rejet de la demande en nullité, la haute juridiction constata l’absence de violation de la Constitution. Pour ce qui était du grief tiré de l’absence d’audience en appel, le Tribunal constitutionnel nota que les requérants ne l’avaient pas soulevé dans la procédure préalable et le rejeta pour non-épuisement des voies de recours internes. Les requérants sollicitèrent la rectification de cette décision, en affirmant que le grief tiré du manque d’audience en appel avait bel et bien été soulevé dans la demande de nullité. Le 3 avril 2013, la haute juridiction rejeta la demande et confirma les motifs du rejet de l’amparo. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Constitution Article 24 « 1. Toute personne a le droit d’obtenir la protection effective des juges et des tribunaux pour exercer ses droits et ses intérêts légitimes, sans qu’en aucun cas elle ne soit mise dans l’impossibilité de se défendre. De même, toute personne a droit à un juge de droit commun déterminé préalablement par la loi, à se défendre et à se faire assister par un avocat, à être informée de l’accusation portée contre elle, à avoir un procès public sans délais indus et dans le respect de toutes les garanties, à utiliser les moyens de preuve pertinents pour sa défense, à ne pas s’incriminer soi-même, à ne pas s’avouer coupable et à être présumée innocente (...) ». B. Code pénal Article 320 « 1. L’autorité ou fonctionnaire public qui, consciemment, informe favorablement [sur] des projets de construction ou [sur] la concession de permis contraires aux règles d’urbanisme en vigueur sera puni avec la peine établie à l’article 404 de ce code ainsi qu’à [une peine de] six mois à deux ans de prison ou une amende de douze à vingtquatre mois. La même peine est prévue pour toute autorité ou fonctionnaire public qui, par lui-même ou en tant que membre d’un organe collégial, ait consciemment approuvé ou voté en faveur de l’approbation des projets d’urbanisme (...) mentionnés ci-dessus ». C. Code de procédure pénale Article 791 § 1 « Si les mémoires de dépôt [de l’appel] ou d’allégations contiennent une proposition de preuve ou demandent la reproduction d’un enregistrement, le tribunal décidera la recevabilité de la demande dans un délai de trois jours et, le cas échéant, demandera au greffier de fixer une date pour l’audience publique. Il sera également possible de tenir une audience lorsque, d’office où à la demande d’une partie, le tribunal la considère nécessaire pour l’établissement d’une conviction fondée ». D. Jurisprudence du Tribunal constitutionnel Arrêt 230/2002, du 9 décembre 2002 « Sur la base de l’arrêt 167/2002 de ce Tribunal (...) ainsi que de la jurisprudence établie par la Cour de Strasbourg dans les affaires Ekbatani c. Suède, Cooke c. Autriche, Stefanelli c. Saint Marin, Constantinescu c. Roumanie et Tierce et autres c. Saint Marin, [il est possible de conclure que] l’exigence de la garantie [relative à la tenue d’une audience publique] devant la juridiction d’appel dépend des spécialités de la procédure en cause. (...) [En particulier], l’appréciation de preuves à caractère documentaire ne nécessite pas que le requérant s’exprime en personne devant la juridiction d’appel (...). Par contre, l’Audiencia Provincial ne peut pas, sans la tenue d’une audience, apprécier de nouveau une preuve à caractère personnel, à savoir la déposition d’un témoin ou d’un accusé. En effet, ceci serait contraire aux principes de publicité, d’immédiateté et de contradiction, lesquels font partie du droit à un procès avec toutes les garanties ».
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1982 et réside à Glyka Nera (Athènes). Le 9 juin 2004, elle entra sur le territoire grec avec K.A. Ce dernier l’aurait rencontrée au Nigéria et lui aurait promis qu’il pouvait la conduire en Grèce pour travailler dans des bars et des boîtes de nuit. Avant de quitter la Grèce, K.A. aurait fait promettre à la requérante qu’elle lui serait redevable d’une somme de 40 000 euros et qu’elle n’avertirait pas la police grecque de ses activités. La requérante allègue que K.A. l’emmena chez un « prêtre vaudou » afin qu’elle promette devant lui être redevable de la somme de 40 000 euros à K.A. La requérante affirme que dès son arrivée en Grèce, K.A. confisqua son passeport et l’obligea à se prostituer. Elle allègue qu’elle ne pouvait pas s’enfuir par peur de ne jamais pouvoir se délivrer du mauvais sort que le « prêtre vaudou » lui avait jeté. De plus, elle ne possédait pas de passeport et craignait qu’en cas de fuite elle soit arrêtée et renvoyée au Nigéria ou que ses proches seraient mis en danger. Elle crut que son unique choix était de rembourser les 40 000 euros à K.A. afin de se libérer du sort vaudou. Elle dut se prostituer pendant deux ans environ. Pendant toute cette période, la requérante resta en contact avec l’organisation non gouvernementale « Nea Zoi » (Nouvelle Vie- Νέα Ζωή), ayant comme objectif le support matériel et psychologique des femmes contraintes à la prostitution. Le 12 juillet 2004, la requérante soumit en personne une demande d’asile auprès du Département des étrangers d’Athènes. Le 8 juin 2005, elle se présenta de nouveau devant ledit Département où elle fut informée qu’une place lui avait été trouvée au Centre d’accueil des demandeurs d’asile de la Croix Rouge au département de Fthiotida. Il ressort du dossier que la requérante ne s’y est pas présentée. Le 9 juin 2005, une tierce personne soumit auprès du service administratif compétent une demande d’asile au nom de la requérante. Celle-ci fut rejetée au motif qu’elle n’avait pas été soumise par la requérante en personne. Le 29 août 2005, la requérante fut arrêtée pour violation des lois nos 2734/1999 et 2910/2001, sur la prostitution ainsi que l’entrée et séjour des étrangers sur le territoire grec respectivement. En vertu du jugement no 115116/2005 du tribunal correctionnel d’Athènes, elle fut acquittée des chefs d’accusation précités. Le 30 mars 2006, la requérante fut arrêtée de nouveau pour prostitution. Condamnée en première instance en vertu du jugement no 31922/2006 du tribunal correctionnel d’Athènes, elle fut par la suite acquittée en vertu de l’arrêt no 30134/2007 de la cour d’appel d’Athènes. Le 2 avril 2006, le chef de la sous-direction de la police d’Attique chargée des étrangers délivra une ordonnance d’expulsion de la requérante (no 318113/2006). Le 30 juin 2006, son expulsion fut suspendue en vertu de la décision no 4000/7/2331/2006 de l’autorité administrative précitée, au motif qu’elle n’était pas réalisable. Le 18 novembre 2006, la requérante fut de nouveau arrêtée pour prostitution. Le 22 novembre 2006, elle fut acquittée du chef d’accusation précité. Par la suite, elle fut mise en détention, pour une période de trois mois, en vue de son expulsion administrative, faute de posséder de titre de séjour en Grèce. Le 29 novembre 2006, et pendant qu’elle était en détention en vue de son expulsion, la requérante avec le soutien de l’organisation « Nea Zoi », déposa une plainte pénale contre K.A. et, sa conjointe, D.J. Elle affirma qu’elle était victime de traite des êtres humains et dénonça que ces deux individus la forçaient ainsi que deux autres femmes nigérianes à la prostitution. Transférée, ce même jour, au Département de la lutte contre la traite des êtres humains, la requérante donna une déposition sous serment et exposa la manière dont K.A. et D.J. la forçaient à se prostituer. La requérante confirma aux policiers qu’en raison de la confiscation de son passeport par K.A. et du mauvais sort que le « prêtre vaudou » lui avait jeté, elle ne pouvait pas se libérer de la contrainte de K.A. avant le remboursement total de la dette dont elle lui était redevable. Elle déclara qu’après son arrivée à Athènes, elle voyagea seule en Crète où l’attendait D.J. Au début, elle travaillait comme serveuse dans un bar et, ensuite, D.J. l’obligea à se prostituer. Après un certain temps, D.J., suivant les instructions de K.A., l’amena à Athènes pour se livrer de nouveau à la prostitution. Elle indiqua aussi le lieu, devant un hôtel au centre d’Athènes, où selon les instructions de K.A. elle faisait le trottoir. La requérante affirma que les personnes précitées obligeaient en outre d’autres filles provenant du Nigeria dont les surnoms étaient « Tracy » et « Sylvia » à se prostituer. Elle fournit aux policiers le numéro du téléphone portable de « Tracy ». Elle indiqua aux autorités policières l’adresse, dans le quartier de Kypseli, au centre d’Athènes, où K.A. et D.J. résidaient au temps de son arrivée en Grèce ainsi que deux autres adresses qui servaient de lieux de résidence de K.A. Enfin, elle donna une description détaillée de K.A., D.J., « Tracy » et « Sylvia ». Elle demanda aussi qu’E.S., directrice de l’organisation « Nea Zoi », qui lui avait offert un support psychologique avant la dénonciation à la police de K.A. et D.J., soit entendue comme témoin. Le 12 décembre 2006, E.S. fut entendue sous serment par la police. Elle déposa qu’elle avait fait la connaissance de la requérante l’été 2004 devant l’hôtel où elle se prostituait. Elle releva qu’à l’époque plusieurs femmes d’origine africaine se prostituaient dans le quartier où se trouvait l’ancienne mairie d’Athènes. Elle affirma que la requérante était angoissée par le remboursement de sa dette envers son proxénète, sans le nommer. De plus, elle ne pouvait pas se rendre au siège de « Nea Zoi », du fait que K.A. la gardait enfermée dans l’appartement toute la journée. Elle lui avait aussi confié qu’elle voulait changer de vie mais qu’il lui était impossible d’échapper à l’emprise de K.A. E.S. affirma que la requérante était une victime de traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle et qu’elle devait bénéficier d’une protection de l’État. Le 21 décembre 2006, les trois femmes, dont D.J. qui, selon la déposition de la requérante, habitaient au centre d’Athènes, furent convoquées au Département de la police pour la lutte contre la traite des êtres humains. A.O. et O.M. déposèrent qu’elles connaissaient la requérante et qu’elles s’étaient occasionnellement prostituées dans le passé sans subir de contrainte d’un tiers. D.J. déclara qu’elle ne connaissait pas la requérante et que cette dernière n’avait pas habité avec elles à l’adresse susmentionnée. Le même jour, le policier K.K., responsable de la mise sous surveillance de l’appartement sis dans le quartier de Kypseli où K.A. et D.J. étaient censés résider, fut aussi entendu par la police. Il affirma qu’au cours d’une période de dix jours, il surveilla à plusieurs reprises ledit appartement. Il déposa que trois femmes, parmi elles D.J., y habitaient sans constater qu’elles travaillaient comme prostituées. De plus, il ne put attester la présence de K.A. à l’adresse précitée. Le 22 décembre 2006, le Département de lutte contre la traite des êtres humains clôtura l’instruction préliminaire et renvoya le dossier au procureur. La déposition donnée le 12 décembre 2006 par E.S. ne fut pas incluse au dossier. Le 28 décembre 2006, le procureur près le tribunal correctionnel d’Athènes, rejeta la plainte de la requérante. Il releva qu’il ne ressortait pas du dossier qu’elle avait été victime de traite des êtres humains. Le procureur se fonda notamment sur le fait que la requérante avait voyagé seule en Crète, qu’elle n’était pas accompagnée d’une autre personne pendant le temps qu’elle se prostituait devant l’hôtel au centre d’Athènes et qu’en juin 2006 elle avait contacté K.A. et l’avait rencontré de sa propre initiative (ordonnance no Γ2/2007). Le 11 janvier 2007, la déposition d’E.S. lors de l’instruction préliminaire de l’affaire fut incluse dans le dossier de l’affaire. Le 26 janvier 2007, la requérante demanda au procureur près la cour d’appel d’Athènes que sa plainte pénale soit à nouveau examinée. Elle soutenait que l’investigation judiciaire de son affaire était insuffisante et, notamment, que le procureur compétent avait omis de prendre en compte des éléments de preuve importants. Elle se constitua aussi partie civile dans la procédure. Le 20 février 2007, le chef de la direction de la police d’Athènes chargée des étrangers ordonna la suspension de la décision d’expulsion de la requérante. Le 1er juin 2007, le procureur près la cour d’appel d’Athènes fit droit à la demande de la requérante et ordonna au procureur près le tribunal correctionnel d’Athènes d’engager des poursuites pénales contre K.A. et D.J. pour traite des êtres humains en visant, tout particulièrement, l’exploitation sexuelle de la requérante après avoir obtenu son consentement à travers de moyens frauduleux et ayant exploité son état de vulnérabilité. Le même jour, la requérante déposa une nouvelle demande d’asile auprès du Département d’asile politique de la direction de la police d’Attique chargée des étrangers. Le 21 août 2007, le procureur près le tribunal correctionnel d’Athènes engagea des poursuites pénales contre K.A. et D.J. pour le crime de la traite des êtres humains. De plus, le même jour la requérante fut reconnue, par ordonnance du même procureur comme « victime de la traite des êtres humains », selon les dispositions de la législation pertinente. Le 24 août 2007, le procureur près la cour d’appel d’Athènes approuva la suspension de la procédure d’expulsion ouverte contre la requérante. Le 6 mars 2008, K.A. et D.J. furent convoqués par le juge d’instruction. Le 11 mars 2008, celui-ci demanda à la Direction des enquêtes criminelles d’effectuer une recherche dans ses fichiers sur K.A. Le 12 mars 2008, ledit service informa le juge d’instruction qu’une personne d’origine nigériane, au prénom K. et au nom identique à celui fourni par le procureur à la différence de sa dernière lettre, était enregistrée dans les fichiers d’identification de la police. Le 13 mars 2008, le juge d’instruction convoqua K.A., selon l’épellation du nom produit par la Direction des enquêtes criminelles, à comparaître devant lui. Par la suite, la police informa le juge d’instruction que la notification des citations à comparaître s’était avérée impossible, puisque K.A. et D.J. n’habitaient plus dans le quartier de Kypseli. Le 31 mars 2008, le juge d’instruction près le tribunal correctionnel d’Athènes clôtura l’instruction et émit des mandats d’arrêt contre K.A. et D.J. Le 25 février 2009, la chambre d’accusation du tribunal correctionnel d’Athènes renvoya les accusés devant la cour d’assises d’Athènes avec l’accusation de traite des êtres humains. Le 12 mars 2009, le procureur près la cour d’appel d’Athènes ordonna la comparution des accusés devant lui et, dans le cas contraire, leur inscription au fichier de police des personnes recherchées. Le 20 juillet 2009, l’audience de l’affaire fut suspendue jusqu’à l’arrestation des accusés (acte no 19/2009). Le 19 mai 2011, D.J. fut arrêtée et mise en détention provisoire. L’audience de l’affaire eut lieu le 20 avril 2012, après deux ajournements, suite à la demande de la requérante et de l’accusée. La requérante s’est constituée partie civile pour une somme de quarante-quatre euros. Le même jour, la cour d’assises d’Athènes acquitta l’accusée. Elle admit dans un arrêt de quarante-deux pages que la requérante était en fait victime de traite des êtres humains, puisque K.A. avait frauduleusement obtenu le consentement de la requérante et en exploitant sa situation de vulnérabilité, aux fins d’abus sexuel. Il l’avait ainsi obligée à se prostituer afin qu’elle lui rembourse la somme de 40 000 euros la menaçant d’un mauvais sort vaudou. La cour d’assises n’accepta pas la complicité de D.J. considérant qu’il ne ressortait pas des éléments du dossier que celle-ci avait exploité la requérante à des fins sexuelles. Après avoir évalué tous les témoignages recueillis au cours du procès, la cour d’assises admit que D.J. était aussi une victime de la traite des êtres humains et que K.A. l’exploitait également à des fins sexuelles. La cour d’assises considéra que les allégations de la requérante contre D.J. étaient vagues et qu’il n’avait pas été prouvé que cette dernière la forçait à la prostitution. Sur ce point, la cour d’assises releva des contradictions entre le témoignage initial de la requérante du 29 novembre 2006, et celui fait lors de l’audience de l’affaire (arrêt no 193/20.4.2012). En vertu de l’article 486 du code de procédure pénale, cet arrêt n’était pas susceptible d’appel. Le 16 janvier 2014, suite à la demande de la requérante datée du 9 octobre 2013, l’organe administratif compétent renouvela son titre de séjour jusqu’au 2 novembre 2014. II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT A. Le droit interne pertinent La Constitution L’article 2 § 1 de la Constitution se lit ainsi : « Le respect et la protection de la valeur humaine constituent l’obligation primordiale de la République. » L’article 22 § 4 de la Constitution est ainsi libellé : « Toute forme de travail forcé est interdite. » La législation pertinente a) Sur la traite des êtres humains En vertu de la loi no 3064/2002, plusieurs modifications furent apportées au code pénal afin de renforcer la répression de la traite des êtres humains et la protection des victimes dudit crime. En vertu de l’article 8 de cette loi, la traite a été qualifiée de crime, alors que jusque-là elle était punie en tant que délit. Des peines plus importantes furent prévues pour les auteurs de la traite des êtres humains ainsi qu’en cas d’existence de circonstances aggravantes, notamment lorsque ledit crime est lié à l’entrée, le séjour ou à la sortie de la victime du territoire grec. En particulier, les parties pertinentes des articles 8 et 12 de cette loi disposaient à l’époque des faits : Article 8 « L’article 351 du code pénal est remplacé comme suit : Article 351 – Traite des êtres humains Celui qui, après avoir eu recours à la force, à des menaces ou à d’autres formes de coercition ou par le recours à l’abus d’autorité embauche, transporte ou achemine sur le territoire [grec] ou en dehors de celui-ci, détient, héberge, livre avec ou sans contrepartie à autrui ou reçoit d’autrui une personne, afin de procéder lui-même ou un tiers à son exploitation sexuelle, est puni de réclusion jusqu’à dix ans et d’une amende de dix à cinquante mille euros. La même peine est imposée à celui qui, aux mêmes fins, obtient le consentement d’une personne en utilisant des moyens frauduleux ou l’exploite, profitant de sa situation de vulnérabilité par le biais de promesses, cadeaux, paiements ou par l’offre d’autres bénéfices. (...) La réclusion de dix ans au moins et une amende de cinquante mille euros sont imposées, lorsque l’acte décrit ci-dessus : (...) c) est lié à l’entrée, au séjour ou à la sortie illégale de la victime du pays ; d) est commise par profession ; (...) » Article 12 – De l’assistance aux victimes « 1. Les victimes des infractions visées par les articles (...) 351 du code pénal sont protégées, notamment en ce qui concerne leur vie, leur intégrité physique, leur liberté individuelle et sexuelle, lorsque ceux-ci sont en danger. De surcroît, pendant la période jugée nécessaire, elles bénéficiaient de l’aide au logement, à l’alimentation, à la survie, aux soins de santé et d’un support psychologique. L’aide judiciaire et un interprète leur sont aussi assurés. (...) Lorsque les victimes des actes visés au paragraphe 1 sont des étrangers et se trouvent illégalement dans le pays, (...), leur expulsion peut être suspendue sur ordonnance du procureur près le tribunal correctionnel, confirmée par le procureur près la cour d’appel (...) ». En vertu des lois nos 3875/2010 et 4216/2013, furent respectivement ratifiés le Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée dit « Protocole de Palerme » de décembre 2000 ainsi que la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains du 16 mai 2005. Enfin, la loi no 4198/2013 transposa la directive 2011/36 de l’Union européenne sur la prévention et la répression de la traite des êtres humains. b) Le code civil Les articles pertinents du code civil sont ainsi libellés : Article 914 « Celui qui, en violation de la loi, cause par sa faute un dommage à autrui est tenu à réparation. » Article 932 « Indépendamment de l’indemnité due à raison du préjudice patrimonial causé par un acte illicite, le tribunal peut, selon son appréciation, allouer une réparation pécuniaire raisonnable pour préjudice moral. Peut notamment bénéficier de cette règle celui qui a subi une atteinte à sa santé, à son honneur ou à sa pudeur, ou qui a été privé de sa liberté. En cas de mort d’homme, la réparation peut être allouée à la famille de la victime au titre du pretium doloris. » B. Le droit international et européen pertinent Remarque générale La Cour renvoie aux paragraphes 49 à 51 de l’arrêt Siliadin c. France (no 73316/01, CEDH 2005VII) et aux paragraphes 137 à 174 de l’arrêt Rantsev c. Chypre et Russie (no 25965/04, CEDH 2010 (extraits)) qui exposent les dispositions pertinentes des conventions internationales relatives au travail forcé, à la servitude, à l’esclavage et à la traite des êtres humains (Convention de Genève du 25 septembre 1926 prohibant l’esclavage ; Convention no 29 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur le travail forcé du 28 juin 1930 ; Convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage du 30 avril 1956 ; Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 ; Protocole de Palerme ; Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains du 16 mai 2005) ainsi que les extraits pertinents des travaux du Conseil de l’Europe en la matière (recommandations 1523 du 26 juin 2001 et 1623 du 22 juin 2004 de l’Assemblée parlementaire ; rapport explicatif de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains). Le Protocole de Palerme Le Protocole additionnel à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants (« le Protocole de Palerme ») a été signé par la Grèce le 13 décembre 2000 et ratifié le 11 janvier 2011. L’article 3 a) définit ainsi la traite des personnes : « L’expression « traite des personnes » désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ; (...) » L’article 3 b) précise que le consentement d’une victime de la traite des personnes à l’exploitation envisagée, telle qu’énoncée à l’article 3 a), est indifférent lorsque l’un quelconque des moyens énoncés à l’alinéa a) a été utilisé. L’article 5 § 1 expose les obligations suivantes : « Chaque État Partie adopte les mesures législatives et autres nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale aux actes énoncés à l’article 3 du (...) Protocole, lorsqu’ils ont été commis intentionnellement. » L’article 6 porte sur l’assistance et la protection accordées aux victimes. (...) La Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, STCE no 197, 16 mai 2005 La Grèce a signé la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (« la convention anti-traite du Conseil de l’Europe ») le 17 novembre 2005 et l’a ratifiée le 11 avril 2014. La Convention est entrée en vigueur à son égard le 1er août 2014. L’article 4 a) reprend la définition de la traite énoncée dans le Protocole de Palerme, l’article 4 b) reprend la disposition du Protocole de Palerme relative au consentement des victimes de la traite aux fins d’exploitation L’article 5 impose aux États de prendre des mesures contre la traite. Il prévoit notamment ceci : « 1. Chaque Partie prend des mesures pour établir ou renforcer la coordination au plan national entre les différentes instances chargées de la prévention et de la lutte contre la traite des êtres humains. Chaque Partie établit et/ou soutient des politiques et programmes efficaces afin de prévenir la traite des êtres humains par des moyens tels que : des recherches ; des campagnes d’information, de sensibilisation et d’éducation ; des initiatives sociales et économiques et des programmes de formation, en particulier à l’intention des personnes vulnérables à la traite et des professionnels concernés par la traite des êtres humains. (...) » La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne L’article 5 § 3 de la Charte dispose ce qui suit : « (...) La traite des êtres humains est interdite. » La directive 2011/36 de l’Union européenne concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes Selon cette directive, les États membres sont censés prendre les mesures nécessaires pour que soient punissables « le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, y compris l’échange ou le transfert du contrôle exercé sur ces personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre, à des fins d’exploitation » (article 2 § 1). Selon la directive, « l’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle ». De plus, « le consentement d’une victime de la traite des êtres humains à l’exploitation, envisagée ou effective, est indifférent lorsque l’un des moyens visés au paragraphe 1 a été utilisé » (article 2 §§ 3 et 4). La directive prévoit, entre autres, l’obligation pour les États membres « de prendre les mesures nécessaires pour que des outils d’investigation efficaces, tels que ceux qui sont utilisés dans les affaires de criminalité organisée ou d’autres formes graves de criminalité, soient mis à des personnes, des unités ou des services chargés des enquêtes ou des poursuites concernant les infractions visées aux articles 2 et 3 » (article 9 § 4). En outre, la directive met à la charge des États membres la prise de mesures d’assistance et d’aide aux victimes de la traite (article 11) ainsi que de protection dans le cadre des enquêtes et des procédures pénales (article 12).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant, né en 1963, et la requérante, née en 1968, sont un couple marié. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. A. Le contexte Le requérant, connu également sous le nom de « Abou Omar », vivait en Italie depuis 1998 et était devenu imam d’une mosquée de Latina. Membre du groupe Jama’a al-Islamiya, un mouvement islamiste considéré comme terroriste par le gouvernement égyptien, il demanda le statut de réfugié politique. Le 22 février 2001, les autorités italiennes firent droit à sa demande. En juillet 2000, le requérant déménagea à Milan, et, le 6 octobre 2001, il épousa la requérante à la mosquée de la rue Quaranta, selon le rite islamique. Soupçonné notamment d’association de malfaiteurs aux fins de la commission d’actes violents de terrorisme international, infraction prévue à l’article 270 bis du code pénal (ci-après « le CP »), il fit l’objet d’investigations préliminaires menées par le parquet de Milan sur ses relations avec des réseaux fondamentalistes. Ces investigations aboutirent à la délivrance d’une ordonnance de mise en détention provisoire, émise le 26 juin 2005 par le juge des investigations préliminaires (« le GIP ») de Milan. Il ressort du dossier que le requérant fut condamné le 6 décembre 2013 par le tribunal de Milan pour appartenance à une organisation terroriste. L’intéressé interjeta appel de sa condamnation. B. L’enlèvement du requérant, son transfert en Égypte, la détention au secret en Égypte et les conditions de sa détention L’enlèvement du requérant et son transfert en Égypte Selon ses propres déclarations – adressées par écrit au parquet de Milan en 2004 –, le requérant fut intercepté le 17 février 2003 vers midi par un inconnu habillé en civil (plus tard identifié comme étant M. Pironi ; paragraphes 29, 58, 69, 72 et-74 ci-dessous) alors qu’il marchait dans la rue Guerzoni à Milan pour se rendre à la mosquée située boulevard Jenner. Se faisant passer pour un policier, l’inconnu lui aurait demandé sa pièce d’identité et son titre de séjour et aurait feint de contrôler son identité par téléphone portable. Soudain, le requérant aurait été agressé par des inconnus, qui se seraient saisi de lui et l’auraient poussé violemment dans une fourgonnette blanche garée à proximité. Il aurait alors été sévèrement frappé à coups de pied et de poing, immobilisé, ligoté aux mains et aux pieds et couvert d’une cagoule par deux hommes âgés d’une trentaine d’années. Le véhicule aurait ensuite démarré à grande vitesse. Pendant le trajet, le requérant aurait été pris d’un fort malaise, se serait évanoui et aurait été ranimé. Environ quatre heures plus tard, le véhicule se serait arrêté à un endroit (identifié par la suite comme étant la base des Forces aériennes américaines en Europe, United States Air Forces in Europe, USAFE d’Aviano où le requérant aurait été embarqué dans un avion. Après un voyage d’environ une heure, l’avion aurait atterri dans un aéroport identifié par la suite comme étant la base militaire américaine de Ramstein en Allemagne (paragraphes 38-39 et 112-113 ci-dessous) Le requérant aurait été transporté pieds et poings liés dans une salle de cet aéroport, où il aurait été déshabillé puis rhabillé avec d’autres vêtements. On lui aurait également enlevé quelques instants le bandeau qui lui couvrait les yeux pour le prendre en photo. Il aurait ensuite été embarqué dans un avion militaire à destination de l’aéroport civil du Caire. Pendant le transfert, il aurait été ligoté à une chaise. On lui aurait placé un casque diffusant de la musique classique sur les oreilles, de manière à l’empêcher d’entendre ce qui se passait autour de lui. Il aurait été maltraité à plusieurs reprises et n’aurait reçu de soins médicaux qu’après une forte crise respiratoire causée par les traitements subis. La détention au secret et les interrogatoires en Égypte a) La première période de détention (17-18 février 2003 au 19 avril 2004) Le requérant relate dans ses déclarations que, une fois arrivé à l’aéroport du Caire, il fut ligoté avec une bande adhésive serrée autour des pieds et des mains. Deux personnes l’auraient aidé à descendre de l’avion et une personne parlant l’arabe avec un accent égyptien lui aurait dit de monter dans une camionnette. Le requérant aurait été emmené au quartier général des services nationaux de renseignement et interrogé par trois officiers égyptiens sur ses activités en Italie, sa famille et ses voyages à l’étranger. Par la suite, une personne égyptienne de haut rang l’aurait interrogé et lui aurait proposé un retour immédiat en Italie en échange de sa collaboration avec les services de renseignement. Le requérant aurait décliné cette proposition. Le 18 février 2003 dans la matinée, le requérant aurait été mis dans une cellule d’environ deux mètres carrés sans fenêtre, sans toilettes, sans eau, sans lumière et insuffisamment aérée, extrêmement froide en hiver et très chaude en été. Pendant toute la durée de sa détention dans cette cellule, tout contact avec l’extérieur lui aurait été interdit. Pendant cette période, le requérant aurait été conduit régulièrement dans une salle d’interrogatoire où il aurait été soumis à des violences physiques et psychiques destinées à lui extorquer des informations, notamment sur ses relations supposées avec des réseaux de terrorisme islamiste en Italie. Lors de son premier interrogatoire, il aurait été dévêtu et contraint de rester debout sur un pied – l’autre pied et les mains étant ligotés ensemble – de sorte qu’il serait tombé plusieurs fois par terre, sous les moqueries des hommes en uniforme qui étaient présents. Par la suite, il aurait été battu, soumis à des chocs électriques et menacé de violences sexuelles s’il ne répondait pas aux questions qui lui étaient posées. Le 14 septembre 2003, il aurait été transféré dans un autre lieu de détention après avoir été contraint de signer des déclarations attestant qu’il n’avait aucun objet sur lui au moment de son arrivée et qu’il n’avait subi aucun mauvais traitement pendant sa détention. Il aurait alors été détenu dans une cellule en sous-sol d’environ trois mètres carrés, sans lumière, sans ouverture, sans installations sanitaires et sans eau courante, dans laquelle il disposait seulement d’une couverture très sale et malodorante. Il aurait été nourri exclusivement avec du pain rassis et de l’eau. Il n’aurait pas eu accès à des toilettes et aurait donc été obligé de déféquer et d’uriner dans la cellule. Il n’aurait pu prendre de douche que tous les quatre mois et on ne lui aurait jamais taillé la barbe ni coupé les cheveux pendant toute sa détention. Il n’aurait pu avoir aucun contact avec l’extérieur. On aurait refusé de lui donner un Coran et de lui indiquer la direction de la Mecque, vers laquelle les musulmans doivent se tourner pour prier. Il devait se présenter debout face au mur lorsqu’un gardien ouvrait la cellule – ce qui selon lui pouvait arriver à tout moment – sous peine d’être battu, parfois avec une matraque électrique. Lorsqu’ils s’adressaient à lui, les gardiens l’appelaient soit par le numéro de sa cellule, soit par des noms de femme ou d’organes génitaux. De temps en temps, on l’aurait conduit près des salles d’interrogatoire pour lui faire entendre les cris de douleur d’autres détenus. Le requérant explique que, deux fois par jour, un gardien venait le chercher pour l’emmener à la salle d’interrogatoire, ligoté et aveuglé par un bandeau sur les yeux. À chaque interrogatoire, un agent l’aurait déshabillé puis aurait invité les autres agents à toucher ses parties intimes pour l’humilier. Le requérant dit avoir été souvent suspendu par les pieds ou ligoté à une porte en fer ou à un grillage en bois, dans différentes positions. Régulièrement, les agents l’auraient battu pendant des heures et lui auraient infligé des électrochocs au moyen d’électrodes mouillées apposées sur sa tête, son thorax et ses organes génitaux. D’autres fois, il aurait été soumis à la torture appelée « martaba » (matelas), qui consiste à immobiliser la victime sur un matelas mouillé puis à envoyer des décharges électriques dans le matelas. Enfin, il aurait subi des violences sexuelles à deux reprises. À partir du mois de mars 2004, au lieu de lui poser des questions, les agents égyptiens auraient fait répéter au requérant une fausse version des événements, qu’il aurait dû confirmer devant le procureur. Notamment, il aurait dû affirmer avoir quitté l’Italie de son propre chef et avoir rejoint l’Égypte par ses propres moyens, avoir remis son passeport italien aux autorités égyptiennes parce qu’il ne souhaitait pas rentrer en Italie et n’avoir subi de leur part aucun mauvais traitement. Le requérant serait resté détenu au secret jusqu’au 19 avril 2004. À cette date, il fut libéré, selon lui parce qu’il avait fait des déclarations conformes aux instructions qu’il avait reçues et à la condition de ne pas quitter Alexandrie et de ne parler à personne des traitements qu’il avait subis lors de sa détention. En dépit de l’indication qui lui aurait été faite de ne parler à personne des traitements qu’il avait subis, le requérant téléphona à sa femme dès sa remise en liberté afin de la rassurer sur son sort. Il prit contact également avec d’autres personnes auxquelles il décrivit son enlèvement et sa détention (voir aussi paragraphes 33 et 35 ci-dessous). b) La deuxième période (date non précisée en mai 2004 – 12 février 2007) À une date non précisée, environ vingt jours après sa remise en liberté, le requérant fut arrêté par la police égyptienne. Il fut détenu dans différents établissements, notamment les prisons d’Istiqbal et de Tora, et placé à l’isolement pendant de longues périodes. Sa détention, de nature administrative, avait pour base légale la législation anti-terroriste égyptienne. Il fut remis en liberté le 12 février 2007 (voir aussi les paragraphes 34-35 ci-dessous), sans être incriminé. Entre-temps, le 5 novembre 2006, la détention du requérant en Égypte avait été confirmée par le général Ahmed Omar, assistant du ministre de l’Intérieur égyptien, lors d’une interview menée par le journal « Al Ahram Weekly » : le général avait déclaré à cette occasion que le requérant était détenu pour des raisons de sécurité, et qu’il s’était rendu spontanément en Égypte. Pendant cette période, les autorités égyptiennes ne répondirent pas aux magistrats italiens qui, dans le cadre de l’enquête menée par le parquet de Milan sur l’enlèvement du requérant (voir aussi les paragraphes 30-72 ci-dessous), demandaient à pouvoir l’interroger et à obtenir des précisions sur son arrivée en Égypte et sur les raisons de sa détention. Elles refusèrent au requérant la possibilité de se rendre en Italie. Frappé d’une interdiction de quitter le territoire égyptien, le requérant, depuis sa remise en liberté, vit à Alexandrie. Séquelles physiques et psychologiques de traitements subi par le requérant Les traitements subis par le requérant lui auraient laissé de graves séquelles physiques, notamment une baisse de l’audition, des difficultés pour se déplacer, des rhumatismes, des problèmes d’incontinence, ainsi qu’une perte de poids importante. L’intéressé fait aussi état d’importantes séquelles psychologiques, notamment d’un état de dépression et de stress post-traumatique aigu. Un certificat médical daté du 9 juin 2007, établi par un médecin psychiatre, atteste que le requérant souffrait de troubles post-traumatiques. Ce médecin préconisait par ailleurs une consultation avec un médecin légiste afin de faire constater les marques de lésions encore visibles sur le corps de l’intéressé. C. L’enquête menée par le parquet de Milan La première phase de l’enquête : l’identification des agents américains soupçonnés d’avoir pris part à l’enlèvement et les ordonnances de mise en détention provisoire les concernant. Le 20 février 2003, la requérante signala à un commissariat de police de Milan la disparition de son époux. Suite à un appel à témoins, une certaine Mme R., membre de la communauté égyptienne, se fit connaître. Le 26 février 2003, elle fut entendue par la police. Elle déclara que le 17 février 2003, peu avant midi, alors qu’elle passait avec ses enfants dans la rue Guerzoni pour rentrer chez elle, elle avait vu une camionnette blanche garée sur le côté gauche de la chaussée et, sur l’autre côté, appuyé contre un mur, un homme portant une longue barbe et des habits traditionnels arabes près duquel se trouvaient deux autres hommes, à l’aspect occidental, dont l’un (ndr : M. Pironi, carabinier) était en train de parler dans un téléphone portable. Ils avaient fait monter le requérant à bord de la camionnette. Après s’être entretenue quelques instants avec les bénévoles d’une association avec lesquels ses enfants jouaient, Mme R. se serait remise en route. Elle aurait alors entendu un grand bruit qui l’aurait fait se retourner et aurait vu la camionnette blanche démarrer à toute vitesse tandis que les trois hommes n’étaient plus dans la rue. À une date non précisée, vraisemblablement vers la fin du mois de février 2003, le parquet de Milan ouvrit une enquête contre X pour enlèvement au sens de l’article 605 du code pénal. Le département de la police chargé des opérations spéciales et du terrorisme (Divisione Investigazioni Generali e Operazioni Speciali - Digos) de Milan fut saisi de l’enquête. Les autorités d’enquête ordonnèrent la mise en place d’écoutes téléphoniques et de contrôles sur l’utilisation de téléphones portables dans la zone où les faits s’étaient supposément déroulés. Le 3 mars 2003, les autorités américaines (par l’intermédiaire de R. H. Russomando, agent de la CIA à Rome), communiquèrent aux agents de la Digos qu’Abou Omar se trouverait dans les Balkans. La nouvelle se serait par la suite révélée fausse et trompeuse (voir aussi paragraphe 114 ci-dessous). Le 4 mars 2003, Mme R. fut entendue par le parquet et confirma son témoignage du 26 février 2003. Ultérieurement, au cours de l’enquête, le mari de R déclara que sa femme s’était abstenue de dire qu’elle avait vu les personnes ayant fait monter le requérant dans la camionnette user de violence et entendu des cris à l’aide. Par la suite, plusieurs autres témoins furent entendus. Plus d’un an plus tard, entre le 20 avril 2004 et le 7 mai 2004, les enquêteurs procédèrent à l’écoute des conversations téléphoniques entre le requérant et son épouse. Durant cette période, des conversations téléphoniques entre le requérant, la requérante et leur ami égyptien, un certain M. M. R., furent interceptées. Le requérant relatait son enlèvement, sa déportation en Égypte, les tortures subies et disait se trouver à Alexandrie depuis le 19 avril 2004, date de sa libération. En particulier, le 20 avril 2004, les enquêteurs enregistrèrent une conversation téléphonique entre la requérante et le requérant. Ce dernier appelait depuis Alexandrie. Après avoir rassuré son épouse sur son état de santé, il lui expliqua qu’il avait été enlevé et qu’il ne pouvait pas quitter l’Égypte. Il lui demanda de lui envoyer deux cents euros (EUR), de prévenir ses amis musulmans et de ne pas contacter la presse. Le 13 mai 2004, une conversation téléphonique entre la requérante et des membres de sa famille révélèrent que le requérant venait d’être de nouveau arrêté par la police égyptienne. Il resta en détention jusqu’au 12 février 2007. Après sa libération en avril 2004 le requérant avait envoyé un mémoire au parquet de Milan dans lequel il décrivait son enlèvement et les tortures subies (voir aussi le paragraphe 10 ci-dessus). Le 15 juin 2004, M. E.M.R., ressortissant égyptien résidant à Milan, fut entendu en tant que témoin car il avait eu des conversations téléphoniques avec le requérant. Celui-ci lui avait relaté les circonstances de son enlèvement et de son transfert en Égypte à bord d’avions militaires américains et lui avait dit avoir refusé une proposition du ministre de l’Intérieur égyptien de collaborer avec les services de renseignement. Le 24 février 2005, la Digos remit au parquet un rapport sur les investigations qu’elle avait menées. Grâce notamment à une vérification des communications téléphoniques passées dans les zones pertinentes, les enquêteurs avaient repéré un certain nombre de cartes SIM téléphoniques potentiellement suspectes. Ces cartes avaient été connectées à plusieurs reprises pour de courtes durées malgré la proximité entre les usagers respectifs ; elles avaient été activées dans les mois précédant l’enlèvement et avaient cessé de fonctionner dans les jours suivants ; et elles avaient été enregistrées sous de faux noms. En outre, les utilisateurs de certaines d’entre elles s’étaient par la suite dirigés vers la base aérienne d’Aviano et, pendant le trajet, ces cartes avaient été utilisées pour appeler le chef de la CIA à Milan (M. Robert Seldon Lady), le chef de la sécurité américaine de la base d’Aviano (le lieutenant-colonel Joseph Romano), ainsi que des numéros de l’État de Virginie, aux ÉtatsUnis, où la CIA a son siège. Enfin, l’une de ces cartes avait été repérée dans la zone du Caire au cours des deux semaines suivantes. Le contrôle croisé des numéros appelés et appelants sur ces cartes SIM, des déplacements de leurs utilisateurs dans les périodes précédant et suivant l’enlèvement, de l’utilisation de cartes de crédit, des séjours à l’hôtel et des déplacements en avion ou en voiture de location avait permis aux enquêteurs de confirmer certaines hypothèses formées à partir des témoignages recueillis et de parvenir à l’identification des utilisateurs réels des cartes téléphoniques. L’ensemble des éléments réunis par l’enquête de police confirmaient la version du requérant quant à son enlèvement et à son transfert à la base américaine d’Aviano puis au Caire. Le 17 février 2003, vers 16 h 30, le véhicule était arrivé à la base des USAFE d’Aviano où le requérant avait été embarqué dans un avion. Après un voyage d’environ une heure, l’avion avait atterri à la base de l’USAFE à Ramstein (Allemagne). Il fut également établi que dix-neuf ressortissants américains étaient impliqués dans les faits, dont des membres du personnel diplomatique et consulaire des États-Unis en Italie. Les enquêteurs indiquaient notamment dans leur rapport que le responsable de la CIA à Milan de l’époque, M. Lady, avait joué un rôle clé dans l’affaire. Par ailleurs, des contrôles sur le trafic aérien réalisés à partir de quatre sources différentes avaient confirmé que, le 17 février 2003, un avion avait décollé à 18 h 30 d’Aviano à destination de Ramstein et un autre avion avait décollé à 20 h 30 de Ramstein à destination du Caire. L’avion qui avait fait le trajet Ramstein-Le Caire appartenait à la société américaine Richmore Aviation et avait déjà été loué plusieurs fois par la CIA auparavant. Le 23 mars 2005, le parquet demanda au GIP d’ordonner la mise en détention provisoire de dix-neuf ressortissants américains soupçonnés d’avoir participé à la planification ou à l’exécution de l’enlèvement, y compris M. Lady. Par une ordonnance du 22 juin 2005, le GIP accueillit la demande pour treize des suspects et la rejeta pour le surplus. Le 23 juin 2005, au cours d’une perquisition menée au domicile de M. Lady, les enquêteurs trouvèrent des photos du requérant prises dans la rue Guerzoni. Ils saisirent également les traces électroniques d’une recherche sur internet de trajet en voiture de la rue Guerzoni à la base d’Aviano, ainsi que des billets d’avion et des réservations hôtelières pour un séjour au Caire du 24 février au 4 mars 2003. Le 26 juin 2005, la requérante, de retour d’Égypte, fut à nouveau entendue par le parquet. Par un décret du 5 juillet 2005, le GIP déclara que les accusés frappés par l’ordonnance de mise en détention provisoire étaient introuvables (irreperibili) et ordonna la notification des actes de la procédure à l’avocat commis d’office. Le parquet ayant attaqué l’ordonnance du 22 juin 2005 (paragraphe 41 ci-dessus), une chambre du tribunal de Milan chargée de réexaminer les mesures de précaution la réforma et, par ordonnance du 20 juillet 2005, ordonna la mise en détention provisoire de l’ensemble des accusés. Le 27 septembre 2005, faisant suite à une nouvelle demande du parquet, le GIP de Milan ordonna la mise en détention provisoire de trois autres ressortissants américains. À une date non précisée, les vingt-deux accusés américains furent déclarés « en fuite » (latitanti). Les 7 novembre et 22 décembre 2005, le procureur chargé de l’enquête pria le Procureur général de Milan de demander au ministère de la Justice, d’une part, de solliciter auprès des autorités américaines l’extradition des accusés sur la base d’un accord bilatéral avec les ÉtatsUnis et, d’autre part, d’inviter Interpol à diffuser un avis de recherche à leur égard. Les 5 et 9 janvier 2006 respectivement, la chambre chargée de réexaminer les mesures de précaution et le GIP délivrèrent des mandats d’arrêt européens pour les vingt-deux accusés. Le 12 avril 2006, le ministre de la Justice indiqua au parquet qu’il avait décidé de ne pas demander l’extradition ni la publication d’un avis de recherche international des vingt-deux accusés américains. Par la suite, quatre autres américains furent mis en cause par les déclarations d’un agent italien des services de renseignement (voir aussi paragraphe 59 ci-dessous). Les informations provenant des services de renseignement italiens Dans l’intervalle, par un courrier du 1er juillet 2005, le parquet avait demandé aux directeurs du service du renseignement civil (Servizio per le informazioni e la sicurezza democratica – SISDe) et du service du renseignement militaire (Servizio per le informazioni e la sicurezza militare – SISMi) d’indiquer si, en vertu des accords existants, la CIA était tenue de communiquer aux autorités italiennes les noms de ses agents opérant sur le territoire national et, dans l’affirmative, si la présence des accusés avait été signalée à ce titre. À une date inconnue, le général Nicolò Pollari, directeur du SISMi, adressa au parquet une lettre dans laquelle il l’assurait de la pleine coopération de son service, tout en soulignant que certaines des questions posées pouvaient concerner des informations relevant du secret d’État. Par une deuxième lettre du 26 juillet 2005, le SISMi répondit par la négative à la première question mais confirma la présence en Italie de M. Lady et de Mme Medero. Le directeur du SISDe, le général Mario Mori, communiqua la même réponse dans une lettre du 22 juillet 2005. Par une lettre du 5 novembre 2005, le parquet demanda au SISMi et au SISDe si certains des ressortissants américains en cause étaient membres du personnel diplomatique ou consulaire des États-Unis, s’il y avait eu des échanges verbaux ou écrits entre le SISMi et la CIA au sujet de l’enlèvement du requérant et, dans l’affirmative, quelle en était la teneur. Par une note confidentielle du 11 novembre 2005, le président du Conseil des ministres (ci-dessous « le PdCM »), l’autorité compétente en matière de secrets d’État, indiqua avoir autorisé la transmission des informations demandées sous réserve que leur divulgation ne portât pas préjudice à l’ordre constitutionnel. Il ajouta que l’autorisation avait été donnée « eu égard à la pleine conviction (...) que le gouvernement et le SISMi sont absolument étrangers à tout aspect relatif à l’enlèvement de M. Osama Mustafa Nasr alias Abou Omar » et que « ni le gouvernement ni le service n’[avaient] jamais reçu d’information relative à l’implication de quiconque dans les faits dénoncés, à l’exception de celles reçues par l’autorité judiciaire ou par la presse ». Il rappela par ailleurs qu’il était de son devoir institutionnel de sauvegarder la confidentialité ou le secret de tout document ou renseignement susceptibles de porter atteinte aux intérêts protégés par l’article 12 de la loi no 801 du 24 octobre 1977 (voir aussi le paragraphe 156 ci-dessous), notamment quant aux relations avec des États tiers. Dans une lettre du 19 décembre 2005, le directeur du SISMi indiqua que son service n’avait entretenu aucune relation avec la CIA ni échangé avec elle aucun document au sujet de l’enlèvement du requérant. Il précisa également que deux des personnes visées par l’enquête avait été accréditées en tant que membres du personnel diplomatique américain en Italie. La deuxième phase de l’enquête : l’implication de ressortissants italiens, parmi lesquels des agents de l’État La deuxième phase de l’enquête se concentra sur la possible responsabilité d’agents du SISMi dans l’opération ainsi que sur le rôle des quatre autres ressortissants américains (voir aussi le paragraphe 51 ci-dessus). L’examen des relevés d’appels téléphoniques avait permis de conclure que M. Pironi, à l’époque maréchal du groupement opérationnel spécial (Raggruppamento Operativo Speciale) de carabiniers, avait été présent sur la scène de l’enlèvement et qu’il avait eu des contacts fréquents avec M. Lady. Le 14 avril 2006, M. Pironi, interrogé par le ministère public de Milan, avoua être la personne qui, le jour de l’enlèvement, avait intercepté le requérant pour lui demander de s’identifier. Il déclara avoir agi à l’initiative de M. Lady, qui lui avait présenté l’enlèvement comme une action conjointe de la CIA et du SISMi. Entre mai et juillet 2006, les enquêteurs interrogèrent plusieurs agents du SISMi. Ceux-ci déclarèrent avoir reçu pour instruction de coopérer avec les autorités judiciaires, les faits sur lesquels portaient l’enquête n’étant pas couverts par le secret d’État. Deux anciens membres du service furent notamment interrogés à plusieurs reprises en tant que témoins. Le colonel S. D’Ambrosio, ancien directeur du SISMi à Milan, déclara qu’au cours de l’automne 2002, M. Lady lui avait confié que la CIA et le SISMi étaient en train de préparer le « prélèvement » de M. Nasr. M. D’Ambrosio avait pris contact à ce sujet avec son supérieur direct, M. Marco Mancini. Quelques jours plus tard, M. D’Ambrosio fut relevé de ses fonctions. À la suite de ces déclarations, d’autres agents américains furent mis en cause (paragraphe 51 ci-dessus). Le colonel Sergio Fedrico, ancien responsable du SISMi à Trieste, territorialement compétent pour la région dans laquelle se trouve la base d’Aviano, déclara qu’en février 2002, il avait refusé une proposition de M. Mancini de prendre part à des activités « non orthodoxes » du SISMi. Il ajouta que, selon les dires d’autres agents de la structure de Trieste, son successeur, M. L. Pillini s’était vanté d’avoir joué un rôle opérationnel dans l’enlèvement du requérant. Ces propos furent confirmés successivement par deux agents du SISMi de Trieste qui en avaient été les témoins directs. M. Fedrico fut également relevé de ses fonctions en décembre 2002. Les lignes téléphoniques de plusieurs personnes – dont M. Mancini et M. Pillini – ayant été placées sur écoute, les enquêteurs eurent accès aux conversations tenues notamment entre M. Mancini et le colonel G. Pignero, son ancien supérieur, dont la teneur laissait entendre que les deux hommes étaient au courant de l’intention de la CIA d’enlever le requérant et d’une éventuelle participation du SISMi à la planification de l’opération. Cette dernière hypothèse était corroborée par la présence simultanée dans deux hôtels de Milan, dans les semaines précédant l’enlèvement, d’agents du SISMi et de la CIA. Les écoutes révélèrent aussi que M. Mancini notamment avait tenté d’amener les fonctionnaires impliqués dans l’affaire à fournir au parquet une version des faits concordante excluant tout rôle des services de renseignement italiens dans l’opération. Par ailleurs, les écoutes téléphoniques d’un autre membre du SISMi, M. Pio Pompa, révélèrent que celui-ci s’entretenait quotidiennement avec un journaliste, M. Renato Farina, qui l’informait des progrès de l’enquête dont il avait connaissance grâce à son rôle de chroniqueur judiciaire. À la demande d’agents du SISMi, M. Farina aurait, en outre, essayé d’aiguiller les enquêteurs sur de fausses pistes. Par une ordonnance du 3 juillet 2006, le GIP de Milan, à la demande du parquet, révoqua les ordonnances adoptées le 22 juin et le 20 juillet 2005 (paragraphe 45 ci-dessus) et ordonna la mise en détention provisoire de vingt-huit accusés, dont les deux hauts fonctionnaires du SISMi, MM Mancini et Pignero. Dans l’ordonnance, le GIP déclara notamment ceci : « [I]l est évident qu’une opération telle que celle menée par les agents de la CIA à Milan, selon un schéma « avalisé » par le service [de renseignement] américain, ne pouvait avoir lieu sans que le service correspondant de l’État [territorial] en soit au moins informé ». Le 5 juillet 2006, le siège du SISMi à Rome fit l’objet d’une perquisition ordonnée par le parquet. Plusieurs documents concernant l’enlèvement du requérant furent saisis. Ainsi, le parquet saisit un document du SISMi datant du 15 mai 2003, dont il ressortait que la CIA avait informé le SISMi qu’Abou Omar se trouvait détenu en Égypte et qu’il était soumis à des interrogatoires par les services de renseignement égyptiens. En outre, un grand nombre de documents témoignant de l’attention et de la préoccupation avec lesquelles le SISMi suivait l’évolution des investigations, notamment en en ce qui concernait son implication, et les reçus des sommes payées à M. Farina pour son activité d’information furent également saisis (voir aussi le paragraphe 61 ci-dessus). L’enregistrement d’une conversation entre M. Mancini et M. Pignero, effectué par le premier à l’insu du deuxième, et ensuite remis aux enquêteurs, révéla que M. Pignero avait reçu du directeur du SISMi, M. Pollari, l’ordre d’organiser l’enlèvement du requérant. Interrogé les 11 et 13 juillet 2006, M. Pignero reconnut sa propre voix. Ces informations furent amplement diffusées dans la presse. À titre d’exemple, le quotidien La Repubblica publia le 21 juillet 2006, un article titré « Pollari ordonna l’enlèvement : voici l’enregistrement qui l’accable ». Cet article relatait le contenu de la conversation enregistrée par M. Mancini, citée ci-dessus. En particulier, il relatait le passage où M. Mancini demandait à M. Pignero s’il se souvenait que l’ordre relatif à l’enlèvement du requérant provenait du directeur du SISMi en personne, et où M. Pignero répondait par l’affirmative. L’article relatait également que, d’après l’enregistrement litigieux, M. Pignero avait rencontré deux fois le directeur du SISMi, M. Pollari, au sujet de l’enlèvement du requérant. Il n’estimait pas opportun de tout révéler au parquet milanais afin de protéger le directeur du SISMi. Car si M. Pollari « sautait », le gouvernement et les relations avec les américains « sauteraient aussi ». Un autre article paru le 23 juillet 2006 dans le quotidien La Repubblica, s’intitulait « Abou Omar, tous les 007 savaient ». Il y était rapporté qu’après dix journées d’interrogatoires par les enquêteurs, les premières admissions de responsabilité avaient été reçues. Les agents des services italiens avaient effectué des descentes sur les lieux, des filatures et avaient préparé deux dossiers secrets contenant des photos, des noms et des plans pour aider la CIA. Ils étaient au courant de l’accord avec les Américains pour la remise extraordinaire d’Abou Omar. Surtout, tous étaient conscients qu’en Italie, cela était illégal. Les Italiens avaient joué un rôle déterminant, et pas seulement dans la préparation de l’opération. M. Mancini avait avoué avoir organisé, sur ordre du colonel Pignero, les études préliminaires des lieux fréquentés par Abou Omar, en vue de son enlèvement. Le projet avait été présenté lors d’une réunion à Bologne au siège régional du SISMi, en novembre 2002. À cette réunion avaient participé les agents du SISMi S. Fedrico, L. Pillini, M. Iodice, M. Regondi, R. Di Troia. Selon un témoin, il y avait aussi deux autres agents. Lors de son interrogatoire, M. Di Troia confirma que M. Mancini lui avait dit que les Américains voulaient capturer Abou Omar. Plusieurs témoins avaient relaté que M. Pillini s’était vanté à plusieurs reprises d’avoir participé à l’enlèvement d’Abou Omar : il avait logé dans un hôtel à Milan les jours précédant l’enlèvement de l’intéressé (...), alors que six agents de la CIA chargés d’exécuter l’enlèvement logeaient dans un autre hôtel. Le 15 juillet 2006, M. Pollari refusa de répondre aux questions du parquet, arguant que les faits sur lesquels il était interrogé étaient couverts par le secret d’État, et qu’en tout état de cause, il ignorait tout de l’enlèvement litigieux. Le 18 juillet 2006, le parquet s’adressa au PdCM et au ministère de la Défense pour leur demander de produire toute information et tout document en leur possession concernant l’enlèvement du requérant et la pratique des « transfèrements extrajudiciaires » (voir aussi les paragraphes 172-173 ci-dessous). Il demanda au PdCM si ces informations et documents étaient couverts par le secret d’État, et le pria, dans l’affirmative, d’examiner l’opportunité de lever le secret. Par une note du 26 juillet 2006, le PdCM indiqua que les informations et les documents demandés étaient couverts par le secret d’État et que les conditions pour une levée du secret n’étaient pas réunies. Le 30 septembre 2006, interrogé au cours d’une audience ad hoc tenue en chambre du conseil devant le GIP aux fins de la production d’une preuve (incidente probatorio), M. Pironi confirma les déclarations déjà recueillies par les enquêteurs. Le 31 octobre 2006, le ministère de la Défense confirma que certains documents avaient été déclarés secrets d’État par le PdCM et ne pouvaient donc pas être produits. Dans les documents restants, les parties relevant du secret d’État avaient été effacées. En novembre 2006, M. Pollari fut relevé de ses fonctions de directeur du SISMi. La clôture de l’enquête et le renvoi en jugement des accusés Le 5 décembre 2006, le parquet demanda le renvoi en jugement de trente-cinq personnes. Parmi elles se trouvaient vingt-six ressortissants américains (dont les anciens responsables de la CIA en poste à Milan et en Italie, certains membres du personnel diplomatique et consulaire américain et l’ancien responsable militaire de la sécurité de la base d’Aviano, M. Romano) et six ressortissants italiens (M. Pironi, et cinq agents du SISMi à savoir N. Pollari, M. Mancini, R. Di Troia, L. Di Gregori, G. Ciorra) accusés d’avoir participé à la planification et à la réalisation de l’enlèvement. M. Pignero était entre-temps décédé. Trois autres accusés, R. Farina, P. Pompa et L. Seno, devaient répondre de recel de malfaiteurs (favoreggiamento personale) pour avoir aidé les auteurs du crime après l’enlèvement, par exemple en leur prêtant leurs propres téléphones afin de leur permettre de passer des coups de fils non surveillés et se mettre d’accord sur la version des faits à fournir. À une date non précisée en janvier 2007, sur demande déposée par le parquet, un juge du tribunal de Milan ordonna la saisie de la moitié d’une maison située dans le Piémont appartenant à M. Lady (l’autre moitié appartenant à sa femme) afin de garantir les frais de justice et tout dommage-intérêt pouvant être accordé aux requérants en cas de condamnation. Le 16 février 2007, l’affaire s’acheva pour deux des accusés (MM. Pironi et Farina) par la procédure spéciale d’application de la peine convenue entre les intéressés et le ministère public (applicazione della pena su richiesta delle parti, article 444 du code de procédure pénale), à savoir un an et neuf mois d’emprisonnement pour M. Pironi et six mois d’emprisonnement, convertis en amende de 6 800 EUR, pour M. Farina. Ce jugement devint définitif. Par une décision du même jour, déposée le 20 février 2007, le GIP déféra les trente-trois autres accusés devant le tribunal de Milan. Vingt-six d’entre eux (tous les agents américains) ne se présentèrent pas au procès et furent jugés par contumace. Les recours concernant le conflit de compétence entre les pouvoirs de l’État dans la phase de l’enquête a) Les recours du Président du Conseil des ministres Les 14 février et 14 mars 2007, le PdCM saisit la Cour constitutionnelle de deux recours, respectivement contre le parquet et contre le GIP de Milan, pour conflit de compétence entre les pouvoirs de l’État. Dans le premier recours (no 2/2007), il se plaignait de l’utilisation et de la diffusion par le parquet de documents et de renseignements couverts par le secret d’État, de la mise sur écoute des lignes téléphoniques du SISMi et d’avoir posé, lors de l’audience du 30 septembre 2006, des questions concernant des faits relevant du secret d’État. Pour ces motifs, il demandait à la Cour constitutionnelle d’annuler les actes de l’enquête concernés ainsi que la demande de renvoi en jugement. Dans le deuxième recours (no 3/2007), il se plaignait du dépôt au dossier et de l’utilisation par le GIP d’actes, de documents et d’éléments de preuve couverts par le secret d’État. Il précisait que le GIP en avait pris connaissance et que, sur le fondement de ces éléments, il avait décidé de renvoyer les accusés en jugement et d’entamer les débats, ce qui aurait eu pour effet d’accroître encore la publicité des informations relevant du secret. Le PdCM demandait à la Cour constitutionnelle d’annuler la décision de renvoi en jugement du 16 février 2007 (paragraphe 75 ci-dessus) et d’ordonner la restitution des documents contenant des informations secrètes. Le tribunal de Milan intervint dans la procédure en formant un recours incident. Il soutint que le PdCM avait méconnu les attributions constitutionnelles du GIP en refusant de collaborer avec lui et de lui fournir les documents relatifs à l’enlèvement d’Abou Omar et à la pratique des « transfèrements extrajudiciaires » et nécessaires au déroulement de l’enquête. Par deux ordonnances du 18 avril 2007 (nos 124/2007 et 125/2007), la Cour constitutionnelle déclara recevables les deux recours du PdCM (voir aussi les paragraphes 99 et 101-107 ci-dessous). b) Les recours du parquet et du GIP de Milan Les 12 et 15 juin 2007 respectivement, le parquet et le GIP de Milan déposèrent des recours pour conflit de compétence contre le PdCM (no 6/2007 et 7/2007). Dans son recours, le parquet de Milan priait la Cour constitutionnelle de conclure que le PdCM avait excédé ses pouvoirs lorsque, par la note du 26 juillet 2006 (paragraphe 68 ci-dessus), il avait déclaré secrets les documents et renseignements relatifs à l’organisation et à la réalisation de l’enlèvement. Il arguait tout d’abord que le secret d’État ne pouvait pas s’appliquer à l’enlèvement, qui constituait un « trouble à l’ordre constitutionnel » étant donné que les principes de l’État constitutionnel s’opposaient à ce que l’on enlevât des individus sur le territoire de la République pour les transférer de force dans des pays tiers afin qu’ils y soient interrogés sous la menace ou l’usage de violences physiques et morales. Il soulignait à cet égard que le secret avait été appliqué de façon générale, rétroactivement et sans motivation adéquate. Par deux ordonnances du 26 septembre 2007, la Cour constitutionnelle déclara recevable le recours du parquet et irrecevable celui du GIP (voir aussi le paragraphe 99 ci-dessous). D. Les procès devant le tribunal de Milan La suspension, la reprise du procès et l’ouverture des débats Entre-temps, lors de la première audience, le 8 juin 2007, les requérants s’étaient constitués partie civile et avaient demandé des dommages-intérêts pour atteinte à la liberté personnelle, à l’intégrité physique et psychique et à la vie privée et familiale. Les accusés avaient demandé la suspension du procès au motif que la procédure pour conflit de compétence était encore pendante devant la Cour constitutionnelle. À la deuxième audience, le 18 juin 2007, le tribunal décida de suspendre le procès. Le 12 octobre 2007, la loi no 124 du 3 août 2007 (« loi no 124/2007 ») sur la réforme des services de renseignement et du secret d’État entra en vigueur (paragraphes 153 et suivants ci-dessous). Par une ordonnance du 19 mars 2008, le tribunal révoqua l’ordonnance de suspension du procès. Il s’exprima ainsi : « Les questions susceptibles de se poser quant à l’invalidité d’actes du procès déjà accomplis ou à accomplir ou à l’interdiction de les utiliser ne pourront être examinées qu’après la décision de la Cour constitutionnelle sur la nullité de ces actes ou sur l’interdiction de les utiliser ; Aucune atteinte aux intérêts supérieurs protégés par le secret d’un document ou d’un acte ne peut découler du déroulement des débats concernant des actes et des documents désormais connus et sur une grande partie desquels aucun secret n’a été imposé ; D’éventuelles questions liées aux exigences du secret pourront être résolues au cas par cas, en évaluant la nécessité, le cas échéant, de maintenir la confidentialité sur le déroulement de l’instruction (...) ou en recourant à la procédure prévue par l’article 202 du code de procédure pénale [secret d’État] (...) » À la demande du parquet, le juge ordonna le remplacement des documents partiellement secrets du dossier par les versions expurgées communiquées par le ministère de la Défense. Le 16 avril 2008, l’arrêté du PdCM no 90 du 8 avril 2008, précisant ce qui pouvait relever du secret d’État, fut publié dans le Journal officiel. À l’audience du 14 mai 2008, le tribunal accueillit par ordonnance la demande du parquet tendant à ce que des membres du SISMi fussent interrogés sur un certain nombre d’éléments, notamment sur les rapports entre la CIA et le SISMi, dans la mesure où ces informations étaient nécessaires pour établir les responsabilités individuelles quant aux faits litigieux. Il précisa néanmoins qu’il se réservait d’exclure, lors de l’audition de ces personnes, toute question ayant trait à un examen général des relations entre le SISMi et la CIA. Le conflit de compétence dénoncé par le président du Conseil des ministres relativement aux ordonnances rendues par le tribunal de Milan le 19 mars et le 14 mai 2008 Le 30 mai 2008, le PdCM saisit à nouveau la Cour constitutionnelle (recours no 14/2008), alléguant que le tribunal de Milan avait outrepassé ses compétences et demandant l’annulation des deux ordonnances du 19 mars et du 14 mai 2008 (paragraphes 84 et 87 ci-dessus). Il soutenait que, eu égard au fait que la procédure destinée à trancher le conflit de compétence était pendante devant la Cour constitutionnelle, le principe de coopération loyale imposait au tribunal de ne pas admettre, acquérir, ou utiliser, notamment au cours des débats, des actes, des documents ou d’autres éléments de preuve susceptibles de relever du secret d’État, afin d’éviter d’accroître la publicité de ces éléments. Il priait également la Cour de déclarer que le tribunal ne pourrait pas, en tout état de cause, utiliser les informations nécessaires à l’établissement des responsabilités pénales individuelles, même celles portant sur les rapports entre la CIA et le SISMi, car une telle utilisation était selon lui de nature à affirmer la primauté du pouvoir judiciaire de sanctionner les auteurs d’infractions sur celui du PdCM de déclarer secrets certains éléments de preuve. Par une ordonnance du 25 juin 2008 (no 230/2008), la Cour constitutionnelle déclara ce recours recevable (voir aussi les paragraphes 99 et 101-102 ci-dessous). La poursuite des débats Lors de l’audience du 15 octobre 2008, le défenseur de M. Mancini versa au dossier une note du 6 octobre 2008 dans laquelle le PdCM avait rappelé aux agents de l’État leur devoir de ne pas divulguer au cours d’une procédure pénale des faits couverts par le secret d’État et leur obligation de l’informer de toute audition et de tout interrogatoire pouvant concerner de tels faits, notamment pour ce qui concernait « toute relation entre les services [de renseignement] italiens et étrangers, y compris les contacts concernant ou pouvant concerner l’affaire dite « enlèvement d’Abou Omar ». Au cours de la même audience, pendant la déposition d’un ancien membre du SISMi, le défenseur de M. Pollari demanda au témoin s’il avait connaissance de l’existence d’ordres ou de directives de M. Pollari visant l’interdiction d’activités illégales liées à des « transfèrements extrajudiciaires ». Invoquant le secret d’État, le témoin refusa de répondre. Le défenseur de M. Pollari pria le tribunal d’appliquer la procédure prévue à l’article 202 du code de procédure pénale (ci-après « le CPP ») et de demander au PdCM de confirmer que les faits sur lesquels le témoin refusait de s’exprimer étaient couverts par le secret d’État. Le ministère public s’opposa à cette demande et pria le tribunal de qualifier les faits de « troubles à l’ordre constitutionnel », qualification excluant la possibilité d’invoquer l’existence d’un secret d’État. Selon lui, en effet, l’enlèvement s’inscrivant dans un cadre de violations systématiques des droits de l’homme, notamment de l’interdiction de la torture et des privations arbitraires de liberté, il allait à l’encontre des principes fondamentaux de la Constitution et des dispositions internationales en matière de droits de l’homme. À l’audience du 22 octobre 2008, le tribunal engagea la procédure prévue à l’article 202 du CPP sur la question de savoir si « les directives et les ordres donnés par le général Pollari (...) à ses subordonnés afin de leur interdire le recours à toute mesure illégale dans le cadre de la lutte contre le terrorisme international et, notamment, en ce qui concerne les activités dites de « restitution » étaient couvertes par le secret », et il ordonna la poursuite des débats. Au cours de l’audience, un autre ancien agent du SISMi, interrogé sur les informations que M. Mancini lui avait ou non confiées quant à son implication dans l’enlèvement du requérant, invoqua également le secret d’État. À l’audience du 29 octobre 2008, le tribunal, appliquant l’article 202 du CPP, demanda au PdCM de confirmer que les faits sur lesquels les témoins refusaient de répondre relevaient du secret d’État et suspendit l’audition de tous les agents du SISMi appelés à témoigner. Les débats se poursuivirent. À l’audience du 5 novembre 2008, le tribunal entendit le rapporteur de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur les transfèrements illégaux de détenus et les détentions secrètes en Europe, M. Dick Marty (voir aussi paragraphes 178-179 ci-dessous), et le rapporteur de la commission temporaire du Parlement européen sur l’utilisation alléguée de pays européens par la CIA pour le transport et la détention illégale de prisonniers, M. Claudio Fava (voir aussi le paragraphe 180 ci-dessous). À l’audience du 12 novembre 2008, deux journalistes, dont M. Farina, furent entendus en tant que témoins. Par deux notes du 15 novembre 2008, le PdCM, répondant à la question du tribunal, confirma l’existence du secret d’État invoqué par les anciens agents du SISMi à l’audience du 22 octobre 2008. Il précisa que le maintien du secret était justifié par la nécessité, d’une part, de préserver la crédibilité des services italiens dans leurs rapports avec leurs homologues étrangers et, d’autre part, de sauvegarder les exigences de confidentialité relatives à l’organisation interne des services. Concernant la nécessité de préserver les relations des services italiens avec leurs homologues étrangers, il ajouta qu’une atteinte à ces relations créerait le risque d’une restriction du flux d’informations vers les services italiens qui porterait atteinte à leur capacité d’opérer. Enfin, il indiqua que l’autorité judiciaire était libre de mener des investigations et de rendre un jugement à l’égard de l’enlèvement, qui n’était pas, en soi, un fait couvert par le secret, à l’exception des éléments de preuve ayant pour objet les relations susmentionnées. À l’audience du 3 décembre 2008, le tribunal suspendit à nouveau le procès, dans l’attente de la décision de la Cour Constitutionnelle. Le conflit de compétence soulevé par le tribunal de Milan relativement aux lettres du président du Conseil des ministres du 15 novembre 2008 Le 3 décembre 2008, le tribunal de Milan saisit la Cour constitutionnelle d’un recours pour conflit de compétence dirigé contre le PdCM (no 20/2008). Soulignant que ce dernier avait expressément indiqué que l’enlèvement ne relevait pas du secret d’État, il pria la Cour de déclarer que le PdCM n’avait pas le pouvoir d’inclure dans le domaine d’application du secret les rapports entre les services italiens et étrangers ayant trait à la commission de cette infraction. Une telle décision, dès lors qu’elle avait pour effet d’empêcher l’établissement des faits constitutifs de l’infraction, n’aurait été ni cohérente ni proportionnée. Il ajouta qu’en tout état de cause, le secret ne pouvait pas être opposé a posteriori par rapport à des faits ou documents déjà vérifiés, notamment au cours des investigations préliminaires. Par une ordonnance du 17 décembre 2008, la Cour constitutionnelle déclara ce recours recevable. E. L’arrêt no 106/2009 de la Cour constitutionnelle Par l’arrêt no 106/2009 du 18 mars 2009, la Cour constitutionnelle joignit tous les recours pour conflit de compétence soulevés dans le cadre de la procédure concernant l’enlèvement du requérant. Elle déclara irrecevables le recours incident formé par le GIP de Milan et le recours no 6/2007 du parquet de Milan, accueillit partiellement les recours nos 2/2007, 3/2007 (paragraphes 76-81 ci-dessus) et 14/2008 (paragraphe 88 ci-dessus) du PdCM et rejeta le recours no 20/2008 du GIP (paragraphes 97-98 ci-dessus). 100. Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle résuma d’abord les principes résultant de sa jurisprudence en matière de secret d’État. Elle affirma la prééminence des intérêts protégés par le secret d’État sur tout autre intérêt constitutionnellement garanti et rappela que l’exécutif était investi du pouvoir discrétionnaire d’apprécier la nécessité du secret aux fins de la protection de ces intérêts, pouvoir « dont les seules limites résid[ai]ent dans l’obligation d’adresser au Parlement les motifs essentiels sur lesquels reposent les décisions et dans l’interdiction d’invoquer le secret d’État à l’égard de faits constituant un trouble à l’ordre constitutionnel (fatti eversivi dell’ordine costituzionale) ». Elle précisa que ce pouvoir était soustrait à tout contrôle judiciaire, y compris le sien, et souligna qu’elle n’avait pas pour tâche d’apprécier, dans les procédures de conflit de compétence, les raisons du recours au secret d’État. Sur les recours du Président du Conseil des ministres (nos 2/2007, 3/2007 et 14/2008) 101. La Cour constitutionnelle considéra que la perquisition du siège du SISMi et la saisie sur place de documents, réalisées le 5 juillet 2006 en présence d’agents du service (paragraphe 63 ci-dessus) alors que le secret d’État n’avait pas été invoqué, étaient des actes légitimes et relevaient à l’époque des mesures d’investigation ouvertes aux autorités judiciaires. Elle jugea en revanche que, après l’émission de la note du 26 juillet 2006 par laquelle certains faits et informations contenus dans les documents saisis avaient été déclarés secrets et qu’en lieu et place de ces éléments, des documents ne faisant apparaître que les informations non couvertes par le secret avaient été communiqués, les autorités judiciaires devaient remplacer les documents saisis par les documents communiqués afin d’éviter une divulgation ultérieure des contenus secrets portant atteinte aux exigences de la sécurité nationale et aux intérêts fondamentaux justifiant l’application du secret. 102. La haute juridiction considéra par ailleurs que le refus du juge de procéder de cette façon ne pouvait se justifier par la nature des faits faisant l’objet de l’enquête et du procès. Elle reconnut l’illicéité de la pratique des « transfèrements extrajudiciaires », mais jugea cependant qu’« un fait criminel individuel, même grave, ne [pouvait] être qualifié de trouble à l’ordre constitutionnel s’il n’[était] pas susceptible de saper, en la désarticulant, l’architecture d’ensemble des institutions démocratiques ». Elle conclut donc que, même si l’enlèvement du requérant n’était pas couvert en soi par le secret d’État, l’application du secret d’État ne pouvait être exclue dans l’enquête sur les faits. 103. Ainsi, selon la Cour constitutionnelle, le parquet et le GIP n’avaient pas compétence pour fonder, respectivement, la demande et la décision de renvoi en jugement à l’encontre des accusés sur les éléments versés au dossier à l’issue de la perquisition du 5 juillet 2006. 104. Relevant par ailleurs que l’existence du secret d’État sur les relations entre les services italiens et étrangers était connue tant du parquet que du GIP lorsqu’il avait été demandé que soit tenue une audience ad hoc aux fins de la production en tant que preuve (incidente probatorio) des déclarations de M. Pironi, la haute juridiction estima que le parquet n’aurait pas dû demander un témoignage ayant trait à ces relations et que le GIP n’aurait pas dû l’accepter. 105. Quant aux actes de la procédure, la Cour constitutionnelle jugea que le tribunal avait aussi outrepassé ses compétences lorsque, par une ordonnance du 14 mai 2008 (paragraphe 87 ci-dessus), il avait admis des témoignages relatifs à l’enlèvement du requérant portant sur des aspects précis des relations entre le SISMi et la CIA, en excluant seulement les informations relatives au cadre général des relations entre les deux services. 106. La haute juridiction rappela que la déclaration par laquelle il était jugé qu’une autorité avait outrepassé ses compétences entraînait exclusivement l’invalidité des actes ou des parties des actes qui avaient porté atteinte aux intérêts en cause, et qu’il appartenait aux autorités judiciaires devant lesquelles avait lieu le procès d’apprécier les conséquences de cette invalidité sur l’affaire, eu égard aux règles prévoyant respectivement l’invalidité des actes découlant d’actes nuls (article 185 § 1 du CPP) et l’interdiction d’utiliser les preuves acquises en violation de la loi (article 191 du CPP). En d’autres termes, l’autorité judiciaire demeurait libre de mener l’enquête et de juger, sous réserve de respecter l’interdiction d’utiliser les informations couvertes par le secret. La Cour constitutionnelle souligna par ailleurs qu’en vertu de l’article 202 § 1 du CPP, de l’article 41 de la loi no 124/2007 et de l’article 261 du CP, les agents de l’État, même lorsqu’ils étaient interrogés en qualité d’accusés, ne pouvaient pas divulguer des faits couverts par le secret d’État. 107. Enfin, la Cour constitutionnelle rejeta les moyens restants du recours, qui concernaient les mesures d’investigation prises par le parquet, notamment l’écoute systématique des communications des agents du SISMi. Elle souligna néanmoins que toute information obtenue au sujet des relations entre les services italiens et étrangers était couverte par le secret d’État et, partant, inutilisable. Sur le recours du tribunal de Milan (no 20/2008) 108. La Cour constitutionnelle considéra que les notes du président du Conseil des ministres, qui indiquaient de manière générale les matières couvertes par le secret d’État (30 juillet 1985), rappelaient les devoirs des agents de la République en matière de secret d’État notamment quant aux relations avec des États tiers (11 novembre 2005) et confirmaient l’existence du secret d’État quant aux informations et documents demandés par le parquet le 18 juillet 2006 (26 juillet 2006), s’inscrivaient dans une démarche cohérente selon laquelle les informations et les documents relatifs aux relations entre les services italiens et étrangers ou à l’organisation interne des services relevaient du secret d’État quand bien même ils auraient concerné l’enlèvement du requérant. Elle en déduisit que l’application du secret d’État à ces éléments n’était pas postérieure aux activités judiciaires, contrairement à ce que prétendait le tribunal de Milan. 109. Enfin, elle rappela qu’il ne lui appartenait pas d’apprécier les motifs de la décision d’appliquer le secret d’État prise par le président du Conseil des ministres dans le cadre de son pouvoir discrétionnaire. Elle estima toutefois que des informations et des documents essentiels pour l’établissement des faits et des responsabilités pénales dans l’affaire de l’enlèvement du requérant pouvaient être couverts par le secret d’État sans que celui-ci ne s’applique à l’enlèvement en lui-même. Elle s’appuya à cet égard sur l’article 202 § 6 du CPP, qui dispose que si le secret d’État est confirmé et qu’il faut avoir connaissance des éléments couverts par le secret pour trancher l’affaire, le juge doit déclarer le non-lieu à raison du secret d’État. F. La reprise des débats et le jugement du tribunal de Milan 110. Les débats reprirent le 22 avril 2009. Par une ordonnance prononcée à l’audience du 20 mai 2009, le tribunal de Milan déclara inutilisables tous les éléments de preuve précédemment admis qui avaient trait aux relations entre le SISMi et la CIA ou à l’organisation interne du SISMi, y compris les ordres et directives donnés, et accueillit une demande du parquet visant à exclure tout témoignage des agents du SISMi. 111. À l’audience du 29 mai 2009, les accusés membres du SISMi, interrogés, opposèrent le secret d’État. Au cours des débats qui se déroulèrent par la suite, le tribunal rejeta une question soulevée par le parquet quant à la légitimité constitutionnelle des dispositions législatives en matière de secret d’État. 112. Le 4 novembre 2009 le tribunal de Milan rendit un arrêt. Tout d’abord, il reconstitua les faits sur la base des conclusions de l’enquête consignées dans les mémoires présentés par le ministère public aux audiences des 23 et 30 septembre 2009. Le tribunal estima que l’enlèvement du requérant constituait un fait établi. Il considéra comme avéré que, le 17 février 2003, un « commando » composé d’agents de la CIA et de M. Pironi, un membre du groupement opérationnel spécial de Milan, avait enlevé l’intéressé à Milan, l’avait fait monter dans une camionnette, l’avait amené à l’aéroport d’Aviano, l’avait embarqué dans un avion Lear Jet 35 qui avait décollé à 18 h 20 pour la base de Ramstein et, finalement, l’avait mis à bord d’un Jet Executive Gulfstream, qui avait décollé à 20 h 30 à destination du Caire. Pendant le trajet, des coups de fils avaient été passés à M. Lady, chef de la CIA à Milan, à M. Romano, chef de la sécurité à Aviano, et au quartier général de la CIA aux Etats-Unis. 113. Prenant en compte tous les éléments de preuve non couverts par le secret d’État, le tribunal établit que : (i) l’« enlèvement » avait été voulu, programmé et réalisé par un groupe d’agents de la CIA, en exécution de ce qui avait été expressément décidé au niveau politique par l’autorité compétente ; (ii) l’opération avait été programmée et réalisée avec le soutien des responsables de la CIA à Milan et à Rome, avec la participation du commandant américain de la base aérienne d’Aviano et avec l’aide importante de M. Pironi ; (iii) l’enlèvement avait été effectué alors même que la personne enlevée faisait l’objet, dans cette période, d’enquêtes de la part de la Digos et du parquet, à l’insu de ces autorités italiennes et, avec la conviction qu’elles ne pourraient rien savoir des conséquences de cet acte ; (iv) l’existence d’une autorisation d’enlever Abou Omar, donnée par de très hauts responsables de la CIA à Milan (les accusés Castelli, Russomando, Medero, De Sousa et Lady), laissait présumer que les autorités italiennes avaient connaissance de l’opération, voire en étaient complices (mais il n’avait pas été possible d’approfondir les éléments de preuve existants à cet égard, le secret d’État ayant été opposé) ; (v) les identités des membres du « groupe opérationnel » de la CIA avaient été correctement établies ; (vi) la participation effective de tous les accusés de nationalité américaine avait été déterminante au niveau juridique, même si certains d’entre eux s’étaient limités à accomplir des activités préparatoires ; (vii) le fait que les accusés étaient conscients de l’illégitimité de ce qu’ils allaient faire ne pouvait être mis en doute ; (viii) on ne pouvait pas non plus mettre en doute le fait que les « remises extraordinaires » constituaient une pratique sciemment utilisée par l’administration américaine et par ceux qui exécutaient sa volonté. 114. Le tribunal établit également que l’enlèvement du requérant avait sérieusement compromis l’enquête que le parquet menait sur les groupes islamistes (paragraphe 9 ci-dessus). En outre, de fausses informations avaient été diffusées dans le but de diriger les enquêteurs sur une fausse piste. Ainsi, le 3 mars 2003, un agent américain de la CIA avait fait savoir à la police italienne que le requérant s’était volontairement rendu dans les Balkans. L’information s’était révélée par la suite mal fondée et diffusée à dessein (voir aussi le paragraphe 31 ci-dessus). Le SISMi avait en outre fait circuler la rumeur que le requérant était parti volontairement à l’étranger et avait simulé son enlèvement. Les autorités égyptiennes, lors de la publication dans la presse de l’information selon laquelle le requérant était en Égypte, avaient soutenu que l’intéressé s’était rendu volontairement dans ce pays (voir aussi le paragraphe 24 ci-dessus). Le tribunal de Milan fit aisément le lien entre les fausses informations. 115. Il ressort du jugement du 4 novembre 2009 que le secret d’État faisait obstacle à l’utilisation des déclarations faites par les agents du SISMi en cours d’enquête. 116. En conclusion, le tribunal de Milan : a) condamna par contumace vingt-deux agents et hauts responsables de la CIA ainsi qu’un officier de l’armée américaine (le colonel J. Romano) à une peine de cinq années d’emprisonnement pour l’enlèvement du requérant et infligea à M. Lady une peine de huit ans d’emprisonnement. b) prononça un non-lieu à l’égard de trois autres ressortissants américains (B. Medero, J. Castelli et R.H. Russomando), les accusés bénéficiant de l’immunité diplomatique. c) reconnut M. Pompa et M. Seno coupables de recel de malfaiteurs et les condamna à trois ans d’emprisonnement. d) prononça un non-lieu, du fait de l’application du secret d’État, à l’égard de l’ancien directeur du SISMi et de son adjoint, MM. Pollari et Mancini, de même qu’à égard trois anciens membres du SISMi (MM. Di Troia, Di Gregori et Ciorra). 117. Le tribunal ordonna par ailleurs aux personnes condamnées de verser solidairement aux requérants, en réparation des atteintes aux droits de l’homme et des injustices qu’ils leur avaient fait subir, des dommages-intérêts dont le montant devait être établi dans le cadre d’un procès civil. À titre provisoire, conformément à l’article 539 du CPP, le tribunal octroya au requérant une provision d’un million d’euros et à la requérante 500 000 EUR. Pour parvenir à chiffrer ces montants, le tribunal de Milan s’inspira de l’affaire de remise extraordinaire de Maher Arar, un ressortissant canadien déporté en Syrie, dans laquelle les autorités canadiennes avaient versé une somme d’environ dix millions de dollars à titre d’indemnisation. 118. Quant au secret d’État, le tribunal formula les considérations suivantes : « La délimitation du domaine d’application du secret d’État établie par la Cour constitutionnelle et le silence des accusés qui en a découlé ont tiré un « rideau noir » devant toutes les activités des membres du SISMi relatives au fait/délit de l’« enlèvement d’Abou Omar », de sorte qu’il est absolument impossible d’en apprécier la légalité. (...) L’existence d’une telle zone d’ombre et, surtout, l’ampleur de son étendue du point de vue des preuves, fait qu’il est impossible d’avoir connaissance de faits essentiels et qu’il s’impose de rendre une décision de non-lieu au sens du nouvel article 202 § 2 du CPP ». 119. Le jugement du tribunal de Milan du 4 novembre 2009 fut frappé d’appel par les parties. G. La suite de la procédure à l’égard des agents italiens du SISMi accusés d’enlèvement L’arrêt de la cour d’appel de Milan du 15 décembre 2010 120. Dans le cadre de la procédure d’appel contre le jugement du tribunal de Milan du 4 novembre 2009, la cour d’appel, par des ordonnances des 22 et 26 octobre 2010, décida d’exclure du dossier les procès-verbaux des interrogatoires de quatre agents du SISMi (MM. Ciorra, Di Troia, Di Gregori et Mancini), au motif que leurs déclarations étaient inutilisables. 121. Par un arrêt du 15 décembre 2010, la cour d’appel de Milan confirma le non-lieu à l’égard de cinq accusés (MM Pollari, Ciorra, Di Troia, Di Gregori et Mancini ; voir aussi paragraphe 116 ci-dessus). Cet arrêt fut attaqué devant la Cour de cassation. L’arrêt de la Cour de cassation du 19 septembre 2012, no 46340/12 122. La Cour de cassation annula les ordonnances des 22 et 26 octobre 2010 dans lesquelles la cour d’appel avait déclaré inutilisables les déclarations faites pendant l’interrogatoire par MM. Ciorra, Di Troia, Di Gregori et Mancini. La haute juridiction admit les preuves au dossier. Le point central de son raisonnement était que le secret d’État ne pouvait pas être opposé aux initiatives personnelles, à savoir aux actions sortant de la fonction institutionnelle et non autorisées. La Cour de cassation releva que, le 11 novembre 2005, le président du Conseil des ministres avait déclaré que le gouvernement et le SISMi étaient étrangers à l’enlèvement du requérant, et que le directeur du SISMi, M. Pollari, avait pour sa part dit ne rien savoir de l’enlèvement (paragraphe 66 ci-dessus). Pour la haute juridiction, les conduites criminelles des agents accusés étaient donc la conséquence d’initiatives individuelles, non autorisées par la direction du SISMi et, comme telles, ne pouvaient pas être couvertes par le secret d’État, même si elles concernaient les relations entre services italiens et services étrangers. La Cour de cassation explicita son raisonnement en observant plus particulièrement que : a) le secret d’État n’avait pas été opposé par les agents du SISMi pendant la phase des investigations préliminaires, ni pendant la perquisition du siège du SISMi à Rome, mais uniquement pendant les débats ; b) la Cour constitutionnelle avait affirmé dans son arrêt 106/09 que l’enlèvement d’Abou Omar n’était, comme tel, pas couvert pas le secret d’État, ce dernier concernant uniquement les relations internationales et les « interna corporis » ; c) la loi ne prévoyait pas une immunité subjective absolue et générale des membres des services de renseignement, vu que l’article 17 de la loi no 124/2007 disposait que les conduites criminelles de ceux-ci n’étaient pas punissables sous réserve que ces conduites aient été autorisées et soient indispensables au but institutionnel, mais à l’exclusion des crimes contre la liberté personnelle ; d) il découlait de l’arrêt de la Cour constitutionnelle de 2009 que le secret d’État ne couvrait pas les conduites individuelles se situant en dehors des fonctions institutionnelles et découlant d’initiatives personnelles ; e) le PdCM avait toujours déclaré que le gouvernement et le SISMi étaient étrangers à l’enlèvement du requérant ; f) le secret d’État ne pouvait donc pas couvrir les éléments de preuve relatifs aux conduites criminelles individuelles ; g) Le secret d’État n’ayant pas été opposé initialement, les preuves avaient été légalement recueillies pendant l’enquête. On ne pouvait pas imaginer qu’elles soient détruites postérieurement, sous peine de faire du secret d’État une véritable garantie d’impunité. En outre, couvrir tardivement par le secret d’État des informations déjà amplement divulguées n’avait pas de sens, et ce même sous l’angle de la Convention européenne des droits de l’homme. 123. En conclusion, la Cour de cassation annula l’arrêt de la cour d’appel de Milan du 15 décembre 2010 quant à la décision de non-lieu à l’encontre des cinq agents des services secrets italiens (voir aussi paragraphe 121 ci-dessus), et renvoya l’affaire pour examen devant la cour d’appel de Milan. L’arrêt de la cour d’appel de Milan du 12 février 2013 124. Par un arrêt du 12 février 2013, la cour d’appel de Milan conclut à la culpabilité des cinq accusés. Elle établit les faits suivants. Le fait historique de l’enlèvement du requérant était avéré, la décision condamnant vingt-trois des Américains qui l’avaient organisé et exécuté était définitive, tout comme la condamnation de M. Pironi (voir aussi le paragraphe 74 ci-dessus et les paragraphes 140 et 143 ci-dessous), qui avait matériellement participé à l’exécution. Le requérant avait été victime d’une « remise extraordinaire » (voir aussi les paragraphes 172-175 ci-dessous) planifiée par les Américains. M. Pollari, à l’époque directeur du SISMi, avait reçu de J. Castelli, responsable de la CIA en Italie, une demande de collaborer à l’opération, et en particulier d’effectuer des activités préparatoires. Une fois la demande acceptée, M. Pollari avait donné des directives au général Pignero (décédé en 2006) et à M. Mancini, qui était responsable du SISMi pour l’Italie du nord. Pour préparer l’enlèvement, MM. Di Gregori, Ciorra et Di Troia avaient été envoyés sur les lieux pour observer la situation. Tous les cinq savaient pertinemment qu’il ne s’agissait pas d’une opération aux fins d’une enquête judiciaire, et ils savaient qu’il y avait déjà une enquête de police en cours concernant le requérant. Ils savaient qu’ils participaient à une opération de « prélèvement » illégale. Il était avéré que le résultat de leurs observations avait été transmis aux agents de la CIA. Ils avaient donc fourni une contribution active, et en tout cas ils n’avaient pas empêché le fait criminel. Eu égard aux indications de la Cour de cassation, la cour d’appel considéra que, dans son arrêt de 2009, la Cour constitutionnelle avait dit que le secret d’État limitait le pouvoir judiciaire sur un document donné, à partir du moment où le secret a été opposé. Or, le 11 novembre 2005, le PdCM avait affirmé ne rien savoir de l’enlèvement, puis en juillet 2006, en octobre et en novembre 2008, le PdCM avait affirmé que le secret d’État concernait les rapports avec les services étrangers et les interna corporis mais pas l’existence même de l’enlèvement. Or, la défense des accusés avait produit deux notes datées des 25 janvier et 1er février 2013, qui indiquaient que le secret d’État concernait tous les comportements des agents du SISMi. Ces notes n’avaient pas été rédigées par le PdCM, seul titulaire du pouvoir d’opposer le secret d’État, mais par le directeur de l’Agence de la Sécurité (AISE). En outre, elles contredisaient les communications précédentes du PdCM. Par conséquent, la cour d’appel décida de verser au dossier les procès-verbaux des interrogatoires des accusés remontant à la phase de l’enquête et de tenir compte des déclarations faites à l’époque. Elle estima en effet que l’opposition du secret d’État uniquement après le début des débats, et sur des aspects beaucoup plus larges, devait passer pour un refus de répondre. Pour la cour d’appel, il fallait donc isoler les parties des déclarations couvertes par le secret d’État dans le sens indiqué par la Cour constitutionnelle en 2009 et ne pas en tenir compte. Tous les accusés opposèrent le secret d’État, en raison duquel ils ne pouvaient pas se défendre. 125. En conclusion, la cour d’appel condamna MM. Di Troia, Di Gregori et Ciorra à une peine de six ans d’emprisonnement, M. Mancini à neuf ans d’emprisonnement et M. Pollari à dix ans d’emprisonnement. Elle les condamna par ailleurs à verser des dommages-intérêts, dont le montant devait être déterminé dans une procédure séparée. Le recours du président du Conseil des Ministres concernant le conflit de compétence entre les pouvoirs de l’État 126. Entre-temps, le 11 février 2013, le PdCM avait introduit devant la Cour constitutionnelle un nouveau recours pour conflit de compétence entre pouvoirs de l’État. Ce recours visait l’arrêt de la Cour de cassation du 19 septembre 2012, plus précisément la partie concernant l’interprétation de l’arrêt de la Cour constitutionnelle de 2009 en matière de secret d’État. Il visait également la décision procédurale par laquelle la cour d’appel de Milan avait décidé de verser au dossier les procès-verbaux d’interrogatoire des accusés et la note de l’AISE du 25 janvier 2013. Cette dernière avait été adressée à M. Mancini et énonçait que le PdCM avait noté que le secret d’État s’étendait à tous les aspects concernant les rapports entre services de renseignement nationaux et étrangers, à l’organisation interne du service ainsi qu’à son mode de fonctionnement, même si ces aspects concernaient l’enlèvement en question. 127. Le 3 juillet 2013, le PdCM introduisit un deuxième recours contre la cour d’appel de Milan, au motif que celle-ci n’avait, entre autres, pas suspendu le procès. L’arrêt 24/2014 de la Cour constitutionnelle 128. Le 14 janvier 2014, la Cour constitutionnelle accueillit les recours pour conflit de compétence qui avaient été soulevés au motif que les juridictions en cause avaient empiété sur les attributions du PdCM. Par conséquent, elle déclara que la Cour de cassation n’aurait pas dû annuler le non-lieu des cinq accusés ni les ordonnances des 22 et 26 octobre 2010 de la cour d’appel de Milan admettant les preuves litigieuses. En outre, elle estima que la cour d’appel n’aurait pas dû condamner lesdits agents sur la base des procès-verbaux de leurs interrogatoires. La Cour constitutionnelle annula en conséquence l’arrêt de la Cour de cassation et l’arrêt de la cour d’appel de Milan sur ces points, ajoutant que l’autorité judiciaire reprendrait la procédure et tirerait les conséquences sur le plan de la procédure pénale. 129. Pour parvenir à ces conclusions, la Cour constitutionnelle rappela d’abord que selon les principes élaborés dans sa jurisprudence, qui persistaient même après l’introduction de la nouvelle loi de 2007 (« loi no 124/2007 » ; voir aussi paragraphes 153-161 ci-dessus), le pouvoir d’opposer le secret d’État impliquait l’intérêt supérieur de la sécurité de l’État à sa propre intégrité et à son indépendance. Elle ajouta que l’ingérence du secret d’État dans d’autres principes constitutionnels, y compris ceux relatifs au pouvoir judiciaire, était inévitable. Selon la haute juridiction, le pouvoir d’opposer le secret d’État ne pouvait pas empêcher un ministère public de mener ses investigations sur des faits criminels ; toutefois, il pouvait inhiber le pouvoir de l’autorité judiciaire d’admettre des informations couvertes par le secret d’État. La Cour constitutionnelle déclara que, dans ce domaine, le PdCM disposait d’un grand pouvoir discrétionnaire d’appréciation, qui ne pouvait pas être remis en question par les juges. Elle expliqua que lorsque, comme en l’espèce, des éléments de preuve étaient couverts par le secret d’État, en l’absence d’autres éléments de preuves à charge, il fallait prononcer un non-lieu au sens de l’article 41 de la loi no 124/2007 et de l’article 202 § 3 du CPP, ce qui établissait clairement la primauté de la sécurité de l’État sur le besoin d’établir une « vérité judiciaire (accertamento giuridizionale)». Cela dit, le fait criminel (l’enlèvement du requérant) subsistait. 130. La haute juridiction examina ensuite la thèse de la Cour de cassation selon laquelle le secret ne pouvait pas couvrir les conduites des agents du SISMi en l’espèce au motif que ces conduites étaient extra-fonctionnelles et que les intéressés avaient agi à titre personnel. Selon la Cour constitutionnelle, cette thèse ne pouvait pas être retenue. En effet, les agents avaient été condamnés avec la circonstance aggravante de l’« abus de fonctions » et donc, implicitement, il avait été reconnu que leur conduite s’inscrivait dans le cadre de leurs fonctions. En outre, la Cour constitutionnelle rappela que l’article 18 de la loi no 124/2007 interdisait de couvrir par le secret d’État les conduites illicites. Lorsque la conduite criminelle n’avait pas été autorisée, ou sortait du cadre de l’autorisation, le PdCM était tenu d’adopter les mesures nécessaires et d’en informer sans délai l’autorité judiciaire. Vu qu’en l’espèce le PdCM n’avait pas dénoncé une telle situation, et qu’au contraire, il avait réitéré l’existence du secret d’État, il fallait en déduire que la thèse de l’initiative personnelle n’était pas plausible. 131. Par ailleurs, l’étendue objective du secret avait été en l’espèce tracée par la décision précédente de la Cour constitutionnelle (arrêt no 106/2009 ; voir aussi paragraphes 99-109 ci-dessus). Il avait certes été dit que le secret ne portait pas sur le fait que le requérant avait été enlevé ; cependant, il portait sur tout ce qui avait trait aux rapports avec les services de renseignement étrangers et aux aspects organisationnels et opérationnels du SISMi, en particulier aux ordres et directives donnés par son directeur aux agents du service, même s’ils étaient liés à l’enlèvement. Pour la Cour constitutionnelle, on ne pouvait donc pas nier que le secret d’État – dont les limites ne pouvaient être définies que par le seul pouvoir habilité à l’appliquer - couvrait tout ce qui concernait l’enlèvement et le transfèrement d’Abou Omar (faits, informations, documents relatifs aux éventuelles directives, relations avec services étrangers), à condition que les actes commis par les agents du SISMi aient objectivement visé à protéger la sécurité de l’État. L’arrêt du 24 février 2014, no 20447/14 de la Cour de cassation 132. La procédure reprit devant la Cour de cassation, les cinq accusés ayant attaqué l’arrêt de la cour d’appel de Milan du 12 février 2013 (paragraphes 124-125 ci-dessus). 133. Dans un arrêt du 24 février 2014, la Cour de cassation déclara d’emblée qu’elle devait tenir compte de l’arrêt de la Cour constitutionnelle. Elle observa ensuite que, pendant des années, les autorités n’avaient pas « baissé le rideau noir du secret », alors même qu’elles savaient que les agents accusés étaient en train de révéler les faits. En outre, les informations litigieuses étant connues et divulguées au moment où le secret d’État avait été opposé, celui-ci ne se justifiait pas dans le cadre de la procédure pénale. En outre, la Cour constitutionnelle dans son arrêt no 106 du 18 mars 2009 (paragraphes 99 et suivants ci-dessus) n’avait pas dit que les preuves recueillies devaient être détruites rétroactivement. Compte tenu de ce contexte, l’arrêt de la Cour constitutionnelle était, pour la Cour de cassation, résolument novateur car il semblait éliminer totalement la possibilité pour un juge de vérifier la légalité, l’étendue et le caractère raisonnable du pouvoir d’opposer le secret d’État. Quant aux deux notes produites par la défense des accusés devant la cour d’appel, la Cour de cassation nota que : a) dans la note du 25 janvier 2013, le directeur de l’AISE communiquait l’avis du PdCM et confirmait le secret d’État tel qu’il avait été opposé dans la procédure par les PdCM qui s’étaient succédé ; et en même temps confirmait que le gouvernement et le SISMi étaient étrangers aux événements en question ; b) dans la note du 1er février 2013, le directeur de l’AISE, en son nom propre, bien qu’il n’en avait pas le pouvoir, communiquait une nouvelle position : les conduites des accusés devaient être considérées comme étant institutionnelles du SISMi dans la lutte contre le terrorisme islamique. Elles étaient donc en opposition avec les déclarations du gouvernement et du SISMi selon lesquelles ils étaient étrangers à l’enlèvement du requérant. 134. En conclusion, la Cour de cassation annula la condamnation des accusés en faisant application du secret d’État. H. La suite de la procédure l’égard des agents italiens du SISMi accusés d’entrave à l’enquête 135. Par un arrêt du 15 décembre 2010 (voir paragraphes 120-121 ci-dessus), la cour d’appel de Milan confirma les condamnations de MM. Seno et Pompa. Elle modifia les peines infligées à ces derniers et les fixa à deux ans et huit mois En outre, la cour d’appel annula leur condamnation aux dommages-intérêts au bénéfice des requérants (voir aussi paragraphe 116 ci-dessus). 136. Le 19 septembre 2012 la Cour de cassation confirma l’arrêt de la cour d’appel (l’arrêt no 46340/12 ; voir aussi les paragraphes 122-123 ci-dessus). I. La suite de la procédure à l’égard des agents américains Les agents condamnés en première instance 137. Par un arrêt du 15 décembre 2010 (voir aussi paragraphes 120-121 et 135 ci-dessus), la cour d’appel de Milan confirma la condamnation des vingt-trois ressortissants américains. Elle modifia les peines et fixa celle de M. Lady à neuf ans d’emprisonnement, et celles des autres accusés à sept ans d’emprisonnement. 138. La cour d’appel souscrivit à l’établissement des faits et aux conclusions tirées des preuves par le tribunal de Milan. Elle répondit également aux arguments de la défense suggérant que l’enlèvement dont se plaignait le requérant était en réalité un fait volontaire. En particulier, la défense contesta la crédibilité de Mme R., le seul témoin direct, soulignant qu’elle avait dit avoir vu un homme qui portait des vêtements arabes, monter, sans crier, dans une camionnette, sans qu’il ait été fait usage de la violence. En outre, selon la défense, le mari de Mme R., M. S.S., convoqué plusieurs fois, avait fourni à chaque occasion des versions différentes (voir aussi les paragraphes 29 et 32 ci-dessus). Sur ce point précis, la cour d’appel s’exprima dans les termes suivants : « Les différentes tentatives de faire passer l’éloignement d’Abou Omar pour un fait volontaire sont dépourvues de toute crédibilité, tant parce que les fausses rumeurs n’ont pas été confirmées que parce qu’il n’est pas possible de croire à une hypothèse d’éloignement spontané (...) compte tenu des circonstances rappelées ce jour et relatées par le témoin oculaire [Mme R.]. Toute considération relative à un recours éventuel à la violence à ce moment précis est dénuée de pertinence. (...) La thèse avancée par la défense, qui a mis en doute la crédibilité du témoin, ne peut pas être considérée comme justifiée dès lors que les déclarations [de Mme R.] coïncident exactement avec ce qui a été rapporté par Abou Omar à sa femme ainsi qu’avec le récit de M. Pironi, qui était présent. (...) Le tribunal a considéré à juste titre que les déclarations de [Mme R.] étaient crédibles, en l’absence d’éléments contraires, et le ministère public les a utilisées comme point de départ pour les enquêtes ultérieures sur les enregistrements téléphoniques. À supposer que les choses se soient déroulées selon les modalités décrites par [ Mme R.] , c’est-à-dire sans recours à la violence, cela ne met pas en cause le fait qu’une personne a été enlevée contre sa volonté. S’il est probable qu’Abou Omar n’ait pas réagi par des mots ou des gestes, cela ne signifie pas pour autant qu’il était d’accord pour monter dans la camionnette. Il est évident que, se voyant soudainement encerclé par plusieurs personnes, invité, d’un ton catégorique, à monter dans une camionnette dont la porte était ouverte et conscient qu’il ne pouvait compter sur l’aide de personne, ni d’ un ami ni d’un inconnu, il a décidé d’y rentrer sans opposition, certain que toute résistance était inutile. Cette reconstitution correspond à ce que sa femme a rapporté avoir appris à l’occasion de ses conversations téléphoniques ultérieures avec lui. ( ...) » 139. Dans les motifs de sa décision, la cour d’appel s’exprima sur la question de l’indemnisation dans les termes suivants : « Nul doute n’existe sur le droit de Nasr Osama Mostafà Hassan d’obtenir une indemnisation, pour avoir été victime de l’infraction visée à l’article 605 du CP, et il ne semble pas nécessaire de s’étendre sur ce point. En outre, il y a lieu de répondre également par l’affirmative à la question de l’existence d’un droit égal et autonome dans le chef de son épouse Nabila Ghali. (...). (...) Mme Nabila Ghali a certainement qualité pour introduire la demande d’indemnisation du dommage qu’elle a directement subi du fait de l’enlèvement de son mari. En effet, on ne peut douter que l’action délictueuse a pesé directement sur l’intangibilité du lien conjugal de la requérante, sur les droits qui découlent de ce lien, ainsi que sur le droit à son intégrité psychologique et à celle de son mari. (...) Il faut ajouter que l’enlèvement a causé un autre dommage moral, concernant, cette fois, iure prorio, le conjoint de la personne kidnappée, qui d’ailleurs peut également dénoncer la violation du droit à l’intégrité psychologique de son conjoint, découlant de la rupture soudaine et violente du rapport conjugal. La séparation forcée et clandestine des époux, provoquée par l’action délictueuse, a incontestablement causé à chacun d’eux un autre type de souffrance psychique qui a duré dans le temps dans le chef de l’épouse, qui a ignoré pendant longtemps le sort de son mari et donc a douté qu’il soit encore vivant, avec les conséquences, y compris sociales et économiques, d’une telle perte ; dans le chef du kidnappé, qui a été privé de façon abrupte de son lien conjugal quotidien sans aucune certitude de pouvoir le reconstituer à l’avenir et avec le souci de son épouse, dont il savait qu’elle ignorait ce qui lui était arrivé, et de la souffrance de celle-ci. Les limitations à la liberté de mouvement de M. Abou Omar, qui ont duré longtemps, ont pesé en outre sur le droit de liberté et de mouvement de son noyau familial, considéré dans son ensemble. Par conséquent, il convient d’apprécier le dommage, pour lequel on estime que la preuve est ici obtenue, en relation avec le contexte humain et personnel auquel la victime et son conjoint ont été confrontés, compte tenu de leur souffrance et des troubles causés à leur situation émotionnelle ainsi que de l’atteinte à leur dignité personnelle (...) » 140. Par un arrêt du 19 septembre 2012 (no 46340/12), la Cour de cassation confirma la condamnation (voir aussi les paragraphes 122-123 et 136 ci-dessus). Les agents ayant bénéficié d’un non-lieu en première instance 141. Les trois accusés américains ayant bénéficié d’un non-lieu en première instance (paragraphe 116 ci-dessus) en raison de l’immunité diplomatique (B. Medero, J. Castelli et R.H. Russomando) firent l’objet d’une procédure d’appel séparée. 142. Par un arrêt du 1er février 2013, la cour d’appel de Milan déclara les trois Américains coupables. Elle condamna J. Castelli, l’organisateur de l’enlèvement, à sept ans d’emprisonnement et les deux autres accusés à six ans d’emprisonnement. En outre, les trois Américains furent condamnés à verser des dommages-intérêts, dont le montant devait être déterminé dans une procédure ultérieure. La cour d’appel considéra que l’enlèvement du requérant était un fait avéré tout comme la responsabilité des vingt-trois agents américains déjà condamnés. Elle déclara que l’article 39 de la Convention de Vienne du 18 avril 1961 protégeait les diplomates ayant quitté le pays d’accréditation seulement dans les limites autorisées par le droit international, à savoir pour les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions en tant que membres de la mission diplomatique. Elle estima que les « remises extraordinaires » n’impliquaient pas la structure diplomatique mais la CIA. Pour la cour d’appel, enlever une personne et la torturer ne pouvaient pas faire partie de l’activité diplomatique, et l’enlèvement à des fins de torture se heurtait au droit national et aux droits de l’homme. La cour d’appel observa que le requérant, transporté en Égypte, État qui admet l’interrogatoire sous torture, avait été torturé, selon les déclarations contenues dans son mémoire, et que pareille finalité rendait l’enlèvement contraire au droit humanitaire, à la Convention européenne des droits de l’homme, et aux conventions de l’ONU. Dès lors, la cour d’appel conclut que la conduite criminelle des accusés ne pouvait pas être soustraite à la juridiction des cours italiennes. 143. Par un arrêt du 11 mars 2014, la Cour de cassation confirma la condamnation des accusés. Elle rejeta, entre autres, leur thèse selon laquelle la pratique des transfèrements extrajudiciaires était licite et même « obligatoire » au sens de la loi américaine (Patriot Act), à raison de l’état de guerre entre les États-Unis est les organisations terroristes internationales. Pour la haute juridiction, la grâce accordée entre-temps par le Président de la République à M. Romano (paragraphe 148 ci-dessous), ne changeait pas l’appréciation des responsabilités de la CIA ; au contraire, elle confirmait la responsabilité pénale de l’intéressé. Les développements ultérieurs à propos des ressortissants américains 144. À ce jour, les requérants n’ont pas été indemnisés dans la mesure où les provisions décidées par les juridictions pénales n’ont pas été versées par les agents américains condamnés. Pendant la procédure pénale, à une date inconnue, la moitié de la villa, appartenant à M. Lady, saisie en janvier 2007 afin de garantir, entre autres, les dommages-intérêts pouvant être octroyés aux requérants (paragraphe 73 ci-dessus), fit l’objet d’une saisie immobilière par la banque qui avait accordé un prêt pour l’achat de la maison car les propriétaires ne payaient plus les mensualités. La villa fut par la suite vendue. Aucune fraction du produit de la vente ne fut réservée pour les requérants. 145. Aucun organe gouvernemental italien ne demanda aux autorités américaines l’extradition des ressortissants américains condamnés. Les mandats d’arrêt européens lancés contre eux pendant la procédure restent exécutoires (voir aussi les paragraphes 48-49 ci-dessus et le paragraphe 151 ci-dessous). 146. Le 12 décembre 2012, le ministre de la Justice alors en exercice décida de lancer un mandat d’arrêt international exclusivement contre M. Lady. Selon la presse, ce dernier fut arrêté à Panama en juillet 2013 et libéré quelques jours plus tard. Le ministre de la Justice aurait signé, à l’époque, une demande de mise en détention provisoire (domanda di fermo provvisorio) laquelle ouvrait un délai de deux mois pour demander l’extradition. 147. À une date non précisée, B. Medero (condamnée à six ans d’emprisonnement ; paragraphes 142-143 ci-dessus) et S. De Sousa (condamnée à cinq ans d’emprisonnement ; paragraphes 116, 137 et 140 ci-dessus) présentèrent une demande de grâce au président de la République. 148. En avril 2013, le président de la République accorda la grâce au colonel Joseph Romano. 149. Le 11 septembre 2013 M. Lady soumit également une demande de grâce au président de la République, dans laquelle il disait « regretter les évènements de 2003 et [sa] participation à toute activité qui pouvait être considéré comme contraire aux lois italiennes ». 150. Le 23 décembre 2015, le président de la République accorda la grâce à B. Medero, dont la peine a été annulée, et à M. Lady, dont la peine fut ramenée de neuf ans (paragraphe 116 et 137 ci-dessus) à sept ans d’emprisonnement. Le communiqué de presse, publié à cette occasion sur le site du président de la République indique que le chef de l’État a, avant toute autre considération, pris en compte le fait que les États-Unis avaient, depuis la première élection du Président Obama, interrompu la pratique des remises extraordinaires, pratique qui avait été considérée par l’Italie et par l’Union européenne comme étant incompatible avec les principes fondamentaux d’un État de droit. 151. Entre-temps, le 5 octobre 2015, S. De Sousa avait été arrêtée au Portugal sur la base d’un mandat d’arrêt européen émis par le procureur de Milan. Sur remise de son passeport, elle fut libérée le jour suivant. Le 12 janvier 2016, la cour d’appel de Lisbonne décida de son extradition vers l’Italie. Mme De Sousa interjeta appel de cette décision devant la Cour suprême. À la date de l’adoption du présent arrêt, l’appel était pendant. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La Constitution italienne 152. La Constitution italienne ne mentionne pas le secret d’État. Néanmoins, selon la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle, récapitulée dans l’arrêt no 106/2009 (paragraphes 99-109 ci-dessus), l’encadrement constitutionnel en la matière est le suivant : « 3 – (...) [le cadre légal régissant le secret d’État] répond « à l’intérêt suprême de la sécurité de l’État en tant que sujet de droit international, c’est-à-dire l’intérêt [résidant dans la protection] de l’intégrité territoriale et de l’indépendance de l’État, voire de son existence même » (arrêts nos 82/1976, 86/1977 et 110/1998) (...). Cet intérêt, qui « existe et prime sur tout autre dans tous les États et sous n’importe quel régime politique », se traduit dans la Constitution « par la formule solennelle de l’article 52, qui affirme le devoir sacré du citoyen de défendre la Patrie » (arrêts nos 82/1976 et 86/1977 précités). Il faut, pour saisir la portée concrète de la notion de secret d’État, se référer à ce concept et le mettre « en relation avec les autres normes constitutionnelles fixant les éléments et les moments indispensables de notre État : notamment, l’indépendance nationale, les principes d’unité et d’indivisibilité de l’État (article 5) et la disposition qui, sous la formule de la « République démocratique », en synthétise les caractéristiques essentielles (arrêt no 86/1977). (...) Partant, la matière du secret d’État « pose une question de rapport et d’interaction entre [les différents] principes constitutionnels », y inclus ceux « régissant la fonction juridictionnelle ». » B. Les dispositions légales La réforme du secret d’État et les problèmes d’applicabilité ratione temporis 153. Précédemment, le secret d’État était régi par la loi no 801 du 24 octobre 1977 sur l’institution et l’organisation des services de renseignement et de sécurité et le secret d’État (« loi no 801/1977 »). Cette loi a été abrogée par la loi réformant les services de renseignement et le secret d’État (« loi no 124/2007 » ou « loi de réforme », paragraphe 83 ci-dessus), entrée en vigueur le 12 octobre 2007 alors que la procédure pénale concernant l’enlèvement du requérant était en cours. Bien que les règles de droit interne relatives à l’application du secret d’État et à son opposition au cours de la procédure pénale en question dans la présente affaire figurent dans les deux lois, toute l’activité judiciaire postérieure à la date de l’entrée en vigueur de la loi de réforme tombe sous l’empire de la loi no 124/2007 en vertu du principe tempus regit actum. L’objet du secret d’État et ses limites matérielles et temporelles 154. L’article 12 § 1 de la loi no 801/1977 était ainsi libellé : « Sont couverts par le secret d’État tous les actes, documents, informations, procédés et autres éléments dont la diffusion est susceptible de porter atteinte à l’intégrité de l’État démocratique, même en relation avec des accords internationaux, à la défense de ses institutions créées par la Constitution, au libre exercice des fonctions des organes constitutionnels, à l’indépendance de l’État par rapport aux autres États ainsi qu’aux relations avec eux et à la préparation et la défense militaire de l’État ». 155. L’article 39 § 1 de la loi no 124/2007 se lit ainsi : « Sont couverts par le secret d’État tous les actes, documents, informations, procédés et autres éléments dont la diffusion est susceptible de porter atteinte à l’intégrité de la République, même en relation avec des accords internationaux, à la défense de ses institutions créées par la Constitution, à l’indépendance de l’État par rapport aux autres États ainsi qu’aux relations avec eux et à la préparation et la défense militaire de l’État ». 156. L’article 12 § 1 de la loi no 801/1977 excluait du champ d’application du secret d’État tout « fait constituant un trouble à l’ordre constitutionnel ». Dans la loi de réforme, cette disposition a été maintenue, et certaines infractions telles que celles liées au terrorisme ou à la mafia et aux « meurtres de masse » (strage) (article 39 § 11 de la loi no 124/2007) s’ajoutent aux faits soustraits au secret d’État. 157. Sous l’empire de l’ancienne loi no 801/1977, le président du Conseil des ministres avait indiqué, dans la note no 2001.5/07 du 30 juillet 1985, une liste de domaines couverts par le secret d’État, parmi lesquels « les opérations et (...) les activités de renseignement » des services spéciaux et leurs « relations avec les autorités de renseignement des autres États ». 158. Après l’entrée en vigueur de la loi de réforme, le président du Conseil des ministres a adopté, le 8 avril 2008, un décret énumérant certains éléments susceptibles de relever du secret d’État. Parmi ces éléments figurent, entre autres, les informations portant sur « la coopération internationale en matière de sécurité, notamment en matière de lutte contre le terrorisme (...) » et les « relations avec les autorités de renseignement des autres États ». Aux termes de l’article 4 dudit décret, le secret d’État peut être appliqué dans les limites prévues par l’article 39 § 11 de la loi no 124/2007 et 204 § 1 du CPP. Aux termes de ces dispositions, ne peuvent pas être couverts par le secret d’État des informations, documents ou éléments relatifs à des faits de terrorisme, des faits constituant un trouble à l’ordre constitutionnel ou des faits constitutifs des infractions de pillage, de « meurtre de masse », d’association de type mafieux et d’échange de vote électoral politico-mafieux. 159. L’article 39 § 4 de la loi no 124/2007 prévoit en outre que le secret d’État s’applique aux actes, documents ou éléments déclarés secrets sur ordre exprès du président du Conseil des ministres et que, si possible, il fait l’objet d’une mention sur les documents auxquels il s’applique. D’autre part, dans son arrêt no 106/2009, la Cour constitutionnelle a souligné le caractère objectif du secret d’État tel que défini par la loi, et a jugé que certains actes ou faits pouvaient présenter un contenu ou une forme tels que leur caractère secret était intrinsèque, indépendamment de toute décision formelle des autorités compétentes. 160. Il y a par ailleurs en droit italien une distinction entre le secret d’État, d’une part, et, de l’autre, la classification de documents dans les catégories « très secret », « secret », « très confidentiel » et « confidentiel ». La classification, qui est définie par l’auteur du document, détermine exclusivement des restrictions à l’accès, dont l’étendue est fonction du niveau de classification, et qui ne peuvent jamais empêcher les autorités judiciaires d’en prendre connaissance. 161. Avant la réforme, la loi ne prévoyait aucune limite temporelle pour le secret d’État. La loi de réforme a fixé à quinze ans la durée maximale du secret d’État. Ce délai peut être prorogé jusqu’à un maximum de trente ans par le président du Conseil des ministres, qui en informe alors le Comité parlementaire pour la sécurité de la République (Comitato parlamentare per la sicurezza della Repubblica, COPASIR) (article 39 §§ 7, 8, 9 et 10). L’autorité compétente pour l’application du secret d’État et la nature politique de son contrôle 162. Les décisions en matière de secret d’État relèvent des attributions du pouvoir exécutif. Dans le système antérieur à la loi de réforme, le pouvoir d’appliquer et d’opposer le secret d’État était partagé entre le président du Conseil des ministres et les ministères de l’Intérieur et de la Défense. La loi de réforme a dévolu ce pouvoir exclusivement au président du Conseil des ministres, qui est responsable de la direction et de la coordination des activités de renseignement (article 1 § 1 a), b) et c)). Le pouvoir d’appliquer le secret d’État échappe à tout contrôle juridictionnel. À ce propos, la Cour constitutionnelle, dans son arrêt no 106/2009 (voir aussi paragraphes 99-109 ci-dessus), a rappelé ceci : « (...) le président du Conseil des ministres est investi en la matière d’un pouvoir très étendu, dont les seules limites sont l’obligation de communiquer au Parlement les motifs essentiels sur lesquels reposent les décisions [d’appliquer le secret d’État] et l’interdiction [de l’invoquer] à l’égard de faits constituant un trouble à l’ordre constitutionnel (fatti eversivi dell’ordine costituzionale) (lois no 801 de 1977 et no 124 de 2007). En réalité, la « détermination des faits, actes, informations, etc... [dont la divulgation est susceptible de] menacer la sécurité de l’État et qui doivent donc rester secrets » relève [d’un pouvoir d’] appréciation « amplement discrétionnaire » (...) (arrêt no 86/1977). Dans ces circonstances, et à l’exception des compétences exercées par [la Cour constitutionnelle] dans le cadre des conflits d’attribution, tout contrôle juridictionnel sur l’opportunité et les modalités d’imposition du secret d’État est exclu. De fait, « l’appréciation de l’utilité et de la nécessité de certaines mesures aux fins d’assurer la sécurité de l’État a un caractère purement politique et, relevant des prérogatives des autorités politiques, elle ne se prête pas à un contrôle par le juge » (arrêt no 86/1977). Toute conclusion différente conduirait « à l’élimination du secret en pratique » (arrêt no 86/1977). » Ainsi, la compétence de la Cour constitutionnelle se limite à la question de savoir si, en appliquant ou en opposant le secret d’État, le président du Conseil des ministres a outrepassé les pouvoirs que lui confère la loi, mais elle ne peut pas s’étendre à l’appréciation au fond des motifs de la décision. 163. Cependant, le président du Conseil des ministres doit communiquer tout cas d’application, d’opposition et de confirmation de l’existence d’un secret d’État, notamment au cours d’un procès pénal (article 202 du CPP, paragraphe 129 ci-dessus), et en indiquer les « motifs essentiels » à un comité parlementaire (le « COPASIR »), composé de cinq membres de la Chambre des députés et de cinq membres du Sénat de la République et présidé par un membre de l’opposition parlementaire. Si le COPASIR estime que l’opposition du secret d’État est dépourvue de fondement, il en informe les deux chambres du Parlement (article 41 § 9 de la loi no 124/2007). Le COPASIR peut obtenir des informations, des documents et des actes de toute autorité publique, y compris des services de renseignement, sauf ceux, couverts par le secret d’État, « dont la communication ou la transmission peut porter atteinte à la sécurité de la République, aux relations avec les États étrangers, au déroulement d’opérations en cours, ou à l’intégrité d’informateurs, collaborateurs ou membres des services de renseignement ». En cas de désaccord au sein du COPASIR, le président du Conseil des ministres tranche. Toutefois, il ne peut s’opposer à une décision unanime du COPASIR d’enquêter sur la légitimité de comportements des membres des services spéciaux (article 31 §§ 7, 8 et 9 de la loi no 124/2007). Dans son rapport sur ses activités de 2010, le COPASIR a fait état d’une divergence de vues parmi ses membres quant à la nature et l’étendue de son pouvoir de contrôle : « Selon certains de ses membres, le [COPASIR] doit limiter [ses activités] à la disposition de la loi en vertu de laquelle le président du Conseil des ministres indique les « motifs essentiels » ayant déterminé sa décision de confirmer le secret d’État. Il ne peut informer les chambres que des décisions qu’il estime mal fondées. Selon cette approche, il exercerait un contrôle « extérieur » et limité aux motifs essentiels, mais ne pourrait pas examiner au fond la décision du président du Conseil [des ministres], seul responsable du recours au secret d’État. Selon d’autres membres, en revanche, la mission de contrôle que la loi confère au [COPASIR] ne pourrait être dûment accomplie qu’à travers une pleine connaissance des motifs ayant fondé la décision du président du Conseil [des ministres] de confirmer le secret d’État. Le [COPASIR] aurait par conséquent le droit de demander l’acquisition de tout élément d’information sur les événements faisant l’objet du secret d’État, sauf si les exigences de confidentialité prévues par la loi justifient un refus du président du Conseil [des ministres]. » Le COPASIR a indiqué qu’il n’y avait pas eu d’accord au sein de ses membres relativement à la confirmation du secret d’État dans deux cas, dont la situation faisant l’objet de la présente affaire. La protection du secret d’État, notamment dans le cadre du procès pénal 164. L’article 41 de la loi no 124/2007 interdit aux agents de l’État et aux personnes chargées d’un service public de divulguer tout fait couvert par le secret d’État. Notamment, dans le cadre d’un procès pénal, cet article, de même que l’article 202 du CPP dans sa version résultant de l’article 40 § 1 de la loi no 124/2007, leur impose de s’abstenir de déposer en tant que témoins sur de tels faits. 165. En cas d’opposition du secret d’État par un témoin, l’article 202 du CPP prévoit une procédure par laquelle l’autorité judiciaire concernée demande au président du Conseil des ministres la confirmation de l’existence du secret d’État. L’article 202 du CPP est ainsi libellé : « 1. Les agents de l’État et les personnes chargées d’un service public sont tenus de s’abstenir de déposer en justice sur les faits couverts par le secret d’État. Si le témoin oppose le secret d’État, l’autorité judiciaire en informe le président du Conseil des ministres, aux fins de sa confirmation éventuelle, et suspend toute activité visant à recueillir l’information relevant du secret d’État. Lorsque le secret est confirmé et que la preuve est nécessaire pour trancher l’affaire, le juge déclare le non-lieu à raison du secret d’État. Si, dans les trente jours suivant la notification de la requête, le président du Conseil des ministres ne confirme pas le secret d’État, l’autorité judiciaire recueille l’information et ordonne la poursuite du procès. L’opposition du secret d’État confirmée par un acte motivé du président du Conseil des ministres empêche l’autorité judiciaire de recueillir et d’utiliser, même indirectement, les informations couvertes par le secret d’État. L’autorité judiciaire peut continuer la procédure sur la base d’éléments autonomes et indépendants des actes, documents et éléments couverts par le secret d’État. Lorsque, à la suite d’un conflit de compétence [entre le président du Conseil des ministres et l’autorité judiciaire], l’existence du secret d’État est exclue, le président du Conseil des ministres ne peut plus l’opposer par rapport aux mêmes éléments. Dans le cas contraire, l’autorité judiciaire ne peut plus ni recueillir ni utiliser, directement ou indirectement, les actes et documents couverts par le secret d’État. Le secret d’État ne peut jamais être opposé à la Cour constitutionnelle. Celle-ci adopte les mesures nécessaires pour assurer le secret de la procédure. » Dans son arrêt no 106/2009, la Cour constitutionnelle a précisé que ces dispositions s’appliquaient également à la phase des investigations préliminaires. 166. Selon le libellé des articles 185 et 191 du CPP, « [l]’invalidité d’un acte nul s’étend aux actes qui en découlent » et « [l]es preuves acquises en violation des interdictions prévues par la loi sont inutilisables ». 167. En ses parties pertinentes, l’article 204 du CPP, dans sa version issue de l’article 40 § 2 de la loi no 124/2007, est ainsi libellé : « 1. Les faits, informations et documents qui concernent des infractions constituant des troubles à l’ordre constitutionnel ou des infractions prévues aux articles 285 émeute visant à porter atteinte à la sûreté de l’État], 416-bis et 416-ter [association de type mafieux] et 422 [« meurtre de masse »] du code pénal ne peuvent relever du secret d’État. Lorsque le secret d’État est invoqué, la nature de l’infraction est définie par le juge. Avant l’exercice de l’action publique, le juge des investigations préliminaires se prononce à la demande des parties. (...) La décision de rejet de l’exception de secret est communiquée au président du Conseil des ministres. » La clause d’exonération pour les conduites criminelles des membres des services de renseignement 168. L’article 17 de la loi no 124/2007 contient une clause spéciale applicable à la conduite des agents des services de renseignement : (...) n’est pas punissable l’agent des services de renseignement qui a commis une infraction pénale si sa conduite a été autorisée selon la loi (...) au motif que la conduite en question était indispensable pour atteindre les buts institutionnels des services (..). Toutefois cette clause spéciale ne s’applique pas si la conduite criminelle de l’agent relève d’infractions mettant en danger la vie ou l’intégrité physique ou la liberté personnelle (...) d’un ou plusieurs individus. (...) Ne peut être autorisée une conduite criminelle à l’égard de laquelle il n’est pas possible d’opposer le secret d’État au sens de l’article 39 § 11. Font exception le crime d’association terroriste/d’atteinte à l’ordre démocratique et le crime d’association de malfaiteurs de type mafieux. (...) La clause spéciale d’exonération s’applique si la conduite : a) relève des activités institutionnelles des services de renseignement et si l’opération a été autorisée au sens de l’article 18 de cette loi et aux termes des dispositions sur l’organisation des services de renseignement ; b) est indispensable et proportionnée à l’atteinte des objectifs de l’opération, qui ne peuvent pas être autrement atteints ; (...) 169. L’article 18 de la loi no 124/2007 fixe la procédure pour autoriser des conduites criminelles, dans le respect des limites fixée par l’article 17 de cette loi. Il incombe au président du Conseil des ministres ou à l’autorité déléguée de faire suite à une demande écrite d’autorisation et de délivrer l’autorisation en forme écrite et motivée. L’autorisation est modifiable et révocable par écrit. En cas d’extrême urgence, lorsqu’il n’est pas possible d’obtenir à temps l’autorisation, le directeur des services de renseignement autorise la conduite sollicitée et en informe dans les 24 heures le président du Conseil de ministres. Ce dernier ratifie l’autorisation si les critères fixés par l’article 17 ont été respectés. Lorsqu’une conduite criminelle n’a pas été autorisée ou a dépassé les limites de l’autorisation, le président du Conseil des ministres adopte les mesures nécessaires et en informe sans délai l’autorité judiciaire. Les documents relatifs aux demandes d’autorisation sont conservés aux archives secrètes. 170. Aux termes de l’article 19 de la loi no 124/2007, le directeur du service de renseignement concerné ou un membre de celui-ci fait valoir l’existence de la clause spéciale vis-à-vis de l’autorité judiciaire qui a ouvert les poursuites pénales. Si l’autorisation a été délivrée, le président du Conseil des ministres en informe l’autorité judiciaire et fournit des motifs ; l’autorité judicaire prononce alors un non-lieu ou un acquittement. Le Comité institué au sein du Parlement en est également informé. Sans réponse dans les dix jours, l’autorisation est réputée non délivrée. III. LE TRAITÉ SUR L’EXTRADITION CONCLU ENTRE L’ITALIE ET LES ÉTATS-UNIS 171. Aux termes de l’article 4 du traité italo-américain sur l’extradition du 13 octobre 1983, modifié par un accord bilatéral du 3 mai 2006 et ratifié par la loi no 25 du 16 mars 2009, les deux États se sont engagés à ne pas refuser d’extrader leurs propres ressortissants du fait de la nationalité de ceux-ci. IV. ÉLÉMENTS INTERNATIONAUX ET AUTRES DOCUMENTS PUBLICS PERTINENTS A. Le programme de la CIA pour Détenus de Haute Importance 172. À la suite des attentats de septembre 2001 aux États-Unis, le gouvernement américain mit en œuvre un programme d’interrogatoires et détention élaboré pour des suspects terroristes. Le 17 septembre 2001, le président Bush signa un document attribuant de larges pouvoirs à la CIA en particulier en matière de détention de suspects terroristes et pour la création de centres de détention au secret en dehors des États-Unis, avec la coopération des gouvernements des pays concernés. Par la suite, la CIA mit en place un programme visant la détention et l’interrogatoire de suspects terroristes à l’étranger. Les autorités américaines se réfèrent à ce programme sous l’appellation de « High-Value Detainees Program » (HVD), soit le programme pour détenus de haute importance, ou « Rendition Detention Interrogation Program » (RDI) », soit le programme de « remises extraordinaires », de « restitutions extraordinaires » ou de « transfèrements extrajudiciaires ». 173. Le mémorandum de la CIA du 30 décembre 2004 constitue le document de référence sur l’utilisation combinée par la CIA de différentes techniques d’interrogatoire. Le document « porte sur l’utilisation combinée de différentes techniques d’interrogatoire [dont le but] est de convaincre des détenus de haute importance [High-Value Detainees] de donner en temps utile des informations sur les menaces et des renseignements sur le terrorisme (...) Un interrogatoire effectif se fonde sur le recours global, systématique et cumulatif à des pressions tant physiques que psychologiques en vue d’influencer le comportement d’un détenu de haute importance ou de venir à bout des résistances d’un détenu. L’interrogatoire vise à créer un état d’impuissance acquise et de dépendance (...) Le processus d’interrogation peut être divisé en trois phases distinctes : les conditions initiales, la transition vers l’interrogatoire et l’interrogatoire lui-même ». Comme le décrit le mémorandum, la phase des « conditions initiales » comprend « le choc de capture », « la remise » et « la réception sur le Site noir ». Le mémorandum comporte notamment les passages suivants : « La capture (...) contribue à mettre le détenu de haute importance dans un certain état physique et psychologique avant le début de l’interrogatoire (...) 1) La remise (...) Un examen médical est mené avant le vol. Pendant celui-ci, le détenu est étroitement enchaîné et privé de la vue et de l’ouïe au moyen de bandeaux, de cacheoreilles et de cagoules (...) » La partie consacrée à la phase de l’« interrogatoire » comprend des chapitres intitulés « Conditions de détention », « Techniques de conditionnement » et «Techniques correctives ». Des informations plus détaillées à cet égard figurent dans les arrêts Al Nashiri c. Pologne (no 28761/11, §§ 43-71, 24 juillet 2014) et Husayn (Abu Zubaydah) c. Pologne (no 7511/13, §§ 45-69, 24 juillet 2014). 174. Dans une déclaration du 5 décembre 2005, Condoleezza Rice, alors Secrétaire d’État des États-Unis, tout en excluant le recours à des pratiques assimilables à la torture dans la lutte contre le terrorisme international, a reconnu l’existence de prisons secrètes de la CIA en Europe et l’utilisation d’aéroports européens pour des transferts de « combattants ennemis ». Elle a affirmé qu’il était nécessaire de recourir aux « transfèrements extrajudiciaires » (extraordinary renditions, parfois désignés en français par l’expression « restitutions » ou « remises » extraordinaires) pour lutter contre le terrorisme, et estimé que, lorsqu’un État ne pouvait pas emprisonner ou poursuivre en justice une personne soupçonnée de terrorisme, il pouvait « faire le choix souverain de coopérer dans le cadre d’une « restitution » ». Selon elle, les transfèrements extrajudiciaires étaient « légitimes en droit international » et « répond[ai]ent à l’obligation de ces États de protéger leurs citoyens ». 175. Le 9 décembre 2014, le Sénat américain a publié un rapport de la commission sur le renseignement (Select Committee on Intelligence) concernant le programme de détention et d’interrogation de la CIA. Le Parlement européen a salué la publication de ce rapport dans sa Résolution du 11 février 2015 sur l’utilisation de la torture par la CIA. Il a notamment observé que la commission du Sénat américain avait réfuté les affirmations de la CIA selon lesquelles la torture avait permis d’obtenir des informations qui n’auraient pu être obtenues au moyen de techniques d’interrogatoire traditionnelles et non violentes. Par ailleurs, il a relevé que le rapport en question mettait en lumière de nouveaux faits qui renforçaient les allégations selon lesquelles un certain nombre d’États membres de l’Union européenne, les administrations, les fonctionnaires ainsi que les agents de leurs services de sécurité et de renseignement étaient complices du programme secret de détention et de restitutions extraordinaires de la CIA. B. Sources publiques faisant état de préoccupations concernant des violations des droits de l’homme dans le contexte des «remises extraordinaires» 176. Pour un aperçu des nombreuses sources publiques faisant état de préoccupations concernant des violations des droit de l’homme dans le contexte des « remises extraordinaires » en 2002-2003, il convient de se référer à l’arrêt El-Masri c. ex-République de Macédoine ([GC], no 39630/09, §§ 112-121 et 127, CEDH 2012), et aux arrêts précités Al Nashiri (§§ 214-224 et 230-232) et Husayn (Abu Zubaydah), (§§ 208-218 et 224-226). C. Rapports internationaux sur les « remises extraordinaires » pratiquées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme 177. Les allégations de « remises extraordinaires » en Europe et d’implication de gouvernements européens dans ces opérations ont donné lieu à plusieurs enquêtes internationales (Al Nashiri et Husayn (Abu Zubaydah), précités, §§ 241-286). Les rapports suivants évoquent le cas du requérant. Le premier « rapport Marty » de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe 178. Ce rapport, publié le 12 juin 2006 et intitulé « Allégations de détentions secrètes et de transferts interétatiques illégaux de détenus concernant des États membres du Conseil de l’Europe », mentionne, entre autres, le cas du requérant. On peut y lire ceci : « 231. Le cas le plus troublant – parce que le mieux documenté – est vraisemblablement celui de l’Italie. Comme nous l’avons déjà mentionné, le Parquet et la police de Milan ont pu, grâce à une enquête qui témoigne d’une compétence et [d’une] indépendance remarquables, reconstruire jusque dans les détails un cas de extraordinary rendition, celui de l’imam Abou Omar, enlevé le 17 février 2003 et remis aux autorités égyptiennes. Le Parquet a identifié 25 auteurs de cette opération montée par la CIA et à l’encontre de 22 [il] a émis des mandats d’arrêts. Le ministre de la Justice alors en charge a en réalité fait usage de ses compétences pour faire obstacle au travail de l’autorité judiciaire : non seulement il a tardé à transmettre les requêtes d’assistance judiciaire aux autorités américaines, mais il a catégoriquement refusé de leur transmettre les mandats d’arrêt émis contre 22 citoyens américains. Mais il y a pire : le même ministre de la Justice a accusé les magistrats de Milan de s’en prendre aux chasseurs de terroristes, plutôt qu’aux terroristes mêmes. Le gouvernement italien n’a par ailleurs même pas estimé nécessaire de demander des explications aux autorités américaines au sujet de l’opération exécutée par des agents américains sur son propre territoire national, ni de se plaindre du fait que l’enlèvement d’Abou Omar a réduit à néant une importante opération anti-terrorisme qui était en cours de la part de la justice et de la police de Milan. Compte tenu de l’envergure de l’opération qui a conduit à l’enlèvement d’Abou Omar, il est difficile de croire – comme le gouvernement italien l’affirme – que les autorités italiennes, à un échelon ou à un autre, n’aient pas eu connaissance, sinon participé activement, à cette rendition. L’attitude, pour le moins étrange, du ministre de la Justice semble d’ailleurs plaider en ce sens. C’est d’ailleurs à cette conclusion que semble arriver la justice italienne : comme nous venons de le mentionner ci-dessus (2.3.2.4), l’enquête en cours est en train de démontrer que des fonctionnaires italiens ont directement pris part à l’enlèvement de Abou Omar et que les services de renseignement sont impliqués. (...) 237. Dans cette affaire, la justice et la police italiennes ont fait preuve [d’une] grande compétence et d’une remarquable indépendance, nonobstant les pressions politiques. Une compétence et une indépendance par ailleurs déjà démontrées lors des tragiques années ensanglantées par le terrorisme. Le parquet de Milan a été ainsi à même de reconstruire dans le détail un cas manifeste de restitution ainsi qu’un exemple déplorable d’absence de coopération internationale dans la lutte contre le terrorisme ». Le deuxième « rapport Marty » 179. Ce rapport, publié le 11 juin 2007, explique en détail le déroulement de l’enquête concernant l’affaire « Abou Omar ». On peut y lire ceci : « 5. Certains gouvernements européens ont fait et continuent de faire obstacle à la recherche de la vérité en invoquant la notion de « secret d’État ». Le secret est invoqué pour ne pas fournir d’explications aux instances parlementaires ou pour empêcher les autorités judiciaires d’établir les faits et de poursuivre les responsables d’actes délictueux. Ces critiques sont notamment valables envers l’Allemagne et l’Italie (...) En ce qui concerne l’Italie, il est frappant de constater que la doctrine du secret d’État est invoquée contre le procureur en charge de l’enquête de l’affaire Abou Omar avec des justifications qui sont presque identiques à celles qui sont avancées par les autorités de la Fédération de Russie pour réprimer des scientifiques, des journalistes et des avocats, dont un bon nombre a été poursuivi et condamné pour des soi-disant activités d’espionnage. La même démarche a induit les autorités de « l’ex-République yougoslave de Macédoine » à cacher la vérité et à donner une version manifestement fausse concernant les agissements de ses propres agences nationales ainsi que de la CIA lorsqu’elles ont procédé à la détention secrète et à la « restitution » de Khaled El-Masri. Un recours à la doctrine du secret d’État, de telle manière à ce qu’elle s’applique même des années après les faits, apparaît inacceptable dans une société démocratique fondée sur le principe de la prééminence du droit. Cela devient franchement choquant lorsque l’instance même qui s’en prévaut cherche à définir la notion et la portée du secret, afin de se soustraire ainsi à ses responsabilités. L’invocation du secret d’État ne devrait pas être autorisée lorsqu’elle sert à couvrir des violations des droits de l’homme et son recours devrait, en tous les cas, être soumis à une procédure rigoureuse de contrôle. (...) 322. Dans mon [précédent] rapport j’avais déjà eu l’occasion de rendre hommage à la compétence et à la grande qualité du travail de magistrats et des services de police de Milan. Il est affligeant de voir aujourd’hui à quel genre de traitement sont soumis des magistrats de la valeur de Armando Spataro et de Ferdinando Pomarici, des procureurs engagés depuis des années, non sans de grands risques personnels, dans la répression du terrorisme, une lutte qu’ils ont toujours menée avec efficacité et dans le strict respect des règles d’un État fondé sur la primauté du droit. On est arrivé maintenant au point de dénoncer ces magistrats pour violation du secret d’État ! » Le Rapport du Parlement européen 180. Le 30 janvier 2007, le Parlement européen a publié un rapport intitulé « Utilisation alléguée de pays européens par la CIA pour le transport et la détention illégale de prisonniers ». Dans ses passages concernant l’affaire du requérant, ce rapport se lit ainsi : « Le Parlement européen, (...) déplore que les représentants des gouvernements italiens, ancien et actuel, qui sont ou ont été responsables des services secrets italiens, aient décliné l’invitation à se présenter devant la commission temporaire ; condamne la restitution extraordinaire par la CIA de l’ecclésiastique égyptien Abou Omar, qui avait obtenu l’asile en Italie et a été enlevé à Milan le 17 février 2003, pour être ensuite transféré à la base militaire de l’OTAN d’Aviano en voiture, avant d’être transporté par avion, via la base militaire de l’OTAN de Ramstein, en Allemagne, vers l’Égypte, où il a été détenu au secret et torturé ; condamne le rôle actif joué par un capitaine des carabinieri et par certains fonctionnaires du Service de renseignement et de sécurité militaire italien (SISMI) dans l’enlèvement d’Abou Omar, comme le montrent l’enquête judiciaire et les preuves réunies par le procureur milanais Armando Spataro ; constate, en le déplorant, que le général Nicolò Pollari, ancien directeur du SISMI, a dissimulé la vérité lorsqu’il s’est présenté devant la commission temporaire le 6 mars 2006, déclarant que les agents italiens n’avaient joué aucun rôle dans les enlèvements organisés par la CIA et que le SISMI ignorait le projet d’enlèvement d’Abou Omar ; estime très probable, au vu de l’implication du SISMI, que le gouvernement italien alors en fonction ait été au courant de la restitution extraordinaire d’Abou Omar sur son territoire ; remercie le procureur Spataro de son témoignage devant la commission temporaire, salue l’enquête efficace et indépendante qu’il a réalisée afin de faire la lumière sur la restitution extraordinaire d’Abou Omar et souscrit pleinement à ses conclusions et à la décision du GUP (juge des audiences préliminaires) de traduire en justice vingt-six citoyens américains, agents de la CIA, sept hauts responsables du SISMI, un carabiniere du Raggruppamento Operativo Speciale (ROS, groupe spécial d’opérations) et le directeur adjoint du quotidien "Libero"; se félicite de l’ouverture du procès au tribunal de Milan ; regrette que l’enlèvement d’Abou Omar ait porté préjudice à l’enquête que menait le procureur Spataro sur le réseau terroriste auquel était lié Abou Omar; rappelle que, si Abou Omar n’avait pas été illégalement enlevé et transporté dans un autre pays, il aurait fait l’objet d’un jugement ordinaire et équitable en Italie ; prend acte de ce que le témoignage fourni par le général Pollari est incompatible avec un certain nombre de documents trouvés dans les locaux du SISMI et saisis par le parquet milanais; considère que ces documents montrent que le SISMI était régulièrement informé par la CIA sur la détention d’Abou Omar en Égypte ; regrette profondément que la direction du SISMI ait systématiquement induit en erreur, parmi d’autres, le parquet milanais, dans le but de nuire à l’enquête sur la restitution extraordinaire d’Abou Omar; exprime la très vive préoccupation que lui inspirent, d’une part, le fait que la direction du SISMI semblait bien travailler à un programme parallèle et, d’autre part, l’absence de contrôles internes et gouvernementaux appropriés; demande au gouvernement italien de remédier d’urgence à cette situation en mettant en place des contrôles parlementaires et gouvernementaux renforcés ; condamne les poursuites illégales à l’encontre de journalistes italiens qui enquêtaient sur la restitution extraordinaire d’Abou Omar, la mise sur écoutes de leurs conversations téléphoniques et la confiscation de leurs ordinateurs; souligne que les témoignages de ces journalistes ont été extrêmement bénéfiques au travail de la commission temporaire; critique la lenteur avec laquelle le gouvernement italien a décidé de démettre de ses fonctions et de remplacer le général Pollari ; regrette que des documents sur la coopération italo-américaine dans la lutte contre le terrorisme, qui auraient permis d’avancer dans l’enquête sur la restitution extraordinaire d’Abou Omar, aient été classifiés par l’ancien gouvernement italien et que le gouvernement actuel ait confirmé le statut classifié de ces documents ; prie instamment le ministre italien de la justice de donner suite dès que possible aux demandes d’extradition des vingt-six citoyens américains susmentionnés afin qu’ils soient jugés en Italie ». D. Documents juridiques internationaux La Convention de Vienne sur les relations consulaires, adoptée à Vienne le 24 avril 1963 et entrée en vigueur le 19 mars 1967 181. L’article 36 de la Convention de Vienne sur les relations consulaires, en ses passages pertinents en l’espèce, se lit ainsi : Article 36 Communication avec les ressortissants de l’État d’envoi « 1. Afin que l’exercice des fonctions consulaires relatives aux ressortissants de l’État d’envoi soit facilité : (...) b. Si l’intéressé en fait la demande, les autorités compétentes de l’État de résidence doivent avertir sans retard le poste consulaire de l’État d’envoi lorsque, dans sa circonscription consulaire, un ressortissant de cet État est arrêté, incarcéré ou mis en état de détention préventive ou toute autre forme de détention. Toute communication adressée au poste consulaire par la personne arrêtée, incarcérée ou mise en état de détention préventive ou toute autre forme de détention doit également être transmise sans retard par lesdites autorités. Celles-ci doivent sans retard informer l’intéressé de ses droits aux termes du présent alinéa (...) » Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) 182. Les dispositions pertinentes de ce pacte, adopté le 16 décembre 1966 et entré en vigueur le 23 mars 1976, sont ainsi libellées : Article 4 « (...) La disposition précédente n’autorise aucune dérogation aux articles 6, 7, 8 (par. 1 et 2), 11, 15, 16 et 18. (...) » Article 7 « Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. En particulier, il est interdit de soumettre une personne sans son libre consentement à une expérience médicale ou scientifique. » Article 9 « 1. Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut faire l’objet d’une arrestation ou d’une détention arbitraire. Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n’est pour des motifs et conformément à la procédure prévus par la loi. Tout individu arrêté sera informé, au moment de son arrestation, des raisons de cette arrestation et recevra notification, dans le plus court délai, de toute accusation portée contre lui. Tout individu arrêté ou détenu du chef d’une infraction pénale sera traduit dans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires, et devra être jugé dans un délai raisonnable ou libéré. La détention de personnes qui attendent de passer en jugement ne doit pas être de règle, mais la mise en liberté peut être subordonnée à des garanties assurant la comparution de l’intéressé à l’audience, à tous les autres actes de la procédure et, le cas échéant, pour l’exécution du jugement. Quiconque se trouve privé de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal afin que celui-ci statue sans délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. Tout individu victime d’arrestation ou de détention illégale a droit à réparation. » La Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées 183. Les dispositions pertinentes en l’espèce de cette convention, adoptée le 20 décembre 2006 et entrée en vigueur le 23 décembre 2010 – et qui a été signée, mais non ratifiée, par l’État défendeur –, sont les suivantes : Article premier « 1. Nul ne sera soumis à une disparition forcée. Aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse de l’état de guerre ou de menace de guerre, d’instabilité politique intérieure ou de tout autre état d’exception, ne peut être invoquée pour justifier la disparition forcée. » Article 2 « Aux fins de la présente Convention, on entend par « disparition forcée » l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi. » Article 3 « Tout État partie prend les mesures appropriées pour enquêter sur les agissements définis à l’article 2, qui sont l’œuvre de personnes ou de groupes de personnes agissant sans l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, et pour traduire les responsables en justice. » Article 4 « Tout État partie prend les mesures nécessaires pour que la disparition forcée constitue une infraction au regard de son droit pénal. » Le Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines et traitements cruels, inhumains ou dégradants – le Protocole d’Istanbul, publié en 1999 par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme 184. Le passage pertinent de ce manuel est ainsi libellé : « 80. Les victimes présumées de torture ou de mauvais traitements et leurs représentants légaux sont informés de toute audition qui pourrait être organisée, ont la possibilité d’y assister et ont accès à toute information touchant l’enquête ; ils peuvent produire d’autres éléments de preuve. » Les articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, adoptés par la Commission du droit international le 3 août 2001, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. II 185. Ces articles, en leurs passages pertinents, se lisent ainsi : Article 7 Excès de pouvoir ou comportement contraire aux instructions « Le comportement d’un organe de l’État ou d’une personne ou entité habilitée à l’exercice de prérogatives de puissance publique est considéré comme un fait de l’État d’après le droit international si cet organe, cette personne ou cette entité agit en cette qualité, même s’il outrepasse sa compétence ou contrevient à ses instructions. » Article 14 Extension dans le temps de la violation d’une obligation internationale « 1. La violation d’une obligation internationale par le fait de l’État n’ayant pas un caractère continu a lieu au moment où le fait se produit, même si ses effets perdurent. La violation d’une obligation internationale par le fait de l’État ayant un caractère continu s’étend sur toute la période durant laquelle le fait continue et reste non conforme à l’obligation internationale. La violation d’une obligation internationale requérant de l’État qu’il prévienne un événement donné a lieu au moment où l’événement survient et s’étend sur toute la période durant laquelle l’événement continue et reste non conforme à cette obligation. » Article 15 Violation constituée par un fait composite « 1. La violation d’une obligation internationale par l’État à raison d’une série d’actions ou d’omissions, définie dans son ensemble comme illicite, a lieu quand se produit l’action ou l’omission qui, conjuguée aux autres actions ou omissions, suffit à constituer le fait illicite. Dans un tel cas, la violation s’étend sur toute la période débutant avec la première des actions ou omissions de la série et dure aussi longtemps que ces actions ou omissions se répètent et restent non conformes à ladite obligation internationale. » Article 16 Aide ou assistance dans la commission du fait internationalement illicite « L’État qui aide ou assiste un autre État dans la commission du fait internationalement illicite par ce dernier est internationalement responsable pour avoir agi de la sorte dans le cas où : a) Ledit État agit ainsi en connaissance des circonstances du fait internationalement illicite ; et b) Le fait serait internationalement illicite s’il était commis par cet État. » Le rapport soumis le 2 juillet 2002 à l’Assemblée générale des Nations unies par le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme chargé d’examiner les questions se rapportant à la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (A/57/173) 186. Le passage pertinent de ce rapport se lit ainsi : « 35. Enfin, le Rapporteur spécial aimerait demander à tous les États de veiller à ce qu’en aucun cas les personnes qu’ils ont l’intention d’extrader, pour qu’elles répondent du chef de terrorisme ou d’autres chefs, ne soient livrées, à moins que le gouvernement du pays qui les reçoit ne garantisse de manière non équivoque aux autorités qui extradent les intéressés que ceux-ci ne seront pas soumis à la torture ou à aucune autre forme de mauvais traitement lors de leur retour et qu’un dispositif a été mis en place afin de s’assurer qu’ils sont traités dans le plein respect de la dignité humaine. » La Résolution no 1433 (2005), Légalité de la détention de personnes par les États-Unis à Guantánamo Bay, adoptée le 26 avril 2005 par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe 187. Cette résolution, en ses passages pertinents, est ainsi libellée : « 7. Sur la base d’une analyse approfondie des éléments juridiques et factuels produits par ces sources et d’autres sources fiables, l’Assemblée conclut que les circonstances entourant la détention de personnes à Guantánamo Bay par les ÉtatsUnis présentent des illégalités et ne se conforment pas au principe de l’État de droit, pour les motifs suivants : (...) vii. en pratiquant la « restitution », c’est-à-dire le transfert de personnes vers d’autres pays, en dehors de toute procédure judiciaire, aux fins d’interrogatoire ou de détention, les États-Unis ont autorisé que les détenus soient soumis, dans d’autres pays, à la torture et à des traitements cruels, inhumains ou dégradants, en violation de l’interdiction de non-refoulement (...) » La Résolution no 1463 (2005), Disparitions forcées, adoptée le 3 octobre 2005 par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe 188. Les passages pertinents de cette résolution se lisent ainsi : « 1. Le terme de « disparition forcée » recouvre la privation de liberté, le refus de reconnaître cette privation de liberté ou de révéler le sort réservé à la personne disparue et le lieu où elle se trouve, et la soustraction de la personne à la protection de la loi. L’Assemblée parlementaire condamne catégoriquement la disparition forcée, qu’elle considère comme une violation très grave des droits de l’homme, au même titre que la torture et le meurtre, et elle constate avec préoccupation que, même en Europe, ce fléau humanitaire continue de sévir. » La Résolution 60/148 sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée le 16 décembre 2005 par l’Assemblée générale des Nations unies 189. Les passages pertinents de cette résolution sont ainsi libellés : « L’Assemblée générale : (...) Rappelle à tous les États qu’une période prolongée de mise au secret ou de détention dans des lieux secrets peut faciliter la pratique de la torture et d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et peut en soi constituer un tel traitement, et demande instamment à tous les États de respecter les garanties concernant la liberté, la sécurité et la dignité de la personne. » L’Avis no 363/2005 sur les obligations légales internationales des États membres du Conseil de l’Europe concernant les lieux de détention secrets et le transport interétatique de prisonniers, adopté le 17 mars 2006 par la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) 190. Les passages pertinents de cet avis de la Commission de Venise se lisent comme suit : « 30. En ce qui concerne la terminologie utilisée pour désigner le transfert irrégulier et la détention de prisonniers, la Commission de Venise note que le terme « restitution » est fréquemment utilisé dans le débat public. Il ne s’agit pas d’un terme de droit international. Il s’emploie lorsqu’un État place une personne soupçonnée d’être impliquée dans une infraction grave (un acte terroriste par exemple) en détention dans un autre État. Il désigne également le transfert d’une telle personne en vue de sa détention sur le territoire du premier État, ou dans un lieu relevant de sa compétence, ou dans un État tiers. La « remise » est donc un terme général qui désigne plus le résultat – la mise en détention d’une personne suspectée – que les moyens. La légalité d’une « remise » dépendra de la législation des États concernés et des règles applicables du droit international, notamment le droit international des droits de l’homme. Cela étant, une « remise » particulière conforme au droit national d’un des États impliqués (qui n’interdit pas ou ne réglemente pas les activités extraterritoriales des organes d’État) n’est pas forcément conforme au droit interne des autres États concernés. En outre, une « remise » peut être contraire au droit international coutumier ou aux obligations coutumières ou résultant des traités qui incombent aux États participants dans le cadre du droit international des droits de l’homme et/ou du droit humanitaire international. Le terme « restitution extraordinaire » semble utilisé lorsqu’il y a peu ou pas de doute que la mise en détention d’une personne n’est pas conforme aux procédures juridiques qui s’appliquent dans l’État où la personne se trouvait au moment de son arrestation. (...) 159. En ce qui concerne le transfert de prisonniers entre États f) Il n’existe que quatre manières légales de transférer un prisonnier à des autorités étrangères : la déportation, l’extradition, le transit et les transferts de personnes condamnées aux fins d’exécution de leur peine dans des autres pays. Les procédures d’extradition et de déportation doivent être définies par le droit applicable, et les prisonniers doivent obtenir les garanties juridiques appropriées ainsi qu’un accès aux autorités compétentes. L’interdiction d’extrader ou d’expulser dans un pays où il existe un risque de torture ou de mauvais traitement doit être respectée. » Le rapport du Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, A/HCR/10/3, 4 février 2009 191. Dans son rapport, le Rapporteur spécial formule les considérations suivantes : « 38. (...) Le Rapporteur spécial s’inquiète que des personnes soient détenues pendant une longue période dans le seul objectif d’obtenir des renseignements ou pour des motifs vagues au nom de la prévention. Ces situations constituent une privation arbitraire de liberté. L’existence de motifs justifiant une détention prolongée devrait être déterminée par un tribunal indépendant et impartial. La détention prolongée de personnes déclenche pour les autorités l’obligation d’établir sans délai si des soupçons de nature criminelle peuvent être confirmés et, dans l’affirmative, d’inculper le suspect et de le traduire en justice. (...) Il reste très préoccupant pour le Rapporteur spécial que les États-Unis aient mis en place tout un système de restitutions extraordinaires, de détention au secret prolongée et de pratiques qui violent l’interdiction de la torture et autres formes de mauvais traitements. Ce système, impliquant un réseau international d’échange de renseignements, a créé une base d’information corrompue qui était partagée systématiquement avec les partenaires dans la guerre contre la terreur par le biais de la coopération en matière de renseignement, corrompant ainsi la culture institutionnelle des systèmes juridiques et institutionnels des États destinataires. (...) Les obligations des États concernant les droits de l’homme, en particulier l’obligation d’assurer un recours utile, exigent que les dispositions juridiques en question ne conduisent pas à écarter a priori toute enquête, ou à éviter que des faits illicites soient mis au jour, en particulier quand des crimes internationaux ou des violations flagrantes des droits de l’homme sont rapportés (...) L’invocation à titre général du privilège des secrets d’État pour justifier de véritables politiques, comme le programme des États-Unis pour la détention au secret, les interrogatoires et les restitutions ou la règle touchant les tiers en matière de renseignement (conformément à la politique (...) de « contrôle de la source ») (...) empêche toute enquête effective et rend le droit à un recours illusoire. Cela est incompatible avec l’article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et cela pourrait aussi représenter une violation de l’obligation des États d’apporter une assistance judiciaire dans les enquêtes sur les violations flagrantes des droits de l’homme et les violations graves du droit international humanitaire. » Les Résolutions 9/11 et 12/12 sur le droit à la vérité, adoptées les 18 septembre 2008 et 1er octobre 2009 par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies 192. Le passage pertinent de ces résolutions se lit ainsi : « (...) le Comité des droits de l’homme et le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires (...) ont reconnu que les victimes de violations flagrantes des droits de l’homme et les membres de leur famille ont le droit de connaître la vérité au sujet des événements qui se sont produits, et notamment de connaître l’identité des auteurs des faits qui ont donné lieu à ces violations (...) » Lignes directrices adoptées par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe pour éliminer l’impunité pour les violations graves des droits de l’homme, 30 mars 2011 193. Ces lignes directrices traitent de la question de l’impunité pour des omissions ou actes générateurs de graves violations des droits de l’homme. Elles couvrent les obligations qui incombent aux États en application de la Convention, à savoir prendre des mesures positives en ce qui concerne non seulement leurs agents, mais également les acteurs non étatiques. Aux termes de ces lignes directrices, « (...) l’impunité est causée ou facilitée notamment par le manque de réaction diligente des institutions ou des agents de l’État face à de graves violations des droits de l’homme. (...) Les États ont le devoir de lutter contre l’impunité afin de rendre justice aux victimes, de dissuader la commission ultérieure de violations des droits de l’homme et de préserver l’État de droit ainsi que la confiance de l’opinion publique dans le système judiciaire ». Les lignes directrices décrivent notamment les mesures générales à prendre par les États en vue de prévenir l’impunité, consacrent l’obligation d’enquêter et précisent les garanties à prévoir pour les personnes privées de liberté. Le « rapport Marty » de 2011 (Doc. 12714 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, publié le 16 septembre 2011) 194. Dans ce rapport, intitulé « Les recours abusifs au secret d’État et à la sécurité nationale: obstacles au contrôle parlementaire et judiciaire des violations des droits de l’homme », on peut lire ceci : La surveillance parlementaire des services de renseignement et de sécurité, civils et militaires, est soit inexistante soit largement insuffisante dans de nombreux États membres du Conseil de l’Europe. Les commissions parlementaires permanentes ou ad hoc créées dans plusieurs pays pour surveiller les activités des services secrets souffrent d’un manque d’information, celle-ci étant contrôlée exclusivement par l’exécutif lui-même, le plus souvent, d’ailleurs, par un cercle très restreint de celui-ci. L’Assemblée salue le développement de la coopération entre les services secrets de différents pays, outil indispensable pour faire face aux manifestations les plus graves de la criminalité organisée et au terrorisme. Cette coopération internationale doit cependant être accompagnée d’une collaboration équivalente entre les organes de surveillance. Il est inacceptable que des activités concernant plusieurs pays échappent à tout contrôle du fait que dans chaque pays les services concernés invoquent la nécessité de protéger la future coopération avec leurs partenaires étrangers pour justifier le refus d’informer leurs organes de contrôle respectifs.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. La requérante est née en 1977 à Uznach et réside à Rapperswil-Jona, dans le canton de Saint-Gall. Après avoir initialement suivi un apprentissage de coiffeuse, la requérante avait occupé un emploi à plein temps comme vendeuse. En juin 2002, elle fut obligée d’abandonner cette activité à cause de problèmes de dos. Le 24 octobre 2003, à cause de douleurs lombaires et vertébrales, la requérante s’adressa à l’office de l’assurance-invalidité pour le canton de SaintGall (« l’office ») en vue de l’obtention d’une rente d’invalidité. Le 6 février 2004, elle donna naissance à des jumeaux. Pendant la grossesse, ses douleurs de dos s’étaient encore aggravées. Le 15 mars 2005, l’office effectua au sujet de la requérante une enquête ménagère à domicile (Abklärung im Haushalt). La requérante expliqua : – qu’elle souffrait constamment de douleurs dorsales, qui s’étendaient souvent jusqu’au pied gauche ; qu’elle avait, en particulier, des problèmes pour se tenir debout au même endroit pendant un certain temps, et ne pouvait pas rester assise plus de dix minutes ; qu’elle pouvait faire des promenades d’une demi-heure, mais pas de manière quotidienne ; et que ses douleurs s’aggravaient encore lorsqu’elle portait les enfants ; – que, pour des raisons financières, elle devrait exercer une activité lucrative à mi-temps car son mari ne gagnait que 3 700 francs suisses (CHF) (environ 3 602 euros (EUR)) net. L’examen permit de conclure à une réduction de 44,6 % de sa capacité à effectuer des activités ménagères. Dans son rapport du 2 mai 2005, l’office conclut que la requérante devait être qualifiée, respectivement : – de personne exerçant une activité rémunérée à temps plein (« Vollerwerbstätige ») jusqu’à la fin de l’année 2003 ; – de femme au foyer (« Hausfrau ») entre janvier et mai 2004 ; – et de personne hypothétiquement capable de travailler à 50 % (« zu 50 % hypothetisch Erwerbstätige ») à partir de juin 2004. Le 16 juin 2005, le docteur Ch.A.S. informa l’office que la requérante ne pouvait travailler à plus de 50 % dans une activité adaptée et qu’une augmentation de son temps de travail semblait exclue. Par une décision du 26 mai 2006, l’office considéra : – qu’il y avait lieu d’octroyer à la requérante une rente pour la période allant du 1er juin 2003 au 31 août 2004 ; – mais que, à compter du 1er septembre 2004, elle n’avait droit à aucune rente. L’office parvint à ce résultat de la façon suivante. Pour la période comprise entre le 20 juin 2002 et la fin du mois de mai 2004, il retint un taux d’invalidité de 50 %, sur la base d’un calcul de revenus. Pour la période subséquente, il estima qu’il y avait lieu d’appliquer la méthode dite « mixte », en considérant que, dans l’hypothèse où elle n’aurait pas été frappée d’invalidité, la requérante n’aurait de toute façon travaillé que de manière réduite à la suite de la naissance de ses enfants. Il se fonda notamment, à cet égard, sur les indications de la requérante selon lesquelles elle ne s’estimait capable de travailler qu’à 50 % et voulait se consacrer le reste du temps aux activités ménagères et à ses enfants. Par ailleurs, sur la base de l’enquête ménagère mentionnée ci-dessus, l’office estima la capacité de l’intéressée en matière de tâches ménagères à 56 % (soit une invalidité correspondante de 44 %). Selon la formule suivante, le taux d’invalidité obtenu à partir de ces divers éléments était seulement de 22 %, de sorte que la requérante n’atteignait pas l’invalidité minimale de 40 % à laquelle était subordonné l’octroi d’une rente : 50 % (activité rémunérée) : aucune perte 0,5 x 0 % = 0 % 50 % (activités de ménage et de prise en charge des enfants) : 0,5 x 44 % = 22 % Total = 22 % La requérante forma une réclamation auprès de l’office. Celle-ci fut rejetée le 14 juillet 2006 : après un nouveau calcul, l’office reconnut à la requérante un taux d’invalidité de 27 %, ce qui restait inférieur au minimum requis pour avoir droit à une rente. Ce chiffre était obtenu par application de la méthode mixte, avec les paramètres suivants : 50 % (activité rémunérée) : 0,5 x 10 % = 5 % 50 % (activités de ménage et de prise en charge des enfants) : 0,5 x 44 % = 22 % Total = 27 % Pour remplir ainsi la première ligne de la formule, l’office partit d’un revenu hypothétique (pour un travail à 100 %) de 48 585 CHF (environ 47 308 EUR), calculé sur la base des données statistiques relatives à la catégorie socioprofessionnelle de la requérante, qualifiée d’auxiliaire (« Hilfsarbeiterin ») ; pour un taux d’activité de 50 %, la requérante aurait donc eu un salaire de 24 293 CHF si elle avait pu continuer à travailler sans problème (Valideneinkommen). L’office estima qu’avec son handicap, le salaire que la requérante serait réellement en mesure de gagner, dans une activité adaptée, s’éleverait à 21 863 CHF (Invalideneinkommen). Il conclut ainsi à un taux d’invalidité de 10 % pour la partie « activité rémunérée ». Le 14 septembre 2006, la requérante forma un recours contre cette décision. Invoquant l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8, l’intéressée exposait : – que la méthode appliquée engendrait une discrimination par rapport aux personnes plus aisées ; qu’en effet, celles qui pouvaient se passer d’exercer une activité lucrative se voyaient appréhendées exclusivement en tant que femmes au foyer, ce qui leur permettait de se voir reconnaître un taux d’invalidité supérieur et, partant, de bénéficier plus facilement d’une rente ; – que la manière de calculer le taux d’invalidité ne prenait pas suffisamment en compte les interactions (« Wechselwirkungen ») entre les volets « ménage » et « activité rémunérée » ; – qu’en réalité, si elle travaillait, même seulement à mi-temps, son invalidité dans les tâches ménagères s’en trouverait augmentée bien au-delà de 44 %. À l’appui de son recours, elle joignit un rapport médical du docteur Ch.A.S., en date du 28 septembre 2006, dans lequel ce dernier indiquait en substance : – que son état de santé ne lui permettait pas d’avoir un travail rémunéré à mi-temps dans les mêmes conditions qu’une personne valide ; – que, dans l’hypothèse où elle devrait accomplir un travail rémunéré, sa capacité à s’occuper du ménage et des enfants tomberait à 10 % environ. Par un jugement du 30 novembre 2007, le tribunal des assurances du canton de Saint-Gall accueillit partiellement le recours de la requérante. S’éloignant de la jurisprudence du Tribunal fédéral (voir les arrêts cités au début du paragraphe 35 ci-dessous), il estima qu’il y avait lieu d’écarter l’application normale de la méthode mixte, en substituant à celle-ci une version « améliorée » de ladite méthode : selon lui, il convenait de partir du taux d’activité que la requérante aurait pu raisonnablement retrouver après la naissance de ses jumeaux si elle n’avait pas eu de problème de santé. Pour le tribunal, telle qu’appliquée par le Tribunal fédéral dans sa jurisprudence, la méthode mixte ne permettait pas de tenir suffisamment compte de l’invalidité dans le volet « ménage ». Selon lui, l’office n’avait pas pris en compte le fait que la requérante ne pouvait s’occuper du ménage qu’à mi-temps, et avait indûment calculé l’incapacité de travail sur la base d’une journée de travail de 12 heures. Le tribunal estima qu’au lieu de se fonder sur l’enquête ménagère – dont l’application se justifiait à ses yeux seulement pour les personnes se consacrant au ménage à temps plein –, l’office aurait dû se pencher concrètement sur sa capacité relative aux travaux ménagers, qui avait été établie par un médecin. Par ailleurs, le tribunal des assurances reprocha à l’office de ne pas avoir examiné si, dans l’hypothèse d’une santé normale, la requérante aurait été en mesure d’exercer une activité rémunérée à la suite de la naissance des enfants. En particulier, il releva que le rapport établi à l’issue de l’enquête ménagère ne donnait guère d’informations sur les efforts demandés à la requérante par l’éducation des enfants (Betreuungsaufwand) ni sur l’existence ou non de possibilités de transférer une partie de cette charge éducative à des tierces personnes. Ces éléments n’ayant pas été pris en compte par l’office, le calcul du taux d’invalidité de la requérante avait, aux yeux du tribunal, été établi sur la base d’un état des faits incomplet. Le tribunal était également d’avis, eu égard au salaire modeste de son mari et compte tenu de ce qu’elle pourrait raisonnablement gagner en tant que coiffeuse ou auxiliaire, qu’il était improbable que, dans l’hypothèse d’une santé normale, la requérante n’eût travaillé qu’à 50 %. L’enquête ménagère lui paraissait donc lacunaire sur ce point également. En conséquence, le tribunal des assurances renvoya l’affaire à l’office pour un complément d’instruction. L’office déposa un recours contre le jugement du tribunal des assurances. Par un arrêt du 28 juillet 2008 (9C_49/2008), le Tribunal fédéral accueillit le recours de l’office, jugeant que la requérante n’avait pas droit à une rente. Dans ses motifs, le Tribunal fédéral rappela d’abord le cadre qui était à ses yeux celui de la matière, en énonçant : – que l’objectif de l’assurance-invalidité était de couvrir le risque de perte, pour une raison médicale, de la possibilité d’exercer une activité rémunérée ou d’effectuer à domicile des tâches que l’assuré pouvait réellement effectuer jusqu’à ce qu’il devienne invalide et pourrait toujours effectuer sans l’événement ayant conduit à l’invalidité ; – qu’il ne s’agissait pas, en revanche, de compenser des activités que l’assuré n’aurait de toute façon jamais exercées, même sans invalidité ; – que cette approche visait à éviter, par exemple, qu’une personne aisée n’ayant jamais travaillé auparavant puisse, en cas d’atteinte à la santé, se voir considérée comme invalide alors même qu’elle n’aurait très probablement jamais travaillé si elle était restée valide. Partant de là, le Tribunal fédéral estima que la méthode mixte n’engendrait aucune discrimination. Il s’exprima ainsi (traduction par le Greffe) : « 3.4 (...) Il est vrai que la méthode mixte, telle qu’elle est appliquée par le Tribunal [fédéral] dans sa jurisprudence constante, peut mener à la perte d’une rente, lorsque, avec une probabilité prépondérante, la personne assurée – en règle générale à la suite de la naissance d’un enfant – cesse d’exercer, ou d’exercer à plein temps, une activité lucrative qui était la sienne jusque-là. Toutefois, ce n’est pas l’invalidité qui cause [alors] la perte de revenu ; de nombreuses personnes en bonne santé subissent également une perte de revenu, quand elles réduisent ou abandonnent leur activité professionnelle. La critique à l’égard de la méthode mixte vise le fait que les personnes (des femmes dans la majorité des cas) subissent une perte de gains lorsqu’elles réduisent leur taux d’activité après la naissance d’enfants. Cette réalité sociologique n’est toutefois pas la conséquence de facteurs liés à la santé de la personne et n’a donc pas lieu d’être compensée par l’assurance-invalidité. Aucune discrimination ou autre violation de la Convention européenne des droits de l’homme n’en découle. » Le Tribunal fédéral concéda, néanmoins, que les interactions entre les volets « ménage » et « activité rémunérée » n’étaient pas suffisamment prises en compte dans la méthode mixte. Concernant la requérante, cependant, il estima : – que l’accentuation de ses problèmes de santé par l’exercice d’une activité rémunérée ne devrait pas être considérée comme diminuant sa capacité à effectuer des tâches ménagères de plus de 15 % ; – que, partant, même en ajoutant une prise en compte de ces interactions, le taux d’invalidité n’atteignait pas le minimum de 40 % requis pour bénéficier d’une rente : 50 % (activité rémunérée) : 0,5 x 10 % = 5 % 50 % (activités de ménage) : 0,5 x (44 + 15 %) = 29,5 % Total = 34,5 % L’argument selon lequel son mari était au chômage, soulevé par la requérante pour la première fois devant le Tribunal fédéral, fut écarté au motif qu’il n’avait pas été invoqué devant l’instance inférieure et qu’il n’était pas étayé. En revanche, le Tribunal fédéral avait, en considération de son indigence, admis la requérante au bénéfice de l’assistance judiciaire. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS Le droit constitutionnel Les dispositions pertinentes de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (« Cst. », RS – Recueil systématique du droit fédéral – 101) se lisent ainsi : Article 8 : Égalité « 1 Tous les êtres humains sont égaux devant la loi. 2 Nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race, de son sexe, de son âge, de sa langue, de sa situation sociale, de son mode de vie, de ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques ni du fait d’une déficience corporelle, mentale ou psychique. 3-4 (...). Article 13 : Protection de la sphère privée 1 Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, (...). 2 (...). » L’article 190 de la Constitution fédérale prévoit par ailleurs que « [l]e Tribunal fédéral et les autres autorités sont tenus d’appliquer les lois fédérales et le droit international. » Le droit de l’assurance-invalidité Dans sa version applicable au moment des faits, les dispositions de la loi fédérale du 6 octobre 2000 sur la partie générale du droit des assurances sociales (« LPGA » ; RS 830.1) étaient libellées comme suit : Article 8 : Invalidité « 1 Est réputée invalidité l’incapacité de gain totale ou partielle qui est présumée permanente ou de longue durée. 2 (...) 3 Les assurés majeurs qui n’exerçaient pas d’activité lucrative avant d’être atteints dans leur santé physique, mentale ou psychique et dont il ne peut être exigé qu’ils en exercent une sont réputés invalides si l’atteinte les empêche d’accomplir leurs travaux habituels. » Article 16 : Taux d’invalidité « Pour évaluer le taux d’invalidité, le revenu que l’assuré aurait pu obtenir s’il n’était pas invalide est comparé avec celui qu’il pourrait obtenir en exerçant l’activité qui peut raisonnablement être exigée de lui après les traitements et les mesures de réadaptation, sur un marché du travail équilibré. » Dans sa version en vigueur à la même époque, la loi fédérale du 19 juin 1959 sur l’assurance-invalidité (« LAI » ; RS 831.20) énumérait les buts de cette assurance comme suit : Article 1a « Les prestations prévues par la présente loi visent à : a. prévenir, réduire ou éliminer l’invalidité grâce à des mesures de réadaptation appropriées, simples et adéquates ; b. compenser les effets économiques permanents de l’invalidité en couvrant les besoins vitaux dans une mesure appropriée ; c. aider les assurés concernés à mener une vie autonome et responsable. » Les modalités d’évaluation de l’invalidité étaient définies par la même loi comme suit : Article 28 : Évaluation de l’invalidité « (...) L’article 16 LPGA s’applique à l’évaluation des assurés exerçant une activité lucrative. Le Conseil fédéral fixe le revenu déterminant pour l’évaluation de l’invalidité. 2bis L’invalidité des assurés qui n’exercent pas d’activité lucrative et dont on ne peut raisonnablement exiger qu’ils en entreprennent une est évaluée, en dérogation à l’article 16 LPGA, en fonction de l’incapacité d’accomplir leurs travaux habituels. 2ter Lorsque l’assuré exerce une activité lucrative à temps partiel ou travaille sans être rémunéré dans l’entreprise de son conjoint, l’invalidité pour cette activité est évaluée selon l’article 16 LPGA. S’il accomplit ses travaux habituels, l’invalidité est fixée selon l’alinéa 2bis pour cette activité-là. Dans ce cas, les parts respectives de l’activité lucrative ou du travail dans l’entreprise du conjoint et de l’accomplissement des travaux habituels sont déterminées ; le taux d’invalidité est calculé d’après le handicap dont la personne est affectée dans les deux domaines d’activité. » Selon un tableau accompagnant ces dispositions, le droit à une rente était échelonné comme suit en fonction du taux d’invalidité : Le règlement sur l’assurance-invalidité du 17 janvier 1961 (« RAI » ; RS 831.201) prévoit dans son article 27bis : « Lorsqu’il y a lieu d’admettre pour les assurés qui exercent une activité lucrative à temps partiel ou qui travaillent dans l’entreprise de leur conjoint sans être rémunérés, que s’ils ne souffraient d’aucune atteinte à la santé, ils exerceraient, au moment de l’examen de leur droit à la rente, une activité lucrative à temps complet, l’invalidité est évaluée exclusivement selon les principes applicables aux personnes exerçant une activité lucrative. » La loi sur le Tribunal fédéral L’article 122 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 est libellé comme suit : « La révision d’un arrêt du Tribunal fédéral pour violation de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (CEDH) peut être demandée aux conditions suivantes : a. la Cour européenne des droits de l’homme a constaté, dans un arrêt définitif, une violation de la CEDH ou de ses protocoles ; b. une indemnité n’est pas de nature à remédier aux effets de la violation ; c. la révision est nécessaire pour remédier aux effets de la violation. » Les méthodes de calcul du taux d’invalidité en droit suisse En Suisse, on peut distinguer quatre méthodes d’évaluation de l’invalidité dans le domaine des assurances : a) La méthode générale : la comparaison des revenus Cette méthode est applicable à toutes les personnes exerçant une activité lucrative ou dont on pourrait raisonnablement attendre qu’elles en exercent une. Le taux d’invalidité est déterminé par la comparaison entre le revenu antérieur et le revenu qui pourrait être tiré de l’activité lucrative raisonnablement exigible après la survenance de l’atteinte à la santé. En principe, c’est cette méthode qui est utilisée. Si une détermination selon cette méthode s’avère impossible, l’une des autres méthodes énumérées cidessous sera choisie. b) La méthode spécifique : la comparaison des champs d’activité Elle s’applique aux assurés qui n’exercent pas d’activité lucrative, notamment les personnes qui s’occupent des activités ménagères du foyer. Le taux d’invalidité est déterminé par la comparaison des activités effectuées ou possibles avant et après la survenance de l’atteinte à la santé. c) La méthode mixte Elle s’applique aux personnes qui, parallèlement à une activité lucrative à temps partiel, exercent aussi une autre activité, non lucrative (par exemple, s’occuper du foyer). Le taux d’invalidité sera déterminé par comparaison des revenus pour la part d’activité lucrative, et par comparaison des champs d’activité pour les activités d’ordre ménager. d) La méthode extraordinaire Elle s’applique aux personnes exerçant une activité lucrative pour lesquelles la différence de niveau de revenu ne peut être établie de manière fiable, notamment en raison de la situation économique générale. Le taux d’invalidité sera déterminé en fonction des répercussions économiques de la baisse de performance de l’assuré. La pratique interne pertinente relative à la méthode mixte a) La jurisprudence du Tribunal fédéral Dans un arrêt de principe du 8 juillet 2011 (ATF 137 V 334), le Tribunal fédéral a confirmé sa jurisprudence quant à la méthode mixte d’évaluation de l’invalidité (qui avait été élaborée notamment dans son arrêt du 26 avril 1999, ATF 125 V 146, et dans son arrêt du 6 août 2007, ATF 133 V 504). Dans ses motifs, il a, tout d’abord, noté que : « 5.1 La doctrine s’est toujours montrée très critique à l’égard de la jurisprudence du Tribunal fédéral concernant la méthode mixte d’évaluation de l’invalidité (...). Elle estime en substance que le degré d’invalidité calculé selon la méthode mixte d’évaluation aboutit à un résultat peu satisfaisant, car souvent inférieur à celui obtenu avec l’aide d’une autre méthode. Dans la mesure où ce seraient les femmes qui en pâtiraient principalement, la méthode mixte d’évaluation serait par conséquent discriminatoire. (...) 5.2 Lorsqu’une personne assurée décide de ne travailler qu’à temps partiel, elle fait un choix qui relève intrinsèquement de sa responsabilité personnelle directe ; comme pour tout choix, il lui appartient de tenir compte des conséquences positives et négatives de ce choix. Si le travail à temps partiel a pour avantage de permettre un meilleur équilibre entre la vie professionnelle et l’accomplissement des travaux habituels, il présente également des inconvénients non négligeables qui se traduisent en général notamment par des conditions d’emploi précaires, une diminution de salaire, la privation de certaines prestations sociales ou la limitation des perspectives de carrière (...). » Au considérant 6 du même arrêt, le Tribunal fédéral s’est prononcé sur le moyen relatif à la compatibilité de la méthode mixte avec les articles 8 et 14 de la Convention : « 6. Il est reproché à la méthode mixte d’évaluation d’empêcher les femmes, principales concernées par son application, de pouvoir choisir le modèle familial qu’elles souhaiteraient, dès lors qu’elle aurait pour effet de pénaliser les personnes exerçant une activité à temps partiel en les privant de facto de l’accès aux prestations de l’assurance-invalidité. (...). 1 1.1 [Résumé sur le droit au respect de la vie privée et familiale selon l’article 8 de la Convention et l’article 13 Cst.] 1.2 L’ordre juridique suisse ne pose aucun obstacle à l’exercice d’une activité à temps partiel. Un tel choix d’orientation, comme tout choix de cette nature, entraîne des conséquences positives et négatives, que cela soit à un niveau personnel, matériel ou social. Les prestations fournies par le régime social d’assurance [ne sont] qu’un facteur parmi d’autres entrant en ligne de compte dans la pondération des intérêts conduisant au choix de la personne assurée. Certes, un État social moderne se doit de couvrir les risques sociaux principaux, afin de permettre aux individus de se libérer du souci permanent de leur avenir. Ce devoir n’est toutefois pas sans limites. Il n’existe pas de principe général selon lequel l’État devrait assumer la prise en charge collective de tous les malheurs pouvant survenir dans la vie d’un individu. De fait, le régime social d’assurance n’est matériellement pas à même de répondre à tous les risques et besoins sociaux. Le contenu et les conditions de l’intervention de l’État sont définis par le législateur, en fonction des objectifs de politique sociale que celui-ci s’est fixés. Le droit au respect de la vie privée et familiale ne saurait à cet égard fonder un droit direct à des prestations positives de l’État susceptibles notamment de favoriser l’exercice de la vie familiale (... ; voir également l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme Petrovic contre Autriche du 27 mars 1998, Recueil Cour-EDH 1998-II p. 579 § 26 ss). Certes convient-il de tenir compte des droits fondamentaux et principes constitutionnels lors de l’interprétation des normes ayant pour objet de fournir une prestation dans le domaine des assurances sociales, ainsi que lors de l’exercice du pouvoir d’appréciation, dans une mesure compatible avec l’article 190 Cst. qui prévoit que les lois fédérales et le droit international s’imposent au Tribunal fédéral et aux autres autorités appliquant la loi (...). Cela étant, on ne voit pas que la méthode mixte d’évaluation de l’invalidité porterait atteinte au droit de toute personne de mener la vie et de choisir le modèle familial de son choix, dès lors que cette méthode d’évaluation en particulier et le régime social de l’assurance-invalidité en général n’ont pas pour but d’intervenir dans la relation familiale en tant que telle, même s’il peut indirectement en résulter des désagréments pour la personne travaillant à temps partiel pour des raisons familiales et devenant invalide (...). La méthode mixte d’évaluation de l’invalidité ne viole par conséquent pas les articles 13 al. 1 Cst. ou 8 par. 1 CEDH. 2 2.1 Une décision ou un arrêté viole le principe de l’égalité de traitement consacré à l’article 8 al. 1 Cst. lorsqu’il établit des distinctions juridiques qui ne se justifient par aucun motif raisonnable au regard de la situation de fait à réglementer ou qu’il omet de faire des distinctions qui s’imposent au vu des circonstances, c’est-à-dire lorsque ce qui est semblable n’est pas traité de manière identique et ce qui est dissemblable ne l’est pas de manière différente. Il faut que le traitement différent ou semblable injustifié se rapporte à une situation de fait importante (...). Au principe d’égalité de traitement, l’article 8 al. 2 Cst. ajoute une interdiction des discriminations. Aux termes de cette disposition, nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race, de son sexe, de son âge, de sa langue, de sa situation sociale, de son mode de vie, de ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques ni du fait d’une déficience corporelle, mentale ou physique. On est en présence d’une discrimination selon l’article 8 al. 2 Cst. lorsqu’une personne est traitée différemment en raison de son appartenance à un groupe particulier qui, historiquement ou dans la réalité sociale actuelle, souffre d’exclusion ou de dépréciation. Le principe de nondiscrimination n’interdit toutefois pas toute distinction basée sur l’un des critères énumérés à l’article 8 al. 2 Cst., mais fonde plutôt le soupçon d’une différentiation inadmissible. Les inégalités qui résultent d’une telle distinction doivent dès lors faire l’objet d’une justification particulière (...). 2.2 Parmi les personnes qui exercent une activité lucrative, 58,5 % des femmes exercent une activité à temps partiel contre 13,8 % des hommes (Office fédéral de la statistique, Enquête suisse sur la population active [ESPA], Personnes actives occupées à plein temps et à temps partiel selon le sexe, la nationalité, les groupes d’âges, le type de famille, T 03.02.01.16 [2010, 4e trimestre]). Le travail à temps partiel est ainsi une caractéristique de la vie professionnelle des femmes. Cette prépondérance des femmes parmi les travailleurs à temps partiel résulte avant tout de causes sociétales liées à la transformation des comportements individuels et des structures économiques. Au cours de ces dernières décennies, le statut de la femme dans la société a considérablement évolué. Les revendications quant à la place des femmes dans le monde du travail et quant au partage des tâches au sein de la cellule familiale sont devenues toujours plus importantes et écoutées. À cet égard, le développement du travail à temps partiel reflète le souhait exprimé par celles-ci de pouvoir concilier, au mieux des intérêts de la cellule familiale, vies familiale et professionnelle. Le déséquilibre entre hommes et femmes dans la proportion de travailleurs à temps partiel a toutefois d’autres explications : les inégalités de qualifications et de salaires qui font que, dans un couple, c’est le moins bien rémunéré des deux qui travaillera à temps partiel ou encore le fait que le travail à temps partiel est particulièrement répandu dans le secteur des services, notamment de la vente, où les femmes sont, relativement, plus nombreuses que dans les autres activités (Office fédéral de la statistique, Rapport social statistique suisse 2011, p. 17 suiv. ; Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes, Vers l’égalité entre femmes et hommes, Situation et évolution, 2008, p. 10 suiv. ; ...). 2.3 S’il est ainsi notoire que la méthode mixte d’évaluation de l’invalidité s’applique majoritairement aux femmes, ce seul fait ne constitue pas encore une raison suffisante pour conclure au caractère inégal et discriminatoire de cette méthode. La méthode mixte d’évaluation de l’invalidité a pour objectif d’appréhender de manière adéquate une situation qui diffère de celles concernant les assurés exerçant une activité à plein temps ou sans activité lucrative. Elle vise un état de fait précis et se fonde sur des critères objectifs liés à la notion de risque assuré, à la base de l’assurance-invalidité. Ainsi, le choix d’appliquer cette méthode d’évaluation de l’invalidité ne se détermine aucunement d’après des critères liés spécifiquement au sexe de l’assuré ou qui seraient incompatibles avec l’interdiction constitutionnelle de la discrimination, mais d’après le statut du bénéficiaire éventuel de la rente (...). La méthode mixte d’évaluation de l’invalidité ne viole par conséquent pas l’article 8 Cst. 3 Pour le surplus, on relèvera qu’il n’y a pas lieu de se demander si l’application de la méthode mixte d’évaluation viole le principe de non-discrimination prévu à l’article 14 CEDH - dont les garanties n’ont d’ailleurs pas de portée indépendante par rapport à l’article 8 Cst. (...) - en lien avec une autre garantie conventionnelle. Au regard de sa jurisprudence, la Cour européenne des droits de l’homme considère que le droit à une prestation sociale - dans la mesure où elle est prévue par la législation applicable - est un droit patrimonial au sens de l’article 1 du Protocole no 1 CEDH du 20 mars 1952 (arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme Gaygusuz contre Autriche du 16 septembre 1996, Recueil CourEDH 1996-IV p. 1129 § 41). La Suisse n’ayant pas ratifié ce protocole, l’application de l’article 14 CEDH ne peut pas entrer en ligne de compte dans le cas d’espèce. » Le Tribunal fédéral a conclu : « 7.2 Sur le vu des considérations développées ci-dessus, il n’y a pas lieu de s’écarter du jugement entrepris, dès lors qu’il applique correctement la jurisprudence susmentionnée. Ainsi qu’on l’a vu, cette solution ne satisfait pas une partie de la doctrine. Force est toutefois de constater qu’elle est la conséquence de la dualité méthodologique voulue à l’origine par le législateur. Le point de savoir si un tel choix est encore opportun à la lumière de l’évolution sociologique de la société ne peut pas être tranché par le Tribunal fédéral. Au risque peut-être de se répéter, il appartient au législateur fédéral de proposer une solution qui, à ses yeux, tiendrait mieux compte de la situation des travailleurs à temps partiel (...). » b) Les réflexions au sein du Parlement et Gouvernement fédéraux Par la voie d’un postulat (postulat Jans Beat) déposé le 28 septembre 2012, le Conseil national (parlement fédéral) a chargé le Conseil fédéral (gouvernement) : « (...) d’établir un rapport sur les désavantages liés à l’assurance-invalidité dont sont victimes les travailleurs à temps partiel. Il y analysera la cause et l’étendue du problème, si possible en fonction des sexes. Il y proposera aussi des ébauches de solutions en indiquant leurs incidences financières. » Le Conseil fédéral a répondu à ce postulat par un rapport détaillé du 1er juillet 2015, intitulé « Assurances-invalidité : évalution du taux d’invalidité des personnes travaillant à temps partiel, Rapport du Conseil fédéral en réponse au postulat de Jans Beat (12.3960 « Assuranceinvalidité. Les travailleurs à temps partiel sont désavantagés ») du 28 septembre 2012 »). Quant à l’application de la méthode mixte, il a confirmé que celleci est appliquée dans la grande majorité aux femmes (références omises) : « 3. Fréquence et répartition des méthodes d’évaluation (...) En comparaison, la méthode mixte présentait une répartition nettement plus inégale: sur un total de 16 400 rentes calculées en décembre 2013 au moyen de cette méthode, la majeure partie, soit 16 000 cas (ou 98 %), étaient des femmes, alors que le nombre d’hommes faisant l’objet d’une évaluation selon cette méthode s’élevait à 400 seulement (ou 2 %). (...) Le Conseil fédéral a également mis en exergue les critiques majeures formulées vis-à-vis de la méthode mixte : Critique de la méthode mixte 1 Points critiqués La méthode mixte est l’objet de trois critiques principales. Il lui est reproché : de tenir compte à deux reprises du fait que l’activité est exercée à temps partiel : une fois lors de la détermination du revenu sans invalidité et une fois dans le cadre de la pondération proportionnelle des deux domaines ; de ne pas tenir suffisamment compte des interactions entre les entraves à l’exercice d’une activité lucrative et celles qui affectent l’accomplissement des travaux habituels ; de concerner avant tout les femmes et de constituer, de ce fait, une discrimination indirecte. (...) Quant à la question de savoir si la méthode mixte est discriminatoire, le Conseil fédéral a observé ce qui suit : 4 La méthode est-elle source de discrimination ? Ce sont souvent les femmes qui réduisent leur taux d’occupation pour prendre soin des enfants et du ménage. C’est donc à elles que la méthode mixte est plus particulièrement appliquée. Or, puisque cette méthode d’évaluation de l’invalidité peut aboutir à des taux d’invalidité plus faibles, il lui est reproché de pénaliser les femmes en entravant leur accès aux prestations de l’AI. Les femmes seraient ainsi empêchées de choisir librement le modèle familial qu’elles souhaitent. La méthode mixte serait par conséquent contraire aux art. 8 (égalité) et 13, al. 1 (respect de la vie privée et familiale), de la Constitution. La CEDH contient elle aussi des dispositions qui garantissent le respect de la vie familiale (art. 8, par. 1) et interdisent toute discrimination, notamment contre les femmes (art. 14). Certaines critiques affirment que la méthode mixte violerait également ces dispositions. Dans la mesure où la méthode mixte n’est pas expressément dirigée contre les femmes, mais que son application pénalise de fait principalement des femmes, il faudrait parler de discrimination indirecte. 4.1 Respect de la vie privée et familiale Le droit au respect de la vie privée et familiale au sens de l’art. 13, al. 1, Cst., dont la portée est comparable à celle de l’art. 8, par. 1, CEDH, garantit à l’individu un espace de liberté dans lequel il peut se développer et se réaliser, en disposant librement de sa personne et de son mode de vie. La méthode mixte d’évaluation de l’invalidité n’empêche nullement les individus de mener leur vie comme ils l’entendent et de choisir librement leur modèle familial. L’ordre juridique suisse ne pose aucun obstacle à l’exercice d’une activité à temps partiel. Les prestations de l’AI sont définies en fonction de la situation professionnelle de chacun et il revient à l’assuré d’en tenir compte lorsqu’il décide du temps qu’il entend consacrer à l’exercice d’une activité lucrative. La méthode mixte d’évaluation de l’invalidité n’est donc pas contraire à l’art. 13, al. 1, Cst. 4.2 Egalité Il y a violation du principe d’égalité de traitement au sens de l’art. 8, al. 1, Cst. lorsque ce qui est semblable n’est pas traité de manière identique ou lorsque ce qui est dissemblable ne l’est pas de manière différente. Une égalité ou une différence de traitement doit ainsi reposer sur une cause objective. Les manquements au principe d’égalité de traitement constituent également une violation de l’interdiction de toute discrimination lorsqu’une personne est traitée différemment en raison de son origine, de sa race, de son sexe ou de toute autre raison énumérée à l’art. 8, al. 2, Cst. et qu’elle en vient ainsi à souffrir d’exclusion ou de dépréciation. Si le principe de non-discrimination n’interdit pas toute distinction fondée sur l’une de ces raisons, il requiert néanmoins qu’un traitement moins favorable doit faire l’objet d’une justification particulière et respecter le principe de proportionnalité. Près de 60 % des femmes qui exercent une activité lucrative le font à temps partiel, alors que cette proportion n’est que de 15 % pour les hommes. Si le travail à temps partiel est aujourd’hui une caractéristique centrale de la situation professionnelle des femmes, cette réalité s’explique par des causes sociétales et non par des raisons d’ordre juridique. Des différences de qualifications et de salaires jouent aussi un rôle dans ce déséquilibre, de même que le fait que le travail à temps partiel est particulièrement répandu dans le secteur des services, par exemple dans la vente ou les soins à la personne, où les femmes sont beaucoup plus nombreuses que les hommes. L’invalidité doit être évaluée de la même façon pour toute personne qui exerce une activité à temps partiel, qu’il s’agisse d’une femme ou d’un homme. Lorsque leur situation professionnelle et leur état de santé sont identiques, un homme et une femme jouissent du même statut et leur cas doit être évalué de la même façon dans l’AI. Ils bénéficient des mêmes prestations de l’assurance s’ils remplissent de manière identique les conditions posées à l’octroi de ces prestations. Ainsi, bien que la méthode mixte soit de fait principalement appliquée à des femmes, cette différence ne constitue pas en soi une discrimination directe fondée sur le sexe. Cependant, l’art. 8, al. 3, Cst. interdit la discrimination non seulement directe, mais aussi indirecte. Une discrimination est dite indirecte lorsqu’une réglementation, bien que neutre en tant que telle, affecte et pénalise de fait plus particulièrement un groupe de destinataires défini sur la base d’une caractéristique non autorisée, par exemple le sexe. L’absence de différenciation entre les sexes doit alors être justifiée par des raisons valables et sérieuses. En l’occurrence, il n’est pas contesté d’une part que la méthode mixte peut conduire à des taux d’invalidité plus bas. D’autre part, il est établi que cette méthode est appliquée dans 98 % des cas à des femmes. La question d’une discrimination indirecte peut donc être posée et elle l’est de fait dans la littérature spécialisée. Dans l’arrêt ATF 137 V 334 cité par le postulat, le Tribunal fédéral relativise la critique de la doctrine. Il confirme sa jurisprudence constante et soutient expressément que l’utilisation de la méthode mixte n’est pas contraire à l’art. 8 Cst. Le Tribunal fédéral ne se prononce pas explicitement sur l’existence d’une discrimination indirecte. Une affaire critiquant cette jurisprudence (sur la base des art. 8, 14 combiné avec 8 et 14 combiné avec 6 CEDH) est actuellement pendante devant la Cour européenne des droits de l’homme, qui n’a pas encore rendu son arrêt. L’interdiction de la discrimination à l’art. 14 CEDH n’a qu’un caractère accessoire et ne peut donc être invoquée qu’en relation avec des droits et libertés garantis dans la CEDH ou dans ses protocoles additionnels. Dans les cas où la Cour a jusqu’à présent examiné le refus de prestations déterminées de l’assurance sociale à la lumière des droits garantis par la Convention, elle s’est fondée sur le 1er Protocole additionnel à la Convention, lequel n’a pas été ratifié par la Suisse. Le gouvernement suisse, dans le cadre de ses observations adressées à la Cour européenne, a conclu en premier lieu, que les griefs de la requérante ne tombent pas dans le champ d’application de l’art. 8 CEDH et que, par conséquent, l’art. 14 CEDH, en relation avec l’art. 8 CEDH, ne s’applique pas. Sur le fond, il a soutenu la position exprimée par le Tribunal fédéral et conclu que l’évaluation de l’invalidité dans le cadre de l’assurance-invalidité reflète finalement de manière générale les réalités sociales en Suisse. La position toujours défendue par la Suisse peut être résumée ainsi : la méthode mixte vise à garantir que le taux d’invalidité d’une personne soit déterminé de la meilleure façon possible et corresponde précisément à la situation concrète. Son utilisation doit permettre d’appréhender correctement la situation propre à chaque individu. La surreprésentation des femmes lors de l’application de la méthode mixte est imputable à la persistance d’une répartition traditionnelle des rôles au sein de la famille. En ce qui concerne le grief relatif à une violation de l’art. 14 CEDH en relation avec l’art. 6 CEDH, en matière d’administration des preuves, le Conseil fédéral a précisé qu’outre le fait qu’une telle question relève manifestement du droit interne, la procédure appliquée pour déterminer le statut de la personne assurée et l’administration des preuves pour ce faire étant la même pour les hommes et les femmes, il n’y a pas de discrimination en l’espèce. Il reste à voir comment la Cour européenne des droits de l’homme traitera ces questions. Dans le cas où la Cour constate une violation de l’interdiction de la discrimination, les méthodes de l’évaluation du taux d’invalidité devront être revues. Quelle que soit l’issue de la procédure, les offices AI doivent être encore plus sensibilisés à la nécessité de déterminer avec précision de quelle façon l’assuré, avant la survenance de l’atteinte à sa santé, utilisait son temps à côté de son travail à temps partiel. Il faudrait néanmoins examiner si le fait d’attribuer une valeur économique aux travaux ménagers permet de garantir le principe de l’égalité de traitement et la nondiscrimination. Une partie de la doctrine défend cette conception : puisque l’accomplissement des travaux habituels a lui aussi une valeur monétaire, il faudrait lui en attribuer une lors de l’évaluation de l’invalidité. (...) Enfin, le Conseil fédéral a tiré certaines conclusions par rapport à la méthode mixte : Conclusions Le rapport met en évidence certaines failles dans l’évaluation du taux d’invalidité des personnes travaillant à temps partiel. Il montre les raisons pour lesquelles l’utilisation de la méthode mixte peut conduire à des taux d’invalidité moins élevés. Ensuite, il examine différentes pistes alternatives susceptibles d’améliorer la situation. (...) Le Conseil fédéral attache beaucoup d’importance à une meilleure conciliation entre activité professionnelle et vie familiale, objectif qui implique que l’exercice d’une activité à temps partiel n’engendre pas de conséquences négatives pour le droit aux prestations des assurances sociales. (...) Compte tenu de l’importance croissante du travail à temps partiel, une possibilité d’optimisation de la méthode mixte qui ne nécessiterait pas de modification de la loi a été relevée. Pour procéder à une évaluation correcte et sérieuse de l’incapacité de gain, le médecin doit connaître l’ensemble des activités réalisées par l’assuré. Cette optimisation peut se faire à l’échelle réglementaire : une précision peut être apportée à l’art. 27bis RAI afin que les interactions entre les travaux habituels et l’activité lucrative soient prises en compte lors de l’application de la méthode mixte. La remise d’un questionnaire uniforme aux médecins permettrait de garantir la mise en oeuvre de cette règle. Cette mesure peut fortement faciliter la mise en oeuvre de l’AI à l’avenir. » Les statistiques concernant la méthode mixte présentées par les parties Selon les données fournies par le Gouvernement, la méthode mixte a durant l’année 2009 été appliquée dans 4 168 cas, c’est-à-dire dans environ 7,5 % de toutes les décisions en matière d’invalidité. Sur un total de ces 4 168 cas, 4 045 (soit 97 %) concernaient des femmes et 123 (soit 3 %) concernaient des hommes. De l’avis du Gouvernement, le fait que les femmes soient surreprésentées dans l’application de la méthode mixte d’évaluation de l’invalidité est dû au fait qu’en Suisse prévaut encore une répartition traditionnelle des rôles entre époux. Dans le même sens, le Gouvernement se réfère également aux données de l’Office fédéral des statistiques selon lesquelles, en 2009, sur l’ensemble des femmes professionnellement actives, la part de celles exerçant une activité professionnelle à temps partiel (moins de 90 % d’un temps plein), était de 57,2 %, alors que la part des hommes exerçant une activité à temps partiel était de 12,9 % de l’ensemble des hommes professionnellement actifs. Il en tire la conclusion que l’évaluation de l’invalidité dans le cadre de l’assurance-invalidité ne fait que refléter de manière générale les réalités sociales en Suisse. Pour la méthode d’évaluation mixte, le calcul a conduit dans environ la moitié des cas à un taux d’invalidité d’au moins 65 %. Pour les deux autres méthodes, il a débouché dans la moitié des cas sur un degré d’invalidité d’environ 80 %. La disparité entre les méthodes s’accentue pour le degré d’invalidité de 100 % : celui-ci est obtenu dans presque 40 % des cas évalués selon la méthode de la « comparaison des revenus », tandis qu’en application de la méthode mixte un tel résultat n’est obtenu que dans 5 % des cas. Hormis pour le degré d’invalidité de 100 %, très difficilement atteignable selon la méthode d’évaluation mixte, le Gouvernement estime au vu de ces chiffres que la répartition des degrés d’invalidité obtenue par application de l’une ou l’autre des méthodes est assez proche. La requérante exprime un doute quant à l’affirmation du Gouvernement selon laquelle la méthode d’évaluation mixte n’aurait été appliquée que dans 7,5 % des affaires : le nombre de rentes refusées n’étant pas précisé, il est selon elle impossible de déterminer, pour chaque méthode d’évaluation de l’invalidité et pour chaque sexe, le pourcentage de décisions positives ou négatives par rapport à l’ensemble des demandes de rentes examinées. Elle ajoute également que, bien que lacunaires, les statistiques fournies par le Gouvernement montrent tout de même clairement que l’application de la méthode dite « mixte » d’évaluation de l’invalidité conduit à des rentes nettement plus basses. De surcroît, explique-t-elle, comme l’application de cette méthode réduit de manière générale le degré d’invalidité – qui peut ainsi plus facilement tomber en dessous du minimum de 40 % requis –, la proportion de refus de toute rente lors de l’application de cette méthode augmente en conséquence de façon similaire.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés respectivement en 1954, 1976 et 1971 et résident à Lecco. Le premier requérant est le directeur d’un journal en ligne local dans la province de Lecco. Les deux autres requérants sont des journalistes travaillant pour ce journal. Dans l’exercice de leur activité, les requérants utilisaient des appareils radiophoniques accédant à des fréquences utilisées par la police ou la gendarmerie. Ainsi, ils prenaient connaissance des communications transmises, dans le but de se rendre rapidement sur les lieux des faits qu’ils souhaitaient relater dans des articles de presse. Le 1er août 2002, les requérants écoutèrent une conversation au cours de laquelle le centre opérationnel de la gendarmerie de Merate décidait d’envoyer une patrouille sur un lieu où, selon des informations anonymes, des armes avaient été stockées illégalement. La gendarmerie se rendit donc sur le lieu incriminé et, dans l’immédiat, le deuxième et troisième requérants arrivèrent sur place. Munis d’un décret de perquisition, les gendarmes fouillèrent la voiture des requérants trouvant deux appareils émetteurs-récepteurs à modulation de fréquences capables d’intercepter les radiocommunications des forces de l’ordre. Les gendarmes se rendirent ensuite auprès du bureau de rédaction des requérants et saisirent deux appareils récepteurs fixes, calés sur les radiofréquences de la gendarmerie. Dans la mémoire de ces appareils, d’autres fréquences de centres opératifs des forces de police étaient enregistrées. A. La procédure pénale entamée à l’encontre des requérants en première instance Une procédure pénale fut ouverte à l’encontre du premier et deuxième requérants pour installation illégale d’appareils visant l’interception de communications entre les centres opératifs des forces de l’ordre et les patrouilles (articles 617, 617 bis et 623 bis du code pénal). Le troisième requérant fut incriminé pour avoir acquis les communications mentionnées ci-dessus (articles 617 et 623 bis du code pénal). Le 9 novembre 2004, le tribunal de Lecco acquitta les requérants. Il estima que les articles du code pénal en cause devaient être interprétés à la lumière de l’article 15 de la Constitution, protégeant uniquement les communications ayant caractère confidentiel. Le tribunal observa que l’outil-radio utilisé par les forces de l’ordre n’était pas de nature à pouvoir assurer la confidentialité des informations transmises. Ainsi, l’interception des communications en cause ne constituait pas une infraction. De plus, la possession et l’utilisation d’appareils radiorécepteurs n’étaient pas interdites en tant que telles. B. La procédure en appel Le procureur général de Milan et le procureur de Lecco interjetèrent appel. Ils estimèrent que l’interprétation fournie par le tribunal de Lecco n’était pas conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation en la matière (ils citèrent notamment l’arrêt no 12655 du 23 janvier 2001) et que le caractère confidentiel des communications en cause était évident, compte tenu des objectifs de protection de la sécurité et l’ordre publics. En outre, ces communications concernaient des premières investigations après la commission d’une infraction. Dès lors, elles tombaient sous le coup d’une obligation de confidentialité en application de l’article 329 du code de procédure pénale. De plus, le caractère confidentiel susmentionné ressortait aussi de ce que les gendarmes utilisaient un langage codé pour les communications concernant les lieux et le type d’intervention, visant manifestement à exclure des tierces personnes de la connaissance des informations échangées. Par ailleurs, les fréquences radiophoniques en cause étaient assignées exclusivement aux centres opérationnels par le ministère de la Défense. En outre, afin d’écouter lesdites conversations, les requérants avaient dû acheter un équipement radio spécifique, celui ordinaire ne pouvant pas servir à ce but. De l’autre côté, le fait que ces instruments pouvaient être librement acquis sur le marché ne justifiait pas leur utilisation à des fins d’écoutes de conversations des forces de l’ordre. De plus, en application du décret du président de la République no 447 de 2001, en vigueur à l’époque des faits, ces instruments étaient normalement achetés par des radioamateurs mais ne pouvaient pas être utilisés pour intercepter des radiofréquences de la police. Enfin, le décret du ministère des Communications du 11 février 2003 avait interdit expressément les radioamateurs d’intercepter des communications qu’ils n’avaient pas le droit de recevoir. C. L’arrêt de la cour d’appel de Milan Par un arrêt du 15 mai 2007, la cour d’appel de Milan condamna le premier et deuxième requérants à une peine de un an et trois mois de réclusion. Le troisième requérant fut condamné à six mois de réclusion. La cour d’appel accorda aux requérants la suspension de la peine. La cour observa que l’article 623 bis du code pénal, tel que modifié par la loi no 547 du 23 novembre 1993, avait élargi la responsabilité pénale à toute transmission de données à distance, y compris donc, l’écoute des conversations entre les centres opérationnels et les patrouilles des forces de l’ordre. Le caractère confidentiel de ces communications était d’ailleurs évident. Réitérant l’ensemble des considérations des procureurs de Milan et de Lecco, notamment en ce qui concerne les objectifs de protection de la sécurité et l’ordre publics, la cour d’appel estima que l’article 329 du code de procédure pénale était aussi en cause en l’espèce. D. La procédure devant la Cour de cassation Les requérants se pourvurent en cassation. Ils soutinrent que les communications en objet étaient transmises sur des fréquences en clair et ne pouvaient donc pas être considérées comme étant confidentielles. De plus, ils avaient agi dans leur travail de journalistes, ainsi, leurs actions étaient justifiées au sens de l’article 51 du code pénal et de la liberté de presse. Par un arrêt du 28 octobre 2008, la Cour de cassation débouta les requérants confirmant la position de la cour d’appel pour ce qui était du caractère confidentiel des communications en cause et réitérant que cette interprétation était conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation dans des cas similaires, notamment, les arrêts no 25488 du 6 mai 2004 et no 5299 du 15 janvier 2008. Pour ce qui était de l’argument des requérants tiré de la liberté de presse, la Cour indiqua que le droit d’informer invoqué par ceux-ci aurait pu primer sur les intérêts publics protégés par la loi pénale dans un cas éventuel de diffamation. Toutefois, ce droit ne pouvait pas prévaloir dans un cas d’interception illégale des communications des forces de l’ordre. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. Les articles pertinents de la Constitution Article 15 « La liberté et le secret de la correspondance et de toute autre forme de communication sont inviolables. Leur limitation ne peut se produire que par un acte motivé de l’autorité judiciaire et avec les garanties établies par la loi. » Article 21 « Tout individu a le droit de manifester librement sa pensée par la parole, par l’écrit et par tout autre moyen de diffusion. La presse ne peut être soumise à des autorisations ou à des censures. Il ne peut être procédé à une saisie que par un acte motivé de l’autorité judiciaire en cas de délits ou de crimes, pour lesquels la loi sur la presse l’autorise expressément, ou en cas de violation des règles que la loi elle-même prescrit pour l’indication des responsables. Dans ces cas, lorsque l’urgence est absolue et que l’intervention de l’autorité judiciaire ne peut avoir lieu en temps utile, la saisie de la presse périodique peut être effectuée par des officiers de police judiciaire, qui doivent immédiatement, et au plus tard dans les vingt-quatre heures, en avertir l’autorité judiciaire. Si celle-ci ne confirme pas la saisie dans les vingt-quatre heures qui suivent, la saisie est considérée comme révoquée et privée de tout effet. La loi peut établir, par des règles de caractère général, que les moyens de financement de la presse périodique soient rendus publics. Sont interdits les imprimés, les spectacles et toutes les autres manifestations contraires aux bonnes mœurs. La loi fixe les mesures aptes à prévenir et à réprimer les violations. » B. Les articles pertinents du code pénal Article 51 § 1 : Exercice d’un droit ou accomplissement d’une obligation « L’exercice d’un droit ou l’accomplissement d’une obligation imposée par une mesure juridique ou par un ordre légitime de l’autorité publique ne sont pas punissables (...). » Article 253 : Saisie « Par une décision motivée, l’autorité judiciaire peut ordonner la saisie du corps du délit (...). » Article 617 : Prise de connaissance, interruption ou empêchement illicites de communication ou conversations télégraphiques ou téléphoniques « La personne prenant connaissance de manière frauduleuse d’une communication ou d’une conversation, téléphonique ou télégraphique, entre autres personnes ou, en tout cas, qui ne lui est pas adressée, ou bien l’interrompt ou l’empêche est punie par une peine allant de six mois à quatre ans de réclusion. Faite exception pour l’applicabilité d’une peine plus grave, la peine mentionnée ci-dessus est applicable aussi à la personne qui révèle, par tout moyen d’information, au public, intégralement ou partiellement, le contenu de communications ou conversations dont il est fait mention à l’alinéa 1 de cet article. (...) » Article 617 bis : Installation d’appareils pouvant intercepter ou empêcher des communications ou conversations téléphoniques ou télégraphiques « La personne qui, en dehors des cas prévus par la loi, installe des appareils, instruments, parties d’appareils ou d’instruments dans le but d’intercepter ou empêcher des communications ou conversations téléphoniques ou télégraphiques entre d’autres personnes est punie par une peine allant de un à quatre ans de réclusion (...). » Article 623 bis : Autres communications ou conversations (tel que modifié par la loi no 547 du 23 novembre 1993) « Les dispositions contenues dans la présente section, relativement aux communications et conversations télégraphiques, téléphoniques, informatiques ou télématiques s’appliquent à n’importe quelle autre transmission à distance de sons, images ou d’autres données » Article 684 : Publication arbitraire d’actes tenant à une procédure pénale « La personne qui publie, intégralement ou en partie (...) des actes ou des documents tenant à une procédure pénale, dont la publication est interdite par la loi, est punie par l’arrêt jusqu’à trente jours ou par une amende allant de cinquante et un à deux cent cinquante-huit euros. » C. Les articles pertinents du code de procédure pénale Article 247 : Cas et formes de perquisition « Lorsqu’il y a motif de penser que (...) le corps du délit se trouve dans un lieu donné, la perquisition de ce lieu peut être ordonnée. (...) » Article 329 : Obligation de confidentialité « Les actes du procureur de la République et de la police judiciaire tenant aux investigations sont confidentiels jusqu’au moment où l’inculpé n’en ait pas connaissance et en tout cas, pas au-delà de la fin des investigations préliminaires (...) » D. Le décret du Président de la République no 447 de 2001 en matière d’autorisations et permis concernant les services de télécommunication de la part de radioamateurs (en vigueur à l’époque des faits) Ce décret prévoit dans ces parties pertinentes que, afin d’obtenir l’autorisation à installer et utiliser des instruments en vue d’exercer l’activité de radioamateur, il est nécessaire de passer un permis (articles 33 et 34). De plus, l’écoute est libre uniquement sur la gamme de fréquences assignées au service de radioamateur (article 43). L’utilisation des appareils radioélectriques (uniquement récepteurs) pour lesquels l’assignation des fréquences n’est pas prévue est libre (article 6 § 2 b). E. L’article 12 § 8 du décret du ministère des Communications du 11 février 2003 (pas en vigueur à l’époque des faits) « Il est interdit aux radioamateurs d’intercepter des communications pour la réception desquelles ils n’ont pas de droits ; il est en tout cas interdit de porter à la connaissance de tiers le contenu et l’existence de messages interceptés et involontairement captés. » F. La jurisprudence de la Cour de cassation en la matière 1) L’arrêt no 12655 du 23 janvier 2001 Dans cet arrêt, concernant l’utilisation d’appareils d’enregistrement visant à intercepter les conversations téléphoniques de la partenaire de l’inculpé, la Cour de cassation a entériné la condamnation de celui-ci à huit mois de réclusion. 2) L’arrêt no 25488 du 6 mai 2004 Dans cet arrêt, la Cour de cassation a confirmé les jugements de première et deuxième instance concluant à la responsabilité pénale de l’inculpé pour avoir utilisé des appareils radiophoniques afin d’intercepter les communications entre membres de la police. La Cour de cassation a conclu que ces agissements constituaient une infraction au sens de l’article 617 bis du code pénal. Elle a relevé que, à la suite de la modification apportée par la loi no 547 du 23 novembre 1993 au texte de l’article 623 bis du code pénal, l’article 617 bis du code pénal était applicable non seulement en cas d’installation d’appareils visant à intercepter « des communications télégraphiques ou téléphoniques » (tel qu’il était prévu par l’ancienne formulation du texte, impliquant « une connexion sur fil ou sur des ondes guidées »), mais s’étendait à « toute transmission à distance de sons, images ou d’autres donnés ». 3) L’arrêt no 5299 du 15 janvier 2008 Dans cet arrêt, la Cour de cassation, décidant sur des faits similaires à ceux faisant l’objet de l’arrêt no 25488/2004, parvint aux mêmes conclusions que dans cette dernière affaire. Elle observa en outre que, avant l’entrée en vigueur de la loi no 547 du 23 novembre 1993, la jurisprudence était orientée à conclure que l’interception des radiocommunications entre les centres opérationnels et les patrouilles de la police effectuées à travers des ondes électriques propagées dans l’espace dans un sens omnidirectionnel, ne pouvait pas faire l’objet de l’application de l’article 617 bis du code pénal. En effet, l’article 623 bis du code pénal, limitait le champ d’application de cette dernière disposition aux « connexions sur fil ou sur des ondes guidées », dont les ondes-radio ne faisaient pas partie. Toutefois, à la suite des modifications apportées par la loi no 547 du 23 novembre 1993, l’article 617 bis pouvait être appliqué aux faits incriminés.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est un ressortissant moldave appartenant à la minorité ethnique allemande. Il est né en 1978 et a vécu à Tiraspol jusqu’en 2010. Depuis 2011, il réside en Suisse, où il a demandé l’asile. Le gouvernement moldave a indiqué que, malgré tous ses efforts, il lui avait été impossible de vérifier la majeure partie des faits de l’espèce en raison du manque de coopération des autorités de la « République moldave de Transnistrie » (« RMT »), autoproclamée comme telle. Il s’est donc fondé de manière générale sur les faits tels qu’exposés par le requérant. Le gouvernement russe n’a pas formulé d’observations sur les circonstances de l’espèce. Les faits de la cause, tels qu’exposés par le requérant et tels qu’ils peuvent être établis à partir des documents versés au dossier, peuvent se résumer comme suit. Le contexte de l’affaire, notamment le conflit armé qui s’est déroulé en Transnistrie en 1991-1992, ainsi que les événements ultérieurs, est décrit dans les arrêts Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie ([GC], no 48787/99, §§ 28-185, CEDH 2004-VII) et Catan et autres c. République de Moldova et Russie ([GC], nos 43370/04 et 2 autres, §§ 8-42, CEDH 2012). A. L’arrestation, la détention et la libération du requérant Soupçonné d’avoir escroqué la société pour laquelle il travaillait, ainsi qu’une autre société appartenant au même groupe, le requérant fut mis en détention le 24 novembre 2008. Les sociétés concernées chiffrèrent tout d’abord le dommage qu’elles estimaient avoir subi à 40 000 dollars américains (USD), avant de le réévaluer à 85 000 USD. Le requérant fut incité à avouer avoir commis une infraction, ce qu’il nie. Il signa plusieurs aveux, selon lui sous la pression de menaces dirigées contre lui et ses proches. Il déclare avoir été tout d’abord détenu par des agents de sécurité de son entreprise, qui l’auraient menacé afin de le pousser à avouer, avant d’être remis aux autorités d’enquête. Le 26 novembre 2008, le « tribunal du peuple de Tiraspol » plaça le requérant en détention provisoire pour une durée indéterminée. Le 5 décembre 2008, la « Cour suprême de la RMT », saisie d’un recours soumis par l’avocat du requérant, le rejeta pour défaut de fondement. Ni le requérant ni son avocat n’étaient présents à l’audience. Le 20 mars 2009, le « tribunal du peuple de Tiraspol » prorogea la détention du requérant pour une durée maximale de cinq mois à compter de la date de son arrestation. Le 21 mai 2009, le « tribunal du peuple de Tiraspol » prorogea la détention du requérant pour une durée maximale de huit mois à compter de la date de son arrestation. La « Cour suprême de la RMT » confirma cette décision le 29 mai 2009. Ni le requérant ni son avocat n’étaient présents à l’audience. Le 22 juillet 2009, le « tribunal du peuple de Tiraspol » prorogea la détention du requérant jusqu’au 24 septembre 2009. Le 22 septembre 2009, le « tribunal du peuple de Tiraspol » prorogea la détention du requérant jusqu’au 24 novembre 2009. La « Cour suprême de la RMT » confirma cette décision le 2 octobre 2009. L’avocat du requérant était présent à l’audience. Le 4 novembre 2009, l’affaire pénale du requérant fut transmise à la juridiction de jugement. Le 21 avril 2010, la détention du requérant fut de nouveau prorogée jusqu’au 4 août 2010. Le 1er juillet 2010, le « tribunal du peuple de Tiraspol » reconnut le requérant coupable, envers deux sociétés, d’escroquerie, infraction réprimée par l’article 158-1 du « code pénal de la RMT », et le condamna à une peine de sept ans d’emprisonnement assortie d’un sursis de cinq ans. Il ordonna la confiscation des sommes placées sur le compte bancaire de l’intéressé et sur celui de son amie, ainsi que de son véhicule personnel, ce qui représentait un montant total d’environ 16 000 USD, et enjoignit à l’intéressé de verser aux deux sociétés une somme d’environ 26 400 USD. Il ordonna également la libération de l’intéressé sous réserve que celui-ci s’engageât à ne pas quitter la ville. Cette décision ne fit l’objet d’aucun recours. Aux dires du requérant, pour payer une partie des dommages-intérêts, ses parents vendirent son appartement et versèrent 40 000 USD aux deux sociétés. Peu après le 1er juillet 2010, le requérant partit se faire soigner à Chişinǎu, puis, en 2011, gagna la Suisse. Le 25 janvier 2013, le « tribunal du peuple de Tiraspol » modifia son jugement pour tenir compte d’amendements au « code pénal de la RMT » allégeant les sanctions prévues pour l’infraction dont le requérant avait été reconnu coupable. La peine infligée à celui-ci fut donc ramenée à six ans et six mois d’emprisonnement, toujours assortie d’un sursis de cinq ans. Par une décision définitive du 15 février 2013, ce même tribunal annula le sursis en raison du défaut de comparution du requérant devant les autorités de probation et ordonna que la peine d’emprisonnement fût intégralement purgée. À la suite d’une demande de l’avocat du requérant datant du 12 octobre 2012, la Cour suprême de justice de la République de Moldova annula le 22 janvier 2013 le jugement rendu le 1er juillet 2010 par le « tribunal du peuple de Tiraspol ». Renvoyant aux articles 114 et 115 de la Constitution et à l’article premier de la loi sur le statut des juges (paragraphes 6970 ci-dessous), la haute juridiction constata que les tribunaux mis en place sur le territoire de la « RMT » n’avaient pas été instaurés conformément à la législation moldave et n’avaient donc pas pu condamner légalement le requérant. Elle ordonna que les pièces versées au dossier pénal de l’affaire fussent transmises au parquet afin qu’il engageât des poursuites contre les personnes responsables de la mise en détention du requérant et déterminât si celui-ci avait porté atteinte aux droits d’autrui. Le 31 mai 2013, le parquet général de la République de Moldova informa l’avocat du requérant qu’il avait ouvert une enquête pénale concernant la privation illégale de liberté subie par l’intéressé et que, dans le cadre de cette enquête, « toutes les mesures et actions procédurales possibles [étaient] planifiées et mises en œuvre ». Il précisa que l’enquête était au point mort en raison de l’impossibilité d’entreprendre des démarches procédurales sur le territoire de la « RMT » autoproclamée. B. Les conditions de détention du requérant et le traitement médical suivi par lui L’état de santé du requérant, qui souffre depuis son enfance d’asthme bronchique, se détériora en prison, et l’intéressé fut victime de plusieurs crises d’asthme. Il fut transféré à plusieurs reprises d’un centre de détention provisoire à un autre (notamment celui du commissariat central de Tiraspol et celui de Slobozia, ainsi que la colonie no 3 à Tiraspol et le centre de détention provisoire de Hlinaia), aucun de ces établissements n’offrant selon l’intéressé des conditions adéquates de détention. Décrivant les conditions prévalant au commissariat central de Tiraspol, le requérant mentionne un degré élevé d’humidité, un système d’aération en panne, l’absence de lumière naturelle (le centre de détention étant situé au sous-sol du bâtiment et les fenêtres recouvertes de feuilles de métal percées de petits trous), ainsi que le surpeuplement (il aurait été détenu dans une cellule de 15 m² avec douze autres personnes). Il explique que lui-même et ses codétenus devaient dormir à tour de rôle sur une seule plateforme en bois de grande taille, sans literie. Il aurait été autorisé à se livrer à quinze minutes d’exercice physique par jour et aurait passé le reste de la journée dans sa cellule. Selon lui, de nombreux détenus fumaient dans la cellule, ce qui aurait contribué à provoquer ses crises d’asthme. Le requérant ajoute que l’atmosphère dans le camion tôlé dans lequel il était transporté jusqu’au bureau de l’enquêteur était suffocante, qu’il était placé dans une cellule dépourvue de toilettes pendant des heures (tandis qu’il attendait d’être interrogé par l’enquêteur), et qu’il avait alors eu de nombreuses crises d’asthme. D’après lui, les détenus ne pouvaient laver leur linge que dans les cellules, où les vêtements mouillés étaient suspendus pour sécher. Le requérant indique que la nourriture était insuffisante en quantité et immangeable, et que les cellules grouillaient de parasites. Selon lui, il n’y avait aucun produit d’hygiène, sauf ceux fournis par les proches des détenus. Le requérant déclare avoir été détenu pendant plusieurs mois dans une cellule où il faisait très chaud en été, ce qui lui aurait valu encore plus de crises d’asthme. Le requérant donne une description similaire de ses conditions de détention au centre de Slobozia, où il aurait manqué de tout produit d’hygiène, aurait été transporté dans un camion bondé et dénué de système d’aération et aurait entièrement dépendu de ses parents pour la fourniture de médicaments. Concernant la colonie no 3 de Tiraspol, il se plaint là encore de l’insuffisance des soins médicaux, du surpeuplement des cellules (où les détenus auraient été confinés toute la journée, sauf pendant l’heure quotidienne d’exercice physique) et du manque d’aération, alors que, selon lui, ses codétenus fumaient beaucoup. Il ajoute que la nourriture était immangeable, pleine de vers et d’aliments pourris. Il explique qu’en hiver le chauffage n’était allumé que quelques heures par jour et que, au commissariat de Tiraspol, les détenus étaient autorisés à prendre une douche par semaine (il précise que les détenus de sa cellule ne disposaient en tout que de vingt minutes pour se doucher à l’eau froide). Au centre de détention provisoire de Hlinaia, le requérant aurait de nouveau été placé dans une cellule surpeuplée et n’aurait bénéficié de pratiquement aucun soin médical. Pendant sa détention, le requérant se plaignit de son état de santé et sollicita une assistance médicale à de nombreuses reprises. Ses parents demandèrent de manière répétée que leur fils fût examiné par un spécialiste des poumons. Le 12 mars 2009, le requérant vit enfin un médecin et divers examens furent menés. Un diagnostic d’asthme bronchique instable fut établi et un traitement lui fut prescrit. En mai 2009, le requérant fut transféré au Centre d’aide médicale et de réadaptation sociale du « ministère de la Justice de la RMT » (« le Centre »). Les médecins du Centre confirmèrent le premier diagnostic et que l’intéressé souffrait de crises d’asthme fréquentes et d’une insuffisance respiratoire des deuxième et troisième degrés, et constatèrent que son état de santé continuait de s’aggraver. Le 7 mai 2009, le Centre informa les proches du requérant qu’il ne disposait ni d’un spécialiste des poumons ni de l’équipement de laboratoire requis pour dispenser un traitement approprié à l’intéressé. Les médecins ajoutèrent que celui-ci avait besoin d’être transféré dans le service de pneumologie de l’hôpital républicain, mais que ce transfert serait impossible à organiser, car l’hôpital n’avait pas assez de personnel pour assurer la surveillance du requérant pendant son séjour. En 2009, à une date non précisée, la mère du requérant demanda à ce que son fils fût transféré dans un hôpital spécialisé, au motif que l’asthme bronchique était l’une des pathologies énumérées par le « ministère de l’Intérieur de la RMT » comme appelant un transfert à l’hôpital. Le 1er juin 2009, le « ministère de l’Intérieur de la RMT » lui répondit que seuls les détenus condamnés pouvaient être transférés dans un hôpital pour ces motifs. Le 21 septembre 2009, le Centre informa les parents du requérant que leur fils y était toujours hospitalisé depuis son arrivée en mai 2009, mais que son état de santé continuait de se détériorer et que le traitement n’apportait aucune amélioration visible. Le 15 février 2010, une commission médicale composée de quatre médecins expérimentés de la « RMT » formula les constatations suivantes : « Malgré les soins réguliers, le dysfonctionnement respiratoire continue de s’aggraver et le traitement n’a aucun effet notable. On observe une aggravation constante, avec une augmentation de la fréquence des crises d’asthme et de la difficulté à les stopper. » Outre le diagnostic initial d’asthme bronchique et d’insuffisance respiratoire, la commission estima que le requérant souffrait d’une encéphalopathie post-traumatique du deuxième degré. Elle conclut que : « L’espérance de vie/le pronostic vital [du requérant] n’est pas favorable. Le maintien de l’intéressé en détention dans les conditions [prévalant dans les centres de détention provisoire] apparaît problématique en raison de l’absence [au Centre] d’équipements de laboratoire et de personnel soignant qualifié qui soit en mesure de dispenser le traitement requis et d’en vérifier les effets. » Malgré les conclusions de la commission, le requérant fut transféré le même jour au centre de détention provisoire de Hlinaia, lequel, selon les observations de l’intéressé non contestées par les gouvernements défendeurs, était moins bien équipé que le Centre. Le 16 février 2010, la mère du requérant fut autorisée à le voir. Le requérant lui décrivit ses conditions médiocres de détention (absence de système d’aération, tabagisme passif, surpeuplement) et l’informa qu’il avait déjà eu deux crises d’asthme ce jour-là. Le personnel pénitentiaire dit à la mère du requérant qu’elle devait apporter à son fils les médicaments nécessaires, car la prison n’en avait pas à lui fournir. Le 18 février 2010, la mère du requérant demanda au « président de la RMT » que son fils fût transféré en urgence dans un hôpital spécialisé et qu’il fût libéré afin de pouvoir recevoir les soins nécessités par son état. Le 20 février 2010, il lui fut répondu que sa plainte n’avait mis au jour aucune violation de la loi. Après le 18 février 2010, à une date non précisée, le requérant fut transféré à la prison no 1 de Tiraspol. Le 17 mars 2010, il fut de nouveau hospitalisé au Centre pour y être traité. Dans une lettre du 11 juin 2010 adressée à l’avocat du requérant, le directeur du Centre expliquait que, outre le diagnostic principal d’asthme, le requérant présentait également une insuffisance respiratoire terminale, les symptômes d’une blessure à la tête ayant entraîné des dommages cérébraux localisés, les premiers signes d’une hypertonie, une allergie pulmonaire qui rendait le traitement et la capacité de stopper ses crises d’asthme plus difficiles, une encéphalopathie post-traumatique, de l’hypertension artérielle, une toxoplasmose, une lambliase (infection par un parasite), une gastroduodénite chronique, une pancréatite, et une pyélonéphrite, en conséquence de quoi le pronostic des médecins était plus défavorable qu’auparavant. Dans plusieurs réponses aux demandes des parents du requérant, les autorités de la « RMT » les informèrent que leur fils était régulièrement examiné par divers médecins. Après son transfert du Centre au centre de détention provisoire de Hlinaia le 15 février 2010, l’état de santé du requérant s’était détérioré et, le 17 mars 2010, l’intéressé avait été hospitalisé d’urgence au Centre pour y être traité. Le requérant indique que son état de santé s’est amélioré grâce au traitement dont il a bénéficié à Chişinǎu après sa libération. Il ajoute que, cependant, de crainte d’être de nouveau appréhendé par les « milices de la RMT », il s’est enfui en Suisse où il a demandé l’asile (paragraphe 23 ci-dessus). C. Les rencontres du requérant avec ses parents et son pasteur De novembre 2008 à mai 2009, le requérant ne fut pas autorisé à voir ses parents, malgré ses demandes répétées (présentées par exemple le 5 mars et les 13, 16 et 30 avril 2009). La première visite autorisée se déroula six mois après son arrestation, le 4 mai 2009. Le 9 décembre 2009, un juge du « tribunal du peuple de Tiraspol » refusa d’autoriser une autre rencontre au motif que l’affaire était toujours en cours d’examen. Une autre demande de visite fut rejetée le 15 février 2010. Le 16 février 2010, le requérant et sa mère furent autorisés à se voir, mais ils durent s’entretenir en présence d’un gardien. Ils se virent interdire de parler leur langue (l’allemand) et durent s’exprimer en russe sous peine de voir le gardien interrompre la visite. En juin et septembre 2009, le pasteur norvégien Per Bergene Holm chercha à rendre visite au requérant, celui-ci ayant demandé à le voir, car il souhaitait bénéficier de certains services religieux, notamment « être entendu en confession et recevoir les sacrements ». Le pasteur ne fut pas autorisé à rendre visite au requérant, ce qu’il confirma ultérieurement dans une lettre à la Cour du 29 septembre 2010. Le 30 septembre 2009, un « conseiller du président de la RMT » reconnut qu’il n’y avait aucune raison d’interdire au pasteur de rencontrer le requérant et que pareil refus était incompatible avec « la Constitution et les lois de la RMT ». Le pasteur fut finalement autorisé à voir le requérant le 1er février 2010. Selon les observations du requérant, non contestées par les Gouvernements, un gardien demeura dans la pièce tout au long de l’entrevue. D. Les plaintes à diverses autorités Les parents du requérant adressèrent plusieurs plaintes aux autorités moldaves et à l’ambassade de Russie en Moldova concernant la situation de leur fils. Le 12 octobre 2009, le Centre des droits de l’homme de Moldova (le médiateur moldave) répondit qu’il n’avait aucun moyen de prendre en charge le cas du requérant. Le 3 novembre 2009, le parquet général de Moldova informa les parents du requérant qu’il n’était pas en mesure d’intervenir en raison de la situation politique qui régnait dans la région de Transnistrie depuis 1992. Il évoqua également les réserves de la Moldova quant à sa capacité à assurer le respect de la Convention dans les régions orientales du pays. Une plainte déposée à une date non précisée auprès de l’ambassade de Russie en Moldova fut transmise au « parquet de la RMT ». Celui-ci répondit le 1er février 2010 que l’affaire du requérant était pendante devant les « tribunaux de la RMT », qui étaient seuls compétents pour traiter toute plainte déposée après la transmission de l’affaire à la juridiction de jugement. Le 10 février 2010, l’ambassade de Russie transmit cette réponse à la mère du requérant. Le requérant adressa également une plainte à la commission de contrôle unifiée, une force de maintien de la paix trilatérale opérant dans une zone tampon démilitarisée située à la frontière entre la Moldova et la Transnistrie, dénommée « zone de sécurité » (voir, pour plus de détails, Ilaşcu et autres, précité, § 90). On ne sait pas s’il obtint ou non une réponse. Après la communication de la présente requête aux gouvernements défendeurs, le vice-premier ministre moldave envoya le 9 mars 2010 aux ambassadeurs russe, ukrainien et américain auprès de la Moldova, ainsi qu’au Conseil de l’Europe, à l’Union européenne et à l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), une lettre dans laquelle il leur demandait une assistance en vue d’assurer le respect des droits du requérant. Le 16 juillet 2010, le requérant demanda au parquet général moldave de l’intégrer, ainsi que ses parents, dans un programme de protection des témoins, au motif que les « milices de la RMT » l’avait recherché à son domicile à Tiraspol pendant qu’il se trouvait à l’hôpital à Chişinǎu. Le même jour, le requérant se vit accorder le statut officiel de victime. Toutefois, le 19 juillet 2010, le parquet de Bender refusa la demande de protection au motif qu’il n’avait pas été établi que l’intéressé était exposé à un risque quelconque pour sa vie ou sa santé. Le 6 août 2010, à la suite d’une plainte du requérant, le juge d’instruction du tribunal du district de Bender, en Moldova, annula la décision du 19 juillet 2010 au motif que le requérant avait été illégalement arrêté, condamné et privé de ses biens. Il ordonna au parquet de Bender d’intégrer le requérant et la famille de celui-ci dans un programme de protection de témoins. Les parties n’ont pas informé la Cour de la suite éventuelle des événements à cet égard. E. Informations concernant le soutien allégué de la Russie à la « RMT » Le requérant a soumis des reportages émanant de divers médias de la « RMT ». Selon un article publié le 13 avril 2007 par Regnum, l’une des principales agences de presse russes en ligne à l’époque des faits, l’ambassadeur russe auprès de la Moldova avait prononcé la veille à Tiraspol un discours dans lequel il avait déclaré que la Russie continuerait à soutenir la « RMT » et n’abandonnerait jamais ses intérêts dans cette région. Le diplomate aurait ajouté : « La Russie est présente depuis plus d’un siècle dans cette région. Nos ancêtres y sont enterrés. Une part majeure de notre histoire s’y est déroulée. » Le 20 avril 2007, cette même agence informa le public d’une décision du ministère russe des Finances de faire don à la « RMT » d’une somme de 50 millions USD sous forme d’aide non remboursable, ainsi que de lui consentir un prêt de 150 millions USD garanti par les biens de la « RMT ». Dans un article du 23 novembre 2006, l’agence Regnum rapporta une déclaration du « président de la RMT » indiquant que tous les « ministères de la RMT » travaillaient à une harmonisation de la législation de la « RMT » avec celle de la Russie et qu’une délégation de représentants des « ministères de la RMT » devait se rendre à Moscou dans les jours qui suivaient pour discuter de ce projet. Le gouvernement moldave indique que « le dernier et minime » retrait d’armements de la « RMT » vers la Russie eut lieu le 25 mars 2004, ajoutant que près de vingt mille tonnes de munitions et d’équipements militaires pourraient être encore stockés sur le territoire contrôlé par la « RMT ». D’après lui, des fonctionnaires russes et ukrainiens purent visiter le dépôt d’armes de Colbasna le 26 janvier 2011, alors que les fonctionnaires moldaves ne furent ni informés de cette visite ni invités à y participer. En février 2011, l’ambassadeur russe auprès de la Moldova indiqua notamment dans des allocutions publiques qu’à compter de 2003, à la suite du refus de la Moldova de signer un accord de règlement avec la « RMT » (le « mémorandum de Kosak »), la Russie n’avait plus été en mesure de retirer des armes de la « RMT » en raison de la résistance de celle-ci. Selon le gouvernement moldave, l’aéroport de Tiraspol, qui a été officiellement fermé par les autorités russes le 1er décembre 2005, continue de servir aux hélicoptères et avions militaires et civils de la « RMT ». Il s’y trouverait toujours des avions et hélicoptères militaires russes. Pendant la période 2004-2009, plus de quatre-vingt vols non autorisés par les autorités moldaves auraient été enregistrés au départ de cet aéroport, dont certains, semble-t-il, à destination de la Russie. Le gouvernement moldave assure que la « RMT » a reçu en 2011 une aide de la Russie s’élevant au total à 20,64 millions USD, soit du fait de la renonciation par celle-ci à des créances correspondant au gaz naturel utilisé en Transnistrie, soit sous la forme de prêts non remboursables. En 2010, la « RMT » aurait consommé du gaz naturel en provenance de Russie pour un montant de 505 millions USD. Elle aurait versé à la société russe Gazprom 20 millions USD, soit environ 4 % de la valeur du gaz consommé. Parallèlement, la population locale aurait versé aux autorités de la « RMT » pour le paiement du gaz un montant total d’environ 163 millions USD en 2010, somme qui demeurerait en grande partie à la disposition de la « RMT ». II. RAPPORTS D’ORGANISATIONS INTERGOUVERNEMENTALES ET NON GOUVERNEMENTALES A. Les Nations unies Les passages pertinents du rapport du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, Manfred Nowak, concernant sa visite en République de Moldova du 4 au 11 juillet 2008 (Conseil des droits de l’homme des Nations unies, 12 février 2009, documents officiels, A/HRC/10/44/Add.3), se lisent ainsi : [Traduction du greffe] « La région transnistrienne de la République de Moldova (...) Le Rapporteur spécial a également reçu des informations selon lesquelles des transferts de prisonniers sont effectués par la police dans la région transnistrienne de la République de Moldova. Les détenus sont entassés dans un wagon en métal pourvu d’une seule minuscule fenêtre. L’été, la chaleur dans le wagon devient insoutenable au bout de quelques minutes, mais les détenus doivent y rester pendant des heures. Différentes catégories de détenus sont regroupées pendant ces transports (adultes, mineurs, malades, y compris des personnes souffrant de tuberculose déclarée), ce qui expose les intéressés au risque d’être contaminés par des maladies. (...) Selon plusieurs de ses interlocuteurs, dont des détenus, des progrès ont été accomplis en ce qui concerne les conditions au sein du système pénitentiaire ; par exemple le chauffage fonctionne, la qualité de la nourriture s’est améliorée, le traitement des séropositifs en prison a débuté en septembre 2007. Toutefois, les plaintes concernant la médiocre qualité de la nourriture, voire la pénurie de nourriture, demeurent courantes. Le Rapporteur spécial a également reçu des rapports selon lesquels les programmes internationaux ne sont souvent pas appliqués dans la région transnistrienne de la République de Moldova, ce qui entraîne une couverture moindre en matière de soins médicaux et des problèmes pour ce qui est notamment du traitement de la tuberculose, ainsi qu’un pourcentage plus élevé de personnes atteintes de tuberculose et infectées par le VIH. Le Rapporteur spécial est préoccupé par le fait que nombre des violations des droits de l’homme découlent de la législation en vigueur, laquelle, par exemple, prescrit le placement à l’isolement des personnes condamnées à la peine capitale et à l’emprisonnement à perpétuité, et prévoit des restrictions draconiennes aux contacts avec le monde extérieur. Les conditions de détention au quartier général de la milice à Tiraspol sont manifestement incompatibles avec les normes internationales minimales. Le Rapporteur spécial considère que la détention dans des cellules surpeuplées, avec peu de places de couchage, pratiquement pas de lumière naturelle ni d’aération, de la lumière artificielle vingt-quatre heures sur vingt-quatre, un accès réduit à la nourriture et des équipements sanitaires très médiocres, s’analyse en un traitement inhumain. » Les parties pertinentes du rapport sur les droits de l’homme dans la région transnistrienne de la République de Moldova (rédigé par Thomas Hammarberg, expert des Nations unies et daté du 14 février 2013), se lisent ainsi : [Traduction du greffe] « (...) les autorités de facto en Transnistrie ont (...) pris l’engagement unilatéral de respecter certains des principaux traités internationaux, notamment les deux Pactes des Nations unies relatifs aux droits de l’homme, la Convention européenne des droits de l’homme et la Convention des droits de l’enfant. » (p. 4) « Les modifications apportées au rôle du parquet et la création de la commission d’enquête auront aussi un impact sur le fonctionnement de l’ordre judiciaire. Si le système est correctement mis en œuvre, il est clair que le parquet ne pourra ni surveiller ni exercer un contrôle sur le fonctionnement des tribunaux. » (p. 17) « L’expert a eu connaissance de nombreuses plaintes présentant une certaine cohérence dirigées contre le fonctionnement de la justice : par exemple, les accusations dans un certain nombre d’affaires seraient « montées de toutes pièces », les procédures seraient utilisées pour intimider les personnes, les avocats de la défense seraient passifs, les personnes disposant d’argent ou de contacts seraient privilégiées par rapport aux gens ordinaires, les témoins modifieraient leurs déclarations en raison de menaces ou d’offres de corruption, et pareilles pratiques saboteraient les procédures. Il est très difficile pour une personne extérieure de se livrer à une appréciation des fondements de telles accusations, mais certains facteurs incitent l’expert à ne pas les ignorer. Ces accusations reviennent remarquablement souvent et sont même évoquées par quelques acteurs très importants du système. » (p. 18) « Commentaires La mise en place d’organes judiciaires compétents, exempts de corruption et indépendants représente un immense défi pour tout système. Toutefois, l’accès à des tribunaux indépendants et impartiaux est un droit fondamental indispensable. La Constitution transnistrienne énonce que les juges ne peuvent pas être membres de partis politiques ou prendre part à des activités politiques. Il est important que l’ordre judiciaire évite toute relation étroite avec les milieux d’affaires ou des intérêts partisans organisés. Les procédures de recrutement des juges doivent être impartiales et privilégier les compétences professionnelles et la haute moralité. La corruption et autres abus de confiance doivent faire l’objet d’enquêtes et être sanctionnés par le biais d’un mécanisme disciplinaire crédible et compétent. Un niveau de rémunération raisonnable permettra également aux juges de mieux résister à la tentation d’accepter des pots-de-vin. Le juge joue un rôle primordial dans la protection du principe de l’« égalité des armes ». L’expert a entendu des plaintes selon lesquelles la défense en général était désavantagée par rapport à l’accusation. Pareille perception compromet la crédibilité du système et le sens de la justice en général. Le prestige des juges dans la société dépend bien entendu largement de leurs compétences, de leur connaissance des lois et de la jurisprudence, ainsi que de leur compréhension des problèmes de société. Offrir une formation continue constitue un moyen de répondre à ce besoin. Une formation spéciale est nécessaire pour les magistrats s’occupant de questions de justice des mineurs. Les Nations unies ont élaboré un ensemble de principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature, qui ont été adoptés à l’unanimité par l’Assemblée générale en [1985]. Ces principes, qui traduisent des points de vue universellement admis sur cette question par les États membres des Nations unies, définissent des paramètres destinés à assurer l’indépendance et l’impartialité des juges et portent sur les conditions de service et le mandat, la liberté d’expression et la liberté d’association et les qualifications, la sélection et la formation. L’OHCHR [Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme] et l’Association internationale du barreau ont élaboré ensemble de nombreux documents donnant des orientations en matière de droits de l’homme dans le cadre de l’administration de la justice et qui pourraient également servir à la formation des professionnels du droit dans la région transnistrienne. L’expert considère qu’il faudrait procéder à une évaluation de la situation actuelle des mineurs en détention, notamment quant à la durée de leur séjour en prison, à leur situation individuelle, ainsi qu’aux efforts qui sont consentis pour les aider à se réintégrer dans la société. Pareille étude pourrait servir de cadre pour revoir l’approche globale de la délinquance juvénile. L’expert estime qu’il existe un besoin aigu de développer des programmes de prévention et des solutions de remplacement à la sanction institutionnelle. (...) L’expert a été informé qu’au 1er octobre 2 858 personnes étaient détenues dans ces institutions, dont 2 224 étaient condamnées et 634 en détention provisoire. Cela représente environ 500 détenus pour 100 000 habitants, soit un des taux les plus élevés en Europe. Ce chiffre, après avoir atteint un pic, a baissé pendant l’année 2012, à la suite de libérations consécutives à des réductions de peine et à des grâces consenties à un nombre considérable de détenus. De plus, le code de procédure pénale a été modifié à l’automne afin de réduire le nombre de personnes maintenues en détention provisoire pendant les enquêtes. Une autre modification prévoit d’autres solutions que l’emprisonnement, telles que des amendes ou des travaux d’intérêt général effectués sous surveillance en dehors du milieu pénitentiaire, pour les infractions les moins graves. Détention provisoire Lorsque l’expert s’est rendu à la maison d’arrêt de la prison no 3 de Tiraspol, 344 personnes y étaient incarcérées. Certains individus faisaient l’objet d’une enquête préliminaire. D’autres avaient été inculpés et étaient défendeurs dans le cadre d’une procédure judiciaire. D’autres encore avaient fait appel des peines infligées en première instance. Aucune de ces trois catégories de personnes ne disposait d’un droit inconditionnel à recevoir des visites, sous prétexte que les visites étaient susceptibles de perturber les investigations. Toutefois, les proches pouvaient, à leur demande, être autorisés par l’enquêteur ou par le juge à voir le détenu, mais pas en tête à tête. (...) L’expert s’est entretenu avec des prisonniers qui étaient en détention provisoire depuis plus de dix-huit mois. Une femme qui avait fait appel de sa peine initiale était détenue depuis quatre ans. Ses deux enfants en bas âge avaient été placés dans un foyer pour enfants et elle n’avait pas pu les voir pendant toute la période de sa détention. L’expert a été informé que la durée totale de détention avant et pendant un procès pouvait atteindre sept ans. (...) Établissements pénitentiaires à Tiraspol et à Glinnoe L’expert a visité la colonie de Tiraspol (prison no 2) en mai et celle de Glinnoe (prison no 1) en septembre. À l’époque, 1 187 personnes étaient détenues dans le premier établissement, dont 170 étaient soumises à un régime spécial strict. La peine moyenne était de treize ans, d’après ce qui a été dit à l’expert. Les détenus condamnés pour meurtre ou pour traite, ainsi que les récidivistes purgent des peines de vingt-deux à vingt-cinq ans. À Glinnoe, il y avait, selon les informations communiquées à l’expert, 693 détenus condamnés ; ce nombre avait diminué en conséquence de la révision récente du code pénal. L’expert a été informé que la durée moyenne des peines était de cinq ans, mais que de nombreux détenus purgeaient des peines comprises entre dix et quinze ans. (...) La possibilité de recevoir des visites de proches était limitée. À Tiraspol, dans la prison no 2, la règle était en principe d’autoriser quatre visites par an, deux courtes et deux longues. Les appels téléphoniques étaient autorisés à raison de quinze minutes une fois par mois, sous surveillance, sauf les discussions avec l’avocat. Tant les visites que les conversations téléphoniques pouvaient être réduites à titre de sanction disciplinaire. Pareilles mesures étaient prises en cas d’infractions telles que la possession d’alcool ou d’un téléphone portable. Les mesures disciplinaires pouvaient également comprendre la mise à l’isolement jusqu’à quinze jours. Situation sanitaire dans les prisons Les services de santé des institutions pénitentiaires se trouvent également sous l’autorité du ministère de la Justice de Transnistrie ; les médecins et les infirmiers de cette région sont considérés comme appartenant au personnel pénitentiaire. Les ressources sont limitées et l’expert a jugé que la situation sanitaire, en particulier dans la prison de Glinnoe, était alarmante et que les services de soins étaient en dessous des normes. Les connexions avec le système de santé civile sont limitées, si bien que les examens et les traitements sont moins répandus. (...) La rareté des ressources humaines et les capacités limitées du personnel médical en place entravent l’accès à des services médicaux de qualité dans les établissements pénitentiaires. Il est apparu à l’expert que le niveau des soins de santé dispensés dans la prison de Glinnoe était particulièrement bas sous tous les rapports, y compris en ce qui concerne le suivi administratif et les mesures de prévention telle que le contrôle du régime alimentaire. Les plaintes concernant la qualité de la nourriture y étaient particulièrement virulentes. » (pp. 19-23) B. Le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) Dans son rapport relatif à sa visite en Moldova effectuée du 21 au 27 juillet 2010 (CPT/Inf (2011) 8), le CPT déclara que, à la suite du refus des autorités de la « RMT » d’autoriser les membres du comité de s’entretenir sans témoin avec des détenus, il avait décidé d’annuler sa visite dans cette région, car une telle restriction allait à l’encontre de l’une des caractéristiques fondamentales du mécanisme de prévention consacré par son mandat. Les passages pertinents du rapport du CPT relatif à sa visite en Moldova effectuée du 27 au 30 novembre 2000 (CPT/Inf (2002) 35) se lisent ainsi : [Traduction du greffe] « 40. Au début de la visite, les autorités de Transnistrie ont fourni à la délégation des informations détaillées sur les cinq établissements pénitentiaires en activité dans la région. Vu le temps dont elle disposait, la délégation n’a pas été en mesure d’effectuer un examen détaillé de l’intégralité du système pénitentiaire. Toutefois, elle a pu évaluer le traitement des personnes privées de liberté à la prison no 1, à Glinnoe, à la colonie no 2 à Tiraspol, et au SIZO (c’est-à-dire la maison d’arrêt) de la colonie no 3, toujours à Tiraspol. Ainsi que les autorités de Transnistrie le savent déjà certainement, la situation dans les établissements visités par la délégation laissait grandement à désirer, notamment à la prison no 1. Le CPT examinera divers domaines spécifiques de préoccupation dans des sections ultérieures de ce rapport. Cela dit, le comité souhaite d’emblée mettre en exergue ce qui constitue peut-être le principal obstacle au progrès, à savoir le nombre élevé de personnes incarcérées et la surpopulation qui en résulte. Selon les informations transmises par les autorités de Transnistrie, il y a approximativement 3 500 détenus dans les établissements pénitentiaires de la région, c’est-à-dire un taux d’incarcération de quelque 450 personnes pour 100 000 habitants. Le nombre de détenus dans les trois établissements visités se situait dans leurs capacités officielles ou, dans le cas de la prison no 1, juste au-dessus. Néanmoins, la délégation a trouvé que les établissements étaient en fait gravement surpeuplés. La situation était des plus graves à la prison no 1. Les cellules pour les prévenus offraient rarement plus – et parfois moins – de 1 m² d’espace de vie par détenu, et le nombre de détenus dépassait souvent le nombre de lits. Ces conditions déplorables étaient fréquemment rendues encore pires par une aération médiocre, un accès insuffisant à la lumière du jour et des installations sanitaires inadéquates. Des conditions similaires, même si elles étaient un peu meilleures, ont également été observées au SIZO de la colonie no 3 et dans certaines parties de la colonie no 2 (par exemple, au bloc 10). Un taux d’incarcération de l’ampleur de celui qui prévaut à l’heure actuelle en Transnistrie ne peut être justifié, de manière convaincante, par un taux de criminalité élevé ; la façon de voir les choses des membres des services chargés de l’application des lois, des procureurs et des juges doit, pour une part, être responsable de cette situation. De même, il est irréaliste, d’un point de vue économique, d’offrir des conditions de détention décentes à un si grand nombre de détenus ; tenter de résoudre le problème en construisant plus d’établissements pénitentiaires serait un exercice ruineux. Le CPT a déjà indiqué la nécessité de réexaminer la législation et la pratique actuelles, s’agissant de la détention provisoire (...) Plus généralement, le comité recommande qu’une stratégie globale soit élaborée pour combattre le surpeuplement dans les prisons et réduire la taille de la population pénitentiaire. Dans ce contexte, les autorités de Transnistrie pourraient utilement s’inspirer des principes et mesures énoncés dans la Recommandation no R (99) 22 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, concernant le surpeuplement des prisons et l’inflation carcérale (...) (...) Le CPT reconnaît qu’en période de difficultés économiques, des sacrifices doivent être faits, y compris dans les établissements pénitentiaires. Cela dit, quelles que soient les difficultés auxquelles un État se trouve confronté à un moment donné, le fait de priver une personne de sa liberté implique toujours le devoir d’assurer que cette personne ait accès à un certain nombre d’éléments de base. Ces éléments de base comprennent des médicaments appropriés. Il est d’autant plus impératif que les autorités publiques répondent à cette exigence, lorsqu’il est question de médicaments nécessaires pour traiter une maladie mortelle comme la tuberculose. À la fin de la visite, la délégation du CPT a demandé que les autorités de la Transnistrie prennent sans délai des mesures afin de faire en sorte que tous les établissements pénitentiaires soient approvisionnés, sur une base régulière, avec une variété appropriée de médicaments tuberculostatiques. Le CPT souhaite être informé des mesures prises à la suite de cette demande. (...) Les effectifs officiels en personnel de santé dans les établissements pénitentiaires visités étaient assez réduits et, lors de la visite, la situation était exacerbée par le fait que certains postes étaient vacants ou que des membres du personnel en congé de longue durée n’avaient pas été remplacés. Cela était particulièrement le cas à la prison no 1 et à la colonie no 2. Le CPT recommande que les autorités de Transnistrie [s’efforcent] de pourvoir, aussi rapidement que possible, tous les postes vacants dans les services de santé de ces deux établissements et de remplacer les membres du personnel qui sont en congé. Les services de santé des trois établissements visités avaient très peu de médicaments à leur disposition, et les installations étaient équipées de manière modeste. La question de l’approvisionnement en médicaments a déjà été soulevée (paragraphe 48). S’agissant du niveau des équipements, le CPT conçoit que la situation existante reflète les difficultés auxquelles la région se trouve confrontée. Il serait irréaliste de s’attendre à des améliorations significatives à l’heure actuelle. Toutefois, il devrait être possible de maintenir tous les équipements actuels en bon état de fonctionnement. Dans ce contexte, la délégation a noté que dans les établissements, tous les appareils de radiographie étaient hors service. Le CPT recommande qu’il soit remédié à cette lacune. Point plus positif, le CPT a été très intéressé d’apprendre que les autorités de Transnistrie avaient un projet de nouvel hôpital pénitentiaire, à vocation régionale, à Malaiești. Ceci est un développement bienvenu. Le comité souhaite recevoir des détails supplémentaires concernant la mise en œuvre de ce projet. (...) Le CPT a déjà mis en exergue les mauvaises conditions matérielles de détention qui prévalaient dans les établissements visités et a formulé des recommandations destinées à résoudre le problème fondamental du surpeuplement (paragraphes 42 et 43). Outre le surpeuplement, le CPT est très préoccupé par la pratique consistant à occulter les fenêtres des cellules. Cette pratique semble être systématique à l’égard des prévenus, et elle a également été observée dans des cellules hébergeant certaines catégories de condamnés. Le comité reconnaît que des mesures de sécurité spécifiques, destinées à prévenir les risques de collusion et/ou d’activités criminelles, peuvent s’avérer nécessaires à l’égard de certains détenus. Toutefois, imposer de telles mesures de sécurité devrait constituer l’exception et non la règle. En outre, même lorsque des mesures de sécurité spécifiques s’avèrent nécessaires, de telles mesures ne devraient jamais avoir pour conséquence une privation d’accès à la lumière du jour et d’aération. Ces derniers sont des éléments vitaux de base auxquels chaque détenu a droit ; de plus, l’absence de ces éléments génère des conditions propices à la propagation des maladies et notamment de la tuberculose. Il est également inadmissible que des cellules hébergent plus de détenus que de lits disponibles, obligeant les détenus à dormir à tour de rôle. En conséquence, le CPT recommande que les autorités de Transnistrie se fixent les objectifs à court terme suivants : i) que tous les locaux d’hébergement pour détenus aient un accès à la lumière du jour et bénéficient d’une aération adéquate ; ii) que chaque détenu, prévenu ou condamné, dispose de son propre lit. En outre, dès que les mesures prises afin de lutter contre le surpeuplement commenceront à prendre effet, les normes existantes en matière d’espace de vie par détenu devraient être revues à la hausse. Le CPT recommande que les autorités de la Transnistrie se fixent comme objectif à moyen terme une norme de 4 m² d’espace de vie par détenu. Ainsi que la délégation l’a fait remarquer à l’issue de la visite, les conditions matérielles de détention étaient particulièrement mauvaises à la prison no 1 de Glinnoe. Le CPT reconnaît que dans les circonstances actuelles, les autorités de Transnistrie n’ont d’autre choix que de maintenir l’établissement en service. Cependant, les locaux de la prison no 1 datent d’une époque révolue ; leur utilisation à des fins pénitentiaires devrait être stoppée dès que possible. » C. L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) Dans son rapport annuel de 2005, l’OSCE évoqua la situation en Transnistrie comme suit : « La Mission a axé ses efforts sur la relance des négociations pour un règlement politique, qui étaient dans l’impasse depuis l’été 2004. Les médiateurs de la Fédération de Russie, de l’Ukraine et de l’OSCE ont tenu des consultations avec les représentants de Chişinǎu et de Tiraspol en janvier, en mai et en septembre. À la réunion de mai, l’Ukraine a présenté le plan de règlement du Président Viktor Youchtchenko intitulé Vers un règlement par le biais de la démocratisation. Cette initiative prévoit une démocratisation de la région transnistrienne grâce à des élections à l’organe législatif régional sous le contrôle de la communauté internationale en même temps que des mesures propres à favoriser la démilitarisation, la transparence et le renforcement de la confiance. En juillet, le Parlement moldave, citant le plan ukrainien, a adopté une loi sur les principes fondamentaux d’un statut juridique spécial de la Transnistrie. Au cours des consultations tenues en septembre à Odessa, Chişinǎu et Tiraspol sont convenus d’inviter l’Union européenne et les États-Unis à participer aux négociations en qualité d’observateurs. Les négociations formelles ont repris dans un cadre élargi en octobre après une interruption de 15 mois. Une autre série de négociations était prévue en décembre, à la suite de la réunion du Conseil ministériel de l’OSCE à Ljubljana. Le 15 décembre, les Présidents de l’Ukraine et de la Fédération de Russie, Viktor Youchtchenko et Vladimir Poutine, ont publié une déclaration commune dans laquelle ils se sont félicités de la reprise des négociations pour un règlement du conflit transnistrien. En septembre, les Présidents Voronine et Youchtchenko ont demandé conjointement au Président en exercice de l’OSCE d’envisager d’envoyer une mission internationale d’évaluation pour analyser les conditions démocratiques en Transnistrie et les mesures nécessaires pour tenir des élections démocratiques dans la région. Parallèlement, la mission de l’OSCE a procédé à des consultations et à des analyses techniques sur les conditions fondamentales à réunir pour des élections démocratiques dans la région transnistrienne, conformément à ce qui était proposé dans le plan Youchtchenko. Lors de la série de négociations d’octobre, il a été demandé à la présidence de l’OSCE de poursuivre les consultations au sujet de la possibilité d’envoyer une mission internationale d’évaluation dans la région transnistrienne. De concert avec des experts militaires de la Fédération de Russie et de l’Ukraine, la mission de l’OSCE a achevé de mettre au point un ensemble de mesures de confiance et de sécurité qui a été présenté aux trois médiateurs en juillet. La Mission a ensuite engagé des consultations sur cet ensemble de mesures avec des représentants de Chişinǎu et de Tiraspol. Lors des négociations d’octobre, on s’est félicité de la possibilité qu’offrirait l’échange mutuel de données militaires, envisagé dans certains éléments de cet ensemble, de progresser dans le renforcement de la transparence. » Sur la question du retrait militaire russe, l’OSCE formula les observations suivantes : « Il n’y a eu aucun retrait d’armements et d’équipements russes de la région transnistrienne en 2005. Environ 20 000 tonnes de munitions doivent encore être retirées. Le commandant du Groupe opérationnel des forces russes a signalé en mai que des stocks excédentaires de 40 000 armes légères et de petit calibre entreposées par les forces russes dans la région transnistrienne avaient été détruits. L’OSCE n’a pas été autorisée à vérifier ces dires. » Dans son rapport annuel de 2006, l’OSCE rapporta ce qui suit : « (...) Le référendum du 17 septembre sur « l’indépendance » et les « élections présidentielles » du 10 décembre en Transnistrie – qui n’ont été ni reconnus ni observés par l’OSCE – ont déterminé le cadre politique de ces travaux. (...) Afin de stimuler les négociations en vue d’un règlement, la Mission a élaboré, au début de 2006, des documents dans lesquels elle suggérait : une délimitation possible des compétences entre autorités centrales et régionales ; un mécanisme d’observation des entreprises du complexe militaro-industriel transnistrien ; un plan pour l’échange de données militaires ; ainsi qu’une mission pour évaluer les conditions et formuler des recommandations en vue de la tenue d’élections démocratiques en Transnistrie. Toutefois, la partie transnistrienne a refusé de poursuivre les négociations après l’introduction, en mars, de nouvelles dispositions douanières pour les exportations transnistriennes et aucun progrès n’a donc pu être accompli en ce qui concerne, notamment, ces projets. Les tentatives de sortir de cette impasse par des consultations entre les médiateurs (OSCE, Fédération de Russie et Ukraine) et les observateurs (Union européenne et États-Unis d’Amérique) en avril, mai et novembre, ainsi que les consultations menées par les médiateurs et les observateurs avec chacune des parties séparément en octobre, sont restées vaines. (...) Le 13 novembre, un groupe de 30 chefs de délégation de l’OSCE et de membres de la Mission de l’OSCE ont pu accéder, pour la première fois depuis mars 2004, au dépôt de munitions de la Fédération de Russie situé à Colbasna, près de la frontière entre la Moldavie et l’Ukraine en Transnistrie septentrionale. Il n’y a toutefois pas eu de retraits de munitions ou d’équipements russes de Transnistrie en 2006 et plus de 21 000 tonnes de munitions restent entreposées dans la région. (...) » Le rapport annuel de 2007 comportait le passage suivant : « Les médiateurs du processus de règlement du conflit transnistrien, à savoir la Fédération de Russie, l’Ukraine et l’OSCE, ainsi que les observateurs, à savoir l’Union européenne et les États-Unis, se sont réunis à quatre reprises. Les médiateurs et les observateurs se sont réunis de façon informelle avec les parties moldave et transnistrienne une fois en octobre. Toutes ces réunions visaient essentiellement à trouver des moyens de relancer les négociations officielles en vue d’un règlement, qui n’ont cependant pas repris. (...) La Mission a constaté qu’il n’y a pas eu de retraits de munitions ou d’équipements russes en 2007. Le Fonds volontaire dispose de ressources suffisantes pour achever les tâches de retrait. » Dans son rapport annuel de 2008, l’OSCE formula les observations suivantes : « Le Président moldave, Vladimir Voronine, et le dirigeant transnistrien, Igor Smirnov, se sont rencontrés en avril pour la première fois depuis sept ans, puis à nouveau le 24 décembre. Les médiateurs (OSCE, Fédération de Russie et Ukraine) et les observateurs (Union européenne et États-Unis) se sont rencontrés cinq fois. Les parties, les médiateurs et les observateurs ont tenu cinq réunions informelles. Malgré cette activité diplomatique menée notamment par la Mission, les négociations officielles à « 5+2 » n’ont pas repris. (...) Il n’a été effectué, en 2008, aucun retrait de munitions ou de matériels russes de Transnistrie. Le Fonds volontaire dispose de moyens suffisants pour mener à bien ce retrait. » Dans son rapport annuel de 2009, l’OSCE s’exprima comme suit : [Traduction du greffe] « Retrait des munitions et d’équipements russes. La Mission se déclare toujours disposée à aider la Fédération de Russie à remplir son engagement de retirer ses munitions et équipements de la Transnistrie. Aucun retrait de la sorte n’a eu lieu en 2009. Le Fonds volontaire dispose de ressources suffisantes pour mener à bien ce retrait. » Dans ses rapports ultérieurs, l’OSCE décrit les mesures prises en vue d’instaurer la confiance et note les diverses rencontres entre les parties prenantes aux négociations concernant le règlement du conflit en Transnistrie. Ces rapports n’évoquent aucunement le retrait de troupes de la « RMT ». D. Les documents émanant d’autres organisations internationales Dans l’arrêt Catan et autres (précité, §§ 64-73), la Cour a résumé le contenu de divers rapports d’organisations intergouvernementales et non gouvernementales relatifs à la situation dans la région transnistrienne de la Moldova et aux effectifs et équipements militaires russes qui s’y trouvaient en 2003 et 2009. Elle y a également exposé les dispositions pertinentes du droit international (ibidem, §§ 74-76). Au paragraphe 18 de sa Résolution 1896 (2012) sur le respect des obligations et engagements de la Fédération de Russie, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a relevé ce qui suit : « L’ouverture de bureaux de vote en Abkhazie (Géorgie), en Ossétie-du-Sud (Géorgie) et en Transnistrie (République de Moldova) sans le consentement explicite des autorités de jure de Tbilissi et de Chişinău, ainsi que la « passeportisation » préalable des populations de ces territoires ont constitué des violations de l’intégrité territoriale de ces États telle qu’elle est reconnue par la communauté internationale, y compris l’Assemblée parlementaire. » Le 10 mai 2010, le Comité international de la Croix Rouge (CICR), en réponse à une lettre de la Mission permanente de la République de Moldova concernant l’affaire du requérant, a indiqué qu’un délégué du CICR et un médecin avaient vu le requérant le 29 avril 2010. Le CICR a précisé que ces deux personnes, pendant leur visite, s’étaient entretenues sans témoin avec le requérant, qui leur avait déclaré avoir des contacts réguliers avec ses proches et pouvoir recevoir des colis de leur part. III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS DE LA RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA Les dispositions pertinentes de la Constitution se lisent ainsi : Article 114 Administration de la justice « La justice est administrée au nom de la loi uniquement par les tribunaux. » Article 115 Tribunaux « 1) La justice est administrée par la Cour suprême de justice, les cours d’appel et les tribunaux. 2) Pour certaines catégories d’affaires, des juridictions spéciales peuvent être mises en place conformément à la loi. 3) La mise en place de juridictions extraordinaires est interdite. 4) La structure des tribunaux, leur champ de compétence et les procédures juridiques sont exposés dans une loi organique. » L’article premier de la loi sur le statut des juges (no 544, 20 juillet 1995, telle qu’en vigueur au moment des faits) se lit ainsi : Article 1 Juge – détenteur du pouvoir judiciaire « 1) Le pouvoir judiciaire est exercé uniquement par les tribunaux, à travers la personne du juge, seul détenteur dudit pouvoir. 2) Le juge est la personne investie par la Constitution des obligations de justice ; il exerce ce pouvoir conformément à la loi. 3) Les juges du siège sont indépendants, impartiaux et inamovibles, et ne doivent obéir qu’à la loi. (...) » Conformément aux annexes 2 et 3 à la loi sur l’organisation judiciaire (no 514, 6 juillet 1995, telle qu’en vigueur au moment des faits), six tribunaux de première instance et une juridiction de second degré (la cour d’appel de Bender) ont été instaurés et investis du pouvoir d’examiner les affaires provenant de localités situées sur le territoire contrôlé par la « RMT ». Le 16 juillet 2014, le Parlement a décidé de fermer la cour d’appel de Bender au motif que celle-ci examinait un nombre d’affaires très inférieur à celui traité par les autres cours d’appel. Les juges rattachés à cette juridiction ont été mutés dans d’autres cours d’appel et les affaires pendantes ont été transférées à la cour d’appel de Chişinǎu. Conformément à l’article premier de la loi sur l’indemnisation des dommages causés par des actes illégaux des organes chargés des enquêtes pénales, du ministère public ou des tribunaux (no 1545, 25 février 1998), toute personne victime de dommages occasionnés par des actes illégaux des organes chargés des enquêtes pénales, du ministère public et des tribunaux peut saisir les tribunaux d’une action en réparation. Le gouvernement moldave présente des exemples de la jurisprudence de la Cour suprême de justice moldave qui sont similaires à la décision du 22 janvier 2013 (paragraphe 26 ci-dessus) par laquelle cette juridiction a annulé des condamnations infligées par diverses « juridictions de la RMT » au motif qu’elles avaient été prononcées par des tribunaux illégalement instaurés. Il s’appuie par ailleurs sur les affaires Topa c. Moldova ((déc.) no 25451/08, 14 septembre 2010), Mătăsaru et Savițchi c. Moldova (no 38281/08, §§ 60-76, 2 novembre 2010) et Bisir et Tulus c. Moldova (no 42973/05, §§ 21 et suiv., 17 mai 2011) pour démontrer que la loi no 1545 (1998) permet aux personnes ayant été poursuivies ou condamnées à tort de demander réparation. IV. LES AUTRES DOCUMENTS PERTINENTS Le 19 mai 2009, le service de presse du « procureur de la RMT » publia un rapport selon lequel une visite dans les établissements de détention de la région de Slobozia, en « RMT », avait révélé de multiples violations de la réglementation en matière d’hygiène, de conditions matérielles de détention et de soins médicaux. Le requérant soumet des copies de décisions du « tribunal municipal de Tiraspol » datées du 14 avril 2009, du 11 juin 2010, du 1er avril 2011, du 25 février 2012 et du 18 novembre 2013 ordonnant la mise en détention provisoire de personnes accusées de diverses infractions dans des affaires sans rapport avec la présente espèce. Aucune de ces décisions ne précisait la durée pendant laquelle les personnes concernées allaient être détenues. Le requérant soumet également le texte de plusieurs dispositions du « code de procédure pénale de la RMT ». Selon l’article 79 de cet instrument, la durée de la détention provisoire ne peut excéder deux mois. Si l’instruction ne peut pas être terminée pendant ce laps de temps, la détention provisoire peut être prorogée par le tribunal. En vertu de l’article 78, alinéa 15, une personne accusée d’infractions graves ou extrêmement graves peut être mise en détention provisoire sur le seul fondement de la gravité de l’infraction. En vertu des articles 212-1 et 212-2, la durée initiale de la détention d’une personne dont l’affaire est pendante devant le tribunal du fond ne doit pas excéder six mois, mais la détention peut être prorogée par le tribunal. Le requérant soutient que, selon la pratique des « juridictions de la RMT », une fois l’affaire soumise au tribunal du fond, aucune autre prorogation de la détention provisoire n’est requise pendant les six premiers mois de détention. Le requérant présente aussi divers articles d’organes de presse publiés sur le territoire contrôlé par la « RMT » concernant le système judiciaire dans la région. Certains de ces articles évoquent des persécutions obéissant à des mobiles politiques et utilisant les « tribunaux » comme moyens de pression, ou soutiennent que la « Cour suprême de la RMT » est « une juridiction fantoche » contrôlée par le « président de la RMT ». D’autres articles mentionnent la nomination de nouveaux juges aux « tribunaux de la RMT », décrivant les « juges » nouvellement nommés comme n’ayant pratiquement aucune expérience, et citant notamment l’exemple d’une personne devenue juge au « tribunal municipal de Tiraspol » à l’âge de vingt-cinq ans, trois ans après avoir obtenu son diplôme de l’université locale.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1962 et réside en Suède. Il arriva en Suède le 16 novembre 2009 et y demanda l’asile politique. Le 19 février 2010, l’avocat désigné pour assister le requérant soumit à l’office des migrations (Migrationsverket) des observations écrites exposant les motifs de la demande d’asile politique présentée par l’intéressé. Le 24 mars 2010, l’office des migrations procéda à un entretien avec le requérant, en présence de l’avocat de celui-ci et d’un interprète. Le requérant remit une attestation datée du 15 mars 2010 dans laquelle un pasteur de Suède certifiait qu’il était membre de sa paroisse depuis décembre 2009 et qu’il avait été baptisé. L’agent de l’office des migrations débuta donc l’entretien en interrogeant le requérant sur ce point. L’intéressé répondit qu’il s’agissait d’une question d’ordre privé qui était « dans [son] cœur ». Il ajouta : « Cela n’a rien à voir, mais vous pouvez me poser des questions si vous voulez. Tous les problèmes de mon pays d’origine sont dus à la pénétration de l’islam en Iran (...) » L’agent expliqua que s’il posait des questions à ce sujet c’était parce qu’il avait interprété l’attestation comme indiquant que le requérant invoquait sa conversion à l’appui de sa demande d’asile. Le requérant déclara : « Non, ce n’est pas quelque chose que je souhaite invoquer. C’est quelque chose de privé. » L’agent proposa alors une pause pour permettre au requérant et à son avocat de s’entretenir. Après une interruption de dix minutes, l’avocat indiqua que le requérant « [tenait] à souligner qu’il a[vait] changé de religion par conviction personnelle et non pour augmenter ses chances d’obtenir un permis de séjour ». Interrogé sur la date de sa conversion, le requérant répondit que celle-ci était postérieure à son arrivée dans la ville suédoise de X, qui ne comptait pas beaucoup d’Iraniens. Il exposa qu’il avait fait la connaissance d’une personne qui se rendait à l’église quatre fois par semaine et qui savait que lui-même détestait l’islam. Le requérant ajouta : « Je ne vois pas le christianisme comme une religion. » Invité à s’expliquer sur ce point, il répondit : « Si on considérait [le christianisme] comme une religion, il serait comme l’islam ; mais le christianisme, c’est une sorte d’amour que l’on a pour Dieu. » Il déclara qu’il se rendait aux rassemblements de sa paroisse deux à quatre fois par semaine et qu’il lisait la Bible. Il donna des exemples de miracles et de prophéties de la Bible qui l’avaient attiré vers le christianisme. À la question de savoir pourquoi, alors qu’il ne souhaitait pas invoquer sa conversion à l’appui de sa demande d’asile, il avait néanmoins fourni l’attestation établie par le pasteur, le requérant répondit : « Je ne sais pas. Je n’ai jamais demandé cette pièce et je n’avais même pas pensé à la remettre, mais vous la vouliez. Ils ont donné une attestation de ce type à tous les convertis. » Le reste de l’entretien porta sur le passé politique du requérant. Celui-ci expliqua qu’en Iran il avait travaillé avec des personnes liées à différentes universités et connues pour leur opposition au régime. Pour l’essentiel, son activité aurait consisté à créer et publier des pages web. Avec l’une des personnes concernées, il aurait été arrêté en avril 2007. Il aurait été remis en liberté au bout de vingt-quatre heures, puis hospitalisé pendant dix jours pour de l’hypertension artérielle. Avant les élections du 12 juin 2009, il aurait travaillé avec le mouvement des Verts – qui aurait soutenu la candidature de Moussavi à l’élection présidentielle – en diffusant son message via Internet. La veille du scrutin, lui-même et ses amis auraient été arrêtés, interrogés et détenus au bureau de vote, jusqu’au lendemain. Après les élections, il aurait pris part à des manifestations et à d’autres activités. Il aurait été arrêté à nouveau en septembre 2009 et emprisonné pendant vingt jours. Il aurait subi des mauvais traitements en prison. En octobre 2009, il aurait été traduit devant le tribunal révolutionnaire, qui l’aurait remis en liberté au bout de vingt-quatre heures à condition qu’il coopérât avec les autorités et espionnât ses amis. Il aurait accepté ces exigences et cédé ses locaux professionnels à titre de garantie. Il aurait également donné l’assurance qu’il ne participerait à aucune manifestation et répondrait aux convocations. Après avoir été relâché dans un parc, il aurait constaté que ses locaux professionnels avaient été fouillés. Selon ses dires, il avait gardé dans son bureau des documents politiquement sensibles que les autorités avaient dû remarquer, et son passeport ainsi que d’autres documents avaient disparu. Par la suite, il aurait été cité à comparaître devant le tribunal révolutionnaire le 2 novembre 2009. Il aurait pris contact avec un ami, qui aurait obtenu l’aide d’un passeur pour le faire sortir du pays. Le requérant soumit une convocation du tribunal révolutionnaire datée du 21 octobre 2009 l’invitant à se présenter à la prison d’Evin, à Téhéran, le 2 novembre 2009. L’entretien à l’office des migrations dura environ deux heures. Le compte rendu en fut par la suite adressé au requérant et à son avocat pour commentaires. L’avocat indiqua que le requérant n’avait pas lu l’attestation du pasteur avant l’entretien – ce document n’ayant pas été traduit – et qu’il avait l’intention de fournir le certificat officiel de baptême ultérieurement. Le 29 avril 2010, l’office des migrations rejeta la demande d’asile du requérant. À titre préliminaire, il déclara que l’intéressé n’avait pas prouvé de façon certaine son identité ou sa nationalité mais en avait établi la probabilité. Concernant la demande d’asile politique, l’office des migrations estima que la participation à des manifestations ou l’affiliation au mouvement des Verts n’étaient pas en soi de nature à engendrer un risque de persécution, de mauvais traitements ou de châtiments en cas de retour en Iran. Il releva qu’au cours de la procédure le requérant avait changé certaines parties de son récit, modifiant notamment ses déclarations relatives au nombre d’arrestations subies. Il constata également que le requérant n’avait pas été capable de nommer le parc où on l’aurait relâché en octobre 2009. L’office y vit des raisons de se demander si l’intéressé avait jamais été arrêté. Il considéra en outre que les activités politiques de celui-ci avaient été limitées. Il nota qu’après l’interrogatoire de 2007 et jusqu’aux élections de 2009, le requérant avait pu continuer à travailler sur les pages web contenant des éléments critiques alors qu’à cette époque, selon les dires de l’intéressé, les autorités étaient déjà au courant de ses activités. Pour ces motifs, l’office estima que le requérant n’avait pas pu intéresser les autorités à raison de ses activités ou du matériel en sa possession. Concernant la conversion du requérant au christianisme, l’office observa que ni celle-ci ni le baptême n’avaient eu lieu au sein de l’Église de Suède et que l’intéressé n’avait soumis aucune preuve de son baptême. Il ajouta que l’attestation établie par le pasteur de la paroisse concernée ne pouvait s’analyser qu’en une demande à l’office des migrations d’octroyer l’asile au requérant. Il releva que celui-ci n’avait pas souhaité au départ invoquer sa conversion à l’appui de sa demande d’asile et avait déclaré que sa nouvelle confession était une question d’ordre privé. L’office jugea que l’exercice par le requérant de sa foi dans un cadre privé ne constituait pas une raison plausible de penser qu’il risquait d’être persécuté à son retour. Il conclut que l’intéressé n’avait pas démontré qu’il avait besoin de protection en Suède. Le requérant forma un recours auprès du tribunal des migrations (Migrationsdomstolen). Il maintint ses allégations et étaya sa demande d’asile par des arguments tant politiques que religieux. Concernant les éléments religieux, il présenta un certificat de baptême daté du 31 janvier 2010. Il s’éleva contre la décision de l’office des migrations, qui à ses yeux laissait entendre qu’une conversion au sein d’une « Église libre » avait moins de valeur qu’une conversion au sein de l’Église de Suède. Il expliqua que si au départ il n’avait pas souhaité invoquer sa conversion, c’était parce qu’il n’avait pas voulu banaliser le sérieux de sa foi. Le 16 février 2011, le tribunal des migrations tint une audience en présence du requérant, de son avocat, d’un interprète et d’un représentant de l’office des migrations. L’office ne remit pas en cause le fait que le requérant professait la foi chrétienne à l’époque, mais estima que cela ne suffisait pas en soi pour que l’on pût considérer qu’il avait besoin de protection. Il se référa à la directive opérationnelle du ministère britannique de l’Intérieur de janvier 2009. Le requérant déclara qu’il ne souhaitait pas invoquer sa conversion à l’appui de sa demande d’asile et qu’il s’agissait pour lui de quelque chose de personnel. Il ajouta que « toutefois [cette conversion lui] causerait clairement des problèmes en cas de retour ». Concernant son passé politique, il expliqua notamment qu’il avait eu des contacts avec le mouvement des étudiants et beaucoup de ses membres, auxquels il avait prêté une assistance pour la conception de leurs pages d’accueil ; que son ordinateur avait été saisi dans ses locaux professionnels pendant son emprisonnement ; que des documents critiques à l’égard du régime en place étaient alors stockés dans son ordinateur ; qu’il n’avait pas personnellement critiqué le régime, le président Ahmadinejad ou les plus hauts dirigeants mais avait visité certains sites web et reçu par courriel des dessins satiriques. À ses yeux il existait donc suffisamment d’éléments prouvant qu’il était un opposant au régime. Ces éléments auraient été assez semblables au matériel que contenait son ordinateur en 2007. La citation à comparaître devant le tribunal révolutionnaire à la date du 2 novembre 2009 fut également présentée au tribunal des migrations. Le requérant expliqua que la convocation avait été notifiée à son domicile et que sa sœur la lui avait apportée. Au moment de quitter l’Iran, il l’aurait confiée à un ami. Par la suite, celui-ci l’aurait envoyée à un autre ami se rendant en Ukraine, qui aurait veillé à ce que la convocation fût envoyée au requérant en Suède. Le requérant n’aurait plus ensuite reçu de nouvelle convocation et les membres de sa famille n’auraient pas été inquiétés. Cependant l’intéressé n’exclut pas qu’il se fût passé quelque chose dont ses proches n’eussent pas voulu l’accabler. Le 9 mars 2011, le tribunal des migrations rejeta le recours formé par le requérant. Il releva que celui-ci n’évoquait plus ses convictions religieuses comme motif de persécution et ne revint pas sur cette question dans ses conclusions. Le tribunal des migrations constata que le récit livré par le requérant à l’appui de sa demande d’asile politique était cohérent et digne de foi sur les points essentiels. Il estima que les incertitudes relevées par l’office des migrations avaient reçu une explication satisfaisante. Concernant toutefois la citation à comparaître devant le tribunal révolutionnaire, le tribunal jugea que, sans considération de son authenticité, ce document ne pouvait en soi étayer le besoin de protection du requérant. Il souligna à cet égard que cette pièce était une simple convocation qui n’exposait aucune raison expliquant pourquoi le requérant devait se présenter à la prison d’Evin. Par ailleurs, selon le tribunal, les informations relatives aux activités politiques du requérant étaient de manière générale vagues et imprécises. L’intéressé aurait simplement déclaré avoir participé à la campagne de l’opposition avant les élections de 2009, et ce en se joignant à des manifestations et en ayant des contacts avec le mouvement des étudiants et avec des étudiants, auxquels il aurait fourni son aide pour leurs pages web. De plus, il aurait dit que les documents en sa possession à l’époque de son interrogatoire de 2007 étaient semblables à ceux qu’il détenait en 2009. Ces éléments, combinés à la circonstance que le requérant n’aurait plus été convoqué devant le tribunal révolutionnaire après novembre 2009 et que sa famille n’aurait pas été inquiétée, amenèrent le tribunal à douter que la nature et la portée des activités politiques de l’intéressé eussent pu entraîner les effets allégués par le requérant. Le tribunal estima que le requérant avait exagéré l’importance et les conséquences de ses activités politiques, et donc également l’intérêt que les autorités lui portaient. Pour ces raisons, il considéra que le requérant n’avait pas établi que les autorités iraniennes s’intéressaient particulièrement à lui ni que, dès lors, il avait besoin de protection. Les 30 mars et 19 avril 2011, le requérant demanda l’autorisation de saisir la cour d’appel des migrations (Migrationsöverdomstolen). Il maintint qu’il avait besoin de l’asile politique. Il allégua par ailleurs qu’il avait invoqué sa conversion devant le tribunal des migrations et indiqua que cette question était sensible pour lui, qu’il l’avait considérée comme étant d’ordre privé et n’avait pas voulu déprécier le sérieux de ses convictions. Selon ses dires, c’était la raison pour laquelle, en réponse à une question directe du tribunal des migrations, il avait dit qu’il n’invoquait plus sa conversion à l’appui de sa demande d’asile. Après l’audience devant le tribunal des migrations, il serait devenu membre d’une autre paroisse chrétienne et aurait participé à une cérémonie d’initiation diffusée sur Internet. Sa crainte que sa conversion fût parvenue à la connaissance des autorités iraniennes aurait donc augmenté. Pour étayer ses explications, il joignit une lettre du 13 avril 2011 de sa nouvelle paroisse, qui indiquait en particulier que le requérant s’était converti peu après son arrivée en Suède, que c’était avec une motivation et un intérêt sincères qu’il souhaitait en apprendre davantage sur le christianisme, et qu’il prenait part aux offices religieux ainsi qu’aux réunions de prières et activités sociales de l’église. La lettre ajoutait qu’il était devenu membre de la paroisse en février 2011 et que ses convictions chrétiennes n’avaient plus aucun caractère privé dès lors que les offices auxquels il assistait étaient diffusés sur Internet. Le 8 juin 2011, la cour d’appel des migrations refusa au requérant l’autorisation d’interjeter appel, de sorte que la décision d’éloignement devint exécutoire. Le 6 juillet 2011, le requérant demanda à l’office des migrations de surseoir à l’exécution de la mesure d’expulsion et de réexaminer sa précédente décision à la lumière de faits nouveaux. Il déclara notamment qu’en Iran le fait de renoncer à l’islam pour se convertir à une autre religion était tabou et passible de la peine de mort. Il présenta la lettre susmentionnée de sa nouvelle paroisse datée du 13 avril 2011. Le 13 septembre 2011, l’office des migrations refusa de réexaminer la demande d’asile du requérant fondée sur sa conversion. Il observa que lors de la procédure d’asile initiale l’intéressé avait déclaré avoir été baptisé et s’être converti au christianisme, et avait aussi indiqué que sa conversion était une question d’ordre privé dont il ne souhaitait pas faire état à l’appui de sa demande d’asile. Pour l’office, il y avait lieu de noter que le requérant soulevait désormais la question de sa conversion alors qu’il avait eu la possibilité de développer ce point pendant l’audience devant le tribunal des migrations mais avait refusé de le faire. L’office conclut donc que la conversion du requérant ne pouvait passer pour un fait nouveau, alors que l’existence de pareil fait était une condition préalable au réexamen de la demande par l’office des migrations. Le requérant contesta cette décision auprès du tribunal des migrations, devant lequel il maintint ses allégations. Il soutint que dès lors qu’il n’avait pas précédemment invoqué sa conversion, celle-ci devait être considérée comme un fait nouveau. Le 6 octobre 2011, le tribunal des migrations le débouta. Il observa que les autorités étaient déjà au courant de la conversion de l’intéressé lors de la procédure initiale ayant abouti à la décision d’expulsion. Il ajouta que la conversion ne pouvait dès lors passer pour un « fait nouveau ». Le choix antérieur du requérant de ne pas invoquer sa conversion à l’appui de sa demande d’asile ne changea rien à l’appréciation du tribunal sur ce point. Le 22 novembre 2011, la cour d’appel des migrations refusa au requérant l’autorisation de la saisir. Le chapitre 12, article 22, de la loi sur les étrangers indiquant que la validité d’une décision d’expulsion expire quatre ans après la date à laquelle elle a acquis force exécutoire, la validité de la décision litigieuse en l’espèce a expiré le 8 juin 2015. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Les dispositions pertinentes régissant le droit pour les étrangers d’entrer et de séjourner sur le territoire suédois figurent dans la loi sur les étrangers (Utlänningslagen, 2005:716 – « la loi »), telle qu’en vigueur depuis le 1er janvier 2010. Selon le chapitre 5, article 1, de la loi, un étranger ayant obtenu le statut de réfugié ou ayant besoin de protection à un autre titre a droit, sous réserve de certaines exceptions, à un permis de séjour en Suède. Le chapitre 4, article 1, de la loi dispose que le terme « réfugié » s’entend d’un étranger se trouvant hors du pays dont il a la nationalité parce qu’il a de solides motifs de craindre d’être persécuté du fait de sa race, de sa nationalité, de ses convictions religieuses ou politiques, de son sexe, de son orientation sexuelle ou d’une autre appartenance à un groupe social déterminé, et qu’il ne peut ou ne veut, du fait de ses craintes, se prévaloir de la protection de ce pays. Cette disposition s’applique tant dans le cas où la persécution est le fait des autorités du pays en question que dans celui où l’on ne peut attendre de celles-ci qu’elles offrent une protection contre la persécution par des particuliers. D’après le chapitre 4, article 2, de la loi, un « étranger ayant besoin de protection à un autre titre » s’entend d’une personne qui a quitté le pays dont elle a la nationalité en raison d’une crainte fondée d’être condamnée à la peine capitale ou à des châtiments corporels, ou d’être soumise à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants. Par ailleurs, si un permis de séjour ne peut pas être accordé à un étranger pour les motifs susmentionnés, il peut néanmoins lui être octroyé si l’évaluation globale de sa situation fait apparaître l’existence de circonstances particulièrement difficiles (synnerligen ömmande omständigheter) justifiant qu’on l’autorise à séjourner sur le territoire suédois (chapitre 5, article 6, de la loi). Concernant l’exécution d’une mesure d’expulsion ou d’éloignement, il faut tenir compte du risque pour l’intéressé d’être soumis à la peine capitale, à la torture ou à d’autres formes de peines ou traitements inhumains ou dégradants. Selon une disposition particulière relative aux empêchements à l’exécution d’une mesure – chapitre 12, article 1, de la loi –, un étranger ne doit pas être envoyé vers un pays où il y a de sérieuses raisons de penser qu’il risque de se voir infliger la peine capitale, des châtiments corporels, des actes de torture ou d’autres formes de peines ou traitements inhumains ou dégradants. En outre, un étranger ne doit pas en principe être envoyé vers un pays où il risque d’être persécuté (chapitre 12, article 2, de la loi). Un étranger peut, sous certaines conditions, se voir octroyer un permis de séjour même si la mesure d’expulsion ou d’éloignement a pris effet. Tel est le cas, d’après le chapitre 12, article 18, de la loi, lorsqu’apparaissent des faits nouveaux impliquant l’existence de motifs raisonnables de penser, notamment, que l’exécution de la mesure exposerait l’étranger à un risque d’être soumis à la peine capitale, à des châtiments corporels, à la torture ou à d’autres formes de peines ou traitements inhumains ou dégradants, ou lorsque des raisons médicales ou d’autres motifs particuliers justifient la non-exécution de la mesure. Si un permis de séjour ne peut pas être octroyé en vertu du chapitre 12, article 18, de la loi, l’office des migrations peut également réexaminer le dossier. Ce réexamen doit être effectué lorsque des faits nouveaux invoqués par l’étranger permettent de penser que l’exécution de la mesure se heurte à des empêchements durables du type de ceux visés au chapitre 12, articles 1 et 2, de la loi, et que ces éléments ne pouvaient pas être invoqués précédemment ou que l’intéressé montre qu’il avait une bonne raison de ne pas les invoquer. Si les conditions applicables ne sont pas remplies, l’office des migrations ne procède pas au réexamen (chapitre 12, article 19, de la loi). La loi dispose que les questions relatives au droit pour les étrangers d’entrer et de séjourner sur le territoire suédois sont traitées par trois organes : l’office des migrations, le tribunal des migrations et la cour d’appel des migrations. Une décision de l’office des migrations refusant l’octroi d’un permis de séjour sur le fondement du chapitre 12, article 18, de la loi est toutefois insusceptible de recours (voir, a contrario, le chapitre 14 de la loi). Le chapitre 16, article 11, de la loi énonce que l’obtention de l’autorisation de former un recours est une condition préalable à l’examen au fond d’une affaire par la cour d’appel des migrations. L’autorisation d’introduire un recours est accordée s’il est important, pour orienter l’application de la loi, que la cour d’appel des migrations se penche sur le recours ou si des motifs exceptionnels justifient pareil examen. Selon le chapitre 12, article 22, de la loi, la validité d’une décision d’expulsion qui n’émane pas d’une juridiction ordinaire (c’est-à-dire qui ne résulte pas d’une condamnation pénale) expire quatre ans après la date à laquelle elle a acquis force exécutoire. Lorsqu’une décision d’expulsion est frappée de prescription, l’étranger peut à nouveau demander l’asile et un permis de séjour. Une nouvelle demande implique un examen complet, par l’office des migrations, des motifs invoqués par l’étranger ; une décision négative de l’office peut être contestée devant le tribunal des migrations et la cour d’appel des migrations suivant les règles de la procédure ordinaire en matière d’asile et de permis de séjour. Un recours contre une décision négative de l’office a un effet suspensif, de sorte que l’étranger ne peut pas être expulsé tant que la procédure est en cours. Le 30 novembre 2011, la cour d’appel suédoise des migrations rendit un arrêt (MIG 5 (25) 2011:29) statuant sur l’appréciation du risque de persécution dans les affaires de conversion « sur place ». Elle déclara que, pour apprécier si un étranger avait établi de façon plausible que sa conversion d’une religion à une autre était sincère en ce sens qu’elle reposait sur des convictions religieuses réelles et personnelles, il convenait de procéder à une évaluation individuelle conformément au Guide du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés et aux Principes directeurs du HCR sur la protection internationale relatifs aux demandes d’asile fondées sur la religion. La cour d’appel indiqua qu’il fallait procéder à une appréciation globale fondée sur les circonstances dans lesquelles la conversion était intervenue et sur le point de savoir si l’on pouvait s’attendre à ce que le demandeur vécût sa nouvelle foi à son retour dans son pays d’origine. Elle ajouta que, dans le cas d’une personne qui s’était convertie après avoir quitté son pays d’origine (conversion sur place), la question de la crédibilité appelait une attention particulière. Elle estima également que lorsque la conversion était invoquée peu après que la décision d’expulser le demandeur était devenue définitive et insusceptible de recours, il fallait être particulièrement attentif à la crédibilité des déclarations concernant la conversion. Elle précisa que dans le cas où on jugeait que la conversion d’une personne ne reposait pas sur des convictions sincères, on considérait que cette personne n’avait pas établi de façon plausible qu’à son retour dans son pays d’origine elle entendait y vivre sa nouvelle foi au risque de susciter l’intérêt des autorités ou d’autres personnes. Le 12 novembre 2012, le directeur général des affaires juridiques de l’office suédois des migrations publia un « avis juridique général » sur les demandes d’asile fondées sur des motifs religieux, notamment une conversion (Rättsligt ställningstagande angående religion som asylskäl inklusive konvertering, RCI 26/2012). Cet avis s’appuie sur l’arrêt susmentionné de la cour d’appel des migrations (MIG 5 (25) 2011:29), les Principes directeurs du HCR et l’arrêt rendu le 5 septembre 2012 par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans l’affaire Bundesrepublik Deutschland c. Y et Z (C-71/11 et C-99/11, EU:C:2012:518) (paragraphe 50 ci-dessous). Il indique qu’il faut procéder à une appréciation minutieuse de la crédibilité d’une conversion afin de s’assurer de son authenticité, et qu’une personne dont la conversion ne repose pas sur une conviction réelle ne pratiquera très probablement pas sa nouvelle religion à son retour dans son pays d’origine. Il ajoute qu’en cas de défaut de crédibilité du demandeur il faut rechercher si l’adhésion à la nouvelle religion sera attribuée à l’individu en cas de retour dans son pays d’origine. Selon l’avis, il est important dans le cadre de cette appréciation de rechercher si la conversion peut parvenir, ou va parvenir, à la connaissance des autorités ou de tout autre acteur susceptible de représenter une menace. Enfin, d’après l’avis, une personne qui s’est sincèrement convertie ou qui risque de se voir attribuer ses nouvelles convictions religieuses et s’expose ainsi à la persécution ne doit pas être contrainte de cacher sa foi dans le seul but d’échapper à un tel traitement. Le 10 juin 2013, le directeur général des affaires juridiques de l’office suédois des migrations émit un « avis juridique général » sur la méthodologie à suivre pour apprécier la fiabilité et la crédibilité des demandes de protection internationale (Rättsligt ställningstagande angående metod för prövningen av tillförlitlighet och trovärdighet, RCI 09/2013). Cet avis s’inspire notamment du rapport du HCR sur l’appréciation de la crédibilité dans les dispositifs d’asile de l’Union européenne (« Beyond Proof; Credibility Assessment in EU Asylum Systems », mai 2013). Selon cet avis, il incombe au demandeur de présenter tout élément pertinent et nécessaire pour étayer sa demande de protection internationale, et la charge de la preuve initiale repose sur lui. L’avis indique cependant que l’examen d’une demande de protection internationale relève de la responsabilité conjointe du demandeur et de l’autorité chargée de l’examen. Il ajoute que les preuves, dans un dossier de demande d’asile, sont constituées non seulement par les déclarations de l’intéressé mais aussi par les éléments fournis à l’appui, tels que des documents, des témoignages ou encore des informations sur le pays concerné. III. LE DROIT PERTINENT DE L’UNION EUROPÉENNE ET LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPÉENNE La Directive 2004/83/CE du Conseil du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts (« la directive Qualification ») (remplacée par la Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection, en vigueur depuis le 9 janvier 2012), disposait en ses parties pertinentes : Article 4 : Évaluation des faits et circonstances « 1. Les États membres peuvent considérer qu’il appartient au demandeur de présenter, aussi rapidement que possible, tous les éléments nécessaires pour étayer sa demande de protection internationale. Il appartient à l’État membre d’évaluer, en coopération avec le demandeur, les éléments pertinents de la demande. Les éléments visés au paragraphe 1 correspondent aux informations du demandeur et à tous les documents dont le demandeur dispose concernant son âge, son passé, y compris celui des parents à prendre en compte, son identité, sa ou ses nationalité(s), le ou les pays ainsi que le ou les lieux où il a résidé auparavant, ses demandes d’asile antérieures, son itinéraire, ses pièces d’identité et ses titres de voyage, ainsi que les raisons justifiant la demande de protection internationale. Il convient de procéder à l’évaluation individuelle d’une demande de protection internationale en tenant compte des éléments suivants : a) tous les faits pertinents concernant le pays d’origine au moment de statuer sur la demande, y compris les lois et règlements du pays d’origine et la manière dont ils sont appliqués ; b) les informations et documents pertinents présentés par le demandeur, y compris les informations permettant de déterminer si le demandeur a fait ou pourrait faire l’objet de persécution ou d’atteintes graves ; c) le statut individuel et la situation personnelle du demandeur, y compris des facteurs comme son passé, son sexe et son âge, pour déterminer si, compte tenu de la situation personnelle du demandeur, les actes auxquels le demandeur a été ou risque d’être exposé pourraient être considérés comme une persécution ou une atteinte grave ; d) le fait que, depuis qu’il a quitté son pays d’origine, le demandeur a ou non exercé des activités dont le seul but ou le but principal était de créer les conditions nécessaires pour présenter une demande de protection internationale, pour déterminer si ces activités l’exposeraient à une persécution ou à une atteinte grave s’il retournait dans ce pays ; e) le fait qu’il est raisonnable de penser que le demandeur pourrait se prévaloir de la protection d’un autre pays dont il pourrait revendiquer la citoyenneté. Le fait qu’un demandeur a déjà été persécuté ou a déjà subi des atteintes graves ou a déjà fait l’objet de menaces directes d’une telle persécution ou de telles atteintes est un indice sérieux de la crainte fondée du demandeur d’être persécuté ou du risque réel de subir des atteintes graves, sauf s’il existe de bonnes raisons de penser que cette persécution ou ces atteintes graves ne se reproduiront pas. Lorsque les États membres appliquent le principe selon lequel il appartient au demandeur d’étayer sa demande, et lorsque certains aspects des déclarations du demandeur ne sont pas étayés par des preuves documentaires ou autres, ces aspects ne nécessitent pas confirmation lorsque les conditions suivantes sont remplies : a) le demandeur s’est réellement efforcé d’étayer sa demande ; b) tous les éléments pertinents à la disposition du demandeur ont été présentés et une explication satisfaisante a été fournie quant à l’absence d’autres éléments probants ; c) les déclarations du demandeur sont jugées cohérentes et plausibles et elles ne sont pas contredites par les informations générales et particulières connues et pertinentes pour sa demande ; d) le demandeur a présenté sa demande de protection internationale dès que possible, à moins qu’il puisse avancer de bonnes raisons pour ne pas l’avoir fait, et e) la crédibilité générale du demandeur a pu être établie. » Article 5 : Besoins d’une protection internationale apparaissant sur place « 1. Une crainte fondée d’être persécuté ou un risque réel de subir des atteintes graves peut s’appuyer sur des événements ayant eu lieu depuis le départ du demandeur du pays d’origine. Une crainte fondée d’être persécuté ou un risque réel de subir des atteintes graves peut s’appuyer sur des activités exercées par le demandeur depuis son départ du pays d’origine, en particulier s’il est établi que les activités sur lesquelles cette demande se fonde constituent l’expression et la prolongation de convictions ou d’orientations affichées dans le pays d’origine. Sans préjudice de la convention de Genève, les États membres peuvent déterminer qu’un demandeur qui introduit une demande ultérieure ne se voit normalement pas octroyer le statut de réfugié, si le risque de persécutions est fondé sur des circonstances que le demandeur a créées de son propre fait depuis son départ du pays d’origine. » Article 9 : Actes de persécution « 1. Les actes considérés comme une persécution au sens de l’article 1A de la convention de Genève doivent : a) être suffisamment graves du fait de leur nature ou de leur caractère répété pour constituer une violation grave des droits fondamentaux de l’homme, en particulier des droits auxquels aucune dérogation n’est possible en vertu de l’article 15, paragraphe 2, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ou b) être une accumulation de diverses mesures, y compris des violations des droits de l’homme, qui soit suffisamment grave pour affecter un individu d’une manière comparable à ce qui est indiqué au point a). Les actes de persécution, au sens du paragraphe 1, peuvent notamment prendre les formes suivantes : a) violences physiques ou mentales, y compris les violences sexuelles ; b) les mesures légales, administratives, de police et/ou judiciaires qui sont discriminatoires en soi ou mises en œuvre d’une manière discriminatoire ; c) les poursuites ou sanctions qui sont disproportionnées ou discriminatoires ; d) le refus d’un recours juridictionnel se traduisant par une sanction disproportionnée ou discriminatoire ; e) les poursuites ou sanctions pour refus d’effectuer le service militaire en cas de conflit lorsque le service militaire supposerait de commettre des crimes ou d’accomplir des actes relevant des clauses d’exclusion visées à l’article 12, paragraphe 2 ; f) les actes dirigés contre des personnes en raison de leur sexe ou contre des enfants. Conformément à l’article 2, point c), il doit y avoir un lien entre les motifs mentionnés à l’article 10 et les actes de persécution au sens du paragraphe 1. » Article 10 : Motifs de la persécution « 1. Lorsqu’ils évaluent les motifs de la persécution, les États membres tiennent compte des éléments suivants : a) la notion de race recouvre, en particulier, des considérations de couleur, d’ascendance ou d’appartenance à un certain groupe ethnique ; b) la notion de religion recouvre, en particulier, le fait d’avoir des convictions théistes, non théistes ou athées, la participation à des cérémonies de culte privées ou publiques, seul ou en communauté, ou le fait de ne pas y participer, les autres actes religieux ou expressions d’opinions religieuses, et les formes de comportement personnel ou communautaire fondées sur des croyances religieuses ou imposées par ces croyances ; (...) » La Directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 (« la directive Procédure ») relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres (remplacée par la Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale, en vigueur depuis le 19 juillet 2013) énonçait notamment ce qui suit : « CHAPITRE III : PROCÉDURES EN PREMIER RESSORT (...) SECTION II Article 25 : Demandes irrecevables Outre les cas dans lesquels une demande n’est pas examinée en application du règlement (CE) no 343/2003, les États membres ne sont pas tenus de vérifier si le demandeur remplit les conditions requises pour prétendre au statut de réfugié en application de la directive 2004/83/CE, lorsqu’une demande est considérée comme irrecevable en vertu du présent article. Les États membres peuvent considérer une demande comme irrecevable en vertu du présent article lorsque : (...) f) le demandeur a introduit une demande identique après une décision finale ; (...) SECTION IV Article 32 : Demandes ultérieures Lorsqu’une personne qui a demandé l’asile dans un État membre fait de nouvelles déclarations ou présente une demande ultérieure dans ledit État membre, ce dernier peut examiner ces nouvelles déclarations ou les éléments de la demande ultérieure dans le cadre de l’examen de la demande antérieure ou de l’examen de la décision faisant l’objet d’un recours juridictionnel ou administratif, pour autant que les autorités compétentes puissent, dans ce cadre, prendre en compte et examiner tous les éléments étayant les nouvelles déclarations ou la demande ultérieure. En outre, les États membres peuvent appliquer une procédure spéciale, prévue au paragraphe 3, lorsqu’une personne dépose une demande d’asile ultérieure : a) après le retrait de sa demande antérieure ou la renonciation à celle-ci en vertu de l’article 19 ou 20 ; b) après qu’une décision a été prise sur la demande antérieure. Les États membres peuvent également décider d’appliquer cette procédure uniquement après qu’une décision finale a été prise. Une demande d’asile ultérieure est tout d’abord soumise à un examen préliminaire visant à déterminer si, après le retrait de la demande antérieure ou après la prise d’une décision visée au paragraphe 2, point b), du présent article sur cette demande, de nouveaux éléments ou de nouvelles données se rapportant à l’examen visant à déterminer si le demandeur d’asile remplit les conditions requises pour prétendre au statut de réfugié en vertu de la directive 2004/83/CE sont apparus ou ont été présentés par le demandeur. (...) CHAPITRE V : PROCÉDURES DE RECOURS Article 39 : Droit à un recours effectif Les États membres font en sorte que les demandeurs d’asile disposent d’un droit à un recours effectif devant une juridiction contre les actes suivants : a) une décision concernant leur demande d’asile, y compris : i) les décisions d’irrecevabilité de la demande en application de l’article 25, paragraphe 2, (...) » Le 5 septembre 2012, la grande chambre de CJUE rendit son arrêt dans l’affaire Bundesrepublik Deutschland c. Y et Z, précitée. Cette affaire concernait deux demandeurs d’asile originaires du Pakistan, Y et Z, qui affirmaient avoir subi des mauvais traitements en raison de leur appartenance à la communauté musulmane ahmadiyya, mouvement réformateur de l’islam, et indiquaient avoir été contraints de quitter leur pays d’origine pour cette raison. Les autorités allemandes avaient dit que Y et Z étaient très fortement attachés à leur foi et qu’au Pakistan ils avaient vécu cette foi activement ; qu’en Allemagne ils continuaient à mettre leur foi en pratique et qu’ils considéraient que la pratique de leur religion en public était nécessaire à la préservation de leur identité religieuse. Les demandes de décision préjudicielle portaient sur l’interprétation des articles 2c) et 9 § 1 a) de la directive Qualification. La Cour administrative fédérale allemande (Bundesverwaltungsgericht) avait posé trois questions à la CJUE. Tout d’abord, elle avait demandé dans quelle mesure une atteinte à la liberté de religion, en particulier le droit pour l’individu de vivre sa foi pleinement et ouvertement, était susceptible de constituer un « acte de persécution » au sens de l’article 9 § 1 a) de la directive Qualification. Ensuite, la juridiction nationale avait invité la CJUE à indiquer si la notion d’acte de persécution devait se limiter aux atteintes touchant uniquement ce qui était qualifié de « noyau dur » de la liberté de religion. Enfin, elle avait demandé à la CJUE si la crainte d’un réfugié d’être persécuté était justifiée, au sens de l’article 2 c) de la directive Qualification, lorsque l’intéressé entendait, une fois de retour dans son pays d’origine, se livrer à des actes religieux qui feraient naître un danger pour sa vie, sa liberté ou son intégrité, ou si au contraire on pouvait raisonnablement attendre de l’intéressé qu’il renonçât à de tels actes. Dans sa conclusion, la CJUE se prononça comme suit : « 1) L’article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2004/83/CE du Conseil, du 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, doit être interprété en ce sens que : – toute atteinte au droit à la liberté de religion qui viole l’article 10, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne n’est pas susceptible de constituer un « acte de persécution » au sens de ladite disposition de cette directive ; – l’existence d’un acte de persécution peut résulter d’une atteinte à la manifestation extérieure de ladite liberté, et – aux fins d’apprécier si une atteinte au droit à la liberté de religion qui viole l’article 10, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne est susceptible de constituer un « acte de persécution », les autorités compétentes doivent vérifier, au regard de la situation personnelle de l’intéressé, si celui-ci, en raison de l’exercice de cette liberté dans son pays d’origine, court un risque réel, notamment, d’être poursuivi ou d’être soumis à des traitements ou à des peines inhumains ou dégradants émanant de l’un des acteurs visés à l’article 6 de la directive 2004/83. 2) L’article 2, sous c), de la directive 2004/83 doit être interprété en ce sens que la crainte du demandeur d’être persécuté est fondée dès que les autorités compétentes, au regard de la situation personnelle du demandeur, estiment qu’il est raisonnable de penser que, à son retour dans son pays d’origine, il effectuera des actes religieux l’exposant à un risque réel de persécution. Lors de l’évaluation individuelle d’une demande visant à obtenir le statut de réfugié, lesdites autorités ne peuvent pas raisonnablement attendre du demandeur qu’il renonce à ces actes religieux. » Le 2 décembre 2014, la grande chambre de la CJUE rendit son arrêt dans les affaires jointes A. et autres c. Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie (C-148/13, C-149/13 et C-150/13, EU:C:2014:2406). Celle-ci concernait des ressortissants d’États tiers qui avaient déposé une demande d’asile aux Pays-Bas parce qu’ils craignaient d’être persécutés dans leurs pays d’origine respectifs en raison notamment de leur homosexualité. Le Conseil d’État néerlandais (Raad van State) avait soumis une demande de décision préjudicielle sur l’interprétation de l’article 4 de la directive Qualification, car il voulait savoir si le droit de l’Union européenne limitait l’action des États membres lors de l’examen de la demande d’asile d’une personne craignant d’être persécutée dans son pays d’origine en raison de son orientation sexuelle. Dans sa conclusion, la CJUE se prononça comme suit : « L’article 4, paragraphe 3, sous c), de la directive 2004/83/CE du Conseil, du 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, ainsi que l’article 13, paragraphe 3, sous a), de la directive 2005/85/CE du Conseil, du 1er décembre 2005, relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce que, dans le cadre de l’examen, par les autorités nationales compétentes, agissant sous le contrôle du juge, des faits et des circonstances concernant la prétendue orientation sexuelle d’un demandeur d’asile, dont la demande est fondée sur une crainte de persécution en raison de cette orientation, les déclarations de ce demandeur ainsi que les éléments de preuve documentaires ou autres présentés à l’appui de sa demande fassent l’objet d’une appréciation, par lesdites autorités, au moyen d’interrogatoires fondés sur la seule base de notions stéréotypées concernant les homosexuels. L’article 4 de la directive 2004/83, lu à la lumière de l’article 7 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que, dans le cadre de cet examen, les autorités nationales compétentes procèdent à des interrogatoires détaillés sur les pratiques sexuelles d’un demandeur d’asile. L’article 4 de la directive 2004/83, lu à la lumière de l’article 1er de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que, dans le cadre dudit examen, lesdites autorités acceptent des éléments de preuve, tels que l’accomplissement par le demandeur d’asile concerné d’actes homosexuels, sa soumission à des « tests » en vue d’établir son homosexualité ou encore la production par celui-ci d’enregistrements vidéo de tels actes. L’article 4, paragraphe 3, de la directive 2004/83 ainsi que l’article 13, paragraphe 3, sous a), de la directive 2005/85 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce que, dans le cadre de ce même examen, les autorités nationales compétentes concluent au défaut de crédibilité des déclarations du demandeur d’asile concerné au seul motif que sa prétendue orientation sexuelle n’a pas été invoquée par ce demandeur à la première occasion qui lui a été donnée en vue d’exposer les motifs de persécution. » IV. PRINCIPES DIRECTEURS ET AUTRES DOCUMENTS PERTINENTS DU HCR Le 28 avril 2004, le HCR publia les Principes directeurs sur la protection internationale relatifs aux demandes d’asile fondées sur la religion. Sous le titre « Analyse de fond, A. Définition du terme « religion », ces principes indiquent notamment : « 9. Il n’est pas nécessairement pertinent d’établir la sincérité de la croyance, de l’identité et/ou d’une certaine manière de vivre dans chaque cas. Il peut ne pas s’avérer nécessaire, par exemple, qu’une personne (ou un groupe) déclare qu’elle appartient à telle religion, qu’elle respecte telle foi religieuse ou qu’elle observe telles pratiques religieuses dès lors que le persécuteur impute ou attribue cette religion, cette foi ou ces pratiques à cette personne ou à ce groupe. Comme cela est développé (...) ci-dessous, il n’est pas non plus nécessaire que le demandeur connaisse ou comprenne quoi que ce soit à propos de la religion s’il a été identifié par d’autres comme appartenant à ce groupe et s’il a des craintes de persécution pour cette raison. Une personne (ou un groupe) peut être persécutée pour des motifs religieux même si elle ou d’autres membres du groupe nient catégoriquement le fait que leur croyance, leur identité et/ou leur manière de vivre constituent une « religion ». » Selon ces principes, la conviction religieuse, l’identité ou la manière de vivre sont considérées comme tellement fondamentales pour l’identité humaine qu’on ne saurait contraindre quelqu’un à les cacher, les modifier ou y renoncer pour échapper à la persécution. Des restrictions à la liberté de manifester sa religion ou ses convictions sont permises si elles sont prévues par la loi et sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publics ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui. Bien que la discrimination du fait de la religion soit interdite en vertu du droit international des droits de l’homme, toute discrimination n’atteint pas nécessairement le niveau requis pour justifier une reconnaissance du statut de réfugié. En outre, lorsque des personnes se convertissent après leur départ de leur pays d’origine, cela peut avoir pour effet de créer une demande « sur place ». Dans de telles situations, des préoccupations particulières sur le plan de la crédibilité ont tendance à émerger et un examen rigoureux et approfondi des circonstances et de la sincérité de la conversion sera nécessaire. Parmi les points à examiner figurent la nature des convictions religieuses défendues dans le pays d’origine et de celles défendues aujourd’hui et la connexion entre elles, toute critique vis-à-vis de la religion suivie dans le pays d’origine, par exemple en raison de sa position sur les questions de genre ou d’orientation sexuelle, la façon dont le demandeur a été sensibilisé à la nouvelle religion dans le pays d’accueil, son expérience de cette religion, son état psychologique et l’existence de preuves corroborant son implication et son appartenance à la nouvelle religion. Des activités prétendument « intéressées » ne créent pas de crainte fondée de persécution pour un motif tiré de la Convention dans le pays d’origine du demandeur si la nature opportuniste de ces activités est évidente pour tous, y compris pour les autorités du pays, et que le retour de l’intéressé n’aurait pas de conséquences négatives graves. Le HCR a également publié le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés (« le Guide du HCR »). Le paragraphe 67 du Guide du HCR énonce ce qui suit : « C’est à l’examinateur qu’il appartient, lorsqu’il cherche à établir les faits de la cause, de déterminer le ou les motifs pour lesquels l’intéressé craint d’être victime de persécutions et de décider s’il satisfait à cet égard aux conditions énoncées dans la définition de la Convention de 1951. Il est évident que souvent les motifs de persécution se recouvriront partiellement. Généralement, plusieurs éléments seront présents chez une même personne. Par exemple, il s’agira d’un opposant politique qui appartient en outre à un groupe religieux ou national ou à un groupe présentant à la fois ces deux caractères, et le fait qu’il cumule plusieurs motifs possibles peut présenter un intérêt pour l’évaluation du bien-fondé de ses craintes. » Est également utile le rapport du HCR « Beyond Proof; Credibility Assessment in EU Asylum Systems » (mai 2013). V. ARRÊTS PERTINENTS DE LA COUR SUPRÊME DES ÉTATSUNIS Les arrêts de la Cour suprême américaine United States v. Seeger (380 US 163 (1965)) et Welsh v. United States (398 US 333 (1970)) concernent l’objection de conscience et le « critère de la conviction religieuse » établi par la juridiction suprême sur le fondement du paragraphe 6 j) de la loi sur la formation et le service militaires universels. Dans le premier arrêt, la Cour suprême conclut que le critère de la conviction religieuse découlant du paragraphe 6 j) consistait à se demander si une conviction sincère et sérieuse tenait dans la vie de la personne concernée une place équivalente à celle occupée par le Dieu de ceux qui satisfaisaient assurément aux conditions d’exemption. Elle estima que le statut d’objecteur de conscience n’était pas réservé aux personnes ayant un profil religieux traditionnel. Dans le second arrêt, la Cour suprême jugea que, bien que M. Welsh niât tout fondement religieux à ses convictions – tandis que M. Seeger avait qualifié ses convictions pacifistes de « religieuses » –, elles n’en étaient pas moins valables. Plus spécifiquement, la haute juridiction déclara [traduction du greffe] : « La Cour a indiqué [dans l’affaire Seeger] que les convictions sincères et sérieuses qui conduisent le conscrit à objecter à toute guerre n’ont pas besoin d’être limitées, quant à leur origine ou à leur teneur, à des conceptions traditionnelles ou confessionnelles de la religion. Elle a déclaré que le paragraphe 6 j) « ne fai[sait] pas de distinction entre les croyances qui viennent de l’extérieur et celles qui viennent de l’intérieur » (...), et également que les convictions « profondément personnelles » que d’aucuns pourraient juger « incompréhensibles » ou « incorrectes » relevaient de la notion de « croyance religieuse » figurant dans la loi (...) D’après l’arrêt Seeger, pour que l’objection de conscience à toute guerre revête un caractère « religieux » au sens du paragraphe 6 j), il est nécessaire que cette opposition découle des croyances morales, éthiques ou religieuses du conscrit sur le bien et le mal, et que l’intéressé adhère à ces croyances avec la même force qu’à des convictions religieuses traditionnelles. La plupart des grandes religions d’hier et d’aujourd’hui consacrent l’idée d’un être suprême ou d’une réalité suprême – un Dieu – qui d’une manière ou d’une autre transmet à l’homme une conscience de ce qui est bien et qu’il convient de faire, et de ce qui est mal et doit donc être évité. Si un individu adhère profondément et sincèrement à des croyances qui, bien qu’ayant une origine et une teneur purement éthiques ou morales, lui imposent un devoir de conscience de s’abstenir de participer à toute guerre en tout temps, alors ces croyances tiennent assurément dans la vie de cette personne « une place équivalente à celle qu’occupe Dieu » chez les personnes qui adhèrent à des convictions religieuses traditionnelles. Parce que ses convictions opèrent dans sa vie comme une religion, cette personne a le même droit à l’exemption d’objecteur de conscience « religieux » visée au paragraphe 6 j) qu’une personne dont l’opposition de conscience à la guerre découle de convictions religieuses traditionnelles. » VI. DOCUMENTS D’INFORMATION PERTINENTS POUR LA DEMANDE D’ASILE POLITIQUE FORMÉE PAR LE REQUÉRANT Parmi les documents d’information pertinents figure le rapport du ministère britannique de l’Intérieur sur l’Iran (« Iran, Country of Origin Information (COI) Report ») du 26 septembre 2013, qui décrit notamment l’histoire et l’évolution récentes (chapitres 3 et 4), les citations à comparaître (chapitre 11.53) et le mouvement des Verts (chapitre 15.49). Sont également intéressants le rapport du rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans la République islamique d’Iran, du 13 mars 2014, et le rapport du ministère britannique des Affaires étrangères et du Commonwealth sur l’Iran (« Iran, Country of Concern ») du 10 avril 2014. Le 1er octobre 2009, soit peu après les élections tenues en Iran le 12 juin 2009, la Commission des questions politiques de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) adopta une déclaration estimant que les violentes réactions des autorités iraniennes aux manifestations pacifiques constituaient une sérieuse atteinte aux droits fondamentaux des citoyens iraniens, et appelant les gouvernements des autres pays à ne pas renvoyer en Iran les citoyens iraniens. Par ailleurs, le rapport de 2010 du Département d’État américain sur les droits de l’homme en Iran (8 avril 2011), dans sa section 2 consacrée à la liberté d’expression, à la liberté de la presse et à la liberté sur Internet, observe ce qui suit [traduction du greffe] : « L’État surveille les communications Internet, notamment par le biais de réseaux sociaux tels que Facebook, Twitter et YouTube, et recueille des données à caractère personnel dans le cadre de l’expression pacifique d’idées. Le gouvernement menace, harcèle et arrête des personnes qui ont posté sur Internet des commentaires critiques à son égard (...) » Le ministère britannique de l’Intérieur, dans sa directive opérationnelle sur l’Iran (novembre 2011), indique ce qui suit : « 3.7.11 (...) Les militants connus et les opposants politiques signalés à l’attention des autorités courent un risque réel d’être persécutés en cas de retour en Iran ; ils doivent se voir accorder l’asile en raison de leurs opinions politiques. » VII. DOCUMENTS D’INFORMATION PERTINENTS POUR LA DEMANDE D’ASILE DU REQUÉRANT FONDÉE SUR SA CONVERSION Dans un document de juin 2014 faisant le point sur la situation des personnes converties au christianisme en Iran (« Update on the Situation for Christian Converts in Iran »), le Service danois de l’immigration écrit notamment ce qui suit : « 1.2.1 Évolution des accusations portées contre les personnes converties au christianisme Selon une organisation internationale présente en Turquie, bien que l’apostasie ne figure pas dans le code pénal iranien, il est arrivé que des juges rendent des jugements pour apostasie en se fondant sur ce qu’ils savent et en y mêlant la loi islamique. L’organisation évoque le cas du pasteur Soodmand, exécuté en 1990 après avoir été accusé d’apostasie. Elle ajoute qu’en 1994 un autre pasteur, Mehdi Dibaj, fut accusé d’apostasie, remis en liberté puis retrouvé mort dans une forêt. Depuis 1990, il n’a pas été fait état de convertis de l’islam au christianisme qui auraient été condamnés à la peine capitale pour apostasie en Iran. Le dernier cas en date dans lequel un converti a été accusé d’apostasie – largement relaté dans les médias internationaux – est celui de Yousef Naderkhani, un pasteur de l’Église d’Iran qui fut condamné à une peine de trois ans d’emprisonnement. En 2009-2010, à l’époque où éclata l’affaire Naderkhani, le régime faisait pression sur les tribunaux pour qu’ils appliquent l’accusation d’apostasie aux cas de convertis. Les tribunaux y étaient toutefois réticents car les affaires d’apostasie relevaient des tribunaux religieux spécialement établis pour le clergé. Légalement, les tribunaux religieux étaient les seules juridictions à pouvoir juger une personne accusée d’apostasie, et uniquement donc dans le cas où l’intéressé était un membre du clergé qui s’était converti et si pareille accusation était applicable. En dehors des tribunaux religieux, les affaires concernant des convertis étaient traitées sur le fondement d’accusations de trouble à l’ordre public, et non d’apostasie. Depuis 2011, le seul grand changement observé dans la manière dont les autorités traitent les personnes converties au christianisme est la cristallisation de l’idée que l’apostasie n’est pas applicable à ces personnes. De 2009 à 2011, les autorités iraniennes ont déclaré que les églises de maison étaient liées à des mouvements extérieurs, sionistes par exemple, et à des organisations basées à l’étranger, notamment aux États-Unis. Le régime perçoit les activités des mouvements évangéliques comme une offensive contre le régime iranien. Aussi les églises évangéliques et les églises de maison sont-elles vues sous l’angle de la sécurité nationale. Ce point de vue explique pourquoi certaines affaires concernant des convertis, surtout des responsables d’églises de maison, ont aussi donné lieu à des accusations à caractère plus politique. Concernant Yousef Naderkhani, l’organisation Christian Solidarity Worldwide (CSW) déclare qu’à sa connaissance l’intéressé réside toujours à Rasht et poursuit son activité de pasteur. Depuis l’affaire Naderkhani, dans laquelle les charges ont été infirmées, l’accusation d’apostasie n’a plus été utilisée à l’égard de chrétiens en Iran. Aujourd’hui, toutes les accusations portées contre des convertis et des pasteurs ou des responsables d’églises de maison sont de nature politique et comportent des allégations d’espionnage ou de menace contre la sécurité nationale, y compris de liens avec des organes étrangers et des ennemis de l’islam, notamment les sionistes. (...) 6 La situation des convertis qui rentrent en Iran après une conversion à l’étranger, c’est-à-dire dans un pays européen/occidental Mansour Borji explique qu’il y a vingt ans, en Iran, une personne convertie au christianisme pouvait se faire baptiser dans une église. Au fil du temps, les églises qui célébraient des baptêmes en auraient payé le prix et, sous l’effet de pressions croissantes, cette possibilité aurait désormais disparu. Depuis 2006-2007, les convertis ne seraient plus baptisés dans des églises iraniennes parce que personne ne serait plus disposé à assumer les risques liés à l’administration de ce sacrement. Les personnes converties au christianisme auraient donc commencé à se rendre en Turquie et dans d’autres pays voisins pour se faire baptiser. Interrogée sur le point de savoir si les églises de maison célèbrent des baptêmes, la source déclare que certaines le font peutêtre. Concernant la situation des convertis qui rentrent en Iran après s’être fait baptiser à l’étranger (en Turquie, en Arménie, dans les Émirats arabes unis ou dans un autre pays), la source estime que les intéressés peuvent rentrer tranquillement en Iran et ne rencontrer aucun problème. Une personne qui était déjà surveillée par les autorités pourrait à son retour en Iran devoir faire face à certaines conséquences. Selon l’AIIS [Secrétariat international d’Amnesty International], il est difficile d’obtenir des informations sur les risques potentiels qui pèsent sur un individu à son retour en Iran après une conversion à l’étranger. Un individu qui est rentré en Iran et sur lequel des informateurs iraniens ont recueilli des renseignements serait susceptible d’être arrêté pour être interrogé par les autorités, puis l’arrestation et l’interrogatoire pourraient aboutir à une inculpation et à une condamnation. Un large éventail de personnes seraient ainsi exposées : des étudiants, des militants politiques, des proches de figures politiques risqueraient même d’être interrogés tout comme des personnes converties au christianisme. Sur la question de savoir si une personne baptisée à l’étranger est exposée à un danger émanant des autorités iraniennes, l’AIIS estime que l’importance du baptême doit être mise en balance avec la manière dont les autorités iraniennes perçoivent le converti. Une personne qui a participé à une formation et à des réunions à l’étranger pourrait passer pour convertie alors même qu’elle n’a pas été officiellement baptisée. Interrogé sur la situation d’une personne qui rentrerait en Iran après s’être convertie à l’étranger, c’est-à-dire dans un pays européen ou occidental, Mansour Borji considère qu’elle ne serait pas traitée différemment par les autorités iraniennes. Il estime que si la personne concernée est connue des autorités et que celles-ci s’intéressaient déjà à elle avant qu’elle ne quitte le pays, son retour peut la mettre en danger. Si elle est inconnue des autorités, il n’y a pas pour elle de grand danger, selon la source. Celle-ci évoque le cas d’une famille rentrée en Iran et dont les membres auraient alors été menacés et suivis ou harcelés. Il ne serait pas exclu que des proches ou d’autres personnes les aient dénoncés aux autorités, ce qui aurait causé le harcèlement. La famille en question, qui aurait commencé à fréquenter en secret une église de maison, aurait fini par quitter à nouveau l’Iran. Concernant les conséquences pour un individu qui rentre en Iran après s’être converti à l’étranger, l’organisation CSW déclare que toute personne convertie souhaitant à son retour pratiquer sa confession court de sérieux risques. Que l’individu concerné ait été baptisé dans un pays proche, en Europe ou aux États-Unis ne ferait aucune différence. Selon CSW, si une personne rentre en Iran et ne fait pas réellement de prosélytisme en faveur du christianisme, il n’en reste pas moins qu’elle a abandonné la « foi » (l’islam chiite) et qu’elle menace donc l’ordre du régime. Interrogé sur les conséquences d’un retour en Iran après un baptême à l’étranger, Elam Ministries indique que de nombreux Iraniens se rendent en effet à l’étranger et rentrent en Iran après un certain temps, et que si les autorités iraniennes apprennent qu’une personne s’est fait baptiser à l’étranger celle-ci s’expose à un interrogatoire et à certaines conséquences. Selon la source, c’est par le biais d’informateurs et de la surveillance téléphonique et sur Internet que les autorités peuvent découvrir qu’une personne a été baptisée. Sur la question de savoir comment les personnes qui ont été baptisées à l’étranger poursuivent une vie chrétienne après leur retour en Iran, la source considère que les convertis iraniens ont besoin du baptême en raison de leur origine islamique. Il serait plus facile psychologiquement de vivre comme un chrétien après avoir été baptisé. Après le baptême, un individu présenterait souvent de plus grands changements comportementaux, qui apparaîtraient flagrants à autrui. Fort de son expérience, un responsable de réseau iranien déclare qu’après être devenu chrétien il a cessé de blasphémer et de se mettre en colère comme il en avait l’habitude, et que ce changement de comportement a bien sûr été remarqué par les membres de sa famille et de son entourage. Par ailleurs, après être devenu chrétien un individu recevrait pour commandement de partager sa foi avec autrui. Prêcher l’évangile ferait partie des enseignements de la Bible, et l’évangile selon Saint Matthieu indiquerait qu’il faut aller parler de Jésus à autrui. Les personnes converties auraient à cœur d’obéir à ce commandement, et ce seraient les évangélisateurs que les autorités voudraient empêcher d’agir. La source considère que les personnes revenant de pays occidentaux après s’être converties doivent être très prudentes concernant toute activité d’évangélisation. Un individu retournant en Iran après s’être converti en Europe serait dans une situation sensiblement identique à celle d’un Iranien qui se convertit en Iran. Il serait contraint d’adopter un profil bas et de s’abstenir de parler ouvertement de sa conversion. Dans l’hypothèse où sa conversion serait découverte et signalée aux autorités, il risquerait d’être soupçonné de liens avec des organisations étrangères, à peu près comme un converti résidant en Iran. La source ajoute que les personnes qui séjournent hors d’Iran pendant de longues périodes courent peut-être un risque accru dès lors que les autorités peuvent les soupçonner d’espionnage. Elle précise que cela vaut non seulement pour les personnes converties au christianisme mais aussi pour les autres Iraniens. Interrogés sur la situation de personnes converties au christianisme qui rentrent en Iran après s’être rendues en Turquie ou dans un autre pays, et avoir rencontré d’autres croyants, les représentants de l’Union Church indiquent à la délégation que si les convertis se tiennent « tranquilles », c’est-à-dire qu’ils ne fréquentent pas d’autres croyants, il se peut qu’ils ne soient pas repérés et que leur séjour dans un pays étranger ne change pas grand-chose à leur situation. La source estime qu’un individu qui rentre en Iran après avoir été baptisé dans un pays occidental n’est pas moins exposé s’il renonce au baptême et explique que sa démarche faisait partie d’une stratégie pour partir à l’ouest. Cela pourrait passer auprès des familles, mais pas des autorités nationales. Les convertis en Iran risqueraient arrestation, actes de torture et exécution ; en général ils ne déclareraient pas leur religion au moment de postuler à un emploi ou dans un établissement d’enseignement. Selon les représentants de l’Union Church, même s’ils ne sont pas connus des autorités les convertis peuvent être victimes de rejet, voire de « crimes d’honneur », de la part de leurs familles. Les minorités ethniques chrétiennes (arméniennes, assyriennes) seraient autorisées à se réunir et à pratiquer leur culte dans des conditions strictement encadrées. La source déclare que l’on entend aussi parler de difficultés rencontrées par ces minorités, certaines étant rapportées dans les médias. » Le rapport du ministère britannique de l’Intérieur intitulé « Iran, Country of Origin Information (COI) Report », daté du 26 septembre 2013, renferme notamment les passages suivants : « 19.01 Le rapport sur la persécution des chrétiens en Iran établi par l’intergroupe parlementaire (APPG) Chrétiens au Parlement (« Christians in Parliament ») et publié en octobre 2012 énonce : « Avant la révolution, l’Iran était perçu comme étant bien disposé à l’égard des minorités religieuses. La Constitution iranienne contient des garanties pour le respect des droits fondamentaux, notamment la liberté d’opinion, et pour la protection contre la torture et l’arrestation arbitraire. L’article 23 de la Constitution se lit ainsi : « Le délit d’opinion est proscrit et nul ne peut faire l’objet d’un blâme ou d’une admonestation en raison de ses opinions ». Ces droits sont toutefois subordonnés à un principe plus général selon lequel la charia prime dans tout conflit de lois, de sorte que ces dispositions constitutionnelles n’ont pas mis fin aux multiples interrogatoires et sanctions que subissent des Iraniens du simple fait de leurs croyances religieuses. » 02 Le même rapport de l’APPG ajoute : « La Constitution iranienne consacre la protection de la liberté de religion pour les chrétiens, les juifs et les zoroastriens, et il existe un système d’enregistrement des lieux de culte non musulmans. En réalité cependant, même les Églises officiellement reconnues sont confrontées à de sévères restrictions de leur liberté de culte. » (...) Démographie religieuse 09 Le World Factbook de la Central Intelligence Agency (CIA), mis à jour le 22 août 2013, consulté le 11 septembre 2013, donne la répartition suivante des groupes religieux en Iran : « musulmans (officiels) 98 % (chiites 89 %, sunnites 9 %), autres (notamment zoroastriens, juifs, chrétiens et baha’is) 2 % ». (...) Projet de loi sur l’apostasie 21 Le rapport de l’ICHRI [Campagne internationale pour les droits de l’homme en Iran] de 2013, « The Cost of Faith », relève ceci : « Le nouveau code pénal iranien, en attente d’approbation définitive, n’a pas codifié l’apostasie. Il comporte toutefois une disposition renvoyant à l’article 167 de la Constitution iranienne, qui impose explicitement aux juges d’utiliser les sources juridiques islamiques lorsque des infractions ou sanctions ne sont pas couvertes par le code. Cela laisse le champ libre à une pratique persistante qui consiste à s’appuyer sur une jurisprudence considérant l’apostasie comme un crime capital ». (...) Poursuites des apostats 23 Sur les poursuites des apostats, le rapport de Landinfo pour 2011 énonce ce qui suit : « En pratique, les condamnations pour apostasie sont très rares ». La même source poursuit toutefois ainsi : « Accuser d’apostasie des personnes converties semble être devenu plus courant (...) Des accusations formelles pour apostasie ont été dirigées assez rarement contre des convertis en Iran, mais des menaces en ce sens sont formulées lors de procès comme moyen de pression sur les personnes converties pour les amener à déclarer qu’elles se repentent et souhaitent revenir à l’islam. Dans de nombreux cas, le tribunal a décidé de remettre en liberté le converti sans retenir aucune accusation, ou a porté d’autres accusations, comme la fréquentation d’une église de maison illégale ou des contacts avec des médias étrangers. » 24 Le rapport de l’ICHRI de 2013, « The Cost of Faith », renferme le passage suivant : « La Campagne a permis de recueillir des informations sur trois cas de chrétiens accusés d’apostasie, ceux de Mehdi Dibaj, Yousef Naderkhani et Hossein Soodmand, ainsi que sur un cas, celui de Hossein Soodmand, un chrétien exécuté par l’État pour apostasie. Soodmand, converti et pasteur, fut arrêté en 1990. Après deux mois d’emprisonnement, période pendant laquelle il aurait refusé de renoncer à sa foi, il fut exécuté par pendaison. On ignore s’il a été jugé. Naderkhani, lui aussi converti et pasteur, fut arrêté en 2009 et par la suite condamné à mort. Le réexamen de sa cause, accepté après recours, retint l’attention de la communauté internationale ; à la suite de pressions exercées par les Nations unies, l’Union européenne, des organisations internationales de défense des droits de l’homme et le Vatican, il fut acquitté du chef d’apostasie et sa peine fut commuée en une peine de trois ans d’emprisonnement pour des accusations liées à l’évangélisation. Il fut remis en liberté en 2012, après avoir purgé sa peine. » (...) Les chrétiens « La lecture de la présente section doit être combinée avec celle des sections relatives à l’apostasie, aux poursuites des apostats et aux musulmans convertis au christianisme. 31 Le rapport de l’ICHRI de 2013, « The Cost of Faith », indique : « Il n’y a pas en Iran de statistiques précises sur le nombre de chrétiens, en particulier de convertis au christianisme, en raison de l’absence de sondage fiable. En 2010, le groupe de recherche World Christian Database (WCD) a dénombré 270 057 chrétiens en Iran, soit environ 0,36 % de l’ensemble de la population iranienne, qui compte 74,7 millions de personnes. En Iran, il y a deux grands groupes de chrétiens : les chrétiens ethniques et les chrétiens non ethniques. La majorité sont des chrétiens ethniques, c’est-à-dire des Arméniens et des Assyriens (ou Chaldéens), qui possèdent leurs propres traditions linguistiques et culturelles. La plupart des chrétiens ethniques sont membres de l’Église orthodoxe de leur communauté. Les chrétiens non ethniques appartiennent majoritairement aux Églises protestantes et sont pour la plupart, mais non dans leur totalité, des convertis qui étaient à l’origine musulmans. En 2010, le WCD a recensé approximativement 66 700 chrétiens protestants en Iran, ce qui représente environ 25 % de la communauté chrétienne iranienne. Le gouvernement iranien ne reconnaît pas les convertis comme des chrétiens, et nombre d’entre eux ne font pas état publiquement de leur foi par crainte d’être poursuivis. Aussi le nombre de convertis en Iran est-il probablement sous-estimé. Diverses organisations chrétiennes iraniennes ont indiqué à l’ICHRI que le nombre de personnes converties au christianisme pourrait s’élever à 500 000, mais cette estimation n’a pas pu être confirmée par une source indépendante. » Les musulmans convertis au christianisme (...) 53 Le rapport du CSW de juin 2012 renferme le passage suivant : « Depuis début 2012, on constate une augmentation notable du nombre d’actes de harcèlement, d’arrestations, de procès et de mises en détention de convertis au christianisme dans différentes villes à travers l’Iran, avec une répression particulière contre des individus et groupes à Téhéran, Kermanshah, Ispahan et Chiraz. Bien que certains de ces détenus aient été remis en liberté après avoir été invités à signer des documents qui leur interdisent de participer à des rassemblements chrétiens, de nombreux autres sont encore en détention, y compris des femmes et des personnes âgées. Il y a eu en février 2012 une augmentation particulière des arrestations, qui s’est poursuivie en mars. Là encore, des cautions exorbitantes ont été exigées contre la remise en liberté provisoire de chrétiens détenus. La nouvelle vague de répression a touché à la fois le mouvement des églises de maison et les confessions agréées ; la répression visant ces dernières s’inscrivait dans le prolongement de faits survenus fin 2011, lorsque les autorités avaient fait une descente dans une église appartenant au mouvement autorisé des Assemblées de Dieu, à Ahwaz, emprisonnant toutes les personnes présentes, y compris des enfants participant au catéchisme. Si en 2011 les attaques directes contre les églises autorisées ont été rares, l’année 2012 a vu pour l’heure l’arrestation des responsables des églises anglicanes de Saint-Paul et de SaintPierre à Ispahan, la troisième ville d’Iran. En mai [2012], il a été signalé que le pasteur Hekmat Salimi, chef de l’église Saint-Paul, avait bénéficié d’une libération provisoire contre le versement d’une caution d’environ 40 000 dollars. » Pour de plus amples informations, voir le rapport du CSW. 54 Le 8 septembre 2012, le Guardian a rendu compte de la remise en liberté du pasteur chrétien Yousef Naderkhani tout en relevant que, « [e]n avril [2012], un autre pasteur, Farshid Fathi, âgé de trente-trois ans, [avait] été la dernière victime en date de la persécution étatique des convertis au christianisme après avoir été condamné à une peine de six ans d’emprisonnement par un tribunal révolutionnaire, selon l’Agence iranienne d’information chrétienne ». Le rapport de 2013 de la Commission américaine sur la liberté religieuse dans le monde (USCIRF [United States Commission on International Religious Freedom]), indique ceci : « Une partie des éléments de preuve présentés au procès tendaient à indiquer que Fathi avait possédé, et diffusé illégalement, des bibles et de la littérature chrétienne en langue farsi. Il a passé plusieurs mois à l’isolement et est toujours en prison. » 55 Le rapport conjoint du service danois de l’immigration, de Landinfo Norvège et de la mission d’enquête du Conseil danois pour les réfugiés à Téhéran-Iran, Ankara-Turquie et Londres-Royaume-Uni, « sur la conversion au christianisme, les questions concernant les Kurdes et les manifestants du soulèvement postélectoral de 2009, ainsi que les questions juridiques et les procédures de sortie », des 920 novembre 2012 et 8-9 janvier 2013, publié en février 2013 [rapport d’enquête danois de 2013], fait état du risque de persécution que courent les personnes converties au christianisme. La plupart des sources consultées ont souhaité rester anonymes. Le rapport comporte les observations suivantes : « Une organisation internationale d’Ankara déclare que les autorités perçoivent les mouvements évangéliques comme une sorte de réseau de renseignement et ont tendance à s’en prendre surtout à ceux qui évangélisent et font du prosélytisme. Les autorités ne se préoccuperaient pas des individus convertis, mais il en irait autrement s’ils se lançaient dans des activités plus organisées. La source ajoute que, par exemple, les autorités n’ont pas retiré aux chaînes de télévision satellite qui diffusent des émissions chrétiennes l’autorisation d’émettre. Selon la source, les autorités ne font pas la chasse aux membres d’églises de maison mais tendent plutôt à s’en prendre aux « gros poissons », c’est-à-dire à ceux qui organisent les choses et font du prosélytisme, dès lors qu’ils sont perçus comme une menace pour la société. Pour la source, les évangélisateurs qui diffusent des informations chrétiennes courent plus de risques que les autres et des efforts considérables sont déployés aux fins de pourchasser ces personnes, à savoir les pasteurs. Interrogée sur ce qui pourrait conduire à la persécution d’un converti chrétien, une ambassade occidentale souligne que le fait de se livrer à une activité évangélique ou de manifester activement son identité chrétienne dans la sphère publique risque de provoquer une réaction négative des autorités et de créer des ennuis. Porter une croix ne serait pas un problème en soi. La source ajoute que le risque couru par une personne peut toutefois aussi dépendre de ce que l’individu a fait par le passé, par exemple si une activité antérieure a été enregistrée par les autorités. » (...) 58 Le 16 juin 2013, Mohabat a rapporté ce qui suit : « Selon Mohabat News, le tribunal révolutionnaire de Chiraz a notifié les condamnations de Mojtaba Seyyed-Alaedin Hossein, Mohammad-Reza Partoei (Koorosh), Vahid Hakkani et Homayoun Shokouhi à leur avocat. Ces trois hommes chrétiens ont été déclarés coupables des chefs suivants : fréquentation d’une église de maison, diffusion du christianisme, contacts avec des pasteurs étrangers, propagande contre le régime et atteinte à la sécurité nationale. Tous ont été condamnés à une peine de trois ans et huit mois d’emprisonnement. (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1974 et réside à Londres. Elle est la cousine de Jean Charles de Menezes, tué par des policiers le 22 juillet 2005. A. La genèse de l’affaire Le 7 juillet 2005, quatre kamikazes firent exploser des bombes dans le réseau de transports en commun londonien, trois d’entre eux dans le métro et le quatrième dans un autobus. Ces attentats firent cinquante-six morts, dont les kamikazes, et un nombre plus important encore de blessés. La police métropolitaine de Londres (Metropolitan Police Service – « la police métropolitaine ») mena une enquête d’envergure afin d’établir l’identité des personnes impliquées de près ou de loin dans ces attentats. Les informations dont disposaient les services de renseignement indiquaient que les terroristes préparaient activement un nouvel attentat qui devait être commis quelques jours plus tard, et le niveau d’alerte qui traduisait le risque que le Royaume-Uni soit la cible du terrorisme international fut relevé de 3 à 1. Le 21 juillet 2005, soit deux semaines exactement après les premiers attentats, quatre engins explosifs furent découverts dans des sacs à dos laissés dans trois rames de métro et un autobus. Comme l’on craignait que les auteurs des attentats manqués se regroupent le lendemain matin et tentent de faire exploser d’autres engins, la police métropolitaine lança immédiatement une opération de recherche (« l’opération Theseus 2 ») pour les retrouver. Cette opération était placée sous les ordres du commandant John McDowall, commandant or (Gold Commander). Le 22 juillet 2005 à 4 h 20, le commandant McDowall fut informé qu’un dénommé Hussain Osman avait été identifié comme étant l’un des suspects dans le cadre des attentats manqués du 21 juillet. On pensait que M. Osman et un autre suspect résidaient dans un appartement situé au 21 Scotia Road à Londres. B. L’opération Theseus 2 La stratégie du commandant McDowall Le 22 juillet 2005 à 4 h 38, le commandant McDowall décida de mettre en place des opérations de surveillance à Scotia Road et à une autre adresse de Londres. L’objectif global de l’opération du 21 Scotia Road était de déterminer si les deux suspects étaient présents dans l’appartement et de les arrêter en toute sécurité s’ils en sortaient. La stratégie du commandant McDowall n’a pas été consignée par écrit ; toutefois, il semblerait qu’elle consistait à assurer une surveillance secrète de l’appartement de Scotia Road, à suivre les individus qui sortiraient de l’immeuble jusqu’à ce qu’il soit possible de les interpeller sans risque, puis à les intercepter. Pour mettre en œuvre cette stratégie, le commandant avait prévu qu’une équipe de surveillance des forces spéciales de la police métropolitaine (le SO12) soit présente à Scotia Road. Cette équipe devait être appuyée par une unité de la section d’intervention de la police métropolitaine (le SO19). L’unité du SO19 était composée d’agents d’élite spécialisés dans le maniement des armes à feu (Special Firearms Officers – « les agents d’élite »), habituellement déployés sur des opérations préparées à l’avance. Certains membres de l’équipe de surveillance étaient armés, pour leur propre protection et pour celle du public, mais leur formation ne leur permettait pas d’arrêter des suspects armés. Cette mission incombait normalement aux agents du SO19, bien que l’on pût en dernier recours la confier à des agents armés du SO12. Le service des poursuites de la Couronne (Crown Prosecution Service – « le CPS ») conclut ultérieurement dans son rapport que si l’on avait suivi la stratégie du commandant McDowall (en particulier, si l’équipe du SO19 avait été déployée à temps pour appuyer les équipes de surveillance à Scotia Road), les événements se seraient déroulés autrement. La structure de commandement Le commandant McDowall désigna le commandant Cressida Dick comme responsable de l’opération Theseus 2. En sa qualité de Designated Senior Officer (« officier supérieur ad hoc »), Mme Dick était chargée de la mise en œuvre en toute sécurité de la stratégie Theseus 2 et elle était responsable de l’opération menée le 22 juillet 2005 au 21 Scotia Road. Elle était basée dans la salle de contrôle 1600, où elle était secondée par Trojan 80, un agent d’élite expérimenté du SO19, qui avait pour rôle d’être son conseiller tactique. L’inspecteur divisionnaire C (Detective Chief Inspector C – « le DCI C ») fut nommé commandant argent (Silver Commander) de l’opération de Scotia Road. Le commandant argent était normalement le responsable suprême de la gestion des opérations et du déploiement des tireurs, mais dans ce cas précis, l’officier supérieur ad hoc conserva cette responsabilité, le DCI C assurant pour sa part le commandement sur le terrain sous les ordres de l’officier supérieur ad hoc. Le DCI C était secondé et accompagné sur le terrain par Trojan 84, qui, comme Trojan 80, était un agent d’élite expérimenté du SO19 et jouait le rôle de conseiller tactique. Trojan 84 était responsable de l’équipe d’agents d’élite qui devait être déployée et il était en contact direct avec Trojan 80. Le commissaire (Detective Superintendent) Jon Boutcher (« le commissaire Boutcher »), qui était l’officier enquêteur principal (Senior Investigating Officer) dans l’enquête sur l’identité des responsables des attentats du 7 juillet 2005, fut également nommé commandant argent. La mise en œuvre de la stratégie du commandant McDowall Le 22 juillet 2005 à 5 heures, une équipe de surveillance du SO12 fut appelée sur les lieux. À ce stade, il n’avait pas été demandé aux agents du SO19 de se rendre sur place. À 6 h 4, deux équipes de surveillance du SO12 étaient en place à Scotia Road pour contrôler les lieux et suivre toute personne qui en sortirait. L’immeuble du 21 Scotia Road avait la même entrée que celui du 17 Scotia Road, et les équipes de surveillance étaient postées dans une camionnette d’où elles observaient cette entrée. La section antiterroriste de la police métropolitaine (le SO13) envoya quant à elle quatre agents chargés de prêter leur concours en cas d’arrestation et de recueillir des renseignements. Le commissaire Boutcher assurait la liaison entre la salle de contrôle et le SO13. À 6 h 50, le commandant McDowall tint une réunion préparatoire, au cours de laquelle fut exposée la stratégie à suivre quant à l’utilisation des armes à feu. Trojan 80 ainsi que les commandants argent des opérations de surveillance menées à Scotia Road et à l’autre adresse londonienne étaient présents à cette réunion. L’officier supérieur ad hoc arriva à 7 h 15, mais le commandant McDowall eut un entretien avec elle après la réunion préparatoire afin de s’assurer qu’elle disposait de toutes les informations et de toute l’assistance nécessaires. N’ayant pas été appelés plus tôt (paragraphe 22 ci-dessus), les agents d’élite du SO19 furent assignés à l’opération lorsqu’ils prirent leur service. À 7 h 45, Trojan 84 donna ses instructions aux agents d’élite. Il n’y a pas de procès-verbal de la réunion, mais il semble qu’il ait dit aux agents qu’il leur faudrait peut-être « recourir à des méthodes inhabituelles en raison de l’environnement dans lequel [ils] se trouvaient », et qu’il leur ait conseillé « d’y penser ». Répondant à une question, il aurait ajouté que, s’il fallait tirer pour tuer, l’instruction viendrait directement de l’officier supérieur ad hoc, mais que, si l’équipe était déployée pour intercepter un individu et qu’elle avait l’occasion de l’interpeller mais qu’il n’obtempérait pas, cette hypothèse n’était pas à exclure. Le CPS conclut par la suite que ces instructions avaient « alimenté la crainte [des agents d’élite] de se trouver face à des kamikazes et d’être amenés à faire feu sur eux ». À l’issue de la réunion préparatoire, les agents du SO19 se rendirent dans un poste de police situé à Nightingale Lane, à un peu plus de trois kilomètres de Scotia Road. Ils s’arrêtèrent en chemin pour prendre de l’essence. À leur arrivée, ils reçurent de nouvelles instructions du DCI C, dans le cadre d’une réunion préparatoire qui commença à 8 h 50. Il n’y a pas de procès-verbal de la réunion, mais il apparaît que le DCI C ait confirmé que les terroristes pouvaient porter sur eux un dispositif qui serait difficile à détecter. Il aurait qualifié les individus impliqués dans les attentats de « tueurs implacables et déterminés qui ne reculeraient pas ». Le CPS critiqua ultérieurement cette réunion, la jugeant déséquilibrée au motif que le DCI C n’avait pas dûment averti les agents d’élite qu’il n’y aurait pas forcément que des kamikazes à sortir de l’immeuble de Scotia Road, et qu’ils ne devaient donc pas réagir de manière disproportionnée dans le feu de l’action. L’équipe du SO19 ne fut déployée sur le terrain qu’après 9 h 30. Les événements ayant abouti au décès de Jean Charles de Menezes Jean Charles de Menezes était un ressortissant brésilien qui résidait au 17 Scotia Road. À 9 h 33, il quitta l’immeuble par la sortie commune aux numéros 17 et 21 pour se rendre à son travail. Un agent posté dans la camionnette de surveillance le vit, le décrivit et ajouta : « Ça vaudrait le coup que quelqu’un d’autre jette un œil ». Toutefois, l’unité du SO19 n’étant pas encore arrivée à Scotia Road, il ne fut pas possible d’intercepter M. de Menezes à ce stade (comme l’aurait voulu la stratégie décrite au paragraphe 17 ci-dessus). M. de Menezes fut donc suivi par les agents de surveillance. Depuis Scotia Road, M. de Menezes marcha jusqu’à un arrêt d’autobus situé non loin et prit un bus en direction de Brixton. Les caméras de sécurité de l’autobus n’enregistrèrent pas l’intégralité du voyage en raison de vibrations, mais les enregistrements montrent que, à 9 h 39, M. de Menezes était dans le bus. À ce stade, les agents de surveillance le décrivaient comme « pouvant être » Hussain Osman. Cependant, à 9 h 46, ils estimaient que son apparence ne « correspondait pas » à celle de l’individu recherché. À 9 h 47, M. de Menezes descendit du bus. On le vit alors utiliser son téléphone portable avant de retourner au bus en courant puis d’y remonter. Il existe plusieurs versions, divergentes, quant au point de savoir si M. de Menezes était à ce stade formellement identifié comme le suspect recherché. Il ressort du rapport Stockwell I de la Commission indépendante d’examen des plaintes contre la police (Independent Police Complaints Commission – « l’IPCC » – paragraphes 45-71 ci-dessous) que les agents sur le terrain n’étaient pas en mesure d’affirmer que M. de Menezes était Hussain Osman. Le fait que le registre des agents de surveillance le désigne systématiquement par l’expression « U/I [unidentified] male » (individu non identifié de sexe masculin) tend à corroborer cette version. Néanmoins, les agents de la salle de contrôle 1600 semblent avoir cru qu’il avait été formellement reconnu comme étant Hussain Osman. À peu près au moment où M. de Menezes remonta dans le bus, l’unité du SO19 se mit en route pour Brixton. Le chef des agents d’élite déclara plus tard à l’IPCC qu’il avait entendu sur la radio de communication ses collègues dire que « c’était bien l’homme recherché » et qu’il était « nerveux et tendu ». À 9 h 59, il fut demandé aux équipes de surveillance d’évaluer la probabilité que M. de Menezes soit le suspect recherché. Elles répondirent qu’il était « impossible de donner une probabilité sous forme de pourcentage », mais qu’elles pensaient « que c’était lui ». M. de Menezes descendit du bus à Stockwell et marcha jusqu’à la station de métro. Plusieurs agents de surveillance étaient présents dans les parages, et leur chef proposa d’intercepter M. de Menezes avant qu’il n’entre dans la station. Ayant été informée que l’unité du SO19 n’était pas encore prête à intervenir, l’officier supérieur ad hoc ordonna d’abord que les agents de surveillance procèdent à l’interception. Elle fut toutefois informée presque aussitôt après que l’unité d’intervention était prête. Elle revint donc sur sa première instruction et ordonna aux agents d’élite d’intercepter (stop) M. de Menezes. Celui-ci était alors déjà descendu dans la station de métro. Trojan 84 transmit l’ordre aux agents d’élite. Il déclara : « Ils veulent qu’on empêche (stop) le sujet de monter dans le métro ». Il ajouta que la situation relevait du code rouge, ce qui signifiait que ce serait à eux de gérer la situation et qu’une interception armée était imminente. L’enregistrement provenant des caméras de sécurité de la station de métro montre M. de Menezes entrer dans la station à 10 h 3, vêtu d’une veste en jean légère, d’un tee-shirt et d’un jeans, marcher calmement sans rien porter, puis descendre sur le quai en prenant un escalier roulant. Il n’y a pas d’enregistrement vidéo du bas de l’escalier roulant ni du quai : les bandes correspondantes étaient vierges lorsqu’elles ont été saisies par la police métropolitaine. Le rapport Stockwell I de l’IPCC et le rapport du CPS conclurent ultérieurement que cela était dû au fait qu’un câble avait été endommagé au cours de travaux de rénovation réalisés peu de temps auparavant. À 10 h 5, plusieurs agents d’élite investirent la station de métro de Stockwell et descendirent les escaliers roulants en courant. À 10 h 6, ils suivirent M. de Menezes sur le quai. Les récits des témoins oculaires quant à ce qui s’est passé exactement ensuite divergent, et certains témoins ont donné une version des faits dont on sait à présent qu’elle ne pouvait être exacte. Cependant, si l’on s’en tient aux récits repris dans le rapport Stockwell I de l’IPCC, M. de Menezes serait monté dans la troisième voiture d’une rame de métro à l’arrêt et s’y serait assis ; l’un des agents de surveillance aurait crié aux agents d’élite que le sujet était là ; M. de Menezes se serait levé, les bras le long du corps ; deux policiers l’auraient repoussé sur son siège et maintenu ; selon un témoin, il est possible qu’il ait porté sa main au côté gauche de la ceinture de son pantalon ; puis deux agents d’élite (Charlie 2 et Charlie 12) auraient fait feu sur lui à plusieurs reprises et l’auraient tué. Dans les jours qui suivirent la fusillade, après qu’il fut apparu que M. de Menezes n’avait aucun lien avec les attentats manqués du 21 juillet, le préfet de police du Grand Londres (Commissioner of the Police of the Metropolis), le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères et du Commonwealth exprimèrent leur profond regret pour son décès. Un représentant de la police métropolitaine se rendit au Brésil pour rencontrer sa famille et lui présenta en personne les excuses de la police. Les autorités décidèrent de verser à titre gracieux à la famille une somme d’argent destinée à couvrir ses besoins. La famille fut invitée à recueillir les conseils juridiques indépendants d’un avocat britannique et informée que les frais correspondants seraient couverts par les autorités britanniques. C. Les investigations postérieures au décès Les premières investigations En vertu de la loi de 2002 sur la réforme de la police (Police Reform Act 2002) et du règlement de 2004 relatif aux plaintes contre la police et aux comportements fautifs de policiers (Police (Complaints and Misconduct) Regulations 2004), les cas où des policiers avaient fait usage de leur arme à feu devaient être signalés à l’IPCC. Toutefois, après que M. de Menezes eut été abattu, le préfet de police du Grand Londres écrivit au ministère de l’Intérieur pour l’informer qu’il avait décidé de ne pas saisir l’IPCC du dossier à ce stade. Comme on ne comprit pas tout de suite que M. de Menezes n’était pas lié aux tentatives d’attentat, la section antiterroriste conserva d’abord le contrôle de la scène des tirs (« la scène »). Pendant ce temps, la direction des normes professionnelles (Department of Professional Standards), un service de la police métropolitaine indépendant qui avait été averti des tirs le 22 juillet 2005 à 10 h 38, veilla à l’intégrité de la scène, interrogea les témoins et procéda au recueil d’éléments techniques et scientifiques. Après les tirs, Charlie 2 et Charlie 12 avaient été emmenés dans un poste de police. À 14 h 30, après avoir pris conseil auprès d’un avocat, ils indiquèrent qu’ils ne feraient pas de déclarations à ce stade. Ils s’exprimèrent ensemble le lendemain vers 14 heures, après avoir appris que M. de Menezes n’avait aucun lien avec les attentats manqués. Certaines des informations contenues dans leurs premières déclarations se sont par la suite révélées fausses pour les unes et sujettes à caution pour les autres. Par exemple, ils avaient indiqué que M. de Menezes portait une veste épaisse (alors que les enregistrements des caméras de sécurité montrent qu’il portait une veste en jean légère), et ils avaient dit que les agents du SO19 avaient crié « Police ! Nous sommes armés ! » lorsqu’ils étaient montés dans la rame (alors que l’IPCC a considéré que c’eût été « illogique » face à un individu soupçonné de vouloir se faire exploser). Le 22 juillet 2005 à 12 h 35, un agent du SO12 saisit le registre de l’opération de surveillance. Cependant, le même jour à 20 h 40, le registre fut rendu aux agents de l’unité de surveillance. Il semble que, à peu près à cette heure-là, le registre ait été modifié : le passage qui se lisait précédemment « aperçu son visage une fraction de seconde – je crois que c’est [le suspect] » serait devenu « je crois que ce N’est PAS [le suspect] ». Le 22 juillet 2005 à 21 h 45, la section antiterroriste transféra officiellement le contrôle de la scène à la direction des normes professionnelles, estimant établi que M. de Menezes n’avait aucun lien avec les attentats manqués. Le 23 juillet 2005, une autopsie fut pratiquée. Les conclusions des légistes furent que la mort était due à « de multiples blessures par balles à la tête [ayant entraîné] de graves lésions cérébrales ». La première enquête de l’IPCC : le rapport Stockwell I Le 25 juillet 2005, la direction des normes professionnelles transféra officiellement l’enquête à l’IPCC, qui entama ses investigations le 27 juillet 2005, date à laquelle la direction des normes professionnelles lui transmit les éléments pertinents en sa possession. En raison de la gravité des faits et de l’intérêt public qu’ils suscitaient, l’IPCC décida que ce seraient ses propres agents qui mèneraient l’enquête. Celle-ci fut supervisée par le directeur de l’IPCC en personne, et les enquêteurs étaient investis de tous les pouvoirs et privilèges d’un agent de police menant une enquête. Les buts de l’enquête étaient les suivants : faire connaître au CPS toute infraction pénale ayant pu être commise, lui fournir les éléments de preuve nécessaires pour lui permettre de décider d’engager ou non des poursuites, permettre aux « autorités responsables » des agents concernés (à savoir la police métropolitaine et l’autorité de surveillance de la police métropolitaine – Metropolitan Police Authority – « l’autorité de surveillance ») de déterminer les mesures disciplinaires ou autres à prendre le cas échéant, informer le ministre de l’Intérieur des circonstances du décès de M. de Menezes, et aider le coroner dans son enquête judiciaire s’il devait y en avoir une. En particulier, l’IPCC devait examiner les éléments suivants : a) les informations qui avaient conduit à la surveillance de l’immeuble de Scotia Road ; b) la structure de commandement de l’opération, y compris le nombre d’agents spécialisés déployés et leur profil, et les méthodes qu’ils pouvaient employer ; c) la qualification et la formation des personnes impliquées et leur adéquation avec les tâches qui leur avaient été confiées ; d) les détails des instructions données aux agents impliqués et, le cas échéant, les descriptions ou les photographies de suspects qui leur auraient été données ; e) le point de savoir si l’opération relevait ou non du scénario « Kratos » (ensemble de règles qui, au Royaume-Uni, régissaient la conduite à tenir face à des individus soupçonnés d’être des kamikazes, et qui autorisaient le recours à la force meurtrière en cas d’absolue nécessité) ainsi que les règles, les méthodes opérationnelles et les niveaux d’autorité de « Kratos » ; f) les détails de l’opération de surveillance mobile depuis Scotia Road jusqu’à la station de métro de Stockwell ; g) les détails des mesures prises par la police une fois M. de Menezes parvenu à la station de métro de Stockwell ; h) le point de savoir si les règles et les autorités opérationnelles de « Kratos » avaient été respectées et si elles étaient effectives ; et i) la conformité ou non de « Kratos » à l’article 2 de la Convention. Les enquêteurs de l’IPCC devaient aussi faire rapport sur les actions et les déclarations de la direction des normes professionnelles depuis le moment des faits jusqu’au transfert officiel de l’enquête à l’IPCC afin de faire en sorte que leur enquête réponde aux obligations découlant de l’article 2 de la Convention. Ils recueillirent près de 890 dépositions (de policiers, d’experts en criminalistique et de témoins civils) et plus de 800 pièces à conviction. La famille de M. de Menezes et ses représentants furent informés régulièrement et dans le détail, au cours d’entretiens oraux, des progrès puis de la conclusion de l’enquête. Le 30 septembre 2005, l’équipe d’enquêteurs de l’IPCC remit un rapport dans lequel elle indiquait notamment que certains agents avaient pu commettre des infractions pénales ou des fautes disciplinaires. L’IPCC écrivit donc à la police métropolitaine et à l’autorité de surveillance au sujet des agents concernés. Le 19 janvier 2006, l’IPCC termina son rapport Stockwell I et le communiqua au CPS. Les 6 et 22 mars 2006, les représentants de M. de Menezes furent informés de l’état d’avancement de l’enquête et du rapport de l’IPCC. Les agents de l’IPCC proposèrent aussi de se rendre au Brésil pour expliquer la situation aux membres de la famille de M. de Menezes résidant dans ce pays. Le 14 mars 2006, l’IPCC communiqua ses recommandations à la police métropolitaine, à l’autorité de surveillance, à l’inspection de la police (Her Majesty’s Inspector of Constabulary) et au ministère de l’Intérieur. a) Résumé des conclusions du rapport Stockwell I Le rapport prenait en compte tous les témoignages et retraçait de manière détaillée le cours des événements qui avaient eu lieu le 22 juillet 2005 ainsi que les mesures d’enquête prises après les tirs. En particulier, il examinait les agissements et la responsabilité des commandants, de leurs conseillers et de tous les agents d’élite et des équipes de surveillance qui avaient été en première ligne. Les enquêteurs admettaient que la mort de M. de Menezes n’était pas le résultat d’un acte visant délibérément à mettre en danger la vie d’un tiers innocent, mais ils formulaient néanmoins la conclusion suivante : « 20.01 Il ne fait aucun doute que le matin du 22 juillet 2005, la conjonction d’un ensemble de circonstances survenues entre 05:00 et 10:06 a abouti à la mort d’un homme totalement innocent. » Dans cet « ensemble de circonstances », les enquêteurs décelaient un certain nombre de défaillances. Premièrement, ils critiquaient les réunions préparatoires tenues par le DCI C et Trojan 84 : « 20.8 Il est avéré qu’au cours des réunions préparatoires tenues par [le DCI C et Trojan 84], le point a été fait sur les informations fournies par les services de renseignement, y compris sur les liens entre les événements du 7 juillet et ceux du 21 juillet et sur le fait qu’il était possible que les agents aient à faire face à l’un des terroristes qui avait survécu aux attentats kamikazes de la veille. Ce qui n’a pas été expliqué lors de la réunion préparatoire du [SO19], ni d’ailleurs pendant celles des autres équipes, ce sont les circonstances dans lesquelles il y avait lieu d’appliquer le scénario Kratos. L’application de ce scénario n’était que l’une des options dont disposait la police métropolitaine pour faire face aux individus soupçonnés d’être des terroristes ou des kamikazes. Il n’a pas été dit aux agents [du SO19] que le scénario Kratos ne devait être appliqué qu’en dernier recours et lorsqu’ils seraient sûrs de l’identité de la personne à laquelle ce scénario devait s’appliquer. Ces explications auraient dû être données au cours de la réunion préparatoire. » Deuxièmement, les enquêteurs critiquaient le fait que l’unité du SO19 n’avait pas été déployée suffisamment tôt à Scotia Road conformément à la stratégie du commandant McDowall : « 20.15 La gestion de l’opération entre 07:15 et 09:30 aurait dû comprendre la mise en œuvre pratique de la stratégie conçue par le commandant McDowall, à savoir le déploiement à Scotia Road des ressources appropriées aussitôt que possible. Le commandant Dick était responsable de l’opération après la réunion préparatoire au cours de laquelle le commandant McDowall lui avait donné ses instructions. La stratégie décrite aux paragraphes 6.3 et 6.4 était essentiellement une stratégie consistant à contenir, intercepter et appréhender le suspect. Les événements qui se sont déroulés entre 07:15 et 10:06 traduisent l’échec de cette stratégie. Entre 07:15 et 09:33, il n’a pas été pris de mesures adéquates pour mettre en place à Scotia Road les ressources policières qui auraient permis à la police métropolitaine d’appliquer la stratégie. Pendant ce laps de temps, il y a eu une série de réunions. Aucune des huit personnes qui ont quitté l’immeuble avant M. de Menezes n’a été interceptée comme l’aurait voulu la stratégie, et quand M. de Menezes est sorti, il a simplement été suivi pendant que, une demi-heure durant, on cherchait en vain à déterminer s’il s’agissait [du suspect]. Si les ressources appropriées avaient été en place, il aurait été possible d’arrêter M. de Menezes au cours des cinq minutes qu’il lui a fallu pour se rendre à pied de Scotia Road à l’arrêt de bus de Tulse Hill. (...) 32 Le DCI C, commandant argent, était concrètement l’officier de commandement responsable sur le terrain des agents du SO12 [les forces spéciales], du SO13 [la section antiterroriste] et du SO19 [la section d’intervention]. Or, sachant qu’il se trouvait encore avec les agents du SO13 et du SO19 à Nightingale Lane lorsque M. de Menezes a quitté Scotia Road, puis stationné au centre de l’armée territoriale lorsque M. de Menezes a été reconnu comme le suspect à Brixton, il avait toujours un cran de retard dans cette opération. (...) 49 (...) les enregistrements des caméras de sécurité de la station de métro de Stockwell montrent que les agents [du SO19] ont mis deux minutes pour entrer dans la station après que M. de Menezes eut passé les barrières de contrôle. 50 Un laps de temps de deux minutes est certes très court, mais le temps mis par [le SO19] pour arriver sur les lieux et l’absence d’identification du suspect de manière certaine ont permis à un individu dont on pensait qu’il était peut-être celui qui avait tenté de faire exploser une bombe la veille dans le métro de monter deux fois dans le même bus puis de pénétrer dans une station de métro. » Troisièmement, les enquêteurs critiquaient le fait que l’enquête n’ait pas été immédiatement transférée à l’IPCC : « 17.22 Il est évident que la police métropolitaine était sous pression depuis les événements des 7 et 21 juillet. Pour autant, le fait que l’organe indépendant que le législateur a instauré pour enquêter sur les plaintes et les incidents graves impliquant des policiers, et qui a mené des enquêtes indépendantes sur tous les décès causés par des tirs de policiers depuis le 1er avril 2004, ait cette fois-ci été exclu de la scène des tirs pose un grave problème d’indépendance de l’enquête, et ne doit jamais se reproduire. 23 Le fait que les enquêteurs se soient aussi heurtés à des défaillances dans les enregistrements des caméras de sécurité à Stockwell et que les disques durs du métro aient été introuvables met le problème en lumière. Cette question aurait pu être résolue bien plus tôt si l’IPCC avait eu le contrôle de ces éléments. (...) 25 Le refus de laisser l’IPCC accéder aux éléments de preuve est aussi mis en évidence par le fait que le registre 165330 de l’opération de surveillance a été modifié. (...) 33 Si l’IPCC avait été impliquée dès le début de l’enquête, le registre de l’opération de surveillance n’aurait pas été restitué aux agents, et ceux-ci n’auraient pas pu le modifier. » Néanmoins, l’IPCC conclut que de fortes vibrations avaient gêné l’enregistrement de la plus grande partie du trajet de bus, que le disque dur du métro n’avait pas été changé le jour des faits et que le matériel d’enregistrement de la station de métro avait été cassé au cours de travaux de rénovation réalisés peu de temps avant les faits. Elle conclut donc qu’il n’y avait « pas d’élément démontrant l’existence d’une entente pour dissimuler des preuves aux enquêteurs ». De même, deux experts ayant procédé à l’examen du registre de l’opération de surveillance ne parvinrent pas à se mettre d’accord sur le point de savoir si le registre avait été modifié et, si oui, par qui. b) Les poursuites Le rapport désignait aussi un certain nombre d’individus contre lesquels le CPS voudrait peut-être engager des poursuites. i. Charlie 2 et Charlie 12 Sur les tirs dont M. de Menezes avait fait l’objet après avoir été immobilisé dans la rame, l’IPCC notait ceci : « 20.71 Les agissements de Charlie 2 et Charlie 12 doivent être considérés à la lumière des événements qui s’étaient déroulés ce jour-là et les deux semaines précédentes. À la réunion préparatoire, on leur a longuement expliqué de quoi les terroristes présumés étaient capables. Pendant l’opération, ils ont entendu que l’homme qu’ils suivaient avait été reconnu comme étant l’un des suspects dans le cadre des tentatives d’attentats de la veille. À son arrivée à Stockwell, [le SO19] est passé en code rouge, ce qui autorisait l’usage des armes à feu dans le cadre de l’intervention, l’officier supérieur ad hoc ayant ordonné d’empêcher l’homme d’entrer dans la station et de monter dans le métro. 72 [Charlie 2 et Charlie 12] avaient vu « Ivor » [un agent de surveillance du SO12] désigner le suspect, qu’ils ont vu se lever de son siège. « Ivor » a alors saisi l’homme et l’a forcé à se rasseoir. Les deux agents disent avoir cru qu’ils devaient agir immédiatement pour empêcher que les personnes présentes dans la voiture ne soient tuées. (...) 74 Il est clair que Charlie 2 et Charlie 12 croyaient qu’ils se trouvaient en état de légitime défense et qu’ils avaient le droit de faire usage de la force comme ils l’ont fait. Le [CPS] voudra peut-être examiner le point de savoir si les actes de Charlie 2 et Charlie 12 sont constitutifs de meurtre à la lumière de la justification qu’ils ont invoquée pour avoir tiré sur M. de Menezes et compte tenu du fait que les explications avancées pour les tirs sur le moment ne correspondaient pas à la version donnée 36 heures plus tard. (...) 94 (...) [Le CPS] (...) voudra peut-être aussi examiner le point de savoir s’ils ont commis une négligence grave en concluant qu’ils se trouvaient face à un kamikaze. » ii. L’officier supérieur ad hoc Sur le rôle de l’officier supérieur ad hoc, l’IPCC indiquait ceci : « 20.77 L’ordre donné par le commandant Dick était d’empêcher [stop] le suspect d’entrer dans la station de métro, puis de monter dans le métro. Lorsqu’elle a été entendue, on lui a demandé d’expliquer ce qu’elle entendait par stop, et sa réponse a été que stop est un mot communément utilisé par les forces de police et qu’il veut dire « intercepter et appréhender ». Cette explication a été confirmée par le DCI C et par Trojan 80 et Trojan 84. 78 Toutefois, il faut tenir compte de la manière dont l’ordre a été compris par [le SO19]. Bon nombre des agents [du SO19] ont déclaré qu’à l’issue de la réunion préparatoire, ils croyaient qu’ils allaient devoir affronter un kamikaze. Les agents [du SO19] ont déclaré qu’ils croyaient que l’homme qui était monté dans le bus et qu’ils suivaient avait été identifié comme l’un des suspects dans le cadre des attentats manqués du 21 juillet 2005. Ils se trouvaient dans une situation où ils essayaient de « rattraper » l’équipe de surveillance depuis la fin de leur réunion préparatoire. Alors qu’ils approchaient de la station de métro de Stockwell, ils ont entendu que le suspect était entré dans la station, et ils ont reçu l’ordre de l’empêcher [stop] de monter dans le métro. Je ne pense pas que l’emploi du mot stop puisse être relié à une activité policière normale. Vu l’état d’esprit des agents [du SO19] – ils croyaient qu’un kamikaze était entré dans la station de métro –, recevoir de l’officier supérieur ad hoc l’ordre de l’empêcher de faire quelque chose ne pouvait pas se comprendre comme un ordre lié à des activités normales. Ils n’avaient pas bénéficié lors de leur réunion préparatoire d’explications additionnelles du type de celles que j’ai mentionnées au paragraphe 20.8. Si tel avait été le cas, ils auraient peut-être fait preuve de plus de retenue dans leur manière de traiter M. de Menezes. (...) 82 Je [l’inspecteur principal J.D. Cummins] m’exprime au paragraphe 20.47 sur les conséquences du fait que l’équipe de surveillance n’est pas parvenue à identifier correctement la personne qu’elle suivait. Pendant trente minutes, cette équipe avait suivi M. de Menezes, avait maintenu le contact avec lui et avait cherché à l’identifier. Le commandant Dick a ainsi disposé d’un laps de temps de trente minutes pour agir conformément à la stratégie arrêtée. Or rien n’a été fait pour cela. 83 Les agents du SO12 qui suivaient M. de Menezes avaient été autorisés à porter des armes à feu pour assurer leur protection personnelle et celle du public. Dans le contexte des événements survenus les 7 et 21 juillet, à savoir un attentat à la bombe puis un attentat manqué dans des autobus, c’est un échec de la part du commandement de l’opération que d’avoir permis à M. de Menezes de monter dans le bus à l’arrêt de Tulse Hill. S’il avait été un kamikaze, cela aurait pu engendrer une catastrophe. Dès lors, que le SO12 ne soit pas parvenu à l’empêcher de remonter dans le bus à Brixton constitue un échec encore plus inexplicable dans l’application de la stratégie. (...) 87 [L’officier supérieur ad hoc] a reconnu que c’était elle qui assurait le commandement. Le [CPS] voudra peut-être examiner la question de savoir si la manière dont cette opération a été dirigée, l’absence de déploiement des ressources dans des conditions correctes et le fait qu’aucune autre option tactique n’ait été envisagée peuvent être considérés comme des négligences graves. » iii. « James » Relativement à l’« identification » de M. de Menezes comme étant le suspect recherché, l’IPCC notait ceci : « 20.53 (...) « James » [le chef des équipes de surveillance] a omis de dire que certains membres de son équipe pensaient que le sujet n’était pas [le suspect]. [L’officier supérieur ad hoc] aurait dû en être pleinement informée, car cela aurait pu avoir une incidence sur sa décision. Le [CPS] voudra peut-être examiner le point de savoir si cette négligence de « James » (...) peut être qualifiée de grave. » iv. Les autres agents qui se trouvaient à bord du métro Sur une éventuelle infraction de la part des huit agents qui se trouvaient à bord du métro, l’IPCC indiquait : « 20.91 Étant donné qu’ils croyaient avoir affaire à un kamikaze, il peut sembler illogique qu’ils l’aient interpellé avant de s’efforcer de l’arrêter. Le [CPS] voudra peut-être examiner le point de savoir si, parmi les huit agents qui se trouvaient à bord du métro et qui disent avoir crié ou entendu armed police! [Police ! Nous sommes armés !], certains se sont entendus pour (...) faire entrave à la justice. (...) » v. Trojan 80, Trojan 84 et le DCI C Considérant que Trojan 80, Trojan 84 et le DCI C n’avaient pas été en mesure d’influer sur le cours des événements, l’IPCC a émis l’avis qu’ils ne pouvaient être tenus pour responsables. vi. Le registre de l’opération de surveillance Quant à une éventuelle modification du registre de l’opération de surveillance (paragraphes 42 et 56 ci-dessus), les enquêteurs de l’IPCC indiquaient qu’ils n’avaient pas trouvé d’éléments suffisants contre l’un ou l’autre des individus concernés pour que l’on puisse envisager d’engager des poursuites pénales contre eux. c) Les recommandations opérationnelles L’IPCC indiqua que son enquête faisait apparaître de graves problèmes quant à l’efficacité de l’action de la police le 22 juillet 2005 : non seulement un individu totalement innocent avait été tué par erreur mais en outre la réaction de la police n’aurait peut-être pas été à la hauteur s’il avait fallu intercepter un terroriste déterminé à frapper. Elle formula donc un certain nombre de recommandations opérationnelles détaillées. L’IPCC souligna deux problèmes opérationnels concernant l’usage des armes à feu : le laps de temps important écoulé entre le moment où l’unité du SO19 avait été appelée et celui où elle avait été déployée, et le manque de clarté de l’ordre d’empêcher (stop) le suspect d’agir vu l’état d’esprit dans lequel se trouvaient vraisemblablement les agents d’élite. Elle formula également des recommandations détaillées sur les questions de commandement et de contrôle lors des opérations comportant l’utilisation d’armes à feu, y compris sur la nécessité de préciser le rôle et les responsabilités respectives au sein de la chaîne de commandement, de faire en sorte que toutes les personnes concernées comprennent clairement et de la même manière le contexte lors de futures opérations et, compte tenu du fait que la stratégie du commandant McDowall – assurer le déploiement de l’unité du SO19 à temps – n’avait pas été appliquée, de mettre en place de meilleurs canaux de communication. S’agissant des opérations de surveillance, l’IPCC jugea préoccupant que les agents de surveillance, les agents d’élite et la hiérarchie n’aient pas été habitués à travailler ensemble et n’aient pas été suffisamment au fait de leurs pratiques de travail respectives, que deux agents de surveillance aient cru que la personne suivie n’était pas le suspect sans que cela ait été communiqué à l’officier supérieur ad hoc, et que le registre de l’opération de surveillance ait été modifié. Pour ce qui est de la gestion de la situation après l’incident, l’IPCC répéta ses préoccupations au sujet du délai écoulé avant qu’on ne lui transfère le contrôle de la scène et l’enquête, et au sujet du fait que Charlie 2 et Charlie 12 avaient été autorisés à retourner à leur base, à se rafraîchir, à parler l’un avec l’autre et à rédiger leurs notes ensemble. Quant à l’infrastructure de communications, l’IPCC jugea préoccupant que les principales réunions préparatoires et décisions stratégiques et tactiques n’aient pas été mises par écrit et, de plus, que le commandement et le contrôle de l’opération aient été inévitablement perdus lorsque l’unité du SO19 était entrée dans la station de métro. Elle estima aussi que le manuel sur les armes à feu ainsi que les règles de fonctionnement de « Kratos » étaient manifestement insuffisants pour faire face à la menace terroriste à cette époque. d) Publication Le rapport Stockwell I de l’IPCC ne fut rendu public que le 8 novembre 2007, car il avait fallu attendre l’issue du procès pénal dirigé contre la préfecture de police du Grand Londres (Office of the Commissioner of the Police of the Metropolis – « la préfecture » – paragraphes 100-101 ci-dessous). La deuxième enquête de l’IPCC : le rapport Stockwell II Le 14 octobre 2005, l’autorité de surveillance transmit à l’IPCC une plainte relative à la manière dont la police métropolitaine avait géré les déclarations publiques après la mort de M. de Menezes. L’IPCC mena donc une deuxième enquête, à l’issue de laquelle elle publia le 2 août 2007 le rapport Stockwell II. Le contenu de ce rapport n’est pas directement pertinent relativement au grief dont la Cour est saisie en l’espèce. D. Procédure disciplinaire contre les agents de première ligne et de surveillance L’IPCC avait le pouvoir de recommander ou d’ordonner à la police métropolitaine d’engager une procédure disciplinaire contre des individus. Au cours de son enquête, quinze agents se virent notifier des avis, au titre de l’article 9 du règlement de 2004 relatif aux comportements de la police, pour les avertir que l’enquête pourrait aboutir à l’ouverture d’une procédure disciplinaire contre eux. Le 11 mai 2007, toutefois, l’IPCC décida qu’il n’y avait lieu d’engager une action disciplinaire contre aucun des onze agents de première ligne ou de surveillance qui avaient participé à l’opération, car il n’y avait aucune perspective réaliste que les accusations disciplinaires débouchent sur une condamnation. L’un des agents de surveillance fit l’objet d’une admonestation (words of advice) relativement à la modification du registre de surveillance. La décision relative aux accusations disciplinaires portées contre les deux commandants et leurs conseillers tactiques fut repoussée dans l’attente de la fin du procès de la préfecture (paragraphes 100-101 ci-dessous). E. La première décision relative aux poursuites La décision Lorsqu’il reçut le rapport Stockwell I de l’IPCC, le CPS examina le point de savoir s’il y avait lieu d’engager des poursuites, d’une part, contre un ou plusieurs des agents concernés pour meurtre (murder), homicide involontaire par négligence grave (involuntary manslaughter by way of gross negligence, abrégé en gross negligence manslaughter), comportement fautif par un agent public dans l’exercice de ses fonctions (misconduct in public office), faux (forgery), ou tentative d’entrave à la justice (attempting to pervert the course of justice) et, d’autre part, contre la préfecture ou un quelconque individu, pour infraction à la loi de 1974 sur la santé et la sécurité au travail (Health and Safety at Work etc. Act 1974 – « la loi de 1974 »). Pour prendre sa décision, le CPS devait tout d’abord appliquer le critère de la présence d’éléments suffisants (threshold evidential test), à savoir l’existence ou non d’une perspective réaliste de condamnation, avant de rechercher si les poursuites seraient dans l’intérêt public (paragraphe 163 ci-dessous). a) La première lettre informant de la décision Par une lettre du 17 juillet 2006, le CPS informa la famille du défunt que le directeur du service des poursuites de la Couronne (Director of Public Prosecutions – « le DPP ») avait décidé de poursuivre la préfecture, non pour ses agissements à elle, mais en tant qu’employeur des policiers, au motif qu’elle n’avait pas protégé la santé, la sécurité et le bienêtre de M. de Menezes, au mépris des articles 3 et 33 de la loi de 1974 (paragraphes 157-158 ci-dessous). Il indiquait qu’aucun individu ne serait poursuivi relativement au décès, car il estimait qu’il ne disposait pas « d’éléments suffisants pour qu’il y ait une perspective réaliste de condamnation de l’un quelconque des policiers » ou, autrement dit, qu’il était plus probable qu’un jury rende un verdict de non-culpabilité plutôt que de culpabilité. En ses passages pertinents, cette lettre se lisait ainsi : « Dans les circonstances de la présente affaire, si l’accusation pouvait prouver que [les agents d’élite] n’ont pas agi en situation de légitime défense (d’eux-mêmes ou d’autrui), ils seraient accusés de meurtre. L’ordre avait été donné d’empêcher Jean Charles de monter dans le métro. Les policiers qui se trouvaient dans la salle de contrôle voulaient que Jean Charles soit arrêté en dehors de la station mais, d’une part, [les agents d’élite] n’étaient pas en place à ce moment-là pour procéder à l’arrestation et, d’autre part, il n’avait pas été fait part expressément de cette intention [aux agents d’élite] qui ont été envoyés dans le métro. Or tous les éléments disponibles indiquent que ces agents croyaient que l’on avait reconnu en Jean Charles un kamikaze, qu’on leur avait donné l’ordre de l’empêcher de faire sauter le métro, et qu’ils devaient l’abattre pour qu’il ne déclenche pas sa bombe (...). En cas de poursuites, il reviendrait à l’accusation de démontrer au-delà de tout doute raisonnable que ces deux agents ne croyaient pas honnêtement et sincèrement qu’ils se trouvaient confrontés à une menace mortelle. J’ai donc regardé si nous disposions d’éléments suffisants pour prouver cela. Les deux agents ont déclaré que Jean Charles portait une veste « épaisse » lorsqu’ils l’ont vu, alors qu’il portait en fait une simple veste en jean. J’ai donc tenu compte de cet élément, car il pouvait indiquer qu’ils avaient menti. Cependant, même si je pouvais prouver qu’ils ont effectivement menti et qu’ils ne se sont pas simplement trompés, cet élément seul ne serait pas suffisant pour engager des poursuites pour meurtre, car ils auraient pu avoir d’autres raisons de mentir. J’ai aussi examiné leurs explications quant aux mouvements de Jean Charles lorsqu’ils se sont approchés de lui, pour voir s’il y avait des éléments permettant de dire qu’ils avaient inventé les agissements qu’ils lui attribuaient afin de justifier leurs propres actes. L’un et l’autre ont dit que Jean Charles s’était levé et s’était avancé vers eux les bras le long du corps avant d’être plaqué par un agent de surveillance et forcé à se rasseoir. Les [agents d’élite] ont alors fait feu sur lui. J’ai dû réfléchir à la possibilité pour l’accusation de plaider que, dès lors que le sujet était maîtrisé, il ne risquait pas de faire sauter une bombe, de sorte que l’usage par les agents de leurs armes à feu était illégitime. Cependant, je dois tenir compte du fait que la scène s’est déroulée en l’espace de quelques secondes et que certains témoignages indépendants corroborent la version des agents consistant à dire qu’ils craignaient que Jean Charles ne fasse sauter une bombe. Un témoin qui était assis en face de Jean Charles a déclaré : « J’ai eu l’impression qu’il portait sa main au côté gauche de la ceinture de son pantalon. » (...) Étant donné que je ne peux pas prouver que les agents n’ont pas véritablement agi en état de légitime défense, je ne peux pas les accuser de meurtre, ni d’aucun autre type d’agression, y compris d’homicide involontaire. Il y a quelques flottements entre les versions des agents et celle des témoins de la scène quant au point de savoir si les agents ont averti qu’ils étaient des policiers, qu’ils étaient armés et qu’ils approchaient de la rame. Dans une situation telle que celle-ci, où avertir un individu dont on pense qu’il va faire sauter une bombe pourrait avoir des conséquences fatales tant pour les agents que pour le public, il ne faut pas lancer d’avertissement. Cependant, certains policiers disent qu’ils ont entendu crier armed police! avant les tirs, tandis que les voyageurs confirment avoir entendu les agents crier en dévalant les escaliers mais disent tous ne pas avoir entendu les mots armed police!. Les deux [agents d’élite] affirment pour leur part avoir crié armed police! immédiatement avant de faire feu, mais on ne sait pas s’ils l’ont vraiment fait ni, dans l’affirmative, si le but était d’avertir Jean Charles ou les autres voyageurs présents dans la voiture. Il ne fait aucun doute que certains policiers ont bien crié quelque chose avant que les coups de feu ne soient tirés (...). À moins que je puisse prouver que les agents ont menti (...) pour induire les enquêteurs en erreur, je ne peux pas les poursuivre pour tentative d’entrave à la justice. Ensuite, j’ai examiné avec soin le rôle joué par les policiers qui ont préparé l’opération de surveillance et d’interception et celui des agents qui l’ont exécutée. (...) Plusieurs personnes étaient impliquées et il ne fait aucun doute que certains messages ont été mal interprétés, avec les conséquences tragiques que l’on sait. J’ai examiné la question de savoir si des erreurs ou d’autres agissements des uns et des autres pouvaient être constitutifs d’infractions pénales, au regard des dispositions de droit relatives aux cas d’homicide par négligence grave et au comportement fautif par un agent public dans l’exercice de ses fonctions et de la loi [de 1974]. Même lorsque j’ai conclu que tel ou tel individu avait commis des erreurs, je n’ai pas trouvé d’éléments suffisants pour prouver que ces erreurs étaient graves au point d’être constitutives d’une infraction pénale. Étant donné que des poursuites pénales vont être engagées contre [la préfecture], je ne peux pas vous décrire dans le détail la conduite des individus en question, car cette conduite fera partie du dossier de l’accusation. » b) Les rapports ultérieurs Un procureur du CPS exposa des motivations plus complètes dans un rapport de cinquante pages daté du 9 mars 2006 ainsi que dans un rapport définitif du 9 juillet 2006. i. L’enquête de l’IPCC S’agissant de l’enquête menée par l’IPCC, le procureur indiquait ce qui suit dans le rapport du 9 mars 2006 : « Je suis convaincu que l’enquête a respecté l’article 2 et les exigences procédurales qui en découlent. L’IPCC s’est manifestement montrée indépendante de la police métropolitaine : elle n’a pas limité son enquête à la fusillade dans le métro, mais a examiné l’opération dans son ensemble. J’ai eu un certain nombre de discussions avec des enquêteurs principaux de l’IPCC, qui ont répondu à mes questions. C’est pourquoi je suis convaincu de disposer de suffisamment d’éléments pour me prononcer sur la responsabilité pénale des agents qui ont pris part à l’opération qui a conduit à la mort de M. de Menezes et de la préfecture en tant que telle. » Le procureur signalait toutefois une difficulté particulière s’agissant des éléments de preuve : « Le plus gros problème qui se pose pour comprendre ce qui s’est passé est l’absence quasi complète de compte rendu valable pris sur le moment et le fait que les récits des participants présentent de grandes différences sur tous les points cruciaux. Il est parfois impossible de savoir avec la moindre certitude ce qui a été dit, par qui, à qui et quand. Il y a aussi que certains récits émanent de personnes qui savaient pertinemment qu’une erreur tragique venait d’être commise. » S’agissant des dépositions des voyageurs présents dans le métro, le procureur précisait que les souvenirs de ces derniers présentaient inévitablement des incohérences, en conséquence de quoi « leurs récits ne concordaient pas entre eux et ne cadraient pas non plus avec ceux des policiers », l’un des témoins ayant par exemple confondu M. de Menezes avec « Ivor », l’un des agents de surveillance. ii. Charlie 2 et Charlie 12 Concernant Charlie 2 et Charlie 12, le procureur répétait que les éléments de preuve étaient insuffisants pour convaincre un jury qu’ils ne pensaient pas sincèrement agir en état de légitime défense. Il relevait que, à supposer que ces agents pensaient sincèrement agir ainsi, leur action consistant à abattre un kamikaze serait jugée raisonnable et ne serait pas illégale. iii. L’officier supérieur ad hoc Pour ce qui est du commandant Cressida Dick, le procureur déclarait qu’il n’y avait contre elle aucun élément de preuve de nature à étayer une accusation de meurtre, puisqu’elle n’avait donné à personne l’ordre d’ouvrir le feu. Il se disait toutefois convaincu que des éléments de preuve attestaient que ses actions et ses ordres ainsi que sa planification étaient en-dessous de ce que l’on pouvait raisonnablement exiger d’un policier de son rang, ce qui permettait de prouver qu’il y avait eu un manquement à l’obligation de diligence (duty of care) et un lien de causalité. Il considérait néanmoins qu’il n’y avait « en aucun cas assez » de preuves pour convaincre un jury que la conduite du commandant était défaillante au point de donner corps à l’accusation d’homicide par négligence grave. Il envisageait aussi la possibilité de poursuivre le commandant Dick pour infractions aux articles 7 et 33 de la loi de 1974 mais, après avoir appliqué les critères pertinents, il concluait qu’il ne serait pas conforme aux directives en matière de santé et de sécurité d’engager des poursuites contre elle ou contre l’un quelconque des autres agents au titre de ces dispositions. iv. Trojan 84 Le procureur identifiait Trojan 84 comme étant l’agent ayant le lien le plus direct avec le décès de M. de Menezes : Trojan 84 n’avait en effet pas réussi à envoyer des agents armés en couverture à Scotia Road, avait tenu la réunion préparatoire qui avait fait naître chez les agents d’élite la crainte de se trouver face à des kamikazes et de peut-être devoir les abattre ; enfin, Trojan 84 aurait dû savoir que, dès que les agents d’élite se seraient éloignés du véhicule et affronteraient un kamikaze potentiel, il était plus que probable qu’ils ouvriraient le feu. Le procureur considéra toutefois qu’il n’était pas possible de poursuivre Trojan 84 pour meurtre parce que celui-ci n’avait pas ordonné d’ouvrir le feu et que ses actions n’étaient pas « défaillantes » au point de justifier une condamnation pour homicide par négligence grave. v. Trojan 80 et le DCI C De même, le procureur considérait qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves pour poursuivre Trojan 80, le DCI C ou les agents de l’équipe de surveillance pour homicide par négligence grave. vi. Modification du registre de l’opération de surveillance Le procureur se penchait sur l’allégation de modification du registre (paragraphe 56 ci-dessus), mais il observait que ce registre avait été examiné par deux experts qui ne s’étaient mis d’accord avec le degré de certitude voulu ni pour confirmer qu’il y avait eu des modifications ni sur le point de savoir qui aurait pu les apporter. En conséquence, puisqu’il n’était pas possible de prouver que l’entrée litigieuse était un faux, et encore moins d’imputer la falsification éventuelle à une personne en particulier, le procureur concluait que le dossier n’était pas suffisamment solide pour engager des poursuites pour entente en vue de faire entrave à la justice (conspiracy to pervert the course of justice). vii. Enregistrements manquants Le procureur indiquait également qu’il n’y avait pas d’élément de preuve permettant de penser que les policiers ou qui que ce soit d’autre aient touché au matériel de vidéosurveillance du bus, de la station de métro ou de la rame de métro. Il notait à cet égard qu’il manquait certains passages dans les enregistrements de ces trois sites, mais que l’enquête de l’IPCC avait révélé que de fortes vibrations avaient gêné l’enregistrement de la plus grande partie du trajet du bus, que le disque dur du métro n’avait pas été remplacé le jour des faits, et que le matériel d’enregistrement de la station avait été cassé au cours de rénovations réalisées peu de temps auparavant. viii. La décision d’engager des poursuites contre la préfecture Le rapport présentait dans le détail la décision d’engager des poursuites contre la préfecture. Le procureur indiquait ceci : « À mon avis, la gestion de cette opération a été défaillante à partir du moment où elle est passée du commandant [McDowall] [aux autres responsables]. La conséquence en est qu’un innocent a été tué de la manière la plus horrible qui soit. La police métropolitaine était soumise à une pression extrêmement forte et faisait le maximum pour protéger la société contre des attentats-suicide. Ce sont là des facteurs que je prends en compte mais qui ne changent rien au fait que la stratégie [du commandant McDowall’s], qui aurait protégé au mieux M. de Menezes, n’a pas été mise en œuvre. » Le procureur poursuivait : « À mon avis, ce défaut de préparation a conduit à la mort de M. de Menezes et, en tant que tel, était constitutif d’une infraction visée à l’article 3 de la [loi de 1974]. Je pense que, si nous portons cette accusation, nous pourrons la prouver avec les éléments dont nous disposons déjà, mais une décision de ne pas engager de poursuites individuelles permettra à l’IPCC de recueillir des éléments à charge supplémentaires auprès des individus qui refusent pour l’instant de coopérer. » Considérant que le seul moyen de défense dans ce cadre serait d’invoquer l’absence de « possibilité raisonnable » d’agir différemment, le procureur notait ceci : « (...) on voit mal comment la police pourrait arguer qu’il n’était pas raisonnablement possible d’assurer la sécurité de [M. de Menezes]. Si l’on en venait à un procès contentieux, la police devrait probablement appeler à témoigner plusieurs agents (...) qui ont été interrogés en tant que suspects. Leurs erreurs de préparation seraient alors mises en évidence. » Le contrôle juridictionnel de la première décision relative aux poursuites Le 16 octobre 2006, la requérante sollicita l’autorisation de demander le contrôle juridictionnel de la décision de n’engager de poursuites pénales contre aucun des policiers, cette décision étant selon elle contraire à l’article 2 de la Convention. Elle soutenait en particulier que le critère de la présence d’éléments suffisants prévu par le code à l’intention des procureurs (Code for Crown Prosecutors– « le code »), qui interdisait d’engager des poursuites à moins qu’il ne soit probable qu’un jury convenablement instruit conclue à la culpabilité (paragraphe 163 ci-dessous), n’était pas compatible avec l’article 2 de la Convention. Elle pensait également que cet article imposait aux tribunaux de procéder à un contrôle de la décision relative aux poursuites plus approfondi que celui qui avait été réalisé dans l’affaire R v. Director of Public Prosecutions, ex parte Manning ([2001] 1 QB 330), où la Divisional Court avait dit qu’elle était encline à accorder un poids important au jugement de procureurs expérimentés et que, en principe, une décision relative aux poursuites était régulière dès lors qu’elle avait été prise conformément au code et que la conclusion à laquelle le procureur était parvenu était raisonnable au vu des éléments dont il disposait (paragraphe 165 ci-dessous). Le 14 décembre 2006, une Divisional Court de la High Court autorisa la requérante à solliciter le contrôle juridictionnel de ladite décision mais la débouta quant au fond. S’agissant de la compatibilité du code avec l’article 2 de la Convention, la High Court nota que la jurisprudence de la Cour européenne ne définissait pas de critère particulier en matière d’éléments de preuve à appliquer pour décider d’engager ou non des poursuites. Elle conclut donc que le critère prévu par le code était compatible avec l’obligation que faisait l’article 2 de la Convention de mettre en place une législation pénale effective dissuadant de commettre des atteintes contre les personnes et s’appuyant sur un mécanisme d’exécution conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Selon la High Court, engager des poursuites risquant de ne pas déboucher sur une condamnation aurait de lourdes conséquences pour toutes les parties concernées, même si l’accusation était susceptible de résister à une demande de rejet (dismissal) ou de non-lieu (no case to answer) et, de plus, si le seuil d’ouverture des poursuites était abaissé dans des affaires où des agents de l’État avaient eu recours à la force meurtrière, il était probable qu’une proportion importante des procédures échouent par manque de preuves, ce qui saperait la confiance du public aussi bien dans les forces de l’ordre que dans le CPS. La High Court estima par ailleurs que l’article 2 n’imposait pas de modifier la jurisprudence établie en matière de contrôle juridictionnel des décisions de ne pas engager de poursuites. De l’avis des juges, « l’examen scrupuleux » requis selon l’arrêt Öneryıldız c. Turquie ([GC], no 48939/99, § 96, CEDH 2004XII) était compatible aussi bien avec le critère énoncé dans l’affaire Manning (paragraphe 165 ci-dessous) qu’avec l’approche générale suivie par les juridictions internes dans les affaires mettant en jeu des droits fondamentaux de l’homme. Enfin, appliquant le critère Manning, la High Court jugea que la décision du CPS était conforme au code et qu’elle était raisonnable. Les juges observèrent que cette décision avait été prise par un procureur de rang très élevé et hautement expérimenté et qu’elle avait été contrôlée par un juriste indépendant et par le directeur du CPS lui-même. Ils notèrent que cette décision était longue, scrupuleuse, approfondie, claire et détaillée, et que le CPS avait appliqué le bon critère pour chacun des individus considérés, à savoir « la présence d’éléments suffisants pour offrir une perspective réaliste de condamnation, c’est-à-dire la probabilité qu’un jury conclue à la culpabilité plutôt qu’à l’absence de culpabilité ». Bien qu’il n’y ait eu nulle nécessité pour la High Court d’aller si loin, elle indiqua également qu’elle ne voyait « aucune raison de ne pas approuver cette décision ». Elle conclut dès lors que la décision du DPP était légale et débouta la requérante. Elle rejeta la demande par laquelle la requérante sollicitait l’autorisation de saisir la Chambre des lords. Le 26 juillet 2007, cette dernière rejeta une demande similaire de la requérante. Le 22 janvier 2007, la High Court avait débouté la préfecture de sa demande tendant au rejet des accusations portées contre elle en vertu de la loi de 1974. Les poursuites contre la préfecture 100. Le 1er octobre 2007 s’ouvrit le procès pénal de la préfecture. Quarante-sept témoins au total furent convoqués, dont le commandant McDowall et le commandant Dick. Le CPS portait contre la préfecture les accusations suivantes : a) la stratégie du commandant McDowall n’avait été communiquée correctement ni aux agents qui avaient repris la direction des opérations le 22 juillet 2005, ni aux agents de surveillance ou aux agents de la section d’intervention ; b) la stratégie de contrôle des lieux prévue par le commandant McDowall n’avait pas été correctement préparée ni exécutée ; c) les agents de la salle de contrôle, les agents d’élite et les agents de surveillance n’avaient pas bien compris la stratégie à suivre à Scotia Road et ne l’avaient pas tous comprise de la même façon ; d) il n’avait pas été déployé d’agents pour intercepter et interroger les personnes sortant de l’immeuble de Scotia Road, parmi lesquelles M. de Menezes ; e) les agents d’élite n’étaient pas présents à Scotia Road lorsque M. de Menezes était sorti par la porte commune aux numéros 17 et 21 ; f) il n’y avait pas de plan de secours pour le cas où quelqu’un sortirait de l’immeuble avant l’arrivée des agents d’élite ; g) les personnes sortant de l’immeuble de Scotia Road n’avaient pas été interceptées ni interrogées ; h) on n’avait pas repéré de lieu sûr et approprié où les personnes sortant de l’immeuble de Scotia Road pourraient être interceptées et interrogées ; i) les instructions données aux agents d’élite avaient été imprécises et déséquilibrées, et leur avaient fourni des informations insuffisantes et imprécises sur l’opération, notamment pour la partie devant se dérouler à Scotia Road ; j) les informations relatives à l’identification de M. de Menezes, à ses vêtements, à son comportement et au niveau de menace qu’il était susceptible de représenter n’avaient pas été correctement et précisément évaluées ni diffusées aux agents, en particulier aux agents d’élite ; k) les doutes quant au fait que M. de Menezes soit réellement le suspect recherché n’avaient pas été communiqués à la salle de contrôle ; l) les policiers de la salle de contrôle ne s’étaient pas assurés que les agents de surveillance aient reconnu formellement M. de Menezes comme étant le suspect ; m) les agents d’élite n’avaient pas été déployés aux bons endroits à temps pour empêcher M. de Menezes de monter dans le bus et d’entrer dans la station de métro de Stockwell ; n) les agents d’élite ne s’étaient pas assurés que les agents de surveillance aient reconnu formellement M. de Menezes comme étant le suspect ; o) il n’avait pas été pris de mesures effectives pour interrompre la circulation des métros et des bus de manière à réduire au minimum les risques pour les voyageurs ; p) on avait laissé M. de Menezes monter dans un bus à deux reprises puis entrer dans le métro à Stockwell alors qu’on le soupçonnait d’être un kamikaze et qu’il venait de sortir d’une adresse où l’on pensait que se trouvait un kamikaze ; q) il n’avait pas été donné en temps utile et clairement l’ordre d’intercepter M. de Menezes ou de l’appréhender avant qu’il n’entre dans la station de métro de Stockwell ; r) l’officier supérieur ad hoc n’avait pas reçu d’informations précises quant au lieu où se trouvaient les agents d’élite au moment de décider lesquels, de ces agents ou de ceux de la section antiterroriste, devaient intercepter M. de Menezes ; et s) le risque inhérent à l’arrestation de M. de Menezes par des agents armés n’avait pas été réduit autant que possible en ce qui concernait tant le lieu et le moment où l’intéressé avait été arrêté que la manière dont il l’avait été. 101. Le 1er novembre 2007, le jury rendit son verdict : il concluait que la préfecture était coupable de violation des articles 3 et 33 de la loi de 1974 (paragraphes 157-158 ci-dessous). Il précisa dans un addendum (rider) qui fut validé par le juge du fond que le commandant Dick n’avait aucune « culpabilité personnelle » dans les événements litigieux. La préfecture fut condamnée au paiement d’une amende de 175 000 livres sterling (GBP) et aux dépens (385 000 GBP). F. La procédure disciplinaire ouverte contre les deux commandants et leurs conseillers tactiques 102. À l’issue du procès, l’IPCC décida de ne pas recommander d’engager une action disciplinaire contre les hauts fonctionnaires de police. Elle tint notamment compte de l’addendum dans lequel le jury indiquait que le commandant Dick, l’officier le plus haut gradé, n’encourait aucun reproche. G. L’enquête judiciaire 103. L’enquête judiciaire, qui avait été ajournée dans l’attente de l’issue du procès de la préfecture, commença le 22 octobre 2008. Dans le cadre de cette enquête, soixante et onze témoins furent entendus, parmi lesquels le commandant McDowall, le commandant Dick, Trojan 80, Trojan 84, Charlie 2 et Charlie 12. La famille de M. de Menezes fut représentée à l’audience aux frais de l’État, et elle put contre-interroger les témoins et communiquer des observations. 104. Le 24 novembre 2008, le coroner rendit une décision écrite quant aux verdicts qu’il laissait au jury la possibilité de rendre. Il pouvait donner le choix entre un verdict d’homicide licite (lawful killing), d’homicide illicite (unlawful killing) ou un verdict ouvert (open verdict). Cependant, en vertu des règles gouvernant le procès pénal, il ne pouvait pas laisser au jury la possibilité de rendre un verdict ne répondant pas au critère utilisé pour trancher les demandes de non-lieu, c’est-à-dire un verdict qu’un jury convenablement instruit n’aurait pas pu rendre légitimement même si l’accusation tirait le meilleur parti possible du dossier, soit parce qu’il n’y avait pas d’éléments à l’appui de ce verdict soit parce que ces éléments étaient trop faibles, trop vagues ou trop contradictoires par rapport à d’autres éléments (paragraphe 166 ci-dessous). 105. Le coroner entreprit donc de déterminer séparément pour certains policiers les verdicts qu’il pouvait recommander au jury. Les agents d’élite qui ont abattu M. de Menezes (Charlie 2 et Charlie 12) 106. À leur égard, le coroner formula les conclusions suivantes : « 16. (...) Il ne fait aucun doute que ces agents avaient l’intention de tuer M. de Menezes lorsqu’ils ont fait feu. En conséquence, si l’on pouvait prouver qu’il est faux que, comme ils l’affirment, [ils] aient agi en état de légitime défense d’euxmêmes ou d’autrui, ils auraient commis (...) un meurtre. Toutes les parties intéressées s’accordent à dire que les questions auxquelles je dois répondre pour déterminer si ces agents ont agi en état de légitime défense d’euxmêmes ou d’autrui sont les suivantes : i) L’agent croyait-il honnêtement et sincèrement qu’il était nécessaire qu’il fasse usage de la force pour sa propre défense et/ou pour celle d’autrui ? Il s’agit de savoir ce qu’il croyait subjectivement. Même si sa conviction était erronée, et même s’il était déraisonnable qu’il se trompe, le moyen de défense peut toujours tenir. Le caractère raisonnable ou non de la conviction n’est pertinent que pour aider le jury à déterminer si elle était sincère. ii) Dans l’affirmative, l’agent a-t-il fait un usage de la force ne dépassant pas ce qui était raisonnablement nécessaire dans les circonstances qu’il tenait pour réelles à ce moment-là ? Cette question est objective, mais il faut y répondre de manière réaliste. Lorsqu’un individu est confronté à une menace, le tribunal ne mesure pas de manière trop précise le degré de force utilisé (...) Il faut aussi tenir compte, dans un cas comme celui-ci, du fait qu’une personne menacée n’est pas censée attendre passivement que le coup tombe. Les circonstances peuvent justifier que l’on frappe préventivement. (...) Le critère juridique ne change pas suivant que la personne menacée est un policier ou un militaire. Toutefois, comme le Lord Justice Waller l’a indiqué dans l’affaire Bennett (§ 15), le tribunal peut prendre en compte la formation de la personne lorsqu’il applique les deux aspects du critère aux faits d’une cause donnée. La même chose vaut pour certaines réunions préparatoires ainsi que pour la formation en général. » 107. Les parties admirent au cours de l’enquête judiciaire que les agents d’élite croyaient honnêtement que l’homme qu’ils avaient en face d’eux dans la voiture était Hussain Osman, l’individu fortement soupçonné d’avoir tenté de faire exploser une bombe dans le métro la veille. Toutefois, le coroner rejeta la thèse de la famille de M. de Menezes selon laquelle les agents ne croyaient pas sincèrement que celui-ci constituait une menace imminente. Il en déduisit donc que le jury ne pourrait pas légitimement conclure qu’il était prouvé, au niveau requis en matière pénale, que les deux agents ne croyaient pas sincèrement que M. de Menezes représentait une menace mortelle pour les personnes présentes. Dans le raisonnement par lequel il aboutit à cette conclusion, le coroner formula les considérations suivantes : « 27. Si les agents croyaient honnêtement que M. de Menezes représentait une menace mortelle pour eux et pour les autres personnes présentes, on ne peut pas dire qu’ils aient fait usage d’une force supérieure à ce qui était raisonnablement nécessaire (...) Il a été avancé (...) que [l’un des agents] avait fait un usage excessif de la force parce qu’il avait tiré trop de coups de feu (...) À mon avis, cet argument ne tient pas. Les faits se sont déroulés en l’espace de quelques secondes, et il ne serait pas juste de dire que certains des coups de feu à la tête constituaient un recours à la force raisonnable et d’autres non. En tout état de cause, ces agents avaient été formés pour tirer jusqu’à ce que la menace soit neutralisée. » 108. Le coroner décida donc de ne pas laisser au jury la possibilité de rendre un verdict d’homicide illicite s’agissant des actes commis par Charlie 2 et Charlie 12. Les hauts fonctionnaires de police 109. Le coroner examina ensuite la question de savoir si l’on pouvait dire, sans que cette conclusion soit sujette à caution, que les hauts fonctionnaires de police avaient commis un homicide par négligence grave. Il était admis par toutes les parties qu’il fallait prouver qu’un individu précis était coupable de cette infraction, car on ne pouvait pas additionner les erreurs commises par les uns et les autres pour conclure que l’infraction était constituée. Pour établir que l’infraction avait été commise, il fallait prouver quatre choses : que l’accusé avait une obligation de diligence envers la victime, qu’il avait manqué à cette obligation, que ce manquement avait causé la mort (au lieu d’y avoir seulement contribué de manière minime), et que le manquement avait été « grave ». 110. Relativement à l’obligation de diligence, le coroner conclut ceci : « 35. (...) un policier peut avoir une obligation de diligence lorsqu’il ordonne à d’autres policiers, armés, d’intercepter un individu. Cette obligation consisterait en l’occurrence à prendre des mesures raisonnables pour faire en sorte que l’interception soit effectuée en un lieu et à un moment tels que le risque de blessures inutiles pour le sujet, pour les agents concernés et pour les personnes se trouvant à proximité soit, autant que raisonnablement possible, réduit à son minimum. En ce cas, elle ne naîtrait qu’à partir du moment où les agents armés reçoivent l’ordre de se mettre en mouvement pour procéder à l’interception. » a) Le commandant McDowall 111. Le commandant McDowall faisait l’objet de trois allégations de manquement à l’obligation de diligence : ne pas avoir élaboré de plan stratégique de sorte que les suspects soient interceptés entre le moment où ils sortiraient de l’immeuble et celui où ils emprunteraient les transports en commun, ne pas avoir veillé à ce que l’unité du SO19 soit déployée plus tôt, et ne pas s’être tenu informé pour s’assurer que ses ordres étaient suivis. Pour chacune de ces allégations, le coroner conclut que le commandant McDowall n’avait pas d’obligation de diligence envers M. de Menezes et que, même à supposer que l’on pût établir qu’il avait manqué à une obligation lui incombant, pareil manquement n’aurait pas été la cause de la mort de M. de Menezes. b) L’officier supérieur ad hoc 112. Le commandant Dick faisait elle aussi l’objet de trois allégations : « 54. (...) Premièrement, (...) [elle] ne se serait pas assurée que l’immeuble de Scotia Road demeurait sous étroite surveillance et que des mesures étaient prises pour faire en sorte que tous les suspects puissent être identifiés et interceptés avant de parvenir à un arrêt de bus. Il se trouve que l’arrêt de bus le plus proche était celui d’Upper Tulse Hill, à quelques minutes à pied seulement. Le premier obstacle [à cet] argument est qu’il est difficile de considérer qu’il y ait eu à ce stade une obligation positive de diligence consistant à intercepter M. de Menezes à proximité de son domicile. Je pense pour ma part qu’une telle obligation ne pouvait pas exister. Même si elle avait existé, j’estime qu’il n’aurait pas été possible de procéder ainsi en considérant qu’il s’agissait d’un plan tactique fixe et immuable (...) Quoi qu’il en soit, l’équipe de surveillance s’est bien acquittée de sa mission de contrôle : M. de Menezes est demeuré sous sa surveillance continue, tandis que l’opération à Scotia Road est demeurée secrète. La raison pour laquelle le sujet n’a pas été intercepté plus tôt est que les agents de surveillance n’étaient pas en mesure de dire s’il était bien l’homme recherché. Son décès n’est donc pas dû à une défaillance de l’équipe de surveillance à Scotia Road. Deuxièmement, il est allégué que [l’officier supérieur ad hoc] ne s’est pas tenue informée de l’endroit où se trouvaient les agents de surveillance et les agents d’élite pendant que M. de Menezes se rendait de Tulse Hill à Stockwell. Là encore, je ne pense pas qu’un policier ait envers une personne sous surveillance l’obligation de se tenir informé des mouvements des autres agents, tout au moins tant que l’on n’envisage pas d’intervenir dans l’immédiat. S’il y avait une telle obligation, elle ne consisterait qu’à se tenir raisonnablement au courant, car il ne serait pas possible en pratique de prendre note de la position précise de chaque agent et de chaque voiture. Il ressort pour l’essentiel des éléments du dossier que [l’officier supérieur ad hoc] s’est effectivement tenue raisonnablement informée de ce qui se passait. Grâce à l’écran de la salle de contrôle, elle savait que des agents de surveillance suivaient M. de Menezes et elle savait ce qu’ils disaient. De toute façon, comme [le conseil de la famille de M. de Menezes] le reconnaît, il n’y a rien que l’on aurait pu faire pour intercepter M. de Menezes entre le moment où il est monté dans le bus à Tulse Hill et celui où il en est descendu à Stockwell. [L’officier supérieur ad hoc] avait positionné [les agents d’élite] au bon point de stationnement pour le moment où elle voulait les déployer. Juste avant d’ordonner l’intervention, elle s’est basée sur les informations que lui communiquait [son conseiller tactique] quant à la position [des agents d’élite] et quant au point de savoir s’ils étaient prêts à intervenir. Je considère qu’elle était fondée à se fier à ces informations. Dans ces conditions, je conclus que tout manquement de sa part à l’obligation de se tenir dûment informée n’a pas été la cause de l’issue tragique des événements qui se sont déroulés dans le métro. Troisièmement, il est avancé (...) que [l’officier supérieur ad hoc] a fait preuve d’un manque de jugement dans les décisions qu’elle a prises au cours des dernières minutes, qui étaient décisives, c’est-à-dire après que M. de Menezes fut descendu du bus à Stockwell. À mon avis, elle avait probablement une obligation de diligence envers lui à ce stade dans le cadre des décisions qu’elle prenait et des ordres qu’elle donnait pour qu’une équipe armée l’intercepte. Cependant, il ne serait pas juste de dire qu’elle a failli à cette obligation. Lorsqu’elle a su que le sujet avait quitté le bus, elle a ordonné aux [agents d’élite] de procéder à une interception armée. Lorsqu’on l’a informée qu’ils n’étaient pas en mesure d’intervenir, elle a ordonné aux agents de surveillance de le faire. On ne peut qualifier cet ordre de négligent. Si un léger décalage a eu lieu entre le moment où elle a été informée et celui où elle a donné l’ordre, cela peut probablement s’expliquer par la nécessité de réfléchir avant d’ordonner qu’un individu soupçonné d’être un kamikaze ne soit intercepté par des agents non formés à ce type de situation. Lorsqu’on l’a informée que [les agents d’élite] étaient en position, [l’officier supérieur ad hoc] est revenue sur cet ordre. On pourrait dire qu’elle a pris la mauvaise décision à ce stade, étant donné le lieu où l’on savait que M. de Menezes se trouvait, mais les choses se sont déroulées très vite, et l’on ne peut pas non plus qualifier cette décision de négligente. [Il a été avancé] que le fait d’avoir recours [aux agents d’élite] faisait naître un risque particulier de recours à la force meurtrière. Cependant, il y avait des avantages évidents à avoir recours à des agents qui avaient la formation et l’expérience nécessaires pour procéder à des interventions armées dans un lieu public. » c) Trojan 80 (l’agent d’élite jouant le rôle de conseiller tactique auprès de l’officier supérieur ad hoc) 113. À l’égard de ce policier, le coroner nota ceci : « 58. La première accusation dont [Trojan 80] fait l’objet est que, lorsqu’il est arrivé à New Scotland Yard aux alentours de 6 heures, il n’a pas pris les mesures nécessaires pour accélérer l’envoi de [l’unité du SO19] sur la zone de Scotia Road. Pour les raisons déjà exposées, je ne considère pas qu’il ait eu une obligation de diligence envers M. de Menezes à cet égard. En tout état de cause, lorsqu’il a commencé sa journée, toutes les décisions importantes avaient été prises en ce qui concernait le déploiement [des agents d’élite]. Il n’aurait probablement pas été sûr ni judicieux d’essayer d’accélérer les déploiements à ce stade. Comme expliqué au paragraphe 52 ci-dessus, je ne pense pas qu’il puisse être établi avec le niveau de preuve requis qu’un éventuel délai dans le déploiement des équipes d’intervention ait contribué en quoi que ce soit à la mort de M. de Menezes. La deuxième allégation est que [Trojan 80] n’a pas élaboré de plan tactique pour s’assurer que tout suspect qui sortirait de l’immeuble serait intercepté avant d’atteindre un arrêt de bus. Il s’agit pour l’essentiel de la même allégation que l’une de celles portées contre [l’officier supérieur ad hoc]. Pour les raisons que j’ai exposées au paragraphe 54, cette thèse ne tient absolument pas. La troisième critique faite à [Trojan 80] est qu’il n’a pas transmis à [l’officier supérieur ad hoc] des informations précises quant à la position [des agents d’élite] dans les minutes qui ont suivi le moment où il est apparu que M. de Menezes descendait du bus. Mais [Trojan 80] dépendait pour ces informations du conseiller tactique qui se trouvait auprès de l’équipe sur le terrain, « Trojan 84 ». Or celui-ci a d’abord dit à [Trojan 80] que son équipe n’était « pas en mesure d’intervenir », car elle se trouvait derrière le mauvais bus. [Trojan 80] a dûment transmis cette information. Même à supposer qu’elle ait été fausse, on peut difficilement lui reprocher de l’avoir transmise. » 114. Le coroner conclut que même dans l’hypothèse où, contrairement à l’avis qu’il exposait dans les passages de sa décision reproduits ci-dessus, l’une quelconque des allégations aurait été établie, aucune d’elle ne se serait approchée du niveau de la négligence grave ou criminelle. d) Conclusion 115. À la lumière de ce qui précède, le coroner décida, pour les hauts fonctionnaires de police, de ne pas laisser au jury la possibilité de rendre un verdict court (short-form verdict) d’homicide illicite mais de ne lui laisser le choix qu’entre un verdict d’homicide licite et un verdict ouvert. Questions 116. Le coroner inclut aussi dans sa décision une liste provisoire de questions auxquelles le jury devrait répondre par « oui », « non », ou « impossible de trancher ». Le 1er décembre 2008, après avoir entendu les parties, il établit la version définitive de cette liste, où il inclut des questions factuelles relatives aux événements qui s’étaient déroulés dans la voiture du métro et des questions relatives aux facteurs qui avaient contribué à la mort de M. de Menezes. Il refusa cependant de poser aux jurés des « questions ouvertes » les invitant à ajouter d’autres facteurs qu’ils auraient estimés avoir joué un rôle dans le décès. Le contrôle juridictionnel de la décision du coroner 117. Le 2 décembre 2008, Mme de Menezes, la mère du défunt, sollicita l’autorisation de demander le contrôle juridictionnel de la décision du coroner d’exclure le verdict d’homicide illicite ainsi que certaines questions relevant du verdict narratif (narrative verdict). À l’audience, elle ne maintint que le second point, le coroner ayant entretemps déjà commencé à établir ses conclusions et indiqué quels étaient les verdicts qu’il laisserait au jury. 118. Mme de Menezes arguait que le coroner était tenu de faire en sorte que les jurés puissent trancher les questions de fait contestées qui se trouvaient au cœur de l’affaire et déterminer correctement les causes et les circonstances de la mort de son fils. Elle estimait que la question de savoir comment il avait perdu la vie dépassait de loin le simple choix entre un verdict d’homicide licite et un verdict ouvert, et que l’approche du coroner empêchait les jurés de dire s’ils considéraient que telle ou telle défaillance de la part de la police était grave et, si oui, à quel point, et quelle en était l’importance sur le plan de la responsabilité. Mme de Menezes était donc d’avis que les conclusions du jury pourraient au mieux soulever plus de questions qu’elles n’en résoudraient et au pire être confuses voire dénuées de sens. Elle souhaitait donc poser au jury des questions supplémentaires relevant du verdict narratif à l’issue du résumé du coroner. 119. Le 3 décembre 2008, le juge Silber refusa d’autoriser Mme de Menezes à demander un contrôle juridictionnel. 120. Premièrement, il conclut que les verdicts et les questions soumis aux jurés satisfaisaient à l’obligation légale posée à l’article 11 de la loi de 1988 sur les coroners et à l’article 36 § 1 b) du règlement de 1984 sur les coroners (paragraphes 167-168 ci-dessous), selon laquelle il fallait permettre aux jurés de déterminer les causes et les circonstances de la mort de M. de Menezes. En outre, la recherche demandée par le coroner au jury dans cette affaire était beaucoup plus exigeante que celles demandées et réalisées tant dans l’affaire Bubbins c. Royaume-Uni (no 50196/99, CEDH 2005II) que dans l’affaire McCann et autres c. Royaume-Uni (27 septembre 1995, série A no 324), dans lesquelles la Cour avait conclu que les obligations procédurales imposées par l’article 2 de la Convention avaient été respectées. 121. Deuxièmement, le juge observa que Mme de Menezes n’avait cité aucun précédent issu soit de la jurisprudence interne soit de celle de la Cour européenne où il aurait été dit qu’il fallait poser au jury telle ou telle question précise en plus de lui demander de déterminer « les causes et les circonstances » de la mort. 122. Troisièmement, le juge nota que le coroner avait toute latitude « pour décider de la meilleure manière dans le cas d’espèce d’obtenir une conclusion du jury sur la ou les questions centrales », et que sa décision ne pouvait donc faire l’objet d’une ingérence qu’en vertu du critère Wednesbury, c’est-à-dire si elle était à ce point déraisonnable qu’aucun coroner raisonnable n’aurait fait le même choix. 123. Quatrièmement, le juge estima que si les jurés avaient à répondre aux questions supplémentaires proposées par Mme de Menezes, il y aurait un risque qu’ils enfreignent l’article 36 § 2 du règlement de 1984 sur les coroners en exprimant des opinions sur des questions autres que celles sur lesquelles ils étaient habilités à s’exprimer, notamment en paraissant trancher des questions de responsabilité pénale ou civile. 124. Cinquièmement, le juge considéra que les questions proposées auraient exposé le jury au risque de rendre des conclusions contradictoires et incohérentes. 125. Sixièmement, le juge estima que Mme de Menezes n’avait pas montré, ni même commencé de prouver, l’existence d’éléments convaincants justifiant de modifier la décision du coroner. 126. Le juge ajourna de manière générale l’examen des arguments de Mme de Menezes relatifs aux verdicts courts et donna aux deux parties la possibilité de solliciter la réinscription de la demande (apply to restore). Mme de Menezes admit par la suite qu’il était inutile de poursuivre la procédure de contrôle juridictionnel à ce sujet notamment parce que, même si elle aboutissait, le seul recours qu’aurait la famille serait d’obtenir qu’un tribunal ordonne la tenue d’une nouvelle enquête judiciaire. Or elle ne voyait pas « d’avantage substantiel à entendre à nouveau tous les témoins pour permettre à un jury différent de rendre un verdict, compte tenu en particulier du coût très élevé d’une telle enquête judiciaire ». Verdict 127. Le 12 décembre 2008, le jury prononça un « verdict ouvert ». En réponse aux questions qui lui avaient été posées, il déclara ce qui suit : a) Charlie 12 n’a pas crié « Police ! Nous sommes armés ! » ; b) M. de Menezes s’est bien levé avant d’être ceinturé par l’un des agents de surveillance, mais il ne s’est pas avancé en direction des agents d’élite ; c) la difficulté à identifier l’homme surveillé dans le temps disponible et l’attitude innocente de M. de Menezes (qui peut avoir augmenté les soupçons) sont des facteurs qui n’ont pas contribué à sa mort ; d) les facteurs ayant contribué à sa mort sont les suivants : l’absence de transmission aux agents de surveillance de photographies de meilleure qualité d’Hussain Osman, l’auteur de l’attentat raté ; le fait que le point de vue des agents de surveillance au sujet de l’identification du suspect n’a pas été fidèlement transmis à l’équipe de commandement et aux agents d’élite ; le fait que la police n’a pas réussi à intercepter M. de Menezes avant qu’il n’emprunte les transports publics ; le fait que la position des véhicules transportant les agents d’élite n’était pas connue avec précision de l’équipe de commandement au fur et à mesure de leur approche de la station de métro de Stockwell ; les défaillances du système de communication entre les diverses équipes de police sur le terrain ; et le fait que l’on n’a pas conclu qu’il était possible de demander aux agents de surveillance de procéder à l’interception de M. de Menezes dans la station de métro ; et e) il n’est pas clairement établi que la pression pesant sur la police après les attentats à la bombe de juillet 2005 a contribué au décès de M. de Menezes. Le rapport du coroner 128. Après le prononcé du verdict, le coroner rendit un rapport ainsi qu’il était tenu de le faire en vertu de l’article 43 du règlement de 1984 sur les coroners. Il y identifiait les systèmes et pratiques de la police métropolitaine suscitant des préoccupations et créant un risque que d’autres décès ne surviennent à l’avenir. Il indiquait aussi ce qu’il convenait de faire pour empêcher que de telles situations ne se produisent ou ne se poursuivent et pour réduire ou éliminer le risque que pareilles situations ne provoquent des décès. Il passait aussi en revue les éléments qui indiquaient quelles mesures avaient déjà été prises pour améliorer les pratiques policières depuis les événements de juillet 2005. 129. Dans son rapport, le coroner se déclarait préoccupé par la structure de commandement employée par la police le 22 juillet 2005 et observait qu’il y avait lieu de réviser le manuel de l’Association des commissaires de police (Association of Chief Police Officers – « l’ACPO ») sur l’usage par la police des armes à feu et la structure de commandement. Il formulait aussi certaines recommandations précises au sujet du rôle de l’officier supérieur ad hoc, lequel avait la responsabilité d’ordonner les tirs volontaires susceptibles d’être nécessaires au cours d’opérations antiterroristes. 130. Le coroner se penchait aussi sur les problèmes de communication qui avaient selon le jury contribué au décès de M. de Menezes. Il recommandait que des modifications soient apportées aux systèmes et méthodes de communication pour veiller à améliorer la qualité des informations disponibles dans le but de procéder à des identifications précises et de les communiquer, et pour faire en sorte que des policiers ayant la formation adéquate soient disponibles pour traiter les éventuelles menaces terroristes en se fondant sur des informations le plus à jour possible. 131. Enfin, le coroner recommandait d’enregistrer les réunions préparatoires et l’activité dans la salle de contrôle ainsi que de mettre fin à la pratique des témoins de la police consistant à se concerter avant de rédiger leurs rapports sur les événements. H. La deuxième décision relative aux poursuites 132. Après l’enquête judiciaire, les rencontres et les échanges de correspondance entre le CPS et la famille de M. de Menezes se poursuivirent. Le 26 mars 2009, la famille pria le DPP de réexaminer la décision de ne pas engager de poursuites à la lumière des éléments nouveaux qui étaient apparus au cours de l’enquête judiciaire. 133. Le 8 avril 2009, le DPP répondit par lettre qu’il n’y avait toujours pas d’éléments suffisants pour poursuivre qui que ce soit à titre individuel. 134. La famille de M. de Menezes ne sollicita pas l’autorisation de demander le contrôle juridictionnel de cette décision, considérant qu’une telle démarche n’offrait aucune perspective de succès compte tenu de l’issue de sa précédente action en ce sens. Étant donné que les circonstances factuelles globales n’avaient pas changé de manière significative et qu’il aurait fallu invoquer des motifs similaires à ceux utilisés dans la précédente demande de contrôle juridictionnel, elle estimait qu’une nouvelle action serait vouée à l’échec. I. La confirmation de la décision de ne pas recommander l’ouverture d’une procédure disciplinaire 135. La famille de M. de Menezes pria par ailleurs le président de l’IPCC de réexaminer sa décision de ne pas engager de procédure disciplinaire. Par une lettre datée du 2 octobre 2009, le président rejeta cette demande, au motif qu’il n’était apparu au cours de l’enquête judiciaire aucun élément nouveau de nature à justifier l’ouverture d’une procédure disciplinaire contre l’un quelconque des policiers. 136. Dans sa lettre, le président de l’IPCC notait que le procès de la préfecture et l’enquête judiciaire avaient confirmé la conclusion de ses services selon laquelle M. de Menezes avait été tué en raison d’erreurs qui auraient pu et dû être évitées : le procès de la préfecture, le coroner dans son rapport, l’IPCC dans ses recommandations, l’inspection de la police, l’autorité de surveillance et la police métropolitaine avaient tous reconnu qu’il y avait eu des défaillances organisationnelles qui avaient abouti à la mort de la victime. Le président de l’IPCC indiquait également que des efforts majeurs avaient été faits pour redresser ces défaillances organisationnelles, qu’il fallait prendre en compte pour évaluer la culpabilité individuelle des agents concernés. Il observa que toutes les autorités indépendantes qui avaient examiné la conduite des agents en cause, que ce soient les autorités judiciaires, les autorités de poursuite ou les autorités disciplinaires, avaient conclu qu’il n’y avait pas lieu de porter d’accusations pénales ou disciplinaires au niveau individuel. 137. Concernant Charlie 2 et Charlie 12, l’IPCC estima qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve pour contrer leur affirmation selon laquelle ils pensaient honnêtement avoir affaire à un kamikaze ou pour justifier l’ouverture d’une procédure fondée sur les infractions disciplinaires d’usage excessif de la force ou d’abus d’autorité. Les agents avaient au mieux disposé de cinq à dix secondes pour évaluer s’ils devaient tirer pour tuer et, compte tenu de la confusion ambiante jointe à la tension inhérente à la situation, il n’était pas possible de conclure que les erreurs commises l’avaient été délibérément ou par négligence. 138. S’agissant du commandant McDowall, l’IPCC conclut qu’il était improbable qu’un tribunal conclue que les défaillances qui s’étaient produites après qu’il eut arrêté sa stratégie étaient dues à une négligence de sa part. 139. Quant au commandant Dick, l’IPCC tint compte de la conclusion dénuée d’ambiguïté du jury pénal selon laquelle elle ne portait aucune culpabilité personnelle, sachant surtout que l’enquête judiciaire n’avait mis au jour aucun élément de preuve de nature à conduire un tribunal disciplinaire à ignorer cette conclusion. 140. L’IPCC considéra qu’aucun élément de preuve n’était susceptible de conduire un tribunal à accepter l’addendum du jury relativement au commandant Dick mais non relativement à Trojan 80 ou au DCI C. 141. Concernant « James », l’IPCC admit que les doutes quant à l’identité de M. de Menezes n’avaient pas été communiqués avec suffisamment de clarté par l’équipe de surveillance. L’IPCC conclut néanmoins que cela résultait de défaillances techniques autant que personnelles, de la rapidité avec laquelle les événements s’étaient déroulés et des tensions liées aux circonstances ainsi que des ambiguïtés du processus de communication. J. L’action civile en réparation 142. La famille de M. de Menezes (y compris la requérante) engagea une action civile en réparation contre le préfet de police du Grand Londres. L’affaire fut réglée par la voie de la médiation au cours de la semaine du 16 novembre 2009. La teneur de l’accord était confidentielle. K. Changements opérationnels mis en œuvre après le décès de M. de Menezes 143. À la suite du décès de M. de Menezes, la police métropolitaine prit un certain nombre de mesures pour améliorer ses méthodes de commandement et de contrôle lors des opérations de lutte contre le terrorisme : en particulier, un modèle commun de commandement fut créé pour les opérations préparées à l’avance impliquant l’usage d’armes à feu, une équipe réduite, ou « cadre », de commandants pour les armes à feu fut mis sur pied, un nouveau cadre d’agents de l’ACPO fut créé pour gérer les opérations de lutte contre le terrorisme à haut risque et une nouvelle version du manuel de l’ACPO sur les armes à feu fut publiée. 144. En outre, un commandement de surveillance fut formé pour assurer la cohérence de la formation, des procédures et de la pratique professionnelle et pour créer une plateforme favorisant l’interopérabilité (c’est-à-dire la coopération opérationnelle entre différents agents et unités) avec d’autres unités et services nationaux. Une rotation des équipes entre les opérations de lutte contre le terrorisme et celles de lutte contre la criminalité fut organisée afin de familiariser le personnel avec ces deux types d’opérations. 145. De surcroît, une nouvelle salle de contrôle antiterroriste fut mise en service et des mesures furent prises pour préciser le rôle et les responsabilités respectives des agents travaillant dans cette salle et leur fournir une formation de haute qualité. Un nouveau système d’imagerie photographique sécurisé pour la transmission des images de suspects et d’autres données fut livré et mis en service. Il est désormais possible d’effectuer des enregistrements audio dans la salle de contrôle. Cette fonction est activée pour toute menace d’attentat à la bombe, et un nouveau système évolutif de communication par ondes radio crypté a été adopté pour assurer des communications effectives dans tout Londres, aussi bien en surface que sous terre. 146. Conformément aux directives émises en octobre 2008 par l’ACPO, il a été mis fin à la pratique par laquelle les policiers rédigeaient ensemble leurs notes après un incident dans lequel ils avaient utilisé leur arme. Depuis, des instructions internes rédigées en concertation avec l’IPCC et la direction des normes professionnelles ont également mis fin à cette pratique pour les agents ayant participé à des incidents ayant fait des morts (où le décès ne résulte pas de l’utilisation d’armes à feu) ou des blessés graves. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Les infractions pénales pertinentes et les moyens de défense correspondants Le meurtre 147. Le fait de provoquer la mort de manière illégale en ayant l’intention de la donner ou d’infliger de très graves blessures constitue en common law un meurtre (murder), infraction passible d’une peine obligatoire de réclusion criminelle à perpétuité. La légitime défense a) Common law 148. En Angleterre et au pays de Galles on peut invoquer la légitime défense lorsque l’on est accusé d’avoir commis une infraction en recourant à la force, y compris un meurtre. Les principes fondamentaux relatifs à la légitime défense sont énoncés dans l’arrêt Palmer v. R ([1971] AC 814) : « Il est à la fois juridiquement valable et de bon sens de dire qu’un homme qui est attaqué a le droit de se défendre. Il est aussi juridiquement valable et de bon sens de dire qu’il peut faire pour cela ce qui est raisonnablement nécessaire, mais rien de plus. » 149. Pour apprécier le caractère raisonnable du recours à la force, les procureurs se demandent d’abord s’il était nécessaire d’utiliser la force dans les circonstances du cas d’espèce, puis si l’intensité de la force employée était raisonnable dans ces circonstances. Les juridictions internes ont dit qu’il fallait répondre à ces deux questions à partir des faits tels que l’accusé se les représentait honnêtement (R v. Williams (G) 78 Cr App R 276, et R v. Oatbridge 94 Cr App R 367). Dans cette mesure, le critère est subjectif. Il comprend aussi, cependant, un élément objectif : les jurés doivent ensuite se demander si, sur la base des faits tels que l’accusé se les représentait, une personne raisonnable considérerait que la force qu’il a employée était raisonnable ou qu’elle était excessive. 150. Dans l’affaire Palmer, Lord Morris a dit ceci : « Si une personne subit une attaque rendant la légitime défense raisonnablement nécessaire, on reconnaîtra que la personne qui se défend ne peut pas doser avec précision son action défensive. Si les jurés pensent que, sous l’effet de la surprise et de la peur, la personne attaquée n’a fait que ce que, honnêtement et instinctivement, elle estimait nécessaire, il y a là la preuve la plus convaincante qu’elle n’a fait que se défendre de manière raisonnable. (...) » 151. Dans l’affaire R (Bennett) v. HM Coroner for Inner South London ([2006] HRLR 22), la Cour administrative (Administrative Court) était appelée à examiner la compatibilité du droit de la légitime défense au Royaume-Uni avec l’article 2 de la Convention. Un policier avait tué par balle M. Bennett alors que celui-ci brandissait un briquet en forme de pistolet (voir, pour plus de détails, Bennett c. Royaume-Uni (déc.), no 5527/08, 7 décembre 2010). Lors de l’enquête judiciaire qui s’ensuivit, la coroner décida de ne pas laisser au jury la possibilité de rendre un verdict d’homicide illicite. Dans son résumé à l’intention du jury, elle précisa qu’il y avait « homicide licite » lorsque les éléments de preuve montraient qu’il était probable que la victime soit morte par suite de l’usage délibéré de la force contre elle et que la personne qui avait causé les blessures ait fait un usage raisonnable de la force, soit pour sa propre défense soit pour celle d’autrui, même si cette force était susceptible d’être létale par sa nature ou par la manière dont elle avait été appliquée. La coroner indiqua aux jurés que, pour déterminer si le policier avait agi pour sa propre défense ou pour celle d’autrui, la première question à laquelle ils devaient répondre était celle de savoir s’il avait cru, ou pouvait honnêtement avoir cru, qu’il était nécessaire qu’il se défende ou qu’il défende autrui, compte tenu des circonstances qu’il croyait honnêtement exister. Elle précisa toutefois que le caractère raisonnable de cette conviction était en partie pertinent dans la mesure où, si la conviction était déraisonnable, il pouvait être difficile d’affirmer qu’elle était honnête. Si les jurés répondaient à cette question d’une manière favorable au policier, la deuxième question à laquelle il leur faudrait répondre était celle de savoir si l’intensité de la force qu’il avait employée était raisonnable eu égard aux circonstances telles qu’il se les représentait. 152. La famille de la victime, défendue par le même avocat que celui qui représente la famille de M. de Menezes dans la présente affaire, obtint l’autorisation de demander le contrôle juridictionnel de la décision de la coroner, notamment sur le point de savoir si l’indication que celle-ci avait donnée aux jurés sur la question de la légitime défense répondait aux exigences de l’article 2 § 2 de la Convention pour ce qui était de l’intensité de la force employée. La famille arguait à cet égard que tel n’était pas le cas, la coroner ayant appliqué, s’agissant de l’intensité de la force, le critère de « caractère raisonnable » et non celui d’« absolue nécessité ». 153. Le juge de la Cour administrative examina la jurisprudence de la Cour européenne, notamment les arrêts McCann et autres et Bubbins (précités), et conclut ceci : « Ainsi, il est clair que la Cour européenne des droits de l’homme a examiné les éléments requis en droit anglais pour qu’il y ait légitime défense, et qu’elle n’a pas laissé entendre qu’il y ait quelque incompatibilité que ce soit avec l’article 2. En vérité, s’il est raisonnable pour un agent d’estimer qu’il doit avoir recours à la force meurtrière, ce ne peut être que parce qu’il est absolument nécessaire d’employer une telle force : c’est assurément agir de manière déraisonnable que de tuer alors que ce n’est pas absolument nécessaire. Le critère du caractère raisonnable n’est donc pas différent, au fond, de celui appliqué dans l’affaire McCann [et autres] pour déterminer s’il y avait eu violation de l’article 2. Rien ne vient étayer la thèse selon laquelle la Cour devrait décider après coup ce qui était en fait absolument nécessaire. Pareille démarche reviendrait à ignorer la réalité et à produire ce que la Cour a jugé dans l’arrêt McCann [et autres] être une entrave indue à l’action des policiers, entrave qui mettrait en danger non seulement leur propre vie mais aussi celle d’autrui. » 154. La famille fut autorisée à porter l’affaire devant la Court of Appeal, au motif que l’on pouvait plaider que la coroner aurait dû laisser au jury la possibilité de conclure à un homicide « illicite ». Toutefois, la Court of Appeal observa que l’avocat de la famille n’avait « pas contesté le bien-fondé de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg selon laquelle le critère utilisé en droit anglais pour déterminer s’il y avait eu légitime défense était conforme à l’article 2 ». b) La loi de 2008 sur la justice pénale et l’immigration 155. En 2008, la notion de légitime défense a été incorporée dans la loi. L’article 76 de la loi de 2008 sur la justice pénale et l’immigration (Criminal Justice and Immigration Act 2008) dispose : « Force raisonnable aux fins de la légitime défense, etc. (...) 3) Pour répondre à la question de savoir si l’intensité de la force employée par A [l’accusé] était raisonnable eu égard aux circonstances, il faut se fonder sur les circonstances telles que A se les représentait ; les paragraphes 4) à 8) [ci-dessous] s’appliquent également dans le cadre de l’examen de cette question. 4) Si A allègue avoir eu une certaine conviction quant à l’existence de ces circonstances : a) le caractère raisonnable ou non de cette conviction est un facteur pertinent pour répondre à la question de savoir si elle était sincère ; mais b) si l’on détermine que A avait une conviction sincère, A est fondé à invoquer cette conviction au regard du paragraphe 3) [ci-dessus], et ce indépendamment du fait que : i) sa conviction ait été erronée, ou ii) (si sa conviction était erronée), son erreur d’appréciation ait été raisonnable. 5) Toutefois, le paragraphe 4 b) [ci-dessus] ne permet pas à A d’invoquer une conviction erronée imputable à une intoxication volontaire. 6) L’intensité de la force utilisée par A ne peut être considérée comme raisonnable dans les circonstances telles que A se les représentait si elle était disproportionnée en de telles circonstances. 7) Pour répondre à la question visée au paragraphe 3) [ci-dessus], il faut prendre en compte les considérations suivantes (pour autant qu’elles sont pertinentes dans les circonstances de l’espèce) : a) une personne agissant dans un but légitime peut ne pas être en mesure de doser avec précision l’action le cas échéant nécessaire ; et b) des éléments montrant qu’une personne n’a fait que ce que, honnêtement et instinctivement, elle pensait nécessaire dans un but légitime tendent clairement à prouver qu’elle n’a pris que des mesures raisonnables pour parvenir à ce but. 8) Le paragraphe 7) [ci-dessus] ne doit pas être compris comme faisant obstacle à ce que d’autres éléments soient pris en compte s’ils sont pertinents pour répondre à la question visée au paragraphe 3) [ci-dessus]. » L’homicide par négligence grave 156. Quiconque cause un décès par une négligence grave risque d’être déclaré coupable d’homicide involontaire. Dans l’affaire R v. Adomako ([1995] 1 AC 171), la Chambre des lords a dit que ce type d’homicide involontaire était constitué lorsque l’accusé avait failli à une obligation de diligence qui lui incombait l’égard de la victime, que ce manquement avait causé la mort de la victime et qu’il pouvait être qualifié de négligence grave. Elle a précisé que, pour déterminer s’il y avait eu ou non une négligence grave et si cette négligence grave avait causé la mort, on ne pouvait pas additionner les défaillances de plusieurs individus. Les infractions à la loi de 1974 sur la santé et la sécurité au travail 157. L’article 3 § 1 est ainsi libellé : « Tout employeur est tenu de mener son entreprise en sorte que, dans toute la mesure du possible, celle-ci ne mette pas en danger la santé ou la sécurité des personnes non employées par lui et susceptibles d’être affectées par elle. » 158. L’article 33 § 1 a) érige en infraction le fait, notamment, de ne pas s’acquitter d’une obligation imposée par l’article 3. B. Les décisions d’engager ou non des poursuites Le CPS 159. Le CPS, créé en 1986, est un organe indépendant chargé d’engager les actions pénales en application du code à l’intention des procureurs de la Couronne (Code for Crown Prosecutors – « le code »). Conformément aux articles 1 et 3 de la loi de 1985 sur la poursuite des infractions (Prosecution of Offences Act 1985 – « la loi de 1985 »), le CPS est dirigé par le DPP, qui travaille de manière indépendante sous l’autorité de l’Attorney General. En tant que ministre du gouvernement, ce dernier répond devant le Parlement des activités du CPS. 160. Un protocole conclu en juillet 2009 entre l’Attorney General et les différentes directions du CPS prévoit que, sauf cas exceptionnel, les décisions d’engager des poursuites sont prises par les procureurs, l’Attorney General ne donnant pas d’instructions dans les affaires, sauf de manière tout à fait exceptionnelle si cela est nécessaire pour protéger la sécurité nationale. De plus, en vertu d’un principe constitutionnel, dans ces cas sortant de l’ordinaire, l’Attorney General agit en toute indépendance par rapport au gouvernement, en appliquant les principes bien établis en matière de poursuites quant au niveau de preuve suffisant et à l’intérêt public. 161. Les circonstances dans lesquelles le CPS engage des poursuites sont définies dans la loi de 1985 et dans le code. La loi de 1985 sur la poursuite des infractions 162. L’article 10 dispose : « 1) Le [DPP] émet un code à l’intention des procureurs de la Couronne expliquant les principes généraux que ceux-ci doivent appliquer : a) pour déterminer, dans chaque affaire, i) s’il y a lieu d’engager des poursuites lorsqu’une infraction a été commise ou, lorsque des poursuites ont été engagées, si elles doivent être abandonnées ; ou ii) quelles charges doivent être retenues ; et b) pour préparer, dans chaque affaire, les déclarations qu’ils doivent faire à la magistrates’ court quant aux modalités du procès à retenir pour l’affaire. 2) Le [DPP] peut de temps à autre modifier le code (...) » Le code à l’intention des procureurs de la Couronne 163. Les passages pertinents sont ainsi libellés : « 5. LE CRITÈRE COMPLET ÉNONCÉ DANS LE CODE 1 L’application du critère complet comprend deux étapes. La première étape est l’examen des éléments de preuve. En l’absence d’éléments suffisants pour engager des poursuites, la procédure ne doit pas aller plus loin, quelles que soient l’importance ou la gravité de l’affaire. En présence d’éléments suffisants, les procureurs doivent passer à la deuxième étape, qui consiste à déterminer s’il est nécessaire dans l’intérêt public d’engager des poursuites. Ces deux étapes sont expliquées cidessous. L’EXAMEN DES ÉLÉMENTS DE PREUVE 2 Les procureurs doivent s’assurer de la présence d’éléments suffisants pour offrir une « perspective réaliste de condamnation » de chacun des accusés pour chacune des charges. Ils doivent réfléchir aux moyens de défense possibles et à la manière dont ceux-ci sont susceptibles d’affaiblir l’accusation. 3 Le critère de la perspective réaliste de condamnation est un critère objectif. Cela signifie qu’un jury, une formation de magistrats ou un juge examinant l’affaire seul, convenablement informés conformément au droit, sont plus susceptibles de déclarer l’accusé coupable que non coupable des charges retenues contre lui. Il s’agit là d’un critère distinct de celui que les juridictions pénales elles-mêmes doivent appliquer : le tribunal ne doit conclure à la culpabilité que s’il est convaincu que l’accusé est coupable. 4 Lorsqu’ils déterminent si les éléments dont ils disposent sont suffisants pour engager des poursuites, les procureurs doivent vérifier que ces éléments sont utilisables et fiables. (...) L’EXAMEN DE L’INTÉRÊT PUBLIC 11 En conséquence, lorsqu’il y a des éléments suffisants pour engager des poursuites ou pour proposer un arrangement extrajudiciaire [out-of-court disposal], les procureurs doivent passer à la deuxième étape et déterminer si l’intérêt public commande d’ouvrir une procédure. 12 En général, le procureur engage des poursuites sauf s’il est sûr que des considérations d’intérêt public militant contre les poursuites l’emportent sur celles qui militent pour, ou s’il estime établi qu’il est possible de servir correctement l’intérêt public en offrant auparavant à l’auteur de l’infraction la possibilité de conclure un arrangement extrajudiciaire (voir l’article 7 [ci-dessous]). Plus l’infraction est grave ou plus son auteur a d’antécédents pénaux, plus il est probable que des poursuites soient requises dans l’intérêt public. 13 Évaluer l’intérêt public ne consiste pas simplement à additionner les facteurs en faveur des poursuites, d’une part, et ceux militant contre les poursuites, d’autre part, pour voir lesquels sont les plus nombreux. Chaque affaire doit être examinée à la lumière de ses particularités, en fait comme en droit. Les procureurs doivent déterminer l’importance de chaque facteur d’intérêt public dans les circonstances de chaque cas d’espèce puis évaluer l’affaire dans sa globalité. Il est tout à fait possible qu’un facteur soit à lui seul plus important que plusieurs autres facteurs contraires. Même s’il y a dans une affaire donnée des facteurs d’intérêt public militant contre les poursuites, les procureurs doivent examiner s’il ne faudrait pas néanmoins engager des poursuites et soumettre ces facteurs au tribunal pour qu’il en tienne compte au moment du prononcé de la sanction. (...) » 164. Un mémorandum explicatif adressé aux procureurs en 1994 expliquait ce qui suit : “4.14 Les procureurs doivent résister à la tentation de définir le critère en matière de preuve comme une « règle des 51% ». Le CPS a toujours déclaré que l’exercice de pesée des éléments de preuve (et de l’intérêt public) n’est pas une science exacte. Il serait donc trompeur de raisonner en termes de pourcentage – surtout au point de pourcentage près – car cela voudrait dire que nous pouvons attribuer à chacun des éléments de preuve un poids exact puis additionner ces poids en vue de prendre une décision relativement aux poursuites. Les procureurs doivent continuer à éviter les expressions qui donneraient l’impression que le processus décisionnel se prête à une définition chiffrée très précise. En revanche, il n’est pas déraisonnable de dire qu’un verdict de culpabilité est « plus probable que le verdict contraire. » Le contrôle juridictionnel des décisions d’engager ou non des poursuites 165. Dans l’affaire R v. Director of Public Prosecutions, ex parte Manning ([2001] 1 QB 330), Lord Bingham of Cornhill, Lord Chief Justice, rendant l’arrêt de la High Court, a fait les observations suivantes : « 23. Il ressort clairement de la jurisprudence qu’une décision du [DPP] de ne pas engager de poursuites est susceptible de contrôle juridictionnel (...) Il s’en dégage toutefois aussi que le pouvoir de contrôle est à exercer avec circonspection. Les raisons à cela sont évidentes. La décision initiale d’engager ou non des poursuites est confiée par le Parlement au [DPP], chef d’un service des poursuites indépendant et professionnel qui doit répondre devant l’Attorney General, gardien de l’intérêt public, et à nul autre. Peu importe que dans la pratique la décision soit ordinairement prise par un membre de haut rang du CPS, comme dans l’affaire en cause, et non par le [DPP] en personne. Dans les cas limites, la décision peut être d’une difficulté extrême car si, dans les cas où il apparaît probable qu’un jury condamnerait l’accusé, celui-ci doit être dûment traduit en justice et jugé, dans les cas où il apparaît probable qu’un jury acquitterait l’accusé, il faut éviter à celui-ci le traumatisme inhérent à un procès pénal. Si, dans une affaire telle que l’espèce, le [DPP] décide provisoirement de ne pas engager de poursuites, cette décision pourra faire l’objet d’un contrôle du senior Treasury counsel, qui portera sur la question un jugement indépendant et professionnel. Le [DPP] et les membres du CPS (...) apporteront à leur tâche consistant à décider s’il y a lieu d’engager des poursuites une expérience et des compétences sans équivalent dans la plupart des tribunaux appelés à contrôler leurs décisions. Dans la plupart des cas, la décision dépendra non pas d’une analyse des principes juridiques pertinents mais de l’exercice d’un jugement éclairé quant aux chances qu’aurait une action pénale contre tel ou tel accusé de prospérer dans le cadre d’un procès pénal devant un jury (comme c’est le cas dans une affaire aussi grave que celle-ci). L’exercice de ce jugement suppose que l’on évalue le poids dont pèseront à l’issue du procès les éléments à charge et les éventuels moyens de défense. Il est souvent impossible de critiquer un tel jugement comme étant erroné même si on ne l’approuve pas. Aussi les tribunaux ne peuvent-ils pas aisément conclure qu’une décision de classement sans suite est erronée en droit, seul motif pour lequel ils peuvent modifier pareille décision. En même temps, le seuil de contrôle ne doit pas être trop élevé : en effet, le contrôle juridictionnel étant le seul moyen pour un justiciable de chercher à obtenir réparation d’une décision de classement, si les critères étaient trop exigeants, les justiciables seraient privés de recours effectif. (...) » C. Le critère de la présence d’éléments suffisants pour décider ou non de laisser un jury trancher une affaire (« le critère Galbraith ») 166. Dans l’affaire R v. Galbraith ([1981] 1 WLR 1039), les juges ont dit que le tribunal ne pouvait pas mettre fin aux poursuites dès lors qu’il y avait « des éléments de preuve », même « ténus », par exemple du fait de la faiblesse ou du manque de précision intrinsèques de ces éléments ou parce qu’ils étaient contredits par d’autres. Ils ont estimé également que si la force ou la faiblesse du dossier dépendait de la fiabilité à accorder à un témoignage ou d’autres questions relevant de manière générale de l’examen du jury, et que « l’on pouvait, selon le point de vue, dire qu’il y avait des éléments sur la base desquels le jury pouvait légitimement conclure à la culpabilité de l’accusé », alors le juge devait laisser le jury trancher la question. D. Les enquêtes judiciaires La base légale 167. Les enquêtes judiciaires sont régies par la loi de 1988 et le règlement de 1984 sur les coroners (Coroners Act 1988, Coroners Rules 1984). L’article 11 de la loi de 1988 dispose que, à l’issue d’une enquête judiciaire, le coroner ou le jury doit remplir et signer un récapitulatif du verdict (inquisition). En vertu de l’article 11 § 5, le récapitulatif du verdict doit préciser, pour autant que ces éléments aient été établis, l’identité de la victime, la manière dont elle a perdu la vie, ainsi que le moment et le lieu de son décès. Ni le coroner ni le jury ne doivent exprimer d’opinion sur aucune autre question (article 36 § 2-2) du règlement de 1984) et, en particulier, « [a]ucun verdict ne doit être formulé de telle manière qu’il paraisse trancher une question relative a) à la responsabilité pénale d’un individu désigné nommément, ou b) à la responsabilité civile » (article 42 du règlement de 1984). 168. L’article 16 § 7 de la loi de 1988 dispose : « Lorsqu’un coroner reprend une enquête judiciaire qui avait été suspendue en vertu du paragraphe 1) ci-dessus : a) la conclusion de l’enquête judiciaire en ce qui concerne la cause de la mort ne doit pas être en contradiction avec l’issue de la procédure pénale correspondante ; (...) » La jurisprudence pertinente 169. Dans l’affaire R(Middleton) v. West Somerset Coroner ([2004] 2 AC 182), la Chambre des lords a examiné les implications de l’article 2 de la Convention pour l’interprétation de la loi et du règlement sur les coroners. Elle a dit que les enquêtes devaient permettre de parvenir à une conclusion tranchant les questions factuelles cruciales de chaque affaire et que, lorsqu’une enquête judiciaire aboutissait à un choix entre des verdicts « courts » (homicide illicite, verdict ouvert ou homicide licite) qui ne permettait pas de résoudre ces questions cruciales, cette enquête n’était pas conforme à l’article 2. En pareil cas, il pouvait donc être nécessaire, selon la haute juridiction, que le juge ou le jury rende un verdict narratif, afin de pouvoir dire non seulement quelle avait été la cause de la mort, mais aussi quelles en avaient été les circonstances. 170. Les principes régissant le refus d’un coroner de laisser à un jury la possibilité de rendre tel ou tel verdict court sont exposés dans plusieurs arrêts : R v. HM Coroner for Exeter, ex parte Palmer (non publié, 10 décembre 1997), R v. Inner South London Coroner, ex parte Douglas-Williams ([1999] 1 All ER), et R(Bennett) v. HM Coroner for Inner South London ([2007] EWCA Civ 617). 171. Dans l’affaire Palmer, la Court of Appeal a dit que le coroner ne devait pas laisser au jury la possibilité de rendre un verdict ne répondant pas au critère utilisé dans les procès pénaux pour trancher les demandes de nonlieu, c’est-à-dire un verdict qu’un jury convenablement instruit n’aurait pas pu rendre légitimement même si l’accusation tirait le meilleur parti possible du dossier, soit parce qu’il n’y avait pas d’éléments à l’appui de ce verdict soit parce que ces éléments étaient trop faibles, trop vagues ou trop contradictoires par rapport à d’autres éléments (critère Galbraith). Elle a ajouté que toutefois, si la force ou la faiblesse des éléments en faveur d’un verdict donné dépendait de la fiabilité à accorder à un témoignage, alors le jury devait avoir la possibilité de rendre ce verdict. 172. Dans l’affaire Douglas-Williams (précitée), la Court of Appeal a précisé l’étendue du pouvoir discrétionnaire du coroner de ne pas laisser au jury la possibilité de rendre un verdict que les éléments de preuve n’excluaient pourtant pas. Lord Woolf, Master of the Rolls, a dit ceci (p. 348) : « S’il apparaît qu’il y a des circonstances qui, dans une situation donnée, font que, de l’avis du coroner, envisageant les choses de manière juste et raisonnable, il n’est pas dans l’intérêt de la justice de laisser au jury la possibilité de rendre tel ou tel verdict, alors le coroner n’est pas tenu de laisser ce verdict. Il n’est par exemple pas obligé de laisser tous les verdicts possibles simplement parce que, techniquement, il y a des éléments en faveur de chacun d’eux. Il suffit qu’il laisse les verdicts qui reflètent de manière réaliste la portée des éléments dans leur ensemble. Dans certaines situations, laisser tous les verdicts possibles risquerait de ne faire que dérouter le jury et lui compliquer la tâche et, si telle est la conclusion du coroner, il ne peut pas lui être reproché de ne pas avoir laissé tel ou tel verdict. » 173. La Court of Appeal a apporté des précisions supplémentaires à cet égard dans l’affaire R(Bennett) (également précitée). Le Lord Justice Waller, rendant l’arrêt de cette juridiction, a dit qu’il y avait « une différence (certes mince) entre la situation du coroner qui décide du verdict à laisser au jury après avoir recueilli tous les éléments de preuve et celle du juge qui décide ou non de mettre fin à une procédure après les conclusions de l’accusation », c’est-à-dire du juge qui statue sur une demande de nonlieu. Il a ajouté au paragraphe 30 : « (...) les coroners doivent décider des verdicts à laisser en partant du principe que c’est au jury d’apprécier les faits, mais ils peuvent refuser de laisser au jury tel ou tel verdict compte tenu du risque inhérent au fait de lui laisser la possibilité de rendre ce verdict sur la base des éléments du dossier, c’est-à-dire du risque que ce verdict soit arbitraire ou peu solide. » 174. Un jury ou un coroner ne peut rendre un verdict d’homicide illicite que s’il est convaincu au-delà de tout doute raisonnable qu’une ou plusieurs personnes ont tué la victime de manière illégale (voir, notamment, l’affaire Bennett précitée et l’affaire R(Sharman) v. HM Coroner for Inner North London ([2005] EWHC 857 (Admin)). III. LE DROIT COMPARÉ PERTINENT A. Les États contractants 175. Il ressort des informations dont dispose la Cour que, mis à part le cas des poursuites privées, dans vingt-cinq États contractants au moins la décision de poursuivre est prise par un procureur. C’est le cas dans les pays suivants : Albanie, Arménie, Autriche, Azerbaïdjan, Bulgarie, Estonie, Finlande, Géorgie, Hongrie, Irlande, Islande, Italie, Lettonie, République de Moldova, Monténégro, Pologne, Portugal, République tchèque, Roumanie, Russie, Serbie, Suède, Suisse, Turquie et Ukraine. Dans douze autres États contractants, la décision d’engager des poursuites est d’abord prise par un procureur avant la saisine d’un juge et/ou d’un tribunal. Tel est le cas dans les pays suivants : Allemagne, Belgique, Chypre, Espagne, France, Lituanie, l’ex-République yougoslave de Macédoine Luxembourg, Malte, Monaco, Slovaquie et Slovénie. 176. Il n’y a pas d’approche uniforme au sein des États contractants en ce qui concerne le critère employé pour juger de la présence d’éléments suffisants en vue d’engager des poursuites, bien qu’un critère écrit existe à cet égard dans vingt-quatre États au moins. Il s’agit des pays suivants : Allemagne, Autriche, Belgique, Bulgarie, Finlande, France, Irlande, Islande, Italie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, République de Moldova, Pologne, Portugal, République tchèque, Roumanie, Russie, Serbie, Slovaquie, Slovénie, Suisse et Turquie. 177. Dans un groupe d’États, le critère porte sur le point de savoir si les éléments constitutifs de l’infraction sont réunis tandis que, dans l’autre, il repose sur les chances que le tribunal prononce une condamnation. Ces deux groupes ne sont toutefois pas étanches, car il n’est pas possible de savoir comment les procureurs et les juges appliquent en pratique ces critères. Par exemple, un procureur utilisant le critère relatif aux éléments constitutifs de l’infraction peut aussi se demander si la force ou la qualité des preuves sont suffisantes pour conduire à une condamnation. 178. Outre l’État défendeur, quatre États au moins appartiennent au second groupe : l’Autriche, l’Islande, l’ex-République yougoslave de Macédoine et le Portugal. En Autriche, on évalue « la probabilité d’une condamnation » ; en Islande, il s’agit de déterminer si les éléments de preuve sont « suffisants ou probablement suffisants pour parvenir à une condamnation » ; dans l’ex-République yougoslave de Macédoine, on vérifie s’il y a « suffisamment d’éléments de preuve pour permettre [au procureur] d’escompter une condamnation » ; au Portugal, enfin, on recherche s’il y a « une possibilité raisonnable qu’une peine soit infligée à l’issue du procès ». 179. Dans certains États, une fois qu’il est satisfait au critère en question, le procureur doit mener les poursuites. En Italie, par exemple, la décision de poursuivre est prise si les doutes qui existent quant à la force probante des éléments de preuve peuvent être compensés par de nouvelles preuves qui seraient présentées au procès. En Allemagne, le principe des poursuites obligatoires veut que « le CPS soit obligé d’agir relativement à toutes les infractions pénales passibles de poursuites sous réserve qu’il y ait suffisamment d’indications factuelles ». 180. Dans d’autres États, le critère utilisé permet au procureur de se saisir de l’affaire mais ne l’oblige pas à engager des poursuites. En Irlande, par exemple, la pratique définie dans les directives à l’usage des procureurs est la suivante : « dans chaque affaire, le procureur commence par se demander si les éléments de preuve sont suffisamment solides pour justifier l’ouverture de poursuites. Si la réponse est non, alors il n’y aura pas de poursuites. Si la réponse est oui, le procureur doit encore se demander si l’ouverture de poursuites servirait l’intérêt public ou si, au contraire, il y a un intérêt public à ne pas poursuivre ». À Chypre, même lorsqu’il existe suffisamment d’éléments de preuve pour engager des poursuites, il n’y a nulle obligation à cela. 181. La décision de ne pas engager de poursuites est susceptible d’une forme de contrôle juridictionnel ou d’un recours auprès d’un tribunal dans dix-huit États contractants au moins, à savoir l’Albanie, l’Arménie, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, l’Espagne, la France (quoique dans des cas limités), l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, Malte, Monaco, la Pologne, le Portugal, la Russie, la Suisse, la Turquie et l’Ukraine. Dans sept États contractants au moins, la décision du procureur peut normalement être contestée devant un supérieur hiérarchique du procureur au sein du parquet, la décision finale étant susceptible de contrôle juridictionnel. Il s’agit de l’Allemagne, la Bulgarie, l’Estonie, la Lituanie, la République de Moldova, la Roumanie et la Slovaquie. Enfin, dans douze États contractants au moins, il n’est pas possible de procéder au contrôle juridictionnel d’une décision de ne pas lancer de poursuites, bien que dans certains cas pareille décision puisse être attaquée devant un supérieur hiérarchique au sein du parquet. Les États qui n’autorisent pas un tel contrôle sont les suivants : Chypre, la Finlande, la Géorgie, la Hongrie, l’Islande, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la Lettonie, le Monténégro, la République tchèque, la Serbie, la Slovénie et la Suède. B. Les pays de common law 182. En Australie, les décisions relatives aux poursuites sont prises par le cabinet du directeur du service des poursuites (Office of the Director of Public Prosecutions), qui applique la politique australienne en matière de poursuites. Le premier critère de cette politique est celui du caractère suffisant des éléments de preuve (evidential sufficiency), lequel est rempli lorsqu’il existe suffisamment de preuves pour justifier l’ouverture ou la continuation des poursuites, c’est-à-dire lorsque les éléments de preuve de la commission par l’accusé d’une infraction pénale prévue par la loi sont recevables, substantiels et fiables. L’existence d’un simple commencement de preuve ne suffit pas pour justifier des poursuites. S’il y a commencement de preuve, il faut ensuite rechercher quelles sont les chances d’obtenir une condamnation. Les poursuites ne doivent pas continuer s’il n’y a pas de perspective raisonnable que celles-ci débouchent sur une condamnation. 183. En Nouvelle-Zélande, le Solicitor-General a publié des directives en matière de poursuites largement inspirées de la politique définie par l’Australie en la matière, du code du CPS à l’intention des procureurs de la Couronne britannique et des directives élaborées par le service des poursuites d’Irlande du Nord et le directeur des poursuites de la République d’Irlande. Le critère utilisé comporte un aspect relatif aux éléments de preuve et un autre relatif à l’intérêt public. Il est satisfait au critère lorsque « les éléments de preuve pouvant être soumis au tribunal sont suffisants pour fournir une perspective raisonnable de condamnation ». 184. Au Canada, le guide du service des poursuites pénales du Canada établit la norme à suivre pour les décisions de poursuivre. Le premier critère a trait aux preuves : il exige que le procureur de la Couronne évalue objectivement l’ensemble des preuves susceptibles d’être disponibles au procès, y compris tout élément crédible pouvant être à l’avantage de l’accusé, pour déterminer s’il y a une perspective raisonnable de condamnation. Pour cela, il faut qu’il y ait plus qu’un commencement de preuve, mais sans aller jusqu’à exiger une probabilité de condamnation (c’est-à-dire qu’une condamnation soit plus probable qu’une absence de condamnation). 185. Enfin, aux États-Unis, la norme est celle de la « cause probable » (probable cause) d’ouverture de poursuites, c’est-à-dire la présence de motifs raisonnables et objectifs de croire à la culpabilité.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1941 et réside à Amman (Jordanie). Selon le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU), il était responsable des finances des services secrets irakiens sous le régime de Saddam Hussein. La requérante est une société de droit panaméen sise à Panama, dont le requérant est le directeur. A. La genèse de l’affaire Après l’invasion du Koweït par l’Irak le 2 août 1990, le Conseil de sécurité de l’ONU adopta les Résolutions 661 (1990) du 6 août 1990 et 670 (1990) du 25 septembre 1990, invitant les États membres et non membres de l’ONU à mettre en place un embargo général contre l’Irak et sur les ressources koweitiennes susceptibles d’être confisquées par l’occupant, ainsi qu’un embargo sur les transports aériens. Le 7 août 1990, le Conseil fédéral suisse adopta l’ordonnance instituant des mesures économiques envers la République d’Irak (« l’ordonnance sur l’Irak » – paragraphe 36 ci-dessous). Les requérants indiquent que, depuis cette date, leurs avoirs en Suisse sont gelés. Le 10 septembre 2002, la Suisse devint membre de l’ONU. Le 22 mai 2003, le Conseil de sécurité de l’ONU adopta la Résolution 1483 (2003), abrogeant notamment la Résolution 661 (1990) (paragraphe 46 ci-après). Le paragraphe 23 de la Résolution 1483 (2003) est ainsi libellé : « Le Conseil de sécurité (...) Décide que tous les États membres où se trouvent : a) Des fonds ou d’autres avoirs financiers ou ressources économiques du Gouvernement irakien précédent ou d’organes, entreprises ou institutions publiques qui avaient quitté l’Irak à la date d’adoption de la présente résolution, ou b) Des fonds ou d’autres avoirs financiers ou ressources économiques sortis d’Irak ou acquis par Saddam Hussein ou d’autres hauts responsables de l’ancien régime irakien ou des membres de leur famille proche, y compris les entités appartenant à ces personnes ou à d’autres personnes agissant en leur nom ou selon leurs instructions, ou se trouvant sous leur contrôle direct ou indirect, sont tenus de geler sans retard ces fonds ou autres avoirs financiers ou ressources économiques et, à moins que ces fonds ou autres avoirs financiers ou ressources économiques n’aient fait l’objet d’une mesure ou d’une décision judiciaire, administrative ou arbitrale, de les faire immédiatement transférer au Fonds de développement pour l’Irak, étant entendu que, sauf si elles ont été soumises autrement, les demandes présentées par des particuliers ou des entités non gouvernementales concernant ces fonds ou autres avoirs financiers transférés, peuvent être soumises au gouvernement représentatif de l’Irak, reconnu par la communauté internationale ; et décide en outre que les privilèges, immunités et protections prévus au paragraphe 22 s’appliqueront aussi à ces fonds, autres avoirs financiers ou ressources économiques. » L’ordonnance sur l’Irak, adoptée le 7 août 1990, fut modifiée à de nombreuses reprises, notamment le 30 octobre 2002, à la suite de l’entrée en vigueur de la loi fédérale du 22 mars 2002 sur l’application des sanctions internationales (loi sur les embargos, en vigueur depuis le 1er janvier 2003), et le 28 mai 2003, après l’adoption de la Résolution 1483 (2003). L’article 2 de l’ordonnance sur l’Irak prévoit en substance le gel des avoirs et ressources économiques de l’ancien gouvernement irakien, de hauts responsables de l’ancien gouvernement et d’entreprises ou de corporations elles-mêmes contrôlées ou gérées par ceuxci. D’après cette ordonnance, obligation était faite aux personnes et aux institutions détenant ou gérant des avoirs tombant sous le coup de cette mesure de les déclarer sans délai au secrétariat d’État à l’économie (SECO) (article 2a, alinéa 1, de l’ordonnance sur l’Irak – paragraphe 36 ci-dessous). Par la Résolution 1518 (2003) du 24 novembre 2003, le Conseil de sécurité créa un comité des sanctions (« le comité des sanctions 1518 »), comprenant des représentants de tous les membres du Conseil et chargé de recenser les personnes et entités visées par le paragraphe 23 de la Résolution 1483 (2003) précitée (paragraphe 46 ci-après). À cette fin, le comité tient à jour les listes des personnes et entités déjà recensées par l’ancien comité des sanctions mis en place par la Résolution 661 (1990) adoptée pendant le conflit armé opposant l’Irak au Koweït. Le 26 avril 2004, le comité des sanctions 1518 inscrivit respectivement sur la liste des entités et sur la liste des personnes la requérante, qui avait son siège à Genève, et le requérant, directeur de la requérante. Le 12 mai 2004, les requérants furent inscrits sur la liste des personnes physiques et morales, groupes et organisations visés par les mesures prévues par l’article 2 de l’ordonnance sur l’Irak. En outre, le 18 mai 2004, le Conseil fédéral adopta, en vertu de l’article 184, alinéa 3, de la Constitution fédérale, l’ordonnance sur la confiscation des avoirs et ressources économiques irakiens gelés et leur transfert au Fonds de développement pour l’Irak (« l’ordonnance sur la confiscation » – paragraphe 37 ci-dessous). Cette ordonnance fut d’abord valide jusqu’au 30 juin 2010, puis sa durée de validité fut prolongée jusqu’au 30 juin 2013. Les requérants indiquent que leurs avoirs en Suisse, gelés depuis le 7 août 1990, font l’objet d’une procédure de confiscation engagée par le Département fédéral de l’économie lors de l’entrée en vigueur, le 18 mai 2004, de l’ordonnance sur la confiscation. Souhaitant adresser une requête de radiation directement au comité des sanctions 1518, le requérant invita le Département fédéral de l’économie, par une lettre du 25 août 2004, à suspendre la procédure de confiscation de ses avoirs. Par une lettre du 5 novembre 2004 adressée au président du comité des sanctions, le gouvernement suisse, par l’intermédiaire de son représentant permanent auprès de l’ONU, appuya cette démarche. Par une lettre du 3 décembre 2004, le président du comité des sanctions informa les requérants que le comité avait reçu la demande et qu’elle était à l’étude. Il sollicita des éléments justificatifs et des informations supplémentaires susceptibles d’étayer cette demande. Le requérant répondit par une lettre du 21 janvier 2005 qu’il souhaitait être entendu oralement par le comité des sanctions. Cette demande étant restée sans effet, les requérants sollicitèrent, par une lettre du 1er septembre 2005, la poursuite en Suisse de la procédure relative à la confiscation. Le 22 mai 2006, le Département fédéral de l’économie adressa aux requérants un projet de décision de confiscation et de transfert des fonds déposés à leurs noms à Genève. Dans leurs observations du 22 juin 2006, les requérants s’opposèrent à cette décision. Par trois décisions du 16 novembre 2006, le Département fédéral de l’économie prononça la confiscation des avoirs suivants : – un montant de 86 276,85 francs suisses (CHF) appartenant au requérant, constituant le dividende de liquidation d’une société (autre que la requérante) dont il avait été l’actionnaire unique, et déposé sur le compte « clients » d’un cabinet d’avocats suisse qui le représentait ; – une somme globale de 164 731 213 CHF déposée au nom de la requérante auprès de la banque X ; – une somme globale de 104 739 882,57 CHF déposée au nom de la requérante auprès de la banque Y. Le Département fédéral de l’économie précisa les modalités selon lesquelles ces sommes seraient transférées, dans les 90 jours suivant l’entrée en vigueur des décisions, sur le compte bancaire du Fonds de développement pour l’Irak. À l’appui de ses décisions, il fit observer que les noms des requérants figuraient sur les listes des personnes et des entités établies par le comité des sanctions, que la Suisse était tenue d’appliquer les résolutions du Conseil de sécurité, et qu’elle ne pouvait radier un nom de l’annexe à l’ordonnance sur l’Irak qu’après une décision dans ce sens du comité des sanctions. Il rappela également que les requérants avaient renoncé à poursuivre les pourparlers avec le comité des sanctions. Il indiqua que ses décisions pouvaient faire l’objet d’un recours de droit administratif devant le Tribunal fédéral. Le 19 décembre 2006, le Conseil de sécurité, en vue d’assurer la mise en place de procédures équitables et claires pour l’inscription d’individus et d’entités sur les listes des comités des sanctions, notamment celles du comité des sanctions 1518, et pour leur radiation de ces listes ainsi que pour l’octroi d’exemptions pour raisons humanitaires, adopta la Résolution 1730 (2006), qui établissait une procédure de radiation des listes (paragraphe 48 ci-dessous). Les requérants saisirent le Tribunal fédéral d’un recours séparé de droit administratif contre chacune des trois décisions du Département fédéral de l’économie du 16 novembre 2006, demandant leur annulation. À l’appui de leurs conclusions, ils arguaient que la confiscation de leurs avoirs violait le droit de propriété garanti par l’article 26 de la Constitution fédérale et que la procédure qui avait conduit à leur inscription sur les listes annexées à la Résolution 1483 (2003) et à l’ordonnance sur l’Irak avait violé les garanties fondamentales de procédure consacrées par l’article 14 du Pacte international du 16 décembre 1966 relatif aux droits civils et politiques, par les articles 6 et 13 de la Convention européenne et par les articles 29 à 32 de la Constitution fédérale. Les requérants estimaient que le Tribunal fédéral et avant lui le Département fédéral de l’économie étaient compétents pour contrôler la légalité et la conformité avec la Convention et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de la décision du comité des sanctions 1518 les portant nommément sur la liste des entités visées par le paragraphe 23 b) de la Résolution 1483 (2003). En effet, ils ne voyaient pas d’incompatibilité ni de conflit entre les obligations découlant de la Charte et les droits garantis par la Convention ou par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le 10 décembre 2007, les requérants déposèrent des observations complémentaires limitées à l’appréciation de la portée de l’arrêt rendu par le Tribunal fédéral le 14 novembre 2007 (dans l’affaire qui a abouti ultérieurement à l’arrêt de la Cour Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, CEDH 2012) sur le bien-fondé de leurs propres recours. Ils sollicitèrent en outre la possibilité de plaider oralement sur ce point. Une copie de ces écritures fut adressée au Département fédéral de l’économie pour information. Le 18 janvier 2008, les requérants adressèrent au Tribunal fédéral une lettre dans laquelle ils appelaient son attention sur les conclusions déposées le 16 janvier 2008 par l’avocat général en l’affaire Yassin Abdullah Kadi, alors pendante devant la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE, devenue le 1er décembre 2009 la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), et réitéraient leur demande de plaidoirie du 10 décembre 2007. B. Les arrêts du Tribunal fédéral du 23 janvier 2008 Par trois arrêts presque identiques, le Tribunal fédéral rejeta les recours, se limitant à contrôler si les noms des requérants figuraient effectivement sur les listes établies par le comité des sanctions et si les avoirs concernés leur appartenaient. Ces arrêts sont ainsi libellés dans leurs parties pertinentes en l’espèce (sauf indication contraire, il s’agit du texte de l’arrêt concernant le requérant) : « 5.5.1 Depuis le 10 septembre 2002, la Suisse est membre de l’Organisation des Nations unies et a ratifié la Charte des Nations unies du 26 juin 1945 (la Charte ; RS 0.120). Aux termes de l’article 24 paragraphe 1 de la Charte, afin d’assurer l’action rapide et efficace de l’Organisation, ses membres confèrent au Conseil de sécurité la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales et reconnaissent qu’en s’acquittant des devoirs que lui impose cette responsabilité, le Conseil de sécurité agit en leur nom. D’après l’article 25 de la Charte, les membres de l’Organisation conviennent d’accepter et d’appliquer les décisions du Conseil de sécurité conformément à la Charte. Le caractère contraignant des décisions du Conseil de sécurité concernant des mesures prises conformément aux articles 39, 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales résulte également de l’article 48 paragraphe 2 de la Charte qui dispose que ces décisions sont exécutées par les membres des Nations unies directement et grâce à leur action dans les organismes internationaux appropriés dont ils font partie. L’effet obligatoire des décisions du Conseil de sécurité fonde celui des décisions d’organes subsidiaires, notamment des comités de sanctions (Eric Suy/Nicolas Angelet, La Charte des Nations unies, commentaire article par article in : Jean-Pierre Cot/Alain Pellet/Mathias Forteau, 3e éd., Economica 2005, art. 25, p. 915 s.). 2 C’est en vertu du chapitre VII (art. 39 à 51) de la Charte que le Conseil de sécurité a adopté la Résolution 1483 (2003) : Eu égard à la situation en Irak, le Conseil de sécurité a considéré qu’il devait prendre des mesures « pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales ». Parmi ces mesures figurent notamment, les décisions des paragraphes 19 et 23 de la résolution : en particulier, le Conseil de sécurité a décidé que les États membres étaient tenus de geler et de transférer au Fonds de développement pour l’Irak les avoirs décrits par le paragraphe 23 de cette résolution. Il a aussi décidé que le comité des sanctions 1518 devait recenser les personnes et les entités dont il était fait mention au paragraphe 23. 3 Après son entrée en fonction, le comité des sanctions 1518 a publié () les directives relatives à l’application des paragraphes 19 et 23 de la Résolution 1483 (2003) ; elles décrivent la façon dont les listes de personnes et d’entités sont établies et diffusées. Aux termes de cette directive, le comité demande que « les noms des personnes et entités qui lui sont communiqués aux fins d’inscription soient, dans la mesure du possible, accompagnés d’un exposé des informations susceptibles de fonder ou de justifier la prise de mesures en application de la Résolution 1483 (2003) ». La procédure est ensuite la suivante : le comité prend ses décisions par consensus. À défaut de consensus, le président procède à des consultations susceptibles de faciliter l’accord. Si, à l’issue des consultations, le comité n’est pas parvenu à un accord, la question est soumise au Conseil de sécurité. Étant donné la nature particulière des informations, le président peut encourager les États membres intéressés à procéder à des échanges bilatéraux afin de mieux cerner la question avant la prise d’une décision. Si le comité le décide, les décisions peuvent être prises dans le cadre d’une procédure écrite. Dans ce cas, le président fait distribuer le projet de décision à tous les membres du comité aux fins d’adoption, selon la procédure d’approbation tacite, avec un délai de trois jours ouvrables. S’il ne reçoit aucune objection pendant ce délai, la décision est considérée comme adoptée. 4 S. SA et [le requérant] figurent sur les listes des entités et des personnes établies par le comité des sanctions 1518 sous le no (...) pour la société et (...) pour ce dernier, au motif que son directeur est [le requérant], ancien responsable des finances des services secrets irakiens de l’époque, qui contrôle également H., K. SA et M. [la requérante], trois entités destinées à gérer les avoirs de l’ancien régime et de ses membres influents. La décision prise le 16 novembre 2006 par le Département fédéral de l’économie de confisquer les avoirs du recourant en application de l’ordonnance sur l’Irak et de l’ordonnance sur la confiscation repose ainsi sur la Résolution 1483 (2003). » Les deux arrêts concernant la requérante : « 5.4 La [requérante] figure sur la liste des entités établie par le comité des sanctions 1518 sous le no (...), au motif que son directeur est [le requérant], qui contrôle également H. et K. SA, deux entités destinées à gérer les avoirs de l’ancien régime et de ses membres influents. La décision prise le 16 novembre 2006 par le Département fédéral de l’économie de confisquer les avoirs de la recourante en application de l’ordonnance sur l’Irak et de l’ordonnance sur la confiscation repose ainsi sur la Résolution 1483 (2003). » L’arrêt concernant le requérant (suite) : « 6.6.1 Depuis le 28 novembre 1974, la Suisse est Partie contractante de la Convention européenne des droits de l’homme. En revanche, bien qu’elle ait signé le 19 mai 1976 le Protocole additionnel no 1 du 20 mars 1952, qui garantit en particulier la propriété des biens (art. 1), elle ne l’a pas ratifié à ce jour. Celui-ci n’est donc pas entré en vigueur à l’égard de la Suisse. Par conséquent, en Suisse, la propriété est garantie par la seule Constitution fédérale (art. 26 Cst.). D’après l’article 1 CEDH, les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la Convention (art. 2 à 18 CEDH). L’article 6 paragraphe 1 CEDH, notamment, confère à toute personne le droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. D’après l’article 13 CEDH, toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale. (...) 4 Bien qu’il invoque la garantie de la propriété et qu’il rappelle que la propriété ne peut subir de restrictions que dans le respect des conditions prévues par l’article 36 Cst., le recourant ne se plaint en réalité que de la violation de garanties de procédure et non pas de la violation des articles 26 et 36 Cst. : il souligne que des restrictions à sa propriété, comme la confiscation dont ses biens font l’objet, ne peuvent être prononcées qu’à l’issue d’une procédure juridictionnelle de droit interne comportant l’examen matériel des conditions légales de la restriction, dans le respect des droits fondamentaux, des garanties fondamentales de procédure, des droits de partie, soit le droit d’être entendu, l’exigence de motivation, l’interdiction du déni de justice, l’égalité des armes et le principe du contradictoire (cf. mémoire de recours, ch. 76 à 80). Il se plaint que les motifs de son inscription sur la liste du comité des sanctions 1518 n’auraient jamais été portés à sa connaissance et qu’il n’aurait pas pu s’exprimer à leur égard ni se défendre de manière contradictoire devant une instance judiciaire indépendante et impartiale, ce que le Département de l’économie ne dément pas – à juste titre – au vu du déroulement de la procédure d’inscription (cf. ci-dessus : consid. 4.3). À cet égard, le recourant est d’avis que la Suisse est tenue d’appliquer la Résolution 1483 (2003), mais également les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme et du Pacte international sur les droits civils et politiques relatives aux garanties de procédure ; il soutient qu’il n’y a pas de contradiction entre ces diverses obligations, raison pour laquelle la décision attaquée devrait être annulée et la cause renvoyée pour une nouvelle procédure de confiscation devant les instances judiciaires suisses, qui en examineraient le bien-fondé dans le respect des garanties fondamentales de procédure. Il convient par conséquent d’examiner quelles garanties de procédure la Suisse est tenue de respecter au vu des obligations résultant de la Charte et de la Résolution 1483 (2003) dans la procédure introduite par le Département fédéral de l’économie conduisant à la confiscation des avoirs du recourant. 7.1 D’après l’article 5 alinéa 4 Cst., la Confédération et les cantons respectent le droit international. Selon l’article 190 Cst., le Tribunal fédéral et les autres autorités sont tenus d’appliquer les lois fédérales et le droit international. Par droit international au sens de l’article 190 Cst., la jurisprudence entend l’ensemble du droit international contraignant pour la Suisse, qui comprend les accords internationaux, le droit international coutumier, les règles générales du droit des gens ainsi que les décisions des organisations internationales qui s’imposent à la Suisse. Il s’ensuit que le Tribunal fédéral est en principe tenu de respecter les dispositions de la Charte, les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies ainsi que les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme et celles du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. 2 L’article 190 Cst. ne prévoit en revanche aucune règle de conflit entre diverses normes du droit international également contraignantes pour la Suisse. Toutefois, d’après l’article 103 de la Charte, en cas de conflit entre les obligations des membres des Nations unies en vertu de la Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront. Cette primauté est également rappelée par l’article 30 paragraphe 1 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités (CV ; RS 0.111 ; entrée en vigueur pour la Suisse le 6 juin 1990). D’après la doctrine et la jurisprudence, il s’agit d’une primauté absolue et générale qui opère indépendamment de la nature du traité qui est en conflit avec la Charte, de son caractère bilatéral ou multilatéral, ou du fait que le traité est entré en vigueur avant ou après l’entrée en vigueur de la Charte. Cette primauté est accordée non seulement aux obligations explicitement énoncées dans la Charte, mais également, d’après la Cour internationale de justice, à celles qui découlent des décisions obligatoires des organes des , en particulier aux décisions obligatoires du Conseil de sécurité rendues en application de l’article 25 de la Charte (Questions d’interprétation et d’application de la Convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie, CIJ, Rec. 1992, p. 15, paragraphe 39 ; Felipe Paolillo, Les conventions de Vienne sur le droit des traités, commentaire article par article, sous la direction de Olivier Corten et Pierre Klein, Bruylant Bruxelles 2006, no 33 ad article 30 CV et les nombreuses références citées). Cette primauté n’entraîne pas la nullité du traité en conflit avec les obligations découlant de la Charte, mais uniquement sa suspension, tant que dure le conflit (Eric Suy, Les conventions de Vienne sur le droit des traités, op. cit., no 15 ad article 53 CV et les références citées). Par ailleurs, ni la Convention européenne des droits de l’homme ni le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ne contiennent de clauses qui auraient, par elles-mêmes ou en vertu d’un autre traité, la primauté sur la clause de conflit doublement instituée par les articles 103 de la Charte et 30 paragraphe 1 CV. L’article 46 Pacte ONU II dispose bien qu’« aucune disposition du Pacte ne doit être interprétée comme portant atteinte aux dispositions de la Charte des Nations unies et des constitutions des institutions spécialisées qui définissent les responsabilités respectives des divers organes de l’Organisation des Nations unies et des institutions spécialisées en ce qui concerne les questions traitées dans le Pacte ». Toutefois, selon la doctrine, cette disposition signifierait simplement que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ne saurait gêner dans leur fonction les organes politiques et les institutions spécialisées qui sont chargés par la Charte de s’occuper des droits de l’homme (Manfred Nowak, U.N. Covenant on civil and political Rights, CCPR Commentary, Kehl 2005, no 3 ad article 46 Pacte ONU II, p. 798). Elle n’instituerait donc pas de hiérarchie entre les décisions du Conseil de sécurité et les droits garantis par le Pacte ONU II, auquel d’ailleurs l’Organisation des Nations unies en tant que telle n’est pas partie. On ne saurait en conclure que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques l’emporte sur les obligations résultant de la Charte. 3 Par conséquent, en cas de conflit entre les obligations de la Suisse découlant de la Charte et celles découlant de la Convention européenne des droits de l’homme ou du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, les obligations découlant de la Charte l’emportent en principe sur les secondes, ce que le recourant ne nie pas. Il estime toutefois que ce principe n’est pas absolu. À son avis, les obligations résultant de la Charte, en particulier celles de la Résolution 1483 (2003), perdent leur caractère contraignant si elles contreviennent aux règles du jus cogens. Le recourant soutient que les garanties de procédure équitable des articles 14 Pacte ONU II et 6 CEDH constituent du jus cogens. En violant ces garanties, la Résolution 1483 (2003) perdrait son effet obligatoire. 1 Sous le titre « Traités en conflit avec une norme impérative du droit international général (jus cogens) », l’article 53 CV prévoit la nullité de tout traité qui, au moment de sa conclusion, est en conflit avec une norme impérative du droit international général, c’est-à-dire une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère. D’après l’article 64 CV en outre, si une nouvelle norme impérative du droit international général survient, tout traité existant qui est en conflit avec cette norme devient nul et prend fin. L’article 71 CV règle les conséquences liées à la nullité des traités en pareilles hypothèses. 2 L’article 53 CV ne contient pas d’exemple de normes impératives de droit international général (Rapport de la Commission du droit international, Commentaire ad art. 50, Annuaire de la Commission du droit international 1966 II, p 269 s.). Les mots « par la communauté internationale des États dans son ensemble » ne permettent pas d’exiger qu’une règle soit acceptée et reconnue comme impérative par l’unanimité des États. Il suffit d’une très large majorité. À titre d’exemple, on cite généralement les normes ayant trait à l’interdiction du recours à la force, de l’esclavage, du génocide, de la piraterie, des traités inégaux et de la discrimination raciale (Eric Suy, op. cit., no 12 ad art. 53 CV, p. 1912 ; Nguyen Quoc Dinh"/Patrick Daillier/Alain Pellet, Droit international public, 7e éd., LGDJ 2002, no 127, p. 205 ss ; Joe Verhoeven, Droit international public, Larcier 2000, p. 341 ss). Cette liste d’exemples ne comprend pas les droits tirés des articles 14 Pacte ONU II et 6 CEDH, dont se prévaut le recourant. Leur simple reconnaissance par le Pacte international sur les droits civils et politiques et la Convention européenne des droits de l’homme ne leur confère pas encore le caractère de norme impérative du droit international général. Il résulte en outre des travaux à l’origine de l’article 53 CV et de la lettre de cette disposition qu’on ne saurait en principe concevoir un jus cogens régional (Eric Suy, op. cit., no 9 ad art. 53 CV, p. 1910 ; le sujet est controversé en doctrine, cf. notamment : Eva Kornicker, Ius cogens und Umweltvölkerrecht, Thèse Bâle 1997, p. 62 ss et les nombreuses références citées). 3 Il est vrai qu’en cas de danger exceptionnel menaçant l’existence de la nation, l’article 4 paragraphes 1 et 2 Pacte ONU II autorise, sous certaines conditions, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le Pacte, à l’exception de celles prévues par les articles 6, 7, 8 (paragraphes 1 et 2), 11, 15, 16 et 18 (droit à la vie, interdiction de la torture, interdiction de l’esclavage, interdiction de la détention pour dette, interdiction de rétroactivité de la loi pénale, reconnaissance de la personnalité juridique, liberté de pensée, de croyance et de religion). L’article 15 paragraphes 1 et 2 CEDH prévoit également une clause d’état d’urgence permettant de déroger aux obligations de la Convention et exclut également toute dérogation aux articles 2, 3, 4 (paragraphe 1) et 7 (droit à la vie, interdiction de la torture, interdiction de l’esclavage, pas de peine sans loi). Certains auteurs considèrent que les droits et interdictions énumérés par les articles 4 paragraphe 2 Pacte ONU II et 15 paragraphe 2 CEDH correspondent au noyau central des droits de l’homme et pourraient de ce fait revêtir le caractère de normes impératives de droit international général (Stefan Oeter, Ius cogens und der Schutz der Menschenrechte, in : Liber amicorum Luzius Wildhaber 2007, p. 499 ss, p. 507 ss) ; pour d’autres auteurs, il ne s’agirait que d’un indice en ce sens (Eva Kornicker, Ius cogens und Umweltvölkerrecht, Thèse Bâle 1997, p. 58 ss). Cette dernière opinion semble correspondre à celle de l’(ancienne) Commission des droits de l’homme [recte : Comité des droits de l’homme] pour qui la liste des droits auxquels l’article 4 paragraphe 2 Pacte ONU II n’autorise aucune dérogation peut certes être mise en relation, mais ne se confond pas, avec la question de savoir si certains droits de l’homme revêtent le caractère de norme impérative du droit international général (Observations générales 29/72 du 24 juillet 2001 fondées sur l’article 40 paragraphe 4 Pacte ONU II, ch. 11, publiées in : Manfred Nowak, U.N. Covenant on civil and political Rights, CCPR Commentary, Kehl 2005, p. 1145 ss, p. 1149). En l’espèce, il n’est pas nécessaire de trancher cette question du moment que les articles 14 Pacte ONU II et 6 CEDH ne figurent de toute façon pas dans les énumérations des articles 4 paragraphe 2 Pacte ONU II et 15 § 2 CEDH. 4 Par conséquent, contrairement à ce qu’affirme le recourant, ni les garanties fondamentales de procédure, ni le droit de recours effectif des articles 6 et 13 CEDH et 14 Pacte ONU II, ne revêtent pour eux-mêmes le caractère de normes impératives de droit international général (jus cogens), en particulier dans le cadre de la procédure de confiscation qui porte sur la propriété du recourant (dans le même sens : arrêt du Tribunal fédéral suisse 1A.45/2007 du 14 novembre 2007 en la cause Nada c. DFE, consid. 7.3 ; arrêt du Tribunal de première instance des Communautés européennes du 21 septembre 2005, Yusuf et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission, T-306/01 Rec. 2005 II p. 3533, paragraphes 307 et 341 ; arrêt du Tribunal de première instance des Communautés européennes du 21 septembre 2005, Kadi/Conseil et Commission, T-315/01 Rec. 2005 II p. 3649, paragraphes 268 et 286 ; arrêt du Tribunal de première instance des Communautés européennes du 12 juillet 2006, Ayadi/Conseil, T-253/02 Rec. 2006 II p. 2139, paragraphe 116 ; arrêt du Tribunal de première instance des Communautés européennes du 12 juillet 2006, Hassan/Conseil et Commission, T-49/04 Rec. 2006 II p. 52, paragraphe 92). Quant aux droits garantis par les articles 29 ss Cst., il s’agit de droit national qui ne saurait constituer du jus cogens et faire obstacle à la mise en œuvre par la Suisse de la Résolution 1483 (2003). Selon le recourant, la Suisse disposerait d’une latitude suffisante, même au regard de ses obligations vis-à-vis du Conseil de sécurité, pour respecter les devoirs qui lui incombent en vertu des articles 14 Pacte ONU II et 6 CEDH. Il serait nécessaire, selon lui, de distinguer la question de la radiation de son nom sur la liste établie par le comité des sanctions 1518 de celle de la confiscation des avoirs gelés : la question de la confiscation pourrait faire l’objet d’une procédure équitable, sans violer les obligations résultant de la Charte. 1 Cette opinion ne peut être suivie. En effet, la description des mesures (gel des fonds ou d’autres avoirs financiers, transfert immédiat de ceux-ci au Fonds de développement de l’Irak), des personnes et des entités visées (gouvernement irakien précédent, Saddam Hussein, autres hauts responsables de l’ancien régime irakien, membres de leur famille proche, y compris les entités appartenant à ces personnes ou d’autres personnes agissant en leur nom ou selon leurs instructions ou encore se trouvant sous leur contrôle direct ou indirect) ainsi que du mandat confié au comité des sanctions 1518 (recenser les personnes et les entités dont il fait mention au paragraphe 23) est détaillée et ne laisse aucune place à l’interprétation. De même, la liste des personnes et entités établie par le comité des sanctions 1518 ne revêt aucun caractère dispositif. Il ne s’agit pas de décider si le nom du recourant doit y être inscrit ou l’est à bon droit, mais uniquement de constater que ce nom figure dans la liste en cause, qui doit être transposée en droit interne suisse. En affirmant qu’il serait possible de traiter séparément la question de la confiscation de ses avoirs, le recourant perd de vue que, parmi les mesures imposées aux États membres, figure le transfert immédiat des avoirs gelés au Fonds pour le développement de l’Irak. Cette injonction ne nécessite aucune interprétation ni n’accorde de latitude dans le résultat qu’elle exige des États membres quant au sort des avoirs gelés détenus par des personnes qui, à l’instar du recourant, sont nommément inscrites sur la liste du comité des sanctions 1518. Clairement déterminés, ces avoirs doivent être transférés au Fonds pour le développement de l’Irak. Sous cet angle, la présente cause diffère de celle jugée par le Tribunal de première instance des Communautés européennes opposant l’Organisation des Modjahedines du peuple d’Iran au Conseil de l’Union européenne. Cette affaire avait pour objet la Résolution 1373 (2001) du 28 septembre 2001 instituant des mesures destinées à lutter contre le terrorisme ; cette résolution exigeait des États membres des Nations unies – en l’occurrence à la Communauté européenne – l’identification concrète des personnes, groupes et entités dont les fonds devaient être gelés, parce qu’elle ne donnait aucune liste de ces derniers. Le Tribunal de première instance a jugé que leur désignation devait respecter les garanties de procédure (arrêt du Tribunal de première instance des Communautés européennes du 12 décembre 2006, Organisation des Modjahedines du peuple d’Iran/Conseil, T228/02, non encore publié au Recueil). 2 Dans ces conditions, contrairement à ce qu’affirme le recourant, la mise en œuvre de la Résolution 1483 (2003) exige de la Suisse qu’elle se tienne strictement aux mesures instaurées et aux décisions du comité des sanctions 1518, qui, sous réserve d’une éventuelle violation du jus cogens par le Conseil de sécurité, ne laisse aucune place, même sous couvert du respect des garanties de procédure de la Convention européenne de droits de l’homme, du Pacte international des droits civils et politiques ainsi que de la Constitution suisse, à un examen de la procédure d’inscription du recourant sur la liste publiée par le comité des sanctions 1518, ou encore à la vérification du bien-fondé de l’inscription. Le recourant soutient encore que l’article 4 de l’ordonnance sur la confiscation conférerait au Tribunal fédéral un plein pouvoir de cognition, lui permettant de sanctionner le fait que l’autorité inférieure n’aurait pas vérifié le bien-fondé de la confiscation de ses avoirs ou, en d’autres termes, qu’elle aurait admis à tort leur confiscation sur la seule base de sa désignation sur la liste annexe à la Résolution 1483 (2003), sans pallier la violation de ses droits de procédure découlant notamment des articles 29 ss Cst. 1 Selon les considérants qui précèdent, l’article 4 de l’ordonnance sur la confiscation ne saurait autoriser le Tribunal fédéral, pas plus que l’autorité intimée, à vérifier si l’inscription du recourant sur la liste publiée par le comité des sanctions 1518 s’est faite conformément aux garanties de procédure des articles 14 Pacte ONU, 6 CEDH et 29 ss Cst. Sous réserve de l’examen de la violation du jus cogens, comme cela a été démontré ci-dessus, la Suisse n’est en effet pas autorisée à contrôler la validité des décisions du Conseil de sécurité, notamment de la Résolution 1483 (2003), même sous l’angle du respect des garanties de procédure ni d’en guérir, le cas échéant, les vices. En effet, cela pourrait avoir pour effet de priver l’article 25 de la Charte de tout effet utile, ce qui serait le cas si les avoirs gelés du recourant n’étaient pas confisqués et transférés au Fonds pour le développement de l’Irak (Eric Suy/Nicolas Angelet, La Charte des Nations unies, Commentaire article par article, sous la direction de Jean-Pierre Cot/Alain Pellet/Mathias Forteau, 3e éd., Economica 2003, art. 25, p. 917). 2 En revanche, sous cette réserve, la Suisse est libre de choisir le mode de transposition en droit interne des obligations qui résultent de la Résolution 1483 (2003), ainsi que les modalités du transfert des avoirs gelés. Le Conseil fédéral a fait usage de ce choix en distinguant les mesures de gel des avoirs de celles tendant au transfert des avoirs gelés. Le Département fédéral a pour sa part suspendu la procédure de confiscation sur requête du recourant qui cherchait à saisir le comité des sanctions et ne l’a reprise que sur requête expresse du recourant. Sous la même réserve, le Conseil fédéral était habilité à garantir le droit d’être entendu des titulaires d’avoirs gelés avant que ne soit prononcée la décision de confiscation. Il était également habilité à ouvrir la voie du recours de droit administratif contre de telles décisions. En l’espèce, le recourant a fait plein usage de son droit d’être entendu puisqu’il a eu accès au dossier du Département fédéral de l’économie, du moins aux pièces bancaires pertinentes, et qu’il a eu l’occasion de s’exprimer devant ce dernier. Il a en outre fait pleinement usage de la voie de droit prévue par l’article 4 de l’ordonnance sur la confiscation en déposant le présent recours de droit administratif. Sous cet angle, qui seul relève de la compétence de la Suisse, force est de constater que le recourant n’émet aucun grief tiré de la violation des articles 26 et 36 Cst. à l’encontre de la procédure de confiscation (cf. consid. 5.4). Dans un dernier grief enfin, le recourant considère que le refus d’annuler la décision rendue le 16 novembre 2006 par le Département fédéral de l’économie pour violation des garanties de procédure heurte la position maintes fois défendue par la Suisse, le Conseil fédéral ou le Département fédéral des affaires étrangères affirmant le respect intangible qu’il convient de vouer aux droits de l’homme. Il s’agirait là d’une position « indivisible » à l’égard des autres Nations qui aurait été bafouée par la décision rendue le 16 novembre 2006 par le Département fédéral de l’économie. 3 Le recourant semble méconnaître le sens qu’il est convenu d’accorder à l’indivisibilité (dans le domaine) des droits de l’homme. Selon la doctrine, le principe de l’indivisibilité des droits de l’homme signifie que les États ne peuvent pas choisir entre les droits de l’homme pour faire prévaloir certains sur d’autres. Ce principe a pour but d’éviter que les gouvernements puissent prétendre défendre les droits de l’homme en choisissant à leur guise sur la liste ceux qu’ils accepteraient et ceux qu’ils négligeraient (Françoise Bouchet-Saulnier, Droits de l’homme, droit humanitaire et justice internationale, Actes Sud 2002, p. 23 et 27 s.). 4 En l’espèce, pour autant qu’on le comprenne bien, le recourant se plaint plutôt de l’attitude de la Suisse qu’il juge contradictoire. Cette opinion perd de vue que l’ordre juridique positif tel qu’il a été exposé ci-dessus s’impose en vertu de l’article 190 Cst. et pour des motifs de sécurité du droit : La Suisse ne saurait à elle seule radier le recourant de la liste établie par le comité des sanctions qui détient seul cette compétence, quand bien même la procédure à cet effet n’est pas entièrement satisfaisante (cf. arrêt 1A.45/2007 du 14 novembre 2007, consid. 8.3). Au demeurant, il n’est pas contradictoire de la part des autorités fédérales d’en constater l’imperfection et, comme en l’espèce, de plaider et d’agir sur le plan politique pour le respect intangible des droits de l’homme notamment dans les procédures d’inscription et de radiation appliquées par le comité des sanctions 1518. Sous cet angle, le comportement de la Suisse ne viole pas non plus les articles 26, 29 ss Cst., les articles 6 et 13 CEDH ainsi que l’article 14 du Pacte ONU II. Le recours doit par conséquent être rejeté. Le Tribunal fédéral juge toutefois que, dans le cadre du pouvoir et de la liberté d’exécution de la Suisse (cf. consid. 10.2), il appartient à l’autorité intimée d’octroyer au recourant un bref et dernier délai, avant de passer à l’exécution de la décision du 16 novembre 2006 – dont l’entrée en force est acquise par le rejet du présent recours – pour qu’il puisse saisir, s’il le désire, le comité des sanctions 1518 d’une nouvelle procédure de radiation selon les modalités améliorées de la Résolution 1730 (2006) du 19 décembre 2006, dont le recourant n’a pas eu l’occasion de faire usage, tous ses espoirs reposant à tort sur le présent recours de droit administratif. Le recours est ainsi rejeté dans le sens des considérants (...) » C. Les faits ultérieurs Le 13 juin 2008, les requérants présentèrent, dans le cadre de la procédure prévue par la Résolution 1730 (2006), une demande de radiation de la liste, qui fut rejetée le 6 janvier 2009. Par un préavis favorable émis par le SECO le 26 septembre 2008, les requérants furent informés de l’autorisation de recourir aux avoirs gelés en Suisse pour régler les futurs honoraires d’un avocat américain, dans la mesure où les activités de ce dernier se limitaient à leur défense en rapport avec la procédure de confiscation en Suisse et avec la procédure de radiation. Depuis 2007, à quatre reprises (dont la dernière le 26 février 2009) le SECO, sur le fondement de l’article 2, alinéa 3, de l’ordonnance sur l’Irak, fit droit aux demandes des requérants et autorisa que des montants fussent débloqués en vue du paiement des frais d’avocat afférents aux décisions de confiscation. Selon les informations fournies par le gouvernement suisse et non démenties par les requérants, le SECO a débloqué environ 850 000 francs suisses (CHF) pour frais d’avocat et plus de 200 000 CHF pour des avances de frais de procédure. Le 6 mars 2009, les autorités suisses décidèrent de surseoir à l’exécution des décisions de confiscation dans l’attente de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, et de celui du Tribunal fédéral sur la demande de révision interne en cas de constat par la Cour d’une violation de la Convention. Par sa Résolution 1956 (2010) du 15 décembre 2010, le Conseil de sécurité décida de clôturer le Fonds de développement pour l’Irak à compter du 30 juin 2011 et de faire transférer les produits de ce fonds aux comptes des mécanismes successeurs du gouvernement irakien. Le comité des sanctions 1518 poursuit ses activités. Le 20 décembre 2013, le Département fédéral de l’économie rendit deux autres décisions de confiscation portant sur les avoirs au nom du premier requérant gelés auprès de deux banques, en faveur des mécanismes successeurs du gouvernement irakien. Se référant à la décision du Conseil fédéral du 6 mars 2009 (paragraphe 32 ci-dessus), le Département fédéral décida que les avoirs confisqués resteraient bloqués et ne seraient transférés aux destinataires qu’après l’éventuel rejet de la présente requête par la Cour européenne des droits de l’homme, « voire que les décisions de confiscation du 16 novembre 2006 (...) auront été confirmées par le Tribunal fédéral, en cas de révision ». Ces décisions firent l’objet d’un recours devant le Tribunal administratif fédéral qui, le 7 mai 2014, suspendit la procédure en attente de l’arrêt de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. La Constitution fédérale Les articles pertinents de la Constitution fédérale énoncent : Article 26 : Garantie de la propriété « 1. La propriété est garantie. Une pleine indemnité est due en cas d’expropriation ou de restriction de la propriété qui équivaut à une expropriation. » Article 190 : Droit applicable « Le Tribunal fédéral et les autres autorités sont tenus d’appliquer les lois fédérales et le droit international. » B. Les ordonnances du Conseil fédéral Les dispositions pertinentes de l’ordonnance du 7 août 1990 instituant des mesures économiques envers la République d’Irak (« l’ordonnance sur l’Irak »), dans leur version en vigueur à l’époque des faits, se lisaient ainsi : « Article 1 Interdiction de fournir des biens d’équipement militaires Sont interdits la fourniture, la vente et le courtage de biens d’armement à tous les destinataires en Irak à l’exception du gouvernement de l’Irak ou de la force multinationale au sens de la Résolution 1546 (2004) du Conseil de sécurité. L’alinéa 1 ne s’applique que dans la mesure où la loi fédérale du 13 décembre 1996 sur le matériel de guerre et la loi du 13 décembre 1996 sur le contrôle des biens ainsi que leurs ordonnances d’application ne sont pas applicables. (...) Article 2 Gel des avoirs et des ressources économiques Sont gelés les avoirs et les ressources économiques : a) appartenant à ou sous contrôle de l’ancien gouvernement irakien ou d’entreprises ou de corporations sous le contrôle de celui-ci. Ne tombent pas sous le coup de ce gel les avoirs et les ressources économiques des représentations irakiennes en Suisse ainsi que les avoirs et les ressources économiques qui ont été déposés en Suisse par des entreprises ou des corporations publiques irakiennes ou qui leur ont été versés ou transférés après le 22 mai 2003 ; b) appartenant à ou sous contrôle de hauts responsables de l’ancien gouvernement irakien ou des membres de leurs proches familles ; c.) appartenant à ou sous contrôle d’entreprises ou de corporations elles-mêmes contrôlées par des personnes visées par la lettre b ou gérées par des personnes agissant au nom ou selon les instructions de personnes visées par la lettre b. Les personnes physiques, entreprises et corporations visées par l’alinéa 1 sont mentionnées à l’annexe. Le Département fédéral de l’économie établit l’annexe d’après les données de l’Organisation des Nations unies. Le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) peut, après avoir consulté les offices compétents du Département fédéral des affaires étrangères et du Département fédéral des finances, autoriser des versements prélevés sur des comptes bloqués, des transferts de biens en capital gelés et le déblocage de ressources économiques gelées afin de protéger des intérêts suisses ou de prévenir des cas de rigueur. Article 2a Déclarations obligatoires Les personnes ou les institutions qui détiennent ou gèrent des avoirs dont il faut admettre qu’ils tombent sous le coup du gel des avoirs défini à l’article 2, alinéa 1, doivent les déclarer sans délai au SECO. bis Les personnes ou les institutions qui ont connaissance de ressources économiques dont il faut admettre qu’elles tombent sous le coup du gel des ressources économiques défini à l’article 2, alinéa 1, doivent les déclarer sans délai au SECO. Sur la déclaration doivent figurer le nom du bénéficiaire, l’objet et la valeur des avoirs et des ressources économiques gelés. Les personnes ou les institutions en possession de biens culturels au sens de l’article 1a doivent les déclarer sans délai à l’Office fédéral de la culture. (...) Article 2c Mise en œuvre du gel des ressources économiques Sur instruction du SECO, les autorités compétentes prennent les mesures nécessaires pour le gel des ressources économiques, p. ex. la mention d’un blocage du registre foncier ou la saisie ou la mise sous scellé des biens de luxe. (...) » L’ordonnance du 18 mai 2004 sur la confiscation des avoirs et ressources économiques irakiens gelés et leur transfert au Fonds de développement pour l’Irak (« l’ordonnance sur la confiscation »), dans sa version en vigueur à l’époque des faits, est libellée comme suit : « Article 1 Objet La présente ordonnance règle : a) la confiscation des avoirs et des ressources économiques qui sont gelés en vertu de l’article 2, alinéa 1, de l’ordonnance du 7 août 1990 instituant des mesures économiques envers la République d’Irak ; et b) le transfert des avoirs et du produit de la vente des ressources économiques au Fonds de développement pour l’Irak. Article 2 Procédure de confiscation Le Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche (DEFR) est autorisé à confisquer, par voie de décision, les avoirs et les ressources économiques selon l’article 1. Avant la notification de la décision de confiscation il transmet par écrit aux parties un projet de cette décision. Les parties peuvent se prononcer dans un délai de 30 jours. Article 3 Exceptions Le DEFR peut, après avoir consulté les offices compétents du Département fédéral des affaires étrangères et du Département fédéral des finances autoriser des exceptions afin de prévenir des cas de rigueur. Les demandes y relatives sont à présenter au DEFR dans le délai prévu à l’article 2, alinéa 2. Article 4 Recours Les décisions de confiscation du DEFR peuvent faire l’objet d’un recours au Tribunal administratif fédéral. Article 5 Transfert au Fonds de développement pour l’Irak Dès que la décision de confiscation a acquis autorité de chose jugée, le DEFR procède au transfert des avoirs confisqués ainsi que du produit de la vente des ressources économiques confisquées au Fonds de développement pour l’Irak. Article 6 Entrée en vigueur et durée de validité La présente ordonnance entre en vigueur le 1er juillet 2004 et a effet jusqu’au 30 juin 2007. La durée de validité de la présente ordonnance est prolongée jusqu’au 30 juin 2010. La durée de validité de la présente ordonnance est prolongée jusqu’au 30 juin 2013. » C. La jurisprudence du Tribunal fédéral L’affaire Makhlouf c. Département fédéral de l’économie (partiellement publié aux ATF 139 II 384 ; 2C_721/2012) concernait l’adoption par la Suisse de sanctions parallèles à celles édictées par une décision du Conseil de l’Union européenne (organisation à laquelle la Suisse n’appartient pas mais qui est son « principal partenaire commercial » au sens de la loi fédérale sur les embargos) et visant des personnes proches du régime de Bachar Al-Assad (Syrie). Le requérant contestait son inscription sur les listes annexées aux ordonnances adoptées par le Conseil fédéral et le gel de ses avoirs financiers résultant de cette inscription. Dans son arrêt du 27 mai 2013, le Tribunal fédéral (IIe Cour de droit public) accepta d’examiner la substance du grief du requérant, y compris à la lumière des droits fondamentaux, mais, n’ayant relevé ni arbitraire ni excès de pouvoir en matière de sanctions internationales, il rejeta les demandes. De même, dans l’affaire X c. Département fédéral des affaires étrangères (ATF 141 I 20), qui concernait des sanctions édictées par le Conseil fédéral suisse contre des personnes proches du régime de l’ancien président égyptien Hosni Mubarak, le requérant contestait son inscription sur la liste annexée à l’ordonnance du Conseil fédéral, inscription qui avait eu lieu parallèlement à la mise sous séquestre de ses avoirs à la suite d’une demande d’entraide judiciaire formée par les autorités égyptiennes. Dans son arrêt du 13 décembre 2014, le Tribunal fédéral (IIe Cour de droit public) accepta d’examiner la substance du grief du requérant mais, comme dans l’affaire Makhlouf, ne releva aucune apparence d’excès de pouvoir en matière de sanctions internationales. Il rappela toutefois que, eu égard à la nécessité de protéger les droits fondamentaux, les autorités compétentes devaient avancer avec soin et diligence leurs enquêtes, en veillant à ce que la mesure litigieuse cessât de produire ses effets à l’égard du requérant une fois que le but de celle-ci aurait été atteint. III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX ET EUROPÉENS PERTINENTS A. La Charte des Nations unies et la jurisprudence pertinente de la Cour internationale de justice Les dispositions pertinentes de la Charte des Nations unies sont ainsi libellées : Préambule « Nous, peuples des Nations unies, résolus (...) À proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites, (...) » Article 1 « Les buts des Nations unies sont les suivants : (...) Réaliser la coopération internationale en résolvant les problèmes internationaux d’ordre économique social, intellectuel ou humanitaire, en développant et en encourageant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinctions de race, de sexe, de langue ou de religion ; (...) » Article 24 « 1. Afin d’assurer l’action rapide et efficace de l’Organisation, ses membres confèrent au Conseil de sécurité la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales et reconnaissent qu’en s’acquittant des devoirs que lui impose cette responsabilité le Conseil de sécurité agit en leur nom. Dans l’accomplissement de ces devoirs, le Conseil de sécurité agit conformément aux buts et principes des Nations unies. Les pouvoirs spécifiques accordés au Conseil de sécurité pour lui permettre d’accomplir lesdits devoirs sont définis aux Chapitres VI, VII, VIII et XII. (...) » Article 25 « Les membres de l’Organisation conviennent d’accepter et d’appliquer les décisions du Conseil de sécurité conformément à la présente Charte. (...) » Article 41 « Le Conseil de sécurité peut décider quelles mesures n’impliquant pas l’emploi de la force armée doivent être prises pour donner effet à ses décisions, et peut inviter les membres des Nations unies à appliquer ces mesures. Celles-ci peuvent comprendre l’interruption complète ou partielle des relations économiques et des communications ferroviaires, maritimes, aériennes, postales, télégraphiques, radioélectriques et des autres moyens de communication, ainsi que la rupture des relations diplomatiques. » Article 48 « 1. Les mesures nécessaires à l’exécution des décisions du Conseil de sécurité pour le maintien de la paix et de la sécurité internationales sont prises par tous les membres des Nations unies ou certains d’entre eux, selon l’appréciation du Conseil. Ces décisions sont exécutées par les membres des Nations unies directement et grâce à leur action dans les organismes internationaux appropriés dont ils font partie. » Article 55 « En vue de créer les conditions de stabilité et de bien-être nécessaires pour assurer entre les nations des relations pacifiques et amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité des droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, les Nations unies favoriseront : (...) c) le respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion. » Article 103 « En cas de conflit entre les obligations des membres des Nations unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront. » La Cour internationale de justice (CIJ) a affirmé la primauté des obligations fondées sur la Charte des Nations unies sur toute autre obligation née d’un autre accord international, que celui-ci ait été conclu avant ou après la Charte et qu’il ait ou non une portée simplement régionale. Dans l’affaire Nicaragua c. États-Unis d’Amérique (CIJ Recueil 1984, p. 392, § 107), elle a déclaré : « (...) Il importe aussi de ne pas perdre de vue que tous les accords régionaux, bilatéraux et même multilatéraux, que les Parties à la présente affaire peuvent avoir conclus au sujet du règlement des différends ou de la juridiction de la Cour internationale de justice, sont toujours subordonnés aux dispositions de l’article 103 de la Charte (...) » Dans l’avis consultatif Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité (CIJ Recueil 1971, p. 54, § 116) qu’elle a rendu le 21 juin 1971, la CIJ a dit : « (...) lorsque le Conseil de sécurité adopte une décision aux termes de l’article 25 conformément à la Charte, il incombe aux États membres de se conformer à cette décision, notamment aux membres du Conseil de sécurité qui ont voté contre elle et aux membres des Nations unies qui ne siègent pas au Conseil. Ne pas l’admettre serait priver cet organe principal des fonctions et pouvoirs essentiels qu’il tient de la Charte. » La CIJ a confirmé ce principe dans son ordonnance du 14 avril 1992 sur les Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni) mesures conservatoires (CIJ Recueil 1992, p. 15, § 39, ci-après « Lokerbie ») dans les termes suivants : « Considérant que la Libye et le Royaume-Uni, en tant que membres de l’organisation des Nations unies, sont dans l’obligation d’accepter et d’appliquer les décisions du Conseil de sécurité conformément à l’article 25 de la Charte (...) et que, conformément à l’article 103 de la Charte, les obligations des Parties à cet égard prévalent sur leurs obligations en vertu de tout autre accord international (...) » B. Traités internationaux à portée universelle La Convention de Vienne sur le droit des traités Les dispositions pertinentes de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, entrée en vigueur à l’égard de la Suisse le 6 juin 1990, se lisent ainsi : Article 30 Application de traités successifs portant sur la même matière « 1. Sous réserve des dispositions de l’article 103 de la Charte des Nations unies, les droits et obligations des États parties à des traités successifs portant sur la même matière sont déterminés conformément aux paragraphes suivants. Lorsqu’un traité précise qu’il est subordonné à un traité antérieur ou postérieur ou qu’il ne doit pas être considéré comme incompatible avec cet autre traité, les dispositions de celui-ci l’emportent. Lorsque toutes les parties au traité antérieur sont également parties au traité postérieur, sans que le traité antérieur ait pris fin ou que son application ait été suspendue en vertu de l’article 59, le traité antérieur ne s’applique que dans la mesure où ses dispositions sont compatibles avec celles du traité postérieur. Lorsque les parties au traité antérieur ne sont pas toutes parties au traité postérieur : a) dans les relations entre les États parties aux deux traités, la règle applicable est celle qui est énoncée au paragraphe 3 ; b) dans les relations entre un État partie aux deux traités et un État partie à l’un de ces traités seulement, le traité auquel les deux États sont parties régit leurs droits et obligations réciproques. Le paragraphe 4 s’applique sans préjudice de l’article 41, de toute question d’extinction ou de suspension de l’application d’un traité aux termes de l’article 60, ou de toute question de responsabilité qui peut naître pour un État de la conclusion ou de l’application d’un traité dont les dispositions sont incompatibles avec les obligations qui lui incombent à l’égard d’un autre État en vertu d’un autre traité. » Article 53 Traités en conflit avec une norme impérative du droit international général (jus cogens) « Est nul tout traité qui, au moment de sa conclusion, est en conflit avec une norme impérative du droit international général. Aux fins de la présente Convention, une norme impérative du droit international général est une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère. » Article 64 Survenance d’une nouvelle norme impérative du droit international général (jus cogens) « Si une nouvelle norme impérative du droit international général survient, tout traité existant qui est en conflit avec cette norme devient nul et prend fin. » Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques Les parties pertinentes du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (auquel la Suisse a adhéré le 18 juin 1992) se lisent comme suit : Préambule « Les États parties au présent Pacte, Considérant que, conformément aux principes énoncés dans la Charte des Nations unies, la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde, (...) Considérant que la Charte des Nations unies impose aux États l’obligation de promouvoir le respect universel et effectif des droits et des libertés de l’homme, Sont convenus des articles suivants : (...) » Article 2 § 3 « Les États parties au présent Pacte s’engagent à : a) garantir que toute personne dont les droits et libertés reconnus dans le présent Pacte auront été violés disposera d’un recours utile, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles ; b) garantir que l’autorité compétente, judiciaire, administrative ou législative, ou toute autre autorité compétente selon la législation de l’État, statuera sur les droits de la personne qui forme le recours et développer les possibilités de recours juridictionnel ; c) garantir la bonne suite donnée par les autorités compétentes à tout recours qui aura été reconnu justifié. » Article 14 § 1 « (...) Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil. (...) » Article 46 « Aucune disposition du présent Pacte ne doit être interprétée comme portant atteinte aux dispositions de la Charte des Nations unies et des constitutions des institutions spécialisées qui définissent les responsabilités respectives des divers organes de l’Organisation des Nations unies et des institutions spécialisées en ce qui concerne les questions traitées dans le présent Pacte. » C. Les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies pertinentes en l’espèce La Résolution 1483 (2003) Dans sa partie pertinente en l’espèce, la Résolution 1483 (2003) du 22 mai 2003 est ainsi libellée : « Le Conseil de sécurité, Rappelant toutes ses résolutions antérieures sur la question, Réaffirmant la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Irak, (...) Soulignant le droit du peuple irakien de déterminer librement son avenir politique et d’avoir le contrôle de ses ressources naturelles, se félicitant de ce que toutes les parties concernées se soient engagées à appuyer la création des conditions lui permettant de le faire le plus tôt possible et se déclarant résolu à ce que le jour où les Irakiens se gouverneront eux-mêmes vienne rapidement, (...) Résolu à ce que les Nations unies jouent un rôle crucial dans le domaine humanitaire, dans la reconstruction de l’Irak et dans la création et le rétablissement d’institutions nationales et locales permettant l’établissement d’un gouvernement représentatif, Prenant note de la déclaration des ministres des finances et des gouverneurs des banques centrales du Groupe des sept pays les plus industrialisés, en date du 12 avril 2003, dans laquelle ceux-ci ont reconnu la nécessité d’un effort multilatéral pour aider à la reconstruction et au développement de l’Irak, de même que celle d’une assistance du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale pour appuyer cet effort, (...) Considérant que la situation en Irak, si elle s’est améliorée, continue de menacer la paix et la sécurité internationales, Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations unies, Appelle les États membres et les organisations concernées à aider le peuple irakien dans les efforts qu’il déploie pour réformer ses institutions et reconstruire le pays et de contribuer à assurer la stabilité et la sécurité en Irak conformément à la présente résolution ; Exhorte tous les États membres qui sont en mesure de le faire à répondre immédiatement aux appels humanitaires lancés par l’Organisation des Nations unies et d’autres organismes internationaux en faveur de l’Irak et à contribuer à répondre aux besoins humanitaires et autres de la population irakienne en apportant des vivres et des fournitures médicales ainsi que les ressources nécessaires à la reconstruction de l’Irak et à la remise en état de son infrastructure économique ; Demande à tous les États membres de refuser de donner refuge aux membres de l’ancien régime irakien présumés responsables de crimes et d’atrocités et de soutenir toute action visant à les traduire en justice ; (...) Demande au Secrétaire général de désigner un représentant spécial pour l’Irak qui aura, de façon indépendante, la responsabilité de faire régulièrement rapport au Conseil sur les activités qu’il mènera au titre de la présente résolution, de coordonner l’action des Nations unies au lendemain du conflit en Irak, d’assurer la coordination des efforts déployés par les organismes des Nations unies et les organisations internationales fournissant une aide humanitaire et facilitant les activités de reconstruction en Irak et, en coordination avec l’Autorité, de venir en aide à la population irakienne en : (...) d) Facilitant la reconstruction des infrastructures clefs, en coopération avec d’autres organisations internationales; e) Favorisant le relèvement économique et l’instauration de conditions propices au développement durable, notamment en assurant la coordination avec les organisations nationales et régionales, selon qu’il conviendra, et avec la société civile, les donateurs et les institutions financières internationales ; (...) g) Assurant la promotion de la protection des droits de l’homme ; (...) Appuie la formation par le peuple irakien, avec l’aide de l’Autorité et en collaboration avec le Représentant spécial, d’une administration provisoire irakienne qui servira d’administration transitoire dirigée par des Irakiens jusqu’à ce qu’un gouvernement représentatif, reconnu par la communauté internationale, soit mis en place par le peuple irakien et assume les responsabilités de l’Autorité ; (...) Prend acte de la création d’un Fonds de développement pour l’Irak, qui sera détenu par la Banque centrale d’Irak et audité par des experts-comptables indépendants approuvés par le Conseil international consultatif et de contrôle du Fonds de développement pour l’Irak, et attend avec intérêt la réunion prochaine du Conseil international consultatif et de contrôle, qui comptera parmi ses membres des représentants dûment habilités du Secrétaire général, du Directeur général du Fonds monétaire international, du Directeur général du Fonds arabe de développement économique et social et du président de la Banque mondiale ; Note également que les ressources du Fonds de développement pour l’Irak seront décaissées selon les instructions données par l’Autorité, en consultation avec l’administration provisoire irakienne, aux fins prévues au paragraphe 14 ci-dessous ; Souligne que le Fonds de développement pour l’Irak sera utilisé dans la transparence pour répondre aux besoins humanitaires du peuple irakien, pour la reconstruction économique et la remise en état de l’infrastructure de l’Irak, la poursuite du désarmement de l’Irak, les dépenses de l’administration civile irakienne et à d’autres fins servant les intérêts du peuple irakien ; Demande instamment aux institutions financières internationales d’aider le peuple irakien à reconstruire et à développer son économie et de faciliter les activités d’assistance de la communauté des donateurs dans son ensemble, et se félicite du fait que les créanciers, notamment ceux du Club de Paris, sont disposés à chercher une solution aux problèmes de la dette souveraine de l’Irak ; (...) Décide de dissoudre à l’issue de la période de six mois visée au paragraphe 16 ci-dessus, le Comité créé en application du paragraphe 6 de la Résolution 661 (1990), et décide en outre que le Comité recensera les personnes et les entités dont il est fait mention au paragraphe 23 ci-après ; (...) Notant qu’il importe d’établir un gouvernement représentatif reconnu par la communauté internationale en Irak et qu’il est souhaitable de restructurer rapidement la dette irakienne comme il est indiqué au paragraphe 15 ci-dessus, décide en outre que jusqu’au 31 décembre 2007, à moins que le Conseil n’en convienne autrement, le pétrole, les produits pétroliers et le gaz naturel provenant d’Irak ne pourront, jusqu’à ce que le titre les concernant soit transmis à l’acquéreur initial, faire l’objet d’aucune procédure judiciaire ni d’aucun type de saisie, saisie-arrêt ou autre voie d’exécution, que tous les États devront prendre toutes les mesures voulues dans le cadre de leurs systèmes juridiques nationaux respectifs pour assurer cette protection et que le produit de la vente de ces produits et les obligations y afférentes, ainsi que les avoirs du Fonds de développement pour l’Irak, bénéficieront de privilèges et immunités équivalents à ceux dont bénéficie l’Organisation des Nations unies, à cela près que lesdits privilèges et immunités ne s’appliqueront pas aux procédures judiciaires à l’occasion desquelles il est nécessaire d’utiliser ce produit ou ces obligations pour réparer des dommages liés à un accident écologique, notamment une marée noire, survenant après la date d’adoption de la présente résolution ; Décide que tous les États membres où se trouvent : a) Des fonds ou d’autres avoirs financiers ou ressources économiques du Gouvernement irakien précédent ou d’organes, entreprises ou institutions publiques qui avaient quitté l’Irak à la date d’adoption de la présente résolution, ou b) Des fonds ou d’autres avoirs financiers ou ressources économiques sortis d’Irak ou acquis par Saddam Hussein ou d’autres hauts responsables de l’ancien régime irakien ou des membres de leur famille proche, y compris les entités appartenant à ces personnes ou à d’autres personnes agissant en leur nom ou selon leurs instructions, ou se trouvant sous leur contrôle direct ou indirect, sont tenus de geler sans retard ces fonds ou autres avoirs financiers ou ressources économiques et, à moins que ces fonds ou autres avoirs financiers ou ressources économiques n’aient fait l’objet d’une mesure ou d’une décision judiciaire, administrative ou arbitrale, de les faire immédiatement transférer au Fonds de développement pour l’Irak, étant entendu que, sauf si elles ont été soumises autrement, les demandes présentées par des particuliers ou des entités non gouvernementales concernant ces fonds ou autres avoirs financiers transférés, peuvent être soumises au gouvernement représentatif de l’Irak, reconnu par la communauté internationale ; et décide en outre que les privilèges, immunités et protections prévus au paragraphe 22 s’appliqueront aussi à ces fonds, autres avoirs financiers ou ressources économiques ; (...) Demande aux États membres et aux organisations internationales et régionales de concourir à l’application de la présente résolution ; Décide de rester saisi de la question. » La procédure d’inscription sur les listes des sanctions : la Résolution 1518 (2003) Les parties pertinentes en l’espèce de la Résolution 1518 (2003) du Conseil de sécurité du 24 novembre 2003 se lisent comme suit : « Le Conseil de sécurité, Rappelant toutes ses résolutions antérieures sur la question, Rappelant en outre la décision qu’il a prise dans sa Résolution 1483 (2003) du 22 mai 2003 de dissoudre le Comité du Conseil de sécurité créé par la Résolution 661 (1990), Soulignant qu’il importe que tous les États membres s’acquittent des obligations qui leur incombent au titre du paragraphe 10 de la Résolution 1483 (2003), Considérant que la situation en Iraq, si elle s’est améliorée, continue de menacer la paix et la sécurité internationales, Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations unies, Décide de créer, avec effet immédiat, conformément à l’article 28 de son règlement intérieur provisoire, un comité du Conseil de sécurité, comprenant tous les membres du Conseil, qui continuera à recenser, en application du paragraphe 19 de la Résolution 1483 (2003), les personnes et les entités visées dans ce paragraphe, notamment en actualisant la liste des personnes et entités qui ont déjà été recensées par le Comité créé en application du paragraphe 6 de la Résolution 661 (1990), et qui lui fera rapport sur ses travaux ; Décide d’adopter les directives (référence SC/7791 IK/365 du 12 juin 2003) et les définitions (référence SC/7831 IK/372 du 29 juillet 2003) précédemment convenues par le Comité créé en application du paragraphe 6 de la Résolution 661 (1990) afin d’appliquer les dispositions des paragraphes 19 et 23 de la Résolution 1483 (2003) et décide en outre que le Comité pourra modifier ces directives et ces définitions en fonction de considérations nouvelles ; (...) Décide de rester saisi de la question. » Les procédures de radiation des listes de sanctions a) La Résolution 1730 (2006) La Résolution 1730 (2006) du Conseil de sécurité du 19 décembre 2006, qui établit la procédure de radiation, est ainsi libellée dans sa partie pertinente : « Le Conseil de sécurité, Rappelant la déclaration de son président en date du 22 juin 2006 (S/PRST/2006/28), Soulignant que les sanctions sont un instrument important de maintien et de rétablissement de la paix et de la sécurité internationales, Soulignant également que tous les États membres ont l’obligation d’appliquer intégralement les mesures contraignantes par lui adoptées, Toujours résolu à faire en sorte que les sanctions soient ciblées avec soin, tendent à des objectifs clairs et soient appliquées d’une façon qui permette de trouver l’équilibre entre efficacité et incidences négatives possibles, Ayant à cœur d’assurer que des procédures équitables et claires soient en place pour l’inscription d’individus et d’entités sur les listes des comités des sanctions et pour leur radiation de ces listes, ainsi que pour l’octroi d’exemptions pour raisons humanitaires, Adopte la procédure de radiation indiquée dans le document annexé à la présente résolution et demande au Secrétaire général de créer au Service du secrétariat des organes subsidiaires du Conseil de sécurité un point focal chargé de recevoir les demandes de radiation et d’accomplir les tâches décrites dans ledit document ; Charge les comités des sanctions qu’il a créés, notamment par les Résolutions 1718 (2006), 1636 (2005), 1591 (2005), 1572 (2004), 1533 (2004), 1521 (2005), 1518 (2003), 1267 (1999), 1132 (1997), 918 (1994) et 751 (1992), de modifier leurs lignes directrices en conséquence ; Décide de demeurer saisi de la question. Procédure de radiation Le Conseil de sécurité demande au Secrétaire général de créer au Service du secrétariat des organes subsidiaires du Conseil de sécurité un point focal chargé de recevoir les demandes de radiation. Ceux qui souhaitent en présenter une peuvent le faire par l’intermédiaire de ce point focal, selon la procédure décrite ci-après, ou par l’intermédiaire de leur État de résidence ou de nationalité. Le point focal accomplira les tâches suivantes : Recevoir les demandes de radiation présentées par un requérant (individu(s), groupes, entreprises ou entités figurant sur les listes établies par le Comité des sanctions) ; Vérifier s’il s’agit d’une nouvelle demande ; Si la demande n’est pas nouvelle et si elle n’apporte aucune information supplémentaire, la renvoyer au requérant ; Accuser réception de la demande et informer le requérant de la procédure générale de traitement des demandes ; Transmettre la demande, pour information et observations éventuelles, au(x) gouvernement(s) à l’origine de l’inscription sur la liste et au gouvernement de l’État de nationalité et de l’État de résidence. Ces derniers sont invités à consulter le gouvernement qui est à l’origine de l’inscription sur la liste avant de recommander la radiation. Pour ce faire, ils peuvent s’adresser au point focal, qui peut les mettre en rapport avec le(s) gouvernement(s) à l’origine de l’inscription si celui-ci (ceux-ci) en est (sont) d’accord ; a) Si, à l’issue de ces consultations, un de ces gouvernements recommande la radiation, il fait parvenir sa recommandation, directement ou par l’intermédiaire du point focal, au Président du Comité des sanctions, accompagnée de ses explications. Le Président inscrit alors la demande de radiation à l’ordre du jour du Comité ; b) Si l’un des gouvernements qui ont été consultés en application du paragraphe 5 ci-dessus s’oppose à la demande de radiation, le point focal en informe le Comité et transmet à celui-ci copie de la demande de radiation. Tout membre du Comité ayant des informations en faveur de la radiation est invité à en faire part aux gouvernements qui ont examiné la demande de radiation en application du paragraphe 5 ci-dessus ; c) Si, après un délai raisonnable (trois mois), aucun des gouvernements saisis de la demande de radiation en application du paragraphe 5 ci-dessus n’a ni formulé d’observations ni fait savoir au Comité qu’il est en voie de traiter la demande de radiation et qu’il a besoin d’un délai supplémentaire de durée déterminée, le point focal en informe tous les membres du Comité et leur transmet copie de la demande de radiation. Tout membre du Comité peut, après avoir consulté le(s) gouvernement(s) à l’origine de l’inscription sur la liste, recommander la radiation en envoyant la demande au Président du Comité des sanctions, accompagnée de ses explications. (Il suffit qu’un membre du Comité se prononce en faveur de la radiation pour que cette question soit inscrite à l’ordre du jour du Comité.) Si, après un mois, aucun membre du Comité ne recommande la radiation de la liste, la demande est réputée rejetée et le président du Comité en informe le point focal ; Transmettre au Comité, pour information, toutes les communications reçues des États membres ; Informer le requérant, selon le cas : a) Que le Comité des sanctions a décidé d’accéder à la demande de radiation ; b) Que le Comité des sanctions a achevé l’examen de la demande de radiation et que le requérant reste inscrit sur la liste. » b) Autres procédures Par la Résolution 1904 (2009) du 17 décembre 2009 concernant le régime des sanctions contre Al-Qaïda, Oussama ben Laden et les Talibans, le Conseil de sécurité créa un poste de Médiateur indépendant afin d’assister le comité des sanctions compétent dans son examen des demandes de radiation de la liste. D’après la résolution, le Médiateur reçoit les demandes de radiation conformément aux modalités définies à l’annexe II à la résolution et établit un « rapport d’ensemble » à l’intention du Comité dans un délai fixé à l’avance. Par les Résolutions 1989 (2011), 2083 (2012) et 2161 (2014), le Conseil de sécurité a considérablement élargi les fonctions et les compétences du Médiateur. Désormais, le Médiateur peut formuler des recommandations concernant les demandes de radiation. S’il recommande la radiation et si le comité des sanctions ne décide pas, par consensus, de maintenir la personne sur la liste dans les soixante jours qui suivent, l’intéressé est considéré comme rayé de la liste. Il y a lieu de remarquer que ce mécanisme, ainsi que l’office du Médiateur lui-même, ont été créés postérieurement aux faits de l’affaire, la demande de radiation des requérants ayant été rejetée par le comité des sanctions en janvier 2009. Il convient de noter également que les requérants dans la présente affaire ne pourraient pas bénéficier de cette procédure, car le mandat du Médiateur se limite aux sanctions décrétées contre les membres d’AlQaïda et ne concerne pas les sanctions prononcées contre les responsables de l’ancien régime irakien. D. La Résolution A/RES/68/178 de l’Assemblée générale des Nations unies Les parties pertinentes en l’espèce de la Résolution A/RES/68/178 de l’Assemblée générale des Nations unies du 18 décembre 2013 (dépourvue de force obligatoire) se lisent ainsi : « L’Assemblée générale, (...) Réaffirme que les États doivent s’assurer que toute mesure prise pour combattre le terrorisme est conforme aux obligations que leur impose le droit international, en particulier le droit des droits de l’homme, le droit des réfugiés et le droit humanitaire ; (...) Engage instamment les États à veiller, tout en s’employant à respecter pleinement leurs obligations internationales, au respect de l’état de droit et à prévoir les garanties nécessaires en matière de droits de l’homme dans les procédures nationales d’inscription de personnes et d’entités sur des listes aux fins de la lutte antiterroriste ; (...) » E. Les avis du Rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste La déclaration de M. Scheinin Le 29 juin 2011, le premier Rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, M. Martin Scheinin, a publié une déclaration comportant notamment le passage suivant : [traduction du greffe] « (...) les procédures suivies par le Comité 1267 du Conseil de sécurité pour l’inscription et la radiation des terroristes ne répondent pas aux exigences internationales en matière de protection des droits de l’homme en ce qui concerne l’accès aux tribunaux et un procès équitable. Par conséquent, il est d’avis que, tant qu’un accès effectif à la justice n’est pas garanti au niveau des Nations unies lorsque des individus ou des entités sont inscrits sur des listes comme étant des terroristes, les tribunaux nationaux (ou ceux de l’Union européenne) devront exercer un contrôle judiciaire des mesures nationales (ou de celles de l’Union européenne) mettant en œuvre les sanctions (...) » Le rapport de B. Emmerson Le 26 septembre 2012, le successeur de M. Scheinin, M. Ben Emmerson, a présenté son rapport annuel (A/67/396) à l’Assemblée générale des Nations unies. Il y énumère les activités menées entre le 3 avril et le 31 août 2012 et évalue le mandat du bureau du Médiateur créé par la Résolution 1904 (2009) du Conseil de sécurité de l’ONU (et modifié par la suite) et sa compatibilité avec les normes internationales en matière de droits de l’homme, en particulier son impact sur les lacunes en matière de respect de la légalité inhérentes au régime des sanctions contre Al-Qaïda établi par le Conseil. Le rapport fait des recommandations visant la modification du mandat afin de le rendre pleinement conforme aux normes internationales en matière de droits de l’homme. Les paragraphes pertinents en l’espèce sont libellés comme suit (références omises) : « 16. Dans le cadre du régime de sanctions contre Al-Qaida, le Conseil, par le biais de son Comité des sanctions, est chargé de désigner les individus et les entités devant figurer sur la Liste récapitulative et de statuer sur les demandes de radiation présentées. Cette procédure ne concorde pas avec une conception raisonnable du respect de la légalité et donne l’apparence que le Conseil agit en dehors de la loi. Certains membres du Conseil ne sont toutefois pas disposés à laisser un organisme indépendant procéder à un examen juridiquement contraignant des pouvoirs qu’ils détiennent au titre du Chapitre VII. Certains estiment en fait que cela serait contraire aux dispositions de la Charte des Nations unies elle-même, et partant ultra vires. Le Rapporteur spécial n’est pas d’accord avec cette position. Bien que le Conseil de sécurité soit avant tout un organe politique et non pas juridique, il exerce des fonctions quasi législatives et quasi judiciaires dans le contexte actuel. Au titre des articles 25 et 103 de la Charte, les États sont tenus de respecter les décisions obligatoires adoptées par le Conseil en vertu du Chapitre VII, même si cela revient à violer leurs obligations au titre d’un autre traité international. Compte tenu de la présomption, en droit international, d’absence de conflits normatifs, les organes créés en vertu d’instruments relatifs aux droits de l’homme ont mis au point une règle d’interprétation visant à ce que les résolutions du Conseil soient interprétées en partant de l’hypothèse qu’il n’est pas dans l’intention du Conseil de violer les droits fondamentaux. Dans le cas du régime des sanctions contre Al-Qaida, toutefois, le libellé des résolutions concernées interdit cette approche. (...) En 2005, il a été demandé, dans le Document final du Sommet mondial, au Conseil de sécurité agissant avec le concours du Secrétaire général de veiller à ce que les procédures prévues pour inscrire des particuliers et des entités sur les listes de personnes et d’entités passibles de sanctions et pour les radier de ces listes ainsi que pour octroyer des dérogations à des fins humanitaires soient équitables et transparentes. Le 22 juin 2006, lors de la conclusion de son débat thématique sur l’état de droit, le Conseil de sécurité s’est engagé à donner suite à cette recommandation. Le Conseil a lui-même reconnu que les droits de l’homme et le droit international devaient orienter les initiatives de lutte contre le terrorisme. De façon pertinente, le Conseil inclut, depuis 2008, une déclaration à cet effet dans le préambule de chacune de ses résolutions sur le régime des sanctions 1267 (1989). Conformément à l’article 39 de la Charte, le Conseil considère que le terrorisme international lié à Al-Qaida représente une menace pour la paix et la sécurité internationales et que pour faire face à cette menace, il convient d’adopter un régime de sanctions en vertu de l’Article 41. Le Conseil ne disposant pas de mécanismes d’application qui lui soient propres, la mise en œuvre de ses résolutions est cependant fonction des capacités des États. S’il n’est pas lui-même officiellement lié par le droit international des droits de l’homme lorsqu’il agit en vertu du Chapitre VII (une thèse fortement contestée), il ne fait aucun doute que les États membres, lorsqu’ils appliquent ses décisions, sont liés par des obligations en matière de droits de l’homme. L’expérience montre que l’absence de mécanisme indépendant d’examen judiciaire au niveau des Nations unies compromet sérieusement l’efficacité du régime et influe négativement sur la manière dont sa légitimité est perçue. Les tribunaux nationaux et régionaux et les organes conventionnels estiment qu’ils n’ont pas compétence pour examiner les décisions du Conseil en soi et s’intéressent plutôt aux mesures d’application nationales, dont ils vérifient la compatibilité avec les normes fondamentales en matière de respect de la légalité. En invalidant des textes d’application ou en les déclarant illégaux, une série de décisions judiciaires a d’ailleurs mis en relief le problème. La plus récente de ces décisions est l’arrêt de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Nada c. Suisse. La Cour a estimé que les restrictions à la liberté de circulation du requérant imposées par une ordonnance du Conseil fédéral suisse portant application de la Résolution 1267 (1999) (telle que modifiée) violaient l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et constituaient une atteinte à sa vie privée. Le fait que la Cour ait conclu à une violation de l’article 13 de la Convention (droit à un recours effectif devant une instance nationale) a cependant des conséquences pratiques beaucoup plus importantes. La Cour a jugé qu’en l’absence d’un mécanisme d’examen judiciaire effectif au niveau des Nations unies, les États parties à la Convention se devaient, dans le cadre de leur législation nationale, d’offrir un tel recours utile. Cela implique qu’une entité habilitée à déterminer si les mesures étaient justifiées et proportionnées dispose du pouvoir de les invalider et procède à un examen en fait et en droit. L’arrêt Nada renvoie ainsi à la position de la Cour de justice européenne et du Tribunal dans l’affaire Kadi, à savoir que les mesures d’application régionales adoptées par la Commission européenne devaient être jugées à l’aune des normes en matière de droits de l’homme qui lient les institutions communautaires. Le principe retenu dans l’affaire Nada a toutefois des ramifications plus vastes sur le plan géographique que celui de l’affaire Kadi, car il s’applique aux 47 États membres du Conseil de l’Europe, dont trois sont membres permanents du Conseil de sécurité. Préfigurant la décision prise dans l’affaire Nada, l’ancien Rapporteur spécial avait déjà fait remarquer que tant qu’il n’y aurait pas d’examen judiciaire efficace et indépendant des listes au niveau des Nations unies, il était « essentiel que les personnes et entités inscrites sur ces listes soient autorisées à demander l’examen par les tribunaux nationaux de toute mesure prise en application du régime des sanctions établi par la Résolution 1267 (1999) ». L’examen par les tribunaux nationaux ne constitue cependant pas un substitut adéquat à une procédure régulière au niveau des Nations unies, l’État chargé de l’application n’ayant pas forcément accès à toutes les informations justifiant l’inscription sur la Liste (...) Même lorsqu’il y a accès, il peut ne pas être autorisé par l’État à l’origine de l’inscription à divulguer les informations. Cela peut empêcher les tribunaux nationaux ou régionaux de procéder correctement à un examen effectif. Plus généralement, comme l’a fait remarquer la Haut Commissaire aux droits de l’homme, la capacité des individus et des entités à contester leur inscription au niveau national est limitée par l’obligation des États membres en vertu des articles 25 et 103 de la Charte. Même si, à ce jour, les arrêts qui ont été rendus ne remettent pas en cause directement les résolutions du Conseil, ils ont eu pour effet de rendre ces dernières effectivement inexécutables. Si ces résolutions ne peuvent être appliquées légalement aux niveaux national et régional, alors la logique des sanctions universelles est battue en brèche, laissant craindre que les fonds visés par le régime migrent vers des pays qui ne peuvent légalement appliquer le régime. Il est donc impératif que le Conseil trouve une solution compatible avec les normes en matière de droits de l’homme qui lient les États membres (...) » En ce qui concerne plus spécifiquement l’amélioration des garanties procédurales en faveur des personnes dont le nom figure sur la liste établie par le Conseil de sécurité de l’ONU en vertu des Résolutions 1267 (1999) et 1333 (2000), le Rapporteur spécial se prononce comme suit (références omises) : « 27. Le 17 décembre 2009, le Conseil a adopté la Résolution 1904 (2009), créant un poste de médiateur indépendant pour une période initiale de 18 mois afin d’assister le Comité dans son examen des demandes de radiation de la Liste. La première Médiatrice, Kimberly Prost, ancienne juge ad litem du Tribunal international chargé de juger les personnes accusées de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991, forte de 20 années d’expérience comme Procureure fédérale au Canada, a été nommée par le Secrétaire général le 3 juin 2010. Aux termes de la Résolution 1904 (2009), elle a été chargée de recevoir les demandes de radiation de la Liste conformément aux modalités définies à l’annexe II à la résolution et d’établir un « rapport d’ensemble » à l’intention du Comité dans un délai fixé à l’avance. Elle a également été priée de rendre compte au Conseil, deux fois par an, de l’exécution de son mandat. La procédure prévue par la Résolution 1904 (2009) présentait deux grands inconvénients. Le premier tenait à ce que le Médiateur ne disposait d’aucun pouvoir de recommandation formel. Mme Prost a néanmoins considéré que ses rapports d’ensemble devaient aborder, dans les limites de la norme prescrite, la question de savoir si le maintien sur la Liste était justifié. Dans sa Résolution 1989 (2011), le Conseil a reconnu et entériné cette pratique, donnant pour mission supplémentaire au Médiateur de formuler en conséquence des recommandations concernant les demandes de radiation de la Liste traitées. Le deuxième inconvénient tenait à ce qu’il fallait que le Comité parvienne à un consensus pour qu’une radiation soit prononcée. La modification la plus marquante apportée par la Résolution 1989 (2011) a été de revenir sur cette exigence de consensus. À présent, une recommandation de radiation émanant du Médiateur est automatiquement suivie d’effet 60 jours après que le Comité a achevé son examen du rapport d’ensemble, à moins qu’il n’en décide autrement par consensus. En l’absence de consensus, tout membre du Comité peut renvoyer la demande de radiation de la Liste au Conseil de sécurité (procédure de saisine). (...) Toutefois, s’agissant de l’apparence (objective) d’indépendance, les failles structurelles demeurent les mêmes. Le Comité des droits de l’homme estime qu’une situation dans laquelle le pouvoir exécutif « est en mesure de contrôler ou de diriger » le pouvoir judiciaire « est incompatible avec le principe de tribunal indépendant ». La Cour européenne des droits de l’homme a également estimé pour sa part qu’une règle prévoyant que des décisions quasi judiciaires soient ratifiées par un organe exécutif ayant le pouvoir de les modifier ou de les abroger était contraire à la « notion même » de tribunal indépendant. Ce principe ne se fonde pas sur l’impression selon laquelle l’existence d’un tel pouvoir pourrait indirectement influencer la manière dont l’organe en question traite les affaires et rend ses décisions. Le « simple fait » qu’un pouvoir exécutif puisse annuler la décision d’un organe quasi judiciaire suffit à priver cet organe de l’« apparence » d’indépendance requise, même si en pratique, tel est rarement le cas, et indépendamment du fait que cette prérogative soit ou ait pu être exercée. Il s’ensuit que, malgré les améliorations notables apportées par la Résolution 1989 (2011), le mandat du Médiateur ne satisfait toujours pas, s’agissant du respect des formes régulières, à l’exigence structurelle d’indépendance objective vis-à-vis du Comité. Le Rapporteur spécial adhère à la recommandation de la Haut Commissaire aux droits de l’homme selon laquelle le Conseil de sécurité doit dorénavant examiner « tous les moyens possibles » d’établir « une procédure quasi judiciaire indépendante » pour l’examen des décisions d’inscription et de radiation. Il est donc nécessaire, à cette fin, que le Comité accepte comme définitifs les rapports d’ensemble de la Médiatrice et qu’il se voit privé, tout comme le Conseil, de son pouvoir de décision. Pour qu’il soit tenu compte de cette modification, le Rapporteur spécial invite le Conseil de sécurité à envisager de renommer le Bureau du Médiateur Bureau de l’Arbitre indépendant. (...) » Le rapporteur formule les conclusions et recommandations suivantes : « 59. Saluant les progrès considérables accomplis sur le plan de la régularité de la procédure grâce à la Résolution 1989 (2011) du Conseil de sécurité, le Rapporteur spécial estime néanmoins que le régime des sanctions contre Al-Qaida ne garantit toujours pas le respect des normes internationales minimales en la matière et formule par conséquent les recommandations suivantes : a) Il conviendrait de revoir le mandat du Bureau du Médiateur pour lui permettre de recevoir les demandes présentées par les personnes et entités inscrites sur la Liste récapitulative en vue : i) d’être radiées de la Liste ; et ii) d’obtenir une dérogation pour des raisons humanitaires, et de se prononcer au sujet de ces demandes en rendant une décision que le Comité des sanctions contre Al-Qaida et le Conseil de sécurité considéreraient comme finale. (...) » F. Les travaux de la Commission du droit international des Nations unies Sur l’article 103 de la Charte des Nations unies Le rapport du groupe d’étude de la Commission du droit international (CDI) intitulé « Fragmentation du droit international : difficultés découlant de la diversification et de l’expansion du droit international », publié en avril 2006, comporte les observations suivantes relativement à l’article 103 de la Charte des Nations unies : Harmonisation − Intégration systémique « 37. En droit international, une forte présomption pèse contre le conflit normatif. L’interprétation des traités relève de la diplomatie, or la diplomatie est censée éviter ou atténuer les conflits, ce qui vaut pour le règlement judiciaire. Voici comment Rousseau concevait les devoirs du juge dans l’une des analyses les plus anciennes du conflit de lois qui a conservé toute son utilité : (...) lorsqu’il est en présence de deux accords de volontés divergentes, il doit être tout naturellement porté à rechercher leur coordination plutôt qu’à consacrer à leur antagonisme [(Charles Rousseau, « De la compatibilité des normes juridiques contradictoires dans l’ordre international », RGDIP, vol. 39 (1932), p. 153)]. Ce principe d’interprétation désormais largement accepté peut se formuler de différentes façons. Il peut se présenter sous une forme empirique : en se créant de nouvelles obligations, les États ne sont pas supposés déroger à leurs autres obligations. Jennings et Watts par exemple notent l’existence d’une présomption selon laquelle les parties se proposent quelque chose qui n’est pas incompatible avec les principes généralement reconnus du droit international ni avec des obligations conventionnelles antérieures à l’égard d’États tiers [(Sir Robert Jennings et Sir Arthur Watts (éd.), Oppenheim’s International Law (Londres : Longman, 1992) (9e éd.), p. 1275. Pour l’acceptation plus large de la présomption défavorable au conflit – c’est-à-dire la suggestion de l’harmonie – voir également Pauwelyn, Conflict of Norms, supra, note 21, p. 240 à 244)]. Dans l’affaire du Droit de passage, la Cour internationale de justice déclarait : c’est une règle d’interprétation qu’un texte émanant d’un Gouvernement doit, en principe, être interprété comme produisant et étant destiné à produire des effets conformes et non pas contraires au droit existant [(Affaire du Droit de passage sur le territoire indien (exceptions préliminaires) (Portugal c. Inde), CIJ, Recueil des arrêts, Avis consultatifs et ordonnances, 1957, p. 21)]. (...) 331. L’article 103 ne précise pas que la Charte prime, mais renvoie aux obligations en vertu de la Charte. Outre les droits et obligations prévus par la Charte elle-même, il vise les devoirs découlant de décisions exécutoires des organes des Nations unies. L’article 25, qui fait obligation aux États membres d’accepter et d’appliquer les résolutions du Conseil de sécurité adoptées au titre du Chapitre VII de la Charte, est le premier exemple qui vient à l’esprit. Même si la primauté des décisions du Conseil de sécurité selon l’article 103 n’est pas expressément prévue dans la Charte, dans la pratique comme dans la doctrine, elle a été largement acceptée (...) » Sur le jus cogens Le projet d’articles sur la responsabilité de l’État et les commentaires y relatifs ont été adoptés par la CDI lors de sa 53e session, en 2001, et ont été soumis à l’Assemblée générale des Nations unies dans le cadre du rapport de la CDI rendant compte des travaux de cette session (Document A/56/10, Annuaire de la CDI, 2001, vol. II(2)). Dans la partie pertinente en l’espèce, l’article 26 et le commentaire y relatif, adopté avec l’article lui-même, se lisent ainsi (références omises) : Article 26 – Respect de normes impératives « Aucune disposition du présent chapitre n’exclut l’illicéité de tout fait de l’État qui n’est pas conforme à une obligation découlant d’une norme impérative du droit international général. » Commentaire « (...) Les critères à appliquer pour identifier les normes impératives du droit international général sont exigeants. Selon l’article 53 de la Convention de Vienne de 1969, la norme considérée doit non seulement satisfaire à tous les critères régissant sa reconnaissance en tant que norme du droit international général, obligatoire à ce titre, mais en outre être reconnue comme impérative par la communauté internationale des États dans son ensemble. Jusqu’à présent, assez peu de normes impératives ont été reconnues comme telles. Mais diverses juridictions, nationales et internationales, ont affirmé l’idée de normes impératives dans des contextes ne se limitant pas à la validité des traités. Les normes impératives qui sont clairement acceptées et reconnues sont les interdictions de l’agression, du génocide, de l’esclavage, de la discrimination raciale, des crimes contre l’humanité et la torture, ainsi que le droit à l’autodétermination. (...) » G. La Résolution 1597 (2008) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe Le 23 janvier 2008, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté la Résolution 1597 (2008), intitulée « Listes noires du Conseil de sécurité des Nations unies et de l’Union européenne » et fondée sur le rapport (Doc. 11454) présenté par M. Dick Marty. L’assemblée y réaffirme que le terrorisme peut et doit être combattu efficacement par des moyens respectant et préservant les droits de l’homme et la prééminence du droit. Elle dit que les organisations internationales, telles que les Nations unies et l’Union européenne, devraient être exemplaires sur ce point. Critiquant fermement les modalités de mise en œuvre par ces organisations des sanctions ciblées, elle estime qu’il est à la fois possible et nécessaire que les États appliquent les différents régimes de sanctions dans le respect de leurs obligations internationales au regard de la Convention européenne des droits de l’homme et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. H. La jurisprudence européenne et internationale pertinente La Cour de justice de l’Union européenne : les affaires « Kadi » et leurs suites a) L’affaire Yassin Abdullah Kadi et Al Barakaat International Foundation c. Conseil et Commission (« Kadi I ») L’arrêt Yassin Abdullah Kadi et Al Barakaat International Foundation c. Conseil de l’Union européenne et Commission des Communautés européennes (affaires jointes C-402/05 P et C-415/05 P EU:C:2008:461 ; l’arrêt « Kadi I ») concernait une mesure de gel des avoirs des requérants prise en application de règlements communautaires adoptés dans le cadre de la mise en œuvre des Résolutions 1267 (1999), 1333 (2000) et 1390 (2002) du Conseil de sécurité, lesquelles imposaient notamment à tous les États membres de l’ONU de prendre des mesures pour geler les fonds et autres ressources financières des individus et entités considérés par le comité des sanctions du Conseil de sécurité comme liés à Oussama Ben Laden, au réseau Al-Qaïda ou aux talibans. En l’espèce, les requérants relevaient de cette catégorie et leurs avoirs avaient donc été gelés, mesure qu’ils estimaient constituer une atteinte à leur droit fondamental au respect de leurs biens protégé par le traité instituant la Communauté européenne (« le traité CE »). Ils soutenaient que les règlements communautaires en cause avaient été adoptés ultra vires. Le 21 septembre 2005, le Tribunal de première instance (devenu le 1er décembre 2009 « le Tribunal ») rejeta ces griefs et confirma la licéité des règlements, jugeant essentiellement que l’article 103 de la Charte des Nations unies avait pour effet de faire prévaloir les résolutions du Conseil de sécurité sur toutes les autres obligations internationales (hormis celles découlant du jus cogens), y compris celles issues du traité CE. Il conclut qu’il n’était pas autorisé à examiner des résolutions du Conseil de sécurité, fût-ce de manière incidente, aux fins de vérifier qu’elles respectaient les droits fondamentaux. M. Kadi forma un pourvoi devant la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE, devenue le 1er décembre 2009 la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE)). Ce pourvoi fut examiné en grande chambre conjointement avec une autre affaire. Dans son arrêt, rendu le 3 septembre 2008, la CJCE déclara que, l’ordre juridique communautaire étant un ordre juridique interne et distinct, elle était compétente pour examiner la licéité d’un règlement communautaire adopté au sein de cet ordre juridique, même si celui-ci avait été adopté pour mettre en œuvre une résolution du Conseil de sécurité. Elle jugea dès lors que, même s’il ne lui incombait pas d’examiner la régularité des résolutions du Conseil de sécurité, le « juge communautaire » pouvait contrôler les actes communautaires ou les actes des États membres donnant effet à ces résolutions, et que cela « [n’impliquait] pas une remise en cause de la primauté de [la résolution concernée] au plan du droit international ». La CJCE conclut que, les droits fondamentaux faisant partie intégrante des principes généraux du droit communautaire, les juridictions communautaires devaient assurer un contrôle, en principe complet, de la légalité au regard de ces droits de l’ensemble des actes communautaires, y compris ceux visant, tel le règlement en cause, à mettre en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité. Elle s’exprima notamment ainsi : « (...) 281. À cet égard, il y a lieu de rappeler que la Communauté est une communauté de droit en ce que ni ses États membres ni ses institutions n’échappent au contrôle de la conformité de leurs actes à la charte constitutionnelle de base qu’est le traité CE et que ce dernier a établi un système complet de voies de recours et de procédures destiné à confier à la Cour le contrôle de la légalité des actes des institutions (arrêt du 23 avril 1986, Les Verts/Parlement, 294/83, Rec. p. 1339, point 23). (...) 293. Le respect des engagements pris dans le cadre des Nations unies s’impose tout autant dans le domaine du maintien de la paix et de la sécurité internationales, lors de la mise en œuvre par la Communauté, par l’adoption d’actes communautaires pris sur le fondement des articles 60 CE et 301 CE, de résolutions adoptées par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies. 294. Dans l’exercice de cette dernière compétence, la Communauté se doit en effet d’attacher une importance particulière au fait que, conformément à l’article 24 de la Charte des Nations unies, l’adoption, par le Conseil de sécurité, de résolutions au titre du chapitre VII de cette charte constitue l’exercice de la responsabilité principale dont est investi cet organe international pour maintenir, à l’échelle mondiale, la paix et la sécurité, responsabilité qui, dans le cadre dudit chapitre VII, inclut le pouvoir de déterminer ce qui constitue une menace contre la paix et la sécurité internationales ainsi que de prendre les mesures nécessaires pour les maintenir ou les rétablir. (...) 296. Or, si, du fait de l’adoption d’un tel acte, la Communauté est tenue de prendre, dans le cadre du traité CE, les mesures qu’impose cet acte, cette obligation implique, lorsqu’il s’agit de la mise en œuvre d’une résolution du Conseil de sécurité adoptée au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies, que, lors de l’élaboration de ces mesures, la Communauté tienne dûment compte des termes et des objectifs de la résolution concernée ainsi que des obligations pertinentes découlant de la Charte des Nations unies relatives à une telle mise en œuvre. 297. Par ailleurs, la Cour a déjà jugé que, aux fins de l’interprétation du règlement litigieux, il y a également lieu de tenir compte du texte et de l’objet de la Résolution 1390 (2002), que ce règlement, selon son quatrième considérant, vise à mettre en œuvre (arrêt Möllendorf et Möllendorf-Niehuus, précité, point 54 et jurisprudence citée). 298. Il y a toutefois lieu de relever que la Charte des Nations unies n’impose pas le choix d’un modèle déterminé pour la mise en œuvre des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de cette charte, cette mise en œuvre devant intervenir conformément aux modalités applicables à cet égard dans l’ordre juridique interne de chaque membre de l’ONU. En effet, la Charte des Nations unies laisse en principe aux membres de l’ONU le libre choix entre différents modèles possibles de réception dans leur ordre juridique interne de telles résolutions. 299. Il découle de l’ensemble de ces considérations que les principes régissant l’ordre juridique international issu des Nations unies n’impliquent pas qu’un contrôle juridictionnel de la légalité interne du règlement litigieux au regard des droits fondamentaux serait exclu en raison du fait que cet acte vise à mettre en œuvre une résolution du Conseil de sécurité adoptée au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies. 300. Une telle immunité juridictionnelle d’un acte communautaire tel que le règlement litigieux, en tant que corollaire du principe de primauté au plan du droit international des obligations issues de la Charte des Nations unies, en particulier de celles relatives à la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité adoptées au titre du chapitre VII de cette charte, ne trouve par ailleurs aucun fondement dans le traité CE. (...) 319. Selon la Commission, tant que, dans ledit régime de sanctions, les particuliers ou entités concernés ont une possibilité acceptable d’être entendus grâce à un mécanisme de contrôle administratif s’intégrant dans le système juridique des Nations unies, la Cour ne devrait intervenir d’aucune façon. 320. À cet égard, il convient tout d’abord de relever que, si, effectivement, à la suite de l’adoption par le Conseil de sécurité de plusieurs résolutions, des modifications ont été apportées au régime des mesures restrictives instauré par les Nations unies pour ce qui concerne tant l’inscription sur la liste récapitulative que la radiation de celle-ci [voir, spécialement, les Résolutions 1730 (2006), du 19 décembre 2006, et 1735 (2006), du 22 décembre 2006], ces modifications sont intervenues postérieurement à l’adoption du règlement litigieux, de sorte que, en principe, elles ne sauraient être prises en compte dans le cadre des présents pourvois. 321. En tout état de cause, l’existence, dans le cadre de ce régime des Nations unies, de la procédure de réexamen devant le comité des sanctions, même en tenant compte des modifications récentes apportées à celle-ci, ne peut entraîner une immunité juridictionnelle généralisée dans le cadre de l’ordre juridique interne de la Communauté. 322. En effet, une telle immunité, qui constituerait une dérogation importante au régime de protection juridictionnelle des droits fondamentaux prévu par le traité CE, n’apparaît pas justifiée, dès lors que cette procédure de réexamen n’offre manifestement pas les garanties d’une protection juridictionnelle. 323. À cet égard, s’il est désormais possible pour toute personne ou entité de s’adresser directement au comité des sanctions en soumettant sa demande de radiation de la liste récapitulative au point dit «focal», force est de constater que la procédure devant ce comité demeure essentiellement de nature diplomatique et interétatique, les personnes ou entités concernées n’ayant pas de possibilité réelle de défendre leurs droits et ledit comité prenant ses décisions par consensus, chacun de ses membres disposant d’un droit de veto. 324. Il ressort à cet égard des directives du comité des sanctions, telles que modifiées en dernier lieu le 12 février 2007, que le requérant ayant présenté une demande de radiation ne peut en aucune manière faire valoir lui-même ses droits lors de la procédure devant le comité des sanctions ni se faire représenter à cet effet, le gouvernement de l’État de sa résidence ou de sa nationalité ayant seul la faculté de transmettre éventuellement des observations sur cette demande. 325. En outre, lesdites directives n’imposent pas au comité des sanctions de communiquer audit requérant les raisons et les éléments de preuve justifiant l’inscription de celui-ci sur la liste récapitulative ni de lui donner un accès, même limité, à ces données. Enfin, en cas de rejet de la demande de radiation par ce comité, aucune obligation de motivation ne pèse sur ce dernier. 326. Il découle de ce qui précède que les juridictions communautaires doivent, conformément aux compétences dont elles sont investies en vertu du traité CE, assurer un contrôle, en principe complet, de la légalité de l’ensemble des actes communautaires au regard des droits fondamentaux faisant partie intégrante des principes généraux du droit communautaire, y compris sur les actes communautaires qui, tel le règlement litigieux, visent à mettre en œuvre des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies. 327. Partant, le Tribunal a commis une erreur de droit en jugeant, aux points 212 à 231 de l’arrêt attaqué Kadi ainsi que 263 à 282 de l’arrêt attaqué Yusuf et Al Barakaat, qu’il découle des principes régissant l’articulation des rapports entre l’ordre juridique international issu des Nations unies et l’ordre juridique communautaire que le règlement litigieux, dès lors qu’il vise à mettre en œuvre une résolution adoptée par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies ne laissant aucune marge à cet effet, doit bénéficier d’une immunité juridictionnelle quant à sa légalité interne sauf pour ce qui concerne sa compatibilité avec les normes relevant du jus cogens. 328. Les moyens des requérants sont donc fondés sur ce point, de sorte qu’il y a lieu d’annuler les arrêts attaqués à cet égard. 329. Il en découle qu’il n’y a plus lieu d’examiner les griefs dirigés contre la partie des arrêts attaqués relative au contrôle du règlement litigieux au regard des règles de droit international relevant du jus cogens et, partant, il n’est pas non plus nécessaire d’examiner le pourvoi incident du Royaume-Uni sur ce point. 330. En outre, dès lors que, dans la partie subséquente des arrêts attaqués relative aux droits fondamentaux spécifiques invoqués par les requérants, le Tribunal s’est limité à examiner la légalité du règlement litigieux au regard de ces seules règles, alors qu’il lui incombait d’effectuer un examen, en principe complet, au regard des droits fondamentaux relevant des principes généraux du droit communautaire, il y a également lieu d’annuler cette partie subséquente desdits arrêts. Sur les recours devant le Tribunal 331. Conformément à l’article 61, premier alinéa, deuxième phrase, du statut de la Cour de justice, celle-ci, en cas d’annulation de la décision du Tribunal, peut statuer définitivement sur le litige, lorsqu’il est en état d’être jugé. 332. En l’espèce, la Cour estime que les recours en annulation du règlement litigieux introduits par les requérants sont en état d’être jugés et qu’il y a lieu de statuer définitivement sur ceux-ci. 333. Il convient, en premier lieu, d’examiner les griefs que M. Kadi et Al Barakaat ont fait valoir quant à la violation des droits de la défense, en particulier celui d’être entendu, et du droit à un contrôle juridictionnel effectif qu’emporteraient les mesures de gel de fonds telles qu’elles leur ont été imposées par le règlement litigieux. 334. À cet égard, au vu des circonstances concrètes ayant entouré l’inclusion des noms des requérants dans la liste des personnes et des entités visées par les mesures restrictives contenue à l’annexe I du règlement litigieux, il doit être jugé que les droits de la défense, en particulier le droit d’être entendu ainsi que le droit à un contrôle juridictionnel effectif de ceux-ci n’ont manifestement pas été respectés. 335. En effet, selon une jurisprudence constante, le principe de protection juridictionnelle effective constitue un principe général du droit communautaire, qui découle des traditions constitutionnelles communes aux États membres et qui a été consacré par les articles 6 et 13 de la CEDH, ce principe ayant d’ailleurs été réaffirmé à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, proclamée le 7 décembre 2000 à Nice (JO C 364, p. 1) (voir arrêt du 13 mars 2007, Unibet, C432/05, Rec. p. I-2271, point 37). 336. En outre, au vu de la jurisprudence de la Cour dans d’autres domaines (voir, notamment, arrêts du 15 octobre 1987, Heylens e.a., 222/86, Rec. p. 4097, point 15, ainsi que du 28 juin 2005, Dansk Rørindustri e.a./Commission, C-189/02 P, C 202/02 P, C-205/02 P à C-208/02 P et C-213/02 P, Rec. p. I-5425, points 462 et 463), il doit être conclu en l’espèce que l’efficacité du contrôle juridictionnel, devant pouvoir porter notamment sur la légalité des motifs sur lesquels est fondée, en l’occurrence, l’inclusion du nom d’une personne ou d’une entité dans la liste constituant l’annexe I du règlement litigieux et entraînant l’imposition à ces destinataires d’un ensemble de mesures restrictives, implique que l’autorité communautaire en cause est tenue de communiquer ces motifs à la personne ou entité concernée, dans toute la mesure du possible, soit au moment où cette inclusion est décidée, soit, à tout le moins, aussi rapidement que possible après qu’elle l’a été afin de permettre à ces destinataires l’exercice, dans les délais, de leur droit de recours. 337. Le respect de cette obligation de communiquer lesdits motifs est en effet nécessaire tant pour permettre aux destinataires des mesures restrictives de défendre leurs droits dans les meilleures conditions possibles et de décider en pleine connaissance de cause s’il est utile de saisir le juge communautaire (voir, en ce sens, arrêt Heylens e.a., précité, point 15) que pour mettre ce dernier pleinement en mesure d’exercer le contrôle de la légalité de l’acte communautaire en cause qui lui incombe en vertu du traité CE. 338. Pour ce qui concerne les droits de la défense, et en particulier le droit d’être entendu, s’agissant de mesures restrictives telles que celles qu’impose le règlement litigieux, il ne saurait être requis des autorités communautaires qu’elles communiquent lesdits motifs préalablement à l’inclusion initiale d’une personne ou d’une entité dans ladite liste. 339. En effet, ainsi que le Tribunal l’a relevé au point 308 de l’arrêt attaqué Yusuf et Al Barakaat, une telle communication préalable serait de nature à compromettre l’efficacité des mesures de gel de fonds et de ressources économiques qu’impose ce règlement. 340. Afin d’atteindre l’objectif poursuivi par ledit règlement, de telles mesures doivent, par leur nature même, bénéficier d’un effet de surprise et, ainsi que la Cour l’a déjà indiqué, s’appliquer avec effet immédiat (voir, en ce sens, arrêt Möllendorf et Möllendorf-Niehuus, précité, point 63). 341. Pour des raisons tenant également à l’objectif poursuivi par le règlement litigieux et à l’efficacité des mesures prévues par celui-ci, les autorités communautaires n’étaient pas non plus tenues de procéder à une audition des requérants préalablement à l’inclusion initiale de leurs noms dans la liste figurant à l’annexe I de ce règlement. 342. En outre, s’agissant d’un acte communautaire visant à mettre en œuvre une résolution adoptée par le Conseil de sécurité dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, des considérations impérieuses touchant à la sûreté ou à la conduite des relations internationales de la Communauté et de ses États membres peuvent s’opposer à la communication de certains éléments aux intéressés et, dès lors, à l’audition de ceux-ci sur ces éléments. 343. Cela ne signifie cependant pas, s’agissant du respect du principe de protection juridictionnelle effective, que des mesures restrictives telles que celles imposées par le règlement litigieux échappent à tout contrôle du juge communautaire dès lors qu’il est affirmé que l’acte qui les édicte touche à la sécurité nationale et au terrorisme. 344. Toutefois, en pareil cas, il incombe au juge communautaire de mettre en œuvre, dans le cadre du contrôle juridictionnel qu’il exerce, des techniques permettant de concilier, d’une part, les soucis légitimes de sécurité quant à la nature et aux sources de renseignements ayant été pris en considération pour l’adoption de l’acte concerné et, d’autre part, la nécessité d’accorder à suffisance au justiciable le bénéfice des règles de procédure (voir, en ce sens, Cour eur. D. H., arrêt Chahal c. Royaume-Uni du 15 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, § 131). (...) 356. Afin de déterminer la portée du droit fondamental au respect de la propriété, principe général du droit communautaire, il y a lieu de tenir compte, notamment, de l’article 1er du Protocole additionnel no 1 à la CEDH, qui consacre ce droit. 357. Il convient donc d’examiner si la mesure de gel prévue par le règlement litigieux constitue une intervention démesurée et intolérable portant atteinte à la substance même du droit fondamental au respect de la propriété de personnes qui, tel M. Kadi, sont mentionnées dans la liste reprise à l’annexe I dudit règlement. 358. Cette mesure de gel constitue une mesure conservatoire qui n’est pas censée priver lesdites personnes de leur propriété. Toutefois, elle comporte incontestablement une restriction à l’usage du droit de propriété de M. Kadi, restriction qui, au surplus, doit être qualifiée de considérable eu égard à la portée générale de la mesure de gel et compte tenu du fait que celle-ci lui a été applicable depuis le 20 octobre 2001. (...) » La CJCE conclut donc que les règlements dénoncés, qui ne prévoyaient aucun droit de recours contre le gel d’avoirs, étaient contraires aux droits fondamentaux et devaient être annulés. b) L’affaire Commission et autres c. Kadi (« Kadi II ») Dans l’arrêt Commission et autres c. Kadi (affaires jointes C-584/10 P, C-593/10 P et C-595/10 P arrêt du 18 juillet 2013, EU:C:2013:518, ci-après « Kadi II ») opposant le même requérant à la Commission européenne, qui avait adopté un nouveau règlement pour se conformer à l’arrêt « Kadi I », la grande chambre de la CJUE a confirmé que le règlement litigieux ne pouvait bénéficier d’une quelconque immunité juridictionnelle au motif qu’il visait à mettre en œuvre des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité de l’ONU au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies. La CJUE a rappelé qu’il appartenait à cet organe international de déterminer ce qui constituait une menace contre la paix et la sécurité internationales et de prendre, par l’adoption de résolutions au titre du chapitre VII susvisé, les mesures nécessaires pour les maintenir ou les rétablir, en conformité avec les buts et les principes des Nations unies, notamment, avec le respect des droits de l’homme. Après avoir critiqué le processus de sanctions devant le Conseil de sécurité, la CJUE s’est placée sur le terrain des obligations procédurales fondamentales pesant sur un État membre dans le processus de l’application individuelle de la sanction pour confirmer l’annulation du règlement litigieux pour autant que cet acte concernait M. Kadi. Les passages pertinents de l’arrêt se lisent ainsi : « (...) 111. Dans le cadre d’une procédure portant sur l’adoption de la décision d’inscrire ou de maintenir le nom d’une personne sur la liste figurant à l’annexe I du règlement no 881/2002, le respect des droits de la défense et du droit à une protection juridictionnelle effective exige que l’autorité compétente de l’Union communique à la personne concernée les éléments dont dispose cette autorité à l’encontre de ladite personne pour fonder sa décision, c’est-à-dire, à tout le moins, l’exposé des motifs fourni par le comité des sanctions (voir, en ce sens, arrêt Kadi, points 336 et 337), et ce afin que cette personne puisse défendre ses droits dans les meilleures conditions possibles et décider en pleine connaissance de cause s’il est utile de saisir le juge de l’Union. 112. Lors de cette communication, l’autorité compétente de l’Union doit permettre à cette personne de faire connaître utilement son point de vue à l’égard des motifs retenus à son encontre (voir, en ce sens, arrêts du 24 octobre 1996, Commission/Lisrestal e.a., C-32/95 P, Rec. p. I-5373, point 21, du 21 septembre 2000, Mediocurso/Commission, C-462/98 P, Rec. p. I-7183, point 36, ainsi que du 22 novembre 2012, M., C-277/11, point 87 et jurisprudence citée). 113. S’agissant d’une décision consistant, comme en l’occurrence, à maintenir le nom de la personne concernée sur la liste figurant à l’annexe I du règlement no 881/2002, le respect de cette double obligation procédurale doit, contrairement à ce qui est le cas pour une inscription initiale (voir, à cet égard, arrêt Kadi, points 336 à 341 et 345 à 349, ainsi que arrêt France/People’s Mojahedin Organization of Iran, précité, point 61), précéder l’adoption de cette décision (voir arrêt France/People’s Mojahedin Organization of Iran, précité, point 62). Il n’est pas contesté que, en l’espèce, la Commission, auteur du règlement litigieux, s’est conformée à cette obligation. 114. Lorsque des observations sont formulées par la personne concernée au sujet de l’exposé des motifs, l’autorité compétente de l’Union a l’obligation d’examiner, avec soin et impartialité, le bien-fondé des motifs allégués, à la lumière de ces observations et des éventuels éléments à décharge joints à celles-ci (voir, par analogie, arrêts du 21 novembre 1991, Technische Universität München, C-269/90, Rec. p. I-5469, point 14 ; du 22 novembre 2007, Espagne/Lenzing, C-525/04 P, Rec. p. I-9947, point 58, et M., précité, point 88). 115. À ce titre, il incombe à cette autorité d’évaluer, eu égard, notamment, au contenu de ces observations éventuelles, la nécessité de solliciter la collaboration du comité des sanctions et, à travers ce dernier, du membre de l’ONU qui a proposé l’inscription de la personne concernée sur la liste récapitulative dudit comité, pour obtenir, dans le cadre du climat de coopération utile qui, en vertu de l’article 220, paragraphe 1, TFUE, doit présider aux relations de l’Union avec les organes des Nations unies dans le domaine de la lutte contre le terrorisme international, la communication d’informations ou d’éléments de preuve, confidentiels ou non, qui lui permettent de s’acquitter de ce devoir d’examen soigneux et impartial. 116. Enfin, sans aller jusqu’à imposer de répondre de manière détaillée aux observations soulevées par la personne concernée (voir, en ce sens, arrêt AlAqsa/Conseil et Pays-Bas/Al-Aqsa, précité, point 141), l’obligation de motivation prévue à l’article 296 TFUE implique en toutes circonstances, y compris lorsque la motivation de l’acte de l’Union correspond à des motifs exposés par une instance internationale, que cette motivation identifie les raisons individuelles, spécifiques et concrètes, pour lesquelles les autorités compétentes considèrent que la personne concernée doit faire l’objet de mesures restrictives (voir, en ce sens, arrêts précités Al-Aqsa/Conseil et Pays-Bas/Al-Aqsa, points 140 et 142, ainsi que Conseil/Bamba, points 49 à 53). 117. S’agissant de la procédure juridictionnelle, en cas de contestation par la personne concernée de la légalité de la décision d’inscrire ou de maintenir son nom sur la liste figurant à l’annexe I du règlement no 881/2002, le contrôle du juge de l’Union doit porter sur le respect des règles de forme et de compétence, y compris sur le caractère approprié de la base juridique (voir, en ce sens, arrêt Kadi, points 121 à 236 ; voir également, par analogie, arrêt du 13 mars 2012, Tay Za/Conseil, C376/10 P, points 46 à 72). 118. Le juge de l’Union doit, en outre, vérifier le respect par l’autorité compétente de l’Union des garanties procédurales mentionnées aux points 111 à 114 du présent arrêt de même que de l’obligation de motivation prévue à l’article 296 TFUE, rappelée au point 116 du présent arrêt, et, notamment, le caractère suffisamment précis et concret des motifs invoqués. 119. L’effectivité du contrôle juridictionnel garanti par l’article 47 de la Charte exige également que, au titre du contrôle de la légalité des motifs sur lesquels est fondée la décision d’inscrire ou de maintenir le nom d’une personne déterminée sur la liste figurant à l’annexe I du règlement no 881/2002 (arrêt Kadi, point 336), le juge de l’Union s’assure que cette décision, qui revêt une portée individuelle pour cette personne (voir, en ce sens, arrêt du 23 avril 2013, Gbagbo e.a./Conseil, C478/11 P à C-482/11 P, point 56), repose sur une base factuelle suffisamment solide (voir, en ce sens, arrêt Al-Aqsa/Conseil et Pays-Bas/Al-Aqsa, précité, point 68). Cela implique une vérification des faits allégués dans l’exposé des motifs qui sous-tend ladite décision (voir, en ce sens, arrêt E et F, précité, point 57), de sorte que le contrôle juridictionnel ne soit pas limité à l’appréciation de la vraisemblance abstraite des motifs invoqués, mais porte sur le point de savoir si ces motifs, ou, à tout le moins, l’un d’eux considéré comme suffisant en soi pour soutenir cette même décision, sont étayés. 120. À cette fin, il incombe au juge de l’Union de procéder à cet examen en demandant, le cas échéant, à l’autorité compétente de l’Union de produire des informations ou des éléments de preuve, confidentiels ou non, pertinents aux fins d’un tel examen (voir, par analogie, arrêt ZZ, précité, point 59). 121. C’est, en effet, à l’autorité compétente de l’Union qu’il appartient, en cas de contestation, d’établir le bien-fondé des motifs retenus à l’encontre de la personne concernée, et non à cette dernière d’apporter la preuve négative de l’absence de bien-fondé desdits motifs. (...) 125. Certes, des considérations impérieuses touchant à la sûreté de l’Union ou de ses États membres ou à la conduite de leurs relations internationales peuvent s’opposer à la communication de certaines informations ou de certains éléments de preuve à la personne concernée. En pareil cas, il incombe toutefois au juge de l’Union, auquel ne saurait être opposé le secret ou la confidentialité de ces informations ou éléments, de mettre en œuvre, dans le cadre du contrôle juridictionnel qu’il exerce, des techniques permettant de concilier, d’une part, les considérations légitimes de sécurité quant à la nature et aux sources de renseignements ayant été pris en considération pour l’adoption de l’acte concerné et, d’autre part, la nécessité de garantir à suffisance au justiciable le respect de ses droits procéduraux, tels que le droit d’être entendu ainsi que le principe du contradictoire (voir, en ce sens, arrêt Kadi, points 342 et 344; voir également, par analogie, arrêt ZZ, précité, points 54, 57 et 59). 126. À cette fin, il incombe au juge de l’Union, en procédant à un examen de l’ensemble des éléments de droit et de fait fournis par l’autorité compétente de l’Union, de vérifier le bien-fondé des raisons invoquées par ladite autorité pour s’opposer à une telle communication (voir, par analogie, arrêt ZZ, précité, points 61 et 62). (...) 135. Il résulte des éléments d’analyse qui précèdent que le respect des droits de la défense et du droit à une protection juridictionnelle effective exige, d’une part, de l’autorité compétente de l’Union qu’elle communique à la personne concernée l’exposé des motifs fourni par le comité des sanctions sur lequel est fondée la décision d’inscrire ou de maintenir le nom de ladite personne sur la liste figurant à l’annexe I du règlement no 881/2002, qu’elle lui permette de faire connaître utilement ses observations à ce sujet et qu’elle examine, avec soin et impartialité, le bien-fondé des motifs allégués à la lumière des observations formulées et des éventuels éléments de preuve à décharge produits par cette personne. 136. Le respect desdits droits implique, d’autre part, que, en cas de contestation juridictionnelle, le juge de l’Union contrôle, notamment, le caractère suffisamment précis et concret des motifs invoqués dans l’exposé fourni par le comité des sanctions ainsi que, le cas échéant, le caractère établi de la matérialité des faits correspondant au motif concerné à la lumière des éléments qui ont été communiqués. (...) 161. Dans sa réponse du 8 décembre 2008 aux observations de M. Kadi, la Commission a affirmé que les indications selon lesquelles la Depozitna Banka aurait servi à la préparation d’un attentat en Arabie Saoudite contribuaient à confirmer que M. Kadi avait usé de sa position à des fins étrangères à des activités ordinaires. 162. Toutefois, aucun élément d’information ou de preuve n’ayant été mis en avant pour étayer l’allégation selon laquelle des réunions ont pu se tenir dans les locaux de la Depozitna Banka afin de préparer des actes terroristes en association avec le réseau Al-Qaida ou Oussama ben Laden, les indications relatives au lien entretenu par M. Kadi avec cette banque ne permettent pas de soutenir l’adoption, au niveau de l’Union, de mesures restrictives à son encontre. 163. De l’analyse contenue aux points 141 et 151 à 162 du présent arrêt, il ressort qu’aucune des allégations formulées à l’encontre de M. Kadi dans l’exposé fourni par le comité des sanctions n’est de nature à justifier l’adoption, au niveau de l’Union, de mesures restrictives à l’encontre de celui-ci, et ce en raison soit d’une insuffisance de motivation, soit de l’absence d’éléments d’information ou de preuve qui viennent étayer le motif concerné face aux dénégations circonstanciées de l’intéressé. (...) » c) Jurisprudence ultérieure Par la suite, les juridictions de l’Union européenne ont eu l’occasion de confirmer l’obligation des États membres de garantir un recours effectif en matière d’inscription sur les listes de sanctions, notamment après les mesures prises par l’Union dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) (voir, par exemple, pour la CJUE l’arrêt du 12 juin 2014 dans l’affaire Peftiev et autres, C314/13, EU:C:2014:1645, et, pour le Tribunal, l’arrêt du 21 mars 2014 dans l’affaire Hani El Sayyed Elsebai Yusef, T306/10, EU:T:2014:141 ; arrêt du 4 juin 2014 dans l’affaire Ali Sedghi et Ahmad Azizi, T-66/12, EU:T:2014:347, arrêt du 4 juin 2014 dans l’affaire Sina Bank, T-67/12, EU:T:2014:348, et arrêt du 4 juin 2014 dans l’affaire Abdolnaser Hemmati T-68/12, EU:T:2014:349 ; ainsi que l’arrêt du 11 juin 2014 dans l’affaire Syria International Islamic Bank PJSC,T-293/12, EU:T:2014:439). En particulier, dans l’arrêt Yusef, précité, le Tribunal a fait remarquer : « 101. À cet égard, il convient de rejeter l’argument de la Commission tiré de ce qu’elle aurait entamé la procédure de réexamen, laquelle serait toujours en cours, et communiqué au requérant l’exposé des motifs que lui avait transmis le comité des sanctions. Il ressort en effet d’une jurisprudence constante qu’une lettre émanant d’une institution, aux termes de laquelle l’analyse des questions soulevées se poursuit, ne constitue pas une prise de position mettant fin à une carence (...) 102. Plus spécifiquement, il n’est pas admissible que, plus de quatre ans après le prononcé de l’arrêt Kadi I de la Cour, la Commission ne soit toujours pas en mesure de s’acquitter de son devoir d’examen soigneux et impartial du cas du requérant (arrêt Kadi II de la Cour, points 114 et 135), le cas échéant en « coopération utile » avec le comité des sanctions (arrêt Kadi II de la Cour, point 115). 103. Au demeurant, selon ses affirmations à l’audience, la Commission persiste à se considérer comme strictement liée par les appréciations du comité des sanctions et comme ne disposant d’aucune marge d’appréciation autonome à cet égard, en contradiction avec les principes énoncés par la Cour dans ses arrêts Kadi I et Kadi II (en particulier aux points 114, 115 et 135) et par le Tribunal dans son arrêt Kadi II. 104. Dans ces circonstances, force est de constater que c’est de manière purement formelle et artificielle que la Commission prétend remédier, par la mise en œuvre de la procédure de réexamen du cas du requérant, aux illégalités de même nature constatées par la Cour dans son arrêt Kadi I. » Le Comité des droits de l’homme des Nations unies : l’affaire Sayadi et Vinck c. Belgique Dans l’affaire opposant Nabil Sayadi et Patricia Vinck à la Belgique (constatations du Comité des droits de l’homme du 22 octobre 2008, relatives à la communication no 1472/2006), le Comité des droits de l’homme a examiné la façon dont l’État partie avait appliqué le régime des sanctions établi par le Conseil de sécurité dans sa Résolution 1267 (1999). En janvier 2003, les deux auteurs de la communication, des ressortissants belges, avaient été inscrits sur la liste annexée à la Résolution 1267 (1999) sur la base d’informations fournies au Conseil de sécurité par la Belgique, qui avait ouvert une instruction judiciaire à leur égard en septembre 2002. À plusieurs reprises, les deux auteurs avaient présenté sans succès des demandes de radiation aux autorités nationales et régionales ainsi qu’à l’ONU. En 2005, le tribunal de première instance de Bruxelles avait notamment ordonné à l’État belge de demander d’urgence au comité des sanctions de radier de la liste les noms des auteurs de la communication, ce que l’État avait fait. De l’avis du Comité, même si l’État partie n’était pas compétent pour retirer lui-même de la liste les noms des auteurs, il avait le devoir d’entreprendre tout ce qui était en son pouvoir pour obtenir ce retrait au plus vite, d’indemniser les auteurs, de rendre publiques les demandes de radiation et de veiller à ce que de tels abus ne se reproduisent plus. Le 20 juillet 2009, les auteurs de la communication ont été radiés de la liste sur décision du comité des sanctions. En ce qui concerne l’article 14 du Pacte, le Comité des droits de l’homme s’est prononcé dans les termes suivants : « 10.9 Eu égard à l’allégation de violation de l’article 14, paragraphe 1, les auteurs font valoir qu’ils ont été inscrits sur la liste des sanctions, et leurs avoirs gelés, sans qu’ils aient eu accès aux « informations pertinentes » justifiant l’inscription sur cette liste, et sans qu’aucun tribunal ne se prononce sur leur sort. Les auteurs relèvent également l’application prolongée de ces sanctions, et indiquent qu’ils n’ont pas eu accès à un recours utile, en violation du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte. Le Comité note à cet égard que l’État partie indique que les auteurs ont disposé d’un recours, puisqu’ils ont assigné l’État partie devant le Tribunal de Première Instance [de] Bruxelles et ont obtenu que soit adressée au Comité des sanctions une demande de radiation. Se limitant à l’examen des actions de l’État partie, le Comité estime donc que les auteurs ont bénéficié d’un recours utile dans la limite des compétences de l’État partie, qui en a garanti la bonne suite en effectuant deux demandes de radiation. Le Comité est d’avis que les faits dont il est saisi ne font apparaître aucune violation du paragraphe 3 de l’article 2, ni du paragraphe 1 de l’article 14, du Pacte. » IV. LA JURISPRUDENCE PERTINENTE D’AUTRES ÉTATS A. L’affaire Ahmed and others v. HM Treasury (Cour suprême du RoyaumeUni) L’affaire Ahmed and others v. HM Treasury, jugée par la Cour suprême du Royaume-Uni le 27 janvier 2010, concernait une mesure de gel des avoirs des requérants prise en application du régime des sanctions établi par les Résolutions 1267 (1999) et 1373 (2001). La Cour suprême estima qu’en adoptant certaines ordonnances d’application des résolutions du Conseil de sécurité établissant le régime des sanctions, le gouvernement avait outrepassé les pouvoirs que lui conférait la loi de 1946 sur les Nations unies. Dans l’arrêt, Lord Hope, vice-président de la Cour suprême, s’exprima ainsi : « 6. (...) Nous devons contrôler d’autant plus soigneusement la compétence du Trésor au regard de la loi de 1946 pour adopter les mesures de contrainte qu’il a prises que les conséquences des ordonnances prononcées sont en l’espèce draconiennes et liberticides. Même face à la menace que constitue le terrorisme international, la sécurité des personnes n’est pas un objectif inconditionnel. Il faut nous garder dans la même mesure des atteintes incontrôlées à la liberté individuelle. » Il reconnut que les requérants avaient été privés du droit à un recours effectif et, à cet égard, fit notamment observer : « 81. Je dirais que G. est fondé à obtenir satisfaction dans la mesure où le régime auquel il a été soumis l’a privé d’un recours effectif. Comme l’indique M. Swift, il ne sera d’aucune utilité à l’intéressé de contester en justice la décision du Trésor de le traiter en personne désignée en vertu de l’ordonnance, car il a bien été désigné comme tel, par le Comité 1267. Pour bénéficier d’un recours effectif, ce dont il a besoin est un moyen de soumettre à un contrôle judiciaire son inscription sur la liste. Or, en vertu du mode de fonctionnement actuel du Comité 1267, il ne dispose pas d’une telle possibilité. Selon moi, l’article 3 § 1 b) de l’ordonnance sur Al-Qaïda, qui a donné lieu à cette situation, a donc été adopté en dépassement des pouvoirs conférés par l’article 1 de la loi de 1946. Il n’est pas nécessaire aux fins de la présente affaire d’examiner le point de savoir si l’ordonnance sur Al-Qaïda est, dans son ensemble, ultra vires. Je précise toutefois à cet égard que je n’entends pas indiquer que, s’il avait été applicable à G., l’article 4 de cette ordonnance n’aurait pas dû être également censuré. Il en va de même de HAY : lui aussi est une « personne désignée » au motif que son nom figure sur la liste du Comité 1267. Comme indiqué précédemment, le Royaume-Uni demande à présent le retrait de son nom de la liste. Par une lettre du 1er octobre 2009, l’équipe des sanctions du Trésor a informé ses avocats [solicitors] que la demande de radiation avait été communiquée le 26 juin 2009 mais que lorsque le Comité l’avait examinée pour la première fois, un certain nombre d’États estimaient ne pas être en mesure d’accéder à cette demande. D’autres démarches sont entreprises actuellement pour obtenir la radiation, mais pour l’heure, elles n’ont pas abouti. HAY reste donc soumis aux dispositions de l’ordonnance sur Al-Qaïda. Cette situation le prive lui aussi d’un recours effectif. » La Cour suprême jugea illégales tant l’ordonnance prise en application de la Résolution 1373 (2001) dans le cadre général de la lutte contre le terrorisme (l’ordonnance sur le terrorisme, Terrorism Order) que celle prise en application des résolutions relatives à Al-Qaïda et aux talibans (l’ordonnance sur Al-Qaïda, Al-Qaida Order). Elle ne censura cependant l’ordonnance sur Al-Qaïda que pour autant qu’elle ne prévoyait pas de recours effectif (voir également l’opinion dissidente de Lord Brown à cet égard). B. L’affaire Abdelrazik c. Canada (Cour fédérale du Canada) Dans l’affaire Abdelrazik c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), 2009 FC 580 du 4 juin 2009, la Cour fédérale du Canada considéra que la procédure d’inscription du comité des sanctions contre Al-Qaïda et les talibans était incompatible avec le droit à un recours effectif. En l’espèce, le requérant, de nationalités canadienne et soudanaise, se trouvait dans l’impossibilité de rentrer au Canada en raison de l’application par ce pays des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU établissant le régime des sanctions. Il était ainsi contraint de demeurer à l’ambassade du Canada à Khartoum, au Soudan, pays où il craignait d’être détenu et torturé. Le juge Zinn, qui exprima l’opinion de la majorité, se prononça notamment ainsi : « [51] J’ajoute mon nom à ceux qui considèrent le régime instauré par le Comité 1267 comme un déni de recours juridiques fondamentaux et comme une mesure indéfendable selon les principes du droit international en matière de droits de la personne. Rien dans la procédure d’inscription ou de radiation ne reconnaît les principes de justice naturelle ou n’assure une équité procédurale fondamentale. (...) » Il ajouta : « (...) [54] (...) il est effrayant d’apprendre qu’un citoyen de notre pays ou de tout autre puisse voir son nom inscrit sur la liste du Comité 1267, sur de simples soupçons. » Après avoir examiné les mesures d’interdiction de voyager prises sur la base des résolutions relatives à Al-Qaïda et aux talibans, il conclut qu’il avait été porté au droit du requérant d’entrer au Canada une atteinte incompatible avec les dispositions pertinentes de la Charte canadienne des droits et libertés.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1947 et réside à Comrat, en République de Moldova. A. La procédure pénale dirigée contre le requérant Le requérant était actionnaire minoritaire et président directeur général d’une entreprise de vente de gaz liquéfié du sud de la Moldova détenue à 82 % par l’État. En juillet 2006, une enquête pénale fut ouverte contre lui pour tentative d’escroquerie en lien avec ses fonctions dans l’entreprise. Il était notamment soupçonné d’avoir mis en place, entre 2000 et 2006, un système d’importation de gaz liquéfié en provenance du Kazakhstan et d’Ukraine qui aurait fait subir d’énormes pertes à l’entreprise. On lui reprochait, d’une part, d’avoir fait appel à des sociétés intermédiaires, qui auraient en outre eu des liens avec ses fils, au lieu d’acheter le gaz directement auprès des producteurs, ce qui aurait fait sensiblement augmenter les prix, et, d’autre part, d’avoir ensuite, lorsque l’entreprise qu’il dirigeait avait fait l’objet d’une action en justice de la part des sociétés intermédiaires, qui lui réclamaient 594 067 dollars américains plus des indemnités, reconnu l’existence de cette dette dans le cadre de la procédure judiciaire. En juillet 2006, les autorités d’enquête le convoquèrent pour recueillir sa déposition à cet égard. Pour sa défense, il avança les arguments suivants : son entreprise ne pouvait pas acheter le gaz directement auprès des producteurs, car la quantité minimale que ceux-ci auraient accepté de vendre était supérieure aux besoins de son entreprise pour cinq ans, de sorte qu’il lui aurait été impossible de se procurer le gaz directement auprès d’eux ; les producteurs n’acceptaient de vendre que contre un prépaiement intégral et l’entreprise ne disposait pas des fonds nécessaires ; tous les importateurs de gaz du pays procédaient de la même façon et le prix du gaz acheté par son entreprise était moins élevé que celui de ses concurrents sur le marché interne libre ; la différence entre le prix pratiqué par les producteurs et celui payé par son entreprise s’expliquait, entre autres facteurs, par les coûts de transport, de certification, de manutention et d’assurance. Le requérant nia par ailleurs toute participation de ses fils dans les sociétés intermédiaires. Il fut convoqué à plusieurs reprises et se présenta à chaque fois devant les autorités d’enquête, avec lesquelles il coopéra toujours. En octobre 2006, sa maison fut perquisitionnée. Son ordinateur fut saisi et différents documents en furent extraits. Rien dans le dossier ne permet de penser que le requérant ait jamais contrevenu aux instructions des enquêteurs ou qu’il ait été accusé d’entrave à l’enquête. Les fils du requérant, qui étaient aussi suspects dans la procédure pénale et qui furent ultérieurement mis en accusation, furent convoqués devant les autorités d’enquête mais ne furent pas arrêtés. Par la suite, quatorze enquêtes différentes concernant le requérant furent ouvertes, avant d’être toutes jointes dans une procédure unique. B. La procédure relative à la privation de liberté du requérant Le placement en maison d’arrêt (arestarea preventivă) Le 2 mai 2007, le requérant fut arrêté. Le 5 mai 2007, il fut formellement accusé de tentative de détournement à grande échelle des biens appartenant à l’entreprise qu’il dirigeait, pour les faits décrits au paragraphe 9 cidessus. À la même date, le procureur chargé de l’affaire sollicita auprès du tribunal de district de Buiucani une ordonnance de placement en détention pour une durée de trente jours pour les motifs suivants : gravité de l’infraction, risque d’influencer les témoins, risque de récidive. Le requérant s’opposa à cette demande, arguant qu’il n’y avait pas de raison plausible de le soupçonner d’avoir commis une infraction. Il alléguait en particulier que la procédure pénale dirigée contre lui n’était qu’une démarche visant à influer sur l’issue de la procédure civile en cours relativement à la dette de l’entreprise d’État à l’égard des sociétés intermédiaires. Il ajoutait qu’en tout état de cause les motifs avancés par l’accusation étaient stéréotypés et que le procureur n’avait pas précisé ce qui lui faisait croire qu’il risquait de récidiver ou de tenter d’influencer les témoins. Il exposait qu’il était connu dans la région et qu’il travaillait pour l’entreprise depuis plus de trente ans, qu’il avait un domicile fixe et que depuis juillet 2006 il avait toujours coopéré avec les enquêteurs et n’avait jamais tenté de s’enfuir ni d’entraver l’enquête. Enfin, il invoquait son âge et son mauvais état de santé, soulignant qu’il avait déjà eu une crise cardiaque et une attaque. Le 5 mai 2007, le tribunal de district de Buiucani, faisant partiellement droit à la requête du procureur, ordonna le placement du requérant en détention provisoire pour une durée de quinze jours. Il motiva ainsi sa décision : « (...) l’acte dont [le requérant] est accusé est considéré comme une infraction exceptionnellement grave, qui permet le placement en détention provisoire ; [le tribunal] tient compte de la nature et de la gravité de l’infraction ainsi que de la complexité de l’affaire, et il considère qu’à ce stade précoce de l’enquête, il y a des motifs raisonnables de penser que l’accusé pourrait s’entendre avec d’autres personnes (ses fils, qui n’ont pas été interrogés) sur une position commune à adopter. En revanche, la thèse du procureur selon laquelle il y aurait un risque que l’accusé s’enfuie, qu’il influence des témoins ou qu’il détruise des preuves n’est étayée par aucun élément précis, et elle est peu plausible. » Le requérant contesta cette décision, arguant à nouveau qu’il n’y avait pas de raison plausible de le soupçonner d’avoir commis une infraction. De même que précédemment, il soutenait que la procédure pénale dirigée contre lui avait pour objectif réel d’influer sur l’issue de la procédure civile en cours entre l’entreprise qui l’employait et une entreprise tierce. Il ajoutait que, pour ordonner son placement en détention provisoire, le tribunal avait invoqué une raison – le risque de collusion avec ses fils – qui n’avait pas été évoquée par le procureur, que ses deux fils n’avaient été formellement accusés d’aucune infraction, et qu’en toute hypothèse, si lui et ses fils avaient voulu s’entendre, ils auraient eu tout le temps de le faire entre juillet 2006, au moment où ils avaient eu connaissance de l’enquête, et mai 2007. Il avançait aussi qu’il était en très mauvaise santé, qu’il était très connu, qu’il avait sa famille, sa résidence et son emploi en Moldova, et qu’il s’était présenté devant les autorités d’enquête à chaque fois qu’elles l’avaient convoqué entre juillet 2006 et mai 2007. Le 8 mai 2007, la cour d’appel de Chişinău confirma la décision du 5 mai 2007, répétant pour l’essentiel les motifs invoqués par la juridiction inférieure et écartant les arguments du requérant sans avancer de raison à cet égard. Le 11 mai 2007, le procureur chargé de l’affaire demanda au tribunal de prolonger la détention provisoire du requérant pour une durée de trente jours. Les raisons qu’il invoquait étaient la gravité de l’infraction, le risque que le requérant n’influençât les témoins, le risque de récidive et le risque de fuite. Le requérant s’opposa à cette demande, arguant qu’il n’y avait pas de raison plausible de le soupçonner d’avoir commis une infraction, ni aucune raison de penser qu’il risquait d’influencer les témoins, ceux-ci ayant déjà été interrogés. Il ajoutait qu’il avait coopéré de manière irréprochable avec les autorités d’enquête avant son arrestation, et qu’il avait un domicile fixe. Pour ces motifs, il priait le tribunal d’ordonner que la mesure privative de liberté fût adoucie. L’un de ses avocats demanda au tribunal de substituer à la détention une mesure moins sévère, par exemple une assignation à résidence. Le 16 mai 2007, le tribunal de district de Buiucani prolongea de vingt jours la détention provisoire du requérant. Après avoir récapitulé les thèses des parties et cité les dispositions applicables, il conclut ainsi : « (...) les motifs invoqués à l’appui de l’application de la mesure préventive [de placement en détention provisoire] demeurent valables ; la majorité des mesures d’enquête ont été prises, mais un certain nombre de mesures supplémentaires nécessitant la participation [du requérant] doivent encore être mises en œuvre aux fins de l’instruction de l’affaire. Le tribunal considère que la demande de la défense tendant à la substitution [d’une assignation à résidence] à la mesure préventive [de placement en détention provisoire] est prématurée, compte tenu de la gravité et de la complexité de l’affaire ainsi que de la nécessité de préserver l’ordre public et l’intérêt de la collectivité et d’assurer le bon déroulement de l’enquête et son objectivité. » Le requérant contesta cette décision, invoquant essentiellement les mêmes arguments que précédemment. Le 22 mai 2007, la cour d’appel de Chişinău confirma la décision du 16 mai 2007. Elle s’appuya essentiellement sur les mêmes motifs que dans sa décision du 8 mai 2007, à savoir la gravité et la complexité de l’affaire, le risque de fuite ou d’exercice d’une influence sur les témoins et le risque de destruction des preuves documentaires qui n’avaient pas encore été recueillies par l’accusation. Le 1er juin 2007, le procureur chargé de l’affaire sollicita à nouveau la prolongation de la détention provisoire du requérant pour une durée de trente jours, aux motifs que l’affaire était complexe et que dans le cadre de la même procédure de nouvelles accusations avaient été portées contre le requérant, auquel il était reproché d’avoir abusé de ses pouvoirs et outrepassé ses fonctions. Comme les fois précédentes, il soutenait par ailleurs que la prolongation de la détention était nécessaire pour parer au risque que le requérant n’influençât les témoins et ne récidivât. Le requérant s’opposa à cette demande et pria le tribunal de remplacer la mesure de détention par une autre mesure. Il avançait les mêmes raisons que précédemment et ajoutait que sa santé s’était considérablement détériorée en détention et qu’il avait besoin de soins médicaux. Le 5 juin 2007, le tribunal de district de Buiucani prolongea à nouveau la détention provisoire du requérant de vingt jours, déclarant que les motifs qui avaient justifié son maintien en détention demeuraient valables. Le requérant forma un recours contre cette décision, arguant notamment que la complexité de l’affaire, dont le procureur tirait argument, résultait d’une attitude délibérée de l’accusation, qui refusait de procéder à un audit de l’entreprise et d’interroger les témoins qu’il lui avait indiqués. Il contestait également l’allégation relative à la gravité des faits qui lui étaient imputés, soutenant qu’il n’était accusé que d’une tentative d’infraction et non de la consommation de cette infraction. Il affirmait que, concrètement, l’entreprise n’avait subi aucune perte, et il se plaignait que le tribunal n’eût pas tenu compte de sa situation personnelle. Le 11 juin 2007, la cour d’appel de Chişinău confirma la décision de la juridiction inférieure, estimant qu’elle était conforme au droit. Elle relevait que le requérant était accusé d’une infraction particulièrement grave, qui emportait une peine de dix à vingt-cinq ans d’emprisonnement, et que l’enquête était toujours en cours. Elle estimait que s’il était remis en liberté, le requérant risquerait de s’enfuir ou d’influencer les témoins. Le 21 juin 2007, le procureur chargé de l’affaire sollicita à nouveau une prolongation de trente jours de la détention provisoire du requérant. Le requérant s’opposa à cette demande, arguant qu’il n’y avait pas de raison de croire qu’il risquait de s’enfuir ou d’influencer les témoins. Il affirmait que le procureur n’avait pris aucune mesure d’enquête depuis longtemps et que l’enquête était pratiquement terminée. Il indiquait à nouveau qu’il avait un domicile fixe et qu’il acceptait de se présenter devant les enquêteurs à chaque fois que ce serait nécessaire. À son recours était joint un certificat médical daté du 18 juin 2007, qui attestait notamment qu’il souffrait d’hypertension artérielle et d’une légère paralysie de la jambe droite due à une attaque. Le médecin auteur du certificat recommandait un traitement en clinique neurologique. Le requérant priait donc le tribunal de rejeter la demande du procureur et de lui appliquer une mesure moins sévère, par exemple une libération conditionnelle ou une assignation à résidence. Le 26 juin 2007, le tribunal de district de Buiucani rejeta la demande du procureur et fit droit à la demande par laquelle le requérant avait sollicité la substitution d’une mesure d’assignation à résidence à la détention. Il fixa à trente jours la durée de l’assignation à résidence, et motiva ainsi sa décision : « (...) le requérant est détenu depuis cinquante-cinq jours et il a participé à toutes les mesures d’enquête nécessaires ; (...) en vertu de l’article 5 § 3 de la Convention, l’accusé doit en principe être libéré dans l’attente de son procès ; (...) certains éléments de preuve, qui ont pu à une époque être suffisants pour justifier [la détention] ou pour rendre d’autres mesures préventives inadéquates, peuvent devenir moins convaincants au fil du temps ; (...) il appartient au procureur de prouver l’existence d’un risque de fuite, et la seule gravité de la peine encourue ne suffit pas à prouver l’existence de ce risque ; [le tribunal a évoqué les problèmes médicaux du requérant, son âge, son absence d’antécédents judiciaires, et le fait qu’il résidait de manière permanente en Moldova et qu’il était marié] ; d’après la jurisprudence [de la Cour européenne], la détention provisoire doit être une mesure exceptionnelle, être toujours objectivement motivée et répondre à l’intérêt public ; le tribunal estime qu’il est improbable que [le requérant] prenne la fuite, influence des témoins ou détruise des preuves, et que l’enquête pénale pourra se poursuivre normalement s’il est assigné à résidence. » Le tribunal fixa les conditions suivantes pour l’assignation à résidence du requérant : interdiction de quitter le domicile, d’utiliser le téléphone et de discuter de l’affaire avec qui que ce soit. Le requérant fut immédiatement ramené chez lui, où il passa trois jours. Cependant, le procureur contesta la décision d’assignation à résidence, avançant notamment comme motif à l’appui du maintien du requérant en détention provisoire le fait que celui-ci refusait d’avouer avoir commis l’infraction dont il était accusé. Le 29 juin 2007, la cour d’appel de Chişinău annula la décision du 26 juin 2007 et ordonna à nouveau le placement du requérant en détention provisoire pour une durée de vingt jours. Elle motiva ainsi sa décision : « (...) la juridiction inférieure n’a pas tenu compte de la complexité de l’affaire et de la gravité de l’infraction dont [le requérant] est accusé ; la cour considère que s’il était assigné à résidence, [le requérant] pourrait communiquer avec ses complices, dont la liberté n’est pas entravée et qui, de plus, se trouvent être ses fils ; il pourrait s’enfuir en se rendant [dans la « République moldave de Transnistrie », autoproclamée et non reconnue], qui n’est pas sous le contrôle des autorités moldaves ; il pourrait influencer des témoins, pour les amener à modifier leurs déclarations ; il a reçu des visites de médecins et peut obtenir une assistance médicale en prison. » Le 11 juillet 2007, le procureur chargé de l’affaire pria à nouveau le tribunal de prolonger la détention provisoire du requérant. Dans sa demande, il invoquait les mêmes motifs que précédemment. Le 16 juillet 2007, le tribunal de district de Buiucani prolongea à nouveau la détention provisoire du requérant de vingt jours. Il répéta que le requérant était accusé d’une infraction grave et qu’il risquait de s’enfuir ou d’entraver l’enquête. Le requérant contesta cette décision, avançant essentiellement les mêmes arguments que précédemment. L’assignation à résidence (arestarea la domiciliu) Le 20 juillet 2007, la cour d’appel de Chişinău annula la décision de la juridiction inférieure et remplaça la détention provisoire par une assignation à résidence. Elle motiva ainsi sa décision : « (...) le procureur n’a communiqué aucun élément de preuve confirmant qu’il serait toujours nécessaire de maintenir [le requérant] en détention, ni aucun élément supplémentaire confirmant la probabilité que l’intéressé exerce une influence sur des témoins qui ont déjà été entendus ; [le requérant] promet de se présenter devant les autorités d’enquête à chaque fois qu’elles le convoqueront ; et il n’y a pas d’information précise relative à un quelconque risque de fuite ». La cour d’appel interdit également au requérant de communiquer avec les personnes ayant un lien avec son affaire pénale et de quitter son domicile, et lui imposa l’obligation d’appeler le parquet tous les jours. Le 14 septembre 2007, le tribunal de district de Comrat examina une demande du procureur tendant à la prolongation de l’assignation à résidence du requérant pour une durée de quatre-vingt-dix jours. Le requérant ne s’opposa pas à la prolongation de son assignation à résidence pour autant que les mesures concernant les restrictions apportées à sa possibilité de communiquer avec ses proches fussent levées. Le tribunal fit droit à la demande du procureur et ordonna la prolongation de l’assignation à résidence pour quatre-vingt-dix jours, invoquant comme seul motif la gravité de l’infraction imputée au requérant. Il accueillit également la demande du requérant concernant la levée de l’interdiction de communiquer avec ses proches. Le 14 décembre 2007, le tribunal de district de Comrat prolongea à nouveau l’assignation à résidence du requérant pour quatre-vingt-dix jours. La seule raison qu’il donna fut la gravité de l’infraction imputée au requérant. Celui-ci acquiesça à cette mesure sous réserve qu’il fût autorisé à se rendre à l’hôpital, et au tribunal pour étudier le dossier de l’affaire. À une date non précisée, le requérant saisit le tribunal de district de Comrat d’une demande aux fins de la levée de la mesure d’assignation à résidence et de son remplacement par une remise en liberté provisoire simple ou sous caution. Il arguait qu’il n’avait jamais enfreint les règles de l’assignation à résidence et il s’engageait à continuer de respecter toutes les instructions que lui donneraient les autorités d’enquête. Le 12 mars 2008, le tribunal de district de Comrat ordonna la libération sous caution du requérant au motif que celui-ci avait été privé de liberté pendant plus de dix mois sans jamais violer aucune des restrictions qui lui avaient été imposées. C. La clôture de la procédure pénale dirigée contre le requérant Le 9 juin 2011, le requérant fut acquitté des charges qui avaient motivé sa privation de liberté du 2 mai 2007 au 12 mars 2008. Le tribunal conclut que les faits qui lui étaient reprochés ne faisaient apparaître aucune infraction. Le requérant fut par ailleurs acquitté de treize autres chefs d’accusation et déclaré coupable d’un chef, à savoir la vente du gaz liquéfié qui avait été saisi par un huissier, et condamné au paiement d’une amende de 20 000 lei moldaves (environ 1 000 euros). Ni lui ni le procureur ne contestèrent ce jugement, qui devint donc définitif. Les fils du requérant furent acquittés. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Dans leur version applicable au moment des faits, les dispositions pertinentes du code de procédure pénale se lisaient ainsi : Article 166. Motifs d’arrestation d’un individu soupçonné d’avoir commis une infraction pénale « (1) Lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner un individu d’avoir commis une infraction emportant une peine d’emprisonnement de plus d’un an, les autorités d’enquête peuvent l’arrêter dans les cas suivants : 1) l’individu est appréhendé en flagrant délit ; 2) un témoin ou la victime indique que l’individu est l’auteur de l’infraction ; 3) des traces évidentes de la commission de l’infraction sont trouvées sur le suspect, sur ses vêtements, dans son domicile ou dans son véhicule ; (...) (5) L’individu arrêté dans les conditions énoncées au présent article ne peut être retenu plus de 72 heures. (...) (7) L’individu arrêté dans les conditions énoncées au présent article doit être traduit dès que possible et en tout état de cause avant l’expiration du délai posé au paragraphe (5) (...) devant un juge d’instruction, afin que celui-ci décide soit de le placer en détention provisoire soit de le remettre en liberté (...) » Article 175. Mesures préventives : définition et catégories (1) On entend par mesures préventives les mesures de contrainte par lesquelles l’individu soupçonné ou accusé d’une infraction pénale est empêché de se livrer à des agissements susceptibles de nuire à l’enquête pénale (...) (...) (3) Les mesures préventives peuvent prendre les formes suivantes : 1) interdiction de quitter la ville ; 2) interdiction de quitter le pays ; 3) garantie personnelle ; 4) garantie d’une organisation ; 5) retrait temporaire du permis de conduire ; (...) 8) libération provisoire sous contrôle judiciaire ; 9) libération provisoire sous caution ; 10) assignation à résidence ; 11) détention provisoire. » Article 176. Motifs d’application de mesures préventives « (1) Les autorités de poursuite ou le tribunal peuvent prendre des mesures préventives seulement dans les cas où il existe des motifs suffisants et raisonnables de craindre que l’accusé (...) s’enfuie, qu’il entrave l’établissement de la vérité pendant la procédure pénale ou qu’il récidive ; le tribunal peut également prendre pareilles mesures aux fins d’assurer l’exécution d’une peine. (...) (3) Pour apprécier la nécessité d’appliquer des mesures préventives, les autorités de poursuite et le tribunal tiennent compte des critères supplémentaires suivants : 1) la nature et la gravité du préjudice causé par l’infraction, 2) la personnalité de (...) [l’]accusé, 3) son âge et son état de santé, 4) sa situation professionnelle, 5) sa situation familiale et sa qualité éventuelle de soutien de famille, 6) sa situation économique, 7) le fait qu’il ait ou non un lieu de résidence fixe, 8) toute autre circonstance essentielle. » Article 185. Détention provisoire « (1) La détention provisoire consiste à détenir le suspect en un lieu et dans des conditions prévus par la loi (...) » En vertu de l’article 188 du code de procédure pénale, l’assignation à résidence ne pouvait être décidée que lorsque les conditions d’application de la détention provisoire étaient réunies, et elle était régie par les mêmes règles que la détention provisoire. Ainsi, la durée et le mode d’imposition, de prolongation et de contestation de la mesure d’assignation à résidence étaient exactement les mêmes que ceux de la détention provisoire. L’assignation à résidence s’accompagnait de restrictions, telles que l’interdiction pour la personne qui en faisait l’objet de quitter son domicile, d’utiliser le téléphone, le courrier électronique ou d’autres moyens de communication, ou encore de communiquer avec certaines personnes ou de les recevoir à son domicile. Le suspect pouvait aussi être soumis à certaines obligations, par exemple porter un dispositif électronique de contrôle de ses allées et venues, répondre à des appels téléphoniques de contrôle de sa présence ou passer de tels appels, ou encore se présenter en personne devant les autorités d’enquête ou au tribunal si nécessaire. S’il ne respectait pas les restrictions et les obligations imposées, la mesure d’assignation à résidence pouvait être remplacée par une mesure de détention provisoire. En vertu de l’article 88 du code pénal et de l’article 395 du code de procédure pénale, le temps passé en assignation à résidence était décompté de la peine imposée à l’issue du procès de la même manière que celui passé en détention provisoire. III. LE DROIT ET LA PRATIQUE DES ÉTATS MEMBRES DU CONSEIL DE L’EUROPE La Cour a examiné la pratique de trente et un États membres du Conseil de l’Europe (l’Allemagne, l’Arménie, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bulgarie, la Croatie, l’Espagne, l’Estonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la France, la Grèce, la Hongrie, l’Italie, la Lituanie, le Luxembourg, Monaco, le Monténégro, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, le RoyaumeUni, la Russie, la Serbie, la Slovaquie, la Slovénie, la Suisse, la Turquie et l’Ukraine) relativement aux motifs justifiant la détention provisoire. Il ressort de cette étude de droit comparé que dans les trente et un États membres examinés, la législation encadre expressément et limite strictement dans le temps l’arrestation et la privation de liberté initiale imposée avant l’intervention d’un juge. Dans seulement cinq des États étudiés (l’Arménie, la Bulgarie, l’Italie, la Lituanie et la Suisse) un individu peut être privé de liberté avant l’intervention d’un juge au seul motif qu’il y a une « raison plausible » de le soupçonner d’avoir commis une infraction. Dans ces États, les autorités judiciaires ont de vingt-quatre à quatre-vingt-seize heures pour justifier par d’autres motifs la prolongation de la privation de liberté. Dans les vingt-six autres États, il faut en outre qu’il existe d’emblée au moins un autre motif pertinent et suffisant. Les plus communs de ces motifs (dans dix-sept États membres) sont le risque que le suspect ne prenne la fuite ou ne se cache et la nécessité d’assurer sa présence pendant la procédure. Viennent ensuite le risque de récidive (treize États) et la nécessité de mettre fin à la commission d’une infraction (deux États). Le risque d’entrave à la justice est expressément prévu dans quatorze États membres. Par ailleurs, dans douze États membres, la privation de liberté initiale est justifiée si le suspect a été pris en train de commettre une infraction (flagrant délit). Dans trois de ces États, cela vaut également s’il est pris immédiatement après la commission des faits. La durée maximale de cette première période de privation de liberté varie entre vingt-quatre heures (huit États membres) et quatre-vingt-seize heures (trois États membres). La majorité des États posent une limite de quarante-huit heures (douze États). En ce qui concerne la détention provisoire prononcée par le juge, l’existence d’une « raison plausible » de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité de la mesure dans les trente et un États étudiés. De manière générale, tous ces États considèrent aussi qu’une « raison plausible » de soupçonner un individu d’avoir commis une infraction ne suffit pas, à elle seule, à justifier la détention provisoire. Une toute petite minorité de six États (l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la Serbie, la Suisse et la Turquie) admettent cependant à titre exceptionnel la seule existence de cette raison comme un motif suffisant pour un placement en détention provisoire, dans le cas d’infractions graves. À l’exception de ces six États, aucun n’admet la « raison plausible » de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction comme un motif suffisant pour un placement en détention. Dans les trente et un États membres étudiés, avec l’exception étroite mentionnée au paragraphe 52 ci-dessus, la législation prévoit que les autorités ne peuvent imposer la détention provisoire qu’en présence de motifs supplémentaires, et l’existence de ces motifs supplémentaires doit être établie lorsque l’individu concerné est présenté au juge pour la première fois. On peut donc dire que, dès la première mesure de placement en détention, les autorités judiciaires nationales doivent établir de façon convaincante l’existence de motifs supplémentaires justifiant la privation de liberté. Les motifs les plus fréquemment invoqués dans la législation interne sont le risque de fuite (tous les États étudiés), le risque de répétition de l’infraction (trente sur trente et un) et le risque d’entrave à la procédure (vingt-huit sur trente et un). De plus, une majorité d’États membres (dix-huit sur trente et un) prévoient que la détention provisoire ne peut être prononcée que si l’infraction correspondante revêt une certaine gravité. Certains États membres (dix sur trente et un) imposent à leurs autorités de tenir compte de la situation personnelle de l’individu concerné (sa personnalité, son âge, son état de santé, sa situation professionnelle, ses antécédents pénaux éventuels, ainsi que ses attaches sociales, familiales et professionnelles). Certains États (six sur trente et un) mentionnent aussi parmi les motifs pertinents la nécessité de protéger l’ordre public. La législation des États membres étudiés prévoit plusieurs éléments précis à prendre en compte pour apprécier la pertinence des motifs supplémentaires. Dans tous les États membres étudiés, les autorités nationales compétentes ont l’obligation d’avancer des motifs pertinents et suffisants à la fois lorsqu’elles ordonnent un placement en détention provisoire et lorsqu’elles prolongent cette mesure. Le maintien en détention provisoire exige donc le même niveau de motivation que le placement en détention provisoire en ce qui concerne le respect des conditions prévues. On peut raisonnablement en déduire que les motifs invoqués par les juridictions internes pour prononcer un placement ou un maintien en détention ne peuvent être stéréotypés ou abstraits. Dans près de la moitié des États membres étudiés (quinze sur trente et un), la législation fixe un nombre maximum de renouvellements de la détention provisoire et/ou une durée maximale pour l’ensemble de cette détention. Cependant, il ne se dégage de norme commune ni en ce qui concerne le nombre maximum de renouvellements ni en ce qui concerne la durée totale de la détention.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant, né en 1962, est détenu à la prison de Daugavpils. A. Le contexte factuel Soupçonnés notamment de voies de fait aggravées sur la personne de P.M., le requérant et un autre individu, A. Vovruško, furent arrêtés par la police le 25 avril 1998. Tous deux firent alors l’objet de poursuites pénales, tout au long desquelles ils clamèrent leur innocence. Le 27 septembre 2000, la cour régionale de Rīga reconnut le requérant et son coaccusé coupables des faits qui leur étaient reprochés et les condamna respectivement à neuf et douze ans d’emprisonnement. Le requérant se pourvut en cassation et demanda en vain l’autorisation d’assister à l’audience devant la Cour de cassation concernant son pourvoi. À la suite de son interrogatoire au commissariat après son arrestation, le requérant se plaignit au parquet d’avoir été maltraité par des policiers, qui avaient tenté selon lui de lui extorquer des aveux (voir, pour une description détaillée des allégations similaires formulées par le coaccusé du requérant, Vovruško c. Lettonie, no 11065/02, 11 décembre 2012). En conséquence, des poursuites pénales (affaire no 50207598) furent engagées contre les policiers concernés pour abus d’autorité. Le 19 mars 2001, l’enquêteur rattaché au commissariat de Riga (Rīgas rajona policijas pārvalde) mit un terme à ces poursuites pour insuffisance de preuves. Il estima notamment que les allégations du requérant étaient incohérentes et conclut que les blessures « légères » présentées par l’intéressé pouvaient avoir été causées lors de son arrestation. B. La requête no 547/02 et la décision rendue par la Cour le 10 février 2009 Le 8 octobre 2001, le requérant saisit la Cour d’une requête (no 547/02). Invoquant l’article 3 de la Convention, il soutenait avoir été victime de mauvais traitements pendant l’enquête préliminaire et se plaignait du défaut d’enquête effective à cet égard. Il alléguait également des violations des articles 3 (conditions de détention à la suite de sa condamnation), 5 § 3 (durée de sa détention provisoire), 5 § 5 (absence de réparation), 6 § 1 (refus de l’autoriser à comparaître à l’audience devant la Cour de cassation et durée globale de la procédure pénale), et 6 § 1 combiné avec les articles 13 et 14 de la Convention (défaut d’assistance judiciaire). Sur le terrain de l’article 6 § 1, il arguait en outre que la procédure pénale ayant abouti à sa condamnation n’avait pas été équitable, ses aveux ayant été obtenus, d’après lui, au moyen de mauvais traitements contraires à l’article 3. Le 22 février 2007, la Cour communiqua au Gouvernement les griefs relatifs, notamment, aux mauvais traitements prétendument subis par le requérant et au défaut d’enquête effective à cet égard. Le 30 avril 2008, le Gouvernement soumit la déclaration unilatérale suivante : « Le Gouvernement de la République de Lettonie (ci-après « le Gouvernement »), représenté par Inga Reine, [son] agente, reconnaît que le traitement physique infligé à Viktors Jeronovičs (ci-après « le requérant ») par des policiers, ainsi que l’effectivité de l’enquête sur les allégations de celui-ci à cet égard, l’accès à l’assistance judiciaire et à des recours effectifs pour demander réparation du préjudice subi, la durée de la procédure pénale [dirigée contre le requérant], ainsi que le défaut de recours effectif ne répondaient pas aux exigences des articles 3, [5 § 5,] [6 § 1,] 13 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ciaprès « la Convention »). Conscient de cette situation, le Gouvernement s’engage à prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter que pareilles violations ne se reproduisent à l’avenir et pour offrir un recours effectif. Constatant que les parties ne sont pas parvenues à régler l’affaire à l’amiable, le Gouvernement se déclare prêt à verser au requérant, à titre gracieux, une indemnité globale de 4 500 EUR ([environ] 3 163 LVL), cette somme, exonérée d’impôt, couvrant tout dommage matériel et moral subi ainsi que les frais et dépens exposés par le requérant, en vue de mettre un terme à la procédure pendante devant la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « la Cour ») dans l’affaire Jeronovičs c. Lettonie (requête no 547/02). (...) Ce versement vaudra règlement définitif de l’affaire. » Le 10 février 2009, une chambre de la troisième section de la Cour, à laquelle l’affaire avait été attribuée, adopta une décision dans laquelle elle prenait notamment acte des termes de la déclaration du gouvernement défendeur et, en vertu de l’article 37 § 1 de la Convention, rayait de son rôle les griefs évoqués dans la déclaration unilatérale. Les paragraphes pertinents de cette décision se lisent ainsi : « 48. La Cour observe d’emblée que les parties ne sont pas parvenues à s’entendre sur les termes d’un règlement amiable de l’affaire. Elle rappelle toutefois qu’il y a lieu de distinguer entre, d’une part, les déclarations faites dans le cadre de négociations strictement confidentielles menées en vue d’un règlement amiable et, de l’autre, les déclarations unilatérales – comme celle dont il est question ici – formulées par un gouvernement défendeur au cours d’une procédure publique et contradictoire devant la Cour. Conformément à l’article 38 § 2 de la Convention et à l’article 62 § 2 de son règlement, la Cour prendra pour base la déclaration unilatérale du Gouvernement et les observations déposées par les parties hors du cadre des négociations en vue d’un règlement amiable, et fera abstraction des observations que les parties ont présentées au moment où étaient étudiées les possibilités d’un règlement amiable de l’affaire, ainsi que des raisons pour lesquelles les parties n’ont pu se mettre d’accord sur les termes de pareil règlement (Tahsin Acar c. Turquie (exception préliminaire) [GC], no 26307/95, § 74, CEDH 2003VI). La Cour renvoie ensuite à l’article 37 § 1 de la Convention, dont les parties pertinentes se lisent ainsi : « 1. À tout moment de la procédure, la Cour peut décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure (...) c) que, pour tout autre motif dont la Cour constate l’existence, il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête. Toutefois, la Cour poursuit l’examen de la requête si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles l’exige. » La Cour rappelle que, dans certaines circonstances, il peut être indiqué de rayer une requête du rôle en vertu de l’article 37 § 1 c) de la Convention sur la base d’une déclaration unilatérale du gouvernement défendeur même si le requérant souhaite que l’examen de l’affaire se poursuive. Ce sont toujours les circonstances particulières de la cause qui permettent de déterminer si la déclaration unilatérale offre une base suffisante pour que la Cour conclue que le respect des droits de l’homme garantis par la Convention n’exige pas qu’elle poursuive l’examen de l’affaire (voir Tahsin Acar, précité, § 75, ainsi que, par exemple, Van Houten c. Pays-Bas (radiation), no 25149/03, § 33, CEDH 2005IX, Syndicat suédois des employés des transports c. Suède (radiation), no 53507/99, § 24, 18 juillet 2006, Kalanyos et autres c. Roumanie, no 57884/00, § 25, 26 avril 2007, Kladivík et Kašiar c. Slovaquie (déc.) (radiation), no 41484/04, 28 août 2007, Sulwińska c. Pologne (déc.) (radiation), no 28953/03, 18 septembre 2007, Stark et autres c. Finlande (radiation), no 39559/02, § 23, 9 octobre 2007, Feldhaus c. Allemagne (déc.) (radiation), no 10583/02, 13 mai 2008 et Kapitonovs c. Lettonie (déc.) (radiation), no 16999/02, 24 juin 2008). (...) Quant aux mauvais traitements prétendument infligés au requérant en garde à vue et à l’effectivité des enquêtes menées, et même si, à ce jour, la Cour n’a pas encore constaté de violation de l’article 3 par la police lettonne dans ce contexte particulier, elle rappelle néanmoins qu’elle a élaboré une jurisprudence claire et très abondante sur ce point (voir, parmi beaucoup d’autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, §§ 95-106, CEDH 1999V, Dikme c. Turquie, no 20869/92, §§ 73-104, CEDH 2000VIII, et Karaduman et autres c. Turquie, no 8810/03, §§ 64-82, 17 juin 2008). Il en est de même quant aux principes régissant l’octroi de l’assistance judiciaire en tant qu’élément constitutif du droit d’accès aux tribunaux (voir, par exemple, Aerts c. Belgique, 30 juillet 1998, §§ 59-60, Recueil des arrêts et décisions 1998V, P., C. et S. c. Royaume-Uni, no 56547/00, §§ 88-91, CEDH 2002VI, Bertuzzi c. France, no 36378/97, §§ 23-32, CEDH 2003III, et Staroszczyk c. Pologne, no 59519/00, §§ 127-129, 22 mars 2007). En l’espèce, dans sa déclaration, le Gouvernement reconnaît que le traitement du requérant par les agents de police lors de sa garde à vue, la manière dont les enquêtes ont été menées à ce sujet, le traitement de ses demandes d’indemnisation et notamment le rejet de ses demandes d’assistance judiciaire pour accéder à la procédure d’indemnisation, ainsi que la longueur des procédures pénales diligentées contre lui ont enfreint les articles 3, 5 § 5, 6 § 1, 13 et 14 de la Convention. Il propose de verser au requérant 4 500 EUR à titre de réparation et s’engage à prendre toutes les mesures nécessaires afin d’éviter pareilles violations à l’avenir. Compte tenu de la nature des engagements que renferme la déclaration du Gouvernement, la Cour estime qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen des griefs concernés. Cette décision ne préjuge en rien de la possibilité pour le requérant d’exercer, le cas échéant, d’autres recours afin d’obtenir réparation. Il en va de même du grief tiré de l’article 2 du Protocole no 7 et identique en substance à celui formulé sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention et portant sur la durée de la procédure pénale en cause (paragraphe 38 in fine). La Cour est en outre convaincue que le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles n’exige pas qu’elle poursuive l’examen de cette partie de la requête (article 37 § 1 in fine). Dès lors, il y a lieu de rayer l’affaire du rôle pour autant qu’il s’agit des griefs cités aux paragraphes 28, 37 et 38 de la présente décision. » Dans la même décision, la Cour déclarait recevables les griefs du requérant relatifs à ses conditions de détention (article 3) et au refus de l’autoriser à comparaître à l’audience devant la Cour de cassation (article 6), et rejetait tous les autres griefs, notamment l’allégation concernant le manque d’équité de la procédure à raison de l’admission de ses aveux prétendument recueillis sous la contrainte (article 6). Sur ce dernier point, elle s’exprimait ainsi : « 39. Invoquant les articles 6 §§ 1 et 2, 7 et 14 de la Convention, le requérant se plaint du caractère généralement inéquitable de sa condamnation pour le vol à main armée prétendument commis en avril 1998. Il soutient à cet égard que des aveux lui avaient été extorqués par la force et que les tribunaux ont rejeté plusieurs demandes de confrontation qu’il leur avait présentées. Enfin, le requérant estime avoir été condamné uniquement en raison de son origine ethnique et sociale, ainsi qu’à cause de ses condamnations antérieures. (...) Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par les dispositions invoquées par le requérant. En particulier, elle tient à rappeler qu’elle n’est pas compétente pour connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention, ce qui n’est pas le cas en l’espèce (voir, parmi beaucoup d’autres, Khan c. Royaume-Uni, no 35394/97, § 34, CEDH 2000V). Il s’ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et doivent être rejetés en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention. » Le 1er décembre 2009, la Cour adopta un arrêt – Jeronovičs c. Lettonie (no 547/02) – dans lequel elle constatait une violation de l’article 3 de la Convention (conditions de détention) et de l’article 6 § 1 (refus d’autoriser le requérant à comparaître à l’audience devant la Cour de Cassation), et octroyait à l’intéressé 5 000 euros (EUR) à titre de réparation du dommage moral découlant de la violation de l’article 3. C. La procédure menée ultérieurement devant les autorités lettones en vue de la réouverture des poursuites pénales Le 11 octobre 2010, le requérant demanda au parquet de rouvrir la procédure pénale à l’issue de laquelle il avait été condamné (paragraphe 13 ci-dessus) ainsi que celle portant sur ses allégations de mauvais traitements de la part de policiers (paragraphe 16 ci-dessus). Il se fondait sur les termes de la déclaration unilatérale soumise par le Gouvernement le 30 avril 2008 et sur les articles 655 § 3, 656 § 3 et 657 de la loi sur la procédure pénale (paragraphes 28 à 31 ci-dessous). Le 17 novembre 2010, une procureure près la cour régionale de Riga rejeta la demande du requérant, estimant qu’aucun des motifs de réouverture d’une procédure pénale énumérés à l’article 655 § 2 de la loi sur la procédure pénale ne trouvait à s’appliquer. Elle formula les considérations suivantes : « (...) L’affaire Jeronovičs c. Lettonie (requête no 547/02) a donné lieu à une déclaration unilatérale du Gouvernement, dont les conclusions sont applicables uniquement aux circonstances et aux faits examinés dans le cadre de ladite requête. On ne saurait déduire de l’arrêt adopté le 1er décembre 2009 par la Cour européenne des droits de l’homme que celle-ci a examiné et apprécié les actes des forces de l’ordre pendant la phase d’enquête préliminaire de la procédure pénale. (...) En conséquence, les conclusions [auxquelles est parvenue la Cour] dans l’arrêt du 1er décembre 2009 et la déclaration unilatérale émise par le Gouvernement le 30 avril 2008 ne sont ni applicables ni liées aux poursuites pénales (...) ». Le 9 décembre 2010, le requérant introduisit un recours dans lequel il soutenait de nouveau qu’il existait une base légale permettant de rouvrir la procédure pénale relative aux mauvais traitements subis par lui. Il arguait que le Gouvernement, dans sa déclaration unilatérale, avait expressément reconnu la violation de l’article 3 de la Convention, ce qui, selon lui, avait conduit la Cour à rayer ce grief du rôle. Il ajoutait qu’au moment de l’examen de son affaire pénale par les tribunaux internes, les autorités judiciaires ignoraient que l’enquête menée dans ladite affaire n’était pas conforme à l’article 3. Par une décision définitive du 20 décembre 2010, un procureur de rang supérieur confirma la décision du 17 novembre 2010. Il relevait qu’aux termes de l’article 655 § 2 de la loi sur la procédure pénale, seules les procédures pénales ayant abouti à un jugement ou une décision judiciaire valable pouvaient être rouvertes, sous réserve que la réouverture fût sollicitée pour un des motifs énumérés dans cette disposition. Il continuait ainsi : « Eu égard à ce qui précède, j’estime que la conclusion de la procureure dans sa décision du 17 novembre 2010 est valable et bien fondée, dans le sens où votre demande du 11 octobre 2010 par laquelle vous sollicitez la réouverture des poursuites pénales dans les affaires nos 06725198 et 50207598 sur la base de faits nouveaux ne répond à aucune des conditions prescrites par l’article 655 § 2 de la loi sur la procédure pénale, qui pourraient justifier la réouverture des poursuites pénales susmentionnées. La procureure n’a pas établi l’existence de pareilles conditions lors de l’examen de votre demande, ce qui explique pourquoi je juge raisonnable sa décision de refuser la réouverture des poursuites pénales dans les affaires nos 06725198 et 50207598 sur la base d’éléments nouveaux. Comme mentionné plus haut, la loi sur la procédure pénale énumère en détail toutes les circonstances qui sont reconnues comme des éléments nouveaux et sur la base desquelles les poursuites pénales ayant abouti à un jugement ou à une décision judiciaire valable peuvent être rouvertes. La loi sur la procédure pénale ne prévoit pas que ces circonstances puissent être étendues. Or, l’examen de votre demande ne m’a pas permis d’établir l’existence d’un des éléments nouveaux prescrits par l’article 655 § 2 de la loi sur la procédure pénale. De même, je n’ai trouvé aucun avis d’une autorité judiciaire internationale concernant la décision du tribunal letton dans l’affaire no 50207598 et énonçant que le jugement de la chambre pénale de la cour régionale de Riga, prononcé le 27 septembre 2000, n’était pas conforme à des dispositions ou règles internationales contraignantes pour la Lettonie. La Cour européenne des droits de l’homme n’a pas exprimé un tel avis dans son arrêt du 1er décembre 2009 ni dans sa décision du 10 février 2009, dans lesquels cette juridiction internationale a examiné votre requête. Je me dois également de souligner que, contrairement à ce que vous alléguez, la Cour européenne des droits de l’homme, dans sa décision du 10 février 2009, a déclaré que, lorsqu’elle a adopté sa décision concernant les traitements inhumains que vous auraient fait subir des policiers pendant l’enquête pénale, elle n’a constaté aucune violation des dispositions ou règles internationales. Dans votre demande, vous estimez que les poursuites pénales dans les affaires nos 06725198 et 50207598 devraient être rouvertes eu égard à la déclaration unilatérale du gouvernement letton soumise par l’agente de ce gouvernement le 30 avril 2008 et dans laquelle il a reconnu que le traitement physique infligé à Viktors Jeronovičs par des policiers, ainsi que l’effectivité de l’enquête sur les allégations du requérant à cet égard, l’accès à l’assistance judiciaire et à des recours effectifs pour demander réparation du préjudice subi, la durée de la procédure pénale [dirigée contre le requérant], ainsi que le défaut de recours effectif ne répondaient pas aux exigences des articles 3, 5 § 5, 6 § 1, 13 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il convient de préciser que, selon l’article 655 § 2 de la loi sur la procédure pénale, la déclaration unilatérale susmentionnée du gouvernement letton n’est pas reconnue comme un élément nouveau et ne saurait donc passer pour un motif de réouverture des poursuites pénales dans les affaires nos 06725198 et 50207598. Eu égard aux considérations qui précèdent, je ne vois aucune raison d’annuler la décision [...] du 17 novembre 2010 concernant le refus de rouvrir les poursuites pénales à la lumière d’éléments nouveaux. (...) » II. LE DROIT ET LES DOCUMENTS INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS A. Le droit interne pertinent Les dispositions pertinentes de la loi sur la procédure pénale L’article 393, qui figure sous le Titre 7 régissant la procédure pénale antérieure au procès, prévoit la réouverture d’une procédure ou de poursuites pénales clôturées. Il se lit ainsi : « 1. Les personnes habilitées par la loi peuvent rouvrir une procédure ou des poursuites pénales clôturées qui avaient été dirigées contre un particulier en annulant la décision de mettre un terme aux procédures ou poursuites en question, s’il est établi que cette décision a été prise en l’absence de motifs légitimes, ou si sont mis au jour des éléments nouveaux qui n’étaient pas connus de la personne en charge de la procédure au moment où la décision a été prise et qui ont eu une influence notable sur la prise de cette décision. La phase antérieure au procès d’une procédure pénale ou des poursuites pénales peuvent être rouvertes sous réserve que les faits ne soient pas prescrits. » Les articles 655 à 657 font partie du Titre 13, qui porte sur l’examen de jugements et décisions judiciaires passés en force de chose jugée. L’article 655 expose les motifs pouvant justifier la réouverture d’une procédure pénale clôturée sur la base d’éléments nouveaux : « 1) Une procédure pénale ayant abouti à un jugement ou une décision judiciaire valable peut être rouverte sur la base d’éléments nouveaux. 2) Les circonstances suivantes sont admises comme des éléments nouveaux : le fait qu’un tribunal établisse par un jugement valable qu’un faux témoignage sciemment livré par une victime ou un témoin, des conclusions ou une traduction inexactes délibérément produites par un expert, des preuves matérielles, décisions, procès-verbaux d’enquête ou de procédures judiciaires, ou autres éléments falsifiés ont abouti au prononcé d’une décision de justice illégale ; le fait qu’un tribunal établisse par un jugement valable qu’un dol commis par un juge, un procureur ou un enquêteur a abouti au prononcé d’une décision de justice illégale ; d’autres éléments qui n’étaient pas connus du tribunal lorsqu’il a rendu sa décision, et qui, seuls ou combinés avec d’autres circonstances déjà établies, indiquent qu’une personne n’est pas coupable ou a commis une infraction pénale moins grave ou plus grave que celle pour laquelle elle a été condamnée, ou qui prouvent la culpabilité d’une personne qui a été acquittée ou à l’égard de laquelle les poursuites pénales ont été clôturées ; des constatations ou une interprétation de la Cour constitutionnelle concernant la non-conformité avec la Constitution de dispositions légales sur la base desquelles un jugement ou une décision est passé en force de chose jugée ; un constat d’une autorité judiciaire internationale selon lequel un jugement ou une décision rendu par une juridiction lettone et passé en force de chose jugée n’est pas conforme à des dispositions ou des règles internationales contraignantes pour la Lettonie. 3) si le prononcé d’un jugement est impossible en raison de l’expiration d’un délai de prescription, l’adoption d’une loi d’amnistie, d’une mesure de clémence ou du décès d’un accusé, l’existence d’éléments nouveaux évoqués au paragraphe 2, alinéa 1 et 2 du présent article, doit être établie dans le cadre d’une enquête, qui doit être menée conformément aux procédures prévues par le présent article. (...) ». D’après l’article 656 § 1, il n’est possible de statuer à nouveau sur une décision d’acquittement ou une décision de justice mettant un terme à une procédure pénale que pendant le délai de prescription pénale fixé par la loi sur la procédure pénale, et au plus tard dans l’année qui suit la date à laquelle les éléments nouveaux ont été établis. En vertu de l’article 657, le procureur a la faculté de rouvrir une procédure pénale sur la base d’éléments nouveaux. S’il refuse de le faire, il doit motiver son refus et informer le demandeur en conséquence en lui envoyant une copie de sa décision et en lui précisant qu’il peut la contester dans un délai de dix jours à compter de sa réception devant un procureur de rang supérieur dont la décision est insusceptible de recours. Les dispositions pertinentes de la loi sur le parquet (Prokuratūras likums) L’article 16 de cette loi est ainsi libellé : « 1) Après avoir reçu des informations relatives à une violation de la loi, le procureur doit effectuer une enquête conformément aux modalités définies par la loi, lorsque : i. les informations ont trait à un crime ; (...) 2) Le procureur a l’obligation de prendre les mesures nécessaires à la protection des droits et des intérêts légitimes des personnes et de l’État, lorsque : i) le procureur général ou un procureur en chef reconnaît la nécessité d’une telle enquête ; (...) ii) pareille obligation est prévue par d’autres lois (...) 3) De même, le procureur effectue une enquête lorsqu’il est saisi par une personne alléguant une violation de ses droits ou de ses intérêts légitimes, que cette allégation a déjà été examinée par une autorité publique compétente, qui a refusé de remédier à la violation alléguée ou n’a donné aucune réponse dans le délai fixé par la loi. (...) » L’article 17 décrit les pouvoirs du procureur dans le cadre de l’examen de demandes : « 1) Lorsqu’il examine une demande conformément à la loi, le procureur est habilité à : i. demander aux autorités administratives et obtenir d’elles des actes normatifs, des documents et d’autres informations (...), et entrer librement dans les locaux de ces autorités ; ii. enjoindre aux chefs et autres responsables d’institutions et d’organisations (...) d’effectuer des vérifications, des audits et des expertises, et de soumettre des avis, ainsi que de fournir l’aide de spécialistes dans le cadre des enquêtes menées par le procureur ; iii. convoquer une personne et l’inviter à s’expliquer sur la violation de la loi. (...) 2) Lorsqu’il constate une violation de la loi, et en fonction de la nature de cette violation, le procureur a l’obligation : (...) iii. de saisir le tribunal ; iv. d’ouvrir une enquête pénale ; ou v. de procéder à l’ouverture de poursuites administratives ou disciplinaires. » B. La Convention de Vienne sur le droit des traités (1969) L’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, entrée en vigueur le 27 janvier 1980, se lit ainsi : « Droit interne et respect des traités Une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité. Cette règle est sans préjudice de l’article 46. » C. Documents pertinents du Conseil de l’Europe La Recommandation no R(2000)2 du Comité des Ministres aux États membres sur le réexamen ou la réouverture de certaines affaires au niveau interne suite à des arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme se lit ainsi : « Le Comité des Ministres, en vertu de l’article 15.b du Statut du Conseil de l’Europe, Considérant que le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres ; Eu égard à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (ci-après « la Convention ») ; Notant que, sur la base de l’article 46 de la Convention, les Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour européenne des Droits de l’Homme (« la Cour ») dans les litiges auxquels elles sont parties et que le Comité des Ministres en surveille l’exécution ; Ayant à l’esprit que, dans certaines circonstances, l’engagement susmentionné peut impliquer l’adoption de mesures, autres que la satisfaction équitable accordée par la Cour conformément à l’article 41 de la Convention et / ou des mesures générales, afin que la partie lésée se retrouve, dans la mesure du possible, dans la situation où elle était avant la violation de la Convention (restitutio in integrum) ; Prenant note du fait qu’il appartient aux autorités compétentes de l’État défendeur de déterminer quelles mesures sont les plus appropriées pour réaliser la restitutio in integrum, en tenant compte des moyens disponibles dans le système juridique national ; Ayant toutefois à l’esprit que – ainsi que le montre la pratique du Comité des Ministres relative au contrôle de l’exécution des arrêts de la Cour – il y a des circonstances exceptionnelles dans lesquelles le réexamen d’une affaire ou la réouverture d’une procédure s’est avéré être le moyen le plus efficace, voire le seul, pour réaliser la restitutio in integrum ; I. Invite, à la lumière de ces considérations, les Parties contractantes à s’assurer qu’il existe au niveau interne des possibilités adéquates de réaliser, dans la mesure du possible, la restitutio in integrum ; II. Encourage notamment les Parties contractantes à examiner leurs systèmes juridiques nationaux en vue de s’assurer qu’il existe des possibilités appropriées pour le réexamen d’une affaire, y compris la réouverture d’une procédure, dans les cas où la Cour a constaté une violation de la Convention, en particulier lorsque : i) la partie lésée continue de souffrir des conséquences négatives très graves à la suite de la décision nationale, conséquences qui ne peuvent être compensées par la satisfaction équitable et qui ne peuvent être modifiées que par le réexamen ou la réouverture, et ii) il résulte de l’arrêt de la Cour que a) la décision interne attaquée est contraire sur le fond à la Convention, ou b) la violation constatée est causée par des erreurs ou défaillances de procédure d’une gravité telle qu’un doute sérieux est jeté sur le résultat de la procédure interne attaquée. » L’exposé des motifs de la Recommandation no R(2000)2 du Comité des Ministres contient notamment les observations suivantes : « (...) La pratique des organes de la Convention a démontré que c’est principalement dans le domaine du droit pénal que le réexamen des affaires, y compris la réouverture des procédures, a la plus grande importance. La recommandation n’est cependant pas limitée au droit pénal, mais vise toutes les catégories d’affaires, en particulier celles qui satisfont aux critères énumérés dans les sous-paragraphes (i) et (ii). Le but de ces critères additionnels est d’identifier les situations exceptionnelles dans lesquelles l’objectif de garantir les droits de l’individu et la mise en œuvre effective des arrêts de la Cour l’emporte sur les principes qui sous-tendent la doctrine de la res judicata, en particulier celui de la sécurité juridique, nonobstant l’importance indéniable de ces principes. Le sous- paragraphe (i) vise à couvrir la situation dans laquelle la partie lésée continue à endurer des conséquences négatives très graves, qui ne peuvent être réparées par la satisfaction équitable, à la suite de procédures nationales. Tel est le cas en particulier des personnes qui ont été condamnées à de très longues peines de prison et qui sont toujours en prison lorsque les organes de la Convention examinent leurs affaires. (...) (...) Comme illustration des situations visées sous le point (b), on peut mentionner le cas où la partie lésée n’a pas eu le temps ou les facilités pour préparer sa défense dans des procédures pénales, ou bien le cas où la condamnation se fonde sur des déclarations extorquées sous la torture (...) ».
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants, dont les noms figurent en annexe, sont de confession alévie. A. La genèse de l’affaire Le 22 juin 2005, les requérants présentèrent chacun au Premier ministre une pétition, dont les parties pertinentes sont ainsi libellées : « 1. (...) Je suis un citoyen de la République de Turquie adhérant à la confession alévie-islam (alévie, bektâchî, mevlevi-nusayrî). La confession alévie est une interprétation et une pratique soufies et rationnelles de l’islam fondées sur l’unité d’Allah, la prophétie de Mahomet et le Coran en tant que parole d’Allah (...) La liberté de conscience et de religion est reconnue par les articles 2, 5, 10, 12, 17 et 24 de la Constitution, ainsi que par les articles 9 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et par l’article 2 du Protocole additionnel, lesquels priment le droit interne en vertu de l’article 90 de la Constitution (...) L’État est tenu de prendre les mesures nécessaires pour garantir l’exercice effectif du droit à la liberté de conscience et de religion. Il doit s’acquitter de cette obligation en assurant à tous l’exercice effectif de ces libertés sur un pied d’égalité. Dans l’ordre constitutionnel, cette obligation est considérée comme un service public et cette conception est gravée dans la Constitution. Aux termes de l’article 136 de la Constitution, « [l]a Direction des affaires religieuses [« la DAR »], qui relève de l’administration générale, remplit les fonctions qui lui sont confiées en vertu de la loi spécifique qui la régit », conformément au principe de laïcité, en se tenant à l’écart de toute opinion ou idée politique, et en cherchant à réaliser la solidarité et l’union nationales. La DAR a été créée à ces fins. L’article premier de la loi sur la création et les fonctions de la DAR (...) dispose que « la DAR, rattachée au Premier ministre, est chargée de traiter les affaires relevant du domaine des croyances, du culte et de la morale de l’islam et d’administrer les lieux de culte ». Il ressort de la loi précitée que la DAR est compétente pour tout ce qui concerne l’islam en tant que religion et est également chargée d’administrer les lieux de culte. Dans la pratique, la DAR se cantonne aux affaires relevant d’une seule école théologique [mezhep] de l’islam et ignore toutes les autres confessions, y compris la nôtre, à savoir la confession alévie. Alors que la Constitution et les dispositions supranationales font obligation à l’État de prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir le plein exercice du droit à la liberté de conscience et de religion, les droits des alévis sont méconnus, leurs lieux de culte, les cemevis, ne sont pas reconnus comme tels, de nombreux obstacles en empêchent la construction, aucun budget n’est prévu pour leur fonctionnement, et l’exercice des droits et libertés est laissé au bon vouloir des fonctionnaires. À ce jour, toutes les revendications des alévis concernant l’exercice de leur culte ont été rejetées en raison de la partialité, éloignée des réalités scientifiques et historiques et axée sur une seule école théologique, dont fait preuve la DAR. Or, comme l’a souligné la Cour européenne des droits de l’homme, « le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État, tel que défini dans sa jurisprudence, est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation par l’État de la légitimité des croyances religieuses. » (...) (...) À la lumière de ce qui précède, nous demandons a) que les services attachés à l’exercice du culte des alévis constituent un service public, b) que les lieux de culte (cemevis) des alévis se voient conférer le statut de lieux de culte, c) que les ministres du culte alévis soient recrutés comme fonctionnaires, d) que des crédits spéciaux soient affectés dans le budget à l’exercice du culte alévi, (...) » Par une lettre du 19 août 2005, le service chargé des relations publiques auprès du Premier ministre répondit aux requérants qu’il était impossible de donner une suite favorable à leurs demandes. Les parties pertinentes de cette lettre sont ainsi libellées : « 1. (...) Les services assurés par la DAR conformément à la législation en vigueur sont offerts à tous et ont un caractère général et supraconfessionnel. Chacun a le droit de bénéficier de ce service religieux général sur un pied d’égalité. Eu égard à [la législation actuelle] et à la jurisprudence des tribunaux, il est impossible d’accorder le statut de lieu de culte aux cemevis. Toute personne a le droit d’être recrutée comme fonctionnaire, conformément aux dispositions de la législation pertinente. À cet égard, aucun groupe de personnes ne peut se voir accorder un privilège sur le fondement de sa confession ou de ses convictions et être recruté sur le fondement d’un tel critère. La mission assurée par la DAR revêtant un caractère de service public, le recrutement de son personnel se fait sur la base de la nationalité et selon des critères objectifs. Il est impossible d’affecter des crédits budgétaires à des services non institués par la Constitution ou par les lois. » À la suite de cette lettre, 1 919 personnes, dont les requérants, introduisirent devant le tribunal administratif d’Ankara (« le tribunal administratif ») un recours en annulation de ce refus. Les parties pertinentes de leur mémoire introductif sont ainsi libellées : « (...) On estime qu’il y a actuellement dans notre pays entre 20 et 25 millions de citoyens de confession alévie (alévie, bektâchî, mevlevi-nusayrî). Jusque dans les années 1950, la quasi-totalité des citoyens alévis vivaient dans les zones rurales. Par la suite, ils ont commencé à migrer vers les villes, où ils se sont mis à pratiquer leur croyance. En ce qui concerne plus particulièrement les cemevis, jusqu’à la migration urbaine, les alévis, qui vivaient de manière recluse, pratiquaient leur rite dans la plus grande habitation de leur village (...) La migration massive a rendu impossible la pratique rituelle dans les habitations (...) Par ailleurs, les cemevis qui existaient dans les grandes villes, par exemple ceux d’Istanbul, ne répondaient plus aux besoins croissants de la communauté. Les cemevis actuels construits avant la conquête d’Istanbul, tels que Karacaahmet Sultan Dergahı, Şahkulu Sultan Dergahı, ne suffisaient plus à répondre à la demande croissante de la communauté alévie. (...) [L]es citoyens de confession alévie ont acquis des terrains de leurs propres deniers pour y bâtir des cemevis. Toutefois, ces lieux de culte ont suscité de nombreux comportements arbitraires. Alors que certaines municipalités avaient prévu dans leurs plans d’urbanisme des espaces pour la construction de cemevis, nombre d’entre elles ont rejeté les demandes de permis de construire, la DAR persistant à considérer que les cemevis ne pouvaient être tenus pour des lieux de culte. Cette attitude est celle non seulement des municipalités mais aussi de l’administration dans son ensemble. En raison de cette attitude arbitraire de l’administration, qui ne repose sur aucune réalité historique, les cemevis ne sont pas reconnus comme lieux de culte en République de Turquie. Par conséquent, ils ne peuvent bénéficier d’aucun des avantages attachés à ce statut (...) Les citoyens qui ont construit leurs cemevis rémunèrent également les ministres alévis qu’ils ont engagés pour servir dans ces lieux de culte. Ces ministres, adeptes d’une interprétation soufie de l’islam, se forment et enseignent cette confession par leurs propres moyens. Comme tous les autres ministres, ils jouent un rôle primordial dans le progrès moral et social de la société. Or l’administration ne contribue en rien à leur formation (...) Il ressort du bref exposé ci-dessus que l’administration ne fait presque aucun cas des citoyens alévis : leurs lieux de culte, les cemevis, sont considérés comme des centres culturels, ce qui les prive par conséquent du statut de lieu de culte et des avantages y attachés. De même, le semah, qui constitue l’un des fondements des cérémonies religieuses alévies, est réduit à un spectacle folklorique. Ainsi, en déterminant la manière dont les citoyens doivent pratiquer leur religion, quels lieux sont considérés comme lieux de culte et la nature même de la confession (croyance ou culture), l’administration enfreint manifestement le droit à la liberté de conscience et de religion. Par ailleurs, le ministère de l’Éducation nationale continue de méconnaître la confession alévie et de proposer un enseignement religieux fondé sur une certaine doctrine théologique de l’islam. En agissant de la sorte, il trouble la paix sociale et favorise la discrimination dès le plus jeune âge. En conclusion, aucun service n’est fourni aux citoyens de confession alévie, bektâchî, mevlevi-nusayrî, ce qui constitue une faute grave (...) (...) D’après la Constitution et la législation pertinente, la DAR remplit les fonctions qui lui sont confiées en vertu de la loi spécifique qui la régit, a) conformément au principe de laïcité, b) en se tenant à l’écart de toute opinion ou idée politique, et c) en cherchant à réaliser la solidarité et l’union nationales. À cet égard, si l’on tient compte de la loi no 633 sur la création et les fonctions de la DAR, on peut conclure que cet organe a été institué non seulement pour les besoins de la religion musulmane, la religion majoritaire, mais également pour ceux de toutes les religions. Or le présent recours vise à contester les pratiques de l’administration, dont la DAR relève, relativement à la religion musulmane. (...) Le principe de l’égalité implique qu’aucune distinction ne soit opérée entre usagers en ce qui concerne tant l’accès au service public que le bénéfice du service lui-même. S’agissant d’un service public, l’égalité s’impose dans tous les domaines (...) Sinon, il y aurait un privilège et non un service public (...) En vertu de l’article premier de la loi no 633, la DAR est chargée a) de traiter les affaires relevant du domaine des croyances, du culte et de la morale de l’islam, b) d’éclairer la société dans le domaine de la religion, et c) d’administrer les lieux de culte. Il convient à cet égard de préciser que le législateur vise non pas une branche, une doctrine théologique ou un courant de l’islam, mais la religion musulmane dans son ensemble. Il en découle que la DAR est chargée d’assurer un service public à l’ensemble des citoyens adeptes de l’islam. (...) À présent, il convient d’évoquer la réalité des pratiques de la DAR (...) Celle-ci emploie environ 113 000 personnes, administre quelque 100 000 mosquées et masdjids [salle de prière] et dispose de plusieurs milliards de livres turques tirés du budget général pour remplir les fonctions qui lui sont confiées. Dans l’accomplissement de ses fonctions, la DAR, alors que ses attributions englobent la religion musulmane, se cantonne aux demandes des écoles sunnites de l’islam, en particulier de l’école hanafite, et ignore tous les autres courants et branches de l’islam. Le budget général est en majeure partie alimenté par les recettes tirées des impôts payés par l’ensemble des citoyens. Aucune distinction fondée sur la religion ou sur l’appartenance à un courant religieux n’est faite dans le recouvrement de l’impôt ; celui-ci est au contraire fondé sur la nationalité. Or la DAR, qui perçoit des milliards de livres turques du budget général, offre un service public aux seuls adeptes d’une école théologique (...) Il est tout à fait normal qu’une religion connaisse en son sein plusieurs doctrines théologiques, courants, croyances (...) » Se référant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, les requérants soutenaient en outre, s’opposant à la DAR qui définissait la confession alévie comme une richesse culturelle et considérait la mosquée comme l’unique lieu du culte des musulmans, que les cemevis étaient des lieux de culte où se déroulaient les cems, c’està-dire les cérémonies religieuses alévies. Ils estimaient que ce n’était pas à la DAR de décider si les cems étaient ou non des cérémonies religieuses. Se fondant sur des exemples tirés des discours du président de la DAR, il appartenait selon eux aux seules personnes de confession alévie et non à un organe de l’État de définir ce qu’il convenait de considérer comme une cérémonie religieuse. À une date non précisée, le service juridique auprès du Premier ministre présenta son mémoire en réponse. Il y contestait tout d’abord la qualité des requérants pour agir, soutenant que ceux-ci ne pouvaient pas ester en justice au nom de l’ensemble des alévis. À cet égard, il soulignait notamment que, selon certaines sources, le nombre des alévis en Turquie variait de quatre à cinq millions et de vingt à vingt-cinq millions et qu’il n’existait d’uniformité ni dans la définition de la confession ni dans les revendications de ses adeptes. Sur le fond, le service juridique contestait ensuite les thèses de la partie demanderesse. Les passages pertinents de ce mémoire étaient ainsi libellés : « La loi no 677 (...) interdit le port de certains titres religieux, notamment cheikh, dedelik [ministre du culte alévi], dervichlik, ainsi que les pratiques attachées à ces titres et l’affectation d’un lieu à des cérémonies propres à des ordres soufis [tarikat ayini]. L’inobservation de ces interdictions est punie de peines d’emprisonnement et d’amende. Par ailleurs, la même loi ordonne la fermeture des tekke et zaviye et leur conversion en mosquées ou masdjids (...) La direction remplit ses fonctions conformément aux articles 10, 136 et 174 de la Constitution et aux lois nos 633 et 677. Dans l’accomplissement de ses fonctions, elle englobe toutes les croyances de l’islam, ainsi que ses cultes, ses bases morales et toutes les personnes sur un pied d’égalité. Par conséquent, il est incorrect de prétendre que la direction, qui remplit ses fonctions de manière supraconfessionnelle, se limite à la branche sunnite de l’islam (...). Offrir un service à des ordres soufis [tarikat] interdits serait impossible, et également contraire au principe de laïcité et à la solidarité nationale. L’article 3 du règlement portant application de la loi sur la réglementation du port de certains vêtements définit le lieu de culte comme suit : « Les lieux de culte [mabedler] sont des lieux clos affectés à la pratique du culte de chaque religion et créés conformément à la procédure » (...) Il ressort de ce qui précède qu’un endroit ne peut être considéré comme un lieu de culte que s’il est affecté à une religion. À cet égard, l’église, la synagogue et la mosquée ou masdjid sont respectivement les lieux de culte des religions chrétienne, juive et musulmane. Il est évident que toute personne a le droit de pratiquer son culte en privé à son domicile ou ailleurs. Dès lors, aucune interdiction ni aucun obstacle n’empêchent les citoyens alévis de faire leurs prières, le zikir et le semah dans les cemevis. Toutefois, la création, en plus des mosquées et masdjids, de lieux de culte destinés aux adeptes d’interprétations ou de courants de l’islam n’est pas conforme à la religion. En outre, une demande tendant à l’attribution d’un lieu de culte, de personnel religieux et d’un budget en fonction de l’adhésion à une opinion ou à une interprétation de la religion musulmane ou de l’adhésion à une doctrine théologique créerait inévitablement un problème insoluble et un chaos au sein de la religion (...) Par ailleurs, lorsqu’on regarde l’histoire, on peut constater que le namaz [les cinq prières obligatoires] n’est jamais pratiqué en communauté dans les tekke, dergah et zaviye [couvents des derviches] mais qu’il l’est au contraire dans les mosquées ou masdjids toujours situés à côté de ces lieux (...) Comme il est précisé dans le mémoire introductif, la confession alévie [Alevilik] (...) est une interprétation et une pratique de l’islam. La confession alévie et bektâchî est une interprétation soufie comportant superficiellement des éléments liés aux croyances de douze imams et des éléments mystiques [batini]. Par le passé, elle était pratiquée dans les dergah en ville. Étant donné qu’il n’existait pas de dergah dans les villages, c’était la maison la plus appropriée qui était choisie. De nos jours, des endroits tels que Şahkulu Sultan et Karacaahmet Sultan sont des dergah des bektâchî, c’est-à-dire des tekke (...) Reconnaître les cemevis comme lieux de culte serait contraire à la loi no 677 (...) Par ailleurs, une telle évolution entraînerait la légalisation d’autres ordres soufis et nombre d’entre eux qui sont interdits (nakchibendilik, kadiri, rufai, cerahi, etc.) demanderaient un statut légal (...) Cela favoriserait l’apparition de plusieurs groupes sectaires autour d’un cheikh (...) » Le 4 juillet 2007, le tribunal administratif rejeta les exceptions préliminaires de l’administration et procéda à l’examen au fond de la demande. Il débouta les requérants au motif que le refus de l’administration défenderesse était conforme à la législation en vigueur. Dans ses considérants, se référant aux articles 2, 90, 136, 174 de la Constitution et aux lois nos 633 et 677, ainsi qu’aux textes internationaux relatifs à la liberté de religion et à l’interdiction de discrimination et à l’arrêt Hasan et Eylem Zengin c. Turquie (no 1448/04, 9 octobre 2007), le tribunal administratif rappela tout d’abord que la confession alévie atteignait un certain degré de force, de sérieux et de cohérence et bénéficiait, en tant qu’interprétation de l’islam, de la protection de l’article 9 de la Convention. Il estima ensuite que l’objet de la demande ne portait pas uniquement sur l’obligation négative de non-ingérence de l’État et que les requérants réclamaient en outre des privilèges accordés, selon eux, à la branche sunnite de l’islam (attribution d’un budget, statut de fonctionnaire pour les ministres du culte alévis, reconnaissance des cemevis comme lieux de culte). Il souligna l’importance du principe de neutralité dans le service public. Il ne jugea toutefois pas établi que tous les alévis appuyaient les demandes présentées par les requérants. En outre, pour lui, la prestation d’un service public à toutes les interprétations de l’islam ne pouvait guère se concilier avec le principe de laïcité. Par ailleurs, le tribunal administratif estima que l’affectation à la DAR de crédits tirés du budget général n’était pas contraire à la loi dans la mesure où il ne serait pas réaliste de faire dépendre le paiement des impôts généraux aux convictions ou croyances de chacun. À ce sujet, il souligna que la Cour européenne des droits de l’homme n’avait pas jugé contraire à la Convention l’attribution d’un budget aux activités séculières d’une église (tenue de registres de décès, de mariage, etc.) et la levée d’un impôt général sans préciser l’affectation des recettes. Les parties pertinentes de son jugement étaient ainsi libellées : « (...) Il ressort de l’examen du dossier que, dans l’instance introduite ici, le tribunal est prié d’annuler le rejet par le Premier ministre de la demande faite par voie de pétition en date du 22 juin 2005, tendant à offrir aux citoyens alévis des services religieux sous la forme de services publics ; à conférer le statut de lieu de culte aux cemevis, les lieux où les citoyens de confession alévie pratiquent leur culte ; à employer en nombre suffisant, en tant que membres de la fonction publique, des individus compétents et reconnus comme tels par les alévis pour les besoins de l’exercice du culte requis par leur croyance ; à prévoir dans le budget général les subventions nécessaires au paiement des services appelés à être fournis en la matière ; à prévoir lesdites subventions dans la loi de finances, en faisant le nécessaire en la matière ; et à faire tout le nécessaire pour donner une suite favorable aux demandes exposées dans ladite pétition. L’analyse du litige sous l’angle des dispositions pertinentes du droit interne permet de constater qu’une partie du budget général est affectée à la Direction des affaires religieuses constituée conformément à la loi no 633 ; que ladite Direction ne crée pas mais administre les mosquées (...) reconnues comme lieux de culte ; que le personnel d’encadrement qui leur est affecté sont des ministres désignés et salariés en qualité d’agents de la fonction publique qui administrent les services religieux relatifs aux croyances, au culte et à la morale propres à la religion musulmane ; et que l’application des interdictions introduites par la loi no 677 est garantie par la Constitution. Dès lors, il ressort de l’interprétation des dispositions de la loi no 633 et de l’article 128 de la Constitution qu’il n’est pas possible de reconnaître comme lieu de culte un lieu autre qu’une mosquée (...), d’employer des membres de la fonction publique pour les besoins de l’exercice du culte requis par la croyance alévie, voire de prévoir dans la loi de finances une subvention pour les services appelés à être fournis sur ce point, ce qui serait contraire aux dispositions légales régissant la fonction publique, et d’après les seules dispositions légales de droit interne en vigueur il n’est par conséquent pas possible d’accueillir les demandes faites à ce sujet sans revoir la législation. Toutefois, aux termes des dispositions de l’article 90 de la Constitution, la question doit également être examinée juridiquement au regard des dispositions des conventions internationales acceptées par la République de Turquie (...) [Est cité l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies.] En principe, la liberté de religion et de croyance – laquelle peut se définir par l’adhésion à une religion ou à une croyance (intérieurement) et par la pratique à l’endroit de son choix (extérieurement) des préceptes de cette religion ou croyance, seul ou collectivement, pourvu qu’il n’y ait pas d’atteinte à l’ordre public – est régie par les articles 10, 14 et 24 susmentionnés de la Constitution de la République de Turquie (...), qui doivent être interprétés en harmonie avec les dispositions des traités internationaux. Dès lors, il convient d’examiner dans quelle mesure les lois nos 633 et 677 en vigueur en Turquie et les pratiques existantes en matière de liberté de religion et de croyance sur les points du litige peuvent passer pour conformes aux arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme conformément à l’article 9 dans les affaires analogues. (...) En l’espèce, il [est communément admis] que la confession alévie [bénéficie de la protection accordée] par l’article 9. Au regard notamment des pratiques en vigueur en Turquie, il n’y a aucun doute à ce sujet (Hasan et Eylem Zengin). D’autre part, bien que la Cour européenne des droits de l’homme considère que l’existence d’un système d’Église d’État n’est pas en soi contraire à la Convention, qu’elle n’exige pas que l’État traite de la même manière, de façon absolue, les différentes religions et croyances, et qu’elle ne critique pas le fait que l’État ait une religion officielle (Kokkinakis c. Grèce, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, série A no 260A), elle voit néanmoins une violation de la Convention dans l’adhésion obligatoire à une telle Église (Darby c. Suède, 23 octobre 1990, série A no 187). Le Tribunal est d’avis que lorsque les critiques ou les attaques visant une religion ou une conviction atteignent un degré susceptible de mettre en danger l’exercice de la liberté de religion et de croyance (...), l’indifférence des pouvoirs publics en la matière engage la responsabilité de l’État, et que lorsque ces mêmes pouvoirs publics restreignent la liberté de manifester sa religion ou sa croyance dans la sphère publique, il convient d’examiner cette restriction à la lumière des critères suivants : l’existence d’une ingérence ; la légalité ; le but légitime poursuivi ; et la nécessité, dans une société démocratique, de cette mesure. Aucune disposition de la Constitution n’établit une religion d’État. Par ailleurs, en la présente affaire, aucun cas concret n’a été présenté donnant à penser que les alévis rencontreraient des obstacles dans l’exercice de leur droit à la liberté de manifester leur religion, ni qu’ils seraient soumis à des pressions visant à leur faire adopter une autre forme de croyance. Quant à la question de la participation des contribuables au financement d’activités religieuses d’une Église dont ils ne sont pas membres, la Cour européenne des droits de l’homme voit une violation de l’article 9 dans la perception d’un impôt bénéficiant directement à une Église dont les contribuables ne sont pas membres, mais pas lorsque ledit impôt finance des activités laïques (telles que la tenue de registres de décès, de mariage, etc.) de l’Église (Kustannus Oy Vapaa Ajattelija AB et autres c. Finlande, no 20471/92, décision de la Commission du 15 avril 1996, Décisions et rapports 85-B, p. 29) ou qu’il est collecté à titre général sans que l’on sache clairement à quelles dépenses seront affectées les recettes. En outre, une partie des recettes des impôts collectés à titre général auprès des citoyens en République de Turquie est affectée à la Direction des affaires religieuses ; dès lors, non seulement il ne saurait être question de contradiction ou d’incohérence par rapport aux arrêts de la Cour, mais s’il fallait donner gain de cause aux demandeurs, des individus opposés à l’armement, à la guerre, à l’énergie nucléaire ou à la technologie du fait de leurs croyances ne pourraient être assujettis individuellement à l’impôt, car il ne serait alors pas possible d’établir auprès de qui l’impôt doit être collecté et il ne serait plus possible d’assurer l’ordre public. Sur le moyen tiré de ce que les fonctionnaires préposés aux questions religieuses employés par l’État ne sont pas les mêmes individus que les ministres du culte que d’autres communautés de croyance ont elles-mêmes choisis, la Cour européenne des droits de l’homme a dit que, fondamentalement, l’État est garant de la liberté de manifester une religion ou une croyance ; que dans une semblable situation, il convient, dans des démocraties pluralistes, eu égard aux tensions susceptibles de voir le jour, que l’État promeuve la tolérance entre les parties, qu’il ne soumette pas les différents groupes à des pressions, et qu’il n’entrave pas leurs droits et libertés (Serif c. Grèce, no 38178/97, CEDH 1999IX, Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, CEDH 2000XI, Kokkinakis). Ainsi qu’il ressort des dispositions des traités internationaux susmentionnés et des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, fondamentalement et idéalement, l’État a en matière de liberté de religion et de croyance une obligation négative, à savoir celle de ne pas entraver, dans la mesure du possible, lesdites libertés. En d’autres termes, l’idéal est un système dans lequel l’État est neutre. En ce sens, rechercher l’égalité comme objectif consiste non pas à supprimer les différences mais à empêcher la reconnaissance de privilèges à certains groupes. Or, dans le présent litige, les requérants réclament un certain nombre de discriminations positives au nom de la communauté alévie en faisant valoir que, bien que de confession musulmane, les alévis interprètent et pratiquent l’islam d’une façon différente, et prient la Direction des affaires religieuses qu’elle leur reconnaisse, à eux aussi, les privilèges reconnus, selon eux, aux musulmans sunnites. Il ne fait aucun doute que l’alévisme est une croyance sérieuse et cohérente, qu’il est une interprétation de l’islam, et qu’un large public s’en réclame. Cependant, au regard également des principes généraux énoncés dans la Déclaration sur l’élimination de toutes formes d’intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la conviction, s’il est vrai qu’il existe effectivement des divergences entre alévis aussi quant aux formes de croyance et de pratique ainsi qu’à la façon dont ils se définissent eux-mêmes, et s’il est vrai que les requérants le reconnaissent également, aucun élément concret ne vient par ailleurs établir que tous les alévis se reconnaissent dans les demandes présentées en l’espèce. Dès lors, du point de vue de la liberté de croyance, il nous apparaît une fois encore que l’idéal est un État neutre qui s’engage à protéger les individus d’une participation forcée, contre leur gré, aux activités religieuses d’un groupe religieux auquel ils n’appartiennent pas. À la lumière de toutes ces explications, l’analyse des faits au regard des principes constitutionnels de la République de Turquie permet de conclure : – qu’en matière de liberté de religion et de croyance, sur le plan normatif, les articles 10, 14, 15 et 24 de la Constitution ont été arrêtés en harmonie avec les dispositions des traités internationaux pertinents puisqu’aucune disposition de la Constitution de la République de Turquie n’établit de religion d’État ; – qu’une partie des recettes du budget général est affectée à la Direction des affaires religieuses, laquelle relève de l’administration générale ; – qu’il est notoire que la Direction des affaires religieuses remplit sa mission d’administration des questions en matière de croyances, de culte et de morale propres à la religion musulmane en se fondant sur l’identité commune à tous les musulmans et, conformément à la Constitution et au principe de laïcité, en se tenant à l’écart de toute opinion ou idée politique et en se fixant pour but la solidarité et l’union nationales ; et – que, s’agissant des pratiques litigieuses de l’État, la Cour européenne des droits de l’homme a, dans ses arrêts, considéré qu’elles n’étaient pas contraires à l’état de la législation susmentionnée, laquelle n’outrepasse pas les limites de l’article 9. Par ailleurs, si l’État devait répondre, sous la forme d’un service public correspondant, à toutes les attentes et demandes, par exemple en reconnaissant des lieux de culte aux groupes se réclamant des formes de croyance attachées aux diverses écoles juridiques de l’islam [mezheb], aux divers ordres soufis [tarikat], aux diverses conceptions et interprétations de l’islam apparues au cours de l’histoire, en accordant le statut d’agent de la fonction publique aux ministres de ces groupes en leur allouant une partie du budget et en les faisant relever d’un organisme public, cela risquerait alors non seulement de donner matière à des débats portant sur la mesure dans laquelle l’action publique et le pouvoir d’appréciation exercés par la Direction des affaires religieuses dans son action touchant la sphère publique satisfont spirituellement les différents groupes de croyants, mais aussi de bafouer le principe de laïcité de l’État en rompant l’équilibre à instaurer entre la norme religieuse et la norme législative, ainsi que d’exacerber différentes formes de croyances, ce qui pourrait en fin de compte se solder par des restrictions aux libertés de religion et de croyance, et donc aussi par un résultat contraire aux objectifs poursuivis par les requérants lorsqu’ils ont introduit leur instance, qui reposait justement sur leur différence. Dans ces conditions, l’acte administratif portant rejet des demandes objet de l’instance (...) ne peut passer pour contraire aux dispositions légales. » Les requérants formèrent un pourvoi contre le jugement de première instance. Ils y soutenaient que la prestation d’un service public aux seuls musulmans adhérant aux doctrines théologiques sunnites n’était pas compatible avec les principes constitutionnels de laïcité et de neutralité du service public. Ils rejetaient toute idée voulant qu’ils demandassent à l’État de leur octroyer des privilèges positifs, arguant que le fondement de leur demande était le principe de l’égalité. Ils ajoutaient que l’État turc ne pouvait être considéré comme neutre vis-à-vis des religions, car il prenait selon eux des mesures qui privilégiaient l’une des interprétations de la religion au détriment des autres. Ils estimaient que les tribunaux n’avaient pas le droit de statuer sur la légitimité d’une croyance ou sur ses pratiques. Ils versèrent au dossier des rapports d’experts à l’appui de leur thèse. Par un arrêt du 2 février 2010, signifié aux requérants le 24 mars 2010, le Conseil d’État rejeta ce pourvoi et confirma le jugement de première instance, le jugeant conforme à la procédure et aux lois. B. Contexte juridico-historique de la création d’un service public religieux La direction des affaires religieuses (« la DAR ») Bien que la Turquie soit un « État laïc » aux termes de l’article 2 de la Constitution de 1982, le culte musulman, tel que pratiqué par la majorité des citoyens, bénéficie d’un statut spécial pour des raisons historiques. En Turquie, après la proclamation de la République le 29 octobre 1923, la séparation des sphères publique et religieuse fut établie à la suite de plusieurs réformes révolutionnaires : l’abolition, le 3 mars 1924, du califat, institution suprême des musulmans ; la suppression, le 10 avril 1928, de la disposition constitutionnelle faisant de l’islam la religion d’État ; enfin, la révision constitutionnelle du 5 février 1937, par laquelle le principe de laïcité acquit valeur constitutionnelle (article 2 de la Constitution de 1924 –telle que modifiée en 1937 – et article 2 des Constitutions de 1961 et 1982). Par ailleurs, l’article 24 de la Constitution de 1982 garantit le droit à la liberté de religion et de conscience. À la suite de l’abolition du califat, la loi sur l’unification de l’éducation (Tevhidi Tedrisat) fut adoptée, ce qui mena à la suppression des établissements d’enseignement traditionnels à vocation religieuse. Parallèlement, le ministère de la Charia et des Fondations pieuses (Şeriye ve Evkaf Vekâleti) et tous les tribunaux religieux furent supprimés et la présidence des affaires religieuses (Diyanet İşleri Reisliği) ainsi qu’elle était nommée à l’époque, fut fondée par la loi no 429 du 3 mars 1924. D’après l’article premier de cette loi, cet organe, chargé de la mise en œuvre de « toutes les dispositions cultuelles concernant la foi et la pratique de la religion de l’islam et l’administration des institutions religieuses », était placé sous l’autorité du Premier ministre. La loi énonçait que cet organe n’avait pas compétence en matière d’éducation religieuse, laquelle était transférée au ministère de l’Éducation. En 1950, l’administration des mosquées et des salles de prière, qui avait initialement été transférée au sein de la direction des Fondations pieuses en 1931, fut confiée à la présidence des affaires religieuses. La loi no 633 – publiée au Journal officiel le 2 juillet 1965 – sur la création et les fonctions de la DAR fut adoptée le 22 juin 1965 (paragraphe 46 ci-dessous). Par ailleurs, l’article 36 de la loi no 657 du 20 juillet 1965 sur la fonction publique instaura la catégorie des fonctionnaires chargés du domaine religieux. Cette catégorie comprend tous les fonctionnaires ayant reçu une formation religieuse et investis de fonctions religieuses, à savoir les müezzin (ceux qui appellent à la prière depuis le haut du minaret), imam-hatip ou vaiz (prêcheur) et mufti (jurisconsulte interprète de la loi musulmane et du droit coranique). Dans son arrêt du 21 octobre 1971 (E. 1970/53, K. 1971/76), publié au Journal officiel le 15 juin 1972, la Cour constitutionnelle jugea la création de la catégorie des fonctionnaires chargés du domaine religieux compatible avec le principe constitutionnel de laïcité. Dans ses considérants, elle définit la laïcité par la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, l’un ne pouvant empiéter sur l’autre. Elle releva que l’existence d’un clergé et d’un service religieux dans la religion catholique et l’acceptation par les catholiques du Pape comme chef spirituel avaient joué un rôle important dans cette conception de la laïcité. Elle constata cependant que, dans la religion musulmane, il n’existait pas de clergé et que le personnel en charge des lieux de culte n’avait pas de pouvoir spirituel. Elle en conclut que, les deux religions étant différentes, leur personnel religieux ne pouvait avoir le même statut. À cet égard, elle indiqua que ce n’était que dans les pays de religion chrétienne qu’une séparation entre le personnel religieux et l’État était envisageable. Pour elle, le principe de la laïcité tendait au progrès de la nation turque et ne permettait pas la création de courants religieux poursuivant des desseins incompatibles avec ce but. Par conséquent, en dépit du caractère « laïc » de l’État turc, le « service cultuel islamique » est considéré comme un « service public ». En vertu de l’article 136 de la Constitution, la DAR – chargée de ce service public – relève de l’administration générale et est donc dotée de la puissance publique, bien qu’elle ne dispose pas d’un statut de personne morale de droit public. Selon les statistiques diffusées par la DAR, en 2013 (www.diyanet.gov.tr/tr/kategori/istatistikler/136), – le nombre de fonctionnaires affectés à la DAR s’élevait à 121 845 ; – le nombre de mosquées s’élevait à 85 412 ; et – le nombre des écoles coraniques (Kuran kursu) administrées par la DAR s’élevait à 13 021. En Turquie, il n’existe pas d’impôt cultuel. Depuis sa création, les crédits affectés à la DAR sont toujours prélevés sur les recettes du budget de l’État. À cet égard, il ressort des documents soumis par les parties qu’en 2013, le montant de ces crédits s’élevait à 4 604 649 000 livres turques (TRY), soit 1 960 000 000 d’euros (EUR) environ, selon le taux de change de l’époque. En 2014, ce budget s’élevait à 5 552 000 000 TRY, soit 1 933 670 000 EUR environ. Pour l’année 2015, un budget de 5 743 000 000 TRY, soit 2 036 524 800 EUR, était prévu. Par ailleurs, dans leurs observations, les requérants ont fourni des informations sur le budget affecté à la DAR pour la période allant de 1996 à 2015, qui s’élevait selon eux à 37 275 900 000 TRY au total. Ils expliquent que, selon le taux de change pertinent, cette somme correspond à 16 milliards de dollars des États-Unis. En outre, selon les données fournies par le Gouvernement, 95% du budget de la DAR est affecté aux rémunérations du personnel. Le Gouvernement précise également que les mosquées et mosquées de quartier sont construites à l’initiative et par la volonté de citoyens bénévoles. Enfin, il ajoute qu’en vertu de l’article 6 § 3 de la loi no 6446, les frais d’éclairage des lieux de culte sont pris en charge par la DAR et que, à cet égard, en 2014, une somme de 38 529 463 TRY a été affectée dans le budget de la DAR au paiement des factures d’électricité des mosquées, des mosquées de quartier, des églises et des synagogues. Il explique également qu’aucun crédit budgétaire n’est affecté aux lieux de pratique soufie, tels que les cemevis, les maisons de mevlevi (mevlevihane) ou quadiri (kadirihane). En Turquie, la DAR, en tant qu’administration chargée des affaires du culte musulman en Turquie, dispose d’une sorte de monopole en la matière. À cet égard, le service religieux relatif à ce culte est considéré comme relevant du régime juridique du service public. Ce statut spécifique s’explique, selon le Gouvernement, par l’inexistence dans la religion musulmane d’une autorité religieuse absolue ou d’une organisation religieuse comparable au statut de l’Église dans la religion chrétienne, ou d’un clergé ou d’autres groupes privilégiés. Il ressort des articles fournis par les requérants et rédigés par des spécialistes en droit administratif qu’alors que le régime juridique du service public est axé sur le principe de neutralité, lequel est une composante de la notion plus large de la laïcité de l’État, l’attitude de la DAR vis-à-vis des autres branches de la religion musulmane a été l’objet de nombreuses critiques en Turquie. Pour y répondre, la DAR a expliqué que, conformément au principe de laïcité, elle remplissait ses fonctions non pas en se référant aux préférences ou aux traditions religieuses de telle ou telle confession ou de tel ou tel groupe ou ordre religieux, mais en se fondant entre autres sur des sources de la religion musulmane acceptées par tous les musulmans. Selon elle, ces traditions et sources sont communes à tous et intemporelles. De même, toujours d’après la DAR, les services assurés par elle ont un caractère général et supraconfessionnel, s’adressant à chacun sur un pied d’égalité. Cependant, s’appuyant sur les articles mentionnés ci-dessus, les requérants contestent la thèse selon laquelle les services assurés par la DAR sont offerts à tous et ont un caractère général et supraconfessionnel. Ils soutiennent que la DAR fournit un service religieux fondé sur la conception sunnite-hanéfite de l’islam. Le statut des autres cultes S’agissant des autres croyances ou religions, le droit turc ne prévoit aucune procédure spécifique d’obtention d’un statut spécial de droit public ou privé pour les communautés religieuses ni d’ailleurs de reconnaissance et d’enregistrement des cultes. Par conséquent, les communautés religieuses autres que celles qui jouissent du statut de minorité religieuse reconnue selon le Traité de Lausanne (notamment les communautés grecques, arméniennes et juives) ou d’autres traités internationaux (notamment les Bulgares orthodoxes) ne peuvent s’organiser que par le biais de fondations ou d’associations. Dans leurs observations, les requérants précisent qu’outre les alévis, de nombreux groupes religieux se trouvent dans cette situation défavorable, à savoir les membres des Églises protestantes, les témoins de Jéhovah, les yézidis, les syriaques et les chaldéens. L’absence de cadre juridique clair relatif aux cultes minoritaires non reconnus génère de nombreux problèmes juridiques, structurels et financiers. Tout d’abord, les ministres de ces cultes n’ont aucun statut juridique et il n’existe pas d’établissement approprié de formation du personnel pour la pratique de la religion ou du culte en question. De plus, leurs lieux de culte ne disposent d’aucun statut juridique et ne bénéficient d’aucune protection juridique. La possibilité de construction de lieux de culte est aléatoire, dépendant de la bonne volonté des administrations centrales ou locales. Le patrimoine immobilier historique, qui tombe parfois littéralement en ruine, est complexe à entretenir. Par ailleurs, les communautés en question ne peuvent officiellement percevoir ni libéralités des fidèles, ni subventions de l’État. Enfin, l’absence de statut de personne morale fait que ces communautés ne peuvent ester en justice que par l’intermédiaire de fondations ou d’associations ou de groupes de fidèles, pas en leur nom propre. Par ailleurs, les communautés religieuses qui tentent de s’organiser par le biais de fondations ou d’associations font face à de nombreux obstacles juridiques. En effet, bien que bon nombre d’entre elles aient institué leurs propres fondations, l’article 101 § 4 du code civil interdit de créer une fondation « visant à soutenir (...) une communauté précise » (voir, par exemple, Özbek et autres c. Turquie, no 35570/02, 6 octobre 2009). En outre, même si de nombreuses communautés ont créé leurs propres associations pour servir leurs intérêts spécifiques, le droit turc n’ouvre aucune forme spéciale d’association cultuelle aux communautés religieuses. Dans son avis sur le statut juridique des communautés religieuses en Turquie et sur le droit du Patriarcat orthodoxe d’Istanbul à user du titre « Œcuménique », la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) (no 535/2009, 15 mars 2010) a notamment dit ce qui suit : « 32. Le cœur du problème posé par le droit turc concernant les communautés religieuses est le fait que ces dernières ne puissent pas s’enregistrer et acquérir la personnalité morale en tant que telles. Le système juridique ne prévoit aucun cadre clair et à ce jour, aucune communauté religieuse n’est parvenue à acquérir la personnalité morale. Les intéressés doivent opérer indirectement, par le biais de fondations ou d’associations. (...) Bien que l’absence de personnalité morale s’applique en principe de façon égale à toutes les communautés religieuses de Turquie, il existe dans la pratique une distinction claire entre musulmans et non musulmans. Les activités liées à la religion musulmane sont supervisées par la DAR (la Diyanet), qui fait officiellement partie de l’administration et dépend directement du Premier ministre. La Diyanet règlemente le fonctionnement des 75 000 mosquées déclarées dans le pays. Elle est l’administration de tutelle des imams locaux et provinciaux, qui sont fonctionnaires. Pour les communautés musulmanes, les questions de représentation sont donc réglées par le biais de la Diyanet. La Diyanet ne peut être considérée comme représentative des communautés religieuses non musulmanes, qui n’ont donc pas d’existence juridique propre. Le système prévu en droit turc est que les membres de ces communautés déclarent des fondations ou des associations, qui peuvent (dans une certaine mesure) soutenir les communautés religieuses. Ces deux structures juridiques (fondations et associations) posent clairement des limites aux communautés religieuses ; elles ont cependant récemment fait l’objet d’une réforme qui en a amélioré le fonctionnement. » Bien que cet avis ne traite que du statut juridique des communautés religieuses non musulmanes en Turquie, il donne un aperçu général de la situation des communautés religieuses en général. Alévis, Cemevis et Initiative alévie a) Confession alévie En réponse à une question posée par la Cour, les requérants précisent que la confession alévie est une croyance ayant des particularités propres et distinctes dans de nombreux domaines de la conception sunnite de l’islam, admettant Mahomet comme étant leur prophète et le Coran comme leur livre sacré. Ils disent qu’il s’agit d’une croyance qui suit une interprétation ésotérique du Coran et qui croit à « l’essence divine » de l’homme, estimant que l’être divin n’est pas distinct de l’essence humaine. Ils ajoutent que, contrairement aux musulmans sunnites, femmes et hommes de confession alévie pratiquent leur culte ensemble dans les cemevis. Le Gouvernement précise qu’il n’existe pas de données officielles sur la population alévie en Turquie, vu que lors des recensements aucune question n’avait été posée sur l’appartenance religieuse. En revanche, les requérants, se référant au rapport (Turkey Chapter-2014 Annual Report) établi en 2014 par l’USCIRF (United States Commission on International Religious Freedom) concernant la Turquie, estiment qu’au moins 15 à 25 % de la population totale en Turquie adhère à la confession alévie, soit environ 20 millions de personnes. Ils ajoutent qu’une bonne partie des membres de la communauté alévie évite de dévoiler leur propre croyance. Ils concluent que la population alévie en Turquie oscille entre 25 et 30 millions de personnes environ au total. En outre, ils ont soumis à la Cour un extrait de déclarations faites le 1er mars 2014 par un député du CHP (Parti populaire républicain), M. Özpolat, qui avait tiré les constats suivants des recherches menées sur les alévis : – la population alévie s’élève à 12 521 792 personnes en Turquie ; – bien que les alévis vivent un peu partout dans le pays, il existe plus précisément 4 388 zones où ils habitent majoritairement, dont 3 929 villages, 9 districts et 2 villes ; – 60 % de ces personnes se déclarent « alévies », 18 % « alévies-kurdes », 10 % « alévies-turkmènes », 9 % « musulmanes » et 3 % « athées ». Le Gouvernement précise qu’il existe en Turquie 1 151 cemevis. Les requérants expliquent qu’il ressort des débats parlementaires à l’occasion de l’adoption du budget de l’État en 2013 qu’il existait 895 cemevis dans des métropoles et environ 3 000 cemevis dans des villages. b) Situation des cemevis Le cemevi n’a pas le statut de lieu de culte en droit turc, car il n’est pas considéré comme un lieu affecté à l’exercice cultuel d’une religion au sens strict du terme (sur la situation des cemevis en Turquie, voir notamment l’arrêt Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfı c. Turquie, no 32093/10, §§ 29-31, 44-52, 2 décembre 2014). En effet, dans de nombreux avis, la DAR a précisé qu’elle assimilait le cemevi plutôt à une sorte de couvent (tekke) qui serait à proprement parler non pas un lieu de culte, mais un simple lieu de rassemblement où se déroulent des cérémonies spirituelles. Elle estime que la confession alévie est une interprétation de l’islam influencée par le soufisme et ayant des caractéristiques culturelles spécifiques et qu’elle ne peut être regardée comme une religion à part entière ni comme une branche (mezhep) de l’islam. Par conséquent, elle associe le statut d’un cemevi à celui de l’entité juridique à laquelle il appartient. c) Initiative alévie et ateliers alévis Le Gouvernement dit qu’entre juin 2009 et janvier 2010, sept ateliers alévis (Alevi çalıştayları) réunissant plus de 300 personnes composées des guides spirituels de la confession alévie, parmi lesquels figuraient M. İzzettin Doǧan (requérant) – qui est un dede (ministre du culte alévi) –, des théologiens, des personnalités sensibles aux problèmes des alévis et des représentants de l’État, ont été organisés en Turquie afin d’examiner, dans le cadre de l’Initiative alévie (Alevi açılımı), les questions relatives à cette communauté. Dans ce cadre, une réunion spéciale fut organisée dans le département de Sivas, qui avait été le théâtre d’événements sanglants le 2 juillet 1993, au cours desquels la droite radicale persécuta des intellectuels et des alévis hors de tout cadre légal. Lors de ces ateliers, la question du statut des cemevis, touchant l’enseignement de la confession alévie et le financement des activités cultuelles, y fut également débattue. Dans la déclaration finale adoptée à l’issue des ateliers susmentionnés et publiée le 31 mars 2011 par M. F. Çelik, ministre d’État, le souhait de voir les cemevis acquérir un statut officiel fut exprimé. Il était considéré que pareille reconnaissance permettrait à la communauté alévie de bénéficier des nombreux privilèges attachés aux lieux jouissant d’un tel statut. Le rapport final (Alevi Çalıştayları Nihai Raporu) élaboré à l’issue des ateliers alévis indiquait qu’il était nécessaire d’aborder la question alévie en se fondant sur une conception de la laïcité conforme aux principes de l’état de droit et qu’il fallait régler cette question en veillant à ne pas créer de nouvelles formes de ségrégation. Il s’agit d’un rapport de plus de 200 pages, consacré aux différents sujets touchant les alévis (Alevi sorunu). Le Gouvernement a produit une copie de ce rapport dont les parties pertinentes sont repris au paragraphe 53 ci-dessous. Le Gouvernement soutient qu’après la tenue des ateliers alévis, le 30 décembre 2010, le programme du « cours obligatoire de culture religieuse et de connaissances morales » a été modifié de manière à répondre, dans une large mesure d’après lui, aux revendications des ministres du culte alévis (Mansur Yalçın et autres c. Turquie, no 21163/11, 16 septembre 2014). Par ailleurs, il dit que le 14 mars 2015 a été entamée la construction du collège Hacı Bektaşi Veli, consacré à l’enseignement entre autres de l’alévisme. En outre, l’université de Nevşehir aurait été rebaptisée Nevşehir Hacı Bektaşi Veli Üniversitesi. La position du Gouvernement vis-à-vis de la confession alévie et l’avis scientifique présenté par lui Dans ses observations présentées à la Cour, le Gouvernement explique que les courants fondés sur la jurisprudence ou la foi islamique ou sur les écoles soufies (ou ordres soufis) qui sont apparus dans le monde islamique ne sauraient être acceptés comme les seules formes correctes de l’enseignement islamique. Par conséquent, contrairement à la foi chrétienne, il n’existerait pas de distinction claire entre ces écoles. Ainsi, interrogés sur leur identité religieuse, les adeptes d’une confrérie ou d’un courant soufi se définiraient avant tout comme musulmans – à la différence des chrétiens –, sans évoquer leur adhésion à une confession ou un ordre soufi. Par ailleurs, l’alévisme, dont les racines seraient plus que millénaires, ne pourrait être considéré comme un mouvement religieux nouveau. Le Gouvernement ajoute que, dans les sociétés musulmanes, il existe un islam institutionnel fondé sur le Coran et sur les pratiques du prophète Mahomet. Les différences surgies ultérieurement concerneraient non pas l’islam lui-même, dans son acceptation générale, mais l’appréhension de la religion et de la vie religieuse dans son ensemble, et ne pourraient donc pas être considérées comme un schisme au sein de la religion musulmane. À l’appui de sa thèse, le Gouvernement a présenté un « avis scientifique » (Bilimsel Görüş) signé par six professeurs de théologie et un professeur de sociologie. L’avis dit que, d’après la classification générale acceptée dans les études religieuses, les groupes religieux se composent de trois structures primaires, à savoir les religions, les sectes et les formations mystiques. Il ajoute que la pensée et les pratiques soufies, dont relève selon lui la confession alévie, représentent cette dernière catégorie (formations mystiques) dans les sociétés musulmanes. Il expose que les alévis se réclament de l’islam et acceptent que le Coran est l’ultime livre sacré et que Mahomet est le dernier prophète, et estime par ailleurs que la prière (namaz), le jeûne (oruç) et le pèlerinage (haç) constituent les pratiques rituelles communes à l’ensemble des musulmans sans distinction d’appartenance à une branche ou à une doctrine théologique. Il précise que des sources alévies mettent fortement l’accent sur la prière et sur le jeûne de Ramadan et que les recherches sociologiques ont permis de constater que, dans différentes régions du pays, des alévis pratiquent ces rites. Il indique par ailleurs que la confession alévie doit être considérée comme une tradition ou un ordre soufi adapté au système social organisé autour des « foyers » (ocak, une sorte d’organisation tribale), selon la doctrine de la « triade » (Haqq, Mahomet et Ali), c’est-à-dire qu’il n’y a qu’un seul Dieu (Allah), que Mahomet est son prophète et qu’Ali est son saint. Un autre concept central chez les alévis serait l’expression « ahl al-Bayt », qui désignerait les proches de Mahomet. Quant au « sunnisme », l’avis précise que ce terme renvoie à la « Sunna », ou ahl al-sunnah, qui représente la ligne de conduite du prophète Mahomet. Il dit qu’on considère en général que ce terme désigne les branches théologiques islamiques, telles que le salafisme, l’asharisme et le maturidisme, et les branches des écoles juridiques, à savoir le hanéfisme, le malikisme, le chaféisme et le hanbalisme. Il ajoute que, selon les docteurs du sunnisme, afin de pouvoir tirer des conclusions précises des nasses (dogmes de l’islam, qui comprennent les règles du Coran et de la sunna) et de trancher les questions controversées, il convient de se fonder sur des versets solides du Coran, de prendre en considération les hadiths (tradition prophétique) incontestés, d’essayer de comprendre les nasses dans leur intégralité et, en général, de subordonner la rationalité à la révélation, en acceptant la signification apparente des nasses. L’avis précise également qu’il n’est pas correct du point de vue scientifique d’assimiler la confession alévie au sunnisme ni le statut des cemevis à celui des lieux de culte, dans la mesure où les cemevis ne sont que des lieux où les adeptes de la confession alévie pratiquent des « usages et cérémonies » (adap ve erkan). Il ajoute que l’alévisme ne peut donc être comparé qu’avec les autres formations soufies de l’islam, telles que quadiriyya et naqshbandiyya (ordres soufis). II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La Constitution Les dispositions pertinentes de la Constitution sont libellées ainsi : Article 2 « La République de Turquie est un État de droit démocratique, laïc et social, respectueux des droits de l’homme dans un esprit de paix sociale, de solidarité nationale et de justice, attaché au nationalisme d’Atatürk et reposant sur les principes fondamentaux énoncés dans le préambule. » Article 4 « Les dispositions de l’article premier de la Constitution qui stipulent que la forme de l’État est celle d’une république, ainsi que les dispositions de l’article 2 relatives aux caractéristiques de la République et celles de l’article 3, ne peuvent être modifiées et leur modification ne peut être proposée. » Article 10 « Tous les individus sont égaux devant la loi sans aucune discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur, le sexe, l’opinion politique, la croyance philosophique, la religion, l’appartenance à un courant religieux ou d’autres motifs similaires. Les femmes et les hommes ont des droits égaux. L’État est tenu d’assurer la mise en pratique de cette égalité. Nul privilège ne peut être accordé à un individu, une famille, un groupe ou une catégorie quelconque. Les organes de l’État et les autorités administratives sont tenus d’agir conformément au principe de l’égalité devant la loi en toute circonstance. » Article 14 « Les droits et libertés mentionnés dans la Constitution ne peuvent être exercés dans le but de porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’État et à l’unité de la nation ou de supprimer la République démocratique et laïque fondée sur les droits de l’homme. Aucune disposition de la Constitution ne peut être interprétée en ce sens qu’elle accorderait à l’État ou à des individus le droit de mener des activités destinées à anéantir les droits et libertés fondamentaux inscrits dans la Constitution ou à limiter ces droits et libertés dans une mesure dépassant celle stipulée par la Constitution. La loi fixe les sanctions applicables aux personnes qui mèneraient des activités contraires à ces dispositions. » Article 24 « Chacun a droit à la liberté de conscience, de croyance et de conviction religieuse. Les prières, rites et cérémonies religieux sont libres, sous réserve des dispositions de l’article 14. Nul ne peut être contraint de participer à des prières ou à des cérémonies et rites religieux ni de divulguer ses croyances et ses convictions religieuses ; nul ne peut être blâmé ni inculpé à cause de ses croyances ou convictions religieuses. L’éducation et l’enseignement religieux et éthique sont dispensés sous la surveillance et le contrôle de l’État. L’enseignement de la culture religieuse et de la morale figure parmi les cours obligatoires dispensés dans les établissements scolaires du primaire et du secondaire. En dehors de ces cas, l’éducation et l’enseignement religieux sont subordonnés à la volonté propre de chacun et, en ce qui concerne les mineurs, à celle de leurs représentants légaux. Nul ne peut, de quelque manière que ce soit, exploiter la religion, les sentiments religieux ou les choses considérées comme sacrées par la religion, ni en abuser dans le but de faire reposer, même partiellement, l’ordre social, économique, politique ou juridique de l’État sur des préceptes religieux ou de s’assurer un intérêt ou une influence sur le plan politique ou personnel. » Article 136 « La [DAR], qui relève de l’administration générale, remplit les fonctions qui lui sont confiées en vertu de la loi spécifique qui la régit, conformément au principe de laïcité, en se tenant à l’écart de toute opinion ou idée politique, et en cherchant à réaliser la solidarité et l’union nationales. » Article 174 « Aucune disposition de la Constitution ne peut être comprise ou interprétée comme impliquant l’inconstitutionnalité des dispositions en vigueur, à la date de l’adoption de la Constitution par référendum, des lois de réforme énumérées ci-dessous et dont le but est de hisser le peuple turc au-dessus du niveau de la civilisation contemporaine et de sauvegarder le caractère laïc de la République de Turquie : (...) 3) la loi no 677 du 30 novembre 1341 (1925) sur la fermeture des couvents de derviches et des mausolées et sur l’abolition et l’interdiction des fonctions de gardien de mausolée et de certains titres ; (...) » B. Les fonctions de la DAR Les dispositions pertinentes de la loi no 633 du 22 juin 1965 sur l’établissement et les fonctions de la DAR sont libellées ainsi : Article 1 « La [DAR], rattachée au Premier ministre, est chargée de traiter les affaires relevant du domaine des croyances, du culte et de la morale de l’islam, et d’éclairer la société dans le domaine de la religion ainsi que d’administrer les lieux de culte. » Article 5 « Le Conseil supérieur des affaires religieuses constitue la plus haute autorité de décision et de consultation. Il se compose de seize membres (...) Il est compétent pour : a) répondre à toute question concernant la religion, donner son avis et prendre des décisions dans le domaine religieux en tenant compte des sources et de la méthodologie de l’islam ainsi que de l’expérience historique (...) (...) c) analyser les différentes interprétations religieuses, les groupements socioreligieux ainsi que les groupements culturels et religieux tant au pays qu’à l’étranger et réaliser des travaux, procéder à des consultations et organiser des réunions et conférences sur ces questions ; (...) » Article 7 « Les unités de service, les fonctions et les pouvoirs de la direction des affaires religieuses sont : a) La direction générale des Services religieux 1) Inaugure et dirige des salles de prière et des mosquées afin d’assurer la pratique religieuse et d’exécuter les services du culte (...) (...) 10) Organise des activités visant les cercles relevant de différentes interprétations religieuses, les groupements socioreligieux ainsi que les groupements traditionnels culturels et religieux qui adhèrent à la religion musulmane. (...) d) La Direction générale des relations internationales 1) Dans le cadre des conventions et des relations internationales, assure des services religieux et la formation religieuse des citoyens résidant à l’étranger (...) (...) » Article 35 « Les mosquées et les salles de prières sont inaugurées à la pratique religieuse par l’autorisation de la [DAR] et sont administrées par celle-ci. L’administration des mosquées et des salles de prière déjà ouvertes avec ou sans autorisation (...) est confiée à la [DAR] dans les trois mois à compter de leur ouverture. La [DAR] affecte les postes dans la mesure des moyens (...) » En vertu des articles 9 et 11 de cette loi, le personnel de la DAR doit satisfaire aux conditions prévues par la loi no 657 du 14 juillet 1965 sur la fonction publique. C. Le statut des lieux de culte en droit turc Règlement no 2/1958 du Conseil des ministres L’article 3 du règlement adopté par le Conseil des ministres le 18 février 1935 et portant application de la loi sur la réglementation du port de certains vêtements définit comme suit le lieu de culte : « Les lieux de culte (mabedler) sont des lieux clos affectés à la pratique du culte de chaque religion et créés conformément à la procédure. » Le droit turc ne fixe pas de procédure spécifique d’octroi du statut de « lieu de culte » (mabed ou ibadethane). Dans la pratique, le règlement précité est interprété comme imposant l’existence d’un lien entre le lieu de culte et la pratique du culte d’une religion. Dans les textes pertinents, seules les mosquées (et les masdjids), les églises et les synagogues sont expressément qualifiées de lieux de culte, respectivement ceux de la religion musulmane, de la religion chrétienne et de la religion juive. La qualification de lieu de culte a plusieurs conséquences importantes sur le plan du régime juridique : tout d’abord, les lieux de culte sont exonérés de nombreux impôts et taxes. Ensuite, les frais d’électricité sont pris en charge par un fonds de la DAR. Enfin, lors de l’établissement d’un plan d’urbanisme, des emplacements doivent être réservés aux lieux de culte, dont la création est cependant soumise à certaines conditions (Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfı, précité, §§ 20-28). Décision no 2002/4100 du Conseil des ministres La décision no 2002/4100, adoptée par le Conseil des ministres et publiée le 23 mai 2002 au Journal officiel, est ainsi libellée dans ses parties pertinentes en l’espèce : Article 2 « Les personnes ou organisations ci-dessous [reliées au service d’électricité] sont exemptées [des dispositions] de l’article 1 § 1 de la loi no 4736 dans les conditions prévues à l’article 3 de la présente décision : (...) e) les organisations caritatives, les associations, les fondations, les musées, les écoles publiques (...), f) les lieux de culte (mosquées [camii], masdjids [mescit], églises, synagogues [havra, sinagog]) (...) » Article 3 Les tarifs applicables aux abonnés énumérés à l’article 2 de la présente décision sont fixés selon les règles suivantes : (...) e) L’écart entre les tarifs applicables au groupe d’abonnés suivants : organisations caritatives, associations, fondations, musées, écoles publiques (...) et ceux applicables aux autres abonnés ne peut dépasser 15 livres turques par kw/heure (...) f) (...) Les frais d’électricité des lieux de culte sont pris en charge par un fonds de la [DAR] (...) » En vertu de l’article 1 § 1 de la loi no 4736, publiée au Journal officiel le 19 janvier 2002, certains établissements publics ne peuvent être exonérés du paiement des factures d’électricité. D. La fermeture des couvents de derviches et l’abolition et l’interdiction de certains titres L’article premier de la loi no 677 du 30 novembre 1925 sur la fermeture des couvents de derviches et des mausolées et sur l’abolition et l’interdiction des fonctions de gardien de mausolée et de certains titres se lit ainsi : « Sur les territoires de la République de Turquie, tous les tekkes et zaviyes (couvents de derviches) créés soit en tant que fondations, soit en tant que propriétés d’un cheikh, soit de toute autre façon, sont totalement fermés, sous réserve du droit de possession de leurs propriétaires. Ceux qui, conformément à la procédure prévue par la législation, sont toujours utilisés comme mosquées ou salles de prière restent en fonction. En particulier, l’usage de certains titres religieux tels que Seyhlik, Dervichlik, Muritlik, Dedelik, Seyitlik, Celebilik, Babalık (...) est interdit. Sur les territoires de la République de Turquie, les mausolées appartenant (...) à un ordre soufi [tarika] ou utilisés dans un objectif d’intérêt, ainsi que les autres mausolées, sont fermés (...) Sont passibles d’une peine d’emprisonnement d’au moins de trois mois et d’une amende quiconque ouvre un tekke ou un zaviye ou un mausolée et y exerce ces activités de nouveau ou quiconque fournit un lieu à l’exercice des pratiques et rituels soufis [ayini tarikat], même provisoirement, et porte les titres susmentionnés ou se livre aux activités y attachées (...) » E. Rapport final élaboré à l’issue des ateliers alévis Les parties pertinentes du rapport final (paragraphe 41 ci-dessus) sont ainsi libellées : « (...) Même s’il est erronément proposé de comparer le sunnisme à l’alévisme, en réalité l’un et l’autre ne sont pas identiques et ne présentent pas de particularités structurelles comparables (...) (...) L’alévisme est un phénomène original [özgün bir oluşum], qui s’inscrit dans la réalité religieuse profondément enracinée dans la société et l’histoire turques, et qui présente des particularités qui lui sont propres tant sur le plan théologique que sur le plan de la tradition ou de la pratique, fondées sur la théologie et la terminologie musulmanes (...) Alors que certains chercheurs y voient un ordre soufi, il s’agit pour d’autres d’une branche [mezhep] de l’islam. À cela s’ajoutent certaines tendances marginales qui considèrent l’alévisme comme une religion. Or, le sunnisme (...) est distinct de l’alévisme sur le plan de la forme et des valeurs de référence (...) [pp. 40-41]. Alors que le sunnisme s’est formé à partir de ces caractéristiques formelles et normatives, l’alévisme s’est constitué dans une tradition orale et se caractérise par ces tendances et choix culturels. Certes, on peut parler de caractéristiques communes au sunnisme et à l’alévisme, mais il est inutile de trop mettre d’accent sur [ces points communs], car ils sont distincts du point de vue de la croyance, de la pratique, des mœurs, des cérémonies et des valeurs de référence. [En revanche], une proximité entre l’alévisme et le sunnisme peut se déduire de leurs points communs sur le plan de la religion et de la culture musulmanes (...) [p. 41]. (...) La confession alévie, apparue à l’époque ottomane, doit être admise comme une communauté distincte du sunnisme (...) Aujourd’hui, il est juste de considérer l’alévisme anatolien [Anadolu Aleviliği] comme une structure ayant des particularités qui lui sont propres (...) [p. 42]. (...) Les principaux choix à l’origine de la structure de l’alévisme actuel se dessinèrent à partir du XIVe siècle. Au début, l’alévisme se distancia des interprétations shiite et sunnite de l’islam, mais jamais il ne cessa de garder des liens avec ces traditions. En réalité, cette relation constitue le principal syncrétisme de cette croyance. En même temps, l’alévisme réussit à synthétiser les traditions préislamiques et l’islam. [Au fur et à mesure,] la perception faisant de l’islam la branche mère se transforma en croyance nouvelle, ouverte aux caractéristiques religieuses et confessionnelles diverses [p. 45]. (...) Lors des ateliers, un consensus s’est dégagé autour de l’idée que la confession alévie constitue une voie de croyance et de fondement [inanç ve erkan yolu] axée sur les concepts Haqq, Mahomet et Ali dans le cadre de la religion musulmane [p. 91]. (...) Les faits que les cemevis ne disposent d’aucun statut officiel et que les dedes, les ministres [alévis], sont considérés comme des hors-la-loi du point de vue juridique constituent les principaux problèmes institutionnels que rencontrent les alévis (...) En tant qu’institutions modernes, les cemevis trouvent leurs sources dans la pratique du ayin-i cem [cérémonie de cem], rituel fondamental de la confession alévie. Dans la confession alévie, l’activité religieuse la plus importante est la réunion de cem, dirigée par les dedes ou pir, ministres du culte alévi [p. 161]. De nos jours, même si les cemevis n’ont aucune base légale, ils continuent de facto d’exister [p. 164]. [Nonobstant un déclin de sa fonction dû à la modernisation de la communauté alévie], le rôle du dede est incontestable dans la communauté [p. 167]. [Toutefois, l’institution du dede] connaît de nombreux problèmes profonds. Tout d’abord, les lois nient catégoriquement tous ses rôles et missions (...) Par conséquent, sous la République, la confession alévie s’est vu obligée de maintenir son existence « sans dedes et sans rituel » [p. 168]. Les alévis sont privés de guides formés. Même si les dedes [ont une autorité relative] du fait de leur ascendance (...), ils ne jouent aucun rôle dans la structure du service public [p. 169]. Les alévis ont souligné que leurs contributions fiscales devaient être prises en considération dans la prestation des services dispensés par la DAR et ils se sont dit mécontents que rien n’ait été fait pour répondre à leur situation spécifique. Ils ont demandé que l’État tienne compte de leurs besoins spécifiques sur une base équitable (...) [p. 171]. En revanche, la demande tendant à faire reconnaître les cemevis comme des lieux de culte rencontre un écho considérable chez les alévis. Il convient d’admettre que, de nos jours, les alévis ne pratiquent pas leur propre rite dans les mosquées, [contrairement] aux musulmans en général, et qu’ils accomplissent leur cérémonie de cem dans des cemevis. Faisant du cem leur pratique rituelle [ibadet], ils voient dans les cemevis leurs lieux de culte. Aujourd’hui, chez les alévis, cette conception est communément admise et ils sont résolus à considérer que les rituels accomplis dans les cemevis constituent un élément fondamental de leur pratique religieuse [pp. 171172]. Pour un sunnite, l’assimilation du cemevi à une mosquée est destructrice tant pour l’islam que pour la confession alévie (...) Toutefois, il convient de tenir compte de l’inexistence, du point de vue des ordres sunnites, d’une séparation étanche entre les couvents (dergah) et les mosquées. [En principe], un sunnite ne voit aucune contradiction entre la fréquentation à la fois d’un couvent et d’une mosquée (...) Toutefois, même s’il existe certaines exceptions, la place de la mosquée est toujours contestée dans la conception répandue chez les alévis (...) Même si les sunnites souhaitent associer les alévis à la mosquée (...), de nos jours, la réalité telle qu’elle ressort des exemples alévis consiste à admettre que les lieux qui représentent les alévis sont les cemevis, bien plus que les mosquées [pp. 174-175]. (...) À la lumière de ce qui précède, [il est recommandé au Gouvernement] de prendre en considération les points suivants pour la paix sociale [pp. 189-194] : I. L’encadrement et la définition de la confession alévie doivent intégralement et exclusivement relever des alévis (...) II. Les alévis se disent victimes d’une discrimination dans la société et dans leurs relations avec l’État. Dans les meilleurs délais et dans une transparence totale, l’État doit prendre des mesures pour faire disparaître cette idée (...) En tout état de cause, il convient de mettre fin à toute pratique discriminatoire et d’abolir le cadre légal qui institutionnalise et nourrit la discrimination. (...) IV. La question alévie doit être examinée et réglée dans le respect des principes de la laïcité et de l’état de droit (...) (...) X. Les alévis doivent pouvoir bénéficier des services fournis par la DAR, sur le même pied que les citoyens sunnites dans le cadre commun de la religion musulmane (...) XI. Il convient de mener des études pour s’assurer que la DAR, dans sa structure actuelle, puisse fournir un service aux groupes de croyance fondés sur l’islam autre que sunnite (...) (...) XIV. Au sujet des services religieux, il convient également de tenir compte des revendications des alévis qui ne souhaitent pas être liés avec la DAR et de leur permettre de créer une organisation répondant aux nécessités de la vie en société et respectant le principe de laïcité (...) XV. Il est impératif de modifier la Constitution afin de résoudre les problèmes posés en pratique par le cours obligatoire de religion (...) (...) XXII. Il convient de conférer un statut juridique aux cemevis et de s’assurer que leurs besoins sont pris en charge par l’État dans le respect du principe de l’égalité. XXIII. Une commission juridique doit être créée afin d’examiner les revendications des groupes religieux qui jugent insuffisant le service fourni par la DAR ou qui n’en bénéficient pas ou ne souhaitent pas en bénéficier (...) XXIV. La proposition d’instaurer un impôt cultuel doit être étudiée en tenant compte de la dimension sociale, religieuse et culturelle. (...) » III. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS A. Le Conseil de l’Europe Textes adoptés par la Commission de Venise a) Lignes directrices visant l’examen des lois en matière de religion ou de convictions religieuses Les parties pertinentes du document intitulé « Lignes directrices visant l’examen des lois affectant la religion ou les convictions religieuses », adopté par la Commission de Venise lors de sa 59e session plénière (Venise, 18 et 19 juin 2004, CDL-AD(2004)028), se lisent comme suit : « II. Questions de fond généralement soulevées par la législation (...) « 2. Définition du terme « religion ». La législation tente fréquemment – et cela se comprend – de définir le mot « religion » ou des termes associés (« sectes », « cultes », « religion traditionnelle », etc.). Cependant, aucune définition généralement acceptée de ces vocables ne figurant dans le droit international, de nombreux États se sont heurtés à des difficultés terminologiques. D’aucuns prétendent même que ces mots ne sauraient être définis au sens juridique, en raison de l’ambiguïté inhérente au concept même de religion. Une erreur définitionnelle courante consiste à exiger une croyance en Dieu pour qualifier une activité de religion alors que le bouddhisme classique et l’hindouisme – pour ne citer que deux contre-exemples manifestes – sont respectivement non théiste et polythéiste. (...) Religion ou conviction. Les normes internationales n’évoquent jamais la religion considérée isolément mais la « religion ou la conviction ». Ce dernier vocable désigne généralement des convictions profondes relatives à la condition humaine et au monde. De sorte que l’athéisme et l’agnosticisme, par exemple, sont habituellement considérés comme ayant droit à la même protection que les croyances religieuses. Nombreuses sont les législations qui ne protègent pas de manière adéquate (ou qui ne mentionnent même pas) les droits des non-croyants. (...) B. Valeurs fondamentales sous-tendant les normes internationales relatives à la liberté de religion ou de conviction Un consensus très large s’est dégagé au sein de la zone [de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (...)] sur les contours du droit à la liberté de religion ou de conviction, tel qu’il est formulé dans les instruments internationaux applicables. Les points essentiels qu’il convient de prendre en considération pendant l’examen de la législation pertinente sont les suivants : For intérieur (forum internum). Les principaux instruments internationaux confirment que « toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ». Contrairement aux manifestations de la religion, le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion dans le for intérieur (...) est absolu et ne saurait être soumis à la moindre limite. Ainsi, par exemple, il est inadmissible d’adopter une loi imposant la déclaration non volontaire des croyances religieuses (...) » b) Lignes directrices conjointes sur la personnalité juridique des communautés religieuses ou de conviction Le document intitulé « Lignes directrices conjointes sur la personnalité juridique des communautés religieuses ou de conviction », adopté par la Commission de Venise lors de sa 99e session plénière (Venise, 1314 juin 2014, CDL-AD(2014)023), énonce ce qui suit dans ses parties pertinentes (références omises) : « Partie IV. Privilèges des communautés ou organisations religieuses ou de conviction Les États peuvent opter pour accorder certains privilèges aux communautés ou organisations religieuses ou de conviction. Il peut s’agir d’aides financières, de contributions financières accordées aux communautés religieuses ou de conviction par le biais du système fiscal, ou d’affiliation à des organismes publics de radiodiffusion. C’est uniquement dans le cadre de l’octroi de tels avantages que des conditions supplémentaires peuvent être posées aux communautés religieuses ou de conviction, dans la mesure où ces exigences restent proportionnées et non discriminatoires. (...) L’État est habilité à octroyer de tels privilèges mais, ce faisant, il doit veiller à ce qu’ils soient accordés et mis en œuvre d’une manière non discriminatoire. Cela suppose que le traitement ait une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire qu’il poursuive un but légitime et qu’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Plus spécifiquement, l’existence ou la conclusion d’accords entre un État et une communauté religieuse donnée, ou d’une Loi instaurant un régime spécial en faveur de celle-ci n’est, en principe, pas contraire au droit à la non-discrimination fondée sur la religion ou les convictions, à condition qu’il existe une justification objective et raisonnable pour cette différence de traitement et que des accords similaires puissent être conclus par d’autres communautés religieuses qui le souhaiteraient. Des accords et la législation peuvent reconnaître les différences tenant au rôle joué par diverses religions dans l’histoire et la société d’un pays donné. Une différence de traitement entre les communautés religieuses ou de conviction qui se traduit par l’octroi d’un statut juridique spécifique – assorti de privilèges conséquents, tandis que ce traitement de faveur est refusé aux autres communautés religieuses ou de conviction qui n’ont pas obtenu ce statut – est compatible avec l’exigence de non-discrimination sur la base de la religion ou de la conviction si un État établit un cadre pour octroyer aux communautés religieuses la personnalité juridique et un statut spécifique y associé. Toutes les communautés religieuses ou de conviction qui le souhaitent doivent avoir une possibilité adéquate de demander ce statut et les critères établis doivent être appliqués de manière non discriminatoire. Même le fait qu’une religion est reconnue en tant que religion d’État ou qu’elle est établie en tant que religion officielle ou traditionnelle, ou que ses adeptes représentent la majorité de la population peut être acceptable, à condition que cela ne porte en rien atteinte à la jouissance de l’un quelconque des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et n’entraîne aucune discrimination contre les adeptes d’autres religions ou les non-croyants. En particulier certaines mesures de caractère discriminatoire pour ces derniers, comme le fait de limiter l’accès à des services de l’État aux membres de la religion prédominante ou de leur accorder des privilèges économiques, ou d’imposer des restrictions spéciales à la pratique d’autres religions, ne sont pas conformes à l’interdiction de la discrimination fondée sur la religion ou la conviction, ni à la garantie d’une protection égale. Les droits examinés dans la deuxième et dans la troisième partie, y compris la liberté de manifester collectivement sa religion ou sa conviction et le droit à la personnalité juridique sont à envisager non comme des privilèges, mais comme des droits constituant des éléments fondamentaux de la liberté de religion ou de conviction. Il faut également éviter, comme nous l’avons vu plus haut, de recourir de manière abusive à l’accès à la personnalité juridique pour restreindre les droits des personnes ou des communautés désireuses d’exercer leur liberté de religion ou de conviction en faisant dépendre, de quelque manière que ce soit, ce droit fondamental de procédures d’enregistrement ou de restrictions similaires. D’autre part, l’accès à la personnalité juridique devrait être accessible à un nombre aussi grand que possible de communautés, et n’en exclure aucune au motif qu’elle n’est pas une religion ou conviction « traditionnelle » ou « reconnue ». Pour que les différences de traitement dans les procédures d’octroi de la personnalité juridique soient compatibles avec le principe de non-discrimination, elles doivent être justifiées par des motifs objectifs et raisonnables, les différences de traitement ne peuvent avoir un impact démesuré sur l’exercice de la liberté de religion ou de conviction des communautés (minoritaires) concernées et de leurs membres, et l’obtention de la personnalité juridique par lesdites communautés ne doit pas être excessivement laborieuse. » Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) Dans son quatrième rapport sur la Turquie, adopté le 10 décembre 2010 et publié le 8 février 2011 (TUR-CBC-IV-2011-005), l’ECRI a notamment dit ce qui suit (références omises) : « 100. La population alévie entretient de manière générale de bonnes relations avec la population majoritaire. Néanmoins, la question de l’éducation religieuse dans les établissements d’enseignement primaire et secondaire (obligatoire en vertu de l’article 24 de la Constitution et de l’article 12 de la loi no 1739 sur l’éducation nationale) est une source de préoccupation pour cette communauté. (...) 101. Les représentants alévis se plaignent également d’un traitement discriminatoire, du fait que l’État accorde une aide financière à certaines confessions seulement – il prend en charge par exemple les frais d’électricité de certains lieux de culte. Les cemevis, en particulier, ne sont pas reconnus comme des lieux de culte (alors que les mosquées, les synagogues et les églises le sont). Par conséquent, hormis quelques cas au niveau local, ils n’ont pas obtenu d’aide publique ; de même, aucun lycée alévi ne bénéficie d’une aide de l’État. Les obsèques, fin 2009, d’un soldat alévi selon les rites sunnites ont également provoqué la consternation de certains alévis. 102. L’ECRI note avec intérêt qu’en 2009, le gouvernement a organisé une série d’ateliers avec différents groupes de la communauté alévie, afin d’examiner directement avec eux les questions qui les préoccupent et de commencer à y répondre. Elle note également avec intérêt les informations selon lesquelles le gouvernement turc aurait l’intention d’étendre son initiative démocratique aux alévis. 103. L’ECRI recommande aux autorités turques de prendre toutes les mesures nécessaires en vue de l’exécution pleine et rapide de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Hasan et Eylem Zengin, de manière à mettre le droit et la pratique turcs dans le domaine de l’éducation religieuse en conformité avec les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme. 104. L’ECRI recommande aux autorités turques d’examiner les préoccupations de la communauté alévie en matière de traitement discriminatoire, et en particulier les questions liées au financement et aux lieux de culte, et de prendre toutes les mesures nécessaires pour remédier à toute discrimination constatée. 105. L’ECRI encourage vivement les autorités turques à poursuivre leurs efforts pour engager un dialogue constructif et favoriser de bonnes relations avec la communauté alévie. » B. Les Nations unies Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques Les dispositions pertinentes du Pacte international relatif aux droits civils et politiques énoncent ceci : Article 18 « 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé, par le culte et l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement. » Article 26 « Toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit sans discrimination à une égale protection de la loi. À cet égard, la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique et de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. » Article 27 « Dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d’avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion, ou d’employer leur propre langue. » Le Comité des droits de l’homme des Nations unies Dans son observation générale no 22 relative à l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (liberté de pensée, de conscience et de religion), adoptée en 1993, le Comité des droits de l’homme a dit ceci : « 2. L’article 18 protège les convictions théistes, non théistes et athées, ainsi que le droit de ne professer aucune religion ou conviction. Les termes conviction et religion doivent être interprétés au sens large. L’article 18 n’est pas limité, dans son application, aux religions traditionnelles ou aux religions et croyances comportant des caractéristiques ou des pratiques institutionnelles analogues à celles des religions traditionnelles. Le Comité est donc préoccupé par toute tendance visant à faire preuve de discrimination à l’encontre d’une religion ou d’une conviction quelconque pour quelque raison que ce soit, notamment parce qu’elle est nouvellement établie ou qu’elle représente des minorités religieuses susceptibles d’être en butte à l’hostilité d’une communauté religieuse dominante. (...) La liberté de manifester une religion ou une conviction peut être exercée « individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé ». La liberté de manifester sa religion ou sa conviction par le culte, l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement englobent des actes très variés. Le concept de rite comprend les actes rituels et cérémoniels exprimant directement une conviction, ainsi que différentes pratiques propres à ces actes, y compris la construction de lieux de culte, l’emploi de formules et d’objets rituels, la présentation de symboles et l’observation des jours de fête et des jours de repos. (...) En outre, la pratique et l’enseignement de la religion ou de la conviction comprennent les actes indispensables aux groupes religieux pour mener leurs activités essentielles, tels que la liberté de choisir leurs responsables religieux, leurs prêtres et leurs enseignants, celle de fonder des séminaires ou des écoles religieuses, et celle de préparer et de distribuer des textes ou des publications de caractère religieux. (...) Le fait qu’une religion est reconnue en tant que religion d’État ou qu’elle est établie en tant que religion officielle ou traditionnelle, ou que ses adeptes représentent la majorité de la population, ne doit porter en rien atteinte à la jouissance de l’un quelconque des droits garantis par le Pacte, notamment les articles 18 et 27, ni entraîner une discrimination quelconque contre les adeptes d’autres religions ou les non-croyants. En particulier certaines mesures de caractère discriminatoire pour ces derniers, par exemple des mesures restreignant l’accès au service de l’État aux membres de la religion prédominante, leur accordant des privilèges économiques ou imposant des restrictions spéciales à la pratique d’autres religions, ne sont pas conformes à l’interdiction de la discrimination fondée sur la religion ou la conviction, ni à la garantie d’une protection égale énoncées à l’article 26. Les mesures envisagées au paragraphe 2 de l’article 20 du Pacte constituent d’importantes protections contre les atteintes aux droits des minorités religieuses et d’autres groupes religieux du point de vue de l’exercice des droits protégés par les articles 18 et 27, et contre les actes de violence ou de persécution dirigés contre ces groupes. Le Comité souhaite être informé des mesures prises par les États parties concernés pour protéger la pratique de toutes les religions ou convictions contre toute atteinte, et pour protéger leurs adeptes contre la discrimination. De même, des renseignements sur le respect des droits des minorités religieuses en vertu de l’article 27 sont nécessaires au Comité pour pouvoir évaluer la mesure dans laquelle la liberté de pensée, de conscience, de religion et de conviction a été protégée par les États parties. Les États parties concernés devraient également inclure dans leurs rapports des renseignements sur les pratiques qui selon leur législation et leur jurisprudence sont blasphématoires et punissables à ce titre. Si un ensemble de convictions est traité comme une idéologie officielle dans des constitutions, des lois, des proclamations des partis au pouvoir, etc., ou dans la pratique, il ne doit en découler aucune atteinte aux libertés garanties par l’article 18 ni à aucun autre droit reconnu par le Pacte, ni aucune discrimination à l’égard des personnes qui n’acceptent pas l’idéologie officielle ou s’y opposent. » Rapport sur la liberté de religion ou de conviction du 22 décembre 2011 présenté par le Rapporteur spécial des Nations unies Le Rapporteur spécial des Nations unies sur la liberté de religion ou de conviction, M. Heiner Bielefeldt, a présenté son rapport annuel à l’Assemblée générale des Nations unies le 22 décembre 2011 (document A/HCR/19/60). Les paragraphes pertinents en l’espèce sont libellés comme suit (références omises) : « III. (...) D. Question du statut privilégié de certaines communautés religieuses ou de conviction De nombreux États prévoient l’attribution d’un statut privilégié à des communautés religieuses ou de conviction ou − le plus souvent − à quelques-unes d’entre elles seulement. Un tel statut spécial comporte des avantages qui vont généralement bien au-delà de ceux attachés à la personnalité juridique et peuvent inclure des privilèges matériels comme des exonérations fiscales, des subventions ou une participation dans les organismes publics de radiodiffusion et télédiffusion. Le terme « reconnaissance » est souvent employé pour désigner un tel statut privilégié, qui peut être accordé à certaines confessions tandis que d’autres risquent d’en être exclues. Si les États ont incontestablement l’obligation, au regard des droits de l’homme, d’offrir la possibilité aux communautés religieuses ou de conviction d’obtenir de façon générale la personnalité juridique, l’attribution d’un statut plus spécifique en faveur de communautés religieuses ou de conviction ne découle pas directement de la liberté de religion ou de conviction. Différentes options s’offrent aux États à cet égard, et il y a place pour un large éventail de possibilités. Tandis que pour de nombreux États, l’offre d’un tel statut spécial s’inscrit dans le cadre des mesures en faveur de la liberté de religion ou de conviction, d’autres États optent au contraire pour des voies différentes afin de s’acquitter de leur obligation de promouvoir la liberté de religion ou de conviction. Si des États prévoient la possibilité d’attribuer des statuts particuliers en faveur de communautés religieuses ou de conviction, ils devraient veiller à ce que la conception et la mise en œuvre de ces dispositions ne soient pas discriminatoires. La non-discrimination est l’un des principes généraux des droits de l’homme. Il se rapporte à la dignité humaine, laquelle doit être respectée d’une manière égale et donc non discriminatoire pour tous les êtres humains. (...) Malheureusement, le Rapporteur spécial a reçu un grand nombre d’informations sur des pratiques et politiques discriminatoires en vigueur dans des États en ce qui concerne l’attribution à certaines confessions d’un statut particulier et d’avantages connexes, tandis que d’autres en sont écartées. Dans de nombreux cas, on ne trouve qu’une vague définition, voire aucune définition, des critères appliqués. Dans plusieurs autres cas, il est fait référence d’une manière générale au patrimoine culturel du pays dans lequel certaines religions auraient joué un rôle prédominant. Même si cela est historiquement exact, on peut s’étonner qu’une telle référence figure dans un texte juridique ou même dans la Constitution. La référence au rôle historique prédominant d’une religion particulière peut facilement se transformer en prétexte pour réserver un traitement discriminatoire aux adeptes d’autres religions ou convictions. De nombreux exemples montrent que cela est effectivement le cas. En outre, un certain nombre d’États ont institué une religion d’État officielle, dont le statut est même souvent consacré dans la Constitution. Bien que dans la plupart des cas, une seule religion bénéficie d’un tel statut officiel, il existe aussi des exemples de pays où coexistent au moins deux religions d’État. Les conséquences pratiques de l’institution d’une religion d’État peuvent être très différentes, et vont de l’attribution à une religion d’un rang de supériorité plus ou moins symbolique à des mesures rigides visant à protéger le rôle prédominant de la religion d’État contre toute concurrence d’autres confessions ou contre toute critique publique. (...) L’attribution d’un statut privilégié à certaines confessions ou l’institution d’une religion d’État officielle s’inscrit parfois dans le cadre d’une politique visant à promouvoir l’identité nationale. Or, il ressort de l’expérience de nombreux pays qu’une telle politique engendre de sérieux risques de discrimination à l’égard de minorités, par exemple des membres de communautés religieuses d’immigrants ou de nouveaux mouvements religieux. (...) IV. Conclusions et recommandations (...) En outre, si les États décident d’accorder un statut particulier lié à certains avantages d’ordre financier ou autre, ils devraient faire en sorte qu’un tel statut ne constitue pas une discrimination de jure ou de facto à l’égard des membres d’autres religions ou convictions. S’agissant du concept de « religion d’État » officielle, le Rapporteur spécial fait valoir qu’il paraît difficile, voire impossible, d’envisager une application de ce concept qui, dans la pratique, n’entraînerait pas d’effets préjudiciables pour les minorités religieuses et, partant, une discrimination à l’égard de leurs membres. En se fondant sur les considérations qui précèdent, le Rapporteur spécial souhaite faire les recommandations ci-après : (...) i) Lorsque les États offrent un statut juridique privilégié à certaines communautés religieuses ou de conviction ou à d’autres groupes, l’attribution de ce statut particulier devrait respecter strictement le principe de non-discrimination ainsi que le droit à la liberté de religion ou de conviction de tous les êtres humains ; j) Tout statut particulier accordé par l’État à certaines communautés religieuses ou de conviction ou à d’autres groupes ne devrait jamais être instrumentalisé à des fins politiques axées sur l’identité nationale, en raison des effets préjudiciables que cela risque d’avoir sur la situation des personnes appartenant à des communautés minoritaires. » IV. LE DROIT COMPARÉ Selon les renseignements dont la Cour dispose concernant trente-quatre des quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe, il n’existe pas de modèle unique d’organisation des relations entre l’État et les communautés religieuses. Il ressort des systèmes constitutionnels de différents États une large diversité de régimes, qui peuvent être regroupés en trois catégories : a) une séparation plus ou moins totale entre l’État et les organisations religieuses (comme en Albanie, en Azerbaïdjan, en France – à l’exception notamment de l’Alsace-Moselle –, en Ukraine, ainsi que dans certains cantons suisses) ; b) l’existence d’une Église d’État (comme au Danemark, en Islande, au Royaume-Uni en ce qui concerne l’Église d’Angleterre, en Suède avant 2000, dans certains pays d’Europe de l’est et du sud où les Églises orthodoxes ou d’autres Églises nationales ont une place spéciale, comme l’Arménie, la Bulgarie, la Géorgie, la Grèce, la République de Moldova, la Roumanie et la Serbie) ; et c) des relations de type concordataire. Dans ce modèle, bien qu’il existe formellement une séparation entre l’État et les communautés religieuses, des concordats ou accords entre l’État et l’Église régissent les rapports entre les deux (ce dernier modèle prévalant dans la majorité des pays européens). Par ailleurs, dans une majorité d’États, il existe un moyen ou une procédure permettant de faire reconnaître un culte. Si les conditions sont réunies, la communauté religieuse concernée se voit octroyer ce statut juridique. Pour la reconnaissance officielle en tant que culte d’une communauté religieuse autre que la religion majoritaire, les législations respectives prévoient un certain nombre de critères qui doivent être satisfaits dans le cadre des procédures mises en place. Elles fixent également des limitations à la liberté de religion, comparables à celles énoncées au deuxième paragraphe de l’article 9 de la Convention. Dans la plupart des pays, si les critères les plus stricts sont remplis, les communautés religieuses peuvent acquérir un statut comparable à celui de l’Église nationale. Sinon, ils peuvent acquérir un autre type de statut. Pour ce qui concerne le financement des communautés religieuses, il s’agit d’une question complexe, qui dépend de l’évolution historique, sociale et politique de l’État. La doctrine opère une distinction générale entre le financement direct (par exemple des subventions, un impôt cultuel ou ecclésiastique, ou une prise en charge des émoluments des membres du personnel, ecclésiastiques ou autres) et le financement indirect, lequel peut revêtir plusieurs formes (par exemple un régime fiscal favorable, la déductibilité des libéralités et l’entretien des bâtiments et des lieux de culte). Quant au financement direct par l’État, les solutions retenues diffèrent. En effet, dans une majorité d’États, l’État participe directement au financement des dépenses des communautés religieuses. Les subventions budgétaires peuvent être forfaitaires (par exemple en Autriche, en Azerbaïdjan, en Géorgie, en Lituanie et en République tchèque) ou bien être affectées à une fin spécifique. Certains pays connaissent l’impôt cultuel ou ecclésiastique (comme en Allemagne et en Suisse) ou une redevance ecclésiastique (par exemple en Suède), dont la collecte est organisée par l’État. En outre, en Alsace-Moselle (l’une des exceptions au régime de séparation en France), en Belgique, au Luxembourg, dans certains cantons en Suisse et en Serbie, la rémunération des ministres de culte et leur couverture sociale sont prises en charge. En Italie, toutes les confessions peuvent bénéficier d’un financement prélevé sur les ressources fiscales. Ce dernier est subordonné au principe de laïcité et ne doit pas porter atteinte au principe de l’égalité entre les citoyens, à celui de la neutralité de l’État en matière religieuse, à celui de l’égale liberté des confessions religieuses devant la loi ni à celui de la liberté de religion des citoyens. L’Église catholique, ainsi que les communautés religieuses qui ont conclu des accords avec l’État, bénéficient de financements publics directs et indirects. Dans un certain nombre d’États, il n’y a pas de possibilité de financement direct des communautés religieuses. Elles s’autofinancent. Néanmoins, il peut y avoir des déductions fiscales et d’autres formes de subventions indirectes (comme en Arménie, en France, en ex-République yougoslave de Macédoine – à l’exception de certains territoires – en Irlande, en Lettonie, en République de Moldova, au Portugal, au Royaume-Uni et en Ukraine). Parmi les critères d’octroi d’un financement, la reconnaissance du statut juridique est l’élément clé. Dans les États qui prévoient différents statuts pour les communautés religieuses (par exemple en Allemagne, en Espagne, en Hongrie, en Lituanie, en République tchèque, en Roumanie et en Serbie), le financement varie en fonction de l’importance du statut. Pour les Églises dont le rôle historique est mis en exergue dans les Constitutions, les concordats ou accords, ou d’autres textes, le soutien financier peut être de droit. Autrement, la bienfaisance publique ou l’utilité sociale des communautés religieuses sont souvent prises en compte.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. Les auteurs de la requête no 42461/13 Les auteurs de cette requête, MM. Karácsony, Szilágyi, Dorosz et Mme Szabó, sont nés respectivement en 1975, 1981, 1985 et 1977, et résident à Budapest. À l’époque des faits, ils étaient députés et membres du parti d’opposition Dialogue pour la Hongrie (Párbeszéd Magyarországért). M. Szilágyi était aussi l’un des « notaires » de l’Assemblée. Faits relatifs à MM. Karácsony et Szilágyi Le 30 avril 2013, lors de débats préalables à ceux prévus à l’ordre du jour qui se sont tenus en séance plénière de l’Assemblée, un député de l’opposition membre du Parti socialiste hongrois critiqua le gouvernement et l’accusa de corruption en lien notamment avec la réorganisation du marché du tabac. Alors que le ministre de l’Économie nationale, M. Zoltán Cséfalvay, répondait au nom du gouvernement, MM. Karácsony et Szilágyi allèrent poser au centre de la salle une grande pancarte sur laquelle on pouvait lire « FIDESZ [le parti au pouvoir] voleur, tricheur et menteur », puis ils la placèrent à côté du siège du ministre. Voici les extraits pertinents du procès-verbal de séance : « Zoltán Cséfalvay, ministre de l’Économie nationale : « Dites-leur que la hausse du pouvoir d’achat touche en particulier les personnes percevant le revenu minimal, puisque celui-ci a été rehaussé de 5,4 %, ce qui est intenable avec une inflation inférieure à 3,5 %. Et dites-leur aussi (...) » (Gergely Karácsony et Péter Szilágyi exhibent une pancarte sur laquelle on peut lire « FIDESZ voleur, tricheur et menteur ». Exclamations dans les rangs des députés de la majorité : « Appliquez le règlement intérieur ! Monsieur le ministre ! » Le président agite sa sonnette.) Le président : « Mesdames et Messieurs les députés ! (Exclamations continues dans les rangs des députés de la majorité ; Gergely Karácsony et Péter Szilágyi posent la pancarte près de la tribune de l’intervenant.) Je demande à M. Gergely Karácsony d’ôter la pancarte de la même manière qu’ils l’ont apportée. (Gergely Karácsony et Péter Szilágyi laissent la pancarte près de la tribune de l’intervenant. Exclamations continues dans les rangs des députés de la majorité. Le président agite sa sonnette.) Je demande aux huissiers d’ôter la pancarte. (Exclamations dans les rangs des députés de la majorité, notamment, qui disent : « C’est tout ce que vous pouvez faire ! ») Je demande aux huissiers d’ôter la pancarte. (La pancarte est enlevée.) Merci beaucoup. Veuillez continuer, Monsieur le ministre ! » (Exclamations dans les rangs des députés de la majorité : « Comment ont-ils pu faire entrer ça ? » [Le président] agite sa sonnette.) Le 6 mai 2013, en vertu de l’article 49 §§ 4 et 7 de la loi relative à l’Assemblée, le président de l’Assemblée (« le président ») présenta une proposition tendant à infliger à M. Karácsony une amende d’un montant de 50 000 forints hongrois (HUF), soit environ 170 euros (EUR), et à M. Szilágyi une amende d’un montant de 185 520 HUF, soit environ 600 EUR, pour leur comportement, tel que rapporté au procès-verbal, jugé gravement offensant pour l’ordre parlementaire. Le montant maximal (un tiers de ses émoluments mensuels) était proposé dans le cas de M. Szilágyi parce qu’il était un officier élu de l’Assemblée, et non un simple député. Aucun autre motif n’était exposé. Une décision portant approbation de cette proposition fut adoptée en séance plénière le 13 mai 2013, sans débat. Faits relatifs à M. Dorosz et Mme Szabó Le 21 mai 2013, au cours du vote final sur le projet de loi no T/10881 portant modification de certaines lois sur le tabac, M. Dorosz et Mme Szabó apportèrent et exhibèrent au centre de la salle une grande banderole sur laquelle on pouvait lire « C’est l’œuvre de la mafia nationale du tabac ». Voici les extraits pertinents du procès-verbal de séance : « Le président : « (...) Mesdames et Messieurs les députés, je mets aux voix le projet de loi no T/10881 sur la base de la proposition de synthèse telle qu’elle vient d’être amendée. Veuillez voter ! (Vote) J’annonce la décision : l’Assemblée a (Dávid Dorosz et Rebeka Szabó apportent une banderole sur laquelle on peut lire « C’est l’œuvre de la mafia nationale du tabac ».) adopté le projet de loi no T/10881 par 222 voix contre 81 et une abstention. (Applaudissements dans les rangs des députés du FIDESZ.) Je signale aux deux députés que leur comportement constitue une grave perturbation des travaux en plénière. Je les avise en conséquence que le règlement intérieur et l’article 49 § 4 de la loi relative à l’Assemblée (applaudissements soutenus dans les rangs du Parti socialiste hongrois) sanctionnent de tels comportements. (István Józsa : « Nous voulons une législation contre la mafia ! ») Je prie mes collègues de détacher et d’ôter cette banderole. (Dávid Dorosz et Rebeka Szabó ne remettent pas la banderole à l’huissier. Courte pause. Exclamations bruyantes dans les rangs des députés de l’opposition.) Veuillez aider madame et monsieur les députés à ôter la banderole. (Dávid Dorosz et Rebeka Szabó quittent la salle.) Merci beaucoup. » Le 24 mai 2013, en vertu de l’article 49 §§ 4 et 7 de la loi relative à l’Assemblée, le président présenta une proposition tendant à infliger à M. Dorosz et Mme Szabó une amende de 70 000 HUF chacun, soit environ 240 EUR, pour leur comportement, tel que rapporté au procès-verbal, jugé gravement offensant pour l’ordre parlementaire. Il était indiqué dans la proposition qu’un montant majoré s’imposait parce que des comportements similaires, très perturbateurs, avaient déjà été constatés auparavant. Aucun autre motif n’était exposé. Une décision portant approbation de cette proposition fut adoptée en séance plénière le 27 mai 2013, sans débat. B. Les auteurs de la requête no 44357/13 Les auteurs de cette requête, Mmes Szél, Osztolykán et Lengyel, sont nées en 1977, 1974 et 1971 et habitent à Budakeszi, Budapest et Gödöllő, respectivement. À l’époque des faits, elles étaient députées et membres du parti d’opposition La politique peut être différente (Lehet Más a Politika, LMP). Le 21 juin 2013, l’Assemblée procéda au vote final sur un nouveau texte, le projet de loi no T/7979 portant transfert de terres agricoles et de terrains forestiers. Très controversé, ce projet avait suscité de vives réactions parmi les membres de l’opposition. Au cours de ce vote, à titre de protestation, Mme Lengyel posa sur la table du Premier ministre une petite brouette dorée remplie de terre, tandis que Mmes Szél et Osztolykán déroulaient devant la tribune du président une banderole sur laquelle on pouvait lire « Distribuez les terres au lieu de les voler ! » ; Mme Lengyel s’exprimait à l’aide d’un porte-voix. Elle avait auparavant pris la parole deux fois au cours des débats article par article et une fois au cours du débat final sur ce projet de loi, et elle avait déposé trois demandes de modification d’amendements d’autres députés et deux propositions d’amendement juste avant le vote final. Voici les extraits pertinents du procès-verbal de séance : « Le président : « Le point suivant à l’ordre du jour est le vote des amendements présentés avant le vote final sur le projet de loi portant transfert de terres agricoles et de terrains forestiers ainsi que le vote final. Les députés ont reçu ce projet sous la cote T/7979 et le texte de synthèse du projet sous la cote T/9797/2610. Nous allons tout d’abord procéder au vote des amendements. Ils doivent être adoptés à la majorité qualifiée. (Perturbations constantes de la séance.) (...) Les membres du Jobbik [parti d’opposition] ne me laissant pas prendre place à ma tribune, je continuerai à présider la séance depuis l’endroit où je me trouve. (Applaudissements soutenus dans les rangs du groupe parlementaire au pouvoir.) Les membres du Jobbik ne permettant pas au notaire, membre d’un parti d’opposition de gauche, de prendre place à [la tribune du président] pendant le vote par appel nominal, de conduire le scrutin et d’annoncer les résultats (bruits continus) je prie les députés de s’asseoir et de m’écouter ! Je demande à l’Assemblée de confirmer que, puisque les membres du Jobbik entravent le déroulement du vote par appel nominal, nous voterons par la voie électronique. (Applaudissements soutenus dans les rangs du groupe parlementaire au pouvoir. Exclamations dans ces mêmes rangs : « Hourra ! ») Mesdames et Messieurs les députés, je prie celles et ceux d’entre vous qui, dans ces circonstances inhabituelles, approuvent cette méthode de voter par la voie électronique plutôt que par appel nominal. (Des membres du groupe parlementaire Jobbik occupent la tribune du président, scandant « traîtres, traîtres » pendant plusieurs minutes. Szilvia Lengyel pose une petite brouette dorée remplie de terre sur la table du Premier ministre. Bernadett Szél et Ágnes Osztolykán [les requérantes] déroulent devant la tribune du président une banderole sur laquelle on peut lire « Distribuez les terres au lieu de les voler ! ») Je sollicite une assistance technique afin que le vote puisse se dérouler. (Courte pause. Des membres du groupe Jobbik continuent de scander « traîtres ». Szilvia Lengyel s’exprime à l’aide d’un porte-voix. András Schiffer applaudit. Intervention du groupe FIDESZ : « Où sont les gardiens de l’Assemblée ? » Rires.) Madame la députée, il me faut vous avertir vous aussi que vos méthodes sont inacceptables au regard des dispositions du règlement intérieur. Je vous prie donc de cesser de vous exprimer à l’aide d’un porte-voix. Là encore, je sollicite une assistance technique pour régler ce problème de façon que les députés puissent exercer leur droit de vote, puisqu’on m’empêche d’accéder à ma propre carte de vote (...) » Le 25 juin 2013, en vertu de l’article 49 §§ 4 et 7 de la loi relative à l’Assemblée, le président présenta une proposition tendant à infliger à Mmes Szél et Lengyel une amende d’un montant de 131 400 HUF chacune, soit environ 430 EUR, et à Mme Osztolykán une amende d’un montant de 154 000 HUF, soit environ 510 EUR, pour leur comportement, tel que rapporté au procès-verbal, jugé gravement offensant pour l’ordre parlementaire. Le montant maximal était proposé en raison de la situation extraordinaire qui s’était produite pendant le vote et parce que, en exhibant une banderole et en utilisant un porte-voix, les députées s’étaient livrées à un comportement gravement offensant pour l’ordre parlementaire. Le 26 juin 2013 fut adoptée en séance plénière, sans débat, une décision portant approbation de la proposition du président. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La Loi fondamentale La Loi fondamentale hongroise, entrée en vigueur le 1er janvier 2012, dispose dans ses parties pertinentes : Article C « 1. Le fonctionnement de l’État hongrois repose sur le principe de la séparation des pouvoirs. » Article I « 1. Le respect des droits fondamentaux de l’homme, inviolables et inaliénables, est assuré. Leur protection est l’obligation première de l’État. La Hongrie reconnaît les droits fondamentaux de l’homme, tant individuels que collectifs. Les règles applicables en matière de droits et obligations fondamentaux sont énoncées dans une loi. Un droit fondamental ne peut être restreint qu’afin de permettre l’exercice effectif d’un autre droit fondamental ou de protéger un principe constitutionnel, pour autant que cette restriction soit absolument nécessaire et proportionnée au but poursuivi et qu’elle respecte intégralement le contenu essentiel du droit fondamental restreint. » Article IX « 1. Chacun a droit à la liberté d’expression. La Hongrie reconnaît et protège la liberté et la diversité de la presse, et veille à la présence de conditions propices à la libre diffusion des informations nécessaires à la formation d’une opinion publique démocratique. (...) Le droit à la liberté d’expression ne peut être exercé dans le but de porter atteinte à la dignité d’autrui. » Article XXVIII « 7. Chacun peut former un recours contre toute décision d’une autorité, judiciaire, administrative ou autre, qui porterait atteinte à ses droits ou à ses intérêts légitimes. » Article 5 « 7. L’Assemblée nationale fixe ses règles de fonctionnement et régit le déroulement de ses débats dans les dispositions de son règlement intérieur [Házszabály], adopté à la majorité des deux tiers des députés présents. Le président exerce les pouvoirs de police et de discipline que lui confère le règlement intérieur de manière à assurer que le fonctionnement de l’Assemblée ne soit pas perturbé et à préserver la dignité de celleci. » Le paragraphe 5 des dispositions finales et diverses de la Loi fondamentale, entrées en vigueur le 1er avril 2013, se lit ainsi : « Les décisions de la Cour constitutionnelle antérieures à l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale sont abrogées, sans préjudice de leurs effets juridiques. » B. La loi relative à l’Assemblée nationale La loi no XXXVI de 2012 relative à l’Assemblée nationale (« la loi relative à l’Assemblée »), entrée en vigueur le 20 avril 2012, disposait, dans ses parties pertinentes à l’époque des faits : Le président de l’Assemblée Article 2 « Le président : (...) 2 f) prononce l’ouverture des séances, les dirige impartialement et en prononce la levée ; il donne la parole aux députés, veille au respect du règlement intérieur, annonce le résultat des votes et maintient l’ordre et les convenances en séance. (...) » Maintien de l’ordre et pouvoirs disciplinaires Article 46 « 1. Le président de séance ordonne de revenir à la question examinée à tout député qui, lors de son intervention, s’en écarterait manifestement et sans raison ou répéterait inutilement ses propos ou ceux de ses collègues au cours du même débat et, dans le même temps, l’avertit des conséquences s’il n’obtempère pas. Le président de séance peut retirer la parole à tout député qui, lors de son intervention, persisterait à se comporter de la manière indiquée au paragraphe 1 du présent article après avoir reçu un second avertissement. » Article 47 « Le président de séance peut, en en exposant les motifs, retirer le droit de parole à tout député dont le temps de parole, imparti à lui ou à son groupe parlementaire, serait épuisé. » Article 48 « 1. Le président de séance rappelle à l’ordre tout député qui, dans son intervention, emploierait une expression indécente ou offensante pour l’autorité de l’Assemblée ou pour une personne ou un groupe, en particulier national, ethnique, racial ou religieux, et, dans le même temps, l’avertit des conséquences s’il emploie cette expression de manière répétée. Le président de séance retire le droit de parole à tout député qui persisterait à employer une expression indécente ou offensante après avoir été rappelé à l’ordre. Le président de séance peut proposer, sans rappel à l’ordre ni avertissement, d’exclure pour le reste de la séance du jour et de punir d’une amende tout député qui, lors de son intervention, emploierait une expression gravement offensante pour l’autorité de l’Assemblée ou pour une personne ou un groupe, en particulier national, ethnique, racial ou religieux, ou une expression offensante source de graves troubles. L’Assemblée statue, sans débat, sur la proposition d’exclusion. Si le quorum n’est pas atteint, le président de séance statue. Lors de la séance suivante, il informe l’Assemblée de l’exclusion et du motif de celle-ci, puis l’Assemblée se prononce, sans débat, sur la légalité de la décision du président de séance. Un député exclu ne peut reprendre la parole le jour de la séance dont il est exclu. Il n’a pas droit à ses émoluments pour ce jour. En l’absence de proposition d’application de l’une des sanctions prévues au paragraphe 3 du présent article, le président de séance peut proposer d’infliger une amende au député en question dans les cinq jours à compter de l’usage par celui-ci de l’expression gravement offensante. L’Assemblée statue, sans débat, sur la proposition d’amende visée aux paragraphes 3 et 6 du présent article lors de la séance consécutive à celle du dépôt de la proposition. Le montant de l’amende ne peut dépasser le tiers des émoluments mensuels du député. » Article 49 « 1. Le président de séance peut retirer le droit de parole à tout député qui, sauf si celui-ci dépose une motion de procédure, contesterait l’une de ses décisions ou le fait qu’il préside la séance. Tout député à qui il retirerait ainsi, sans avertissement, le droit de parole peut demander à la commission chargée de l’interprétation du règlement intérieur de statuer sur son cas individuel. Un député ne peut se voir retirer le droit de parole s’il n’a pas été averti des conséquences d’un rappel à l’ordre par le président de séance. Un député qui s’est vu retirer le droit de parole en vertu du paragraphe 1 du présent article, du paragraphe 2 de l’article 46 ou du paragraphe 2 de l’article 48 ne peut plus reprendre la parole le même jour de séance sur la même question. Le président de séance peut proposer, sans rappel à l’ordre ni avertissement, d’exclure pour le reste de la séance du jour et de punir d’une amende tout député qui adopterait un comportement gravement offensant pour l’autorité de l’Assemblée ou pour l’ordre au sein de celle-ci ou qui violerait les dispositions du règlement intérieur de l’Assemblée régissant l’ordre dans les débats ou le scrutin. La proposition précise le motif de la mesure et (...) la disposition du règlement intérieur violée. L’Assemblée statue, sans débat, sur la proposition d’exclusion. Si le quorum n’est pas atteint, le président de séance statue. Lors de la séance suivante, il informe l’Assemblée de l’exclusion et du motif de celle-ci, puis l’Assemblée se prononce, sans débat, sur la légalité de la décision du président de séance. Un député exclu ne peut reprendre la parole lors de la séance du jour de son exclusion. Il n’a pas droit à ses émoluments pour l’intégralité de ce jour. En l’absence de proposition d’application de l’une des sanctions prévues au paragraphe 4 du présent article, le président peut proposer d’infliger une amende au député dans les cinq jours à compter de l’adoption par celui-ci du comportement visé au même paragraphe. L’Assemblée nationale statue, sans débat, sur la proposition d’amende visée aux paragraphes 4 et 7 du présent article lors de la séance consécutive à celle du dépôt de la proposition. Le montant de l’amende ne peut dépasser le tiers des émoluments mensuels du député. » Article 50 « 1. Le président de séance peut proposer d’exclure de la séance, de suspendre dans ses droits ou de punir d’une amende tout député qui, en séance, recourrait à la violence physique, menacerait de recourir à la violence physique directe ou appellerait à y recourir. L’Assemblée statue, sans débat, sur la proposition d’exclusion. Si le quorum n’est pas atteint, le président de séance statue. Un député exclu de la séance en vertu du paragraphe 1 du présent article ne peut siéger ni en séance ni en commission et n’a pas droit à ses émoluments pendant la durée de son exclusion. Lors de la séance suivante, le président de séance informe l’Assemblée de l’exclusion et du motif de celle-ci, puis l’Assemblée se prononce, sans débat, sur la légalité de la décision du président de séance. 2 a) En l’absence de proposition d’application de l’une des sanctions visées au paragraphe 1 du présent article, le président de séance peut proposer de suspendre dans ses droits et/ou de punir d’une amende le député en question dans les cinq jours à compter de l’adoption par celui-ci du comportement visé au même paragraphe. L’Assemblée se prononce, aux deux tiers des voix des députés présents, sur la suspension dans ses droits du député en question après avoir sollicité des résolutions de la commission de l’Assemblée sur les immunités, les conflits d’intérêt, la discipline et la vérification des pouvoirs. Le député peut être suspendu dans ses droits pendant une durée maximale de trois jours. L’Assemblée statue, sans débat, sur la proposition d’amende visée aux paragraphes 1 et 2 a) du présent article lors de la séance consécutive à celle du dépôt de la proposition. Le montant de l’amende ne peut dépasser le tiers des émoluments mensuels du député. L’Assemblée peut, avec les deux tiers des voix des députés présents, suspendre dans ses droits tout député qui, au cours de la même session, persisterait dans le comportement visé au paragraphe 1 du présent article, et ce a) pour une durée de six jours de séance la deuxième fois, et b) pour une durée de neuf jours de séance la troisième fois et toutes les autres fois. Du premier au dernier jour de sa suspension, un député suspendu dans ses droits ne peut siéger en séance ou en commission et n’a pas droit à ses émoluments. Le premier jour de suspension est celui de la séance consécutive à celle du prononcé de la suspension. Le calcul de la durée de suspension ne tient pas compte des vacances entre les sessions. Tout comportement contraire au paragraphe 1 que le député en question aurait adopté en commission est aussi pris en compte dans l’application du paragraphe 5 du présent article. » Article 51 « Si, en séance, un comportement perturbateur rend impossible la poursuite des débats, le président de séance peut suspendre celle-ci pour une durée déterminée ou en prononcer la levée. À la levée de la séance, il en convoque une nouvelle. S’il n’est pas en mesure d’annoncer sa décision, il quitte la tribune, ce qui interrompt la séance. Une séance interrompue ne peut reprendre que si le président de séance la convoque de nouveau. » L’article 52 de la loi relative à l’Assemblée énonçait les sanctions disciplinaires applicables pour certains types d’expressions et de comportements survenant en commission. C. Modification de la loi relative à l’Assemblée Le 13 février 2014, l’Assemblée a apporté à la loi relative à l’Assemblée une modification réformant les règles de procédure disciplinaire pour les députés (loi no XIV de 2014, qui a ajouté un nouvel article 51/A à la loi relative à l’Assemblée). Cette modification permet désormais notamment à tout député puni d’une amende de saisir une commission d’un recours. Elle est entrée en vigueur le 4 mars 2014. Le nouvel article 51/A dispose, dans ses parties pertinentes : Article 51/A « 1. Sur proposition de l’un quelconque de ses membres, la commission de l’Assemblée [Házbizottság] peut, si cela n’entraîne pas d’autre conséquence juridique, ordonner la réduction des émoluments d’un député dans les quinze jours à compter de l’adoption par celui-ci d’un comportement visé aux articles 48 § 3, 49 § 4 ou 50 § 1 de la présente loi. La décision précise les motifs de la mesure et, si le comportement en question a enfreint les règles du débat, du scrutin ou (...), les dispositions du règlement violées. (...) Tout député visé par une décision prise sur la base du paragraphe 1 du présent article en est aussitôt informé par le président. (...) Tout député qui contesterait une décision prise sur la base du paragraphe 1 du présent article peut en demander l’annulation, dans les cinq jours à compter de la notification visée au paragraphe 3 du présent article, à la commission de l’Assemblée sur les immunités, les conflits d’intérêt, la discipline et la vérification des pouvoirs. S’il ne formule pas cette demande dans le délai prévu, ses émoluments sont réduits selon les modalités fixées dans la décision. (...) La commission sur les immunités, les conflits d’intérêt, la discipline et la vérification des pouvoirs statue, dans les quinze jours, sur toute demande formée en vertu du paragraphe 4 du présent article (...) Elle peut auditionner en personne le député concerné si celui-ci en fait la demande. Si la commission sur les immunités, les conflits d’intérêt, la discipline et la vérification des pouvoirs fait droit à la demande du député, les émoluments de celui-ci ne sont pas réduits et la clôture de la procédure prévue au paragraphe 1 du présent article est prononcée. Si la commission sur les immunités, les conflits d’intérêt, la discipline et la vérification des pouvoirs rejette la demande du député ou ne statue pas dans le délai prévu au paragraphe 6 du présent article, les émoluments du député sont réduits selon les modalités fixées dans la décision prise sur la base du paragraphe 1 du présent article. Si la commission sur les immunités, les conflits d’intérêt, la discipline et la vérification des pouvoirs rejette la demande du député formée en vertu du paragraphe 4 du présent article ou ne statue pas dans le délai prévu au paragraphe 6 du présent article, le député peut demander à l’Assemblée d’annuler la décision prise sur la base du paragraphe 1 du présent article. (...) Le président de la commission sur les immunités, les conflits d’intérêt, la discipline et la vérification des pouvoirs notifie aussitôt au député concerné et à la commission de l’Assemblée toute décision prise sur la base du paragraphe 8 du présent article (...) ou l’expiration du délai. Toute demande fondée sur le paragraphe 9 du présent article doit être formée dans les cinq jours ouvrables à compter de la date de la notification adressée, en vertu du paragraphe 11 du présent article, par le président de la commission sur les immunités, les conflits d’intérêt, la discipline et la vérification des pouvoirs. L’Assemblée statue, sans débat, sur toute décision prise sur la base du paragraphe 1 du présent article et visée par une demande fondée sur le paragraphe 9 du présent article. Le montant de l’amende ne peut dépasser : a) un tiers des émoluments mensuels du député si la réduction se justifie par un comportement visé aux articles 48 § 3 ou 49 § 4, b) les émoluments mensuels du député si la réduction se justifie par un comportement visé à l’article 50 § 1 de la présente loi. » D. La loi relative à la Cour constitutionnelle La loi no CLI relative à la Cour constitutionnelle (« la LCC ») est entrée en vigueur le 1er janvier 2012. Elle prévoit les types suivants de recours constitutionnels : Article 26 « 1. Conformément à l’article 24 § 2 c) de la Loi fondamentale, toute personne physique ou morale lésée par l’application, dans un procès auquel elle est partie, d’une disposition légale contraire à la Loi fondamentale peut saisir la Cour constitutionnelle d’un recours : a) si ses droits consacrés par la Loi fondamentale ont été violés, et b) si les possibilités de recours en justice ont déjà été épuisées ou si aucune possibilité de ce type n’existe. Par dérogation au paragraphe 1 du présent article, la Cour constitutionnelle peut également être saisie à titre exceptionnel : a) si, par l’application ou par l’entrée en vigueur d’une disposition légale contraire à la Loi fondamentale, les droits de l’auteur de la saisine sont directement violés, en l’absence de décision de justice, et b) s’il n’existe aucune procédure permettant de former un recours apte à réparer ladite violation ou si l’auteur de la saisine a déjà épuisé les possibilités de recours. (...) » Article 27 « Conformément à l’article 24 § 2 d) de la Loi fondamentale, toute personne physique ou morale lésée par une décision de justice contraire à la Loi fondamentale peut saisir la Cour constitutionnelle d’un recours : a) si la décision rendue sur le fond ou celle prononçant la clôture de la procédure judiciaire viole ses droits énoncés dans la Loi fondamentale, et b) si les possibilités de recours en justice ont déjà été épuisées par elle ou si elle n’a aucune possibilité de recours. » L’article 30 § 4 de la LCC dispose : « La Cour constitutionnelle ne peut plus être saisie après l’expiration d’un délai de cent quatre-vingts jours à compter de la signification de la décision, de la violation de droits garantis par la Loi fondamentale et, dans les cas énoncés à l’article 26 § 2 de la présente loi, de l’entrée en vigueur de la disposition légale contraire à la Loi fondamentale. » E. L’arrêt no 3206/2013 (XI.18) AB rendu le 4 novembre 2013 par la Cour constitutionnelle Le député E.N., membre du parti d’opposition Jobbik, forma un recours constitutionnel sur la base de l’article 26 § 2 de la LCC contre certaines dispositions de la loi relative à l’Assemblée. Il soutenait que celles-ci restreignaient indûment la liberté d’expression des députés et n’offraient pas de recours contre les décisions de l’Assemblée. La Cour constitutionnelle examina la constitutionnalité des articles 50 § 1 et 52 § 2 a) de la loi relative à l’Assemblée et jugea le recours irrecevable pour le surplus. Analysant la constitutionnalité de l’article 52 § 2 a) de cette même loi, la Cour constitutionnelle considéra que la liberté d’expression parlementaire formait un élément important de la liberté d’expression, protégée par l’article IX § 1 de la Loi fondamentale. Elle souligna le rôle particulièrement important de l’Assemblée, instance décisionnaire statuant sur des questions touchant directement la vie de la nation, dans la concrétisation de cette liberté. Elle estima que, s’agissant de la liberté d’expression des députés, une distinction devait être établie entre la liberté d’expression elle-même et les moyens employés pour sa réalisation. Selon elle, l’Assemblée était fondée à adopter dans son règlement intérieur des dispositions destinées à garantir sa dignité et son bon fonctionnement. La Cour constitutionnelle rappela que, aux termes de l’article 5 § 7 de la Loi fondamentale, le président exerçait ses pouvoirs de police et de discipline, tels que fixés par le règlement intérieur, de façon à assurer le bon fonctionnement de l’Assemblée et à en préserver la dignité. Elle en déduisit que la Loi fondamentale représentait la base constitutionnelle du respect des règles au sein de l’Assemblée, ce qui impliquait inévitablement une restriction des droits des députés, dont celui à la liberté d’expression. Elle s’appuya aussi sur le principe de l’autonomie parlementaire, protégé par la Loi fondamentale. Selon elle, le bon fonctionnement de l’Assemblée et la préservation de son autorité et de sa dignité pouvaient donc entraîner des limitations au droit des députés à la liberté d’expression justifiées sur le plan constitutionnel. La Cour constitutionnelle fit observer qu’une réduction des émoluments des députés et leur exclusion des travaux parlementaires étaient les sanctions disciplinaires les plus lourdes, mais qu’elles n’étaient pas sans précédent d’un point de vue historique ou international. Selon elle, la règle énoncée à l’article 52 § 2 a) de la loi relative à l’Assemblée ne pouvait s’analyser en une restriction disproportionnée au droit à la liberté d’expression. La Cour constitutionnelle examina également le volet procédural de l’article 52 § 2 a) qui, à l’instar du comportement réprimé à l’article 48 § 3, visait les formes les plus sérieuses d’expressions « gravement offensantes ». Elle jugea conforme à la Constitution la possibilité d’appliquer les sanctions disciplinaires les plus lourdes, même sans rappel à l’ordre ni avertissement, lorsqu’une expression de cette nature (par opposition à une expression « indécente ou offensante » visée à l’article 48 § 1) était employée ou causait de graves troubles. Elle indiqua que, en pareils cas, il ne pouvait être escompté ni même parfois envisagé qu’un député fût préalablement averti des conséquences encourues. La Cour constitutionnelle se pencha ensuite sur l’argument tiré de l’absence, dans les dispositions attaquées de la loi relative à l’Assemblée, de recours contre les décisions disciplinaires. Elle constata que l’article XXVIII § 7 de la Loi fondamentale avait créé un droit de recours contre toute décision d’une autorité judiciaire, administrative ou autre. Elle estima cependant que, les décisions disciplinaires prises par l’Assemblée ne relevant d’aucune de ces catégories, l’absence de recours en la matière n’était pas inconstitutionnelle en elle-même. Elle ajouta que, d’un point de vue historique et comparatif, l’exercice d’un pouvoir disciplinaire à l’encontre des députés relevait de l’autonomie de l’Assemblée. Elle en conclut que le pouvoir disciplinaire de l’Assemblée touchait au fonctionnement interne de celle-ci et donc au comportement des députés dans l’exercice de leur mandat. Dès lors, selon elle, aucune obligation de prévoir un recours contre ces décisions ne pouvait se déduire de l’article XXVIII § 7 de la Loi fondamentale. Le président de la Cour constitutionnelle, rejoint par deux autres juges, rédigea une opinion dissidente. Il estima que le droit à la liberté d’expression des députés tirait son origine non pas de la liberté d’expression, celle-ci étant un droit fondamental des citoyens opposable à l’État, mais du droit des députés à exercer librement leur mandat, garanti par la Loi fondamentale. Pour autant, il jugea que, puisque le règlement intérieur restreignait l’exercice de la liberté de parole, il était raisonnable d’invoquer aussi une violation de la liberté d’expression. Il releva que la Loi fondamentale formait la base du pouvoir de l’Assemblée de prendre des sanctions dans l’intérêt du bon fonctionnement de celle-ci. Il en conclut néanmoins que le droit pour l’Assemblée de fixer son propre règlement intérieur ne l’autorisait pas à méconnaître du même coup le droit à la liberté d’expression. Il considéra que la qualification d’une expression de gravement offensante ou d’offensante et source de graves troubles et l’exclusion d’un député ne pouvaient passer pour des mesures proportionnées que si l’intéressé avait été au préalable rappelé à l’ordre et averti des conséquences juridiques encourues. Or il constata que rien de tel n’était prévu, que ce soit pour des propos tenus en commission (article 52 § 2 a)) ou en séance plénière (article 48 § 3). F. L’arrêt no 3207/2013 (XI.18) AB rendu le 4 novembre 2013 par la Cour constitutionnelle Le même député, E.N., forma un recours constitutionnel contre les articles 48 §§ 3 et 4 et 48 § 7 de la loi relative à l’Assemblée. Par un arrêt rendu le 4 novembre 2013, la Cour constitutionnelle rejeta ce recours s’agissant de l’article 48 § 3 et le déclara irrecevable pour le surplus. Dans son analyse de l’article 48 § 3, la Cour constitutionnelle jugea qu’un député intervenant à l’Assemblée exprimait ses vues non pas en tant que « simple particulier » mais en qualité de député, c’est-à-dire de membre de l’organe représentatif suprême du pays. Elle considéra que, en cette qualité de représentant, les limites de la liberté de parole pour un député n’étaient pas les mêmes que pour un particulier : d’un côté, l’immunité parlementaire élargissait ces limites et, de l’autre, les règles disciplinaires parlementaires les restreignaient. Elle dit que certains des propos des députés relevaient des règles disciplinaires parlementaires précisément en raison de l’immunité étendue dont ils jouissaient dans le cadre de leurs activités à l’Assemblée. Elle estima donc justifié que le président disposât de prérogatives à utiliser en pareils cas de manière à pouvoir prévenir tout abus du droit à la liberté d’expression par les députés. Par ailleurs, selon elle, le droit de parole au sein de l’Assemblée n’était pas seulement un droit personnel du député : il s’agissait aussi d’un attribut fondamental du débat parlementaire qu’il fallait réglementer dans l’optique d’un bon fonctionnement de l’Assemblée. La Cour constitutionnelle estima que l’encadrement du droit de parole des députés visait à ménager le bon équilibre entre le respect des droits de chaque député et la protection du bon déroulement des travaux parlementaires. Elle jugea que l’article 48 § 3 de la loi relative à l’Assemblée ne restreignait pas de manière disproportionnée la liberté d’expression prévue par la Constitution, car il ne régissait que les cas extrêmes relevant des pouvoirs disciplinaires de l’Assemblée. D’après elle, cette disposition, combinée avec les paragraphes précédents de ce même article, respectait dûment le principe de la progressivité des sanctions applicables (plus l’infraction disciplinaire est grave, plus la sanction est lourde). III. TEXTES PERTINENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE A. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe L’article 28 du Statut du Conseil de l’Europe dispose, dans ses parties pertinentes : « a) L’Assemblée consultative (parlementaire) adopte son règlement intérieur. Elle choisit parmi ses membres son président, qui demeure en fonctions jusqu’à la session ordinaire suivante. b) Le président dirige les travaux, mais ne prend part ni aux débats ni au vote. (...) » L’article 22 du règlement de l’Assemblée parlementaire (Résolution 1202 (1999) adoptée le 4 novembre 1999 avec modifications ultérieures du règlement), consacré à la discipline, dispose : « 22.1. Le président rappelle à l’ordre tout membre de l’Assemblée qui trouble la séance. 2. En cas de récidive, le président le rappelle de nouveau à l’ordre avec inscription au compte rendu des débats. 3. En cas de nouvelle récidive, le président lui retire la parole ou peut l’exclure de la salle pour le reste du jour de la séance. 4. Dans les cas les plus graves, le président peut proposer à l’Assemblée de prononcer la censure qui comporte l’exclusion immédiate de la salle et l’interdiction d’y paraître pendant un délai de deux à cinq jours de séance. Le membre contre qui cette mesure disciplinaire est demandée a droit à la parole pour une durée maximale de deux minutes avant que l’Assemblée ne décide. 5. La censure est prononcée sans débat. 6. Les paroles qui constituent un affront à la dignité humaine, portent atteinte au droit au respect de la vie privée ou sont susceptibles de nuire au bon déroulement des débats sont interdites. Le président peut faire supprimer ces paroles du compte rendu des débats. Il peut agir de même en ce qui concerne les interventions de membres qui n’ont pas obtenu préalablement la parole. Le compte rendu de la séance mentionne cette décision. » Les dispositions complémentaires de ce même règlement relatives aux débats de l’Assemblée (telles que modifiées) prévoient : « viii. Conduite des membres de l’Assemblée parlementaire durant les débats de l’Assemblée (article 22 du règlement) Conformément aux articles 20.1 et 22 du règlement, le président de l’Assemblée maintient l’ordre et les bons usages parlementaires, et veille à ce que les débats se déroulent de manière civile et disciplinée, dans le respect des règles et pratiques en vigueur. Les membres de l’Assemblée parlementaire ont un comportement courtois, poli et respectueux les uns envers les autres, et envers le président de l’Assemblée ou toute autre personne qui préside. Ils s’abstiennent de toute action susceptible de perturber la séance. Cette disposition s’applique mutatis mutandis aux réunions du Bureau et des commissions. En ce qui concerne la discipline et le respect des règles de conduite par les membres de l’Assemblée, les paragraphes 17 à 21 du code de conduite des membres de l’Assemblée parlementaire s’appliquent. » Dans la Résolution 1965 (2013) sur la discipline des membres de l’Assemblée parlementaire, cette dernière a dit : « 1. L’Assemblée parlementaire réaffirme son attachement au droit à la liberté d’expression, qui est le plus important des privilèges parlementaires et un préalable essentiel à l’indépendance des représentants élus par le peuple. Il existe plusieurs façons d’exprimer son point de vue dans le contexte d’un débat politique, comme le fait d’afficher des symboles ou des logos ou de porter une tenue ou un vêtement spécifique, ce qui est protégé par le droit à la liberté d’expression. Néanmoins, toute personne qui exerce sa liberté d’expression assume également des devoirs et des responsabilités, dont l’étendue dépend de la situation et des moyens utilisés. » Au paragraphe 5 de cette même résolution, l’Assemblée parlementaire a rappelé que, en vertu de l’article 28 du Statut du Conseil de l’Europe, elle était en droit d’établir son règlement et de gérer ses affaires intérieures et qu’elle avait donc compétence pour prendre des mesures disciplinaires à l’égard de ses membres qui auraient une conduite répréhensible, et le pouvoir d’infliger des sanctions en cas d’infraction à son règlement. Dans sa Résolution 1601 (2008) énonçant les lignes directrices procédurales sur les droits et devoirs de l’opposition dans un parlement démocratique, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a dit : « 5. Accorder à l’opposition parlementaire un statut comportant des droits contribue à l’effectivité de la démocratie représentative et au respect du pluralisme politique, et, ce faisant, à l’adhésion et à la confiance des citoyens dans le bon fonctionnement des institutions. Instaurer un cadre juridique et procédural équitable, et des conditions matérielles permettant à la minorité parlementaire de remplir ses fonctions est une condition au bon fonctionnement de la démocratie représentative. Les membres de l’opposition doivent être en mesure d’exercer pleinement leur mandat au moins dans les mêmes conditions que celles des membres du parlement qui soutiennent le gouvernement ; ils doivent pouvoir participer aux activités parlementaires de manière active et effective, et jouir des mêmes droits. L’égalité de traitement des membres du parlement doit être garantie dans toutes leurs activités et prérogatives. » B. La Commission européenne pour la démocratie par le droit (la Commission de Venise) Dans son rapport sur le rôle de l’opposition au sein d’un parlement démocratique (étude no 497/2008), la Commission de Venise a notamment relevé : « 88. En règle générale, il convient que les dispositions essentielles qui portent sur les droits de l’opposition et des minorités parlementaires soient de préférence réglées sous une forme que la majorité ne puisse altérer ou modifier arbitrairement, tout au moins immédiatement. (...) 147. L’opposition politique a l’obligation fondamentale d’exercer ses fonctions dans le cadre de la loi, y compris en respectant la Constitution, le droit civil et le droit pénal classiques, ainsi que le règlement du Parlement. Les partis de l’opposition peuvent préconiser d’apporter des modifications à la loi, mais tant que celles-ci ne sont pas adoptées ils sont tenus de respecter la loi, comme tout un chacun. Une fois son immunité parlementaire modifiée, l’opposition peut voir sa responsabilité engagée pour tout acte illicite, comme n’importe quelle autre organisation ou personne. La plupart des parlements disposent également de sanctions disciplinaires internes applicables aux groupes parlementaires et aux parlementaires qui ne respectent pas le règlement ; elles sont pertinentes pour autant qu’elles se justifient de manière légitime et soient proportionnées. (...) (...) 149. Le bon fonctionnement d’une démocratie parlementaire suppose l’existence d’un équilibre entre la majorité et la minorité, qui crée une forme d’action réciproque propice à une gouvernance efficace, démocratique et légitime. Dans ce domaine, rien ne peut être tenu pour acquis et il existe de nombreux pays, y compris en Europe, dans lesquels la situation est différente. (...) (...) 153. Dans son Code de bonne conduite en matière de partis politiques de 2009, la Commission de Venise souligne (...) le juste équilibre qu’il convient de trouver entre les droits et responsabilités des partis de l’opposition : [...] La fonction d’opposition implique des contrôles scrupuleux, des observations et vérifications des agissements et actions des autorités et fonctionnaires publics. Cependant, le principe de la bonne gouvernance suggère que les partis de l’opposition (ainsi que les partis au pouvoir) devraient s’abstenir de toute action qui puisse éroder le débat démocratique et qui puisse par conséquent compromettre la confiance des citoyens envers les responsable politiques et les partis. » Dans son rapport sur l’étendue et la levée des immunités parlementaires (étude no 714/2013), la Commission de Venise a notamment souligné : « 55. Il ne faut pas confondre l’irresponsabilité et les régimes disciplinaires internes du parlement lui-même, d’une nature différente, et que la notion d’immunité parlementaire n’englobe d’habitude pas. La plupart des parlements possèdent un règlement ou un code de conduite en vertu duquel un député peut être interdit de parole ou faire l’objet de sanctions disciplinaires pour certains propos ou comportements ; la nature de ces sanctions varie considérablement, depuis le rappel à l’ordre ou la réduction du temps de parole jusqu’à la réduction de la rémunération, l’exclusion temporaire, parfois même des sanctions encore plus graves à caractère pénal. (...) (...) 100. La Commission de Venise observe que si des parlementaires sont protégés contre une action extérieure en justice pour les opinions qu’ils expriment ou les propos qu’ils tiennent, ils peuvent toujours faire l’objet de sanctions disciplinaires du parlement lui-même. Il en va ainsi dans la plupart des parlements nationaux, et la chose est légitime tant que les sanctions sont pertinentes et proportionnées, et non pas détournées par la majorité parlementaire pour restreindre les droits et libertés de leurs adversaires politiques. » IV. TEXTES PERTINENTS DE L’UNION EUROPÉENNE A. Le règlement du Parlement européen L’article 11 §§ 2 et 3 du règlement du Parlement européen (8e législature, septembre 2015) dispose : « 2. Le comportement des députés est inspiré par le respect mutuel, repose sur les valeurs et principes définis dans les textes fondamentaux de l’Union européenne, préserve la dignité du Parlement et ne doit pas compromettre le bon déroulement des travaux parlementaires ni la tranquillité dans l’ensemble des bâtiments du Parlement. Les députés se conforment aux règles du Parlement applicables au traitement des informations confidentielles. Le non-respect de ces éléments et de ces règles peut conduire à l’application de mesures conformément aux articles 165, 166 et 167. L’application du présent article n’entrave en aucune façon la vivacité des débats parlementaires ni la liberté de parole des députés. Elle se fonde sur le plein respect des prérogatives des députés, telles qu’elles sont définies dans le droit primaire et dans le statut applicable aux députés. Elle repose sur le principe de transparence et garantit que toute disposition en la matière soit portée à la connaissance des députés, qui sont informés individuellement de leurs droits et obligations. » Le chapitre 4, relatif aux mesures en cas de non-respect des règles de conduite applicables aux députés, énonce les sanctions disciplinaires pertinentes applicables aux députés pour leur comportement au sein du Parlement européen. En voici les dispositions pertinentes : Article 165 Mesures immédiates « 1. Le président rappelle à l’ordre tout député qui porte atteinte au bon déroulement de la séance ou dont le comportement n’est pas compatible avec les dispositions pertinentes de l’article 11. En cas de récidive, le président rappelle à nouveau le député à l’ordre, avec inscription au procès-verbal. Si la perturbation se poursuit, ou en cas de nouvelle récidive, le président peut retirer la parole au député concerné et l’exclure de la salle pour le reste du jour de la séance. Le président peut également recourir à cette dernière mesure immédiatement et sans deuxième rappel à l’ordre dans les cas d’une gravité exceptionnelle. Le secrétaire général veille sans délai à l’exécution d’une telle mesure disciplinaire avec l’aide des huissiers et, au besoin, du personnel de sécurité du Parlement. Lorsqu’il se produit une agitation qui compromet la poursuite des débats, le président, pour rétablir l’ordre, suspend la séance pour une durée déterminée ou la lève. Si le président ne peut se faire entendre, il quitte le fauteuil présidentiel, ce qui entraîne une suspension de la séance. Elle est reprise sur convocation du président. Les pouvoirs définis aux paragraphes 1 à 4 sont attribués, mutatis mutandis, au président de séance des organes, commissions et délégations, tels qu’ils sont définis dans le présent règlement. Le cas échéant, compte tenu de la gravité de la violation des règles de conduite, le président de séance peut saisir le président d’une demande de mise en œuvre de l’article 166, au plus tard avant la prochaine période de session ou la réunion suivante de l’organe, de la commission ou de la délégation concernés. » Article 166 Sanctions « 1. Dans le cas où un député trouble la séance d’une manière exceptionnellement grave ou perturbe les travaux du Parlement en violation des principes définis à l’article 11, le président, après avoir entendu le député concerné, arrête une décision motivée prononçant la sanction appropriée, décision qu’il notifie à l’intéressé et aux présidents des organes, commissions et délégations auxquels il appartient, avant de la porter à la connaissance de la séance plénière. L’appréciation des comportements observés doit prendre en considération leur caractère ponctuel, récurrent ou permanent, ainsi que leur degré de gravité, sur la base des lignes directrices annexées au présent règlement. La sanction prononcée peut consister en l’une ou plusieurs des mesures suivantes : a) un blâme ; b) la perte du droit à l’indemnité de séjour pour une durée pouvant aller de deux à dix jours ; c) sans préjudice de l’exercice du droit de vote en séance plénière, et sous réserve dans ce cas du strict respect des règles de conduite, une suspension temporaire, pour une durée pouvant aller de deux à dix jours consécutifs pendant lesquels le Parlement ou l’un quelconque de ses organes, commissions ou délégations se réunissent, de la participation à l’ensemble ou à une partie des activités du Parlement ; d) la présentation à la Conférence des présidents, conformément à l’article 21, d’une proposition de suspension ou de retrait d’un ou de plusieurs mandats que l’intéressé occupe au sein du Parlement. » Article 167 Voies de recours internes « Le député concerné peut introduire un recours interne devant le Bureau dans un délai de deux semaines à partir de la notification de la sanction arrêtée par le président, recours qui en suspend l’application. Le Bureau peut, au plus tard quatre semaines après l’introduction du recours, annuler la sanction arrêtée, la confirmer ou en réduire la portée, sans préjudice des droits de recours externes à la disposition de l’intéressé. En l’absence de décision du Bureau dans le délai imparti, la sanction est réputée nulle et non avenue. » L’annexe XV (Lignes directrices relatives à l’interprétation des règles de conduite applicables aux députés) au règlement du Parlement européen dispose, dans ses parties pertinentes : « 1. Il convient de distinguer les comportements de nature visuelle, qui peuvent être tolérés, pour autant qu’ils ne soient pas injurieux et/ou diffamatoires, qu’ils gardent des proportions raisonnables et qu’ils ne génèrent pas de conflit, de ceux entraînant une perturbation active de quelque activité parlementaire que ce soit. » Saisi d’un recours tendant notamment à l’annulation de la sanction de perte de son droit à l’indemnité de séjour pour une durée de dix jours prononcée à l’encontre d’un député européen, le Tribunal de l’Union européenne rejeta ce recours le 5 septembre 2012, entre autres pour forclusion. B. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne L’article 41 § 1 de la Charte dispose : « Toute personne a le droit de voir ses affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable par les institutions et organes de l’Union. » L’article 41 § 2 prévoit : « Ce droit comporte notamment : – le droit de toute personne d’être entendue avant qu’une mesure individuelle qui l’affecterait défavorablement ne soit prise à son encontre ; (...) » La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a dit que le droit d’être entendu garantissait à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours d’une procédure administrative et avant l’adoption de toute décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts (arrêt de la CJUE du 22 novembre 2012 dans M.M. contre Minister for Justice, Equality and Law Reform et autres, C-277/11, EU:C:2012:744, point 87, références à la jurisprudence omises ; voir aussi l’arrêt de la CJUE du 3 juillet 2014 dans Kamino International Logistics BV et Datema Hellmann Worldwide Logistics BV contre Staatssecretaris van Financiën, C-129/13 et C-130/13, EU:C:2014:2041, et l’arrêt de la CJUE du 5 novembre 2014 dans Sophie Mukarubega contre Préfet de police et Préfet de la Seine-Saint-Denis, C-166/13, EU:C:2014:2336). V. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ La Cour a conduit une analyse de droit comparé sur les mesures disciplinaires applicables aux parlementaires ayant eu un comportement perturbateur dans l’enceinte parlementaire qui sont contenues dans les lois de quarante-quatre des quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe. Les États membres étudiés prévoient tous des mesures de cette nature dans le règlement intérieur ou les instructions du parlement, et/ou parfois dans une loi ad hoc. Chez certains, la constitution habilite expressément le parlement à fixer son propre règlement intérieur et à en assurer le respect. Ainsi, en Allemagne, le règlement intérieur du Bundestag, en son article 36, permet notamment au président de celui-ci de rappeler à l’ordre tout député qui troublerait les travaux ou porterait atteinte à la dignité du Bundestag. Les articles 37 et 38 de ce même règlement fixent les sanctions à appliquer en cas d’« atteinte à l’ordre ou à la dignité du Bundestag », mineure ou majeure. Aux Pays-Bas, en vertu du règlement intérieur de la Chambre des députés, le président de celle-ci peut prendre des mesures contre tout député qui, notamment, « cause un trouble » (articles 58 § 2 et 59). La nature et la lourdeur des mesures disciplinaires applicables aux parlementaires varient beaucoup d’un État à l’autre. Ces mesures peuvent être regroupées dans les catégories suivantes : a) le rappel à l’ordre et/ou l’avertissement : il s’agit de la mesure la plus courante, que connaissent trente-trois États membres (Albanie, Allemagne, Arménie, Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Chypre, Croatie, Danemark, Espagne, ex-République yougoslave de Macédoine, Finlande, France, Géorgie, Grèce, Hongrie, Italie, Lettonie, Liechtenstein, République de Moldova, Monténégro, Norvège, Pays-Bas, Pologne, République tchèque, Roumanie, Russie, Serbie, Slovénie, Turquie et Ukraine) ; b) le refus ou le retrait du droit de parole, que l’on trouve dans vingt-six États membres (Allemagne, Arménie, Autriche, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Croatie, Danemark, Espagne, ex-République yougoslave de Macédoine, Finlande, Géorgie, Grèce, Hongrie, Islande, Lettonie, Liechtenstein, Luxembourg, République de Moldova, Norvège, Pays-Bas, Pologne (chambre basse), Portugal, Royaume-Uni, Russie, Serbie et Suède) ; c) la sanction la plus lourde dans la majorité des États membres étudiés (vingt-huit) est l’exclusion temporaire, qui peut aller de l’exclusion du reste de la séance ou de la session (Bosnie-Herzégovine, Croatie, ex-République yougoslave de Macédoine, Géorgie, Grèce, Hongrie, Monténégro, Norvège, Pologne, République tchèque, Roumanie, Serbie, Slovénie et Suisse) jusqu’à l’exclusion d’un certain nombre de jours de séance ou de sessions (Albanie, Allemagne, Arménie, Azerbaïdjan, Belgique, Bulgarie, Danemark, Finlande, France, Italie, Lettonie, Luxembourg, République de Moldova et Turquie). L’exclusion d’un parlementaire entraîne forcément l’impossibilité pour lui de prendre la parole au cours des débats. Parmi les autres types de mesures disciplinaires, on peut mentionner la présentation d’excuses (République tchèque et Slovaquie), la désignation d’un parlementaire pour désobéissance (Irlande, Malte et Royaume-Uni) ou la réprimande (par exemple Estonie, Italie et Turquie). S’agissant des sanctions pécuniaires applicables aux parlementaires pour comportement perturbateur, dix-huit États membres sur les quarante-quatre étudiés en prévoient différents types dans leurs lois (Albanie, Allemagne, Espagne (Congrès des députés), France, Géorgie, Grèce, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, République de Moldova, Monténégro, République tchèque, Roumanie (Chambre des députés), Pologne, Royaume-Uni, Serbie et Slovaquie). En Allemagne (Bundestag), en Géorgie, en Hongrie et en Slovaquie, la sanction pécuniaire constitue une sanction en elle-même. Dans les quatorze autres de ces dix-huit États, l’imposition de certaines sanctions disciplinaires est assortie, en plus, d’une réduction des émoluments du parlementaire pendant une certaine durée. Aucune sanction disciplinaire n’apparaît exister dans les vingt-six autres États membres étudiés. Pour ce qui est de l’autorité habilitée à infliger des sanctions disciplinaires dans les États membres étudiés, il apparaît que le maintien de la discipline et de l’ordre au sein de chaque parlement relève avant tout du président de celui-ci. Dans certains États membres, les pouvoirs disciplinaires sont partagés entre le président et le parlement ou un autre organe de celui-ci, par exemple le bureau ou une commission compétente. Quant aux voies de recours ouvertes aux parlementaires pour contester les mesures disciplinaires dont ils feraient l’objet pour comportement perturbateur dans l’enceinte parlementaire, vingt-quatre États membres n’en prévoient apparemment pas (Arménie, Autriche, Azerbaïdjan, Bosnie-Herzégovine, Estonie, ex-République yougoslave de Macédoine, Finlande, France, Grèce, Irlande, Islande, Italie, Lettonie, Liechtenstein, Luxembourg, Malte, République de Moldova, Monténégro, Pays-Bas, Royaume-Uni, Russie, Serbie, Suède et Turquie). Dans quatorze des États membres étudiés (Allemagne, Belgique (Sénat), Bulgarie, Croatie, Espagne, Géorgie, Lituanie, Pologne, Portugal, Roumanie, Slovaquie, Slovénie, Suisse et Ukraine), tout parlementaire frappé de mesures disciplinaires pour comportement perturbateur dans l’enceinte parlementaire bénéficie en principe d’une voie de recours lui permettant de s’y opposer. Dans la plupart des États membres susmentionnés, le recours consiste en une forme de procédure interne de contestation. Dans six États membres (Allemagne, Espagne, Lituanie, République tchèque, Slovaquie et Ukraine), un recours judiciaire (saisine de la Cour constitutionnelle) est en principe ouvert, parallèlement ou subsidiairement au recours interne, contre toute mesure disciplinaire infligée à un parlementaire qui se serait mal comporté dans l’enceinte parlementaire. Dans un certain nombre d’États membres, les parlementaires jouissent de certaines garanties procédurales, notamment la possibilité de s’expliquer, surtout préalablement à l’imposition de mesures disciplinaires mais parfois aussi postérieurement.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1992 et réside à Novossibirsk. A. Les antécédents et l’état de santé du requérant À une date non précisée avant septembre 2004, les parents du requérant furent déchus de leur autorité parentale et celui-ci fut placé dans un orphelinat local avant d’être confié à son grand-père, qui avait été désigné tuteur de son petit-fils en octobre 2004. Cette tutelle fut révoquée le 28 février 2005, puis rétablie début 2006. De 2002 à 2005, le requérant aurait commis des infractions réprimées par le code pénal de la Fédération de Russie, notamment des troubles à l’ordre public, des vols qualifiés et des extorsions, seul ou avec d’autres mineurs. N’ayant pas atteint l’âge de la responsabilité pénale, il ne fut pas poursuivi, mais fit l’objet de cinq enquêtes préliminaires et fut placé sous la surveillance du service des mineurs de la direction de l’Intérieur du district Sovetski de Novossibirsk (« le service des mineurs »). En outre, le 21 septembre 2004, à la suite de la quatrième enquête, il fut placé dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants pour une durée de trente jours. Le dossier médical du requérant indiquait que celui-ci souffrait d’un trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité (trouble mental et neurocomportemental caractérisé par de graves difficultés de concentration ou par un comportement hyperactif et impulsif, ou encore par une combinaison de ces deux éléments) et qu’il présentait une neurovessie à l’origine d’une énurésie (trouble induisant une incontinence urinaire). Le 27 décembre 2004 et le 19 janvier 2005, le requérant fut examiné par un neurologue et par un psychiatre. On lui prescrivit un traitement pharmacologique, un suivi neurologique et psychiatrique, ainsi qu’un accompagnement psychologique régulier. B. L’enquête préliminaire dirigée contre le requérant Le 3 janvier 2005, le requérant, qui était alors âgé de douze ans, se trouvait au domicile de S., l’un de ses voisins, âgé de neuf ans, lorsque la mère de ce dernier, Mme S., appela la police. Celle-ci conduisit le requérant au commissariat du district Sovetski de Novossibirsk sans l’informer des raisons de son interpellation. Le requérant affirme avoir été placé dans une cellule sans fenêtres où la lumière avait été éteinte, et avoir dû attendre près d’une heure dans l’obscurité avant d’être interrogé par un agent de police. Celui-ci lui aurait indiqué que S. l’avait accusé d’extorsion. Le policier l’aurait poussé à passer aux aveux, lui disant que s’il le faisait, il serait libéré sur-le-champ, sinon il serait placé en garde à vue. L’intéressé aurait signé des aveux. Le policier aurait alors immédiatement téléphoné au grand-père du requérant, l’informant que son petit-fils se trouvait au commissariat et qu’il pouvait venir le chercher. À l’arrivée du grand-père au commissariat, le requérant se serait rétracté et aurait protesté de son innocence. Le Gouvernement conteste la version des faits exposée par le requérant. Selon lui, l’intéressé avait été invité à s’« expliquer » sans pour autant subir un interrogatoire stricto sensu. L’entretien aurait été mené par un agent de police ayant reçu une formation en psychologie et l’intéressé aurait été informé de son droit de garder le silence. Le requérant n’aurait pas subi de pression ou d’intimidation, et son grand-père aurait été présent au cours de l’entretien. Le même jour, le grand-père de l’intéressé rédigea une déposition, qu’il signa. Il y décrivait le caractère et le mode de vie de son petit-fils, indiquant qu’il avait surpris celui-ci deux jours plus tôt en possession d’une somme d’argent et que, à la question de savoir d’où elle provenait, le requérant lui avait répondu qu’il l’avait reçue de son père. S. et sa mère furent également entendus par la police au sujet de l’incident. Ils déclarèrent qu’à deux occasions, le 27 décembre 2004 et le 3 janvier 2005, le requérant avait extorqué 1 000 roubles (RUB) à S. en le menaçant de s’en prendre physiquement à lui s’il refusait de lui remettre l’argent. Le 12 janvier 2005, le service des mineurs considéra qu’il n’y avait pas lieu d’engager des poursuites contre le requérant. Au vu des aveux de l’intéressé, de la déposition de S. et de celle de la mère de ce dernier, il jugea établi que le requérant avait extorqué de l’argent à S. le 27 décembre 2004 et le 3 janvier 2005. Il en déduisit que l’élément matériel de l’infraction d’extorsion réprimée par l’article 163 du code pénal était constitué. Toutefois, après avoir relevé que le requérant n’avait pas atteint l’âge légal de la responsabilité pénale, il conclut que l’intéressé ne pouvait être poursuivi pour les faits en question. Le 3 février 2005, le grand-père du requérant porta plainte auprès du parquet du district Sovetski de Novossibirsk, affirmant que son petit-fils, un mineur atteint de troubles mentaux, avait subi des intimidations avant d’être interrogé hors la présence de son tuteur, et qu’il avait signé des aveux sous la contrainte. Il demanda que ces aveux fussent déclarés irrecevables en tant que preuve et que l’enquête préliminaire fût abandonnée pour absence de preuve, et non pour cause de minorité pénale. Le 8 juin 2005, le parquet de district annula la décision du 12 janvier 2005, estimant que l’enquête préliminaire était incomplète. Il ordonna l’ouverture d’une nouvelle enquête préliminaire. Le 6 juillet 2005, le service des mineurs refusa derechef d’engager des poursuites contre le requérant, pour les mêmes raisons que précédemment. Au cours des mois suivants, le grand-père du requérant adressa plusieurs plaintes à des parquets de différents degrés, demandant le réexamen de l’affaire de son petit-fils. Il alléguait que le requérant était passé aux aveux parce que la police avait usé d’intimidation à son égard, notamment en le faisant attendre une heure dans une cellule obscure avant de l’interroger hors la présence de son tuteur, d’un psychologue ou d’un enseignant. Il affirmait en outre que le policier ayant interrogé son petit-fils l’avait forcé à signer des aveux sans lui donner la possibilité de bénéficier de l’assistance d’un avocat, et qu’il avait ensuite refusé d’engager des poursuites au motif que l’intéressé n’avait pas atteint l’âge légal de la responsabilité pénale tout en jugeant avéré que celui-ci s’était livré à une extorsion. Par lettres des 4 août, 9 novembre et 16 décembre 2005, le parquet de district et le parquet régional de Novossibirsk répondirent au grand-père du requérant que celui-ci, en raison de son âge, ne faisait pas l’objet de poursuites, si bien qu’il n’était ni suspect ni prévenu. Dans les lettres en question, ils précisaient que le 3 janvier 2005 l’intéressé n’avait pas été interrogé par la police, mais seulement invité à fournir des « explications » et qu’une telle mesure n’exigeait pas la présence d’un avocat, d’un psychologue ou d’un enseignant. Ils ajoutaient qu’il n’était pas établi qu’avant cet entretien le requérant eût été maintenu dans une cellule obscure, et que celui-ci n’avait pas attendu plus de dix minutes avant qu’un agent du service des mineurs n’arrivât et ne l’interrogeât. Enfin, ils déclaraient que les dépositions de S. et de sa mère, ainsi que les aveux passés par l’intéressé lui-même au cours de l’entretien du 3 janvier 2005 prouvaient que celui-ci s’était rendu coupable d’extorsion. C. L’ordonnance de placement en détention Le 10 février 2005, le chef des services de police demanda au tribunal du district Sovetski de Novossibirsk d’ordonner l’internement du requérant dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants. Le 21 février 2005, le tribunal de district tint une audience à laquelle le requérant et son grand-père participèrent. Ils produisirent des attestations médicales certifiant que l’intéressé souffrait de troubles mentaux et d’énurésie. Le même jour, le tribunal de district ordonna l’internement du requérant pendant trente jours dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants. Il se prononça ainsi : « Le tribunal est saisi d’une requête du chef des services de police du district Sovetski de Novossibirsk tendant au placement [du requérant], qui est fiché pour délinquance depuis le 4 janvier 2002 au service [des mineurs], dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants pendant trente jours. Le 14 mai 2003, [le requérant] a commis l’infraction réprimée par l’article 161 du code pénal de la Fédération de Russie. N’ayant pas atteint l’âge de la majorité pénale, [le requérant] n’a pas été poursuivi. Le 24 juillet 2003, [le requérant] a commis l’infraction réprimée par l’article 213 du code pénal de la Fédération de Russie. N’ayant pas atteint l’âge de la majorité pénale, [le requérant] n’a pas été poursuivi. Le 27 août 2004, [le requérant] a commis derechef l’infraction réprimée par l’article 161 du code pénal de la Fédération de Russie. N’ayant pas atteint l’âge de la majorité pénale, [le requérant] n’a pas été poursuivi. Il a été interné dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants pendant trente jours. [Le requérant] vit dans un environnement familial défavorable, son grand-père étant responsable de son éducation dans la mesure du possible. Ses parents sont alcooliques et ils ont sur lui une influence négative. Avant d’être placé sous la tutelle de [son grand-père], [le requérant] a vécu dans un orphelinat et il était inscrit à l’école no 61. À l’époque des faits, il était inscrit à l’école no 163. Il manquait souvent la classe et a complètement cessé de fréquenter l’école à partir de décembre. Faute d’être surveillé comme il devrait l’être, il passe la majeure partie de son temps dans la rue à commettre des infractions dangereuses pour la société. Le 27 décembre 2004, [le requérant] a une nouvelle fois commis l’infraction réprimée par l’article 163 du code pénal de la Fédération de Russie. N’ayant pas atteint l’âge de la responsabilité pénale, [le requérant] n’a pas été poursuivi. Au vu des faits exposés ci-dessus, [le chef des services de police] estime qu’il faut placer [le requérant] dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants pendant trente jours afin de l’empêcher de récidiver. Le représentant du service des mineurs appuie la requête introduite par le chef des services de police et expose que le tuteur [du requérant] a formulé par écrit une demande de mainlevée de la tutelle, qui a été acceptée par [son service]. [Le requérant] refuse de s’expliquer. Le représentant [le grand-père] [du requérant] s’oppose au placement de son petit-fils dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants, alléguant que [le requérant] n’a pas pu commettre d’infraction le 27 décembre 2004, car ce jour-là il s’était rendu avec lui à une consultation médicale. L’avocate [du requérant], Me [R.], sollicite le rejet de la requête introduite par le chef des services de police. Le procureur invite le tribunal à faire droit à la requête et à ordonner le placement [du requérant] dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants. Il soutient que les pièces produites par le tuteur [du requérant] ne confirment pas que celui-ci a consulté un médecin le 27 décembre 2004 à 13 heures ou qu’il se trouvait dans l’incapacité de commettre l’infraction qui lui est reprochée, considérant notamment la personnalité [du requérant] et les infractions déjà commises par celui-ci. Après avoir entendu les parties et examiné les pièces produites par elles, le tribunal accueille la requête, pour les motifs suivants : [le requérant] est fiché [à la brigade des mineurs] ; il a déjà été interné dans [un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants] en vue d’une rééducation comportementale, mais il n’en a pas tiré les conclusions qui s’imposaient et il a récidivé ; les mesures préventives mises en place par le service [des mineurs] et le tuteur [du requérant] n’ont débouché sur aucun résultat, ce qui prouve que [l’intéressé] n’en a pas tiré de leçon. [Le requérant] doit être interné pendant trente jours dans [un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants] en vue d’une rééducation comportementale. Les éléments du dossier confirment que [le requérant] a commis une infraction dangereuse pour la société : Mme [S.] a déposé une plainte d’où il ressort que le 27 décembre 2004, vers 13 heures, [le requérant] a extorqué 1 000 roubles à son fils [S.] dans une cour en le menaçant de s’en prendre physiquement à lui. Le 3 janvier 2005, [le requérant] est retourné au domicile [de Mme S.] et a derechef extorqué 1 000 roubles au fils de celle-ci, sous la menace de violences. Pour sa part, [S.] indique que le 27 décembre 2004, vers 13 heures, [le requérant] lui a ordonné de lui remettre 1 000 roubles dans une cour en le menaçant de violences, et qu’il lui a donné l’argent demandé. [S.] indique en outre que [le requérant] est revenu chez lui le 3 janvier 2005 et qu’il a de nouveau exigé la remise de 1 000 roubles en le menaçant derechef de s’en prendre physiquement à lui. [S.] ajoute qu’il s’en est plaint à sa mère, et que celle-ci a appelé la police. Le tribunal relève que les faits relatés ci-dessus sont corroborés par la déposition [du requérant], lequel ne conteste pas que [S.] lui a donné de l’argent le 27 décembre 2004 en raison de la crainte qu’il lui inspire. [Le requérant] ne nie pas non plus s’être rendu au domicile de [S.] le 3 janvier 2005. [Le requérant] n’ayant pas atteint l’âge de la majorité pénale, aucune procédure pénale n’a été engagée contre lui à raison des faits survenus le 27 décembre 2004 et le 3 janvier 2005. Au vu de ces éléments, le tribunal estime que les explications données par le tuteur [du requérant] pour démontrer que celui-ci n’a pas commis d’infraction le 27 décembre 2004 et le 3 janvier 2005 sont infondées et fantaisistes. Eu égard aux faits exposés ci-dessus et statuant sur le fondement de l’article 22 § 2 (4) de la loi sur les mineurs, le tribunal fait droit à la requête introduite par le chef des services de police et ordonne le placement du requérant dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants pour une durée de trente jours. » D. La détention du requérant dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants Le 21 février 2005, le requérant fut interné dans le centre de détention provisoire pour mineurs délinquants de Novossibirsk. Il y demeura jusqu’au 23 mars 2005. La description donnée par le requérant de ses conditions de détention dans le centre Le requérant indique qu’il partageait avec sept autres détenus un dortoir où la lumière restait allumée toute la nuit. Il affirme que les détenus n’étaient pas autorisés à entrer dans le dortoir et à s’étendre sur leur lit pendant la journée, qu’ils étaient contraints de passer toute la journée dans un vaste local vide, non meublé et dépourvu d’équipements sportifs. Il ajoute que lui-même et ses codétenus recevaient parfois des jeux d’échecs et d’autres jeux de société, et qu’ils n’avaient été autorisés à se promener dans la cour que deux fois au cours de ses trente jours de détention dans le centre. Il expose que les détenus suivaient deux fois par semaine des cours d’environ trois heures, que les seules matières qui leur étaient enseignées étaient les mathématiques et le russe, à l’exclusion des autres matières du programme officiel de l’enseignement secondaire, et que l’enseignement était dispensé à une vingtaine d’élèves d’âges divers et de niveaux scolaires différents réunis dans une même classe. Il affirme que les surveillants infligeaient des punitions collectives aux détenus, et que si l’un de ceux-ci enfreignait la discipline stricte imposée dans le centre, tous devaient s’aligner contre un mur avec interdiction de bouger, de parler et de s’assoir. Il déclare que le centre comptait de nombreux détenus issus de milieux socialement défavorisés qui étaient pour cette raison psychologiquement instables et indisciplinés, et que cette punition leur était donc infligée tous les jours, souvent des heures durant. Il indique que les détenus n’étaient pas autorisés à quitter le local où ils étaient rassemblés et que, pour aller aux toilettes, ils devaient s’adresser aux surveillants, qui ne les y accompagnaient que par groupes de trois, si bien qu’ils étaient obligés d’attendre d’être suffisamment nombreux pour pouvoir s’y rendre. Le requérant affirme que, souffrant d’énurésie, l’impossibilité de se rendre aux toilettes aussi souvent que nécessaire lui causait des douleurs à la vessie et des souffrances psychiques, et que les surveillants le punissaient en lui imposant des corvées de nettoyage particulièrement ardues lorsqu’il demandait trop fréquemment l’autorisation d’aller aux toilettes. Enfin, il allègue n’avoir bénéficié d’aucun traitement médical, bien que son grand-père eût informé le personnel du centre qu’il souffrait d’énurésie et d’un trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité. La description donnée par le Gouvernement des conditions de détention du requérant dans le centre Le Gouvernement indique que les dortoirs du centre mesuraient chacun 17 m2 et qu’ils étaient équipés de quatre lits. Il affirme que l’accès aux salles de bains et aux toilettes situées à chaque étage n’était pas limité. Il expose que le centre disposait d’un réfectoire où des repas étaient servis cinq fois par jour, d’une salle de jeux et d’une salle de sport, et que les détenus avaient accès à des équipements audiovisuels, à des jeux éducatifs et à des œuvres de fiction. Il déclare que les surveillants menaient auprès de chacun des détenus des « actions préventives » qui les autorisaient à leur appliquer des mesures incitatives ou punitives sous forme de remontrances orales, que les châtiments corporels étaient proscrits et que les détenus mineurs n’étaient jamais astreints à effectuer des travaux pénibles ou salissants. Il assure que l’unité médicale du centre disposait de tous les équipements et médicaments nécessaires. Il ajoute qu’il ressort de la liste du personnel du centre qu’il a produite devant la Cour que l’unité médicale comprenait un pédiatre, deux infirmières et un psychologue. Il déclare que chaque enfant était examiné par le pédiatre le jour de son arrivée au centre, puis de manière quotidienne, que des traitements étaient prescrits en tant que de besoin et que les « données comptables et statistiques » du centre relatives au requérant prouvent que celui-ci n’avait pas informé le médecin de son énurésie. Le Gouvernement affirme que le dossier individuel du requérant, où figuraient notamment des informations sur son état de santé au moment de son internement, ainsi que des notes sur les actions préventives et les punitions dont il avait fait l’objet, a été détruit le 17 janvier 2008 à l’expiration du délai légal de conservation des documents de ce type, conformément au décret no 215 pris par le ministère de l’Intérieur le 2 avril 2004 (paragraphe 73 ci-dessous). Toutefois, il indique que les « données comptables et statistiques » susmentionnées relatives au requérant ont été conservées, les données de ce type devant l’être sans limitation de durée selon le même décret (paragraphe 74 ci-dessous). Il explique que les autres dossiers et registres médicaux concernant le requérant détenus par le centre ont été détruits une fois devenus inutiles et qu’ils n’ont pas été inventoriés au motif qu’il n’existait aucune disposition sur la conservation de pareils documents avant l’entrée en vigueur, le 12 mai 2006, du décret no 340 pris par le ministère de l’Intérieur qui a fixé à trois ans leur durée de conservation. Toutefois, le Gouvernement a produit une déclaration écrite d’une surveillante du centre datée du 23 décembre 2010. Celle-ci y confirme la description des conditions de détention dans le centre faite par le Gouvernement, ajoutant qu’un surveillant est toujours présent dans les locaux où les détenus sont réunis afin d’assurer la continuité du processus éducatif. Elle indique que des enseignants de l’école voisine se rendent régulièrement au centre pour que les détenus puissent suivre le programme de l’enseignement secondaire, et que ceux-ci se voient délivrer un relevé de leurs résultats scolaires à leur départ du centre. Elle dit ne pas se souvenir du requérant, mais affirme n’avoir jamais reçu de demandes ou de plaintes de sa part, ni de la part d’aucun autre détenu. Le Gouvernement a produit en outre une copie d’une convention passée le 1er septembre 2004 entre le centre de détention et l’école secondaire no 15, aux termes de laquelle cette école s’engage à dispenser des cours d’enseignement secondaire dans le centre conformément au programme d’études établi par celui-ci. Il a également soumis une copie d’un programme de cours non daté couvrant une période de deux semaines, qui comprend quatre cours par jour les mardis, jeudis et vendredis. E. L’état de santé du requérant après sa libération du centre de détention Le 23 mars 2005, le requérant quitta le centre de détention. Le lendemain, il fut admis à l’hôpital pour y être traité pour une névrose et un trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité. Il fut hospitalisé jusqu’au 21 avril 2005 au moins. Le 31 août 2005, il fut placé dans un orphelinat. Il ressort d’un extrait de son dossier médical établi par l’orphelinat qu’il a fugué du 14 septembre au 11 octobre 2005, puis du 13 au 23 octobre 2005. Le 1er novembre 2005, le requérant fut transféré dans un hôpital psychiatrique pour enfants, où il demeura jusqu’au 27 décembre 2005. Par la suite, il fut reconduit auprès de son grand-père, qui avait entre-temps été rétabli dans ses fonctions de tuteur. Le 4 octobre 2005, le grand-père de l’intéressé porta plainte auprès du parquet général, alléguant que son petit-fils, qui était atteint d’un trouble mental, n’avait jamais reçu de traitement médical dans le centre de détention pour mineurs délinquants, ce qui avait provoqué une dégradation de son état de santé, et qu’aucun enseignement ne lui avait été dispensé. Il réitéra ses griefs auprès des autorités de poursuite dans une lettre du 30 novembre 2005. Le parquet de district et le parquet régional lui répondirent par écrit le 9 novembre et le 16 décembre 2005 respectivement, mais leurs lettres portaient exclusivement sur les questions procédurales qui se posaient dans l’affaire du requérant (paragraphe 24 ci-dessus) et ne comportaient aucune réponse à ses griefs relatifs à la santé et aux conditions de détention de son petit-fils. F. Les recours exercés par le requérant contre l’ordonnance de placement en détention Entre-temps, le 2 mars 2005, le grand-père du requérant avait fait appel de l’ordonnance de placement en détention délivrée le 21 février 2005. Dans son recours, il alléguait, en premier lieu, que la détention de son petit-fils était illégale au motif, selon lui, que la loi sur les mineurs n’autorisait pas l’internement en vue d’une « rééducation comportementale ». En second lieu, il soutenait que, faute d’avoir été informé de la décision de classement sans suite prise le 12 janvier 2005, il n’avait pas pu la contester. En troisième lieu, il avançait que le tribunal avait conclu que son petit-fils avait commis une infraction en se fondant sur la déposition de S., sur celle de la mère de celui-ci et sur les aveux de l’intéressé, alors même que ceux-ci avaient été passés par le requérant hors la présence de son tuteur ou d’un enseignant et que S. avait lui-même été interrogé hors la présence d’un enseignant, raisons pour lesquelles la déposition de S. et les aveux du requérant ne pouvaient être admis comme moyens de preuve. En quatrième lieu, il indiquait que S. et sa mère n’avaient pas pris part à l’audience et n’avaient pas été entendus par le tribunal, lequel n’avait pas vérifié l’alibi du requérant. Enfin, il reprochait au tribunal de ne pas avoir tenu compte de la santé fragile de son petit-fils et de ne pas avoir recherché si le maintien de celui-ci en détention était compatible avec son état de santé. Le 21 mars 2005, la cour régionale avait annulé en appel l’ordonnance de placement en détention de l’intéressé délivrée le 21 février 2005. Pour se prononcer ainsi, elle avait relevé que la rééducation comportementale ne figurait pas au nombre des motifs pour lesquels l’article 22 § 2 (4) de la loi sur les mineurs autorisait l’internement d’un mineur dans un centre de détention pour mineurs délinquants et elle avait conclu en conséquence à l’absence de base légale d’un internement fondé sur ce motif. Elle avait ajouté que le tribunal de district n’avait pas énoncé les raisons pour lesquelles la détention du requérant lui avait paru nécessaire, et elle avait estimé que la commission par celui-ci d’une infraction pour laquelle il n’était pas passible de poursuites du fait de son âge ne justifiait pas à elle seule son placement en détention. Elle avait précisé que, pour être régulière, pareille détention devait satisfaire à l’une des autres conditions énumérées par l’article 22 § 2 (4) de la loi sur les mineurs (paragraphe 66 ci-dessous). Elle avait renvoyé l’affaire au tribunal de district pour réexamen. Le 11 avril 2005, le tribunal de district avait pris une ordonnance de non-lieu après que le chef des services de police se fut désisté de sa requête tendant à l’internement du requérant dans un centre de détention pour mineurs délinquants. Ni l’intéressé ni son grand-père n’avaient été informés de la date de l’audience. Le 22 mars 2006, le grand-père du requérant forma une demande en révision de l’ordonnance du 11 avril 2005. Il alléguait que le non-lieu prononcé dans l’affaire avait empêché le requérant de prouver son innocence quant à l’infraction pour laquelle il avait déjà purgé une peine de détention illégale dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants. Le 3 avril 2006, le président de la cour régionale annula l’ordonnance du 11 avril 2005. Pour se prononcer ainsi, il releva d’abord que, selon l’article 31.2 § 3 de la loi sur les mineurs, un juge saisi d’une demande de placement d’un mineur dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants pouvait y faire droit ou au contraire la rejeter, mais qu’il ne pouvait pas prononcer un non-lieu. Il observa ensuite que, faute d’avoir été informés de la date de l’audience, l’intéressé et le tuteur de celui-ci avaient été privés de la possibilité de formuler des observations sur la question du non-lieu. Le 17 avril 2006, le procureur de la région de Novossibirsk forma un recours en révision contre la décision rendue par la cour régionale le 21 mars 2005. Le 12 mai 2006, le présidium de la cour régionale annula la décision du 21 mars 2005, estimant que celle-ci avait été rendue par un tribunal irrégulièrement composé. Il ordonna un nouvel examen de l’affaire en appel. Le 29 mai 2006, le président de la cour régionale tint une nouvelle audience d’appel. Il confirma la décision de placement du requérant dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants rendue le 21 février 2005. Il constata que l’intéressé avait commis l’infraction réprimée par l’article 163 du code pénal, mais qu’il n’avait pas été poursuivi parce qu’il n’avait pas atteint l’âge légal de la responsabilité pénale. Il releva que le requérant appartenait à une « famille à problèmes », précisant que les parents de celui-ci avaient été déchus de leur autorité parentale et qu’il était élevé par son grand-père. Il ajouta que l’intéressé faisait l’école buissonnière et qu’il passait l’essentiel de son temps dans la rue ou dans un club informatique. En conséquence, il jugea que la détention du requérant pendant trente jours dans un centre de détention pour mineurs délinquants avait été nécessaire, aux fins d’application de l’article 22 § 2 (4) de la loi sur les mineurs, pour prévenir tout risque de récidive de la part de l’intéressé. Il considéra que la nécessité d’une « rééducation comportementale » invoquée par le tribunal de district pour justifier l’internement litigieux ne rendait pas l’ordonnance de placement en détention du 21 février 2005 illégale, car la détention du requérant se justifiait par d’autres motifs. Enfin, il estima que la fragilité de la santé du requérant ne pouvait conduire à l’annulation de l’ordonnance litigieuse, puisque celle-ci avait été exécutée en mars 2005. II. Le droit et la pratique internes pertinents A. La Constitution de la Fédération de Russie L’article 48 § 2 de la Constitution de la Fédération de Russie reconnaît à toute personne arrêtée, détenue ou accusée d’une infraction pénale le droit à une assistance juridique dès le moment de son arrestation, de son placement en détention ou de son inculpation. B. Le code pénal Le code pénal de la Fédération de Russie fixe l’âge de la responsabilité pénale à seize ans. Cet âge est ramené à quatorze ans pour certaines infractions, notamment l’extorsion de fonds (article 20). Selon l’article 43 § 2 du même code, la sanction pénale a pour buts le rétablissement de la justice sociale, l’amendement du condamné et la prévention de la récidive. L’article 87 § 1 du code traite de la responsabilité pénale des mineurs, qu’il définit comme des personnes âgées de quatorze à dix-huit ans. Il énonce que les mineurs auteurs d’une infraction pénale peuvent se voir imposer des mesures éducatives obligatoires ou des peines. L’article 87 § 2 prévoit qu’un mineur dispensé de peine par un tribunal peut néanmoins faire l’objet d’un placement dans un centre éducatif fermé administré par une institution du ministère de l’Éducation. C. Le code de procédure pénale Tout suspect ou accusé a droit à une assistance juridique dès son arrestation (articles 46 § 4 (3), 47 § 4 (8) et 49 § 3). La présence d’un avocat est obligatoire lorsque le suspect ou l’accusé est mineur. Les policiers, les enquêteurs, les procureurs ou les juges sont tenus de commettre un avocat d’office lorsque le mineur ou son tuteur n’ont pas constitué avocat (article 51 §§ 1 et 3). La présence d’un avocat est obligatoire lors de chaque interrogatoire d’un suspect mineur. Si le suspect a moins de seize ans, un psychologue ou un enseignant doit également assister aux interrogatoires. Le policier, l’enquêteur ou le procureur chargé des interrogatoires doit alors s’assurer de la présence d’un psychologue ou d’un enseignant à chaque interrogatoire (article 425 §§ 2-4). Le tuteur d’un suspect mineur peut prendre part à tous les actes d’enquête à compter du premier interrogatoire (article 426 §§ 1 et 2 (3)). Les témoins doivent être entendus par la juridiction de jugement elle-même (article 278). Les dépositions faites par des victimes ou des témoins au cours de l’enquête préliminaire peuvent être lues à l’audience, avec le consentement des parties, i) s’il existe d’importantes divergences entre les dépositions en question et les témoignages faits à l’audience ou ii) si les victimes ou les témoins concernés ne comparaissent pas à l’audience (article 281). D. La loi sur les mineurs Selon l’article 1 de la loi fédérale no 120-FZ du 24 juin 1999 sur les mesures de base en matière de prévention de la négligence envers les mineurs et de la délinquance des mineurs (« la loi sur les mineurs »), un mineur s’entend de toute personne âgée de moins de dix-huit ans. D’après l’article 15 §§ 4 à 7 du même texte, les mineurs qui ont des besoins particuliers en matière éducative et qui ont commis une infraction avant d’avoir atteint l’âge légal de la responsabilité pénale peuvent être placés dans un « centre éducatif fermé » pour une durée maximale de trois ans. Les centres éducatifs fermés ont principalement vocation à : i) accueillir, éduquer et scolariser des mineurs âgés de huit à dix-huit ans et ayant des besoins particuliers en matière éducative ; ii) rééduquer les mineurs concernés du point de vue psychologique, thérapeutique et pédagogique, et mener auprès d’eux des actions préventives individualisées ; iii) protéger les droits et intérêts légitimes des mineurs concernés, fournir aux intéressés des soins médicaux et leur dispenser un enseignement secondaire et professionnel ; iv) apporter une assistance sociale, psychologique et pédagogique aux mineurs ayant des problèmes de santé, de comportement ou des difficultés scolaires ; v) animer des clubs ou groupements sportifs, scientifiques ou autres et inciter les mineurs concernés à y participer ; vi) mettre en œuvre des programmes et des mesures visant à susciter chez les mineurs concernés un comportement respectueux de la loi (article 15 § 2). Un mineur ne peut être placé dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants que pour la durée strictement nécessaire à la recherche d’un lieu d’accueil approprié, laquelle ne peut excéder trente jours (article 22 § 6), dans les cas suivants : i) s’il s’agit d’un mineur dont le placement en établissement éducatif fermé a été ordonné par un tribunal, auquel cas ce mineur peut être placé dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants pendant la durée nécessaire à la préparation de son transfert dans l’établissement en question (articles 22 § 1 (3), 22 § 2 (1) et 31 § 1) ; ii) s’il s’agit d’un mineur faisant l’objet d’une demande de placement en établissement éducatif fermé qui est pendante devant un tribunal, auquel cas ce mineur peut être placé dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants pendant une durée maximale de trente jours lorsqu’une telle mesure est nécessaire pour protéger sa vie ou sa santé ou l’empêcher de récidiver, qu’il n’a pas de domicile fixe, qu’il a fugué, ou qu’il est resté plus de deux fois en défaut de comparaître en justice ou de se présenter à un examen médical sans raison valable (articles 22 § 2 (2) et 26 § 6) ; iii) s’il s’agit d’un mineur qui s’est enfui d’un établissement éducatif fermé, auquel cas ce mineur peut être placé dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants pendant la durée nécessaire à la recherche d’un lieu d’accueil approprié (article 22 § 2 (3)) ; iv) s’il s’agit d’un mineur qui a commis une infraction avant d’avoir atteint l’âge légal de la responsabilité pénale, auquel cas ce mineur peut être placé dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants lorsqu’une telle mesure est nécessaire pour protéger sa vie ou sa santé ou l’empêcher de récidiver, que son identité est inconnue, qu’il n’a pas de domicile fixe, qu’il réside dans une autre région que celle où l’infraction a été commise, ou qu’il ne peut être remis immédiatement à ses parents ou tuteurs en raison de l’éloignement de leur domicile (article 22 § 2 (4-6)). Les centres de détention provisoire pour mineurs délinquants ont principalement pour vocation : i) la détention provisoire de mineurs délinquants en vue de protéger leur vie et leur santé et de les empêcher de récidiver ; ii) la conduite, auprès des mineurs concernés, d’actions préventives individualisées visant à déterminer s’ils ont pris part à la commission d’actes de délinquance, à identifier les raisons et les circonstances favorisant la commission de tels actes, et à en informer les services répressifs compétents ; iii) le transfert des mineurs concernés dans des établissements éducatifs fermés et la mise en œuvre de mesures en vue de trouver un lieu d’accueil pour les mineurs temporairement placés sous leur garde (article 22 § 1). Le placement d’un mineur dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants est ordonné par un juge (article 22 § 3 (2)), à la demande d’une direction locale du ministère de l’Intérieur. Celle-ci doit fournir les éléments suivants à l’appui de sa demande : la preuve de la commission d’un acte de délinquance par le mineur concerné, des renseignements sur les buts et les motifs de l’internement du mineur dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants et des éléments établissant que l’internement est nécessaire pour protéger la vie ou la santé du mineur ou pour l’empêcher de récidiver (article 31.1). Le mineur concerné et ses parents ou son tuteur peuvent prendre connaissance de ces éléments avant qu’ils ne soient examinés par un juge unique lors d’une audience à laquelle prennent part le mineur, ses parents ou son tuteur, un avocat, un procureur, ainsi que des représentants de la direction locale du ministère de l’Intérieur et du centre de détention provisoire pour mineurs délinquants. Le juge accueille la demande de placement ou la rejette par une décision motivée (article 31.2). Le mineur, ses parents ou son tuteur et son avocat peuvent interjeter appel de cette décision devant une juridiction supérieure dans un délai de dix jours (article 31.3). E. L’instruction sur les centres de détention provisoire pour mineurs délinquants Dans sa version en vigueur à l’époque pertinente, l’instruction relative à l’organisation des activités des centres de détention provisoire pour mineurs délinquants adoptée par le décret no 215 pris par le ministère de l’Intérieur le 2 avril 2004 plaçait les centres en question sous l’administration des directions locales du ministère de l’Intérieur (§ 4). Selon cette instruction, l’admission de mineurs dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants donnait lieu à une fouille des intéressés et de leurs effets personnels, ainsi qu’à la confiscation des objets interdits. L’argent, les objets de valeur et les autres biens devaient être remis à l’agent comptable du centre (§§ 14-15). L’instruction énonçait que les centres de détention devaient être entourés d’une enceinte pourvue d’un système d’alarme et d’un poste de contrôle à l’entrée (§ 19), et que la discipline y était assurée par des équipes de surveillants (§ 22). Elle confiait aux directeurs des centres de détention provisoire pour mineurs délinquants la responsabilité de prendre des mesures de sécurité dans leur établissement, lesquelles devaient permettre une surveillance permanente des détenus, y compris pendant leur sommeil, et empêcher toute tentative de sortie non autorisée (§ 39). Elle disposait que chaque détenu mineur devait faire l’objet d’un dossier individuel où devaient figurer les documents justifiant son internement, le rapport établi après la fouille, les actions préventives menées auprès de lui, les récompenses et les punitions reçues par lui, les certificats médicaux attestant de son état de santé au moment de son admission et tout autre document pertinent (§ 18). Elle prescrivait de conserver les dossiers individuels pendant deux ans et de les détruire passé ce délai (annexe no 5). Elle imposait aux centres de détention provisoire de conserver sans limitation de durée les « données comptables et statistiques » se rapportant à chacun des mineurs concernés (annexe 4, note de fin de document no 2). L’instruction autorisait, le cas échéant, la conduite d’actions préventives auprès des mineurs en fonction de leur âge, de leur comportement, de la gravité des actes de délinquance commis par eux et d’autres facteurs (§ 24). Elle prévoyait la possibilité de récompenser ou de punir les mineurs dans le but de renforcer l’efficacité des actions en question (§ 25). En vue de prévenir la récidive des mineurs, elle habilitait les agents des centres de détention provisoire pour mineurs délinquants, dans le cadre des actions préventives relevant de leurs fonctions, à : i) déterminer les conditions de vie et les capacités éducatives des familles des mineurs, les qualités personnelles et les centres d’intérêt de ceux-ci, les raisons de leurs fugues ou de l’abandon de leur scolarité, les circonstances de leur implication dans des actes délictueux, les conditions dans lesquelles ceux-ci avaient été commis, notamment les complicités dont les mineurs avaient pu bénéficier et, le cas échéant, l’usage qui avait été fait des biens volés ; ii) communiquer aux services répressifs des renseignements sur les mineurs impliqués dans des actes délictueux et des informations susceptibles de faciliter la conduite de l’enquête sur les actes en question ; iii) mettre en œuvre des mesures éducatives individualisées visant en particulier à développer des qualités et des centres d’intérêts positifs, à corriger les défauts de caractère, et à inciter les mineurs à étudier et à travailler (§ 26). III. Les textes internationaux pertinents A. Conseil de l’Europe Les passages pertinents de la Recommandation no R (87) 20 sur les réactions sociales à la délinquance juvénile, adoptée par le Comité des Ministres le 17 septembre 1987, sont ainsi libellés : « (...) Considérant que les jeunes sont des êtres en devenir et que, par conséquent, toutes les mesures prises à leur égard devraient avoir un caractère éducatif ; Considérant que les réactions sociales à la délinquance juvénile doivent tenir compte de la personnalité et des besoins spécifiques des mineurs et que ceux-ci nécessitent des interventions et, s’il y a lieu, des traitements spécialisés s’inspirant notamment des principes contenus dans la Déclaration des droits de l’enfant des Nations unies ; (...) Convaincu qu’il faut reconnaître aux mineurs les mêmes garanties procédurales que celles reconnues aux adultes ; (...) Recommande aux gouvernements des États membres de revoir, si nécessaire, leur législation et leur pratique en vue : (...) III. Justice des mineurs d’assurer une justice des mineurs plus rapide, évitant des délais excessifs, afin qu’elle puisse avoir une action éducative efficace ; (...) de renforcer la position légale des mineurs tout au long de la procédure y compris au stade policier en reconnaissant, entre autres : – la présomption d’innocence ; – le droit à l’assistance d’un défenseur, éventuellement commis d’office et rémunéré par l’État ; – le droit à la présence des parents ou d’un autre représentant légal qui doivent être informés dès le début de la procédure ; – le droit pour les mineurs de faire appel à des témoins, de les interroger et de les confronter ; (...) – le droit de recours ; – le droit de demander la révision des mesures ordonnées ; (...) » Le passage pertinent de la Recommandation Rec(2003)20 du Comité des Ministres aux États membres concernant les nouveaux modes de traitement de la délinquance juvénile et le rôle de la justice des mineurs, adoptée le 24 septembre 2003, se lit ainsi : « 15. Lorsque des mineurs sont placés en garde à vue, il conviendrait de prendre en compte leur statut de mineur, leur âge, leur vulnérabilité et leur niveau de maturité. Ils devraient être informés dans les plus brefs délais, d’une manière qui leur soit pleinement intelligible, des droits et des garanties dont ils bénéficient. Lorsqu’ils sont interrogés par la police, ils devraient, en principe, être accompagnés d’un de leurs parents/leur tuteur légal ou d’un autre adulte approprié. Ils devraient aussi avoir le droit d’accès à un avocat et à un médecin. (...) » Les passages pertinents de la Recommandation CM/Rec(2008)11 du Comité des Ministres aux États membres sur les Règles européennes pour les délinquants mineurs faisant l’objet de sanctions ou de mesures, adoptée par le Comité des Ministres le 5 novembre 2008, sont ainsi libellés : « Partie I – Principes fondamentaux, champ d’application et définitions (...) Toute sanction ou mesure pouvant être imposée à un mineur, ainsi que la manière dont elle est exécutée, doit être prévue par la loi et fondée sur les principes de l’intégration sociale, de l’éducation et de la prévention de la récidive. (...) Le prononcé et l’exécution de sanctions ou de mesures doivent se fonder sur l’intérêt supérieur du mineur, doivent être limités par la gravité de l’infraction commise (principe de proportionnalité) et doivent tenir compte de l’âge, de la santé physique et mentale, du développement, des facultés et de la situation personnelle (principe d’individualisation), tels qu’établis, le cas échéant, par des rapports psychologiques, psychiatriques ou d’enquête sociale. (...) Les sanctions ou mesures ne doivent pas être humiliantes ni dégradantes pour les mineurs qui en font l’objet. Aucune sanction ou mesure ne doit être appliquée d’une manière qui en aggrave le caractère afflictif ou qui représente un risque excessif de nuire physiquement ou mentalement. (...) La privation de liberté d’un mineur ne doit être prononcée et exécutée qu’en dernier recours et pour la période la plus courte possible. Des efforts particuliers doivent être faits pour éviter la détention provisoire. (...) Tout système judiciaire traitant d’affaires impliquant des mineurs doit assurer leur participation effective aux procédures relatives au prononcé et à l’exécution de sanctions ou de mesures. Les mineurs ne doivent pas bénéficier de droits et de garanties juridiques inférieurs à ceux que la procédure pénale reconnaît aux délinquants adultes. Tout système judiciaire traitant d’affaires impliquant des mineurs doit prendre dûment en compte les droits et responsabilités des parents ou tuteurs légaux et doit, dans la mesure du possible, impliquer ceux-ci dans les procédures et dans l’exécution des sanctions ou mesures, hormis dans les cas où ce n’est pas dans l’intérêt supérieur du mineur. (...) (...) Au sens des présentes règles, on entend par : (...) 5 « privation de liberté » toute forme de placement, sur ordre d’une autorité judiciaire ou administrative, dans une institution que le mineur n’est pas autorisé à quitter à sa guise ; (...) Partie III – Privation de liberté (...) 1 La privation de liberté doit être appliquée uniquement aux fins pour lesquelles elle est prononcée et d’une manière qui n’aggrave pas les souffrances qui en résultent. (...) 1 Les mineurs privés de liberté doivent avoir accès à un éventail d’activités et d’interventions significatives suivant un plan individuel global, qui favorise leur progression vers des régimes moins contraignants, ainsi que leur préparation à la sortie et leur réinsertion dans la société. De telles activités et interventions doivent leur permettre de promouvoir leur santé physique et mentale, de développer le respect de soi et le sens des responsabilités, ainsi que des attitudes et des compétences qui les aideront à éviter de récidiver. (...) Les mineurs privés de liberté doivent être placés dans des institutions offrant un niveau de surveillance le moins restrictif possible nécessaire pour les héberger en toute sécurité. Les mineurs souffrant d’une maladie mentale mais devant être privés de liberté doivent être placés dans des institutions de santé mentale. (...) 2 Au moment de l’admission, les informations suivantes concernant chaque mineur doivent être immédiatement consignées : (...) g. sous réserve des impératifs du secret médical, toute information sur les risques d’automutilation et l’état de santé, dont il y a lieu de tenir compte pour son bien-être physique et mental, et celui d’autrui. (...) 5 Dès que possible après son admission, le mineur doit être soumis à un examen médical, un dossier médical doit être ouvert et le traitement de toute maladie ou blessure doit être engagé. (...) 2 Les mineurs doivent accéder facilement à des installations sanitaires hygiéniques et respectant leur intimité. (...) 2 La santé des mineurs privés de liberté doit être protégée conformément aux normes médicales reconnues applicables à l’ensemble des mineurs dans la collectivité. (...) Une attention particulière doit être accordée aux besoins : (...) d. des mineurs souffrant de problèmes de santé physique et mentale ; (...) Les activités faisant partie du régime doivent viser à remplir des fonctions d’éducation, de développement personnel et social, de formation professionnelle, de réinsertion et de préparation à la remise en liberté (...) (...) 3 Si les mineurs ne peuvent pas fréquenter une école locale ou un centre de formation en dehors de l’institution, leur enseignement et leur formation professionnelle doivent être organisés à l’intérieur de l’institution, sous les auspices d’organismes éducatifs et de formation externes. (...) 5 Les mineurs détenus doivent être intégrés dans le système national d’éducation et de formation professionnelle afin qu’ils puissent poursuivre leur scolarité ou leur formation professionnelle sans difficulté après leur sortie. (...) Tous les mineurs privés de liberté doivent être autorisés à faire régulièrement de l’exercice au moins deux heures par jour, dont au moins une heure en plein air, si les conditions météorologiques le permettent. (...) 1 Des procédures disciplinaires ne peuvent être utilisées qu’en dernier recours. Les modes de résolution de conflit éducative ou réparatrice, ayant pour but de promouvoir la norme, doivent être préférées aux audiences disciplinaires formelles et aux punitions. (...) 1 Les sanctions disciplinaires doivent être choisies, dans la mesure du possible, en fonction de leur impact pédagogique. Elles ne doivent pas être plus lourdes que ne le justifie la gravité de l’infraction. 2 Les sanctions collectives, les peines corporelles, le placement dans une cellule obscure, et toute autre forme de sanction inhumaine ou dégradante doivent être interdits. (...) Partie IV – Conseil et assistance juridiques 120.1 Les mineurs et leurs parents ou tuteurs légaux ont droit à des conseils et à une assistance juridiques pour les questions concernant le prononcé et l’exécution de sanctions ou de mesures. 120.2 Les autorités compétentes doivent raisonnablement aider le mineur à avoir un accès effectif et confidentiel à de tels conseils et assistance, y compris à des visites illimitées et non surveillées avec son avocat. 120.3 L’État doit assurer une assistance judiciaire gratuite aux mineurs, à leurs parents ou à leurs représentants légaux quand les intérêts de la justice l’exigent. (...) » Les passages pertinents des Lignes directrices du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur une justice adaptée aux enfants, adoptées par le Comité des Ministres le 17 novembre 2010, se lisent ainsi : « II. Définitions Aux fins des présentes lignes directrices sur une justice adaptée aux enfants (ci-après « les lignes directrices ») : (...) c. par « justice adaptée aux enfants » il faut entendre des systèmes judiciaires garantissant le respect et la mise en œuvre effective de tous les droits de l’enfant au niveau le plus élevé possible, compte tenu des principes énoncés ci-après et en prenant dûment en considération le niveau de maturité et de compréhension de l’enfant, et les circonstances de l’espèce. Il s’agit, en particulier, d’une justice accessible, convenant à l’âge de l’enfant, rapide, diligente, adaptée aux besoins et aux droits de l’enfant, et axée sur ceux-ci, et respectueuse des droits de l’enfant, notamment du droit à des garanties procédurales, du droit de participer à la procédure et de la comprendre, du droit au respect de la vie privée et familiale, ainsi que du droit à l’intégrité et à la dignité. III. Principes fondamentaux (...) E. Primauté du droit Le principe de la primauté du droit devrait s’appliquer pleinement aux enfants, tout comme il s’applique aux adultes. Tous les éléments des garanties procédurales, tels que les principes de légalité et de proportionnalité, la présomption d’innocence, le droit à un procès équitable, le droit à un conseil juridique, le droit d’accès aux tribunaux et le droit de recours, devraient être garantis aux enfants tout comme ils le sont aux adultes et ne devraient pas être minimisés ou refusés sous prétexte de l’intérêt supérieur de l’enfant. Cela s’applique à toutes les procédures judiciaires, non judiciaires et administratives. (...) IV. Une justice adaptée aux enfants avant, pendant et après la procédure judiciaire (...) Toute forme de privation de liberté des enfants devrait être une mesure de dernier ressort et d’une durée aussi courte que possible. (...) Compte tenu de la vulnérabilité des enfants privés de liberté, de l’importance des liens familiaux et de la promotion de la réintégration dans la société après la remise en liberté, les autorités compétentes devraient garantir le respect et soutenir activement la jouissance des droits de l’enfant tels qu’ils sont énoncés dans les instruments universels et européens. En plus de leurs autres droits, les enfants devraient avoir, en particulier, le droit : (...) b. de recevoir une éducation appropriée, une orientation et une formation professionnelles, une assistance médicale, et de jouir de la liberté de pensée, de conscience et de religion, et de l’accès aux loisirs, y compris l’éducation physique et le sport ; (...) B. Une justice adaptée aux enfants avant la procédure judiciaire (...) Les solutions de remplacement aux procédures judiciaires devraient offrir un niveau équivalent de garanties juridiques. Le respect des droits de l’enfant, tel que décrit dans les présentes lignes directrices et dans l’ensemble des instruments juridiques pertinents relatifs aux droits de l’enfant, devrait être garanti dans la même mesure dans les procédures judiciaires et non judiciaires. C. Enfants et police La police devrait respecter les droits individuels et la dignité de tous les enfants, et prendre en considération leur vulnérabilité, c’est-à-dire tenir compte de leur âge et de leur maturité, ainsi que des besoins particuliers des enfants ayant un handicap physique ou mental, ou des difficultés de communication. Lorsqu’un enfant est arrêté par la police, il devrait être informé d’une manière et dans un langage adapté à son âge et à son niveau de compréhension des raisons pour lesquelles il a été placé en garde à vue. Les enfants devraient avoir accès à un avocat et avoir la possibilité de contacter leurs parents ou une personne en qui ils ont confiance. Sauf dans des circonstances exceptionnelles, le(s) parent(s) devrai(en)t être informé(s) de la présence de l’enfant au poste de police ainsi que des détails de la raison du placement en garde à vue de l’enfant, et être prié de se rendre au poste de police. Un enfant placé en garde à vue ne devrait pas être interrogé sur un acte délictueux ou tenu de faire ou de signer une déclaration portant sur son implication, sauf en présence d’un avocat ou d’un des parents de l’enfant ou, si aucun parent n’est disponible, d’un autre adulte en qui l’enfant a confiance. (...) » B. Nations unies La Convention relative aux droits de l’enfant, adoptée le 20 novembre 1989, Recueil des Traités des Nations unies (RTNU), vol. 1577, p. 3 (« CIDE ») consacre le principe fondamental de l’intérêt supérieur de l’enfant en son article 3, qui se lit ainsi : « 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. Les états parties s’engagent à assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bien-être, compte tenu des droits et des devoirs de ses parents, de ses tuteurs ou des autres personnes légalement responsables de lui, et ils prennent à cette fin toutes les mesures législatives et administratives appropriées. Les états parties veillent à ce que le fonctionnement des institutions, services et établissements qui ont la charge des enfants et assurent leur protection soit conforme aux normes fixées par les autorités compétentes, particulièrement dans le domaine de la sécurité et de la santé et en ce qui concerne le nombre et la compétence de leur personnel ainsi que l’existence d’un contrôle approprié. » En ses parties pertinentes pour la présente affaire, la CIDE énonce : Article 23 « 1. Les états parties reconnaissent que les enfants mentalement ou physiquement handicapés doivent mener une vie pleine et décente, dans des conditions qui garantissent leur dignité, favorisent leur autonomie et facilitent leur participation active à la vie de la collectivité. Les États parties reconnaissent le droit à des enfants handicapés de bénéficier de soins spéciaux (...) (...) » Article 37 « Les États parties veillent à ce que : a) Nul enfant ne soit soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. (...) ; b) Nul enfant ne soit privé de liberté de façon illégale ou arbitraire. L’arrestation, la détention ou l’emprisonnement d’un enfant doit être en conformité avec la loi, n’être qu’une mesure de dernier ressort, et être d’une durée aussi brève que possible ; c) Tout enfant privé de liberté soit traité avec humanité et avec le respect dû à la dignité de la personne humaine, et d’une manière tenant compte des besoins des personnes de son âge. (...) ; d) Les enfants privés de liberté aient le droit d’avoir rapidement accès à l’assistance juridique ou à toute autre assistance appropriée, ainsi que le droit de contester la légalité de leur privation de liberté devant un tribunal ou une autre autorité compétente, indépendante et impartiale, et à ce qu’une décision rapide soit prise en la matière. » Article 40 « 1. Les états parties reconnaissent à tout enfant suspecté, accusé ou convaincu d’infraction à la loi pénale le droit à un traitement qui soit de nature à favoriser son sens de la dignité et de la valeur personnelle, qui renforce son respect pour les droits de l’homme et les libertés fondamentales d’autrui, et qui tienne compte de son âge ainsi que de la nécessité de faciliter sa réintégration dans la société et de lui faire assumer un rôle constructif au sein de celle-ci. À cette fin, et compte tenu des dispositions pertinentes des instruments internationaux, les états parties veillent en particulier : (...) b) À ce que tout enfant suspecté ou accusé d’infraction à la loi pénale ait au moins le droit aux garanties suivantes : i) être présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ; ii) Être informé dans le plus court délai et directement des accusations portées contre lui, ou, le cas échéant, par l’intermédiaire de ses parents ou représentants légaux, et bénéficier d’une assistance juridique ou de toute autre assistance appropriée pour la préparation et la présentation de sa défense ; iii) Que sa cause soit entendue sans retard par une autorité ou une instance judiciaire compétentes, indépendantes et impartiales, selon une procédure équitable aux termes de la loi, en présence de son conseil juridique ou autre et, à moins que cela ne soit jugé contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant en raison notamment de son âge ou de sa situation, en présence de ses parents ou représentants légaux ; iv) Ne pas être contraint de témoigner ou de s’avouer coupable ; interroger ou faire interroger les témoins à charge, et obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans des conditions d’égalité ; v) S’il est reconnu avoir enfreint la loi pénale, faire appel de cette décision et de toute mesure arrêtée en conséquence devant une autorité ou une instance judiciaire supérieure compétentes, indépendantes et impartiales, conformément à la loi ; (...) » L’Observation générale no 9 (2006) formulée le 27 février 2007 par le Comité des droits de l’enfant (CRC/C/GC/9) contient notamment les recommandations suivantes : « 73. Conformément à l’article 2, les États parties sont tenus de veiller à ce que les enfants handicapés en conflit avec la loi (tels que les cas décrits au paragraphe 1 de l’article 40) soient protégés non seulement par les dispositions de la Convention qui se rapportent expressément à la justice pour mineurs (art. 37, 39 et 40) mais aussi par toutes les autres dispositions et garanties contenues dans la Convention, par exemple dans le domaine de la santé et de l’éducation. En outre, les États parties devraient prendre, le cas échéant, des mesures spéciales pour garantir aux enfants handicapés l’exercice des droits susmentionnés et la protection conférée par ces droits. S’agissant des droits consacrés à l’article 23 et compte tenu du niveau élevé de vulnérabilité des enfants handicapés, le Comité recommande − en complément de la recommandation générale qu’il a faite au paragraphe 73 ci-dessus – que soient pris en compte les éléments ci-après concernant le traitement des enfants handicapés (réputés être) en conflit avec la loi : a) L’interrogatoire d’un enfant handicapé qui entre en conflit avec la loi doit être conduit dans la langue appropriée et par des professionnels tels que des policiers, avocats, agents des services sociaux, procureurs et/ou juges, dûment formés à cette fin ; b) Les gouvernements doivent élaborer et mettre en œuvre une série de mesures susceptibles d’être adaptées à la situation de chaque enfant, qui permettent de ne pas recourir à des poursuites judiciaires. Il convient d’éviter au maximum de soumettre un enfant handicapé en conflit avec la loi à une procédure officielle/juridique et de réserver cette solution aux cas où elle s’avère nécessaire dans l’intérêt de l’ordre public. Dans cette éventualité, il faut s’efforcer d’expliquer à l’enfant les modalités de la procédure judiciaire impliquant des mineurs et l’informer de ses droits ; c) Les enfants handicapés en conflit avec la loi ne devraient pas être placés dans un centre de détention pour jeunes délinquants au stade de la détention avant jugement ni à titre de sanction. La privation de liberté ne devrait être imposée que dans la mesure où elle est nécessaire pour assurer à l’enfant un traitement adapté aux problèmes qui sont à l’origine de l’infraction commise et celui-ci doit être placé dans un établissement disposant de personnels spécialement formés et des équipements nécessaires à son traitement. L’autorité compétente à qui incombe cette décision doit veiller à ce que les droits de l’homme et les garanties légales soient pleinement respectés. » L’Observation générale no 10 (2007) formulée le 25 avril 2007 par le Comité des droits de l’enfant (CRC/C/GC/10) recommande notamment ce qui suit : « 33. (...) Dans leur rapport, les États parties devraient, à ce propos, fournir au Comité des données précises et détaillées sur la manière dont sont traités, en application de leurs dispositions législatives, les enfants n’ayant pas l’âge minimum de la responsabilité pénale mais suspectés, accusés ou convaincus d’infraction pénale, ainsi que sur les types de garanties légales en place pour veiller à ce que leur traitement soit aussi équitable et juste que le traitement réservé aux enfants ayant l’âge minimum de la responsabilité pénale ou plus. (...) L’enfant doit bénéficier d’une assistance juridique ou de toute autre assistance appropriée pour la préparation et la présentation de sa défense. La Convention exige que l’enfant bénéficie d’une assistance qui, si elle n’est pas forcément juridique, doit être appropriée. Les modalités de fourniture de l’assistance sont laissées à l’appréciation des États parties mais, en tout état de cause, l’assistance doit être gratuite. (...) (...) (...) si les décisions doivent être adoptées avec diligence, elles doivent résulter d’un processus durant lequel les droits fondamentaux de l’enfant et les garanties légales en sa faveur sont pleinement respectés. Une assistance juridique ou toute autre assistance appropriée doit aussi être fournie, non seulement à l’audience de jugement devant un tribunal ou tout autre organe judiciaire, mais à tous les stades du processus, à commencer par l’interrogatoire de l’enfant par la police. (...) Dans le même esprit que le paragraphe 3 g) de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Convention dispose que l’enfant ne peut être contraint de témoigner ou de s’avouer coupable (...) (...) L’expression « contraint de » doit s’interpréter au sens large et ne pas se limiter à la force physique ou à toute autre violation flagrante des droits de l’homme. L’âge de l’enfant, son degré de développement, la durée de son interrogatoire, son incompréhension, sa crainte de conséquences inconnues ou d’une possibilité d’emprisonnement peuvent le conduire à faire des aveux mensongers. C’est encore plus probable si on fait miroiter à l’enfant des promesses telles que « tu pourras rentrer chez toi dès que tu nous auras dit ce qui s’est vraiment passé », des sanctions plus légères ou une remise en liberté. L’enfant interrogé doit avoir accès à un représentant légal ou tout autre représentant approprié et pouvoir demander sa présence pendant l’interrogatoire. Un contrôle indépendant doit être exercé sur les méthodes d’interrogatoire afin de s’assurer que les éléments de preuve ont été fournis volontairement, et non sous la contrainte, compte tenu de l’ensemble des circonstances, et sont fiables. Lorsqu’il s’agit de déterminer le caractère volontaire et la fiabilité des déclarations ou aveux faits par l’enfant, le tribunal ou tout autre organe judiciaire doit tenir compte de l’âge de l’enfant, de la durée de la garde à vue et de l’interrogatoire, ainsi que de la présence du conseil juridique ou autre, du/des parent(s), ou des représentants indépendants de l’enfant. (...) » Dans son Observation générale no 35 du 16 décembre 2014 (CCPR/C/GC/35), le Comité des droits de l’homme a formulé les remarques suivantes au sujet de l’article 9 (Liberté et sécurité de la personne) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (notes de bas de page omises) : « 28. Pour certaines catégories de personnes vulnérables, l’information directe de la personne en état d’arrestation est nécessaire mais n’est pas suffisante. Dans le cas d’un enfant, la notification de l’arrestation et des raisons doit aussi être adressée directement aux parents, tuteurs ou représentants légaux. (...) (...) Conformément au paragraphe 1 de l’article 24 du Pacte, tout enfant « a droit, de la part de sa famille, de la société et de l’État, aux mesures de protection qu’exige sa condition de mineur ». L’application de cette disposition nécessite l’adoption de mesures spéciales pour protéger la liberté et la sécurité de tout enfant, en plus des mesures imposées généralement par l’article 9 à l’égard de tous. Dans le cas d’un enfant la privation de liberté doit être une mesure de dernier ressort, et être d’une durée aussi brève que possible. En plus des autres règles applicables à chaque catégorie de privation de liberté, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale chaque fois qu’il est décidé d’appliquer ou de poursuivre une mesure de privation de liberté. (...) L’enfant a le droit d’être entendu, directement ou par l’intermédiaire d’un conseil ou d’une autre personne qui offre une assistance appropriée, en ce qui concerne toute décision de privation de liberté, et les procédures appliquées doivent être adaptées aux enfants. (...) » Les passages pertinents de l’Ensemble de règles minima des Nations unies concernant l’administration de la justice pour mineurs (« Règles de Beijing »), adopté par l’Assemblée générale le 29 novembre 1985 (A/RES/40/33), sont ainsi libellés : « 5. Objectif de la justice pour mineurs 1 Le système de la justice pour mineurs recherche le bien-être du mineur et fait en sorte que les réactions vis-à-vis des délinquants juvéniles soient toujours proportionnées aux circonstances propres aux délinquants et aux délits. (...) Droits des mineurs 1 Les garanties fondamentales de la procédure telles que la présomption d’innocence, le droit à être informé des charges, le droit de garder le silence, le droit à l’assistance d’un conseil, le droit à la présence d’un parent ou tuteur, le droit d’interroger et de confronter les témoins et le droit à un double degré de juridiction sont assurées à tous les stades de la procédure. (...) Premier contact 1 Dès qu’un mineur est appréhendé, ses parents ou son tuteur sont informés immédiatement ou, si ce n’est pas possible, dans les plus brefs délais. (...) 3 Les contacts entre les services de répression et le jeune délinquant sont établis de manière à respecter le statut juridique du mineur, à favoriser son bien-être et à éviter de lui nuire, compte dûment tenu des circonstances de l’affaire. (...) Principes directeurs régissant le jugement et la décision 1 La décision de l’autorité compétente doit s’inspirer des principes suivants : (...) b) II n’est apporté de restrictions à la liberté personnelle du mineur – et ce en les limitant au minimum – qu’après un examen minutieux ; c) La privation de liberté individuelle n’est infligée que si le mineur est jugé coupable d’un délit avec voies de fait à l’encontre d’une autre personne, ou pour récidive, et s’il n’y a pas d’autre solution qui convienne ; (...) Commentaire (...) L’alinéa b de l’article 17.1 affirme que des solutions strictement punitives ne conviennent pas. Alors que s’agissant d’adultes et peut-être aussi dans les cas de délits graves commis par des jeunes les notions de peine méritée et de sanctions adaptées à la gravité du délit peuvent se justifier relativement, dans les affaires de mineurs, l’intérêt et l’avenir du mineur doivent toujours l’emporter sur des considérations de ce genre. (...) Recours minimal au placement en institution 1 Le placement d’un mineur dans une institution est toujours une mesure de dernier ressort et la durée doit en être aussi brève que possible. Commentaire (...) L’article 19 vise à restreindre le placement dans une institution à deux égards : fréquence (« mesure de dernier ressort ») et durée (« aussi brève que possible »). Il reprend un des principes fondamentaux de la résolution 4 du sixième Congrès des Nations unies, à savoir qu’aucun jeune délinquant ne devrait être incarcéré dans un établissement pénitentiaire, à moins qu’il n’existe aucun autre moyen approprié. (...) En fait, il faudrait donner la priorité aux institutions « ouvertes » sur les institutions « fermées ». En outre, tous les établissements devraient être de type correctif ou éducatif plutôt que carcéral. (...) Objectifs du traitement en institution (...) 2 Les jeunes placés en institution recevront l’aide, la protection et toute l’assistance – sur le plan social, éducatif, professionnel, psychologique, médical et physique – qui peuvent leur être nécessaires eu égard à leur âge, à leur sexe et à leur personnalité et dans l’intérêt de leur développement harmonieux. (...) » Les dispositions pertinentes des Règles des Nations unies pour la protection des mineurs privés de liberté (« Règles de La Havane »), adoptées par l’Assemblée générale dans sa Résolution 45/113 du 14 décembre 1990, se lisent ainsi : « I. Perspectives fondamentales (...) Les mineurs ne peuvent être privés de leur liberté que conformément aux principes et procédures énoncés dans les présentes Règles et dans l’Ensemble de règles minima des Nations unies concernant l’administration de la justice pour mineurs (Règles de Beijing). La privation de liberté d’un mineur doit être une mesure prise en dernier recours et pour le minimum de temps nécessaire et être limitée à des cas exceptionnels. La durée de détention doit être définie par les autorités judiciaires, sans que soit écartée la possibilité d’une libération anticipée. (...) II. Portée et application des règles Aux fins des présentes Règles, les définitions ci-après sont applicables : (...) b) Par privation de liberté, on entend toute forme de détention, d’emprisonnement ou le placement d’une personne dans un établissement public ou privé dont elle n’est pas autorisée à sortir à son gré, ordonnés par une autorité judiciaire, administrative ou autre. (...) IV. L’administration des établissements pour mineurs (...) B. Admission, immatriculation, transfèrement et transfert Dans tout lieu où des mineurs sont détenus, il doit être tenu un registre où sont consignés de manière exhaustive et fidèle, pour chaque mineur admis : (...) e) Des indications détaillées sur les problèmes de santé physique et mentale, y compris l’abus de drogues et d’alcool. (...) C. Classement et placement Aussitôt que possible après son admission, chaque mineur doit être interrogé, et un rapport psychologique et social indiquant les facteurs pertinents quant au type de traitement et de programme d’éducation et de formation requis doit être établi. Ce rapport ainsi que le rapport établi par le médecin qui a examiné le mineur lors de son admission doivent être communiqués au directeur afin qu’il décide de l’affectation la plus appropriée pour l’intéressé dans l’établissement et du type de traitement et de programme de formation requis. (...) Les mineurs doivent être détenus dans des conditions tenant dûment compte de leur statut et de leurs besoins particuliers en fonction de leur âge, de leur personnalité et de leur sexe, du type de délit ainsi que de leur état physique et mental, et qui les protègent des influences néfastes et des situations à risque. Le principal critère pour le classement des mineurs privés de liberté dans les différentes catégories doit être la nécessité de fournir aux intéressés le type de traitement le mieux adapté à leurs besoins et de protéger leur intégrité physique, morale et mentale ainsi que leur bien-être. (...) D. Environnement physique et logement Les mineurs détenus doivent être logés dans des locaux répondant à toutes les exigences de l’hygiène et de la dignité humaine. La conception des établissements pour mineurs et l’environnement physique doivent être conformes à l’objectif de réadaptation assigné au traitement des mineurs détenus, compte dûment tenu du besoin d’intimité des mineurs et de leur besoin de stimulants sensoriels, tout en leur offrant des possibilités d’association avec leurs semblables et en leur permettant de se livrer à des activités sportives, d’exercice physique et de loisirs. (...) (...) Les installations sanitaires doivent se trouver à des emplacements convenablement choisis et répondre à des normes suffisantes pour permettre à tout mineur de satisfaire les besoins naturels au moment voulu, d’une manière propre et décente. (...) E. Éducation, formation professionnelle et travail Tout mineur d’âge scolaire a le droit de recevoir une éducation adaptée à ses besoins et aptitudes, et propre à préparer son retour dans la société. Cette éducation doit autant que possible être dispensée hors de l’établissement pénitentiaire dans des écoles communautaires et, en tout état de cause, par des enseignants qualifiés dans le cadre de programmes intégrés au système éducatif du pays afin que les mineurs puissent poursuivre sans difficulté leurs études après leur libération. (...) (...) H. Soins médicaux Tout mineur a le droit de recevoir des soins médicaux, tant préventifs que curatifs, y compris des soins dentaires, ophtalmologiques et psychiatriques, ainsi que celui d’obtenir les médicaments et de suivre le régime alimentaire que le médecin peut lui prescrire. (...) Dès son admission dans un établissement pour mineurs, chaque mineur a le droit d’être examiné par un médecin afin que celui-ci constate toute trace éventuelle de mauvais traitement et décèle tout état physique ou mental justifiant des soins médicaux. Les services médicaux offerts aux mineurs doivent viser à déceler et traiter toute affection ou maladie physique, mentale ou autre, ou abus de certaines substances qui pourrait entraver l’insertion du mineur dans la société. Tout établissement pour mineur doit pouvoir accéder immédiatement à des moyens et équipements médicaux adaptés au nombre et aux besoins de ses résidents et être doté d’un personnel formé aux soins de médecine préventive et au traitement des urgences médicales. Tout mineur qui est ou se dit malade, ou qui présente des symptômes de troubles physiques ou mentaux doit être examiné sans délai par un médecin. Tout médecin qui a des motifs de croire que la santé physique ou mentale d’un mineur est ou sera affectée par une détention prolongée, une grève de la faim ou une modalité quelconque de la détention doit en informer immédiatement le directeur de l’établissement ainsi que l’autorité indépendante chargée de la protection du mineur. Tout mineur atteint d’une maladie mentale doit être traité dans un établissement spécialisé doté d’une direction médicale indépendante. Des mesures doivent être prises, aux termes d’un arrangement avec les organismes appropriés, pour assurer, le cas échéant, la poursuite du traitement psychiatrique après la libération. (...) L. Procédures disciplinaires Toute mesure ou procédure disciplinaire doit assurer le maintien de la sécurité et le bon ordre de la vie communautaire et être compatible avec le respect de la dignité inhérente du mineur et l’objectif fondamental du traitement en établissement, à savoir inculquer le sens de la justice, le respect de soi-même et le respect des droits fondamentaux de chacun. Toutes les mesures disciplinaires qui constituent un traitement cruel, inhumain ou dégradant, telles que les châtiments corporels, la réclusion dans une cellule obscure, dans un cachot ou en isolement, et toute punition qui peut être préjudiciable à la santé physique ou mentale d’un mineur doivent être interdites. La réduction de nourriture et les restrictions ou l’interdiction des contacts avec la famille doivent être exclues, quelle qu’en soit la raison. Le travail doit toujours être considéré comme un instrument d’éducation et un moyen d’inculquer au mineur le respect de soi-même pour le préparer au retour dans sa communauté, et ne doit pas être imposé comme une sanction disciplinaire. Aucun mineur ne peut être puni plus d’une fois pour la même infraction à la discipline. Les sanctions collectives doivent être interdites. (...) » Le passage pertinent des Principes directeurs des Nations unies pour la prévention de la délinquance juvénile (« Principes directeurs de Riyad »), adoptés par l’Assemblée générale dans sa Résolution 45/112 du 14 décembre 1990, est ainsi libellé : « 46. Le placement des jeunes en institutions devrait n’intervenir qu’en dernier ressort et ne durer que le temps absolument indispensable, l’intérêt de l’enfant étant la considération essentielle. II faudrait définir strictement les critères de recours aux interventions officielles de ce type, qui devraient être limitées normalement aux situations suivantes : a) l’enfant ou l’adolescent a enduré des souffrances infligées par ses parents ou tuteurs ; b) l’enfant ou l’adolescent a subi des violences sexuelles, physiques ou affectives de la part des parents ou tuteurs ; c) l’enfant ou l’adolescent a été négligé, abandonné ou exploité par ses parents ou tuteurs ; d) l’enfant est menacé physiquement ou moralement par le comportement de ses parents ou tuteurs ; et e) l’enfant ou l’adolescent est exposé à un grave danger physique ou psychologique du fait de son propre comportement et ni lui, ni ses parents ou tuteurs, ni les services communautaires hors institution ne peuvent parer ce danger par des moyens autres que le placement en institution. » Dans ses Observations finales du 25 février 2014 concernant les quatrième et cinquième rapports périodiques de la Fédération de Russie, soumis en un seul document (CRC/C/RUS/CO/4-5), le Comité des droits de l’enfant a « demand[é] instamment à l’État partie de mettre en place un système de justice pour mineurs pleinement conforme à la Convention, en particulier aux articles 37, 39 et 40, ainsi qu’à d’autres normes pertinentes ». En outre, il a recommandé à la Fédération de Russie « d’empêcher la détention illégale d’enfants et de veiller à ce que les enfants détenus bénéficient de garanties juridiques ». Les articles 37 et 40 de la CIDE traitent des enfants en conflit avec la loi (paragraphe 82 ci-dessus), et l’article 39 des droits des enfants victimes d’infractions.
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Le premier requérant est né en 1953 et réside à Paris. Il était président de la société nationale de télévision France 3, aux droits de laquelle vient la société France Télévisions, également requérante et située à Paris. Le 8 septembre 2006, France 3 diffusa une émission d’une durée d’une heure et vingt-deux minutes, intitulée « 11 septembre 2001 : le dossier d’accusation », réalisée par Vanina Kanban, journaliste. Ce reportage s’interrogeait sur l’absence de procès cinq ans après les faits, se présentant comme l’« enquête sur l’instruction d’un procès qui s’annonce être le procès du siècle ». Il était consacrée à la plainte déposée par les familles des victimes des attentats du 11 septembre 2001, ainsi qu’aux procédures qui visaient plus d’une centaine de personnes physiques et morales soupçonnées d’avoir aidé et financé Al-Qaïda. Les investigations menées par la journaliste durant dix-huit mois, cinq ans après les faits, faisaient état des interrogations et de la crainte des plaignants de voir le procès mis en péril en raison des liens économiques entre leur pays et l’Arabie Saoudite. Les avocats des victimes cherchant à poursuivre ceux qui avaient contribué à financer les attentats, l’enquête portait également sur cet aspect, notamment en retraçant le parcours d’Oussama Ben Laden et de l’organisation qu’il a créée, Al-Qaïda. Au cours du reportage, les avocats des familles des victimes, Mes Allan Gerson et Mike Eisner, furent interrogés, de même que des spécialistes du terrorisme (notamment Jean-Charles Brisard), des chefs religieux musulmans, des victimes ou leurs parents (à l’instar de Matt Sellito et Elisabeth Alderman), un ancien ministre de l’Intérieur français (Charles Pasqua), ainsi que d’anciens responsables ou membres de différents services américains (James Woolsey, directeur de la CIA de 1993 à 1995 ; Paul Pillar, chef de la section anti-terroriste de la CIA de 1978 à 1998 ; Daniel Benjamin et Lee Wolosky, membres de la cellule anti-terroriste du Conseil national de sécurité, respectivement de 1994 à 1999 et de 1998 à 2001 ; Jack Cloonan, membre de la cellule anti-terroriste du FBI de 1972 à 2002 ; Richard Armitage, sous-secrétaire d’État américain entre 2001 et 2005). Le prince Turki Al Faysal Bin Abdulaziz Al Saoud (« le Prince Turki Al Faysal »), visé par la plainte de proches des victimes qui l’accusaient d’avoir aidé et financé les talibans lorsqu’il exerçait les fonctions de chef des services secrets en Arabie Saoudite, fut également interrogé. Son entretien fut repris à douze reprises dans le reportage. Le 7 décembre 2006, le Prince Turki Al Faysal fit citer le premier requérant, en qualité de directeur de la chaîne France 3, Vanina Kanban en sa qualité de journaliste, ainsi que la société France 3 en sa qualité de civilement responsable, devant le tribunal correctionnel de Paris pour diffamation. Il se référait à cinq extraits du reportage : Le premier extrait litigieux reproduit par le tribunal se lisait comme suit : « Me Allan Gerson (Avocat des familles de victimes) - Ils peuvent courir, ils peuvent se cacher, mais ils ne nous échapperont pas. La journaliste - Nous sommes allés à Charleston en Caroline du Sud. C’est le quartier général des avocats du procès [...] Me Allan Gerson - Les familles nous répètent encore et encore "Nous ne voulons pas que d’autres souffrent de la même terrible tragédie dont nous avons souffert". Me Ron Motley (Avocat des familles de victimes) - Mes clients veulent savoir qui a financé Al-Qaïda pour pouvoir stopper les fonds d’Al-Qaïda. Ils continuent d’opérer librement. Pendant que nous sommes assis là, ils sont en train de faire sauter la moitié de l’Irak. Quelqu’un continue de financer Al-Qaïda. La journaliste - Pour les épauler, ils ont engagé des enquêteurs de haut niveau. Mike Eisner, avocat responsable des preuves, Jean-Charles Brisard, spécialiste du terrorisme international, responsable des enquêtes, Evan Kohlmann, analyste en terrorisme islamiste, génie informatique. Nous avons pu accéder au lieu le plus sécurisé du bâtiment. C’est ici que des milliers de preuves, documents, cassettes vidéo ou encore photographies sont consignés : des infos classées top secret, et pour cause. Me Mike Eisner (Avocat des familles de victimes) - Il y a un grand nombre d’informations très sensibles dans ce document. Nous avons dépensé des millions de dollars pour obtenir ce type d’informations. La plupart de ceux qui enquêtent sur le terrorisme enquêtent sur ceux qui commettent les attentats mais ne ciblent pas toujours l’argent. Nous, nous l’avons fait. Nous avons suivi la trace de l’argent, d’où il vient, où il va et qui le met à disposition. Grâce à ces documents, nous allons montrer comment cet argent est utilisé. La journaliste - Al-Qaïda fonctionne comme une entreprise. Le groupe terroriste reçoit un immense soutien matériel qui lui permet d’accomplir des attentats. Me Mike Eisner - Le camion que vous voyez fournit l’aide logistique. Une fois le matériel en place, Al-Qaïda peut alors commencer à diffuser la haine, la terreur et les idées de Djihad. Vanina Kanban (Journaliste) - Qui soutient l’entreprise Al-Qaïda? Aujourd’hui, le cabinet Motley Rice a réuni suffisamment de preuves contre près de trois cents accusés : Oussama Ben Laden, le plus célèbre, mais aussi sept banques internationales, huit associations caritatives islamiques, le gouvernement du Soudan, des princes saoudiens et environ 300 individus et entités. Nous avons pris le parti de nous concentrer sur quelques accusés, des hommes influents qui, aujourd’hui encore, occupent sur la place internationale des postes importants en toute impunité : Hassan Al-Taroubi (image), l’idéologue soudanais de l’islamisme, Ramam AJ-Kathim (image), le ministre de la défense du Soudan, Gutbi Al-Awdah, un prédicateur radical saoudien, Turki Al Faysal, l’ancien chef des services secrets saoudiens (image). Tous sont accusés d’avoir été à un moment les alliés d’Oussama Ben Laden. Ils l’auraient aidé, soutenu, dans son idéologie, mais aussi financièrement et matériellement. Tous lui auraient permis de devenir le pire ennemi de l’Occident. Un de ces principaux présumés soutiens : Turki Al Faysal. Prince Turki Al Faysal (Chef des services secrets saoudiens 1977-2001) - Je suis accusé d’avoir soutenu, approvisionné matériellement et même d’avoir participé à l’organisation d’Al-Qaïda. Vanina Kanban (Journaliste) – C’est en 1979 que le prince saoudien rencontre Oussama Ben Laden pour la première fois pendant la guerre en Afghanistan. Pour comprendre comment se sont tissés les liens entre le chef des services secrets saoudiens et l’ennemi public numéro 1, il faut retracer l’histoire de cette guerre. » Le reportage se poursuivait ensuite par l’évocation du soutien dont les moudjahidines avaient bénéficié de la part de l’Arabie Saoudite et des États-Unis lors de l’invasion soviétique de l’Afghanistan. Le Prince Turki Al Faysal y indiquait que son pays les avait bien entendu aidés, en leur fournissant des armes, de l’argent, des médicaments et en les entraînant, tout cela passant par les services secrets d’Arabie Saoudite. Il ajoutait avoir rencontré à cinq reprises Oussama Ben Laden, qu’il présentait comme étant l’un des principaux soutiens aux moudjahidines. Le reportage revenait ensuite sur la victoire de ces derniers en Afghanistan, qui était aussi et surtout celle d’Oussama Ben Laden, revenu et fêté en héros en Arabie Saoudite ; comment il avait vainement tenté d’engager le combat avec ses moudjahidines durant la première guerre du Golfe puis, à la fin des combats, appelé à la révolte contre les troupes américaines restées sur place et les autorités saoudiennes accusées d’être complices. Le reportage évoquait ensuite son expulsion vers le Soudan en 1991, où ses moudjahidines l’avaient rejoint, permettant le développement d’Al-Qaïda. Le reportage s’attardait ensuite sur le réseau de financement dont Oussama Ben Laden bénéficiait à cette époque. Le second extrait litigieux reproduit par le tribunal se lisait comme suit : « Vanina Kanban (Journaliste) - Pour financer l’expansion d’Al-Qaïda, Oussama Ben Laden a déjà mis en place un vaste réseau de financement. Lee Wolosky - Oussama Ben Laden et Al-Qaïda ne se reposaient pas seulement sur une somme d’argent fixe, sur de la famille, des proches ou même des réseaux existant à travers le monde et qui auraient pu être utilisés pour des opérations et pour soutenir l’organisation. Non, ce qui se passait, en revanche, c’est qu’Al-Qaïda levait constamment des fonds pour financer son action. Jean-Charles Brisard (Spécialiste du terrorisme islamiste) - Ça, ça représente l’étendue du réseau financier d’Oussama Ben Laden tel qu’il était connu en 2001, c’est-à-dire avant les attentats du 11 septembre. Sur une période de dix années, c’est près de 500 millions de dollars qui sont parvenus au réseau Al-Qaïda pour se financer. Donc c’est très important. C’est un jour historique pour la lutte contre le terrorisme. Vanina Kanban (Journaliste) - Jean-Charles Brisard est l’enquêteur principal du cabinet Motley Rice. Il a été engagé par les avocats américains dès 2002. Ce français spécialiste du financement terroriste traque l’argent du réseau Al-Qaïda dans le monde entier. Il a en sa possession un document inédit dans lequel on peut lire les noms des premiers financiers de l’organisation. Jean-Charles Brisard - Il y a un élément important qui a été récupéré dans le cours de notre enquête, c’est un des documents fondateurs d’Al-Qaïda qu’on désigne comme la Golden Chain, la chaîne en or. C’est la liste d’une vingtaine de personnalités, toutes saoudiennes, qui étaient considérées au sein d’Al-Qaïda comme les principaux financiers de l’organisation au moment de sa création. On trouve dans cette liste des personnes très connues, d’anciens ministres, des banquiers parmi les principaux banquiers saoudiens, des hommes d’affaires bien entendu et des marchands. Vanina Kanban (Journaliste) - Dans cette liste de donateurs, on trouve notamment le nom d’un célèbre homme d’affaires saoudien proche de la famille Ben Laden. Jean-Charles Brisard - ...dont Oussama Ben Laden, un certain nombre de ses proches. Là, on a le nom d’un donateur, Bin-Mafouz, lequel donne à, au sein d’Al-Qaïda, Oussama Ben Laden. Vanina Kanban (Journaliste) - Khalid Bin-Mafouz n’est autre que le plus grand banquier d’Arabie Saoudite. Son nom est inscrit dans la plainte des familles des victimes du 11 septembre. Il est accusé d’être un des financiers d’Oussama Ben Laden et d’Al-Qaïda. C’est en 1986 qu’il prend la tête de la première banque saoudienne, la NCB, National Commercial Bank. Fin 90, la Banque centrale saoudienne fait une enquête sur les fonds versés par la banque NCB. Elle met notamment le doigt sur des transferts de grosses sommes d’argent à destination d’organisations caritatives. Jean-Charles Brisard - Il a été révélé qu’un certain nombre de fonds ont pu être détournés au profit d’ONG contrôlées par Ben Laden ou par des versements directs à des personnes liées à Oussama Ben Laden. Donc on a une banque dont on peut soupçonner, déjà à cette époque, qu’elle participe au financement du terrorisme. Vanina Kanban (Journaliste) - Et ces mouvements d’argent inquiètent bien au-delà des frontières saoudiennes. Jean-Charles Brisard - Dès le milieu des années 90, un certain nombre de responsables politiques occidentaux ou arabes ont fait le déplacement en Arabie Saoudite, sont allés voir le roi, le ministre de l’intérieur, le ministre de la défense, le responsable des services de renseignements pour leur dire : « Nous avons la preuve qu’un certain nombre d’ONG saoudiennes financent des réseaux terroristes, des réseaux violents et qui commettent des attentats". Vanina Kanban (Journaliste) - La France est l’un des premiers pays à s’inquiéter de cette situation. En 1994, Charles Pasqua, ministre de l’intérieur de l’époque, fait le déplacement en Arabie Saoudite. Il sera un des témoins de la partie civile au procès. Il a déjà fait sa déposition auprès des avocats américains. Charles Pasqua - Je me suis rendu en Arabie Saoudite. J’ai rencontré le prince Nayef, qui était mon homologue, et un certain nombre de responsables saoudiens, dont le prince Turki, qui était le responsable du renseignement, et je leur ai dit qu’une partie non négligeable des crédits qu’ils affectaient à la Ligue islamique mondiale servait en réalité - pouvait servir, mais de mon point de vue servait - à la construction d’un islam radical et par conséquent de base à des actions violentes. Prince Turki Al Faysal - Le financement du terrorisme ne venait pas que d’Arabie Saoudite mais aussi d’autres pays du Moyen-Orient. Il y avait également du financement terroriste venant d’individus en France, en Allemagne, en Angleterre ou d’autres villes européennes. Donc ce n’était pas seulement en provenance d’Arabie Saoudite. Vanina Kanban (Journaliste) - En Caroline du Sud l’enquête financière sur le terrorisme se poursuit depuis maintenant quatre ans. Les avocats savent qu’une grande partie de l’argent reversée à Al-Qaïda vient directement d’associations caritatives islamistes. Me Mike Eisner - Ils se servent d’une grande partie de ces dons, transfèrent cet argent en prétendant qu’il sert à acheter des vêtements ou de la nourriture pour les pauvres. Vanina Kanban (Journaliste) - Visiblement, Matt Sellito est en colère. Matt Sellito - Donc les gens donnent de l’argent et cet argent trouve son chemin jusqu’aux terroristes pour finalement être utilisé dans le but de tuer des Américains ? Me Mike Eisner - Oui, absolument. Jonathan Sellito (Frère d’une victime) - Comment s’y prennent-ils pour que ça ne se voit pas ? Me Mike Eisner - On le voyait. On le voyait très bien. Tout le monde savait. Avec la guerre en Afghanistan contre les Russes, ils ont perfectionné le mécanisme de circulation de l’argent. Aujourd’hui, cela continue toujours. » Le reportage enchaînait ensuite avec le rappel des attentats aux véhicules piégés commis par Al-Qaïda en novembre 1995 devant un bâtiment de la garde saoudienne à Riyad et en juin 1996 contre la base américaine de Khobar, à Dharan. La journaliste indiquait que personne ne semblait avoir mesuré l’ampleur et la force de frappe d’Al-Qaïda, tandis que les familles des victimes se disaient convaincues que les autorités américaines étaient déjà au courant du financement du terrorisme. Elle y rappelait ensuite qu’Oussama Ben Laden avait fait une déclaration fracassante en 1996 en déclarant le « djihad » contre les américains, devenant du même coup l’ennemi officiel des États-Unis. Les témoignages du chef des services secrets soudanais, de Jack Cloonan (agent du FBI -Federal Bureau of Investigation -, cellule anti-terroriste, de 1972 à 2002) et de Paul Pillar (chef de la section anti-terroriste de la CIA - Central Intelligence Agency - de 1978 à 1998) expliquaient comment les soudanais, sous pressions des États-Unis pour expulser Oussama Ben Laden, avaient fini par proposer de le leur livrer, ce qui avait été refusé faute de charges suffisantes pour espérer le faire condamner. Finalement expulsé et de retour en Afghanistan avec ses moudjahidines, accueilli par les talibans qui venaient de prendre le pouvoir et leur chef, le Mollah Omar, Oussama Ben Laden avait alors appelé au djihad mondial, ce qui avait décidé les saoudiens et les américains à tenter de l’arrêter. Le Prince Turki Al Faysal indiquait avoir été envoyé en Afghanistan à cette fin. Le troisième extrait litigieux reproduit par le tribunal se lisait comme suit : « Daniel Benjamin - Le prince Turki Al Faysal était une des seules personnes qui avait de l’influence sur les talibans. Notre espoir, c’était qu’il arriverait à les persuader de faire le bon choix. D’abord, parce que l’Arabie Saoudite et l’Afghanistan avaient de bonnes relations. Ensuite, parce que les saoudiens soutenaient les talibans. Enfin, parce que l’Arabie Saoudite jouait de sa stature religieuse. Prince Turki Al Faysal – J’ai rencontré le mollah Omar à cette époque, et il m’a dit ceci : "Nous devrions nous unir ensemble avec Ben Laden, qui est quelqu’un de fabuleux, qui ne devrait pas être jugé et qu’on devrait plutôt soutenir". Alors, je me suis levé et je suis parti. Vanina Kanban (Journaliste) - Mais les avocats de la plainte du 11 septembre n’ont pas la même version que Turki Al Faysal, et ils affirment en détenir la preuve. Parmi les centaines de cassettes vidéo collectées, Mike Eisner nous montre la déposition d’un témoin clé. De quoi parlent ces témoins ? Me Mike Eisner - Ils parlent de la contribution financière du prince Turki versée aux talibans et aux membres d’Al-Qaïda. Ils témoignent des activités du prince Turki Al Faysal en Afghanistan. Turki fournissait les talibans en véhicules et leur apportait des aides de toutes sortes. Vanina Kanban (Journaliste) - Comment avez-vous trouvé cet homme ? Me Mike Eisner - Je ne peux pas vous dévoiler tous mes secrets. (Rires.) Nous l’avons trouvé en Afghanistan, et il y en a encore beaucoup d’autres comme lui qui sont disposés à venir témoigner. Vanina Kanban (Journaliste) - Afin de protéger ce témoin essentiel, Mike Eisner ne peut nous montrer cet enregistrement, mais il a accepté de nous livrer une partie de la déposition écrite du témoin. » À ce moment précis du reportage, une image apparaît alors à l’écran : il s’agit de la traduction française de la plainte, sur laquelle on peut notamment lire le § 346 qui évoque la « déclaration sous serment » d’un témoin en Afghanistan, dans ces termes : « Mullah Kakshar est un chef important, maintenant dissident, des talibans (...). La déclaration sous serment de Mullah Kakshar implique le prince Turki pour son rôle d’auxiliaire dans ces envois d’argent visant à aider les talibans, Al-Qaïda et le terrorisme international ». Le reportage se poursuit : « [La journaliste] - Le prince Turki Al Faysal réfute totalement cette accusation. Prince Turki Al Faysal – C’est inventé de toutes pièces. Je vous ai déjà dit pourquoi j’étais allé à Kandahar. C’était pour faire en sorte que Ben Laden soit livré au royaume pour le remettre à la justice. Me Mike Eisner - Bien sûr ils nient tous, mais nous disposons de preuves qui démontrent que ce qu’ils disent est faux, Vanina Kanban (Journaliste) - Nous avons souhaité interviewer les avocats de Turki Al Faysal afin d’avoir le point de vue de la défense sur les preuves détenues par la partie civile. [Sonnerie de téléphone] Voix au téléphone - Je ne crois pas que nous soyons intéressés. Vanina Kanban (Journaliste) - Vous ne voulez pas me parler pendant quelques minutes ? La voix au téléphone - Non, nous n’avons aucun commentaire. Vanina Kanban (Journaliste) - Nous avons de nouveau essayé de joindre l’avocate, mais elle a toujours refusé de nous recevoir. » La journaliste précise à ce stade l’échec de plusieurs tentatives diplomatiques auprès des talibans pour récupérer Oussama Ben Laden. Ce dernier put développer son organisation, qui commit deux attentats simultanés en août 1998 contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie, entraînant la riposte des américains par des bombardements au Soudan et en Afghanistan. Le reportage précisait alors qu’en plus de l’action militaire, les américains avaient créé une cellule spéciale dans le but de démanteler les réseaux financiers du terrorisme, enchaînant sur ce quatrième extrait litigieux reproduit par le tribunal : « Vanina Kanban (Journaliste) - Mais rien ne peut arrêter le gouvernement américain dans sa lutte contre le terrorisme. En plus de l’action militaire, les États-Unis s’attaquent à ses financements. Pour traquer l’argent d’Al-Qaïda, ils créent une cellule spéciale dont le but est de démanteler les réseaux financiers. Ils remontent les filières de l’argent et découvrent alors les principaux parrains du terrorisme. Lee Wolosky – Une des choses que le gouvernement des États-Unis a découvertes après 1998, c’est que des associations caritatives et des individus basés en Arabie Saoudite constituaient une importante, si ce n’est la plus importante, source du financement international. Un financement qui a soutenu Al-Qaïda et ses organisations à cette période. James Woolsey - On s’inquiétait de certaines riches familles saoudiennes. Elles faisaient des transferts d’argent qui pouvaient indirectement aider des mouvements terroristes. Prince Turki Al Faysal - De nouveau, nous avons demandé aux Américains de nous donner des informations précises sur des comptes bancaires, des noms de personnes ou de villes dans lesquelles ce financement du terrorisme était supposé se dérouler. Mais nous n’avons jamais été en mesure de découvrir la moindre somme d’argent qui allait directement d’Arabie Saoudite à quelque organisation terroriste que ce soit. Vanina Kanban (Journaliste) - Pourtant Jack Cloonan, agent du FBI chargé du contreterrorisme, s’est rendu en Arabie Saoudite à cette époque et sa version des faits contredit Turki Al Faysal. Jack Cloonan – J’ai personnellement assisté à une réunion avec le général Souleyman (?) et son staff. Et je leur ai donné le nom d’une personne qui habitait la ville de Djeddah. Je leur ai donné le nom d’une banque. L’Arabi Investment Company. Je leur ai parlé d’un transfert de fonds. Je leur ai dit à qui il était destiné, à combien il s’élevait et tous les détails possibles. Ça, c’est un exemple précis, et je peux vous l’affirmer parce que c’est moi qui l’ai fait et je n’ai rien à cacher. Je leur ai demandé des informations et ils ne m’ont rien donné. Paul Pillar - Il y avait un manque de zèle en matière de coopération et il y avait plus de déclarations de bonnes intentions : "Oui, oui, nous aimerions vous aider" qu’une action réelle de leur part. Ils n’allaient pas assez loin, pas au point de désigner des personnalités politiques ou importantes, des princes ou encore des hommes d’affaires qui étaient liés à cela. Politiquement, ça aurait été difficile de le faire. Me Allan Gerson - Ils n’ont rien fait ou presque rien fait en termes de coopération avec le gouvernement américain, qui leur demandait de réguler les flots d’argent dans le but d’arrêter les financements d’Al-Qaïda. Si un pays est effectivement responsable, et c’est à nous de le prouver devant la Cour, alors le gouvernement en question doit être tenu responsable des dommages causés aux victimes. Vanina Kanban (Journaliste) - Les avocats de la plainte ont un nombre incalculable de preuves contre des associations caritatives saoudiennes. Me Mike Eisner - Tenez, regardez : ça c’est le Croissant Rouge saoudien. Ceci est la traduction du document. Il y a là leur numéro de téléphone et on y voit la signature de quelqu’un du Croissant Rouge ainsi que celle de Ben Laden. Ben Laden écrit : "Notre frère Abou-Mazen a un besoin urgent d’armes et je vous demande d’envoyer déjà 25 % de la livraison prévue". Ce que Ben Laden est en train de demander, c’est que des armes transitent par une association caritative. Les Saoudiens ont été prévenus plusieurs fois que des associations caritatives finançaient le terrorisme, et ils ont toujours fermé les yeux. Vanina Kanban (Journaliste) - Et ça les rend coupables de n’avoir rien fait ? Me Mike Eisner - Bien sûr. Quand on sait pertinemment que des organisations sont impliquées dans le financement du terrorisme, et ce sur votre propre territoire, vous avez l’obligation en tant que gouvernement de faire tout votre possible pour les en empêcher, et, ça, le royaume d’Arabie Saoudite ne s’y est jamais intéressé et n’a jamais rien fait. » Les familles des victimes faisaient alors part de leurs interrogations et du fait que les États-Unis n’avaient pas agi assez fermement à l’égard de l’Arabie Saoudite. Les témoignages de Daniel Benjamin et de Lee Wolosky indiquaient alors qu’il n’y avait pas d’autres moyens de pression supplémentaires disponibles, tout en soulignant les limites de l’action politique et diplomatique compte tenu de la dépendance énergétiques des États-Unis vis-à-vis de l’Arabie Saoudite. Le reportage se focalisa alors sur la menace terroriste sur le sol américain durant les mois qui précédèrent les attentats du 11 septembre 2001, ainsi que sur le fait que le gouvernement avait encouragé les plaintes contre les financiers d’Al-Qaïda, pour ne finalement accorder aucune aide aux plaignants. Le cinquième extrait litigieux reproduit par le tribunal se lisait comme suit : « Vanina Kanban (Journaliste) – Aujourd’hui, en 2006, les responsables du 11 septembre ne sont toujours pas jugés. Pourtant, dès 2002, moins d’un an après les attentats, les avocats désignent ceux qui ont soutenu Oussama Ben Laden et Al-Qaïda. Alors, pourquoi Georges Bush n’a-t-il pas tenu sa promesse ? Lee Wolosky - Je ne serai pas surpris que ces gens au sein du gouvernement, des individus appartenant au gouvernement, souhaitent que ce procès n’ait jamais lieu. Richard Armitage - Il y a toujours des considérations politiques quand il s’agit de conflits en matière juridique qui sont gérés par le département d’État. Dans ce cas, le département d’État privilégierait l’importance de la relation entre l’Arabie Saoudite et les États-Unis. Lee Wolosky - Si les Saoudiens faisaient de cette plainte une question centrale dans leurs relations diplomatiques avec les États-Unis, alors le gouvernement américain subirait certainement une forte pression parce qu’ils demandent des choses aux Saoudiens. Parfois, la diplomatie, c’est donnant donnant. Vous obtenez quelque chose uniquement si vous donnez quelque chose et inversement. Vanina Kanban (Journaliste) - Les liens diplomatiques entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite restent inaliénables. Pour preuve, depuis un an, Turki Al Faysal vit à Washington. Il y occupe le poste d’ambassadeur d’Arabie Saoudite avec le soutien du gouvernement américain. Il est pourtant l’un des principaux accusés dans la plainte. Prince Turki Al Faysal - Ce n’était pas à moi de refuser, mais si le gouvernement américain croyait en cette plainte contre moi, j’imagine qu’il ne m’aurait pas accepté comme ambassadeur. Richard Armitage - Si notre gouvernement et le département d’État avaient des raisons de penser que Turki Al Faysal avait des choses à se reprocher dans son passé, ils n’auraient pas signé cet agrément. S’ils l’ont fait, c’est qu’ils n’ont rien à lui reprocher. Matt Sellito - Vous ne pouvez pas me dire que vous recherchez les gens qui ont financé le terrorisme et, le jour d’après, donner à ces mêmes personnes une récompense pour ça. Ou encore les nommer ambassadeurs. Elisabeth Alderman - Il a été nommé dans notre plainte et, maintenant, il est ambassadeur de leur pays dans notre pays. Abasourdie, c’est le seul mot qui me vient à l’esprit. C’était juste pour montrer à la famille royale saoudienne : "Eh, nous sommes toujours avec vous et nous allons rester à vos côtés". Je pense que c’était une grande claque pour les gens qui ont initié cette plainte et pour ceux qui croient et qui savent que les Saoudiens ont financé le terrorisme. Vanina Kanban (Journaliste) - Les familles craignent que les liens entre leur pays et l’Arabie Saoudite ne mettent en péril le procès des responsables du 11 septembre. Quant aux accusés, ils ne semblent pas effrayés par la perspective de ce procès. » Plusieurs personnes mises en cause par la plainte, dont le Prince Turki Al Faysal, indiquèrent alors qu’ils ne se présenteraient pas s’ils étaient appelés à comparaître devant la justice américaine. La journaliste poursuivit : « Cinq ans après les attentats les plus meurtriers de l’histoire, les responsables courent toujours. Oussama Ben Laden n’a pas été capturé. Al-Qaïda continue d’exister et les financements du terrorisme sont toujours d’actualité. » « Tous les accusés sont libres. Quatre ans après le dépôt de la plainte des victimes du 11 septembre, rien ne semble fait pour que le procès voie le jour ». [Fin du reportage sur un extrait d’une allocution télévisée du président G.W. Bush] Par un jugement du 2 novembre 2007, le tribunal correctionnel de Paris déclara le premier requérant et la journaliste Vanina Kanban coupables de diffamation publique envers un particulier, le Prince Turki Al Faysal, constitué partie civile. Il les condamna à payer chacun une amende de 1 000 euros et, solidairement, à verser au Prince un euro à titre de dommages-intérêts, ainsi que 7 500 euros pour les frais. À titre de réparation complémentaire, il ordonna la diffusion, dans un délai de quinze jours à compter de la date à laquelle le jugement serait devenu définitif, d’un communiqué judiciaire sur la chaîne télévisée France 3. Il déclara la société France 3 civilement responsable. Le tribunal estima tout d’abord que le Pince Turki Al Faysal ne pouvait reprocher au reportage d’évoquer ses responsabilités comme directeur du Renseignement en Arabie Saoudite ou l’aide qu’il avait pu apporter, directement ou indirectement, à Oussama Ben Laden lors de l’invasion soviétique de l’Afghanistan. Il considéra également que les deuxième et quatrième passages du reportage, relatifs aux réseaux de financement du terrorisme et aux démarches effectuées par les autorités occidentales auprès des autorités saoudiennes pour les inviter à la vigilance à l’égard des transferts de fonds au profit d’Al-Qaïda, ne mettaient le Prince Turki Al Faysal en cause ni directement ni personnellement. En revanche, le tribunal jugea que certains des propos figurant dans les premier, troisième et cinquième passages lui imputaient d’avoir soutenu matériellement et financièrement Al-Qaïda, à une date à laquelle les intentions et les projets terroristes de cette organisation n’étaient plus douteux, de sorte que sa responsabilité personnelle se serait trouvée engagée dans les attentats du 11 septembre 2001 ; partant, cela laissait entendre que seules des considérations diplomatiques et non la faiblesse des charges réunies contre lui pouvaient expliquer l’impunité dont il bénéficiait. Il releva notamment que, dès le début du reportage, d’une part, le Prince Turki Al Faysal était présenté comme l’un des « trois cents accusés » sur le compte duquel les avocats américains des familles des victimes avaient « réuni suffisamment de preuves » et comme l’un des « principaux présumés soutiens » d’Oussama Ben Laden et, d’autre part, qu’était contestée la version qu’il donnait ensuite de sa rencontre avec le mollah Omar en 1998 - soit postérieurement aux attentats du World Trade Center (1993), de Riyad (1995) et de Dharan (1996) - afin de le convaincre de lui livrer Oussama Ben Laden. En outre, aux yeux du tribunal, le reportage insistait sur les témoignages recueillis auprès des personnes faisant au contraire état de « la contribution financière du Prince versée aux talibans et aux membres d’Al-Qaïda », pour conclure le sujet, après avoir souligné l’influence des considérations économiques (le pétrole) et diplomatiques sur le sort du procès, en évoquant l’incompréhension des parents des victimes lors de la nomination du Prince Turki Al Faysal en qualité d’ambassadeur d’Arabie Saoudite aux États-Unis. Par ailleurs, le tribunal nota que les prévenus n’offraient pas de prouver la vérité des faits diffamatoires, mais qu’ils invoquaient l’excuse de la bonne foi. Il estima que la légitimité du reportage n’était pas en cause, compte tenu de la dimension qui s’attache aux attentats du 11 septembre 2001, que la nature de la procédure alors engagée et le caractère spectaculaire des moyens mis en œuvre pour réunir des preuves justifiaient pleinement qu’il en soit rendu compte, que la journaliste pouvait choisir d’évoquer plus spécialement les charges pesant sur le Prince Turki Al Faysal compte tenu de sa position éminente au sein du Royaume d’Arabie Saoudite et de ses fonctions de directeur des services de renseignement et, enfin, que le caractère sérieux du reportage dans son ensemble n’était pas douteux. Cependant, il ajouta que ni l’importance du sujet traité ni la position élevée du Prince ou encore la volonté de dénoncer d’éventuelles considérations diplomatiques susceptibles de contrarier l’idée de justice ne pouvaient dispenser la journaliste du devoir élémentaire de prudence et d’objectivité qui doit nécessairement s’attacher à la relation d’accusations, lorsque celles-ci n’ont pas encore été examinées par un tribunal. Le tribunal reprit l’argument du Prince Turki Al Faysal selon lequel des décisions, non définitives, de rejet d’actions intentées contre lui avaient été rendues par des juridictions américaines. Il considéra en outre que l’imputation des faits était largement infirmée par le rapport de la Commission nationale d’enquête sur les attaques terroristes contre les États-Unis qui concluait que si l’Arabie Saoudite avait longtemps été considérée comme la toute première source de financement d’Al-Qaïda, aucune preuve n’avait été trouvée. Il estima que la journaliste avait pris le parti de l’accusation en opposant, « par un habile montage », les éléments de preuve évoqués par l’avocat des familles de victimes à « l’embarras supposé » d’un interlocuteur choisi du cabinet d’avocats assurant la défense du Prince Turki Al Faysal. Les requérants interjetèrent appel de ce jugement. Par un arrêt du 1er octobre 2008, la cour d’appel de Paris confirma le jugement. Elle releva tout d’abord que le reportage, d’environ quatre-vingt-dix minutes, était essentiellement consacré à la plainte, toujours en cours, des familles des victimes des attentats du 11 septembre 2001 contre les responsables de ces actes, ainsi qu’à la naissance et à l’historique du mouvement Al-Qaïda, au parcours d’Oussama Ben Laden et aux soutiens dont cette organisation et son chef auraient bénéficié. Elle adopta les motifs du tribunal par lesquels celui-ci avait déclaré non diffamatoires certains passages du reportage. En revanche, elle estima que les premier, troisième et quatrième extraits du reportage imputaient au Prince Turki Al Faysal d’avoir soutenu matériellement et financièrement le mouvement Al-Qaïda à une date à laquelle les intentions et projets terroristes n’étaient plus douteux. Pour la cour d’appel, un téléspectateur normalement averti en retiendrait que le Prince Turki Al Faysal faisait partie des accusés à l’encontre desquels suffisamment de preuves étaient réunies, qu’il était même l’un des principaux soutiens d’Oussama Ben Laden et qu’il bénéficiait d’une impunité alors qu’il était l’un des principaux accusés, ce qui portait atteinte à son honneur et à sa considération. Elle considéra également qu’il ne pouvait pas être reproché au Prince Turki Al Faysal d’avoir dénaturé le reportage en procédant à un « patchwork » de celui-ci pour poursuivre les requérants, comme ceux-ci le prétendaient, dès lors qu’il était interrogé ou faisait partie des commentaires et que l’interview n’était pas présentée d’un seul tenant mais découpée par la réalisatrice en fonction des différents points traités. S’agissant de la bonne foi des requérants, la cour d’appel considéra tout d’abord que le but légitime d’information n’était pas discutable, que le reportage paraissait sérieux et qu’il ne révélait aucune animosité personnelle à l’égard du Prince Turki Al Faysal. Toutefois, elle estima que la journaliste aurait dû faire preuve d’une particulière prudence et d’une réelle objectivité puisqu’elle relatait des accusations extrêmement graves qui n’avaient pas encore été examinées par un tribunal. Elle jugea en particulier que la possibilité pour le Prince Turki Al Faysal d’apporter la contradiction face aux accusations n’était qu’apparente et même trompeuse, reprochant à la réalisatrice d’avoir nettement pris le parti de l’accusation par un habile montage, en particulier en taisant des éléments en sa faveur comme le rapport final de la Commission nationale d’enquête sur les attaques terroristes contre les États-Unis ou les décisions judiciaires du District Court Federal déjà intervenues en novembre 2003, janvier et décembre 2005. La cour d’appel ajouta qu’il importait peu que ces décisions n’aient pas été définitives et qu’elles aient essentiellement traité de l’immunité diplomatique dont bénéficiait le Prince Turki Al Faysal, « la décision du 16 décembre 2005 précisait que les demandeurs à la requête fédérale n’avaient présenté aucun fait précis susceptible de permettre au tribunal de déduire l’implication primordiale et personnelle de Turki Al Faysal dans le terrorisme international et dans Al-Qaïda ». Elle releva également la présentation à l’écran d’un document pouvant indûment faire croire à un témoignage à charge, alors qu’il ne s’agissait que de la traduction française de la plainte. Elle en conclut que la journaliste avait pris parti en reprenant à son compte des affirmations émanant des avocats des familles des victimes ou fait des commentaires donnant du crédit aux accusations. Les requérants se pourvurent en cassation en invoquant notamment l’article 10 de la Convention. Par un arrêt du 10 novembre 2009, la Cour de cassation rejeta le pourvoi, jugeant que la cour d’appel avait exactement apprécié le sens et la portée des propos incriminés et, à bon droit, refusé le bénéfice de bonne foi. Elle précisa que si toute personne a droit à la liberté d’expression et si le public a un intérêt légitime à recevoir des informations relatives aux activités terroristes et à leur financement, l’exercice de ces libertés, qui suppose que les journalistes agissent de bonne foi, comporte des devoirs et responsabilités et peut être soumis, comme en la circonstance, à des restrictions ou sanctions prévues par la loi qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la protection de la réputation des droits d’autrui et de la présomption d’innocence.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La première requérante est née en 1955, le second, en 1945, et le troisième, en 1996. Ils résident à Dubaï. Les deux premiers requérants se marièrent une première fois en 1986. Trois enfants (autres que le troisième requérant) naquirent de leur union. En 1995, ils déposèrent une requête conjointe en divorce. L’ordonnance de nonconciliation fut prononcée le 12 juillet 1995. Le divorce fut prononcé le 17 juin 1996. La résidence habituelle des enfants du couple fut fixée chez la requérante. La requérante accoucha du troisième requérant le 27 août 1996. L’enfant fut déclaré le 29 août 1996 sous le nom de sa mère. Le 24 septembre 1997, le deuxième requérant reconnut le troisième requérant. Mention de cette reconnaissance fut faite le lendemain en marge de l’acte de naissance. Les deux premiers requérants se remarièrent le 25 octobre 2003, ce qui légitima le troisième requérant. Le 22 février 2005, M. Glouzmann saisit le tribunal de grande instance de Nanterre sur le fondement de l’article 339 du code civil, alors en vigueur, aux fins de contester la reconnaissance de paternité du troisième requérant et sa légitimation, et de se voir reconnaître la paternité naturelle. Par un jugement du 10 février 2006, le tribunal retint que le troisième requérant étant né plus de trois cents jours après la décision autorisant les deux premiers requérants à résider séparément, la présomption légale de paternité de ce dernier devait être écartée. Il releva, en outre, qu’il n’était pas contesté qu’à l’époque de la conception du troisième requérant, M. Glouzmann entretenait des relations intimes avec la première requérant et que de nombreux témoignages, confirmés par une enquête sociale, établissaient qu’ils avaient vécu maritalement ensemble et que le troisième requérant était connu comme leur enfant commun. Il en déduisit que ce dernier n’avait pas eu de possession d’état continue d’enfant légitime des deux premiers requérants et que l’intérêt primordial de l’enfant était de connaître la vérité sur ses origines. En conséquence, le tribunal déclara recevable l’action de M. Glouzmann et ordonna avant dire droit une expertise génétique visant à rechercher si la paternité de M. Glouzmann était possible ou exclue. Il chargea un expert de prélever et analyser le sang de M. Glouzmann et des requérants. Après que l’expert eut déposé un rapport de carence, seul M. Glouzmann s’étant présenté à l’expertise, le tribunal prononça, le 16 mai 2008, un jugement par lequel il annula la reconnaissance de paternité ainsi que la légitimation subséquente du troisième requérant, dit que ce dernier reprendrait le nom de sa mère, dit que M. Glouzmann était son père, ordonna la transcription sur l’acte de naissance, dit que l’autorité parentale serait exercée exclusivement par la mère et organisa le droit de visite et d’hébergement de M. Glouzmann (deux fois quinze jours par an). Le tribunal constata que le troisième requérant (alors âgé de 11 ans) était informé de la procédure et savait que sa filiation était contestée, ce dont attestait le courrier que l’intéressé lui avait adressé et qui avait été versé aux débats. Le tribunal retint notamment qu’en retardant par tous les moyens la procédure, en faisant obstruction à l’expertise génétique et en empêchant le troisième requérant – qui se trouvait à Dubaï – de rencontrer son l’administratrice ad hoc qu’il avait désignée alors qu’il était très certainement possible d’organiser une rencontre lors d’une période de vacances, les premiers requérants imposaient à ce dernier de vivre dans l’incertitude de ses origines biologiques au moins jusqu’à sa majorité et faisaient peser sur lui la responsabilité de les rechercher. Il estima que cette attitude était contraire à l’intérêt de l’enfant, même si elle s’expliquait par la volonté de préserver la famille constituée après le remariage des premiers requérants. Il considéra en outre qu’ « en refusant de se soumettre à l’expertise génétique, [les premiers requérants] reconnaiss[ai]ent le bienfondé de l’action engagée par M. Glouzmann ». La cour d’appel de Versailles confirma ce jugement par un arrêt du 8 avril 2010. Elle observa tout d’abord qu’il n’y avait pas lieu de revenir sur l’opportunité d’une expertise biologique, renvoyant notamment au motif du jugement du 10 février 2006 selon lequel « s’il [était] regrettable que l’action de Glouzmann [fût] aussi tardive, alors qu’Aloïs a[vait] 9 ans, considér[ait le deuxième requérant] comme son père et a[vait] noué des liens affectifs à l’évidence très forts, l’intérêt primordial de l’enfant [était] de connaître la vérité sur ses origines ». Elle releva ensuite que la période légale de conception se situait entre novembre 1995 et février 1996 et, prenant en compte les éléments versés aux débats par les parties (des photographies, des attestations et des déclarations), elle jugea que ceux fournis par les premiers requérants n’établissaient pas qu’une cohabitation ou des relations intimes avaient été maintenues entre eux. Elle considéra en revanche que ceux produits par M. Glouzmann prouvaient qu’à l’époque de la conception du troisième requérant, il entretenait des relations intimes avec la première requérante et vivait avec elle non seulement au moment de la conception mais aussi après la naissance, et que ce dernier était connu comme leur enfant. Elle écarta par ailleurs l’argument des premiers requérants selon lequel leur refus de déférer aux convocations de l’expert judiciaire était motivé par « l’intérêt supérieur de l’enfant au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme » dès lors que la nullité de la reconnaissance serait un traumatisme pour le troisième requérant. Elle souligna ce qui suit : « (...) le refus réitéré des époux Mandet de se soumettre à l’expertise et d’amener Aloïs, qui n’ignore pas la procédure en cours, à un examen comparatif des sangs, alors que M. Glouzmann démontre amplement l’existence de relations intimes avec la mère tant à l’époque de la conception qu’après la naissance de l’enfant, qui a vécu plusieurs années avec M. Glouzmann comme son fils, ne fait que corroborer le caractère mensonger de la reconnaissance de l’enfant Aloïs effectuée le 24 septembre 1997 par M. Jacques Mandet. » La cour d’appel releva en outre que les premiers requérants reprochaient à l’administratrice ad hoc de ne pas s’être rendue à Dubaï pour rencontrer le troisième requérant, d’avoir refusé de communiquer avec lui par cybercaméra et d’avoir émis une position contraire à la leur. Elle observa que l’administratrice ad hoc avait répondu que son rôle n’était pas seulement de faire un rapport des propos que pourrait tenir l’enfant, qu’eu égard à la délicatesse du sujet à aborder avec lui, elle souhaitait le rencontre seul, et qu’elle considérait que les propositions faites par les premiers requérants qu’elle se déplace à Dubaï ou communique par cybercaméra ne garantissaient pas un échange en toute confidentialité, sérénité et délicatesse. La Cour d’appel retint qu’« en tout état de cause, il appart[enait] à l’administrat[rice] ad hoc, chargé[e] de représenter les intérêts du mineur, d’exercer sa mission en toute indépendance, celle-ci ayant été en l’espèce entravée par le fait qu’Aloïs ne [revenait] plus en France, ne serait-ce que pendant des vacances scolaires ». Les premiers requérants se pourvurent en cassation. Dans un premier moyen, ils se plaignaient d’une violation de l’article 388-1 du code civil (paragraphe 21 ci-dessous) résultant du fait qu’aucune mention de l’arrêt du 8 avril 2010 ne constatait que la cour d’appel se serait assurée que le troisième d’entre eux, capable de discernement pour être né en 1996, et qui avait adressé plusieurs lettres au juge, aurait été informé de son droit à être entendu. La Cour de cassation a rejeté ce moyen par le motif suivant : « (...) attendu qu’il ressort, d’une part, des pièces de la procédure, que le mineur, en résidence permanente à Dubaï, a adressé, tant au premier juge qu’au juge d’appel, plusieurs lettres aux termes desquelles il exprimait, sans solliciter directement son audition par le juge, son souhait de ne pas changer de nom et de conserver sa filiation paternelle actuelle, d’autre part, des constatations mêmes des juges du fond, que l’enfant avait été informé de la procédure en cours et savait que sa filiation était contestée, de sorte qu’il a été satisfait aux exigences de l’article 388-1 du code civil ; que le moyen n’est pas fondé (...) ». Dans un second moyen, ils dénonçaient notamment une méconnaissance de l’article 8 § 1 de la convention internationale des droits de l’enfant – qui consacre le droit de l’enfant de préserver son identité, y compris son nom et ses relations familiales – et, renvoyant en particulier à l’article 3 § 1 de cette même convention, de l’intérêt supérieur de l’enfant. La Cour de cassation rejeta le pourvoi le 26 octobre 2011, concluant en particulier s’agissant de ce moyen qu’il « n’[était] pas de nature à permettre l’admission du pourvoi ». II. LE DROIT INTERNE PERTINENT L’article 339 du code civil (abrogé par l’ordonnance no 2005-759 du 4 juillet 2005) était ainsi libellé : « La reconnaissance peut être contestée par toutes personnes qui y ont intérêt, même par son auteur. L’action est aussi ouverte au ministère public, si des indices tirés des actes eux-mêmes rendent invraisemblable la filiation déclarée. Elle lui est également ouverte lorsque la reconnaissance est effectuée en fraude des règles régissant l’adoption. Quand il existe une possession d’état conforme à la reconnaissance et qui a duré dix ans au moins depuis celle-ci, aucune contestation n’est plus recevable, si ce n’est de la part de l’autre parent, de l’enfant lui-même ou de ceux qui se prétendent les parents véritables. » Aujourd’hui, lorsqu’un enfant dispose d’une possession d’état conforme à son titre depuis au moins cinq ans à partir de sa naissance (ou de sa reconnaissance si elle a été faite ultérieurement), sa filiation ne peut plus être contestée que par le ministère public (article 333 du code civil, tel que modifié par la loi no 2009-61 du 16 janvier 2009). L’article 388-1 du code civil est ainsi libellé : « Dans toute procédure le concernant, le mineur capable de discernement peut, sans préjudice des dispositions prévoyant son intervention ou son consentement, être entendu par le juge ou, lorsque son intérêt le commande, par la personne désignée par le juge à cet effet. Cette audition est de droit lorsque le mineur en fait la demande. Lorsque le mineur refuse d’être entendu, le juge apprécie le bien-fondé de ce refus. Il peut être entendu seul, avec un avocat ou une personne de son choix. Si ce choix n’apparaît pas conforme à l’intérêt du mineur, le juge peut procéder à la désignation d’une autre personne. L’audition du mineur ne lui confère pas la qualité de partie à la procédure. Le juge s’assure que le mineur a été informé de son droit à être entendu et à être assisté par un avocat. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1955. Au moment du dépôt de sa requête, il était détenu à la prison de Kaisheim. Il a été libéré par la suite. A. L’état de santé du requérant et le traitement reçu par lui en détention Le requérant est devenu héroïnomane en 1973, à l’âge de dix-sept ans. Il souffre de l’hépatite C depuis 1975 et il est porteur du VIH depuis 1988. Depuis 2001, il est considéré comme présentant une incapacité à 100 % et perçoit une pension d’invalidité. Au fil du temps, il s’est en vain efforcé de se défaire de sa dépendance en recourant à divers types de traitement (dont cinq cures de désintoxication). De 1991 à 2008, cette dépendance fut traitée par une thérapie de substitution prescrite et supervisée par un médecin. À partir de 2005, le requérant réduisit le dosage de son traitement de substitution (Polamidon) et reprit sa consommation d’héroïne en parallèle. En 2008, alors qu’on le soupçonnait de trafic de stupéfiants, il fut arrêté et placé en détention provisoire à la prison de Kaisheim, où son traitement de substitution fut interrompu contre sa volonté. Le 3 juin 2009, le tribunal régional d’Augsbourg le déclara coupable de trafic de stupéfiants et le condamna à une peine de trois ans et six mois d’emprisonnement, augmentée d’une peine de deux ans et six mois d’emprisonnement liée à une condamnation précédente. Il lui ordonna également de suivre une cure de désintoxication au bout de six mois de détention. Pendant toute cette période, aucune thérapie de substitution ne lui fut délivrée pour lui permettre de traiter sa dépendance à l’héroïne. Le 10 décembre 2009, il fut transféré dans un centre de désintoxication situé à Günzburg, en Bavière, où une thérapie fondée sur l’abstinence lui fut dispensée, sans traitement de substitution d’appoint. Le 19 avril 2010, le tribunal régional de Memmingen mit un terme à sa détention dans le centre de désintoxication et ordonna qu’il fût retransféré à la prison de Kaisheim. Saisie par le requérant, la cour d’appel de Munich confirma cette décision le 25 juin 2010, considérant que, au vu notamment des avis exprimés par les médecins qui l’avaient suivi, on ne pouvait escompter avec une probabilité suffisante qu’il serait possible de le guérir de sa dépendance aux stupéfiants ou de l’empêcher pour longtemps de retomber dans la toxicomanie. Elle retint en particulier qu’il avait consommé de la méthadone en cachette à la clinique et qu’il était peu motivé pour se défaire de sa dépendance à la drogue. Le 30 avril 2010, le requérant fut retransféré à la prison de Kaisheim, où les médecins entreprirent de lui administrer chaque jour différents analgésiques pour soulager les douleurs chroniques dues à la polyneuropathie dont il souffrait. Ses douleurs aux pieds, au cou et à la colonne vertébrale étaient à certaines périodes si fortes qu’il devait passer la majeure partie de son temps au lit. En octobre 2010, à la demande des autorités pénitentiaires, le requérant fut examiné par H., médecin interniste extérieur à la prison, qui ne jugea pas nécessaire de modifier son traitement contre l’hépatite C et le VIH. Concernant les douleurs chroniques de l’intéressé liées à sa longue consommation de stupéfiants et à sa polyneuropathie, H. suggéra en revanche au service médical de la prison d’envisager la possibilité d’un traitement de substitution et déclara qu’il serait opportun dans ce but de faire examiner le requérant par un spécialiste du traitement de la toxicomanie. Le 27 juillet 2011, s’appuyant sur les conclusions écrites du docteur H. et sur les observations et déclarations des médecins et autorités de la prison de Kaisheim, un spécialiste du traitement de la toxicomanie extérieur à la prison, B., produisit un avis rédigé par lui à la demande du requérant, qu’il n’avait toutefois pu examiner. Il y déclarait estimer que, d’un point de vue médical, il convenait de prescrire un traitement de substitution à l’intéressé. Il exposait en particulier que, selon les directives de l’ordre fédéral des médecins relatives au traitement de substitution de la dépendance aux opiacés (Richtlinien der Bundesärztekammer zur Durchführung der substitutionsgestützten Behandlung Opiatabhängiger, ciaprès les « directives de l’ordre des médecins ») du 19 février 2010 (paragraphe 30 ci-dessous), le traitement de substitution était internationalement reconnu comme constituant la meilleure thérapie possible pour les dépendances aux opiacés installées de longue date. Il expliquait que la désintoxication pouvait avoir de graves répercussions sur la santé physique et mentale de la personne concernée et ne devait être tentée que dans les cas de dépendance très récente aux opiacés. Il ajoutait que le traitement de substitution permettait de prévenir une détérioration de l’état de santé du patient et de réduire le risque de décès, particulièrement élevé après une période d’abstinence forcée en détention, mais aussi d’éviter la propagation de maladies infectieuses telles que le VIH et l’hépatite C. Il recommandait enfin que fût examinée la nécessité de prescrire au requérant un autre traitement contre l’hépatite C. B. La procédure litigieuse La décision des autorités pénitentiaires Le 6 juin 2011, le requérant déposa auprès des autorités pénitentiaires de Kaisheim une demande, qu’il compléta par la suite, dans laquelle il sollicitait la délivrance d’un traitement à base de Diamorphin, de Polamidon ou de tout autre substitut à l’héroïne pour traiter sa dépendance. Il demandait, à titre subsidiaire, que la question de la nécessité d’un tel traitement de substitution fût étudiée par un spécialiste de la toxicomanie. Il arguait que le traitement de substitution était le seul qui fût approprié à son état de santé et qu’il ressortait des directives de l’ordre des médecins que celui qu’il suivait avant son placement en détention était la thérapie recommandée dans son cas et qu’il devait être poursuivi pendant sa détention. S’appuyant sur le rapport du docteur H., il avançait que pareil traitement pourrait considérablement le soulager de ses vives douleurs chroniques d’origine neurologique, comme l’avait fait le traitement du même type qu’il avait suivi précédemment. Il estimait par ailleurs que dans la mesure où sa dépendance à l’héroïne remontait à près de quarante ans, il avait peu de chances de pouvoir mener une vie exempte de drogue à sa sortie de prison et que seule la délivrance d’un traitement de substitution lui permettrait de poursuivre sa réinsertion. Il ajoutait à cet égard que le traitement qu’il suivait avant son placement en détention lui avait permis de mener une vie relativement normale et de suivre une formation d’ingénieur logiciel. Se référant à l’avis du docteur B., le requérant expliquait en outre avoir besoin, pour soigner son hépatite C, d’un traitement à base d’Interferon que son mauvais état de santé physique et mentale lui interdisait de suivre sans un traitement de substitution concomitant. Il avançait également que la substitution permettrait de prévenir la transmission de maladies infectieuses par le biais des seringues qu’il partageait avec d’autres détenus pour leur consommation de stupéfiants et de diminuer le trafic et la consommation incontrôlée de drogues illégales en prison. Considérant enfin que les médecins de la prison ne disposaient pas de connaissances spécialisées dans le traitement de la toxicomanie, il demandait à être examiné par un médecin extérieur. Le 4 octobre 2011, le tribunal régional d’Augsbourg annula pour insuffisance de motifs la première décision de refus que les autorités pénitentiaires avaient opposée à la demande du requérant. Le 16 janvier 2012, celles-ci adoptèrent une nouvelle décision de refus. Elles considérèrent que dispenser un traitement de substitution au requérant n’était ni nécessaire d’un point de vue médical, ni approprié dans l’optique de sa réinsertion. S’appuyant sur la déclaration de S., le médecin de la prison, elles jugèrent en effet que pareil traitement n’était pas nécessaire aux fins de l’article 60 de la loi bavaroise sur l’exécution des peines (paragraphe 27 ci-dessous). Elles observèrent en particulier que, malgré la grave dépendance à l’héroïne de l’intéressé, aucun traitement de substitution n’avait été dispensé au requérant depuis son incarcération. Elles relevèrent également qu’avant de retourner en prison ce dernier avait été placé pendant cinq mois dans un centre de désintoxication, où il avait été traité par des experts médicaux dotés d’une solide expérience dans le traitement de la toxicomanie, lesquels ne lui avaient délivré aucun traitement de substitution et n’avaient pas recommandé la prescription de pareil traitement en prison. Constatant qu’après trois années de détention il ne souffrait plus des symptômes physiques du sevrage, elles considérèrent que son état lié aux infections de l’hépatite C et du VIH était stable et ne nécessitait aucun traitement qui aurait requis une thérapie de substitution d’appoint. Reprenant une suggestion du médecin de la prison, elles conclurent que le requérant devait saisir l’occasion de sa détention pour se sevrer des opiacés, tels que l’héroïne et ses substituts, expliquant qu’il était très difficile d’en obtenir en prison. Concernant la réinsertion sociale du requérant et les soins médicaux qu’il convenait de lui dispenser (articles 2 et 3 de la loi bavaroise sur l’exécution des peines, paragraphe 27 ci-dessous), les autorités pénitentiaires exposèrent que la prescription aux toxicomanes d’une thérapie de substitution visait principalement à prévenir les risques, inexistants selon elles en prison, d’appauvrissement et d’implication des intéressés dans une criminalité liée aux stupéfiants. Elles notèrent en outre que le requérant avait déjà démontré que le traitement de substitution suivi par lui lorsqu’il était libre ne l’avait empêché ni de consommer de la drogue ni de commettre des infractions, ce qu’elles attribuèrent à sa nature, qualifiée par elles d’asociale. Relevant enfin que le requérant avait également consommé de la drogue pendant sa détention, elles conclurent que lui délivrer un traitement de substitution dans ces conditions pourrait mettre sa vie en danger. La procédure devant le tribunal régional d’Augsbourg Le 26 janvier 2012, s’appuyant sur les arguments qu’il avait déjà invoqués devant les autorités pénitentiaires, le requérant contesta la décision de ces dernières devant le tribunal régional d’Augsbourg. Il arguait en particulier que les autorités pénitentiaires de la prison de Kaisheim, où aucun traitement de substitution n’avait jamais été délivré, étaient restées en défaut d’apprécier la nécessité médicale de lui prescrire pareil traitement au regard notamment des directives de l’ordre des médecins, qui établissaient des conditions de prescription qu’il estimait réunies dans son cas. Il exposait également que suivant la réglementation administrative du BadeWurtemberg régissant la délivrance de traitements de substitution en prison, il remplissait les conditions pour obtenir le traitement qu’il réclamait. Il ajoutait que des traitements de substitution étaient dispensés dans les prisons de la plupart des Länder allemands. Le 28 mars 2012, le tribunal régional d’Augsbourg, faisant siens les motifs qui avaient été exposés par les autorités pénitentiaires, rejeta le recours du requérant. Dans les motifs de sa décision, il précisa que même si aucune thérapie de substitution n’avait jamais été prescrite à la prison de Kaisheim, les médecins dudit établissement disposaient d’une formation suffisante pour décider de la nécessité médicale de pareil traitement et qu’il n’y avait donc pas lieu d’obtenir l’opinion d’un spécialiste de la toxicomanie. Il considéra enfin que la réglementation administrative applicable dans le Land du Bade-Wurtemberg était dénuée de pertinence en l’espèce, dès lors que la prison de Kaisheim était située dans le Land de la Bavière. La procédure devant la cour d’appel de Munich Le 4 mai 2012, le requérant saisit la cour d’appel de Munich d’un recours sur des points de droit. Il y arguait que, faute d’avoir examiné de manière suffisante et avec l’aide d’un médecin indépendant spécialisé dans le traitement de la toxicomanie la question de savoir si un traitement de substitution n’était pas nécessaire au regard des directives de l’ordre des médecins, le tribunal régional avait méconnu l’article 60 de la loi bavaroise sur l’exécution des peines et l’article 3 de la Convention. Pour lui, le refus de soulager ses vives douleurs d’origine neurologique par un traitement disponible et nécessaire du point de vue médical s’analysait en un traitement inhumain. Le 9 août 2012, la cour d’appel déclara le recours infondé. Selon elle, le requérant n’avait ni démontré en quoi il avait besoin précisément d’une thérapie de substitution ni apporté la preuve que les médecins de la prison de Kaisheim n’étaient pas qualifiés pour se prononcer sur la nécessité médicale d’un traitement de substitution à l’héroïne. Le requérant forma contre cette décision un recours qui fut également rejeté. La procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale Le 10 septembre 2012, le requérant introduisit un recours devant la Cour constitutionnelle fédérale. Il arguait que le refus de lui délivrer une thérapie de substitution, qui seule, selon lui, aurait pu soulager ses douleurs chroniques, accompagner un traitement à base d’Interferon et atténuer son besoin d’héroïne de manière à lui permettre de mener une vie quotidienne « normale » en prison sans être isolé, avait porté atteinte au droit au respect de son intégrité physique que lui garantissait la Loi fondamentale. Il estimait également qu’en ne prenant pas en considération les avis médicaux qu’il avait produits pour démontrer la nécessité d’un traitement de substitution et en ne consultant pas un expert spécialisé indépendant, les juridictions nationales avaient méconnu son droit à être entendu, lui aussi garanti par la Loi fondamentale. Le 10 avril 2013, la Cour constitutionnelle fédérale, par une décision non motivée, refusa d’examiner son recours constitutionnel (dossier no 2 BvR 2263/12). C. Développements ultérieurs Le 17 novembre 2014, les autorités pénitentiaires de Kaisheim rejetèrent une nouvelle demande du requérant tendant à l’obtention d’un traitement de substitution en vue de sa libération. Elles recommandèrent à l’avocat de l’intéressé de veiller à ce que son client se rendît immédiatement dans un centre de désintoxication à sa sortie de prison afin d’éviter une surdose d’héroïne dès son retour en liberté. Le 3 décembre 2014, le requérant fut libéré. Lors d’un examen médical pratiqué le 5 décembre 2014, il fut contrôlé positif à la méthadone et à la cocaïne. Le médecin confirma qu’un traitement de substitution lui serait dispensé à compter du 8 décembre 2014. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Les dispositions de la loi bavaroise sur l’exécution des peines Les dispositions pertinentes de la loi bavaroise sur l’exécution des peines (Bayerisches Strafvollzugsgesetz) concernant l’examen des demandes de délivrance d’une thérapie de substitution sont ainsi libellées : Article 2 : Objectifs de l’exécution des peines « L’exécution d’une peine d’emprisonnement vise à protéger la collectivité de la commission d’autres infractions. Elle doit permettre aux détenus de mener à l’avenir une vie socialement responsable et respectueuse des lois (obligation de traitement). » Article 3 : Traitement pendant l’exécution d’une peine « Le traitement comprend toutes mesures propres à favoriser une vie non délinquante à l’avenir. Son objectif est de prévenir la commission de nouvelles infractions et de protéger les victimes (...) » Partie 8 : Soins médicaux Article 58 : Règles générales « 1) La santé physique et mentale du détenu doit être assurée (...) » Article 60 : Traitement médical « Tout détenu a droit à un traitement médical si un tel traitement est nécessaire pour diagnostiquer ou soigner une pathologie, prévenir l’aggravation d’une maladie ou soulager des symptômes. Par traitement médical on entend : le traitement dispensé par un médecin, (...) la fourniture de médicaments, de pansements et de tout autre produit curatif, (...) » B. Les dispositions légales et les directives relatives à la délivrance d’un traitement de substitution En vertu de l’article 13 §§ 1 et 3 de la loi sur les stupéfiants (Betäubungsmittelgesetz), les médecins ne peuvent délivrer à un patient des drogues visées par la loi (par exemple de la méthadone) que si leur usage peut être justifié. Le gouvernement fédéral peut adopter un règlement concernant la prescription et la délivrance de telles drogues, y compris la prescription de drogues de substitution aux toxicomanes. L’article 5 de l’ordonnance relative à la prescription de stupéfiants (Betäubungsmittel-Verschreibungsverordnung), adoptée en application de l’article 13 de la loi sur les stupéfiants, fixe des règles pour la prescription de telles substances dans le cadre d’un traitement de substitution. Aux termes de l’article 5 § 1, la prescription de drogues de substitution à un toxicomane vise à traiter sa dépendance, à le sevrer graduellement et à améliorer et stabiliser son état de santé. Elle peut également servir de thérapie d’appoint au traitement d’une maladie grave dont l’intéressé peut être atteint en plus de sa toxicomanie. L’article 5 § 2 prévoit qu’un médecin ne peut prescrire de drogue de substitution dans les conditions établies par l’article 13 de la loi sur les stupéfiants que si rien n’indique que le patient consomme des substances dont la nature ou la quantité pourraient compromettre les objectifs du traitement de substitution. En vertu de l’article 5 § 11, l’ordre fédéral des médecins peut adopter des directives pour codifier l’état des connaissances médicales établies concernant les différents aspects des traitements de substitution. La conformité à l’état des connaissances médicales est présumée dès lors et pour autant que les directives en la matière ont été appliquées. Agissant sur le fondement de l’article 5 § 11 de l’ordonnance relative à la prescription de stupéfiants, l’ordre fédéral des médecins a émis le 19 février 2010 ses directives concernant le traitement de substitution de la dépendance aux opiacés. Leur préambule précise que la dépendance aux opiacés est une maladie chronique grave qui requiert des soins médicaux. Il indique que le traitement de substitution est une forme scientifiquement éprouvée de thérapie pour les cas de dépendance manifeste aux opiacés, qui a pour but d’assurer la survie du patient, une réduction de sa consommation éventuelle d’autres drogues, la stabilisation de son état de santé et le traitement d’autres pathologies dont il peut être atteint, sa participation à la vie sociale et professionnelle et une vie exempte de drogue. L’article 2 des directives prévoit que le traitement de substitution est indiqué dans les cas de dépendance manifeste aux opiacés telle que définie par la classification internationale des maladies si, eu égard aux circonstances, il apparaît qu’il a plus de chances de succès que des thérapies fondées sur l’abstinence. Dans certains cas où cela apparaît justifié par des raisons particulières, un traitement de substitution peut également être prescrit à des toxicomanes en phase d’abstinence pour autant qu’ils se trouvent dans un environnement protégé, telle une prison. L’article 8 des directives prévoit qu’en cas d’incarcération la continuité du traitement de substitution doit être assurée par l’établissement où le patient est détenu. En vertu de l’article 12, le traitement de substitution doit être interrompu s’il s’accompagne d’une consommation continue et problématique d’autres substances dangereuses. C. Recherche sur le traitement de substitution Publiée en 2011, une étude commandée par le ministère fédéral de la Santé et réalisée par l’Université de Dresde sur les indices, les modérateurs et l’impact des traitements de substitution (l’étude PREMOS) confirme que la dépendance aux opiacés est une maladie chronique grave. Elle rappelle que le traitement de substitution a été testé pour la première fois aux ÉtatsUnis en 1949 et qu’il est, depuis lors, considéré comme la meilleure thérapie possible pour traiter la dépendance aux opiacés. L’un des traitements médicamenteux les plus communément utilisés pour la thérapie de substitution est la méthadone, un opioïde de synthèse qui possède d’importantes propriétés analgésiques. Le traitement de substitution a prouvé son efficacité à long terme en ce qu’il permet la réalisation de ses objectifs premiers (à savoir la continuité du traitement, la survie du patient, la réduction de sa consommation de drogue, la stabilisation de la comorbidité et la participation sociale de l’intéressé). Selon cette étude, il est toutefois rare de parvenir à une abstinence à long terme de la consommation d’opiacés (moins de 4 % des dépendants aux opiacés examinés y parviennent) et cette abstinence est associée à des risques considérables (notamment de décès de la personne concernée). C’est pourquoi l’arrêt du traitement de substitution ne doit être envisagé que si le patient a une motivation stable et que s’il bénéficie d’un traitement et d’un environnement psycho-social adéquats (pp. 4-15 et 125-133 de l’étude). III. LES DOCUMENTS PERTINENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE Le Comité européen pour la prévention de la torture et des traitements et peines inhumains ou dégradants (CPT) du Conseil de l’Europe publie les « normes du CPT », qui sont des résumés des chapitres « de fond » de ses rapports généraux annuels. Dans les normes du CPT telles qu’elles existaient au moment de la détention du requérant (CPT/Inf/E (2002) 1 Rev. 2010), lesquelles n’ont depuis lors pas été modifiées relativement aux questions qui sont pertinentes en l’espèce (CPT/Inf/E (2002) 1 Rev. 2015), le CPT émettait les conclusions et recommandations suivantes : « Services de santé dans les prisons Extrait du 3e rapport général du CPT [CPT/Inf(93)12], publié en 1992 (...) le CPT souhaite exprimer clairement son attachement au principe général – déjà reconnu dans la plupart des pays visités par le Comité à ce jour, voire dans tous – que les détenus doivent bénéficier du même niveau de soins médicaux que la population vivant en milieu libre. Ce principe repose sur les droits fondamentaux de l’individu (...). Équivalence des soins i) médecine générale Le service de santé pénitentiaire doit être en mesure d’assurer les traitements médicaux et les soins infirmiers, ainsi que les régimes alimentaires, la physiothérapie, la rééducation ou toute autre prise en charge spéciale qui s’impose, dans des conditions comparables à celles dont bénéficie la population en milieu libre. Les effectifs en personnel médical, infirmier et technique, ainsi que la dotation en locaux, installations et équipements, doivent être établis en conséquence. » La recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres aux États membres sur les Règles pénitentiaires européennes, adoptée par le Comité des Ministres le 11 janvier 2006, lors de la 952e réunion des Délégués des Ministres (« les Règles pénitentiaires européennes »), prévoit un cadre de principes directeurs pour le traitement des personnes privées de liberté. Les extraits pertinents de la Partie III de l’annexe à la Recommandation, relative à la « Santé », sont ainsi libellés : « Organisation des soins de santé en prison (...) 40.3 Les détenus doivent avoir accès aux services de santé proposés dans le pays sans aucune discrimination fondée sur leur situation juridique. 4 Les services médicaux de la prison doivent s’efforcer de dépister et de traiter les maladies physiques ou mentales, ainsi que les déficiences dont souffrent éventuellement les détenus. 5 À cette fin, chaque détenu doit bénéficier des soins médicaux, chirurgicaux et psychiatriques requis, y compris ceux disponibles en milieu libre. » La Recommandation R (98) 7 du Comité des ministres aux États membres relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire, adoptée par le Comité des Ministres le 8 avril 1998, lors de la 627e réunion des Délégués des Ministres, prévoit ce qui suit dans son annexe : « 7. L’administration pénitentiaire devrait faire le nécessaire pour établir les contacts et la collaboration qui s’imposent avec les institutions médicales publiques et privées. Dans la mesure où certains détenus toxicomanes, alcooliques ou dépendants aux médicaments ne peuvent pas être traités de façon appropriée dans les prisons, il convient d’envisager de faire appel à des consultants extérieurs, faisant partie des services d’aide spécialisés œuvrant au sein de la communauté en général, qui pourront donner des conseils, voire assurer des soins. (...) Équivalence des soins La politique de santé en milieu carcéral devrait être intégrée à la politique nationale de santé et être compatible avec elle. Un service de santé en milieu pénitentiaire devrait pouvoir dispenser des soins médicaux, psychiatriques et dentaires, et mettre en œuvre des programmes d’hygiène et de traitement préventif, dans des conditions comparables à celles dont bénéficie le reste de la population. Les médecins exerçant en milieu pénitentiaire devraient pouvoir faire appel à des spécialistes. Si un second avis est nécessaire, il incombe au service de santé de le solliciter. (...) Le traitement des symptômes de sevrage de la toxicomanie, de l’alcoolisme et de la dépendance aux médicaments dans les établissements pénitentiaires devrait s’effectuer de la même manière que dans le milieu extérieur à la prison. » Selon le Document d’orientation sur la prévention des risques et la réduction des dommages liés à l’usage de substances psychoactives, adopté en novembre 2013 par les correspondants permanents du Groupe de coopération en matière de lutte contre l’abus et le trafic illicite des stupéfiants (Groupe Pompidou) du Conseil de l’Europe (P-PG (2013) 20), on prend de plus en plus conscience que la dépendance aux drogues doit être appréhendée et traitée comme une maladie chronique que l’on peut prévenir, traiter et guérir. Dans le même temps, les différents types de mesures applicables, leur acceptation politique, leur interprétation et leur accessibilité varient toujours d’un pays à l’autre. En dépit de ces différences, on s’accorde en général à estimer que les politiques axées sur l’abstinence et le rétablissement doivent être complétées par des mesures qui peuvent réellement réduire les risques et les dommages liés à la consommation de substances psychoactives (ibid., § 10). IV. DONNÉES STATISTIQUES PERTINENTES Selon les données recueillies par l’organisation non gouvernementale Harm Reduction International (HRI), quarante et un États membres du Conseil de l’Europe avaient en 2012 recours à des programmes de thérapie de substitution aux opiacés. Il n’en existait pas à Andorre, à Monaco, dans la Fédération de Russie et en Turquie (mais ils ont été introduits en 2015 dans ce dernier pays) ; aucune donnée statistique n’était disponible concernant le Liechtenstein et Saint-Marin. En 2012, des programmes de ce type étaient également disponibles en prison dans trente États membres du Conseil de l’Europe, mais tel n’était pas le cas dans quinze États membres (Andorre, Arménie, Azerbaïdjan, BosnieHerzégovine, Bulgarie, Chypre, Estonie, Grèce, Islande, Lituanie, Monaco, Fédération de Russie, République Slovaque, Turquie et Ukraine) ; aucune donnée statistique n’était disponible concernant le Liechtenstein et SaintMarin. En 2015, de tels programmes ont également été introduits en prison en Bulgarie, en Estonie, en Turquie et en Ukraine. Les données de HRI pour 2012 correspondent à celles publiées la même année par l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), l’une des agences décentralisées de l’Union européenne, dans son étude intitulée « Prisons et toxicomanie en Europe : le problème et les solutions », qui contient des données concernant tous les États (alors) membres de l’Union européenne, ainsi que la Croatie, la Turquie et la Norvège.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont des adhérents ou des sympathisants du « Mouvement pour l’intégration spirituelle dans l’Absolu » (MISA), association de droit roumain à but non-lucratif. A. Le contexte de l’affaire L’asociation MISA a été créée en 1990 par G.B. et d’autres personnes pratiquant le yoga. Une partie des membres vivent dans des communautés dénommées « ashrams ». Chaque année, des reunions publiques rassemblent de nombreux membres et sympathisants du MISA. Soupçonnant G.B. et d’autres membres du MISA de propager des idées hostiles à l’intégration de la Roumanie dans l’Union européenne et dans l’Organisation du traité de l’Atlantique nord («OTAN ») et de disséminer de fausses informations concernant l’appartenance alléguée de certains hommes politiques à la franc-maçonnerie, l’activité du MISA fit l’objet d’une étroite surveillance de la part du Service roumain des renseignements (SRI). En 2000, le parquet près de la cour d’appel de Bucarest rendit un non-lieu estimant que les propos litigieux relevaient de la liberté d’expression. A la suite de plusieurs signalements du SRI concernant des réunions publiques où des actes obscènes auraient été commis et des substances illicites auraient été consommées, le parquet rouvrit l’enquête. Le 7 avril 2003, le parquet rendit un nouveau non-lieu pour la majorité des faits reprochés à MISA et à certains de ses membres. S’appuyant sur les pièces du dossier et en particulier sur les résultats des examens de laboratoire, le parquet conclut que rien ne justifiait l’accusation de trafic et de consommation de substances illicites. S’agissant des manifestations du MISA, le parquet interrogea plusieurs témoins et examina les enregistrements vidéo disponibles. Il estima que ces manifestations avaient été légalement organisées et que leur thématique et les objets utilisés correspondaient à la pratique du yoga. Le parquet réitéra que les idées propagées par certains membres du MISA ne pouvaient pas être assimilées à de la propagande raciste ou en faveur d’un état totalitaire. Toutefois, le parquet releva que l’association utilisait frauduleusement des logiciels informatiques et qu’elle ne déclarait pas une partie de ses revenus. Il soupçonna également certains membres de produire des images pornographiques et de les diffuser sur internet, ainsi que d’inciter d’autres membres à pratiquer la prostitution à l’étranger. A l’égard de ces faits, le parquet décida la poursuite de l’enquête. Le 12 février 2004, le procureur D.B. du parquet près la cour d’appel de Bucarest ordonna la réouverture de l’enquête concernant la propagande en faveur d’un état totalitaire et des actes de perversion sexuelle. Il estima que les membres du MISA ne pouvaient pas se prévaloir du droit à la liberté d’expression pour propager des opinions hostiles aux choix de l’État en matière de politique étrangère. Il considéra également que les manifestations de MISA étaient « profondément obscènes » et que l’enquête avait été superficielle. Le 16 mars 2004, le parquet près la cour d’appel de Bucarest demanda au tribunal départemental de Bucarest l’autorisation de perquisitionner seize immeubles occupés par des membres du MISA afin de saisir les supports informatiques qui s’y trouvaient. Le parquet exposa qu’il y avait des indices que, sous la direction de G.B., des membres de l’association utilisaient frauduleusement des logiciels informatiques pour produire et diffuser sur internet des images pornographiques. Le parquet ajouta que des membres du MISA seraient envoyés à l’étranger à des fins de prostitution. L’argent ainsi obtenu aurait été transféré en Roumanie et soumis à des opérations de blanchiment au profit du MISA et de ses dirigeants. Le même jour, le tribunal autorisa la perquisition des immeubles susmentionnés et la saisie des supports informatiques contenant des informations relatives aux échanges internationaux des données et à leurs utilisateurs. Le tribunal indiqua que l’autorisation était délivrée en vertu de l’article 55 de la loi no 161/2003 concernant la lutte contre la criminalité informatique. Cet article précise qu’en présence d’indices de commission d’une infraction par des systèmes informatiques et en cas de danger de destruction des données informatiques, le tribunal peut autoriser le parquet à procéder à la saisie des supports concernés. Le 17 mars 2004, le parquet demanda au ministère de l’Intérieur la mise à disposition d’agents spéciaux pour la perquisition. Il indiqua qu’il s’agissait d’une opération de « lutte contre le trafic de drogues et la prostitution ». B. L’opération policière du 18 mars 2004 Le 18 mars 2004, à 9 heures du matin, les autorités déclenchèrent un vaste coup de filet reposant sur l’intervention d’environ 130 militaires, membres d’une unité d’élite de la Gendarmerie, spécialisée dans le combat antiterroriste, sous la coordination des procureurs du parquet près la cour d’appel. Plusieurs témoins, recrutés parmi les étudiants de la faculté de droit de Bucarest, accompagnaient les équipes formées par les gendarmes et les procureurs. Les requérants, à l’exception de MM Monete et Tănase et de Mme Pelin, habitaient dans sept des immeubles perquisitionnés, de manière permanente ou temporaire. Les requérants Pelin et Tănase ont été interpellés dans la rue, à proximité d’un des immeubles perquisitionnés où ils s’étaient rendus pour photographier l’opération. Ils firent l’objet d’une fouille et ils furent conduits et retenus à l’intérieur de l’immeuble pendant la perquisition. Leurs caméras furent saisies et, à la fin de la perquisition, ils furent emmenés, avec les autres occupants de l’immeuble, au siège du parquet. Le requérant Monete a été également interpellé dans la rue, à proximité d’un des immeubles perquisitionnés. Il était arrivé sur les lieux en voiture, accompagné d’un ami qui possédait une caméra vidéo. La voiture et le requérant furent fouillés et il fut conduit directement au siège du parquet. La version des requérants Les requérants, à l’exception des requérantes Butum et Motocel qui étaient absentes, se trouvaient dans les sept immeubles perquisitionnés. Ils décrivent le même scénario de l’intervention simultanée des forces de l’ordre dans ces immeubles. L’opération aurait débuté par la destruction des portes et des fenêtres. Alors que la majorité des requérants dormait encore, les militaires, lourdement armés et cagoulés, surgirent dans leurs chambres. Sous la menace des armes, ils furent violemment contraints de s’allonger par terre, le visage contre le sol. Certaines requérantes, sorties directement du lit, étaient sommairement habillées ou partiellement nues. Les militaires criaient et menaçaient de les abattre au moindre mouvement : « Personne ne bouge ! » (Nu mişcă nimeni !), « A terre !» (Culcat !), « A plat ventre ! » (Pe burtă !), « Arrête-toi ou je tire ! » (Stai că trag !), « Bouge-pas ou je tire ! » (Nu mişca că te împuşc !), « Je vous explose la cervelle ! » (Vă zbor creierii !). Les requérants furent maintenus dans cette position jusqu’à l’arrivée des procureurs qui refusèrent de leur présenter le mandat de perquisition et de leur indiquer les raisons de l’opération. Ils furent ensuite conduits dans différentes pièces des immeubles, où, sous la surveillances des militaires, il leur fut interdit de se parler ou de communiquer avec des personnes de l’extérieur. Leurs téléphones portables, ainsi que de nombreux objets personnels, furent confisqués. Ils décrivirent avoir été victimes d’insultes, de propos obscènes et d’humiliations. Au cours des premières heures de l’opération, ils auraient été privés d’eau, de nourriture et d’accès aux toilettes. Ensuite, l’accès aux toilettes ne leur aurait été permis qu’en compagnie des représentants des forces de l’ordre et en gardant la porte des toilettes ouverte, malgré la présence de nombreuses personnes à proximité. Certains militaires auraient manifesté leur étonnement de se retrouver devant des jeunes gens non-violents, alors que, selon leurs dires, au cours du briefing qui avait précédé l’opération ils avaient été informés qu’ils risquaient de rencontrer une forte opposition et s’étaient, par conséquent, préparés à une opération de combat. L’opération fut filmée et des extraits de ces films furent diffusés dans la presse écrite et audio-visuelle qui en fit une large couverture médiatique. Au cours de l’après-midi et en début de soirée, les requérants furent conduits, sous escorte armée, au siège du parquet où ils furent interrogés au sujet de leurs activités dans l’association MISA. Ils y furent privés de nourriture, d’eau, insultés et menacés pour faire des déclarations, en partie dictées par les procureurs, sur leur vie intime et accusant le leader de MISA d’agissements illégaux. Ils ne furent pas informés des raisons de leur privation de liberté et l’accès à un avocat leur fut refusé. Les requérants ne furent libérés qu’en fin de soirée, après environ dix heures de détention. Aucune charge ne fut retenue à leur encontre. La version du Gouvernement Le Gouvernement affirme qu’avant de pénétrer dans les immeubles visés, les forces de l’ordre auraient systématiquement demandé aux occupants de leur permettre l’accès. Selon le Gouvernement, la force n’aurait été employée que lorsqu’ils se sont heurtés à un refus. Le Gouvernement nie toute violence physique ou verbale qui aurait été exercée sur les requérants pendant la perquisition, le transport au siège du parquet et pendant leur interrogatoire. Il affirme que les perquisitions ont eu lieu en présence des témoins et que l’interdiction de communiquer entre eux et avec l’extérieur était nécessaire pour assurer l’efficacité de l’opération. Il ajoute que Me Mîţu, l’avocate des requérants, a été autorisée à assister à la perquisition d’un des immeubles et qu’elle a signé le procèsverbal dressé à l’issue de cette perquisition. Le Gouvernement soutient que les forces de l’ordre disposaient d’informations selon lesquelles une résistance physique de la part des membres du MISA était à craindre. Il ajoute que la présence dans certains immeubles d’objets dangereux, par exemple, du matériel de transmission et d’interception des communications, un spray au poivre, un pistolet et une paire de menottes justifiait les précautions prises par les forces de l’ordre pour sécuriser les lieux. Les procès-verbaux dressés à l’issue des perquisitions et les déclarations des requérants au parquet Chacune des perquisitions donna lieu à un procès-verbal mentionnant l’identité des occupants des immeubles. Dans chaque immeuble de nombreux objets furent saisis. Pour certains objets, un inventaire fut dressé, alors que d’autres objets furent emportés en vrac dans des cartons scellés. Plusieurs milliers d’objets furent ainsi saisis, parmi lesquels, du matériel informatique, audio et vidéo, des cassettes audio, vidéo et des DVD, des téléphones portables, des livres, des photographies, des agendas, des documents administratifs, des pièces d’identité, des lettres, de l’argent, des bijoux, des objets décoratifs et des pierres ornementales, des vêtements, divers récipients contenant des substances solides ou liquides. Des témoins, choisis par le parquet, assistèrent aux perquisitions et signèrent les procès-verbaux. En ce qui concerne les sept immeubles occupés par les requérants, il était fait état de ce qui suit : - l’immeuble sis au no 123 de la rue S. Turturică était occupé, entre autres, par les requérants Amarandei, Avădănii, Doldor et Enăchescu qui firent également l’objet d’une fouille. Me Mîţu assista à la perquisition et signa le procès-verbal ; - l’immeuble sis au no 5 de la rue Peleaga était occupé, entre autres, par les requérants Cojocaru, Frînculeasă, Lupescu, Mîndru, Opreapopa, Petre et Tanasă. Il était mentionné que la perquisition avait eu lieu en présence et avec l’accord de l’administrateur de l’immeuble. La perquisition prit fin à 18h30 et l’administrateur signa le procès-verbal ; - l’immeuble sis au no 64 de la rue Veseliei était occupé, entre autres, par les requérants Lucachi, Obreja, Stoenescu, Stanciu et Ţuţu. Il était indiqué que les militaires avaient escaladé la clôture et les murs pour pénétrer dans la cour de l’immeuble. La perquisition prit fin à 20h45. Le procès-verbal était signé par les témoins et un membre de l’association ; - l’immeuble sis au no 49 de la rue Veseliei était occupé, entre autres, par la requérante Lazăr. Elle fit également l’objet d’une fouille. Il était mentionné qu’elle avait été autorisée à contacter plusieurs avocats, mais que ces derniers n’étaient pas joignables. La perquisition prit fin à 20h00. La requérante signa le procès-verbal ; - l’immeuble sis au no 21 de la rue Teliţa était occupé, entre autres, par les requérants Pănescu et Sima. En l’absence de réponse des occupants de l’immeuble, les militaires forcèrent la porte d’entrée. La perquisition prit fin à 19h50. La requérante Sima et les témoins et signèrent le procès-verbal ; - l’immeuble sis au no 18 de la rue Peleaga était occupé par la requérante Radu qui refusa de signer le procès-verbal. La perquisition prit fin le lendemain à 04h30 ; - l’immeuble sis au no 50 de la rue Plevnei était occupé, entre autres, par le requérant Szanto. En l’absence de réponse des occupants de l’immeuble, les militaires forcèrent la porte d’entrée. A partir de 21h45, un avocat assista à la perquisition qui prit fin le lendemain à 01h45. L’avocat, le requérant et les témoins signèrent le procès-verbal. Le premier contesta la legalité de la perquisition, alors que le requérant mentionna la destruction de la porte d’entrée. Dans un autre immeuble perquisitionné, les personnes résidant à cette adresse livrèrent aux gendarmes un pistolet et une paire de menottes. Elles affirmèrent qu’il s’agissait d’une arme qui ne nécessitait pas un permis de port d’arme. Le procès-verbal dressé à l’issue de la fouille du requérant Monete, interpellé dans la rue, indiqua qu’elle avait eu lieu en vertu de l’article 219 du code de procédure pénale et que les militaires avaient saisi une enveloppe contenant une poudre constituée, selon le requérant, de plantes médicinales. Selon les informations fournies par le Gouvernement, 73 membres du MISA, dont les requérants, à l’exception des requérantes Motocel et Butum, furent emmenés au parquet près la cour d’appel de Bucarest pour être interrogés. Ils y furent entendus par des officiers de police et des procureurs. Il ne ressort pas de la transcription de leurs déclarations si les enquêteurs leur ont posé des questions et, le cas échéant, lesquelles. Toutes ces déclarations évoquaient les circonstances dans lesquelles les requérants avaient commencé la pratique du yoga, leur participation à des évènements organisés par MISA et leurs rapports avec G.B. Certains requérants déclarèrent qu’ils habitaient de manière permanente dans les immeubles perquisitionnés, alors que d’autres affirmèrent qu’ils y résidaient temporairement. Tous nièrent des pratiques sexuelles en groupe ou la commission d’infractions de nature sexuelle. C. Les plaintes pénales des requérants Par plusieurs plaintes pénales avec constitution de partie civile introduites entre les 19 mars et 19 mai 2004, les requérants dénoncèrent les mauvais traitements dont ils auraient été victimes le 18 mars 2004, le comportement abusif des procureurs et des militaires et leur privation de liberté illégale. Ils contestèrent la saisie des objets personnels, alléguant que les forces de l’ordre avaient omis d’en faire mention sur les procès-verbaux et que ces objets (livres, photographies personnelles, cahiers et agendas personnels, divers documents officiels, argent, téléphones portables, appareils photos, bijoux, vêtements, etc.) n’avaient pas de lien avec l’enquête pénale. Ils décrivirent une intervention des forces de l’ordre d’une grande violence qui avait eu lieu dans une atmosphère de terreur et d’humiliation et affirmèrent que l’opération policière était discriminatoire et avait pour but la destruction du mouvement yoga représenté par MISA. De surcroit, les requérantes Lucachi, Mîndru, Obreja, Pănescu, Petre et Sima indiquèrent que les représentants des forces de l’ordre les auraient traitées de « prostituées » et qu’ils les auraient accusées de se prostituer. Le requérant Stanciu affirma qu’il avait été frappé violement au bras gauche et que les militaires l’auraient immobilisé et maintenu au sol, en lui collant le fusil dans le dos et en le menaçant de mort. Le requérant Ţuţu soutint que les militaires l’auraient frappé avec les pieds plusieurs fois, alors qu’il était allongé sur le sol et l’auraient menacé de mort. La requérante Radu déclara qu’elle avait subi des violences de la part des militaires qui l’auraient plaquée au sol, ensuite cognée contre divers meubles et enfin immobilisée sur une chaise avec les bras dans son dos. Elle aurait fait un malaise et aurait vomi plusieurs fois, sans recevoir le moindre soin de la part des enquêteurs. Au contraire, elle aurait été menacée et accusée de simuler le malaise. Les violences dont elle aurait été victime auraient provoqué des ecchymoses, mais elle aurait été dans l’impossibilité d’obtenir un certificat médical dès lors que toutes ses pièces d’identité avaient été saisies. La requérante Obreja décrivit une mise en scène effectuée par un procureur qui aurait apporté une seringue qu’il aurait posée sur un meuble et ensuite filmée comme « preuve » de l’utilisation par les requérants de drogues. Les requérantes Butum et Motocel, absentes lors de l’opération, dénoncèrent les dégradations commises et la saisie des biens personnels. Les requérants Pelin, Tănase et Monete dénoncèrent leur interpellation dans la rue, leur fouille, leur privation de liberté et la saisie de plusieurs objets personnels. Le requérant Monete ajouta qu’il avait fait l’objet de menaces au siège du parquet. Le 16 mai 2005, le parquet près la Haute Cour de cassation et de justice rendit un non-lieu. Le parquet releva que les autorités étaient en possession d’indices concernant des faits graves qui auraient été commis par l’association et ses membres. Compte tenu du fait qu’elles disposaient de peu de données concernant le mode de vie à l’intérieur des « ashrams » et les activités qui s’y déroulaient, le parquet considéra que, pour la collecte des preuves, une opération policière impliquant la perquisition simultanée de ces immeubles était nécessaire. Le parquet précisa qu’en raison de la grande quantité d’objets saisis, il n’avait pas été possible de dresser un inventaire précis, mais qu’ils avaient été mis sous scellés pour les besoins de l’enquête et que plusieurs objets avaient déjà été restitués à leurs propriétaires. Le parquet estima que certains objets saisis intéressaient l’enquête en cours et que les requérants avaient la possibilité de demander leur restitution et, le cas échéant, contester devant un juge, le refus du parquet d’accéder à leurs demandes. Concernant l’attitude des procureurs, le parquet considéra qu’ils n’avaient commis aucun excès dans la planification et la coordination de l’opération. Il estima que la peur et l’angoisse ressenties par les requérants n’ont pas atteint le seuil de gravité requis pour être qualifiées de « mauvais traitements ». Le parquet rappela que les perquisitions avaient eu lieu en présence des témoins, que certains occupants des immeubles avaient signé les procès-verbaux et que Me Mîţu avait assisté à l’une de ces perquisitions. Quant aux interrogatoires au siège du parquet, les procureurs estimèrent qu’il n’y avait eu ni pressions ni menaces, les requérants ayant consenti de faire des déclarations dans lesquelles ils avaient nié la participation à des activités illégales. Le parquet estima que le consentement des requérants à l’enregistrement de l’opération n’était pas requis dès lors qu’il était justifié par les besoins de l’enquête, notamment par l’impossibilité de consigner par écrit tous les détails de l’opération. Quant à la mise à la disposition de la presse des images filmées de l’opération, le parquet estima que l’opinion publique avait le droit d’être informée sur les sujets d’intérêt général. Le parquet écarta les allégations de discrimination dont les requérants auraient fait l’objet en raison de leur appartenance à MISA. Il considéra que l’opération policière n’avait pas d’autre but que la collecte des preuves concernant les activités illicites auxquelles certains membres de l’association se seraient livrés. Enfin, s’agissant des violences qui auraient été commises par les militaires, il estima que l’enquête relevait du parquet militaire. Les requérants contestèrent le non-lieu devant le procureur général près de la Haute Cour de cassation et de Justice. Ils se plaignaient du caractère superficiel de l’enquête et exposaient qu’aucun plaignant et témoin n’avaient été entendus par le parquet. Ils estimèrent que la transmission à la presse d’images filmées de l’opération portait atteinte à leur droit à l’image et au droit au respect du domicile et de leur vie privée. Ils affirmèrent qu’au cours des perquisitions et des interrogatoires, les procureurs leur auraient systématiquement dénié l’accès à un avocat. Quant à la présence de Me Mîţu à une perquisition, ils exposèrent qu’elle n’y avait pas assisté dès le début et que l’accès à une partie des locaux perquisitionnés lui avait été refusé. Enfin, ils dénoncèrent la saisie d’objets personnels. Le 14 juillet 2005, le parquet près la Haute Cour de cassation et de Justice rejeta la plainte au motif que les faits dénoncés n’existaient pas ou ne relevaient pas du domaine pénal. Les requérants réitérèrent leur plainte devant la cour d’appel de Bucarest qui renvoya le dossier à la Haute Cour de cassation et de Justice. Aux audiences des 8 mai, 16 octobre et 24 novembre 2006 et 29 janvier 2007, les requérants demandèrent l’audition des témoins et des personnes mises en cause dans leurs plaintes, ainsi que le versement au dossier de plusieurs documents concernant l’organisation et la préparation de l’opération du 18 mars 2004. Qualifiant l’opération policière d’« abusive et disproportionnée », ils estimèrent avoir fait l’objet d’une discrimination en raison de leurs convictions. Ils critiquèrent la préparation de l’opération et en particulier le déploiement d’une force armée excessive alors que les autorités, qui surveillaient étroitement l’activité de MISA depuis plusieurs années, étaient au courant de leur comportement non-violent. A cet égard, ils affirmèrent que le procureur D.B. aurait sciemment détourné l’objet de l’autorisation de perquisition qui visait la saisie du matériel informatique, en demandant la mise à disposition du parquet des agents des forces spéciales pour une opération de lutte contre « la prostitution et le trafic de drogues » et en indiquant à ces derniers qu’ils pouvaient s’attendre à une réaction violente de la part des occupants des immeubles. Dans ce contexte, ils dénoncèrent la saisie illégale de nombreux objets personnels et affirmèrent que le parquet refusait toujours de les leur restituer. Ils réitérèrent également leurs arguments concernant l’atteinte à leur droit à l’image, au domicile et à la vie privée. S’agissant de la signature de certains procès-verbaux de perquisition par les occupants des immeubles, les requérants alléguèrent y avoir été contraints, l’opération ayant eu lieu dans une atmosphère de terreur et sous la menace des armes. Ils exposèrent que les militaires agissaient sous la coordination et la supervision directe des procureurs et, par conséquent, ils estimèrent que la responsabilité de ces derniers pour les violences commises ne pouvait pas être écartée. Invoquant les dispositions du code pénal concernant la privation de liberté arbitraire, ils accusèrent les procureurs de les avoir arbitrairement détenus pendant plus de dix heures dans les immeubles perquisitionnés et au siège du parquet sous prétexte d’être interrogés au sujet des activités de MISA. Ils dénoncèrent l’absence de base légale de cette privation de liberté, le parquet ayant omis de délivrer un mandat d’amener ou d’ordonner leur placement en garde à vue. A l’audience du 26 février 2007, les requérants soulevèrent une exception d’inconstitutionnalité de l’article 2781 du code de procédure pénale qui les empêchait de faire citer des témoins devant le tribunal pour démontrer le bien-fondé de leur plainte. Ils alléguèrent une atteinte aux droits de la défense exposant que le parquet avait refusé d’entendre des témoins et que de nombreuses pièces étaient classifiées et donc inaccessibles. Par une décision du 7 juin 2007, la Cour constitutionnelle rejeta l’exception au motif que la limitation de la possibilité d’administrer de nouvelles preuves devant un tribunal était justifiée dès lors que les juridictions ne réexaminaient pas l’affaire sous tous les aspects, mais seulement la légalité de la décision du parquet sur la base des pièces du dossier du parquet. Par une lettre du 18 septembre 2007, le ministère de l’Intérieur informa l’avocat des requérants que les documents concernant l’intervention des agents des forces spéciales, dont l’ordre de mission et le plan d’action, étaient classifiés et par conséquent inaccessibles aux plaignants. Par un arrêt du 18 février 2008, la Haute Cour de cassation et de Justice rejeta la contestation. Elle jugea que les requérants n’avaient été soumis ni à des violences physiques ni psychologiques, la peur et le stress engendrés par l’opération policière ne pouvant pas être qualifiés d’actes de « torture » au sens de la loi pénale. Quant aux autres plaintes, la Haute Cour estima que pour conclure au non-lieu, le parquet avait procédé à un examen complet et convainquant des allégations des requérants. Les requérants formèrent un pourvoi. Ils réitérèrent leurs griefs, critiquèrent les défaillances et la superficialité de l’enquête, en demandant sa réouverture. En outre, ils exposèrent qu’au cours d’une émission télévisée, l’ancien premier ministre A.N. avait déclaré à l’égard de l’opération policière du 18 mars 2004 : « je n’étais pas au courant de cette opération, je l’ai appris seulement ultérieurement et je crois qu’une grande erreur a été commise (...) il s’agit d’une chose absolument stupide, telle qu’elle a été construite (...) et elle n’aurait pas dû avoir lieu. ». Ils estimèrent que ces propos démontraient l’implication des hommes politiques et en particulier de l’ancien premier ministre dans la tentative de destruction et de dénigrement de MISA. Par un arrêt définitif du 6 juillet 2009, la Haute Cour, dans une formation de jugement composée de neuf juges, rejeta le pourvoi au motif que les faits dénoncés n’existaient pas. La Haute Cour estima qu’en vertu de la loi pénale, dans le cadre du contrôle de la legalité des ordonnances de non-lieu, les juridictions ne pouvaient pas censurer les actes du parquet effectuées dans le cadre de l’enquête. Selon la Haute Cour, dès lors que le parquet avait motivé son ordonnance, le seul refus d’administrer les preuves sollicitées par les plaignants ne pouvait pas conduire à un constat d’illégalité de cette ordonnance. S’agissant de l’examen de la plainte en première instance, la Haute Cour nota que les garanties procédurales ont été respectées et que les requérants ont eu la possibilité de verser au dossier les pièces qu’ils estimaient pertinentes pour la défense de leur cause. D. Autres faits pertinents Autres procédures concernant l’opération policière du 18 mars 2004 Le 19 février 2008, le parquet militaire près le tribunal militaire de Bucarest, qui avait été saisi par le parquet près la cour d’appel (voir paragraphe 58 ci-dessus), ordonna le classement sans suite de la plainte, estimant que les militaires avaient agi conformément aux dispositions légales. Le 28 septembre 2009, la Haute Cour de cassation et de Justice rejeta définitivement la plainte de MISA contre l’ordonnance de classement, estimant qu’elle était tardive (voir Mouvement pour l’intégration spirituelle dans l’absolu c. Roumanie (déc.), no 18916/10, §§ 33-38, 2 septembre 2014). En juin et juillet 2007, certains membres du MISA, dont les requérants Avădănii, Pelin, Petre, Stanciu, Stoenescu et Tănase, introduisirent une nouvelle plainte concernant les abus dont ils auraient été victimes au cours de l’opération policière. Par un arrêt définitif du 15 février 2011, la Haute Cour rejeta la plainte au motif que les faits dénoncés n’existaient pas (voir Avădănii et autres c. Roumanie (déc.), no 50432/11, § 28, 17 février 2015). A partir de juin 2005, le procureur D.M. mit en accusation du chef de trafic d’êtres humains et d’association de malfaiteurs plusieurs membres du MISA. Renvoyés en jugement, ils furent relaxés par un jugement du 11 février 2015 du tribunal départemental de Cluj. Les personnes poursuivies portèrent plainte contre le procureur qu’ils accusaient d’abus de pouvoir. Par un arrêt définitif du 15 février 2011, la Haute Cour rejeta la plainte au motif que les faits dénoncés n’existaient pas (voir Rosu et autres c. Roumanie (déc.), no 37609/12, § 20, 15 septembre 2015). Plaintes des requérants concernant la saisie des objets personnels Entre mars et novembre 2004, le parquet restitua à certains requérants plusieurs documents administratifs personnels. Les requérants Mîndru, Frînculeasă, Motocel et Cojocaru, demandèrent au parquet la restitution de tous les objets personnels saisis. Ils contestèrent le refus du parquet d’accéder à leur demande devant le tribunal départemental de Bucarest, alléguant que la saisie avait été arbitraire et qu’elle concernait des objets sans lien avec l’enquête. Par des décisions rendues entre le 4 et 18 août 2004, le tribunal rejeta les plaintes au motif que l’enquête était en cours et qu’en vertu du droit interne, le tribunal n’était pas compétent pour ordonner la restitution de ces objets. La procédure pénale concernant G.B., le leader du MISA Le 26 mars 2004, le parquet près la cour d’appel de Bucarest engagea des poursuites à l’encontre de G.B. des chefs de rapports sexuels avec une mineure et de perversion sexuelle. Le 29 mars 2004, il fut placé en garde à vue. Son pourvoi fut accueilli par la cour d’appel de Bucarest qui ordonna sa remise en liberté. Il se rendit à l’étranger et, le 24 mars 2005, il déposa une demande d’asile politique en Suède qui fut accueillie. Les autorités suédoises estimèrent qu’il risquait de subir en Roumanie des persécutions en raison de ses convictions. Les autorités roumaines formulèrent deux demandes d’extradition qui furent rejetées par la Cour suprême suédoise. Depuis 2006, G.B. a bénéficié d’un permis de séjour en Suède. Le 26 février 2016, il a été arrêté à Paris par les autorités françaises et placé en détention en attendant l’examen d’une demande d’extradition formulée par les autorités roumaines. Par un arrêt définitif du 14 juin 2013, la Haute Cour condamna G.B. à une peine de six ans de prison du chef de rapport sexuel avec un mineur et constata que les autres infractions étaient prescrites. En 2007, le parquet renvoya en jugement G.B. et vingt autres membres de l’association pour répondre de plusieurs accusations, dont notamment trafic de personnes, fondées sur des pièces et des documents saisis au cours de la perquisition. Par un jugement du 11 février 2015, le tribunal départemental de Cluj relaxa l’ensemble des inculpés au motif que les faits reprochés n’existaient pas. L’appel interjeté par le parquet contre ce jugement est en cours d’examen devant la cour d’appel de Cluj-Napoca. Le rapport de l’inspection judicaire du Conseil supérieur de la magistrature Le 13 février 2006, après le rejet par les autorités suédoises de la demande d’extradition de G.B., le ministre de la justice demanda au Conseil supérieur de la magistrature un rapport concernant les poursuites dont G.B. faisait l’objet et les circonstances de l’opération policière. L’inspection judiciaire du Conseil supérieur conclut dans son rapport que les poursuites susmentionnées étaient conformes aux normes internes et aux exigences de la Convention et que le risque de discrimination encouru en Roumanie n’était pas réel. En outre, elle estima que des responsables du ministère de l’Intérieur étaient à l’origine de la transmission à la presse des images filmées de l’opération policière. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Les dispositions du droit interne sont résumées dans les décisions Bretean et autres c. Roumanie (déc.), no 22765/09, §§ 36-41, 10 septembre 2013 ; Mouvement pour l’intégration spirituelle dans l’absolu c. Roumanie (déc.), no 18916/10, §§ 33-38, 2 septembre 2014) et Avădănii et autres c. Roumanie (déc.), no 50432/11, § 28, 17 février 2015. Les dispositions des articles 100-108 du code de procédure pénale en vigueur à l’époque des faits et qui réglementaient la procédure de la perquisition sont résumées dans l’arrêt Varga c. Roumanie (no 73957/01, §§ 21-25, 1er avril 2008). En vertu de ces dispositions, la perquisition au domicile d’une personne pouvait s’effectuer en vertu d’un mandat délivré par un juge à la demande du parquet après l’ouverture des poursuites. La perquisition pouvait être réalisée par le procureur accompagné, le cas échéant, par des agents des forces de l’ordre. Avant de procéder à la perquisition, l’autorité judiciaire chargée de la réaliser était obligée de décliner son identité et de présenter le mandat judiciaire. La perquisition et la saisie de documents et d’objets devaient avoir lieu en présence de la personne visée ou d’un représentant de celle-ci. La perquisition exigeait également la présence des témoins assistants. Un procès-verbal devait consigner les circonstances de la perquisition, ainsi que l’inventaire des objets saisis. L’article 105 du code de procédure pénale imposait plusieurs obligations à la charge de l’autorité judiciaire qui effectuait la perquisition : elle n’était autorisée à pénétrer de force dans les locaux visés que si l’occupant refusait de les ouvrir. La saisie devait se limiter aux objets en rapport avec le délit poursuivi. Enfin, des aspects liés à la vie privée des occupants ne pouvaient pas être rendus publics.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les dates de naissance et les lieux de résidence des requérants sont indiqués dans la liste B en annexe. A. Les procédures en dédommagement Les requérants ou leurs de cujus ont été infectés par différents virus (HIV, hépatite B ou hépatite C) lors de transfusions de sang ayant eu lieu en raison de pathologies dont ils étaient affectés (thalassémie ou hémophilie) ou d’opérations chirurgicales qu’ils avaient subi. Les requérants ou leurs de cujus sont, ou étaient, titulaires d’un droit d’indemnisation administrative prévue par la loi no 210 du 25 février 1992 (paragraphes 32 et 33 ci-dessous), le lien de causalité entre la transfusion de sang infecté et leur contamination ayant été prouvé. À différentes dates (indiquées dans la liste B en annexe), les requérants ou leurs de cujus saisirent le ministère de la Santé d’actions civiles visant à obtenir la réparation des dommages qu’ils estimaient avoir subis à la suite de leur contamination. B. Les faits spécifiques à la requête no 68060/12 D.A. et vingt-trois autres requérants À des dates non précisées, les requérants introduisirent un recours devant le tribunal administratif régional des Pouilles, section de Lecce (TAR), afin de voir déclarer illégitime le silence de l’administration par rapport à l’engagement du ministère de la Santé de conclure les règlements à l’amiable de leurs affaires conformément à la loi (paragraphes 34 à 45 ci-dessous). Par un jugement du 24 février 2011, le TAR fit droit à la demande des requérants constatant l’existence d’une obligation du Gouvernement de conclure les règlements litigieux à travers une mesure à adopter à cet effet. Partant il ordonna au ministère de la Santé de prendre les mesures administratives nécessaires dans un délai de cent cinquante jours à partir de la signification du jugement. Le ministère de la Santé ayant interjeté appel, par un arrêt déposé le 24 novembre 2011, le Conseil d’État confirma le jugement de première instance. Compte tenu de la non-exécution du jugement litigieux dans le délai imparti, à la demande des requérants, par un jugement déposé le 16 février 2012, le TAR nomma un commissaire ad acta. À la suite de l’appel introduit par le ministère de la Santé contre ce dernier jugement, par un arrêt déposé le 10 juillet 2012, le Conseil d’État confirma le jugement de première instance et releva que le commissaire ad acta avait déjà commencé à travailler efficacement en vue de l’exécution du jugement sur le fond. Par un courriel daté du 28 septembre 2012, le commissaire ad acta, après avoir pris connaissance de la situation spécifique de chacun des requérants, annonça à leur représentant leur probable exclusion de la procédure en règlement amiable, compte tenu notamment de ce que, dans leur cas, au sens des critères établis par l’article 5 du décret no 162/12, leur demande était prescrite. C. L’inexécution des jugements exécutoires En ce qui concerne la requête no 8154/12, les requérants ont indiqué que douze d’entre eux eurent gain de cause dans la procédure civile interne en dédommagement qu’ils avaient introduites avec des centaines de demandeurs (dénommée « Emo-ter ») mais que, toutefois, les décisions y relatives n’ont pas été exécutées. À la demande de la Cour, le 4 août 2015, leurs représentants ont indiqué que cinq d’entre eux avaient été payés en 2008 et 2012. Les sept autres requérants n’ont pas encore été dédommagés. Dans le cadre de la procédure « Emo-ter », ces derniers ont été destinataires d’un jugement favorable prononcé en première instance par le tribunal civil de Rome le 29 août 2005, condamnant le ministère de la Santé à leur dédommagement. Ce jugement, attaqué par le ministère de la Santé le 8 mars 2006, a caractère provisoirement exécutoire, au sens de l’article 282 du code de procédure civile (voir la partie « Droit interne pertinent », point F). La procédure en appel est à ce jour pendante. Entre-temps, au cours du mois d’octobre 2006, les sept requérants concernés demandèrent au juge civil de quantifier le préjudice subi. Les jugements internes y relatifs ont été prononcés entre septembre et octobre 2009 (voir la liste B en annexe). Aucun recours en appel n’ayant été introduit, ces jugements sont devenus définitifs. D. Les demandes d’adhésion à la procédure de règlement amiable et le rejet de certaines d’entre-elles À différentes dates indiquées dans la liste B en annexe, tous les requérants ou leurs de cujus introduisirent des demandes afin de parvenir aux règlements à l’amiable des affaires civiles, au sens des lois nos 222/2007 et 244/2007 (paragraphes 36-37 ci-dessous). Ces demandes furent déposées au plus tard le 19 janvier 2010, tel que prévu par la circulaire no 28 du 20 octobre 2009 (paragraphe 41 ci-dessous). Elles furent par la suite en partie rejetées sur la base des critères réglementant l’accès aux transactions en cause établis par le décret no 162 du 4 mai 2012 (ci-après « décret no 162/12 ») publié au Journal officiel le 13 juillet 2012 (paragraphes 42-45 ci-dessous). Certains requérants ont de facto été exclus des transactions en application des mêmes critères. D’autres demandes ont été déclarées recevables en vue de la transaction. Selon les informations fournies par les parties, certains dossiers sont introuvables et d’autres demandes sont pendantes. En tout état de cause, aucune demande d’adhésion n’a abouti. Les détails concernant l’issue des demandes d’adhésion sont indiqués dans la liste B en annexe. E. Le remède compensatoire prévu par l’article 27-bis du décret-loi no 90/2014 Le décret-loi no 90 du 24 juin 2014 a ouvert la possibilité à toute personne ayant introduit une demande d’adhésion aux règlements amiables mentionnée ci-dessus au plus tard le 19 janvier 2010 de recevoir, à titre de satisfaction équitable, un montant de 100 000 EUR (article 27-bis dudit décret-loi, paragraphe 46 ci-dessous). Ainsi, quarante-cinq requérants ont communiqué à la Cour avoir introduit des demandes en vue de se prévaloir de ce nouveau remède et de clôturer les procédures en dédommagement introduites par eux-mêmes ou par leur de cujus. Plusieurs d’entre eux ont déjà reçu cette somme. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. La loi no 210 du 25 février 1992 Cette loi prévoit la possibilité d’introduire un recours administratif devant le ministère de la Santé pour obtenir une indemnité au titre de la contamination consécutive à une transfusion de sang contaminé. À cet effet, une Commission médicale est chargée d’apprécier l’existence du lien de causalité entre, d’une part, la transfusion et, d’autre part, les atteintes à l’intégrité physique et mentale ou le décès de l’intéressé. B. Les lois prévoyant le règlement à l’amiable des procédures en indemnisation La loi no 141 du 20 juin 2003 (« loi no ») a autorisé une dépense publique de 98 500 000 EUR pour l’année 2003 et de 198 500 000 EUR pour l’année 2004 de même que pour l’année 2005, afin de régler à l’amiable les procédure en dédommagement entamées par les personnes transfusées et contaminées par du sang ou des produits sanguins infectés. Par un décret du 3 novembre 2003, le ministère de la Santé a spécifié les critères d’accès à la voie de réparation prévue. Les parties pertinentes de ce décret se lisent ainsi : Article 1 « 1. Les individus atteints d’hémophilie peuvent obtenir réparation du préjudice subi à la suite de l’administration de produits sanguins infectés, selon les critères suivants : a) conclusion d’un règlement amiable avec les héritiers des individus atteints décédés ; b) conclusion d’un règlement amiable avec les individus atteints vivants ayant obtenu (...) un jugement favorable ; c) conclusion d’un règlement amiable avec les individus atteints vivants ayant entamé une action judiciaire sans avoir encore obtenu de jugement favorable (...) » Le décret-loi no 159 du 1er octobre 2007 (« décret-loi no », converti en la loi no 222 du 29 novembre 2007 (« loi no 222/2007 ») a autorisé pour l’année 2007 une dépense publique de 150 000 000 EUR afin que puissent être réglées à l’amiable les procédures en dommages-intérêts pendantes, entamées entre autres par « les personnes atteintes de thalassémie, d’autres hémoglobinopathies ou d’anémies héréditaires, les hémophiles et les personnes ayant subi des transfusions occasionnelles » contaminées par la transfusion de sang infecté ou l’administration de produits sanguins infectés. Enfin, l’article 2, alinéa 361 de la loi de finances 2008 (no 244 du 24 décembre 2007) a autorisé une dépense publique de 180 000 000 EUR par an, à partir de 2008, en vue du règlement amiable des procédures en dommages-intérêts pendantes, entamées par les catégories de personnes visées par le décret-loi no . La fixation de critères pour la conclusion de règlements amiables prévus par le décret-loi no et la loi de finances 2008 a été déléguée au ministre de la Santé, conjointement avec le ministre de l’Économie et des Finances. C. Les critères d’accès aux règlements amiables Les critères permettant l’accès au dispositif de règlement amiable des procédures pendantes prévus par les lois nos 222/2007 et 244/2007, sont fixés par le décret du ministère de la Santé no 132 du 28 avril 2009. Ses parties pertinentes disposent ainsi : Article 2 « 1. Les conditions pour la conclusion des transactions sont les suivantes : a) l’existence d’un préjudice établie dans le tableau A annexé au décret du Président de la République no 834 du 30 décembre 1981, vérifiée par la Commission médicale hospitalière compétente (...) ; b) l’existence d’un lien de causalité entre le préjudice susmentionné et la transfusion du sang infecté, l’administration de produits infectés dérivés du sang ou la vaccination obligatoire, vérifiée par la Commission médicale hospitalière compétente (...). Pour la conclusion des transactions, les principes généraux en matière d’expiration des délais de prescription s’appliquent. » La procédure pour l’introduction des demandes de règlement amiable est définie par la circulaire du ministère de la Santé no 28 du 20 octobre 2009, publiée au Journal Officiel le 22 octobre 2009. Aux termes de celle-ci, les demandes de règlement amiable des procédures pendantes devaient être introduites dans un délai de quatre-vingt-dix jours suivant la date de publication de ladite circulaire (c’est-à-dire, au plus tard le 19 janvier 2010). D. Les critères ultérieurs fixés par le décret du ministère de la Santé no 162 publié au Journal Officiel le 13 juillet 2012 (« décret no 162/12 ») En ses articles 2 et 3 ainsi qu’en ses annexes, le décret no 162/12 (relatif aux formulaires de transaction) a fixé les montants de base des transactions. L’article 5 du décret précise que le dispositif de règlement amiable prévu par les lois nos 222 et 244 de 2007 est accessible aux personnes ayant introduit une demande au plus tard le 19 janvier 2010 et aux conditions fixées dans son premier paragraphe, notamment : « a) pour les personnes en vie, la procédure en indemnisation doit avoir été engagée dans un délai de cinq ans suivant la date d’introduction d’une demande de dédommagement au sens de la loi no 210/92, ou dans un délai de cinq ans suivant la date, éventuellement antérieure, à laquelle il a été prouvé que les personnes concernées avaient eu connaissance de leur contamination ; b) pour les personnes décédées, la procédure en indemnisation, engagée par leurs ayants droit, doit avoir été notifiée dans un délai de dix ans suivant la date du décès ; c) aucun jugement portant prescription de l’action en indemnisation ne doit avoir été prononcé. » Dans son deuxième paragraphe, l’article 5 prévoit que les transactions sont ouvertes aux personnes ayant présenté leur demande de règlement amiable concernant une transfusion ayant eu lieu à partir du 24 juillet 1978. Cette dernière est la date d’adoption de la circulaire no 68, laquelle, afin de prévenir le risque de transmission de l’hépatite B par voie de transfusion, a ordonné la recherche de l’antigène de l’hépatite B sur chaque don de sang et la destruction des lots de sang positifs à cet antigène. E. Le décret-loi no 90 du 24 juin 2014 et la loi de conversion no 114 du 11 août 2014 – « Mesures urgentes en vue de la simplification et la transparence administratives (...) » L’article 27-bis de ce décret-loi prévoit la possibilité de dédommager les personnes ayant subi un préjudice dérivant de la transfusion de sang infecté, de l’administration de produits infectés dérivés du sang ou des vaccinations obligatoires. Le texte de cet article se lit ainsi : « 1. Les personnes mentionnées à l’article 2, alinéa 361, de la loi no 244 du 24 décembre 2007, ayant présenté une demande d’adhésion aux règlements à l’amiable au plus tard le 19 janvier 2010, ainsi que leurs héritiers, dans le cas où la personne soit décédée au cours de la procédure, sont destinataires, à titre de satisfaction équitable, d’un montant de 100 000 EUR, concernant les personnes ayant subi un préjudice dérivant de la transfusion de sang infecté et de l’administration de produits infectés dérivés du sang, et 20 000 EUR, quant aux personnes ayant subi un préjudice dérivant des vaccinations obligatoires. En vue de l’octroi de ces sommes, les conditions prévues par l’article 2, alinéa 1 a) et b) du règlement établi dans le décret du ministère du Travail, de la Santé et des Politiques Sociales no 132 du 28 avril 2009, doivent être remplies et la demande doit être recevable. La liquidation de ces sommes est effectuée au plus tard le 31 décembre 2017 sur la base du critère de la gravité de l’infirmité des ayants droit et, en cas de parité, suivant la gravité des difficultés financières, vérifiée selon les modalités prévues par le décret du Président du Conseil des Ministres no 159 du 5 décembre 2013, dans la limite de la disponibilité du budget annuel. Exception faite pour l’hypothèse prévue à l’alinéa 3, le paiement des sommes prévues à l’alinéa 1 est subordonné à la renonciation formelle aux actions en dédommagement entamées, y compris les procédures de transaction, ainsi qu’à toute prétention ultérieure ayant nature de réparation du préjudice subi à l’encontre de l’État, y compris au niveau international. Le payement est effectué après la soustraction du montant déjà reçu au titre de réparation du préjudice subi à la suite d’une décision exécutoire. La procédure de transaction prévue à l’article 2, alinéa 361, de la loi no 244 du 24 décembre 2007 continue pour les sujets qui n’entendent pas se prévaloir du montant prévu à l’alinéa 1 de cet article. Les modèles de transaction annexés au décret du ministère de la Santé du 4 mai 2012, publié au Journal Officiel no 162 du 13 juillet 2012 sont utilisés dans ces cas. Les charges établies dans le premier alinéa seront engagées dans les limites des ressources financières disponibles sur la base de la législation en vigueur et inscrites dans l’état de prévision du ministère de la Santé, selon l’article 2, alinéa 361 de la loi no 244 du 24 décembre 2007. » F. Article 282 du code de procédure civile « Le jugement de première instance est provisoirement exécutoire entre les parties. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1941 et réside à Ankara. À l’époque des faits, elle était députée d’Istanbul du DSP (Parti de la gauche démocratique), présidé par M. Bülent Ecevit, alors Premier ministre turc. Le 13 août 2002, le quotidien national Milliyet publia un article rédigé par son correspondant à Ankara sur l’état de santé du Premier ministre. Ledit article indiquait que ce dernier travaillait à un rythme très soutenu depuis qu’il avait interrompu son traitement à l’hôpital universitaire de Başkent (« l’hôpital de Başkent ») et que cette situation avait donné lieu à un certain nombre de rumeurs. Par ailleurs, l’auteure de l’article relatait une discussion qu’elle avait eue avec deux parlementaires, dont la requérante. Les propos attribués à cette dernière se lisent comme suit : « Notre Premier ministre a décidé de ne pas se rendre à l’hôpital pour son dernier contrôle. Beaucoup d’allégations concernant les raisons de cette décision ont vu le jour. J’ai entendu des parlementaires, lors d’une discussion dans les couloirs de l’Assemblée Nationale, soutenir l’affirmation suivante : « les médecins auraient préparé un rapport concluant à l’incapacité de travailler du Premier ministre. S’il s’était présenté au contrôle, c’est ce rapport qu’ils auraient rendu. Ecevit a agi avec beaucoup d’intelligence, il a rapidement senti le coup venir et il n’est pas allé à l’hôpital. Il aurait été prévenu par un médecin de l’hôpital militaire de Gülhane ». Je leur ai répondu « Rapidement senti le coup venir ? Mais c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire. » » Les propos attribués à l’autre parlementaire font également état de ces rumeurs. A. La procédure pénale Le rectorat de l’Université de Başkent déposa une plainte à l’encontre des deux parlementaires, dont la requérante, pour diffamation. Le 29 août 2002, le procureur de la République d’Ankara rendit une ordonnance de non-lieu, considérant que ne pouvait constituer un délit le fait d’avoir simplement rapporté l’existence de rumeurs au sujet de la santé du Premier ministre qui auraient circulé à l’Assemblée Nationale, rumeurs qui couraient également dans l’opinion publique. Cette ordonnance fut annulée par la cour d’assises, et les deux parlementaires mis en examen furent renvoyés devant un tribunal correctionnel. Par un jugement du 29 avril 2003, le tribunal correctionnel estima que les prévenus n’avaient fait que relater les allégations qu’ils avaient entendues sans accuser directement le plaignant et que, dès lors, les éléments matériel et intentionnel de l’infraction ne se trouvaient pas réunis. En conséquence, il les acquitta. B. La procédure civile Le rectorat de l’Université de Başkent intenta également une action civile contre les deux parlementaires, dont la requérante, devant le tribunal de grande instance d’Ankara en vue d’obtenir une indemnisation pour atteinte à sa réputation (kişilik haklarına saldırı). Dans ses mémoires du 23 décembre 2002 et du 8 janvier 2003, la requérante produisit, à titre de preuve, des articles relatifs à l’état de santé du Premier ministre publiés antérieurement à ses déclarations litigieuses. Il ressort des documents présentés devant la Cour que, le 11 juillet 2002, le Premier ministre avait émis un communiqué de presse concernant l’ajournement de son examen médical. Ce communiqué avait rapidement connu un fort retentissement médiatique. Le Premier ministre y remerciait l’hôpital de Başkent et précisait que l’ajournement de son examen médical avait pour but d’empêcher les spéculations que sa visite à l’hôpital pouvait engendrer. Le 3 juin 2006, le tribunal de grande instance entendit la journaliste auteure de l’article, Mme G.Ö. Cette dernière indiqua notamment qu’elle n’avait pas interrogé formellement les parlementaires, dont la requérante, et que ces derniers n’avaient fait que répondre à ses questions relatives, entre autres, à l’état de santé du Premier ministre pendant une conversation tenue en privé dans les couloirs de l’Assemblée nationale. Elle affirma que les parlementaires avaient rapporté des informations obtenues par ouï-dire qu’ils entendaient depuis longtemps à l’Assemblée nationale. Quant à la phrase « rapidement sentir le coup venir ? Mais c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire », elle confirma que c’était Mme Erdener qui l’avait prononcée en utilisant les termes mêmes qui étaient repris dans l’article litigieux. Le 18 juin 2003, le tribunal de grande instance condamna la requérante au versement d’une indemnité de 2 000 livres turques (TRL – soit environ 1 200 euros (EUR)) ainsi qu’au remboursement des frais de justice et au versement des honoraires à l’avocat de la partie demanderesse. Concernant ce montant, le tribunal indiqua que l’indemnité ne devait avoir pour but ni d’enrichir le demandeur ni d’appauvrir le défendeur et fit explicitement référence au principe de proportionnalité prévu par la disposition pertinente du code civil. Dans sa motivation, il considéra que les défendeurs avaient avant tout relaté des faits en précisant bien qu’il s’agissait d’allégations, qu’ils avaient cherché, en agissant ainsi, à attirer l’attention du public concernant un sujet qui intéressait l’ensemble du pays et que, eu égard aux fonctions qu’ils occupaient, ces propos ne pouvaient constituer une atteinte aux droits de la partie demanderesse. Néanmoins, il estima que la requérante, contrairement à l’autre défendeur, avait également exprimé une opinion personnelle en déclarant : « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire ». Le tribunal considéra qu’il s’agissait là d’une accusation portée contre l’hôpital de Başkent, constitutive, à elle seule, d’une atteinte à la réputation de celui-ci. Le 7 juin 2004, la Cour de cassation rejeta, à la majorité, le pourvoi de la requérante. Dans leurs opinions séparées, deux juges dissidents indiquèrent que, eu égard au climat d’instabilité politique qui régnait à l’époque des faits, la santé du Premier ministre était un sujet intéressant l’ensemble de la société, lequel avait été abondamment traité par la presse, et qu’il était, sinon du devoir, du moins du rôle des parlementaires de la majorité de s’exprimer sur un tel sujet. Ils estimèrent que la requérante avait exprimé une opinion critique sur le changement de médecin et de traitement thérapeutique du Premier ministre, et qu’une telle critique devait être tolérée. Le 7 février 2005, la Cour de cassation rejeta, à la majorité, la demande de rectification d’arrêt formée par la requérante. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Pour le droit et la pratique internes pertinents, voir Sapan c. Turquie (no 44102/04, §§ 24 et 25, 8 juin 2010).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant Süleyman Çelebi est le président de la Confédération des syndicats des ouvriers révolutionnaires (ci-après « la DISK »), M. Gençay Gürsoy est le président représentant l’Union turque des médecins à Istanbul (ci-après « le TTB ») et les autres requérants physiques sont des membres du conseil administratif de la DISK ou de simples membres de ces organisations. Au courant du mois d’avril, Süleyman Çelebi, en sa qualité de président de la DISK, prononça plusieurs discours dans les média afin d’annoncer que le 1er mai 2008 serait célébré sur la place de Taksim. Parallèlement, les chaînes de télévision diffusèrent la déclaration du préfet d’Istanbul selon laquelle la place Taksim serait entièrement fermée aux manifestants et que, en cas de tentative de défilé, la police interviendrait. Le ministre de l’Intérieur et le porte-parole du gouvernement firent eux aussi des déclarations dans le même sens, ajoutant que, selon certains renseignements, des provocateurs seraient présents dans le cortège et que pareille manifestation était illégale à la lumière des dispositions en vigueur et de la Constitution en raison des probables perturbations de la circulation et de l’ordre public. Le 29 avril 2008, les trois principaux syndicats turcs, le DISK, le KESK et le TURK-IS, ainsi que le TTB notifièrent de manière conjointe à la préfecture de l’organisation d’une manifestation de grande envergure le surlendemain, le 1er mai, à 13 heures, sur la place Taksim. Ils indiquaient qu’à cette occasion ils souhaitaient déposer une couronne de fleurs devant le monument dédié à Atatürk et tenir une conférence de presse pour commémorer les événements du 1er mai 1977 qui s’étaient soldés par 34 morts et 126 blessés. Le 30 avril 2008, la préfecture interdit la manifestation, mais accepta le dépôt de la couronne de fleurs sous réserve que ce geste fût accompli par les seuls représentants du conseil d’administration de la DISK. Les syndicats insistèrent pour effectuer leur défilé le 1er mai jusqu’à la place Taksim, lieu des événements de 1977. Le 30 avril 2008, la direction de la sécurité d’Istanbul procéda à l’installation de barrières autour de la place Taksim pour empêcher le rassemblement des manifestants. Certains requérants passèrent la nuit du 30 avril au 1er mai 2008 dans le bâtiment abritant la DISK pour être sûrs de pouvoir rejoindre la place Taksim le lendemain. Le 1er mai 2008, le préfet décida d’arrêter à partir de 5 heures la circulation sur les grandes artères, d’annuler les services de transports en commun de bus, de métro et de bateau, et de fermer les écoles situées à proximité de la place Taksim. D’importants dispositifs de sécurité empêchèrent tout accès à la place Taksim. Selon le procès-verbal de police du 1er mai 2008, des personnes portant des drapeaux de diverses organisations et de partis politiques illégaux avaient commencé dès 6 heures à se rassembler devant les locaux de la DISK. Toujours selon le procès-verbal, la police avait informé les dirigeants du syndicat que leur rassemblement enfreignait la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques (ci-après « la loi no 2911 ») et qu’il était dès lors illégal, et elle avait demandé aux manifestants de se disperser. Le procès-verbal ne faisait aucune mention de comportements agressifs des manifestants mais faisait état de la participation de groupes marginaux. Il indiquait également que la police avait reçu l’ordre de disperser les manifestants et qu’elle était intervenue manu militari vers 6 h 45, employant à l’encontre des 800-900 manifestants des canons à eau et des bombes de gaz lacrymogène. Il précisait que les personnes une fois dispersées avaient été poursuivies par des chars antiémeutes dans les ruelles voisines du siège de la DISK et que de nombreux manifestants s’étaient réfugiés à l’intérieur du bâtiment. Il rapportait qu’aucun policier n’avait pénétré dans le bâtiment pour éviter de provoquer les manifestants. Toujours d’après le procès-verbal, de violents affrontements de rue s’étaient poursuivis jusqu’à tard dans la nuit. Le procès-verbal s’appuyait sur les enregistrements vidéo et les informations diffusées par les chaînes de télévision pour dénoncer la violence des manifestants et leurs jets de pierres et d’autres objets. Il mentionnait enfin que des manifestants portaient des cagoules et scandaient des slogans tels que « tous ensemble contre le fascisme ». Selon la version des requérants, les policiers les avaient poursuivis et avaient lancé des bombes lacrymogènes à l’intérieur du bâtiment de la DISK. Ils affirment que lors des poursuites, les forces de l’ordre attaquèrent des manifestants qui s’étaient réfugiés dans la cour de l’hôpital Şişli Etfal ainsi qu’un groupe de médecins qui manifestaient devant le service des urgences. Elles utilisèrent également des bombes lacrymogènes devant l’entrée des urgences et dans la cour de l’hôpital. Un nombre important de personnes, dont les requérants, furent frappées par les forces de l’ordre lors de la dispersion de la manifestation. Les requérants Ali Murtaza Keleş, Mehmet İçin, Gürol Şimşek, Rahmi Yılmaz, Mevsim Gürlevük et Yaşar Yaradılmış furent hospitalisés à la suite de malaises dus aux gaz lacrymogènes et aux coups des policiers. D’après le rapport médical établi le jour même, Rahmi Yılmaz avait été frappé sur la tête et ces coups avaient provoqué un anévrisme et des troubles du langage. Le rapport médical concernant Rahmi Yılmaz atteste une « variation du septum pellucidum ». Quant à Yaşar Yaradılmış, il se vit prescrire un arrêt de travail d’un mois en raison de la « fracture d’une phalange du pied » survenue lors des incidents. La police procéda par ailleurs à de nombreuses arrestations. Les rapports médicaux du 1er mai et du 10 mai 2008 délivrés respectivement par l’hôpital civil Şişli Etfal et par le service de radiologie de la faculté de médecine de l’université d’Ankara ne font état d’aucune pathologie ni d’aucun autre symptôme en ce qui concerne Ali Murtaza Keleş. Les dossiers des autres requérants ne contiennent pas de rapports médicaux. Le bâtiment abritant la DISK fut endommagé par les jets d’eau sous pression et par l’explosion de bombes lacrymogènes. Le même jour, vers 10 h 30, les requérants mirent fin à leur rassemblement. Ils expliquent leur décision par la volonté de ne pas accroître la violence de l’intervention policière. Une bombe lacrymogène non explosée fut retrouvée le lendemain à l’intérieur des locaux de la DISK et fut transmise au parquet, accompagnée d’un procès-verbal. Le 2 mai 2008, un directeur de police, H.Y., dressa un rapport explicatif sur les événements. Il y mentionnait que des manifestants s’étaient rassemblés dès l’aube devant la DISK et qu’ils empêchaient la circulation devant le bâtiment. Il indiquait que la police leur avait demandé par mégaphone de rouvrir la rue à la circulation, que les manifestants avaient répondu par des jets de pierres et que les forces de l’ordre avaient répliqué par des jets d’eau et des gaz lacrymogènes « en quantité nécessaire à la dispersion des manifestants ». Il contestait par ailleurs la déclaration que Süleyman Çelebi avait faite à la presse, lors de laquelle celui-ci avait montré au public 5 ou 6 douilles de grenades lacrymogènes ZET et 2 ou 3 SMOKES et affirmé qu’elles avaient été retrouvées à l’intérieur des locaux de la DISK. H.Y. attestait, sur la base des références visibles sur les douilles, que ces pièces étaient en réalité des douilles vides ramassées dans la rue après les tirs. Le rapport indiquait à cet égard que les portes et les fenêtres par lesquelles les lance-grenades auraient pu être introduits dans le bâtiment ainsi que les murs ne portaient aucune trace d’effraction. Le directeur de police expliquait en outre que « les SMOKES lancées à la main pouvaient causer des incendies, car des flammes en sortaient pendant 20 à 30 secondes après leur chute sur le sol. Aussi ne pouvait-on les éloigner que par des coups de pieds ». Il précisait que, si ces grenades avaient été lancées à l’intérieur du bâtiment, il aurait dû y avoir au minimum des objets brûlés, ce qui n’était pas le cas. Enfin, il indiquait que les policiers s’étaient abstenus d’entrer dans le bâtiment pour ne pas provoquer les manifestants. Il exposait que les dirigeants du syndicat partageaient la crainte des policiers et qu’ils avaient conseillé au député Algan Hacaloğlu qui se trouvait à l’intérieur de sortir pour discuter avec les forces de l’ordre. Ainsi, soulignait le directeur de police, même pour négocier, la police avait refusé d’entrer dans le bâtiment abritant les locaux du syndicat. Le dossier transmis à la Cour contient de nombreuses coupures de journaux relatives aux interventions violentes des forces de l’ordre ainsi que deux enregistrements vidéo de journaux télévisés. Dans ces derniers, on peut voir que l’hôpital Şişli Etfal situé sur l’itinéraire des manifestants vers la place Taksim a été la scène de tirs de bombes lacrymogènes visant la population qui attendait dans la cour de l’hôpital. Toujours d’après ces images, les manifestants s’y étaient réfugiés et les policiers avaient lancé des bombes lacrymogènes jusqu’aux portes des urgences, malgré les protestations des malades et de leurs proches. Sur la vidéo, on aperçoit en outre un père tenant son bébé en l’air pour arrêter les policiers ainsi que des personnes âgées affectées par les fumées à l’intérieur de l’hôpital. Les photos publiées dans les journaux, qui montrent des militants se penchant par les fenêtres du bâtiment de la DISK pour respirer et des ruelles noyées dans les fumées, témoignent d’une utilisation massive de gaz lacrymogènes. Selon le dossier, dans les ruelles environnantes, les forces de police avaient utilisé les canons à eau et les gaz lacrymogènes à l’encontre des manifestants et de la population sans distinction. A. Les plaintes déposées par les requérants À une date non précisée, les requérants sauf le TBB portèrent plainte auprès du procureur principal de Şişli pour abus de pouvoir, mauvais traitements, arrestation illégale et violation de leur droit à une manifestation pacifique, à l’encontre de Tayyip Erdoğan, alors Premier ministre, de Beşir Atalay, ministre de l’Intérieur, de Mehmet Ali Şahin, ministre de la Justice, de Cemil Çiçek, ministre d’État, de Muammer Güler, préfet d’Istanbul, de Celalettin Cerrah, directeur de la sécurité d’Istanbul, et de son adjoint, Hayati Yazıcı, des autres supérieurs hiérarchiques de la direction de la sécurité en leur qualité de donneurs d’ordre, ainsi qu’à l’encontre de tous les membres des forces de l’ordre ayant participé à la dispersion musclée des manifestants. Ils se plaignaient d’une atteinte à la liberté d’expression et au droit de manifester pacifiquement, protégé par la Constitution et par l’article 11 de la Convention, d’une violation de leur droit au respect de leur vie privée, d’une perquisition illégale des locaux de la DISK, d’un traitement discriminatoire et, enfin, d’une atteinte à la vie en raison du décès d’un syndicaliste causé par une grenade lacrymogène lors de l’intervention policière. Le 14 mai 2008, le TTB déposa également une plainte devant le parquet de Şişli pour abus de pouvoir, utilisation excessive de la force et violation du droit à une manifestation pacifique protégé par la Constitution et par l’article 11 de la Convention, à l’encontre du Premier ministre, du ministre de l’Intérieur, du préfet d’Istanbul, du directeur de la sécurité d’Istanbul et de membres des forces de l’ordre. Le parquet d’Istanbul scinda les plaintes déposées en trois parties pour les traiter en fonction du statut des personnes accusées. Issue des plaintes déposées à l’encontre des ministres Les plaintes visant le Premier ministre et les ministres furent rejetées le 1er février 2009 par une décision du parquet de ne pas poursuivre les intéressés. Cette décision fut prononcée pour incompétence sur le fondement de l’article 100 de la Constitution, seule la Grande Assemblée nationale étant compétente pour poursuivre les intéressés. Le 22 mai 2009, l’opposition formée par les plaignants fut définitivement rejetée par la cour d’assises. Issue des plaintes déposées à l’encontre du préfet d’Istanbul, du directeur de la police d’Istanbul et des chefs de la police S’agissant des plaintes de Süleyman Çelebi et seize autres requérants visant le préfet d’Istanbul, le directeur de la sécurité d’Istanbul et les chefs de la police, le parquet d’Istanbul s’était déclaré incompétent en application de la loi no 4483 relative à la poursuite des fonctionnaires (ci-après « la loi no 4483 ») en raison du statut des accusés. Il avait transmis ces plaintes au procureur principal de la Cour de cassation pour examen. Le 14 novembre 2008, le procureur principal près la Cour de cassation avait demandé au ministère de l’Intérieur l’ouverture d’une enquête au sujet du préfet et du directeur de la sécurité d’Istanbul. Le 3 février 2009, le ministre de l’Intérieur avait décidé de classer sans suite la plainte (işleme koymama kararı) visant ces deux hauts fonctionnaires. Le 2 juin 2009, sur l’opposition formée les requérants, le Conseil d’État annula cette décision ministérielle par un arrêt no E.2009/679 K.2009/936 et demanda qu’une décision fût prise sur l’autorisation ou le refus d’ouvrir une enquête concernant le préfet et le directeur de la sécurité d’Istanbul. Le 8 septembre 2009, le ministère de l’Intérieur refusa de donner l’autorisation nécessaire pour instruire l’affaire. Selon le ministre, « le préfet et le directeur de la sécurité d’Istanbul n’étaient pas présents sur les lieux et il n’y a pas de preuve montrant qu’ils avaient donné l’ordre de frapper les manifestants ou d’utiliser des grenades lacrymogènes dans le service des urgences de l’hôpital Şişli Etfal et à l’intérieur du bâtiment abritant la DISK ». Le 23 décembre 2009, le Conseil d’État rejeta l’opposition formulée par les requérants en indiquant que « les agissements reprochés aux intéressés ne nécessitaient pas l’ouverture d’une instruction ». Entre-temps, à la suite de la plainte déposée par le TTB le 14 mai 2008, le parquet de Şişli avait pris, le 4 novembre 2009, la décision de ne pas poursuivre le préfet et le directeur de la sécurité d’Istanbul, et de classer l’affaire en vertu de la loi no 4483. L’avocat du TTB s’opposa à cette décision. Le 7 décembre 2009, la cour d’assises de Beyoğlu rejeta cette opposition. La décision fut notifiée à l’avocat du TTB le 22 décembre 2009. Issue des plaintes déposées à l’encontre des forces de l’ordre Les plaintes visant les forces de l’ordre avaient été transmises par le parquet à la préfecture pour autorisation d’ouvrir une enquête. Le 11 août 2008, la préfecture d’Istanbul avait approuvé la proposition « de ne pas procéder à l’examen de l’affaire » (işleme konulmama kararı) présentée par la direction de la sécurité en se fondant sur l’article 4 de la loi no 4483. La décision mentionnait que, « pour l’appréciation de la force utilisée par les autorités lors de l’intervention, l’état émotionnel des policiers tout comme certaines de leurs réactions individuelles, telles que la colère et la panique, devaient être considérés comme étant humains » et que « les policiers avaient agi dans le cadre de leur fonction ». Cette décision fut notifiée uniquement à l’avocat du TBB le 4 novembre 2008. Le 14 novembre 2008, le président du TTB s’était opposé à cette décision devant le tribunal régional administratif d’Istanbul. L’avocat du TTB ne reçut aucune notification quant à la suite donnée à cette opposition. Le 13 mai 2009, le parquet principal d’Istanbul notifia à Süleyman Çelebi sa décision de non-lieu rendue à la suite à la plainte pour mauvais traitements déposée à l’encontre des membres des forces de l’ordre. Le procureur indiquait aussi que, « en application de la loi no 4483 et eu égard à l’instruction menée en l’espèce, il avait été décidé de ne pas ouvrir d’enquête » et que, « cette décision étant devenue définitive, il convenait de classer la plainte des plaignants ». Le 17 septembre 2009, l’opposition formulée par Süleyman Çelebi auprès du tribunal régional administratif fut rejetée. La notification eut lieu le 23 novembre 2009. B. L’instruction pénale entamée à l’encontre des requérants Entre-temps, le 25 juillet 2008, le parquet de Beyoğlu avait inculpé Musa Çam, membre du conseil administratif de la DISK, pour incitation du peuple à la désobéissance aux lois en raison de sa déclaration publique du 24 avril 2008 invitant la population à célébrer le 1er mai sur la place Taksim. Le 4 décembre 2008, la 2e chambre du tribunal de paix de Beyoğlu avait prononcé la relaxe de Musa Çam en ces termes : « Aucune infraction ne peut être reprochée à l’inculpé, qui, en vertu de l’article 34 § 1 de la Constitution et de l’article 11 § 1 de la Convention des droits de l’homme, a le droit d’organiser des manifestations pacifiques sans disposer d’une autorisation préalable, et qui a utilisé son droit d’informer la population garanti à l’article 10 de la Convention par le biais de sa déclaration publique. » Par ailleurs, le 18 septembre 2008, le parquet d’Istanbul avait ouvert une instruction pénale à l’encontre de neuf requérants pour infraction à la loi no 2911. Le 16 décembre 2008, la 14e chambre correctionnelle du tribunal d’Istanbul avait acquitté ces requérants en soulignant l’absence des éléments constitutifs d’une infraction à cette même loi. Enfin, le 21 septembre 2008, le parquet d’Istanbul avait rendu une décision de non-lieu à l’encontre de 234 personnes – dont neuf des requérants – qui avaient été placées en garde à vue pour désobéissance aux forces de l’ordre et voies de fait lors des événements du 1er mai. Il s’était exprimé en ces termes : « Même si les personnes ont été mises en examen pour avoir participé à une manifestation illégale et avoir opposé une résistance aux forces de l’ordre, eu égard à l’ampleur des moyens déployés par ces dernières pour disperser les manifestants et empêcher leur accès à la place Taksim, l’échauffourée qui en a résulté ne peut être considérée comme une résistance des accusés aux autorités. ». II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS A. Le droit interne Exemple de jurisprudence soumis par les requérants La partie requérante a soumis à la Cour, à titre d’exemple, un jugement rendu le 1er juillet 2008 par la 2e chambre correctionnelle du tribunal de Şişli dans le cadre d’une procédure pénale menée à l’encontre du requérant Süleyman Çelebi, président de la DISK, pour infraction à la loi no 2911 au motif qu’il avait rédigé un communiqué de presse invitant la population à célébrer le 1er mai 2007. Le tribunal correctionnel de Şişli avait acquitté le requérant et s’était exprimé comme suit : « L’accusé a fait une annonce en respectant le cadre légal. En rendant public son communiqué, il a exercé son droit à la liberté d’expression reconnue par la Constitution et par l’article 10 de la Convention. (...) De plus, il est connu de tous que, sur la place Taksim, des festivités telles que la journée de la police, la fête de la tulipe, des concerts, etc., ont déjà été organisées avec l’autorisation de l’administration. (...) Par conséquent, la restriction visant la liberté d’expression du requérant, lequel a exprimé la volonté de son organisation syndicale de célébrer sur la place Taksim le 1er mai, date communément admise comme étant celle de la fête de la solidarité ouvrière, ne peut passer pour nécessaire dans une société démocratique. L’administration a le devoir de garantir le bon déroulement des manifestations et le droit des ouvriers de manifester doit être respecté comme l’exige l’article 11 de la Convention (...) » La Constitution L’article 34 de la Constitution se lit comme suit : « Chacun a le droit d’organiser des réunions et des manifestations pacifiques et non armées sans autorisation préalable. Le droit d’organiser des réunions et des manifestations ne peut être limité qu’en vertu de la loi et pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public, ou dans le but d’empêcher la commission d’un délit, de préserver la santé publique ou les bonnes mœurs, ou de protéger les droits et libertés d’autrui. Les formes, les conditions et les procédures applicables lors de l’exercice du droit d’organiser des réunions et des manifestations sont fixées par la loi (modifiée par la loi no 4709 du 3.10.2001). » L’article 137 de la Constitution dispose : « Toute personne employée dans un service public, en quelque qualité et sous quelque forme que ce soit, doit refuser d’exécuter l’ordre reçu d’un supérieur si elle le considère comme contraire aux dispositions des règlements d’administration publique, des règlements, des lois ou de la Constitution, et aviser de cette contradiction la personne dont l’ordre émane. Toutefois, lorsque le supérieur insiste pour que ledit ordre soit exécuté et qu’il le réitère par écrit, l’ordre doit être exécuté ; en ce cas, la responsabilité de celui qui l’exécute ne peut être mise en cause. Un ordre qui constituerait une infraction ne doit en aucune façon être exécuté ; celui qui l’exécute ne peut être déchargé de sa responsabilité. Les exceptions prévues par la loi pour assurer l’accomplissement des tâches militaires et, dans les cas d’urgence, la sauvegarde de l’ordre et de la sécurité publics sont réservées. » Dispositions de la loi no 4483 relative à la poursuite des fonctionnaires La loi no 4483, entrée en vigueur le 2 décembre 1999, a été amendée le 2 janvier 2003 par la loi no 4778. Selon l’article 2 de la loi d’amendement no 4778, lorsqu’il s’agit de plaintes relatives à des mauvais traitements et/ou à l’utilisation d’une force abusive, la poursuite des fonctionnaires relève du droit commun, à savoir des dispositions du code pénal (pour mauvais traitements, article 243 de l’ancien code pénal et articles 94 et 95 du nouveau code pénal du 26 septembre 2004, et pour recours excessif à la force, article 245 de l’ancien code pénal et article 256 du nouveau code pénal), et peut être lancée sans l’autorisation préalable du supérieur hiérarchique. Selon l’article 4 de la même loi, « les plaintes à l’encontre des fonctionnaires publics ou autres fonctionnaires doivent être spécifiques à une action, ne doivent pas revêtir un caractère abstrait ou général et doivent se référer à un événement concret, et les personnes impliquées directement doivent s’appuyer sur des preuves sérieuses. Les plaintes doivent porter obligatoirement les noms, adresse, profession et signature de chaque plaignant. Si ces conditions ne sont pas remplies, les plaintes ne seront pas traitées par le procureur de la République ou l’autorité compétente. » Ainsi, depuis cette date, les poursuites pour mauvais traitements et recours excessif à la force par des agents de l’État sont exclues du champ d’application de la loi no 4483. L’instruction de tels actes relève du droit commun, donc de la compétence des procureurs de la République. Code de procédure pénale (CPP) no 5271 du 4 décembre 2004 La loi no 6459 du 11 avril 2013 portant modification de certaines lois au regard des droits de l’homme et de la liberté d’expression a ajouté un troisième paragraphe à l’article 172 du CPP qui se lit ainsi : « Dans les cas où la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé que la décision de classement sans suites résulte de l’absence d’une enquête effective, une nouvelle enquête pénale s’ouvre, sur demande, dans un délai de trois mois à compter de la date où le jugement de la CEDH est devenu définitif. » Loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques L’article 3 de la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques (« la loi no 2911 ») précise que l’organisation d’une réunion ou d’une manifestation pacifique et non armée, dans le respect de la loi, ne requiert aucune autorisation préalable. L’article 6 de cette loi énonce que le préfet ou le sous-préfet est compétent pour réglementer le lieu de la réunion ou de la manifestation et l’itinéraire que doivent emprunter les participants. L’article 10 de la loi prévoit que le préfet ou le sous-préfet doit être informé au moins quarante-huit heures avant la manifestation par le dépôt d’un préavis d’information mentionnant, en particulier, le but, le lieu, la date et l’heure de début et de fin de la manifestation. L’article 22 de la loi no 2911 précise qu’il est interdit de manifester sur les routes et les autoroutes, dans les parcs publics, devant les temples, devant les bâtiments et les infrastructures assurant un service public ainsi que leurs dépendances. Il est également interdit de manifester à une distance de moins d’un kilomètre du siège de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Les manifestants doivent se conformer aux mesures prises par le préfet ou le souspréfet pour assurer la circulation des personnes et des véhicules. Le Gouvernement a versé au dossier un communiqué émis le 30 janvier 2008 par la préfecture d’Istanbul, indiquant les lieux et les itinéraires des manifestations agréés par les autorités préfectorales. La place Taksim ne figure pas sur cette liste. Loi no 5442 relative à l’administration des départements L’article 8 de la loi no 5442 relative à l’administration des départements (İller İdaresi Kanunu) dispose : « Le préfet est le chef hiérarchique de tout le corps administratif de la ville. Chaque ministère, conformément à son règlement interne, dispose de structures suffisantes dans les villes (...) Toutes ces structures sont placées sous les ordres du préfet. » D’après cette disposition, le préfet n’est donc pas seulement le chef de la police, mais également celui de tous les fonctionnaires de l’État dans le département. L’article 11/A de la même loi dispose : « Le préfet est le chef de toutes les forces de l’ordre, qu’elles soient générales (par exemple les gendarmes et la police) ou spéciales (par exemple les gardes forestiers), et le chef de leur structure administrative. Il prend les mesures qu’il estime nécessaires pour empêcher les actes criminels, et assurer le maintien de la paix ainsi que de la sûreté et de l’ordre publics. Dans ce but, il emploie les forces de l’ordre générales et spéciales de l’État. Les fonctionnaires et les supérieurs hiérarchiques de ces entités doivent exécuter les ordres donnés par le préfet. » Le préfet est donc le dépositaire de l’autorité de l’État dans le département. Il demeure responsable de l’ordre public : il détient des pouvoirs de police qui font de lui une « autorité de police administrative ». Il est le représentant direct du Premier ministre et de chaque ministre dans le département. Loi no 2559 relative aux fonctions et compétences de la police L’article 2 de la loi no 2559 relative aux fonctions et compétences de la police énonce : « (...) Les ordres verbaux émanant des supérieurs doivent être exécutés sans délai. Le policier ne peut pas demander qu’un ordre soit réitéré par écrit. [Dans les cas visés ci-dessous], la responsabilité liée à l’exécution de l’ordre en question appartient à celui qui l’a donné : 1- la protection de la vie, l’honneur et le bien ; (...) 9- la dispersion des réunions et manifestations illégales et l’arrestation des responsables (...) » B. Droit international Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a informé le gouvernement turc à sa 1222e réunion (12 mars 2015) qu’il a été saisi de 46 affaires concernant le recours excessif à la force lors de la dispersion de manifestations pacifiques. Les délégués ont pris la décision suivante : « Les Délégués ; En ce qui concerne les mesures individuelles notent avec préoccupation que la législation introduite en avril 2013 permettant la réouverture des enquêtes, n’est pas applicable dans la majorité des affaires du groupe Ataman, et par conséquent invitent instamment les autorités turques à ouvrir de nouvelles enquêtes sur les allégations de mauvais traitements des requérants ; en outre, invitent instamment les autorités turques à prendre de nouvelles mesures d’enquête sur le décès du fils du requérant dans l’affaire Ataykaya, au vu des conclusions de la Cour européenne dans cette affaire ; En ce qui concerne les mesures générales invitent instamment les autorités turques à intensifier leurs efforts en vue d’amender la législation concernée, et en particulier la loi sur les réunions et les manifestations (no 2911), afin d’établir en droit turc l’exigence d’évaluer la nécessité d’une ingérence dans le droit à la liberté de réunion, en particulier dans les situations où les manifestations se déroulent de manière pacifique et ne présentent pas de danger pour l’ordre public ; demandent aux autorités turques de consolider les différentes réglementations régissant la conduite des forces de l’ordre et établissant les normes relatives au recours à la force lors de manifestations ; en appellent aux autorités turques pour qu’elles veillent à ce que la législation pertinente exige que tout recours à la force par les forces de l’ordre lors de manifestations soit proportionné et prévoie un recours adéquat ex post facto pour contrôler la nécessité, la proportionnalité et le caractère raisonnable d’un tel recours à la force ; réitèrent leur appel aux autorités turques pour qu’elles prennent les mesures requises afin que les autorités et les tribunaux agissent avec célérité et diligence dans le cadre des enquêtes et des procédures pénales sur des allégations de mauvais traitements diligentées à l’encontre des forces de l’ordre, dans le respect des normes de la Convention et de manière à assurer que tous les responsables aient à répondre de leurs actes, y compris les policiers gradés. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est avocat. Il est né en 1948 et réside à Istanbul. Par une lettre du 17 septembre 2004, la direction de sûreté d’Istanbul invita le procureur de la République à requérir une autorisation judiciaire pour la surveillance de huit numéros de téléphone portable, dont celui du requérant. La lettre indiquait que des renseignements selon lesquels ces personnes étaient en contact avec K.U. et M.H.U., recherchées pour notamment crimes en bande organisée, infraction au code des banques et détournement de fonds, avaient été obtenus. K.U. et M.H.U étaient en fuite à l’étranger et une notice rouge avait été issue par l’Interpol à leur égard. Ils sont les anciens actionnaires d’une multitude de compagnies ainsi que d’une banque privée, Imarbank, dont les activités avaient été arrêtées pour malversations. Le même jour, sur la demande du procureur de la République, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul chargée du dossier pénal à l’égard desdites personnes accorda l’autorisation d’écoute des communications réalisées par les lignes téléphoniques en question, pour une durée limitée à trois mois. Cette décision indiquait parmi les motifs que « des renseignements » permettaient de dire que ces numéros étaient utilisés pour des contacts avec ceux utilisés par K.U. et M.H.U. Elle couvrait la surveillance des huit numéros de téléphone en question, dont celui du requérant. Par ailleurs, dans le cadre de la même enquête et par des décisions des 8 juillet 2004, 27 septembre 2004 et 12 octobre 2004, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul avait aussi autorisé la surveillance de dix autres numéros de téléphone et un téléphone portable indiqué par son numéro dite « IMEI ». Par une lettre du 17 décembre 2004, le procureur de la République à Istanbul ordonna à la Direction de sûreté d’Istanbul l’arrêt de l’exécution de la mesure de surveillance en question à l’égard du numéro de téléphone du requérant, ainsi que de plusieurs autres numéros. À une date non précisée, ces enregistrements furent détruits. Aucune notification au requérant n’eut lieu. En 2005, alors qu’il examinait un dossier au greffe de la 7e chambre de la cour d’assises d’Istanbul, le requérant aperçut cette dernière lettre susmentionnée contenant l’instruction du procureur de la République ordonnant l’arrêt des écoutes. Le 18 avril 2005, se fondant sur l’article 573 du code de procédure civile régissant la responsabilité personnelle des juges dans les cas d’erreur flagrante, le requérant introduisit un recours en indemnisation contre les trois membres de la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul. Il alléguait notamment dans une argumentation très détaillée que leur décision était contraire aux lois en vigueur ; selon lui, la loi no 4422 sur la lutte contre les associations de malfaiteurs, sur laquelle la décision se fondait, ne comptait que d’une manière limitative les crimes organisés pour lesquels pareille mesure pouvait être appliquée et le cas en question ne répondait à aucune de ces incriminations. Par une décision du 8 novembre 2005, la 4e chambre civile de la Cour de cassation, instance compétente en la matière, débouta le requérant. Elle indiqua qu’il avait été établi que les juges en question étaient chargés du dossier pénal à l’égard de K.U., Y.U. et M.H.U., accusés dans le dossier « Imarbank » du chef de plusieurs infractions à la loi no 4422, dont celles qui permettaient des écoutes téléphoniques, que lesdites personnes étaient en fuite, et que le requérant « avait été leur conseil dans l’une de leurs compagnies après avoir pris sa retraite de sa fonction de procureur ». Elle rajouta que la direction de sûreté avait demandé l’autorisation pour exécuter la mesure de surveillance et que le procureur de la République lui avait donné son accord, s’était adressé au tribunal compétent et qu’ainsi tous les actes étaient conformes à la loi et à la procédure. Par la même décision, le requérant fut aussi condamné à verser à chacun des trois juges 1 000 livres turques (TRY) en application de l’article 576 du code de procédure civile prévoyant l’octroi d’une « indemnité raisonnable » aux magistrats dans les cas où pareil recours à leur encontre serait rejeté. Par une décision du 15 mars 2006, l’assemblée générale des chambres civiles de la Cour de cassation confirma cette décision. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT L’article 22 de la Constitution turque, tel qu’amendé le 17 octobre 2001, se lit ainsi : « C. Liberté de communication Article 22 : Toute personne a droit à la liberté de communiquer. Le secret des communications est la règle. Les communications ne peuvent être entravées et leur secret ne peut être violé qu’en vertu d’une décision dûment rendue par un juge ou, dans les cas où un retard serait préjudiciable, en vertu d’un ordre écrit de l’autorité habilitée à cet effet par la loi, et en tout état de cause uniquement pour un ou plusieurs des motifs suivants : sauvegarder la sécurité nationale ou l’ordre public, empêcher la commission d’un délit, préserver la santé publique ou les bonnes mœurs, ou protéger les droits et libertés d’autrui. La décision de l’autorité compétente est soumise à l’approbation du juge dans les vingt-quatre heures. Le juge doit statuer dans les quarante-huit heures, faute de quoi la décision est levée de plein droit. Les institutions et établissements publics où des exceptions seront applicables sont indiqués par la loi. » L’article 1 de la loi no 4422 sur la lutte contre les associations de malfaiteurs définissait l’association en question et énumérait les catégories de crimes couvertes par cette loi. Il indiquait qu’une association pour des actes et délits tels que menaces, abus de pouvoirs ou intimidation aux fins d’obtenir la majorité de l’administration d’une organisation ou compagnie, obtenir une autorité ou contrôle sur les médias, les permis, les appels d’offres publics, effectuer un détournement ou un recel de fonds, créer un monopole dans les activités économiques, mener des activités organisées pour réduire la quantité des provisions ou marchandises ou faire augmenter les prix, collecter des voix ou empêcher les élections, étaient couverts par cette loi. L’article 2 de la loi no 4422 était libellé comme il suit : « L’écoute ou l’interception de la correspondance Les signaux, écrits, dessins, images et voix ou autres informations similaires émises par les systèmes électromagnétiques, avec ou sans câble, par des appareils tels que téléphone, télécopie, et ordinateur utilisés par des personnes suspectées de commettre, de participer, ou bien apporter aide et soutien aux personnes ayant commis les crimes indiqués dans cette loi, peuvent être écoutés ou interceptés. Les décisions relatives à l’écoute ou à l’interception ne peuvent être rendues qu’en cas de forts indices (kuvvetli belirti). Il ne peut être décidé d’écouter ou d’intercepter la correspondance lorsqu’il est possible de découvrir ou d’arrêter le suspect, ou encore de collecter les preuves relatives au crime, par d’autres moyens. Les dispositions susmentionnées s’appliquent également aux données hormis le contenu de la correspondance, lesquelles sont enregistrées par les fournisseurs de services de télécommunication, publiques ou privées. Le juge est compétent pour décider de l’écoute, l’interception ou l’examen des données. Dans les cas où un retard serait préjudiciable, le procureur de la République est également compétent dans ce domaine. Dans pareils cas, de tels actes doivent être confirmés par un juge dans les vingt-quatre heures qui suivent. Passé ce délai, ou, dans le cas où le juge en décide autrement, la mesure est immédiatement levée par le procureur de la République. Les décisions concernant l’écoute ou l’interception ne peuvent être rendues que pour un délai de trois mois. Ce délai peut être prolongé deux fois, chaque fois ne dépassant pas trois mois. Si durant l’écoute ou l’interception, la suspicion quant à la commission des crimes énoncés dans cette loi disparaît, la mesure est immédiatement levée par le procureur de la République. Dans pareils cas, les données obtenues par la mesure sont détruits au plus tard dans dix jours sous la supervision du procureur de la République ; il en est fait procès-verbal. Lorsque le procureur de la République ou un agent habilité par lui demande l’exécution de la décision d’écoute ou d’enregistrement et l’installation d’appareils à ces égards, les agents des fournisseurs de service de télécommunication doivent s’y conformer immédiatement. Un procès-verbal est dressé pour indiquer la date et l’heure de l’exécution de la mesure. » L’article 10 de la loi no 4422 régissait des peines de réclusion en cas de violation du secret des décisions et actes pris en application de cette loi et en cas de non-destruction ou divulgation des données indiquées à son article 2 § 7. L’article 22 § 3 de la loi no 4389 sur les banques régissait des peines de réclusion et des amendes pour différentes catégories de détournement de fonds dans les activités bancaires, pouvant être commises par des membres du comité exécutif des banques. L’article 22 § 4 contenait une disposition similaire s’agissant des actionnaires des banques. L’article 24 de la loi no 4389 se lisait comme il suit, en ses parties pertinentes : « (...) Les dispositions suivantes sont à appliquer dans l’enquête ou la poursuite à propos des crimes énoncés à l’article 22 § 4 [de cette loi]. (...) b) Les articles 2 à 10 de la loi no 4422 sur la lutte contre les associations de malfaiteurs, du 30 juillet 1999, sont également applicables dans l’enquête ou les poursuites de ces crimes. (...) » Après les reformes législatives intervenues en 2005 et les années suivantes, et sous réserve des dispositions spécifiques en relation aux forces de l’ordre et des services de renseignements, toutes les mesures de surveillance furent réunies dans les articles 135 et 136 du nouveau code de procédure pénale, entré en vigueur le 1er juin 2005, ainsi que dans les règlements y relatifs.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE L’association requérante est une association de droit suisse, créée à une date non indiquée et ayant son siège à Genève. L’association requérante a vocation à lutter contre toutes les formes d’antisémitisme en veillant à l’application de la législation suisse contre le racisme, en préservant la mémoire de la Shoah et en défendant l’image de l’État d’Israël en cas de diffamation. Dans le cadre de son action, elle publie des articles par le biais de son site Internet. En 2005, avec le soutien de l’université de Genève, un ouvrage intitulé « Israël et l’autre » parut sous la direction de W.O., professeur de science politique au sein de ladite université, lui-même d’ascendance juive par sa mère. Cet ouvrage regroupait plusieurs textes rédigés par des professeurs d’université et des intellectuels qui avaient pour sujet central la place du judaïsme dans la politique de l’État d’Israël et ses conséquences ; W.O. effectua un travail de supervision et, dans ce cadre, en rédigea la préface. Celle-ci se lisait notamment comme suit : « En devenant très consciemment l’État juif, Israël réunit sur ses épaules le poids de toutes ces questions qui explicitent la question juive de base. (...) L’identification d’Israël au judaïsme redouble toute activité politique, diplomatique, militaire en test, en examen de passage du judaïsme : voyons donc comment (...). Dans ces conditions, il est parfaitement vain de considérer qu’Israël est un État comme les autres : ses mains sont liées par la définition qu’il s’est donné[e] lui-même. Quand Israël s’expose sur la scène internationale, c’est bien le judaïsme qui s’expose en même temps. » (...) « Dans le domaine de la politique également, il est peu d’exemples aussi impressionnants de la présence agissante, [à] tous les niveaux, d’un État fort et interventionniste comme l’est l’État d’Israël, d’un État qui assume si pleinement la morale des « mains sales » (notamment la politique de bouclage de territoires, de destruction des maisons de civils, d’assassinats cibles de responsables terroristes présumés) dans l’intérêt de la sécurité de ses citoyens. ». À la suite de cette publication, l’association requérante, dans la Newsletter no 115 de son site Internet diffusée le 28 novembre 2005, fit paraître un article, ayant pour auteur l’un de ses membres, M.S., qui critiquait le livre et alléguait clairement que W.O. tenait des propos antisémites dans la préface. On pouvait y lire notamment ce qui suit : « (...) les arguments politiques, ou juridiques, utilisés par certains auteurs partent d’un a priori négatif envers l’État hébreu. Quant à la préface écrite par le professeur O. (qui enseigne la théorie politique à l’Université de Genève), certains de ses propos glissent carrément vers l’antisémitisme. En voici un exemple : En devenant très consciemment l’État juif, Israël réunit sur ses épaules le poids de toutes ces questions qui explicitent la question juive de base. (...) L’identification d’Israël au judaïsme redouble toute activité politique, diplomatique, militaire en test, en examen de passage du judaïsme : voyons donc comment (...). Dans ces conditions, il est parfaitement vain de considérer qu’Israël est un État comme les autres : ses mains sont liées par la définition qu’il s’est donné[e] lui-même. Quand Israël s’expose sur la scène internationale, c’est bien le judaïsme qui s’expose en même temps. » W.O. répondit à ces allégations dans la Newsletter de l’association requérante le 18 janvier 2006. Le 11 mars 2006, les « Cahiers Bernard Lazare » publièrent un article de M. S., de contenu quasi identique à celui précédemment écrit par cet auteur. Dans cet article, celui-ci affirmait notamment que : « L’ouvrage « Israël et l’autre » qui vient de paraître représente, selon moi, l’exemple même de l’anti-israélisme actuellement admis par une certaine intelligentsia. Dans sa préface, le professeur O. (Université de Genève) va plus loin pour déboucher sur l’antisémitisme même. » (« Dans le domaine de la politique également, il est peu d’exemples aussi impressionnants de la présence agissante, [à] tous les niveaux, d’un État fort et interventionniste comme l’est l’État d’Israël, d’un État qui assume si pleinement la morale des « mains sales » (notamment la politique de bouclage de territoires, de destruction des maisons de civils, d’assassinats cibles de responsables terroristes présumés) dans l’intérêt de la sécurité de ses citoyens. »). » Le 11 juillet 2006, W.O. introduisit une action civile contre l’association requérante et M. S. pour atteinte illicite à la personnalité. Par un jugement du 31 mai 2007, le tribunal de première instance du canton de Genève constata le caractère illicite des propos tenus par M.S. à l’encontre de W.O. sur le site de l’association requérante. De plus, il ordonna à cette dernière et à M.S. de retirer l’article concerné du site Internet et de publier les considérants de son jugement dans la Newsletter et dans la « Revue juive ». Le tribunal de première instance estimait que le fait de traiter une personne d’antisémite, qui était une forme particulière de racisme punie par l’article 261bis du code pénal, revenait à reprocher à cette personne un comportement délictueux. Il considérait que pareil reproche était incontestablement, au regard de la jurisprudence interne, une atteinte à la considération sociale du plaignant, donc à son honneur. L’association requérante et M. S. furent en outre condamnés aux frais et dépens. L’association requérante et M.S. interjetèrent un recours contre ce jugement. Par un arrêt du 21 décembre 2007, la Cour de justice du canton de Genève confirma le jugement de première instance et précisa que seuls les considérants importants de son arrêt devaient être publiés. Elle soulignait que l’atteinte à l’honneur au sens de l’article 28 du code civil devait être comprise dans un sens plus large qu’en matière pénale, c’est-à-dire comme touchant à l’estime professionnelle, économique et sociale. Elle relevait que l’allégation soutenue par l’association requérante à l’encontre de W.O., eu égard à la profession exercée par celui-ci, était susceptible de rabaisser de manière sensible la considération sociale de l’intéressé. Par ailleurs, elle précisait que le terme « antisémitisme » devait être entendu dans sa définition traditionnelle, et non – comme le soutenait l’association requérante – dans son acception moderne, étant donné que l’article était accessible à un grand nombre de personnes qui n’étaient pas censées connaître l’existence de plusieurs définitions. L’association requérante et M.S. formèrent un recours en matière civile devant le Tribunal fédéral, demandant principalement l’annulation de l’arrêt attaqué, en vue d’être libérés de toutes condamnations civiles. Par un arrêt du 28 juillet 2008, notifié à l’association requérante le 29 septembre 2008, le Tribunal fédéral rejeta le recours. Les extraits pertinents en l’espèce de cet arrêt se lisaient comme suit : « (...) 2.1 Constitue une atteinte illicite à la personnalité au sens de l’art. 28 al. 1 CC non seulement un propos antisémite (cf. à ce sujet l’arrêt de la Cour civile du Tribunal cantonal vaudois du 17 avril 1968, cité par Hans Merz, RSJ 67/1971 p. 92 ch. 28, et le jugement du Tribunal de district de St. Gall du 8 novembre 1999, in JAR 2000 p. 178 s.). Peut également constituer une telle atteinte – à l’honneur et à l’intégrité morale – le fait de reprocher à une personne que certaines de ses déclarations, en soi incontestées, sont antisémites, lorsque ce jugement de valeur apparaît, sur la base des faits ou des déclarations, comme insoutenable ou inutilement rabaissant (cf. ATF 71 II 191 p. 194 ; 106 II 92 consid. 2c p. 98 s. ; 126 III 305 consid. 4b/bb p. 308 et les références). Même si, en principe, les jugements de valeur ne peuvent être soumis à la preuve de la vérité (ATF 126 III 305 consid. 4b/bb), leur admissibilité peut néanmoins être examinée, le cas échéant sur la base de critères reconnus – tels que les règles déontologiques d’une association professionnelle ou les critères en matière historique, politique ou sociale –, de sorte qu’en cas de violation de ces critères l’on peut ou doit parler d’inadmissibilité au sens de ce qui précède. 2.1 Les recourants estiment que leur reproche d’antisémitisme adressé à l’intimé sur la base des deux passages cités dans leurs articles était adéquat et justifié. Ils reprochent à la cour cantonale d’avoir à tort défendu le point de vue opposé de l’intimé. Pour l’essentiel, ils font grief à la cour cantonale de s’être fondée sur la notion traditionnelle et étroite de l’antisémitisme (hostilité traditionnelle du monde chrétien et/ou musulman envers la communauté juive), alors qu’aujourd’hui la définition plus large élaborée par l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes serait déterminante. Sur les cinq cas d’antisémitisme énumérés (alternativement) dans cette définition moderne en relation avec l’État d’Israël, deux seraient réalisés en l’espèce. Le premier passage en cause rédigé par l’intimé (« En devenant... ») tomberait, selon les recourants, sous le coup de la définition moderne suivante : « est antisémite le propos qui fait porter à la communauté juive dans son ensemble la responsabilité des actes que l’État d’Israël peut commettre ». Ce point de vue ne convainc pas pour deux raisons : le texte en question ne traite nullement des effets des actes de l’État d’Israël sur « la communauté juive dans son ensemble » ; il n’a pas non plus spécifiquement pour objet « des actes [supposés négatifs] que l’État d’Israël peut commettre ». Il se rapporte plutôt à la question de l’enracinement de l’État d’Israël dans le judaïsme. Quant au second passage en cause (« Dans le domaine... »), il tomberait, toujours selon les recourants, sous le coup de la définition moderne suivante : « est enfin antisémite le propos qui impose à l’État d’Israël des exigences particulières qui ne sont attendues d’aucune autre nation démocratique », allusion étant faite ici à la situation difficile de l’État d’Israël qui l’a amené à prendre « des mesures d’ordre policier et militaire visant à la protection de ses citoyens ». Cet argument ne convainc pas davantage. La définition en question est nettement plus absolue dans sa formulation (« aucune ») que l’opinion exprimée par l’intimé (« peu d’exemples »), de sorte que l’on ne peut pas dire que le cas d’antisémitisme visé serait réalisé. Force est en outre de retenir en défaveur des recourants qu’ils ont, de manière peu professionnelle, cité la déclaration de l’intimé en la tronquant. Or, ce qui, à la lecture de leur mémoire, leur apparaît comme particulièrement important (« mesures ... visant à la protection de ses citoyens »), l’intimé l’a précisément mentionné (« dans l’intérêt de la sécurité de ses citoyens ») ; comme ils le reconnaissent eux-mêmes, c’est l’auteur des articles incriminés qui a laissé cette précision de côté. Toujours est-il que l’intimé a – point en sa faveur – indiqué (ce qui n’est pas toujours fait dans les médias) le motif des « mains sales » et implicitement aussi les biens juridiques en jeu. En définitive, le reproche d’antisémitisme proféré par les recourants à l’encontre de l’intimé s’avère insoutenable même sous l’angle de la définition moderne plus large de l’antisémitisme qu’ils invoquent (ce qui permet de laisser ouverte la question de l’exacte définition des règles invoquées pour l’interprétation de l’art. 28 CC). Ledit reproche constitue dès lors une atteinte à la personnalité au sens de l’art. 28 al. 1 CC conformément à ce qui a été exposé ci-dessus (consid. 2.1). 2.2 Les recourants font valoir que même s’il y a eu atteinte, celle-ci était justifiée par le consentement de l’intimé (art. 28 al. 2 CC). En rédigeant ses écrits critiques, voire polémiques, celui-ci aurait en effet accepté par avance qu’eux-mêmes réagissent à la polémique qu’il avait suscitée. Là encore, les recourants ne sauraient être suivis. Celui qui s’exprime comme l’a fait l’intimé ne donne pas implicitement son consentement au – lourd – reproche personnel d’antisémitisme de la part de ses lecteurs ou n’a pas à compter avec un tel reproche. Il doit seulement s’attendre à ce que des propos objectifs durs de sa part déclenchent des réponses objectives tout aussi dures. C’est ce qui s’est certes produit en l’espèce, mais les recourants ne pouvaient rajouter à leur réponse le reproche personnel d’antisémitisme, reproche insoutenable comme on l’a vu et qui, contrairement à ce qu’ils laissent entendre, ressort bien de leurs deux écrits en cause (cf. ATF 106 II 92 consid. 2c p. 98/99), et ce même si l’on devait admettre que leur première affirmation (« glissent carrément vers l’antisémitisme ») ne comportait pas encore de reproche direct d’antisémitisme (cf. ATF 111 II 209 consid. 4e p. 221 in fine et 119 II 97 consid. 4c p. 104 concernant les insinuations et les propos suggestifs). Le reproche en question le faisant apparaître sous un faux jour, l’intimé n’avait pas à l’accepter (cf. ATF 107 II 1 consid. 4 b p. 6). Les recourants n’invoquent pas d’autres motifs justificatifs au sens de l’art. 28 al. 2 CC. (...) » II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT A. Le droit interne Les articles 28 et suivants du code civil (recueil systématique des lois fédérales no 210) réprimant les atteintes à la personnalité sont libellés comme suit : Article 28 : Principe « Celui qui subit une atteinte illicite à sa personnalité peut agir en justice pour sa protection contre toute personne qui y participe. Une atteinte est illicite, à moins qu’elle ne soit justifiée par le consentement de la victime, par un intérêt prépondérant privé ou public, ou par la loi. » Article 28a : Actions « Le demandeur peut requérir le juge : d’interdire une atteinte illicite, si elle est imminente ; de la faire cesser, si elle dure encore ; d’en constater le caractère illicite, si le trouble qu’elle a créé subsiste. Il peut en particulier demander qu’une rectification ou que le jugement soit communiqué à des tiers ou publié. Sont réservées les actions en dommages-intérêts et en réparation du tort moral, ainsi que la remise du gain selon les dispositions sur la gestion d’affaires. » L’article 261bis du code pénal (recueil systématique des lois fédérales no 311.0) réprimant la discrimination raciale est libellé comme suit : Art. 261bis : Discrimination raciale « Celui qui, publiquement, aura incité à la haine ou à la discrimination envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse ; celui qui, publiquement, aura propagé une idéologie visant à rabaisser ou à dénigrer de façon systématique les membres d’une race, d’une ethnie ou d’une religion ; celui qui, dans le même dessein, aura organisé ou encouragé des actions de propagande ou y aura pris part ; celui qui aura publiquement, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, abaissé ou discriminé d’une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité ; celui qui aura refusé à une personne ou à un groupe de personnes, en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse, une prestation destinée à l’usage public, sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. » B. Les standards internationaux pertinents L’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes (EUMC), basé à Vienne, était chargé de rassembler et de diffuser des informations grâce à ses partenaires afin d’aider les États à respecter leurs obligations. Il a été remplacé en 2007 par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA), agence indépendante de cette organisation, également basée à Vienne. Selon l’EUMC, la définition de l’antisémitisme était la suivante : « l’antisémitisme est une certaine perception des Juifs, qui peut s’exprimer sous forme de haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme sont dirigées contre des Juifs et des individus non-juifs et/ou leurs biens, vers les institutions communautaires et les établissements religieux juifs. » Selon l’EUMC, les exemples suivants illustraient la façon dont l’antisémitisme pouvait se manifester à l’égard de l’État d’Israël, en tenant compte du contexte global : - le déni au peuple juif du droit à l’autodétermination, en déclarant que l’existence de l’État d’Israël est dans son principe raciste ; - l’application d’un double standard en exigeant de l’État d’Israël un comportement non prévu ou non demandé aux autres nations démocratiques ; - l’utilisation de symboles et d’images associés à l’antisémitisme classique (par exemple en proclamant que les Juifs ont tué le Christ ou en les accusant de meurtres rituels) pour caractériser l’État d’Israël et les Israéliens ; - l’établissement de comparaisons entre la politique des Israéliens actuels et celle des nazis, et - le fait de tenir les Juifs collectivement responsables de l’action de l’État d’Israël.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1955 et réside à Uşak. À la date d’introduction de la requête, il était procureur de la République à Uşak. A. Les faits à l’origine de la requête En 2007, le parquet d’Istanbul engagea une enquête pénale contre les membres présumés de l’organisation criminelle Ergenekon, tous soupçonnés de se livrer à des activités de terrorisme destinées à déstabiliser le régime politique et à faciliter une intervention militaire sous prétexte de sauvegarder la laïcité et les intérêts nationaux. Selon le parquet, les accusés avaient planifié et commis des actes de provocation tels que des attentats contre des personnalités connues du public et des attentats à la bombe dans des endroits sensibles tels que des sanctuaires ou le siège de hautes juridictions. Toujours selon le parquet, ils cherchaient ainsi à créer une atmosphère de peur et de panique dans l’opinion publique et par là même à installer un climat d’insécurité, de manière à ouvrir la voie à un coup d’État militaire (pour des informations plus détaillées concernant l’affaire dite Ergenekon et les plans d’action relatifs à celle-ci, voir Tekin c. Turquie (déc.), no 3501/09, §§ 3-17, 18 novembre 2014). Le 23 mars 2008, lors des perquisitions effectuées dans le cadre de cette enquête dans les locaux d’un parti politique à Ankara, un disque informatique, intitulé « mes notes de tél corps judiciaire » (yargı tel notlarım) fut saisi parmi d’autres documents et photographies. Ce disque contenait des fichiers réunissant des informations sur la vie privée de plusieurs magistrats et sur leurs relations avec certaines personnes ou entités, ainsi que des informations sur les mesures de sécurité prises pour protéger les bâtiments de la Cour de cassation, telles que, par exemple, l’emplacement des caméras de surveillance, le positionnement des gardiens, la mention des entrées où étaient placés des équipements de contrôle dits « x-ray ». Le nom du requérant figurait sur ces fichiers, accompagné de la note suivante : « il faut rencontrer Ünal Karabeyoğlu du palais de justice de Yalova » (Yalova Adliyeden Ünal Karabeyoğlu ile görüşelim). Le programme détaillé des visites du commandant en chef de l’état-major dans certaines villes fut également découvert sur d’autres documents saisis lors de la même perquisition. Par une lettre du 13 août 2008 indiquant comme objet « Preuves obtenues de manière fortuite », le procureur de la République à Istanbul transmit ces éléments à la direction des affaires criminelles du ministère de la Justice, conformément à l’article 82 de la loi no 2802 sur les magistrats accordant la compétence d’enquête aux inspecteurs dudit ministère pour les infractions pénales liées aux fonctions judiciaires (ci-après, « inspecteurs » ou « inspecteurs judiciaires »). À une date non précisée, les inspecteurs renvoyèrent le dossier au procureur de la République. Se référant à l’article 93 de ladite loi, ils précisaient que, hormis ses aspects disciplinaires pour lesquels une autre procédure avait, selon eux, été entamée, l’affaire avait été considérée comme entrant dans le cadre d’infractions qui n’étaient pas liées aux fonctions des magistrats et pour lesquelles le parquet en question était compétent. Le 14 août 2008, le procureur de la République à Istanbul requit l’autorisation d’enquêter sur plusieurs magistrats, dont le requérant, dans le cadre des activités criminelles de Ergenekon. L’autorisation fut accordée le 5 septembre 2008 par le Conseil des inspecteurs judiciaires (Adalet Bakanlığı Teftiş Kurulu) ; les actes de procédure furent effectués par les inspecteurs du ministère de la Justice. Ainsi, le 14 octobre 2008, ces inspecteurs demandèrent à la cour d’assises d’Istanbul d’autoriser, notamment, la mise sous surveillance de cinq numéros de téléphone enregistrés au nom du requérant (« interception, écoute, enregistrement, recherche du détail des appels, évaluation des données ainsi recueillies, surveillance par des moyens techniques dans les lieux publics et sur le lieu de travail, enregistrements visuels et vocaux »). Ils se référaient à cet égard à des indices relatifs à l’implication éventuelle de plusieurs magistrats, dont le requérant, dans l’organisation Ergenekon. Ils s’appuyaient sur l’article 144 de la Constitution, les articles 82, 100, 101 et 102 de la loi no 2802 sur les magistrats, et l’article 16 du statut du Conseil des inspecteurs judiciaires. Le même jour, la 11e chambre de la cour d’assises d’Istanbul accorda l’autorisation requise pour une durée limitée à trois mois en se référant à l’article 135 § 6 a), points 8, 13 et 14, ainsi qu’aux articles 137 et 149 du code de procédure pénale (CPP). Elle indiquait parmi d’autres motifs que ladite organisation avait une structure particulière et que sa stricte hiérarchie empêchait ses membres de se connaître mutuellement, qu’elle présentait un danger public certain au vu de sa capacité d’actions, et qu’il n’y avait aucun autre moyen pour identifier ses membres et se renseigner sur ses projets d’actions. Il ressort d’un document que l’écoute de trois numéros de téléphone a été stoppée le 3 novembre 2008 au motif que ces numéros étaient utilisés par « d’autres personnes ». Les enregistrements correspondants furent détruits le même jour sur instruction de l’inspecteur en charge du dossier. Le 14 janvier 2009, reprenant les mêmes motifs et se référant aux mêmes dispositions légales, les inspecteurs demandèrent une prolongation de la mesure de surveillance en limitant la mesure à deux des cinq numéros de téléphone du requérant. Le 15 janvier 2009, la 15e chambre de la cour d’assises d’Istanbul accorda pour trois mois la prolongation demandée. Elle répétait les motifs figurant dans la décision antérieure et ajoutait qu’une importante quantité d’armes avait été saisie quelque temps auparavant dans le cadre de l’enquête Ergenekon. Le 19 janvier 2009, après avoir examiné la première partie les comptes rendus de la première partie des écoutes téléphoniques, les inspecteurs les considérèrent comme relevant du droit commun au regard de l’article 93 de la loi no 2802 sur les magistrats et de l’article 250 du CPP. Les comptes rendus en question furent dès lors communiqués au procureur de la République à Istanbul compétent pour les crimes en bande organisée. Selon toute vraisemblance, il en fut de même le 20 mai 2009 pour des éléments obtenus dans le cadre de la deuxième partie des écoutes. Le 28 décembre 2009, le procureur de la République à Istanbul prononça un non-lieu. Il considérait que les éléments réunis ne permettaient pas de dire que les magistrats avaient apporté une aide et un soutien à l’organisation en question. Estimant que les agissements de l’un des juges pouvaient nécessiter une enquête disciplinaire ou pénale à titre individuel, il renvoya cette partie du dossier au ministère de la Justice. Se fondant sur l’article 17 § 1 du CPP, il indiquait aussi que, les suspects n’ayant pas été appelés à déposer dans le cadre de cette enquête, la notification de la présente décision n’était pas nécessaire. Il ordonna en outre la destruction des éléments obtenus pendant la surveillance et l’établissement d’un procès-verbal à cet effet, ainsi que la notification de cette mesure de surveillance aux intéressés. Par une lettre du 31 décembre 2009 portant la mention « confidentiel », le procureur de la République d’Istanbul chargé de l’enquête adressa au requérant, à son bureau à Uşak, en application de l’article 137 §§ 3 et 4 du CPP, une note d’information sur le non-lieu et sur la destruction des éléments recueillis lors de la surveillance. Le 31 décembre 2009, les comptes rendus des écoutes téléphoniques furent détruits par les services du procureur de la République à Istanbul, conformément à la décision de non-lieu. Le 5 janvier 2010, les supports informatiques des enregistrements en question furent à leur tour détruits par les mêmes services. B. Échanges épistolaires entre le requérant et les autorités Lors de sa requête introductive, le requérant soutenait avoir été informé par la presse qu’il avait été placé sur écoutes. Il précisait que, le 11 et le 13 novembre 2009, un quotidien avait publié un article selon lequel le ministère de la Justice avait intercepté les communications téléphoniques de cinquante-six magistrats dans le cadre de l’enquête Ergenekon, et que son nom y était cité. Le 13 novembre 2009, le requérant adressa une lettre au ministère de la Justice pour s’enquérir de la situation et il l’invita à lui communiquer une copie des décisions et documents concernant les écoutes de ses lignes téléphoniques au cas où ces informations étaient fondées. Par une lettre du 1er décembre 2009, le ministère l’informa de la procédure menée jusqu’alors et lui indiqua que l’enquête était menée par le parquet d’Istanbul. Le requérant s’adressa alors au parquet d’Istanbul, lequel lui répondit par une lettre du 28 décembre 2009 que l’enquête avait effectivement porté sur plusieurs magistrats soupçonnés d’appartenance ou d’aide et de soutien à l’organisation illégale Ergenekon, mais qu’une décision de non-lieu avait été rendue par la suite. Par une autre lettre du 31 décembre 2009, le parquet informa aussi le requérant que ses deux téléphones portables ainsi que les lignes téléphoniques de son épouse et de ses deux enfants avaient été mis sous surveillance conformément aux décisions des 11e et 13e chambres de la cour d’assises d’Istanbul datées respectivement du 14 octobre 2008 et du 15 janvier 2009. Le Gouvernement affirme que, le 5 janvier 2010, le procureur de la République à Istanbul avait communiqué au requérant une copie du dossier de l’enquête le concernant. Ce document ne figure pas parmi ceux de la requête. Quant au requérant, il ne s’est pas exprimé à ce sujet, mais il avait communiqué dans sa requête introductive une copie de la décision de nonlieu, ainsi que des demandes d’autorisation de surveillance présentées par les inspecteurs et des décisions rendues par le tribunal à cet égard. Par une lettre non datée faisant référence à une lettre du requérant du 19 janvier 2010, le ministère porta à la connaissance de celui-ci des informations détaillées concernant les écoutes téléphoniques et le non-lieu qui s’en était suivi. Il indiquait aussi que la dernière mesure consistant en une surveillance dans les lieux publics et les bureaux et en des enregistrements visuels et vocaux n’avait pas été mise en œuvre. Il ressort aussi de ce document qu’une enquête disciplinaire était en cours à l’encontre du requérant. Des copies de documents étaient annexées à cette lettre, à savoir : l’autorisation d’enquêter du 5 septembre 2009, le document sur lequel le nom du requérant figurait et qui avait été saisi lors de la perquisition dans les locaux du parti politique, les deux demandes des inspecteurs tendant à l’obtention de l’autorisation de surveillance en question et les deux décisions judiciaires accueillant celles-ci, ainsi que les documents concernant l’interruption de la surveillance. Enfin, la lettre précisait que les noms et numéros de téléphone des autres magistrats impliqués avaient été occultés dans ces documents afin que leurs droits fussent respectés. Par une lettre du 12 mars 2010, le ministère informa le requérant que l’enquête disciplinaire avait été elle aussi classée sans suite le 5 mars 2010 et que les éléments obtenus durant les écoutes téléphoniques avaient été détruits le 11 mars 2010. Le 17 mars 2010, se référant à la lettre du 1er décembre 2009 du ministère, le requérant renouvela sa demande en indiquant que la surveillance en question était illégale et qu’elle constituait une atteinte à sa liberté de communiquer ainsi qu’à celle de sa famille. Il alléguait que les écoutes et comptes rendus relatifs aux trois numéros de son épouse et de ses deux enfants n’avaient pas été détruits immédiatement après qu’il avait été établi que ces trois personnes n’étaient pas concernées par l’enquête, et il affirmait que sa famille n’avait pas été informée a posteriori qu’elle avait fait l’objet de cette surveillance. Il alléguait également que, si les copies des écoutes et les transcriptions de celles-ci qui avaient été communiquées au parquet d’Istanbul avaient bien été détruites, les originaux n’avaient pas été détruits dans les délais légaux. Enfin, il demandait des informations sur les sanctions qui devaient, selon lui, avoir été prises à l’encontre des inspecteurs concernés et des juges qui avaient autorisé lesdites mises sous surveillance, et il réclamait une copie de ces documents « afin de pouvoir participer à la procédure pénale à l’égard de ces personnes et user de ses droits civils ». Par une lettre du 31 mars 2010, le ministère informa le requérant qu’une copie des documents qu’il demandait lui serait communiquée une fois qu’il se serait conformé aux exigences de la loi sur le droit à l’information en acquittant les frais d’un montant de 8,38 livres turques (TRY). Le 12 avril 2010, le ministère adressa au requérant un descriptif chronologique des lettres et documents qui lui avaient été envoyés. Il y ajoutait qu’aucune action n’avait été introduite à l’égard des juges qui avaient autorisé ladite surveillance au motif qu’ils avaient agi en toute légalité en usant de leur pouvoir judiciaire. Pour le reste, il indiquait à l’intéressé que les documents requis lui seraient communiqués dès paiement des frais. Par une lettre du 5 avril 2010, le requérant protesta encore. Par une lettre du 19 avril 2010, le ministère informa le requérant que sa plainte contre les inspecteurs – dont il citait les noms – avait été classée sans suite par le Conseil des inspecteurs judiciaires. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La Constitution L’article 22 de la Constitution turque, tel qu’amendé le 17 octobre 2001, se lit ainsi : « C. Liberté de communication Article 22 : Toute personne a droit à la liberté de communiquer. Le secret des communications est la règle. Les communications ne peuvent être entravées et leur secret ne peut être violé qu’en vertu d’une décision dûment rendue par un juge ou, dans les cas où un retard serait préjudiciable, en vertu d’un ordre écrit de l’autorité habilitée à cet effet par la loi, et en tout état de cause uniquement pour un ou plusieurs des motifs suivants : sauvegarder la sécurité nationale ou l’ordre public, empêcher la commission d’un délit, préserver la santé publique ou les bonnes mœurs, ou protéger les droits et libertés d’autrui. La décision de l’autorité compétente est soumise à l’approbation du juge dans les vingt-quatre heures. Le juge doit statuer dans les quarante-huit heures, faute de quoi la décision est levée de plein droit. Les institutions et établissements publics où des exceptions seront applicables sont indiqués par la loi. » L’article 144 de la Constitution énonce ce qui suit : « Les inspecteurs judiciaires, sur autorisation du ministère de la Justice, contrôlent si les juges et les procureurs exercent leurs fonctions d’une manière conforme aux lois, règlements d’administration publique, règlements et circulaires (circulaires de nature administrative dans le cas des juges), recherchent s’ils commettent des infractions en raison ou dans l’exercice de leurs fonctions, et si leurs actes et leurs comportements sont compatibles avec les exigences de leur titre et de leurs fonctions, et, si nécessaire, ouvrent des enquêtes à leur sujet. Le ministère de la Justice peut confier les opérations d’investigation et d’enquête à un juge ou à un procureur ayant plus d’ancienneté que celui qui fait l’objet d’une telle mesure. » B. Le code de procédure pénale (loi no 5271) Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure pénale (CPP) en vigueur à l’époque des faits (après les modifications apportées le 1er juin 2005 par la loi no 5353 et avant les modifications apportées le 12 décembre 2014 par la loi no 6526), rassemblées sous le titre « La surveillance des échanges faits par voie de télécommunication », sont ainsi libellées : Article 135 L’interception, l’écoute et l’enregistrement des communications « (1) Dans le cadre d’une enquête ou de poursuites menées en rapport avec un crime, lorsqu’il existe de fortes présomptions (kuvvetli şüphe sebeplerinin varlığı) fondées sur des preuves concrètes qu’une infraction pénale a été commise et qu’il n’y a pas d’autres moyens d’obtenir des preuves, il peut être procédé à l’interception, l’écoute, l’enregistrement des communications du suspect ou de l’accusé et à l’évaluation des données [recueillies par ces biais] (sinyal bilgileri değerlendirilebilir) sur décision du juge ou, dans les cas où un retard serait préjudiciable, du procureur de la République. Le procureur de la République doit immédiatement soumettre sa décision au juge pour approbation et celui-ci doit rendre sa décision dans les vingt-quatre heures. À l’expiration de ce délai ou si le tribunal rend une décision dans le sens contraire, la mesure doit être levée immédiatement par le procureur de la République. (2) Il ne peut pas être procédé à l’enregistrement des communications du suspect ou de l’accusé avec des personnes qui ont le droit de refuser de témoigner contre lui. Dans les cas où cette circonstance a été établie après l’enregistrement, le matériel enregistré doit être immédiatement détruit. (3) La décision rendue conformément aux dispositions du paragraphe (1) doit indiquer la nature du crime reproché, l’identité de la personne à l’encontre de laquelle la mesure est appliquée, la nature du support de communication, le numéro de téléphone ou le code qui permet d’identifier la connexion, ainsi que la nature, la portée et la durée de la mesure. La mesure peut être appliquée pendant trois mois au plus ; ce délai peut être prolongé une fois. Cependant, pour des infractions commises dans le cadre des activités d’une organisation criminelle, le tribunal peut, s’il le juge nécessaire, décider, en plus des périodes susmentionnées, de prolonger la mesure pour des périodes qui n’excéderont pas un mois chacune et trois mois au total. (4) En vue d’appréhender le suspect ou l’accusé, il peut être procédé à la localisation d’un téléphone portable sur décision du tribunal ou, dans les cas où un retard serait préjudiciable, du procureur de la République. Pareille décision doit indiquer le numéro du téléphone portable et la durée de la mesure [de surveillance]. La mesure peut être prise pour trois mois au plus ; cette période peut être prolongée une fois. (5) Les décisions rendues et les mesures prises conformément aux dispositions du présent article sont tenues secrètes durant la mise en œuvre de la mesure. (6) Les dispositions du présent article relatives à l’écoute, l’enregistrement et l’évaluation des données [ainsi recueillies] ne peuvent être appliquées que dans le cadre des infractions énumérées ci-dessous : a) les infractions relevant du code pénal : le trafic de migrants et la traite des êtres humains (articles 79 et 80), l’homicide volontaire (articles 81, 82 et 83), la torture (articles 94 et 95), l’agression sexuelle (article 102, à l’exclusion du paragraphe 1), l’abus sexuel d’enfants (article 103), la production et le trafic de drogues et de stupéfiants (article 188), la contrefaçon de billets de banque (article 197), la constitution d’une organisation criminelle (article 220, à l’exclusion des paragraphes 2, 7 et 8), la prostitution (article 227 § 3), la fraude dans les marchés publics (article 235), la corruption (article 252), le blanchiment des fonds obtenus par le biais d’une activité criminelle (article 282), l’organisation armée (article 314) et la livraison d’armes à de telles organisations (article 315), les crimes contre le secret d’État et l’espionnage (articles 328, 329, 330, 331, 333, 334, 335, 336 et 337) ; b) les crimes de trafic d’armes tels que définis par la loi sur les armes à feu, couteaux et autres outils (article 12) ; c) le détournement de fonds tel que défini par la loi sur les banques (article 22 §§ 3 et 4) ; d) les crimes définis par la loi relative à la lutte contre la contrebande et passibles d’une peine de réclusion ; e) les crimes définis par la loi sur la protection du patrimoine culturel et naturel (articles 68 et 74). (7) Nul ne peut écouter ou enregistrer les communications d’autrui en passant outre les principes et procédures définis par le présent article. » Article 137 Exécution des décisions [d’interception] et destruction des données des communications « (1) Dès que le procureur de la République ou l’officier judiciaire habilité par celui-ci leur en fait la demande par écrit, les opérateurs de services de télécommunication doivent procéder à l’exécution de la décision d’interception, d’écoute et d’enregistrement des communications ou d’installation des moyens techniques à cet effet ; en cas de non-exécution, il peut être procédé à l’exécution forcée. Un procès-verbal est dressé pour indiquer la date et l’heure de début et de fin de la mesure, ainsi que l’identité de la personne ayant exécuté l’acte. (2) Les enregistrements effectués conformément à une décision rendue en vertu de l’article 135 sont transcrits par une personne habilitée par le parquet. Les enregistrements en langue étrangère sont traduits en turc par un interprète. (3) Lorsqu’un non-lieu est prononcé ou lorsque le juge n’approuve pas la décision [prise par le procureur] sur le fondement du premier paragraphe de cet article, le procureur de la République suspend immédiatement l’exécution de la mesure prévue à l’article 135. Dans pareil cas, les données et les enregistrements (tespit veya dinlemeye ilişkin kayıtlar) sont détruits sous le contrôle du procureur de la République et il en est fait procès-verbal. (4) En cas de destruction des données obtenues par le biais de l’interception et de l’enregistrement [des communications], le parquet informe l’intéressé par écrit au plus tard dans un délai de quinze jours suivant la fin des investigations, du motif, de la portée, de la durée et du résultat de la mesure. » Article 138 Preuves obtenues de manière fortuite « (1) Si, lors d’une perquisition ou d’une saisie, une preuve qui n’est pas liée à l’enquête ou aux poursuites en cours et qui laisse soupçonner la commission d’une autre infraction pénale est obtenue, cette preuve doit être sauvegardée et le procureur de la République doit en être immédiatement informé. (2) Si, lors d’une surveillance des communications, une preuve qui n’est pas liée à l’enquête ou aux poursuites en cours et qui laisse soupçonner la commission d’une des infractions énumérées à l’article 135 § 6 est obtenue, cette preuve doit être sauvegardée, et le procureur de la République doit en être immédiatement informé. » C. Les règlements sur les mesures de surveillance Le règlement sur l’application des mesures relatives au contrôle des échanges par voie de télécommunication, aux agents infiltrés, à la surveillance par des moyens techniques prévues par le code de procédure pénale (Ceza Muhakemesi kanununda öngörülen telekomünikasyon yoluyla yapılan iletişimin denetlenmesi, gizli soruşturmacı ve teknik araçlarla izleme tedbirlerinin uygulanmasına ilişkin yönetmelik), publié au Journal officiel le 14 février 2007, régit la terminologie en la matière, la pratique, les principes et la procédure concernant la mise en œuvre de la surveillance des communications téléphoniques. L’article 9 de ce règlement dispose que le numéro d’identification de l’agent habilité par le procureur de la République à exécuter la mesure de surveillance doit figurer dans tous les documents se rapportant à celle-ci, que l’exécution ne peut commencer sans que la décision nécessaire ait été rendue et sans l’indication du numéro d’identification de l’agent, que les dates et heures de l’exécution doivent figurer dans le procès-verbal relatif à l’exécution de la mesure de surveillance, que les enregistrements doivent être transmis sous la forme d’un « support informatique de sauvegarde » (alt veri taşıyıcısı) et remis en mains propres au procureur par l’agent habilité. L’article 10 § 1 du règlement énonce que le procureur de la République, le suspect, l’accusé, la partie intervenante, la victime, le défendeur, l’avocat, le tuteur ou l’époux du suspect ou de l’accusé et le président du Conseil des échanges par voie de télécommunication (voir le paragraphe suivant) peuvent faire opposition aux décisions rendues en vertu de l’article 135 du CPP s’ils considèrent que celles-ci sont contraires à cette disposition ou à ce règlement. Le règlement relatif à la constitution du Conseil des échanges par voie de télécommunication et aux procédures et normes concernant l’interception, l’écoute et l’enregistrement des communications ainsi que l’évaluation des données recueillies par ces biais (Telekomünikasyon yoluyla yapılan iletişimin tespiti, dinlenmesi, sinyal bilgilerinin değerlendirilmesi ve kayda alınmasına dair usul ve esaslar ile Telekomünikasyon İletişim Başkanlığı’nın kuruluş, görev ve yetkileri hakkında Yönetmelik), publié au Journal officiel le 10 novembre 2005, régit les compétences et le fonctionnement de la direction administrative en question. Son article 4 dispose : « (...) Nul ne peut intercepter, écouter, enregistrer les communications d’autrui et évaluer les données ainsi recueillies en passant outre les principes et procédures définis par le présent règlement. Les informations et enregistrements obtenus dans le cadre des activités menées selon les dispositions de ce règlement ne peuvent être utilisés que dans un but ou dans le cadre d’une procédure tels qu’énoncés (...) à l’article 135 de la loi no 5271 du 4 décembre 2004 [CPP]. Le principe du secret doit être respecté dans la sauvegarde et la protection des informations, documents et enregistrements obtenus. » Son article 27 se lit ainsi : « Les informations obtenues dans le cadre des activités prévues par ce règlement ne peuvent être utilisées que dans un but ou dans le cadre d’une procédure tels qu’énoncés dans les lois constituant le fondement du présent règlement. Le principe du secret doit être respecté dans la sauvegarde et la protection des informations, documents et enregistrements obtenus. Les procureurs de la République poursuivront directement toute personne ayant commis un acte contraire à cette disposition, même si l’acte est lié aux fonctions de l’intéressé ou a été commis durant l’exercice de ses fonctions. » D. Le code pénal (loi no 5237) Les articles 132 à 137 du code pénal (CP) prévoient des peines de réclusion pour l’écoute et l’enregistrement illégaux des conversations d’autrui. L’article 138 du CP prévoit une peine de réclusion pour la nondestruction dans les délais par les agents publics des données qui auraient dû être détruites. L’article 139 du CP se lit ainsi : « L’enquête ou les poursuites sur les crimes énoncés dans ce chapitre sont soumises au dépôt d’une plainte, à l’exception des actes d’enregistrement de données personnelles, d’obtention illégale ou de communication illégale de ces données, et de la non-destruction de celles-ci. » E. La loi no 2802 sur la magistrature (Hakim ve Savcılar Kanunu) L’article 82 de la loi no 2802 sur la magistrature énonce que les enquêtes portant sur des magistrats relativement à des actes illicites commis dans le cadre de leurs fonctions sont soumises à l’accord du ministère de la Justice et qu’elles sont menées par les inspecteurs judiciaires ou par un magistrat plus ancien que celui qui est mis en cause. L’article 85 de la loi dispose que les demandes de placement en détention provisoire sont examinées par l’instance compétente pour autoriser l’ouverture des poursuites, celle-ci étant, selon les termes de l’article 89, la cour d’assises du lieu de fonction de l’intéressé ou la cour d’assises d’Ankara. L’article 88 de la loi indique que, excepté les cas de flagrant délit relevant de la compétence des cours d’assises, les juges et procureurs soupçonnés de la commission d’une infraction ne peuvent pas être arrêtés, interrogés et fouillés, et leur domicile ne peut pas être perquisitionné. L’information relative à de telles présomptions doit être immédiatement communiquée au ministère de la Justice. L’article 100 de la loi énonce que les inspecteurs judiciaires sont compétents pour enquêter aux fins de déterminer « si ces magistrats remplissent leurs fonctions en conformité avec les lois, statuts, règlements et circulaires » et « si leur comportement et leurs actes sont conformes à leurs titres et fonctions ». Enfin, selon l’article 101 de la loi, les actes judiciaires qui peuvent être effectués par les inspecteurs sont les suivants : interrogatoire, demande de commission rogatoire, perquisition, collecte de toute information et tout document auprès de toute autorité. La même disposition énonce que les entités sollicitées sont tenues de fournir les éléments que les inspecteurs ont demandés. F. Les inspecteurs judiciaires Le statut du Conseil des inspecteurs judiciaires (Adalet Bakanlığı Teftiş Kurulu Tüzüğü), publié au Journal officiel le 10 mars 1988, régit les compétences et responsabilités du conseil en question et des inspecteurs judiciaires. Son article 16 prévoit l’obligation pour toutes les entités publiques, personnes morales et privées de prêter assistance aux inspecteurs dans leur travail. Le règlement sur le Conseil des inspecteurs judiciaires (Adalet Bakanlığı Teftiş Kurulu Yönetmeliği), publié au Journal officiel le 24 janvier 2007, détaille le statut susmentionné et réglemente le fonctionnement dudit conseil. Son article 98, intitulé « Le mode d’examen et d’investigation », dispose en son paragraphe 1 ç) ce qui suit : « Durant les actes de commission rogatoire, d’audition de témoins, de perquisition, de saisie, d’examen des lieux, d’interception et d’écoute des communications, il est fait référence aux pouvoirs accordés par le code de procédure pénale et aux compétences énoncées à l’article 101 de la loi no 2802. Il est tenu compte des dispositions restrictives en faveur des juges et procureurs de la République énoncées aux articles 85 et 88 de la loi no 2802. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1977 et réside à Istanbul. A. L’incorporation du requérant À la suite de son enrôlement en 2007, le requérant se déclara objecteur de conscience et refusa d’effectuer son service militaire pour des raisons de convictions religieuses. Le 24 juillet 2007, le requérant fut conduit de force au commandement de la gendarmerie de Bilecik pour accomplir son service militaire. Toutefois, il refusa de porter l’uniforme militaire. Le 27 juillet 2007, il refusa d’obéir aux ordres donnés par son supérieur hiérarchique. Le 31 juillet 2007, le requérant fut placé en détention provisoire. B. La détention du requérant et les procédures pénales engagées contre lui Les deux premières actions pénales et la détention du requérant Le 3 août 2007, une première action publique fut engagée à l’encontre du requérant à cause de son refus du 24 juillet pour désobéissance persistante, au sens de l’article 87 § 1 du code militaire pénal. Selon l’acte d’accusation, le requérant déclara ce qui suit : « J’ai été conduit de force ici. Je refuse de porter l’uniforme militaire appartenant à la République de Turquie, dirigée selon le principe de laïcité. Personnellement, je défends la charia. » Le 25 septembre 2007, une deuxième action publique fut engagée à l’encontre du requérant toujours pour le chef de désobéissance persistante, au sens de l’article 87 § 1 du code militaire pénal, à cause de son refus du 27 juillet 2007. Le 4 octobre 2007, le requérant fut remis en liberté provisoire. Cependant, il ne retourna pas à son régiment et devint donc déserteur. Le 24 décembre 2009, lors d’un contrôle d’identité à Istanbul, le requérant fut arrêté par la police, alors qu’il se rendait à une conférence portant sur l’objection de conscience. Il fut soumis à un examen médical, qui ne releva aucune trace de violence sur son corps. Le même jour, le requérant fut remis aux autorités militaires. Le tribunal militaire ordonna son placement en détention provisoire. L’examen médical effectué immédiatement après l’arrestation ne releva aucune trace de violence sur son corps. Toujours le 24 décembre, le requérant fut placé en détention provisoire dans le centre pénitentiaire militaire de Maltepe. Selon ses dires, à cause de son refus de porter l’uniforme militaire, les gardiens du centre pénitentiaires l’avaient menacé et battu. En outre, cette nuit-là, il avait été forcé à se déshabiller et à passer la nuit sans couverture et sans vêtements. Le 25 décembre 2009, toujours selon les dires du requérant, sur ordre du commandant du centre pénitentiaire, il se vit forcé par cinq ou six soldats de porter l’uniforme militaire et subit de la part de ces derniers divers sévices lorsqu’il refusa de le faire. Les coups qu’il avait reçus avaient occasionné notamment des ecchymoses au niveau de son œil droit et des douleurs intestinales. À cause de ces traitements, le requérant débuta une grève de la faim. Le 26 décembre 2009, le requérant s’entretint avec son avocat. Il lui indiqua avoir entamé une grève de la faim parce qu’il avait été contraint de se déshabiller et qu’il avait fait l’objet de violences. Il observa par ailleurs que le bleu sur son œil droit résultait de ces actes de brutalité. L’avocat consigna les déclarations du requérant sur un document, signé par lui-même et le requérant. Le 30 décembre 2009, dans le cadre de l’action pénale engagée contre lui, M. Aydemir fut entendu par le tribunal militaire d’Eskişehir. Il se déclara de nouveau objecteur de conscience et refusa d’effectuer son service militaire pour des raisons de convictions religieuses. Le 8 janvier 2010, une expertise médicale fut ordonnée par le tribunal militaire afin d’établir l’aptitude du requérant à effectuer son service militaire et à être jugé. Du 11 au 13 janvier 2010, le requérant séjourna dans le service psychiatrique de l’hôpital militaire d’Eskişehir. À l’issue des examens médicaux, il fut déclaré apte au service militaire et à être jugé. Le 28 janvier 2010, le tribunal militaire décida de prolonger la détention provisoire du requérant. Le 2 août 2011, le tribunal militaire déclara le requérant coupable de désobéissance persistante à cause de ses refus de porter l’uniforme les 24 et 27 juillet 2007 et le condamna à une peine de deux mois et quinze jours d’emprisonnement pour chaque acte de désobéissance. Toutefois, il décida de surseoir au prononcé du jugement. Dans ses attendus, il considéra notamment que l’exemption du service militaire obligatoire en raison des convictions religieuses ne pouvait passer pour compatible avec le principe d’égalité devant la loi, en vertu de l’article 10 de la Constitution. Faute de pourvoi, ces jugements devinrent définitifs les 5 septembre et 10 octobre 2011. La troisième action pénale Le 15 février 2010, une autre action pénale fut diligentée contre le requérant pour un acte de désertion commis entre les 6 octobre 2007 et 24 décembre 2009. Le 29 mars 2010, le tribunal militaire tint une audience et entendit les déclarations des avocats du requérant. Ceux-ci soutinrent que leur client refusait sciemment d’effectuer son service militaire en raison de ses convictions religieuses mais qu’il était prêt à accomplir un service civil de remplacement. Par ailleurs, ils contestèrent le caractère obligatoire du service militaire et arguèrent que l’absence d’un service de remplacement n’était pas conforme à la Convention européenne des droits l’homme. À l’issue de l’audience, le tribunal déclara le requérant coupable du chef de désertion et le condamna à une peine d’emprisonnement de dix mois. Le 8 février 2012, la Cour de cassation militaire infirma le jugement du 29 mars 2010 au motif que l’enquête menée était défaillante. Le 5 juillet 2013, le tribunal militaire condamna à nouveau le requérant du chef de désertion et le condamna à une peine d’emprisonnement de dix mois. Par la suite, il convertit cette peine en amende de 6 000 livres turques (TRY – environ 2 370 euros (EUR), selon le taux d’échange d’époque). Dans ses attendus, après avoir analysé les arrêts de la Cour portant sur l’objection de conscience, le tribunal considéra notamment que : « (...) En vertu de la jurisprudence de la CEDH, l’objection de conscience est définie comme un refus d’effectuer le service militaire qui constitue une obligation légale pour se conformer aux exigences contraignantes d’une croyance. Le droit à l’objection de conscience s’est fondé sur la liberté de croyance. Il convient toutefois d’adhérer à un système de croyance afin de bénéficier de ce droit. Les opinions idéalistes ou politiques (...) ou autres motifs personnels ne sont pas suffisants pour justifier la reconnaissance du droit à l’objection de conscience. C’est-à-dire que la Convention protège une objection si elle est fondée sur une croyance et non sur une opinion. Par conséquent, l’objection de conscience ne signifie pas que chaque individu aura la possibilité de refuser le service militaire pour tel ou tel motif, elle présuppose que le groupe religieux ou politique auquel l’individuel adhère rejette le service militaire. (...) En droit turc, il n’existe aucune disposition qui régit le droit à l’objection de conscience et aucune autorité n’est habilitée à examiner de telles demandes (...) Il en découle qu’il convient d’examiner dans le cadre de la présente affaire la question de savoir si l’accusé pourrait bénéficier de la protection de l’article 9 de la Convention. (...) Dans sa défense présentée à notre tribunal, l’accusé a dit ce qui suit : ‘... je ne suis pas retourné à mon régiment, car je ne peux pas effectuer le service militaire en raison de mes convictions religieuses. En effet, en raison de mes convictions religieuses, je ne peux pas faire le service militaire pour la République laïque de Turquie. Je peux effectuer le service militaire dans un système basé sur le Coran et auquel s’appliquent ces règles. (...) Uniquement, dans un système qui prend pour base le Coran, je souhaiterais faire le service militaire ...’ (...) Il en ressort que l’intéressé ne refuse pas catégoriquement le service militaire obligatoire, il déclare qu’en raison de ces opinions idéalistes et politiques, il refuse d’effectuer le service militaire pour la République de Turquie (...) Par ailleurs, il a été condamné pour avoir blessé une personne par arme et il ne dit pas qu’il ne peut effectuer une fonction en portant une arme ; [il affirme simplement que] il ne peut effectuer un service militaire au compte de la République de Turquie dirigée selon le principe de laïcité. [Par conséquent, on peut conclure que] l’objection de l’accusé au service militaire n’était pas motivée par une conviction religieuse, mais elle est fondée sur des motifs politiques (...) Dès lors, il convient de rejeter le moyen de défense, dans la mesure où l’objection de l’intéressé à l’accomplissement du service militaire n’a pas été motivée par des convictions religieuses sincères qui entraient en conflit, de manière sérieuse et insurmontable, avec son obligation à cet égard et de condamner l’accusé (...) » Suite au pourvoi formé par le requérant, l’affaire fut renvoyée devant la Cour de cassation militaire. Elle est toujours pendante devant cette haute juridiction. La déclaration d’inaptitude au service militaire Les 30 mars et 30 avril 2010, le requérant avait également refusé d’obéir aux ordres émanant des autorités militaires. Par un rapport du 7 juin 2010, l’hôpital militaire d’Ankara diagnostiqua le trouble de « personnalité antisociale » chez le requérant et le déclara inapte au service militaire à compter du 30 mars 2010. Par deux arrêts adoptés le 8 octobre 2010, le tribunal militaire acquitta le requérant du chef de désobéissance persistante s’agissant de ces refus des 30 mars et 30 avril 2010. Pour ce faire, il tint compte du fait que l’intéressé avait été déclaré inapte au service militaire à compter du 30 mars 2010. C. Plainte pénale déposée par le requérant Le 28 décembre 2009, dénonçant les traitements qu’il aurait subis lors de sa détention entre les 24 et 25 décembre 2009 (paragraphes 1516 cidessus), le requérant porta plainte et demanda à être soumis à un examen médicolégal. Le 29 décembre 2009, après avoir entendu l’épouse et le père du requérant, le parquet de Kartal à Istanbul adopta une décision d’incompétence et renvoya le dossier d’enquête au parquet militaire. Le père du requérant affirma notamment que son fils avait déclaré qu’il refusait sciemment d’effectuer son service militaire en raison de ses convictions religieuses mais qu’il était prêt à accomplir un service civil de remplacement. Toujours le 29 décembre, le requérant fut transféré à la prison militaire d’Eskişehir. Le 30 décembre 2009, le requérant fut soumis à un examen médical qui releva un ancien trauma au niveau de son œil droit. Le 1er février 2010, le requérant fut entendu par le procureur militaire. Il réitéra ses allégations. Le 2 février 2010, le requérant fut examiné par un médecin légiste qui fit état de traumatismes de tissu mou entre les deux jambes et sur son œil droit. Selon le rapport médical établi à l’issue de cet examen, ces lésions avaient déjà guéri. Le 18 mai 2010, le parquet militaire déposa un acte d’accusation concernant les allégations de mauvais traitements. Il inculpa I.S., sergent, d’avoir infligé au requérant des coups de pied et de poing le 24 décembre 2009 à cause de son refus de porter l’uniforme militaire. Il accusa également M.O., colonel et directeur de la prison militaire, d’avoir forcé le requérant à se déshabiller et à porter l’uniforme militaire, de lui avoir donné des coups de poing et de pied ainsi qu’une gifle le 25 décembre 2009. En revanche, le parquet adopta un non-lieu quant aux allégations du requérant selon lesquelles, le 24 décembre 2009, il avait été forcé à se déshabiller et à passer la nuit sans couverture et sans vêtements. En outre, il se déclara incompétent pour examiner la plainte concernant l’insulte, considérant que de tels actes relevaient de la compétence du tribunal disciplinaire. Le requérant forma opposition contre le non-lieu, en soutenant avoir été battu non seulement par deux militaires mais par plusieurs soldats les 24 et 25 décembre 2009. Selon lui, non seulement deux militaires, mais aussi les autres militaires responsables de ces agissements auraient dû être inculpés. Par ailleurs, il contesta la qualification juridique des sévices qu’il avait subis, en considérant qu’il s’agissait de torture et non de mauvais traitements. Le 9 juillet 2010, le tribunal militaire confirma le non-lieu. Le 14 mars 2012, le tribunal militaire adopta une décision d’incompétence et décida de renvoyer l’affaire devant les tribunaux de droit commun. Pour ce faire, il considéra tout d’abord qu’il était établi que « compte tenu des déclarations des témoins et des autres éléments de preuve figurant au dossier, les accusés avaient commis les faits qui leur étaient reprochés dans l’acte d’accusation ». En revanche, se basant sur un rapport délivré le 13 janvier 2012 par l’hôpital militaire Gülhane selon lequel l’intéressé n’était pas apte au service militaire pendant la période de sa détention, il conclut que les faits reprochés devaient être qualifiés de blessures volontaires contraires au code pénal, qui relevaient de la compétence des tribunaux de droit commun. Ce jugement fut confirmé par la Cour de cassation militaire le 28 novembre 2012. L’affaire est actuellement pendante devant le tribunal pénal d’Istanbul. II. LE DROIT INTERNE ET LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont décrits dans l’arrêt Erçep c. Turquie (no 43965/04, §§ 30-43, 22 novembre 2011). En ce qui concerne les textes internationaux pertinents, voir notamment l’arrêt Bayatyan c. Arménie ([GC], no 23459/03, §§ 50-70, CEDH 2011). Pour le besoin de la présente affaire, la Cour renvoie également aux textes du Conseil de l’Europe et des Nations unies suivants : A. Documents du Conseil de l’Europe L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe L’Assemblée parlementaire a mentionné le droit à l’objection de conscience dès 1967 dans sa Résolution no 337 (1967), où se trouvent énoncés les principes de base suivants : « 1. Les personnes astreintes au service militaire qui, pour des motifs de conscience ou en raison d’une conviction profonde d’ordre religieux, éthique, moral, humanitaire, philosophique ou autre de même nature, refusent d’accomplir le service armé, doivent avoir un droit subjectif à être dispensées de ce service. Dans les Etats démocratiques, fondés sur le principe de la prééminence du droit, ce droit est considéré comme découlant logiquement des droits fondamentaux de l’individu garantis par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. » Sur le fondement de cette résolution, l’Assemblée parlementaire a adopté la Recommandation no 478(1967) où elle appelle le Comité des Ministres à inviter les États membres à conformer, autant que possible, leurs législations nationales aux principes de base en question. Elle a ensuite rappelé et complété les principes de base dans ses Recommandations nos 816(1977) et 1518(2001). Dans cette dernière, elle déclare que le droit à l’objection de conscience est « une composante fondamentale du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion » reconnu dans la Convention. Elle y souligne qu’il n’y a que cinq États membres où ce droit n’est pas reconnu, et recommande au Comité des Ministres de les inviter à le reconnaître. Le Comité des Ministres En 1987, le Comité des Ministres a adopté la Recommandation no R(87)8, dans laquelle il recommande aux États membres de reconnaître le droit à l’objection de conscience et invite les gouvernements qui ne l’auraient pas encore fait à mettre leurs législation et pratique nationales en conformité avec le principe de base suivant : « Toute personne soumise à l’obligation du service militaire qui, pour d’impérieux motifs de conscience, refuse de participer à l’usage des armes, a le droit d’être dispensée de ce service (...) [et] peut être tenue d’accomplir un service de remplacement. » Les parties pertinentes de cette recommandation sont libellées comme suit : « B. Procédure L’État peut prévoir une procédure appropriée pour l’examen des demandes aux fins de reconnaissance de la qualité d’objecteur de conscience ou accepter une déclaration motivée de la personne concernée ; En vue d’une application efficace des principes et règles de la présente recommandation, la personne soumise à l’obligation du service militaire doit être informée préalablement de ses droits. À cet effet, l’État lui fournit toutes informations utiles ou permet aux organisations privées intéressées d’en assurer la diffusion nécessaire ; La demande aux fins de reconnaissance de la qualité d’objecteur de conscience doit être présentée selon des modalités et dans des délais qui seront fixés compte tenu de l’exigence que la procédure d’examen de la demande soit, en principe, terminée dans sa totalité avant l’incorporation dans l’armée ; L’examen de la demande doit comporter toutes les garanties nécessaires à une procédure équitable ; Le demandeur doit pouvoir exercer un droit de recours contre la décision de première instance ; L’organe d’appel doit être séparé de l’administration militaire et composé d’une manière qui assure son indépendance ; La loi peut prévoir également la possibilité pour l’intéressé de présenter une demande et d’être reconnu comme objecteur de conscience lorsque les conditions requises pour l’objection de conscience apparaissent pendant le service militaire ou au cours des périodes de formation militaire faisant suite au service initial. (...) » B. Nations unies Bien qu’il n’existe pas de définition de l’objection de conscience, le Comité des droits de l’homme a, dans son Observation générale No 22 (1993), estimé que l’objection de conscience était fondée sur le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion lorsqu’il est incompatible avec l’obligation d’employer la force « au prix de vies humaines ». La partie pertinente de ce document est libellée comme suit : « 11. (...) Le Pacte ne mentionne pas explicitement un droit à l’objection de conscience, mais le Comité estime qu’un tel droit peut être déduit de l’article 18, dans la mesure où l’obligation d’employer la force au prix de vies humaines peut être gravement en conflit avec la liberté de conscience et le droit de manifester sa religion ou ses convictions. (...) » En 2012, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a édité une publication intitulée « L’Objection de conscience au service militaire » qui rassemble les normes internationales et la jurisprudence applicables à l’objection de conscience au service militaire. Il en ressort que de nombreux États restreignent la demande d’objection de conscience à des convictions religieuses ou autres comportant notamment une objection ferme, permanente et sincère à une quelconque participation à la guerre ou au port des armes.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1971 et réside aujourd’hui à Flardingue. Le 25 mai 2005, elle vint s’installer dans la ville de Rotterdam. Elle emménagea dans un logement en location sis au numéro 6B de la rue A. Cette rue se situe dans le quartier de Tarwewijk, dans le sud de Rotterdam. Jusque-là, la requérante résidait en dehors de la région métropolitaine de Rotterdam (Stadsregio Rotterdam). Le propriétaire de son logement demanda à la requérante, qui avait à l’époque deux jeunes enfants, de quitter les lieux car il souhaitait rénover son bien pour son usage personnel. Il lui proposa de louer un autre bien, situé au 72A de la rue B., également dans le quartier de Tarwewijk. La requérante répondit que puisque le bien qui lui était proposé se composait de trois pièces et d’un jardin, il répondait beaucoup mieux à ses besoins et à ceux de ses enfants que son logement de la rue A., qui ne comptait qu’une seule pièce. Entre-temps, en vertu de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (Wet bijzondere maatregelen grootstedelijke problematiek, voir ci-dessous) Tarwewijk avait été classé dans la catégorie des quartiers dans lesquels il n’était possible d’emménager que sous réserve d’avoir préalablement obtenu une autorisation de résidence (huisvestingsvergunning). Par conséquent, le 8 mars 2007, la requérante déposa une demande d’autorisation de résidence auprès du bourgmestre et des échevins (burgemeester en wethouders) de Rotterdam afin de pouvoir emménager dans l’appartement sis au 72A de la rue B. Le 19 mars 2007, le bourgmestre et les échevins répondirent par la négative à cette demande d’autorisation. Ils estimaient qu’il était établi que la requérante n’habitait pas dans la région métropolitaine de Rotterdam depuis au moins six ans à la date où elle avait déposé sa demande. De plus, dans la mesure où elle dépendait pour vivre des prestations sociales qui lui étaient accordées au titre de la loi sur le travail et l’aide sociale (Wet Werk en Bijstand), elle ne remplissait pas les conditions de revenus qui lui auraient permis d’être dispensée de satisfaire à cette obligation de résidence. La requérante déposa une réclamation (bezwaarschrift) contre cette décision auprès du bourgmestre et des échevins. Le 15 juin 2007, le bourgmestre et les échevins rejetèrent la réclamation de la requérante. Entérinant un avis qui avait été rendu par la commission consultative sur les réclamations (Algemene bezwaarschriftencommissie), ils voyaient dans les autorisations de résidence des instruments permettant une répartition équilibrée et équitable des logements et mentionnaient la possibilité pour la requérante d’emménager dans un logement qui ne serait pas situé dans un quartier « sensible ». La requérante forma un recours (beroep) auprès du tribunal d’arrondissement (rechtbank) de Rotterdam. Elle plaidait notamment que la clause dérogatoire aurait dû s’appliquer à son cas, et invoquait l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention et l’article 12 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques. Le 4 avril 2008, le tribunal d’arrondissement rejeta le recours de la requérante. Sur les questions pertinentes en l’espèce, il avançait la motivation suivante : « L’article 8 § 1 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines prévoit la possibilité de restreindre temporairement la liberté de résidence dans les quartiers classés par le ministre [le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement (Minister van Volkshuisvesting, Ruimtelijke Ordening en Milieubeheer)]. Ces restrictions visent à inverser le processus de saturation et de dégradation de la qualité de vie dans les quartiers, en particulier en y favorisant la mixité socioéconomique. Ces restrictions cherchent également à combattre activement la ségrégation en fonction des niveaux de revenus qui est à l’œuvre dans toute la ville en encadrant l’offre de logements dans certains quartiers en vue d’améliorer la qualité de vie de leurs habitants (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement (Kamerstukken II) 2004/2005, 30 091, no 3, pages 11-13). Eu égard aux buts poursuivis par cette loi, tels qu’exposés, on ne saurait conclure que ces restrictions temporaires au droit de choisir librement son lieu de résidence ne sont pas justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique. Compte tenu de l’ampleur considérable des problèmes relevés dans certains quartiers de Rotterdam, on ne saurait non plus conclure que lesdites restrictions ne sont pas nécessaires au maintien de l’ordre public. Le tribunal d’arrondissement estime que le législateur a suffisamment démontré que, dans ces quartiers, les « limites de la capacité d’absorption » ont été atteintes concernant les soins et l’assistance apportés aux populations défavorisées et que, qui plus est, ces quartiers déshérités se caractérisent par une concentration d’individus pauvres, ainsi que par un mécontentement considérable suscité chez les habitants par les incivilités, les nuisances et la délinquance. » La requérante saisit la section du contentieux administratif (Afdeling bestuursrechtspraak) du Conseil d’État (Raad van State) d’un nouveau recours (hoger beroep). Le 4 février 2009, la section du contentieux administratif rejeta le nouveau recours de la requérante. Sa motivation était ainsi formulée en ses passages pertinents en l’espèce : « Sachant que la zone en question est l’une de celles qui sont visées par l’article 5 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, la section du contentieux administratif estime que le bourgmestre et les échevins étaient en droit de considérer que la restriction [au droit de choisir librement son lieu de résidence] était justifiée par l’intérêt général dans une société démocratique au sens de l’article 12 § 3 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques. La zone en question est ce que l’on appelle un « quartier sensible » où, cela n’a pas été contesté, la qualité de vie est menacée. La restriction résultant de l’article 2.6 § 2 de l’arrêté de 2003 sur le logement (Huisvestingsverordening 2003) présente un caractère temporaire, puisqu’elle s’applique pendant six ans au maximum. Il n’est pas établi que l’offre de logements en dehors des zones classées par le ministre dans la région métropolitaine de Rotterdam est insuffisante. Les déclarations [de la requérante] concernant les délais d’attente ne conduisent pas la section du contentieux administratif à une autre conclusion. La section du contentieux administratif estime en outre que, en vertu de la phrase introductive et du point b de l’article 7 § 1 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, le ministre est habilité à annuler le classement de la zone en question s’il apparaît que des personnes en quête d’un logement n’ont pas de possibilités suffisantes d’en trouver un répondant à leurs besoins à l’intérieur de la région dans laquelle se situe la commune. Eu égard à ces faits et circonstances, la section du contentieux administratif constate que la restriction en cause n’est pas contraire aux critères du besoin social impérieux et de la proportionnalité. La section du contentieux administratif conclut donc, à l’instar du tribunal d’arrondissement, que l’article 2.6 § 2 de l’arrêté de 2003 sur le logement n’emporte pas violation de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention ni de l’article 12 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques. » II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. La loi sur le logement La loi sur le logement (Huisvestingswet) est ainsi libellée dans ses passages pertinents en l’espèce : Article 2 « 1. Si le conseil municipal estime nécessaire d’énoncer des règles concernant l’utilisation ou l’autorisation de l’utilisation de logements (...), ou concernant des modifications de l’offre de logements (...), il doit prendre un arrêté sur le logement (huisvestingsverordening). Aux fins de l’application du paragraphe premier, le conseil municipal doit dans tous les cas rechercher dans quelle mesure il est possible, dans le processus d’autorisation de l’utilisation de logements à loyer relativement modique, de veiller à ce que la priorité soit donnée aux demandeurs qui, du fait de leurs revenus, sont particulièrement tributaires de ce type de logements. (...) » B. La loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines Dispositions pertinentes La loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines s’applique à un certain nombre de communes nommément désignées, parmi lesquelles Rotterdam. Elle habilite lesdites communes à prendre des mesures dans certaines zones classées, notamment à accorder des exonérations fiscales partielles aux propriétaires de petites entreprises et à sélectionner les nouveaux résidents en fonction de leurs sources de revenus. Cette loi est entrée en vigueur le 1er janvier 2006. Les dispositions pertinentes de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, telles qu’en vigueur au moment des faits, étaient les suivantes : Article 5 « 1. Le ministre [du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement] peut, à la demande du conseil municipal (gemeenteraad), classer des zones données afin qu’il soit possible d’imposer aux personnes demandant des logements dans ces zones de remplir les conditions énoncées aux articles 8 et 9 de la présente loi. Le classement visé au paragraphe premier s’applique pendant quatre ans au plus. Sur demande du conseil municipal, il peut être prolongé une seule fois pour une nouvelle période de quatre ans au maximum. [L’article 7] s’applique par analogie. » Article 6 « 1. Lors du dépôt de la demande visée à l’article 5 § 1, le conseil municipal doit démontrer de manière convaincante au ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement que le classement sollicité pour les zones mentionnées dans la demande : a) est nécessaire et approprié pour lutter contre les problèmes urbains dans la commune, et b) satisfait aux principes de subsidiarité et de proportionnalité. Le classement visé à l’article 5 § 1 n’est accordé que si les conditions énoncées au paragraphe premier du présent article sont remplies et si le conseil municipal a démontré de manière convaincante au ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement que les demandeurs de logement qui, à la suite de pareil classement, ne peuvent obtenir une autorisation de résidence dans les zones ainsi classées, conservent suffisamment de possibilités de trouver un logement répondant à leurs besoins dans la région dans laquelle se situe la commune. (...) » Article 7 « 1. Le ministre annule le classement visé à l’article 5 s’il lui apparaît que : (...) b) les demandeurs de logement auxquels il est impossible d’accorder une autorisation de résidence à l’intérieur des zones classées en vertu de l’article 5 ne disposent pas de suffisamment de possibilités de trouver un logement répondant à leurs besoins dans la région dans laquelle se situe la commune. (...) » Article 8 « 1. Si le conseil municipal considère que [pareille mesure] est nécessaire et appropriée pour résoudre les problèmes urbains (grootstedelijke problematiek) à l’intérieur de la commune et qu’elle satisfait aux principes de subsidiarité et de proportionnalité, il peut inscrire dans l’arrêté sur le logement que les demandeurs de logement qui résident depuis moins de six années sans interruption dans la région dans laquelle se situe la commune peuvent prétendre à une autorisation de résidence leur permettant d’avoir l’usage d’un logement relevant des catégories mentionnées dans ledit arrêté mais à condition qu’ils perçoivent : a) des revenus tirés d’un emploi exercé dans le cadre d’un contrat de travail ; b) des revenus tirés d’une activité indépendante ou de l’exercice d’une profession libérale ; c) des revenus tirés d’une pension de retraite anticipée ; d) une pension de retraite au sens de la loi générale sur l’assurance vieillesse (Algemene Ouderdomswet) ; e) une pension de retraite ou une pension de réversion au sens de la loi de 1964 sur l’imposition des rémunérations (Wet op de loonbelasting 1964) ; ou f) une bourse d’études au sens de la loi de 2000 sur le financement des études (Wet op de studiefinanciering 2000). Dans l’arrêté sur le logement, le conseil municipal doit habiliter le bourgmestre et les échevins à accorder à un demandeur de logement ne satisfaisant pas aux conditions énoncées au paragraphe premier du présent article une autorisation de résidence lui permettant d’avoir l’usage d’un logement tel que visé dans ce paragraphe si le refus d’une telle autorisation de résidence devait entraîner une iniquité majeure (een onbillijkheid van overwegende aard). (...) » Article 17 « Après l’entrée en vigueur de la présente loi, le ministre doit rendre compte tous les cinq ans au Parlement de l’efficacité et des effets de cette loi sur le terrain. » Historique législatif de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines a) L’avis consultatif du Conseil d’État et le rapport annexe Le Conseil d’État a examiné le projet de loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines et soumis un avis consultatif à la Reine. Le gouvernement a transmis cet avis au Parlement, accompagné de ses commentaires (avis consultatif du Conseil d’État et rapport annexe (Advies Raad van State en Nader Rapport), documents parlementaires, Chambre basse du Parlement, 2004/2005, 30 091, no 5). Parmi les remarques formulées par le Conseil d’État, la requérante en souligne certaines dans ses observations. Il s’agit notamment de remarques portant sur des préoccupations suscitées par plusieurs facteurs : les effets indésirables produits par l’encadrement de l’accès au logement dans les agglomérations urbaines sur la disponibilité de logements pour les catégories de population à bas revenus dans les communes environnantes ; la contrainte, pour des personnes percevant des revenus provenant de sources autres que les prestations sociales, d’accepter contre leur gré un logement dans des quartiers déshérités ; la compatibilité avec les traités relatifs aux droits de l’homme, et notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Protocole no 4 à la Convention ; ainsi que la distinction implicite fondée sur les revenus, susceptible de conduire à des distinctions indirectes motivées par des considérations de race, de couleur, de nationalité ou d’origine ethnique. Le gouvernement a répondu à ces préoccupations du Conseil d’État. Il a déclaré que des effets indésirables n’étaient à prévoir dans les communes environnantes que si la municipalité concernée n’était pas en mesure de garantir la disponibilité de logements de remplacement et que, en tout état de cause, d’autres autorités municipales devaient être consultées avant que le ministre ne rende sa décision et qu’il était prévu que le nombre ainsi que l’étendue des zones urbaines à classer soient limités. Il a ajouté qu’il appartenait normalement aux demandeurs de logement de répondre ou non à une offre de logement, et qu’aucune contrainte n’était donc exercée. Il a expliqué en outre qu’il était effectivement possible que le classement en vertu de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines raccourcisse les listes d’attente et incite des personnes percevant des revenus autres que des prestations sociales à devenir résidents desdites zones, mais que cet effet était en réalité celui recherché. Le gouvernement a affirmé que les mesures en question étaient justifiées au regard de l’article 12 § 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de l’article 2 § 3 du Protocole no 4 à la Convention. Il a reconnu qu’on ne pouvait pas exclure que des membres de catégories minoritaires puissent en pâtir indirectement, mais a argué que l’objectif poursuivi était légitime, que les moyens choisis étaient appropriés, qu’il n’existait pas d’autres moyens envisageables et que le principe de proportionnalité était respecté. Sur ce dernier point, le gouvernement a précisé qu’il était nécessaire qu’un parc de logements de remplacement suffisant soit disponible dans la région pour les personnes ayant besoin de ce type de logements avant qu’une zone urbaine ne puisse être classée en vertu de cette loi, ajoutant que, s’il devait apparaître que tel n’était pas le cas, le ministère annulerait le classement. Des modifications tenant compte des points soulevés ont été apportées au rapport explicatif (Memorie van Toelichting). b) Le rapport explicatif Il est indiqué dans le rapport explicatif du projet de loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement 2004/2005, 30 091, no 3) que ce texte a été présenté en réponse à un souhait précis exprimé par les autorités municipales de Rotterdam. Selon ce rapport, l’émergence de concentrations de « populations défavorisées sur le plan socioéconomique », observée dans des zones urbaines déshéritées, compromettait gravement la qualité de vie en raison du chômage, de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Nombre de ceux qui avaient les moyens d’aller vivre ailleurs déménageaient, ce qui ne faisait qu’exacerber la paupérisation des zones ainsi touchées. Ce phénomène, conjugué aux incivilités, à l’afflux d’immigrants clandestins et à la délinquance, constituait le cœur des problèmes dont souffrait Rotterdam. Il était donc nécessaire de favoriser le redressement économique local. Étant donné que l’on ne pouvait pas compter sur des résultats rapides, il était prévu que la loi reste en vigueur sans limitation de durée, mais que ses effets seraient examinés au bout de cinq ans. Outre celui des autorités locales de Rotterdam, l’avis d’autres municipalités fut également sollicité. Les quatre principales villes du pays (Amsterdam, La Haye et Utrecht, plus Rotterdam) ainsi que d’autres communes, et en particulier des grandes villes, exprimèrent leur intérêt pour les buts et les mesures énoncés dans la loi. Il était néanmoins prévu de laisser à chaque municipalité toute latitude pour choisir les mesures à adopter afin de répondre aux besoins locaux. Cette loi prévoyait un certain nombre de mesures, comme des incitations fiscales et des subventions, en vue de soutenir l’activité économique dans les zones concernées. D’autres mesures étaient destinées à encadrer l’accès au marché du logement dans certaines zones. À plus long terme, le texte envisageait des mesures telles que la cession de biens locatifs ainsi que la démolition de l’habitat insalubre et son remplacement par des biens résidentiels de meilleure qualité et plus onéreux. À titre de mesures temporaires à court terme destinées à apporter de premières améliorations en attendant que les dispositions plus permanentes produisent leurs effets, il proposait d’une part d’encourager l’installation de personnes percevant des revenus tirés d’un emploi (ou d’un emploi passé), de l’exercice d’une profession libérale ou d’une activité indépendante ou d’une bourse d’études, et d’autre part d’endiguer l’afflux de personnes défavorisées en quête d’un logement, et ce dans l’optique de favoriser la mixité sociale. Parallèlement, ce rapport reconnaissait la nécessité de veiller à ce qu’existe pour les personnes à qui l’on refuserait le droit de s’installer dans les zones en question une offre de logements répondant à leurs besoins dans d’autres quartiers de la ville ou ailleurs dans la région concernée. Il précisait que, si cette condition n’était pas remplie, les zones concernées ne seraient pas classées en vertu de la législation proposée ou alors le classement serait annulé, selon le cas. Ce rapport étudiait la question de la compatibilité du texte de loi avec les traités relatifs aux droits de l’homme, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Protocole no 4 à la Convention. Les mesures proposées étaient réputées défendre « l’ordre public », au sens de l’article 12 § 3 du Pacte et de l’article 2 § 3 du Protocole no 4 à la Convention, en mettant un terme à la concentration dans des zones données de catégories de population défavorisées et en permettant aux municipalités de faire obstacle à la ségrégation en fonction des revenus. En effet, selon le rapport explicatif, l’arrivée de catégories défavorisées conduisait à un recours accru à l’aide sociale, étouffait le peu d’activité économique qui subsistait et entravait l’intégration des populations d’immigrants, ce qui risquait d’entraîner un phénomène d’isolement social des ménages, qu’ils soient néerlandais ou d’origine étrangère. c) Les débats parlementaires La Chambre basse du Parlement débattit du projet de loi les 6, 7 et 15 septembre 2005. Les parlementaires proposèrent de nombreux amendements. Au nombre des amendements adoptés pertinents pour l’espèce figurait une disposition imposant au ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement de s’assurer, avant de classer une zone dans la catégorie des zones nécessitant une autorisation de résidence, que les personnes auxquelles on refuserait une telle autorisation disposeraient toujours de possibilités suffisantes de trouver un logement répondant à leurs besoins ailleurs dans la région (article 6 § 2 de la loi, telle qu’adoptée), ainsi qu’une disposition imposant à toutes les municipalités introduisant un système d’autorisation de résidence d’adopter impérativement une clause dérogatoire (article 8 § 2 de la loi, telle qu’adoptée). La Chambre basse du Parlement adopta la loi par 132 voix contre 12 (des membres présents et ayant pris part au vote). À la Chambre haute du Parlement, certains parlementaires exprimèrent des préoccupations concernant la compatibilité de la loi avec les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme, et en particulier l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention et l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. En réponse, le gouvernement souligna le rôle de contrôle dévolu au ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement et mit en avant la voie de recours que constituait la procédure devant les tribunaux administratifs compétents (mémoire en réponse – Memorie van Antwoord, documents parlementaires, Chambre haute du Parlement (Kamerstukken I) 2005/2006, 30 091, C). Le 20 décembre 2005, à l’issue des débats, la Chambre haute du Parlement adopta la loi par 60 voix contre 11 (des membres présents et ayant pris part au vote). B. L’arrêté sur le logement de la municipalité de Rotterdam La version de 2003 L’arrêté sur le logement pris en 2003 par la municipalité de Rotterdam encadrait entre autres l’attribution des logements à loyer modique aux ménages à bas revenus en habilitant le bourgmestre et les échevins à délivrer des autorisations de résidence. Il était interdit d’emménager dans les zones classées sans autorisation de résidence lorsque le loyer était inférieur à un montant donné. L’arrêté définissait les critères à appliquer par le bourgmestre et les échevins pour la délivrance des autorisations de résidence ; figurait au nombre de ces critères une corrélation entre le loyer et le niveau de revenus ainsi qu’entre le nombre de pièces du logement en question et le nombre de personnes composant le ménage. Le 1er octobre 2004, la municipalité de Rotterdam prit à titre expérimental un arrêté disposant que seuls les ménages ayant des revenus compris entre 120 % du salaire minimum légal et le plafond retenu pour l’assurance maladie publique obligatoire (ziekenfondsgrens, soit environ le double du salaire minimum légal à l’époque) pouvaient prétendre à une autorisation de résidence leur permettant d’emménager dans un logement locatif à loyer modique. La version de 2006 En janvier 2006, l’arrêté de 2003 sur le logement fut amendé par l’adjonction de règles détaillées pour la mise en œuvre à l’échelon local de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines. Les règles pertinentes pour l’espèce faisaient écho à l’article 8 §§ 1 et 2 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (article 2.6 de l’arrêté de 2003 sur le logement). À l’arrêté de 2003 sur le logement vint se substituer, à compter du 1er janvier 2008, un nouvel arrêté sur le logement dans les zones classées de Rotterdam (Huisvestingsverordening aangewezen gebieden Rotterdam). Cet arrêté, qui est toujours en vigueur, comporte des dispositions qui correspondent à celles exposées au paragraphe précédent. C. Les décisions de classement Le 13 juin 2006, le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement classa au titre de l’article 5 de la loi précitée quatre quartiers de Rotterdam, dont celui de Tarwewijk, ainsi que plusieurs rues, pour une durée initiale de quatre ans. Ces zones classées sont généralement désignées par l’expression anglaise « hotspots », que l’on peut traduire par « quartiers sensibles » en français. En 2010, ces classements furent reconduits pour quatre années supplémentaires, et un cinquième quartier fut classé pour la première fois. D. L’avis de la Commission sur l’égalité de traitement La commission sur l’égalité de traitement (Commissie Gelijke Behandeling) était un organisme public mis en place en vertu de la loi générale sur l’égalité de traitement (Algemene wet gelijke behandeling). Cet organisme avait pour mission d’enquêter sur les allégations de distinctions directes et indirectes opérées entre des personnes. Absorbé par l’Institut néerlandais des droits de l’homme (College voor de Rechten van de Mens) en 2012, il cessa alors d’exister. En décembre 2004, la commission sur l’égalité de traitement fut sollicitée par la plateforme de coordination régionale du delta de la Meuse (Regioplatform Maaskoepel), une fédération de bailleurs sociaux opérant dans la région de Rotterdam, qui lui demanda de se pencher sur l’arrêté expérimental alors en vigueur à Rotterdam (paragraphe 34 ci-dessus). La commission décida d’inclure dans le champ de son examen le projet de loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, qui était alors débattu à la Chambre basse du Parlement. Tout en reconnaissant que le projet de loi ne s’appliquait pas à certaines catégories de cas couverts par l’arrêté expérimental, la commission estima qu’il devait entrer dans son examen puisqu’il pouvait être appliqué à des parties entières de la ville. La commission rendit son avis le 7 juillet 2005. Elle estima que les descendants d’immigrants non originaires d’Europe occidentale, comme les personnes d’origine (afkomst) turque, marocaine, surinamienne ou des Antilles néerlandaises, ou encore les familles monoparentales (c’est-à-dire des mères qui travaillaient et des mères qui percevaient des prestations sociales) étaient surreprésentés dans la catégorie des chômeurs et parmi les personnes gagnant moins de 120 % du salaire minimum légal. Pour cette raison, les mesures en cause constituaient selon elle une distinction indirecte fondée sur la race dans le cas des descendants d’immigrants non européens, et fondée sur le sexe dans le cas des mères qui avaient un emploi. Ces distinctions étaient à ses yeux injustifiées étant donné que d’autres mesures auraient pu être adoptées en lieu et place de celles en cause ; il aurait par exemple été possible d’exiger de la part des locataires potentiels qu’ils produisent des lettres de recommandation, de faire effectuer des contrôles réguliers par des fonctionnaires, d’améliorer la qualité de l’habitat, d’exproprier les propriétaires privés possédant des logements insalubres ou de leur racheter ces logements, de lutter contre les locations illégales et contre la sous-location et de poursuivre activement les locataires se livrant à des incivilités. La commission ajouta que le projet de loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines ne remédiait pas auxdites distinctions indirectes et que la justification avancée dans le rapport explicatif était trop générale. Le Gouvernement assure que la commission sur l’égalité de traitement s’est adressée par écrit à la Chambre basse du Parlement le 5 septembre 2005 en des termes « plus nuancés ». La Cour n’a toutefois pas reçu de copie de ce document. III. AUTRES FAITS A. Développements ultérieurs concernant la ville de Rotterdam Le rapport d’évaluation de 2007 À l’issue d’une année de mise en pratique de l’autorisation de résidence à Rotterdam, un rapport, établi à la demande du service de la construction et du logement de la ville (Dienst Stedebouw en Volkshuisvesting), fut publié le 6 décembre 2007 par le centre de recherche et de statistiques (Centrum voor Onderzoek en Statistiek). Ce bureau de conseil et de recherche recueillait des données statistiques et menait des recherches sur les évolutions constatées dans la région de Rotterdam notamment dans les domaines de la démographie, de l’économie et de l’emploi (« le rapport d’évaluation de 2007 »). Ce rapport relevait dans les quartiers « sensibles » un ralentissement des arrivées de nouveaux résidents tributaires des prestations sociales versées au titre de la loi sur le travail et l’aide sociale, mais naturellement pas un arrêt complet de ces arrivées, puisque les personnes vivant depuis au moins six ans à Rotterdam avaient la possibilité de s’y installer. Il en ressortait que, de juillet 2006 à fin juillet 2007, 2 835 demandes d’autorisation de résidence avaient été déposées. Sur ce total, 2 240 autorisations avaient été accordées, 184 avaient été refusées, 16 demandes avaient été rejetées car incomplètes et 395 étaient encore pendantes. La clause dérogatoire (article 8 § 2 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines) avait été activée dans 38 cas. Ce rapport indiquait par ailleurs que les trois quarts des autorisations de résidence accordées concernaient des logements donnés à bail par des propriétaires privés et que les autres (519) avaient été accordées par l’intermédiaire de bailleurs sociaux (woningcorporaties). Ces derniers sélectionnaient leurs locataires en respectant à la lettre les règles officielles, si bien qu’aucun cas de refus d’une autorisation de résidence à des candidats au logement social n’a été enregistré. Parmi les personnes qui s’étaient vu refuser une autorisation de résidence, 73 (40 % de tous les cas de refus) avaient pu trouver un logement ailleurs dans des délais assez brefs. Le rapport d’évaluation de 2007 fut présenté au conseil municipal le 15 janvier 2008. Le 24 avril 2008, le conseil municipal vota le maintien en l’état du système d’autorisation de résidence et commanda un nouveau rapport d’évaluation à remettre à la fin de 2009. Le rapport d’évaluation de 2009 Un deuxième rapport d’évaluation, demandé lui aussi par le service de la construction et du logement de la ville de Rotterdam, fut publié par le centre de recherche et de statistiques le 27 novembre 2009. Ce rapport couvrait la période courant de juillet 2006 à juillet 2009 (« le rapport d’évaluation de 2009 »), pendant laquelle se sont produits les événements dont la requérante tire grief. Il en ressort que, durant cette période, les bailleurs sociaux avaient loué 1 712 logements dans les zones concernées. Étant donné qu’ils ne pouvaient accepter comme locataires que des candidats répondant aux conditions requises pour l’obtention d’une autorisation de résidence, aucun cas de refus d’autorisation n’avait été enregistré dans cette catégorie. Sur les 6 469 demandes d’autorisation de résidence correspondant à des logements appartenant à des bailleurs privés, 4 980 avaient été acceptées (77 %), 342 refusées (5 %) et 296 étaient encore pendantes au début de juillet 2009. Par ailleurs, dans 851 cas (13 %), l’examen du dossier avait cessé avant l’adoption d’une décision, le plus souvent parce que ces demandes avaient été retirées ou abandonnées ; on peut supposer que nombre de ces demandes auraient en tout état de cause été rejetées. Par conséquent, compte non tenu des cas pendants, environ un cinquième des demandes de cette catégorie soit avaient fait l’objet d’un refus soit n’avaient pas abouti. Dans 63 % des cas, les demandes d’autorisation avaient été rejetées pour des motifs liés aux critères de revenus, parfois conjugués à un autre motif ; dans 56% des cas, le rejet de la demande était exclusivement motivé par le non-respect des critères de revenus. Sur 342 personnes s’étant vu refuser une autorisation de résidence, environ les deux tiers avaient réussi à trouver un logement dans un autre quartier de Rotterdam (47 %) ou ailleurs aux Pays-Bas (21 %). La clause dérogatoire avait été activée 185 fois, ce qui représentait 3 % du nombre total de demandes portant sur des logements appartenant à des bailleurs privés. Elle avait notamment été appliquée pour empêcher des squatters de prendre possession de logements laissés vacants (antikraak) et pour loger des immigrants clandestins qui avaient bénéficié d’une amnistie générale (generaal pardon), des personnes vulnérables qui avaient besoin de la présence d’une assistance à domicile (begeleid wonen), des communautés de personnes vivant dans des logements collectifs (woongroepen), des startups, des ménages qui avaient été contraints de quitter des logements insalubres voués à la rénovation ainsi que des étudiants étrangers. De plus, dans un tiers des cas, la clause dérogatoire s’était appliquée parce qu’il n’avait pas été pris de décision dans les délais voulus. Quatre indicateurs ont été retenus pour l’appréciation des effets de cette mesure : la proportion de résidents tributaires des prestations sociales, au titre de la loi sur le travail et l’aide sociale, rapportée à l’offre de logements convenables ; le sentiment de sécurité ; la qualité du tissu social ; et l’accumulation potentielle de problèmes de logement. a) Il a été observé que, parmi les zones où s’appliquait l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence, le nombre de nouveaux résidents tributaires des prestations sociales au titre de la loi sur le travail et l’aide sociale avait reculé plus rapidement dans les « quartiers sensibles » que dans d’autres parties de Rotterdam. De plus, le nombre de résidents percevant de telles prestations avait également diminué en proportion de la population totale de ces quartiers, même s’il était resté supérieur à celui observé ailleurs. b) Dans deux des zones dans lesquelles l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence avait été introduite, le sentiment de sécurité s’était amélioré plus rapidement que la moyenne mesurée pour Rotterdam. Une amélioration de cet indicateur avait été dans un premier temps relevée à Tarwewijk, mais le sentiment de sécurité y était ensuite retombé au niveau auquel il se situait avant l’introduction de la mesure. Cet indicateur avait même affiché un net recul dans un autre quartier. Toutes les zones dans lesquelles s’appliquait l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence étaient perçues comme beaucoup moins sûres que Rotterdam dans son ensemble. c) Concernant la qualité du tissu social, des progrès avaient été observés dans la plupart des zones de Rotterdam où des problèmes existaient précédemment, et notamment à Tarwewijk. Ce rapport notait néanmoins que l’effet produit par l’autorisation de résidence à cet égard était minime, car cette disposition avait une incidence sur la sélection des nouveaux résidents mais non sur les résidents vivant déjà dans ces zones. d) Les problèmes de logement, définis en termes de taux de rotation des occupants, de vacance des logements et d’évolution des prix de l’immobilier résidentiel, avaient quelque peu augmenté dans les zones concernées, et notamment à Tarwewijk, mais dans l’ensemble à un rythme plus lent qu’ailleurs. Les raisons évoquées dans le rapport pour expliquer cette augmentation sont un afflux d’immigrants pour la plupart d’origine extra-européenne (nieuwe Nederlanders ou « nouveaux Néerlandais ») et de nouveaux résidents temporaires venus d’Europe centrale et orientale ; ces derniers, en particulier, séjournaient en général moins de trois mois dans ces quartiers avant de partir s’installer ailleurs, et leur activité économique était plus difficile à étudier car beaucoup d’entre eux travaillaient à leur compte. Les bailleurs sociaux tendaient à voir dans l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence une corvée qui occasionnait un surcroît de travail administratif. Ils considéraient plutôt cette mesure comme un instrument utile pour lutter contre les abus commis par les propriétaires privés, à condition qu’elle soit appliquée activement et que les procédures administratives soient simplifiées. D’autres professionnels du secteur du logement opérant à Rotterdam mentionnaient l’effet dissuasif produit par cette mesure sur les nouveaux candidats à l’installation dans les zones concernées. Le rapport suggérait que l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence n’était peut-être plus nécessaire pour l’un des quartiers sensibles existants (pas Tarwewijk). En revanche, cinq autres quartiers de Rotterdam affichaient des scores élevés pour trois indicateurs, et un sixième dépassait les valeurs critiques pour les quatre indicateurs. Le rapport d’évaluation de 2011 Un troisième rapport d’évaluation, demandé celui-ci par le service de développement de la ville de Rotterdam (département du logement), fut publié en août 2012 par le centre de recherche et de statistiques (deuxième édition révisée). Ce rapport couvrait la période comprise entre juillet 2009 et juillet 2011 (« le rapport d’évaluation de 2011 »). Ce rapport, qui se fondait sur les indicateurs et la méthodologie déjà utilisés pour le rapport précédent, concluait que le système d’autorisation de résidence devait être maintenu à Tarwewijk et dans deux autres zones (dont une dans laquelle il avait été introduit dans l’intervalle, en 2010) et qu’il devait être supprimé dans deux autres zones et introduit dans une zone dans laquelle il n’était pas encore en vigueur. Évaluation de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines Le 18 juillet 2012, le ministre de l’Intérieur et des Relations au sein du Royaume (Minister van Binnenlandse Zaken en Koninkrijksrelaties) adressa à la Chambre basse du Parlement un rapport d’évaluation distinct portant sur l’efficacité de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines et ses effets sur le terrain, conformément à l’article 17 de cette loi. La missive du ministre exposait l’intention du gouvernement de présenter un projet de loi visant à prolonger la validité de cette loi. Un certain nombre de villes concernées avaient formulé des requêtes à cet effet. Le ministre observait que toutes les villes concernées n’avaient pas fait usage de l’ensemble des possibilités que leur offrait ce texte ; en particulier, seule la ville de Rotterdam recourait aux autorisations de résidence pour sélectionner les nouveaux résidents de zones données. Cette missive était accompagnée d’un exemplaire du rapport d’évaluation de 2009 et d’une lettre du bourgmestre et des échevins de Rotterdam qui expliquait, entre autres, qu’il était souhaitable de prolonger au-delà des deux périodes initiales de quatre ans le classement des zones dans lesquelles s’appliquait l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence : cette mesure était en effet considérée comme une réussite, et un plan sur vingt ans de rénovation à grande échelle du logement et des infrastructures (le « programme national de saut qualitatif dans le sud de Rotterdam » – Nationaal Programma Kwaliteitssprong Rotterdam Zuid – voir ci-dessous) avait été lancé en 2011 dans les quartiers sud de Rotterdam. Le programme national de saut qualitatif dans le sud de Rotterdam Le 19 septembre 2011, le ministre de l’Intérieur et des Relations au sein du Royaume (au nom du gouvernement), le bourgmestre de Rotterdam (au nom de la municipalité de Rotterdam) ainsi que les présidents d’un certain nombre de quartiers (deelgemeenten) du sud de Rotterdam, d’organismes de logement social et d’établissements d’enseignement signèrent le programme national de saut qualitatif dans le sud de Rotterdam. Ce document dressait l’inventaire des problèmes sociaux dont souffraient les agglomérations urbaines du sud de Rotterdam, qu’il proposait de résoudre en améliorant les possibilités éducatives et économiques et en rénovant ou, si nécessaire, en remplaçant les logements et les infrastructures. Ce programme devait prendre fin en 2030. Le 31 octobre 2012, le ministre de l’Intérieur et des Relations au sein du Royaume, l’échevin de Rotterdam chargé du logement, de l’aménagement du territoire, de l’immobilier et de l’économie locale (wethouder Wonen, ruimtelijke ordening, vastgoed en stedelijke economie) ainsi que les présidents de trois organismes de logement social opérant à Rotterdam signèrent un « accord concernant l’élan financier à donner au saut qualitatif au sud de Rotterdam (2012-2015) » (Convenant betreffende een financiële impuls ten behoeve van de Kwaliteitssprong Rotterdam Zuid (2012-2015)). Cet accord prévoyait une révision, à budgets constants, des priorités du financement public des chantiers de construction de logements et d’infrastructures dans le sud de Rotterdam, ainsi qu’un investissement supplémentaire ponctuel de 122 millions d’euros (EUR). Sur cette somme, la municipalité de Rotterdam affectait 23 000 000 EUR à cette fin jusqu’en 2014 et 10 000 000 EUR devaient venir s’y ajouter pour la période commençant en 2014. Ces fonds devaient servir à rénover ou à remplacer 2 500 logements dans le sud de Rotterdam. L’État s’engageait à verser 30 000 000 EUR. Le reste devait être investi par les organismes de logement social dans des projets relevant de leur champ d’action respectif. B. Les évolutions ultérieures de la législation La loi prolongeant les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines Le 19 novembre 2013, le gouvernement présenta un projet de loi proposant d’amender la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement 2013/2014, 33 797, no 2). Selon le rapport explicatif, ce texte visait à donner aux municipalités le pouvoir de lutter contre les abus commis dans le secteur locatif privé, à élargir leurs pouvoirs d’exécution et à rendre possibles de nouvelles prolongations de ces mesures spéciales. La loi prolongeant les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (Wet uitbreiding Wet bijzondere maatregelen grootstedelijke problematiek) entra en vigueur le 14 avril 2014. Elle permit de prolonger le classement de zones particulières en vertu de l’article 8 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines la veille de la date d’expiration de ce classement. Elle autorise la reconduction du classement par périodes successives de quatre ans (article 5 § 2 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, telle qu’amendée). L’amendement de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines en relation avec l’attribution sélective de logements visant à limiter les nuisances et la délinquance Un autre projet de loi a été présenté le 8 octobre 2015 (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement 2015/2016, 34 314, no 2). Ce texte vise à donner aux municipalités le pouvoir de refuser une autorisation de résidence aux personnes présentant des antécédents judiciaires. Selon son rapport explicatif (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement 2015/2016, 34 314, no 3), il est destiné à fournir une base légale aux mesures susceptibles de constituer une atteinte au droit de choisir librement sa résidence garanti par l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention et par l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et, puisque les mesures en question impliqueront par nécessité la communication de renseignements de police aux autorités locales, une atteinte au droit au respect de la vie privée garanti entre autres par l’article 8 de la Convention, par l’article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et par l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Ce texte est actuellement en cours d’examen devant la Chambre basse du Parlement. C. Événements ultérieurs concernant la requérante Le 27 septembre 2010, la requérante emménagea dans un logement locatif situé dans la commune de Flardingue. Cette commune fait partie de la région métropolitaine de Rotterdam. Le 25 mai 2011, la requérante atteignit le seuil des six années de résidence dans la région métropolitaine de Rotterdam. À partir de cette date, elle pouvait donc prétendre à s’installer dans l’une des zones classées en vertu de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, indépendamment de ses sources de revenus. D. Autres informations soumises par les parties Le Gouvernement assure qu’à l’époque des événements litigieux, de 2007 à 2010, le logement sis rue A. qu’occupait alors la requérante n’a fait l’objet d’aucune demande de permis de rénover ou de construire et qu’aucun permis n’avait non plus été sollicité avant 2007. IV. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT L’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques se lit ainsi : « 1. Quiconque se trouve légalement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence. Toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien. Les droits mentionnés ci-dessus ne peuvent être l’objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui, et compatibles avec les autres droits reconnus par le présent Pacte. Nul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1962 et réside à Sofia. A. Les activités professionnelles du requérant Dans les années 1980, le requérant débuta sa carrière professionnelle au sein du ministère de l’Intérieur. Jusqu’en 1989, il fut membre du groupe d’intervention antiterroriste du ministère. En 1990, il obtint le grade d’officier au ministère et un diplôme universitaire d’économie. En 1992, il démissionna de son poste. Puis, dans les années 1990, il exerça plusieurs activités dans le milieu des affaires, du sport, de l’enseignement supérieur et de la vie associative : entrepreneur, enseignant universitaire, membre actif d’une association d’entrepreneurs. En 2001, il fut recruté par l’Agence nationale de sécurité en tant qu’agent d’infiltration et, plus tard, en tant qu’expert. Il mit fin à ses engagements avec les services de sécurité de l’État bulgare en 2009. B. L’opération « Pieuvre », l’arrestation du requérant et les poursuites pénales menées à son encontre Au petit matin du 10 février 2010, les forces spéciales du ministère de l’Intérieur lancèrent une opération d’envergure visant à l’arrestation des membres d’un groupe de type mafieux soupçonnés d’avoir organisé et dirigé un vaste réseau de prostitution et d’être mêlés à différentes affaires d’extorsion, d’appropriation de fonds publics, de racket, de fraude fiscale et de blanchiment d’argent. L’opération fut baptisée « Pieuvre » et reçut une large couverture médiatique. Certains groupes d’intervention du ministère furent accompagnés de caméramans et de photographes lors de l’arrestation des différentes personnes soupçonnées d’appartenir à cette organisation. Plusieurs photographies des personnes arrêtées furent publiées dans la presse écrite et parurent sur des sites Internet. Le requérant fut arrêté à son domicile, dans le cadre de cette opération policière, le 10 février 2010. Son arrestation fut filmée et l’enregistrement fut transmis aux médias. Cet enregistrement fut largement utilisé par les chaînes de télévision et les sites d’information en ligne. Le requérant a présenté une copie de l’enregistrement vidéo de son arrestation. Celui-ci est composé de plusieurs séquences filmées sur les différents lieux des arrestations et perquisitions effectuées au cours de l’opération « Pieuvre ». Le visage et la tête du requérant n’ayant pas été floutés, il est reconnaissable sur les séquences suivantes. Dans la première séquence, filmée à l’intérieur de la maison du requérant, on aperçoit trois agents spéciaux cagoulés qui pointent leurs armes en direction d’un escalier intérieur. L’un des agents crie « Haut les mains ! Recule ! ». Le requérant apparaît sur l’escalier en reculant. Il porte un jean et un tee-shirt à manches courtes et tient ses mains levées. La séquence suivante montre le requérant, allongé par terre, face contre le sol, et entouré de plusieurs agents spéciaux. L’un des agents l’interpelle à haute voix, tandis qu’un autre agent lui menotte les poignets derrière le dos. La troisième séquence montre le requérant menotté et allongé face contre le sol. Le 10 février 2010, le requérant fut inculpé pour avoir organisé et dirigé un groupe criminel armé ayant pour activités principales le recel de biens volés, la fraude fiscale, le proxénétisme et le racket. Par la suite, il fut inculpé de plusieurs autres infractions pénales : le 22 mars 2010, d’un chef d’extorsion par violence ; les 22 mars et 9 août 2010, de deux chefs d’extorsion par menace ; le 30 mars 2010, d’un chef de divulgation d’informations classifiées obtenues dans le cadre de ses fonctions d’expert à l’Agence nationale de sécurité. Le 12 février 2010, le requérant fut placé en détention provisoire et, le 13 octobre 2010, il fut assigné à son domicile. Il ressort des documents du dossier que les charges retenues à l’encontre du requérant ont fait l’objet de deux procédures pénales distinctes. La première procédure, concernant les charges d’organisation d’un groupe ayant pour activité principale l’évasion fiscale, fut clôturée le 27 février 2014. D’après les dernières informations reçues des parties, en date du 11 septembre 2014, la deuxième procédure pénale, qui regroupait plusieurs charges d’organisation d’un groupe criminel, d’extorsion et de divulgation d’informations classifiées, était pendante en première instance. C. Les propos des responsables politiques et des magistrats relatifs aux poursuites pénales dirigées contre le requérant Les propos du ministre de l’Intérieur En février 2010, le ministre de l’Intérieur, Ts. Ts. donna plusieurs interviews pour la presse écrite et les médias électroniques concernant l’opération « Pieuvre ». Le 11 février 2010, le quotidien national Standart publia l’interview suivante avec le ministre que celui-ci avait donné la veille : « Question : Est-ce que Alexey Petrov est parmi les personnes arrêtées ? Réponse : Je ne confirmerai pas et je ne démentirai pas la détention d’Alexey Petrov. Je peux tout de même vous dire que les détenus faisaient partie d’un groupe criminel bien hiérarchisé qui commettait des crimes depuis plus de dix ans. (...) Q. : De quoi s’agit-il exactement ? R. : Il s’agit d’un groupe criminel extrêmement bien organisé, [agissant] sur le territoire du pays, qui a réussi à créer dans les dix dernières années « la pieuvre », dont on parle aujourd’hui (...), par fraude à la TVA, blanchiment d’argent, trafic d’influence et tout ce qui est lié à cette partie du code pénal. (...) Q. : Qui est au sommet de cette pyramide ? R. : Je ne dirai pas, pour l’instant, qui se trouve au sommet de la pyramide. Je peux dire que tous les [individus] arrêtés hier soir et aujourd’hui sont des personnes qui se trouvent aux niveaux élevés de cette organisation criminelle hiérarchisée. Vous savez que ce matin ont été arrêtés les frères Dambov qui étaient à l’entrée et à la sortie de [l’usine] « Kremikovtsi » ces dernières années, mais aussi le « Tracteur », « Marcello » (...) » Le 12 février 2010, dans les couloirs de l’Assemblée nationale, le ministre répondit aux questions de journalistes à propos de l’opération « Pieuvre ». Plus tard dans la journée, lors d’un déplacement en province, il s’exprima également devant les médias sur le même sujet. Le 13 février 2010, le quotidien national 24 chasa publia un article sur les propos du ministre, dont la partie pertinente en l’espèce se lisait ainsi : « Ts. a conclu que « la force de Petrov est extrêmement grande » et que sans l’opération en cause « la pieuvre aurait beaucoup plus grandi ». Le ministre n’a pas confirmé le lien entre cette opération et l’opération nommée « Les effrontés ». Cependant, il a affirmé que : « Le simple fait qu’au cours des derniers jours on ne parle pas des autres membres du groupe, mais uniquement de Alexey Petrov, indique qu’il est placé beaucoup plus haut. » Le 15 février 2010, le quotidien 24 chasa publia une interview avec le ministre, dont la partie pertinente en l’espèce se lisait ainsi : « Journaliste : Monsieur le ministre Ts., qui est à la tête de « la pieuvre », Alexey Petrov ou quelqu’un d’autre ? Ministre : Il est la figure respectée dans le processus de mise en place de ce groupe criminel hautement hiérarchisé et il a joué un rôle essentiel partout. L’enquête déterminera s’il y avait quelqu’un au-dessus de lui. (...) » Le même jour, le quotidien Standart publia les propos suivants tenus par le ministre : « Dans les deux opérations « Les effrontés » et « Pieuvre », on retrouve les mêmes personnes. Un exemple typique est H. Tout le monde sait qui est la personne qui contrôle la plupart des gens dans les milieux de l’assurance et des vols de voitures. Mais les agissements de H. ne sont pas [faits] à l’insu de celui qui se trouve au niveau supérieur, et c’est notamment Alexey Petrov, alias « le Tracteur ». (...) Le fait qu’Alexey Petrov a été agent d’infiltration n’est que de la poudre aux yeux. On peut affirmer sans hésitation que la mafia a fait infiltrer l’un de ses hommes dans l’État. (...) » Les propos des autres responsables politiques Le 18 février 2010, le quotidien Standart publia les propos suivants du secrétaire du ministère de l’Intérieur : « Nos petits films (sur les opérations policières « Les effrontés » et « Pieuvre ») sont parmi les plus vus sur YouTube. Nous avons battu les compagnies cinématographiques. » Le 19 février 2010, le site d’information en ligne www.vsekiden.com publia des propos tenus par le Premier ministre sur la décision de la cour d’appel de Sofia de libérer une partie des personnes arrêtées au cours de l’opération « Pieuvre ». La partie pertinente en l’espèce de l’article se lisait ainsi : « Je ne veux pas commenter les décisions du tribunal, c’est ainsi qu’ils ont raisonné, c’est ainsi qu’ils ont décidé », c’était le commentaire du Premier ministre B.B. concernant la décision de la cour d’appel de Sofia de libérer cinq des personnes arrêtées au cours de l’opération policière « Pieuvre ». Les seuls qui demeurent derrière les barreaux sont l’ex-agent de l’Agence nationale de sécurité Alexey Petrov, présumé être le fondateur et le dirigeant du groupe criminel, et l’homme d’affaires M.D. D’après B., le fait qu’il y ait des personnes maintenues en détention signifie que les preuves rassemblées à l’heure actuelle sont suffisantes. » Le même article citait également les propos suivants de V.S., leader du parti politique Ataka, député à l’Assemblée nationale et membre de la commission parlementaire pour le contrôle des activités de l’Agence nationale de sécurité : « L’opération « Pieuvre » doit être menée jusqu’au bout », a insisté le leader d’Ataka. « Ce que Alexey Petrov a affirmé hier ne correspond pas à la réalité. (...) Cet homme adore l’exagération et s’attribue un rôle qui est plus légendaire que le sien. Ce sont des spéculations. Il ne fait que spéculer en affirmant que c’est une affaire politique. C’est une véritable affaire criminelle, de banditisme et de gangsters. » Le 27 mai 2010, le site d’information en ligne www.news.bg publia les propos suivants de I.K., président du parti politique DSB, également député à l’Assemblée nationale et membre de la commission parlementaire pour le contrôle des activités de l’Agence nationale de sécurité : « Alexey Petrov est devenu dangereux après son entrée à l’Agence nationale de sécurité ». Ceci a été affirmé par I.K. après la réunion de la commission parlementaire pour le contrôle de l’Agence. (...) « Alexey Petrov reçoit l’accès aux informations classifiées et c’est à [partir de] ce moment-là qu’il accède au pouvoir. C’est alors qu’il est capable de porter préjudice (...) à l’État. » Les propos des magistrats du parquet a) Les propos du procureur général B.V. Le 18 février 2010, le quotidien national Trud a publié une interview avec le procureur général B.V., dont la partie pertinente en l’espèce se lisait comme suit : « Question : Donc, il n’est pas vrai que, d’abord, vous arrêtez les gens et que c’est seulement après que vous rassemblez des preuves ? Réponse : Au cours des derniers jours, on a recueilli énormément de dépositions, de documents, d’autres indices qui ont confirmé que notre pronostic initial concernant la commission d’actes criminels était justifié. Celui-ci s’est même révélé assez minimaliste. (...) Il est important que des gens nous aient rencontrés et qu’ils nous aient révélé (...) un même schéma de racket et de violence. (...) Il y a également des preuves suffisamment révélatrices d’une activité économique et financière de grande envergure (...). Q. : Et tout cela a pour héros principal Alexey Petrov ? R. : Les héros principaux sont Alexey Petrov et tous les autres membres du groupe criminel organisé. Vous me demanderez probablement si ce sont toutes les personnes impliquées. Je vous répondrai que je ne crois pas que ce soient tous les participants. Mon pronostic est que le cercle de ces personnes s’élargira. Q. : Est-il vrai que Alexey Petrov a emporté des documents classifiés de l’Agence nationale de sécurité ? R. : Je ne suis pas sûr de la manière dont je dois interpréter les agissements de Alexey Petrov à l’Agence nationale de sécurité à la lumière du fait qu’on a retrouvé à son bureau beaucoup de documents classifiés (...). À mon avis, c’est suffisant pour sortir du champ des suspicions et des spéculations et de parler de faits avérés. (...) Nous allons méticuleusement chercher à établir [pourquoi] des documents classifiés des services secrets se trouv[ai]ent dans le bureau de Petrov. (...) » Le 10 mars 2010, le site d’information en ligne www.focus-news.net publia les propos suivants du procureur général concernant l’arrestation et la détention de Alexey Petrov : « C’est la pratique dans le système judiciaire, les suspects sont détenus jusqu’au rassemblement de suffisamment de preuves sur une activité criminelle. C’est difficile de travailler contre les organisations criminelles. » Le 23 avril 2010, le quotidien 24 chasa publia une interview avec le procureur général dont la partie pertinente en l’espèce se lisait comme suit : « Question : Alexey Petrov est à la tête d’une seule des pieuvres ? Réponse : Figurativement parlant, chaque pieuvre (...) a son propre Alexey Petrov. Ne personnifions pas ! » b) Les propos du procureur général adjoint B.N. Le 17 mars 2010, le site d’information en ligne www.focus-news.net avait publié une interview avec le procureur général adjoint B.N. La partie pertinente en l’espèce de l’interview se lisait comme suit : « Journaliste : (...) L’opération « Pieuvre » – quand est-ce qu’il y aura un acte d’accusation et contre qui ? Procureur général adjoint : Les actes d’accusation (...) ne seront pas prêts dans les deux ou trois mois à venir (...). J. : Pourquoi ces gens ont-ils été arrêtés avant même le recueil de preuves (...) ? P. : Nous avons recueilli suffisamment de preuves pour demander le placement en détention provisoire. J. : Actuellement il n’y a que deux détenus ! P. : L’enquête avance ; elle concerne les crimes les plus graves ; il s’agit de racket, d’extorsions (...). J. : Alexey Petrov, comment a-t-il eu ses millions ? P. : Il y a plusieurs manières d’accumuler de l’argent – certaines sont légales, la plupart ne le sont pas. J. : Quelles sont les voies illégales qu’il a utilisées ? P. : (...) appropriation d’entreprises par utilisation de la violence, appropriation des activités de certaines personnes (...) c’est ce que nous avons comme informations pour l’instant. (...) J. : Est-ce qu’il est sûr qu’il y a eu des personnes au-dessus de Alexey Petrov qui l’ont protégé ? P. : À mon avis, il n’est pas possible que cela soit autrement. J. : Ministres adjoints, ministres, des personnes placées plus haut ? P. : (...) il y a eu une activité criminelle pendant des années (...) qui était visible (...), il y a eu plusieurs plaintes adressées au ministère de l’Intérieur, au parquet et rien n’a été fait. Tout cela fait l’objet de notre analyse à l’heure actuelle. » Le 18 mars 2010, le quotidien 24 Chasa publia les propos suivants du procureur général adjoint : « Journaliste : Est-ce que Alexey Petrov est intouchable ? Procureur général adjoint : Comme vous le savez bien, Alexey Petrov était expert dans une des organisations étatiques les plus puissantes, il a participé à une des plus grandes compagnies d’assurance. Le fait que les forces de l’ordre ont trouvé suffisamment de données sur la commission de crimes, [qu’elles] les ont étayées par des preuves et [qu’elles] ont continué l’enquête est suffisamment révélateur. Il ne faut pas qu’il y ait des gens qui se considèrent comme étant intouchables (...) On peut participer à la vie économique et politique du pays, mais cela doit être fait dans les règles. » c) Les propos du chef du parquet de la ville de Sofia Le 18 février 2010, le quotidien Sega avait publié les propos suivants du chef du parquet de la ville de Sofia, N.K. : « Dix nouveaux témoins ont fait des dépositions en faveur de l’accusation pour organisation d’un groupe criminel, racket, extorsion, évasion fiscale (...) contre l’exconseiller de l’Agence nationale de sécurité Alexey Petrov et six de ses acolytes. Quand le leader d’un groupe criminel est détenu, les témoins deviennent plus courageux. » d) Les propos du procureur S.K. L’un des procureurs chargés de l’instruction criminelle ouverte à la suite de l’opération « Pieuvre », S.K., fut également sollicité par différents médias. L’extrait pertinent en l’espèce d’une interview avec ce procureur, publiée le 12 juillet 2010 sur le site Internet du quotidien 24 chasa, se lisait comme suit : « Question : (...) Votre carrière, dépend-elle de l’issue de cette affaire ? Réponse : (...) Je n’ai pas de soucis de point de vue professionnel. Les preuves sont nombreuses. (...) Il y a huit inculpés. Alexey Petrov et M.D. sont actuellement placés en détention. Les accusations portées à leur encontre concernent une participation à une organisation criminelle, ayant commis un large éventail de crimes : blanchiment d’argent, extorsions, proxénétisme (...) Q. : Est-ce qu’il y a des preuves pour évasion fiscale, pour des caisses noires (...) ? R. : Les témoins révèlent des [scénarios] d’accumulation de capitaux illégaux. L’un de ces [scénarios était mis en œuvre] dans [le cadre des] compagnies de taxi que l’on peut mettre en relation avec Alexey Petrov. (...) Une autre partie [des capitaux] était accumulée par le racket (...). Q. : Combien y-a-t-il de cas de racket prouvés ? R. : Il y a deux chefs d’accusation pour extorsion contre Petrov. (...) Q. : On vous reproche [le fait] que la plupart de vos témoins sont des ex-associés ou des ex-employés de Petrov (...). R. : C’est vrai (...) Certains témoins affirment qu’ils ont été battus par Petrov. Q. : Par lui, en personne ? R. : Oui, dans son bureau, le plus souvent en privé. (...) Petrov est sportif et karatéka. Dans certains cas de figure, il a utilisé ce savoir-faire pour maltraiter ses victimes. (...) Q. : Alexey Petrov est accusé d’être l’organisateur du groupe, quel est le rôle des autres accusés ? R. : En Italie, on connaît des groupes criminels familiaux. (...) Ailleurs, en Russie, en Chine et au Japon, il existe des groupes paramilitaires qui sont plus disciplinés. Les gangs en Bulgarie sont proches du modèle russe (...). En ce qui concerne Alexey Petrov et les autres, les preuves révèlent un groupe criminel complexe, à plusieurs niveaux (...) Q. : Quels sont les capitaux dont disposait Petrov ? R. : Nous avons découvert vingt-sept comptes bancaires à son nom en Bulgarie. (...) Il est riche et ce n’est pas un secret (...). Q. : Pourquoi alors avait-il besoin de s’approprier les entreprises et les biens des autres ? R. : Il affirme que c’étaient les autres qui l’approchaient pour lui demander ses services. Il est intéressant d’observer que les premières offres de collaboration dans les affaires sont pour une participation paritaire – 50/50. Voici un exemple. À la suite d’une entente préalable de collaboration avec Petrov, le témoin reçoit un contrat prévoyant une participation 30/70, en sa défaveur. Il signe (...) [Lui et Petrov] créent ensemble une société. Celle-ci lie ses activités avec une autre société contrôlée par Petrov. Les biens produits [par la première société] sont livrés à la deuxième société, mais l’argent n’est pas transféré dans le sens inverse. La société accumule les dettes (...). L’histoire se termine toujours par un entretien dans les bureaux près de la piscine « Spartacus ». » II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Le droit et la jurisprudence internes pertinents en matière de responsabilité de l’État pour dommages et de protection de la bonne réputation de l’individu se trouvent résumés dans l’arrêt Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, §§ 67 et 70-74, CEDH 2013). Les articles 240 et 241 du code de procédure pénale prévoient la possibilité de procéder à des enregistrements vidéo des interrogatoires et des autres mesures d’instruction (действия по разследването) effectuées au stade de l’instruction préliminaire. En vertu de l’article 198, alinéa 1 du même code, les pièces du dossier de l’instruction ne peuvent pas être divulguées sans l’autorisation du procureur. En vertu de l’article 150з du règlement d’application de la loi de 2006 sur le ministère de l’Intérieur, en vigueur à l’époque des faits pertinents, la direction « Service de presse et relations publiques » du ministère était chargée d’informer le public du fonctionnement du ministère et d’assurer la publicité et la transparence de ses activités.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1966. Il est actuellement incarcéré à la prison de Komotini. A. La détention provisoire du requérant et les soins prodigués en raison de son état de santé Soupçonné de trafic de stupéfiants, le requérant fut arrêté le 23 octobre 2012 et détenu provisoirement jusqu’au 28 avril 2013, en vertu d’un mandat du 25 octobre 2012, dans les locaux de différents commissariats de police de Thessalonique. Le mandat précisait qu’il y avait des indices sérieux de culpabilité du requérant pour complicité de crime de trafic de stupéfiants et que compte tenu de la grande quantité de cannabis en cause ainsi que de l’action coordonnée de plusieurs complices, il était possible que si le requérant était mis en liberté, il risquait de commettre d’autres infractions de la même nature. Le 29 avril 2013, il fut transféré à la prison de Diavata de Thessalonique. Lors de son admission, le requérant fut examiné par le médecin de la prison conformément à l’article 27 § 2 du code pénitentiaire. Afin d’avoir un meilleur aperçu de l’état de santé du requérant, le médecin de la prison sollicita certains avis médicaux de l’hôpital universitaire de Larissa. Le requérant y fut hospitalisé du 2 au 16 juin 2013. Il fut constaté qu’il souffrait de pancréatite aigüe (depuis 2006) et d’une hernie ombilicale et qu’il était en surpoids. Les médecins lui prescrivirent un traitement pharmaceutique et un nouvel examen dans quelques semaines. Le 25 juin 2013, le requérant fut transféré à la clinique chirurgicale de l’hôpital « Aghios Dimitrios » de Thessalonique où il subit, le 16 juillet 2013, une intervention pour son hernie ombilicale. Le Gouvernement affirme que dès son retour à la prison, le 19 juillet 2013, le requérant fit l’objet d’un suivi constant pendant sa convalescence. Le 25 août 2013, le requérant présenta des symptômes de vertige, de transpiration et d’engourdissement. Il fut admis à la clinique neurologique de l’hôpital « Ippokrateio » de Thessalonique où on lui diagnostiqua une attaque cérébrale. Il y resta hospitalisé jusqu’au 30 août 2013. Dans un document interne à l’hôpital daté du 29 août 2013, en vue de l’examen du requérant, le médecin responsable notait : « Le malade n’a fait l’objet d’aucun soin médical de sorte que même la préparation pour effectuer l’examen reste impossible. L’échographie du cœur exigeant un contact direct entre le médecin et le malade, en particulier pendant les mois d’été, il faudrait veiller à ce que les groupes vulnérables (personnes âgées, obèses, malades sans famille) reçoivent des soins, changent de vêtements, prennent un bain afin qu’ils soient propres et prêts pour un examen clinique et biologique. L’aspect du malade constitue une atteinte à sa dignité, mais aussi à celle du personnel du service de l’échographie à qui l’examen a été demandé. » À la sortie du requérant, dans une note établie par les médecins de l’hôpital, ceux-ci recommandèrent un traitement pharmaceutique, des séances de physiothérapie et un contrôle régulier de la tension artérielle et de la glycémie. Il y était aussi précisé qu’une prescription avait été donnée au requérant pour la fourniture d’une canne spéciale à trois pieds (afin de lui permettre de marcher de manière plus stable). La carte de santé du requérant dans la prison démontre que du 9 septembre 2013 au 22 janvier 2014, on lui mesura la tension artérielle à 27 reprises et la glycémie à 18 reprises. Toutefois, le requérant affirme qu’on ne lui administra pas le traitement pharmaceutique prescrit par l’hôpital ni les séances de physiothérapie et que la canne n’a jamais été fournie. Le médecin visiteur de la prison lui expliqua oralement que la prison n’avait pas les moyens financiers de lui fournir ces médicaments. Le requérant prétend aussi qu’il demanda plusieurs fois à compter du 4 février 2013 qu’on lui serve des repas sans sucre ni sel, mais ne reçut jamais aucune réponse. Selon le Gouvernement, à son retour à la prison, le requérant suivit le traitement pharmaceutique prescrit par les médecins de l’hôpital et fit aussi l’objet de contrôles réguliers de sa tension artérielle et de sa glycémie. Ni les médecins de l’hôpital, ni celui de la prison ne recommandèrent un régime alimentaire spécifique pour le requérant. Le Gouvernement affirme que le certificat médical envoyé par le directeur de la clinique neurologique aux autorités de la prison ne contenait aucune recommandation pour des soins de physiothérapie et le requérant lui-même n’en réclama pas. Le 1er octobre 2014, le requérant subit une deuxième attaque et fut transféré à l’hôpital « Ippokrateio ». B. La demande de mise en liberté du requérant et sa condamnation Le 4 février 2013, le requérant demanda sa mise en liberté sous condition. Dans sa demande, il soulignait qu’en cas de maintien en détention, son intégrité physique serait en danger car il souffrait de pancréatite aigüe et était soumis à un traitement médical et à un régime alimentaire spécial. Toutefois, la détention du requérant fut prolongée par les décisions no 294/2013 et no 662/2013 de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Thessalonique, jusqu’au maximum prévu par l’article 6 § 4 de la Constitution. Par une décision no 207/2013 du président de la cour d’appel de Thessalonique, le requérant fut renvoyé en jugement par citation directe. Le 23 octobre 2013, soit deux jours avant la fin du délai maximum de détention provisoire permis par la Constitution, le requérant demanda sa mise en liberté sous condition devant la chambre d’accusation de la cour d’appel de Thessalonique. Sa demande était fondée pour l’essentiel sur son état de santé. Il affirmait que l’absence de suivi de sa pancréatite avait endommagé des organes vitaux et fait naître de nouvelles pathologies. Il soulignait qu’il souffrait de diabète, d’hyperlipidémie et d’hypertension artérielle, ce qui rendait nécessaire un régime alimentaire sans matières grasses, ni sucres, des contrôles médicaux fréquents ainsi qu’un traitement pharmaceutique approprié. Il soulignait aussi qu’à la suite de l’accident cérébral et de son hospitalisation, il avait des problèmes de motricité qui ne pouvaient être traités que par des séances de physiothérapie. Toutefois, ces séances ne pouvaient pas être pratiquées en prison. Le requérant alléguait, en outre, que son maintien en détention jusqu’à la date de l’audience (le 19 février 2014) entrainerait des conséquences irréparables pour sa santé car aucune des recommandations médicales n’était respectée en prison et les conditions de sa détention étaient inhumaines, notamment en raison du surpeuplement de sa cellule et de l’absence de toute ventilation de celle-ci. Il précisait qu’il n’y avait aucun contrôle de son hypertension artérielle et de son diabète et que les médicaments prescrits par les médecins de l’hôpital ne lui étaient pas administrés : la prison de Diavata manquait de médicaments, de médecins et de personnel soignant. Au lieu de suivre le régime alimentaire qui lui était prescrit, il devait se nourrir pour survivre avec des aliments contre-indiqués dans son état. Dans sa proposition à la chambre d’accusation, le procureur se déclara favorable au remplacement de la détention par des mesures moins restrictives (interdiction de sortie du territoire, versement d’une caution de 2 000 euros et présentation à un commissariat de police une fois par mois), en raison, notamment, de l’état de santé du requérant, du fait qu’il avait une résidence connue à Larissa et qu’il n’avait pas commis de délits dans le passé. Plus précisément, quant à l’état de santé, le procureur exposait l’historique médical du requérant et soulignait qu’outre le traitement pharmaceutique, les médecins traitants avaient prescrit des séances de physiothérapie et la fourniture d’une canne appropriée. Par une décision no 792/2013 du 20 décembre 2013, la chambre d’accusation n’entérina pas la proposition du procureur et ordonna le maintien en détention du requérant. Elle considéra que les conditions ayant entraîné la mise en détention du requérant continuaient à être réunies : les caractéristiques de l’infraction dont il était accusé laissaient présager que si le requérant était mis en liberté, il risquait de commettre de nouvelles infractions. Elle releva aussi que les infractions dont il était accusé étaient punies d’une peine d’au moins dix ans de réclusion et d’une sanction pécuniaire pouvant varier de 50 000 à 500 000 euros. Elle ne fit aucune référence à l’état de santé du requérant. Le 19 février 2014, la cour d’appel criminelle de Thessalonique condamna le requérant à une peine de réclusion de huit ans et à une sanction pécuniaire de 10 000 euros. Elle déclara qu’un appel éventuel n’aurait pas d’effet suspensif. Le 4 avril 2014, le requérant fut transféré à la prison de Komotini. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT L’article 6 § 4 de la Constitution de 1975 dispose : « La loi fixe la durée maximale de la détention provisoire, qui ne doit pas excéder un an pour les crimes et six mois pour les délits. Dans des cas tout à fait exceptionnels, ces durées maximales peuvent être prolongées de six et trois mois respectivement par décision de la chambre d’accusation compétente. » L’article 282 du code de procédure pénale, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, était ainsi libellé : Détention provisoire et mesures préventives « 1. Pendant la durée de l’instruction et s’il existe des indices sérieux de culpabilité de l’accusé pour un crime ou un délit punissable d’une peine d’emprisonnement d’au moins trois mois, il est possible d’ordonner des mesures préventives, si cela est jugé absolument nécessaire pour atteindre les buts mentionnés à l’article 296. Les mesures préventives englobent le versement d’une garantie, l’obligation de l’accusé de se présenter périodiquement devant le juge d’instruction ou devant une autre autorité, l’interdiction de se rendre ou d’habiter à un endroit particulier ou à l’étranger, l’interdiction de côtoyer ou de rencontrer certaines personnes. La détention provisoire peut être imposée à la place des mesures préventives (...) seulement lorsque l’accusé est poursuivi pour un crime et n’a pas de domicile connu dans le pays ou a pris des dispositions pour faciliter sa fuite (...) ou lorsqu’il a été jugé de façon motivée qu’il est probable (...) [que l’accusé] commette de nouvelles infractions s’il est libéré. La seule gravité de l’acte selon la loi ne suffit pas pour imposer la détention provisoire (...). » L’article 110A du code pénal est ainsi libellé : « 1. La libération conditionnelle est accordée, indépendamment de la réalisation des conditions visées aux articles 105 et 106, si le condamné a développé (νοσεί) le syndrome d’immunodéficience acquise, d’insuffisance rénale chronique imposant une hémodialyse régulière ou de tuberculose tenace, s’il est tétraplégique, s’il est atteint d’une cirrhose du foie ayant entraîné une invalidité de plus de 67 %, s’il souffre de démence sénile et qu’il a dépassé l’âge de quatre-vingts ans révolus, ou s’il est atteint de néoplasmes malins en phase terminale. » III. LES CONSTATS DU COMITE EUROPEEN POUR LA PREVENTION DE LA TORTURE ET DES PEINES OU TRAITEMENTS INHUMAINS OU DEGRADANTS (CPT) Dans son rapport du 5 juillet 2013, établi à la suite de sa visite à la prison de Diavata du 4 au 16 avril 2013, le CPT relevait que les ressources consacrées aux soins médicaux avaient diminué depuis sa dernière visite en 2011. Le médecin qui y travaillait à plein temps avait démissionné et les restrictions budgétaires ne permettaient pas de le remplacer. À la date de la visite, deux médecins extérieurs assuraient les consultations : un généraliste qui venait sur une base volontaire une ou deux fois par semaine et un spécialiste qui venait une fois par semaine pour deux ou trois heures. Ils étaient assistés par trois infirmières qualifiées. Une permanence était assurée la nuit (de 20 h à 7 h), mais était souvent annulée si l’infirmière devait s’absenter pour cause de maladie ou de congé. Dans son rapport du 1er mars 2016, établi à la suite de sa visite du 14 au 23 avril 2015, le CPT faisait le même constat qu’en 2013, à savoir que les ressources consacrées aux soins médicaux n’avaient pas augmenté depuis 2013 et étaient particulièrement insuffisantes pour une prison ayant une population de 600 détenus. Trois généralistes extérieurs se rendaient à la prison une fois par semaine pour trois heures et demie et un autre s’y rendait les jeudis pour cinq heures. Au total, cela équivalait à moins d’un médecin à mi-temps. Il y avait seulement trois infirmières à plein temps et deux prisonniers faisaient fonction d’aide-infirmiers et distribuaient les médicaments sous la supervision d’une infirmière. Dans ses conclusions, le CPT recommandait aux autorités grecques de recruter dans l’urgence, pour la prison de Diavata, au moins un généraliste à plein temps et trois infirmières qualifiées.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1970 et réside au Pirée. A. La genèse de l’affaire Le 22 juillet 2001, le requérant épousa Mme I.P. Deux enfants, des jumeaux, As et Ai, naquirent de cette union le 10 décembre 2006. Toutefois, après la naissance, les relations entre les époux se détériorèrent en raison, selon le requérant, de l’appartenance de son épouse à une secte religieuse et des relations étroites qu’elle entretenait avec l’un des cadres de la secte, N.E. Le 1er juillet 2007, lors du baptême d’As, l’épouse du requérant en consultation avec N.E. décida de donner à son fils un prénom supplémentaire, celui de G, prénom qui correspondait à celui du fondateur de la secte. Par la suite, elle interdit à tous les proches de la famille d’utiliser le prénom As. En novembre 2009, avec l’aide de N.E. elle falsifia l’acte de baptême et demanda au procureur compétent la modification de l’état civil d’As en l’inscrivant en tant que G.-As. Toutefois, à la demande du requérant, le procureur, se rendant compte de la manœuvre, ordonna la modification du prénom de l’enfant en As. Les fréquentes querelles entre les époux conduisirent le requérant à quitter le domicile conjugal le 21 janvier 2010. Le requérant prétend qu’en raison de l’attitude de son épouse, il ne put pratiquement plus voir ses enfants. B. Les procédures relatives à la garde des enfants et au droit de visite du requérant Le 25 janvier 2010, I.P. saisit le tribunal de première instance d’Athènes, siégeant à juge unique, d’une demande de mesures provisoires. Elle tendait à se faire attribuer la garde des enfants, à obtenir que le requérant quitte le domicile conjugal, que les meubles du domicile lui soient cédés, et à se voir accorder une pension alimentaire. Par une décision no 4823/2010 du 9 juin 2010, le tribunal ordonna que le requérant quitte le domicile conjugal et verse une pension alimentaire pour I.P. et les enfants. En outre, il fixa ainsi les contacts du requérant avec ses enfants : les mardis et jeudis, au domicile d’I.P., de 18 h à 21 h ; chaque deuxième week-end, du samedi 17 h au dimanche 18 h ; pendant la période estivale pour quinze jours après consultation des parents. Le requérant prétend que lors des contacts au domicile d’I.P., il était surveillé par deux ou trois membres de la secte à laquelle I.P. appartenait. De plus, I.P. avait refusé au requérant l’accès aux enfants lors des week-ends pendant lesquels il avait le droit de les héberger. Le requérant eut la garde des enfants durant quinze jours pendant l’été, comme ordonné par le tribunal. Le requérant prétend que les enfants ne voulaient plus rentrer chez leur mère et que lorsqu’elle les récupéra, à la fin de cette période, elle le menaça qu’il ne pourrait plus les voir en dehors de son domicile à elle. Le 11 octobre 2010, I.P. déposa une demande au tribunal de première instance d’Athènes tendant à faire interdire les contacts du requérant avec les enfants. De son côté, le 22 octobre 2010, le requérant saisit le même tribunal d’une demande tendant à obtenir la garde des enfants en invoquant, entre autres, le comportement d’I.P. en ce qui concernait le droit de visite. Par un jugement avant dire droit du 8 janvier 2012, le tribunal ordonna une nouvelle expertise. Par une décision no 1376/2011 du 14 février 2011, le tribunal rejeta la demande d’I.P. et statua provisoirement sur la garde des enfants qu’il attribua à I.P. et sur le droit de visite du requérant. La procédure principale était encore pendante en 2015 à la date de l’envoi à la Cour, des observations des parties. Se fondant sur l’intérêt des enfants mineurs, la situation entre les parents et leur aptitude à assumer la garde des enfants, le tribunal estima que celle-ci devait être confiée à I.P. Le tribunal releva à cet effet qu’I.P. s’était consacrée depuis le 21 janvier 2010 à ses enfants, assistée par sa mère ex-infirmière. Il souligna aussi que le lieu de travail du requérant était éloigné du domicile des enfants, qu’il travaillait plus de huit heures par jour et n’était pas en mesure de faire face aux besoins des enfants qui exigeaient une présence constante. Par ailleurs, il n’avait pas de domicile stable et approprié étant hébergé chez ses parents qui accueillaient également la famille de son frère. En outre, le tribunal considéra que les allégations du requérant, relatives à la personnalité perturbée d’I.P., n’étaient pas fondées, car les convictions religieuses - qui constituaient un aspect de la personnalité - ne suffisaient pas à rendre I.P. inapte à s’occuper de ses enfants. Concernant le droit de visite du requérant, le tribunal souligna que le vrai intérêt des enfants mineurs dictait la communication régulière de ceux-ci avec leur père, afin d’écarter le risque de relâchement de leurs liens et afin d’assurer leur équilibre psychosomatique et un développement normal. Il fixa alors de nouvelles règles concernant le droit de visite du requérant l’autorisant à prendre les enfants du domicile d’I.P. Enfin, il déclara qu’I.P. pourrait être détenue pour une durée d’un mois et condamnée à payer une amende de 500 euros chaque fois qu’elle méconnaîtrait les termes du jugement. Le requérant souligne qu’I.P. ne se conforma jamais à la décision no 1376/2011. Il prétend même que le 26 février 2011, alors qu’il se présenta au domicile d’I.P. pour récupérer les enfants, cette dernière avait appelé la police pour l’arrêter au motif qu’il n’avait pas versé la pension alimentaire. En application de la décision no 1376/2011, le requérant déposa, soit en vertu de l’article 950 § 2 du code de procédure civile, soit en vertu de l’article 232A du code pénal, plusieurs actions ou plaintes (en se constituant partie civile) devant le tribunal de première instance d’Athènes : les 18 et 28 février 2011, les 4, 17, 18 et 28 mars 2011, le 12 avril 2011, le 9 mai 2011, le 30 juin 2011 et le 10 octobre 2011. Toutes les audiences furent fixées à diverses dates en 2013 et 2014 mais à ces dates les procédures furent annulées à la demande du requérant qui déclara qu’il ne souhaitait voir la mère de ses enfants sanctionnée par l’une des peines prévues par les articles 950 § 2 du code de procédure civile ou 232A du code pénal. Le 3 février 2011, le requérant déposa une demande de divorce devant le tribunal de première instance d’Athènes. L’audience fut fixée au 5 mars 2012. Les parties ne fournissent pas d’information quant à l’issue de cette procédure. C. L’intervention des pédopsychiatres de la Sécurité Sociale (IKA) I.P. saisit le Centre de santé pédopsychiatrique de la Sécurité Sociale dans le but d’obtenir un avis psychiatrique et obtenir l’interdiction du requérant à voir ses enfants. Toutefois, les pédopsychiatres du Centre refusèrent d’émettre un tel avis. Le 6 septembre 2011, le requérant invita le procureur compétent à demander au Centre de santé pédopsychiatrique de fournir copie du dossier concernant les examens des enfants, afin qu’il puisse les produire devant les tribunaux. Toutefois, par une lettre du 23 septembre 2011, le Centre refusa de fournir le dossier jusqu’à ce que le procureur se prononce à nouveau sur la nécessité de le faire. Dans un rapport no 297 du 5 mars 2012, et dans ses conclusions, le Centre recommanda que les contacts entre les enfants et les deux parents se poursuivent et qu’en cas de refus d’un des enfants de communiquer avec l’un des parents, cette communication devait être facilitée par la présence d’un spécialiste. Le Gouvernement souligne qu’il ressort des rapports établis par ce Centre et qu’il fournit lui-même à la Cour que le stress des enfants démontrait la grande tension régnant entre les parents. Les rapports indiquaient aussi que le requérant avait interrompu prématurément son traitement psychothérapeutique. Ils notaient aussi l’implication continue des enfants dans la relation conflictuelle des parents ainsi que le fort souhait exprimé par le fils de ne pas communiquer avec le requérant. De son côté, le requérant, souligne qu’il ressort du rapport no 297 précité, qu’il ne se vit proposer aucune solution à part une assistance psychologique pour faire face au refus de ses enfants de le rencontrer. Il en ressort aussi que ses enfant se référaient à lui non en tant que père mais en le désignant par son prénom et qu’ils l’accusaient d’être « sale », de « sentir mauvais » et d’avoir « un cœur noir » car il était « méchant ». D. La saisine du procureur chargé des mineurs Le 9 mars 2011, le requérant s’adressa au procureur d’Athènes compétent pour les mineurs. Il l’invitait à prendre, en application de l’article 1532 § 3 du code civil, toute mesure nécessaire pour préserver l’intérêt des enfants et sa relation avec ceux-ci. Le procureur ordonna une enquête sociale auprès du service de l’assistante sociale de Nea Philadelphia. L’assistante sociale se rendit au domicile d’I.P. à quatre reprises : les 12, 14 et 25 juillet 2011 et le 3 août 2011. Elle rédigea trois rapports sur une période de cinq mois qu’elle envoya au procureur. Le requérant précise que jusqu’à la date de la saisine de la Cour, le procureur n’avait entrepris aucune autre démarche. Face au refus de l’assistante sociale de lui donner copie de ses rapports, le requérant s’adressa, le 7 septembre 2011, au procureur et l’invita à les lui fournir et à ordonner toute mesure propre à préserver ses contacts avec ses enfants. Par une lettre du 22 septembre 2011, le procureur refusa de lui transmettre copie des rapports. Selon les informations fournies par le Gouvernement, il ressort de ces rapports que l’assistante sociale procéda à une enquête de proximité et rencontra aussi le requérant, I.P. et le fils de celle-ci né d’un autre mariage. L’assistance sociale soulignait le refus des enfants de communiquer avec le requérant et attribua ce refus à la confrontation violente entre les parents pendant la procédure de divorce et à un transfert conscient ou inconscient du conflit aux enfants. Le demi-frère des enfants (âgé à l’époque de seize ans) attribua au requérant les mauvaises relations des enfants avec leur père. L’assistante sociale recommandait aux deux parents une thérapie psychologique dans le but d’apaiser les relations enfants-père. Le 10 avril 2012, le procureur convoqua le requérant et I.P. et les informa oralement du contenu des rapports. Ces rapports constataient que les enfants avaient une image négative de leur père et préconisaient des rencontres père-enfants, assistés par des pédopsychiatres, dans le but de rétablir la communication. E. L’intervention de la pédopsychiatre M.T. Le requérant souligne qu’à l’approche de la période pendant laquelle il devait garder les enfants (du 1er au 15 juillet 2011), conformément à la décision no 1376/2011, I.P. consulta une pédopsychiatre afin d’obtenir une attestation qui justifierait son refus de confier les enfants à leur père. La pédopsychiatre refusa de faire une telle attestation et demanda à rencontrer le requérant. Deux rencontres eurent alors lieu entre le requérant et ses enfants, pendant lesquelles le requérant put jouer avec ses enfants : la première à l’entrée de l’immeuble d’I.P., la deuxième dans le bureau de M.T. Cette dernière déclara alors que quelques rencontres en sa présence lors de la première semaine de juillet permettraient aux enfants de dépasser leurs anxiétés et de suivre leur père sans problème lors de la deuxième semaine. Toutefois, lorsque le requérant se présenta au domicile d’I.P le 1er juillet 2011 pour emmener les enfants, il n’y avait personne. Le requérant appela la police qui constata l’absence d’I.P. Depuis lors, I.P. interrompit toute collaboration avec la pédopsychiatre et évita tout contact du requérant, même téléphonique, avec les enfants. F. La saisine du procureur près la Cour de cassation et du médiateur de la République Le 7 septembre 2011, le requérant se plaignit par une lettre adressée au procureur près la Cour de cassation de l’inactivité du procureur chargé des mineurs. Il se prévalait, entre autres, de l’arrêt de la Cour dans l’affaire Kosmopoulou c. Grèce (60457/00, 5 février 2004) et soulignait que l’article 1532 du code civil devait être interprété en conformité avec l’article 8 de la Convention. Le requérant affirme que le procureur ne donna aucune suite à cette lettre. Le 9 septembre 2011, le requérant écrivit au médiateur de la République en lui exposant l’historique de son cas et en se plaignant de l’inadéquation de la législation pertinente dans le domaine du respect du droit de visite. Le 15 septembre 2011, ce dernier l’informa qu’il n’avait pas compétence pour traiter l’affaire et lui recommanda de se mettre en contact avec des spécialistes de la santé psychique pour tenter de rétablir sa relation avec ses enfants. Le requérant soutient qu’il n’a plus vu ses enfants depuis le 30 juin 2011, qu’ils sont manipulés par leur mère à son encontre de sorte que même lorsqu’il tente de leur parler au téléphone, ceux-ci le rejettent avec des paroles violentes. Le 11 avril 2012, le requérant informa la Cour qu’il ne lui avait pas été possible de récupérer ses enfants ni pendant les vacances d’été 2011 ni pour Pâques 2012. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS L’article 1532 du code civil (conséquence du mauvais exercice de la garde des enfants) dispose : « Si le père ou la mère enfreignent les devoirs qui leur sont imposés pour la garde de l’enfant ou la gestion de son patrimoine ou s’ils s’acquittent de ces devoirs de manière abusive ou s’ils ne sont pas en mesure d’y faire face, le tribunal peut ordonner toute mesure appropriée, d’office ou si l’autre parent, les parents les plus proches de l’enfant ou le procureur le demandent. Le tribunal peut notamment retirer totalement ou en partie à l’un des parents la garde et la confier exclusivement à l’autre ou, si les conditions du paragraphe précédent sont réunies sur la personne de l’autre, confier les soins parentaux ou la garde même, en tout ou en partie, à un tiers ou nommer un tuteur. Dans des cas particulièrement urgents, (...) et si un risque immédiat pour l’intégrité physique de l’enfant ou sa santé psychique est imminent, le procureur peut ordonner toute mesure appropriée pour la protection de celui-ci, jusqu’à ce que le tribunal, auquel il doit s’adresser dans un délai de trente jours, se prononce. » Les articles pertinents du code de procédure civile se lisent ainsi : Article 950 § 2 « Lorsqu’il est fait obstacle au droit au contact personnel entre l’enfant et un de ses parents, la décision judiciaire qui fixe le droit de visite peut menacer d’une sanction pécuniaire et d’une peine privative de liberté celui qui obstrue ce contact. Dans ce cas, les dispositions de l’article 947 s’appliquent. » Article 947 § 1 « (...) Si la menace d’une sanction pécuniaire et d’une peine privative de liberté n’est pas incluse dans la décision qui condamne le débiteur (...), elle peut être prononcée par le juge unique. Ce dernier est compétent pour constater l’infraction et condamner à une sanction pécuniaire et à une peine privative de liberté. Dans ce cas, il applique la procédure prévue aux articles 670 à 676. » Article 672A « Les décisions (...) sont rendues obligatoirement dans un délai de quinze jours en première instance, à compter de la date de l’audience, et dans un délai d’un mois en appel. » La jurisprudence a établi qu’en appliquant le paragraphe 2 de l’article 950, le tribunal a la faculté et non l’obligation de prononcer la menace d’une sanction pécuniaire ou d’une privation de liberté contre celui ou celle des parents qui met obstacle au contact de l’autre avec l’enfant (arrêt no 1465/1988 de la Cour de cassation). La menace de ses sanctions doit être incluse dans la décision qui règle le droit de visite (arrêts no 1465/1998 et 422/1999 de la Cour de cassation). Toutefois, la Cour de cassation a aussi jugé (arrêt no 685/1975) que la menace de ces sanctions peut être incluse dans une décision postérieure car l’omission d’un parent de faire une demande dans ce sens lors de la procédure initiale, due éventuellement au souhait de ne pas mettre davantage à l’épreuve les relations entre parents, peut être mise à profit par l’époux de mauvaise foi. L’article 232A du code pénal prévoit : « 1. Celui qui intentionnellement ne se conforme pas à un ordre provisoire émis par un juge unique ou un tribunal ou à une décision judiciaire qui l’obligeait à (...) agir et que cette action dépend exclusivement de sa volonté (...) est puni d’une peine d’emprisonnement d’au moins six mois (...). »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1972 et réside à Barcelos. A. La requête no 57728/13 Le 16 novembre 2010, le Conseil supérieur de la magistrature (Conselho Superior da Magistratura) décida d’ouvrir une procédure disciplinaire contre la requérante, alors juge au tribunal de Vila Nova de Famalicão (procédure disciplinaire no 333/10). Le 13 mars 2011, le juge inspecteur F.M.J. chargé de la procédure disciplinaire forma ses réquisitions, proposant l’application à la requérante d’une peine de 20 jours-amende, pour avoir traité un autre inspecteur judiciaire, le juge H.G., de « menteur » au cours d’un entretien téléphonique, violant ainsi son devoir de correction. Il lui reprocha par ailleurs d’avoir accusé l’inspecteur H.G. qui était chargé de son appréciation professionnelle « d’inertie et de manque de diligence ». Le 29 mars 2011, la requérante présenta devant le Conseil supérieur de la magistrature (« le CSM ») une demande de récusation du juge F.M.J., au motif que celui-ci n’avait pas respecté sa présomption d’innocence et qu’il était proche de l’inspecteur judiciaire prétendument offensé par la requérante. À une date non précisée, la requérante déposa au dossier son mémoire en défense, invoquant la nullité de la procédure disciplinaire, pour violation des principes de l’égalité et de l’impartialité, et pour un manquement à son droit d’audition. Le 10 avril 2011, le juge F.M.J. demanda son déport devant le CSM se disant « l’ennemi juré » de la requérante consécutivement aux accusations qu’elle avait portées contre lui dans le cadre de sa demande de récusation. À une date non précisée, le CSM accorda le déport du juge F.M.J., le remplaçant par un autre inspecteur, le juge A.V.N. Dans le rapport final élaboré le 23 septembre 2011, l’inspecteur nouvellement désigné, le juge A.V.N., proposa l’application à la requérante de 15 jours-amende, pour violation de son devoir de correction. Au cours de la procédure, un témoin présenté par la requérante fut entendu. Celui-ci déclara qu’il avait assisté à l’entretien litigieux et que la requérante n’avait pas tenu les propos qui lui étaient reprochés. Par une décision du 10 janvier 2012, l’assemblée plénière du CSM condamna la requérante à une peine de 20 jours-amende, correspondant à 20 jours sans rémunération, pour violation de son devoir de correction, estimant qu’il n’y avait pas lieu d’appliquer un sursis de peine en l’espèce. Au moment de la prise de la décision condamnatoire de la requérante, le CSM était composé de quinze membres dont six étaient des juges et neuf étaient des non-juges. Quatre des membres non-juges déposèrent une opinion dissidente commune, au motif qu’en espèce il n’était pas possible d’établir, sur la seule base de la déposition de l’inspecteur H.G., que la requérante l’avait traité de « menteur », et que les propos faisant allusion à son « inertie » et « manque de diligence » relevaient de l’exercice de la liberté d’expression de la requérante. À une date non précisée, la requérante se pourvut en cassation devant la section du contentieux de la Cour suprême de justice (Secção de Contencioso do Supremo Tribunal de Justiça), demandant un réexamen de l’établissement des faits. À l’appui de sa demande, la requérante dénonçait le caractère disproportionné de la peine. Le 21 mars 2013, la section du contentieux de la Cour suprême de justice confirma à l’unanimité la décision du CSM, considérant notamment : - qu’il n’existait aucun doute quant à l’interprétation des normes de droit européen et, partant, qu’il y avait lieu de rejeter la demande de renvoi préjudiciel de l’affaire devant la Cour de justice de l’Union Européenne ; - qu’il n’était pas du ressort de la Cour suprême de justice de faire le réexamen des faits de la cause mais uniquement de procéder au contrôle du caractère raisonnable de l’établissement des faits ; - que la requérante avait utilisé un faux témoignage ce qui méritait d’être retenu contre elle pour la fixation de la peine ; - que l’autorité administrative en charge de l’affaire n’avait pas le devoir d’apprécier le sursis de la peine d’amende étant donné qu’une privation de la liberté n’était pas en jeu dans le cas d’espèce ; - que les accusations d’« inertie » et de « manque de diligence » tenues par la requérante à l’encontre de l’inspecteur judiciaire H.G. avaient offensé celui-ci, restant en-deçà du minimum éthique attendu d’un juge, et qu’elles n’étaient pas couvertes par la liberté d’expression. B. La requête no 55391/13 Une deuxième procédure disciplinaire (procédure no 179/11) fut ouverte à l’encontre de la requérante pour utilisation d’un faux témoignage dans le cadre de la procédure antérieure. Le 26 mai 2011, l’inspecteur judiciaire, le juge A.D.P.R., forma des réquisitions contre la requérante, lui imputant la violation de son devoir de loyauté. Il ne proposa pas à cette occasion l’application d’une peine concrète. Le 14 juillet 2011, l’inspecteur judiciaire A.D.P.R. soumit son rapport final, proposant l’application à la requérante d’une peine de 60 jours de suspension de l’exercice. Le 19 juillet 2011, la requérante forma une demande en nullité contre ce rapport devant l’inspecteur judiciaire en dénonçant le fait que la peine envisagée n’ait pas été avancée directement dans ses réquisitions. Par une ordonnance du 31 août 2011, l’inspecteur judiciaire A.D.P.R. rejeta la demande de la requérante. Par une décision du 11 octobre 2011, l’assemblée plénière du CSM condamna la requérante à une peine disciplinaire de 100 jours de suspension de l’exercice, pour violation de son devoir d’honnêteté. Elle estima que la requérante avait fait une fausse déposition en demandant à un témoin qu’elle avait indiqué dans la procédure disciplinaire no 330/10 de tenir de fausses déclarations sur les faits qui lui étaient alors imputés. Le CSM établit ces faits en tenant compte du relevé des appels réalisés par la requérante avec son téléphone portable, et obtenu avec son consentement à la demande de l’inspecteur judiciaire F.M.J. La décision du 11 octobre 2011 du CSM fut prise à l’unanimité, avec la présence de douze de ses dix-sept membres, dont sept étaient des juges, y compris le président du CSM, et cinq étaient des non-juges. À une date non précisée, la requérante forma un recours contentieux devant la section du contentieux de la Cour suprême de justice contre la décision du 11 octobre 2011. Contestant les faits, elle exposa ce qui suit : - qu’elle n’avait pas été entendue sur la peine disciplinaire proposée vu que les réquisitions ne précisaient pas celle-ci. - que le CSM avait modifié la qualification juridique des faits qui lui étaient imputés aussi bien que son mode de participation à l’infraction disciplinaire. - que la Cour suprême de justice avait omis de motiver sa décision de ne pas assortir la peine appliquée d’un sursis à exécution ; - que la peine appliquée était disproportionnée. Par un arrêt du 26 juin 2013, la section du contentieux de la Cour suprême de justice confirma à l’unanimité la décision du 11 octobre 2011 aux motifs : - qu’elle avait des pouvoirs limités concernant le réexamen des faits dans la mesure où il s’agissait d’un contentieux d’annulation et non pas de pleine juridiction eu égard à l’article 3 § 1 du code de la procédure devant les tribunaux administratifs ; - que l’indication de la peine proposée dans le rapport final de l’inspecteur judiciaire était suffisante, celui-ci ayant été en outre dûment porté à la connaissance de la requérante ; - que le CSM avait la possibilité d’aggraver la peine proposée, estimant que la défense de la requérante s’exerçait par rapport aux faits de la cause et non par rapport à la peine proposée ; - que, en ce qui concerne la requalification juridique des faits, les droits de la requérante avaient été sauvegardés dès lors que le CSM, sans modifier les faits, avait ménagé une différente interprétation juridique quant aux devoirs enfreints ; - que le CSM en charge de la procédure disciplinaire n’était pas tenu d’apprécier le sursis de la peine de suspension de l’exercice au motif que l’enjeu de l’affaire ne comportait pas un risque de privation de la liberté, bénéficiant d’une marge d’appréciation à cet égard ; - que la peine n’apparaissait pas disproportionnée. - que, eu égard aux fausses déclarations d’un témoin visant à protéger la requérante, le CSM pouvait, dans le prononcé de la peine, prendre en considération que la requérante avait eu recours à un tiers pour altérer les preuves du dossier. C. La requête no 74041/13 Une troisième procédure disciplinaire fut ouverte à l’encontre de la requérante (procédure no 269/11) pour avoir prétendument demandé à l’inspecteur judiciaire, le juge F.M.J, au cours d’un entretien à huis clos, de ne pas poursuivre disciplinairement le témoin à sa décharge dans le cadre de la première procédure disciplinaire. Le 21 décembre 2011 l’inspecteur judiciaire, le juge A.D.P.R., soumit son rapport final proposant l’application de la peine de révocation à la requérante, pour violation de son devoir d’honnêteté. Dans son mémoire en défense, la requérante reconnut avoir eu un entretien à huis clos avec l’inspecteur judiciaire, niant toutefois lui avoir fait une telle demande. Par une décision du 10 avril 2012, l’assemblée plénière du CSM condamna la requérante à une peine de 180 jours de suspension de l’exercice, pour violation de ses devoirs de loyauté et de correction. La décision du 10 avril 2012 fut prise avec la présence de quatorze des dix-sept membres du CSM dont huit étaient des juges, y compris le président du CSM, et six étaient des non-juges. L’un des membres juges déposa une opinion dissidente, au motif que les faits avérés, compte tenu de leur gravité, mériteraient l’application d’une peine de retraite anticipée ou de révocation en vertu de l’article 95 du statut des magistrats de l’ordre judiciaire (paragraphe 38 ci-dessous). À une date non précisée, la requérante attaqua cette décision devant la section du contentieux de la Cour suprême de justice, demandant la tenue d’une audience publique afin d’y présenter un témoin et des documents, dénonçant la requalification juridique des faits, la non-motivation du refus d’appliquer un sursis à exécution à la peine prononcée et le caractère disproportionné de la peine de suspension de l’exercice prononcée. Par un arrêt du 8 mai 2013, la section du contentieux de la Cour suprême de justice confirma à l’unanimité l’arrêt du 10 avril 2012, en exposant ce qui suit : - qu’il y avait lieu de rejeter la demande de la requérante en vue d’une audience publique étant donné qu’il ne lui appartenait pas de procéder au réexamen de l’établissement des faits et qu’elle se bornait aux termes de la loi à contrôler le respect par le CSM des principes et des règles régissant l’examen des preuves, notamment la cohérence et le caractère raisonnable du verdict portant sur l’établissement des faits ; - que la requérante avait produit un long mémoire ce qui rendait inutile la tenue d’allégations en matière de droit sous forme orale ; - que l’audition du témoin réclamée visait à déterminer quelle était la teneur du projet de décision portant sur l’affaire disciplinaire de la requérante, ce qui allait à l’encontre de la confidentialité de la procédure menant à la délibération finale ; - que les documents présentés par la requérante dépassaient l’objet de la procédure disciplinaire ; - que le CSM jouissait d’une large marge d’appréciation concernant les questions relevant du droit de la détermination de l’infraction disciplinaire définie en des termes larges dans le statut des juges et que la Cour suprême de justice ne pouvait modifier cette qualification juridique qu’en cas d’erreur manifeste ou grossière portant sur la gravité disciplinaire du comportement de la requérante ; - que la Cour suprême de justice ne pouvait pas non plus revoir la peine appliquée mais uniquement décider si elle était adéquate à l’infraction et si elle n’était pas disproportionnée par rapport à l’infraction ; - qu’elle n’avait pas le devoir de se prononcer quant au refus de surseoir de la peine disciplinaire appliquée étant donné que la procédure ne relevait pas du droit pénal et qu’aucune peine privative de liberté n’avait été appliquée. Dans son arrêt du 8 mai 2013, la section du contentieux de la Cour suprême de justice s’exprima comme suit : « L’admissibilité de la tenue d’une audience publique, à la demande d’un intéressé, dans le cadre de l’action administrative spéciale vouée à l’annulation d’un acte administratif, dépend de l’étendue des pouvoirs de contrôle de la Cour suprême de justice eu égard à l’établissement des faits. Il est évident qu’une audience orale destinée à produire des preuves et à la discussion des faits n’aurait du sens et de l’utilité que si la Cour suprême avait la possibilité d’exercer un double degré de juridiction sans restrictions sur tous les faits retenus par la décision attaquée. Dans cette hypothèse, la Cour suprême de justice formerait sa propre conviction sur les éléments de preuve et examinerait de nouvelles preuves, bien au-delà d’une démarche de légalité. Or, comme il découle de la jurisprudence uniforme de cette section du contentieux, cette possibilité n’existe pas à la lumière du statut des magistrats de l’ordre judiciaire. » Le 30 septembre 2014, l’assemblée plénière du Conseil supérieur de la magistrature ayant réalisé le cumul juridique des peines infligées (cúmulo jurídico das penas disciplinares aplicadas) à la requérante dans les trois procédures disciplinaires décrites ci-dessus, lui appliqua, à l’unanimité, une peine unique de 240 jours de suspension de l’exercice de ses fonctions. La décision du 30 septembre 2014 est définitive et elle fut prise avec la présence de douze des dix-sept membres du CSM dont sept étaient des juges, y compris le président du CSM, et cinq étaient des non-juges. La peine disciplinaire de 240 jours de suspension de l’exercice des fonctions de la requérante fut mise en œuvre par les autorités nationales. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS La Constitution de la République portugaise établit la composition du Conseil supérieur de la magistrature, composé de dix-sept membres, comme suit : Article 218 « 1. Le Conseil supérieur de la magistrature, sous la présidence du Président de la Cour suprême de justice, est composé des membres suivants : a) deux nommés par le Président de la République ; b) sept élus par l’Assemblée de la République ; c) sept juges élus par les juges (...) (...) ». Le règlement (Regimento) de l’Assemblée de la République no 1/2007 du 20 août 2007 se lit comme suit dans sa partie pertinente : Article 257 « L’assemblée de la République procède à l’audition des candidats aux postes suivants (...) dont la nomination est de son ressort : (...) e) sept membres du Conseil supérieur de la magistrature ». Le règlement du Conseil supérieur de la magistrature, publié le 27 avril 1993 dans le journal officiel (Diário da República), se lit comme suit dans sa partie pertinente : Article 12 « 1. Les délibérations sont prises à la majorité des voix, avec la présence de la majorité du nombre légal des membres du Conseil supérieur de la magistrature, le président disposant d’une voix prépondérante. (...) » Les dispositions pertinentes de la loi no 21/85 du 30 juillet 1985, relative au statut des magistrats de l’ordre judiciaire (Estatuto dos Magistrados Judiciais), se lisent comme suit : Article 85 « 1. Les magistrats sont soumis aux peines suivantes : a) l’avertissement ; b) l’amende ; c) la mutation ; d) la suspension de l’exercice ; e) l’inactivité ; f) la retraite anticipée ; g) la révocation. » Article 87 « L’amende est fixée en jours, pouvant aller de 5 à 90 jours. » Article 89 « 1. Les peines de suspension de l’exercice et d’inactivité emportent un écartement complet du service tout au long de la durée de la peine. La peine de suspension peut aller de vingt à deux cents quarante jours ». Article 95 « 1. Les peines de retraite anticipée ou de révocation sont applicables lorsque le magistrat : (...) b) révèle un manque d’honnêteté (...) ». Article 102 « L’amende est mise en œuvre par le prélèvement dans le salaire du magistrat du montant correspondant au nombre de jours appliqué. » Article 110 « (...) (...) [L]a procédure disciplinaire est écrite et ne dépend d’aucune formalité, hormis l’audience avec la possibilité de défense de l’accusé. » Article 111 « Il incombe au Conseil supérieur de la magistrature l’instauration de procédures disciplinaires contre les juges. » Article 113 « 1. La procédure disciplinaire est confidentielle jusqu’à la décision finale (...). Sous demande motivée de l’accusé, [le CSM] peut lui remettre des copies du dossier pourvu qu’elles soient utiles à la défense d’intérêts légitimes. » Article 115 « (...) Le [juge] instructeur peut rejeter une demande d’audition de témoins (...) dès lors qu’il considère suffisantes les preuves produites. » Article 120 « Pendant le délai imparti pour la présentation de la défense, l’accusé, son défenseur commis d’office ou son conseil peuvent consulter le dossier dans les locaux [du CSM]. » Article 131 « Les normes régissant le statut des fonctionnaires (...) sont applicables à titre subsidiaire, aussi bien que le code pénal, le code de procédure pénale (...) » Article 137 « 1. Le Conseil supérieur de la magistrature est présidé par le président de la Cour suprême de justice et composé des membres suivants : a) Deux désignés par le Président de la République ; b) Sept élus par le Parlement ; c) Sept élus parmi et par les magistrats. Le poste de membre du Conseil supérieur de la magistrature ne peut pas être refusé par les juges. » Article 138 « 1. Le vice-président du Conseil supérieur de la magistrature est le juge de la Cour suprême de justice mentionné à l’alinéa 2 de l’article 141 et il exerce ses fonctions à plein temps. (...) » Article 141 « 1. L’élection des membres indiqués à l’alinéa c) de l’article 137 § 1 s’effectue à partir de listes établies par un minimum de 20 électeurs. Les listes incluent un suppléant par rapport à chaque candidat effectif, chaque liste devant comporter un juge de la Cour suprême de justice, deux juges de la cour d’appel et un juge de chaque district judiciaire. (...) » Article 153 « 1. Il incombe au Président du Conseil supérieur de la magistrature de : a) représenter le Conseil ; b) exercer les fonctions déléguées par le Conseil, avec possibilité de subdélégation au vice-président ; c) recevoir le serment du vice-président, des inspecteurs judiciaires et du secrétaire ; d) diriger et coordonner les services d’inspection ; e) élaborer, sous proposition du secrétaire, des circulaires ; f) exercer les autres fonctions attribuées par la loi. Le président peut déléguer au vice-président la compétence pour recevoir le serment des inspecteurs judiciaires et du secrétaire, aussi bien que les compétences prévues à l’alinéa d) et e). » Article 168 « 1. Les décisions du Conseil supérieur de la magistrature sont susceptibles de recours devant la Cour suprême de justice. Aux fins de l’examen du recours cité au paragraphe précédent, la Cour suprême de justice fonctionne par le biais d’une formation constituée du plus ancien de ses viceprésidents, disposant d’une voix prépondérante, et d’un juge de chacune des sections, chacun nommé annuellement et successivement compte tenu de son ancienneté. (...) Les fondements du recours sont ceux prévus par la loi pour attaquer les actes du Gouvernement. » Article 178 « Les normes régissant les recours contentieux formés devant la Cour administrative suprême sont applicables à titre subsidiaire. » (...) » L’article 3 § 2 de la loi no 58/2008 du 9 septembre 2008 régissant la discipline des fonctionnaires dispose: « (...) Les devoirs généraux des fonctionnaires sont : a) le devoir de poursuite de l’intérêt général ; (...) d) le devoir d’information ; (...) g) le devoir de loyauté ; h) le devoir de correction ; (...) » Le recours attaquant une décision du Conseil supérieur de la magistrature devant la section du contentieux de la Cour suprême de justice a pour objet l’annulation de la décision du CSM. Dans un arrêt du 15 décembre 2011, la section du contentieux de la Cour suprême de justice a considéré que ce recours était une « action administrative spéciale » (ação administrativa especial) par laquelle l’intéressé demande l’annulation, la déclaration de la nullité ou de l’inexistence juridique de l’acte administratif attaqué. Cette formation a considéré ce qui suit : « (...) La sauvegarde judiciaire des droits des administrés en vertu de l’article 268 § 4 de la Constitution supposant l’annulation de tout acte administratif censé leur porter préjudice, quelle que soit sa forme, doit être conforme à l’article 3 du code de procédure devant les tribunaux administratifs et fiscaux, selon lequel « dans le respect du principe de la séparation des pouvoirs, les tribunaux administratifs contrôlent la compatibilité de l’action de l’administration avec les dispositions et les principes juridiques qui la lient et non pas en fonction d’une appréciation d’opportunité ». D’une part, on voit en cette nouvelle disposition un élargissement des compétences des tribunaux administratifs eu égard à la législation précédente mais, d’autre part, les pouvoirs de pleine juridiction dorénavant octroyés ne sauraient faire oublier les limitations inhérentes à la sauvegarde des pouvoirs discrétionnaires de l’administration. Or, les pouvoirs du CSM échappent au contrôle du tribunal lorsque [l’organe disciplinaire] statue sur une conduite prétendument incompatible avec le devoir de diligence d’un magistrat. Sous une autre perspective, conduisant néanmoins au même résultat, l’instance du recours doit, sur la base d’une légalité au sens large, contrôler le respect de l’article 266 § 2 de la Constitution, en vertu duquel l’administration doit exercer ses pouvoirs respectant, entre autres, le principe de la proportionnalité, constituant en des termes simples une prohibition de l’excès (proibição do excesso). » Dans un arrêt du 21 mars 2013, la Cour suprême de justice a statué comme suit sur la nature du contrôle exercé sur les décisions du CSM en matière disciplinaire : « La suffisance des preuves et de l’établissement des faits qui motivent une décision punitive dans le cadre d’une procédure disciplinaire peuvent faire l’objet d’un recours contentieux (...) Cependant, le contrôle de la suffisance des preuves ne constitue pas, dans le cadre d’un recours contentieux, un réexamen de celles-ci mais une appréciation de [l’éventuel] caractère raisonnable et de la cohérence du rapport entre, d’une part, les faits que l’entité administrative a établis et, et d’autre part, les preuves sur la base de son verdict (...). La Cour suprême de justice ne procède pas au contrôle de l’examen et de l’appréciation des preuves. Elle se borne, dans une démarche de légalité, à apprécier la régularité de l’indication, du recueil et de la production des preuves. (...) Il lui sied uniquement, compte tenu des preuves retenues dans le dossier, d’apprécier le caractère raisonnable du verdict final et de contrôler si l’entité administrative a examiné les faits recueillis par l’accusateur et les faits apportés par la défense, motivant dûment ce verdict. (...) » III. LES DOCUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS Les Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature, adoptés par le septième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants qui s’est tenu à Milan du 26 août au 6 septembre 1985, et confirmés par l’Assemblée générale dans ses résolutions 40/32 du 29 novembre 1985 et 40/146 du 13 décembre 1985 se lisent ainsi dans ses parties pertinentes : « (...) Mesures disciplinaires, suspension et destitution Toute accusation ou plainte portée contre un juge dans l’exercice de ses fonctions judiciaires et professionnelles doit être entendue rapidement et équitablement selon la procédure appropriée. Le juge a le droit de répondre, sa cause doit être entendue équitablement. La phase initiale de l’affaire doit rester confidentielle, à moins que le juge ne demande qu’il en soit autrement. (...) Dans toute procédure disciplinaire, de suspension ou de destitution, les décisions sont prises en fonction des règles établies en matière de conduite des magistrats. Des dispositions appropriées doivent être prises pour qu’un organe indépendant ait compétence pour réviser les décisions rendues en matière disciplinaire, de suspension ou de destitution. Ce principe peut ne pas s’appliquer aux décisions rendues par une juridiction suprême ou par le pouvoir législatif dans le cadre d’une procédure quasi judiciaire. » La Charte européenne sur le statut des juges (Direction des affaires juridiques du Conseil de l’Europe, 8-10 juillet 1998, DAJ/DOC (98)23), en ses extraits pertinents, le chapitre 5 intitulé « Responsabilité », est ainsi libellé : « 5.1. Le manquement par un juge ou une juge à l’un des devoirs expressément définis par le statut ne peut donner lieu à une sanction que sur la décision, suivant la proposition, la recommandation ou avec l’accord d’une juridiction ou d’une instance comprenant au moins pour moitié des juges élus, dans le cadre d’une procédure à caractère contradictoire où le ou la juge poursuivis peuvent se faire assister pour leur défense. L’échelle des sanctions susceptibles d’être infligées est précisée par le statut et son application est soumise au principe de proportionnalité. La décision d’une autorité exécutive, d’une juridiction ou d’une instance visée au présent point prononçant une sanction est susceptible d’un recours devant une instance supérieure à caractère juridictionnel. » Le rapport sur les nominations judiciaires (CDL-AD(2007)028) de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise), adopté lors de sa 70e session plénière (16-17 mars 2007) se lit comme suit : « (...) (...) Ainsi, une partie importante ou la majorité des membres du conseil de la magistrature devrait être élue par les magistrats eux-mêmes. Afin d’assurer la légitimité démocratique du conseil de la magistrature, les autres membres devraient être élus par le parlement parmi des personnes ayant les compétences juridiques appropriées, en tenant compte d’éventuels conflits d’intérêts. (...) » La Commission de Venise, dans son rapport sur l’indépendance du système judiciaire – Partie I : L’indépendance des juges, adopté lors de 82ème session plénière du 12-13 mars 2010 (CDL-AD (2010) 004), a adopté la conclusion suivante : « (...) « 6. Les conseils de la magistrature, ou les juridictions disciplinaires, devraient jouer un rôle déterminant dans les procédures disciplinaires. Il devrait être possible de faire appel des décisions des instances disciplinaires. (...) » La Commission de Venise résume son avis comme suit : « (...) En résumé, de l’avis de la Commission de Venise, il est approprié, pour garantir l’indépendance de la magistrature, qu’un conseil de la magistrature indépendant joue un rôle déterminant dans les décisions relatives à la nomination et à la carrière des juges. Du fait de la richesse de la culture juridique en Europe, qui est précieuse et doit être préservée, il n’existe pas de modèle unique applicable à tous les pays. Tout en respectant la diversité des systèmes juridiques, la Commission de Venise recommande aux États qui ne l’ont pas encore fait d’envisager de créer un conseil de la magistrature indépendant ou un organe similaire. La composition de ce conseil devrait, dans tous les cas, présenter un caractère pluraliste, les juges représentant une partie importante, sinon la majorité, de ses membres. À l’exception des membres de droit, ces juges devraient être élus ou désignés par leurs pairs. (...) » L’avis conjoint de la Commission de Venise et de la Direction des droits de l’homme (DHR) de la Direction générale des droits de l’homme et de l’État de droit (DGI) du Conseil de l’Europe sur le projet de loi portant révision de la loi sur la responsabilité disciplinaire des juges ordinaires et la procédure disciplinaire applicable aux juges ordinaires en Géorgie (CDL-AD(2014)032), adopté par la Commission de Venise lors de sa 100ème Session plénière (10-11 Octobre 2014), dans ses parties pertinentes, se lit comme suit : « (...) (...) [La] publicité devrait aussi être un principe général aux étapes suivantes de la procédure disciplinaire. (...) [L]e projet d’article 30, par. 4, en vertu duquel les « réunions du conseil de discipline ont lieu à huis clos » est problématique. D’abord, il est recommandé de tenir en général des réunions publiques et de n’autoriser qu’exceptionnellement le huis clos à la demande du juge et dans les circonstances prévues par la loi. Ensuite, le libellé de l’article 30, par. 4, ne permet pas de savoir clairement si la demande de publicité du juge, comme dans le cas de la procédure devant le Haut conseil judiciaire (...), constitue une dérogation au principe de confidentialité des réunions du conseil de discipline ou uniquement une information liée aux audiences (...) ». L’avis de la Commission de Venise sur les lois relatives à la responsabilité disciplinaire et à l’évaluation des juges de « l’ex-République yougoslave de Macédoine » (CDL-AD(2015)042), adopté par la Commission de Venise lors de sa 105ème session plénière (1819 décembre 2015) se lit comme suit : « (...) Tout d’abord, la Commission de Venise attire l’attention des autorités sur son avis de 2014 relatif au projet de révision de la Constitution macédonienne. Dans cet avis, elle suggérait de modifier la proportion des membres magistrats et des membres non magistrats du Conseil de la magistrature pour accroître le nombre de ces derniers (c’est-à-dire, en substance, pour réduire le nombre des membres magistrats) et était favorable à l’idée de retirer au ministre de la Justice et au président de la Cour suprême le titre de membres de droit du Conseil. (...) La Commission de Venise rappelle le point de vue qu’elle a exprimé dans son avis sur le projet de loi relatif au Conseil supérieur des juges et des procureurs de la Bosnie-Herzégovine, où elle a souligné l’importance de « trouver le juste milieu entre la nécessité de protéger l’indépendance du CSJP (Conseil Supérieur des Juges et des Procureurs) et l’utilité d’en assurer le contrôle par une instance publique et d’éviter un mode de gestion corporatiste ». Si, dans cet avis, il est recommandé qu’une majorité de membres du conseil soit élue par le corps judiciaire, la Commission de Venise n’a jamais été favorable aux systèmes dans lesquels tous les membres sont élus par les magistrats. Étant donné que des pouvoirs très importants sont conférés au CEF (Conseil d’établissement des faits) en matière de discipline des magistrats, il est recommandé qu’une proportion importante de ses membres soit nommée par des organes élus démocratiquement, de préférence par le parlement, à la majorité qualifiée des voix. Cette dernière solution permettrait de renforcer la responsabilité démocratique du pouvoir judiciaire, tout en apportant une protection suffisante contre toute domination de cette instance par des représentants politiques. (...) Par ailleurs, l’article 54, paragraphe 2, laisse une large marge de manœuvre pour décider de ne pas tenir de procédures disciplinaires en public au nom de l’urgence ou de la confidentialité, ou pour respecter la dignité et la réputation du magistrat. À vrai dire, on pourrait faire valoir que de telles considérations s’appliquent à toute audition disciplinaire. L’intérêt du public à être dûment informé de l’avancée des procédures disciplinaires dans de nombreuses affaires doit l’emporter sur l’intérêt personnel du magistrat à préserver la confidentialité de certains détails. La loi doit établir clairement que l’intérêt d’un magistrat à préserver sa vie privée ne doit pas l’emporter en toutes circonstances et que le Conseil de la magistrature doit peser les différents intérêts lorsqu’il décide de donner suite ou non à une demande d’audition à huis clos introduite par un magistrat. (...) On ne comprend pas bien comment les membres du Conseil d’appel sont sélectionnés. Il semble que ce conseil soit formé au sein de la Cour suprême de manière ad hoc pour chaque cas d’espèce et qu’il soit composé de neuf juges, dont trois issus de la Cour suprême, quatre de cours d’appel et deux du tribunal d’origine du requérant. De l’avis de la Commission de Venise, il est très important que la composition de la juridiction d’appel soit prédéfinie par la loi. En règle générale, les décisions disciplinaires doivent être examinées par une instance judiciaire impartiale (Cour suprême de cassation, Cour suprême administrative, jurys de la Cour de cassation, etc.), dont la décision est entourée de toutes les garanties de la procédure judiciaire. Par conséquent, conférer ce pouvoir à une cour de justice permanente (et non pas à une instance ad hoc) serait préférable en l’espèce. (...) » La Recommandation CM/Rec(2010)12 du Comité des Ministres aux États membres sur les juges : indépendance, efficacité et responsabilités (adoptée par le Comité des Ministres le 17 novembre 2010, lors de la 1098e réunion des Délégués des Ministres) se lit comme suit dans ses parties pertinentes : « (...) Chapitre IV – Conseils de la justice Les conseils de la justice sont des instances indépendantes, établies par la loi ou la Constitution, qui visent à garantir l’indépendance de la justice et celle de chaque juge et ainsi promouvoir le fonctionnement efficace du système judiciaire. Au moins la moitié des membres de ces conseils devraient être des juges choisis par leurs pairs issus de tous les niveaux du pouvoir judiciaire et dans le plein respect du pluralisme au sein du système judiciaire. Les conseils de la justice devraient faire preuve du plus haut niveau de transparence envers les juges et la société, par le développement de procédures préétablies et la motivation de leurs décisions. (...) Chapitre VI – Statut du juge Sélection et carrière L’autorité compétente en matière de sélection et de carrière des juges devrait être indépendante des pouvoirs exécutif et législatif. Pour garantir son indépendance, au moins la moitié des membres de l’autorité devraient être des juges choisis par leurs pairs. Chapitre VII – Devoirs et responsabilités (...) Responsabilité et procédures disciplinaires (...) Une procédure disciplinaire peut être exercée à l’encontre des juges qui ne s’acquittent pas de leurs obligations de manière efficace et adéquate. Cette procédure devrait être conduite par une autorité indépendante ou un tribunal avec toutes les garanties d’un procès équitable et accorder aux juges le droit d’exercer un recours contre la décision et la sanction. Les sanctions disciplinaires devraient être proportionnelles à la faute commise. (...) » Le Conseil consultatif de juges européens a adopté, lors de sa 11e réunion plénière (17-19 novembre 2010), une Magna Carta des juges (principes fondamentaux) synthétisant et codifiant les principales conclusions des Avis qu’il a déjà adoptés. Ce texte dispose notamment : « 13. Pour assurer l’indépendance des juges, chaque État doit créer un Conseil de la Justice ou un autre organe spécifique, lui-même indépendant des pouvoirs exécutif et législatif, doté des prérogatives les plus étendues pour toute question relative au statut des juges, ainsi qu’à l’organisation, au fonctionnement et à l’image des institutions judiciaires. Le Conseil doit être composé soit exclusivement de juges, soit au moins d’une majorité substantielle de juges élus par leurs pairs. Le Conseil de la Justice est tenu de rendre compte de ses activités et de ses décisions. » La recommandation no 6 du rapport d’évaluation du Portugal du Groupe d’États contre la corruption (GRECO), adoptée le 4 décembre 2015, se lit comme suit : « (...) vi. i) renforcer le rôle des conseils du pouvoir judiciaire en tant que garants de l’indépendance des juges et de l’appareil judiciaire, notamment en inscrivant dans la loi qu’au moins la moitié de leurs membres doivent être des juges choisis par leurs pairs. (...) ».
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1962 et réside à Tekirdağ. À l’époque des faits, il était médecin militaire et avait le grade de colonel. Il exerçait comme médecin-chef de l’hôpital militaire de Girne, dans la partie nord de l’île de Chypre. Il avait auparavant, jusqu’en 2004, exercé des fonctions similaires à Elazığ. Le 6 avril 2005, le parquet militaire d’Elazığ pria le requérant de se présenter le 14 avril suivant pour être auditionné en qualité de « déposant » (ifade sahibi) dans le cadre d’une enquête préliminaire. Lors de l’audition, le requérant fut invité à répondre aux allégations de plusieurs témoins selon lesquelles il aurait accordé son appui et sa protection à B.I.C., l’un des gestionnaires des produits médicaux de l’hôpital d’Elazığ soupçonné d’avoir truqué des appels d’offres publics. Il fut également invité à commenter un rapport d’expertise indiquant que l’hôpital avait acquis des produits dont il n’avait pas besoin et que les prix auxquels il se fournissait étaient supérieurs à ceux du marché. Enfin, il fut interrogé au sujet de versements d’argent effectués sur son compte par la gérante d’une société commercialisant du matériel médical, de sommes qu’il avait lui-même déposées en espèces ainsi que du témoignage d’une employée de banque. Le requérant rejeta les accusations des témoins et affirma ne rien savoir des agissements en question de B.I.C. Il indiqua qu’un versement avait été effectué par E.S. (la sœur de la gérante mentionnée plus haut) en échange de soins qu’il lui aurait prodigués. Cependant, il aurait restitué la somme le jour même au motif qu’il ne souhaitait pas être rémunéré. Le même jour, le requérant fut entendu par le tribunal militaire d’Elazığ, qui ordonna, à l’unanimité de ses trois membres, son placement en détention eu égard à l’existence de graves indices de culpabilité et à la nécessité de maintenir la discipline militaire. Le 2 mai 2005, le recours qu’il forma contre cette ordonnance de placement fut rejeté par le tribunal militaire de Malatya. Le 11 mai 2005, le parquet militaire examina d’office la question de l’éventuelle libération du requérant sur le fondement des articles 75 et 78 du code des tribunaux militaires. Par une ordonnance du même jour, il estima qu’il y avait lieu de maintenir l’intéressé en détention, indiquant que les motifs ayant conduit à son placement persistaient. Il fixa la date de l’examen d’office suivant au 10 juin 2005. Le 30 mai 2005, le requérant introduisit une demande d’élargissement qu’il adressa au parquet pour transmission au tribunal. Le 10 juin 2005, dans le cadre de son examen d’office, le parquet estima qu’il n’y avait pas lieu de libérer le requérant. S’agissant de la demande de l’intéressé, il la transmit, accompagnée de son avis défavorable, au tribunal militaire d’Elazığ. Le même jour, le tribunal rejeta la demande eu égard à la nature et à la gravité de l’infraction, à la période de détention déjà subie et à la nécessité de préserver une stricte discipline militaire. Le requérant forma un recours contre cette ordonnance. Celui-ci fut rejeté le 16 juin 2005 par le tribunal militaire de Malatya. Le 30 juin 2005, le parquet clôtura l’instruction et établit un acte d’accusation visant, entre autres, le requérant pour des faits d’abus d’influence et de trucages d’appels d’offres publics. Le même jour, le requérant adressa au procureur une nouvelle demande d’élargissement. Plus particulièrement, il y demandait au parquet de faire usage du pouvoir d’élargissement qui lui était conféré par l’article 78, alinéa 2, de la loi no 353 régissant la procédure devant les tribunaux militaires et, à défaut, de transmettre sa demande au tribunal en vertu de l’article 75 du même texte. Le 7 juillet 2005, le requérant demanda au tribunal militaire d’Elazığ de renvoyer l’acte d’accusation au parquet pour qu’il fût complété. Entre le 7 juillet et le 3 août 2005, le requérant adressa au tribunal plusieurs demandes d’élargissement, soit directement soit par l’intermédiaire de son avocat. Au cours de la première audience, tenue le 4 août 2005, le tribunal entendit l’ensemble des accusés. Il décida de lever l’ordonnance de placement en détention du requérant du 14 avril 2005 et ordonna en conséquence la libération de l’intéressé, estimant que les motifs ayant justifié son placement avaient cessé d’exister. Le 20 novembre 2009, le tribunal militaire reconnut le requérant coupable d’abus de fonction. Il estima que la peine correspondant à cette infraction était un emprisonnement d’un an et quinze jours, durée dont il fallait déduire la période de détention provisoire déjà subie. Néanmoins, il considéra que, en vertu de l’article 231 du code de procédure pénale (CPP), il convenait de surseoir au prononcé du jugement pendant cinq ans, précisant qu’aucune obligation ne devait être imposée au requérant durant cette période dite de « mise à l’épreuve ». Il ajouta que, en l’absence de commission d’une infraction volontaire pendant cette période, la peine prévue par le jugement dont le prononcé avait été suspendu devait être annulée et l’affaire radiée. Le requérant forma un recours contre ce jugement, alléguant qu’il aurait dû être acquitté. Cette opposition fut rejetée le 17 mai 2010 par le tribunal militaire de Malatya. Ce tribunal indiqua que, en vertu du CPP et de la jurisprudence de la Cour de cassation militaire, sa mission se limitait à vérifier si les conditions du sursis au prononcé de la peine étaient ou non réunies, et qu’il ne lui appartenait en aucun cas d’examiner le fond de l’affaire comme le ferait une juridiction d’appel. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Sur le sursis au prononcé de la peine L’article 231 du CPP entré en vigueur le 1er juin 2005 se lit comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce : Article 231 Le prononcé et le sursis au prononcé d’un jugement « (...) (5) Lorsque la peine fixée à l’issue de la procédure (...) est inférieure ou égale à deux ans d’emprisonnement ou bien lorsqu’il s’agit d’une amende pénale, le tribunal peut décider de surseoir au prononcé du jugement (...) [Une telle décision] signifie que le jugement ne crée pas de conséquence juridique à l’endroit de l’accusé. (6) Pour que la décision de surseoir au prononcé du jugement puisse être prise : a) l’accusé ne doit pas avoir été antérieurement condamné pour une infraction volontaire ; b) le tribunal doit, à la lumière de la personnalité de l’accusé [et] de son comportement lors de l’audience, parvenir à la conviction que l’intéressé ne commettra pas de nouvelle infraction ; c) le préjudice de la victime ou du public résultant de la commission de l’infraction doit être intégralement réparé par voie de restitution, de remise dans l’état antérieur à la commission de l’infraction ou d’indemnisation. En cas de refus de l’accusé, il ne peut être sursis au prononcé du jugement. (...) (8) Lorsque la décision de surseoir au prononcé du jugement a été prise, l’accusé est mis à l’épreuve pendant cinq ans. « Pendant la période de sursis, il ne peut être décidé de surseoir à nouveau au prononcé d’un jugement relatif à une nouvelle infraction volontaire de l’intéressé. » (phrase additionnelle : 6545 – 18.6.2014/article 72). Pendant cette période, une mesure de liberté surveillée peut être prise, pour une durée qui sera fixée par le tribunal et qui ne pourra excéder un an. Pendant cette période, le tribunal peut imposer à l’accusé (...), pour une durée (...) qui ne pourra excéder un an, a) (...) l’obligation de suivre un programme de formation visant à l’acquisition d’un métier ou d’une profession (...) ; b) (...) l’obligation de travailler, contre rémunération, dans un établissement public ou dans le [secteur] privé, sous la surveillance d’une autre personne exerçant le même métier ou la même profession que lui ; c) l’interdiction de se rendre à des endroits précis ou l’obligation de fréquenter des endroits précis ou une autre obligation à définir. Pendant la période de sursis, le délai de prescription est interrompu. (...) (10) Lorsque aucune nouvelle infraction volontaire n’a été commise pendant la période de sursis et que les obligations liées à la mesure de liberté surveillée ont été respectées, il est décidé d’éteindre l’action pénale en déclarant non avenu le jugement dont le prononcé a été différé. (11) En cas de commission d’une nouvelle infraction volontaire pendant la période de sursis ou bien en cas de non-respect des obligations liées à la mesure de liberté surveillée, le tribunal prononce le jugement. Toutefois, le tribunal peut, eu égard à la situation de l’accusé qui n’a pas rempli les obligations qui lui avaient été imposées, rendre un nouveau jugement de condamnation en décidant la non-exécution d’une partie de la peine, au maximum de la moitié de celle-ci, ou, si les conditions sont réunies, décider de surseoir à l’exécution de la peine d’emprisonnement indiquée dans le jugement ou de convertir cette peine en une peine alternative. (...) (12) La décision de surseoir au prononcé du jugement peut faire l’objet d’une opposition. » B. Sur l’examen de la nécessité de poursuivre une détention L’article 78 de la loi no 353 régissant la procédure devant les tribunaux militaires, tel que libellé à l’époque des faits, attribuait au parquet la faculté de libérer, au cours de l’instruction, l’accusé placé en détention provisoire lorsqu’il estimait que le maintien de celle-ci n’était plus nécessaire. L’article 75 de la même loi imposait au parquet l’obligation d’examiner tous les trente jours la nécessité de maintenir la détention. Lorsque le parquet n’estimait pas opportun de libérer l’accusé, il devait indiquer dans son ordonnance la date de son examen suivant. Le même texte prévoyait qu’à la date en question le détenu pouvait demander sa libération. Le parquet devait adresser cette demande accompagnée de son avis au tribunal. La décision rendue par le tribunal était susceptible de faire l’objet d’une opposition. C. Sur le droit à réparation en cas de détention irrégulière L’article 1 de la loi no 466 sur l’octroi d’indemnités aux personnes illégalement arrêtées ou détenues se lisait comme suit : « Seront compensés par l’État les dommages subis par toute personne : qui a été arrêtée ou placée en détention dans des conditions et circonstances non conformes à la Constitution et aux lois ; à laquelle les griefs à l’origine de son arrestation ou détention n’auront pas été immédiatement communiqués ; qui n’aura pas été traduite devant le juge après avoir été arrêtée ou placée en détention dans le délai légal ; qui aura été privée de sa liberté sans décision judiciaire après l’expiration du délai légal pour être traduite devant le juge ; dont les proches n’auront pas été immédiatement informés de son arrestation ou de sa détention ; qui, après avoir été arrêtée ou mise en détention conformément à la loi, aura bénéficié d’un non-lieu (...), d’un acquittement ou d’un jugement la dispensant d’une peine ; qui aura été condamnée à une peine d’emprisonnement moins longue que sa détention ou à une amende seulement (...) » L’article 141 § 1 du nouveau CPP entré en vigueur le 1er juin 2005 dispose : « Peut demander réparation de ses préjudices (...) à l’État, toute personne (...) : a. qui a été arrêtée ou placée en détention dans des conditions et circonstances non conformes à la Constitution et aux lois ; b. qui n’a pas été présentée à un juge à l’issue de la durée légale de sa garde à vue ; c. à qui ses droits n’auront pas été rappelés ou qui a été placée en détention sans que son souhait de bénéficier desdits droits n’ait été respecté ; d. qui, détenue de manière conforme à la loi, n’a pas été présentée à l’autorité de jugement ou n’a pas été jugée dans un délai raisonnable ; e. qui, après avoir été arrêtée ou placée en détention de manière conforme à la loi, a bénéficié d’un non-lieu, d’une relaxe, d’un acquittement ou d’un jugement la dispensant d’une peine ; (...) ; f. qui a été condamnée à une peine inférieure à la durée de la détention provisoire ou de la garde à vue qu’elle a subie (...) ; g. qui n’a pas été informée (...) des motifs de sa détention et des accusations dont elle fait l’objet ; h. dont l’arrestation ou la détention n’a pas été portée à la connaissance de ses proches ; (...) k. qui n’a pas pu bénéficier des voies de recours prévues par la loi pour contester son arrestation ou sa détention. (...) » L’article 142 § 1 du CPP se lit comme suit : « La demande d’indemnisation peut être présentée dans les trois mois suivant la date à laquelle il a été notifié à l’intéressé que la décision ou le jugement est devenu définitif et dans tous les cas de figure dans l’année suivant la date à laquelle la décision ou le jugement est devenu définitif. » L’article 6 de la loi no 5320 du 23 mars 2005 relative aux modalités d’entrée en vigueur et de mise en œuvre du nouveau CPP précise que les articles 141 et suivants du CPP ne s’appliqueront qu’aux « actes » (işlem) postérieurs au 1er juin 2005 et que les actes antérieurs continueront d’être soumis à la loi no 466. Le texte ne précise cependant pas si le terme acte recouvre uniquement la décision de placement en détention ou la détention elle-même. D. Sur le renvoi de l’acte d’accusation L’article 174 du CPP prévoit la possibilité pour le tribunal de renvoyer l’acte d’accusation au parquet pour qu’il soit complété (voir, pour plus de détails, Ökten c. Turquie (déc.), no 22347/07, 3 novembre 2011). Le premier article additionnel à la loi no 353 prévoit que, sauf disposition contraire, le CPP s’applique en matière de justice militaire. Dans un arrêt du 27 juillet 2005, la Cour de cassation militaire a estimé que les dispositions de l’article 174 du CPP ne trouvaient pas à s’appliquer devant les tribunaux militaires en vertu de l’article 115 de la loi no 353, lequel dispose que les actes d’accusation ne peuvent faire l’objet de recours. E. Sur l’indépendance des juridictions militaires La Constitution pose le principe de l’indépendance de la magistrature et interdit de donner des ordres ou des instructions aux tribunaux ou aux juges dans l’exercice de leur pouvoir juridictionnel ainsi que de leur adresser des circulaires ou de leur faire des recommandations ou des suggestions. Ces principes sont repris dans la loi no 357 relative aux « juges militaires ». L’article 16 de cette loi prévoit que les juges et procureurs militaires sont mutés par un décret signé par le ministre de la Défense et le Premier ministre et approuvé par le président de la République. Il précise en outre les périodes dans la carrière des intéressés durant lesquelles les mutations ne peuvent avoir lieu. Aussi bien l’ancien que le nouveau code pénal incriminent la tentative d’influencer les magistrats, de leur donner des ordres ou d’exercer sur eux des pressions. À l’époque des faits, les tribunaux militaires étaient composés de deux magistrats militaires et d’un officier. La présence d’un officier dans la formation de jugement a été censurée par la Cour constitutionnelle dans une décision du 7 mai 2009 pour incompatibilité avec le principe constitutionnel d’indépendance de la justice. La haute juridiction a relevé que le juge officier, contrairement aux magistrats militaires, ne présentait pas toutes les garanties requises dans la mesure où il n’était pas dispensé de ses obligations militaires durant son mandat et qu’il était soumis à l’autorité de ses supérieurs. Par ailleurs, elle a souligné la circonstance qu’aucune disposition n’empêchait les autorités militaires de nommer un officier différent pour chaque affaire. Selon l’article 12 de la loi no 357 tel qu’en vigueur à l’époque des faits, la promotion, l’avancement et la prise d’échelon des juges militaires étaient fonction de leurs fiches d’appréciation, dont la « fiche d’appréciation officier » (subay sicil belgesi). Cette disposition prévoyait que, relativement à cette fiche, les juges et procureurs étaient soumis à l’appréciation du commandant de l’unité militaire au sein de laquelle se trouvait le tribunal. Dans un arrêt du 8 octobre 2009, la Cour constitutionnelle a censuré la partie du système d’appréciation administratif des magistrats militaires qui impliquait l’intervention de la hiérarchie militaire, la considérant comme contraire au principe d’indépendance de la justice. La Cour renvoie à l’affaire Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie ([GC], no 24014/05, §§ 85 à 104, 14 avril 2015) pour les détails de la réglementation nationale et des arrêts susmentionnés de la Cour constitutionnelle.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le premier requérant est né en 1963 et réside à Sofia. Le deuxième requérant est né en 1979 et réside à Mezdra. A. La requête no 7949/11 Entre 2007 et 2010, le premier requérant entretenait une relation avec une jeune femme, I. En janvier 2010, I. tomba enceinte. Hésitant d’abord à garder l’enfant, elle déclara en avril 2010 qu’elle souhaitait avorter. Cela ne fut cependant pas possible, les délais prévus par la loi étant dépassés. Aux dires du premier requérant, pendant toute la durée de la grossesse, tout laissait penser qu’il était le père de l’enfant : il aurait subvenu aux dépenses liées à la grossesse, aurait réalisé des travaux dans son appartement en vue d’accueillir l’enfant et se serait mis à la recherche d’une garde d’enfant. Après le mois de septembre 2010, le premier requérant n’eut que des contacts téléphoniques avec I. Cette dernière lui indiqua à deux reprises que le terme de la grossesse avait été recalculé pour novembre, puis décembre 2010. Ayant des doutes sur la véracité de ces affirmations, en novembre 2010, le premier requérant engagea un détective privé pour retrouver I. Il signala également à la police des frontières qu’il craignait que le nouveauné ne fît l’objet d’un trafic. Il apprit à cette occasion que I. avait donné naissance à une petite fille, K., le 12 octobre 2010. Un certain V., qui avait reconnu l’enfant, était inscrit comme père dans l’acte de naissance. Le 1er décembre 2010, le premier requérant adressa une lettre au parquet et à l’Agence nationale de protection de l’enfance, indiquant qu’il craignait que l’enfant ne lui fût enlevée et ne fît l’objet d’un trafic. Le parquet de district de Sofia effectua une enquête, dans le cadre de laquelle le premier requérant, I. et V. furent entendus. I. et V. déclarèrent que l’enfant était née d’une relation extraconjugale qu’ils avaient entretenue, que V. était bien le père biologique de l’enfant et que lui et son épouse étaient prêts à s’en occuper. Par une ordonnance du 10 mars 2011, le procureur considéra qu’aucune infraction pénale n’avait été commise et qu’il n’y avait donc pas lieu d’engager des poursuites pénales. La direction territoriale de l’aide sociale effectua une enquête sociale dans le cadre de laquelle I. et V. furent entendus. Le premier requérant ne se rendit apparemment pas à la convocation de ce service. L’enquête constata que K. avait été reconnue par V., qu’elle vivait, avec l’accord de sa mère, avec celui-ci, son épouse et leur enfant, et que le couple subvenait aux besoins matériels, affectifs et éducationnels de l’enfant. Il ressort des documents relatifs à l’enquête sociale que, devant les services sociaux, I. avait à certaines occasions admis avoir eu des relations avec le premier requérant à l’époque de la conception et l’avait nié à d’autres occasions. Le 22 décembre 2010, le requérant saisit le tribunal de la ville de Sofia d’une action visant à établir que V. n’était pas le père de l’enfant et à démontrer sa propre paternité. Par une ordonnance du 15 juillet 2011, le tribunal clôtura la procédure en raison de plusieurs irrégularités de la demande introductive d’instance et également au motif que le premier requérant n’avait pas qualité pour agir. Le tribunal nota que, en vertu du code de la famille de 2009, seuls les parents légitimes, l’enfant, la direction territoriale de l’aide sociale et le parquet avaient la faculté de contester une reconnaissance de paternité et que le tiers soutenant être le père biologique de l’enfant ne disposait pas d’une telle action. Sur recours du premier requérant, cette décision fut confirmée en appel puis en cassation le 27 juin 2012. Par ailleurs, dans l’intervalle, à la suite du signalement effectué par le premier requérant, le 25 mai 2011, le parquet de la ville de Sofia avait saisi le tribunal de la ville de Sofia d’une demande en annulation de la reconnaissance de paternité de V. sur le fondement de l’article 66, alinéa 5, du code de la famille et en établissement de la paternité du premier requérant. I. et V., qui étaient défendeurs à l’action, avaient informé le tribunal que l’adoption plénière de l’enfant par l’épouse de V. avait été prononcée en février 2011 avec l’accord de la mère biologique, et soutenu que l’action du parquet était irrecevable. Le 15 septembre 2011, la procureure en charge du dossier avait informé le tribunal qu’elle se désistait des actions introduites. Par une ordonnance du 22 juin 2012, le tribunal de la ville de Sofia avait pris acte du désistement de la procureure et mis un terme à la procédure. Le parquet de Sofia fit appel de cette décision, soutenant qu’elle mettait en péril les intérêts de la jeune enfant. Par une ordonnance du 30 octobre 2012, la cour d’appel de Sofia confirma l’ordonnance attaquée, après avoir constaté que la représentante du parquet s’était désistée de ses demandes, que l’enfant avait une filiation établie et que ni son intérêt ni l’intérêt public ne justifiaient la poursuite de la procédure. Sur pourvoi introduit par le parquet, le 25 janvier 2013, la Cour suprême de cassation confirma l’ordonnance de la cour d’appel, en précisant qu’en cas de désistement de l’action le tribunal devait mettre fin à la procédure et que toute autre considération était sans objet. En 2015, le premier requérant introduisit une nouvelle action en justice visant à faire constater la nullité de la reconnaissance effectuée par V. Par une ordonnance du 23 novembre 2015, le tribunal de la ville de Sofia clôtura la procédure au motif que le premier requérant n’avait pas qualité pour contester la reconnaissance de paternité. Cette décision fut confirmée en appel puis, par une ordonnance du 10 juin 2016, la Cour suprême de cassation déclara le pourvoi introduit par l’intéressé non admis. La haute juridiction confirma l’absence de qualité pour agir du premier requérant et observa, à titre surabondant et pour répondre à l’argument que celui-ci avait formulé, que la jurisprudence de la Cour en application de l’article 8 de la Convention n’imposait pas aux États contractants l’obligation de permettre au père biologique allégué d’établir sa paternité en justice. Par ailleurs, dans une déclaration écrite, établie devant notaire en août 2013 et produite devant la Cour par le premier requérant, I. indiquait que, à l’époque de la conception de l’enfant, elle n’avait eu de relations intimes qu’avec le premier requérant, et non avec V., et qu’elle n’avait rencontré ce dernier que plus tard. Dans ce document, elle déclarait que la clinique où sa grossesse avait été suivie l’avait mise en relation avec V. et son épouse, qui cherchaient à adopter un enfant. B. La requête no 45522/13 Entre 2009 et 2010, le deuxième requérant entretenait une relation avec une de ses collègues de travail, R. À la suite de la rupture de cette relation en mars 2010, il quitta son emploi et perdit le contact avec R. Au mois de décembre 2010, il apprit que celle-ci avait donné naissance à un petit garçon, T., le 1er décembre 2010. Un certain S., qui avait reconnu l’enfant, figurait comme père dans l’acte de naissance. Dans les mois qui suivirent, face à l’insistance du deuxième requérant, R. accepta la réalisation d’un test ADN. Selon les résultats de ce test, effectué le 31 mai 2011, il y avait 99,99 % de probabilités que le deuxième requérant et R. fussent les parents de l’enfant. Le 21 octobre 2011, le deuxième requérant saisit le tribunal de la ville de Sofia d’une action visant à contester la paternité de S. et à établir sa propre paternité. Par une ordonnance du 22 mai 2012, le tribunal déclara la demande irrecevable au motif que le deuxième requérant n’avait pas qualité pour agir, le code de la famille ne prévoyant pas la possibilité pour une personne prétendant être le père biologique de contester le lien de filiation établi par reconnaissance. Sur recours du deuxième requérant, cette ordonnance fut confirmée par la cour d’appel de Sofia le 19 juillet 2012. Le deuxième requérant se pourvut en cassation, en invoquant notamment l’article 8 de la Convention. Par une ordonnance du 8 janvier 2013, la Cour de cassation déclara le pourvoi non admis, considérant qu’en vertu du nouveau code de la famille, entré en vigueur en 2009, seuls la mère et l’enfant étaient recevables à contester une reconnaissance de paternité. Elle releva que cet état du droit était confirmé par une jurisprudence constante et que l’examen du pourvoi n’était dès lors pas justifié. Il apparaît également qu’à deux reprises, en 2012 et 2013, R. a saisi le parquet d’abord pour se plaindre que le deuxième requérant troublait sa vie privée puis pour demander l’internement psychiatrique de celui-ci. Ces deux plaintes furent rejetées par le parquet. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La reconnaissance de paternité En vertu de l’article 64 du code de la famille de 2009, chacun des parents peut reconnaître son enfant. La reconnaissance est l’acte par lequel le déclarant dit être le parent d’un enfant, établissant ainsi un lien de filiation. Un enfant peut être reconnu dès sa conception. La reconnaissance est effectuée devant l’officier d’état civil par le parent en personne, par déclaration certifiée devant notaire ou par l’intermédiaire du directeur de l’établissement médical dans lequel a eu lieu la naissance. L’officier d’état civil doit notifier la reconnaissance à l’autre parent et à l’enfant, s’il a plus de quatorze ans, dans un délai de sept jours (article 65). B. L’opposition à la reconnaissance L’autre parent et l’enfant, s’il a plus de quatorze ans, peuvent faire opposition à la reconnaissance, dans un délai de trois mois à compter de la notification, par déclaration écrite adressée à l’officier d’état civil. L’opposition a pour conséquence de priver d’effet la reconnaissance ; l’auteur de la reconnaissance peut alors introduire une action en établissement de filiation (article 66, alinéas 1 et 2, du code de la famille). Si aucune opposition n’est effectuée dans un délai de trois mois ou si l’autre parent renonce à faire opposition, la reconnaissance est inscrite sur l’acte de naissance (article 66, alinéas 1 et 3, du code de la famille). C. L’action en annulation d’une reconnaissance de paternité L’enfant reconnu alors qu’il était mineur peut contester la reconnaissance par voie judiciaire dans un délai d’un an suivant sa majorité (article 66, alinéa 4, du code de la famille). Le code de la famille dans sa rédaction actuelle ne prévoit pas la possibilité pour la personne prétendant être le père biologique d’un enfant ou pour une autre personne de contester le lien de filiation établi par reconnaissance. L’ancien code de la famille, en vigueur jusqu’au 30 septembre 2009, prévoyait en son article 38 que toute personne démontrant un intérêt à agir pouvait contester une reconnaissance de paternité dans un délai d’un an après en avoir eu connaissance. En vertu du nouvel alinéa 5 de l’article 66 du code de la famille, entré en vigueur le 21 décembre 2010, la reconnaissance peut également être contestée par voie judiciaire par la direction territoriale de l’aide sociale et par le procureur, dans un délai d’un an à compter de la date de la reconnaissance. Ce délai court à compter de la déclaration de reconnaissance, et non de l’inscription de celle-ci sur l’acte de naissance (опр. № 263 от 3.04.2012 г. по ч.гр.д. № 192/2012 г., АС Варна). La décision d’engager ou non une action en annulation d’une reconnaissance est à la discrétion de la direction territoriale de l’aide sociale et du parquet. L’homme qui prétend être le père biologique d’un enfant peut effectuer un signalement auprès de ces autorités mais ne peut les contraindre à introduire l’action ni contester en justice leur refus de le faire. Lorsque les autorités compétentes décident d’introduire une action, le père biologique présumé n’est pas partie à la procédure et n’est en principe pas entendu par le tribunal. Il n’existe pas d’acte réglementaire ou d’instruction interne accessible au public qui spécifient les critères sur la base desquels le parquet et la direction territoriale de l’aide sociale décident d’exercer ou non leur prérogative d’introduire une action en contestation de reconnaissance et la procédure à suivre. Dans une lettre produite devant la Cour par le Gouvernement, l’Agence de l’aide sociale explique que ses directions territoriales sont compétentes pour introduire une action sur le fondement de l’article 66, alinéa 5, du code de la famille lorsqu’il existe de sérieux doutes que la reconnaissance effectuée ne corresponde pas à la réalité biologique et en cas de risque pour l’enfant. Une enquête sociale est réalisée dans chaque cas suspect afin de rechercher si la reconnaissance a été effectuée dans le but de contourner la législation sur l’adoption ou d’entraîner l’enfant dans un trafic ou l’exploitation d’êtres humains ou encore si elle implique une contrepartie financière. Selon l’Agence de l’aide sociale, une lettre interne no 91000/190 du 10 août 2009, qu’elle a adressée aux directions territoriales, contient des instructions à cet égard. D’après ce texte, qui n’a pas été produit devant la Cour, les directions territoriales effectuent une enquête sociale lorsque, notamment : – la reconnaissance a été effectuée longtemps après la naissance ; – l’enfant reconnu est placé en institution ou bénéficie d’une autre mesure de protection de l’enfance ; – la mère ne dispose pas de ressources et/ou de logement et/ou a déjà plusieurs enfants ; – l’auteur de la reconnaissance a fait l’objet d’une enquête sociale en tant que candidat à l’adoption ; – l’auteur de la reconnaissance est un ressortissant étranger. L’enquête sociale est effectuée par le service de la direction territoriale de l’aide sociale chargé de la protection de l’enfance. Elle comprend une visite au domicile où se trouve l’enfant et un entretien avec les parents. Toute partie concernée peut être entendue, notamment la personne prétendant être le père biologique. Il ressort de la jurisprudence existante en la matière que les directions territoriales de l’aide sociale ont introduit des actions en contestation de reconnaissance dans des cas où, par exemple, la mère avait donné son consentement pour l’adoption au moment de l’accouchement, avant de le retirer par la suite et de confier l’enfant à l’homme qui l’avait reconnu, ou encore lorsque l’auteur de la reconnaissance avait été candidat à l’adoption et s’était vu refuser l’agrément (опр. № 708 от 19.06.2015 г. по гр.д. № 39/2015, ВКС, III г.о., confirmant реш. № 139 от 29.09.2014 г. по гр.д. № 322/2014, АС Варна ; реш. № 101 от 14.03.2016 г. по гр.д. № 859/2015, ОС Плевен). Le tribunal fait droit à l’action s’il est établi que l’auteur de la reconnaissance n’est pas le père biologique de l’enfant. La reconnaissance est alors annulée avec effet rétroactif. La preuve peut résulter d’un test ADN, mais aussi, en l’absence d’un tel test, d’autres éléments pertinents tels que le refus de l’auteur de la reconnaissance de se soumettre à un test, l’absence de relation entre la mère et l’intéressé avant la naissance, ou encore le fait que la mère avait dans un premier temps consenti à l’adoption (опр. № 708 от 19.06.2015 г. по гр.д. № 39/2015, ВКС, III г.о.). L’article 71 du code de la famille dispose par ailleurs qu’il n’est pas possible d’introduire une action en établissement de filiation ou d’effectuer une reconnaissance si le lien de filiation établi n’a pas été réfuté par la voie d’une action en justice. Dans une décision du 5 février 2015 (опр. № 81 от 5.02.2015 г. по гр.д. № 7104/2014, ВКС, III г.о.), rendue postérieurement aux faits des présentes causes, la Cour suprême de cassation a considéré que la personne prétendant être le père biologique d’un enfant dont la filiation était établie par reconnaissance de paternité avait la possibilité de saisir le parquet ou la direction territoriale de l’aide sociale, qui pouvaient, si cela apparaissait justifié après analyse du cas d’espèce et des intérêts en jeu, décider d’introduire une action en annulation de la reconnaissance. La haute juridiction a laissé ouverte la possibilité pour la personne concernée, en cas de refus injustifié de ces autorités d’exercer leur prérogative, d’introduire directement une action devant les tribunaux sur le fondement de l’article 8 de la Convention. Il n’existe toutefois pas d’exemples d’admission d’une action en annulation d’une reconnaissance introduite sur ce fondement. D. L’adoption de l’enfant du conjoint En vertu de l’article 82, alinéa 2, du code de la famille, un époux peut adopter l’enfant de son conjoint selon une procédure simplifiée, sans qu’il soit nécessaire d’obtenir un agrément de la direction territoriale de l’aide sociale en vue de l’adoption. L’introduction d’une action en annulation d’une reconnaissance de paternité par le parquet ou la direction territoriale de l’aide sociale sur le fondement de l’article 66, alinéa 5, du code n’empêche pas le prononcé d’une adoption au profit de l’épouse de l’auteur de la reconnaissance, tant que la filiation n’a pas été modifiée dans l’acte de naissance à la suite d’un jugement définitif annulant la reconnaissance (опр. № 317 от 30.06.2016 г. по гр.д. № 1992/2016, ВКС, IV г.о.). De même, l’adoption effectuée par l’épouse ne paraît pas empêcher l’annulation de la reconnaissance dans le cadre d’une action sur le fondement de l’article 66, alinéa 5, du code. E. Les développements à venir Un avant-projet de loi de modification du code de la famille, publié sur le site Internet du ministère de la Justice le 29 août 2016, prévoit de modifier les dispositions relatives à la contestation d’une reconnaissance de paternité. Il y est proposé, d’une part, d’ouvrir à la direction territoriale de l’aide sociale la possibilité de faire opposition à une reconnaissance par simple déclaration adressée à l’officier de l’état civil dans le délai de trois mois prévu à l’article 66, alinéa 1, du code de la famille et, d’autre part, de permettre à toute personne justifiant d’un intérêt à agir d’introduire une action judiciaire en contestation d’une reconnaissance de paternité dans un délai d’un an à compter de la reconnaissance. Dans ce dernier cas, l’action devrait être introduite conjointement avec une action en établissement de paternité afin de ne pas porter atteinte aux intérêts de l’enfant. Les motifs de l’avant-projet indiquent que ces modifications s’avèrent nécessaires à la suite de la multiplication des cas où la reconnaissance de paternité a été utilisée pour contourner la réglementation concernant l’adoption, voire pour le trafic d’enfants. III. LE DROIT COMPARÉ PERTINENT Un résumé des éléments pertinents de droit comparé des États membres figure dans les arrêts de la Cour rendus dans les affaires Ahrens c. Allemagne (no 45071/09, §§ 27-28, 22 mars 2012) et Kautzor c. Allemagne (no 23338/09, §§ 37-39, 22 mars 2012). Il en ressort que, parmi les vingt-six États ayant fait l’objet de l’étude menée par la Cour à cette époque, dix-sept États autorisaient le père biologique allégué à contester la filiation établie par reconnaissance. Cette possibilité était parfois limitée par des délais. Dans certains pays qui autorisaient la contestation, lorsque la filiation établie par reconnaissance correspondait à la réalité sociale et familiale, la contestation n’était pas admise (par exemple en Allemagne, voir Ahrens, précité, § 25) ou n’était plus admise si la relation familiale (la « possession d’état ») avait duré au-delà d’un certain temps (par exemple en France et en Espagne). Neuf États ne prévoyaient pas la possibilité pour le père biologique allégué de contester la filiation établie par reconnaissance.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les trois requérants sont nés respectivement en 1968, 1972 et 1995 et résident à Gherla. Les deux premiers requérants sont les parents du troisième requérant. Par un jugement du 10 novembre 2006, le tribunal de première instance de Gherla (« le tribunal de première instance ») ordonna l’expulsion des requérants de leur maison, faisant droit à une action en revendication de cette dernière formée par des tiers. Le 25 juin 2007, un huissier de justice somma les requérants de quitter leur logement dans les cinq jours. Le 26 juin 2007, il demanda l’assistance de la police pour faire exécuter le jugement susmentionné ; l’exécution forcée fut prévue pour le 4 juillet 2007. A. L’incident du 4 juillet 2007 Le 4 juillet 2007, à 10 heures, l’huissier de justice se rendit au domicile des requérants, accompagné d’une équipe d’intervention de la police, et tenta de faire exécuter le jugement du 10 novembre 2006. Le premier requérant s’opposa à l’expulsion. Dans ce but, il avait électrifié la clôture de la maison avec du courant de 12 volts et s’était armé d’une hache et d’une massue. À 11 heures, les policiers demandèrent l’aide de la société d’électricité afin de neutraliser la clôture. Ils pénétrèrent ensuite en grand nombre dans la cour de la maison, immobilisèrent le premier requérant au sol, le menottèrent et le menèrent à la voiture de la police. Une infirmière lui administra un calmant par injection. La deuxième requérante et le troisième requérant, qui était âgé de douze ans, assistèrent à toute l’opération. Les policiers conduisirent ensuite le premier requérant et la deuxième requérante en voiture au poste de police de Gherla, où ils arrivèrent à 12 heures. À 17 h 30, un procureur près le tribunal de première instance de Gherla (« le parquet ») décida de déclencher des poursuites pénales (începerea urmăririi penale) contre le premier requérant des trois chefs d’accusation suivants : non-respect de décisions de justice, insulte à l’autorité et, enfin, outrage aux bonnes mœurs et trouble à l’ordre et à la paix publics. À 21 heures, par une ordonnance du même procureur, le requérant fut placé en garde à vue pour une durée de vingt-quatre heures, dont furent déduites les heures écoulées depuis son arrivée au poste de police. En application des dispositions pertinentes du code de procédure pénale (« le CPP ») en vigueur au moment des faits, l’ordonnance du parquet était motivée par un énoncé des éléments de preuve et des indices venant étayer les faits reprochés au requérant. Pendant ce temps, la deuxième requérante était restée au poste de police de Gherla, sans faire de déclaration. Elle dit y être restée jusqu’à 21 heures. Le Gouvernement affirme pour sa part qu’elle a quitté le poste de police à 19 h 30. Le troisième requérant allègue être resté seul, sans la surveillance d’un adulte, pendant que ses parents étaient au poste de police. Le Gouvernement soutient au contraire que l’intéressé se trouvait sous la surveillance des sœurs de la deuxième requérante. À la suite de l’incident du 4 juillet 2007, le troisième requérant aurait souffert de dépression. Par deux certificats médicaux des 12 et 29 août 2008, un pédopsychiatre et un neurologue pédiatre attestèrent que des troubles émotionnels et un bégaiement avaient été diagnostiqués chez le troisième requérant. B. La procédure pénale dirigée contre le premier requérant Par un jugement avant dire droit du 5 juillet 2007, le tribunal de première instance décida de placer le premier requérant en détention provisoire pour une durée de sept jours. Ce jugement, prononcé à 11 heures 50, fut rendu en présence du premier requérant, qui était assisté par un avocat commis d’office. Le premier requérant fut remis en liberté le 11 juillet 2007. Le 6 juillet 2007, le parquet entendit la deuxième requérante en qualité « d’auteur présumé des faits » (făptuitor). Elle dit qu’elle avait eu peur pendant l’incident du 4 juillet 2007 et qu’elle avait demandé à plusieurs reprises au premier requérant de renoncer à s’opposer à l’exécution forcée. Le 7 juillet 2007, le parquet procéda à l’audition de plusieurs témoins, dont C.M. et G.S.M., voisines des requérants, qui avaient assisté au déroulement de l’incident du 4 juillet 2007 depuis leurs maisons. C.M. indiqua notamment qu’elle avait téléphoné à l’une des sœurs de la deuxième requérante pour qu’elle vienne s’occuper du troisième requérant. G.S.M. déclara, entre autres, que l’un des policiers, interpellé sur le sort du troisième requérant, avait donné pour instruction de le confier à une voisine. Elle ajouta que cela l’avait beaucoup marquée que l’enfant soit resté seul et qu’il ait dû assister à l’incident. Par un réquisitoire du 9 juillet 2007, le parquet renvoya le premier requérant en jugement des chefs de non-respect de décisions de justice, d’insulte à l’autorité et d’outrage aux bonnes mœurs et trouble à l’ordre et à la paix publics. Le parquet décida de ne pas déclencher de poursuites pénales contre la deuxième requérante, considérant que sa simple présence sur le lieu de l’incident ne pouvait s’analyser en une opposition à l’exécution du jugement du 10 novembre 2006. L’affaire fut enregistrée devant le tribunal de première instance, qui procéda le 21 novembre 2007 à l’audition du premier requérant. Celui-ci déclara, entre autres, que son fils était resté seul dans la rue après que sa femme et lui avaient été conduits au poste de police et que l’un des policiers lui avait dit qu’il allait emmener l’enfant dans un orphelinat (unul dintre poliţişti a strigat că îl duce pe copil la casa copilului). Le tribunal entendit également plusieurs témoins. Le 5 mai 2008, il auditionna M.I. qui était présent lors de l’incident du 4 juillet 2007. M.I. déclara que le troisième requérant était resté, après le départ de ses parents, chez une voisine ou chez des membres de la famille, sans toutefois pouvoir le dire avec précision (copilul a rămas la o vecină, sau neamuri, nu ştiu dacă sunt neamuri). Le 9 avril 2008, le tribunal entendit C.M. et G.S.M. C.M. affirma que le troisième requérant était resté seul jusqu’au soir et qu’elle avait téléphoné à un membre de la famille de l’enfant pour qu’il vienne s’occuper de lui. G.S.M. dit également que le troisième requérant était resté seul dans la rue et que cela l’avait beaucoup marquée. Elle ajouta que l’enfant s’était rendu chez des copains d’école et qu’il y était resté jusqu’au retour de sa mère. Par un jugement du 23 avril 2008, le tribunal de première instance condamna le requérant à une peine de six ans et huit mois de prison. Se fondant notamment sur les déclarations des policiers et des témoins, sur un enregistrement vidéo fait par la police lors de son intervention du 4 juillet 2007 et sur les certificats médicolégaux attestant des lésions subies tant par l’un des policiers que par le premier requérant, le tribunal de première instance jugea que ce dernier avait soigneusement préparé sa résistance à l’exécution d’une décision définitive et qu’il avait menacé et agressé plusieurs policiers. Le premier requérant interjeta appel de ce jugement. Par une décision du 26 octobre 2009, le tribunal départemental de Cluj réduisit la peine à deux ans et huit mois. La cour d’appel de Cluj (« la cour d’appel »), saisie sur recours du premier requérant, confirma cette décision par un arrêt du 23 mars 2010. C. La procédure pénale contre les policiers À une date non précisée, les trois requérants saisirent le parquet près la cour d’appel d’une plainte pénale dirigée contre l’huissier de justice, les policiers et l’infirmière impliqués dans l’incident du 4 juillet 2007. Ils les accusaient d’abus, de coups et blessures et de destruction. Ils alléguaient par ailleurs que les deux premiers requérants avaient été illégalement privés de liberté les 4 et 5 juillet 2007, en conséquence de quoi le troisième requérant était resté seul, sans la surveillance d’un adulte. Le parquet entendit le premier requérant et les policiers impliqués dans l’incident. Par une première ordonnance du 26 mars 2008, confirmée par une deuxième ordonnance du 26 mai 2008, le parquet rendit une décision de non-lieu, estimant que les policiers et l’infirmière avaient agi en état de légitime défense et que, en tout état de cause, le troisième requérant n’avait pas été victime d’une infraction pénale. Les requérants contestèrent les ordonnances de non-lieu devant la cour d’appel et demandèrent que l’affaire fût renvoyée au parquet. Ils arguaient notamment que le parquet s’était contenté d’entendre le premier requérant et l’huissier de justice, et que l’examen d’éléments de preuve supplémentaires était nécessaire. Lors de l’audience de la cour d’appel du 7 octobre 2008, l’avocate des requérants réitéra la demande d’examen de preuves supplémentaires. Elle plaida notamment qu’il existait des témoins qui pouvaient attester avoir vu le troisième requérant seul dans la rue après l’incident litigieux. Par une décision du 14 octobre 2008, la cour d’appel confirma les ordonnances de non-lieu, jugeant que l’intervention des policiers avait été conforme à la loi. S’agissant de la privation de liberté des deux premiers requérants, la cour d’appel exposa qu’ils avaient été conduits au siège de la police de Gherla où ils avaient été retenus en conformité avec la loi no 218/2002 sur l’organisation et le fonctionnement de la police (« la loi no 218/2002 »). S’agissant du grief du troisième requérant, les passages de l’arrêt de la cour d’appel sont ainsi rédigés : « Le fait d’avoir conduit Pop Ioan et Pop Crina au siège de la police de la municipalité de Gherla, le 4 juillet 2007, en vue de mener une enquête relative à l’outrage subi par les policiers et d’avoir laissé l’enfant des époux Pop dans le village de Nima, sans la surveillance de ses parents, n’a pas conduit à la mise en danger de la vie du mineur ou à une atteinte à l’intégrité corporelle de ce dernier, qui n’a été victime d’aucune infraction pénale. Le mineur est resté sous la surveillance des villageois (minorul a fost lăsat în grija sătenilor) et le 4 juillet 2007, après quelques heures, Pop Crina a retrouvé son fils, s’est occupée de lui et lui a prodigué des soins. » S’agissant de la critique des requérants relative à l’insuffisance des éléments de preuve, la cour d’appel expliqua que le parquet ne pouvait pas en administrer pendant la phase préliminaire de la procédure (faza actelor premergătoare). Quant aux accusations d’abus, de coups, de blessures et de destruction formulées par les requérants, la cour d’appel déclara qu’il n’avait pas été ouvert de poursuites pénales parce que la légitime défense ôtait leur caractère pénal aux faits reprochés aux policiers (cauză care înlătură caracterul penal al faptei). Les requérants formèrent un recours contre cet arrêt et réitérèrent les motifs énoncés dans leur contestation des ordonnances de non-lieu. Par un arrêt du 16 mars 2009, la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») rejeta le pourvoi. Elle confirma que le parquet n’avait pas ouvert de poursuites pénales contre les policiers car ceux-ci avaient agi en état de légitime défense et que, dans un tel cas, le parquet n’était pas tenu de recueillir d’autres éléments de preuve. D. La procédure civile en réparation Le 19 novembre 2010, le premier requérant saisit le tribunal départemental de Cluj d’une action en réparation contre l’État roumain. Il demanda des dommages et intérêts d’un montant d’un million d’euros pour les souffrances et les préjudices qu’il estimait que l’incident du 4 juillet 2007 avait causés à sa famille. Par un jugement du 10 novembre 2011, le tribunal rejeta son action, estimant qu’elle était prescrite. Le premier requérant interjeta appel de ce jugement, se plaignant d’une violation de son droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 de la Convention. Par un arrêt du 15 mars 2012, la cour d’appel de Cluj fit partiellement droit à son appel. Elle y rejetait l’exception de prescription de l’action mais, s’appuyant sur la décision définitive de condamnation du premier requérant et sur l’enregistrement vidéo de l’incident du 4 juillet 2007, jugeait que celui-ci n’avait subi aucun préjudice et que l’intervention de la police avait été légale et justifiée par son comportement agressif. Le premier requérant se pourvut en cassation. Par un arrêt du 6 décembre 2012, la Haute Cour constata la nullité de son pourvoi pour défaut de motivation. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Les dispositions pertinentes du droit interne, en vigueur à l’époque des faits, relatives aux mesures préventives que les autorités peuvent adopter dans le cadre d’un procès pénal figurent dans l’arrêt Creangă c. Roumanie [GC] (no 29226/03, § 58, 23 février 2012). En particulier, l’article 136 du CPP était ainsi rédigé en ses parties pertinentes en l’espèce : Article 136 Les catégories de mesures préventives et leur finalité « 1. Dans les affaires relatives aux infractions punissables de détention à vie ou d’emprisonnement, afin d’assurer le bon déroulement du procès pénal et d’empêcher que le suspect (învinuitul) ou l’inculpé ne se soustraie aux poursuites pénales, au jugement ou à l’exécution de la peine, l’une des mesures préventives suivantes peut être adoptée à son encontre : a) la garde à vue ; b) l’interdiction de quitter la localité ; c) l’interdiction de quitter le pays ; d) la détention. (...) ». La loi no 218/2002 est ainsi libellée, dans son article pertinent en l’espèce : Article 31 « 1) Dans l’exercice de ses attributions légales, le policier est dépositaire de l’autorité publique. Ses principaux droits et obligations sont les suivants : (...) b) [il peut] conduire au siège de la police les personnes qui, par leurs actions, mettent en danger la vie d’autres personnes, l’ordre public et d’autres valeurs sociales ; à l’égard des personnes soupçonnées d’avoir commis des actes illicites et dont l’identité n’a pu être établie selon la loi, le policier est autorisé à utiliser la force si les ordres qu’il a donnés ne sont pas respectés ; la vérification de l’identité de ces catégories de personnes et la prise des mesures légales se font dans un délai maximum de 24 heures ; ces mesures ont un caractère administratif. » La loi no 272/2004 relative à la protection et à la promotion des droits de l’enfant (« la loi no 272/2004 ») régit, dans son chapitre III, les mesures de protection spéciale d’un enfant qui se trouve privé, de manière temporaire ou définitive, de la surveillance de ses parents. Les parties de cette loi pertinentes en l’espèce sont ainsi libellées : Article 59 « Les mesures de protection spéciale sont : a) le placement ; b) le placement en régime d’urgence ; c) la surveillance spécialisée. » Article 68 « 2. Le placement en régime d’urgence peut être également décidé dans le cas d’un enfant dont un seul parent ou le tuteur (ocrotitorul legal) ou les deux parents ou le tuteur ont été placés en garde à vue, en détention provisoire ou ont fait l’objet d’un internement, ou dans le cas où, pour toute autre raison, les parents ou le tuteur ne peuvent pas exercer leurs droits et obligations (drepturile şi obligaţiile părinteşti) envers l’enfant. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1991 et réside à Istanbul. Il était âgé de 12 ans lorsque, le 24 juillet 2003 aux alentours de 9 h 30, une mine antipersonnel explosa sur le terrain miné no 39, dans la zone frontalière du commandement d’infanterie de Çetenli, à Doğubeyazıt (Ağrı), où il faisait paître ses moutons. Il fut gravement blessé au visage, aux mains et à la poitrine. Le grand-père de l’enfant le fit d’abord transporter en taxi à l’hôpital d’État de Doğubeyazıt, puis à l’hôpital d’État d’Iğdır, où le blessé fut hospitalisé jusqu’au 4 août 2003. Le rapport médical no 1068, établi le 24 juillet 2003, indiquait que les blessures du requérant mettaient sa vie en danger. Il précisait qu’on lui avait amputé deux doigts de la main gauche et que son visage présentait d’importantes cicatrices. A. L’enquête administrative menée en l’espèce Le jour de l’incident, les autorités militaires firent un croquis détaillé des lieux de l’explosion. Selon ce croquis, des panneaux d’avertissement avaient été placés à intervalles réguliers du côté du village, la distance entre le terrain miné et le plateau où se trouvait le village était de 150 mètres et celle entre ledit terrain et le poste de l’armée était de 200 mètres. Selon le procès-verbal établi le même jour par un officier et deux sergents de l’armée, le requérant avait pénétré dans la zone minée, avait joué avec une mine antipersonnel qu’il y avait trouvée et avait été blessé par l’explosion de celleci. Le procès-verbal indiquait également que le terrain où l’accident avait eu lieu était une zone militaire de deuxième degré dont les quatre côtés étaient signalés et qui était entourée de barbelés standards et de panneaux d’avertissement. Il précisait aussi que deux soldats étaient de garde au poste de surveillance du terrain et que, en raison de l’emplacement du poste, ils n’avaient pas la visibilité entière du site et qu’ils n’avaient pas vu l’enfant y pénétrer. Aux termes d’un autre procès-verbal établi le même jour par cinq personnes, dont deux officiers et deux sergents de l’armée et le maire du village de Çetenli, un document donnant les consignes de sécurité applicables aux personnes résidant dans cette zone avait été auparavant notifié au maire du village, contre signature, afin d’avertir les habitants des risques liés au terrain miné. Toujours le 24 juillet 2003, une commission d’enquête composée de trois officiers recueillit la déposition de six personnes, à savoir un officier et cinq soldats. Les intéressés déclarèrent qu’il leur avait été impossible d’avertir le requérant de ne pas pénétrer dans la zone minée au motif que celui-ci y était entré par un endroit situé hors de leur vue. Le même jour, un procès-verbal établi par le maire du village de Çetenli, l’un des membres du conseil des sages et l’ancien maire dudit village indiquait qu’un document avertissant les personnes des dangers relatifs aux zones militaires de premier et de deuxième degré avait été notifié aux intéressés par les autorités afin d’avertir les personnes habitant le village des dangers que représentait le terrain miné. Le 12 octobre 2003, le maire du village de Çetenli fut entendu par les autorités. Il déclara que tous les villageois avaient été avertis de l’existence d’objets explosifs dans la zone frontalière et qu’il était dangereux de s’en approcher. Il mentionna à cet égard qu’une information à ce sujet était communiquée chaque année par les autorités militaires. Il ajouta qu’il avait lui-même fait faire plusieurs annonces à des heures différentes auprès de la mosquée du village et qu’il avait personnellement informé toute personne qui se rendait dans les plateaux des risques liés au terrain en question. À une date inconnue, la commission d’enquête rendit son rapport final. Aux termes de ce rapport, les parents du requérant étaient responsables de l’accident dont leur fils avait été victime au motif qu’ils l’avaient laissé, malgré son jeune âge, s’approcher d’une zone militaire interdite d’accès. Dans le même rapport, la commission estimait qu’il était cependant nécessaire, pour éviter des incidents similaires, de déplacer le poste de garde pour permettre aux soldats de surveiller le terrain dans sa totalité et d’installer des panneaux d’avertissement spécifiques pour les personnes analphabètes. B. L’enquête pénale menée en l’espèce À la suite de l’explosion, le procureur de la République de Doğubeyazıt (« le procureur civil ») déclencha une enquête pénale. Le 26 mai 2005, considérant que l’affaire relevait de la compétence du procureur militaire d’Ağrı (« le procureur militaire »), le procureur civil rendit une ordonnance d’incompétence et transmit le dossier au procureur militaire. Le 24 juillet 2006, le procureur militaire, estimant que la responsabilité de l’incident incombait aux parents du requérant, rendit une ordonnance de non-lieu. Le requérant et ses parents ne formèrent aucun recours contre cette ordonnance. C. L’action en indemnisation devant les instances administratives Le 2 décembre 2003, les parents du requérant adressèrent au ministère de la Défense une demande d’indemnisation pour dommages matériel et moral. Le 15 décembre 2003, leur demande fut transférée au ministère de l’Intérieur puis réorientée vers celui de la Défense le 24 décembre 2003. Le 26 janvier 2004, les parents du requérant saisirent le tribunal administratif d’Erzurum (« le tribunal administratif ») d’une action en réparation du préjudice causé par les blessures de leur fils, assortie d’une demande d’aide judiciaire. Agissant en leur nom et aux noms de leur fils Erkan Sarıhan et de leurs cinq autres enfants, ils demandèrent une somme totale de 140 milliards d’anciennes livres turques (TRL - environ 84 400 euros (EUR) à l’époque des faits), pour dommages matériel et moral, ainsi que des intérêts moratoires sur cette somme. Dans leur demande, ils alléguaient que les autorités militaires n’avaient pas pris les mesures nécessaires pour prévenir l’incident en question et qu’elles avaient ainsi commis une faute grave. Le 30 mars 2005, l’institut de médecine légale rendit un rapport dans lequel il décrivait les blessures du requérant. Il concluait notamment que l’amputation de deux doigts de sa main gauche devait être considérée comme une anomalie anatomique et fonctionnelle équivalant à la perte définitive d’un membre. Le 25 novembre 2005, le tribunal administratif accepta la demande d’aide judiciaire présentée par les parents du requérant. Le 11 mai 2006, le tribunal administratif rendit son jugement sur le fond de l’affaire. Dans les attendus du jugement, le tribunal soulignait que les parents du requérant avaient laissé celui-ci, alors âgé de 12 ans, faire paître tout seul ses moutons près d’une zone militaire, au mépris de l’instruction aux personnes ayant un terrain dans une zone militaire de premier ou de deuxième degré qui avait été communiquée au maire du village où habitaient les intéressés. Par conséquent, le tribunal jugeait que ces derniers avaient négligé leur responsabilité parentale et leur devoir de surveillance et qu’ils étaient responsables des blessures subies par leur fils. Eu égard à cette faute, il estima que les conditions d’une responsabilité avec ou sans faute de l’administration n’étaient pas réunies en l’espèce et il rejeta la demande des intéressés. À une date non précisée, les parents du requérant se pourvurent en cassation contre ce jugement. Par un arrêt du 18 juin 2008, le Conseil d’État rejeta leur pourvoi en cassation. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT L’article 125 §§ 1 et 7 de la Constitution énonce : « Tous les actes et décisions de l’administration peuvent faire l’objet d’un recours judiciaire. (...) L’administration est tenue d’indemniser tout dommage résultant de ses activités, actes et décisions. » Aux termes des articles 2 et 3 de l’instruction aux personnes ayant un terrain dans une zone militaire de premier ou de deuxième degré qui a été édictée par les autorités militaires et qui n’a pas été publiée au Journal officiel, un mineur ne peut faire paître des troupeaux qu’accompagné d’un de ses parents. Selon l’article 4 de cette instruction, les troupeaux ne peuvent s’approcher à moins de 200 mètres des tours, des installations d’éclairage du commandement et des barbelés. III. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT Aux termes de la Convention d’Ottawa sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction (« la Convention d’Ottawa »), signée le 18 septembre 1997, chaque État partie s’engage, d’une part, à ne pas employer de mines antipersonnel et, d’autre part, à détruire toutes les mines antipersonnel ou à veiller à leur destruction dans les dix années suivant la date d’entrée en vigueur de ladite convention après approbation par son autorité interne. En outre, les zones minées doivent être signalées, surveillées et protégées par une clôture ou d’autres moyens afin d’empêcher les civils d’y pénétrer jusqu’à ce que toutes les mines y aient été détruites. La Turquie est partie à la Convention d’Ottawa depuis le 28 mars 2003. Celle-ci y est entrée en vigueur le 1er mars 2004. Lors de la treizième Assemblée des États parties à la Convention d’Ottawa, tenue en décembre 2013, il a été décidé, conformément à la demande soumise par la Turquie, d’accorder une prolongation du délai pour achever la destruction des mines antipersonnel se trouvant dans les zones minées en Turquie. Ce délai a été repoussé au 1er mars 2022.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. La genèse de l’affaire Le requérant réside à Athènes. Le 14 avril 1976, par décision commune des ministres des Finances et de la Culture, l’État procéda à l’expropriation d’un terrain appartenant au requérant, sis dans le quartier historique de Plaka à Athènes, afin de procéder à des fouilles archéologiques. Le requérant louait ledit terrain comme parking extérieur, ce qui lui apportait un revenu mensuel de 7 000 drachmes (20,50 euros environ). Le 31 octobre 1977, il reçut à titre d’indemnité la somme de 7 727 500 drachmes (22 678 euros). L’expropriation fut ainsi réalisée. B. Les procédures tendant à la révocation de l’expropriation litigieuse Les 23 décembre 1992 et 7 janvier 1994, le requérant demanda la révocation de l’expropriation litigieuse, faute d’accomplissement du but d’utilité publique retenu par l’administration comme raison de l’expropriation. Débouté par l’administration, le requérant saisit par la suite le Conseil d’État qui rejeta ses recours en annulation contre le refus de l’administration de révoquer l’expropriation (arrêts nos 2242/1997 et 2243/1997). Le 21 février 2002, le requérant demanda à nouveau la révocation de l’expropriation litigieuse. Débouté par l’administration, il saisit le Conseil d’État qui, cette fois, fit droit à son recours et annula le refus de l’administration de révoquer l’expropriation, jugeant que le but de celle-ci avait été abandonné (arrêt no 2319/2004). C. La procédure litigieuse Le 17 octobre 2005, la chef de la direction des biens publics (Διεύθυνση Δημόσιας Περιουσίας) du ministère de l’Économie et des Finances, se fondant sur l’article 12 du code d’expropriation des biens immobiliers (loi no 2882/2001), réajusta l’indemnité d’expropriation en fonction de l’indice annuel moyen des prix à la consommation (τιμαριθμική αναπροσαρμογή) et fixa à 601 705,67 euros le montant que le requérant devait rembourser à l’État afin de récupérer son terrain (décision no 1087631/6632/Δ0010). Le 23 décembre 2005, le requérant saisit le Conseil d’État d’un recours en annulation de cette décision. Il affirmait que le but de l’expropriation avait été abandonné et qu’en raison de l’inertie des autorités compétentes à procéder aux fouilles archéologiques, il avait été privé de sa propriété pendant plus de trente ans sans aucune raison valable. Lui demander de rembourser le montant qu’il avait perçu à titre d’indemnité après réajustement sur la base de l’indice des prix à la consommation équivalait à ses yeux à récompenser l’État pour cette expropriation abusive et lui imposait une charge exorbitante qui portait atteinte à ses droits garantis par l’article 17 de la Constitution et l’article 1 du Protocole no 1. Le 12 juin 2008, le requérant saisit de nouveau l’autorité compétente et l’invita à procéder à un nouveau calcul du montant dû. Il relevait dans sa demande que celle-ci se faisait sans préjudice à ses droits reconnus par le droit interne, et tout particulièrement ceux résultant de son recours pendant devant le Conseil d’État ou son droit de contester le résultat de la procédure interne devant les instances internationales compétentes. Le 24 juillet 2008, l’autorité compétente fixa à 665 645,42 euros le montant que le requérant devait rembourser à l’État afin de récupérer son terrain (décision no 1064217/4182/Δ0010). Le 22 septembre 2008, le Conseil d’État se prononça comme suit sur le recours en annulation du requérant : « La révocation d’une expropriation réalisée ne constitue pas un cas de révocation authentique, à savoir de levée rétroactive des effets d’une décision d’expropriation en raison des erreurs matérielles ou légales commises au moment de sa mise en application, ce qui aurait créé l’obligation pour l’administration de rétablir les choses en l’état, selon le status quo juridique et factuel de l’époque. En revanche, la révocation d’une expropriation réalisée constitue un acte administratif nouveau et indépendant, dont les conditions de prise, y compris le remboursement de l’indemnité versée, sont considérées et appréciées selon le status quo actuel. » Basée sur cette constatation, la haute juridiction conclut que nulle atteinte aux droits garantis par la Constitution et l’article 1 du Protocole no 1 ne se trouvait établie en l’espèce et rejeta le recours (arrêt no 2492/2008). Cet arrêt fut mis au net et certifié conforme le 5 février 2009. D. Document fourni par le requérant relatif à la détermination de la valeur objective de son bien Le requérant déposa à la Cour un document, établi par la notaire V.M. et spécialement prévu pour le calcul de la valeur objective de son terrain. Le calcul effectué sur un formulaire pré-imprimé, se fondait sur les prix en vigueur en 2016. Le calcul tenait compte de différents éléments (surface, façade et profondeur du terrain ainsi que certains autres critères). Sur la base de ce calcul, la notaire précisait que la valeur objective actuelle s’élevait à 254 856,03 euros. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La Constitution L’article 17 de la Constitution dispose : « 1. La propriété est placée sous la protection de l’État. Les droits qui en dérivent ne peuvent toutefois s’exercer au détriment de l’intérêt général. Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, dûment prouvée, dans les cas et suivant la procédure déterminés par la loi et toujours moyennant une indemnité préalable complète. Celle-ci doit correspondre à la valeur que possède la propriété expropriée le jour de l’audience sur l’affaire concernant la fixation provisoire de l’indemnité par le tribunal. Dans le cas d’une demande visant à la fixation immédiate de l’indemnité définitive, est prise en considération la valeur que la propriété expropriée possède au jour de l’audience du tribunal sur cette demande. (...) » B. La loi no 2882/2001 et sa modification par la loi no 4070/2012 L’article 12 de la loi no 2882/2001 tel qu’appliqué à l’époque des faits disposait : Article 12- Révocation de l’expropriation accomplie « 1. Une expropriation accomplie qui a été déclarée en faveur : a) de l’État, b) de personnes morales de droit public, c) de collectivités locales de 1er et 2ème degré, d) des entreprises appartenant à l’État ou à de personnes morales de droit public, et e) d’organismes d’utilité publique, peut être révoquée, entièrement ou partiellement, si le service compétent estime qu’elle n’est pas nécessaire pour atteindre le but initial ou autre, qualifié par la loi d’utilité publique, et si le propriétaire contre lequel l’expropriation a été déclarée, accepte la révocation. Le bien exproprié peut être mis à disposition librement si la personne dont la propriété a été expropriée déclare ne pas souhaiter sa révocation ou ne réagit pas dans un délai de trois mois à l’invitation y relative. Si le bien concerné a été utilisé dans le but pour lequel il avait été exproprié et qu’il a cessé par la suite d’être utilisé dans ce sens, l’expropriation est considérée comme accomplie et sa révocation n’est pas possible. Dans ce cas, le bien peut être mis à disposition librement. (...) La révocation entière ou partielle de l’expropriation, selon les dispositions du présent article, est effectuée par décision de l’autorité qui l’avait déclarée (...) après restitution de l’indemnité payée à celui qui s’est chargé de son paiement, réajustée selon ce qui suit. (...) Le réajustement de l’indemnité à restituer est calculé sur la base de l’indice annuel moyen des prix à la consommation, établi par le service national de statistiques de Grèce, en multipliant l’indemnité perçue avec le rapport (T2/T1) entre l’indice annuel moyen des prix à la consommation de l’année de fixation de l’indemnité à payer (T2) et celui de la date d’encaissement de l’indemnité par son titulaire (T1). (...) L’indemnité est payée au comptant dans les six mois qui suivent la notification de la décision mentionnée au paragraphe précédent. Si l’indemnité à restituer dépasse au total 2 000 000 drachmes (soit 5 869,4 euros) elle peut être restituée, à la demande de la personne concernée, en quatre versements semestriels de la même somme, dont le premier est payé dans les six mois qui suivent la notification de la décision susmentionnée au redevable. Si les délais précités arrivent à échéance sans effet, l’autorité compétente pour la fixation de l’indemnité peut rendre à la demande du requérant une nouvelle décision comportant un nouveau réajustement de la somme due ou une nouvelle décision déclarant l’annulation de la révocation de l’expropriation. Par la décision déclarant l’annulation [de la révocation] est aussi ordonnée la restitution des sommes qui ont été éventuellement payées par l’intéressé. (...) » L’article 3 de l’article 12 de la loi no 2882/2001 a été modifié par l’article 127 § 1 de la loi no 4070/2012, entrée en vigueur le 10 avril 2012. La nouvelle disposition prévoit ce qui suit : « (...) Le Comité [administratif] prévu par l’article 15 § 1 de la présente loi ou un expert certifié indépendant, selon le choix de l’autorité compétente, émettent un avis sur le montant de l’indemnité dans un délai de deux mois à partir de la réception du dossier. Sont notamment pris en compte comme critères pour l’évaluation de la valeur du terrain en cause, la valeur des terrains adjacents ou similaires ainsi que le possible revenu résultant de l’exploitation du terrain. La valeur proposée ne peut être inférieure à celle de la valeur objective [fixée par l’autorité fiscale] du terrain. En cas de désaccord sur le montant de l’indemnité due, sa détermination est faite, suite à la demande de l’intéressé, par les juridictions compétentes dans un délai de soixante jours à compter de la notification de la décision en cause. (...) » Selon le Conseil d’État, les dispositions pertinentes de la loi no 4070/2012 sur la révocation de l’expropriation accomplie s’appliquent uniquement aux affaires dans lesquelles l’acte administratif portant sur la détermination de l’indemnité due pour la récupération du terrain exproprié n’a pas été adopté à la date d’entrée en vigueur de ladite loi (arrêt no 559/2014).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La liste des requérants figure en annexe. Les faits de la cause, tels qu’ils ressortent des observations et documents présentés par les parties, peuvent se résumer comme suit. À une date non précisée, les requérants, tous membres d’une même famille, acquirent un terrain de 129,40 m², situé au centre de la ville de Kulp, sur lequel ils firent construire, en 1997, une maison en pierre (kagir ev). À la suite de travaux cadastraux, un acte de propriété fut établi par les autorités le 5 novembre 1999. Le terrain fut répertorié au cadastre comme « îlot 218, parcelle 3 ». La maison fut elle aussi mentionnée sur le registre foncier et, par conséquent, sur l’acte de propriété. Les requérants habitèrent cette maison jusqu’en 2004. À une date non précisée, les autorités décidèrent de démolir l’école se trouvant sur la parcelle mitoyenne et de construire à cet endroit un nouvel établissement scolaire. Une étude de sol fut réalisée à la demande de l’administration. Le rapport correspondant, daté du 3 septembre 2003, conclut que la construction envisagée risquait de provoquer un glissement de terrain et qu’il était préférable de choisir un autre site. Les offres obtenues à la suite de la procédure de passation de marché public n’ayant pas été jugées satisfaisantes d’un point de vue financier, les autorités décidèrent de ne pas poursuivre la procédure. Sur demande de l’une des sociétés ayant répondu à l’appel d’offres, le tribunal administratif de Diyarbakır ordonna, le 13 janvier 2004, de surseoir à l’exécution de cette décision. En août 2004, une nouvelle étude de sol fut réalisée. Celle-ci conclut que les risques d’éboulement et de glissement de terrain pouvaient être neutralisés par des techniques de construction adaptées, dont la création d’un système de drainage et la mise en place d’un mur de soutènement avant les travaux de fouilles (creusement du sol). Le 20 septembre 2004, un contrat fut passé avec une société privée et les travaux démarrèrent. Dès le début des travaux de fouilles, les bâtiments se trouvant aux alentours immédiats du chantier, dont la maison occupée par les requérants, subirent des dégâts matériels (fissures sur les murs, les sols et les plafonds). À une date non précisée, les requérants demandèrent au tribunal de grande instance de Kulp de faire constater les dégâts consécutifs aux travaux de construction de l’école puis de faire évaluer leur préjudice. Toujours à une date non précisée, les requérants durent quitter leur maison, devenue inhabitable en raison des fissures. Selon eux, les autorités leur ont versé une aide au relogement. Une première expertise, datée du 22 novembre 2004, évalua le coût des réparations à 8 534 livres turques (TRY), soit environ 4 590 euros (EUR) à cette date. Selon le rapport d’une seconde expertise, daté du 1er mai 2005, les dommages subis par le bien des requérants s’élevaient à 25 446 TRY (environ 14 380 EUR à cette date), après application de l’abattement pour vétusté. Le 22 août 2005, les requérants sollicitèrent auprès de la préfecture de Diyarbakır le paiement d’une indemnité. Leur demande ayant été implicitement rejetée, les requérants introduisirent devant le tribunal administratif de Diyarbakır un recours de plein contentieux (tam yargı davası). Ils réclamèrent la somme de 28 682 TRY (environ 17 280 EUR à cette date), assortie d’intérêts au taux légal à partir du 1er novembre 2004. Les juges administratifs ordonnèrent une expertise qui conclut que, si la construction de l’école était bien la principale source des dégâts ayant affecté l’habitation des requérants, les défauts de construction de celle-ci avaient eux aussi contribué au dommage, et ce à hauteur de 15 à 20 %. Prenant en compte l’abattement pour vétusté ainsi que la part imputable aux défauts de construction, les experts évaluèrent le préjudice subi à 13 067 TRY (environ 7 260 EUR) sur la base des prix de la construction de 2004, année de la réalisation des dommages matériels. En réponse à une ordonnance du tribunal, la mairie de Kulp indiqua que la maison des requérants avait été érigée sans permis de construire, que les requérants n’avaient jamais déposé de demande d’amnistie immobilière (imar affı) et que la situation de leur bien n’était pas régularisable pour des raisons tenant à la fois au plan d’urbanisme en vigueur et aux qualités mécaniques de la construction. Elle ajouta que, en vertu du plan d’urbanisme en vigueur à cette date et adopté après la construction de la maison des requérants, le statut de la zone où se trouvait l’immeuble litigieux devait faire l’objet d’une décision après une étude de la Direction générale des catastrophes naturelles. Par un jugement du 24 mars 2008, le tribunal administratif débouta les requérants. Il indiqua d’abord que, si la construction de l’école avait causé des dommages au bien des requérants, il n’en demeurait pas moins que ces derniers avaient érigé leur maison sur un terrain présentant un risque de glissement, sans tenir compte des contraintes techniques que cela impliquait. Il ajouta que les requérants n’avaient jamais obtenu de permis de construire, ni avant, ni pendant, ni même après les travaux, et qu’ils ne disposaient pas non plus d’un permis d’habiter. Il conclut que leur maison faisait partie des bâtiments dont la législation en vigueur nécessitait la démolition et que, eu égard à l’absence de permis, les requérants ne disposaient pas d’un intérêt légalement protégé. Les requérants formèrent un pourvoi contre ce jugement. Ils arguaient qu’il était établi que le préjudice subi par leur maison résultait de la construction de l’école. Ils estimaient que la circonstance que leur bien avait été édifié sans permis de construire ne pouvait avoir d’incidence sur la responsabilité de l’administration. À cet égard, ils soutenaient qu’aucune construction, pas même l’école en cause, ne disposait de permis de construire dans la sous-préfecture de Kulp. Ils ajoutaient que, pour construire cette école ainsi qu’une zone industrielle, la mairie et l’administration défenderesse avaient exproprié des biens qui auraient eux aussi été construits sans permis. Ils plaidaient par ailleurs que la zone où se trouvait la maison était un quartier d’habitation que la mairie aurait décidé de réhabiliter. Cette dernière aurait envisagé d’exproprier les habitants en vue de transformer le quartier en zone commerciale, mais aurait renoncé à son projet par manque de fonds. Enfin, les requérants soutenaient que la souspréfecture avait implicitement admis sa responsabilité en ce qu’elle aurait versé aux victimes une aide au relogement d’un montant de 75 TRY (environ 43 EUR). Le 17 décembre 2008, le Conseil d’État rejeta le pourvoi. Le 26 juin 2009, la haute juridiction rejeta de même la demande de rectification d’arrêt présentée par les requérants. Selon les requérants, ce dernier arrêt a été notifié à la partie demanderesse le 13 novembre 2009. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Selon l’article 32 de la loi no 3194 sur l’aménagement du territoire, la démolition des ouvrages réalisés sans permis, dans les zones où son obtention est obligatoire, peut être ordonnée par le maire ou le préfet sur décision du conseil municipal ou du conseil départemental La loi no 2981 du 24 février 1984, dite d’amnistie d’urbanisme, offre la possibilité d’obtenir la régularisation de certaines constructions réalisées sans permis et en violation des règles d’urbanisme. Plus particulièrement, l’article 12 de cette loi permet d’obtenir un permis de construire pour tout ouvrage achevé ou en cours de construction à condition que celui-ci n’empiète pas sur une voie publique ou sur la propriété d’un tiers.
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A. Les circonstances de l’espèce Le requérant est né en 1974 et réside à Istanbul. Le 1er août 2006, à 13 h 15, un groupe de cinq personnes, membres de la Plateforme antimilitariste (« la plateforme »), se réunit devant le Consulat d’Israël, à Istanbul, en soutien aux objecteurs de conscience israéliens. Au cours de ce rassemblement, le requérant, membre actif de la plateforme, lut une déclaration destinée à la presse, intitulée « Nous sommes solidaires avec les objecteurs de conscience israéliens ». La teneur de la déclaration était la suivante : « Amir Paster a été condamné à une peine d’emprisonnement de vingt-huit jours pour avoir dit : « Je ne voudrais pas prendre part aux opérations qui nuisent aux civils au Liban. » (...) Partout dans le monde, les souverains forcent les peuples à s’entretuer [et] tentent d’intimider par des menaces de peines d’emprisonnement ceux qui refusent de tuer. Il y a tout juste deux jours, une dizaine d’enfants ont été tués sous les bombes lancées par des avions israéliens. Il est possible de mettre fin au conflit, à l’assaut et à l’occupation par des actions et attitudes antimilitaristes. (...) Le moyen d’arrêter la guerre est de refuser d’être sa ressource humaine. Nous serons toujours solidaires avec MM. Itzik Shabbat et Amir Paster. Les antimilitaristes ne se taisent pas et ne se tairont pas. Il faut que M. Paster soit libéré, et il faut mettre fin à l’assaut et à l’intervention déclenchés au Liban. Nous invitons tout le monde à se soustraire au service militaire. » À une date non précisée, une action pénale fut diligentée contre le requérant. Il lui était reproché d’avoir incité le public à se soustraire au service militaire. Le 2 août 2008, le tribunal correctionnel d’Istanbul condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de cinq mois sur le fondement de l’article 318 du code pénal, au motif qu’il avait incité le peuple à se soustraire au service militaire par le biais d’une déclaration publique. Dans son jugement, le tribunal soulignait que le requérant était un objecteur de conscience et que, dans sa déclaration de presse, il avait appelé les personnes qui ne s’étaient pas définies comme objecteurs de conscience à se soustraire au service militaire. Il citait la dernière phrase de la déclaration de presse dans les motifs de son jugement. Le 30 novembre 2010, la Cour de cassation confirma l’arrêt du tribunal correctionnel, qui devint ainsi définitif. Le 21 février 2011, cet arrêt fut notifié au requérant. Le dossier ne contient pas d’élément relatif à l’exécution de la condamnation du requérant. B. Le droit et la pratique internes pertinents L’article 318 § 1 du code pénal, en vigueur à l’époque des faits, se lisait ainsi : Incitation à la désaffection à l’égard du service militaire « 1. Est passible de six mois à deux ans d’emprisonnement quiconque prodigue des encouragements ou des conseils (teşvik veya telkin) ou fait de la propagande en vue d’inciter la population à se soustraire aux obligations militaires. » Le nouvel article 318 § 1 du code pénal, tel que modifié le 11 avril 2013, dispose : « 1. Est passible de six mois à deux ans d’emprisonnement quiconque encourage ou incite des soldats déjà incorporés dans l’armée à déserter ou des individus qui sont appelés sous les drapeaux à s’abstenir d’effectuer leur service militaire. » À la demande de la Cour, le Gouvernement a soumis des exemples de jurisprudence montrant comment l’ancien article 318 § 1 du CP avait été mis en œuvre par les juridictions internes. i. Les motifs d’un jugement d’acquittement de la 10e chambre du tribunal correctionnel d’Istanbul daté du 16 mai 2013, indiquaient : « (...) les propos de l’accusé traduisent son refus d’effectuer le service militaire et n’appellent pas à une rébellion armée ou à un soulèvement populaire. De même, l’accusé n’appelle pas les soldats sous les drapeaux à déserter ou les appelés à renoncer à se rendre à leur commandement. Certes, les propos en question, qui visent à l’obtention de la reconnaissance du statut d’objecteur de conscience, comportent des critiques sévères, mais ils ne sauraient tomber sous le coup de l’article 318 du code pénal. La demande de reconnaissance du statut d’objecteur de conscience n’est pas visée à l’article 318 § 1. La Convention, ratifiée par la Turquie le 18 mai 1954, reconnaît le statut d’objecteur de conscience, mais laisse aux États membres une marge d’appréciation s’agissant de mettre en pratique ou non ce statut dans leur ordre juridique interne. Pris dans leur ensemble, les propos tenus par l’accusé, même s’ils constituent des critiques sévères, restent dans les limites de la liberté d’expression garantie par l’article 26 de la Constitution et par l’article 10 de la CEDH. (...) » ii. Les motifs d’un jugement d’acquittement rendu le 6 décembre 2012 par la 4e chambre du tribunal correctionnel d’Eskişehir au sujet de personnes accusées d’infraction à l’article 318 § 1 du code pénal indiquaient : « (...) Les propos des accusés ne contiennent aucun appel à la violence et ne portent pas atteinte à la paix sociale. (...) En considération du principe universel selon lequel il est impossible d’imposer à autrui une façon de penser, tel qu’il est matérialisé dans l’article 26 de la Constitution garantissant la liberté de pensée et d’expression, dans l’article 10 de la Convention ainsi que dans les articles 18 et 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, les propos des accusés restent dans les limites de la liberté d’expression. Aussi n’existe-t-il pas d’élément constitutif d’une infraction à l’article 318 § 1 du code pénal (...) » iii. Dans les motifs d’un jugement d’acquittement rendu le 6 décembre 2012 à l’encontre de Halil Savda (le requérant en l’espèce) par la 4e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance d’Eskişehir pour infraction à l’article 318 § 1 du code pénal, le juge s’est exprimé comme suit : « En considération de la terreur dans laquelle la Turquie vit depuis trente ans, la situation géographique du pays et la foi du peuple turc en l’armée revêtent une importance particulière. Cela étant, la Constitution reconnaît la qualité de loi aux conventions internationales. De ce fait, au lieu de tenir compte des législations nationales restreignant la liberté d’expression, il convient de tenir compte des garanties accordées à l’exercice de cette liberté d’abord par l’article 26 de la Constitution puis par les articles 9 et 10 de la CEDH. Même si l’accusé avait été mis en cause pour avoir incité le peuple à la désaffection à l’égard du service militaire, ses déclarations restent dans les limites de la liberté d’expression prévue par la Constitution, par les articles 9 et 10 de la Convention et par les articles 18 et 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ses propos ne contiennent pas d’appel à la violence et d’incitation au crime, et ils restent donc dans les limites de l’expression des idées. » iv. Un jugement d’acquittement rendu le 13 septembre 2012 par le tribunal correctionnel d’Üsküdar (Istanbul) indiquait ce qui suit : « Le jugement de condamnation rendu par le tribunal de première instance a été infirmé par la Cour de cassation pour raison d’incompatibilité légale eu égard à la liberté d’expression garantie par l’article 26 de la Constitution, l’article 10 de la CEDH et sa jurisprudence. Le discours de l’accusé ne constitue pas une infraction ». La Cour de cassation demanda l’acquittement de l’accusé. v. Dans une décision de non-poursuite rendue le 4 mars 2011 par le parquet d’Üsküdar (Istanbul) à la suite d’une plainte pour incitation à la désaffection à l’égard du service militaire, le procureur mentionnait ce qui suit : « Pour que les déclarations de la personne mise en cause soient sanctionnées, elles doivent, à la lumière de la jurisprudence de la Convention, comporter un appel à la violence, et représenter un danger certain et imminent pour la société. Autrement dit, le caractère erroné, choquant, inquiétant, divergent, voire délirant, du discours en question n’ayant pas d’importance, aucun élément constitutif d’un crime ne saurait être reproché à l’intéressé, qui n’a fait qu’exprimer des opinions contraires à celles de la majorité. » vi. Un jugement de condamnation rendu le 15 mars 2011 par le tribunal correctionnel de Nusaybin comportait les éléments suivants : « Le discours de l’accusé mineur a été qualifié dans le cadre de l’article 318 § 1 du code pénal, en raison du lieu dans lequel l’acte incriminé a été commis, du moyen avec lequel il a été réalisé et du but qu’il poursuivait. L’accusé mineur a été condamné à six mois d’emprisonnement. (...) En application de l’article 23 de la loi no 5271, le prononcé de la peine a été suspendu, (...) les voies de recours en opposition restant ouvertes. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1952 et réside à Noisy-le-Grand. A. La procédure principale Conseiller municipal de la commune de NoisyleGrand, il fut désigné, en 1990, trésorier de l’association amicale du personnel de cette commune (ci-après « l’association »). La maire de la commune, Mme R., était présidente de cette association. À l’occasion d’un contrôle des comptes de la commune de Noisy-le-Grand pour les exercices 1988 à 1993, la Chambre régionale des comptes (CRC) d’Ile-de-France constata des irrégularités et décida d’étendre son contrôle aux comptes de l’association et d’ouvrir une procédure de gestion de fait (sur la genèse de cette affaire, voir RichardDubarry c. France (déc.), no 53929/00, CEDH 2003XI (extraits) ; Richard-Dubarry c. France, no 53929/00, 1er juin 2004 et Richard-Dubarry c. France (déc.), no 46719/06, 19 janvier 2010). Le 22 novembre 1994, la CRC d’Ile-de-France rendit un jugement de déclaration provisoire de gestion de fait, à la suite du contrôle de l’association, et déclara cette dernière avec la maire, le requérant et une autre personne, conjointement et solidairement comptables de fait des deniers publics extraits et maniés irrégulièrement à compter du 1er janvier 1988. La Cour des comptes évoqua publiquement cette affaire dans son rapport annuel de l’année 1995, adopté le 19 septembre 1995 : « A. – Des démembrements de l’administration communale L’association amicale du personnel de la commune de Noisy-le-Grand a été constituée en 1986. L’un de ses projets était de distribuer aux agents la prime dite de treizième mois, pourtant imputable sur le budget communal depuis sa légalisation en 1984 ; mais la décision d’en assurer le versement par l’intermédiaire d’une association a permis d’extraire de la caisse communale d’importantes subventions (8,85 millions en 1993) (...) Le maire, président de l’association, et ses proches collaborateurs ont pu en utiliser une part à des fins irrégulières, avec d’autant plus de facilité que la vie associative était réduite : l’association n’a jamais eu de membres cotisants et la majorité du conseil d’administration, rarement réuni, appartenait au maire, aux secrétaires généraux et à des membres désignés par eux. B. – Des opérations irrégulières et désordonnées L’Association amicale du personnel a, sur décision du maire, servi depuis 1986 une « prime de technicité » à cinquante-six agents des services administratifs de la commune qui ne pouvaient réglementairement bénéficier d’un tel avantage. Cette prime constituait en 1993 une dépense de 556 300 FRF. Il n’a pas été justifié des critères de son attribution et moins encore d’une délibération du conseil municipal l’instituant. Depuis 1988, cette association servait en outre de canal pour le versement à une dizaine de personnes d’une prime dite « mensuelle » ou « libéralité », de 1 000 à 7 400 FRF par mois selon les bénéficiaires, attribuée discrétionnairement. La dépense annuelle était de l’ordre de 220 000 FRF. L’allocataire le mieux rétribué était un élu chargé de responsabilités au sein de l’association qui, à ce titre, signait les chèques dont il était le bénéficiaire. (...) À ces irrégularités et désordres s’est ajoutée une gestion financière laxiste. Les dépenses ont presque constamment excédé les recettes et les comptes bancaires ont présenté d’importants découverts. Ces déficits engageant la commune, en raison du caractère para-municipal des associations, n’apparaissent évidemment pas dans ses comptes et l’image que ces derniers donnaient des finances de la collectivité s’en trouvait faussée. (...) Cette situation a récemment entraîné des conséquences très dommageables. (...) » Par un jugement du 7 février 1996, la CRC rendit un jugement de déclaration définitive de gestion de fait. Elle déclara conjointement et solidairement comptables de fait de la commune l’association et Mme R., pour l’ensemble des opérations de la gestion de fait effectuées depuis le 1er janvier 1988 jusqu’au terme de la gestion. Elle déclara le requérant comptable de fait pour les opérations effectuées à partir de février 1990. La CRC enjoignit au requérant et à Mme R. de produire un compte unique des opérations de recettes et de dépenses effectuées sous couvert de l’association depuis le 1er janvier 1998, appuyé de toutes les justifications utiles de la nature et de la matérialité des dépenses. Par un arrêt du 16 janvier 1997, la Cour des comptes déclara définitivement le requérant comptable de fait des deniers publics extraits et maniés irrégulièrement, conjointement avec l’association et la maire de la commune. Par un jugement du 16 décembre 1999, rendu à la suite de jugements provisoires des 7 avril 1998 et 25 mai 1999, la CRC fixa la ligne de compte et rendit un jugement de débet. Le requérant fit appel de ce jugement. Par un arrêt du 30 mai 2002, la Cour des comptes confirma partiellement ce jugement et déclara le requérant, conjointement et solidairement avec l’association et Mme R., débiteur envers la commune d’une somme de 404 175,42 euros (EUR). Le requérant forma un pourvoi en cassation. Par une décision du 30 décembre 2003, le Conseil d’État annula l’arrêt du 30 mai 2002 en raison de la composition irrégulière de la CRC chargée de se prononcer sur la fixation de la ligne de compte, au motif que le rapporteur auquel avait été confiée la vérification de la gestion de l’association du personnel concernée avait participé au délibéré de la formation de jugement. Il rejeta en revanche le moyen du requérant tiré d’un défaut d’impartialité de la Cour des comptes au motif qu’elle avait déjà évoqué et qualifié les dépenses en cause dans son rapport public : « Considérant [les] termes de l’article 6 de la Convention (...) ; le juge des comptes, lorsqu’il prononce la gestion de fait puis fixe la ligne de compte de cette gestion de fait et met le comptable en débet, tranche, à chaque étape de cette procédure, des contestations portant sur des droits et obligations de caractère civil ; que les stipulations précitées sont, par suite, applicables à l’ensemble de la procédure ; (...) Mais considérant qu’eu égard à la nature de la décision par laquelle la Cour des comptes fixe la ligne de compte, elle ne peut, en principe, être regardée comme ayant été préjugée par la seule insertion de mentions relatives aux mêmes dépenses à un rapport public antérieur ; Considérant en l’espèce, que si la Cour des comptes a dans le chapitre 14 de son rapport public pour 1995 consacré à la commune de Noisy-le-Grand, mentionné et qualifié certaines dépenses de l’association du personnel (...), préjugeant en cela l’existence d’opérations de gestions de fait, ces mentions ne révèlent aucun préjugement de l’appréciation qu’il incombe à la cour de porter, une fois le périmètre de la gestion de fait définitivement fixé, au stade de la fixation de la ligne de compte de cette gestion de fait ; (...) » L’affaire fut renvoyée devant la Cour des comptes. Par un premier arrêt délibéré le 12 juillet 2006, celle-ci annula les jugements provisoires du 7 avril 1998 et du 25 mai 1999 ainsi que le jugement définitif du 16 décembre 1999 de la CRC, en raison de l’irrégularité de la composition de sa formation de jugement. Par le même arrêt, la Cour des comptes décida d’évoquer l’affaire. Par un second arrêt délibéré le 12 juillet 2006, la Cour des comptes, statuant provisoirement, fixa la ligne de compte de la gestion de fait et enjoignit à la maire de la commune, à l’association et au requérant, de justifier, dans les deux mois à compter de la notification de l’arrêt, du reversement dans la caisse de la commune de NoisyleGrand de la somme de 404 175,42 EUR ou de produire toutes autres justifications à décharge. Par un arrêt du 28 mai 2008, la Cour des comptes, statuant définitivement, fixa la ligne de compte de la gestion de fait et déclara notamment l’association, la maire et le requérant conjointement et solidairement débiteurs de la commune de la somme de 404 175,42 EUR, outre les intérêts légaux. Elle indiqua, à propos de la délibération du conseil municipal du 11 mai 1995 produite par les comptables de fait, et déclarant d’utilité publique les dépenses de la gestion de fait, que « le vote rétroactif des crédits ainsi intervenu permet (...) de ne pas exclure d’emblée la totalité des dépenses, mais est sans incidence (...) sur la régularité intrinsèque de chaque dépense, et son examen par le juge ». Le requérant forma un pourvoi en cassation dans lequel il fit valoir que l’auto-saisine du juge des comptes entachait non seulement la déclaration définitive de gestion de fait mais nécessairement aussi la procédure ultérieure, que l’article 6 § 1 était applicable à l’ensemble de la procédure, y compris lors de la phase de la fixation de la ligne de compte, et que le rapport public mentionnait des irrégularités de gestion en portant des jugements extrêmement sévères, de sorte que la Cour des comptes ne pouvait plus se rétracter. Par une décision du 21 mars 2011, le Conseil d’État rejeta le pourvoi. Sur le moyen tiré de l’impartialité de la Cour des comptes en raison de l’évocation antérieure des faits dans son rapport de 1995, il se prononça ainsi : « (...) comme il a (...) déjà été indiqué par la décision du 30 décembre 2003 du Conseil d’État statuant sur les pourvois des mêmes requérants contre le premier arrêt de la Cour des comptes fixant la ligne de compte de la gestion de fait, la mention dans le rapport public de la Cour des comptes pour 1995 de ce que certaines dépenses engagées par [l’association] étaient susceptibles de caractériser des gestions de fait n’a pas constitué un préjugement de l’appréciation qu’il incombe à la Cour de porter, une fois le périmètre de la gestion de fait définitivement fixé, au stade de la fixation de la ligne de compte de cette gestion de fait ; qu’ainsi, M. Beausoleil n’est pas fondé à soutenir que la Cour des comptes était structurellement disqualifiée pour statuer, après renvoi du Conseil d’État, sur la fixation de la ligne de compte ; (...) » B. La procédure relative à la demande de remise gracieuse En vertu du IX de l’article 60 de la loi du 23 février 1963 de finances pour 1963, le requérant sollicita du ministre du Budget la remise gracieuse des sommes mises à sa charge par l’arrêt du 28 mai 2008. Par une décision du 17 février 2010, le ministre rejeta la demande. Le requérant demanda l’annulation de cette décision devant les juridictions administratives. L’avocat du requérant indiqua, par un courrier du 20 février 2014, que le tribunal administratif de Montreuil avait rejeté la demande d’annulation de cette décision. Il indiqua également que, par un arrêt du 30 décembre 2013, la cour administrative d’appel de Versailles avait infirmé ce jugement et annulé la décision du 17 février 2010, tout en rejetant les conclusions tendant à ce qu’elle prononce directement une décharge des sommes dont le requérant avait été déclaré codébiteur. Le 12 mai 2016, l’avocat du requérant informa la Cour que, saisi du pourvoi contre l’arrêt du 30 décembre 2013, le Conseil d’État avait rendu un arrêt de non-admission le 10 décembre 2014 ; il n’a pas donné d’autres informations sur les suites de la procédure. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS L’origine lointaine du rapport public annuel longtemps dit « au président de la République » peut être trouvée dans le droit de Remontrance au Roi dont disposaient les anciennes Chambres des comptes. À partir de 1946, le rapport fut publié au Journal Officiel, en même temps que sa remise au président et sa communication aux assemblées parlementaires (Cour des comptes, Répertoire de contentieux administratif, Dalloz, septembre 2009, p. 56). C’est avec la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République, que cette activité de la Cour des comptes a obtenu sa consécration constitutionnelle. L’article 47-2 de la Constitution est ainsi libellé : « La Cour des comptes assiste le Parlement dans le contrôle de l’action du Gouvernement. Elle assiste le Parlement et le Gouvernement dans le contrôle de l’exécution des lois de finances et de l’application des lois de financement de la sécurité sociale ainsi que dans l’évaluation des politiques publiques. Par ses rapports publics, elle contribue à l’information des citoyens. Les comptes des administrations publiques sont réguliers et sincères. Ils donnent une image fidèle du résultat de leur gestion, de leur patrimoine et de leur situation financière. » Selon le Répertoire précité, « La mise au point du rapport public annuel est confiée au comité du rapport public et des programmes, composé du premier président, du procureur général, des magistrats exerçant les fonctions de président de Chambre et du rapporteur général de ce comité », et « Le rapport annuel est attendu et la presse s’en fait largement l’écho ; certes, les médias (...) privilégieront le « sensationnel » (...) mais l’essentiel est atteint dès lors que le public peut, grâce à ce rapport, connaître les utilisations contestables de ses impôts » (idem, pp. 57 et 58). S’agissant de la procédure de gestion de fait, il est renvoyé à l’arrêt Tedesco c. France (no 11950/02, §§ 21 à 46, 10 mai 2007). Il est rappelé que cette procédure comprend trois étapes distinctes, indépendantes, chacune donnant lieu à une décision définitive, susceptible de recours en appel et en cassation. Dans un premier temps, le juge constate la qualité de comptables de fait des personnes qui seront appelées à rendre compte de l’utilisation de deniers publics. Dans un deuxième temps, les gestionnaires de fait soumettent au juge le compte de leur gestion afin qu’il soit statué sur l’admission des recettes et l’allocation des dépenses. En cas d’excédent des recettes sur les dépenses allouées, et s’ils n’ont pas versé une somme correspondant à cet excédent dans la caisse publique, les comptables de fait sont constitués débiteurs du solde à l’égard de l’organisme public. Dans un troisième temps, le juge peut décider d’infliger aux gestionnaires de fait une amende pour immixtion dans les fonctions de comptable public. Auparavant, chacune de ces trois phases respectait la règle du « double arrêt », qui faisait obligation au juge des comptes de ne déclarer une personne comptable de fait, la mettre en débet ou lui infliger une amende, qu’après lui avoir adressé une décision provisoire la mettant en mesure d’y apporter une réponse. La loi du 28 octobre 2008 relative à la Cour des comptes et aux Chambres régionales des comptes a réformé la procédure de jugement des comptes, en renforçant son caractère contradictoire, ce qui a permis de supprimer la procédure du « double arrêt ». Dans une décision d’Assemblée, le Conseil d’État a jugé que bien qu’elle implique l’intervention de plusieurs arrêts, la procédure de gestion de fait est une procédure unique (14 décembre 2001, Société Réflexions, Médiations, Ripostes). Dans la décision Société Labor Métal du 23 février 2000, le Conseil d’État a annulé un arrêt de la Cour des comptes, jugeant que « eu égard à la nature des pouvoirs du juge des comptes et aux conséquences de ses décisions pour les intéressés, tant le principe d’impartialité que celui des droits de la défense font obstacle à ce qu’une décision juridictionnelle prononçant la gestion de fait soit régulièrement rendue par la Cour des comptes alors que celle-ci a précédemment évoqué cette affaire dans un rapport public en relevant l’irrégularité des faits ». Dans cette affaire, la Cour des comptes avait, dans son rapport pour l’année 1996, fait état d’un détournement des procédures d’achat au sein du commissariat de l’armée de terre et de l’engagement d’une procédure de gestion de fait à l’encontre des personnes responsables « dans des termes suffisamment précis pour permettre le rapprochement avec l’affaire en cours devant la deuxième [de ses] Chambre[s] » ; cette même Chambre avait néanmoins, par la suite, statué sur la gestion de fait. Dans les décisions citées par le Gouvernement dans ses observations, le Conseil d’État s’est prononcé sur le moyen tiré de la partialité de la Cour des comptes, du fait de mentions dans son rapport public, au stade des deuxièmes et troisièmes phases de la procédure de gestion de fait. Ces arrêts sont ainsi libellés : « (...) si, à l’appui de leur pourvoi contre l’arrêt du 6 octobre 2000 leur infligeant une amende pour immixtion dans les fonctions de comptable public, la Sarl Deltana et M. X font valoir que la Cour des comptes a pris parti, de manière publique, dans son rapport au président de la République pour l’année 1991, sur les faits qui ont donné lieu à la procédure d’apurement de la gestion de fait, il ressort des termes mêmes de ce rapport que si la Cour des comptes a évoqué l’ouverture des procédures par la Chambre régionale des comptes, elle n’a pas préjugé les appréciations qu’elle a portées dans l’arrêt attaqué ; (...). [CE, no 227945, 24 février 2003]. » « (...) Considérant que si la Cour a fait état dans son rapport, d’irrégularités financières dans l’emploi de subventions de l’État, à la charge de l’association (...), et a donné une description des principales irrégularités commises et l’indication selon laquelle une procédure de gestion de fait avait été ouverte, les termes employés dans le rapport et l’analyse qui y est faite ne s’opposaient pas, alors qu’aucune appréciation sur la gravité des faits et l’imputation personnelle des responsabilités n’y est portée, à ce que la Cour fixe la ligne de compte et inflige aux personnes mises en cause une amende ; (...) [CE, no 251090, 10 mai 2004]. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1968 et réside actuellement en Albanie. Le requérant est né en Albanie de parents albanais d’origine grecque (ομογενείς). Il résidait sur l’île de Corfou depuis 1989 où il exerçait la profession de maçon. Le 13 avril 1994, il épousa une femme de son village de Corfou, albanaise d’origine grecque aussi, et eut deux enfants : une fille, née le 10 décembre 1994, et un garçon, né le 30 avril 2009. Son épouse et ses enfants ont la nationalité grecque et se sont vus accorder des cartes d’identité des ressortissants grecs, alors que ses trois frères se sont vus livrer la carte spéciale pour étranger d’origine grecque. En effet, les albanais d’origine grecque bénéficient en Grèce d’un statut spécial comportant le droit d’obtenir des cartes spéciales d’identité. L’épouse du requérant et deux des frères de celui-ci possèdent une entreprise de maçonnerie. Par un arrêt no 24/1999 du 12 octobre 1999, la cour d’appel de Corfou, siégeant en formation de cinq membres et comme juridiction de première instance, condamna le requérant à une peine de réclusion de sept ans et une sanction pécuniaire de trois millions de drachmes pour achat de produits stupéfiants. La cour d’appel ordonna aussi une interdiction définitive du territoire grec après que celui-ci eût purgé sa peine sur le fondement de l’article 17 § 2 de la loi no 1729/1987. La cour d’appel a souligné que les origines du requérant, même si l’on admettait qu’elles étaient grecques, ne suffisaient pas à éviter l’expulsion de celui-ci. Le 2 décembre 1999, la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Corfou décida de libérer le requérant sous condition, estimant que les conditions légales pour une libération anticipée se trouvaient réunies dans son cas. Dans sa décision no 225/1999, la chambre d’accusation soulignait que son comportement pendant son incarcération était bon, qu’il n’avait pas fait l’objet de sanction disciplinaire, qu’il était travailleur et semblait regretter son acte. Elle relevait aussi que son expulsion et donc la séparation de sa famille, lui causerait ainsi qu’à son épouse et sa fille des problèmes psychologiques et économiques très graves. En 2004, le requérant fut cependant renvoyé en Albanie en exécution de l’arrêt no 24/1999 susmentionné. Il ne ressort pas du dossier s’il y a eu une évolution de la procédure entre 1999 et 2004. Le 22 avril 2005, le ministre de la Justice rejeta une demande du requérant en vertu de l’article 99 § 3 du code pénal visant à être réadmis en Grèce en raison de sa situation familiale. Le ministre motiva sa décision par le fait que les raisons familiales invoquées par le requérant n’étaient pas suffisantes pour l’emporter sur les raisons à la base de son expulsion, eu égard notamment à la nature et la gravité des infractions pour lesquelles il avait été condamné. Le 18 juin 2007, le requérant revint clandestinement en Grèce. Le 22 novembre 2010, le ministre de la Justice rejeta une nouvelle demande du requérant formulée sur le fondement de l’article 99 § 3 du code pénal pour les mêmes motifs que ceux indiqués dans la décision du 22 avril 2005 (paragraphe 10 ci-dessus). Le 18 avril 2011, le requérant présenta auprès du procureur près le tribunal correctionnel de Corfou des objections contre le caractère perpétuel de son expulsion ordonnée par l’arrêt no 24/1999. Le 20 avril 2011, le tribunal correctionnel de Corfou rejeta les objections. Il considéra que comme l’expulsion avait déjà été exécutée à l’encontre du requérant, elle restait valide, n’était pas couverte par la prescription et pouvait de nouveau être exécutée en vertu du même arrêt. Il releva par ailleurs que le requérant n’avait pas obtenu la nationalité grecque et que son origine grecque seule ne suffisait pas à lui faire éviter l’expulsion. Enfin, il nota que le requérant n’était pas en attente d’obtention de la nationalité grecque car il ne ressortait pas du dossier qu’il avait saisi les autorités compétentes d’une demande de naturalisation. Le 17 mai 2011, le requérant se pourvut en cassation contre cette décision. Il se fondait, entre autres, sur l’article 8 de la Convention et invoquait la stabilité de ses relations familiales et sociales en Grèce et les problèmes que sa famille rencontrerait s’il devait être interdit définitivement du territoire grec. Le 5 octobre 2011, le requérant fut arrêté et détenu en vue de son expulsion vers l’Albanie. Le 6 octobre 2011, le requérant présenta des objections contre la décision de détention devant le président du tribunal administratif de Corfou. En outre, le 6 octobre 2011, le directeur de la Direction de police de Corfou ordonna le renvoi du requérant en Albanie. Contre cette décision, le requérant introduisit un recours hiérarchique devant le directeur général de la police des îles Ioniennes que celui-ci rejeta le 12 octobre 2011. Le 7 octobre 2011, le président du tribunal administratif accueillit les objections du requérant et ordonna sa mise en liberté (décision no 14/2011). Il constata que pendant toute la durée de son séjour en Grèce après avoir purgé sa peine, le requérant n’avait pas fait preuve d’un comportement pénalement répréhensible ou d’une incivilité de nature à mettre l’ordre public en danger. Il nota aussi que la famille du requérant résidait de manière stable et constante dans une maison dont elle était propriétaire, que celui-ci n’était pas dangereux pour l’ordre public et ne risquait pas de fuir et que s’il était mis en liberté, il serait facile de le retrouver. Le 21 octobre 2011, il introduisit devant le tribunal administratif de Corfou un recours en annulation contre la décision du directeur général de la police des îles Ioniennes, du 12 octobre 2011, ordonnant l’expulsion ainsi qu’un recours en suspension de l’exécution de cette mesure. Par une décision no 26/2012 du 24 février 2012, le tribunal administratif de Corfou (statuant en chambre du conseil) accueillit la demande de suspension de l’expulsion du requérant. Il considéra que l’expulsion du requérant lui causerait un dommage difficilement réparable, qui consisterait en la destruction des relations familiales qu’il avait jusqu’alors tissées en Grèce. À cet égard, il se référa aux faits que son épouse et l’un des enfants avaient acquis la nationalité grecque, qu’il résidait dans une maison dont les propriétaires étaient son épouse et ses deux frères et que ses parents et ses frères résidaient légalement en Grèce et étaient munis d’une carte de séjour spéciale d’albanais d’origine grecque. Le tribunal estima, en outre, que la mesure litigieuse n’était pas justifiée par des motifs impérieux d’intérêt public. Le 22 mai 2012, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant du 17 mai 2011 (arrêt no 902/2012). Elle considéra que la décision attaquée était suffisamment motivée. Quant au moyen tiré de l’article 8, elle releva que si cet article protégeait le droit au respect de la vie familiale, il n’excluait pas que l’Etat, dans le cadre de sa compétence pénale, puisse imposer des sanctions et des mesures de sûreté même si celles-ci avaient des incidences sur la vie familiale du condamné. Le 1er août 2012, le requérant fut à nouveau arrêté et détenu en vue de son expulsion. Le 3 août 2012, le directeur général de la police des îles Ioniennes ordonna le renvoi du requérant en Albanie. Par un jugement (no 142/2013) du 28 mai 2013, le tribunal administratif de Corfou rejeta comme irrecevable le recours en annulation que le requérant avait introduit le 21 octobre 2011. Le tribunal releva que le requérant n’avait pas respecté le délai requis de vingt jours pour envoyer un pouvoir permettant à son avocat de le représenter devant cette juridiction. En effet, le pouvoir était parvenu au tribunal trois jours après la fin du délai. Le 15 juillet 2013, le requérant saisit la chambre d’accusation du tribunal correctionnel de Corfou d’une demande tendant à ce qu’il lui soit permis de retourner en Grèce et, dans l’alternative, à ce qu’il lui soit fixée une période d’interdiction de retour. Le 4 décembre 2013, la chambre d’accusation rejeta la demande. Elle considéra que le séjour du requérant en Grèce était incompatible avec les conditions de la cohabitation sociale dans ce pays, compte tenu de la gravité des infractions qu’il avait commises, du fait qu’il y était retourné clandestinement en dépit de l’interdiction pérenne et qu’il était dangereux pour l’ordre public. Quant à la situation familiale du requérant, elle releva qu’elle ne suffisait pas à excuser ses actes d’autant plus qu’ils avaient été commis à un moment où il avait déjà créé une famille et s’était désintéressé des conséquences que ces actes pouvaient avoir pour sa famille. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Les articles pertinents du code pénal disposent : Article 74 « 1. Sous réserve des dispositions pertinentes des conventions internationales ratifiées par le pays, le tribunal peut ordonner l’expulsion d’un étranger condamné à une peine de réclusion, s’il considère que le séjour de l’étranger dans le pays n’est pas compatible avec les conditions de la cohabitation sociale et en tenant compte, en particulier, la nature du crime pour lequel il a été condamné, le degré de responsabilité de l’étranger, les conditions spéciales dans lesquelles l’infraction a été commise, les conséquences de l’infraction, la durée du séjour de l’étranger sur le territoire, le caractère régulier ou irrégulier du séjour, le comportement de l’étranger, son activité professionnelle, l’existence des liens familiaux et, de manière générale, le degré d’intégration de celui-ci dans la société grecque. (...) L’expulsion a lieu immédiatement après que la peine ait été purgée ou après la mise en liberté. (...) (...) Le tribunal qui ordonne l’expulsion d’un étranger lui impose aussi une interdiction de revenir sur le territoire pour une période de dix ans ou à perpétuité. La chambre d’accusation du tribunal du lieu qui a ordonné l’expulsion, peut, à la suite d’un avis des autorités de police, accueillir la demande de l’étranger d’y revenir après un délai de trois ans suivant l’expulsion (...). La limitation temporelle de l’alinéa précédent ne s’applique pas si l’étranger est marié avec un ressortissant grec, pendant toute la durée du mariage, ainsi qu’en cas de retour au pays d’un émigré d’origine grecque de retour au pays (παλιννοστούντος) ». Article 99 § 3 « L’étranger expulsé, dont la peine a été suspendue conformément au paragraphe précédent, peut revenir au pays par décision du ministre de la Justice, lorsque cinq ans se sont écoulés de l’expulsion et pour une durée déterminée qui peut se renouveler. Le ministre de la Justice n’est pas lié par le délai précité au cas où l’étranger a célébré un mariage avec un ressortissant grec, et pour la durée du mariage, ainsi qu’en cas d’un émigré d’origine grecque de retour au pays ». L’article 17 de la loi no 1729/1987, relative à la lutte contre les stupéfiants, tel qu’il était en vigueur au moment des faits, prévoyait : « 1. En cas de condamnation à une peine de réclusion pour violation de la présente loi, le tribunal peut ordonner, s’il considère que la résidence du condamné dans certains endroits serait préjudiciable soit pour lui, soit pour son entourage, l’interdiction de résidence pour une période d’un à cinq ans. Les étrangers, adultes ou mineurs, qui sont condamnés pour violation de la présente loi, le tribunal ordonne l’expulsion pérenne du pays, sauf s’il existe des raisons importantes, notamment familiales, qui justifieraient que celui-ci continue à séjourner dans le pays (...) » Par un arrêt no 73/2013, la Cour de cassation considéra qu’en cas de condamnation d’un étranger, ressortissant d’un pays qui n’est pas membre de l’Union européenne, le tribunal qui l’a condamné doit ordonner son expulsion pérenne du pays, sauf s’il existe des raisons importantes, notamment familiales, qui justifient que celui-ci continue à séjourner dans le pays. Dans cette affaire, la Cour de cassation a cassé la décision de la juridiction inférieure qui avait ordonné l’expulsion de l’étranger au motif que celle-ci n’avait pas suffisamment motivé le rejet des allégations de l’étranger selon lesquelles il existait dans son cas des raisons importantes justifiant son maintien sur le territoire. De même, par un arrêt no 1550/2009, la Cour de cassation avait cassé un arrêt, pour défaut de motivation, car il ne précisait pas si l’expulsion pérenne de l’intéressé avait été ordonnée conformément à l’article 74 du code pénal ou aux articles pertinents du code des lois relatives aux stupéfiants.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1969 et réside à Braine-L’Alleud. Au cours de la nuit du 18 au 19 décembre 2003, le requérant fut victime d’un acte intentionnel de violence sans que l’auteur ne pût être appréhendé. Par courrier du 14 mars 2007, le procureur du Roi de Bruxelles informa le requérant qu’il ne disposait pas d’assez d’éléments pour entamer des poursuites, mais que l’information judiciaire se poursuivait. Par courrier du 14 janvier 2008, le procureur du Roi de Bruxelles informa le requérant que l’affaire avait été classée sans suite. En date du 13 août 2009, le requérant introduisit une demande en vue de l’obtention d’une aide financière, évaluée à 21 934,09 euros (EUR), auprès de la Commission pour l’aide financière aux victimes d’actes intentionnels de violence et aux sauveteurs occasionnels (ci-après « la commission »). Étaient joints à la demande deux rapports médico-légaux, un rapport d’hospitalisation, une évaluation chiffrée de l’intervention financière sollicitée ainsi que la décision de classement sans suite du 14 janvier 2008. Le 14 décembre 2009, le procureur général près la cour d’appel de Bruxelles transmit à la commission le dossier répressif demandé par elle en précisant que « le dossier a été classé sans suite le 16 juin 2004 pour signalement du suspect, K.M., qui n’a pas été reconnu formellement par la victime ». La commission contacta le 6 janvier 2010 l’avocat du requérant l’informant que le dossier relatif à l’agression du requérant avait été classé sans suite le 16 juin 2004 et que, la demande ayant été introduite le 19 août 2009, soit plus de trois ans après la décision de classement sans suite, le délai d’introduction fixé par l’article 31bis, 3o de la loi du 1er août 1985 (voir paragraphe 23, ci-dessous) n’était pas respecté. Le requérant informa la commission qu’il maintenait malgré tout sa demande. Il soulignait que le parquet lui avait fourni des informations contradictoires puisque le 17 mars 2007, le parquet lui avait indiqué que l’information judiciaire se poursuivait et que ce n’était que le 14 janvier 2008, soit après expiration dudit délai, qu’il avait été informé de la décision de classement sans suite du 16 juin 2004. Le 8 mars 2010, le secrétariat de la commission déposa un rapport relatif à la demande du requérant faisant état de la chronologie des courriers et informations échangés. Dans un avis du 25 mars 2010, le délégué du ministre de la Justice proposa de déclarer la demande du requérant recevable étant donné qu’il ne pouvait pas savoir que le délai de trois ans était dépassé au vu des informations contradictoires fournies par le parquet. Il proposait également de déclarer la demande partiellement fondée. Par décision du 14 septembre 2010, la commission déclara la demande du requérant irrecevable pour ne pas avoir été introduite dans le délai de trois ans à partir de la décision de classement sans suite du 16 juin 2004. Cette décision fut notifiée le 17 septembre 2010 au requérant et à son avocat avec l’information qu’elle était « susceptible d’un recours en cassation dans un délai de trente jours auprès du Conseil d’État, pour violation des formes soit substantielles, soit prescrites à peine de nullité ». Le 18 octobre 2010, le requérant saisit le Conseil d’État d’un recours en cassation. Il se plaignait notamment d’une motivation « quasi inexistante » en ce qu’elle ne rencontrait pas l’argument basé sur les informations contradictoires fournies par le parquet. Le Conseil d’État rendit en date du 9 novembre 2010 une ordonnance déclarant le recours du requérant admissible. Dans son mémoire en réponse du 9 décembre 2010, l’État belge souleva l’irrecevabilité du recours en cassation au motif que le requérant avait intitulé son recours « requête en annulation », alors qu’il avait demandé la cassation de la décision de la commission. Au surplus, l’État belge affirmait que cette décision était régulièrement motivée. Il soulignait qu’il n’y avait aucune contradiction entre le courrier du 14 décembre 2009 du procureur général près la cour d’appel de Bruxelles et les courriers des 14 mars 2007 et 14 janvier 2008 du parquet du procureur du Roi en ce sens qu’il y avait eu un premier classement sans suite pour signalement du suspect K.M. qui n’avait pas été reconnu formellement par la victime, que l’enquête s’était poursuivie et qu’un dernier courrier informa le requérant d’une nouvelle décision de classement sans suite. Le 15 janvier 2011, le requérant déposa son mémoire en réplique qui reprenait le contenu de sa requête initiale. Dans son rapport du 26 août 2011, l’auditorat du Conseil d’État proposa de rejeter l’exception d’irrecevabilité, considérant que le requérant ne s’était manifestement pas mépris sur la nature du recours dirigé contre la décision de la commission. Par ailleurs, quant à l’obligation de déposer un mémoire en réplique sous forme de mémoire de synthèse, prévue par l’article 14, alinéa 3 de l’arrêté royal du 30 novembre 2006 déterminant la procédure en cassation devant le Conseil d’État (voir paragraphe 28, cidessous), l’auditorat estima qu’étant donné que le requérant avait purement et simplement reproduit sa requête dans son mémoire en réplique, l’objectif de simplification poursuivi par la disposition précitée était atteint. Il proposa dès lors de déclarer le recours recevable. Il exprima toutefois l’avis qu’aucun des moyens était fondé. Par arrêt du 1er décembre 2011, le Conseil d’État déclara le recours du requérant irrecevable au motif qui suit : « Considérant que l’article 14, alinéa 3, de l’arrêté royal du 30 novembre 2006 déterminant la procédure en cassation devant le Conseil d’État précise que le mémoire en réplique « [ordonne] l’ensemble des arguments de la partie requérante », le but de la disposition étant de permettre au Conseil d’État de statuer sur la base d’un seul écrit de procédure ; qu’en l’espèce, le mémoire en réplique se borne à reproduire la requête, sans chercher à répondre aux arguments de la partie adverse, de sorte qu’il ne répond pas au vœu dudit article 14, alinéa 3. » II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. L’aide financière aux victimes d’actes intentionnels de violence La loi du 1er août 1985 portant des mesures fiscales et autres (ciaprès « la loi du 1er août 1985 ») disposait, au moment où la commission a rendu sa décision, en ses parties pertinentes ce qui suit : Article 30 « § 1er. Il est institué une Commission pour l’aide financière aux victimes d’actes intentionnels de violence et aux sauveteurs occasionnels, ci-après dénommée ‘la commission’, qui statue sur les demandes d’octroi d’une aide d’urgence, d’une aide financière ou d’un complément d’aide. [...]. » Article 31 « La Commission peut octroyer une aide financière : 1o aux personnes qui subissent un préjudice physique ou psychique important résultant directement d’un acte intentionnel de violence ; [...]. » Article 31bis « § 1er. L’aide financière visée à l’article 31, 1o à 4o, est octroyée aux conditions suivantes : [...] 3o Lorsque l’auteur est demeuré inconnu, le requérant doit avoir porté plainte, acquis la qualité de personne lésée ou s’être constitué partie civile. Lorsque le dossier pénal a été classé sans suite pour ce motif, le dépôt de plainte ou l’acquisition de la qualité de personne lésée par le requérant est suffisant. La demande est introduite dans un délai de trois ans. Le délai prend cours, selon le cas, à partir du jour de la première décision de classement sans suite pour auteurs inconnus, ou du jour où une décision de non-lieu pour auteurs inconnus, qui a acquis force de chose jugée, a été prononcée par une juridiction d’instruction. [...]. 4o Lorsque l’auteur est connu, le requérant doit tenter d’obtenir réparation de son préjudice en s’étant constitué partie civile, en ayant procédé à une citation directe ou en ayant intenté une procédure devant un tribunal civil. (...) 5o La réparation du préjudice ne peut pas être assurée de façon effective et suffisante par l’auteur ou le civilement responsable, par un régime de sécurité sociale ou par une assurance privée, ou de toute autre manière. (...)» Article 33 « § 1er. Le montant de l’aide est fixé en équité. [...] § 2. L’aide est octroyée par cas et par requérant pour un dommage excédant 500 euros et est limitée à un montant de 62.000 euros. » Article 33bis « L’aide peut également être octroyée lorsque aucune décision judiciaire définitive sur les intérêts civils n’est intervenue. Dans ce cas, la commission évalue elle-même le dommage qu’elle prend en considération. Cette évaluation ne lie pas les cours et tribunaux. » Article 34ter « La commission statue par décision motivée. Le requérant est entendu par la commission s’il en fait la demande par écrit ou si elle l’estime nécessaire. Il peut à cet effet se faire assister ou représenter par son avocat. Il peut également se faire assister par le délégué d’un organisme public ou d’une association agréée à cette fin par le Roi. Le Ministre de la Justice ou son délégué peut rendre un avis écrit relatif au respect de la loi. » Article 42 « § 1er. Sans préjudice des avantages accordés en vertu de la législation sur les accidents du travail ou les pensions de réparation, il est octroyé, en temps de paix, aux conditions et selon les modalités fixées par le Roi, une indemnité pour dommage moral de 53 200 euros, ci-après dénommée ‘indemnité spéciale’, aux personnes visées au § 3 qui sont contraintes de quitter définitivement le service pour inaptitude physique ou, en cas de décès, à leurs ayants droit. [...] § 3. L’indemnité spéciale est octroyée : 1o aux membres du personnel du cadre opérationnel et du cadre administratif et logistique des services de police visés à l’article 116 de la loi du 7 décembre 1998 organisant un service de police intégré, structuré à deux niveaux ; 2o aux membres des services extérieurs de la section « Sûreté de l’État » de l’administration de la Sûreté publique du service public fédéral Justice ; 3o aux membres du personnel des forces armées et aux agents civils du ministère de la Défense ; 4o aux membres des services de la protection civile ; 5o aux membres des services publics d’incendie ; 6o aux membres des services extérieurs de l’administration des Établissements pénitentiaires. L’indemnité spéciale est octroyée aux personnes énumérées à l’alinéa 1er pour autant que le dommage visé au § 2 ait été causé lors de l’exercice de leurs fonctions. » Il résulte des travaux préparatoires de la loi du 1er août 1985 que le fondement de l’intervention de l’État dans ce cadre n’est pas une présomption de faute qui pèserait sur l’État n’ayant pu empêcher l’infraction, mais un principe de solidarité collective entre les membres d’une même nation (Documents parlementaires, Sénat, 1984-1985, no 873/1, p. 17, et no 873/2/1o, p. 5), et que l’indemnisation prévue par la loi du 1er août 1985 est extraordinaire, « ce qui signifie que son octroi ne peut jamais être réclamé comme un droit » (Documents parlementaires, Sénat, 1984-1985, no 873/2/1, p. 19). Le Conseil d’État a jugé qu’une fois les conditions légales remplies, la commission détenait un pouvoir d’appréciation à la fois quant à l’opportunité de l’octroi de l’aide et quant à la fixation de son montant dans les limites légales (C.E., no 157.864, 24 avril 2006). Les décisions de la commission sont motivées. Le corpus de décisions de la commission fait l’objet de recueils de jurisprudence, sous la forme de rapports d’activités publiés sur le site internet du ministère de la Justice. La plupart des décisions de la commission peuvent également être consultées via le site du ministère. Leur formulation répond à une approche analytique des conditions de recevabilité et de fond prévues par la loi. Le Conseil d’État estime que lorsque la commission se prononce sur une demande fondée sur la loi du 1er août 1985, elle ne se prononce pas sur une contestation qui porte sur des droits et obligations de caractère civil ni sur le bien-fondé d’une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention (C.E., no 193.340, 15 mai 2009 ; C.E. (ordonnance), no 9377, 22 janvier 2013 ; C.E., no 229.428, 2 décembre 2014 ; C.E. (ordonnance), no 11.190, 26 mars 2015). La commission est considérée comme un organe de type juridictionnel (C.E., nos 160.524 et 160.525, 26 juin 2006). Un recours en annulation devant le Conseil d’État contre une décision de la commission est ouvert au requérant et au ministre de la Justice, conformément à l’article 14 des lois coordonnées sur le Conseil d’État (article 34quater de la loi du 1er août 1985). Malgré le terme utilisé dans la loi, il s’agit d’un recours en cassation : le Conseil d’État statue en effet comme juge de cassation administrative (C.E., no 160.236, 16 juin 2006 ; C.E. (ordonnance), no 4868 8 septembre 2009). B. Procédure devant le Conseil d’État L’article 14, alinéa 3 de l’arrêté royal du 30 novembre 2006 déterminant la procédure en cassation devant le Conseil d’État se lit comme suit : « Le mémoire en réplique ou ampliatif prend la forme d’un mémoire de synthèse ordonnant l’ensemble des arguments de la partie requérante. Sans préjudice de la recevabilité du recours et des moyens, le Conseil d’État statue au vu du mémoire de synthèse. » Le rapport au Roi précédant cet arrêté est formulé en ces termes : « Il est prévu que le mémoire en réplique ou ampliatif prendra la forme d’un mémoire de synthèse. Le but est d’alléger le travail du Conseil d’État, qui doit statuer dans un délai réduit sans pour autant négliger les autres recours dont certains sont aussi prioritaires. Le mémoire de synthèse doit présenter les arguments de la requête et de la réplique dans un tout ordonné. La partie requérante, qui doit être assistée d’un avocat, sera ainsi amenée à déposer un écrit complet reprenant l’exposé des faits, ses éventuelles réponses à des exceptions d’irrecevabilité et ses moyens dans une argumentation unique et pertinente. Le mémoire ne peut donc se limiter à une pure compilation. [...] [L]a section de législation [du Conseil d’État] n’a émis aucune objection fondamentale sur l’obligation qui serait imposée aux parties de déposer des conclusions de synthèse. L’obligation de déposer un mémoire de synthèse a pour conséquence que le Conseil d’État n’a plus, en principe, à statuer au vu de l’exposé des faits et des moyens figurant dans la requête. Le Conseil d’État peut toutefois se référer à la requête pour trancher des questions de recevabilité du recours ou des moyens (par exemple, afin de déterminer si un moyen figurant dans la réplique est un moyen nouveau). » Pour déclarer un recours en cassation irrecevable au vu du contenu du mémoire de synthèse, le Conseil d’État se réfère systématiquement à ce rapport au Roi (voir notamment C.E., no 218.386, 8 mars 2012 ; C.E., no 219.962, 26 juin 2012 ; C.E., no 220.067, 28 juin 2012 ; C.E., no 220.727, 25 septembre 2012). Dans un arrêt no 178.411 du 8 janvier 2008, versé par le requérant, le Conseil d’État a également précisé ce qui suit : « Considérant que l’objectif de [l’article 14, alinéa 3 de l’arrêté royal du 30 novembre 2006 déterminant la procédure en cassation devant le Conseil d’État] est de simplifier l’examen du recours en cassation par la chambre qui en est saisie en lui permettant de statuer sur le vu d’un seul acte de procédure émanant de la partie requérante ; que si celle-ci estime qu’il n’y a pas matière à synthèse, une synthèse n’étant concevable que lorsqu’il existe des éléments divers qu’il convient d’ordonner, le mémoire en réplique peut se limiter à se référer à la requête sans en reproduire la teneur ; qu’en ce cas, le Conseil d’État statue au vu d’un seul acte de procédure et l’objectif de simplification poursuivi par le règlement de procédure est atteint. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. Le contexte Les requérants sont membres de six familles roms qui habitaient le village de Dorojnoé, situé dans le district de Gourievsk, dans la région de Kaliningrad, en Russie. Par un décret no 450 du 5 octobre 1956 relatif à l’admission au travail des Roms nomades, le Conseil des Ministres de l’URSS criminalisa le mode de vie nomade et força les Roms à se sédentariser. Les autorités soviétiques choisirent les communes dans lesquelles les Roms devaient s’installer de manière permanente. Les requérants soutiennent que, à la suite du décret du 5 octobre 1956, le village de Dorojnoé servit de lieu d’accueil pour les Roms et qu’il se développa jusqu’à former une banlieue presque exclusivement peuplée de familles issues de cette communauté. Plusieurs familles construisirent des maisons individuelles sur des terrains disponibles dans le village en question. Certains habitants firent enregistrer leur adresse auprès des autorités et obtinrent leurs documents d’identité officiels grâce à cet enregistrement. Plusieurs habitants du village de Dorojnoé continuèrent à habiter leurs maisons après la dissolution de l’URSS sans légaliser les constructions ni obtenir le titre de propriété des terrains sur lesquels elles avaient été érigées. Selon les requérants, chaque famille habitait dans une maison individuelle, sauf la famille Arlauskas qui disposait de deux maisons individuelles situées à proximité. D’après les requérants, entre 2001 et 2002, les autorités locales envisagèrent de développer le village de Dorojnoé. Ainsi, en 2001, les autorités du district de Gourievsk auraient invité les habitants du village de Dorojnoé à prendre part à la mise en œuvre du plan de développement du village, qui prévoyait la construction d’infrastructures, dont un réseau d’électricité, et l’établissement d’autres services publics. Le 29 mars 2001, le conseil d’urbanisme de la région de Kaliningrad adopta un premier projet du plan de développement, projet qui devait être réexaminé après quelques modifications. Il ressortait de ce projet que plusieurs maisons du village devaient être démolies. Selon les requérants, certains habitants du village de Dorojnoé, dont M. Kasperavichus (le trentième requérant) et M. Samulaytis (le vingtsixième requérant), saisirent la justice afin de se faire reconnaître la propriété de leurs maisons en vertu de la prescription acquisitive. Ils n’obtinrent pas gain de cause (paragraphes 22 et 25 cidessous). Toujours selon les requérants, vers la fin de l’année 2002, les autorités de la région changèrent de politique et abandonnèrent leurs plans de développement du village de Dorojnoé. Les requérants soutiennent que, à partir de l’année 2005, les autorités régionales avaient fait des déclarations discriminatoires à l’égard des habitants du village. À l’appui de leur thèse, ils ont soumis un extrait d’une interview que le gouverneur de la région de Kaliningrad avait accordée le 20 février 2006 et dans laquelle il s’était exprimé ainsi : « En ce qui concerne le village de Dorojnoé, premièrement, j’aimerais qu’on comprenne exactement de quoi on parle et que l’on choisisse la bonne terminologie [étant donné que l’] on nous accuse d’avoir semé la discorde interethnique. Nous ne semons pas la discorde interethnique. Nous déracinons un centre, un foyer de toxicomanie, nous lutterons fermement contre toute manifestation de toxicomanie et nous l’éradiquerons. Nous avons été contactés par l’organisation non gouvernementale « Memorial » de SaintPétersbourg [...] Elle veut organiser une table ronde pour discuter de la nécessité ou non de démolir les constructions non autorisées dans le village de Dorojnoé. Fautil prendre des mesures pour appliquer la loi et pour restaurer l’ordre ou pas ? Mon opinion à ce sujet est ferme et sans équivoque : nous allons appliquer la loi et restaurer l’ordre partout, y compris dans village de Dorojnoé. Là où il y aura du trafic de stupéfiants, nous l’éliminerons. » Les requérants ont également soumis une information parue le 16 janvier 2006 sur le site web d’un journal en ligne. Le contenu de celle-ci aurait été basé sur un communiqué de presse du département de la région de Kaliningrad du service fédéral de la lutte antidrogue. Les passages pertinents en l’espèce se lisent ainsi : « La région de Kaliningrad va durcir la lutte contre le trafic de stupéfiants. Kaliningrad, le 16 janvier 2006. C’est ce qui a été déclaré par [V. D.], le chef du département du service fédéral de la lutte antidrogue de la région de Kaliningrad. Il y aura bientôt une « purge » de ce qui est connu comme étant le centre de trafic de stupéfiants le plus problématique le village de Dorojnoé. Un contrôle de l’enregistrement officiel du domicile des Roms qui habitent ce village sera effectué : à son issue, les étrangers seront expulsés du pays et les citoyens russes y résidant illégalement seront [renvoyés] vers leur lieu de résidence d’origine. En parallèle, une série de mesures sera mise en place pour démolir les constructions non autorisées se trouvant sur le territoire du village de Dorojnoé (...) » B. Les procédures judiciaires Les procédures judiciaires engagées par le troisième et le vingtsixième requérant tendant à faire reconnaître leur droit de propriété sur leurs maisons respectives En février 2002, M. Kasperavichus (le trentième requérant) et M. Samulaytis (le vingtsixième requérant) saisirent chacun la justice en vue de faire reconnaître leur droit de propriété sur leurs maisons, en vertu de la prescription acquisitive, sur le fondement de l’article 234 du code civil. Par deux jugements du 20 février 2002, le tribunal du district de Gourievsk fit droit à leurs demandes. Néanmoins, le 24 juin 2002, les jugements susmentionnés furent annulés par l’instance de supervision au motif que le tribunal n’avait pas appliqué correctement la loi. Les affaires furent renvoyées pour un nouvel examen du fond. En novembre 2002, l’examen des demandes des intéressés fut abandonné eu égard aux absences répétées de ces derniers aux audiences. En juin 2005, M. Samulaytis demanda la réouverture de la procédure qui avait été rayée du rôle en novembre 2002. Le 27 décembre 2005, le tribunal de district de Gourievsk débouta l’intéressé de son action. Le juge estima que ce dernier ne pouvait pas bénéficier de la prescription acquisitive telle que prévue par l’article 234 du code civil car il ne possédait pas de titre sur le terrain sur lequel la maison était construite. Le 1er mars 2006, la cour régionale de Kaliningrad rejeta l’appel de M. Samulaytis dirigé contre le jugement du 27 décembre 2005. M. Kasperavichus ne demanda pas la réouverture de la procédure suspendue en novembre 2002. Cependant, le 7 décembre 2005, il introduisit une demande reconventionnelle, toujours sur le fondement de l’article 234 du code civil, dans le cadre de l’action civile dirigée à son encontre par le service du procureur de Gourievsk (paragraphe 28 cidessous). Par un jugement du 20 décembre 2005, le tribunal de district de Gourievsk débouta l’intéressé de sa demande reconventionnelle, à nouveau pour nonapplicabilité de l’article 234 du code civil. Le 22 février 2006, la cour régionale de Kaliningrad confirma en appel le jugement du 20 décembre 2005. Les procédures judiciaires initiées par le procureur à l’encontre de certains requérants À des dates différentes pendant les années 2005 et 2006, des représentants de l’administration du district de Gourievsk se rendirent dans le village de Dorojnoé afin de recenser les constructions non autorisées. Les résultats de ces vérifications furent consignés dans des procèsverbaux dans lesquels les contrôleurs indiquaient le nom des personnes « responsables » des maisons ainsi recensées ; chaque maison était répertoriée sous un numéro de référence (voir le tableau au paragraphe 29 cidessous). En se basant sur ces données, le service du procureur du district de Gourievsk intenta des actions en justice en vue de qualifier les bâtiments répertoriés de constructions non autorisées aux termes de l’article 222 du code civil et d’ordonner leur démolition. Les actions furent dirigées à l’encontre des individus dont les noms avaient été retenus par l’administration du district de Gourievsk en tant que « responsables » des maisons litigieuses. Aux dates figurant au tableau cidessous, les demandes du procureur furent accueillies par le tribunal de district de Gourievsk. En faisant droit aux demandes du procureur, le tribunal du district de Gourievsk établit que les maisons litigieuses avaient été érigées sans permis de construire et étaient situées sur des terrains sur lesquels les parties défenderesses n’avaient aucun titre. Le tribunal jugea dès lors que les bâtiments en question étaient des constructions non autorisées et, se fondant sur l’article 222 § 2 du code civil, ordonna la démolition de cellesci. Certains requérants cités dans le tableau précédent interjetèrent appel des jugements rendus à leur encontre. Ils se plaignaient, entre autres, que le tribunal de première instance avait examiné leurs recours en leur absence, qu’il n’avait pas établi la composition de leurs foyers familiaux respectifs et qu’il avait refusé l’intervention des membres de leurs familles dans la procédure. Tous les requérants, sauf Mme Zhguleva, alléguèrent également que les maisons litigieuses étaient leur unique foyer et que, si elles étaient démolies, leurs familles se retrouveraient sans abri. Par une décision du 22 février 2006, la cour régionale de Kaliningrad rejeta l’appel de M. Kasperavichus (le trentième requérant). Par des décisions séparées, datées du 3 mai 2006, la même cour rejeta les autres appels interjetés par les intéressés. L’instance d’appel fit siennes les conclusions du tribunal du district de Gourievsk relatives à l’application de l’article 222 § 2 du code civil. Elle jugea que l’article 222 § 3 du même code, qui prévoyait des conditions particulières à la reconnaissance du droit de propriété sur une construction non autorisée, n’était pas applicable faute de réunion de ces dernières. Elle rejeta également l’argument relatif à l’enregistrement officiel du domicile des membres des familles des intéressés aux adresses correspondantes au motif que la loi en vigueur ne permettait pas d’effectuer un tel enregistrement à une adresse correspondant à une construction non autorisée. Elle jugea en outre qu’il ne lui appartenait pas de prendre en considération la composition du foyer familial des défendeurs ni l’absence d’autre habitation invoquée par certains d’entre eux au motif que ces circonstances n’avaient pas d’incidence sur l’objet du litige, à savoir l’illégalité des constructions litigieuses. C. Les événements postérieurs à l’adoption des décisions de justice ordonnant la démolition des maisons litigieuses La démolition des maisons litigieuses Les requérants indiquent que leurs maisons furent démolies entre le 29 mai et le 2 juin 2006, conformément aux décisions de justice devenues exécutoires. Ils soutiennent que les huissiers de justice étaient arrivés sur les lieux sans préavis et qu’ils avaient demandé aux habitants des maisons concernées d’en sortir. Ces derniers n’auraient eu que peu de temps pour rassembler leurs affaires personnelles et objets mobiliers avant que leurs maisons ne fussent démolies par des bulldozers. La démolition de chaque maison aurait duré environ une heure. En tout, quarantetrois maisons du village Dorojnoé auraient été démolies, dont celles des requérants. Les requérants allèguent que les deux seules maisons non démolies appartenaient à des familles russes. Les requérants se plaignent que, après la démolition de leurs maisons, ils avaient dû vivre dans des cabanes, des tentes ou dans des wagons réaménagés dans des conditions précaires, et, souvent, séparés de leurs proches. Les entretiens avec la police En 2014, un officier de police procéda à des entretiens avec M. Bagdonavicius (le premier requérant), Mme Arlauskene (la douzième requérante) et Mme Zhguleva (la vingtième requérante). Pendant ces entretiens, les requérants répondirent à des questions portant sur la démolition de leurs maisons, sur leur lieu actuel d’habitation ou celui des anciens habitants du village de Dorojnoé ainsi que sur leurs liens de parenté avec les membres de leurs familles. D. Les éléments soumis par le Gouvernement Sur le casier judiciaire, l’enregistrement du domicile et le patrimoine de certains requérants Le Gouvernement a produit une lettre d’information du ministère de l’Intérieur russe du 4 septembre 2014 dont il ressort que, pendant la période de 1997 à 2013, dix requérants (le premier, troisième, cinquième, dixième, onzième, treizième, vingtième, vingttroisième, trente et unième et trentetroisième) ont été soit mis en examen soit condamnés pour des infractions relevant du domaine du trafic de stupéfiants. Le Gouvernement a produit une lettre d’information du service du procureur général russe qui contient des données relatives à l’enregistrement officiel du domicile des requérants. Le Gouvernement a également soumis des données extraites le 10 avril 2014 du registre central des droits sur la propriété immobilière et des mutations immobilières concernant le deuxième, onzième, quatorzième, vingtseptième et vingthuitième requérant. Ces données consistent en une liste de biens immobiliers sur laquelle figurent notamment des appartements, des maisons et des terrains à bâtir dont les requérants susmentionnés avaient disposé pendant la période allant de 1997 à 2014 ou dont ils jouissaient toujours à la date de l’établissement de cette liste. Sur les possibilités de relogement des requérants Le Gouvernement a soumis une copie de l’ordonnance no 288 du gouvernement de la région de Kaliningrad du 28 avril 2006 portant sur l’octroi d’une aide financière en vue de la stabilisation de la situation sociale dans le village de Dorojnoé. L’ordonnance prévoyait l’octroi de 5 713 157 roubles russes (RUB) (approximativement 166 700 euros (EUR) à la date de son adoption) aux municipalités énumérées dans son annexe dans le but de créer un fonds de « logements à usage spécifique ». Selon le paragraphe 2 de ladite ordonnance, la municipalité de Gourievsk se vit imposer l’obligation d’organiser le déménagement des personnes « sans domicile fixe » du village de Dorojnoé vers les logements susmentionnés. II. LE DROIT INTERNE ET LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS A. Le droit interne L’article 222 du code civil russe, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, qualifiait de construction non autorisée tout immeuble à usage d’habitation ou destiné à un autre usage, bâtiment ou autre bien immeuble construit : a) sur un terrain non attribué à ces fins par la loi ; b) sans permis de construire, ou c) en violation des normes de l’urbanisme. Il précisait que la personne ayant érigé la construction non autorisée n’en obtient pas le droit de propriété ; elle n’a pas le droit d’en disposer, c’estàdire de la vendre, de la donner, de la mettre en location ou de conclure tout autre contrat. Selon le paragraphe 3 de cet article, une construction non autorisée doit être démolie par la personne qui l’a érigée, ou aux frais de cette personne, à l’exception de la situation où le terrain sur lequel se trouve la construction a été transmis à la personne en question conformément à la législation. L’article 234 du code civil russe prévoit que toute personne qui, n’étant pas propriétaire d’un bien immeuble, a joui de la possession sur ce bien ouvertement, de bonne foi et d’une manière continue pendant quinze ans en devient propriétaire en vertu de la prescription acquisitive. B. Les textes internationaux Un certain nombre de textes internationaux relatifs à la protection des Roms, notamment en cas d’expulsions forcées, sont résumés dans l’arrêt Winterstein et autres c. France (no 27013/07, §§ 80102, 17 octobre 2013). Le Conseil de l’Europe Dans sa recommandation de politique générale no 13 sur la lutte contre l’antitsiganisme et les discriminations envers les Roms, adoptée le 24 juin 2001, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) recommande aux gouvernements des États membres, notamment, de lutter contre l’antitsiganisme dans le domaine du logement et du droit au respect du domicile et, à cet effet, de veiller à ce que les Roms ne fassent pas l’objet d’expulsions forcées sans préavis et sans possibilité de relogement décent. Dans son quatrième rapport sur la Fédération de Russie adopté le 20 juin 2013, l’ECRI note que, en ce qui concerne le domaine du logement, les expulsions et les destructions de campements illégaux ont cessé depuis quelques années, même si les menaces persistent. Elle indique que les demandes de terrain sont souvent rejetées et que, si la plupart des Roms ont aujourd’hui un logement décent, certains continuent de vivre dans des bidonvilles. Les Nations unies Dans ses observations finales sur le cinquième rapport périodique de la Fédération de Russie sur l’application du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adoptées le 20 mai 2011 (E/C.12/RUS/CO/5), le Comité des droits économiques, sociaux et culturels s’est notamment exprimé en ces termes : « Le Comité constate avec préoccupation l’absence persistante de plan d’action au niveau fédéral qui permettrait de remédier à la marginalisation sociale et économique des Roms. Le Comité demeure aussi préoccupé par l’absence de réponse appropriée à sa demande (formulée dans la liste des points à traiter) d’informations détaillées sur la situation des campements roms, et par les expulsions de Roms de leurs logements et la destruction desdits logements dans certaines villes et régions de l’État partie, souvent sans qu’un relogement leur soit proposé (art. 2, par. 2). Le Comité invite l’État partie à adopter un programme d’action national visant à promouvoir les droits économiques, sociaux et culturels des Roms, en le dotant de ressources suffisantes pour qu’il soit bien appliqué. Il lui recommande également de revoir sa politique d’expulsion et de destruction des logements occupés par les Roms, conformément à l’Observation générale no 7 (1997) du Comité « Sur le droit à un logement suffisant : expulsions forcées. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1943 et réside à Londres. D’origine chypriote, le requérant vécut sa vie d’adulte à Londres. En 1997, le requérant et un autre ressortissant britannique, C.G., firent l’acquisition d’un terrain dans le quartier de Glyfada, à Athènes. En 1998, le requérant et C.G. demandèrent au bureau des hypothèques d’enregistrer le contrat d’acquisition du terrain. Le bureau des hypothèques refusa l’enregistrement. En effet, l’Etat revendiquait la propriété de ce terrain. Selon l’Office des forêts du ministère de l’Agriculture, le terrain litigieux avait fait l’objet d’une classification en tant que domaine forestier depuis 1976. En 2002, le requérant obtint du tribunal de première instance d’Athènes un ordre qui enjoignait le bureau des hypothèques d’enregistrer le contrat, ce que ce dernier fit le 31 janvier 2003. Le requérant versa une somme de 36 911,63 euros pour frais d’enregistrement. Le parquet en appela contre cet ordre et obtint l’annulation de l’ordre et de l’enregistrement. Le 29 mars 2004, le juge d’instruction rédigea un acte d’accusation à l’encontre du requérant et de C.G. qui accusait le requérant d’avoir établi a) un faux certificat de l’autorité fiscale affirmant qu’il avait payé des droits de succession pour un terrain d’une valeur de 63 768 920 euros, alors qu’il savait que ce terrain, de nature forestière, appartenait à l’Etat et que les droits n’avaient pas été versés ; b) un faux document prétendument établi par l’Office de la forêt de Penteli qui attestait que le terrain litigieux ne constituait pas un domaine forestier. Le juge d’instruction lui reprochait aussi d’être parvenu, au moyen de ces faux documents, à convaincre l’administration que le terrain était un domaine privé qui pouvait faire l’objet d’une transaction et en particulier l’objet d’un contrat de transfert de propriété. Le dossier incluait un rapport d’expertise graphologique, demandée par le parquet, daté du 29 juin 2003 et établi par l’avocate-experte graphologue M.M.K. qui avait prêté serment à cet effet le 17 avril 2003. Long de soixante-deux pages, le rapport d’expertise concluait que l’un des deux documents « semblait avoir été rédigé dans sa totalité » par le requérant et comportait une signature illisible tandis que la signature sur l’autre document comportait des éléments « présentant des indices sérieux qu’elle avait été apposée par le coaccusé du requérant ». Le 8 mai 2003, le requérant, par l’intermédiaire de son avocat, avait nommé une autre experte, C.T.S., comme « conseillère technique » pour l’assister. Lors de l’exposé de sa défense devant le juge d’instruction le 29 mars 2004, le requérant contesta les compétences de la graphologue M.M.K. Il mentionna que deux bureaux de graphologues, dont elle prétendait être membre, affirmèrent qu’ils ne la connaissaient pas et qu’un graphologue britannique, F.C., avait déclaré dans un rapport que M.M.K. n’était pas qualifiée et que ses commentaires étaient erronés. En revanche, il ne déposa aucun rapport de sa propre conseillère technique. Les 7, 28 et 29 décembre 2004, le requérant déposa trois rapports d’expertise établis par un autre expert, D.K., qu’il avait engagé, et qui concluaient que les documents litigieux n’étaient pas rédigés par le requérant et que le rapport de M.M.K. était erroné. À une date non précisée, le requérant et C.G. furent renvoyés en jugement devant la cour d’appel criminelle d’Athènes, composée de trois juges, pour répondre des accusations de faux et usage de faux. L’audience, concernant le requérant mais aussi d’autres personnes dont les affaires furent jointes, initialement fixée au 8 mai 2006, fut reportée au 30 octobre 2006, puis au 12 mars 2007, en raison des empêchements des avocats des accusés. Elle eut lieu les 12, 14 et 20 mars 2007. Le 12 mars 2007, les avocats du requérant demandèrent au président de la cour d’appel criminelle de citer à comparaître devant elle M.M.K. et D.K. Le président ajourna l’audience et ordonna la comparution des deux experts précités par les soins du parquet. À la reprise de l’audience, le 14 mars 2007, seul D.K. était présent ; il confirma ses conclusions présentées dans ses trois rapports. Aucune explication ne fut donnée pour l’absence de M.M.K. Par la suite, lecture fut donnée de tous les éléments de preuve (105 documents de plus de 1 500 pages), dont le rapport de M.M.K., les témoins à décharge firent leurs dépositions, les avocats de la défense posèrent des questions et plaidèrent sans faire aucune référence à la nécessité d’examiner d’autres témoins. À la fin de l’audience, le président demanda à toutes les parties au procès si elles souhaitaient un examen ou des éclaircissements supplémentaires mais celles-ci répondirent par la négative. Le 20 mars 2007, la cour d’appel criminelle déclara le requérant coupable de faux et usage de faux et le condamna, en tant que contumax, à une peine de douze ans de réclusion. En ce qui concerne les conclusions du rapport de M.M.K., elle releva ce qui suit : « La falsification des certificats susmentionnés par les deux premiers accusés est prouvée de manière fondée et sans aucun doute, notamment par le rapport d’expertise graphologique précité de l’expert graphologue M.M.K., dont le contenu est perçu par la cour comme absolument convaincant ; par ailleurs, la crédibilité de celui-ci est renforcée par les documents du dossier et les dépositions des témoins. L’appréciation de ces éléments de preuve démontre sans forcer que ceux qui ont falsifié ces certificats sont les accusés, les seuls d’ailleurs qui avaient intérêt à agir ainsi. » Le 20 mars 2007, le requérant interjeta appel contre ce jugement devant la cour d’appel criminelle d’Athènes, composée de cinq juges. L’audience, initialement fixée au 6 février 2009, fut reportée au 20 novembre 2009, puis au 19 mars 2010 en raison des empêchements de l’avocat du requérant. L’audience eut finalement lieu les 19, 26 et 29 mars 2010 ainsi que le 8 avril 2010. La cour d’appel confirma la condamnation du requérant, qui n’avait pas comparu, mais réduisit la peine à onze ans de réclusion. À la fin de l’audience, les avocats de la défense demandèrent à la cour d’appel d’examiner D.P en tant que témoin, ainsi que les experts D.K., M.M.K. La cour d’appel criminelle rejeta la demande à l’égard de tous les témoins précités, notamment en ces termes : « La demande soumise par les accusés visant la citation de la graphologue [M.M.K.] et du témoin [D.P.] ne doit pas être accueillie, car cela n’est pas jugé nécessaire compte tenu des éléments de preuve recueillis jusqu’à présent. La graphologue [M.M.K.] a établi un rapport d’expertise circonstancié et analytique qui a été lu devant la cour (...) En ce qui concerne les faux documents, plusieurs rapports d’expertise ont été déposés, dont lecture fut donnée et en conséquence, la comparution de ces témoins n’est pas nécessaire, compte tenu aussi des éléments de preuve recueillis. Les accusés qui réclament la comparution n’ont du reste pas précisé la raison pour laquelle les témoins susmentionnés devaient être cités à comparaître pendant l’audience (...) » Quant au rapport d’expertise de M.M.K., la cour d’appel considéra que la contestation de celui-ci par le requérant n’avait aucun fondement factuel et juridique et était contredite par les circonstances de fait qui étaient établis et incontestables. Résumant sur six pages des circonstances de fait qui avaient été établies par des documents et des dépositions des témoins, la cour d’appel y rajouta les constats du rapport de M.M.K. qu’elle qualifia de « circonstancié », tout en soulignant : « Le contenu et les conclusions de l’expertise graphologique de M.M.K. sont convaincants et vont dans le sens des documents des autorités fiscales, de l’Office de la forêt, de la Direction des services criminels et des autres documents qui ont été lus ainsi que des dépositions des témoins. » Le 15 février 2010, le requérant se pourvut en cassation. Il alléguait une violation de l’article 6 § 3 d) de la Convention en raison du fait qu’il avait été condamné sur la base unique du rapport de M.M.K., sans qu’il lui ait été permis de l’interroger à l’audience devant les juridictions de première instance et d’appel. Le requérant se fondait sur une jurisprudence abondante de la Cour en la matière et reproduisait même les passages pertinents, traduits en grec, de sept arrêts de la Cour. Il précisait qu’alors que les avocats du requérant avaient demandé tant à la juridiction de première instance qu’à celle d’appel d’examiner M.M.K., celle-ci ne comparut pas en dépit de la citation à cet effet. Il soulignait que la juridiction d’appel rejeta la demande de la défense au motif que M.M.K. avait rédigé un rapport circonstancié et analytique dont les conclusions avaient été lues à l’audience. Toutefois, le requérant fut privé de son droit de la contre-interroger. L’audience, fixée au 1er avril 2011, fut reportée, à la demande du requérant, au 18 novembre 2011. Par un arrêt du 5 avril 2012 (mis au net le 7 mai 2012 et certifié conforme le 4 juillet 2012), la Cour de cassation rejeta le pourvoi. En ce qui concerne le moyen tiré de la violation de l’article 6 § 3 d), la Cour de cassation se prononça ainsi : « (...) Toutefois, ces demandes [des accusés], telles qu’elles étaient formulées, étaient totalement vagues et la cour (...) n’avait pas l’obligation de donner une réponse détaillée sur celles-ci. Néanmoins, la cour a rejeté, par des motifs suffisants et circonstanciés, ces demandes en ces termes : « La demande soumise par les accusés visant la citation de la graphologue [M.M.K.] et du témoin [D.P.] ne doit pas être accueillie, car cela n’est pas jugé nécessaire compte tenu des éléments de preuve recueillis jusqu’à présent. La graphologue [M.M.K.] a établi un rapport d’expertise circonstancié et analytique qui a été lu devant la cour (...). Les accusés qui réclament la comparution n’ont pas précisé la raison pour laquelle les témoins susmentionnés devaient être cités à comparaître pendant l’audience (...) ». Par conséquent, le moyen de cassation dont il s’agit de John Constantinides qui soulève la question de la violation de l’article 510 § 1 a) et d) [défaut de motivation spécifique] du code de procédure pénale est non-fondé et doit être rejeté car aucune disposition concernant les droits de la défense de l’accusé n’a été violée : ni l’article 6 § 3 d) de la Convention, ni l’obligation faite par la constitution de motiver de manière spécifique et circonstanciée une décision judiciaire. » II. LE DROIT INTERNE PERTINENT L’article 183 du code de procédure pénale prévoit que si des connaissances spéciales sont requises pour la découverte ou l’appréciation d’un fait, ceux chargés de l’instruction d’une affaire ou le tribunal peuvent, d’office ou à la demande d’une des parties ou du procureur, ordonner une expertise. Le rapport des experts doit être formulé par écrit, être motivé et inclure l’avis de la minorité, s’il y en a. Le rapport est remis à celui chargé de l’instruction de l’affaire ou au tribunal qui a nommé les experts. Lors de la procédure principale, le rapport d’expertise peut être fait oralement et, dans ce cas, ses éléments saillants sont inscrits dans le compte rendu (article 198). Les articles 204 à 208 du même code énumèrent les compétences des conseillers techniques qu’un accusé a le droit de nommer en vertu de l’article 204 dans le cas où le juge d’instruction désigne des experts. L’article 362 dispose : « Les rapports des experts et des conseillers techniques sont lus après l’examen des témoins. Si le procureur cite à comparaître à l’audience ceux qui ont rédigé le rapport afin de le présenter oralement, la présentation est faite après la lecture du rapport. Les experts, (...) tout comme les conseillers techniques (...) se limitent à répondre aux questions qui leur sont adressées. (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La liste des requérants figure en annexe. Les requérants sont les propriétaires de trois terrains situés dans le quartier de Çekem, à Halfeti, et immatriculés au registre foncier comme « lot 84 parcelle 72 » (« terrain no 84⁄72 »), « lot 84 parcelle 76 » (« terrain no 84⁄76 ») et « lot 81 parcelle 44 » (« terrain no 81⁄44 »). À la suite de la construction d’un barrage hydraulique servant, d’une part, à la production d’électricité et, d’autre part, à l’approvisionnement en eau de la région, une partie des terrains situés dans le quartier susmentionné furent expropriés. Les réseaux de téléphonie et d’électricité ainsi que la seule route desservant la zone étant devenus inutilisables en raison de la submersion par les eaux, et l’accès ne pouvant plus se faire que par barque non motorisée, l’ensemble des habitants quittèrent le quartier. Deux zones de protection furent établies autour de la retenue d’eau : une zone de « protection absolue » couvrant un périmètre de 300 mètres et une zone de « protection rapprochée » couvrant un périmètre de 700 mètres autour de la première zone. Dans la première zone, toute construction et activité agricole furent prohibées. Dans la seconde, les constructions furent prohibées et l’activité agricole ne resta possible que sur agrément du ministère compétent et sous réserve de n’utiliser aucun engrais artificiel ou autre produit chimique. Les deux premiers terrains des requérants (les terrains no 84⁄72 et no 84⁄76) se situent dans la zone de protection absolue alors que le troisième (le terrain no 81⁄44) se trouve dans la zone de protection rapprochée. A. La première action en justice introduite par les requérants Le 7 septembre 2006, les requérants requirent du ministère de l’Énergie qu’il procédât à l’expropriation de leurs terrains devenus selon eux inutilisables. En l’absence de réponse à leur demande, ils saisirent le tribunal de grande instance de Halfeti (« le TGI ») d’une action tendant à l’obtention d’une indemnité d’expropriation. Ils limitèrent leur demande à 1 000 livres turques (TRY) par terrain, soit 3 000 TRY au total, tout en réservant le surplus de leur droit à indemnisation. Par un jugement du 24 janvier 2008, le TGI fit partiellement droit aux prétentions des requérants en leur allouant une indemnité. Il estima que les requérants avaient la possibilité de continuer à exploiter les terrains litigieux pour la culture de la pistache, à laquelle ils étaient dédiés, et que, par conséquent, il ne pouvait être fait état d’une privation de propriété de nature à conduire à un constat d’expropriation. En effet, pour qu’un bien pût être exproprié, il fallait, selon lui, que toute possibilité d’en user eut disparu. Néanmoins, il admit que l’accès auxdits terrains ainsi que la culture de la pistache devaient être plus difficiles qu’auparavant, et que cela entraînait une dépréciation de la valeur des biens litigieux et constituait un préjudice qui devait être indemnisé. Il fixa l’indemnité en se fondant sur les rapports d’expertise selon lesquels les biens étaient des terrains agricoles et les pertes de valeur étaient comprises entre 10 à 25 %, selon le terrain concerné. Statuant sur pourvoi des requérants, la Cour de cassation censura ce jugement au motif que les biens litigieux devaient être considérés non comme des terres agricoles (tarım arazisi), mais comme des terrains à bâtir (arsa). Après le renvoi, le tribunal requit d’un groupe d’experts qu’il déterminât, d’une part, la valeur des terrains en les considérant comme terrains à bâtir et, d’autre part, la dépréciation subie en raison des restrictions liées à la présence du barrage. Dans leur rapport, qui n’est pas daté, les experts fixèrent la valeur totale des biens à 1 272 380 TRY. Quant à la dépréciation, ils l’estimèrent à 40 %. Par un jugement du 9 juillet 2009, le tribunal décida à nouveau d’indemniser les requérants. S’agissant du montant à octroyer, il considéra que les sommes indiquées par l’expertise résultaient d’une erreur de calcul dans l’indexation. Ayant procédé à une rectification, il estima le prix du mètre carré à 26,87 TRY. S’agissant de la dépréciation de la valeur des terrains, prenant en compte « leur superficie, leur emplacement par rapport au barrage et l’utilisation qui en [était] faite », il l’estima à 15 % pour le terrain 84⁄76 et 25 % pour chacun des deux autres terrains. Le tribunal se borna à énoncer les critères susmentionnés sans indiquer d’autres motifs. Quant au montant du préjudice subi, il l’exposa de la manière suivante : Terrain no 84⁄72 : 90 954 TRY Terrain no 81⁄44 : 86 857 TRY Terrain no 84⁄76 : 78 584 TRY Il n’accorda toutefois que 1 000 TRY pour chacun des terrains au motif que les requérants avaient limité leurs prétentions à ce montant et qu’ils avaient réservé leurs droits relatifs au surplus. Le pourvoi formé par les requérants contre ce jugement tout comme la demande ultérieure en rectification d’arrêt furent rejetés respectivement le 5 octobre 2010 et le 18 mai 2011. B. La deuxième série de recours introduits par les requérants N’ayant réclamé que 1 000 TRY pour chacun des terrains et ayant réservé leurs droits pour le surplus dans le cadre de l’action introduite le 7 septembre 2006, les requérants engagèrent trois nouvelles actions en vue d’obtenir le solde de l’indemnité à laquelle ils pouvaient prétendre en vertu du jugement du 9 juillet 2009. Ainsi, ils réclamèrent 89 954 TRY pour le terrain no 84⁄72, 85 857 TRY pour le terrain no 81⁄44 et 77 584 TRY pour le terrain no 84⁄76. Par trois jugements du 25 juillet 2011, le TGI de Halfeti alloua les sommes demandées assorties d’intérêts moratoires à compter du 7 septembre 2006. Ces jugements furent confirmés en cassation par trois arrêts du 8 février 2012. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La loi relative à l’expropriation L’article 12 de la loi no 2942 relative à l’expropriation dispose que, dans les cas d’expropriation partielle d’un terrain, lorsqu’il existe une dépréciation de la valeur du surplus du terrain, celle-ci doit être indemnisée par l’administration. Le neuvième alinéa de la même disposition indique que, lorsque des terrains situés dans le voisinage d’une zone expropriée en raison de la construction d’un barrage ne sont « plus utilisables » d’un point de vue économique ou social en raison de bouleversements consécutifs à ladite construction, ces terrains « sont » eux aussi expropriés. Il indique en outre que les modalités de mise en œuvre de cette règle doivent être fixées dans un règlement du ministère de l’énergie et des ressources naturelles. B. Règlement sur le contrôle de la pollution de l’eau L’article 17 du règlement sur le contrôle de la pollution de l’eau impose une zone de protection absolue couvrant une bande de 300 mètres à partir du niveau le plus élevé de la réserve d’eau potable. Cette disposition, qui prohibe toute construction dans ladite zone, prévoit par ailleurs que les biens qui s’y trouvent « sont expropriés par l’administration ou les administrations utilisant l’eau du barrage ». L’article 18 de ce règlement impose quant à lui une zone de protection rapprochée sur une bande de 700 mètres débutant à la fin de la zone de protection absolue. Il n’y autorise les activités agricoles que sur agrément du ministère compétent et sous réserve qu’aucun engrais artificiel ou autre produit chimique ne soit utilisé.
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