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Comédie dans les feuilles
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Comédie dans les feuilles Titre : Comédie dans les feuilles Poète : Victor Hugo (1802-1885) Au fond du parc qui se délabre, Vieux, désert, mais encor charmant Quand la lune, obscur candélabre, S'allume en son écroulement, Un moineau-franc, que rien ne gêne, A son grenier, tout grand ouvert, Au cinquième étage d'un chêne Qu'avril vient de repeindre en vert. Un saule pleureur se hasarde À gémir sur le doux gazon, À quelques pas de la mansarde Où ricane ce polisson. Ce saule ruisselant se penche ; Un petit lac est à ses pieds, Où tous ses rameaux, branche à branche, Sont correctement copiés. Tout en visitant sa coquine Dans le nid par l'aube doré, L'oiseau rit du saule, et taquine Ce bon vieux lakiste éploré. Il crie à toutes les oiselles Qu'il voit dans les feuilles sautant : — Venez donc voir, mesdemoiselles ! Ce saule a pleuré cet étang. Il s'abat dans son tintamarre Sur le lac qu'il ose insulter : — Est-elle bête cette mare ! Elle ne sait que répéter. Ô mare, tu n'es qu'une ornière. Tu rabâches ton saule. Allons, Change donc un peu de manière. Ces vieux rameaux-là sont très longs. Ta géorgique n'est pas drôle. Sous prétexte qu'on est miroir, Nous faire le matin un saule Pour nous le refaire le soir ! C'est classique, cela m'assomme. Je préférerais qu'on se tût. Çà, ton bon saule est un bonhomme ; Les saules sont de l'institut. Je vois d'ici bâiller la truite. Mare, c'est triste, et je t'en veux D'être échevelée à la suite D'un vieux qui n'a plus de cheveux. Invente-nous donc quelque chose ! Calque, mais avec abandon. Je suis fille, fais une rose, Je suis âne, fais un chardon. Aie une idée, un iris jaune, Un bleu nénuphar triomphant ! Sapristi ! Il est temps qu'un faune Fasse à ta naïade un enfant. — Puis il s'adresse à la linotte : — Vois-tu, ce saule, en ce beau lieu, A pour état de prendre en note Le diable à côté du bon Dieu. De là son deuil. Il est possible Que tout soit mal, ô ma catin ; L'oiseau sert à l'homme de cible, L'homme sert de cible au destin ; Mais moi, j'aime mieux, sans envie, Errer de bosquet en bosquet, Corbleu, que de passer ma vie À remplir de pleurs un baquet ! — Le saule à la morne posture, Noir comme le bois des gibets, Se tait, et la mère nature Sourit dans l'ombre aux quolibets Que jette, à travers les vieux marbres, Les quinconces, les buis, les eaux, À cet Héraclite des arbres Ce Démocrite des oiseaux.
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La Sainte ta patronne
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : La Sainte ta patronne Titre : La Sainte ta patronne Poète : Paul Verlaine (1844-1896) La sainte, ta patronne, est surtout vénérée Dans nos pays du Nord et toute la contrée Dont je suis à demi, la Lorraine et l'Ardenne. Elle fut courageuse et douce et mourut vierge Et martyre. Or il faut lui brûler un beau cierge En ce jour de ta fête et de quelque fredaine De plus, peut-être, en son honneur, ô ma païenne ! Tu n'es pas vierge, hélas ! mais encore martyre Non pour Dieu, mais qui te plut. (Qu'ont-ils à rire ?) A cause de ton cœur saignant resté sublime. Courageuse, tu l'es, pauvre chère adorée, Pour supporter tant de douleur démesurée Avec cette fierté qui pare une victime, Avec tout ce pardon joyeux et longanime. Et douce ? Ah oui ! malgré ton allure si vive Et si forte et rude parfois. Douce et naïve Comme ta voix d'enfant aux notes paysannes. Douce au pauvre et naïve envers tous et que bonne Sous un dehors souvent brutal qui vous étonne, Vous, les gens, mais dont j'ai vite su les arcanes ! Douce et bonne et naïve, âme exquise qui planes Au-dessus de tout préjugé bête ou féroce, Au-dessus de l'hypocrisie et du cant rosse Et du jargon menteur et de l'argot fétide Dans la région pure où la haine s'ignore, Où la rancune expire, où l'amour pur arbore Sur la blancheur des cieux sa bannière candide. Ô résignation infiniment splendide. En ce jour de ta fête et malgré nos frivoles Préoccupations moins coupables que folles De baisers redoublés pour le cas, et l'antienne Plus gentille encor qu'excessive des mots lestes, Recueillons-nous pourtant, pensons aux fins célestes Afin qu'après ma mort ou, las ! après la tienne, Le survivant pour l'absent prie, ô ma chrétienne !
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Elle passa, je crois qu'elle m'avait souri
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Elle passa, je crois qu'elle m'avait souri Titre : Elle passa, je crois qu'elle m'avait souri Poète : Victor Hugo (1802-1885) Elle passa, je crois qu'elle m'avait souri. C'était une grisette ou bien une houri. Je ne sais si l'effet fut moral ou physique, Mais son pas en marchant faisait une musique. Quoi ! Ton pavé bruyant et fangeux, ô Paris, A de ces visions ineffables ! Je pris Ses yeux fixés sur moi pour deux étoiles bleues. Fraîche et joyeuse enfant ! Moineaux et hochequeues Ont moins de gaîté folle et de vivacité. Elle avait une robe en taffetas d'été, De petits brodequins couleur de scarabée, L'air d'une ombre qui passe avant la nuit tombée, Je ne sais quoi de fier qui permettait l'espoir. Pendant que je songeais, croyant encor la voir Même après qu'elle était enfuie et disparue, Et que debout, pensif au milieu de la rue, Contemplant, ébloui, cet être gracieux, J'avais l'œil dans l'espace et l'âme dans les cieux, Une vieille, moitié chatte et moitié harpie, Au menton hérissé d'une barbe en charpie, Vêtue affreusement d'un sinistre haillon, Effroyable, et parlant comme avec un bâillon, Me dit tout bas : — Monsieur veut-il de cette fille ? Ô pauvre colibri que vend une chenille !
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Les yeux d'Elsa
Louis Aragon (1897-1982)
Poésie : Les yeux d'Elsa Titre : Les yeux d'Elsa Poète : Louis Aragon (1897-1982) Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire J'ai vu tous les soleils y venir se mirer S'y jeter à mourir tous les désespérés Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent L'été taille la nue au tablier des anges Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée Sept glaives ont percé le prisme des couleurs Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs L'iris troué de noir plus bleu d'être endeuillé Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche Par où se reproduit le miracle des Rois Lorsque le coeur battant ils virent tous les trois Le manteau de Marie accroché dans la crèche Une bouche suffit au mois de Mai des mots Pour toutes les chansons et pour tous les hélas Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux L'enfant accaparé par les belles images Écarquille les siens moins démesurément Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où Des insectes défont leurs amours violentes Je suis pris au filet des étoiles filantes Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août J'ai retiré ce radium de la pechblende Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu Ô paradis cent fois retrouvé reperdu Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent Moi je voyais briller au-dessus de la mer Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa.
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Le bouquet de l'amour
Évariste de Parny (1753-1814)
Poésie : Le bouquet de l'amour Titre : Le bouquet de l'amour Poète : Évariste de Parny (1753-1814) Recueil : Poésies érotiques (1778). Dans ce moment les politesses, Les souhaits vingt fois répétés, Et les ennuyeuses caresses, Pleuvent sans doute à tes côtés. Après ces compliments sans nombre, L'amour fidèle aura son tour : Car dès qu'il verra la nuit sombre Remplacer la clarté du jour, Il s'en ira, sans autre escorte Que le plaisir tendre et discret, Frappant doucement à ta porte, T'offrir ses vœux et son bouquet. Quand l'âge aura blanchi ma tête, Réduit tristement à glaner, J'irai te souhaiter ta fête, Ne pouvant plus te la donner.
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Le premier rayon de mai
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Le premier rayon de mai Titre : Le premier rayon de mai Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Hier j'étais à table avec ma chère belle, Ses deux pieds sur les miens, assis en face d'elle, Dans sa petite chambre ; ainsi que dans leur nid Deux ramiers bienheureux que le bon Dieu bénit. C'était un bruit charmant de verres, de fourchettes, Comme des becs d'oiseaux, picotant les assiettes ; De sonores baisers et de propos joyeux. L'enfant, pour être à l'aise, et régaler mes yeux, Avait ouvert sa robe, et sous la toile fine On voyait les trésors de sa blanche poitrine ; Comme les seins d'Isis, aux contours ronds et purs, Ses beaux seins se dressaient, étincelants et durs, Et, comme sur des fleurs des abeilles posées, Sur leurs pointes tremblaient des lumières rosées ; Un rayon de soleil, le premier du printemps, Dorait, sur son col brun, de reflets éclatants ; Quelques cheveux follets, et de mille paillettes D'un verre de cristal allumant les facettes, Enchâssait un rubis dans la pourpre du vin. Oh ! Le charmant repas ! Oh ! Le rayon divin ! Avec un sentiment de joie et de bien-être Je regardais l'enfant, le verre et la fenêtre ; L'aubépine de mai me parfumait le cœur, Et, comme la saison, mon âme était en fleur ; Je me sentais heureux et plein de folle ivresse, De penser qu'en ce siècle, envahi par la presse, Dans ce Paris bruyant et sale à faire peur, Sous le règne fumeux des bateaux à vapeur, Malgré les députés, la Charte et les ministres, Les hommes du progrès, les cafards et les cuistres, On n'avait pas encore supprimé le soleil, Ni dépouillé le vin de son manteau vermeil ; Que la femme était belle et toujours désirable, Et qu'on pouvait encore, les coudes sur la table, Auprès de sa maîtresse, ainsi qu'aux premiers jours, Célébrer le printemps, le vin et les amours.
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theophile-gautier-poeme-le-premier-rayon-de-mai
Romance
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Romance Titre : Romance Poète : Théophile Gautier (1811-1872) I Au pays où se fait la guerre Mon bel ami s'en est allé ; Il semble à mon cœur désolé Qu'il ne reste que moi sur terre ! En partant, au baiser d'adieu, Il m'a pris mon âme à ma bouche. Qui le tient si longtemps, mon Dieu ? Voilà le soleil qui se couche, Et moi, toute seule en ma tour, J'attends encore son retour. II Les pigeons sur le toit roucoulent, Roucoulent amoureusement ; Avec un son triste et charmant Les eaux sous les grands saules coulent. Je me sens tout près de pleurer ; Mon cœur comme un lis plein s'épanche, Et je n'ose plus espérer. Voici briller la lune blanche, Et moi, toute seule en ma tour, J'attends encore son retour. III Quelqu'un monte à grands pas la rampe : Serait-ce lui, mon doux amant ? Ce n'est pas lui, mais seulement Mon petit page avec ma lampe. Vents du soir, volez, dites-lui Qu'il est ma pensée et mon rêve, Toute ma joie et mon ennui. Voici que l'aurore se lève, Et moi, toute seule en ma tour, J'attends encore son retour.
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Le désespoir
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : Le désespoir Titre : Le désespoir Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) Lorsque du Créateur la parole féconde, Dans une heure fatale, eut enfanté le monde Des germes du chaos, De son oeuvre imparfaite il détourna sa face, Et d'un pied dédaigneux le lançant dans l'espace, Rentra dans son repos. Va, dit-il, je te livre à ta propre misère ; Trop indigne à mes yeux d'amour ou de colère, Tu n'es rien devant moi. Roule au gré du hasard dans les déserts du vide ; Qu'à jamais loin de moi le destin soit ton guide, Et le Malheur ton roi. Il dit : comme un vautour qui plonge sur sa proie, Le Malheur, à ces mots, pousse, en signe de joie, Un long gémissement ; Et pressant l'univers dans sa serre cruelle, Embrasse pour jamais de sa rage éternelle L'éternel aliment. Le mal dès lors régna dans son immense empire ; Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire Commença de souffrir ; Et la terre, et le ciel, et l'âme, et la matière, Tout gémit : et la voix de la nature entière Ne fut qu'un long soupir. Levez donc vos regards vers les célestes plaines, Cherchez Dieu dans son oeuvre, invoquez dans vos peines Ce grand consolateur, Malheureux ! sa bonté de son oeuvre est absente, Vous cherchez votre appui ? l'univers vous présente Votre persécuteur. De quel nom te nommer, ô fatale puissance ? Qu'on t'appelle destin, nature, providence, Inconcevable loi ! Qu'on tremble sous ta main, ou bien qu'on la blasphème, Soumis ou révolté, qu'on te craigne ou qu'on t'aime, Toujours, c'est toujours toi ! Hélas ! ainsi que vous j'invoquai l'espérance ; Mon esprit abusé but avec complaisance Son philtre empoisonneur ; C'est elle qui, poussant nos pas dans les abîmes, De festons et de fleurs couronne les victimes Qu'elle livre au Malheur. Si du moins au hasard il décimait les hommes, Ou si sa main tombait sur tous tant que nous sommes Avec d'égales lois ? Mais les siècles ont vu les âmes magnanimes, La beauté, le génie, ou les vertus sublimes, Victimes de son choix. Tel, quand des dieux de sang voulaient en sacrifices Des troupeaux innocents les sanglantes prémices, Dans leurs temples cruels, De cent taureaux choisis on formait l'hécatombe, Et l'agneau sans souillure, ou la blanche colombe Engraissaient leurs autels. Créateur, Tout-Puissant, principe de tout être ! Toi pour qui le possible existe avant de naître : Roi de l'immensité, Tu pouvais cependant, au gré de ton envie, Puiser pour tes enfants le bonheur et la vie Dans ton éternité ? Sans t'épuiser jamais, sur toute la nature Tu pouvais à longs flots répandre sans mesure Un bonheur absolu. L'espace, le pouvoir, le temps, rien ne te coûte. Ah ! ma raison frémit ; tu le pouvais sans doute, Tu ne l'as pas voulu. Quel crime avons-nous fait pour mériter de naître ? L'insensible néant t'a-t-il demandé l'être, Ou l'a-t-il accepté ? Sommes-nous, ô hasard, l'oeuvre de tes caprices ? Ou plutôt, Dieu cruel, fallait-il nos supplices Pour ta félicité ? Montez donc vers le ciel, montez, encens qu'il aime, Soupirs, gémissements, larmes, sanglots, blasphème, Plaisirs, concerts divins ! Cris du sang, voix des morts, plaintes inextinguibles, Montez, allez frapper les voûtes insensibles Du palais des destins ! Terre, élève ta voix ; cieux, répondez ; abîmes, Noirs séjours où la mort entasse ses victimes, Ne formez qu'un soupir. Qu'une plainte éternelle accuse la nature, Et que la douleur donne à toute créature Une voix pour gémir. Du jour où la nature, au néant arrachée, S'échappa de tes mains comme une oeuvre ébauchée, Qu'as-tu vu cependant ? Aux désordres du mal la matière asservie, Toute chair gémissant, hélas! et toute vie Jalouse du néant. Des éléments rivaux les luttes intestines ; Le Temps, qui flétrit tout, assis sur les ruines Qu'entassèrent ses mains, Attendant sur le seuil tes oeuvres éphémères ; Et la mort étouffant, dès le sein de leurs mères, Les germes des humains ! La vertu succombant sous l'audace impunie, L'imposture en honneur, la vérité bannie ; L'errante liberté Aux dieux vivants du monde offerte en sacrifice ; Et la force, partout, fondant de l'injustice Le règne illimité. La valeur sans les dieux décidant des batailles ! Un Caton libre encor déchirant ses entrailles Sur la foi de Platon ! Un Brutus qui, mourant pour la vertu qu'il aime, Doute au dernier moment de cette vertu même, Et dit : Tu n'es qu'un nom !... La fortune toujours du parti des grands crimes ! Les forfaits couronnés devenus légitimes ! La gloire au prix du sang ! Les enfants héritant l'iniquité des pères ! Et le siècle qui meurt racontant ses misères Au siècle renaissant ! Eh quoi ! tant de tourments, de forfaits, de supplices, N'ont-ils pas fait fumer d'assez de sacrifices Tes lugubres autels ? Ce soleil, vieux témoin des malheurs de la terre, Ne fera-t-il pas naître un seul jour qui n'éclaire L'angoisse des mortels ? Héritiers des douleurs, victimes de la vie, Non, non, n'espérez pas que sa rage assouvie Endorme le Malheur ! Jusqu'à ce que la Mort, ouvrant son aile immense, Engloutisse à jamais dans l'éternel silence L'éternelle douleur !
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Un hémisphère dans une chevelure
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Un hémisphère dans une chevelure Titre : Un hémisphère dans une chevelure Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l'air. Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j'entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l'âme des autres hommes sur la musique. Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l'espace est plus bleu et plus profond, où l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine. Dans l'océan de ta chevelure, j'entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d'hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l'éternelle chaleur. Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d'un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes. Dans l'ardent foyer de ta chevelure, je respire l'odeur du tabac mêlé à l'opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l'infini de l'azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m'enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile de coco. Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.
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charles-baudelaire-poeme-un-hemisphere-dans-une-chevelure
Comme on voit sur la branche au mois de may la rose
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Comme on voit sur la branche au mois de may la rose Titre : Comme on voit sur la branche au mois de may la rose Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Le second livre des Amours (1556). Comme on voit sur la branche au mois de may la rose, En sa belle jeunesse, en sa premiere fleur, Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur, Quand l'Aube de ses pleurs au poinct du jour l'arrose ; La grace dans sa feuille, et l'amour se repose, Embasmant les jardins et les arbres d'odeur ; Mais batue ou de pluye, ou d'excessive ardeur, Languissante elle meurt, fueille à fueille déclose. Ainsi en ta premiere et jeune nouveauté, Quand la Terre et le Ciel honoraient ta beauté, La Parque t'a tuee, et cendre tu reposes. Pour obseques reçoy mes larmes et mes pleurs, Ce vase plein de laict, ce panier plein de fleurs, Afin que vif et mort ton corps ne soit que roses.
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Les Ingénus
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Les Ingénus Titre : Les Ingénus Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Fêtes galantes (1869). Les hauts talons luttaient avec les longues jupes, En sorte que, selon le terrain et le vent, Parfois luisaient des bas de jambes, trop souvent Interceptés ! - et nous aimions ce jeu de dupes. Parfois aussi le dard d'un insecte jaloux Inquiétait le col des belles sous les branches, Et c'était des éclairs soudains de nuques blanches, Et ce régal comblait nos jeunes yeux de fous. Le soir tombait, un soir équivoque d'automne : Les belles, se Pendant rêveuses à nos bras, Dirent alors des mots si spécieux, tout bas, Que notre âme depuis ce temps tremble et s'étonne.
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À sa muse
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : À sa muse Titre : À sa muse Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Plus dur que fer j'ay fini mon ouvrage, Que l'an, dispos à demener les pas, Que l'eau, le vent ou le brulant orage, L'injuriant, ne ru'ront point à bas. Quand ce viendra que le dernier trespas M'assoupira d'un somme dur, à l'heure Sous le tombeau tout Ronsard n'ira pas, Restant de luy la part qui est meilleure. Tousjours, tousjours, sans que jamais je meure, Je voleray tout vif par l'univers, Eternisant les champs où je demeure, De mes lauriers fatalement couvers, Pour avoir joint les deux harpeurs divers Au doux babil de ma lyre d'yvoire, Que j'ay rendus Vandomois par mes vers. Sus donque, Muse, emporte au ciel la gloire Que j'ay gaignée, annonçant la victoire Dont à bon droit je me voy jouissant, Et de ton fils consacre la memoire ; Serrant son front d'un laurier verdissant.
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Au Sieur Robertet
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Au Sieur Robertet Titre : Au Sieur Robertet Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Du malheur de recevoir Un étranger, sans avoir De lui quelque connaissance, Tu as fait expérience, Ménélas, ayant reçu Pâris dont tu fus déçu : Et moi je la viens de faire Qui ore ai voulu retraire (1) Sottement un étranger Dans ma chambre, et le loger. Il était minuit, et l'Ourse De son char tournait la course Entre les mains du Bouvier, Quand le somme vint lier D'une chaîne sommelière Mes yeux clos sous la paupière. Là je dormais en mon lit, Lorsque j'entr'ouïs le bruit D'un qui frappait à ma porte, Et heurtait de telle sorte Que mon dormir s'en alla : Je demandai : Qu'est-ce là Qui fait à mon huis (2) sa plainte ? Je suis enfant, n'aye crainte, Ce me dit-il, et adonc (3) Je lui desserre le gond, De ma porte verrouillée. J'ai la chemise mouillée Qui me trempe jusqu'aux os, Ce disait ; dessus le dos Toute nuit j'ai eu la pluie : Et pour ce je te supplie De me conduire à ton feu Pour m'aller sécher un peu. Lors je pris sa main humide, Et plein de pitié le guide En ma chambre et le fis seoir Au feu qui restait du soir : Puis, allumant des chandelles, Je vis qu'il portait des ailes, Dans la main un arc turquois, Et sous l'aisselle un carquois. Adonc en mon cœur je pense Qu'il avait quelque puissance. Et qu'il fallait m'apprêter Pour le faire banqueter. Cependant il me regarde D'un œil, de l'autre il prend garde Si son arc était séché ; Puis, me voyant empêché A lui faire bonne chère, Me tire une flèche amère Droit en l'œil : le coup de là Plus bas au cœur dévala : Et m'y fit telle ouverture, Qu'herbe, drogue ni murmure (4) N'y serviraient plus de rien. Voilà, Robertet, le bien, (Mon Robertet qui embrasse Les neuf Muses et les Grâces) Le bien qui m'est advenu Pour loger un inconnu. 1. Retraire signifie abriter. 2. Huis est une porte. 3. Adonc veut dire alors. 4. Murmure ainsi indique prière.
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Si je trépasse entre tes bras, Madame
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Si je trépasse entre tes bras, Madame Titre : Si je trépasse entre tes bras, Madame Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Le premier livre des Amours (1552). Si je trépasse entre tes bras, Madame, Il me suffit, car je ne veux avoir Plus grand honneur, sinon que de me voir En te baisant, dans ton sein rendre l'âme. Celui que Mars horriblement enflamme Aille à la guerre, et manque de pouvoir, Et jeune d'ans, s'ébatte à recevoir En sa poitrine une Espagnole lame ; Mais moi, plus froid, je ne requiers, sinon Après cent ans, sans gloire, et sans renom, Mourir oisif en ton giron, Cassandre. Car je me trompe, ou c'est plus de bonheur, Mourir ainsi, que d'avoir tout l'honneur, Pour vivre peu, d'un guerrier Alexandre.
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pierre-de-ronsard-poeme-si-je-trepasse-entre-tes-bras-madame
Les paradis
Évariste de Parny (1753-1814)
Poésie : Les paradis Titre : Les paradis Poète : Évariste de Parny (1753-1814) Croyez-moi, l'autre monde est un monde inconnu, Où s'égare notre pensée. D'y voyager sans fruit la mienne s'est lassée : Pour toujours j'en suis revenu. J'ai vu dans le pays des fables Les divers paradis qu'imagina l'erreur, Il en est bien peu d'agréables ; Aucun n'a satisfait mon esprit et mon cœur. «Vous mourez, nous dit Pythagore ; Mais sous un autre nom vous renaissez encore, Et ce globe à jamais par vous est habité. » Crois-tu nous consoler par ce triste mensonge, Philosophe imprudent et jadis trop vanté ? Dans un nouvel ennui ta fable nous replonge. Mens à notre avantage, ou dis la vérité. Celui-là mentit avec grâce Qui créa L'Élysée et les eaux du Léthé. Mais dans cet asile enchanté Pourquoi l'amour heureux n'a-t-il pas une place ? Aux douces voluptés pourquoi l'a-t-on fermé ? Du calme et du repos quelquefois on se lasse ; On ne se lasse point d'aimer et d'être aimé. Le dieu de la Scandinavie, Odin, pour plaire à ses guerriers, Leur promettait dans l'autre vie Des armes, des combats et de nouveaux lauriers. Attaché dès l'enfance aux drapeaux de Bellonne, J'honore la valeur, aux braves j'applaudis ; Mais je pense qu'en paradis Il ne faut plus tuer personne, Un autre espoir séduit le Nègre infortuné, Qu'un marchand arracha des déserts de l'Afrique. Courbé sous un joug despotique, Dans un long esclavage il languit enchaîné : Mais quand la mort propice a fini ses misères, Il revole joyeux au pays de ses pères, Et cet heureux retour est suivi d'un repas. Pour moi, vivant ou mort, je reste sur vos pas. Esclave fortuné, même après mon trépas, Je ne veux plus quitter mon maître. Mon paradis ne saurait être Aux lieux où vous ne serez pas. Jadis au milieu des nuages L'habitant de l'Ecosse avait placé le sien. Il donnait à son gré le calme ou les orages : Des mortels vertueux il cherchait l'entretien ; Entouré de vapeurs brillantes, Couvert d'une robe d'azur, Il aimait à glisser sous le ciel le plus pur, Et se montrait souvent sous des formes riantes. Ce passe-temps est assez doux ; Mais de ces Sylphes, entre nous, Je ne veux point grossir le nombre. J'ai quelque répugnance à n'être plus qu'une ombre ; Une ombre est peu de chose, et les corps valent mieux ; Gardons-les. Mahomet eut grand soin de nous dire Que dans son paradis l'on entrait avec eux. Des Houris c'est l'heureux empire. Là les attraits sont immortels ; Hébé n'y vieillit point ; la belle Cylhérée, D'un hommage plus doux constamment honorée, Y prodigue aux élus des plaisirs éternels. Mais je voudrais y voir un maître que j'adore, L'Amour, qui donne seul un charme à nos désirs, L'Amour, qui donne seul de la grâce aux plaisirs. Pour le rendre parfait, j'y conduirais encore La tranquille et pure Amitié, Et d'un cœur trop sensible elle aurait la moitié. Asile d'une paix profonde, Ce lieu serait alors le plus beau des séjours ; Et ce paradis des amours Auprès d'Éléonore on le trouve en ce monde.
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Autre explication
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Autre explication Titre : Autre explication Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Amour qui ruisselais de flammes et de lait, Qu'est devenu ce temps, et comme est-ce qu'elle est, La constance sacrée au chrême des promesses ? Elle ressemble une putain dont les prouesses Empliraient cent bidets de futurs foetus froids ; Et le temps a crû mais pire, tels les effrois D'un polype grossi d'heure en heure et qui pète. Lâches, nous ! de nous être ainsi lâchés ! « Arrête ! Dit quelqu'un de dedans le sein. C'est bien la loi. On peut mourir pour telle ou tel, on vit pour soi, Même quand on voudrait vivre pour tel ou telle ! Et puis l'heure sévère, ombre de la mortelle, S'en vient déjà couvrir les trois quarts du cadran. Il faut, dès ce jourd'hui, renier le tyran Plaisir, et se complaire aux prudents hyménées, Quittant le souvenir des heures entraînées Et des gens. Et voilà la norme et le flambeau. Ce sera bien. » L'Amour : « Ce ne serait pas beau. »
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L'Escurial
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : L'Escurial Titre : L'Escurial Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Posé comme un défi tout près d'une montagne, L'on aperçoit de loin dans la morne campagne Le sombre Escurial, à trois cents pieds du sol, Soulevant sur le coin de son épaule énorme, Éléphant monstrueux, la coupole difforme ; Débauche de granit du Tibère espagnol. Jamais vieux Pharaon, au flanc d'un mont d'Égypte, Ne fit pour sa momie une plus noire crypte ; Jamais sphinx au désert n'a gardé plus d'ennui ; La cigogne s'endort au bout des cheminées ; Partout l'herbe verdit les cours abandonnées ; Moines, prêtres, soldats, courtisans, tout a fui ! Et tout semblerait mort, si du bord des corniches, Des mains des rois sculptés, des frontons et des niches, Avec leurs cris charmants et leur folle gaîté, Il ne s'envolait pas des essaims d'hirondelles, Qui, pour le réveiller, agacent à coups d'ailes Le géant assoupi qui rêve éternité !...
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L'amour
Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859)
Poésie : L'amour Titre : L'amour Poète : Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859) Vous demandez si l'amour rend heureuse ; Il le promet, croyez-le, fût-ce un jour. Ah ! pour un jour d'existence amoureuse, Qui ne mourrait ? la vie est dans l'amour. Quand je vivais tendre et craintive amante, Avec ses feux je peignais ses douleurs : Sur son portrait j'ai versé tant de pleurs, Que cette image en paraît moins charmante. Si le sourire, éclair inattendu, Brille parfois au milieu de mes larmes, C'était l'amour ; c'était lui, mais sans armes ; C'était le ciel... qu'avec lui j'ai perdu. Sans lui, le coeur est un foyer sans flamme ; Il brûle tout, ce doux empoisonneur. J'ai dit bien vrai comme il déchire une âme : Demandez-donc s'il donne le bonheur ! Vous le saurez : oui, quoi qu'il en puisse être, De gré, de force, amour sera le maître ; Et, dans sa fièvre alors lente à guérir, Vous souffrirez, ou vous ferez souffrir. Dès qu'on l'a vu, son absence est affreuse ; Dès qu'il revient, on tremble nuit et jour ; Souvent enfin la mort est dans l'amour ; Et cependant... oui, l'amour rend heureuse !
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Sur trois marches de marbre rose
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : Sur trois marches de marbre rose Titre : Sur trois marches de marbre rose Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Depuis qu'Adam, ce cruel homme, A perdu son fameux jardin, Où sa femme, autour d'une pomme, Gambadait sans vertugadin, Je ne crois pas que sur la terre Il soit un lieu d'arbres planté Plus célébré, plus visité, Mieux fait, plus joli, mieux hanté, Mieux exercé dans l'art de plaire, Plus examiné, plus vanté, Plus décrit, plus lu, plus chanté, Que l'ennuyeux parc de Versailles. Ô dieux ! ô bergers ! ô rocailles ! Vieux Satyres, Termes grognons, Vieux petits ifs en rangs d'oignons, Ô bassins, quinconces, charmilles ! Boulingrins pleins de majesté, Où les dimanches, tout l'été, Bâillent tant d'honnêtes familles ! Fantômes d'empereurs romains, Pâles nymphes inanimées Qui tendez aux passants les mains, Par des jets d'eau tout enrhumées ! Tourniquets d'aimables buissons, Bosquets tondus où les fauvettes Cherchent en pleurant leurs chansons, Où les dieux font tant de façons Pour vivre à sec dans leurs cuvettes ! Ô marronniers ! n'ayez pas peur ; Que votre feuillage immobile, Me sachant versificateur, N'en demeure pas moins tranquille. Non, j'en jure par Apollon Et par tout le sacré vallon, Par vous, Naïades ébréchées, Sur trois cailloux si mal couchées, Par vous, vieux maîtres de ballets, Faunes dansant sur la verdure, Par toi-même, auguste palais, Qu'on n'habite plus qu'en peinture, Par Neptune, sa fourche au poing, Non, je ne vous décrirai point. Je sais trop ce qui vous chagrine ; De Phoebus je vois les effets : Ce sont les vers qu'on vous a faits Qui vous donnent si triste mine. Tant de sonnets, de madrigaux, Tant de ballades, de rondeaux, Où l'on célébrait vos merveilles, Vous ont assourdi les oreilles, Et l'on voit bien que vous dormez Pour avoir été trop rimés. En ces lieux où l'ennui repose, Par respect aussi j'ai dormi. Ce n'était, je crois, qu'à demi : Je rêvais à quelque autre chose. Mais vous souvient-il, mon ami, De ces marches de marbre rose, En allant à la pièce d'eau Du côté de l'Orangerie, À gauche, en sortant du château ? C'était par là, je le parie, Que venait le roi sans pareil, Le soir, au coucher du soleil, Voir dans la forêt, en silence, Le jour s'enfuir et se cacher (Si toutefois en sa présence Le soleil osait se coucher). Que ces trois marches sont jolies ! Combien ce marbre est noble et doux ! Maudit soit du ciel, disions-nous, Le pied qui les aurait salies ! N'est-il pas vrai ? Souvenez-vous. - Avec quel charme est nuancée Cette dalle à moitié cassée ! Voyez-vous ces veines d'azur, Légères, fines et polies, Courant, sous les roses pâlies, Dans la blancheur d'un marbre pur ? Tel, dans le sein robuste et dur De la Diane chasseresse, Devait courir un sang divin ; Telle, et plus froide, est une main Qui me menait naguère en laisse. N'allez pas, du reste, oublier Que ces marches dont j'ai mémoire Ne sont pas dans cet escalier Toujours désert et plein de gloire, Où ce roi, qui n'attendait pas, Attendit un jour, pas à pas, Condé, lassé par la victoire. Elles sont près d'un vase blanc, Proprement fait et fort galant. Est-il moderne ? est-il antique ? D'autres que moi savent cela ; Mais j'aime assez à le voir là, Étant sûr qu'il n'est point gothique. C'est un bon vase, un bon voisin ; Je le crois volontiers cousin De mes marches couleur de rose ; Il les abrite avec fierté. Ô mon Dieu ! dans si peu de chose Que de grâce et que de beauté ! Dites-nous, marches gracieuses, Les rois, les princes, les prélats, Et les marquis à grands fracas, Et les belles ambitieuses, Dont vous avez compté les pas ; Celles-là surtout, j'imagine, En vous touchant ne pesaient pas. Lorsque le velours ou l'hermine Frôlaient vos contours délicats, Laquelle était la plus légère ? Est-ce la reine Montespan ? Est-ce Hortense avec un roman, Maintenon avec son bréviaire, Ou Fontange avec son ruban ? Beau marbre, as-tu vu la Vallière ? De Parabère ou de Sabran Laquelle savait mieux te plaire ? Entre Sabran et Parabère Le Régent même, après souper, Chavirait jusqu'à s'y tromper. As-tu vu le puissant Voltaire, Ce grand frondeur des préjugés, Avocat des gens mal jugés, Du Christ ce terrible adversaire, Bedeau du temple de Cythère, Présentant à la Pompadour Sa vieille eau bénite de cour ? As-tu vu, comme à l'ermitage, La rondelette Dubarry Courir, en buvant du laitage, Pieds nus, sur le gazon fleuri ? Marches qui savez notre histoire, Aux jours pompeux de votre gloire, Quel heureux monde en ces bosquets ! Que de grands seigneurs, de laquais, Que de duchesses, de caillettes, De talons rouges, de paillettes, Que de soupirs et de caquets, Que de plumets et de calottes, De falbalas et de culottes, Que de poudre sous ces berceaux, Que de gens, sans compter les sots ! Règne auguste de la perruque, Le bourgeois qui te méconnaît Mérite sur sa plate nuque D'avoir un éternel bonnet. Et toi, siècle à l'humeur badine, Siècle tout couvert d'amidon, Ceux qui méprisent ta farine Sont en horreur à Cupidon !... Est-ce ton avis, marbre rose ? Malgré moi, pourtant, je suppose Que le hasard qui t'a mis là Ne t'avait pas fait pour cela. Aux pays où le soleil brille, Près d'un temple grec ou latin, Les beaux pieds d'une jeune fille, Sentant la bruyère et le thym, En te frappant de leurs sandales, Auraient mieux réjoui tes dalles Qu'une pantoufle de satin. Est-ce d'ailleurs pour cet usage Que la nature avait formé Ton bloc jadis vierge et sauvage Que le génie eût animé ? Lorsque la pioche et la truelle T'ont scellé dans ce parc boueux, En t'y plantant malgré les dieux, Mansard insultait Praxitèle. Oui, si tes flancs devaient s'ouvrir, Il fallait en faire sortir Quelque divinité nouvelle. Quand sur toi leur scie a grincé, Les tailleurs de pierre ont blessé Quelque Vénus dormant encore, Et la pourpre qui te colore Te vient du sang qu'elle a versé. Est-il donc vrai que toute chose Puisse être ainsi foulée aux pieds, Le rocher où l'aigle se pose, Comme la feuille de la rose Qui tombe et meurt dans nos sentiers ? Est-ce que la commune mère, Une fois son oeuvre accompli, Au hasard livre la matière, Comme la pensée à l'oubli ? Est-ce que la tourmente amère Jette la perle au lapidaire Pour qu'il l'écrase sans façon ? Est-ce que l'absurde vulgaire Peut tout déshonorer sur terre Au gré d'un cuistre ou d'un maçon ?
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Ô saisons, ô châteaux
Arthur Rimbaud (1854-1891)
Poésie : Ô saisons, ô châteaux Titre : Ô saisons, ô châteaux Poète : Arthur Rimbaud (1854-1891) Recueil : Derniers vers (1872). Ô saisons ô châteaux, Quelle âme est sans défauts ? Ô saisons, ô châteaux, J'ai fait la magique étude Du Bonheur, que nul n'élude. Ô vive lui, chaque fois Que chante son coq gaulois. Mais ! je n'aurai plus d'envie, Il s'est chargé de ma vie. Ce Charme ! il prit âme et corps. Et dispersa tous efforts. Que comprendre à ma parole ? Il fait qu'elle fuie et vole ! Ô saisons, ô châteaux ! Et, si le malheur m'entraîne, Sa disgrâce m'est certaine. Il faut que son dédain, las ! Me livre au plus prompt trépas ! - Ô Saisons, ô Châteaux !
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Toutes les amours de la terre
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Toutes les amours de la terre Titre : Toutes les amours de la terre Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Toutes les amours de la terre Laissant au cœur du délétère Et de l'affreusement amer, Fraternelles et conjugales, Paternelles et filiales, Civiques et nationales. Les charnelles, les idéales. Toutes ont la guêpe et le ver. La mort prend ton père et ta mère, Ton frère trahira son frère, Ta femme flaire un autre époux. Ton enfant, on te l'aliène, Ton peuple, il se pille ou s'enchaîne Et l'étranger y pond sa haine. Ta chair s'irrite et tourne obscène, Ton âme flue en rêves fous. Mais, dit Jésus, aime, n'importe ! Puis de toute illusion morte Fais un cortège, forme un chœur, Va devant, tel aux champs le pâtre, Tel le coryphée au théâtre, Tel le vrai prêtre ou l'idolâtre, Tels les grands-parents près de l'âtre, Oui, que devant aille ton cœur ! Et que toutes ces voix dolentes S'élèvent rapides ou lentes, Aigres ou douces, composant À la gloire de Ma souffrance Instrument de ta délivrance, Condiment de ton espérance Et mets de ta propre navrance. L'hymne qui te sied à présent !
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À une jeune fille
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : À une jeune fille Titre : À une jeune fille Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) Un baiser sur mon front ! un baiser, même en rêve ! Mais de mon front pensif le frais baiser s'enfuit ; Mais de mes jours taris l'été n'a plus de sève ; Mais l'Aurore jamais n'embrassera la Nuit. Elle rêvait sans doute aussi que son haleine Me rendait les climats de mes jeunes saisons, Que la neige fondait sur une tête humaine, Et que la fleur de l'âme avait deux floraisons. Elle rêvait sans doute aussi que sur ma joue Mes cheveux par le vent écartés de mes yeux, Pareils aux jais flottants que sa tête secoue, Noyaient ses doigts distraits dans leurs flocons soyeux. Elle rêvait sans doute aussi que l'innocence Gardait contre un désir ses roses et ses lis ; Que j'étais Jocelyn et qu'elle était Laurence, Que la vallée en fleurs nous cachait dans ses plis. Elle rêvait sans doute aussi que mon délire En vers mélodieux pleurait comme autrefois ; Que mon cœur sous sa main devenait une lyre Qui dans un seul soupir accentuait deux voix. Fatale vision ! Tout mon être frissonne ; On dirait que mon sang veut remonter son cours. Enfant, ne dites plus vos rêves à personne, Et ne rêvez jamais, ou bien rêvez toujours !
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Le vampire
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Le vampire Titre : Le vampire Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Recueil : Les fleurs du mal (1857). Toi qui, comme un coup de couteau, Dans mon coeur plaintif es entrée ; Toi qui, forte comme un troupeau De démons, vins, folle et parée, De mon esprit humilié Faire ton lit et ton domaine ; - Infâme à qui je suis lié Comme le forçat à la chaîne, Comme au jeu le joueur têtu, Comme à la bouteille l'ivrogne, Comme aux vermines la charogne, - Maudite, maudite sois-tu ! J'ai prié le glaive rapide De conquérir ma liberté, Et j'ai dit au poison perfide De secourir ma lâcheté. Hélas ! le poison et le glaive M'ont pris en dédain et m'ont dit : " Tu n'es pas digne qu'on t'enlève A ton esclavage maudit, Imbécile ! - de son empire Si nos efforts te délivraient, Tes baisers ressusciteraient Le cadavre de ton vampire ! "
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Laetitia rerum
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Laetitia rerum Titre : Laetitia rerum Poète : Victor Hugo (1802-1885) Tout est pris d'un frisson subit. L'hiver s'enfuit et se dérobe. L'année ôte son vieil habit ; La terre met sa belle robe. Tout est nouveau, tout est debout ; L'adolescence est dans les plaines ; La beauté du diable, partout, Rayonne et se mire aux fontaines. L'arbre est coquet ; parmi les fleurs C'est à qui sera la plus belle ; Toutes étalent leurs couleurs, Et les plus laides ont du zèle. Le bouquet jaillit du rocher ; L'air baise les feuilles légères ; Juin rit de voir s'endimancher Le petit peuple des fougères. C'est une fête en vérité, Fête où vient le chardon, ce rustre ; Dans le grand palais de l'été Les astres allument le lustre. On fait les foins. Bientôt les blés. Le faucheur dort sous la cépée ; Et tous les souffles sont mêlés D'une senteur d'herbe coupée. Oui chante là ? Le rossignol. Les chrysalides sont parties. Le ver de terre a pris son vol Et jeté le froc aux orties ; L'aragne sur l'eau fait des ronds ; Ô ciel bleu ! l'ombre est sous la treille ; Le jonc tremble, et les moucherons Viennent vous parler à l'oreille ; On voit rôder l'abeille à jeun, La guêpe court, le frelon guette ; A tous ces buveurs de parfum Le printemps ouvre sa guinguette. Le bourdon, aux excès enclin, Entre en chiffonnant sa chemise ; Un oeillet est un verre plein, Un lys est une nappe mise. La mouche boit le vermillon Et l'or dans les fleurs demi-closes, Et l'ivrogne est le papillon, Et les cabarets sont les roses. De joie et d'extase on s'emplit, L'ivresse, c'est la délivrance ; Sur aucune fleur on ne lit : Société de tempérance. Le faste providentiel Partout brille, éclate et s'épanche, Et l'unique livre, le ciel, Est par l'aube doré sur tranche. Enfants, dans vos yeux éclatants Je crois voir l'empyrée éclore ; Vous riez comme le printemps Et vous pleurez comme l'aurore.
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Le chien de Jean de Nivelle
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Le chien de Jean de Nivelle Titre : Le chien de Jean de Nivelle Poète : Paul Verlaine (1844-1896) C'est le chien de Jean de Nivelle Qui mord sous l'œil même du guet Le chat de la mère Michel ; François-les-bas-bleus s'en égaie. La Lune à l'écrivain public Dispense sa lumière obscure Où Médor avec Angélique Verdissent sur le pauvre mur. Et voici venir La Ramée Sacrant en bon soldat du Roy. Sous son habit blanc mal famé, Son cœur ne se tient pas de joie, Car la boulangère... — Elle ? — Oui dam ! Bernant Lustucru, son vieil homme, A tantôt couronné sa flamme... Enfants, Dominus vobiscum ! Place ! en sa longue robe bleue Toute en satin qui fait frou-frou, C'est une impure, palsembleu ! Dans sa chaise qu'il faut qu'on loue Fût-on philosophe ou grigou, Car tant d'or s'y relève en bosse Que ce luxe insolent bafoue Tout le papier de monsieur Loss ! Arrière ! robin crotté ! place, Petit courtaud, petit abbé, Petit poète jamais las De la rime non attrapée ! Voici que la nuit vraie arrive... Cependant jamais fatigué D'être inattentif et naïf François-les-bas-bleus s'en égaie.
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Asperges me
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Asperges me Titre : Asperges me Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Moi qui ne suis qu'un brin d'hysope dans la main Du Seigneur tout-puissant qui m'octroya la grâce, Je puis, si mon dessein est pur devant Sa face, Purifier autrui passant sur mon chemin. Je puis, si ma prière est de celles qu'allège L'Humilité du poids d'un désir languissant, Comme un païen peut baptiser en cas pressant, Laver mon prochain, le blanchir plus que la neige. Prenez pitié de moi, Seigneur, suivant l'effet Miséricordieux de Vos mansuétudes, Veuillez bander mon coeur, coeur aux épreuves rudes, Que le zèle pour Votre maison soulevait. Faites-moi prospérer dans mes voeux charitables Et pour cela, suivant le rite respecté, Gloire à la Trinité durant l'éternité, Gloire à Dieu dans les cieux les plus inabordables, Gloire au Père, fauteur et gouverneur de tout, Au Fils, créateur et sauveur, juge et partie, Au Saint-Esprit, de Qui la lumière est sortie, Par Quel ainsi qu'une eau lustrale mon sang bout, Moi qui ne suis qu'un brin d'hysope dans la main.
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À mademoiselle J
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À mademoiselle J Titre : À mademoiselle J Poète : Victor Hugo (1802-1885) Chantez ! chantez ! jeune inspirée ! La femme qui chante est sacrée Même aux jaloux, même aux pervers ! La femme qui chante est bénie ! Sa beauté défend son génie. Les beaux yeux sauvent les beaux vers ! Moi que déchire tant de rage, J'aime votre aube sans orage ; Je souris à vos yeux sans pleurs. Chantez donc vos chansons divines. À moi la couronne d'épines ! À vous la couronne de fleurs ! Il fut un temps, un temps d'ivresse, Où l'aurore qui vous caresse Rayonnait sur mon beau printemps Où l'orgueil, la joie et l'extase, Comme un vin pur d'un riche vase, Débordaient de mes dix-sept ans ! Alors, à tous mes pas présente, Une chimère éblouissante Fixait sur moi ses yeux dorés ; Alors, prés verts, ciels bleus, eaux vives, Dans les riantes perspectives Mes regards flottaient égarés ! Alors je disais aux étoiles : Ô mon astre, en vain tu te voiles. Je sais que tu brilles là-haut ! Alors je disais à la rive : Vous êtes la gloire, et j'arrive. Chacun de mes jours est un flot ! Je disais au bois : forêt sombre, J'ai comme toi des bruits sans nombre. À l'aigle : contemple mon front ! Je disais aux coupes vidées : Je suis plein d'ardentes idées Dont les âmes s'enivreront ! Alors, du fond de vingt calices, Rosée, amour, parfums, délices, Se répandaient sur mon sommeil ; J'avais des fleurs plein mes corbeilles ; Et comme un vif essaim d'abeilles, Mes pensers volaient au soleil ! Comme un clair de lune bleuâtre Et le rouge brasier du pâtre Se mirent au même ruisseau ; Comme dans les forêts mouillées, À travers le bruit des feuillées On entend le bruit d'un oiseau ; Tandis que tout me disait : Aime ! Écoutant tout hors de moi-même, Ivre d'harmonie et d'encens, J'entendais, ravissant murmure, Le chant de toute la nature Dans le tumulte de mes sens ! Et roses par avril fardées, Nuits d'été de lune inondées, Sentiers couverts de pas humains, Tout, l'écueil aux hanches énormes, Et les vieux troncs d'arbres difformes Qui se penchent sur les chemins, Me parlaient cette langue austère, Langue de l'ombre et du mystère, Qui demande à tous : Que sait-on ? Qui, par moments presque étouffée, Chante des notes pour Orphée, Prononce des mots pour Platon ! La terre me disait Poète ! Le ciel me répétait Prophète ! Marche ! parle ! enseigne ! bénis ! Penche l'urne des chants sublimes ! Verse aux vallons noirs comme aux cimes, Dans les aires et dans les nids ! Ces temps sont passés. — À cette heure, Heureux pour quiconque m'effleure, Je suis triste au dedans de moi ; J'ai sous mon toit un mauvais hôte ; Je suis la tour splendide et haute Qui contient le sombre beffroi. L'ombre en mon cœur s'est épanchée ; Sous mes prospérités cachée La douleur pleure en ma maison ; Un ver ronge ma grappe mûre ; Toujours un tonnerre murmure Derrière mon vague horizon ! L'espoir mène à des portes closes. Cette terre est pleine de choses Dont nous ne voyons qu'un côté. Le sort de tous nos vœux se joue ; Et la vie est comme la roue D'un char dans la poudre emporté ! À mesure que les années, Plus pâles et moins couronnées, Passent sur moi du haut du ciel, Je vois s'envoler mes chimères Comme des mouches éphémères Qui n'ont pas su faire de miel ! Vainement j'attise en moi-même L'amour, ce feu doux et suprême Qui brûle sur tous les trépieds, Et toute mon âme enflammée S'en va dans le ciel en fumée Ou tombe en cendre sous mes pieds ! Mon étoile a fui sous la nue. La rose n'est plus revenue Se poser sur mon rameau noir. Au fond de la coupe est la lie, Au fond des rêves la folie, Au fond de l'aurore le soir ! Toujours quelque bouche flétrie, Souvent par ma pitié nourrie, Dans tous mes travaux m'outragea. Aussi que de tristes pensées, Aussi que de cordes brisées Pendent à ma lyre déjà ! Mon avril se meurt feuille à feuille ; Sur chaque branche que je cueille Croît l'épine de la douleur ; Toute herbe a pour moi sa couleuvre ; Et la haine monte à mon œuvre Comme un bouc au cytise en fleur ! La nature grande et touchante, La nature qui vous enchante Blesse mes regards attristés. Le jour est dur, l'aube est meilleure. Hélas ! la voix qui me dit : Pleure ! Est celle qui vous dit : Chantez ! Chantez ! chantez ! belle inspirée ! Saluez cette aube dorée Qui jadis aussi m'enivra. Tout n'est pas sourire et lumière. Quelque jour de votre paupière Peut-être une larme éclora ! Alors je vous plaindrai, pauvre âme ! Hélas ! les larmes d'une femme, Ces larmes où tout est amer, Ces larmes où tout est sublime, Viennent d'un plus profond abîme Que les gouttes d'eau de la mer !
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À la fenêtre, pendant la nuit
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À la fenêtre, pendant la nuit Titre : À la fenêtre, pendant la nuit Poète : Victor Hugo (1802-1885) Les étoiles, points d'or, percent les branches noires ; Le flot huileux et lourd décompose ses moires Sur l'océan blêmi ; Les nuages ont l'air d'oiseaux prenant la fuite ; Par moments le vent parle, et dit des mots sans suite, Comme un homme endormi. Tout s'en va. La nature est l'urne mal fermée. La tempête est écume et la flamme est fumée. Rien n'est, hors du moment, L'homme n'a rien qu'il prenne, et qu'il tienne, et qu'il garde. Il tombe heure par heure, et, ruine, il regarde Le monde, écroulement. L'astre est-il le point fixe en ce mouvant problème ? Ce ciel que nous voyons fut-il toujours le même ? Le sera-t-il toujours ? L'homme a-t-il sur son front des clartés éternelles ? Et verra-t-il toujours les mêmes sentinelles Monter aux mêmes tours ? [...]
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À propos d'un centenaire de Calderon
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : À propos d'un centenaire de Calderon Titre : À propos d'un centenaire de Calderon Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Amour (1888). A José Maria de Heredia Ce poète terrible et divinement doux, Plus large que Corneille et plus haut que Shakespeare, Grand comme Eschyle avec ce souffle qui l'inspire, Ce Calderon mystique et mythique est à nous. Oui, cette gloire est nôtre et nous voici jaloux De le dire bien haut à ce siècle en délire : Calderon, catholique avant tout, noble lyre Et saints accents, et bon catholique avant tous, Salut ! Et qu'est ce bruit fâcheux d'académies, De concours, de discours, autour de ce grand mort En éveil parmi tant de choses endormies ? Laissez rêver, laissez penser son Œuvre fort Qui plane, loin d'un siècle impie et ridicule, Au-dessus, au delà des colonnes d'Hercule !
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Les taches jaunes
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Les taches jaunes Titre : Les taches jaunes Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Seul, le coude dans la plume, J'ai froissé jusqu'au matin Les feuillets d'un gros volume Plein de grec et de latin ; Car nulle étroite pantoufle Ne traîne au pied de mon lit, Et mon chevet n'a qu'un souffle Sous ma lampe qui pâlit. Cependant des meurtrissures Marbrent mon corps, que n'a pas Tatoué de ses morsures Un vampire aux blancs appas. S'il faut croire un conte sombre, Les morts aimés autrefois Nous marquent ainsi, dans l'ombre, Du sceau de leurs baisers froids. À leurs places, dans nos couches, Ils s'allongent sous les draps, Et signent avec leurs bouches Leur visite sur nos bras. Seule, une de mes aimées, Dans son lit noirâtre et frais, Dort les paupières fermées Pour ne les rouvrir jamais. — Soulevant de ta main frêle Le couvercle du cercueil, Est-ce toi, dis ! Pauvre belle, Qui, la nuit, franchis mon seuil, Toi qui, par un soir de fête, À la fin d'un carnaval, Laissas choir, pâle et muette, Ton masque et tes fleurs de bal ? Ô mon amour la plus tendre, De ce ciel où je te crois, Reviendrais-tu pour me rendre Les baisers que tu me dois ?
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Quand on perd par triste occurrence
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : Quand on perd par triste occurrence Titre : Quand on perd par triste occurrence Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Recueil : Poésies nouvelles (1850). (Chanson.) Quand on perd, par triste occurrence, Son espérance Et sa gaieté, Le remède au mélancolique, C'est la musique Et la beauté ! Plus oblige et peut davantage Un beau visage Qu'un homme armé, Et rien n'est meilleur que d'entendre Air doux et tendre Jadis aimé !
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Notre-Dame
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Notre-Dame Titre : Notre-Dame Poète : Théophile Gautier (1811-1872) I Las de ce calme plat où d'avance fanées, Comme une eau qui s'endort, croupissent nos années ; Las d'étouffer ma vie en un salon étroit, Avec de jeunes fats et des femmes frivoles, Echangeant sans profit de banales paroles ; Las de toucher toujours mon horizon du doigt. Pour me refaire au grand et me rélargir l'âme, Ton livre dans ma poche, aux tours de Notre-Dame ; Je suis allé souvent, Victor, A huit heures, l'été, quand le soleil se couche, Et que son disque fauve, au bord des toits qu'il touche, Flotte comme un gros ballon d'or. Tout chatoie et reluit ; le peintre et le poète Trouvent là des couleurs pour charger leur palette, Et des tableaux ardents à vous brûler les yeux ; Ce ne sont que saphirs, cornalines, opales, Tons à faire trouver Rubens et Titien pâles ; Ithuriel répand son écrin dans les cieux. Cathédrales de brume aux arches fantastiques ; Montagnes de vapeurs, colonnades, portiques, Par la glace de l'eau doublés, La brise qui s'en joue et déchire leurs franges, Imprime, en les roulant, mille formes étranges Aux nuages échevelés. Comme, pour son bonsoir, d'une plus riche teinte, Le jour qui fuit revêt la cathédrale sainte, Ébauchée à grands traits à l'horizon de feu ; Et les jumelles tours, ces cantiques de pierre, Semblent les deux grands bras que la ville en prière, Avant de s'endormir, élève vers son Dieu. Ainsi que sa patronne, à sa tête gothique, La vieille église attache une gloire mystique Faite avec les splendeurs du soir ; Les roses des vitraux, en rouges étincelles, S'écaillent brusquement, et comme des prunelles, S'ouvrent toutes rondes pour voir. La nef épanouie, entre ses côtes minces, Semble un crabe géant faisant mouvoir ses pinces, Une araignée énorme, ainsi que des réseaux, Jetant au front des tours, au flanc noir des murailles, En fils aériens, en délicates mailles, Ses tulles de granit, ses dentelles d'arceaux. Aux losanges de plomb du vitrail diaphane, Plus frais que les jardins d'Alcine ou de Morgane, Sous un chaud baiser de soleil, Bizarrement peuplés de monstres héraldiques, Éclosent tout d'un coup cent parterres magiques Aux fleurs d'azur et de vermeil. Légendes d'autrefois, merveilleuses histoires Écrites dans la pierre, enfers et purgatoires, Dévotement taillés par de naïfs ciseaux ; Piédestaux du portail, qui pleurent leurs statues, Par les hommes et non par le temps abattues, Licornes, loups-garous, chimériques oiseaux, Dogues hurlant au bout des gouttières ; tarasques, Guivres et basilics, dragons et nains fantasques, Chevaliers vainqueurs de géants, Faisceaux de piliers lourds, gerbes de colonnettes, Myriades de saints roulés en collerettes, Autour des trois porches béants. Lancettes, pendentifs, ogives, trèfles grêles Où l'arabesque folle accroche ses dentelles Et son orfèvrerie, ouvrée à grand travail ; Pignons troués à jour, flèches déchiquetées, Aiguilles de corbeaux et d'anges surmontées, La cathédrale luit comme un bijou d'émail ! II Mais qu'est-ce que cela ? Lorsque l'on a dans l'ombre Suivi l'escalier svelte aux spirales sans nombre Et qu'on revoit enfin le bleu, Le vide par-dessus et par-dessous l'abîme, Une crainte vous prend, un vertige sublime A se sentir si près de Dieu ! Ainsi que sous l'oiseau qui s'y perche, une branche Sous vos pieds qu'elle fuit, la tour frissonne et penche, Le ciel ivre chancelle et valse autour de vous ; L'abîme ouvre sa gueule, et l'esprit du vertige, Vous fouettant de son aile en ricanant voltige Et fait au front des tours trembler les garde-fous, Les combles anguleux, avec leurs girouettes, Découpent, en passant, d'étranges silhouettes Au fond de votre œil ébloui, Et dans le gouffre immense où le corbeau tournoie, Bête apocalyptique, en se tordant aboie, Paris éclatant, inouï ! Oh ! le cœur vous en bat, dominer de ce faîte, Soi, chétif et petit, une ville ainsi faite ; Pouvoir, d'un seul regard, embrasser ce grand tout, Debout, là-haut, plus près du ciel que de la terre, Comme l'aigle planant, voir au sein du cratère, Loin, bien loin, la fumée et la lave qui bout ! De la rampe, où le vent, par les trèfles arabes, En se jouant, redit les dernières syllabes De l'hosanna du séraphin ; Voir s'agiter là-bas, parmi les brumes vagues, Cette mer de maisons dont les toits sont les vagues ; L'entendre murmurer sans fin ; Que c'est grand ! Que c'est beau ! Les frêles cheminées, De leurs turbans fumeux en tout temps couronnées, Sur le ciel de safran tracent leurs profils noirs, Et la lumière oblique, aux arêtes hardies, Jetant de tous côtés de riches incendies Dans la moire du fleuve enchâsse cent miroirs. Comme en un bal joyeux, un sein de jeune fille, Aux lueurs des flambeaux s'illumine et scintille Sous les bijoux et les atours ; Aux lueurs du couchant, l'eau s'allume, et la Seine Berce plus de joyaux, certes, que jamais reine N'en porte à son col les grands jours. Des aiguilles, des tours, des coupoles, des dômes Dont les fronts ardoisés luisent comme des heaumes, Des murs écartelés d'ombre et de clair, des toits De toutes les couleurs, des résilles de rues, Des palais étouffés, où, comme des verrues, S'accrochent des étaux et des bouges étroits ! Ici, là, devant vous, derrière, à droite, à gauche, Des maisons ! Des maisons ! Le soir vous en ébauche Cent mille avec un trait de feu ! Sous le même horizon, Tyr, Babylone et Rome, Prodigieux amas, chaos fait de main d'homme, Qu'on pourrait croire fait par Dieu ! III Et cependant, si beau que soit, ô Notre-Dame, Paris ainsi vêtu de sa robe de flamme, Il ne l'est seulement que du haut de tes tours. Quand on est descendu tout se métamorphose, Tout s'affaisse et s'éteint, plus rien de grandiose, Plus rien, excepté toi, qu'on admire toujours. Car les anges du ciel, du reflet de leurs ailes, Dorent de tes murs noirs les ombres solennelles, Et le Seigneur habite en toi. Monde de poésie, en ce monde de prose, A ta vue, on se sent battre au cœur quelque chose ; L'on est pieux et plein de foi ! Aux caresses du soir, dont l'or te damasquine, Quand tu brilles au fond de ta place mesquine, Comme sous un dais pourpre un immense ostensoir ; A regarder d'en bas ce sublime spectacle, On croit qu'entre tes tours, par un soudain miracle, Dans le triangle saint Dieu se va faire voir. Comme nos monuments à tournure bourgeoise Se font petits devant ta majesté gauloise, Gigantesque sœur de Babel, Près de toi, tout là-haut, nul dôme, nulle aiguille, Les faîtes les plus fiers ne vont qu'à ta cheville, Et, ton vieux chef heurte le ciel. Qui pourrait préférer, dans son goût pédantesque, Aux plis graves et droits de ta robe Dantesque, Ces pauvres ordres grecs qui se meurent de froid, Ces panthéons bâtards, décalqués dans l'école, Antique friperie empruntée à Vignole, Et, dont aucun dehors ne sait se tenir droit. Ô vous ! Maçons du siècle, architectes athées, Cervelles, dans un moule uniforme jetées, Gens de la règle et du compas ; Bâtissez des boudoirs pour des agents de change, Et des huttes de plâtre à des hommes de fange ; Mais des maisons pour Dieu, non pas ! Parmi les palais neufs, les portiques profanes, Les parthénons coquets, églises courtisanes, Avec leurs frontons grecs sur leurs piliers latins, Les maisons sans pudeur de la ville païenne ; On dirait, à te voir, Notre-Dame chrétienne, Une matrone chaste au milieu de catins !
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Elle a des yeux d'acier
Anatole France (1844-1924)
Poésie : Elle a des yeux d'acier Titre : Elle a des yeux d'acier Poète : Anatole France (1844-1924) Recueil : Revue L'Artiste (1870). Sonnet. Elle a des yeux d'acier ; ses cheveux noirs et lourds Ont le lustre azuré des plumes d'hirondelle ; Blanche à force de nuit amassée autour d'elle, Elle erre sur les monts et dans les carrefours. Et nocturne, elle emporte à travers les cieux sourds, Dans le champ sépulcral où fleurit l'asphodèle, La pâle jeune fille idéale, et fidèle À quelque rêve altier d'impossibles amours. Vierge, elle aime le sang des vierges ; et, farouche, Elle entr'ouvre la fleur funèbre de sa bouche Et d'un sourire froid éclaire ses pâleurs, Lorsque, prête à subir une peine inconnue, La victime aux cheveux de miel chargés de fleurs, Mourante et les yeux blancs, offre sa gorge nue.
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À mes amis
Évariste de Parny (1753-1814)
Poésie : À mes amis Titre : À mes amis Poète : Évariste de Parny (1753-1814) Recueil : Poésies érotiques (1778). Rions, chantons, ô mes amis, Occupons-nous à ne rien faire, Laissons murmurer le vulgaire, Le plaisir est toujours permis. Que notre existence légère S'évanouisse dans les jeux. Vivons pour nous, soyons heureux, N'importe de quelle manière. Un jour il faudra nous courber Sous la main du temps qui nous presse ; Mais jouissons dans la jeunesse, Et dérobons à la vieillesse Tout ce qu'on peut lui dérober.
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Chanson d'après-midi
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Chanson d'après-midi Titre : Chanson d'après-midi Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Quoique tes sourcils méchants Te donnent un air étrange Qui n'est pas celui d'un ange, Sorcière aux yeux alléchants, Je t'adore, ô ma frivole, Ma terrible passion ! Avec la dévotion Du prêtre pour son idole. Le désert et la forêt Embaument tes tresses rudes, Ta tête a les attitudes De l'énigme et du secret. Sur ta chair le parfum rôde Comme autour d'un encensoir ; Tu charmes comme le soir, Nymphe ténébreuse et chaude. Ah ! les philtres les plus forts Ne valent pas ta paresse, Et tu connais la caresse Qui fait revivre les morts ! Tes hanches sont amoureuses De ton dos et de tes seins, Et tu ravis les coussins Par tes poses langoureuses. Quelquefois, pour apaiser Ta rage mystérieuse, Tu prodigues, sérieuse, La morsure et le baiser ; Tu me déchires, ma brune, Avec un rire moqueur, Et puis tu mets sur mon coeur Ton oeil doux comme la lune. Sous tes souliers de satin, Sous tes charmants pieds de soie, Moi, je mets ma grande joie, Mon génie et mon destin, Mon âme par toi guérie, Par toi, lumière et couleur ! Explosion de chaleur Dans ma noire Sibérie !
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À quoi je songe
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À quoi je songe Titre : À quoi je songe Poète : Victor Hugo (1802-1885) À quoi je songe ? — Hélas ! loin du toit où vous êtes, Enfants, je songe à vous ! à vous, mes jeunes têtes, Espoir de mon été déjà penchant et mûr, Rameaux dont, tous les ans, l'ombre croît sur mon mur, Douces âmes à peine au jour épanouies, Des rayons de votre aube encor tout éblouies ! Je songe aux deux petits qui pleurent en riant, Et qui font gazouiller sur le seuil verdoyant, Comme deux jeunes fleurs qui se heurtent entre elles, Leurs jeux charmants mêlés de charmantes querelles ! Et puis, père inquiet, je rêve aux deux aînés Qui s'avancent déjà de plus de flot baignés, Laissant pencher parfois leur tête encor naïve, L'un déjà curieux, l'autre déjà pensive ! Seul et triste au milieu des chants des matelots, Le soir, sous la falaise, à cette heure où les flots, S'ouvrant et se fermant comme autant de narines, Mêlent au vent des cieux mille haleines marines, Où l'on entend dans l'air d'ineffables échos Qui viennent de la terre ou qui viennent des eaux, Ainsi je songe ! — à vous, enfants, maisons, famille, A la table qui rit, au foyer qui pétille, A tous les soins pieux que répandent sur vous Votre mère si tendre et votre aïeul si doux ! Et tandis qu'à mes pieds s'étend, couvert de voiles, Le limpide océan, ce miroir des étoiles, Tandis que les nochers laissent errer leurs yeux De l'infini des mers à l'infini des cieux, Moi, rêvant à vous seuls, je contemple et je sonde L'amour que j'ai pour vous dans mon âme profonde, Amour doux et puissant qui toujours m'est resté. Et cette grande mer est petite à côté ! Le 15 juillet 1837.
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Écrit le 17 juillet 1851
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Écrit le 17 juillet 1851 Titre : Écrit le 17 juillet 1851 Poète : Victor Hugo (1802-1885) En descendant de la tribune. Ces hommes qui mourront, foule abjecte et grossière, Sont de la boue avant d'être de la poussière. Oui, certes, ils passeront et mourront. Aujourd'hui Leur vue à l'honnête homme inspire un mâle ennui. Envieux, consumés de rages puériles, D'autant plus furieux qu'ils se sentent stériles, Ils mordent les talons de qui marche en avant. Ils sont humiliés d'aboyer, ne pouvant Jusqu'au rugissement hausser leur petitesse, Ils courent, c'est à qui gagnera de vitesse, La proie est là ! — hurlant et jappant à la fois, Lancés dans le sénat ainsi que dans un bois, Tous confondus, traitant, magistrat, soldat, prêtre, Meute autour du lion, chenil aux pieds du maître, Ils sont à qui les veut, du premier au dernier, Aujourd'hui Bonaparte et demain Changarnier ! Ils couvrent de leur bave honneur, droit, république, La charte populaire et l'œuvre évangélique, Le progrès, ferme espoir des peuples désolés Ils sont odieux. — Bien. Continuez, allez ! Quand l'austère penseur qui, loin des multitudes, Rêvait hier encore au fond des solitudes, Apparaissant soudain dans sa tranquillité, Vient au milieu de vous dire la vérité, Défendre les vaincus, rassurer la patrie, Eclatez ! répandez cris, injures, furie, Ruez-vous sur son nom comme sur un butin ! Vous n'obtiendrez de lui qu'un sourire hautain, Et pas même un regard ! — Car cette âme sereine, Méprisant votre estime, estime votre haine. Paris, 1851.
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Vêpres rustiques
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Vêpres rustiques Titre : Vêpres rustiques Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Le dernier coup de vêpres a sonné : l'on tinte. Entrons donc dans l'Église et couvrons-nous d'eau sainte. Il y a peu de monde encore. Qu'il fait frais ! C'est bon par ces temps lourds, ça semble fait exprès. On allume les six grands cierges, l'on apporte Le ciboire pour le salut. Voici la porte De la sacristie entr'ouverte, et l'on voit bien S'habiller les enfants de chœur et le doyen. Voici venir le court cortège, et les deux chantres Tiennent de gros antiphonaires sur leurs ventres. Une clochette retentit et le clergé S'agenouille devant l'autel, dûment rangé. Une prière est murmurée à voix si basse Qu'on entend comme un vol de bons anges qui passe. Le prêtre, se signant, adjure le Seigneur, Et les clers, se signant, appellent le Seigneur. Et chacun exaltant la Trinité, commence, Prophète-roi, David, ta psalmodie immense : Le Seigneur dit... » « Je vous louerai... » « Qu'heureux les saints. « Fils, louez le Seigneur... » et, vibrant par essaims, Les versets de ce chant militaire et mystique : « Quand Israël sortit d'Égypte... » Et la musique Du grêle harmonium et du vaste plain-chant ! L'Église s'est remplie. Il fait tiède. L'argent Pour le culte et celui du denier de Saint-Pierre Et des pauvres tombe à bruit doux dans l'aumônière. L'hymme propre et Magnificat aux flots d'encens ! Une langueur céleste envahit tous les sens. Au court sermon qui suit sur un thème un peu rance, On somnole sans trop pourtant d'irrévérence. Le soleil lui faisant un nimbe mordoré, Le vieux saint du village est tout transfiguré. Ça sent bon. On dirait des fleurs très anciennes. S'exhalant, lentes, dans le latin des antiennes. Et le Salut ayant béni l'humble troupeau Des fidèles, on rejoint meilleurs le hameau. Le soir on soupe mieux, et quand la nuit invite Au sommeil, on s'endort bien à l'aise et plus vite.
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Au bord de la mer
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Au bord de la mer Titre : Au bord de la mer Poète : Victor Hugo (1802-1885) Vois, ce spectacle est beau. Ce paysage immense Qui toujours devant nous finit et recommence ; Ces blés, ces eaux, ces prés, ce bois charmant aux yeux ; Ce chaume où l'on entend rire un groupe joyeux ; L'océan qui s'ajoute à la plaine où nous sommes ; Ce golfe, fait par Dieu, puis refait par les hommes, Montrant la double main empreinte en ses contours, Et des amas de rocs sous des monceaux de tours ; Ces landes, ces forêts, ces crêtes déchirées ; Ces antres à fleur d'eau qui boivent les marées ; Cette montagne, au front de nuages couvert, Qui dans un de ses plis porte un beau vallon vert, Comme un enfant des fleurs dans un pan de sa robe ; La ville que la brume à demi nous dérobe, Avec ses mille toits bourdonnants et pressés ; Ce bruit de pas sans nombre et de rameaux froissés, De voix et de chansons qui par moments s'élève ; Ces lames que la mer amincit sur la grève, Où les longs cheveux verts des sombres goémons Tremblent dans l'eau moirée avec l'ombre des monts ; Cet oiseau qui voyage et cet oiseau qui joue ; Ici cette charrue, et là-bas cette proue, Traçant en même temps chacune leur sillon ; Ces arbres et ces mâts, jouets de l'aquilon ; Et là-bas, par-delà les collines lointaines, Ces horizons remplis de formes incertaines ; Tout ce que nous voyons, brumeux ou transparent, Flottant dans les clartés, dans les ombres errant, Fuyant, debout, penché, fourmillant, solitaire, Vagues, rochers, gazons, - regarde, c'est la terre ! Et là-haut, sur ton front, ces nuages si beaux Où pend et se déchire une pourpre en lambeaux ; Cet azur, qui ce soir sera l'ombre infinie ; Cet espace qu'emplit l'éternelle harmonie ; Ce merveilleux soleil, ce soleil radieux Si puissant à changer toute forme à nos yeux Que parfois, transformant en métaux les bruines, On ne voit plus dans l'air que splendides ruines, Entassements confus, amas étincelants De cuivres et d'airains l'un sur l'autre croulants, Cuirasses, boucliers, armures dénouées, Et caparaçons d'or aux croupes des nuées ; L'éther, cet océan si liquide et si bleu, Sans rivage et sans fond, sans borne et sans milieu, Que l'oscillation de toute haleine agite, Où tout ce qui respire, ou remue, ou gravite, A sa vague et son flot, à d'autres flots uni, Où passent à la fois, mêlés dans l'infini, Air tiède et vents glacés, aubes et crépuscules, Bises d'hiver, ardeur des chaudes canicules, Les parfums de la fleur et ceux de l'encensoir, Les astres scintillant sur la robe du soir, Et les brumes de gaze, et la douteuse étoile, Paillette qui se perd dans les plis noirs du voile, La clameur des soldats qu'enivre le tambour, Le froissement du nid qui tressaille d'amour, Les souffles, les échos, les brouillards, les fumées, Mille choses que l'homme encor n'a pas nommées, Les flots de la lumière et les ondes du bruit, Tout ce qu'on voit le jour, tout ce qu'on sent la nuit ; Eh bien ! nuage, azur, espace, éther, abîmes, Ce fluide océan, ces régions sublimes Toutes pleines de feux, de lueurs, de rayons, Où l'âme emporte l'homme, où tous deux nous fuyons, Où volent sur nos fronts, selon des lois profondes, Près de nous les oiseaux et loin de nous les mondes, Cet ensemble ineffable, immense, universel, Formidable et charmant, contemple, c'est le ciel ! Oh oui ! la terre est belle et le ciel est superbe ; Mais quand ton sein palpite et quand ton oeil reluit, Quand ton pas gracieux court si léger sur l'herbe Que le bruit d'une lyre est moins doux que son bruit ; Lorsque ton frais sourire, aurore de ton âme, Se lève rayonnant sur moi qu'il rajeunit, Et de ta bouche rose, où naît sa douce flamme, Monte jusqu'à ton front comme l'aube au zénith ; Quand, parfois, sans te voir, ta jeune voix m'arrive, Disant des mots confus qui m'échappent souvent, Bruit d'une eau qui se perd sous l'ombre de sa rive Chanson d'oiseau caché qu'on écoute en rêvant ; Lorsque ma poésie, insultée et proscrite, Sur ta tête un moment se repose en chemin ; Quand ma pensée en deuil sous la tienne s'abrite, Comme un flambeau de nuit sous une blanche main ; Quand nous nous asseyons tous deux dans la vallée ; Quand ton âme, soudain apparue en tes yeux, Contemple avec les pleurs d'une soeur exilée, Quelque vertu sur terre ou quelque étoile aux cieux ; Quand brille sous tes cils, comme un feu sous les branches, Ton beau regard, terni par de longues douleurs ; Quand sous les maux passés tout à coup tu te penches, Que tu veux me sourire et qu'il te vient des pleurs ; Quand mon corps et ma vie à ton souffle résonnent, Comme un tremblant clavier qui vibre à tout moment ; Quand tes doigts, se posant sur mes doigts qui frissonnent, Font chanter dans mon coeur un céleste instrument ; Lorsque je te contemple, ô mon charme suprême ! Quand ta noble nature, épanouie aux yeux, Comme l'ardent buisson qui contenait Dieu même, Ouvre toutes ses fleurs et jette tous ses feux ; Ce qui sort à la fois de tant de douces choses, Ce qui de ta beauté s'exhale nuit et jour, Comme un parfum formé du souffle de cent roses, C'est bien plus que la terre et le ciel, c'est l'amour !
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J'avais peiné comme Sisyphe
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : J'avais peiné comme Sisyphe Titre : J'avais peiné comme Sisyphe Poète : Paul Verlaine (1844-1896) J'avais peiné comme Sisyphe Et comme Hercule travaillé Contre la chair qui se rebiffe. J'avais lutté, j'avais baillé Des coups à trancher des montagnes, Et comme Achille ferraillé. Farouche ami qui m'accompagnes, Tu le sais, courage païen, Si nous en fîmes des campagnes, Si nous avons négligé rien Dans cette guerre exténuante, Si nous avons travaillé bien ! Le tout en vain : l'âpre géante À mon effort de tout côté Opposait sa ruse ambiante, Et toujours un lâche abrité Dans mes conseils qu'il environne Livrait les clés de la cité. Que ma chance fût male ou bonne, Toujours un parti de mon cœur Ouvrait sa porte à la Gorgone. Toujours l'ennemi suborneur Savait envelopper d'un piège Même la victoire et l'honneur ! J'étais le vaincu qu'on assiège, Prêt à vendre son sang bien cher, Quand, blanche en vêtements de neige, Toute belle au front humble et fier, Une dame vint sur la nue, Qui d'un signe fit fuir la Chair. Dans une tempête inconnue De rage et de cris inhumains, Et déchirant sa gorge nue, Le Monstre reprit ses chemins Par les bois pleins d'amours affreuses, Et la dame, joignant les mains : — « Mon pauvre combattant qui creuses, Dit-elle, ce dilemme en vain, Trêve aux victoires malheureuses ! Il t'arrive un secours divin Dont je suis sûre messagère Pour ton salut, possible enfin ! » — « Ô ma Dame dont la voix chère Encourage un blessé jaloux De voir finir l'atroce guerre, Vous qui parlez d'un ton si doux En m'annonçant de bonnes choses, Ma Dame, qui donc êtes-vous ? » — J'étais née avant toutes causes Et je verrai la fin de tous Les effets, étoiles et roses. En même temps, bonne, sur vous, Hommes faibles et pauvres femmes, Je pleure, et je vous trouve fous ! Je pleure sur vos tristes âmes, J'ai l'amour d'elles, j'ai la peur D'elles, et de leurs vœux infâmes ! « Ô ceci n'est pas le bonheur, Veillez, Quelqu'un l'a dit que j'aime, Veillez, crainte du Suborneur, « Veillez, crainte du Jour suprême ! Qui je suis ? me demandais-tu. Mon nom courbe les anges même ; « Je suis le cœur de la vertu, Je suis l'âme de la sagesse, Mon nom brûle l'Enfer têtu ; « Je suis la douceur qui redresse, J'aime tous et n'accuse aucun, Mon nom, seul, se nomme promesse, « Je suis l'unique hôte opportun, Je parle au Roi le vrai langage Du matin rose et du soir brun, « Je suis la Prière, et mon gage C'est ton vice en déroute au loin ; Ma condition : « Toi, sois sage. » — « Oui, ma Dame, et soyez témoin ! »
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Kyrie eleïson
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Kyrie eleïson Titre : Kyrie eleïson Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Liturgies intimes (1892). Ayez pitié ae nous, Seigneur ! Christ, ayez pitié de nous ! Donnez-nous la victoire et l'honneur Sur l'ennemi de nous tous. Ayez pitié de nous, Seigneur. Rendez-nous plus croyants et plus doux Loin du Péché suborneur, Christ, ayez pitié de nous. Criblez-nous comme fait le vanneur Du grain dont il est jaloux. Ayez pitié de nous, Seigneur. Nous vous en supplions à genoux, Ouvrez-nous par la Foi et le Bonheur. Christ, ayez pitié de nous. Ouvrez-nous par l'Amour le Bonheur, Nous vous en prions à genoux. Ayez pitié de nous, Seigneur. Seigneur, par l'Espérance, ouvrez-nous, Christ, ouvrez-nous le Bonheur. Christ, ayez pitié de nous. Ayez pitié de nous, Seigneur !
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Dieu qui sourit et qui donne
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Dieu qui sourit et qui donne Titre : Dieu qui sourit et qui donne Poète : Victor Hugo (1802-1885) Recueil : Les rayons et les ombres (1840). Dieu qui sourit et qui donne Et qui vient vers qui l'attend, Pourvu que vous soyez bonne, Sera content. Le monde où tout étincelle, Mais où rien n'est enflammé, Pourvu que vous soyez belle, Sera charmé. Mon cœur, dans l'ombre amoureuse Où l'enivre deux beaux yeux, Pourvu que tu sois heureuse, Sera joyeux. Le 1er janvier 1840.
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La sieste
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : La sieste Titre : La sieste Poète : Victor Hugo (1802-1885) Elle fait au milieu du jour son petit somme ; Car l'enfant a besoin du rêve plus que l'homme, Cette terre est si laide alors qu'on vient du ciel ! L'enfant cherche à revoir Chérubin, Ariel, Ses camarades, Puck, Titania, les fées, Et ses mains quand il dort sont par Dieu réchauffées. Oh ! comme nous serions surpris si nous voyions, Au fond de ce sommeil sacré, plein de rayons, Ces paradis ouverts dans l'ombre, et ces passages D'étoiles qui font signe aux enfants d'être sages, Ces apparitions, ces éblouissements ! Donc, à l'heure où les feux du soleil sont calmants, Quand toute la nature écoute et se recueille, Vers midi, quand les nids se taisent, quand la feuille La plus tremblante oublie un instant de frémir, Jeanne a cette habitude aimable de dormir ; Et la mère un moment respire et se repose, Car on se lasse, même à servir une rose. Ses beaux petits pieds nus dont le pas est peu sûr Dorment ; et son berceau, qu'entoure un vague azur Ainsi qu'une auréole entoure une immortelle, Semble un nuage fait avec de la dentelle ; On croit, en la voyant dans ce frais berceau-là, Voir une lueur rose au fond d'un falbala ; On la contemple, on rit, on sent fuir la tristesse, Et c'est un astre, ayant de plus la petitesse ; L'ombre, amoureuse d'elle, a l'air de l'adorer ; Le vent retient son souffle et n'ose respirer. Soudain, dans l'humble et chaste alcôve maternelle, Versant tout le matin qu'elle a dans sa prunelle, Elle ouvre la paupière, étend un bras charmant, Agite un pied, puis l'autre, et, si divinement Que des fronts dans l'azur se penchent pour l'entendre, Elle gazouille... - Alors, de sa voix la plus tendre, Couvrant des yeux l'enfant que Dieu fait rayonner, Cherchant le plus doux nom qu'elle puisse donner À sa joie, à son ange en fleur, à sa chimère : - Te voilà réveillée, horreur ! lui dit sa mère.
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Dans le serein de sa jumelle flamme
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Dans le serein de sa jumelle flamme Titre : Dans le serein de sa jumelle flamme Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Le premier livre des Amours (1552). Dans le serein de sa jumelle flamme Je vis Amour, qui son arc débandait, Et sur mon cœur le brandon épandait, Qui des plus froids les moelles enflamme. Puis çà puis là près les yeux de ma dame Entre cent fleurs un rets d'or me tendait, Qui tout crépu blondement descendait A flots ondés pour enlacer mon âme. Qu'eussé-je fait ? l'Archer était si doux, Si doux son feu, si doux l'or de ses nœuds, Qu'en leurs filets encore je m'oublie : Mais cet oubli ne me tourmente point, Tant doucement le doux Archer me point, Le feu me brûle, et l'or crêpe me lie.
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À Juana
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : À Juana Titre : À Juana Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Ô ciel ! je vous revois, madame, De tous les amours de mon âme Vous le plus tendre et le premier. Vous souvient-il de notre histoire ? Moi, j'en ai gardé la mémoire : C'était, je crois, l'été dernier. Ah ! marquise, quand on y pense, Ce temps qu'en folie on dépense, Comme il nous échappe et nous fuit ! Sais-tu bien, ma vieille maîtresse, Qu'à l'hiver, sans qu'il y paraisse, J'aurai vingt ans, et toi dix-huit ? Eh bien ! m'amour, sans flatterie, Si ma rose est un peu pâlie, Elle a conservé sa beauté. Enfant ! jamais tête espagnole Ne fut si belle, ni si folle. Te souviens-tu de cet été ? De nos soirs, de notre querelle ? Tu me donnas, je me rappelle, Ton collier d'or pour m'apaiser, Et pendant trois nuits, que je meure, Je m'éveillai tous les quarts d'heure, Pour le voir et pour le baiser. Et ta duègne, ô duègne damnée ! Et la diabolique journée Où tu pensas faire mourir, O ma perle d'Andalousie, Ton vieux mari de jalousie, Et ton jeune amant de plaisir ! Ah ! prenez-y garde, marquise, Cet amour-là, quoi qu'on en dise, Se retrouvera quelque jour. Quand un coeur vous a contenue, Juana, la place est devenue Trop vaste pour un autre amour. Mais que dis-je ? ainsi va le monde. Comment lutterais-je avec l'onde Dont les flots ne reculent pas ? Ferme tes yeux, tes bras, ton âme ; Adieu, ma vie, adieu, madame, Ainsi va le monde ici-bas. Le temps emporte sur son aile Et le printemps et l'hirondelle, Et la vie et les jours perdus ; Tout s'en va comme la fumée, L'espérance et la renommée, Et moi qui vous ai tant aimée, Et toi qui ne t'en souviens plus !
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L'ennui de vivre avec le monde
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : L'ennui de vivre avec le monde Titre : L'ennui de vivre avec le monde Poète : Paul Verlaine (1844-1896) L'ennui de vivre avec les gens et dans les choses Font souvent ma parole et mon regard moroses. Mais d'avoir conscience et souci dans tel cas Exhausse ma tristesse, ennoblit mon tracas. Alors mon discours chante et mes yeux de sourire Où la divine certitude s'en vient luire. Et la divine patience met son sel Dans mon long bon conseil d'usage universel. Car non pas tout à fait par effet de l'âge A mes heures je suis une façon de sage, Presque un sage sans trop d'emphase ou d'embarras. Répandant quelque bien et faisant des ingrats. Or néanmoins la vie et son morne problème Rendent parfois ma voix maussade et mon front blême. De ces tentations je me sauve à nouveau En des moralités juste à mon seul niveau ; Et c'est d'un examen méthodique et sévère, Dieu qui sondez les reins ! que je me considère. Scrutant mes moindres torts et jusques aux derniers, Tel un juge interroge à fond des prisonniers. Je poursuis à ce point l'humeur de mon scrupule, Que de gens ont parlé qui m'ont dit ridicule. N'importe ! en ces moments est-ce d'humilité ? Je me semble béni de quelque charité, De quelque loyauté, pour parler en pauvre homme. De quelque encore charité. — Folie en somme ! Nous ne sommes rien. Dieu c'est tout. Dieu nous créa, Dieu nous sauve. Voilà ! Voici mon aléa : Prier obstinément. Plonger dans la prière, C'est se tremper aux flots d'une bonne rivière C'est faire de son être un parfait instrument Pour combattre le mal et courber l'élément. Prier intensément. Rester dans la prière C'est s'armer pour l'élan et s'assurer derrière. C'est de paraître doux et ferme pour autrui Conformément à ce qu'on se rend envers lui. La prière nous sauve après nous faire vivre, Elle est le gage sûr et le mot qui délivre Elle est l'ange et la dame, elle est la grande sœur Pleine d'amour sévère et de forte douceur. La prière a des pieds légers comme des ailes ; Et des ailes pour que ses pieds volent comme elles ; La prière est sagace ; elle pense, elle voit, Scrute, interroge, doute, examine, enfin croit. Elle ne peut nier, étant par excellence La crainte salutaire et l'effort en silence. Elle est universelle et sanglante ou sourit, Vole avec le génie et court avec l'esprit. Elle est ésotérique ou bégaie, enfantine Sa langue est indifféremment grecque ou latine, Ou vulgaire, ou patoise, argotique s'il faut ! Car souvent plus elle est bas, mieux elle vaut. Je me dis tout cela, je voudrais bien le faire, Seigneur, donnez-moi de m'élever de terre En l'humble vœu que seul peut former un enfant Vers votre volonté d'après comme d'avant. Telle action quelconque en tel temps de ma vie Et que cette action quelconque soit suivie D'un abandon complet en vous que formulât Le plus simple et le plus ponctuel postulat, Juste pour la nécessité quotidienne En attendant, toujours sans fin, ma mort chrétienne.
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Tant de fois s'appointer, tant de fois se fascher
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Tant de fois s'appointer, tant de fois se fascher Titre : Tant de fois s'appointer, tant de fois se fascher Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Sonnets pour Hélène (1578). Tant de fois s'appointer, tant de fois se fascher, Tant de fois rompre ensemble et puis se renoüer, Tantost blasmer Amour et tantost le loüer, Tant de fois se fuyr, tant de fois se chercher, Tant de fois se monstrer, tant de fois se cacher, Tantost se mettre au joug, tantost le secouer, Advouer sa promesse et la desadvouer, Sont signes que l'Amour de pres nous vient toucher. L'inconstance amoureuse est marque d'amitié. Si donc tout à la fois avoir haine et pitié, Jurer, se parjurer, sermens faicts et desfaicts, Esperer son espoir, confort sans reconfort Sont vrais signes d'amour, nous entr'aimons bien fort, Car nous avons tousjours ou la guerre, ou la paix.
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Camélia et Pâquerette
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Camélia et Pâquerette Titre : Camélia et Pâquerette Poète : Théophile Gautier (1811-1872) On admire les fleurs de serre Qui loin de leur soleil natal, Comme des joyaux mis sous verre, Brillent sous un ciel de cristal. Sans que les brises les effleurent De leurs baisers mystérieux, Elles naissent, vivent et meurent Devant le regard curieux. A l'abri de murs diaphanes, De leur sein ouvrant le trésor, Comme de belles courtisanes, Elles se vendent à prix d'or. La porcelaine de la Chine Les reçoit par groupes coquets, Ou quelque main gantée et fine Au bal les balance en bouquets. Mais souvent parmi l'herbe verte, Fuyant les yeux, fuyant les doigts, De silence et d'ombre couverte, Une fleur vit au fond des bois. Un papillon blanc qui voltige, Un coup d'oeil au hasard jeté, Vous fait surprendre sur sa tige La fleur dans sa simplicité. Belle de sa parure agreste S'épanouissant au ciel bleu, Et versant son parfum modeste Pour la solitude et pour Dieu. Sans toucher à son pur calice Qu'agite un frisson de pudeur, Vous respirez avec délice Son âme dans sa fraîche odeur. Et tulipes au port superbe, Camélias si chers payés, Pour la petite fleur sous l'herbe En un instant, sont oubliés !
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Séguidille
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Séguidille Titre : Séguidille Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Recueil : Espana (1845). Un jupon serré sur les hanches, Un peigne énorme à son chignon, Jambe nerveuse et pied mignon, Oeil de feu, teint pâle et dents blanches ; Alza ! olà ! Voilà La véritable manola. Gestes hardis, libre parole, Sel et piment à pleine main, Oubli parfait du lendemain, Amour fantasque et grâce folle ; Alza ! olà ! Voilà La véritable manola. Chanter, danser aux castagnettes, Et, dans les courses de taureaux, Juger les coups des toreros, Tout en fumant des cigarettes ; Alza ! olà ! Voilà La véritable manola.
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À Madame X
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : À Madame X Titre : À Madame X Poète : Paul Verlaine (1844-1896) (En lui envoyant une pensée.) Au temps où vous m'aimiez (bien sûr ?), Vous m'envoyâtes, fraîche éclose, Une chère petite rose, Frais emblème, message pur. Elle disait en son langage Les " serments du premier amour ", Votre coeur à moi pour toujours Et toutes les choses d'usage. Trois ans sont passés. Nous voilà ! Mais moi j'ai gardé la mémoire De votre rose, et c'est ma gloire De penser encore à cela. Hélas ! si j'ai la souvenance, Je n'ai plus la fleur, ni le coeur ! Elle est aux quatre vents, la fleur. Le coeur ? mais, voici que j'y pense, Fut-il mien jamais ? entre nous ? Moi, le mien bat toujours de même, Il est toujours simple. Un emblème A mon tour. Dites, voulez-vous Que, tout pesé, je vous envoie, Triste sélam, mais c'est ainsi, Cette pauvre négresse-ci ? Elle n'est pas couleur de joie, Mais elle est couleur de mon coeur ; Je l'ai cueillie à quelque fente Du pavé captif que j'arpente En ce lieu de juste douleur. A-t-elle besoin d'autres preuves ? Acceptez-la pour le plaisir. J'ai tant fait que de la cueillir, Et c'est presque une fleur-des-veuves.
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Caerulei oculi
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Caerulei oculi Titre : Caerulei oculi Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Une femme mystérieuse, Dont la beauté trouble mes sens, Se tient debout, silencieuse, Au bord des flots retentissants. Ses yeux, où le ciel se reflète, Mêlent à leur azur amer, Qu'étoile une humide paillette, Les teintes glauques de la mer. Dans les langueurs de leurs prunelles, Une grâce triste sourit ; Les pleurs mouillent les étincelles Et la lumière s'attendrit ; Et leurs cils comme des mouettes Qui rasent le flot aplani, Palpitent, ailes inquiètes, Sur leur azur indéfini. Comme dans l'eau bleue et profonde, Où dort plus d'un trésor coulé, On y découvre à travers l'onde La coupe du roi de Thulé. Sous leur transparence verdâtre, Brille parmi le goémon, L'autre perle de Cléopâtre Prés de l'anneau de Salomon. La couronne au gouffre lancée Dans la ballade de Schiller, Sans qu'un plongeur l'ait ramassée, Y jette encor son reflet clair. Un pouvoir magique m'entraîne Vers l'abîme de ce regard, Comme au sein des eaux la sirène Attirait Harald Harfagar. Mon âme, avec la violence D'un irrésistible désir, Au milieu du gouffre s'élance Vers l'ombre impossible à saisir. Montrant son sein, cachant sa queue, La sirène amoureusement Fait ondoyer sa blancheur bleue Sous l'émail vert du flot dormant. L'eau s'enfle comme une poitrine Aux soupirs de la passion ; Le vent, dans sa conque marine, Murmure une incantation. " Oh ! viens dans ma couche de nacre, Mes bras d'onde t'enlaceront ; Les flots, perdant leur saveur âcre, Sur ta bouche, en miel couleront. " Laissant bruire sur nos têtes, La mer qui ne peut s'apaiser, Nous boirons l'oubli des tempêtes Dans la coupe de mon baiser. " Ainsi parle la voix humide De ce regard céruléen, Et mon coeur, sous l'onde perfide, Se noie et consomme l'hymen.
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Consolation
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : Consolation Titre : Consolation Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) Quand le Dieu qui me frappe, attendri par mes larmes, De mon coeur oppressé soulève un peu sa main, Et, donnant quelque trêve à mes longues alarmes, Laisse tarir mes yeux et respirer mon sein ; Soudain, comme le flot refoulé du rivage Aux bords qui l'ont brisé revient en gémissant, Ou comme le roseau, vain jouet de l'orage, Qui plie et rebondit sous la main du passant, Mon coeur revient à Dieu, plus docile et plus tendre, Et de ses châtiments perdant le souvenir, Comme un enfant soumis n'ose lui faire entendre Qu'un murmure amoureux pour se plaindre et bénir ! Que le deuil de mon âme était lugubre et sombre ! Que de nuits sans pavots, que de jours sans soleil ! Que de fois j'ai compté les pas du temps dans l'ombre, Quand les heures passaient sans mener le sommeil ! Mais loin de moi ces temps ! que l'oubli les dévore ! Ce qui n'est plus pour l'homme a-t-il jamais été ? Quelques jours sont perdus ; mais le bonheur encore, Peut fleurir sous mes yeux comme une fleur d'été ! Tous les jours sont à toi ! que t'importe leur nombre ? Tu dis : le temps se hâte, ou revient sur ses pas ; Eh ! n'es-tu pas celui qui fit reculer l'ombre Sur le cadran rempli d'un roi que tu sauvas ? Si tu voulais ! ainsi le torrent de ma vie, À sa source aujourd'hui remontant sans efforts, Nourrirait de nouveau ma jeunesse tarie, Et de ses flots vermeils féconderait ses bords ; Ces cheveux dont la neige, hélas ! argente à peine Un front où la douleur a gravé le passé, S'ombrageraient encor de leur touffe d'ébène, Aussi pur que la vague où le cygne a passé ! L'amour ranimerait l'éclat de ces prunelles, Et ce foyer du coeur, dans les yeux répété, Lancerait de nouveau ces chastes étincelles Qui d'un désir craintif font rougir la beauté ! Dieu ! laissez-moi cueillir cette palme féconde, Et dans mon sein ravi l'emporter pour toujours, Ainsi que le torrent emporte dans son onde Les roses de Saron qui parfument son cours ! Quand pourrai-je la voir sur l'enfant qui repose S'incliner doucement dans le calme des nuits ? Quand verrai-je ses fils de leurs lèvres de rose Se suspendre à son sein comme l'abeille aux lis ! A l'ombre du figuier, près du courant de l'onde, Loin de l'oeil de l'envie et des pas du pervers, Je bâtirai pour eux un nid parmi le monde, Comme sur un écueil l'hirondelle des mers ! Là, sans les abreuver à ces sources amères Où l'humaine sagesse a mêlé son poison, De ma bouche fidèle aux leçons de mes pères, Pour unique sagesse ils apprendront ton nom ! Là je leur laisserai, pour unique héritage, Tout ce qu'à ses petits laisse l'oiseau du ciel, L'eau pure du torrent, un nid sous le feuillage, Les fruits tombés de l'arbre, et ma place au soleil ! Alors, le front chargé de guirlandes fanées, Tel qu'un vieux olivier parmi ses rejetons, Je verrai de mes fils les brillantes années Cacher mon tronc flétri sous leurs jeunes festons ! Alors j'entonnerai l'hymne de ma vieillesse, Et, convive enivré des vins de ta bonté, Je passerai la coupe aux mains de la jeunesse, Et je m'endormirai dans ma félicité !
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Sur le Carnaval de Venise II
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Sur le Carnaval de Venise II Titre : Sur le Carnaval de Venise II Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Sur les lagunes. Tra la, tra la, la, la, la laire ! Qui ne connaît pas ce motif ? A nos mamans il a su plaire, Tendre et gai, moqueur et plaintif : L'air du Carnaval de Venise, Sur les canaux jadis chanté Et qu'un soupir de folle brise Dans le ballet a transporté ! Il me semble, quand on le joue, Voir glisser dans son bleu sillon Une gondole avec sa proue Faite en manche de violon. Sur une gamme chromatique, Le sein de perles ruisselant, La Vénus de l'Adriatique Sort de l'eau son corps rose et blanc. Les dômes sur l'azur des ondes, Suivant la phrase au pur contour, S'enflent comme des gorges rondes Que soulève un soupir d'amour. L'esquif aborde et me dépose, Jetant son amarre au pilier, Devant une façade rose, Sur le marbre d'un escalier. Avec ses palais, ses gondoles, Ses mascarades sur la mer, Ses doux chagrins, ses gaités folles, Tout Venise vit dans cet air. Une frêle corde qui vibre Refait sur un pizzicato, Comme autrefois joyeuse et libre, La ville de Canaletto !
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Cauchemar
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Cauchemar Titre : Cauchemar Poète : Paul Verlaine (1844-1896) J'ai vu passer dans mon rêve — Tel l'ouragan sur la grève, — D'une main tenant un glaive Et de l'autre un sablier, Ce cavalier Des ballades d'Allemagne Qu'à travers ville et campagne, Et du fleuve à la montagne, Et des forêts au vallon, Un étalon Rouge-flamme et noir d'ébène, Sans bride, ni mors, ni rêne, Ni hop ! ni cravache, entraîne Parmi des râlements sourds Toujours ! toujours ! Un grand feutre à longue plume Ombrait son oeil qui s'allume Et s'éteint. Tel, dans la brume, Éclate et meurt l'éclair bleu D'une arme à feu. Comme l'aile d'une orfraie Qu'un subit orage effraie, Par l'air que la neige raie, Son manteau se soulevant Claquait au vent, Et montrait d'un air de gloire Un torse d'ombre et d'ivoire, Tandis que dans la nuit noire Luisaient en des cris stridents Trente-deux dents.
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Ô j'ai froid d'un froid de glace
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Ô j'ai froid d'un froid de glace Titre : Ô j'ai froid d'un froid de glace Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Ô ! j'ai froid d'un froid de glace Ô ! je brûle à toute place ! Mes os vont se cariant, Des blessures vont criant ; Mes ennemis pleins de joie Ont fait de moi quelle proie ! Mon cœur, ma tête et mes reins Souffrent de maux souverains. Tout me fuit, adieu ma gloire ! Est-ce donc le Purgatoire ? Ou si c'est l'enfer ce lieu Ne me parlant plus de Dieu ? — L'indignité de ton sort Est le plaisir d'un plus Fort, Dieu plus juste, et plus Habile Que ce toi-même débile. Tu souffres de tel mal profond Que des volontés te font, Plus bénignes que la tienne Si mal et si peu chrétienne, Tes humiliations Sont des bénédictions Et ces mornes sécheresses Où tu te désintéresses De purs avertissements Descendus de cieux aimants. Tes ennemis sont les anges, Moins cruels et moins étranges Que bons inconsciemment, D'un Seigneur rude et clément Aime tes croix et tes plaies, Il est sain que tu les aies. Face aux terribles courroux, Bénis et tombe à genoux. Fer qui coupe et voix qui tance, C'est la bonne Pénitence. Sous la glace et dans le feu Tu retrouveras ton Dieu.
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Le poison
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Le poison Titre : Le poison Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Recueil : Les fleurs du mal (1857). Le vin sait revêtir le plus sordide bouge D'un luxe miraculeux, Et fait surgir plus d'un portique fabuleux Dans l'or de sa vapeur rouge, Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux. L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes, Allonge l'illimité, Approfondit le temps, creuse la volupté, Et de plaisirs noirs et mornes Remplit l'âme au delà de sa capacité. Tout cela ne vaut pas le poison qui découle De tes yeux, de tes yeux verts, Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers... Mes songes viennent en foule Pour se désaltérer à ces gouffres amers. Tout cela ne vaut pas le terrible prodige De ta salive qui mord, Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord, Et, charriant le vertige, La roule défaillante aux rives de la mort !
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Bien que les champs, les fleuves et les lieux
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Bien que les champs, les fleuves et les lieux Titre : Bien que les champs, les fleuves et les lieux Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Le premier livre des Amours (1552). Bien que les champs, les fleuves et les lieux, Les monts, les bois, que j'ai laissés derrière, Me tiennent loin de ma douce guerrière, Astre fatal d'où s'écoule mon mieux, Quelque Démon par le congé des Cieux, Qui présidait à mon ardeur première, Conduit toujours d'une aile coutumière Sa belle image au séjour de mes yeux. Toutes les nuits, impatient de hâte, Entre mes bras je rembrasse et retâte Son vain portrait en cent formes trompeur. Mais quand il voit que content je sommeille. Moquant mes bras il s'enfuit, et m'éveille, Seul en mon lit, plein de honte et de peur.
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Ô mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Ô mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour Titre : Ô mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Ô mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour Et la blessure est encore vibrante, Ô mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour. Ô mon Dieu, votre crainte m'a frappé Et la brûlure est encor là qui tonne, Ô mon Dieu, votre crainte m'a frappé. Ô mon Dieu, j'ai connu que tout est vil Et votre gloire en moi s'est installée, Ô mon Dieu, j'ai connu que tout est vil. Noyez mon âme aux flots de votre Vin, Fondez ma vie au Pain de votre table, Noyez mon âme aux flots de votre Vin. Voici mon sang que je n'ai pas versé, Voici ma chair indigne de souffrance, Voici mon sang que je n'ai pas versé. Voici mon front qui n'a pu que rougir, Pour l'escabeau de vos pieds adorables, Voici mon front qui n'a pu que rougir. Voici mes mains qui n'ont pas travaillé, Pour les charbons ardents et l'encens rare, Voici mes mains qui n'ont pas travaillé. Voici mon coeur qui n'a battu qu'en vain, Pour palpiter aux ronces du Calvaire, Voici mon coeur qui n'a battu qu'en vain. Voici mes pieds, frivoles voyageurs, Pour accourir au cri de votre grâce, Voici mes pieds, frivoles voyageurs. Voici ma voix, bruit maussade et menteur, Pour les reproches de la Pénitence, Voici ma voix, bruit maussade et menteur. Voici mes yeux, luminaires d'erreur, Pour être éteints aux pleurs de la prière, Voici mes yeux, luminaires d'erreur. Hélas ! Vous, Dieu d'offrande et de pardon, Quel est le puits de mon ingratitude, Hélas ! Vous, Dieu d'offrande et de pardon, Dieu de terreur et Dieu de sainteté, Hélas ! ce noir abîme de mon crime, Dieu de terreur et Dieu de sainteté, Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur, Toutes mes peurs, toutes mes ignorances, Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur, Vous connaissez tout cela, tout cela, Et que je suis plus pauvre que personne, Vous connaissez tout cela, tout cela, Mais ce que j'ai, mon Dieu, je vous le donne.
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Non. Il fut gallican, ce siècle, et janséniste
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Non. Il fut gallican, ce siècle, et janséniste Titre : Non. Il fut gallican, ce siècle, et janséniste Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Sagesse (1881). Non. Il fut gallican, ce siècle, et janséniste ! C'est vers le Moyen Age énorme et délicat Qu'il faudrait que mon coeur en panne naviguât, Loin de nos jours d'esprit charnel et de chair triste. Roi politicien, moine, artisan, chimiste, Architecte, soldat, médecin, avocat, Quel temps ! Oui, que mon coeur naufragé rembarquât Pour toute cette force ardente, souple, artiste ! Et là que j'eusse part — quelconque, chez les rois Ou bien ailleurs, n'importe, — à la chose vitale, Et que je fusse un saint, actes bons, pensers droits, Haute théologie et solide morale, Guidé par la folie unique de la Croix Sur tes ailes de pierre, ô folle Cathédrale !
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L'art
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : L'art Titre : L'art Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Oui, l'oeuvre sort plus belle D'une forme au travail Rebelle, Vers, marbre, onyx, émail. Point de contraintes fausses ! Mais que pour marcher droit Tu chausses, Muse, un cothurne étroit. Fi du rythme commode, Comme un soulier trop grand, Du mode Que tout pied quitte et prend ! Statuaire, repousse L'argile que pétrit Le pouce Quand flotte ailleurs l'esprit : Lutte avec le carrare, Avec le paros dur Et rare, Gardiens du contour pur ; Emprunte à Syracuse Son bronze où fermement S'accuse Le trait fier et charmant ; D'une main délicate Poursuis dans un filon D'agate Le profil d'Apollon. Peintre, fuis l'aquarelle, Et fixe la couleur Trop frêle Au four de l'émailleur. Fais les sirènes bleues, Tordant de cent façons Leurs queues, Les monstres des blasons ; Dans son nimbe trilobe La Vierge et son Jésus, Le globe Avec la croix dessus. Tout passe. - L'art robuste Seul a l'éternité. Le buste Survit à la cité. Et la médaille austère Que trouve un laboureur Sous terre Révèle un empereur. Les dieux eux-mêmes meurent, Mais les vers souverains Demeurent Plus forts que les airains. Sculpte, lime, cisèle ; Que ton rêve flottant Se scelle Dans le bloc résistant !
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Après avoir souffert
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Après avoir souffert Titre : Après avoir souffert Poète : Victor Hugo (1802-1885) Après avoir souffert, après avoir vécu, Tranquille, et du néant de l'homme convaincu, Tu dis je ne sais rien ! — Et je te félicite, Ô lutteur, ô penseur, de cette réussite. Maintenant, sans regret, sans désir, humblement, Bienveillant pour la nuit et pour l'aveuglement, Tu médites, vibrant au vent comme une lyre ; Tu savoures l'azur, le jour, l'astre ; et sans lire Les papyrus hébreux, grecs, arabes, indous, Tu regardes le ciel mystérieux et doux ; Et par l'immensité ton âme est dilatée Au point d'emplir de flamme et d'aube un monde athée. Tes jardins sentent bon, et sont tout chevelus De lierres, de jasmins et de convolvulus ; Mai fleurit tes lilas, août mûrit tes pommes ; Et, pendant que le tas tumultueux des hommes Crie : abattons ! tuons ! exterminons ! broyons ! Toi, parmi les parfums et parmi les rayons, Voilà que tu finis et que tu te reposes, Vieux, dans une masure, et sage, dans les roses.
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Écoutez la chanson bien douce
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Écoutez la chanson bien douce Titre : Écoutez la chanson bien douce Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Écoutez la chanson bien douce Qui ne pleure que pour vous plaire, Elle est discrète, elle est légère : Un frisson d'eau sur de la mousse ! La voix vous fut connue (et chère !), Mais à présent elle est voilée Comme une veuve désolée, Pourtant comme elle encore fière, Et dans les longs plis de son voile Qui palpite aux brises d'automne, Cache et montre au cœur qui s'étonne La vérité comme une étoile. Elle dit, la voix reconnue. Que la bonté c'est notre vie. Que de la haine et de l'envie Rien ne reste, la mort venue. Elle parle aussi de la gloire D'être simple sans plus attendre, Et de noces d'or et du tendre Bonheur d'une paix sans victoire. Accueillez la voix qui persiste Dans son naïf épithalame. Allez, rien n'est meilleur à l'âme Que de faire une âme moins triste ! Elle est en peine et de passage L'âme qui souffre sans colère. Et comme sa morale est claire !... Écoutez la chanson bien sage.
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À son Page
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : À son Page Titre : À son Page Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Poésies diverses (1587). Fais rafraîchir mon vin, de sorte Qu'il passe en froideur un glaçon ; Fais venir Jeanne, qu'elle apporte Son Luth pour dire une chanson ; Nous ballerons tous trois au son ; Et dis à Barbe qu'elle vienne, Les cheveux tors à la façon D'une folâtre Italienne. Ne vois-tu que le jour se passe ? Je ne vis point au lendemain : Page, reverse dans ma tasse, Que ce grand verre soit tout plein : Maudit soit qui languit en vain ! Ces vieux Médecins je n'approuve ; Mon cerveau n'est jamais bien sain Si beaucoup de vin ne l'abreuve.
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À M. de F
Évariste de Parny (1753-1814)
Poésie : À M. de F Titre : À M. de F Poète : Évariste de Parny (1753-1814) Recueil : Poésies érotiques (1778). Abjurant ma douce paresse, J'allais voyager avec toi ; Mais mon cœur reprend sa faiblesse ; Adieu, tu partiras sans moi. Les baisers de ma jeune Amante Ont dérangé tous mes projets. Ses yeux sont plus beaux que jamais ; Sa douleur la rend plus touchante. Elle me serre entre ses bras, Des Dieux implore la puissance, Pleure déjà mon inconstance, Gémit, et ne m'écoute pas. Viens, dit-elle; un autre rivage Nous attend au déclin du jour ; Nous ferons ensemble un voyage, Mais c'est au temple de l'Amour.
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La bonne soirée
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : La bonne soirée Titre : La bonne soirée Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Quel temps de chien ! - il pleut, il neige ; Les cochers, transis sur leur siège, Ont le nez bleu. Par ce vilain soir de décembre, Qu'il ferait bon garder la chambre, Devant son feu ! A l'angle de la cheminée La chauffeuse capitonnée Vous tend les bras Et semble avec une caresse Vous dire comme une maîtresse, " Tu resteras ! " Un papier rose à découpures, Comme un sein blanc sous des guipures. Voile à demi Le globe laiteux de la lampe Dont le reflet au plafond rampe, Tout endormi. On n'entend rien dans le silence Que le pendule qui balance Son disque d'or, Et que le vent qui pleure et rôde, Parcourant, pour entrer en fraude, Le corridor. C'est bal à l'ambassade anglaise ; Mon habit noir est sur la chaise, Les bras ballants ; Mon gilet bâille et ma chemise Semble dresser, pour être mise, Ses poignets blancs. Les brodequins à pointe étroite Montrent leur vernis qui miroite, Au feu placés ; A côté des minces cravates S'allongent comme des mains plates Les gants glacés. Il faut sortir ! - quelle corvée ! Prendre la file à l'arrivée Et suivre au pas Les coupés des beautés altières Portant blasons sur leurs portières Et leurs appas. Rester debout contre une porte A voir se ruer la cohorte Des invités ; Les vieux museaux, les frais visages, Les fracs en coeur et les corsages Décolletés ; Les dos où fleurit la pustule, Couvrant leur peau rouge d'un tulle Aérien ; Les dandys et les diplomates, Sur leurs faces à teintes mates, Ne montrant rien. Et ne pouvoir franchir la haie Des douairières aux yeux d'orfraie Ou de vautour, Pour aller dire à son oreille Petite, nacrée et vermeille, Un mot d'amour ! Je n'irai pas ! - et ferai mettre Dans son bouquet un bout de lettre A l'Opéra. Par les violettes de Parme, La mauvaise humeur se désarme : Elle viendra ! J'ai là l'Intermezzo de Heine, Le Thomas Grain-d'Orge de Taine, Les deux Goncourt ; Le temps, jusqu'à l'heure où s'achève Sur l'oreiller l'idée en rêve, Me sera court.
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Le vin des chiffonniers
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Le vin des chiffonniers Titre : Le vin des chiffonniers Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre, Au coeur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux Où l'humanité grouille en ferments orageux, On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête Butant, et se cognant aux murs comme un poète, Et sans prendre souci des mouchards, ses sujets, Épanche tout son coeur en glorieux projets. Il prête des serments, dicte des lois sublimes, Terrasse les méchants, relève les victimes, Et sous le firmament comme un dais suspendu S'enivre des splendeurs de sa propre vertu. Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage, Moulus par le travail et tourmentés par l'âge, Éreintés et pliant sous un tas de débris, Vomissement confus de l'énorme Paris, Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles, Suivis de compagnons, blanchis dans les batailles Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux. Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux Se dressent devant eux, solennelle magie ! Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie Des clairons, du soleil, des cris et du tambour, Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour ! C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole Le vin roule de l'or, éblouissant Pactole ; Par le gosier de l'homme il chante ses exploits Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois. Pour noyer la rancoeur et bercer l'indolence De tous ces vieux maudits qui meurent en silence, Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil ; L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil !
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Mains
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Mains Titre : Mains Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Ce ne sont pas des mains d'altesse, De beau prélat quelque peu saint, Pourtant une délicatesse Y laisse son galbe succinct. Ce ne sont pas des mains d'artiste, De poète proprement dit, Mais quelque chose comme triste En fait comme un groupe en petit ; Car les mains ont leur caractère, C'est tout un monde en mouvement Où le pouce et l'auriculaire Donnent les pôles de l'aimant. Les météores de la tête Comme les tempêtes du cœur, Tout s'y répète et s'y reflète Par un don logique et vainqueur. Ce ne sont pas non plus les palmes D'un rural ou d'un faubourien ; Encor leurs grandes lignes calmes Disent « Travail qui ne doit rien. » Elles sont maigres, longues, grises, Phalange large, ongle carré. Tels en ont aux vitraux d'églises Les saints sous le rinceau doré, Ou tels quelques vieux militaires Déshabitués des combats Se rappellent leurs longues guerres Qu'ils narrent entre haut et bas. Ce soir elles ont, ces mains sèches, Sous leurs rares poils hérissés, Des airs spécialement rêches, Comme en proie à d'âpres pensers. Le noir souci qui les agace, Leur quasi-songe aigre les font Faire une sinistre grimace À leur façon, mains qu'elles sont. J'ai peur à les voir sur la table Préméditer là, sous mes yeux, Quelque chose de redoutable, D'inflexible et de furieux. La main droite est bien à ma droite, L'autre à ma gauche, je suis seul. Les linges dans la chambre étroite Prennent des aspects de linceul, Dehors le vent hurle sans trêve, Le soir descend insidieux... Ah ! si ce sont des mains de rêve, Tant mieux, — ou tant pis, — ou tant mieux !
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Ce que j'ai dit, je ne le reprends pas
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Ce que j'ai dit, je ne le reprends pas Titre : Ce que j'ai dit, je ne le reprends pas Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Bonheur (1891). Rompons ! Ce que j'ai dit, je ne le reprends pas. Puisque je le pensai, c'est donc que c'était vrai. Je le garderai jusqu'au jour où je mourrai, Total, intégral, pur, en dépit des combats De la rancœur très haute et de l'orgueil très bas. Mais comme un fier métal qui sort du minerai De vos nuages à la fin je surgirai, Je surgis, amitiés d'ennuis et de débats... O pour l'affection toute simple et si douce Où l'âme se blottit comme en un nid de mousse ! Et fi donc de la sale « âme parisienne » ! Vive l'esprit français, d'Artois jusqu'en Gascogne De la Champagne et de l'Argonne à la Bourgogne Et vive un cœur, morbleu ! dont un cœur se souvienne !
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Je ne suis seulement amoureux de Marie
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Je ne suis seulement amoureux de Marie Titre : Je ne suis seulement amoureux de Marie Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Le second livre des Amours (1556). Je ne suis seulement amoureux de Marie, Anne me tient aussi dans les liens d'Amour, Ore l'une me plaît, ore l'autre à son tour : Ainsi Tibulle aimait Némésis, et Délie. On me dira tantôt que c'est une folie D'en aimer, inconstant, deux ou trois en un jour, Voire, et qu'il faudrait bien un homme de séjour, Pour, gaillard, satisfaire à une seule amie. Je réponds à cela, que je suis amoureux, Et non pas jouissant de ce bien doucereux, Que tout amant souhaite avoir à sa commande. Quant à moi, seulement je leur baise la main, Les yeux, le front, le col, les lèvres et le sein, Et rien que ces biens-là d'elles je ne demande.
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Buonaparte
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Buonaparte Titre : Buonaparte Poète : Victor Hugo (1802-1885) I. Quand la terre engloutit les cités qui la couvrent, Que le vent sème au loin un poison voyageur, Quand l'ouragan mugit, quand des monts brûlants s'ouvrent, C'est le réveil du Dieu vengeur. Et si, lassant enfin les clémences célestes, Le monde à ces signes funestes Ose répondre en les bravant, Un homme alors, choisi par la main qui foudroie, Des aveugles fléaux ressaisissant la proie, Paraît, comme un fléau vivant ! Parfois, élus maudits de la fureur suprême, Entre les nations des hommes sont passés, Triomphateurs longtemps armés de l'anathème, Par l'anathème renversés. De l'esprit de Nemrod héritiers formidables, Ils ont sur les peuples coupables Régné par la flamme et le fer ; Et dans leur gloire impie, en désastres féconde, Ces envoyés du ciel sont apparus au monde, Comme s'ils venaient de l'enfer ! II. Naguère, de lois affranchis, Quand la reine des nations Descendit de la monarchie, Prostituée aux factions, On vit, dans ce chaos fétide Naître de l'hydre régicide Un despote, empereur d'un camp. Telle souvent la mer qui gronde Dévore une plaine féconde Et vomit un sombre volcan. D'abord, troublant du Nil les hautes catacombes, Il vint, chef populaire, y combattre en courant, Comme pour insulter des tyrans dans leurs tombes, Sous sa tente de conquérant. — Il revint pour régner sur ses compagnons d'armes. En vain l'auguste France en larmes Se promettait des jours plus beaux ; Quand des vieux pharaons il foulait la couronne, Sourd à tant de néant, ce n'était qu'un grand trône Qu'il rêvait sur leurs grands tombeaux. Un sang royal teignit sa pourpre usurpatrice ; Un guerrier fut frappé par ce guerrier sans foi ; L'anarchie, à Vincennes, admira son complice, Au Louvre elle adora son roi. Il fallut presque un Dieu pour consacrer cet homme. Le Prêtre-Monarque de Rome Vint bénir son front menaçant ; Car, sans doute en secret effrayé de lui-même, Il voulait recevoir son sanglant diadème Des mains d'où le pardon descend. III. Lorsqu'il veut, le Dieu secourable, Qui livre au méchant les pervers, Brise le jouet formidable Dont il tourmentait l'univers. Celui qu'un instant il seconde Se dit le seul maître du monde ; Fier, il s'endort dans son néant ; Enfin, bravant la loi commune, Quand il croit tenir sa fortune, Le fantôme échappe au géant. IV. Dans la nuit des forfaits, dans l'éclat des victoires, Cet homme, ignorant Dieu qui l'avait envoyé, De cités en cités promenant ses prétoires, Marchait, sur sa gloire appuyé. Sa dévorante armée avait, dans son passage, Asservi les fils de Pélage Devant les fils de Galgacus ; Et, quand dans leurs foyers il ramenait ses braves Aux fêtes qu'il vouait à ces vainqueurs esclaves, Il invitait les rois vaincus ! Dix empires conquis devinrent ses provinces. Il ne fut pas content dans son orgueil fatal. Il ne voulait dormir qu'en une cour de princes, Sur un trône continental. Ses aigles, qui volaient sous vingt cieux parsemées, Au nord, de ses longues armées Guidèrent l'immense appareil ; Mais là parut l'écueil de se course hardie, Les peuples sommeillaient : un sanglant incendie Fut l'aurore du grand réveil. Il tomba roi ; — puis, dans sa route, Il voulut, fantôme ennemi, Se relever, afin sans doute De ne plus tomber à demi. Alors, loin de sa tyrannie, Pour qu'une effrayante harmonie Frappât l'orgueil anéanti, On jeta ce captif suprême Sur un rocher, débris lui-même De quelque ancien monde englouti ! Là, se refroidissant comme un torrent de lave, Gardé par ses vaincus, chassé de l'univers, Ce reste d'un tyran, en s'éveillant esclave, N'avait fait que changer de fers. Des trônes restaurés écoutant la fanfare, Il brillait de loin comme un phare, Montrant l'écueil au nautonier. Il mourut. — Quand ce bruit éclata dans nos villes, Le monde respira dans les fureurs civiles, Délivré de son prisonnier. Ainsi l'orgueil s'égare en sa marche éclatante, Colosse né d'un souffle et qu'un regard abat. Il fit du glaive un sceptre, et du trône une tente. Tout son règne fut un combat. Du fléau qu'il portait lui-même tributaire, Il tremblait, prince de la terre ; Soldat, on vantait sa valeur. Retombé dans son cœur comme dans un abîme, Il passa par la gloire, il passa par le crime, Et n'est arrivé qu'au malheur. V. Peuples, qui poursuivez d'hommages Les victimes et les bourreaux, Laissez-le fuir seul dans les âges ; — Ce ne sont point là les héros. Ces faux dieux, que leur siècle encense, Dont l'avenir hait la puissance, Vous trompent dans votre sommeil ; Tels que ces nocturnes aurores Où passent de grands météores, Mais que ne suit pas le soleil. Mars 1822.
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Au gazon foulé par Éléonore
Évariste de Parny (1753-1814)
Poésie : Au gazon foulé par Éléonore Titre : Au gazon foulé par Éléonore Poète : Évariste de Parny (1753-1814) Recueil : Poésies érotiques (1778). Trône de fleurs, lit de verdure, Gazon planté par les amours, Recevez l'onde fraîche et pure Que ma main vous doit tous les jours. Couronnez-vous d'herbes nouvelles ; Croissez, gazon voluptueux. Qu'à midi, Zéphyre amoureux Vous porte le frais sur ses ailes. Que ces lilas entrelacés Dont la fleur s'arrondit en voûte, Sur vous mollement renversés, Laissent échapper goutte à goutte Les pleurs que l'aurore a versés. Sous les appas de ma maîtresse Ployez toujours avec souplesse, Mais sur le champ relevez-vous ; De notre amoureux badinage Ne gardez point le témoignage ; Vous me feriez trop de jaloux.
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Amour
Germain Nouveau (1851-1920)
Poésie : Amour Titre : Amour Poète : Germain Nouveau (1851-1920) Je ne crains pas les coups du sort, Je ne crains rien, ni les supplices, Ni la dent du serpent qui mord, Ni le poison dans les calices, Ni les voleurs qui fuient le jour, Ni les sbires ni leurs complices, Si je suis avec mon Amour. Je me ris du bras le plus fort, Je me moque bien des malices, De la haine en fleur qui se tord, Plus caressante que les lices ; Je pourrais faire mes délices De la guerre au bruit du tambour, De l'épée aux froids artifices, Si je suis avec mon Amour. Haine qui guette et chat qui dort N'ont point pour moi de maléfices ; Je regarde en face la mort, Les malheurs, les maux, les sévices ; Je braverais, étant sans vices, Les rois, au milieu de leur cour, Les chefs, au front de leurs milices, Si je suis avec mon Amour. ENVOI. Blanche Amie aux noirs cheveux lisses, Nul Dieu n'est assez puissant pour Me dire : « Il faut que tu pâlisses », Si je suis avec mon Amour.
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Amourette
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Amourette Titre : Amourette Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Or que l'hiver roidit la glace épaisse, Réchauffons-nous, ma gentille maîtresse, Non accroupis près le foyer cendreux, Mais aux plaisirs des combats amoureux. Asseyons-nous sur cette molle couche. Sus ! baisez-moi, tendez-moi votre bouche, Pressez mon col de vos bras dépliés, Et maintenant votre mère oubliez. Que de la dent votre tétin je morde, Que vos cheveux fil à fil je détorde. Il ne faut point, en si folâtres jeux, Comme au dimanche arranger ses cheveux. Approchez donc, tournez-moi votre joue. Vous rougissez ? il faut que je me joue. Vous souriez : avez-vous point ouï Quelque doux mot qui vous ait réjoui ? Je vous disais que la main j'allais mettre Sur votre sein : le voulez-vous permettre ? Ne fuyez pas sans parler : je vois bien À vos regards que vous le voulez bien. Je vous connais en voyant votre mine. Je jure Amour que vous êtes si fine, Que pour mourir, de bouche ne diriez Qu'on vous baisât, bien que le désiriez ; Car toute fille, encore qu'elle ait envie Du jeu d'aimer, désire être ravie. Témoin en est Hélène, qui suivit D'un franc vouloir Pâris, qui la ravit. Je veux user d'une douce main forte. Ah ! vous tombez, vous faites déjà la morte. Ah ! quel plaisir dans le coeur je reçois ! Sans vous baiser, vous moqueriez de moi En votre lit, quand vous seriez seulette. Or sus ! c'est fait, ma gentille brunette. Recommençons afin que nos beaux ans Soient réchauffés de combats si plaisants.
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La chambrée de nuit
Arthur Rimbaud (1854-1891)
Poésie : La chambrée de nuit Titre : La chambrée de nuit Poète : Arthur Rimbaud (1854-1891) Recueil : Derniers vers (1872). Rêve On a faim dans la chambrée - C'est vrai... Émanations, explosions. Un génie : « Je suis le gruère ! » - Lefêbvre « Keller ! » Le génie « Je suis le Brie ! » - Les soldats coupent sur leur pain : « C'est la vie ! » Le génie. - « Je suis le Roquefort ! » - « Ça s'ra not' mort !... » Je suis le gruère Et le Brie !... etc. Valse On nous a joints, Lefèbvre et moi, etc.
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La pauvre fleur
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : La pauvre fleur Titre : La pauvre fleur Poète : Victor Hugo (1802-1885) La pauvre fleur disait au papillon céleste — Ne fuis pas ! Vois comme nos destins sont différents. Je reste, Tu t'en vas ! Pourtant nous nous aimons, nous vivons sans les hommes Et loin d'eux, Et nous nous ressemblons, et l'on dit que nous sommes Fleurs tous deux ! Mais, hélas ! l'air t'emporte et la terre m'enchaîne. Sort cruel ! Je voudrais embaumer ton vol de mon haleine Dans le ciel ! Mais non, tu vas trop loin ! — Parmi des fleurs sans nombre Vous fuyez, Et moi je reste seule à voir tourner mon ombre À mes pieds ! Tu fuis, puis tu reviens, puis tu t'en vas encore Luire ailleurs. Aussi me trouves-tu toujours à chaque aurore Toute en pleurs ! Oh ! pour que notre amour coule des jours fidèles, Ô mon roi, Prends comme moi racine, ou donne-moi des ailes Comme à toi !
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À El***
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : À El*** Titre : À El*** Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) Lorsque seul avec toi, pensive et recueillie, Tes deux mains dans la mienne, assis à tes côtés, J'abandonne mon âme aux molles voluptés Et je laisse couler les heures que j'oublie ; Lorsqu'au fond des forêts je t'entraîne avec moi, Lorsque tes doux soupirs charment seuls mon oreille, Ou que, te répétant les serments de la veille, Je te jure à mon tour de n'adorer que toi ; Lorsqu'enfin, plus heureux, ton front charmant repose Sur mon genou tremblant qui lui sert de soutien, Et que mes doux regards sont suspendus au tien Comme l'abeille avide aux feuilles de la rose ; Souvent alors, souvent, dans le fond de mon coeur Pénètre comme un trait une vague terreur ; Tu me vois tressaillir; je pâlis, je frissonne, Et troublé tout à coup dans le sein du bonheur, Je sens couler des pleurs dont mon âme s'étonne. Tu me presses soudain dans tes bras caressants, Tu m'interroges, tu t'alarmes, Et je vois de tes yeux s'échapper quelques larmes Qui viennent se mêler aux pleurs que je répands. " De quel ennui secret ton âme est-elle atteinte ? Me dis-tu : cher amour, épanche ta douleur ; J'adoucirai ta peine en écoutant ta plainte, Et mon coeur versera le baume dans ton coeur. " Ne m'interroge plus, à moitié de moi-même ! Enlacé dans tes bras, quand tu me dis : Je t'aime ; Quand mes yeux enivrés se soulèvent vers toi, Nul mortel sous les cieux n'est plus heureux que moi ? Mais jusque dans le sein des heures fortunées Je ne sais quelle voix que j'entends retentir Me poursuit, et vient m'avertir Que le bonheur s'enfuit sur l'aile des années, Et que de nos amours le flambeau doit mourir ! D'un vol épouvanté, dans le sombre avenir Mon âme avec effroi se plonge, Et je me dis : Ce n'est qu'un songe Que le bonheur qui doit finir.
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Decenter mori
Auguste Angellier (1848-1911)
Poésie : Decenter mori Titre : Decenter mori Poète : Auguste Angellier (1848-1911) J'ai la mort en moi, non la mort lointaine, Celle qu'on suppose et qui doit venir, Mais la mort déjà fixée et prochaine, Et je sais le point dont je vais périr. Elle est là, je sens son travail paisible Qui jusqu'à présent n'est pas douloureux, Mais dans quelques mois deviendra terrible ; J'en ai vu mourir, je mourrai comme eux ! C'est un peu de poids, de tension, de gène, Une peine brève, un tiraillement, Un peu de douleur sourde et souterraine, Suivie aussitôt d'assoupissement ; C'est peu, ce n'est rien, pas même une entrave, Pourtant cette peine a je ne sais quoi De dominateur, de vital, de grave, En quoi se pressent le grand désarroi ; Un outil mortel en moi fait son oeuvre, Et je sais le temps que prend pour finir La main qui le tient et qui le manœuvre ; J'ai quatre ou cinq mois encor pour mourir ; J'ai quatre ou cinq mois à pouvoir encore Entendre le rire et les mots humains ; Je pourrais compter ce que chaque aurore Me laisse de jours vivants dans les mains. Déjà l'Univers s'éloigne et recule, Je le vois confus comme un fond de mer ; C'est moi qui répands le lourd crépuscule Où l'immensité des choses se perd. Je porte en moi-même une nuit profonde, Qui sera sans fin, et dans peu de temps Débordant de moi couvrira le monde ; Je la sens emplir mon être : j'attends ! Non pas sans révolte et sans amertume Je mourrai ; j'aimais la lumière, l'art, Les hommes auxquels le cœur s'accoutume, Les fêtes toujours neuves du regard ; J'avais essayé de me faire une âme D'un peu de bonté, d'un peu de savoir ; C'était, je le veux, une pauvre flamme Mais où s'épurait l'éclat du Devoir. Redoutable instant ! Tomber de la cime Où le Je se sait, et crée un vouloir Ainsi qu'un cristal, dans l'ignoble abîme De l'inconscient et du néant noir ! Surtout, je ressens la sombre colère Du forfait par qui périt emporté L'être qu'a sacré l'auguste mystère, Le sublime effort d'avoir existé ! Je ne souffre encor que par la pensée De l'adieu prochain qui va s'accomplir ; Mais dans quelques jours sera commencée L'agonie affreuse où je dois finir. Je sais ce qu'elle est ; elle est effroyable ; Le plus long supplice et le plus cruel Auprès d'elle est doux ; je ne suis coupable Que d'être né homme et d'être mortel. J'essaierai pourtant d'avoir du courage, De serrer les dents, de garder mes cris, Je suivrai la mort à son sombre ouvrée, Cachant ma défaite avec mon mépris. Si je meurs ainsi que je le souhaite, J'aurai sur ma lèvre un rictus d'orgueil, Quand le menuisier clouera sur ma tête Le couvercle obscur et lourd du cercueil.
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Qu'aimez-vous ?
Charles Dovalle (1807-1829)
Poésie : Qu'aimez-vous ? Titre : Qu'aimez-vous ? Poète : Charles Dovalle (1807-1829) J'aime un œil noir sous un sourcil d'ébène, Sur un front blanc j'aime de noirs cheveux : Et vous avez de longs cheveux d'ébène Sur un front blanc, et le jais est à peine Aussi noir que vos yeux. J'aime un beau corps, qui se penche avec grâce, Sur un sopha négligemment porté ; Et savez-vous avec combien de grâce Sur un sopha vous vous inclinez, lasse Et brûlante de volupté ! Et puis, quand, là, plaintive et paresseuse, Le cœur ému, l'œil à moitié fermé, Vous soupirez... J'aime une paresseuse, Un long soupir, une voix langoureuse, Un regard enflammé. J'aime à trouver un mélange de joie, De rêverie et de douce langueur : Pourquoi chez vous ces chagrins, cette joie Ce sein qui bat contre un fichu de soie, Ce sourire triste et moqueur ?... Parfois un mot, un songe, une pensée, De votre joue efface la pâleur : Souvent un songe, un mot, une pensée, Une pâleur lentement effacée Me fait battre le cœur. Vienne un caprice, une idée indécise, Comme un oiseau loin de moi vous volez. J'aime un caprice, une idée indécise, J'aime la place où vous étiez assise, J'aime la place où vous allez... Un ange... un ange aussi beau que vous-même, Dont le parler comme le vôtre est doux... Qui rit aussi... dont le nom est le même Que votre nom... Oui, voilà ce que j'aime, Tout ce que j'aime !... — Et vous ?...
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Le poème de la femme
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Le poème de la femme Titre : Le poème de la femme Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Marbre de Paros. Un jour, au doux rêveur qui l'aime, En train de montrer ses trésors, Elle voulut lire un poème, Le poème de son beau corps. D'abord, superbe et triomphante Elle vint en grand apparat, Traînant avec des airs d'infante Un flot de velours nacarat : Telle qu'au rebord de sa loge Elle brille aux Italiens, Ecoutant passer son éloge Dans les chants des musiciens. Ensuite, en sa verve d'artiste, Laissant tomber l'épais velours, Dans un nuage de batiste Elle ébaucha ses fiers contours. Glissant de l'épaule à la hanche, La chemise aux plis nonchalants, Comme une tourterelle blanche Vint s'abattre sur ses pieds blancs. Pour Apelle ou pour Cléoméne, Elle semblait, marbre de chair, En Vénus Anadyomène Poser nue au bord de la mer. De grosses perles de Venise Roulaient au lieu de gouttes d'eau, Grains laiteux qu'un rayon irise, Sur le frais satin de sa peau. Oh ! quelles ravissantes choses, Dans sa divine nudité, Avec les strophes de ses poses, Chantait cet hymne de beauté ! Comme les flots baisant le sable Sous la lune aux tremblants rayons, Sa grâce était intarissable En molles ondulations. Mais bientôt, lasse d'art antique, De Phidias et de Vénus, Dans une autre stance plastique Elle groupe ses charmes nus. Sur un tapis de Cachemire, C'est la sultane du sérail, Riant au miroir qui l'admire Avec un rire de corail ; La Géorgienne indolente, Avec son souple narguilhé, Etalant sa hanche opulente, Un pied sous l'autre replié. Et comme l'odalisque d'Ingres, De ses reins cambrant les rondeurs, En dépit des vertus malingres, En dépit des maigres pudeurs ! Paresseuse odalisque, arrière ! Voici le tableau dans son jour, Le diamant dans sa lumière ; Voici la beauté dans l'amour ! Sa tête penche et se renverse ; Haletante, dressant les seins, Aux bras du rêve qui la berce, Elle tombe sur ses coussins. Ses paupières battent des ailes Sur leurs globes d'argent bruni, Et l'on voit monter ses prunelles Dans la nacre de l'infini. D'un linceul de point d'Angleterre Que l'on recouvre sa beauté : L'extase l'a prise à la terre ; Elle est morte de volupté ! Que les violettes de Parme, Au lieu des tristes fleurs des morts Où chaque perle est une larme, Pleurent en bouquets sur son corps ! Et que mollement on la pose Sur son lit, tombeau blanc et doux, Où le poète, à la nuit close, Ira prier à deux genoux.
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Vous triomphez de moi, et pour ce, je vous donne
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Vous triomphez de moi, et pour ce, je vous donne Titre : Vous triomphez de moi, et pour ce, je vous donne Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Poésies diverses (1587). Vous triomphez de moi, et pour ce, je vous donne Ce Lierre qui coule et se glisse à l'entour Des arbres et des murs, lesquels, tour dessus tour, Plis dessus plis, il serre, embrasse et environne. A vous, de ce Lierre appartient la Couronne : Je voudrais, comme il fait, et de nuit et de jour, Me plier contre vous, et languissant d'amour, D'un nœud ferme enlacer votre belle colonne. Ne viendra point le temps que dessous les rameaux, Au matin où l'Aurore éveille toutes choses, En un Ciel bien tranquille, au caquet des oiseaux, Je vous puisse baiser à lèvres demi-closes, Et vous conter mon mal, et de mes bras jumeaux Embrasser à souhait votre ivoire et vos rosés ?
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Jocelyn, le 17 septembre 1793
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : Jocelyn, le 17 septembre 1793 Titre : Jocelyn, le 17 septembre 1793 Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) Recueil : Jocelyn (1836). Vous me l'avez donné ce complément de vie, Mon Dieu ! ma soif d'aimer est enfin assouvie. Du jour où cet enfant sous ma grotte est venu, Tout ce que je rêvais jadis, je l'ai connu. Pour la première fois, moi, dont l'âme isolée A d'autres jusqu'ici ne s'était pas mêlée, Moi qui trouvais toujours dans ce qui m'approchait Quelque chose de moins que mon cœur ne cherchait ; Au visage, au regard, au son de voix, au geste, A l'émanation de ce rayon céleste, Aux premières douceurs du premier entretien, Au cœur de cet enfant j'ai reconnu le mien. Mon âme, que rongeait sa vague solitude, A répandu sur lui toute sa plénitude, Et mon cœur abusé, ne comptant plus les jours, Croit en l'aimant d'hier l'avoir aimé toujours. De la Grotte, 17 septembre 1793.
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Quand le fil de ma vie
Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859)
Poésie : Quand le fil de ma vie Titre : Quand le fil de ma vie Poète : Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859) Quand le fil de ma vie (hélas ! il tient à peine ) Tombera du fuseau qui le retient encor ; Quand ton nom, mêlé dans mon sort, Ne se nourrira plus de ma mourante haleine ; Quand une main fidèle aura senti ma main Se refroidir sans lui répondre ; Quand mon dernier espoir, qu'un souffle va confondre, Ne trouvera plus ton chemin, Prends mon deuil : un pavot, une feuille d'absinthe, Quelques lilas d'avril, dont j'aimai tant la fleur ; Durant tout un printemps qu'ils sèchent sur ton cœur, Je t'en prie : un printemps ! cette espérance est sainte ! J'ai souffert, et jamais d'importunes clameurs N'ont rappelé vers moi ton amitié distraite ; Va ! j'en veux à la mort qui sera moins discrète, Moi, je ne serai plus quand tu liras : « Je meurs. » Porte en mon souvenir un parfum de tendresse ; Si tout ne meurt en moi, j'irai le respirer. Sur l'arbre, où la colombe a caché son ivresse, Une feuille, au printemps, suffit pour l'attirer. S'ils viennent demander pourquoi ta fantaisie De cette couleur sombre attriste un temps d'amour, Dis que c'est par amour que ton cœur l'a choisie ; Dis-leur que l'amour est triste, ou le devient un jour. Que c'est un vœu d'enfance, une amitié première ; Oh ! dis-le sans froideur, car je t'écouterai ! Invente un doux symbole où je me cacherai : Cette ruse entre nous encor . . . c'est la dernière. Dis qu'un jour, dont l'aurore avait eu bien des pleurs, Tu trouvas sans défense une abeille endormie ; Qu'elle se laissa prendre et devint ton amie ; Qu'elle oublia sa route à te chercher des fleurs. Dis qu'elle oublia tout sur tes pas égarée, Contente de brûler dans l'air choisi par toi. Sous cette ressemblance avec pudeur livrée, Dis-leur, si tu le peux, ton empire sur moi. Dis que l'ayant blessée, innocemment peut-être, Pour te suivre elle fit des efforts superflus ; Et qu'un soir accourant, sûr de la voir paraître, Au milieu des parfums, tu ne la trouvas plus. Que ta voix, tendre alors, ne fut pas entendue ; Que tu sentis sa trame arrachée à tes jours ; Que tu pleuras sans honte une abeille perdue ; Car ce qui nous aima, nous le pleurons toujours. Qu'avant de renouer ta vie à d'autres chaînes, Tu détachas du sol où j'avais dû mourir Ces fleurs, et qu'à travers les plus brillantes scènes, De ton abeille encor le deuil vient t'attendrir. Ils riront : que t'importe ? Ah ! sans mélancolie, Reverras-tu des fleurs retourner la saison ? Leur miel, pour toi si doux, me devint un poison : Quand tu ne l'aimas plus, il fit mal à ma vie. Enfin, l'été s'incline, et tout va pâlissant : Je n'ai plus devant moi qu'un rayon solitaire, Beau comme un soleil pur sur un front innocent Là-bas . . . c'est ton regard : il retient à la terre !
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La prière pour tous (II)
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : La prière pour tous (II) Titre : La prière pour tous (II) Poète : Victor Hugo (1802-1885) II. Ma fille, va prier ! - D'abord, surtout, pour celle Qui berça tant de nuits ta couche qui chancelle, Pour celle qui te prit jeune âme dans le ciel, Et qui te mit au monde, et depuis, tendre mère, Faisant pour toi deux parts dans cette vie amère, Toujours a bu l'absinthe et t'a laissé le miel ! Puis ensuite pour moi ! j'en ai plus besoin qu'elle ! Elle est, ainsi que toi, bonne, simple et fidèle ! Elle a le coeur limpide et le front satisfait. Beaucoup ont sa pitié, nul ne lui fait envie ; Sage et douce, elle prend patiemment la vie ; Elle souffre le mal sans savoir qui le fait. Tout en cueillant des fleurs, jamais sa main novice N'a touché seulement à l'écorce du vice ; Nul piège ne l'attire à son riant tableau ; Elle est pleine d'oubli pour les choses passées ; Elle ne connaît pas les mauvaises pensées Qui passent dans l'esprit comme une ombre sur l'eau. Elle ignore - à jamais ignore-les comme elle ! - Ces misères du monde où notre âme se mêle, Faux plaisirs, vanités, remords, soucis rongeurs, Passions sur le coeur flottant comme une écume, Intimes souvenirs de honte et d'amertume Qui font monter au front de subites rougeurs ! Moi, je sais mieux la vie ; et je pourrai te dire, Quand tu seras plus grande et qu'il faudra t'instruire, Que poursuivre l'empire et la fortune et l'art, C'est folie et néant ; que l'urne aléatoire Nous jette bien souvent la honte pour la gloire, Et que l'on perd son âme à ce jeu de hasard ! L'âme en vivant s'altère ; et, quoique en toute chose La fin soit transparente et laisse voir la cause, On vieillit sous le vice et l'erreur abattu ; À force de marcher l'homme erre, l'esprit doute. Tous laissent quelque chose aux buissons de la route, Les troupeaux leur toison, et l'homme sa vertu ! Va donc prier pour moi ! - Dis pour toute prière : -- Seigneur, Seigneur mon Dieu, vous êtes notre père, Grâce, vous êtes bon ! grâce, vous êtes grand ! - Laisse aller ta parole où ton âme l'envoie ; Ne t'inquiète pas, toute chose a sa voie, Ne t'inquiète pas du chemin qu'elle prend ! Il n'est rien ici-bas qui ne trouve sa pente. Le fleuve jusqu'aux mers dans les plaines serpente ; L'abeille sait la fleur qui recèle le miel. Toute aile vers son but incessamment retombe, L'aigle vole au soleil, le vautour à la tombe, L'hirondelle au printemps, et la prière au ciel ! Lorsque pour moi vers Dieu ta voix s'est envolée, Je suis comme l'esclave, assis dans la vallée, Qui dépose sa charge aux bornes du chemin ; Je me sens plus léger ; car ce fardeau de peine, De fautes et d'erreurs qu'en gémissant je traîne, Ta prière en chantant l'emporte dans sa main ! Va prier pour ton père ! - Afin que je sois digne De voir passer en rêve un ange au vol de cygne, Pour que mon âme brûle avec les encensoirs ! Efface mes péchés sous ton souffle candide, Afin que mon coeur soit innocent et splendide Comme un pavé d'autel qu'on lave tous les soirs ! Mai 1830.
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La pipe
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : La pipe Titre : La pipe Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Recueil : Les fleurs du mal (1857). Sonnet. Je suis la pipe d'un auteur ; On voit, à contempler ma mine D'Abyssinienne ou de Cafrine, Que mon maître est un grand fumeur. Quand il est comblé de douleur, Je fume comme la chaumine Où se prépare la cuisine Pour le retour du laboureur. J'enlace et je berce son âme Dans le réseau mobile et bleu Qui monte de ma bouche en feu, Et je roule un puissant dictame Qui charme son coeur et guérit De ses fatigues son esprit.
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La prière pour tous
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : La prière pour tous Titre : La prière pour tous Poète : Victor Hugo (1802-1885) Ora pro nobis ! I. Ma fille, va prier ! - Vois, la nuit est venue. Une planète d'or là-bas perce la nue ; La brume des coteaux fait trembler le contour ; À peine un char lointain glisse dans l'ombre... Écoute ! Tout rentre et se repose ; et l'arbre de la route Secoue au vent du soir la poussière du jour ! Le crépuscule, ouvrant la nuit qui les recèle, Fait jaillir chaque étoile en ardente étincelle ; L'occident amincit sa frange de carmin ; La nuit de l'eau dans l'ombre argente la surface ; Sillons, sentiers, buissons, tout se mêle et s'efface ; Le passant inquiet doute de son chemin. Le jour est pour le mal, la fatigue et la haine. Prions, voici la nuit ! la nuit grave et sereine ! Le vieux pâtre, le vent aux brèches de la tour, Les étangs, les troupeaux avec leur voix cassée, Tout souffre et tout se plaint. La nature lassée A besoin de sommeil, de prière et d'amour ! C'est l'heure où les enfants parlent avec les anges. Tandis que nous courons à nos plaisirs étranges, Tous les petits enfants, les yeux levés au ciel, Mains jointes et pieds nus, à genoux sur la pierre, Disant à la même heure une même prière, Demandent pour nous grâce au père universel ! Et puis ils dormiront. - Alors, épars dans l'ombre, Les rêves d'or, essaim tumultueux, sans nombre, Qui naît aux derniers bruits du jour à son déclin, Voyant de loin leur souffle et leurs boucles vermeilles, Comme volent aux fleurs de joyeuses abeilles, Viendront s'abattre en foule à leurs rideaux de lin ! Ô sommeil du berceau ! prière de l'enfance ! Voix qui toujours caresse et qui jamais n'offense ! Douce religion, qui s'égaye et qui rit ! Prélude du concert de la nuit solennelle ! Ainsi que l'oiseau met sa tête sous son aile, L'enfant dans la prière endort son jeune esprit ! Juin 1830.
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À M. A. T
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : À M. A. T Titre : À M. A. T Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Recueil : Poésies nouvelles (1850). Sonnet. Ainsi, mon cher ami, vous allez donc partir ! Adieu ; laissez les sots blâmer votre folie. Quel que soit le chemin, quel que soit l'avenir, Le seul guide en ce monde est la main d'une amie. Vous me laissez pourtant bien seul, moi qui m'ennuie. Mais qu'importe ? L'espoir de vous voir revenir Me donnera, malgré les dégoûts de la vie, Ce courage d'enfant qui consiste à vieillir. Quelquefois seulement, près de votre maîtresse, Souvenez-vous d'un coeur qui prouva sa noblesse Mieux que l'épervier d'or dont mon casque est armé ; Qui vous a tout de suite et librement aimé, Dans la force et la fleur de la belle jeunesse, Et qui dort maintenant à tout jamais fermé.
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Maintenant, un gouffre du Bonheur
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Maintenant, un gouffre du Bonheur Titre : Maintenant, un gouffre du Bonheur Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Maintenant, au gouffre du Bonheur ! Mais avant le glorieux naufrage Il faut faire à cette mer en rage Quelque sacrifice et quelque honneur. Jettes-y, dans cette mer terrible, Ouragan de calme, flot de paix, Tes songes creux, tes rêves épais, Et tous les défauts comme d'un crible. (Car de gros vices tu n'en as plus. Quant aux défauts, foule vénielle Contaminante, ivraie et nielle, Tu les as tous on ne peut pas plus.) Jettes-y tes petites colères, — Garde-les grandes pour les cas vrais, — Les scrupules excessifs après, — Les extrêmes, que tu les tolères ! Jette la moindre velléité De concupiscence, quelle qu'elle Soit, femmes ou vin ou gloire, ah ! quelle Qu'elle soit, qu'importe en vérité ! Jette-moi tout ce luxe inutile Sans soupir, au contraire, en chantant, Jette sans peur, au contraire étant Lors détesté d'un luxe inutile Jette à l'eau ! Que légers nous dansions En route pour l'entonnoir tragique Que nul atlas ne cite ou n'indique, Sur la mer des Résignations.
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Le désir
Anatole France (1844-1924)
Poésie : Le désir Titre : Le désir Poète : Anatole France (1844-1924) Je sais la vanité de tout désir profane. A peine gardons-nous de tes amours défunts, Femme, ce que la fleur qui sur ton sein se fane Y laisse d'âme et de parfums. Ils n'ont, les plus beaux bras, que des chaînes d'argile, Indolentes autour du col le plus aimé ; Avant d'être rompu leur doux cercle fragile Ne s'était pas même fermé. Mélancolique nuit des chevelures sombres, A quoi bon s'attarder dans ton enivrement, Si, comme dans la mort, nul ne peut sous tes ombres Se plonger éternellement ? Narines qui gonflez vos ailes de colombe, Avec les longs dédains d'une belle fierté, Pour la dernière fois, à l'odeur de la tombe, Vous aurez déjà palpité. Lèvres, vivantes fleurs, nobles roses sanglantes, Vous épanouissant lorsque nous vous baisons, Quelques feux de cristal en quelques nuits brûlantes Sèchent vos brèves floraisons. Où tend le vain effort de deux bouches unies ? Le plus long des baisers trompe notre dessein ; Et comment appuyer nos langueurs infinies Sur la fragilité d'un sein ?
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À Madame Marie M
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À Madame Marie M Titre : À Madame Marie M Poète : Victor Hugo (1802-1885) Ave, Maria, gratia plena. Oh ! votre oeil est timide et votre front est doux. Mais quoique, par pudeur ou par pitié pour nous, Vous teniez secrète votre âme, Quand du souffle d'en haut votre coeur est touché, Votre coeur, comme un feu sous la cendre caché, Soudain étincelle et s'enflamme. Élevez-là souvent cette voix qui se tait. Quand vous vîntes au jour un rossignol chantait ; Un astre charmant vous vit naître. Enfant, pour vous marquer du poétique sceau, Vous eûtes au chevet de votre heureux berceau Un dieu, votre père peut-être ! Deux vierges, Poésie et Musique, deux soeurs, Vous font une pensée infinie en douceurs ; Votre génie a deux aurores, Et votre esprit tantôt s'épanche en vers touchants, Tantôt sur le clavier, qui frémit sous vos chants, S'éparpille en notes sonores ! Oh ! vous faites rêver le poète, le soir ! Souvent il songe à vous, lorsque le ciel est noir, Quand minuit déroule ses voiles ; Car l'âme du poète, âme d'ombre et d'amour, Est une fleur des nuits qui s'ouvre après le jour Et s'épanouit aux étoiles ! Décembre 1830.
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Le dernier vœu
Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869)
Poésie : Le dernier vœu Titre : Le dernier vœu Poète : Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869) « Vous le savez, j'ai le malheur de ne pouvoir être jeune. » Étienne Pivert de Senancour, Obermann. Vierge longtemps rêvée, amante, épouse, amie. Charmant fantôme, à qui mon enfance endormie Dut son premier réveil ; Qui bien des fois mêlas, jeune et vive Inconnue, À nos jeux innocents la caresse ingénue De ton baiser vermeil ; Qui depuis, moins folâtre et plus belle avec l'âge, De loin me souriais dans l'onde de la plage, Dans le nuage errant ; Dont j'entendais la voix, de nuit, quand tout repose, Et dont je respirais sur le sein de la rose Le soupir odorant ; Étoile fugitive et toujours poursuivie ; Ange mystérieux, qui marchais dans ma vie, Me montrant le chemin, Et qui, d'en haut, penchant ton cou frais de rosée, Un doigt vers l'avenir, à mon âme épuisée Semblais dire : Demain ! — Demain n'est pas venu ; je n'ose plus l'attendre. Mais si pourtant encor, fantôme doux et tendre, Demain pouvait venir ; Si je pouvais atteindre ici-bas ton image, D'un cœur rempli de toi mettre à tes pieds l'hommage, Ô vierge, et t'obtenir !... Ah ! ne l'espère point ;... ne crains point que je veuille Entre tes doigts fleuris sécher la verte feuille Du bouton que tu tiens, Verser un souffle froid sur tes destins rapides, Un poison dans ton miel, et dans tes jours limpides L'amertume des miens. Un mal longtemps souffert me consume et me tue ; Le chêne, dont toujours l'enfance fut battue Par d'affreux ouragans, Le tronc nu, les rameaux tout noircis, n'est pas digne D'enlacer en ses bras et d'épouser la vigne Aux festons élégants. Non ; c'en est fait, jamais ! ni son regard timide, Où de l'astre d'amour tremble un rayon humide, Ni son chaste entretien, Propos doux comme une onde, ardents comme une flamme, Serments, soupirs, baisers, son beau corps, sa belle âme, Non, rien, je ne veux rien ! Rien, excepté l'aimer, l'adorer en silence ; Le soir, quand le zéphir plus mollement balance Les rameaux dans les bois, Suivre de loin ses pas sur l'herbe défleurie, Épier les détours où fuit sa rêverie, L'entrevoir quelquefois ; Et puis la saluer, lui sourire au passage, Et, par elle chargé d'un frivole message, Obéir en volant ; Dans un mouchoir perdu retrouver son haleine, Baiser son gant si fin ou l'amoureuse laine Qui toucha son cou blanc ; Mais surtout, cher objet d'une plainte éternelle, Autour de toi veiller, te couvrir de mon aile, Prier pour ton bonheur, Comme, auprès du berceau d'une fille chérie, Une veuve à genoux veille dans l'ombre et prie La mère du Seigneur ! Ce sont là tous mes vœux, et j'en fais un encore : Qu'un jeune homme, à l'œil noir, dont le front se décore D'une mâle beauté ; Qui rougit en parlant ; au cœur noble et fidèle ; Le même que souvent j'ai vu s'asseoir près d'elle Et lire à son côté ; Qu'un soir il la rencontre au détour d'une allée, Surprise, et cachant mal l'émotion voilée De son sein palpitant ; Qu'alors un regard vienne au regard se confondre, Écho parti d'une âme et pressé de répondre À l'âme qui l'attend ! Aimez-vous, couple heureux, et profitez de l'heure ; Pour plus d'un affligé qui souffre seul et pleure Ce soir semblera long ; Allez ; l'ombre épaissie a voilé la charmille, Et les sons de l'archet appellent la famille Aux danses du salon. Confiez vos soupirs aux forêts murmurantes, Et, la main dans la main, avec des voix mourantes Parlez longtemps d'amour ; Que d'ineffables mots, mille ardeurs empressées, Mille refus charmants gravent dans vos pensées L'aveu du premier jour ! Et moi, qui la verrai revenir solitaire, Passer près de sa mère, et rougir, et se taire, Et n'oser regarder ; Qui verrai son beau sein nager dans les délices, Et de ses yeux brillants les humides calices Tout prêts à déborder ; Comme un vieillard, témoin des plaisirs d'un autre âge, Qui sourit en pleurant et ressent moins l'outrage De la caducité, Me laissant, un instant, ravir à son ivresse, J'adoucirai ma peine et noierai ma tristesse En sa félicité.
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Ce sera par un clair jour d'été
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Ce sera par un clair jour d'été Titre : Ce sera par un clair jour d'été Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : La bonne chanson (1872). Donc, ce sera par un clair jour d'été ; Le grand soleil, complice de ma joie, Fera, parmi le satin et la soie, Plus belle encor votre chère beauté ; Le ciel tout bleu, comme une haute tente, Frissonnera somptueux à longs plis Sur nos deux fronts heureux qu'auront pâlis L'émotion du bonheur et l'attente ; Et quand le soir viendra, l'air sera doux Qui se jouera, caressant, dans vos voiles, Et les regards paisibles des étoiles Bienveillamment souriront aux époux.
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Le monstre
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Le monstre Titre : Le monstre Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) I. Tu n'es certes pas, ma très-chère, Ce que Veuillot nomme un tendron. Le jeu, l'amour, la bonne chère, Bouillonnent en toi, vieux chaudron ! Tu n'es plus fraîche, ma très-chère, Ma vieille infante ! Et cependant Tes caravanes insensées T'ont donné ce lustre abondant Des choses qui sont très-usées, Mais qui séduisent cependant. Je ne trouve pas monotone La verdure de tes quarante ans ; Je préfère tes fruits, Automne, Aux fleurs banales du Printemps ! Non ! tu n'es jamais monotone ! Ta carcasse à des agréments Et des grâces particulières ; Je trouve d'étranges piments Dans le creux de tes deux salières ; Ta carcasse à des agréments ! Nargue des amants ridicules Du melon et du giraumont ! Je préfère tes clavicules À celles du roi Salomon, Et je plains ces gens ridicules ! Tes cheveux, comme un casque bleu, Ombragent ton front de guerrière, Qui ne pense et rougit que peu, Et puis se sauvent par derrière, Comme les crins d'un casque bleu. Tes yeux qui semblent de la boue, Où scintille quelque fanal, Ravivés au fard de ta joue, Lancent un éclair infernal ! Tes yeux sont noirs comme la boue ! Par sa luxure et son dédain Ta lèvre amère nous provoque ; Cette lèvre, c'est un Eden Qui nous attire et qui nous choque. Quelle luxure ! et quel dédain ! Ta jambe musculeuse et sèche Sait gravir au haut des volcans, Et malgré la neige et la dèche Danser les plus fougueux cancans. Ta jambe est musculeuse et sèche ; Ta peau brûlante et sans douceur, Comme celle des vieux gendarmes, Ne connaît pas plus la sueur Que ton oeil ne connaît les larmes. (Et pourtant elle a sa douceur !) II. Sotte, tu t'en vas droit au Diable ! Volontiers j'irais avec toi, Si cette vitesse effroyable Ne me causait pas quelque émoi. Va-t'en donc, toute seule, au Diable ! Mon rein, mon poumon, mon jarret Ne me laissent plus rendre hommage À ce Seigneur, comme il faudrait. « Hélas ! c'est vraiment bien dommage ! » Disent mon rein et mon jarret. Oh ! très-sincèrement je souffre De ne pas aller aux sabbats, Pour voir, quand il pète du soufre, Comment tu lui baises son cas ! Oh ! très-sincèrement je souffre ! Je suis diablement affligé De ne pas être ta torchère, Et de te demander congé, Flambeau d'enfer ! Juge, ma chère, Combien je dois être affligé, Puisque depuis longtemps je t'aime, Étant très-logique ! En effet, Voulant du Mal chercher la crème Et n'aimer qu'un monstre parfait, Vraiment oui ! vieux monstre, je t'aime !
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Madame la Marquise
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : Madame la Marquise Titre : Madame la Marquise Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Vous connaissez que j'ai pour mie Une Andalouse à l'oeil lutin, Et sur mon coeur, tout endormie, Je la berce jusqu'au matin. Voyez-la, quand son bras m'enlace, Comme le col d'un cygne blanc, S'enivrer, oublieuse et lasse, De quelque rêve nonchalant. Gais chérubins ! veillez sur elle. Planez, oiseaux, sur notre nid ; Dorez du reflet de votre aile Son doux sommeil, que Dieu bénit ! Car toute chose nous convie D'oublier tout, fors notre amour : Nos plaisirs, d'oublier la vie ; Nos rideaux, d'oublier le jour. Pose ton souffle sur ma bouche, Que ton âme y vienne passer ! Oh ! restons ainsi dans ma couche, Jusqu'à l'heure de trépasser ! Restons ! L'étoile vagabonde Dont les sages ont peur de loin Peut-être, en emportant le monde, Nous laissera dans notre coin. Oh ! viens ! dans mon âme froissée Qui saigne encor d'un mal bien grand, Viens verser ta blanche pensée, Comme un ruisseau dans un torrent ! Car sais-tu, seulement pour vivre, Combien il m'a fallu pleurer ? De cet ennui qui désenivre Combien en mon coeur dévorer ? Donne-moi, ma belle maîtresse, Un beau baiser, car je te veux Raconter ma longue détresse, En caressant tes beaux cheveux. Or voyez qui je suis, ma mie, Car je vous pardonne pourtant De vous être hier endormie Sur mes lèvres, en m'écoutant. Pour ce, madame la marquise, Dès qu'à la ville il fera noir, De par le roi sera requise De venir en notre manoir ; Et sur mon coeur, tout endormie, La bercerai jusqu'au matin, Car on connaît que j'ai pour mie Une Andalouse à l'oeil lutin.
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Mélodie
Gérard de Nerval (1808-1855)
Poésie : Mélodie Titre : Mélodie Poète : Gérard de Nerval (1808-1855) Quand le plaisir brille en tes yeux Pleins de douceur et d'espérance, Quand le charme de l'existence Embellit tes traits gracieux, — Bien souvent alors je soupire En songeant que l'amer chagrin, Aujourd'hui loin de toi, peut t'atteindre demain, Et de ta bouche aimable effacer le sourire ; Car le Temps, tu le sais, entraîne sur ses pas Les illusions dissipées, Et les yeux refroidis, et les amis ingrats, Et les espérances trompées ! Mais crois-moi, mon amour ! tous ces charmes naissants Que je contemple avec ivresse S'ils s'évanouissaient sous mes bras caressants, Tu conserverais ma tendresse ! Si tes attraits étaient flétris, Si tu perdais ton doux sourire, La grâce de tes traits chéris Et tout ce qu'en toi l'on admire, Va, mon cœur n'est pas incertain : De sa sincérité tu pourrais tout attendre. Et mon amour, vainqueur du Temps et du Destin, S'enlacerait à toi, plus ardent et plus tendre ! Oui, si tous tes attraits te quittaient aujourd'hui, J'en gémirais pour toi ; mais en ce cœur fidèle Je trouverais peut-être une douceur nouvelle, Et, lorsque loin de toi les amants auraient fui, Chassant la jalousie en tourments si féconde, Une plus vive ardeur me viendrait animer. « Elle est donc à moi seul, dirais-je, puisqu'au monde Il ne reste que moi qui puisse encor l'aimer ! » Mais qu'osè-je prévoir ? tandis que la jeunesse T'entoure d'un éclat, hélas ! bien passager, Tu ne peux te fier à toute la tendresse D'un cœur en qui le temps ne pourra rien changer. Tu le connaîtras mieux : s'accroissant d'âge en âge, L'amour constant ressemble à la fleur du soleil, Qui rend à son déclin, le soir, le même hommage Dont elle a, le matin, salué son réveil !
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Ce qui dure
René-François Sully Prudhomme (1839-1907)
Poésie : Ce qui dure Titre : Ce qui dure Poète : René-François Sully Prudhomme (1839-1907) Le présent se fait vide et triste, Ô mon amie, autour de nous ; Combien peu de passé subsiste ! Et ceux qui restent changent tous. Nous ne voyons plus sans envie Les yeux de vingt ans resplendir, Et combien sont déjà sans vie Des yeux qui nous ont vus grandir ! Que de jeunesse emporte l'heure, Qui n'en rapporte jamais rien ! Pourtant quelque chose demeure : Je t'aime avec mon cœur ancien, Mon vrai cœur, celui qui s'attache Et souffre depuis qu'il est né, Mon cœur d'enfant, le cœur sans tache Que ma mère m'avait donné ; Ce cœur où plus rien ne pénètre, D'où plus rien désormais ne sort ; Je t'aime avec ce que mon être A de plus fort contre la mort ; Et, s'il peut braver la mort même, Si le meilleur de l'homme est tel Que rien n'en périsse, je t'aime Avec ce que j'ai d'immortel.
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Avant le temps tes temples fleuriront
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Avant le temps tes temples fleuriront Titre : Avant le temps tes temples fleuriront Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Le premier livre des Amours (1552). Avant le temps tes temples fleuriront, De peu de jours ta fin sera bornée, Avant le soir se clorra ta journée , Trahis d'espoir tes pensers periront : Sans me flechir tes escrits fletriront, En ton desastre ira ma destinée, Ta mort sera pour m'aimer terminée, De tes souspirs noz neveux se riront. Tu seras fait d'un vulgaire la fable : Tu bastiras sus l'incertain du sable, Et vainement tu peindras dans les cieux : Ainsi disoit la Nymphe qui m'afolle, Lors que le ciel tesmoin de sa parolle, D'un dextre éclair fut presage à mes yeux.
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Entends comme brame
Arthur Rimbaud (1854-1891)
Poésie : Entends comme brame Titre : Entends comme brame Poète : Arthur Rimbaud (1854-1891) Recueil : Derniers vers (1872). Entends comme brame Près des acacias En avril la rame Viride du pois ! Dans sa vapeur nette, Vers Phoebé ! tu vois S'agiter la tête De saints d'autrefois... Loin des claires meules Des caps, des beaux toits, Ces chers Anciens veulent Ce philtre sournois... Or ni fériale Ni astrale ! n'est La brume qu'exhale Ce nocturne effet. Néanmoins ils restent, - Sicile, Allemagne, Dans ce brouillard triste Et blêmi, justement !
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Art poétique
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Art poétique Titre : Art poétique Poète : Paul Verlaine (1844-1896) De la musique avant toute chose, Et pour cela préfère l'Impair Plus vague et plus soluble dans l'air, Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. Il faut aussi que tu n'ailles point Choisir tes mots sans quelque méprise : Rien de plus cher que la chanson grise Où l'Indécis au Précis se joint. C'est des beaux yeux derrière des voiles, C'est le grand jour tremblant de midi, C'est, par un ciel d'automne attiédi, Le bleu fouillis des claires étoiles ! Car nous voulons la Nuance encor, Pas la Couleur, rien que la nuance ! Oh ! la nuance seule fiance Le rêve au rêve et la flûte au cor ! Fuis du plus loin la Pointe assassine, L'Esprit cruel et le Rire impur, Qui font pleurer les yeux de l'Azur, Et tout cet ail de basse cuisine ! Prends l'éloquence et tords-lui son cou ! Tu feras bien, en train d'énergie, De rendre un peu la Rime assagie. Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ? O qui dira les torts de la Rime ? Quel enfant sourd ou quel nègre fou Nous a forgé ce bijou d'un sou Qui sonne creux et faux sous la lime ? De la musique encore et toujours ! Que ton vers soit la chose envolée Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée Vers d'autres cieux à d'autres amours. Que ton vers soit la bonne aventure Eparse au vent crispé du matin Qui va fleurant la menthe et le thym... Et tout le reste est littérature.
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À un ami trahi par sa maîtresse
Évariste de Parny (1753-1814)
Poésie : À un ami trahi par sa maîtresse Titre : À un ami trahi par sa maîtresse Poète : Évariste de Parny (1753-1814) Quoi ! tu gémis d'une inconstance ? Tu pleures, nouveau Céladon ? Ah ! le trouble de ta raison Fait honte à ton expérience. Es-tu donc assez imprudent Pour vouloir fixer une femme ? Trop simple et trop crédule amant, Quelle erreur aveugle ton âme ! Plus aisément tu fixerais Des arbres le tremblant feuillage, Les flots agités par l'orage, Et l'or ondoyant des guérets Que balance un zéphyr volage. Elle t'aimait de bonne foi ; Mais pouvait-elle aimer sans cesse ? Un rival obtient sa tendresse ; Un autre l'avait avant toi ; Et dès demain, je le parie, Un troisième, plus insensé, Remplacera dans sa folie L'imprudent qui t'a remplacé. Il faut au pays de Cythère À fripon fripon et demi. Trahis, pour n'être point trahi ; Préviens même la plus légère ; Que ta tendresse passagère S'arrête où commence l'ennui. Mais que fais-je ? et dans ta faiblesse Devrais-je ainsi te secourir ? Ami, garde-toi d'en guérir : L'erreur sied bien à la jeunesse. Va, l'on se console aisément De ses disgrâces amoureuses. Les amours sont un jeu d'enfant ; Et, crois-moi, dans ce jeu charmant, Les dupes mêmes sont heureuses.
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Chant d'amour (V)
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : Chant d'amour (V) Titre : Chant d'amour (V) Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) Viens, cherchons cette ombre propice Jusqu'à l'heure où de ce séjour Les fleurs fermeront leur calice Aux regards languissants du jour. Voilà ton ciel, ô mon étoile ! Soulève, oh ! soulève ce voile, Éclaire la nuit de ces lieux ; Parle, chante, rêve, soupire, Pourvu que mon regard attire Un regard errant de tes yeux. Laisse-moi parsemer de roses La tendre mousse où tu t'assieds, Et près du lit où tu reposes Laisse-moi m'asseoir à tes pieds. Heureux le gazon que tu foules, Et le bouton dont tu déroules Sous tes doigts les fraîches couleurs ! Heureuses ces coupes vermeilles Que pressent tes lèvres, pareilles Aux frelons qui tètent les fleurs ! Si l'onde des lis que tu cueilles Roule les calices flétris, Des tiges que ta bouche effeuille Si le vent m'apporte un débris, Si ta bouche qui se dénoue Vient, en ondulant sur ma joue, De ma lèvre effleurer le bord ; Si ton souffle léger résonne, Je sens sur mon front qui frissonne Passer les ailes de la mort. Souviens-toi de l'heure bénie Où les dieux, d'une tendre main, Te répandirent sur ma vie Comme l'ombre sur le chemin. Depuis cette heure fortunée, Ma vie à ta vie enchaînée, Qui s'écoule comme un seul jour, Est une coupe toujours pleine, Où mes lèvres à longue haleine Puisent l'innocence et l'amour. Ah ! lorsque mon front qui s'incline Chargé d'une douce langueur, S'endort bercé sur ta poitrine Par le mouvement de ton coeur...
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