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1.85M
La Brèche aux buffles/Texte entier
Edmond de Mandat-Grancey La Brèche aux buffles E. Plon, Nourrit et Cie, 1889 (p. vii-290). bookLa Brèche aux bufflesEdmond de Mandat-GranceyR. J. de BoisvrayE. Plon, Nourrit et Cie1889ParisTMandat-Grancey La brèche aux buffles - 1889.djvuMandat-Grancey La brèche aux buffles - 1889.djvu/5vii-290 Les Américains ont assez mal pris les quelques plaisanteries, — bien anodines cependant, — que je m’étais permis de faire sur eux, tout en racontant aux lecteurs des Montagnes Rocheuses mes pérégrinations dans leur pays. Il n’y a qu’à lire leurs livres et leurs journaux pour savoir ce qu’ils pensent et ce qu’ils disent des étrangers en général et de nous en particulier ; mais ils ont l’épiderme particulièrement sensible et se fâchent volontiers quand ils soupçonnent qu’on a envie de leur rendre la pareille. Telle n’a jamais du reste été ma pensée. J’ai toujours soutenu et je soutiendrai toujours que, touriste austère et consciencieux, je me borne à raconter ce que je vois, à répéter ce que j’entends, ou à décrire mes impressions, laissant à ceux qui me font l’honneur de lire mes récits le soin de tirer les conclusions que ces récits leur paraissent comporter. Si je puis prouver que ces conclusions sont éminemment favorables à l’Amérique et aux Américains, j’aurai donc prouvé que ces narrations, bien loin de cacher, sous les modestes fleurs littéraires dont je me suis efforcé de les orner, le crotale de la calomnie ou la vipère de la médisance, — anguis in herba, — que mes narrations, dis-je, sont en réalité empreintes d’un amour profond pour les États-Unis et d’une admiration sincère pour leurs institutions ; amour et admiration à peine tempérés par quelques restrictions. Ouf ! voilà une phrase dont j’ai eu de la peine à sortir ; mais voilà ce que l’on peut appeler un syllogisme élégamment troussé ! Que les conclusions inspirées par lesdits récits à la masse de mes lecteurs aient été entièrement favorables à l’Amérique ; qu’elles lui aient même été infiniment plus favorables que je ne l’eusse cru, voilà ce dont je ne saurais douter, ayant reçu environ neuf cents (je dis neuf cents) lettres de personnes qui me déclaraient que les États-Unis en général et le Dakota en particulier, tels que je les leur décrivais, étaient bien décidément les pays de leurs rêves que c’était à moi qu’elles devaient cette révélation, et qu’elles m’en auraient une reconnaissance éternelle. À ces paroles flatteuses elles ajoutaient que, en vertu du grand principe « bienfait oblige », il était de mon devoir strict de leur découvrir dans le susdit pays une situation lucrative et agréable convenant aux aptitudes spéciales qu’elles se connaissaient et dont elles m’envoyaient l’énumération. Elles ajoutaient parfois des recommandations particulières. Un monsieur belge me confiait notamment qu’il était père de quatre jeunes filles, la première de dix-sept, la dernière de quatre ans. Il me demandait de lui trouver un emploi quelconque dans les montagnes Rocheuses. Mais n’ayant confiance, pour l’éducation de ces jeunes personnes, que dans un Ordre de religieuses dont il me donnait le nom, il me recommandait de lui trouver cet emploi à proximité d’un couvent de cet Ordre, où il pût les envoyer tous les matins, ce qui, est-il besoin de le dire ? compliquait singulièrement la mission qu’il me faisait l’honneur de me confier. Ces lettres-là donnent la note gaie : elles sont l’exception. Les sept ou huit cents autres constituent un dossier qui serait bien précieux pour qui voudrait faire l’histoire économique de la France Grévy et Carnot regnantibus. Il est instructif. Ce sont des hommes déjà âgés qui me parlent des angoisses que leur cause l’avenir. On vivait, de père en fils, petitement, mais honorablement, en province ; les garçons entraient dans la magistrature, l’administration ou l’armée. Ils donnaient à l’État toute leur vie en échange d’un salaire dérisoire que leurs petits revenus héréditaires rendaient suffisant. Maintenant, la plupart de ces carrières leur sont fermées ; on ne veut plus d’eux nulle part, car ils n’ont pas les idées qui plaisent aux puissants du jour : d’ailleurs, les ressources disparaissent ; on a déjà diminué les fermages ; malgré cela, les fermiers ne payent plus et parlent d’abandonner la ferme ; les vignes sont dévastées : il faut donc avoir recours au vrai travail, à celui qui donne un salaire dont on vit. À tort ou à raison, — à tort selon moi, — ils trouvent qu’il y a là comme une dérogation. Puisqu’il faut que les fils travaillent de leurs mains, que ce soit au loin, là où ils ne sont pas connus, et aussi où ils ne seront pas persécutés par la haine basse du fonctionnaire hostile et tout-puissant. On a causé bien souvent de toutes ces choses le soir, en famille ; et puis, un jour, je leur ai parlé des montagnes Rocheuses, et alors on m’a écrit pour me demander conseil ! Dans ma collection, il y a aussi beaucoup de lettres de jeunes gens : ce sont celles qui m’intéressent le plus. À mesure que je m’éloigne de ma jeunesse, je sens mieux quelle vilaine chose est la vieillesse, et j’aime de plus en plus les jeunes gens. Il y en a de charmantes, de ces lettres. Elles me font penser, quand je les relis, à ces cadets de famille de l’ancienne monarchie qui s’en allaient gaiement guerroyer et coloniser partout où le hasard les conduisait, prenant le temps comme il venait, et puis, vers quarante ans, se retiraient dans une petite gentilhommière avec la croix de Saint-Louis et une maigre pension, s’y mariaient et faisaient souche d’enfants qui leur ressemblaient. Ce sont ces hommes-là qui ont fait l’ancienne France à force de bravoure, d’abnégation et d’esprit aventureux. Plus tard, on les a retrouvés faisant le coup de feu derrière les haies de la Bretagne et de la Vendée contre les bandits de la Convention. Ensuite on les a vus reparaître à Castelfidardo et à Mentana : ils s’y préparaient à la journée de Patay. La race n’en est pas éteinte : grâce à Dieu. Seulement, ils ne savent plus que faire, dans un temps où l’on compte sur la savante tactique de groupes parlementaires pour nous tirer du bourbier où nous nous enlisons. D’ordinaire, Je n’encourageais guère mes correspondants. Je n’aime pas à donner des conseils, surtout quand d’un conseil peut dépendre toute l’orientation d’une vie. On sait ce que je pense de l’émigration. C’est le pain des forts, mais c’est aussi le poison des faibles et pour nous autres Français, habitués à vivre dans l’encadrement des traditions et de la famille, le danger est particulièrement grand. Aussi, pour un qui réussit, dix qui s’enfoncent, et qui s’enfoncent d’une manière irrémédiable. Cependant, deux ou trois de ces jeunes gens me semblaient être dans des conditions très favorables, matériellement et moralement. Ils disposaient d’un petit capital, chose indispensable, ne fût-ce que pour compenser l’infériorité où se trouve un étranger vis-à-vis des gens du pays : ils avaient reçu une excellente éducation. N’ayant jamais vécu à Paris, ils avaient conservé très vif le goût des choses de la campagne. Frappés par ce qu’on disait de l’élevage des chevaux français en Amérique, ils avaient envie de tenter une spéculation de ce genre. Le moment me semblait d’ailleurs bien choisi. La vogue de nos percherons en Amérique va toujours croissant. C’est dans le bassin du Mississipi qu’ils ont été introduits d’abord, et le croisement avec les juments du pays y a donné de tels résultats que les compagnies d’omnibus et de tramways de cette région ont adopté ce genre de chevaux, à l’exclusion de tous les autres. Celles de New-York et des autres grandes villes de l’Est commencent même à venir recruter leur cavalerie dans l’Iowa et l’Illinois, malgré les quinze cents ou deux mille kilomètres qui séparent ces deux pays, uniquement pour avoir des demi-sang percherons. Jusqu’à une époque toute récente, l’élevage de ces chevaux s’est fait dans les mêmes conditions que chez nous. Chaque fermier avait un nombre plus ou moins grand de juments poulinières qui prenaient part à tous les travaux de la ferme. Mais depuis quelques années on s’est avisé d’appliquer à l’élevage des chevaux les principes qui avaient si bien réussi pour la production du bétail. On a reconnu qu’il était infiniment plus économique, au lieu de procéder comme par le passé, d’élever les chevaux à l’état à peu près sauvage dans les grandes plaines désertes de l’Ouest, où leur nourriture ne coûte rien, sauf à les amener, par les chemins de fer, sur les marchés de l’Est, quand ils sont d’âge à travailler. On aurait pu craindre que les chevaux percherons ou même demi-sang percherons ne pussent pas résister, comme les chevaux du pays, à des froids de trente à trente-cinq degrés, sans jamais rentrer à l’écurie et sans jamais recevoir d’autre nourriture que l’herbe gelée qu’ils trouvent en grattant la neige. Ils se sont tirés à leur honneur de cette épreuve, et ce fait est maintenant si bien établi que, de tous les côtés, il s’établit des ranchs où l’on n’élève plus que des chevaux de race percheronne. C’est ce genre d’opération que je conseillai à mes deux jeunes gens. Ils allèrent d’abord s’initier pendant quelques mois à toutes les finesses du métier chez un des meilleurs étalonniers du Perche, auquel je les adressai. Puis, au printemps de 1884, ils partaient emmenant quatre étalons, deux percherons et deux arabes. Les lecteurs des Montagnes Rocheuses se souviennent peut-être du vieux Kemmish, en compagnie duquel Montblanc et moi avions traversée, deux ans auparavant, le désert d’Alcali. Je lui avais écrit pour lui demander d’aller les chercher à Sydney. Le voyage se fit sans incidents. Au commencement de mai, ils s’établissaient provisoirement à Custer avec leurs chevaux. Les débuts furent pénibles. Ces braves garçons ne se découragèrent pas, ils coururent le pays pendant plusieurs mois, cherchant une localité favorable pour y établir le centre de leur haras. Ce fut un hasard qui leur fit trouver ce qu’ils cherchaient. Il y avait alors dans les environs deux personnages qui jouissaient d’une grande notoriété. Ils s’appelaient, l’un Lame Johnny, et l’autre Speckled-bellied-Jim. On les soupçonnait véhémentement d’être de simples voleurs de chevaux, mais comme ils avaient la réputation d’avoir le coup de revolver juste et facile, on leur témoignait une grande considération, et le shérif ne s’aventurait jamais dans les environs de l’endroit où l’on savait qu’ils avaient établi leur quartier général. Malheureusement ou heureusement, un soir que Speckled-bellied-Jim avait bu plus que de raison dans un bar de Custer, il s’oublia à ce point, qu’il chercha querelle au shérif qui venait justement de boire un cocktail avec lui, et la querelle s’envenimant, il annonça l’intention de lui casser la tête d’un coup de revolver. Le shérif, très peu rassuré, énumérait tous les titres qu’il avait à sa reconnaissance, mais Jim s’entêtait et déjà faisait mine de tirer son revolver de sa gaine, quand un ami du magistrat, qui assistait à la scène, s’avisa de prendre son lasso et de le lancer par derrière sur le col de l’infortuné Jim. Quand ils virent qu’il n’y avait plus rien à craindre, tous les assistants s’attelèrent à la corde, et l’on traîna le cadavre de bar en bar, aux grands applaudissements de tous les citoyens proéminents et autres du pays qui étaient ravis de penser que leurs chevaux ne seraient plus volés. Lame Johnny occupait seul le domicile commun quand survint cette malheureuse aventure, qu’un ami vint aussitôt lui conter. Il jugea sagement que son prestige avait reçu un grand coup, et qu’il serait prudent de quitter le théâtre de ses exploits, au moins pour un temps. Aussi, le soir même, il se mit en route pour aller rejoindre le stage-coach de Deadwood, qui passait non loin de sa maison. Malheureusement, le hasard voulut que deux ou trois des acteurs du drame de Custer se trouvassent dans la voiture ; ils se jetèrent sur lui dès qu’ils le reconnurent, prirent la bride de son cheval et s’en servirent pour le pendre à un gros peuplier qui s’appelle encore maintenant Lame Johnny tree, de même que le ruisseau qui coule devant la maison assez rudimentaire que s’était construite le défunt, s’appelle le Lame Johnny creek. Du haut de son peuplier, il aura pu se dire, comme un personnage de l’antiquité : Non omnis moriar ! La succession des deux associés se trouvant vacante, M... et A... se déclarèrent ses héritiers. Ils se trouvaient là sur la lisière de la forêt qui s’étend sur tous les Black-Hills. La vallée, assez étroite d’abord, s’élargit en descendant du côté de la Chayenne. Le pays, très accidenté par les derniers contreforts des montagnes, produisait une herbe abondante et de très bonne qualité, et cependant le sol était si rocailleux, que de longtemps on n’aurait pas à redouter l’arrivée des émigrants. En s’assurant des trois cours d’eau qui coulent aux environs, on pouvait disposer d’un parcours de vingt à vingt-cinq mille hectares. Avec les sapins que leur fournissait la forêt, ils construisirent eux-mêmes une écurie pour leurs étalons. Dans un coin, ils s’étaient ménagé un petit réduit, et c’est là qu’ils passèrent leur premier hiver. Au printemps suivant, rejoints par un ami, ils allèrent dans l’Orégon et y achetèrent un troupeau de soixante-quinze juments qu’ils ramenèrent à petites journées, — sept ou huit cents kilomètres, — malgré la neige et les Indiens. En route, les juments commencèrent à pouliner. Il fallait marcher quand même, car on ne pouvait pas s’arrêter. Dix ou douze poulains moururent quarante-cinq survécurent. Dans le nombre, il y en eut une quinzaine qui firent plus de deux cents kilomètres dans les dix premiers jours qui suivirent leur naissance. Le général Daumas dit quelque part qu’un poulain arabe peut résister à autant d’heures de marche qu’il a de jours de vie. Il paraît que ce principe s’applique également aux poulains américains. Tous ces détails, on me les écrivait dans des lettres qui respiraient tant de joie, tant de contentement, quand tout marchait bien ; tant de résignation et de courage, quand il survenait un accroc, que leur arrivée était un vrai régal pour moi. Plus tard, les résultats obtenus semblèrent si encourageants, qu’on songea à donner plus d’extension à l’affaire en augmentant considérablement le nombre des juments poulinières. Les parents et les amis des émigrants voulurent fonder une société et me demandèrent d’en être le président. Voilà pourquoi je suis allé deux fois à Fleur de Lis Ranch. C’est le nom que les jeunes gens ont voulu donner à leur établissement, nom qui leur a tout de suite conquis la sympathie des nombreux Canadiens établis dans les environs. Mes premiers récits étaient le résumé des impressions d’un touriste passant rapidement à travers un pays inconnu. Maintenant que je sais qu’il y a en France tant de gens qui pensent à l’émigration, je voudrais décrire la vie que mènent les Français, déjà assez nombreux, qui ont émigré. C’est donc à ceux qui voudraient les imiter, et notamment à mes neuf cents correspondants qui m’ont parlé de ces projets, que je dédie cette nouvelle étude. Grancey. — 1888. LA BRÈCHE AUX BUFFLES UN RANCH FRANÇAIS DANS LE DAKOTA Le Fremont-Elkhorn and Mîssouri-Valley–Railroad. — Les docteurs Chr..., Po... et Gi... — Arrivée à Buffalo-Gap. — La belle Laura. — Fleur de Lis. — Le French-Creek. 18 septembre. — À cinq heures, je suis réveillé par le conducteur nègre du pullman-car dont je suis l’hôte depuis quarante-huit heures. Le jour se lève. Un coup d’œil jeté à travers la portière qui s’ouvre à la tête de mon lit nous montre l’éternelle prairie que nous n’avons pas quittée depuis Chicago. Cependant l’approche des montagnes Noires modifie son aspect. Ce n’est plus cette immense plaine, verte au printemps, jaune en automne, formant autour de l’œil un cercle parfait dont la circonférence se découpe sur le ciel avec une régularité si absolue, qu’on se croirait sur le pont d’un navire. Depuis dix-huit mois, ce nouveau chemin de fer, le Fremont-Elkhorn et Missouri-Valley-Railroad, a fini par atteindre le pied des Black-Hills malgré le long détour qu’il lui a fallu faire pour éviter la réserve indienne des Sioux. Cette nuit, venant de l’Est, nous sommes entrés dans le désert d’Alcali, et maintenant, remontant vers le Nord, nous suivons à peu près la route que je parcourais il y a quatre ans avec le vieux Kemmish. Nous longeons la base de collines couvertes d’une herbe maigre et rare, laissant voir un sol crevassé par les grandes chaleurs. Au fond des vallons, des ruisseaux d’eau saumâtre coulent lentement dans un lit trop large, entre les berges qu’ont rongées les crues du printemps. De loin en loin, sur les bords de l’un d’eux, quelque malheureux émigrant est venu s’établir, attiré par les promesses d’un prospectus menteur. On voit sa maison, une pauvre hutte (sod house) dont les murailles sont faites de mottes de gazon, car il aurait fallu aller à quarante ou cinquante kilomètres dans la montagne pour trouver un arbre. On a déjà eu bien de la peine à se procurer les maigres piquets qui servent à soutenir les rangées de ronces artificielles au moyen desquelles on a enclos une centaine d’acres le long de la voie. Pas un buisson en vue ; rien que de l’herbe. Seulement, de distance en distance, une grosse boule végétale, d’une régularité parfaite, ayant un peu l’apparence de ces touffes de gui qui envahissent nos pommiers. C’est le bundle grass. Souvent, en automne et en hiver, la racine très ténue qui la fixe en terre se casse. Et alors on voit ces boules énormes s’avancer par milliers, poussées par le vent, bondissant sur le sol et causant des terreurs folles au bétail et surtout aux chevaux. En somme, l’impression générale est lugubre. Il n’y a pas de temps à perdre, car c’est à six heures que nous devons arriver à notre station de Buffalo-Gap je fais réveiller mes compagnons, qui, étendus dans leurs couchettes, en face de moi, dorment encore du sommeil du juste. Il me semble que voici le moment venu de présenter au lecteur le personnel de notre caravane, car nous constituons une véritable caravane. Mes trois compagnons de route appartiennent au corps qu’illustra Hippocrate et dont se divertit tant M. Poquelin de Molière. La médecine a la réputation d’être une profession éminemment sédentaire. D’ordinaire, un médecin qui se respecte s’installe chaque jour dans son cabinet, fait entrer l’un après l’autre les clientes qui encombrent son salon, leur tapote le dos, met son oreille sur leur estomac et se fait payer toutes ces privautés deux louis. C’est une profession facile, agréable et lucrative. Comment se fait-il que trois de ses adeptes en aient quitté momentanément l’exercice pour parcourir, en ma compagnie, la grande prairie du Dakota ? C’est ce que je voudrais expliquer en procédant des causes générales aux particulières, ainsi qu’il convient à tout esprit qui se pique de philosophie. Selon moi, on a toujours, jusqu’à présent, enseigné la zoologie d’une manière tout à fait incomplète, parce qu’on persiste à se placer à un point de vue beaucoup trop matérialiste. Ainsi, comment distingue-t-on les animaux ? D’après la nature de leurs dents, la forme de leurs os et le nombre de leurs pattes. Cela suffit-il ? Évidemment non. Quand j’entreprends un voyage, je désire être renseigné non seulement sur l’apparence des animaux que je dois rencontrer, mais encore sur leur caractère, car il est très certain que les bêtes ont des caractères très différents. Ainsi, par exemple, observez une vache dans un herbage. Elle a l’air d’être parfaitement heureuse. Cependant elle ne fait que boire, manger et dormir. Si elle n’a pas besoin de distractions, c’est qu’elle en trouve dans son for intérieur. Je suis donc autorisé à dire que c’est un animal naturellement gai. Voyez au contraire les baleines et les marsouins. Quand ils ne sont pas occupés à manger, il leur faut tout de suite une distraction. La baleine se met à lancer des jets d’eau par ses évents, et les marsouins ne se lassent pas de s’exercer à faire la culbute. Ils s’ennuient évidemment dès qu’ils restent seuls avec eux-mêmes. Ce sont des animaux naturellement tristes. Or, et c’est là que je voulais en venir, l’homme, et surtout l’homme civilisé, doit être, je crois, rangé dans cette dernière catégorie. Il a besoin de distractions. Seulement notre civilisation est ainsi faite que plusieurs catégories d’hommes éprouvent quelque peine à s’offrir ces distractions, cependant si nécessaires, et cela parce que, à tort ou à raison, notre société exige d’eux une gravité d’allure incompatible avec lesdites distractions. Mais cette société, moins sévère en réalité qu’elle n’en a l’air, les tolère très bien et même les encourage, pourvu qu’on sauve les apparences en leur donnant un prétexte scientifique ou patriotique. Une demi-douzaine de notaires ou de magistrats qui quitteraient la petite ville de province où ils se morfondent d’ennui, en annonçant qu’ils vont se plonger pendant huit jours dans les délices de la capitale, seraient peut-être enviés par leurs concitoyens, — en secret, — mais, en public, on les conspuerait : on leur vote au contraire des remerciements s’ils y vont comme délégués pour assister aux obsèques d’un grand homme, ou simplement s’ils se donnent à eux-mêmes la mission d’aller renseigner leur député sur l’état de l’opinion dans leur arrondissement. À la rigueur, on leur paye même leur voyage. Il y a une foule de sociétés scientifiques, politiques ou littéraires, dont on ne comprend pas, à première vue, l’existence. Elles ne doivent leurs succès qu’à ce besoin secret de déplacement. Mais, de tous les prétextes employés par les gens sérieux pour cacher leurs débordements, les meilleurs leur sont encore fournis par les congrès. Les médecins surtout en ont usé et abusé. Jusqu’à ces derniers temps, lorsqu’un fils d’Esculape s’ennuyait par trop dans sa province, lorsqu’il voulait revoir les petits théâtres, entendre aux Ambassadeurs la nouvelle création de mademoiselle Faure, en un mot recommencer les fredaines de sa jeunesse, il annonçait à sa clientèle qu’il allait la quitter momentanément pour figurer dans un congrès médical à Paris. Seulement, dans ces dernières années, la clientèle s’étant mise elle-même à voyager, médecins et malades se rencontraient en toutes sortes d’endroits où les questions scientifiques ne se discutent guère. Il fallut aviser, car la majesté de la science menaçait d’être compromise. On est obligé maintenant de choisir pour les congrès médicaux des lieux de réunion de plus en plus éloignés. Les Yankees, nés malins, ont su exploiter cette situation ; ils ont, cette année, inondé l’Europe de prospectus annonçant que les médecins du monde entier étaient convoqués à Washington. Le programme des divertissements annoncés comportait d’abord l’étude de la cataracte du Niagara (les organisateurs auraient-ils voulu faire un calembour ?), puis quelques dîners assez rares, enfin l’honneur de donner une poignée de main au président Cleveland. Cela a suffi pour déterminer un peu plus de cinq mille (je dis : cinq mille) médecins à accourir de tous les points du globe. Pour sa part, notre paquebot en contenait vingt-cinq ! Qu’il n’y eût pas dans le nombre quelques rares naïfs qui prenaient au sérieux les communications qu’ils allaient faire au congrès, c’est ce que je ne voudrais pas affirmer. J’ai remarqué notamment, parmi les passagers de seconde, un brave homme qui avait un bonnet gris et des pantoufles en tapisserie, des lunettes bleues, le mal de mer à perpétuité, une chemise de flanelle qu’il ne changeait jamais, et un nom en er, Müller, Fischer, Bauer, ou quelque chose d’approchant. Il venait d’un village de la Bavière tout exprès pour faire aux Yankees une communication sur l’acarus de la gale, et tout le monde craignait qu’il ne transportât sur lui quelques-uns de ces insectes, à titre d’échantillon. Celui-là était un convaincu, j’en suis persuadé. Mais les autres, qui arrivaient de Paris et lieux circonvoisins, — par lieux circonvoisins, il faut entendre toute la France, — ceux-là étaient de bons et joyeux compagnons bien décidés à ne pas s’ennuyer, ce qui est le plus sûr moyen connu de ne pas ennuyer les autres. Rien ne lie comme une traversée quand il fait beau et qu’on n’a pas le mal de mer. Au bout de deux jours, nous en étions aux confidences. Chacun d’eux m’avait régalé d’une histoire d’opérations et m’avait fait part de ses opinions sur la médecine en général et sur les médecins ses confrères en particulier. Ce que ces gaillards-là m’ont fait perdre d’illusions, nul ne le saura jamais ! Moi, je leur parlais de la Prairie. Les ombres de Fenimore Cooper, de Gustave Aymard et de tous les autres auteurs classiques me donnaient sans doute une éloquence extraordinaire, car, tandis qu’aucun de mes compagnons ne m’a inspiré l’envie d’être malade, j’étais parvenu à leur suggérer à tous, au bout de quelques jours, l’idée de laisser le congrès devenir ce qu’il plairait à Dieu, et de ne retourner dans le sein de leurs familles qu’après être venus avec moi faire un pèlerinage aux lieux qui ont rendu illustres Œil de Faucon, Renard Subtil et tant d’autres héros dont les aventures ont fait palpiter notre jeunesse. Malheureusement, quel que fût mon désir de continuer sur les chemins de fer américains la bonne et joyeuse vie du paquebot, il m’était impossible, à mon très grand regret, d’emmener vingt-cinq médecins avec moi au ranch. Je fus donc obligé de restreindre mes invitations. Mais j’ai pu télégraphier, il y a deux jours, que j’arrivais avec trois médecins, télégramme qui, communiqué à la presse locale par une indiscrétion du télégraphiste, a produit une vive impression sur tous les habitants des Black-Hills, car ils ont cru tout d’abord qu’une invasion de quelque maladie contagieuse, tenue secrète jusqu’à présent, pouvait seule motiver une pareille affluence de docteurs. Il me reste maintenant à les présenter individuellement au lecteur : le premier, le docteur Ch..., un Parisien, homme d’un certain âge, est bien connu par ses belles découvertes en chimie ; le second ne l’est pas moins sur le littoral de la Méditerranée. En collaboration avec le soleil, le docteur P... a pour spécialité de remettre à neuf tous les poumons de qualité qui affluent chaque hiver dans le midi de la France. Le troisième, le docteur G..., est un des internes les plus distingués de nos hôpitaux de Paris. La chimie et la médecine sont deux belles sciences. Nul n’est plus convaincu que moi de cette vérité. On peut cependant dire de la première que, parmi ses découvertes, il en est, comme la strychnine et la dynamite, par exemple, qui n’ont contribué en rien au bonheur de l’humanité, et de la seconde, qu’il n’est pas bien prouvé qu’elle rende de bien grands services à l’espèce humaine, en général, en faisant vivre quand même une foule de bossus, de rachitiques et de malingreux, maldonnes de la nature que, si elle était laissée à elle-même, elle s’empresserait de faire disparaître, pour leur plus grand bien comme pour celui de l’espèce en général. Il y a une troisième science, au contraire, qui a droit à toutes nos sympathies, car elle s’est toujours consacrée uniquement au bonheur de l’humanité. Elle procède de la première, et de toutes ses applications, c’est assurément la plus ancienne, comme la plus utile. Elle est l’auxiliaire le plus précieux de la seconde ; elle embellit notre existence. Voilà ses titres pour les utilitaires. Pour les patriotes, elle en a encore un autre : c’est la science française par excellence. Tous les peuples s’inclinent devant la supériorité de notre école, car c’est chez nous seulement que ses professeurs, s’élevant au-dessus des préceptes d’une routine vulgaire, ont fait une science de ce qui, partout ailleurs, n’est qu’une application confuse, et surtout indigeste, rudis et indigesta moles, de formules barbares et empiriques... Je pense qu’après cette tirade il est inutile d’ajouter que c’est de la cuisine que je parle. Cet accès de lyrisme paraîtra peut-être à quelques-uns légèrement échevelé. Il était nécessaire, c’est là mon excuse, pour me ménager une transition, afin de présenter au lecteur le cinquième membre de la caravane que j’ai amenée à Buffalo-Gap, sans blesser la susceptibilité des autres. Ce cinquième membre n’est autre que mon maître queux, François Préel. À mon départ de Paris, mon valet de chambre étant malade, François s’est aussitôt offert pour le remplacer. Inutile de dire avec quel empressement je me suis hâté de le prendre au mot. Je vais vivre pendant de longues semaines au milieu des cow-boys, des colonels et des juges qui constituent la société du Far-West. J’aurai de fréquents rapports avec les Sioux, Ogalallas, Nez-Percés et autres Peaux-Rouges. Ce sont des gens d’humeur irascible et batailleuse. On a déjà essayé de bien des moyens pour les faire vivre en paix. On n’en est jamais venu à bout. J’ai toujours cru que, bien mieux que la musique, la bonne cuisine adoucissait les mœurs. Comment voulez-vous que des gens qui ne vivent que de lard rance n’aient pas le caractère aigri ? Initiez-les aux félicités de la gastronomie ! au lieu de s’entre-déchirer, ils ne songeront plus qu’à s’offrir à dîner les uns aux autres. À l’heure qu’il est, les plats favoris des Sioux sont le chien rôti et les serpents à sonnettes grillés. Comment s’étonner qu’ils soient féroces et barbares ? Que François révèle aux Sioux l’art de mettre un chien en civet et de servir les serpents à sonnettes à la tartare, n’est-il pas évident que les Sioux ne se sentiront pas le courage de résister à une civilisation qui se révèle à eux par de tels bienfaits ? François a d’ailleurs conscience de la grandeur de la mission qui lui incombe. Il l’envisage à un double point de vue. D’une part, il est prêt à initier les peuples déshérités qu’il visite aux éléments de son art ; de l’autre, il consigne religieusement sur son carnet toutes les observations culinaires qu’il peut recueillir. Il m’a confié que le résumé de ces impressions devait paraître à notre retour dans le Moniteur de la cuisine, et ne m’a pas caché que cet article serait sévère pour la cuisine américaine. Je reprends maintenant mon récit interrompu par ces trop longues digressions. Le train s’arrête enfin à la station de Buffalo-Gap. Notre wagon est aussitôt envahi par A..., M... et D..., les trois foremen français du ranch, qui nous accueillent avec une joie très communicative. Leurs pantalons indiens en cuir fauve, garnis de franges sur les coutures, leurs feutres bossués à la don César de Bazan et leurs gros revolvers Colt pendus au côté, leur donnent une couleur locale qui ravit nos docteurs. Il y a là aussi, sur la plate-forme, une demi-douzaine de citoyens proéminents de Buffalo-Gap, avec lesquels nous échangeons de vigoureuses poignées de main ; puis on se met en route le long de la première avenue pour aller déjeuner au Commercial hotel avant de se mettre en route pour Fleur de Lis. J’ai déjà décrit les hôtels du Far-West. Le Commercial hotel ressemble à tous les autres. Au moment où nous entrons dans la salle à manger, je retrouve les tables recouvertes de nappes rouges très sales les innombrables petits plats remplis de choses innommées, entassés devant chaque convive, toute cette mise en scène qui laisse de si douloureux souvenirs chez tous les voyageurs aux États-Unis ! Les docteurs s’arrêtent hésitants, en percevant l’odeur atroce de lard grillé qui vous prend à la gorge. Heureusement, une idée lumineuse traverse mon esprit au moment où le directeur de l’hôtel accourt vers moi en s’écriant : How are you ! baron ! Glad to see you ! — Colonel Flynn, lui dis-je, — est-il nécessaire de dire que notre hôte est colonel ! — je vous présente au docteur C..., un des médecins les plus proéminents de France. Il a quitté le grand congrès médical de Washington pour venir étudier sur place les eaux minérales de ce pays-ci. — Oh ! dit Flynn, vivement intéressé. Au sud des Black-Hills, tous les ruisseaux de la Prairie ont une eau exécrable ; mais aucun n’est comparable, sous ce rapport, au Beever-Creek, qui coule à Buffalo-Gap. Son eau a toutes les propriétés de la source qui de nos jours a rendu si célèbre le nom des Hunyadi. Le bon Flynn se voit déjà l’associé du docteur, expédiant dans le monde entier des bouteilles étiquetées à son nom. — Right glad to see you, sir ! lui dit-il d’une voix émue. Hope you are well ! Et il se précipite sur la main du docteur, très étonné de cet accueil chaleureux. — Justement, lui dis-je, le docteur est très fatigué : vous savez, les hommes d’un certain âge sont un peu les esclaves de leurs habitudes. Vous devriez me permettre de lui faire préparer quelque chose par mon cuisinier. — Comment donc ! s’écria Flynn, mais toute la maison est à votre disposition. Je n’en demandais pas davantage, et faisant signe à François, je me dirigeai avec lui vers la cuisine, un abominable petit appentis attenant à la maison. Au milieu, il y a un poêle en fonte, tout graisseux. Un nègre d’une saleté épouvantable découpait gravement avec un bowie-knife des tranches de viande sur un quartier de bœuf pendu au mur ; puis il les étalait à même sur la plaque du poêle, et au bout d’un instant les livrait à deux jeunes personnes qui les servaient aux consommateurs dans la salle à manger. On appelle cela des biftecks dans ce pays-ci ! François frissonna, mais il se montra tout de suite à la hauteur des circonstances. En un clin d’œil, il avait découvert des œufs, des oignons, du lard, une vieille marmite et une poêle. Vingt minutes après, la première soupe à l’oignon qui ait jamais été conçue et exécutée dans le Dakota mijotait doucement sur le feu, envoyant dans toute la maison ses réjouissants effluves, que tous les colonels et tous les juges aspiraient avec une surprise indicible. Tout le monde voulut en avoir. Les deux servantes elles-mêmes, si je puis employer une expression aussi peu respectueuse en parlant de mesdemoiselles Minnie et Laura, nièces du colonel Thompson, rédacteur en chef du Buffalo-Gap-News, vinrent s’asseoir entre leur oncle et moi et réclamèrent leur part, qu’elles absorbèrent en faisant des petites mines charmantes. Quand on vit arriver ensuite une omelette au lard, l’enthousiasme fut à son comble. Thompson déclara qu’il consacrerait son prochain article à la description de ces deux merveilleux French dish. La gloire est un aimant qui attire toujours la beauté ! La belle Laura était si émue, que si François lui avait demandé sa main, elle la lui aurait accordée séance tenante ; j’en suis convaincu. Bien loin d’entrer dans cette voie, il a refusé avec une grande énergie le bifteck qu’elle lui offrait ; mais il n’a pu échapper, malgré la modestie qui est l’apanage du vrai talent, aux poignées de main enthousiastes de la douzaine de colonels et de juges qui lui doivent d’avoir été initiés aux délices de la soupe à l’oignon. En sortant de table, nous allons faire quelques emplettes. Comme toutes les autres villes du Far-West, Buffalo-Gap a eu des hauts et des bas boomé et déboomé, pour employer l’expression locale. Il y a un an, quand le chemin de fer y arriva, elle avait douze cents habitants qui demeuraient à une demi-lieue d’ici. La compagnie leur ayant joué le mauvais tour de ne pas faire passer sa ligne où ils l’attendaient, ils ont tous transporté leurs maisons aux environs de la gare, faisant comme Mahomet, qui allait à la montagne quand il était prouvé que la montagne ne voulait pas venir à lui. Une fois qu’on eut tracé à nouveau les cinq ou six avenues et les vingt-cinq à trente rues que comporte toute city américaine, et que les maisons se furent de nouveau alignées le long desdites artères, le bruit se répandit que je ne sais quelle ville du voisinage boomait. Aussitôt tout le monde y courut, emportant la plus grande partie des maisons. Au bout de quelques semaines, les avenues n’étaient plus indiquées que par quelques rares édifices trop grands pour être emportés ou trop misérables pour valoir les frais d’une démolition. À un certain moment, il n’y avait plus qu’une centaine d’habitants restés fidèles à la fortune ou plutôt à l’infortune de la cité déboomée. C’étaient du reste des gaillards qui ne plaisantaient pas avec la morale. Quelques jeunes personnes d’allures un peu suspectes étaient venues s’installer dans une maison située précisément en face du bar de notre ami Flynn, auquel elles enlevèrent du coup la clientèle de tous les cow-boys du voisinage. Un soir, après boire, les consommateurs qui lui étaient restés fidèles déclarèrent que les citoyens sérieux de Buffalo-Gap ne pouvaient tolérer un tel scandale, et cette opinion répondait si bien au sentiment général, que séance tenante on alla tirer de leur remise les deux pompes de la ville, on en ajusta les tuyaux à la cheminée de la maison, et une vingtaine de colonels et de juges se mirent à pomper de si grand cœur, qu’au bout d’un quart d’heure l’eau sortait en cascade par la porte. Il parait que, ce soir-là, il n’y avait pas de cow-boys pour prendre leur défense, car les pauvres demoiselles ont été obligées d’aller chercher une cité plus hospitalière, et leur maison a été démolie. La vertu est quelquefois récompensée. Depuis cet événement, la fortune a semblé sourire de nouveau à Buffalo-Gap. On a découvert dans ses environs de superbes carrières de pierres à aiguiser (whetstones). Dans ce pays-ci, il y a quatre ans, tout le monde voulait me vendre des mines d’or ou de mica. Maintenant, l’or et le mica sont méprisés. Personne n’en parle plus. En revanche, depuis ce matin, une douzaine de citoyens proéminents (prominent citizens) m’ont attrapé successivement par un bouton de ma jaquette, m’ont emmené dans un coin, et là, mystérieusement, m’ont montré des échantillons de pierres à aiguiser, en me proposant une association appelée à donner des dividendes fabuleux : j’ai déjà dans mes poches de quoi me monter un établissement de rémouleur, à mon retour à Paris. Ce serait peut-être le moyen le plus sûr d’en tirer parti. L’exploitation de toutes ces richesses doit naturellement ouvrir pour Buffalo-Gap une nouvelle ère de prospérité : aussi tout le monde prévoit un boom imminent. Les terres à bâtir vont prendre une valeur fabuleuse, et l’on commence déjà à colporter partout le plan de la ville... telle qu’elle sera. Les connaisseurs prédisent que la troisième avenue va devenir le rendez-vous du monde élégant, — the fashionable resort ; — mais ils se demandent si Pine-Street pourra contenir toutes les banques qui s’y accumuleront. En attendant, dans la troisième avenue, il y a un champ où j’ai vu de bien beaux potirons, et dans Pine-Street, j’ai levé un vol d’au moins trois cents black birds. J’avoue, à ma très grande honte, que j’ai toujours trouvé assez fastidieuse la besogne de visiter des monuments ; mais quelles que soient l’éloquence et la bonne volonté des ciceroni, on se lasse encore bien plus vite de visiter simplement l’endroit où des monuments s’élèveront peut-être... plus tard. Aussi n’ai-je pas cru déplaire à nos hôtes, en donnant promptement le signal du départ. On avait amené de Fleur de Lis deux buggies et un wagon. Ou a chargé les bagages dans le wagon, sur le siège duquel François a pris place à côté d’un cow-boy à l’air féroce qui servait de conducteur. Les docteurs et moi, installés dans les buggies, nous avons pris les devants, suivis par A... et D... à cheval. Le soulèvement géologique qui a fait surgir les Black-Hills au milieu de la Prairie a agi comme un coup de poing qui crèverait de bas en haut un cahier de feuilles de papier de couleurs différentes. Il a retroussé en forme de bourrelet circulaire la couche de terre végétale, profonde de cent cinquante ou deux cents mètres, qui forme le sol de la plaine, de sorte qu’avant d’arriver aux formations rocheuses il faut traverser une série de collines terreuses. C’est ce qu’on appelle les Foot-Hills. Les Foot-Hills ont conservé dans une très grande mesure la singulière inaptitude qu’a le sol de la Prairie pour toute végétation arborescente. Sur les sommets seulement, on voit de loin en loin quelques sapins mal venus. En revanche, ces collines sont couvertes d’une herbe très drue et possédant des qualités excessivement nutritives. Aussi les pâturages des Foot-Hills sont-ils, de tous, les plus appréciés. L’eau y est seulement fort rare. Ce qui s’explique facilement. En effet, les ruisseaux qui descendent des montagnes vers la plaine, parcourant des strates relevées verticalement, finissent presque toujours par en rencontrer une qui est perméable, et alors ils disparaissent au moins pendant une bonne partie de l’année, sauf à revenir à la surface un peu plus loin. Du reste, le régime des eaux de ces contrées mériterait une étude particulière. Le pays a dû être beaucoup plus humide qu’il ne l’est aujourd’hui. À chaque pas, on rencontre des lits de ruisseaux dont les berges indiquent qu’ils ont roulé un volume d’eau considérable, et qui maintenant ne contiennent jamais une goutte d’eau. À quoi tient ce dessèchement ? Depuis dix ans que les Indiens ont été chassés d’ici, on a coupé les bois de la montagne sans trêve ni relâche. Il est bien probable qu’il est inutile d’aller chercher plus loin la raison. Ce pays est, en somme, parfaitement laid. Je me rappelle avoir vu, dans je ne sais quel ouvrage de M. Flammarion, un dessin représentant une vue d’un paysage lunaire. Je ne sais pas si l’artiste garantissait la ressemblance, mais je ne peux pas parcourir ce pays-ci sans penser à cette gravure. Au loin, on distingue les belles montagnes des Black-Hills, recouvertes de forêts superbes ; mais les premiers plans n’offrent à l’œil attristé qu’une série de collines rondes, s’étageant l’une sur l’autre, formant un paysage d’une monotonie désespérante ; et les coloristes n’ont pas plus à se réjouir que les amateurs de belles lignes, car, à partir du mois de juillet, l’herbe desséchée prend une teinte jaune uniforme que j’ai particulièrement en horreur. C’est dans cette région, tout à la fois si accidentée et si monotone, que nous nous enfonçons en quittant Buffalo-Gap, qui se trouve à la limite de la grande Prairie. On peut pénétrer dans le massif des montagnes par trois ou quatre brèches (gaps). La première était bien connue du temps des Indiens. Ils lui avaient donné un nom dont Buffalo-Gap (la brèche aux buffles) est la traduction, parce que c’était par là que passaient chaque année les immenses troupeaux de buffles qui, après avoir hiverné dans les prairies du Sud, regagnaient au printemps le Nord. D’innombrables guerres indiennes ont eu pour objet la possession de ce terrain de chasse, car les tribus qui pouvaient se l’assurer y faisaient des chasses merveilleuses. On dit que certains jours, on y a tué trois ou quatre mille buffles ; encore maintenant, le sol est littéralement couvert de leurs crânes. Nous avons aujourd’hui été chercher un autre passage un peu moins difficile. Pendant une heure et demie, nous montons et nous descendons au grand trot des côtes invraisemblables sans voir âme qui vive. Une fois seulement nous apercevons, au sommet d’une colline, à deux ou trois kilomètres, quelques points noirs, que D... assure être une bande de nos juments. Il part au galop dans leur direction, et nous le voyons bientôt revenir, poussant devant lui à fond de train une trentaine de belles juments, presque toutes suivies de leurs poulains et de leurs yearlings, qui viennent croiser la route à quelques pas devant nous. Une ou deux portent des marques étrangères, mais toutes les autres ont la fleur de lis marquée au fer rouge sur l’épaule droite. Les juments ordinaires du Colorado et de l’Orégon ont environ un mètre cinquante-cinq de hauteur, et, pour employer l’expression du pays, elles pèsent neuf cents à mille livres. Elles ont tous les traits caractéristiques de la race américaine : des pieds admirables, des membres excellents, quoiqu’un peu grêles, et le rein trop long ; en somme, d’excellents petits chevaux de trait, pleins de cœur et d’action, mais beaucoup trop légers pour le service de la culture et surtout du camionnage. Les yearlings qui les accompagnent sont de la même race que leurs mères. Elles étaient pleines quand on les a achetées l’an passé. Mais les poulains sont des demi-sang percherons. Ils atteindront la taille d’un mètre soixante-cinq environ et pèseront douze à treize cents livres, c’est-à-dire à peu près la moyenne entre le poids de la mère et celui du père. Aucun de ces animaux n’a jamais pénétré dans une écurie ni mangé un grain d’avoine ou une poignée de foin. Ils viennent de traverser un hiver d’une rigueur exceptionnelle, car, pendant près de trois semaines, il y a eu de trente-cinq à quarante degrés de froid, et il leur fallait gratter la neige pour trouver un peu d’herbe gelée. Cependant pas un n’a péri, et les mères comme les enfants sont en aussi bon état maintenant que les juments et les poulains que je voyais, il y a trois semaines, dans les herbages de Normandie. L’herbe de ce pays-ci a vraiment des qualités extraordinaires. Nous finissons par rencontrer un creek desséché que nous traversons et dont nous suivons ensuite les bords. C’est le Lame Johnny creek. Après trois ou quatre kilomètres de marche dans la vallée relativement large où nous nous trouvons, nous la voyons tout d’un coup se rétrécir : nous contournons ensuite une sorte de promontoire rocheux qui la bouche presque entièrement. De l’autre côté, le paysage change complètement d’aspect. Nous sommes maintenant au pied des montagnes. À cinq ou six cents mètres devant nous, des bouquets de sapins superbes couvrent le flanc et le sommet des collines, dont les reliefs s’accentuent de plus en plus. Tout en haut de ce pays, on voit commencer la forêt, qui, dans le lointain, a une couleur noire d’une intensité vraiment étonnante. Devant nous, autour d’une petite pièce d’eau qui brille au soleil, nous voyons les toits rouges de sept ou huit grands bâtiments, un potager plein de fleurs et de légumes, et puis, à gauche, une maison à deux étages faite de gros troncs de sapins superposés. D’énormes massacres d’élans surmontent toutes les fenêtres de la façade, et devant la porte, A... et D... qui ont pris les devants, nous attendent pour nous souhaiter la bienvenue, un peu émus et tout fiers de nous recevoir dans cette maison qu’ils ont bâtie eux-mêmes, et au milieu de cette abondance qui est le résultat de tant de travail et de courage ! Dans l’après-midi, nous faisons subir naturellement à nos hôtes l’inévitable promenade du propriétaire. Nous avons cette excuse que nous ne voulons pas les laisser sur l’impression qu’ils ont dû conserver de leur voyage de ce matin. Un grand pré jaune de vingt ou vingt-cinq kilomètres excite toujours l’enthousiasme des gens de ce pays-ci, parce qu’ils calculent tout de suite le nombre de chevaux ou de bœufs qu’on peut y lâcher. Mais, pour des touristes, ces considérations utilitaires ont moins d’intérêt. Nous leur faisons remonter à cheval la vallée. À cinq ou six cents mètres de la maison, les collines commencent à se couvrir de magnifiques futaies de sapins qui deviennent de plus en plus épaisses à mesure que nous avançons. Un industriel a eu la malheureuse idée, l’année dernière, d’établir ici une scierie qui a fourni au chemin de fer toutes ses traverses, mais il est parti maintenant, et c’est à peine si l’on distingue les traces de son passage. Le sentier que nous suivons contourne d’admirables rochers de granit gris tout parsemé de plaques de mica qui étincellent au soleil. Puis nous pénétrons dans une ravissante petite vallée verte, au fond de laquelle coule une vraie rivière, le French creek, que nos chevaux nous font traverser pour nous amener à une clairière qu’on croirait dessinée dans un parc anglais. Du coup, nos docteurs sont enthousiasmés. C... qui a passé une partie de son existence en Suisse, est frappé comme je l’ai été moi-même de la ressemblance de ce pays avec la patrie de Guillaume Tell. Puis, comme rien ne creuse comme l’admiration, nous entrons dans les taillis de pruniers nains qui bordent le ruisseau, et, rassurés au point de vue des conséquences possibles, par la présence de tant de médecins, nous mangeons à belles dents les bonnes prunes jaunes si mûres, qu’elles fondent littéralement dans la bouche. Nous rentrons à la nuit tombante. Notre retour est marqué par un incident. Je marchais en tête de la colonne, nous étions presque arrivés, quand, tout à coup, j’entends la crécelle d’un serpent à sonnettes : j’arrête aussitôt mon cheval et regarde autour de moi sans rien voir d’abord. L’animal était juste entre les jambes de mon pauvre bucéphale, qui, en l’entendant à son tour, a fait un bond prodigieux. Puis nous avons tué le serpent, et les médecins s’en sont emparés pour le disséquer. Il paraît du reste que c’est la journée aux serpents. En rentrant, nous avisons François dans la cuisine dont il a pris possession. Il est vêtu de la toque et de la veste blanche classiques : mais il a enfermé ses extrémités inférieures dans une paire de bottes à l’écuyère, en cuir jaune, ornées de formidables éperons, et quand nous lui demandons les raisons de cet étrange solécisme, il nous avoue qu’ayant été se promener dans le jardin pendant notre absence, il y a vu, lové, sous une touffe de petits pois, un si énorme serpent, qu’il s’est empressé de revêtir les bottes en question, bien décidé à ne plus les quitter tant qu’il restera dans ce pays-ci. Le serpent a été tué un instant après. C’est un bullsnake fort inoffensif, mais d’une longueur imposante ; quatre ou cinq pieds au moins. Le docteur G..., naturaliste féroce, s’en empare pour le dépouiller de sa belle peau brune. Fort heureusement ce petit incident, s’il a troublé momentanément la sérénité d’âme de mon serviteur, lui a laissé le plein exercice de toutes ses autres facultés ; ce qui, de l’avis général, est surabondamment prouvé par la conception et surtout par l’exécution du dîner qu’il nous a improvisé. Quel en était le menu ? Je m’aperçois que j’ai négligé de le transcrire dans mes notes. D’ailleurs, cela n’intéresserait peut-être pas le lecteur. Tout ce dont il me souvient, c’est qu’il comportait un salmis de poules de prairie et un soufflé au café qui, après avoir été dégustés par l’honorable société avec le recueillement auquel ils avaient droit, lui ont laissé une impression tout à la fois exquise, profonde et durable. J’allais oublier d’enchâsser une véritable perle recueillie dans le journal de Buffalo-Gap, que nous apporte le chariot des bagages parti une ou deux heures après nous. Le rédacteur en chef y rend compte de notre arrivée en ces termes : « Nos lecteurs seront heureux d’apprendre le retour dans les montagnes Noires du baron de Grancey. Il est arrivé ce matin dans notre ville, venant d’Europe, accompagné par trois des médecins les plus proéminents de Paris, qui se sont joints à lui pour venir se rendre compte par eux-mêmes des prodigieuses ressources de notre pays, dont on commence à s’occuper beaucoup dans la capitale de la France. Quelques citoyens proéminents de notre ville leur en ont fait les honneurs : ils les ont promenés pendant plusieurs heures dans nos avenues et dans nos rues, dont les visiteurs ont beaucoup admiré la belle ordonnance, bien qu’ils se soient égarés un instant dans un des faubourgs... Ils se sont rendu compte des fortunes qu’il y a à faire en achetant aux cours actuels les quelques terrains à bâtir qui restent encore à vendre dans nos quartiers commerçants. » Thompson, le directeur propriétaire du Buffalo-Gap-News, l’oncle de la belle Laura, est, à ses moments perdus, agent d’affaires, land agent. Quelques débiteurs récalcitrants lui ont laissé pour compte certains lots de terre que la crise de Buffalo-Gap rend d’une défaite particulièrement difficile. Il reste peut-être encore à Chicago ou ailleurs des financiers entreprenants prêts à spéculer sur la hausse des terrains dans le Far-West. C’est eux que vise la petite réclame que l’on vient de lire. La production des insectes dans le nouveau monde. — Le ranch. — Les rattle-snakes. — Hommage à M. Le Play. — Calamity Jane. — La monographie d’une famille-souche. — Le budget des Rogers. Lundi 19 septembre. — Les philosophes assurent que pour devenir vertueux il est nécessaire de voir lever l’aurore. Si cette opinion est fondée, il est très certain que dans ce pays-ci on doit faire de très rapides progrès dans la voie de la perfection. La maison que nous habitons est très fraîche en été, très chaude en hiver. Ses murailles, formées d’énormes troncs de sapin à peine équarris et couchés les uns sur les autres, remplissent donc admirablement leurs fonctions. Mais à l’intérieur, avec ses planchers et ses cloisons de planches insuffisamment jointes, elle constitue un véritable tambour d’une sonorité désolante. On peut causer de chambre à chambre et même d’étage à étage avec une facilité déplorable, et le matin, dès que quelqu’un est sur pied, personne ne peut plus dormir. D’ailleurs, si le sommeil résistait au bruit, il serait bien vite mis en déroute par les mouches. Je ne crois pas qu’il existe un pays comparable à l’Amérique sous le rapport de la production des insectes. C’est de là que nous sont venus le phylloxera, le colorado-bug, et une foule d’autres petits animaux à noms bizarres que les Américains auraient bien dû garder chez eux. Mais il faut leur rendre cette justice qu’ils ne nous envoient que le surplus de leur production, et qu’ils gardent tout ce qu’ils peuvent garder. À Terre-Neuve, les moustiques sont si terribles, dès qu’on s’éloigne un peu de la plage, que la colonisation n’a jamais pu pénétrer dans l’intérieur et qu’on montre, au cimetière, la tombe d’un midshipman anglais qu’ils ont tué. Dans le Canada, il y a des défrichements qu’on a été obligé d’abandonner parce que ces abominables petites bêtes rendaient fous tous ceux qui voulaient s’y établir. À Chicago, l’autre jour, j’ai eu la sottise de ne pas fermer ma moustiquaire, et je me suis réveillé le lendemain couvert de morsures. Les punaises collaborent avec les moustiques dans l’œuvre de la guerre à l’invasion humaine. Toutes les auberges de ce pays-ci en sont remplies, et, l’année dernière, j’ai rencontré un jour, non loin d’ici, un fermier qui m’a confié qu’elles avaient envahi sa maison en si grand nombre que, depuis trois semaines, lui et sa famille couchaient dehors. Ici, grâce à Dieu, il n’y a ni moustique ni punaise, mais je crois que toutes les mouches de la création s’y sont donné rendez-vous. Les solives du plafond en sont littéralement couvertes et les vitres des fenêtres obscurcies. Il n’y a pas que des mouches : il y a aussi des guêpes par centaines. Je me permets même de les signaler aux entomologistes. Elles ne ressemblent pas aux nôtres ; elles sont beaucoup plus longues ; ensuite, elles n’ont pas de nids ; du moins, si elles en ont, je n’ai jamais pu les trouver ; enfin, quand elles piquent, elles font bien moins de mal que leurs congénères d’Europe. Heureusement, François, qui cumule un peu tous les emplois dans la maison, intervient, armé d’une serviette, et parvient sans trop de peine à décider la plus grande partie de ces charmants animaux à se sauver par les fenêtres qu’on leur ouvre toutes grandes ; puis, pendant qu’il va s’occuper du déjeuner, je m’attarde à regarder le paysage. Devant moi s’étend une plaine triangulaire très étroite à son sommet. Elle descend en pente douce, contenue entre deux rangs de collines, couvertes d’une herbe jaunâtre, qui vont en s’écartant l’une de l’autre, jusqu’à ce qu’elles soient coupées brusquement, à six ou sept kilomètres d’ici, par la chaîne de petites montagnes que nous avons traversée hier en venant de Buffalo-Gap. Derrière ces montagnes, je distingue la grande prairie, encore toute couverte d’une ombre bleue qui donne d’une façon étonnante l’illusion de la mer. Sur cette masse sombre, dont ils sortent par endroits pour se détacher sur le ciel encore tout pâle, les bords dentelés de ces collines, éclairés par les rayons obliques du soleil levant, se détachent avec une netteté admirable. Au fond de la vallée serpente le Lame Johnny creek, indiqué par les touffes vertes des chênes et des peupliers rabougris qui poussent dans son lit. Dans tout cela rien qui rappelle cette impression de fraîcheur et de bien-être qu’on ressent chez nous en parcourant la campagne par une matinée d’été. Le soleil est déjà très ardent : le thermomètre marque vingt-cinq degrés. Nulle part il ne trouve une goutte de rosée à faire briller, car dans ce pays il n’y a jamais de rosée. Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi. Cette herbe jaune et sèche, cette absence d’arbres et de buissons, donnent à tout le paysage une teinte d’aridité et de tristesse qui produit un véritable malaise. Cependant ce paysage ne tarde pas à s’animer. À travers ma lorgnette, je distingue de loin en loin de longues files de juments, sortant lentement des petites vallées latérales, où elles ont été passer la nuit, pour aller boire aux flaques d’eau qui se trouvent dans le lit du creek. Leurs poulains gambadent autour d’elles. D’autres, qui ont déjà bu, remontent sur les berges et puis regagnent au trot leurs pâturages favoris sur le sommet des collines. Les bandes ne se mêlent guère. Chacune se tient dans un cantonnement qu’elle adopte pour une saison. Puis, au commencement de l’hiver et du printemps, après quelques tâtonnements, elles en choisissent un autre. Ces animaux, presque revenus à l’état sauvage, se comportent absolument comme le gibier. Bien différente est la vue que j’ai en regardant par mon autre fenêtre percée dans la façade de la maison. En face de moi, à une centaine de mètres tout au plus, se dresse une muraille de gros rochers gris presque verticale, au pied de laquelle coule le ruisseau, assez abondant ici, mais qui va se perdre un peu plus bas pour reparaître de loin en loin dans la plaine. Sur sa rive droite, devant la maison, on a établi le jardin. En me penchant un peu au-dessus de l’immense massacre d’élan qui orne le bas de ma fenêtre, je distingue sur la gauche la cour des écuries, où deux cow-boys sont en train de seller leurs chevaux, qui semblent tout petits à côté d’un énorme étalon percheron qu’on vient de sortir de son boxe pour le panser. Au-dessous de moi, sur la plate-forme en bois qui sert de perron, le docteur G..., armé d’un bistouri, est en train de taillader les serpents tués hier. Je vais le rejoindre. La tête du serpent à sonnettes est déjà disséquée, en attendant qu’elle figure dans je ne sais quel musée. G... me fait admirer le mécanisme ingénieux des glandes qui, comprimées par le fait même de la morsure, déversent dans le canal de la dent le venin qu’elles contiennent, pour le répandre dans la blessure. Il paraît même que tout est prévu. Si une dent se casse, il y en a deux ou trois de rechange prêtes à prendre sa place. Étant donné le but à atteindre, ce luxe de précautions me semble un peu exagéré de la part d’une nature que les poètes aiment à qualifier du nom de bienveillante. G... a beau me faire admirer la peau qu’il vient de dépouiller et le mécanisme des écailles qui sortent toutes d’une matrice, comme les ongles, je ne regarde tout cela qu’à bonne distance. Un serpent même mort m’inspire une répugnance indéfinissable. Si notre première mère Ève avait été comme moi sous ce rapport, l’humanité en serait encore à se promener sous un costume sommaire : ce qui serait du reste bien désagréable dans un pays à température aussi variable que celui-ci. Cette horreur des serpents me fait compatir aux terreurs de François. Je ne suis moi-même tranquille, dans ce pays-ci, que lorsque j’ai des bottes ou des guêtres. Cependant les accidents sont assez rares. Un serpent à sonnettes cherche toujours à éviter la rencontre de l’homme. Seulement, c’est un animal à la fois très lent et très courageux. Dès qu’il croit ne pas pouvoir échapper, il se dresse sur sa queue et essaye de mordre. Il arrive assez souvent qu’un bœuf ou un cheval, qui s’avancent lentement et sans faire de bruit tout en broutant, finissent par mettre le nez sur un serpent endormi, qui les pique aux naseaux ou à la langue. Dans ce cas, ils meurent presque toujours. Nous avons perdu l’année dernière une jument de cette façon : quand ils sont piqués à une jambe ou au flanc, ils sont très malades pendant quelques heures, enflent énormément, mais ne meurent pas. Les cow-boys, qui, par parenthèse, les craignent horriblement, prétendent qu’il y en a maintenant bien plus qu’autrefois, et la raison qu’ils en donnent est bien singulière. Ils disent que toutes les fois qu’une antilope voit un serpent à sonnettes, elle le tue en lui cassant les reins d’un coup de ses deux pieds de devant réunis. Or les antilopes, très nombreuses autrefois, ayant été chassées par les bestiaux des ranchmen et surtout par les cultures des fermiers, on s’expliquerait l’abondance des serpents à sonnettes, si tant est que l’histoire soit vraie, ce qui ne me paraît pas prouvé. Dans tous les cas, les chevaux en ont une peur affreuse ; ils font des écarts énormes dès qu’ils les aperçoivent, ou même dès qu’ils entendent leurs sonnettes, mais ne cherchent jamais à les tuer. Les journaux ont même raconté dernièrement une aventure bien amusante. Une compagnie de cavalerie régulière avait reçu l’ordre d’aller du fort Meade au fort Laramie. On campa un soir sur les bords de la Platte. Les chevaux furent mis au piquet. Le matin, quand le jour fut bien levé, on s’aperçut que des serpents à sonnettes grouillaient littéralement dans le camp. Les chevaux prirent peur, brisèrent leurs entraves, se sauvèrent : il fut impossible de les rattraper, et la cavalerie arriva à pied à sa destination. Pendant le déjeuner, on discute le programme des divertissements de la journée. Les docteurs G... et P... s’étant prononcés pour une promenade à cheval, on leur selle deux poneys de cow-boys, et nous les voyons partir à fond de train sous la conduite de Raymond. Le docteur C... paraissant se défier un peu de ses talents en matière d’équitation, je lui propose de prendre nos fusils et d’aller, tout en chassant, faire une petite tournée dans le voisinage. L’année dernière, à pareille époque, je ne sortais jamais sans que les chiens me fissent lever, à chaque pas, des vols de poules de prairie ; cette année, je ne sais pas ce qui est arrivé aux couvées, mais on ne voit pas une seule compagnie. Il n’est pas amusant d’arpenter des montagnes nues sous une température de trente degrés, sans rencontrer autre chose que des alouettes : il faut noter cependant que l’oiseau qu’on appelle alouette (lark) dans ce pays, — probablement parce qu’il a le même chant que son homonyme, — ne lui ressemble en rien. Il est aussi gros qu’une caille et est excellent à manger. Pour passer à un autre ordre d’excursions, j’emmène le docteur faire une visite à nos voisins les Rogers. Les ranchmen, c’est-à-dire les grands propriétaires de bœufs ou de chevaux, sont généralement dans les plus mauvais termes avec les fermiers qui viennent s’établir dans leur voisinage, — ce qui se comprend facilement quand on réfléchit à la manière dont ils exercent leur industrie. Un ranchman n’est jamais propriétaire des terres qui constituent son parcours, — son range, — pour employer l’expression usitée. Tout au plus cherche-t-il à s’en assurer l’usage exclusif en achetant autant que possible une bande de terre autour de toutes les sources et cours d’eau du voisinage, ce qui fait que personne ne peut plus songer à s’y établir sous peine de mourir de soif. Tout fermier qui vient se fixer dans ses environs lui nuit de deux façons : d’abord il prend naturellement pour sa culture les meilleures terres, c’est-à-dire celles où il poussait le plus d’herbe ; ensuite ses clôtures en ronce artificielle occasionnent constamment des accidents aux bestiaux et surtout aux poulains. Aussi, pour tous les ranchmen, le fermier est l’ennemi commun, et il n’y a pas de mauvais tours qu’on ne lui fasse. Les plus anodins sont de démolir ses clôtures ou de lui emmener pendant la nuit, à trente ou quarante kilomètres, son troupeau, que ce malheureux est ensuite obligé de chercher ce qui lui prend quatre ou cinq jours. Malgré ces moyens plus énergiques que réguliers, quand les terres d’un ranch sont d’une culture facile, les fermiers finissent toujours par arriver en nombre tel, que le ranchman est obligé de plier bagages. C’est ce qui est arrivé encore l’année dernière au Bar T. Ranch, dont le siège était à soixante ou quatre-vingts milles d’ici, dans le Sud, en pleine Prairie. Ses propriétaires avaient trente-cinq mille bœufs, ce qui nécessitait au moins trois cent cinquante mille hectares de parcours. Leurs terres étant excellentes, quand le chemin de fer a été ouvert, il leur est arrivé une telle invasion de fermiers que, malgré une défense héroïque, il leur a fallu se résigner à partir pour le Canada, où le gouvernement anglais, qui cherche à acclimater cette industrie, loue pour vingt ans aux ranchmen des lots de prairie de vingt mille hectares (cinquante mille acres) à raison de douze centimes l’hectare. Nous serons encore pendant bien longtemps à l’abri de ce danger, car tant que les fermiers pourront trouver dans la Prairie des terres d’alluvion sans une seule pierre, ils se garderont bien de venir casser leurs charrues en défrichant nos collines pierreuses. R... et M... se sont d’ailleurs empressés d’acquérir tous les cours d’eau du pays. Mais une source avait été déjà prise par les ROGERS RANCH. Rogers. Dans les commencements, les rapports furent très tendus. On s’aperçut cependant bientôt de part et d’autre qu’il était en somme assez facile de s’entendre. Rogers a enclos ses défrichés avec des sapins, au lieu de se servir de ronces artificielles. Nous lui achetons son maïs et son avoine et nous lui apportons ses provisions de Buffalo-Gap. Nos cow-boys, quand ils rencontrent dans leurs tournées un de ses bœufs ou un de ses chevaux égarés, le ramènent de son côté, et grâce à ces échanges de bons procédés, ferme et ranch vivent dans les meilleurs termes. Les disciples de M. Le Play affirment qu’on ne saurait travailler plus utilement à la découverte des lois qui organiseront le travail sur des bases justes et rationnelles, et par conséquent qu’il est impossible de contribuer plus efficacement au bonheur de l’humanité, qu’en recueillant sur tous les points du globe des monographies de ce qu’ils appellent les familles souches de travailleurs. Je ne contredis pas à cette théorie, — et je serais bien heureux d’apporter ma pierre à l’édifice, — mais, pour faire la monographie d’une famille de travailleurs, il faut, avant tout, que ces travailleurs aient une famille. Or, quelque étrange que puisse paraître cette assertion, les hasards de ma carrière m’ont presque toujours amené dans des pays où précisément les travailleurs n’ont pas de famille. J’ai passé toute ma jeunesse à la cour de différents rois nègres qui étaient les pères de leurs sujets dans un sens trop littéral pour que ceux-ci jouissent beaucoup des charmes de la vie de famille, et les coolies indiens de nos colonies ne commencent à être travailleurs que lorsqu’on a mis quelques centaines de milles d’eau salée entre eux et leurs familles. Dans ce pays-ci, je ne vois guère, en fait de travailleurs, que les cow-boys et les fermiers. Or je me suis donné quelque peine pour faire la monographie d’une famille de cow-boy. Le premier auquel je me suis adressé répondait au nom pittoresque de Speckled-faced-Bob (Bob à la figure tachée) ; — je mets « figure » pour être convenable, mais ce n’est pas le vrai mot. — Il m’a répondu qu’il croyait, sans en être bien sûr, être né dans l’Orégon, qu’il ne savait pas au juste combien de frères et de sœurs il pouvait avoir, et que quelqu’un lui avait dit, il y a cinq ou six ans, que son père avait dû être scalpé par les Indiens dans la Colombie anglaise. Ces renseignements m’ont semblé trop vagues pour servir de base à une monographie sérieuse. Je me suis encore adressé à un autre, qui m’intriguait un peu parce que j’avais remarqué que, toutes les fois qu’il était ivre, — ce qui lui arrivait du reste très souvent, — il s’exprimait en latin avec une grande élégance ; mais il éluda mes questions. Plus tard, un prêtre catholique de l’Est, venu en villégiature dans les Black-Hills, le reconnut pour avoir été pendant six ans son camarade au séminaire de la Propagande à Rome. Celui là non plus n’avait pas de famille ! Si j’insiste sur tous ces échecs, c’est que je voudrais faire voir que le métier de monographiste est plus difficile qu’on ne le croit à première vue. Le public devient maintenant horriblement exigeant pour les pauvres voyageurs. On leur demande des documents dont la recherche, — pour peu qu’ils soient consciencieux, — doit les mettre souvent dans les positions les plus délicates. Quand un touriste des temps passés voulait décrire les peuples chez lesquels il avait séjourné, il disait que leur roi avait le port noble, la figure majestueuse, que ses sujets mettaient des habits chauds en hiver et frais en été ; il énumérait les rivières qu’il avait traversées pour aller chez eux, les villes où il avait séjourné, et puis c’était tout. Ceux qui voulaient en savoir davantage n’avaient qu’à aller sur les lieux, les autres étaient parfaitement satisfaits, et l’on célébrait en style académique les mérites de l’homme aventureux et observateur auquel on devait ces renseignements si intéressants. Les explorateurs modernes ont complètement gâté le métier. On a inventé depuis quelque temps une science nouvelle qu’on appelle l’anthropologie. On est anthropologue quand on sait que le nez d’un Esquimau est deux fois plus épaté que celui d’un Cafre, et que, lorsque deux dames, l’une Chinoise, l’autre Botocudo, s’assoient, la place occupée par la première est à la place occupée par la seconde comme 7 est à 5 3/4. Cette science ne peut progresser que grâce à des observations fréquentes et minutieuses ; aussi maintenant ce qu’on demande avant tout à un voyageur, c’est de rapporter les documents nécessaires à l’établissement de ces calculs charentonesques, et comme il fallait donner un nom convenable à l’art de mesurer ces belles choses, on l’a appelé la mensuration. Et n’allez pas croire que j’exagère. Lisez les voyages de mes camarades Harmand et Brazza. Vous y verrez que tous les rois, reines, princesses et ministres du Cambodge, du Laos et du Congo ont dû, bon gré, mal gré, se soumettre à la mensuration, et que leurs mesures ont été envoyées à l’Académie et à la Société de géographie, où vous pourrez les retrouver inscrites sur de gros volumes, si le cœur vous en dit. Quelle singulière opinion l’insistance dont il a fallu user auprès de ces dames n’a-t-elle pas dû donner de nos mœurs à tous leurs maris ! Car enfin que dirait M. Goblet, si, à la fin d’une audience, un savant laotien, tirant un compas de sa poche, le priait de vouloir bien inviter madame Goblet à passer avec lui dans un salon voisin pour qu’il pût relever toutes ses « mensurations », afin de les envoyer à son gouvernement ? Je le dis bien haut, je n’ai jamais suivi ces déplorables errements. Périsse la science si elle est incompatible avec la civilité puérile et honnête ! Si l’anthropologie compte sur moi pour avoir les mensurations des habitants des montagnes Rocheuses, elle les attendra longtemps. Ce n’est même pas sans certains scrupules que j’aborde les monographies, qui me semblent constituer une invasion de la vie privée, moindre assurément, mais encore suffisante pour faire tressaillir dans son tombeau le regretté M. de Guilloutet. Cependant, comme je tiens à faire preuve de bonne volonté, je vais donner ici les résultats d’un interrogatoire consciencieux, auquel j’ai soumis tous les membres de la famille Rogers, interrogatoire auquel, je me hâte de le dire, ils se sont prêtés avec la bonne grâce la plus absolue, malgré la nature tout à fait intime de certaines confidences qu’il a provoquées et que je consigne ici sous le titre de monographie d’une famille de pionniers du far-west. La famille R... se compose du père, de la mère et d’une fille, Bessie. Le père est extrêmement sale, la mère aussi : la fille paraît se laver quelquefois. R..., interrogé sur ses origines et sa filiation, a répondu ainsi qu’il suit : Il ne sait pas où il est né ; croit que cet événement est survenu dans le Nouveau-Mexique, il y a une cinquantaine d’années ; n’a jamais connu son père et n’a conservé qu’un très vague souvenir de sa mère. Au physique, le déposant est un petit homme trapu, légèrement voûté, toujours couvert de guenilles, et dont le visage et les mains sont très noirs. Il n’a pas été possible de déterminer dans quelle proportion cette couleur doit être attribuée ou à la nature ou à la qualité à laquelle il est fait allusion au second alinéa de ce mémoire. Il a commencé par être bull-whacker, c’est-à-dire bouvier. Il conduisait à travers la Prairie les chariots des émigrants ou des marchands qui traitent avec les Indiens ; s’est très souvent battu avec ces derniers ; n’a cependant jamais été scalpé, ce qu’il attribue à sa bonne étoile ; interrogé sur les souvenirs que lui ont laissés ses fréquents rapports avec lesdits Indiens, a répondu : Have always been pestered by them ! admire only dead ones ! « Je ne les aime que quand ils sont morts ! » Il a fini par s’élever à la dignité de freighter, c’est-à-dire que, ayant économisé de quoi acheter une centaine de bœufs et quelques chariots, il s’est fait entrepreneur de transports dans la Prairie ; avait gagné quelque argent dans cette industrie, quand, au cours d’un de ses voyages, il a eu le bonheur de rencontrer celle qui est maintenant madame R..., dans un bar, à Deadwood. Il lui a offert son cœur d’abord, qui a été accepté sans difficulté, puis, quelques années plus tard, son nom, qui l’a été également. Alors on a vendu les bœufs et les chariots ; avec les 3 000 dollars environ qu’a produits cette vente, on a acheté quelques vaches, quatre ou cinq chevaux, et l’on est venu s’établir ici. Maintenant que les deux existences se confondent, il est temps de parler de madame R..., née Sally Schreiber. Elle a vu le jour, il y a cinquante ans environ, dans l’Iowa, où son père, émigrant saxon, était venu s’établir aux premiers jours de la conquête sur les Indiens. Il était et est encore fermier. Douée d’un cœur chaud et d’un caractère aventureux, la jeune Sally quitta de bonne heure le toit paternel et commença à courir le monde. Le goût des voyages se développant apparemment chez elle de plus en plus, elle s’engagea dans une caravane composée d’une douzaine de jeunes Américaines qui, sous la direction d’une matrone expérimentée, allaient visiter différents ports du Pacifique et de la mer de Chine, à la poursuite. De ce météore qui vers Colchos guida Jason. On les vit et on les apprécia successivement à Hongkong, à Shang-haï et à Yokohama. De ces séjours lointains, Sally a rapporté une grande expérience des hommes et des choses, — surtout des hommes ; des anecdotes pleines d’intérêt dont les différents membres des légations européennes qu’elle a rencontrés sont les héros ; et une fille née à Shang-haï. Mais elle n’en a pas rapporté de grosses économies. Ce qui semblerait confirmer le proverbe « Pierre qui roule n’amasse pas de mousse ! » de la vérité duquel on se prend cependant à douter quand on vit en Amérique. Toujours est-il que dès que la découverte des mines des Black-Hills y attira la tourbe de mineurs et d’aventuriers de toute espèce qui fondèrent Deadwood, elle y accourut et elle devint bientôt le plus bel ornement du bar où Rogers devait la trouver : elle y figurait derrière le comptoir en compagnie d’une autre femme encore plus célèbre, Calamity Jane. Celle-là était arrivée dans le pays avec un corps de volontaires formé par le général Crook pour combattre les Sioux de Sitting-Bull. Elle y servait en qualité de soldat. Elle montra tant de bravoure et acquit de tels talents dans l’art délicat de scalper les Indiens, que son nom figure dans la géographie du pays. Dans la carte des Black-Hills, il y a un Calamity-Peak et un ou deux Calamity-Creeks. Son aptitude merveilleuse pour jurer lui a également valu le titre de Champion Swearer of the Hills, titre dont elle est, paraît-il, très fière, et à juste raison, car les gens du pays sont des connaisseurs. Celte personne si distinguée et si sympathique vient, dit-on, de faire une fin. Elle a épousé dernièrement un « citoyen proéminent » du Nébraska. Je leur souhaite, avec tous les journaux qui ont rendu compte de la cérémonie, beaucoup de bonheur dans leur vie conjugale. Pour remplir la tâche que je me suis donnée, il me reste à parler de Bessie Rogers, fille de la précédente. Quatorze ans, mais ayant l’air d’en avoir dix-huit ou vingt ; grande, bien tournée, assez jolie, l’air très modeste ; passe toute sa vie à cheval pour surveiller les bœufs et les chevaux de la ferme ; lance le lasso comme n’importe quel cow-boy ; tue un serpent à sonnettes d’un coup de revolver en passant au galop à côté de lui ; monte, toujours sans selle et assise de côté, même des chevaux très difficiles : ceci, je l’ai vu. J’étonnerai beaucoup mes lecteurs en ajoutant que, malgré le milieu où elle a vécu et l’étrange éducation qu’elle reçoit, je la considère comme une très bonne et très honnête fille, et que je serais assez étonné qu’elle tournât mal. Elle m’a parlé de son désir d’entrer dans un ranch comme cow-girl pour gagner quelque argent, afin d’aider son père adoptif, qu’elle aime beaucoup et qui est excellent pour elle. On commence à parler de quelques cow-girls. Dernièrement les journaux de Chayenne ont raconté qu’une bande de quelques centaines de bœufs venait d’être amenée de très loin par quatre cow-girls. Dans la troupe qu’il exhibe en ce moment à Londres, Buffalo-Bill en a quelques-unes qui sont, paraît-il, d’une adresse extraordinaire à la carabine. Il faut venir en Amérique pour voir des choses comme celles-là. Il n’y a pas une fille de fermier de ce pays-ci qui consente à traire les vaches ; il n’y en a pas une sur dix qui daigne faire la cuisine pour son père ou son mari. En revanche, elles se font cow-girls. Les époux Rogers n’ont pas, jusqu’à présent, sacrifié à un vain luxe sous le rapport du logement. C’est un log-house carré de huit ou neuf pieds de côté tout au plus, et haut de six, qui les abrite. Il n’a même pas de plancher, et le toit se compose simplement de quelques traverses recouvertes de mottes de gazon. C’est là dedans que vit toute la famille, aussi bien l’été, quand il y a trente-cinq degrés de chaleur, que l’hiver, lorsque tout le mercure du thermomètre dégringole dans la boule. Le mari et la femme couchent dans une espèce de grabat, à gauche en entrant ; la fille couche dessous, enveloppée dans une peau de buffalo. C’est dans cette seule et unique chambre qu’on fait la cuisine et qu’on mange. Tout cela est d’une saleté dont rien n’approche. Nous avons trouvé la mère Rogers à la porte, de ce petit palais, prenant le frais, assise sur un tronc de sapin et fumant avec délices une petite pipe de terre admirablement culottée. Bessie vient de rentrer d’une grande course à cheval entreprise à la recherche d’un bœuf égaré. Je lui demande de donner au docteur un échantillon de ses talents, ce qu’elle fait de la meilleure grâce du monde. Son cheval tout bridé, mais sans selle ni couverture, est encore devant la maison, attaché à un piquet. Elle saute dessus, assise de côté, le genou appuyé sur le garrot, ayant absolument la position d’une amazone sur sa selle ; derrière la maison il y a une côte qui est bien certainement inclinée à quarante-cinq degrés. Cette côte, de plus, est couverte de pierres roulantes. Elle la monte et descend plusieurs fois, d’abord au grand galop, puis au trot ; ensuite elle prend un winchester, et tire sur une alouette posée à vingt-cinq pas. Je dois dire qu’elle la manque. À balle, il y a bien des gens qui en feraient autant. Mais voilà que insensiblement je me laisse dévaler des sommets ardus de la science pour cheminer dans les bosquets fleuris de l’anecdote. Et je comptais offrir ce petit travail aux gens graves de la « Réforme sociale » ! Mais je reviens à mon sujet. La ferme des Rogers, Rogers ranch, pour employer l’expression du pays, est située dans une petite plaine de trois ou quatre cents hectares, bien abritée de tous les côtés par des collines assez élevées et bordée au nord par la lisière de la forêt. Ils ont donc sous la main tout le bois dont ils peuvent avoir besoin. Ils ont aussi de l’eau en quantité suffisante, et ils n’en ont pas trop, car la source sur le bord de laquelle ils ont construit leur maison se perd à quelques centaines de mètres plus bas. Cette qualité est très appréciée dans le pays. Si l’on est sur le bord d’un ruisseau, les bestiaux s’éloignent indéfiniment en le suivant. Si au contraire on est sur le bord d’une mare, ils ne sortent pas d’une zone assez restreinte. Dans cette vallée, la terre végétale a une grande profondeur, deux ou trois mètres au moins, comme on peut s’en rendre compte sur les bords de la source. Le sol est calcaire, légèrement argileux presque partout, sablonneux sur quelques points. Partout où la Prairie n’a pas été défrichée, elle donne une grande quantité de foin naturel de belle qualité. Il en a recueilli quelques meules pour cet hiver, et nous en a même vendu une centaine de tonnes, à raison de 18 francs environ le tonneau de mille kilogrammes. Il n’a guère que cent ou cent cinquante acres en culture, où il a récolté cette année de l’avoine, très mauvaise parce que l’année a été trop sèche, du maïs assez beau et des oignons superbes, mais dont il ne sait que faire, car, je ne sais pourquoi, il s’est avisé d’en planter sept ou huit acres. Comme la plupart des fermiers de ce pays-ci, il a renoncé à faire du froment, qui revient au minimum à 0dol.60 le bushel (3 francs les trente-cinq litres, un peu moins de 9 francs l’hectolitre) et ne se vend depuis deux ans que 0dol.55 ou 0dol.57. Il y a quatre ans, il se vendait un dollar et même 1dol.20. Aussi, tout le long de la ligne du chemin de fer, où cette année dernière on ne voyait pour ainsi dire qu’un seul champ de blé, je ne crois pas en avoir vu un seul cette année. On plante maintenant du maïs et l’on élève des cochons. Seulement on en élève tant, que les prix sont tombés de 4 dollars les cent livres à 2dol.70 : or les connaisseurs affirment qu’au-dessous de 3 dollars le producteur ne gagne plus d’argent. Rogers a deux ou trois cents moutons qui courent les coteaux du voisinage en pleine liberté pendant l’été, mais qu’il faut nourrir pendant l’hiver, et puis un troupeau de bœufs qui, eux, sont toujours en liberté. Il peut en vendre maintenant chaque année une douzaine, mais les prix sont bien bas. Un beau bœuf pesant mille ou douze cents livres ne vaut pas plus de trente dollars. Il valait presque le double il y a quatre ans. L’autre jour, Raymond A... a acheté pour le ranch, moyennant 50 dollars (250 fr.), deux vaches à lait superbes, dont l’une est prête à vêler et l’autre suivie de son veau. En définitive, quelle est la situation de Rogers ? Combien vaut-il maintenant ? — pour employer l’expression usitée dans le pays. Quand il est venu s’établir ici il y a six ans, il avait environ 3 000 dollars. Il est très travailleur et très économe. Dans les premières années, les prix était rémunérateurs, il a du faire de beaux bénéfices ; ce qui le prouve du reste, c’est qu’il a commencé, sur les instances de sa femme, à se bâtir une maison en planches ! un frame-house, pour remplacer l’ignoble log-house dans lequel ils vivent. Il commence même à s’apercevoir que cette construction le mène beaucoup plus loin qu’il ne l’aurait voulu. Il doit avoir maintenant beaucoup de peine à joindre les deux bouts. Quelque économe qu’on soit dans ce pays, il faut dépenser beaucoup d’argent : or le seul qu’il touche lui vient de la vente de ses bœufs et de la fourniture de foin qu’il nous fait, et pour laquelle il lui a fallu prendre pendant trois mois un homme qu’il payait cinq francs par jour et qu’il nourrissait. Il n’a donc gagné que très peu de chose. Il me semble par conséquent impossible qu’il ait plus de 500 ou 600 dollars à dépenser par an, et tout cela doit passer dans les poches des marchands de Buffalo-Gap. Notez que sa position n’est ni meilleure ni pire que celle de tous les autres fermiers des environs ; j’entends de ceux qui sont travailleurs et économes, et c’est la très petite minorité. L’agriculture, si lucrative aux États-Unis, qui avait pris jusqu’à ces années dernières un tel développement qu’elle a ruiné la nôtre, est atteinte à son tour. Il est intéressant de rechercher les causes qui ont amené ce résultat. Le meilleur moyen pour y arriver, c’est de se rendre compte des conditions dans lesquelles opèrent deux fermiers, l’un Américain et l’autre Français, — par exemple, — disposant du même capital. Tout d’abord, il faut constater que la constitution de la propriété donne au Français une énorme avance. Il y a en France toute une école de braves gens qui s’intitulent économistes, sans doute parce qu’ils se sont toujours économisé la peine de regarder ce qui se passe autour d’eux. Ils nous racontent que si notre agriculture n’est pas prospère, c’est parce que nous n’avons pas de crédit agricole ! Mais qu’est-ce que c’est donc que le fermage, sinon une opération par laquelle un capitaliste met à la disposition du cultivateur, sous forme de bâtiments, de plantations, de drainages et d’améliorations de tout genre, une somme généralement sept ou huit fois supérieure à celle que ce cultivateur met lui-même dans l’affaire comme mobilier et fonds de roulement ? Et pour tout ce capital, il ne lui demande qu’une rémunération de 2 ou 3 pour 100, tout au plus. Un cultivateur français qui entre en ferme se trouve donc par le fait gérant d’une société en commandite. La somme qu’il met dans l’affaire ne représente qu’une part assez faible du capital engagé, et il en tire un revenu de 8 à 10 pour 100, tandis que son associé, le propriétaire, se contente de beaucoup moins. Bien moins favorisé est le fermier américain. Il peut prendre toute la terre qu’il veut, cela est vrai, à peu près sans bourse délier ; mais il faut qu’il commence par se bâtir une maison et des hébergeages ; puis il lui faut des clôtures, et si, comme cela arrive le plus souvent, il se trouve à court d’argent, il en trouvera à la banque, mais jamais, du moins dans ce pays, à un taux inférieur à 2 et demi pour 100 PAR MOIS. Il est donc très certain, comme je le disais tout à l’heure, qu’au début la situation du fermier français est bien meilleure que celle de l’Américain, puisque, grâce au fermage, il conserve intact tout son capital, que son concurrent est, au contraire, obligé d’écorner dans une énorme proportion. Comme agriculteur, le premier est généralement aussi très supérieur au second, parce qu’il n’a jamais fait que ce métier-là, tandis que le second en essaye presque toujours trois ou quatre avant de se faire fermier. Il est certainement plus difficile sous le rapport du logement et surtout de la nourriture ; mais c’est son propriétaire qui paye son logement, et quant à sa nourriture, sa femme est tellement industrieuse, qu’il dépense habituellement bien moins pour ce chapitre que son concurrent américain, qui, à cause de la paresse de la sienne, est obligé d’acheter très cher à peu près tout ce qui se mange chez lui. En somme, mettez-les tous les deux l’un à côté de l’autre, dans les mêmes conditions, le Français gagnera de l’argent, quand l’Américain en perdra. Malheureusement c’est le contraire qui est arrivé jusqu’à ces derniers temps. C’est que tous ces avantages étaient plus que compensés par ce fait capital que l’Américain peut prendre toute la terre qu’il veut ; que, de plus, il ne supporte pas le poids du service militaire, et, enfin, qu’il ne paye pas d’impôts : mais il ne faut pas trop insister sur ce dernier point. Il y a des économies plus apparentes que réelles celle-là pourrait bien être du nombre. Ainsi Rogers, par exemple, ne paye que 60 ou 80 francs d’impôt par an, et cette somme bien modeste est censée représenter ses contributions à toutes les dépenses de l’État ; mais il s’aperçoit souvent qu’il n’en est pas quitte à si bon marché. Ainsi, quand le juge du district, charpentier de son état, a su qu’il allait se faire construire une maison, il lui a laissé entrevoir qu’il le verrait avec peine confier ce travail à un autre qu’à lui-même. Rogers a été très prompt à saisir le sens de cette insinuation, ayant précisément en ce moment un procès pendant devant ledit juge, qui se fait payer cinq dollars des journées commençant à dix heures du matin, finissant à quatre, et pendant lesquelles il propose souvent des parties de cartes à son patron, qui n’ose refuser. La moralité de tout ce qui précède, je l’ai déjà dit et je le répète, c’est que de nos jours où, grâce à la facilité des transports, les distances ne sont plus rien, quand deux nations entrent en lutte économique, si, chez la première, la terre et le travail sont chers, tandis que, dans la seconde, le travail seul est cher et la terre est pour rien, la seconde doit ruiner la première, parce qu’elle pourra toujours produire à meilleur marché qu’elle. C’est pour cela, et uniquement pour cela, que les importations américaines nous ont réduits à l’état où nous sommes. Mais si une troisième nation entre dans l’orbite des deux premières, dans laquelle terre et main-d’œuvre sont à bon marché, elle ruinera la seconde tout aussi sûrement que la seconde avait ruiné la première. C’est ce qui arrive maintenant à l’Inde. Autrefois, les grandes plaines d’alluvion de ce pays se reposaient pendant neuf mois après avoir produit la récolte du riz qui suffisait à nourrir tant bien que mal ses habitants. Maintenant, on leur fait produire une seconde récolte de froment qui peut se vendre infiniment meilleur marché que les blés américains ou européens, parce que les ouvriers qu’on emploie à ce travail s’habillent avec un mouchoir de poche et vivent en mangeant une poignée de riz. Aussi ce sont maintenant ces blés indiens qui font les prix sur les marchés de l’Europe, et ces prix rendent nos marchés inabordables aux blés américains, ou du moins les blés américains qu’on continue à apporter parce qu’il faut bien les vendre quelque part, se vendent à des prix qui ne sont plus rémunérateurs pour ceux qui les ont produits. Les fermiers de ce pays commencent donc à ressentir, à leur tour, toutes les douceurs de la crise qu’ils ont déchaînée chez nous. Mais, pour eux, cette crise ne sera que temporaire. Ils ne doivent plus, il est vrai, compter sur l’exportation de leurs produits, mais la perte qui résulte pour eux de la fermeture du marché européen sera bien vite compensée par suite de ce fait que leur marché national va tous les jours s’élargissant grâce à l’augmentation de la population. L’émigration du vieux monde n’a jamais été aussi considérable que cette année. Le 13 juin dernier, je crois, la douane a enregistré l’arrivée à New-York de onze mille émigrants dans la même journée ! Tant par l’émigration que par les naissances, la population augmente chaque année de deux millions cinq cent mille unités environ. Et ce marché-là, les Américains sauront bien le conserver à leurs propres agriculteurs à force de protection ; car une chose que l’on ne sait pas assez, c’est que ces années dernières, alors que leurs diplomates protestaient contre les droits que nous voulions mettre sur leurs blés, il y avait un article de leurs tarifs douaniers qui imposait d’un droit assez fort l’introduction des blés étrangers chez eux ; droit que leurs douaniers n’avaient du reste, bien entendu, jamais l’occasion d’appliquer. Me voilà au bout de ma monographie ! Aurai-je bien mérité de la « Réforme sociale » ? Je l’espère. Mais j’ai peur d’avoir donné aux lecteurs une assez mauvaise idée de mes pauvres voisins les Rogers. Le mari est bien sale, et la femme a un passé un peu suspect. Mais j’ai appris ce soir sur leur compte une histoire que je veux consigner ici, d’abord parce qu’elle démontre une fois de plus qu’il ne faut pas toujours se fier ici aux apparences ni même aux antécédents, ensuite parce qu’elle me semble curieuse comme étude des mœurs de ce pays. Je me suis empressé naturellement, en arrivant, de présenter le docteur en déclinant ses titres et qualités. Dès que la mère Rogers a su qu’il était médecin, elle a ouvert la porte de la maison, et nous avons vu un berceau indien en cuir dans lequel se balançait un petit garçon de quatre ou cinq ans, qu’elle a pris dans ses bras, pour le présenter au docteur. Le malheureux petit bonhomme était couvert de boutons d’assez mauvaise apparence, et elle ne savait comment le soigner. — Comment ! madame Rogers, lui ai-je dit, où avez-vous pris cet enfant ? Vous ne l’aviez pas l’année dernière. — C’est le fils d’une de mes amies, m’a-t-elle répondu. Sa mère est une Allemande, catholique comme moi. Elle n’était pas mariée et élevait cet enfant comme elle pouvait. L’année dernière, un homme qui a fait sa connaissance à Custer, où elle travaillait, lui a proposé de l’épouser. Seulement, quand le P. Mac Glynn, le curé de Rapid-City, a su que cet homme n’était pas le père de l’enfant, il a refusé de les marier, à moins qu’il ne lui fût prouvé que l’enfant ne serait pas abandonné. La pauvre femme était au désespoir. Alors j’ai proposé d’adopter le petit. Rogers me l’a permis, et le P. Mac Glynn, quand il a su cela, a consenti à célébrer le mariage. Le pauvre petit était bien malade quand je l’ai pris et j’ai passé bien des nuits à le soigner, mais il va déjà bien mieux ! Les exploits du docteur C... — Mountain lions et skunks. — Les malheurs conjugaux de M. Harding. — De l’organisation des réceptions ouvertes depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. — La vie au ranch. — Les cow-boys. — Les aventures d’une cattle-queen. — Billy-the-Kid Mercredi 21. — Nos trois docteurs semblent prendre tout à fait goût à la vie du ranch. La tournée du propriétaire continue à se faire avec rigueur. Hier et aujourd’hui, nous sommes montés à cheval après déjeuner pour leur montrer les différentes bandes de juments. Ce sont des courses de vingt-cinq ou trente kilomètres qui font voir le pays à nos hôtes. Aujourd’hui il s’est produit un incident. Nous avions parcouru la région montagneuse située à l’est du Lame Johnny, où se trouvent de préférence les juments dans cette saison, lorsqu’en débouchant dans la vallée par un des ravins étroits qui la font communiquer avec la grande Prairie, nous nous sommes aperçus qu’elle avait été envahie par quatre ou cinq cents bœufs. C’étaient probablement des animaux provenant de quelques ranchs du Sud, égarés dans la montagne, qui étaient redescendus chez nous par le haut du vallon et qui mangeaient à belles dents le foin de nos juments. Deux ou trois de nos cow-boys étaient déjà occupés à nous débarrasser de ces maraudeurs. Ils galopaient dans la plaine, poussant devant eux les isolés qu’ils ramenaient vers le gros du troupeau arrêté sur le flanc d’une colline. La plupart des bœufs étaient déjà réunis en une masse confuse d’où sortait une rumeur de beuglements désespérés. Ils tourbillonnaient, ne sachant encore quel parti prendre, mais sentant bien qu’il n’était plus question de brouter en paix. Ces chasses-là, les roundups, comme on les appelle ici, ont le don de surexciter. au plus haut point les chevaux de ranchs. Ils s’y comportent absolument comme des chiens de berger, s’acharnant après les animaux qui cherchent à s’échapper, allant au-devant de tous leurs détours qu’ils devinent avec une véritable intuition. C’est surtout lorsqu’il s’agit de lacer un bœuf qu’ils sont merveilleux. L’homme a besoin de ses deux mains : la droite fait tourner autour de la tête le nœud coulant ; la gauche tient, prêts à se dérouler, les plets de la corde de cuir, dont l’extrémité est tournée autour du pommeau de la selle. Le cheval se charge du reste. Dès qu’il a compris de quel animal il s’agit, il commence par le séparer de la bande (cut out), puis se met à galoper par son travers, en se maintenant toujours à bonne distance jusqu’au moment où il voit la corde venir s’enrouler autour des cornes ou des jambes. Alors il s’arrête brusquement, s’arc-boutant de toutes ses forces sur ses quatre jambes pour résister au choc qui va se produire, choc qui le ferait rouler par terre sans rémission s’il ne prenait pas ces précautions. Si l’opération manque par la faute des cavaliers, ils leur témoignent quelquefois très clairement leur profond mépris. Un de nos voisins avait et a probablement encore un cheval nommé Old-Judge, qui était célèbre pour la franchise avec laquelle il exprimait ce sentiment. Il se prêtait loyalement à deux essais. Au second raté, il hésitait un instant, retournait la tête d’un air éminemment ironique, et puis recommençait à cut out ; mais si, cette fois-là, le bœuf n’était pas lacé, il partait immédiatement à fond de train, et il n’y avait pas de force humaine qui l’empêchât de rentrer à l’écurie, après s’être débarrassé, si faire se pouvait, de son cavalier. Du reste, on ne sait vraiment ce qu’il faut admirer le plus de l’adresse des chevaux ou de celle des hommes qui les montent. Un bon cow-boy joue littéralement avec le taureau le plus sauvage comme un chat avec une souris. Lacer un bœuf n’est que l’enfance de l’art si l’on manque les jambes, on a toujours la ressource d’attraper les cornes. Mais on cite des cow-boys qui abattent un bœuf lancé au galop, même sans se servir du lasso. Ils lui prennent la queue, et puis, poussant rapidement leur cheval en avant, ils profitent du mouvement de plongeon que font ces animaux en galopant pour lui faire exécuter une culbute complète, à la suite de laquelle il reste pendant quelques instants les quatre jambes en l’air, tellement abasourdi qu’il n’a même plus la force de se relever. À peine nos chevaux ont-ils vu ce dont il s’agit qu’ils se mettent à bondir sur place tant ils ont hâte de prendre part à la fête. Je monte justement Queen, une très jolie jument baie que Raymond A... affirme pompeusement avoir dressée tout exprès pour moi. Il n’a pas poussé assez loin son éducation, car j’aime bien les chevaux très tranquilles, et celle-ci a toujours l’air d’avoir un tremblement de terre dans le corps. Pendant que je me débats avec elle, les chevaux de nos docteurs partent, complètement emballés. Je n’étais pas inquiet de G... ni de P... ; mais j’étais moins rassuré sur le compte de M. C... Nous avions justement tué en route deux magnifiques serpents à sonnettes qu’il avait voulu à toute force rapporter. Il les avait pendus au pommeau de sa selle. Leurs longs corps gris d’argent tachetés de brun viennent fouetter la croupe de son cheval, qui bondit comme un cabri à travers les roches. Nous descendons l’un à côté de l’autre, d’une allure insensée, dans le lit du creek : nous passons comme une avalanche à travers les buissons qui le remplissent. En remontant sur l’autre berge, nous nous trouvons tout à coup au milieu de trente ou quarante bœufs qui, en nous apercevant, détalent la queue en l’air. Nos chevaux, de plus en plus persuadés qu’il s’agit d’un roundup sérieux, choisissent chacun leur animal et s’attachent à lui avec une ténacité digne d’une meilleure cause. À ce moment, je regarde le docteur les grelots de ses serpents sonnent toujours ; il est cramponné au pommeau de sa selle ; mais il tient encore ses étriers et se comporte aussi vaillamment que possible, malgré le train. Rassuré sur le compte de M. Ch..., je cherche à me rendre compte de ce qu’ont pu devenir ses compagnons. P... galope à côté d’un cow-boy ; quant à G..., son cheval semble s’être donné la tâche de ramener une génisse blanche qui filait sournoisement hors de la bagarre. Je les vois de loin, jouant à cache-cache dans le lit du creek, dont ils escaladent les berges douze ou quinze fois. Après une défense héroïque, la génisse blanche se déclare, heureusement, vaincue et revient au grand galop vers le gros du troupeau, ramenant derrière elle le docteur G... Au bout d’une demi-heure, tous les animaux sont réunis en une masse tourbillonnant sur le flanc d’une colline. Sans leur donner le temps de se reconnaître, les boys les chargent à grands cris, et toute cette masse s’ébranle au galop dans la direction du cañon par lequel nous sommes nous-mêmes venus. L’honneur est sauf ! Pas un de nos docteurs n’est tombé ! Ils semblent même maintenant prendre tout à fait goût à ce genre de sport. P... et G... galopent à travers les bœufs avec l’assurance de vieux cow-boys ; quant au docteur Ch..., il est tellement enthousiasmé qu’il a pris un de ses serpents par la queue et s’en sert comme d’un fouet pour pousser les bœufs devant lui. Échange-t-on des discours à l’Académie de médecine quand on y reçoit de nouveaux élus ? Je n’en sais rien. Mais si cette formalité est observée, au jour, que j’espère prochain, où le docteur Ch... sera reçu dans cette docte assemblée, je livre au récipiendaire cette véridique histoire à titre de document, et je suis sûr qu’il aura un bien beau succès en la racontant, car enfin, combien y a-t-il à Paris de médecins dont on peut dire qu’ils ont fait sauver devant eux trois cents bœufs en les fouaillant avec un serpent à sonnettes ? Nous avons pu offrir à nos hôtes les plaisirs de l’équitation : nous avons été moins heureux du côté de la chasse. Je ne sais pas ce qui est arrivé cette année aux couvées, mais on ne voit pour ainsi dire pas de poules de prairie. Les jack rabbits (lièvres) et les cotton tails (lapins) sont aussi assez rares. En fait de quadrupèdes plus importants, nous n’avons rencontré qu’un daim. Pourtant les boys en voient presque tous les jours, ainsi que des mouflons (mountain sheep). Il n’y a plus beaucoup d’ours dans le pays. Cependant on en a tué un le printemps dernier qui pesait onze cents livres ! On a vu aussi plusieurs mountain lions (panthères). L’une d’elles a été tuée l’an passé non loin d’ici, dans de bien singulières circonstances. Un boy cherchait une vache égarée. Il l’aperçoit du haut d’une colline et descend vers elle au grand galop en faisant tourner son lasso au-dessus de sa tête, comptant la lacer en arrivant près d’elle. La vache avait une singulière attitude : elle semblait de loin comme paralysée. En arrivant à trois ou quatre pas, le boy aperçut une énorme panthère en arrêt, qu’il n’avait pas pu voir plus tôt parce qu’elle était cachée par un rocher, et qui, de son côté, ne l’avait pas entendu, tant elle était absorbée par la vue de la vache. Le boy ne perdit pas la tête au lieu de lacer la vache, il laça la panthère et revint triomphalement en la traînant derrière lui. Elle avait onze pieds de long. Il paraît qu’il avait fait là quelque chose d’extrêmement difficile, et qu’il avait neuf chances contre une de manquer son coup, à cause de la conformation de la panthère, dont la tête, toute ronde, n’offre presque pas de prise au lasso. Puisque j’en suis à faire l’énumération du gibier de ce pays, il me faut parler du skunk. Tout le monde en a vu des échantillons empaillés dans les vitrines des fourreurs. C’est un animal un peu plus gros qu’un lièvre et un peu plus petit qu’un renard, d’assez lourde apparence, mais dont la peau a une certaine valeur parce qu’elle imite tant bien que mal celle de la martre. C’est de ce pays-ci qu’on fait venir leurs fourrures. Ils y sont extrêmement communs. Le skunk est un animal qui a un goût extraordinaire pour la société de l’homme. L’année dernière, quand j’étais ici, il y en avait un ménage qui s’était établi sous la maison. Tous les jours on les voyait traverser le chemin pour s’enfoncer dans les buissons du creek. Plusieurs fois ils sont même entrés dans la cuisine, et l’on conserve le souvenir d’une de leurs visites au poulailler, visite qui a coûté la vie à soixante-dix-neuf poulets ! Une loi de la Convention excusait le vol commis par une femme grosse. La mère skunk avait la même excuse, car peu de temps après elle apparut avec trois petits skunks qui gambadaient autour d’elle. Ce n’est pas absolument par amour désintéressé pour l’espèce qu’on laisse s’établir cette douce familiarité. On accepte un mal pour en éviter un pire. La vérité est que la nature a fourni aux skunks un moyen de se venger d’une manière terrible des mauvais procédés qu’on peut avoir pour eux. Elle leur a donné deux glandes placées judicieusement le plus loin possible de leur nez, d’où ils font sortir à volonté un jet de liquide d’une odeur dont rien n’approche. Ils se laissent approcher très facilement, mais toutes les fois qu’on les blesse ou simplement qu’on les effraye, ils s’empressent de faire usage de cette arme, et ses ravages sont effrayants. Un homme qui a reçu le jet tombe très bien sans connaissance : un cheval en est manifestement malade ; des vêtements qui ont été souillés ne peuvent plus être portés ; il faut les brûler. Une maison dans le voisinage de laquelle un skunk a été tué n’est littéralement plus habitable. Je me suis laissé dire qu’il y avait dans certains coins des montagnes Rocheuses des ranchs uniquement consacrés à l’élevage du skunk. Je souhaite bien du plaisir à leurs propriétaires ; mais il faut des aptitudes spéciales et un nez organisé d’une façon toute particulière pour résister à une pareille industrie. En définitive, il y a fort peu de gibier dans ce pays-ci, et il y en a de moins en moins, car je me souviens qu’il y a quatre ans, quand j’y suis venu pour la première fois, on en voyait bien plus que maintenant. Aussi je me demande comment nos voisins les Indiens trouvent moyen de vivre de leur chasse. Je m’explique très bien les disettes dont ils souffrent de temps en temps. Les Sioux reçoivent, paraît-il, assez régulièrement les rations de bœuf que le gouvernement américain s’est engagé à leur donner. Aussi se tiennent-ils relativement tranquilles. Mais les petites tribus qui habitent plus à l’ouest, les Yutes ou les Gros-Ventres, par exemple, ont à supporter de temps en temps de véritables famines. Et cependant la vie errante et oisive, malgré toutes les misères qu’elle entraîne, semble avoir pour eux un attrait qui résiste même à de longues années d’une existence civilisée, car on a vu souvent des Indiens retourner sous la tente après avoir passé leur enfance et leur jeunesse dans des écoles. On m’a conté l’autre jour, à Buffalo-Gap, une histoire qui est un exemple frappant de cette persistance latente d’habitudes héréditaires. Un trappeur, nommé Harding, avait épousé, il y a une vingtaine d’années une squaw indienne. Cela arrive assez souvent aux hommes qui vivent dans la Prairie, car ces unions leur assurent généralement la bienveillance de la tribu à laquelle appartient la jeune personne. Ils en reconnaissent même si bien les avantages, que la plupart en épousent plusieurs. La squaw en question n’était du reste pas la première venue. Elle était ce que les Américains appellent une medicine woman, — expression qu’il faut traduire non pas par femme médecin, mais par sorcière ou prêtresse, — et jouissait, à ce titre, d’une grande notoriété, dont bénéficia naturellement l’heureux mortel dont elle couronna la flamme. Après quelques années d’une union que le Grand Esprit avait bénie en faisant naître dans la tente quatre petits Bois-Brûlés, le ménage vint s’établir dans une ferme des Black-Hills, située à une cinquantaine de milles de Buffalo-Gap, à Hot-Springs. C’est là que j’eus l’honneur d’être présenté à madame Harding, lorsque je vins pour la première fois dans le pays, il y a quatre ans. Quand je la vis, c’était une grande femme assez bien tournée, portant gaillardement un costume composé d’une chemise indienne en peau de daim brodée et d’une jupe très courte en flanelle rouge, qui laissait voir des jambes recouvertes de leggings et des pieds chaussés de mocassins. Elle avait une véritable crinière de grands cheveux noirs qui lui couvraient le dos, une longue plume d’aigle fixée derrière l’oreille, et était toujours accompagnée d’une superbe antilope mâle étonnamment bien apprivoisée. Au demeurant, tout à fait le physique de son emploi de sorcière qu’elle continuait à tenir avec certains profits, car on voyait souvent arriver chez elle des bandes d’Indiens, venus de très loin pour la consulter sur des cas embarrassants. À part ce léger détail, elle jouissait de l’estime de ses peu nombreux voisins et paraissait fort attachée à son mari et à ses enfants. L’autre jour, j’ai demandé, par hasard, ce qu’était devenu cet intéressant ménage : on m’a raconté une très singulière histoire. Il paraît qu’un beau jour, on ne sait pour quelle raison, M. Harding crut devoir donner à sa moitié une légère correction. Dans les ménages ordinaires américains, ce sont plutôt les femmes qui battent leurs maris ; mais quand les femmes sont Indiennes, il paraît qu’il faut les battre de temps en temps, sans quoi elles estiment qu’on les néglige. Aussi les voisins n’attachèrent-ils aucune importance à cette petite scène. Quel ne fut donc pas leur étonnement, en apprenant le lendemain matin qu’un passant matinal avait découvert M. Harding dans le costume le plus sommaire, attaché soigneusement par les pieds et par les mains à un arbre tout près de sa maison ! Il avait raconté que, après avoir reçu sa petite correction, sa femme l’avait fait boire un peu plus que de raison et puis l’avait mis dans l’état où on le voyait : ensuite, elle lui avait cassé sur le dos tous les manches à balai de la maison et puis s’était éloignée, emmenant avec elle tous les chevaux, mules et bœufs de la ferme, mais laissant derrière elle ses enfants. On a appris depuis qu’elle avait été offrir le tout, ainsi que son cœur et sa main, à un vieux guerrier indien dont elle embellit le wigwam en qualité de quatrième femme et qui la roue de coups, ce qui ne venge même pas l’infortuné Harding, car son infidèle épouse se déclare la plus heureuse des squaws et des sorcières. Samedi 24 septembre. — Nos docteurs nous ont quittés depuis deux jours, à notre très grand regret. Ils semblent, eux aussi, emporter un bon souvenir de la vie qu’ils ont menée ici, car le docteur P... nous a déclaré qu’il était bien décidé à revenir l’année prochaine passer deux mois ici pour se reposer, dans l’exercice de la profession de cow-boy, des fatigues qu’il va éprouver en prodiguant ses soins aux poumons aristocratiques qui l’attendent à Cannes. Ce qui a forcé ces messieurs à nous quitter si rapidement, c’est que, partis de France avec la foule des docteurs qui venaient en Amérique pour le congrès, ils veulent aller rejoindre, à New-York, la troupe austère de leurs collègues qui « ont participé, jusqu’à la fin, aux travaux du congrès » (style officiel). Grâce aux journaux et à des lettres particulières, nous avons été tenus, jour par jour, au courant de ces travaux, qui vont sûrement faire faire de très notables progrès à la science médicale. Après la visite aux cataractes du Niagara, on en a fait une autre au tombeau de Washington. Entre temps, on s’est bien réuni quelquefois dans un théâtre de cette ville pour parler de médecine, mais des discussions, soulevées d’abord à propos du choix d’un président, n’ont pas tardé à prendre un caractère si violent, qu’on n’a pas cru devoir par trop multiplier ces réunions. On s’est donc empressé de clore la session en se donnant rendez-vous, pour l’année prochaine, sur un autre point du globe, à Copenhague, je crois. Toutefois, les Américains n’ont pas voulu laisser partir leurs hôtes sans leur offrir quelques divertissements, afin, sans doute, de les reposer de ces labeurs. Il y a eu deux banquets. En Europe, ce serait peu pour un congrès ; en Amérique, cela me semble beaucoup. Sauf dans une ou deux villes de l’Est, où les coutumes européennes se sont introduites, l’Américain invite très volontiers à boire, mais très rarement à manger. Enfin, pour clore la série des fêtes, le président Cleveland a donné en leur honneur ce que l’on appelle une réception ouverte. Je voudrais dire quelques mots de ce genre de réception. Constatons, tout d’abord, qu’il paraît avoir été connu dès la plus haute antiquité. Un théologien m’a expliqué que beaucoup des paraboles contenues dans l’Évangile sont probablement le récit d’événements survenus réellement et constituent à ce titre des renseignements précieux sur les mœurs du temps. Cela me semble du reste très vraisemblable. Notre-Seigneur, voulant instruire ses disciples, procédait du connu à l’inconnu : il leur parlait d’un fait qu’ils connaissaient ; puis il en tirait la morale. Il est donc fort possible que l’histoire de ce maître de maison de Jérusalem qui, ayant organisé un grand dîner et voyant tous ses invités lui faire faux bond, s’avisa, probablement dans un moment de dépit, d’ouvrir sa salle à manger à tous les vagabonds qu’on put ramasser le long des haies et dans les carrefours, il est très possible, dis-je, que cette histoire soit vraie. Dans ce cas, ce serait le premier exemple connu d’une réception ouverte. J’ajoute que l’expérience n’a pas réussi, puisque le maître de maison en question a été obligés de faire mettre à la porte par ses domestiques l’un des convives dont la tenue laissait par trop à désirer. Seulement, son indignation ne s’explique pas. Quand on recrute comme cela ses invités, on doit prévoir des incidents de ce genre et prendre ses mesures en conséquence. À quelqu’un qui voudrait, de nos jours, tenter la même expérience, je conseillerais vivement d’enfermer son argenterie, de baptiser fortement ses vins et d’avoir des sergents de ville à portée. J’insiste là-dessus, parce que la troisième république, qui semble avoir le désir d’acclimater chez nous les mœurs américaines, et qui a notamment inauguré l’ère des réceptions ouvertes, ne semble pas se rendre compte des précautions qui rendent ces réceptions possibles de l’autre côté de l’Océan. Jusqu’à présent, elles n’ont été tentées que par nos suaves conseillers municipaux et par M. Grévy. Aux premiers, qui opèrent avec notre argent, il est assez indifférent que, le lendemain de chaque bal, le préposé à l’argenterie constate la disparition d’un grand nombre de petites cuillers, et qu’il faille ramasser au milieu des débris de la vaisselle quelques centaines d’électeurs ivres-morts. Mais je n’ai jamais compris que M. Wilson, qui doit savoir l’anglais et dont le beau-père est responsable de la casse, ne renseigne pas ledit beau-père sur les moyens employés en Amérique pour éviter tous ces accidents, alors surtout que les dépenses insensées qui en résultent peuvent avoir une influence aussi fâcheuse sur la dot de la petite Marguerite. Il y a vraiment là une incurie qui m’afflige au point de vue de cette chère petite, en même temps qu’elle m’étonne de la part d’un financier aussi avisé. C’est donc uniquement dans l’intérêt de cette honorable famille, et non dans un but personnel, car je n’ai pas l’intention de jamais mettre les pieds chez elle, que je voudrais reproduire les renseignements que j’ai pu recueillir sur cette réception de la Maison-Blanche. Il paraît donc que l’autre jour, quand les médecins, suivant la foule, se sont présentés aux portes du palais présidentiel, ils ont tout d’abord aperçu les épaules de madame Cleveland. De l’aveu général, elle les a superbes. La première impression a donc été excellente. Ensuite ils ont défilé devant le président, qui leur a serré les mains à tous ; ils étaient trois mille. Chacun avait droit à un How do you do ? individuel. (Comment vous portez-vous ?) Après cette formalité, ces messieurs étaient libres de se répandre dans les salons. C’est alors qu’ils ont pu étudier l’organisation du buffet, et c’est sur ce point que j’insiste, car il me paraît que c’est le nœud de la question. Le service des rafraîchissements était simplement assuré par l’ouverture de trois ou quatre grandes fenêtres, puis par l’installation, dans un coin d’une serre, d’une barrique défoncée pleine d’une belle eau limpide dans laquelle nageaient de gros morceaux de glace. Ceux qui éprouvaient le besoin de se rafraîchir pouvaient y puiser tout à leur aise, au moyen d’un gobelet retenu par une chaîne, comme cela a lieu dans les fontaines Wallace. Voilà comment il faut opérer quand on veut avoir des réceptions ouvertes. Avant leur départ de Fleur de Lis, nos docteurs ont été témoins d’un événement qui a causé une vive émotion à Buffalo-Gap et fourni de la copie à tous les journaux des Black-Hills pendant plusieurs jours. Un nouveau convoi de chevaux percherons, de beaucoup le plus nombreux qui soit parvenu dans ce pays lointain, est arrivé au ranch. Je me trouvais à Houlgate, il y a quelques semaines, au moment de leur départ de France, et j’étais allé au Havre pour assister à leur embarquement sur le grand navire anglais venu tout exprès pour les chercher, eux et cent soixante autres amenés de tous les points du Perche. J’insiste sur la nationalité du navire parce que je suis obligé de constater que les armateurs français, qui se partagent chaque année trente ou quarante millions de subventions donnés par le gouvernement à la marine marchande, que ces armateurs, qui se plaignent toujours de manquer de frets, sont tellement mal outillés, ou plutôt si peu entreprenants, qu’ils refusent absolument ces chargements-là et qu’ils les laissent chaque année à des étrangers, qui viennent les prendre devant eux dans nos propres ports. Le spectacle était bien curieux. L’immense navire tout noir remplissait de sa masse tout un côté du bassin de l’Eure ; sur le quai s’élevait une véritable montagne de hottes de foin comprimé et de sacs de son, qu’une grue à vapeur entassait dans la cale-arrière. À l’avant, on avait installé une passerelle étroite et très inclinée : c’est par là que devaient monter les chevaux, pour en redescendre ensuite une autre encore plus raide, avant de gagner le faux pont, où les stalles étaient disposés. Par tous les ponts des bassins, on voyait venir de longues files de chevaux arrivant du chemin de fer, la queue et la crinière tressées de paille, exaspérés par le voyage, bondissant de tous côtés, en entraînant les gars pendus à leurs licols. Ils venaient s’entasser sur le quai en attendant leur tour d’embarquement. Tous les fermiers du Perche étaient là : de grands gaillards solides, la figure rougeaude, encadrée de petits favoris blonds, le perpignan au col, ou le pied de frêne pendu au poignet par sa lanière de cuir ; et puis des baigneurs et des baigneuses de Frascati, attirés par l’étrangeté du spectacle, courant affolés dans tous les sens pour éviter les ruades. Le quai prenait l’aspect d’un champ de foire normand : les Américains allaient de groupe en groupe vérifiant les marques au fer rouge imprimées sur le sabot au moment de l’achat ; ils s’assuraient d’un coup d’œil que l’animal n’avait éprouvé aucun accident pendant son voyage en chemin de fer ; puis les liasses de billets bleus allaient s’enfouir dans les vieux portefeuilles de cuir soigneusement cachés sous les blouses, dans une poche intérieure du gilet, et chaque gars s’avançait dans un espace réservé à grand’peine, au pied de la passerelle, pour remettre son cheval aux cow-boys américains chargés de l’embarquement. Tout le monde les regardait, car leur apparence et leurs allures paraissaient bien singulières aux tranquilles Normands. Ils bousculaient les gars, ce qui amena deux ou trois batailles et un échange de jurons internationaux tout à fait instructif. Puis, quand ils avaient pris le cheval, ils attachaient de longues cordes à son licol, et douze ou quinze d’entre eux s’y attelant tiraient en avant la malheureuse bête pendant que d’autres la tapaient par derrière avec de gros bâtons. Les chevaux étaient littéralement affolés. La plupart finissaient par prendre le galop et escaladaient la passerelle. Mais d’autres mordaient et se cabraient avec fureur, et puis finissaient par se coucher, et il fallait les traîner. Comment les deux tiers n’eurent-ils pas les jambes cassées ? Voilà ce que je n’ai jamais pu comprendre, étant donnée la nature plus que sommaire des installations que la bonne ville du Havre met à la disposition des armateurs. Les bons Havrais, comme les Parisiens, tiennent avant tout à s’offrir le luxe d’un conseil municipal qui soit dans le mouvement et qui s’occupe des grandes questions vraiment dignes d’hommes politiques aussi distingués : comme la laïcisation des hôpitaux. On s’occupera plus tard des affaires de la ville. Seulement, les éleveurs percherons sont déjà obligés d’embarquer leurs chevaux sur des navires anglais, parce que les armateurs français ne veulent pas les prendre ; ils les font assurer par des compagnies anglaises, parce que les compagnies françaises ne veulent pas accepter ces sortes de risques ; ils finiront peut-être, si l’on n’y prend pas garde, par être obligés de les expédier d’Anvers ou de Londres : j’en connais qui le font déjà. Les premiers jours de septembre ont été remarquablement mauvais sur l’Atlantique. Un ouragan descendu du nord a causé des désastres sur les côtes des États-Unis. Les malheureux pêcheurs de morue du grand banc de Terre-Neuve ont été tout particulièrement éprouvés. Comme dans les gros temps les chevaux souffrent beaucoup, les importateurs américains, déjà fort éprouvés l’année dernière, s’attendaient à de nouveaux accidents. Aussi furent-ils agréablement surpris, en apprenant, quand le navire arriva au bout de seize jours de traversée, que pas un des cent quatre-vingts chevaux qui étaient à bord n’avait eu d’accident. Le chemin de fer les éprouva davantage. Il faut quatre ou cinq jours pour aller de New-York à Chicago, et malgré l’admirable aménagement des superbes wagons affectés à ce service, on perd chaque année plus de chevaux pendant ce trajet que pendant la traversée. Ceux qui étaient destinés à Fleur de Lis Ranch n’étaient qu’à moitié chemin en arrivant à Chicago. Il fallut donc leur laisser plusieurs jours de repos. Ils sont arrivés hier matin à Buffalo-Gap. Raymond était allé les y attendre la veille, accompagné de deux ou trois cow-boys. Ils ont pris possession depuis hier au soir des boxs qui les attendaient. Le départ de nos hôtes a fait reprendre au ranch son train accoutumé. De grand matin, deux cow-boys montent à cheval et s’éloignent au galop dans la direction de la Prairie. Ce sont les herders qui chaque jour doivent compter les cinq ou six cents juments et yearlings du troupeau. On ne compte que très rarement les poulains, parce qu’on admet qu’ils suivent la mère. D’ordinaire les herders sont de retour vers trois ou quatre heures de l’après-midi, ayant fait généralement une soixantaine de kilomètres. Les chevaux laissés en liberté prennent tout à fait les allures des hardes de cerfs de nos forêts. Ils ont des habitudes très régulières. DANS LA PRAIRIE. Matin et soir, toutes les bandes vont boire à des abreuvoirs qu’elles choisissent ; ce sont les moments où il est le plus facile de les compter. Le jour, elles se tiennent sur le sommet des collines. Pendant la nuit, et lorsqu’il fait très mauvais temps, on les trouve toujours dans le fond des vallées étroites. Autrefois, sur la plupart des ranchs, quand on élevait seulement des chevaux du pays, on laissait les étalons constamment en liberté. Cela rendait le service des herders infiniment plus facile, car chaque étalon se constituait un sérail de soixante ou de soixante-dix juments qui, avec leurs yearlings et leurs poulains, formaient un troupeau de cent cinquante têtes environ dont il était le chien de berger : et il savait si bien ramener au bercail à coups de pied et à coups de dents les récalcitrantes, que jamais il n’en manquait une seule. Malheureusement ces beaux jours sont passés. On n’ose plus abandonner sur la Prairie des étalons valant une vingtaine de mille francs. D’ailleurs, en redevenant sauvages, ces animaux deviennent absolument féroces ; ils finissent même par attaquer les passants, et il y a eu tant d’accidents que, dans le Dakota notamment, il est défendu de les laisser en liberté. Pendant trois mois seulement, au printemps, on les lâche dans le troupeau, mais en ayant soin de les faire constamment surveiller à distance par un homme à cheval tout prêt à les reprendre au lasso si le besoin s’en fait sentir. La nécessité de cette surveillance a augmenté dans des proportions énormes les dépenses des ranchs, car il a fallu doubler ou même tripler le personnel des cow-boys : du reste, il faut ajouter que ce surcroît de dépense est plus que compensé par l’augmentation de la valeur des produits. Avec l’ancien système, on produisait des chevaux qui à trois ou quatre ans valaient 80 dollars en moyenne ; tandis que les demi-sang percherons valent le double au moins. Je disais tout à l’heure qu’avec l’ancien système c’étaient les étalons qui se chargeaient eux-mêmes de tenir leur bande de juments, leur bunch, comme on dit ici, au complet. Maintenant ce sont les herders qui sont obligés de ramener les juments quand elles cherchent à s’éloigner, et il y en a qui sont d’une humeur tellement errante qu’elles compliquent singulièrement ce travail. Raymond me montrait hier son journal, où sont relatés les hauts faits de quelques-unes d’entre elles. C’est surtout au printemps que ces tendances se manifestent. Au mois de mai dernier, on a crevé six chevaux de selle en poursuivant des juments qui, tout à coup, — prises sans doute du mal du pays, — repartaient dans la direction du ranch d’où elles étaient venues l’année dernière, et qu’on ne parvenait à rattraper que lorsqu’elles avaient déjà fait deux on trois cents kilomètres. L’histoire de l’une d’entre elles, Palamina, mérite d’être notée. Ramenée le 14 mai d’une distance de quarante kilomètres, elle poulinait au ranch le 15, repartait dans la nuit du 16, était retrouvée le 17 à quarante-cinq kilomètres et ramenée le 18. Son poulain avait donc fait quatre-vingt-dix kilomètres dans les deux jours qui ont suivi sa naissance, et il se porte à merveille ! Je donne tous ces détails pour faire comprendre combien est dur le métier que font les herders. Ils ont chacun six chevaux au moins réservés uniquement pour leur service. Si tout va bien, si aucun animal n’est signalé absent, ils sont de retour, comme je le disais plus haut, vers trois ou quatre heures. Mais si une seule jument s’est écartée, il faut d’abord relever sa piste et voir dans quelle direction elle se dirige ; ensuite revenir rendre compte au foreman ; puis le herder prend deux chevaux frais : l’un porte une couverture, une hache et quelques vivres ; il monte sur l’autre et il part à la recherche de la fugitive. Au mois de mars dernier, deux de nos hommes ont passé treize jours sans entrer dans une maison, couchant par terre, enveloppés dans une simple couverture, par des froids de dix ou douze degrés. Je dois dire que depuis que je vois de plus près les cow-boys, j’ai sensiblement modifié ma manière de voir à leur égard. Les cow-boys ressemblent en somme beaucoup aux matelots. Ils ont leurs qualités et leurs défauts. On n’éprouve pas une bien grande sympathie pour un gabier breton quand on le voit, à terre, trébuchant de cabaret en cabaret, dans les rues de Recouvrance, mais on l’apprécie à sa juste valeur quand on vit avec lui à bord. Il ne faut pas davantage juger un cow-boy quand on ne l’a rencontré que dans les villes de la frontière où il vient dépenser en quelques heures l’argent qu’il gagne si durement. Je ne voudrais cependant pas laisser croire que les rapports qu’on a avec lui, quand il est dans l’exercice de ses fonctions, sont bien agréables. J’entends toujours les fermiers français se plaindre de la difficulté qu’ils ont à conduire leur personnel. Ces difficultés-là sont bien peu de chose auprès de celles qu’on éprouve dans ce pays-ci. Les unes comme les autres tiennent à des causes générales et ont la même origine. Partout le principe de l’égalité des hommes, et comme conséquence celui de leur indépendance absolue, est affirmé avec une énergie chaque jour plus grande. C’étaient autrefois des aristocraties qui gouvernaient les peuples. Les majorités étaient plus ou moins soumises aux minorités. Le principe essentiel de ces gouvernements était donc la discipline. De nos jours, c’est la démocratie qui règne. Dans la pratique, cela veut dire le gouvernement des majorités, qui par parenthèse font même souvent sentir assez durement leur pouvoir aux minorités. Mais en théorie, cette forme de gouvernement tend à affranchir autant que possible les individus et à ne leur laisser de l’esprit de discipline que ce qui est strictement nécessaire pour que la société puisse subsister. Or, précisément au moment où cette évolution se fait dans les esprits, une évolution dans un sens diamétralement opposé a lieu dans l’industrie. Autrefois, du temps des petits ateliers et des petits magasins, le besoin de la discipline s’y faisait à peine sentir. Ouvriers et employés étaient bien plutôt les camarades que les inférieurs de leurs patrons. De nos jours, dans une usine comme le Creuzot, qui emploie dix mille ouvriers, ou dans un magasin comme le Bon Marché, où il y a, je crois, trois mille employés, il faut de toute nécessité que ces ouvriers et ces employés soient astreints à une discipline aussi sévère que celle des soldats dans un régiment, ou des matelots sur un navire. Le succès ne peut s’acheter qu’à ce prix. Ainsi, plus les mœurs tendent vers l’égalité, et plus les nécessités de la lutte pour la vie condamnent la plupart des hommes à passer toute leur existence sous le joug d’une discipline implacable. Il n’est pas facile de concilier des tendances aussi contradictoires. Pour y arriver dans la mesure du possible, on a imaginé de créer dans la vie une sorte de dualité. Autrefois, un ouvrier se considérait comme l’homme de son patron, aussi bien en dehors qu’au dedans de l’usine. Il attendait de lui des services en dehors de ceux prévus par la loi de l’offre et de la demande. Mais, en échange, il consentait de bonne grâce à se laisser diriger par lui. L’un devait apporter respect et dévouement ; l’autre, bienveillance, justice et protection. C’est cet ensemble de relations qu’on désigne sous le nom de patronat. Quand des deux côtés on en comprend bien les obligations, il est très certain qu’on ne peut guère imaginer un état social plus fertile en bons résultats. En cherchant bien, on trouve encore de loin en loin quelques traces du patronat. Malheureusement on ne les trouve plus guère qu’à l’état d’exception. Est-il possible de faire que l’exception devienne la règle ? Quelques bons esprits le croient : j’avoue que je n’ose partager leurs généreuses convictions. Le patronat ne peut s’établir que grâce à une continuité de relations entre patrons et ouvriers qui me semble incompatible avec les nécessités de l’industrie moderne. Voilà pour le côté matériel de la question. Au point de vue moral, il est odieux à l’ouvrier, parce qu’il a tout l’air d’être, s’il n’est pas au fond, la négation même de ces principes égalitaires qui lui sont si chers. L’ouvrier de nos jours cherche donc toujours à faire deux parts de sa vie. Il loue pendant un certain nombre d’heures son intelligence et ses forces, mais il entend que ses relations avec son patron en restent là. Ce système est très simple en théorie ; c’est celui qui présidait à l’organisation de la défunte garde nationale. Le capitaine et le soldat revenaient de la manœuvre bras dessus, bras dessous, à moins, ce qui s’est vu, que le capitaine ne fût le valet de chambre du soldat : cette combinaison n’a pas donné de très bons résultats au point de vue militaire. Dans la vie civile, son application soulève souvent aussi d’assez graves difficultés. Le patron s’irrite de sentir qu’il est en présence d’une volonté qui ne se livre qu’à demi. L’ouvrier, craignant toujours quelque empiétement, devient facilement hargneux et insolent, de sorte que, faute de pouvoir définir bien exactement le point où commencent et finissent les droits de chacun, on en arrive tout naturellement à cette guerre de classes qui est la plaie et le danger de notre époque. Aux États-Unis, il n’y a pas, en théorie, et il n’y a jamais eu de classes, ou, pour parler plus exactement, le passage de l’une à l’autre est très fréquent et se fait avec une facilité inconnue dans les anciennes sociétés encore tout imprégnées de vieilles traditions. On serait donc tenté de croire que c’est dans ce pays que cette guerre a le moins de chances de se propager, et que les rapports entre patrons et ouvriers auraient dû s’établir le plus facilement sur ces bases de la dualité de la vie. Cela a été vrai pendant assez longtemps. Mais, du moins dans les États manufacturiers de l’Est, c’est le contraire qui est maintenant la vérité. Nulle part an monde les esprits ne sont aussi aigris. Nulle part la lutte entre le capital et le travail, ces deux géants des temps modernes, n’est engagée avec plus de fureur. En Europe, il y a encore entre eux les débris d’une foule d’anciennes institutions qui servent de tampon. Ces institutions sont plus ou moins en ruine, mais ces ruines détournent les coups des adversaires. Ainsi, il est bien certain que le mouvement social qui se fait en France est dirigé contre le capital ; et cependant les chalartans politiques qui nous gouvernent, devenus capitalistes, ont trouvé moyen de le dévier, jusqu’à une époque toute récente, en lançant contre le clergé, qui n’en pouvait mais, les masses qui leur avaient servi de marchepied pour arriver au pouvoir. En Amérique, ces tampons n’existent pas. Il n’y a rien entre le capital et le travail. Les adversaires sont en présence, ils se jettent l’un sur l’autre et se battent à coups de grèves et de coalitions avec un acharnement et une absence de tous scrupules que nous ne connaissons heureusement pas encore chez nous. Cependant, dans l’Ouest, la situation est toute différente. Le capital et le travail sont représentés uniquement par les ranchmen et leurs cow-boys. Ils vivent jusqu’à présent dans l’accord le plus parfait : mais cet accord n’est basé que sur cette dualité de vie dont je parlais tout à l’heure, poussée jusqu’à ses dernières conséquences, et dont chaque partie accepte les charges comme les bénéfices. En France, un ouvrier sait bien qu’il est politiquement l’égal de son patron. Cependant, grâce aux instincts de politesse encore si puissants chez nous, il ne lui refusera guère quelques marques extérieures de respect, même en dehors du service, comme de le saluer ou de l’appeler « monsieur », s’il lui parle. Ici, les relations sont basées sur le pied de l’égalité la plus absolue. Un cow-boy qui rencontre son ranchman en ville lui offrira toujours un cigare ou un verre de bière et le présentera à un autre cow-boy avec lequel il se promène. Il l’appelle toujours par son nom, sans jamais le précéder du mot mister, cependant si banal. Jamais il ne consentirait à lui rendre le plus petit service personnel, comme de lui seller son cheval, par exemple. Il y a dans les environs un grand ranch appartenant à une compagnie anglaise et dirigé par des Anglais. Ces messieurs ne peuvent plus trouver un cow-boy depuis une scène terrible, qui a failli se terminer par des coups de revolver, survenue parce que l’un des foremen avait ordonné à un cow-boy de nettoyer son fusil. Je dois dire cependant qu’à Fleur de Lis, nos hommes sont particulièrement aimables pour moi. Dans les premiers temps, ils m’appelaient tous « baron » tout court, comme ils s’appellent entre eux « colonel » ou « capitaine ». Depuis quelque temps, je remarque qu’ils emploient en me parlant une formule qu’ils n’ont évidemment adoptée que parce qu’ils la jugent plus respectueuse. Ils m’appellent « mister baron ». Jamais, non plus, ils ne me laissent seller un cheval ; mais je suis très certain que si je leur demandais ce service, ils me le refuseraient net. Quand j’ai envie de sortir à cheval, je profite d’un moment où l’un des cow-boys est à bayer aux corneilles dans la cour pour me diriger ostensiblement vers la sellerie. Invariablement je l’entends me crier : You want to go out, mister baron ? Wait a bit. I’ll give you a dandy horse ! « Vous avez envie de sortir, monsieur ? Attendez un peu ; je vais vous donner un cheval dont vous me direz des nouvelles ! » Et ils me sellent toujours leur meilleur cheval, car chacun d’eux en a cinq ou six qu’il ne laisse monter à personne. Toute ma diplomatie ne m’évite cependant pas quelques incidents désagréables. Un jour de l’année dernière, je vois deux hommes rentrer. Ils avaient passé dehors toute la nuit, et il faisait un temps affreux. J’étais à déjeuner. Pensant qu’ils devaient mourir de faim, et qu’il faudrait quelque temps pour leur préparer leur repas, je leur envoie un poulet dont je venais de prendre l’aile. Ils le jettent immédiatement par la fenêtre et vont se plaindre au foreman, disant que je les ai traités comme des chiens en leur envoyant mes restes. On a eu quelque peine à arranger l’affaire. Étant donnés, d’une part, des gaillards aussi pointilleux, de l’autre, les mœurs violentes du pays, tout se passe cependant moins mal qu’on ne pourrait le craindre. Ces hommes tiennent à bien établir qu’ils sont les égaux de ceux qui les emploient ; mais, vraiment, il faut convenir que la plupart se montrent de tous points dignes de cette égalité par la conscience qu’ils apportent à l’accomplissement de leur service. Un herder qui rentre de compter son troupeau au milieu d’une tempête de neige pourrait très bien aller se reposer au coin du poêle. Il n’aurait qu’à dire qu’il a vu tous ses animaux. Il est extrêmement rare qu’ils cèdent à la tentation de mentir. Presque toujours, ils sellent un cheval frais, sans mot dire, et partent, quelquefois pour bien des jours, sans savoir où ils coucheront ni où ils mangeront. Il y a des gens qui s’exaspèrent à l’idée que les Français du dixième siècle aient pu s’accommoder de la féodalité, et d’autres qui soutiendraient volontiers que ceux du dix-neuvième se trouveraient très bien de ce régime. Ce qu’il y a de bien singulier, et ce qui prouve une fois de plus combien les institutions d’un pays et les instincts les plus vivaces de ses habitants sont toujours dominés par sa situation économique, c’est que la législation ultra-démocratique des États-Unis n’a pas empêché ce pays-ci d’en arriver à une organisation qui est une véritable féodalité. Il n’y a qu’à ouvrir les journaux pour s’en convaincre. Hier encore, un cow-boy de passage nous a raconté, comme la chose la plus simple du monde, un événement qui vient de se produire dans les environs et que je veux cependant mentionner, parce qu’il me semble tout à fait caractéristique. Nous avons pour voisin, dans le Sud, un grand ranch : le B. O. B. On désigne toujours les ranchs par la marque (brand) de leurs bestiaux. Encore plus loin, il y en a un autre dont le propriétaire a rendu sa belle âme à Dieu, il y a quelques années, dans un accès de delirium tremens. Sa veuve inconsolable continue son commerce. Le fait n’est pas très rare. Elle est fort riche, car elle a trente-cinq ou quarante mille bœufs. Aussi n’est-elle connue dans le pays que sous le nom de « the cattle queen » — la reine des bœufs. Mme X..., ladite veuve, est du reste, dit-on, une gaillarde qui a hérité de tous les goûts de son pauvre défunt. Il y a quelques jours, sentant sa solitude lui peser, elle fit à cheval les trente ou quarante milles qui séparent les deux ranchs pour venir faire une petite visite à son voisin du B. O. B. Celui-ci l’accueillit à merveille, cela va sans dire. On but de nombreux verres de whisky ; et le soir, très tard, quand la dame voulut repartir, elle était dans un tel état, que son hôte jugea prudent de la faire escorter par un de ses cow-boys. Que se passa-t-il dans la Prairie ? Le cow-boy affirmait que le voyage s’était passé sans incidents ; mais sa compagne était d’un avis tout différent. Qui avait raison ? je n’en sais rien. Toujours est-il que, le lendemain, à peine remise de ses fatigues, la dame alla tout droit chez le juge du comté, à C... City, et déposa entre les mains de ce magistrat une plainte en règle où elle énumérait, dans les plus grands détails et depuis le premier jusqu’au dernier, les outrages qu’elle aurait eu à subir au cours de ce mémorable voyage. Le personnage investi des fonctions de juge de la ville de C... City exerce en même temps celles d’épicier. C’est assez l’habitude de ce pays-ci. Comme juge, il avait été élu malgré l’opposition du B. O. B. ; comme épicier, il avait perdu la clientèle du ranch, précisément à la suite de cette élection. Les méchantes langues insistent beaucoup sur cette circonstance. Toujours est-il qu’il accueillit immédiatement la plainte et lança le sheriff à la poursuite de l’inculpé. Du reste, en ces matières, les lois américaines ne plaisantent pas. Dans l’espèce, il s’agissait peut-être de pendaison, ou tout au moins d’un séjour très prolongé dans le pénitencier de Sioux City. M. C..., le ranchman, était absent quand le sheriff arriva chez lui. Le cow-boy protestait énergiquement de son innocence, et affirmait que dans toute cette affaire il avait joué le rôle du célèbre intendant de l’infortuné Putiphar : et ce qui donnait quelque vraisemblance à ses affirmations, c’est qu’il consentit à suivre le sheriff et alla se constituer prisonnier à C... City. Mais quand M. C... revint, deux jours après, et qu’on lui raconta ce qui s’était passé, il entra dans une colère épouvantable et jura que les choses n’en resteraient pas là. Il réunit une vingtaine de ses hommes bien armés, leur fit une libérale distribution de whisky, et, se mettant à leur tête, il arriva comme un ouragan dans la ville, marcha droit sur la prison et fit immédiatement délivrer le prisonnier ; puis on se rendit chez le juge, qu’on trouva caché, plus mort que vif, au milieu de ses bocaux, et qui, le revolver sous la gorge, s’empressa de signer une ordonnance de non-lieu. Ensuite, après une station prolongée dans les cabarets de la ville, toute la troupe reprit paisiblement le chemin du ranch, non sans avoir charitablement informé les citoyens terrifiés de C... City que, s’ils ne surveillaient pas mieux les agissements de leur juge, les choses se passeraient moins tranquillement à la première incartade qu’il se permettrait. Comme je le disais en commençant, c’est un des acteurs qui m’a raconté hier cette histoire, qu’il avait l’air de trouver toute naturelle. Tous nos cow-boys l’ont écoutée comme moi et ont semblé y prendre un plaisir extrême. Les hauts barons du moyen âge, dont parle Froissart, n’agissaient pas autrement. Je raconte cette anecdote parce qu’elle vient de se passer presque sous mes yeux. En voici une autre qui remonte à quelques années et que j’extrais d’un livre qui a beaucoup de succès en ce moment aux États-Unis. Il est intitulé : A Texas cow-boy. L’auteur, Char. A. Siringo, raconte les aventures de sa vie, et tout le monde me dit que ses récits sont scrupuleusement vrais. Il paraît que, en 1881 ou 1882, les ranchmen du Panhandle, une immense prairie du Sud-Est qui touche au chemin de fer de l’Union-Pacific, s’étaient aperçus qu’on leur volait depuis quelque temps beaucoup de bestiaux. Leur association employa quelques agents à faire une enquête, et l’on découvrit que le voleur n’était autre qu’un certain Billy-the-Kid (Billy la Chèvre), un ancien cow-boy devenu chef de bande après de nombreux différends avec la justice, démêlés dans lesquels, du reste, il n’avait pas toujours eu tous les torts. Ce Billy-the-Kid enlevait, dans le Panhandle, des troupeaux entiers de bœufs, sept ou huit cents à la fois : il les conduisait dans l’État du New-Mexico, où un vieux ranchman peu délicat nommé Pat Coghlin les lui achetait. Dans un pays ordinaire, la première pensée d’un propriétaire qui s’aperçoit qu’on le vole, c’est d’aller se plaindre aux autorités, car c’est à elles seules qu’il appartient, sinon de rechercher, du moins d’arrêter les coupables. C’est même la négation des principes les plus élémentaires du droit moderne que d’autoriser les intéressés à procéder eux-mêmes à des arrestations, à part le cas de flagrant délit. Cette idée-là ne vint cependant pas aux éleveurs du Panhandle. Ils résolurent de se faire justice eux-mêmes. Leur association vota des fonds, et chaque ranch fut tenu de fournir un certain nombre d’hommes bien armés. Le lieu de rassemblement fut fixé à Tascasa. Lisez l’histoire de M. de Barante, et vous verrez que c’est ainsi qu’on procédait chez nous, il y a quatre ou cinq cents ans, quand les ducs de Bourgogne voulaient faire la guerre aux Flamands. Dans les romans de Walter Scott, il est aussi à chaque instant question d’arrangements de ce genre pris par les barons des Basses-Terres pour se défendre contre les déprédations des clans écossais. Notez que, d’après le récit de Charles Siringo qui faisait partie de l’expédition, on mit plusieurs jours à atteindre le ranch Coghlin. On traversa plusieurs villes. Par conséquent tout le monde dans le pays savait ce dont il s’agissait. Chacune de ces villes possédait assurément une organisation judiciaire. Nulle part il n’est dit que les autorités se soient inquiétées de ce qui se passait. Du reste, cette expédition aboutit d’une manière assez singulière. Quand on arriva dans les environs du ranch de Pat Coghlin, on apprit que Billy-the-Kid s’était séparé de son associé et qu’il s’était retiré avec sa bande dans une localité assez éloignée. À l’instar de Joconde, cet honorable personnage avait beaucoup parcouru le monde, et comme ce n’était pas précisément par des actes de vertu qu’il avait signalé son passage, il était arrivé que tant de comtés, d’États et de corporations avaient promis des récompenses honnêtes à qui l’amènerait mort ou vif, que sa capture promettait d’être une excellente affaire. Aussi, malgré les instructions formelles qui lui prescrivaient de rechercher d’abord des bœufs volés, Stuart, le commandant de l’expédition, n’hésita pas à se lancer à sa poursuite. Billy fut arrêté. Mais Stuart, ayant gardé ensuite pour lui tout seul l’argent qu’il toucha, fut obligé de se sauver pour n’être pas pendu par ses hommes, qui se débandèrent aussitôt. Du temps des grandes compagnies, beaucoup d’expéditions devaient tourner de la sorte. La suite de l’histoire n’intéresse plus ma thèse, mais elle est si jolie, que je ne résiste pas à l’envie de la reproduire. Après avoir été arrêté malgré une défense héroïque, Billy avait été livré aux autorités du comté de Lincoln ; or cette ville s’était bien offert le luxe d’un palais de justice (court-house), mais elle n’avait pas de prison. Le sheriff, Pat Garret, était donc obligé de garder ses prisonniers dans son bureau, situé au premier étage du court-house. Il en avait six. Billy d’abord, auquel, à cause de sa réputation, on avait jugé prudent de mettre des fers aux pieds et aux mains. Les cinq autres se trouvaient dans une situation particulière. Ils étaient impliqués dans une affaire de meurtre qui avait tellement émotionné la population, que les habitants de Lincoln avaient, à plusieurs reprises, manifesté l’intention de les lyncher. Ils avaient eu alors l’idée assez originale de se constituer prisonniers, pensant être ainsi plus en sûreté et comptant probablement déguerpir avant le jugement, quand leurs méfaits seraient un peu oubliés. Seulement Pat Garrett, qui se rendait très bien compte de la situation, craignait qu’une belle nuit un comité de vigilance ne vint lui enlever ses pensionnaires pour les pendre à l’arbre le plus voisin, et comme c’étaient eux, en définitive, qui avaient le plus à redouter cette éventualité, il avait eu l’idée fort ingénieuse de leur laisser leurs revolvers pour qu’ils pussent se défendre, le cas échéant. Comme, de plus, c’était un homme sage, n’aimant pas les frais inutiles, il les conduisait lui-même prendre leurs repas dans un hôtel du voisinage, de sorte que, deux fois par jour, les bons habitants de Lincoln jouissaient du spectacle assez insolite qui leur était offert par un geôlier, se promenant dans les rues, escorté de cinq prisonniers armés jusqu’aux dents. Il va sans dire que le pauvre Billy était moins favorisé : on lui apportait à manger. Le 28 avril, Pat fut obligé de s’absenter. Avant de partir, il retint les services de deux amis, Robert Ollinger et William Bonny, et leur confia ses pensionnaires, en leur recommandant naturellement la plus grande vigilance. Tout alla bien d’abord. Ollinger chargea avec ostentation un fusil à deux coups dont il était armé. Il fit même remarquer à Billy qu’il mettait dix-huit chevrotines dans chaque canon : puis il appuya le fusil contre le mur, et comme l’heure du déjeuner était arrivée, il se mit à la tête des cinq prisonniers qui allaient à l’hôtel, laissant le sixième sous la surveillance de Bonny, qui, pour passer le temps, s’était plongé dans la lecture d’un journal. Cette lecture fut désagréablement interrompue par un énorme coup sur la tête qu’il reçut tout à coup de Billy, qui avait trouvé moyen de faire passer une de ses mains à travers la manille de ses menottes. En le voyant debout devant lui, le malheureux Bonny fut pris d’une telle peur, qu’il se précipita du coté de la porte pour se sauver. Mais Billy lui avait déjà arraché son propre revolver de sa ceinture et le tua raide d’une balle dans le dos. Ceci fait, il prit au râtelier toutes les armes qui y étaient, y compris le fameux fusil à deux coups, et ouvrant la fenêtre, il attendit les événements. Le coup de revolver avait été entendu à l’hôtel. Ollinger accourait. — Hello ! Bob ! cria Billy, du haut du balcon. Ollinger leva la tête et reconnut son prisonnier. — Voilà votre fusil ! Bob ! Le reconnaissez-vous ? Vous le voyez, quand on charge un fusil, on ne sait jamais pour qui l’on travaille. La vérité de ce principe fut aussitôt démontrée, car on entendit une double détonation, et Ollinger roula sur le sol, les reins brisés. Il y avait là à ce moment une foule de citoyens. M. Charles Siringo dit même à leur sujet un mot que je trouve superbe : Nearly all of whom sympathised with the kid though they did not approve of his law-breaking. Ils éprouvaient pour lui une réelle sympathie, tout en trouvant cependant sa conduite illégale !!! En tout cas, leur sympathie était active et leur blâme tout à fait platonique, car Billy, toujours sur son balcon, ayant demandé une lime, l’un des assistants alla immédiatement lui en chercher une chez un maréchal ; puis il pria une autre personne de lui amener le cheval du secrétaire du comté, dont on lui avait dit grand bien. Il arriva que cet animal, un peu ombrageux, échappa à celui qui le conduisait et retourna à son écurie : quelqu’un alla l’y rechercher. Pendant ce temps-là, Billy s’était débarrassé de ses fers ; il descendit sur la place, après avoir choisi parmi les armes du sheriff deux revolvers et un winchester, enfourcha le cheval, salua gracieusement l’honorable assistance ; puis il leva son chapeau en l’air, cria : « Vive Billy-the-Kid ! » et disparut au galop. Quelques mois après, il était tué d’un coup de revolver. Il n’avait que vingt et un ans ! L’histoire de Billy-the-Kid m’a détourné de mon sujet. En la racontant, je voulais donner une idée de l’état social de ce pays. Comme on le voit, pour en trouver un qui lui soit comparable chez nous, il faut remonter aux temps de la féodalité. Les ranchmen avec leurs cow-boys ont joué, dans la conquête de la Prairie sur les Indiens, le rôle des barons normands lors de l’invasion de l’Angleterre. Cet état social n’aura du reste qu’une très courte durée, et ce qu’il y a de singulier, c’est que les causes qui le renverseront sont précisément celles qui ont amené la chute de la féodalité. Ce sont les communes et les paysans qui ont détruit la puissance des seigneurs féodaux. De même les ranchmen succombent devant la coalition des ėmigrants-fermiers et des habitants des villes. Les premiers veulent leur prendre la terre, ou du moins élèvent des clôtures qui coupent le parcours et privent les animaux de leurs meilleurs pâturages. Les cow-boys, qui exècrent les grangers, comme ils les appellent dédaigneusement, renversent les clôtures, détruisent les récoltes et chassent les bestiaux des premiers. Mais il arrive toujours à la fin qu’ils sont repoussés par la marée montante de l’émigration. Avec les villes, la lutte prend une autre forme. C’est dans les villes que résident toutes les autorités : elles cherchent toujours à augmenter les dépenses, parce que c’est chez elles que se dépense tout l’argent dont la plus grande partie est fournie par les ranchmen, car tous les impôts sont frappés sur le capital, et les ranchmen sont les seuls capitalistes du pays. Ceux-ci se défendent en faisant nommer leurs créatures aux fonctions du comté. J’en connais un qui, ennuyé d’être rançonné sous différents prétextes par le juge de son comté, a fait élire son cocher, un Irlandais, qui s’acquitte de ses doubles fonctions à la satisfaction générale, quand il n’est pas trop ivre. C’est surtout à propos des écoles que la lutte prend souvent des proportions épiques. Dans un comté voisin, il s’agissait de construire un groupe scolaire tout à fait à l’instar de ceux de M. Ferry. Le jour du vote, la ville fut envahie par tous les ranchmen du voisinage, arrivés à la tête de leurs cow-boys armés jusqu’aux dents et abreuvés à outrance. Il y en eut qui votèrent jusqu’à six fois, tant était grande leur bonne volonté, et grâce à eux les 12 ou 15 000 dollars qu’il s’agissait de dépenser sont restés dans les poches des ranchmen, au lieu de passer dans celles des architectes ou des maçons de la ville. Malgré tout, il est certain que les ranchs sont appelés à disparaître dans un avenir assez rapproché, surtout si l’émigration européenne continue à pousser dans l’Ouest autant d’émigrants, et leur disparition est d’autant plus certaine qu’ils ont constamment à lutter contre l’hostilité du pouvoir fédéral, qui, effrayé des immenses acquisitions de terres faites en ces dernières années par des capitalistes anglais, fait tout ce qu’il peut pour empêcher la constitution de la grande propriété. En revanche, le gouvernement canadien se montre très désireux d’attirer chez lui les ranchmen, auxquels il procure une sécurité relative, en leur concédant pour vingt ans la location de lots de cinquante mille acres, au prix nominal de un cent (0 fr. 05) par acre. Beaucoup ont passé la frontière, mais il n’est pas bien sûr qu’ils aient à se louer du parti qu’ils ont pris, à cause des froids épouvantables qu’ils ont à endurer. L’année dernière, le thermomètre y est descendu plusieurs fois au-dessous de quarante degrés. Une ville qui boom. — Les gars normands en Amérique. — Hermosa. — Miss Effie. — Le juge Hiram. — Un descendant des rois d’Irlande. — Le comte du Vallon, Harney-Hotel. — Le budget du P. Mac Glynn. — Une première à Deadwood. 25 septembre. — Il y a maintenant un peu plus de quatre ans que nous arrivions, Montblanc et moi, après un voyage singulièrement accidenté, à la porte du Commercial-Hotel de Rapid-City : la ville comptait alors environ trois ou quatre cents habitants. Elle ne nous semblait pas appelée à un avenir beaucoup plus brillant que celui de tant d’autres de la même région qui, après une existence de quelques mois où même de quelques semaines, avaient disparu, laissant seulement leur nom sur la carte, et, sur le coin de prairie où on les avait élevées, les amoncellements de boîtes des conserves dont s’étaient nourris leurs habitants. Il paraît que nous nous trompions, car depuis deux ans, les actions de Rapid-City sont singulièrement en hausse. C’est l’arrivée du chemin de fer qui a donné l’essor à ce mouvement. Les ingénieurs qui ont construit le Fremont-Elkhorn et Missouri-Valley ont procédé d’une manière qui paraît fort naturelle dans ce pays-ci, mais qui étonnerait un peu chez nous. Ils ont commencé par construire leur ligne aussi rapidement et aussi droite que possible tant qu’il s’agissait de traverser le désert ; mais en arrivant dans les régions relativement peuplées du pied des Black-Hills, ils se sont montrés beaucoup moins pressés ; ils ont attendu de pied ferme les propositions des villes qui aspiraient, pour employer l’expression locale, à devenir le robinet (the tap) des Black-Hills. C’est Rapid-City, ou du moins un syndicat qui avait acheté sous main tous les terrains disponibles des environs, qui a misé le plus haut dans ces enchères, et Rapid-City, tête de ligne au moins provisoire du chemin de fer, absorbant tout le trafic des Black-Hills, a joui bientôt d’une prospérité extraordinaire. Comme toutes les personnes auxquelles la fortune prodigue trop vite ses faveurs, la jeune City s’est laissé un peu griser. À certains moments, des lots de la première avenue sont montés à un chiffre qui n’eût pas fait mauvaise figure un jour de vente à la Chambre des notaires à Paris, sauf à être à peu près invendables quelques semaines plus tard. Un spéculateur audacieux a même fondé une compagnie de tramways. Cette compagnie débuta modestement, car elle ne disposait que d’une voiture, d’un cheval et d’un conducteur. Pour utiliser tout cela, on avait construit une ligne qui commençait à la gare, longeait la première avenue !!! et allait se perdre dans la Prairie. Le service fut inauguré l’année dernière, pendant mon séjour. Cet événement produisit une vive émotion. Le conducteur faisait trois ou quatre voyages le matin, puis il allait déjeuner et recommençait le soir. Le service n’était donc pas très régulier, mais l’apparition du car blanc chatouillait délicieusement le patriotisme local ; aussi, dès que sa clochette se faisait entendre, bars et boutiques se vidaient et chacun s’empressait de monter sur la plate-forme pour se faire traîner pendant quelques pas. Aussi les recettes furent-elles superbes. Un certain jour, s’il m’en souvient, le caissier de la compagnie encaissa 8 dollars ! L’appétit vient en mangeant. Les citoyens prééminents de Rapid-City, blasés sur les joies du tramway, aspirent maintenant à faire de leur ville, qui compte bien six ou sept mille âmes, le centre de toute la région sud du Dakota, et, pour arriver à ce résultat, il leur a semblé qu’ils ne pouvaient pas mieux faire que d’y organiser ce qu’on appelle ici un state-fair, c’est-à-dire un comice agricole. Ce genre de solennité est trop dans le goût des Américains pour que cette idée n’ait pas été accueillie avec enthousiasme : les adhésions sont arrivées de tous les côtés. On nous a fait l’honneur de nous envoyer ici, il y a quelques semaines, une députation spéciale pour demander à Raymond d’envoyer les étalons de Fleur de Lis Ranch. Il n’avait pas voulu s’engager, car, dans cette saison, il est bien difficile de les faire voyager. Mais en constatant le superbe état de ceux qui viennent d’arriver, il a pris le parti d’en envoyer cinq de ces derniers. Il est parti lui-même ce matin, emmenant un chariot chargé des vivres et des bagages. J’ai vu la caravane défilant sous mes fenêtres. Derrière marchaient les cinq chevaux, tout joyeux de se sentir sur le sol ferme et élastique de la Prairie, qu’ils ont l’air d’apprécier singulièrement après leurs quatre semaines de traversée en bateau ou en chemin de fer, traversée qu’ils ont du reste supportée d’une manière remarquable, car ils sont presque aussi gras qu’au départ, et, à voir l’ardeur avec laquelle ils se jettent sur leur avoine, on se sent très rassuré sur leur sort. J’ai reçu une lettre du comité du concours qui m’invite à y assister. Je compte d’autant plus accepter leur invitation que je ne connais rien d’agréable comme une longue course à travers la Prairie, quand on a un bon cheval. Seulement, il faut qu’on soit sur de trouver quelque chose à manger en arrivant. Dans ce pays-ci, cette dernière préoccupation me gâte toujours mes déplacements. On ne se figure pas ce que c’est que de ne trouver qu’un morceau de lard rance pour se réconforter après douze ou quinze heures de cheval. Aujourd’hui, au contraire, l’avenir se présente à moi sous les couleurs les plus riantes, car François est du voyage, et je l’ai vu charger ce matin sur le chariot qui l’emportait lui-même un sac très rebondi qui doit nous ménager les plus aimables surprises. Le choix du cheval est aussi d’une grande importance. Dans ce pays-ci, quand on a une forte course à faire, on prend d’ordinaire des poneys indiens. Il y en a régulièrement vingt-cinq ou trente et souvent beaucoup plus dans tous les ranchs pour le service des cow-boys, car ce sont les seuls qui résistent au métier qu’il leur faut faire. Pourvu qu’on ne force pas leur allure favorite, l’Indian gait, une sorte de traquenard que je serais bien embarrassé de décrire, on peut leur faire faire des trottes vraiment invraisemblables. Un cow-boy est arrivé l’autre jour à Buffalo-Gap qui, lancé sur la piste de voleurs de chevaux, avait fait, sur le même animal, deux cent cinquante milles en deux jours, soit près de quatre cents kilomètres, Avec ma selle, mes sacoches, mon revolver et mon winchester, je pèse certainement cent dix kilogrammes au moins. L’année dernière, sur un des chevaux de service du ranch, Bull-dog, un poney qui n’a pas un mètre cinquante au garrot et qui n’a jamais mangé d’avoine de sa vie, j’ai marché pendant huit jours, faisant en moyenne cinquante kilomètres pendant les six premiers jours, soixante le septième et quatre-vingt-cinq ou quatre-vingt-dix le dernier. En arrivant, on l’a lâché : il s’est roulé trois ou quatre fois par terre, — les chevaux de ce pays n’y manquent jamais, — et puis il s’est mis à brouter paisiblement. Aujourd’hui, je monte El Mahdi, un superbe étalon anglo-arabe qui, avant de venir pratiquer la polygamie dans ce pays, a eu de nombreux succès dans les hippodromes du midi de la France. Je pars deux heures après les autres, dont je suis la piste à travers l’herbe de la Prairie ; le temps est superbe ; les montagnes dont je contourne la base se profilent sur un ciel d’une pureté admirable : de temps en temps un hennissement de Mahdi me fait remarquer une troupe de nos juments qui du haut d’une colline me regardent passer sans se déranger, pendant que leurs poulains s’avancent curieusement vers moi. C’est parce que je suis à cheval qu’elles se laissent ainsi approcher : si j’étais à pied, elles se sauveraient. L’une de ces bandes est arrêtée au beau milieu de la voie du chemin de fer. De temps en temps il y en a une qui se fait écraser. Sur certains points reconnus particulièrement dangereux, les compagnies entretiennent même des cow-boys à leur solde pour dégager la ligne au moment du passage des trains. C’est que les jurys, composés de ranchmen ou de leurs créatures, ne sont généralement pas tendres. Un directeur dont la compagnie avait été particulièrement maltraitée disait un jour en entendant un éleveur vanter les croisements percherons : « Ma foi ! je n’ai pas la prétention de m’y connaître. Croisez vos juments avec n’importe quels étalons : je crois que ce qui vous rapporte encore le plus, c’est de les croiser avec mes locomotives. » Vers midi, après deux heures de trot, j’arrive au French-Creek, où je trouve tout notre monde déjà installé. Les chevaux sont attachés aux peupliers qui poussent sur les bords du creek et mangent gaillardement leur avoine. François, après avoir disposé le couvert sur une couverture, est en train de découper un pâté de lièvre majestueux pendant que quatre ou cinq bouteilles d’un petit vin de Californie qui se laisse très bien boire sont à rafraîchir dans l’eau, au pied d’un saule, surveillées par un des gars normands, le gars Leboucq, qui parait très excité parce qu’il vient de découvrir qu’il y a des masses de goujons dans la rivière : — Et puis qu’il y en a autant que dans l’Huisne ! sauf votre respect, monsieur le baron, et que si je n’avions point été obligé de rester amont les chevaux, je vous en aurions bien vite en pris une friture ! Quels merveilleux instincts de braconniers ont tous nos paysans français ! En voilà un qui n’est dans le pays que depuis trois jours : lui et son camarade ont déjà trouvé moyen de remplir tous les buissons du ranch de collets, et je suis sûr que, dans un mois, ils en sauront plus sur les habitudes du gibier que tous les cow-boys, qui, eux, ne s’en occupent jamais. Ces derniers sont des cavaliers merveilleux qui viennent à bout, sans la moindre difficulté, des chevaux du pays les plus vicieux. Mais ils sont toujours un peu intimidés quand ils ont affaire aux percherons. C’est pour cela que nous avons pris le parti de faire venir des gars normands. J’étais un peu inquiet de savoir comment ils seraient reçus par les autres. Jusqu’à présent, leurs débuts ont été très heureux. Les cow-boys étaient tout disposés à les traiter de tenderfoot, ce qui est une expression de suprême mépris : seulement l’autre jour, quand le convoi est arrivé à Buffalo-Gap, il s’est trouvé qu’un des boys a voulu monter précisément un cheval qui est une véritable bête féroce : celui-ci a commencé par le jeter par terre et a bien failli l’assommer d’un de ces coups de pied de devant qui leur sont familiers et qui sont si dangereux : c’est un des gars qui l’a tiré d’affaire. Le lendemain, pendant le dîner, nous entendons tout à coup des cris et des jurons dans la salle où les hommes mangeaient. Nous y courons, et j’arrive juste pour voir le gars Sosthène, un colosse blond de six pieds, qui venait de cueillir par la ceinture un petit cow-boy qui s’était amusé à lui fourrer dans le col un chardon, et l’envoyait rouler devant la porte, à trois ou quatre pas, avec une aisance telle, que tous les rieurs se sont mis immédiatement de son côté. Aujourd’hui, je constate avec plaisir que les rapports semblent continuer d’être excellents, et je commence à espérer que l’expérience réussira. On ne vieillit pas à table, dit un très sage proverbe normand. Le pâté n’est plus qu’une ruine ; des poulets qui le flanquaient, il ne reste que des carcasses dénudées, et cependant il semble que nous ne faisons que d’arriver. Mais il faut partir, car il est déjà deux heures, et nous avons encore une trentaine de kilomètres à faire avant d’arriver à Hermosa, où nous devons passer la nuit. Je prends les devants avec Mahdi. Je ne peux pas m’égarer, car je n’ai qu’à rester en vue de la ligne du chemin de fer. Nous contournons les Foot-Hills, dont les dernières ondulations viennent se perdre sous le tapis jaune de la Prairie, lui donnant l’apparence d’une mer qui se serait coagulée au moment où une grosse houle la traversait. La proximité du chemin de fer a tenté deux ou trois settlers qui ont défriché quelques champs et les ont plantés du maïs. Ils sont en train de le récolter en ce moment. Les pauvres diables ont l’air bien misérable. Au bout de trois heures, j’aperçois devant moi les toits rouges d’une trentaine de maisons : c’est la ville d’Hermosa, ville dont les spéculateurs commencent à s’occuper, parce qu’on parle beaucoup depuis quelque temps d’un groupe de mines d’étain, l′Etta mine, qui vient d’être acheté par une grande compagnie anglaise au capital de 2 000 000 de livres sterling. Ses ingénieurs sont déjà dans le pays faisant des recherches. Si les résultats sont satisfaisants, c’est à Hermosa qu’on traitera les minerais. Il n’en a pas fallu davantage pour produire un petit boom. Je vais mettre mon cheval à l’écurie, puis je me dirige avec mes sacoches vers l’hôtel. À la porte, je vois une vingtaine de chevaux de cow-boys, tout sellés, qui attendent, la tête basse, la bride par terre : leurs maîtres sont à boire devant le bar. L’hôtelier me confie que c’est le jour de paye de l′outfit, du personnel, d’un grand ranch du voisinage, le C. O. C. Ils sont tous déjà plus d’à moitié ivres. L’un d’eux, un grand gaillard en pantalon de cuir, la ceinture ornée de deux revolvers et d’un bowie-knife, me reconnaît : — Tiens, voilà le baron ! Baron, glad to see you ! Let us have a drink ! Je me tire d’affaire en acceptant seulement un cigare énorme, puis j’offre une tournée. Tous m’entourent pour me parler d’une affaire survenue à Fleur de Lis, il y a quelques semaines, qui a produit une vive émotion dans le pays. Un des étalons arabes est assez méchant. Le herder s’étant probablement approché trop près de sa bande de juments pour la compter, il courut sur lui. Au lieu de l’éloigner d’une manière quelconque ou simplement de se sauver, celui-ci, peut-être un peu ivre, lui envoya une balle de son revolver Colt. Ce qu’il y a de curieux, c’est que la balle, après avoir traversé la tête un peu au-dessous des yeux, vint s’arrêter sous la peau de l’autre coté sans faire beaucoup de dégâts. Le cheval tomba, mais quinze jours après il était sur pied. Le herder revint tout droit au ranch et raconta triomphalement cette aventure à Raymond A... Celui-ci, exaspéré, se jeta sur lui et lui donna séance tenante une telle volée, que l’homme, perdant tout à fait la tête, enfourcha péniblement son cheval et décampa sans même réclamer ses gages ; on n’a plus entendu parler de lui. Quels que fussent ses torts, le procédé de Raymond était assurément un peu vif. Cependant, et c’est pour cela que je raconte cet incident, le sentiment du devoir professionnel est si profond chez ces hommes, que tout le monde lui a donné raison. Tous les cow-boys qui me parlent de cette affaire ne s’étonnent que d’une chose, c’est que Raymond ne lui ait pas tiré un coup de revolver. Je suis convaincu qu’un ranchman américain n’y aurait pas manqué, et que pas un jury ne l’aurait condamné. L’hôtelier me propose d’aller attendre le dîner dans le Ladies-room. J’y trouve une nombreuse compagnie, et mon arrivée paraît interrompre une conversation animée. Les huit ou dix rocking chairs qui meublent ce petit buen retiro sont occupées par des ladies qui me semblent particulièrement maigres et osseuses, même dans ce pays où toutes les femmes sont maigres. Les trois ou quatre gentlemen qui font partie de l’honorable société se sont poliment réservé les chaises. Je reconnais l’un d’eux. C’est l’un des plus riches ranchmen des environs. Il vaut certainement 5 ou 600 000 dollars, ce qui ne l’empêche pas du reste d’être vêtu comme le dernier de ses cow-boys. Lui-même me reconnaît tout de suite et me dit bonjour : — Glad to see you back, Baron ! J’avais appris votre arrivée par les journaux ! — Colonel ! je suis bien votre serviteur. Je viens de voir vos hommes dans le bar. Ils me semblent en bonne disposition. Nous allons avoir une nuit agitée. — Well, Baron ! The boys must have their fun ! Il faut bien qu’ils s’amusent. Je ne paye jamais que la moitié de mes hommes à la fois, et je les laisse rester en ville jusqu’à ce qu’ils n’aient plus d’argent. De cette façon ils sont à peu près tranquilles le reste du temps. Baron, je crois que vous n’avez jamais été présenté à ma fille. Effie ! le baron de Grancey ! Je salue jusqu’à terre. Miss Effie est une grande fille de vingt ou vingt et un ans ; elle a les cheveux coupés court, — encore une mode de ce pays-ci que je trouve horrible, — et sur son nez très pointu se balance une paire de lunettes bleues. — Mademoiselle, lui dis-je, je n’avais effectivement jamais eu l’honneur de vous voir. Est-ce que vous vivez au ranch avec monsieur votre père ? — No, sir ! me répond la blonde enfant, en parlant très fort du nez. J’ai passé quelques années dans le Colorado, avec ma mère, mais je l’ai quittée déjà depuis longtemps. Mon avis est que les jeunes gens (young people) ne doivent pas vivre trop longtemps dans l’atmosphère amollissante de la famille. Ils courent le danger d’y perdre les sentiments d’indépendance et de confiance en soi-même qui sont si nécessaires aux citoyens d’un peuple libre. Un murmure flatteur accueillit ces éloquentes paroles. — Quite so ! opinèrent en chœur les femmes maigres. — Oui, dit le colonel en souriant d’un air béat. Moi, je ne vais à la maison que tous les deux ou trois ans, quand j’en ai le temps. Lorsque Effie a eu seize ans, sa mère m’a écrit qu’elle voulait partir pour être plus indépendante et gagner de l’argent (make money of her own). Je lui en donnais pourtant tant qu’elle m’en demandait ; mais elle veut le gagner elle-même. Il se rengorgeait en disant cela, plein d’admiration pour sa fille. Je pensais à la jolie paire de gifles dont je gratifierais les miennes si elles me faisaient des confidences de ce genre. — Et qu’est-ce que vous êtes devenue, mademoiselle, quand vous avez eu quitté madame votre mère ? (En américain, on dit the old woman.) — J’ai d’abord été maîtresse d’école ; du reste, je le suis encore, à Z... City, tout près d’ici, mais je compte prochainement quitter l’enseignement pour me consacrer à la banque. — Oui, dit son père. Elle a une aptitude extraordinaire pour les affaires. Vous avez bien entendu parler du syndicat qui a souscrit l’emprunt du comté de X... ? C’est elle qui l’a organisé ! J’ai découvert cela un jour, parce que nous avons le même banquier, et que son compte m’a été envoyé par erreur. — Et j’ai fait renvoyer le clerk par son patron. Cela lui apprendra à faire connaître mes affaires à des étrangers, reprit la fille. Du reste, je ne pense pas m’attarder longtemps dans la banque, je veux me lancer dans la vie politique. Ce territoire est déplorablement en retard. Il n’y a pas encore une seule femme qui y exerce des fonctions publiques. Cela ne peut pas durer. Voici l’honorable Hiram J. Powers qui a bien voulu venir nous donner ses conseils pour organiser une agitation dans le genre de celle qui a eu tant de succès dans son État... Juge ! le baron de Grancey ! Baron ! le juge Powers ! Je serrai sans conviction la dextre que me tendait l’honorable juge : un affreux bonhomme vêtu d’une longue redingote noire flottant autour de sa maigre personne ; la figure en lame de couteau, encadrée dans un collier de barbe rousse grisonnante ; une grosse chique dans le coin de la bouche et un grand chapeau de feutre noir vissé sur la tête. J’ai déjà entendu parler du juge Hiram. C’est un politicien d’un État voisin, qui a une spécialité. Il s’est enrôlé dans les rangs des apôtres de la doctrine qui veut que les femmes aient les mêmes droits et les mêmes prérogatives que les hommes, doctrine qui a de nombreux partisans aux États-Unis et qui a même triomphé dans plusieurs États. Quelques villes ont déjà des maires femmes ; des comtés ont des juges en jupon ; il y en a même un qui s’est offert le luxe d’un sheriff femme. Les sheriffs, dans ce pays-ci, cumulent les fonctions exercées chez nous par les gendarmes, par les huissiers et même par les bourreaux : car ce sont eux qui pendent les criminels. Cela me semble une singulière idée de faire faire ce métier-là à une femme ! Mais ce n’est pas seulement comme avocat des droits de la femme que le juge Hiram est arrivé à la notoriété. Il est aussi très connu à cause d’une aventure qui lui est arrivée l’année dernière, ou il y a deux ans. C’était au moment des élections. Pour faire valoir leur candidat auprès des populations, les membres de son comité avaient eu une idée tout à fait géniale. Ils s’étaient abouchés avec un entrepreneur de projections lumineuses. Tout le monde connaît ces sortes de lanternes magiques au moyen desquelles on reproduit, pendant la nuit, des réclames qui apparaissent sur un mur. Cela s’appelle une vue stereopticon. Il y a un établissement de ce genre sur les boulevards, à Paris, tout près des Variétés. On prépara dans le plus grand secret un certain nombre de portraits du candidat. Dans l’un, il était représenté feuilletant fiévreusement la constitution des États-Unis ; dans un autre, vêtu en pompier, il venait d’arracher un enfant aux flammes et le remettait à sa mère. Au-dessous se déroulait une banderole sur laquelle on lisait : citoyens, votez pour le vieil hiram, l’ami du peuple ! Aux termes de son contrat, l’entrepreneur s’engageait à ce que dans chaque ville de la circonscription, le soir qui précéderait l’élection, une colossale affiche de ce genre viendrait tout à coup s’étaler sur les murs de l’un des principaux monuments. Le prix de chaque projection était fixé à 25 dollars, et les connaisseurs affirmaient que cette réclame aurait sûrement un effet prodigieux. Tout marcha admirablement. Le secret avait été scrupuleusement gardé. Aussi quand, à l’heure dite, les citoyens de vingt-cinq ou trente villes et villages furent simultanément éblouis par l’apparition de ces affiches flamboyantes, l’effet fut immense. Les adversaires du juge Hiram étaient consternés ; ses partisans exultaient. Mais tout à coup un cri de stupeur s’échappa de toutes les poitrines. Une nouvelle banderole lumineuse venait tout à coup de se superposer à la première et sur cette banderole on lisait ces mots : citoyens, voyez comme il est maigre ! il ne serait pas dans un tel état s’il avait fait usage des pilules de shenck ! (This man would have looked better if he had used Shenck’s Bandrake pills !) La réclame de M. Shenck n’a pas empêché le juge Hiram d’être nommé ; mais elle fut l’occasion d’un procès, son comité ayant refusé de payer à l’entrepreneur les 25 dollars convenus, sous le prétexte qu’il en avait reçu 50 du fabricant de pilules, pour utiliser au profit de ses réclames le nom du candidat : je ne sais ce qu’ont décidé les juges. La discussion, un instant interrompue par mon arrivée, reprend de plus belle. Il paraît que ma bonne — ou ma mauvaise fortune — m’a fait pénétrer au sein d’un meeting for the promotion of female rights ! Toutes ces femmes maigres parlent l’une après l’autre, ou même ensemble, avec une énergie terrible. Mais c’est miss Effie qui fait encore le plus de bruit. La liste des fonctions dont elle veut ouvrir l’accès aux femmes est si longue, que je ne vois vraiment pas celles qu’elle compte laisser aux hommes. Du reste, son éloquence ne modifie en rien ma manière de voir. Je ne me sens aucune sympathie pour des femmes aussi mal en chair. Avant de réclamer une si grande place dans la société, elles devraient bien tâcher d’en occuper une plus large dans leur fauteuil. À tous les points de vue, cela serait bien désirable. Il y a beaucoup de pauvres filles chez nous qui sont obligées de quitter leurs familles pour aller courir le monde et gagner leur vie comme directrices de postes ou comme institutrices. Je les plains de tout mon cœur et je les respecte infiniment quand elles trouvent le moyen de rester honnêtes malgré une vie aussi anormale et aussi dangereuse. Mais que dire de cette toquée qui quitte sa mère uniquement par esprit d’indépendance pour aller vivre à l’auberge au milieu de cow-boys et de mineurs ? Notez que je suis convaincu qu’elle est très honnête. Mais qu’est-ce que c’est qu’une famille constituée comme celle-là ? Les Anglais et les Américains nous parlent toujours de leur home et prétendent que la vie de famille existe si peu chez nous, que nous sommes obligés d’employer une périphrase pour rendre l’idée qu’ils expriment par ce seul mot. J’ai passé une bonne partie de ma vie au milieu d’Anglais et d’Américains, et je suis convaincu que c’est absolument le contraire qui est la vérité. Malgré toutes leurs belles théories sur la non-intervention des parents dans les mariages des enfants, ces mariages ne sont certainement pas plus heureux que les nôtres, et chez eux la famille ne consiste à proprement parler que dans le ménage. Elle n’est pas, comme cela a lieu chez nous, un centre auquel les parents, même les plus éloignés, viennent se rattacher par des liens de plus en plus faibles, il est vrai, mais qu’on s’efforce de renouer dans toutes les circonstances graves et qui ne disparaissent jamais complètement. Chez les Anglo-Saxons, au contraire, sitôt que les enfants ont quitté le logis, — et ils le quittent le plus tôt qu’ils le peuvent, — les relations cessent à un point dont on ne se fait d’idée que lorsqu’on a vécu au milieu d’eux. Les frères se connaissent à peine, et les cousins pas du tout. Au moment de la guerre de sécession, le grand argument des abolitionnistes contre l’esclavage était que ce régime rompait systématiquement tous les liens de la famille. Ils avaient absolument raison, et c’était là effectivement la plaie de l’esclavage. Seulement, ce qu’ils ne disaient pas, c’est que, sous ce rapport, ils ne me semblent pas beaucoup mieux lotis que les nègres pour la délivrance desquels ils ont fait tuer dix millions de blancs. Heureusement l’arrivée de A... et de J... ne tarde pas à me fournir un prétexte de m’esquiver. Nous parcourons ensemble les rues d’Hermosa, où nous rencontrons un gars d’Échauffour qui nous raconte qu’en 1870 l’idée de combattre les Prussiens lui a fait une si belle peur qu’il s’est ensauvé. Il a tant couru, qu’il ne s’est arrêté que lorsqu’il s’est trouvé dans les montagnes Rocheuses, où il ne paraît du reste pas avoir fait fortune. Il n’écrit jamais au pays, mais s’intéresse toujours à ce qui s’y passe. Nous en avons eu la preuve car, dès qu’il a vu Leboucq, il lui a demandé combien valait la « barattée de pommes » ! L’année dernière j’ai déjà rencontré, sur le paquebot, un autre Normand émigré. Il n’avait pas quitté le pays dans les mêmes conditions que celui-ci et semblait fort heureux de son sort. Son histoire était bien drôle. J’avais remarqué depuis le départ un passager de bonne mine, âgé de cinquante ou soixante ans, grand, gros, le teint fleuri, ne ressemblant en rien à un Américain. Il me suivait toujours de l’œil quand je passais à côté de lui et semblait désireux de faire connaissance. Un beau matin il m’aborda : — Monsieur le baron, me dit-il avec un des plus beaux accents mainiaux que j’aie jamais entendus, j’avons bien souvent entendu parler de vous et de votre respectable famille ! — Monsieur, répondis-je, vous me faites beaucoup d’honneur. Je vois que vous êtes du Maine ou du Perche. Qu’est-ce qui me vaut le plaisir de vous rencontrer sur un transatlantique ? — Mais oui, je sommes né à X... ! Mais voilà près de trente ans que j’avions quitté le pays ! Nos gens étions dans la culture ! J’avons toujours été élevé amont les chevaux. Je venis avec les premiers qu’on ameni en Amérique. Et puis quand j’ons vu le pays, j’ons voulu y rester. D’abord je fîmes de la culture : mais cela n’a mé point réussi. Alors j’avons fait autre chose. — Et cela a mieux marché ! — Mais oui ! je pouvions point nous plaindre, dit-il d’un air modeste je me sommes mis dans l’instruc- tion ! J’sommes devenu professeur de français dans un université qu’on fondit dans l’Ouest, et puis je me sommes marié. Quel drôle de français on doit parler dans cette université-là ! Après un exécrable dîner, quelques citoyens proéminents arrivent qui commencent à nous entretenir des glorieuses destinées que l’avenir réserve à la ville d’Hermosa. Mais comme ce sujet n’offre pour moi qu’un intérêt tout à fait secondaire, je ne tarde pas à me retirer dans ma chambre pour mettre mon journal au clair. 26 septembre. — J’avais bien raison de prévoir une nuit agitée. Hier au soir, quand je suis remonté dans ma chambre, le bar de l’hôtel était désert. Les cow-boys du C. O. C. étaient probablement occupés à visiter les différents cabarets d’Hermosa afin de comparer les différents whiskeys de la ville. Leurs pauvres chevaux, sellés et bridés, les attendaient toujours devant la porte. Vers minuit, j’ai été réveillé en sursaut par un tapage épouvantable, des chants, des jurons ; des galops furieux d’une troupe de cavalerie, finalement une fusillade enragée suivie d’un grand bruit de vitres cassées. J’ai commencé par sauter sur mon revolver, et puis, rassemblant mes idées, j’ai tâché de me rendre compte de ce qui se passait. L’hypothèse d’une attaque des Sioux ne paraît pas admissible. Nous sommes tout près de la réserve ; mais ils n’ont pas fait parler d’eux depuis quelque temps, et s’il leur prenait la fantaisie d’entrer « dans le sentier de la guerre », ils ne débuteraient pas par l’attaque d’une station de chemin de fer. D’ailleurs, en écoutant bien, je finis par distinguer quelques paroles du chant qu’on rugit sous mes fenêtres, et je les reconnais. C’est le refrain favori de nos cow-boys, œuvre d’un poète inconnu qui chante en termes un peu crus : The Platte maiden, titre dont la traduction française n’est pas La demoiselle plate, comme des lecteurs peu au courant des finesses de la langue américaine seraient peut-être tentés de le croire. Cela veut dire simplement : La jeune fille née sur les bords de la Platte. Du moment qu’il s’agit d’une cantilène amoureuse et non d’un chant de guerre, il est évident que la situation n’a rien de grave. D’ailleurs, Raymond A..., qui couche dans la chambre à côté de la mienne, a été aux informations et me raconte ce qui s’est passé. Il paraît qu’après de longues stations dans les différents bars, les cow-boys du C. O. C. se sont aperçus que leurs jambes commençaient à leur refuser service ; alors ils sont revenus prendre leurs chevaux à la porte de l’hôtel, et recommencent leurs pérégrinations : seulement, tout en parcourant les rues, ils s’amusent à faire des décharges de revolver dans les fenêtres, divertissement de haut goût pour lequel ils ont une attraction toute particulière. Je loge au premier étage : si donc ils tirent dans mes vitres, ils ne pourront attraper que mon plafond, ou la balistique n’est qu’une chimère. Ces réflexions m’ayant rendu toute ma sérénité d’âme, j’ai remis mon revolver dans son étui ; je me suis recouché et n’ai pas tardé à dormir de nouveau du sommeil du juste, sans plus me soucier des performances des cow-boys du C. O. C. Ce matin, quand je suis descendu, tout était tranquille. En me rendant à l’écurie pour chercher mon cheval, après déjeuner, j’ai seulement aperçu, au coin d’une rue, trois chevaux sellés et bridés, qui broutaient comme ils le pouvaient, d’un air très ennuyé, l’herbe de la chaussée, s’arrêtant de temps en temps pour flairer leurs cavaliers étendus ivres morts par terre. Qu’étaient devenus les autres ? C’est ce que je ne saurais dire. Ils sont peut-être déjà en route pour retourner au ranch, ayant dépensé en une nuit les 30 ou 40 dollars qu’ils ont reçus hier. Il y a une vingtaine d’années de cela. — Comme le temps passe, mon Dieu ! — J’étais à Cherbourg, embarqué sur un croiseur en armement pour les mers de Chine. J’étais officier de manœuvre, et naturellement je tâchais de me procurer les meilleurs gabiers que je pouvais trouver. Un jour, en allant au port, j’en rencontre un que je connaissais depuis longtemps. Il s’appelait Kermorvan. — Kermorvan ! lui dis-je, mon garçon, tu fais juste mon affaire. Il faut que tu viennes avec moi. Tu seras chef de la grande-hune. Nous allons faire une campagne superbe ! Il y aura des parts de prise à ne savoir qu’en faire. Enfin tu verras ! — Ah ! tout de même, monsieur, cela me fait plaisir de vous voir. Je voudrais bien naviguer encore avec vous ; mais quand est-ce qu’il faudrait embarquer ? — Nous appareillons dans quinze jours. — Ah ! il n’y a pas moyen. Je rentre des mers du Sud, je viens de toucher 1 500 francs, je ne pourrai jamais les manger en quinze jours ! — Cependant j’aurais bien voulu t’avoir. L’honnête Kermorvan avait l’air très perplexe. Tout à coup il fit un grand geste du bras. — Eh bien, monsieur ! foi d’homme, on fera ce qu’on pourra. Le lendemain, en passant sur le quai, je l’aperçus de loin entrant dans un cabaret. Il était précédé d’un joueur de violon et suivi de nombreux amis des deux sexes qui paraissaient s’amuser beaucoup. Trois semaines après il arrivait à bord, tout dépenaillé, la veille de l’appareillage, et m’empruntait vingt francs pour s’acheter des souliers. Si Kermorvan savait monter à cheval, il pourrait se faire cow-boy. Il trouverait, dans cette nouvelle carrière, des camarades qui le comprendraient. Comme je ne veux pas me régler sur le pas des percherons, il a été convenu que Raymond A... partirait un peu d’avance et que nous nous retrouverions pour déjeuner dans une ferme qui se trouve à peu près à moitié chemin. Je n’en connais pas le propriétaire, un Irlandais qui, s’appelant Mac Mahon, affirme être le très proche parent du maréchal ; mais il semble trouver la cuisine de Fleur de Lis à son goût, car il paraît qu’il y vient très souvent, et il a fait jurer à Raymond de s’arrêter chez lui quand il irait à Rapid. Au moment de me mettre moi-même en route, je rencontre en passant devant la gare toutes les dames maigres d’hier au soir. Elles font la conduite au juge Hiram, qui va porter la bonne parole je ne sais où. Debout sur la plate-forme de la station, son sac de voyage à la main, l’apôtre, tout en attendant le train, leur adresse ses derniers encouragements : « Tous les savants qui se sont occupés de cette question, — et il cite une enfilade de noms de professeurs dont je n’ai jamais entendu parler, — tous les savants s’accordent à reconnaître qu’au point de vue intellectuel, la femme est égale à l’homme, quand elle ne lui est pas supérieure. Elle ne lui est inférieure que sous le rapport de la force physique. Du temps de la barbarie, la force physique était tout : maintenant elle n’est plus rien. Toutes les lois et tous les usages qui consacrent l’infériorité de la femme sont donc des monstruosités. En tout et pour tout, elle doit être l’égale de l’homme. Si le mariage et la famille, — ces deux institutions d’un autre âge, — ne doivent pas disparaître, ce qui est bien possible, du moins il n’est pas douteux qu’elles ne doivent être profondément modifiées... » Il m’a semblé tout à fait inutile d’en écouter plus long. J’ai rendu la main à Mahdi, qui, lui aussi, paraissait très désireux de s’en aller, et laissant derrière nous la ville d’Hermosa, nous avons repris notre course à travers la Prairie, dans la direction de Rapid. Il fait un temps idéal ; le soleil brille ; une bonne petite brise m’arrive toute chargée de l’odeur pénétrante qu’on respire partout dans ce pays, comme dans les maquis de Corse. Le docteur G... a fait des recherches très savantes pour découvrir d’où elle provient. Il paraît qu’elle est produite par une plante de la famille des œillets d’Inde qui est très commune ici. Les alouettes chantent au-dessus de ma tête. Des vols de snow-birds aux ventres blancs se lèvent à chaque instant sous les pieds de mon cheval, qui, de son grand trot allongé, franchit sans s’arrêter les collines et les vallées que nous traversons en contournant les Foot-Hills dont les sommets maigrement boisés barrent l’horizon sur ma gauche. Cette région a failli être dévastée, il y a quelques semaines, par un feu de prairie dont je vois encore les traces. On a pu heureusement l’arrêter à temps, et il n’a brûlé que quelques centaines d’hectares. M. Gustave Aymard et les innombrables sous-Fenimore Cooper qui se sont fait une spécialité de la description des prairies américaines, ne manquent jamais d’introduire dans leurs romans la description d’un de ces feux, et généralement l’une de leurs vignettes est consacrée à la représentation de cet incident. On voit une masse confuse de tigres, de bœufs, de chevaux et de cerfs courant affolés devant une immense nappe de flammes qui les poursuit. Leurs héros échappent toujours à la mort, cela va sans dire, mais c’est par miracle. Dans la pratique, les choses se passent d’une manière moins tragique. Les feux de prairie ne sont malheureusement pas rares. C’est généralement vers l’automne, quand l’herbe est très sèche, qu’ils sont à craindre. Quelquefois, quand le vent est violent, la flamme court si vite sur le sol qu’elle dépasse un cheval lancé au grand trot. Mais quand on la voit arriver, il y a toujours un moyen très simple de l’éviter. Il suffit de mettre le feu à l’herbe à l’endroit où l’on se trouve, et de se placer au centre de l’endroit dénudé. Quand la ligne de flammes vous atteint, elle ne trouve plus rien à brûler, et il s’y produit une brèche à travers laquelle on passe en toute sécurité. Du reste, il est bien rare que les flammes soient assez hautes pour qu’on soit même obligé de prendre cette précaution. Il faut pour cela que l’herbe soit extrêmement touffue et très élevée : malheureusement, il n’arrive pas souvent au foin de la prairie d’avoir autant de qualités. Le plus souvent, on peut enjamber la ligne en feu avec la plus grande facilité. Elle s’arrête d’ailleurs quand elle rencontre le moindre ruisseau, ou même un chemin un peu battu. Il n’y a pas un feu de prairie qui puisse franchir quatre sillons de labour, et ce fait est si bien connu, que dans certains comtés on oblige les compagnies de chemins de fer à prendre cette précaution des deux côtés de leurs lignes. Ce sont, en effet, les étincelles échappées à la cheminée des locomotives qui causent le plus souvent ces feux de prairie. Quand ils se produisent au printemps, il n’y a pas grand mal, car en quelques jours l’herbe repousse plus verte qu’auparavant : mais à l’automne, les ranchmen les redoutent singulièrement, car à cette époque l’herbe ne repousse pas, et il ne reste plus rien à manger. Il faut alors partir à la recherche d’un ranch vacant, et comme ils commencent à être rares, on va quelquefois à quatre ou cinq cents kilomètres avant d’en trouver un : on y mène tous les animaux, et il faut passer quatre ou cinq mois sous la tente avant de pouvoir les ramener au ranch. Mais revenons à nos moutons. Il paraît que les philosophes de l’antiquité ne se sentaient en possession de tous leurs moyens qu’à la condition de se promener sous des portiques, comme les péripatéticiens, ou d’aller tout nus, comme les gymnosophistes. C’est probablement une question de tempérament. Moi, je ne me sens jamais si bien en humeur de philosopher, que lorsque je suis à cheval et, — meilleur est le cheval, meilleure est ma philosophie ! C’est pourquoi, ce matin, je me suis trouvé insensiblement plongé dans des réflexions d’un ordre tout à fait supérieur, provoquées par ce que j’ai vu et entendu hier et aujourd’hui, et notamment par les paroles de cette vieille bête de juge Hiram. Je pense à ces vies américaines si différentes des nôtres, à cette suppression de tous les liens de la famille et de la société à laquelle sont arrivés ces gens-ci, et vers laquelle, malheureusement, nous tendons, nous aussi. La désagrégation à l’infini de tous les groupes qui composaient l’humanité, l’homme réduit à l’état de poussière, est-ce donc là le dernier mot du progrès ? À quoi tous ces hommes et toutes ces femmes qui m’entourent aboutissent-ils avec leur goût enragé d’indépendance ? Où la lutte pour la vie est-elle plus âpre et plus impitoyable qu’ici ? Où voit-on plus de gens surmenés, succombant à l’excès de travail ? Et voilà maintenant les femmes qui veulent s’en mêler ! Jusqu’à présent, dans ce pays-ci, elles ne faisaient absolument rien de leurs dix doigts. Toutes les fois que j’entre dans une ferme, j’y vois une femme maigre qui se balance dans son rocking-chair pendant que son mari trait les vaches et fait la cuisine. Il me semble que le beau sexe s’était déjà fait la part assez belle ! Cela ne leur suffit pas : les voilà qui, sous prétexte d’indépendance, veulent entrer dans la bagarre. Qu’est-ce que deviendra la vie d’intérieur et de famille ? Enfin, c’est leur affaire et non la mienne. Mais préservez-nous, Seigneur, de femmes qui, au moral comme au physique, reposent sur des bases aussi peu satisfaisantes ! Et comme je préfère ces bonnes et plantureuses garcettes normandes qu’on voit dans les fermes, les soirs de noces, chanter la chanson de la mariée : Nous sommes venues vous voir Du fond de notre village, Pour souhaiter ce soir Un heureux mariage À monsieur votre époux Aussi bien comme vous. Quand on dit son époux, On dit souvent son maître, Ils ne sont pas si doux Comme ils ont promis d’être. Il faut leur conseiller De mieux se rappeler... J’en étais là de ma chanson et de ma philosophie, quand, tout à coup, Mahdi a fait un écart énorme, et puis il s’est arrêté court, tremblant de tous ses membres, le col raidi, la tête tendue en avant, soufflant d’un air effrayé. J’ai vu tout de suite ce dont il s’agissait. Une bouffée de vent amenait de mon côté quelques milliers de touffes de bundle grass. Les grosses boules vertes dévalaient en bondissant des flancs d’une colline au pied de laquelle nous nous trouvions, les plus grosses devant, les autres comme essoufflées par la course, sautant et se culbutant derrière pour les rattraper. Il n’y a pas un cheval qui résiste à cela. Heureusement, il y avait au fond de la vallée un creek à moitié desséché, dont le lit profondément encaissé formait comme une allée couverte grâce aux taillis de rosiers sauvages et de peupliers nains qui en garnissaient les bords. Je m’y engageai, et mon cheval reprit toute sa tranquillité, car, abrité par ces buissons, il ne voyait plus les bundlegrass. Je marchai ainsi pendant deux ou trois kilomètres, cherchant un endroit où un éboulement des berges me permettrait de remonter. Tout à coup j’entendis galoper au-dessus de ma tête. En me haussant sur mes étriers, je vis un bel étalon blanc qui descendait d’une colline à fond de train. Il s’arrêta à cent mètres de moi, sans me voir, regarda un instant autour de lui, fit quelques pas en flairant l’herbe fraîche et drue qui poussait dans ce vallon un peu humide, et puis, relevant la tête, il fit entendre deux ou trois appels. C’était évidemment un ordre, car le sommet de la colline se couronna aussitôt de soixante ou quatre-vingts juments et poulains qui descendirent lentement pour le rejoindre. Elles appartenaient sans doute à quelque ranch éloigné, car je ne reconnaissais pas leur marque. Arrivée auprès de l’étalon, toute la troupe se disposa en un grand cercle dont il occupait le centre ; les poulains et les antenais en dedans, auprès de leurs mères, et puis tous se mirent à manger paisiblement. Toutes les cinq ou six minutes, l’étalon s’arrêtait et jetait un coup d’œil autour de lui pour voir si tout allait bien. Une jument s’écarta un peu ; un hennissement bref et sonore lui fit tout de suite relever la tête et regagner sa place en courant. Deux antenais se mirent à jouer ensemble ; mais le jeu dégénéra tout de suite en bataille. L’étalon s’approcha, lança un coup de dents dans le flanc du premier, et un coup de pied au second. Eux aussi rejoignirent leur place sans en demander davantage. À ce moment, cinq ou six hennissements aigus et prolongés se firent entendre derrière moi. Je retournai la tête. C’étaient les percherons qui arrivaient. Ils avaient suivi un autre chemin que le mien, et je les avais dépassés sans m’en douter. Aussitôt, toute la bande fut en mouvement. Les juments vinrent se grouper ensemble ayant leurs poulains entre leurs jambes. L’étalon se tenait à cent pas devant elles, les naseaux ouverts, grattant le sol du pied. Les percherons s’avançaient toujours, l’un derrière l’autre, maintenus difficilement par les cow-boys. L’étalon fit trois ou quatre bonds en avant, tournant la tête de temps en temps comme pour rassurer les juments, qui, à la vue des hommes, commençaient à se sauver. Raymond était en avant du convoi. Après un moment d’hésitation, le cheval courut tout à coup sur lui : il avait l’air furieux. Raymond le laissa approcher ; mais au moment où il se dressait déjà sur ses jambes de derrière, il lui tira tout à coup un coup de revolver sous le nez. L’étalon stupéfait s’arrêta net, arc-bouté sur ses quatre jambes, la crinière au vent. Il était superbe ainsi. Un second coup le mit en déroute : il alla rejoindre les juments qui galopaient déjà, mais resta le dernier, pressant les poulains retardataires, toujours prêt à les défendre. En allant rejoindre Raymond, tout étonné de me voir sortir du creek, je me rappelais ce que dit Gulliver de l’admiration qu’il a rapportée de son voyage au royaume des chevaux pour les institutions de ce pays. Il est certain que l’étalon blanc que je viens de voir me semble avoir, sur le rôle d’un père de famille, des principes beaucoup plus sages que ceux que j’ai entendu exposer ce matin au juge Hiram. Je me souviens des incidents pénibles qui survenaient assez souvent pendant nos campagnes dans le Cambodge. Les éléphants porteurs des bagages occupaient naturellement le milieu de la route. À tout seigneur tout honneur. Les cavaliers, officiers ou spahis, marchaient à droite et à gauche. Généralement, ils avaient soin de se maintenir à bonne distance des éléphants : mais quelquefois, quand la route se resserrait, il leur fallait bien s’en rapprocher. Or les éléphants sont des animaux extrêmement farceurs. Il arrivait toujours que l’un d’eux profitait d’une inattention de son mahout pour attraper délicatement le bout de la queue d’un malheureux cheval qui trottinait innocemment devant lui ; il l’enroulait prestement autour de sa trompe, et puis, au moment où l’on s’y attendait le moins, il donnait un bon coup sec. Le cheval tombait assis, le cavalier roulait par terre, et l’éléphant s’éloignait en trottinant d’un air ravi. Ces souvenirs de jeunesse me sont revenus à l’esprit ce matin, quand j’ai essayé de suivre le convoi des étalons. À chaque instant, précisément au moment où je m’y attendais le moins, j’entendais un juron, et puis je voyais un gros percheron, debout sur ses jambes de derrière, s’avançant vers moi malgré tous les efforts du cow-boy qui le montait, dans l’intention évidente de me lancer un coup avec ses pieds de devant. Dans ces conditions-là, la promenade manque complètement de charme ; aussi, laissant mes compagnons prendre une certaine avance, je me suis mis à vagabonder un peu dans la Prairie. Une bande de sarcelles barbotait dans un creek : je tirai sur elles toutes les cartouches de mon revolver, sans même parvenir à les faire lever. J’avisai ensuite un village de chiens de Prairie. Tous ses habitants, debout à l’entrée de leur terrier, s’annonçaient mutuellement mon arrivée en aboyant avec fureur. Mon premier coup n’eut d’autre résultat que de les faire tous rentrer précipitamment chez eux. Tous ces exercices cynégétiques m’ont pris un certain temps. Aussi mon estomac ne tarde pas à m’avertir que le moment de déjeuner ne peut pas être très éloigné. En regardant autour de moi, j’aperçois une colline, en forme de pyramide, qu’on m’a indiquée comme servant d’amer pour arriver à la ferme du descendant des rois d’Irlande. Effectivement, je ne tarde pas à apercevoir une assez grande maison de bonne apparence, entourée de quelques écuries et de grandes meules de foin et de maïs. Au pied de l’une d’elles sont piquetés nos chevaux. En arrivant au campement, j’y trouve Raymond et les cow-boys écumants de fureur. On m’explique que M. Mac Mahon, qui, lorsque ses affaires l’appellent du côté de Fleur de Lis, ne manque jamais de se faire héberger, lui et ses bêtes, deux ou trois jours de suite, s’est enfermé dans son logis quand il a vu venir Raymond, et que c’est même à grand’peine qu’on a pu obtenir de lui un seau pour faire boire les chevaux. À ce moment, survient un cow-boy d’un ranch du voisinage, qui se fait raconter la chose par ses collègues : — D... mean set, those grangers ! dit-il quand il s’est rendu compte de la situation. Tous des ladres, ces fermiers ! mais celui-ci est le pire de tous. L’autre jour, un de nos chevaux est entré dans son jardin par une brèche de la clôture. Il l’a enfermé dans l’écurie et a fait dire à notre boss qu’il demandait vingt dollars de dommages-intérêts. — Et le boss les a payés ? — Lui ! pour qui le prenez-vous ? Il est arrivé ici avec deux boys, moi et un autre : nous sommes allés droit à l’écurie sans nous inquiéter du propriétaire : elle était fermée ; nous avons tiré un coup de revolver dans la serrure, et nous avons repris le cheval. Mais ce n’est pas tout ! En nous en retournant au ranch, nous avons rencontré une douzaine de vaches laitières de la ferme. Nous les avons poussées (drive) devant nous, pendant une trentaine de milles, jusque dans la réserve indienne. Si Mac Mahon les revoit jamais, il aura de la chance ! Les Sioux ont déjà dû les manger. Good bye, gentlemen ! Et notre nouvelle connaissance repart au galop. J’avoue que cette petite anecdote me fait comprendre le peu de sympathie que semble avoir pour les ranchmen cet estimable Irlandais. Il faut reconnaître d’ailleurs que l’hospitalité n’est pas une vertu américaine. Il paraît que dans le Sud elle se pratique sur la grande échelle. Mais chez le véritable Yankee, et surtout chez le fermier yankee, Elle se vend toujours, et ne se donne jamais, Non, non, non, jamais ! comme il est dit à peu près dans la Dame blanche. L’inhospitalité des gens de ce pays-ci est quelque chose de phénoménal. L’année dernière, un de nos cow-boys, surpris en pleine nuit par une tourmente de neige, arrive à moitié mort de froid devant l’écurie d’une ferme. Le fermier ne consentit à la lui ouvrir qu’après avoir reçu un dollar. Et ce n’est pas seulement dans les pauvres fermes de l’Ouest que les choses se passent ainsi les plus grands fermiers de l’Est n’agissent pas autrement. L’année dernière, Raymond A... et D... ont passé quelques semaines dans l’Illinois, occupés à former une bande de juments qu’ils voulaient amener au ranch. Ils s’étaient installés à Ottawa, qui est un des plus grands centres d’élevage du pays. Tous les éleveurs des environs leur écrivaient pour leur demander de venir voir les animaux qu’ils avaient à vendre. Souvent il leur fallait faire des courses très longues, et quand ils arrivaient, ils se trouvaient dans une ferme isolée, loin de toute espèce d’hôtel ou de restaurant. Jamais on ne leur offrait à déjeuner. On ne les faisait même pas entrer dans la maison d’habitation. En pareille conjoncture, un fermier du Perche se serait peut-être débattu pendant deux heures pour une différence d’une pistole sur un marché de 2 ou 3 000 francs, mais il aurait tenu à honneur d’offrir à son acheteur un déjeuner qui lui aurait coûté deux louis. Dans nos campagnes, un marché se double toujours d’une fête quelconque. Ici, on a l’esprit uniquement tendu vers le but à atteindre, qui est de gagner le plus de dollars possible. C’est une bien singulière manière d’entendre l’existence. L’accueil inhospitalier du ménage Mac Mahon a pu faire souffrir notre amour-propre, mais, au point de vue matériel, nous y avons certainement gagné ; car le sac aux provisions de François, malgré le rude assaut qu’il a eu à subir hier, contient encore des ressources plus que suffisantes pour nous improviser un déjeuner qui a été vivement apprécié. Quand nous avons eu terminé notre réfection et que nos chevaux ont eu bu tout à leur aise dans l’eau rouge du creek voisin, auquel cette couleur a valu le nom de Bloody creek, nous avons secoué la poussière de nos bottes sur cette terre inhospitalière, que nous avions semée de carcasses de poulets, et, mettant le cap sur le Nord, nous avons commencé la dernière étape de notre voyage sur Rapid-City. Selon mon habitude, j’avais déjà pris une notable avance sur mes compagnons, et je calculais avoir fait environ la moitié de mon chemin, lorsqu’il m’est arrivé une aventure assez extraordinaire. Je venais d’escalader au pas une petite colline assez raide, lorsque tout à coup, en arrivant au sommet, je me suis trouvé face à face avec un homme que je n’avais pas vu plus tôt parce qu’il montait de l’autre côté. C’était un grand gaillard très maigre, d’une cinquantaine d’années, ayant de longs cheveux grisonnants qui lui tombaient dans le dos, et sur la tête un grand chapeau de cow-boy qui avait vu des jours meilleurs. Il portait des pantalons indiens en cuir fauve auxquels le travail assidu des squaws avait prodigué des franges et des broderies en piquants de porc-épic. Je crois avoir déjà dit que ces pantalons ont cela de particulier qu’ils n’ont pas de fond. Il avait également une chemise indienne en peau d’antilope. La coupe de ce genre de vêtements ne comporte pas de pans. Fort heureusement, la fâcheuse lacune qui résultait par derrière de ces particularités du costume indien était comblée par un paletot d’étoffe claire, à collet de velours noir et d’origine manifestement parisienne. Ce monsieur avait du reste l’air d’un arsenal ambulant. Il portait un winchester sur son épaule, à la ceinture un gros revolver Colt, d’un côté ; et de l’autre, un couteau à scalper d’une dimension si formidable, qu’il me rappela aussitôt celui qu’on voit dans les gravures d’Épinal, entre les mains du beau-frère de Barbe-Bleue, au moment où il s’apprête à venger sa pauvre sœur. Mahdi et moi, nous nous étions arrêtés tout ébahis. L’inconnu prit le premier la parole. — Monsieur, me dit-il avec une politesse exquise qui me rassura tout de suite, tel que vous me voyez, je suis à la recherche de six poneys qui se sont égarés. Ils portent la marque P... V... Pourriez-vous me donner de leurs nouvelles ? Ceci était dit en anglais, mais avec un accent français si prononcé, que je n’hésitai pas à me servir de notre langue, pour l’informer que je ne pouvais malheureusement lui donner aucun renseignement. — Comment ! s’écria l’inconnu en m’entendant : un compatriote ! Seriez-vous par hasard un des Français de Fleur de Lis ? — Précisément ! — Le baron Edmond de Grancey, alors ? Baron, une poignée de main ! Ravi de faire votre connaissance ! — Croyez, cher monsieur, que je suis moi-même fort heureux de vous rencontrer. Mais à qui ai-je l’honneur de parler ? Il avait reposé à terre la crosse de son fusil. Tirant de sa poche une superbe tablette de tabac, il y découpa avec son bowie knife une forte chique qu’il m’offrit d’un geste gracieux. Voyant que je refusais, il la garda pour lui-même. — Baron, me dit-il quand elle fut convenablement logée dans un coin de sa bouche, je n’ai pas de cartes sur moi : il faut donc que je me présente moi-même : je suis le comte François Loiseau du Vallon. — Et qu’est-ce qui me vaut l’avantage de vous rencontrer aujourd’hui dans la grande prairie du Dakota ? — Mon Dieu ! c’est toute une histoire. Je suis venu en Amérique il y a plus de vingt ans ; j’étais envoyé par un groupe de financiers parisiens pour étudier une affaire qu’on leur proposait en Californie. Mais j’ai mangé à New-York, en débarquant, tout l’argent qu’on m’avait donné pour le voyage. — Ah ! Il haussa les épaules d’un geste plein de philosophie ; et puis tapant sur sa poche qui rendit un son argentin : — Ici je ne dépense rien ! J’ai là deux dollars : ils y sont depuis deux mois ; mais quand je suis dans une ville, je ne peux jamais garder d’argent : c’est plus fort que moi. — Et peut-on savoir ce que vous avez fait à New-York ? — Ah ! quand j’ai vu que je n’avais plus le sou, j’ai écrit en France pour avoir de nouveaux fonds. Je dois dire que l’on s’est empressé de me les envoyer. — Et alors vous êtes parti pour la Californie ? — Oui ! mais je me suis arrêté en route à Chicago. J’y ai encore mangé tout ce que j’avais. Alors, quand le dernier dollar a été parti, j’ai pensé qu’il était bien inutile d’en demander d’autres. Et je suis venu dans le Far-West. — Et qu’est-ce que vous y avez fait ? — Mon Dieu ! un peu de tout. J’ai commencé par épouser deux femmes siouses : des femmes très comme il faut ! Elles appartiennent aux meilleures familles de la tribu. Vous ne sauriez croire combien elles me rendent mes intérieurs agréables ! — Veuillez agréer tous mes compliments. Est-ce que ces dames sont dans les environs ? Je serais vraiment bien heureux de leur être présenté. — Elles seraient de leur côté ravies de faire votre connaissance. Je m’inclinai modestement. — Mais justement, continua-t-il, je les ai quittées depuis quelques jours. Nous habitons d’ordinaire dans la réserve indienne, sur les bords du Missouri. C’est là qu’elles sont en ce moment. Moi, je suis venu de ce côté-ci pour conduire deux voyageurs européens qui m’ont demandé de leur servir de guide. Ils sont à huit ou dix milles d’ici. Seulement, nos poneys se sont sauvés, et je les cherche depuis hier. J’ai bien souvent entendu parler de Fleur de Lis. J’irai vous voir un jour ou l’autre. Mais il faut que je continue à chercher mes poneys. J’ai laissé mes pauvres voyageurs au camp sans rien à manger : ils doivent trouver le temps long. Là-dessus M. le comte Loiseau du Vallon me donna une nouvelle poignée de main, puis mit son fusil sur son épaule, et, me tournant le dos, il s’éloigna d’un bon pas. Une heure après cette rencontre, je débouche dans le petit amphithéâtre au fond duquel s’élève la ville de Rapid-City. Elle a vraiment tout à fait bon air. C’est à peine si quelques rares log-houses rappellent le temps, cependant si rapproché, où elle fut fondée par les premiers pionniers des Black-Hills. Dans un enclos, près de la station, pourrissent les stage coachs qui, jusqu’à l’année dernière, constituaient le seul moyen de locomotion à travers la Prairie. Le jour où le dernier est arrivé, c’est-à-dire la veille de l’inauguration du chemin de fer, a été un jour de fête et de réjouissance publiques. Le programme comportait une attaque de la malle-poste par une bande de cow-boys. On a beaucoup admiré l’entrain avec lequel les acteurs étaient entrés dans leurs rôles, ce qui a fait supposer qu’il y en avait peut-être dans le nombre qui n’en étaient pas à leurs débuts. Avant de gagner la première avenue, au centre de laquelle s’élève le Harney-Hotel, je traverse deux ou trois rues dans lesquelles il y a déjà d’immenses maisons en briques à trois étages, avec des magasins ornés de glaces comme sur les boulevards. Ces maisons sont encore espacées : mais de tous les côtés on est en train de bâtir ; et cependant Dieu sait ce que doit coûter le mètre cube de maçonnerie, car je viens de voir une affiche annonçant comme un très beau marché des briques à cinquante-cinq dollars le mille. Le Harney est lui-même une superbe construction de cinq ou six étages qui ne déparerait pas une ville de cinquante mille habitants. C’est une compagnie au capital de 400 000 dollars qui l’a construit. Il est vrai qu’elle ne fait pas ses frais. Un immense hall en occupe tout le centre. À tous les étages, il y a des balcons sur lesquels s’ouvrent les chambres intérieures. Les sous-sols sont réservés aux boutiques de coiffeurs et aux bureaux du télégraphe. Comme cela a toujours lieu en Amérique, le hall sert de club et de bourse à tous les habitants de la ville. C’est là que je vais attendre mes compagnons, après avoir été faire ma toilette dans une chambre superbe du premier étage. Quand ils viennent m’y retrouver, au bout d’une heure ou deux, avec leurs revolvers à la ceinture et leur sacoche sous le bras, leur arrivée produit une certaine impression, car on ne voit presque plus de gens armés. C’est encore un point à noter. Il y a quatre ans, presque tout le monde, au contraire, portait son revolver bien en évidence ; maintenant, il n’y a plus que les ranchmen qui soient fidèles aux anciens usages, et encore beaucoup, une fois en ville, s’habillent comme tout le monde. Du reste, je suis déjà en pays de connaissance. Lors de mon premier voyage dans ce pays, il m’était arrivé, en traversant la Prairie, une aventure dont se souviennent peut-être les lecteurs des Montagnes Rocheuses. Un certain colonel Log, que j’avais rencontré en venant de Pierre à Rapid-City, avait eu l’idée géniale d’essayer de me jeter à l’eau, au passage d’un creek. Il s’agissait d’une simple plaisanterie qui, du reste, tourna assez mal pour lui, une heureuse circonstance ayant fait que j’étais sur mes gardes. Finalement ce fut lui qui fut jeté à l’eau. Il faillit même s’y noyer. Je me hâte d’ajouter qu’il avait très bien pris la chose, et nous nous étions séparés les meilleurs amis du monde. L’autre jour, en arrivant à Buffalo-Gap, avec mes docteurs, je l’ai retrouvé dans le train, où il était monté avec toute une bande d’amis. Nous nous sommes tout de suite reconnus ; il s’est empressé de me présenter à l’honorable société comme le Français qui lui avait fait prendre un bain : anecdote qu’il avait dû raconter souvent, car tout le monde semblait la connaître. J’ai retrouvé aujourd’hui, dans le hall de l’hôtel, ce digne colonel. Il était venu lui-même pour le concours, et aussi pour faire quelques achats, et a tenu à me faire faire la connaissance de tous les ranchmen qui se trouvent à l’hôtel. Ce sont eux qui constituent l’aristocratie du pays. Les présentations se font toujours dans les mêmes termes : — Baron ! allow me to introduce you to one of our prominent cowmen : colonel *** ! Et puis : — Colonel *** ! allow me to introduce you to a prominent French Horseman, Baron Grancy de Flour-de-Lys ! (Sic.) Il faut savoir accommoder son nom aux prononciations des pays où l’on se trouve. En Chine, on m’appelait toujours « le vieux frère » (ta-jen) Khan-an-sy. Les Américains m’appellent Grannecy. Je n’aurais jamais cru mon nom si difficile à prononcer. Quand l’introducteur a prononcé ces deux phrases, les intéressés doivent immédiatement s’avancer l’un vers l’autre et se serrer vigoureusement la dextre en disant d’un air ravi : — Baron ou colonel, glad to see you ! Ainsi le veut la civilité puérile et honnête en usage dans ce pays. Comme il ne faut pas réveiller de douloureux souvenirs, je ne parle pas du dîner. Quand il est terminé, Raymond A... et J... m’annoncent l’intention d’aller passer leur soirée au spectacle. Une troupe dramatique vient d’arriver qui annonce pour ce soir sa première représentation. On joue une pièce qui s’appelle : Under the gas-light ! Et il paraît qu’on y voit un train qui sort d’un tunnel ! Les affiches insistent même sur ce fait qu’on brûle du vrai charbon dans la locomotive. Je ne sais vraiment pas ce que les amateurs de l’art dramatique pensent demander de plus ! Je me prive cependant de cette petite fête. L’autre jour, à Chicago, j’ai vu jouer Patrie, le drame de M. Sardou, au Mac Vickers-Theatre. M. de Sainte-Aldegonde parlait du nez, et les invitées du duc d’Albe étaient poudrées et portaient des costumes Louis XV. Je préfère rester sur ces souvenirs, qui n’ont du reste rien de désagréable, car la chronologie seule avait à se plaindre. Les demoiselles du corps de ballet remplissaient également bien leurs rôles et leurs maillots. Laissant donc mes compagnons aller seuls au théâtre de Rapid-City, je vais passer ma soirée chez le curé, le P. Mac Glynn. Un éditeur américain, qui s’est, bien entendu, passé de ma permission, a fait une édition populaire de mon livre sur l’Irlande. On le criait l’autre jour dans la gare de Chicago, au moment où je passais dans cette ville. Ici, comme en Irlande, il m’a valu quelques injures de la part des journalistes inféodés à la land league, mais cette publication ne m’a cependant nullement brouillé avec le clergé irlandais. Un évêque m’a même avoué que j’avais parfaitement raison. Quant au P. Mac Glynn, c’est un land leaguer convaincu, sans qu’il sache bien pourquoi, car il est né en Amérique et n’a jamais été en Irlande, mais nous n’en sommes pas moins de très bons amis. C’est un grand et gros Irlandais au teint fleuri et d’une honnête corpulence. Je le trouve en train de fumer sa pipe au coin de son feu. Il m’a conté lui-même l’année dernière l’histoire de ses débuts dans ce pays. Il y a deux ans, il administrait paisiblement sa paroisse, à Huron, une petite ville de l’Est, quand son évêque le fit venir pour lui communiquer une lettre qu’il venait de recevoir, signée d’un certain nombre de catholiques canadiens ou irlandais habitant la ville de Rapid-City. Ils exposaient que, dans un rayon de cent ou cent cinquante milles autour de leur ville, se trouvaient deux cents familles environ de nos coreligionnaires ; ils ajoutaient que ces familles, dépourvues de tout secours religieux, étaient disposées, malgré la modicité de leurs ressources, à s’imposer certains sacrifices si l’on voulait leur envoyer un prêtre. Le P. Mac Glynn est déjà d’un certain âge, mais il n’a encore rien perdu de la verve et de l’entrain qui caractérisent ses compatriotes. Il n’attendit même pas que son évêque eût fini la lettre pour déclarer qu’il était prêt à partir. Ses débuts furent des plus heureux. On découvrit un spéculateur qui s’était mis sur les bras un grand lot de terrains éloignés du centre de la ville et qui étaient d’une vente difficile. Il s’empressa de donner un bel emplacement, à condition qu’on y construirait l’église et le presbytère, pensant que cela donnerait de la valeur au reste. Pour commencer les travaux, on eut recours à une souscription qui fournit quelques fonds ; puis on contracta un emprunt : les fermiers canadiens se chargeaient des transports. Bref, au bout de dix-huit mois, le P. Mac Glynn était chez lui. Je m’amuse à me faire expliquer son budget. La location de ses bancs (pews) rapporte de 5 à 600 dollars, somme qui suffit largement aux frais matériels du culte. Il m’explique que son traitement est fixé par l’évêque à 600 dollars en sus des dépenses de maison. Ce qui me semble vouloir dire que, sur les recettes du casuel, il a le droit de prélever d’abord lesdites dépenses, puis 600 dollars, et qu’il doit verser le reste dans la caisse du conseil de fabrique. En réalité, jusqu’à présent, il n’est pas parvenu à parfaire ces 600 dollars. Le casuel est alimenté par les mêmes sources que chez nous : mais il y a de plus, comme en Irlande, une forte dîme, volontaire bien entendu, qui est payée par tous les paroissiens deux fois par an. On ne néglige pas les petits moyens pour encourager les bonnes volontés récalcitrantes. Raymond me racontait que, l’année dernière, le trésorier avait passé de banc en banc, pendant la messe de minuit, inscrivant les souscriptions dont il annonçait à haute voix le montant. Le total n’ayant pas été jugé suffisant, le curé adressa à ses ouailles une verte semonce, puis on ferma les portes, et le trésorier recommença sa tournée ; cette fois, avec un plein succès. Tous ces détails nous choquent un peu. Il est bien évident cependant que, dans un pays où il n’existe pas de budget des cultes, on ne peut pas opérer autrement. J’ai eu justement ce soir à discuter avec le P. Mac Glynn une question de ce genre. Il avait écrit il y a quelque temps à Raymond pour lui demander un cheval : je venais lui dire que nous nous ferions un devoir de lui en donner un. Mais il paraît qu’il a changé d’avis. Trois fermiers canadiens s’étaient engagés à fournir l’avoine : or la récolte a été très mauvaise cette année. Alors le P. Mac Glynn a décidé qu’il ne prendrait son cheval qu’au printemps prochain. Cette grave question ainsi réglée, je lui demande des nouvelles de sa sœur, qui vit avec lui. Il me répond qu’elle est au théâtre avec l’help (la servante). Pendant notre révolution, les domestiques exigeaient qu’on les appelât officieux : dans le Far-West, il n’y a pas beaucoup de servantes, mais celles qui y viennent rendraient immédiatement leur tablier si on les appelait maid ou servant. Il faut les appeler lady help, dame qui aide ! Le directeur lui a envoyé à titre gracieux deux billets, qu’il a donnés à ces dames. Ceci nous amène à aborder la question du théâtre en général. Le clergé de ce pays-ci ne me paraît pas avoir les mêmes opinions que le nôtre sur la comédie et les comédiens, comme on aurait dit au siècle dernier. Dernièrement, il est arrivé à Boston, je crois, une affaire qui a fait grand bruit. Un prédicateur parla, en chaire, en termes plus que vifs des gens de théâtre. Dans l’auditoire se trouvait justement une actrice très connue, dont la vie privée est d’ailleurs, dit-on, irréprochable. Elle se leva, interrompit vivement le prédicateur, et lui dit qu’elle ne pouvait pas tolérer qu’en sa présence on parlât ainsi d’une profession dans laquelle elle avait la prétention d’être restée aussi honorable que n’importe quelle autre femme. C’est dans une église protestante que la scène se passait, mais j’ai lu plusieurs journaux catholiques qui donnent absolument raison à l’actrice. Je crois donc qu’en Amérique le clergé n’est pas, comme il l’est chez nous, hostile de parti pris au théâtre. Ainsi le P. Mac Glynn m’a dit ce soir qu’il serait fort heureux de voir s’établir à Rapid une troupe qui habituerait le public à un genre de distractions plus relevé que celles qu’il goûte actuellement. Ce serait une moralisation relative. J’avoue que cette manière de voir me semble très sage. Chez nous, surtout autrefois, les gens d’une religion très austère condamnaient absolument le spectacle, quel qu’il fût. Je connais encore bien des villes, en province, où beaucoup de familles ne veulent pas, par principe, qu’aucun de leurs membres paraisse au théâtre local ; et puis ensuite on gémit sur le choix des pièces qui s’y jouent. Il est cependant assez naturel que les directeurs, sachant que, quoi qu’ils fassent, ils n’auront jamais la clientèle de la bonne société, ne se préoccupent que des goûts de l’autre. J’ai connu aussi des curés de campagne qui, dans l’espoir d’empêcher de danser, faisaient exprès de retarder l’heure des vêpres. Le résultat qu’ils ont généralement obtenu, c’est que, dans beaucoup de ces villages, on ne va plus aux vêpres. Quand on veut tout avoir, on n’a souvent rien. C’est pour cela que je trouve sages les gens qui raisonnent comme le P. Mac Glynn. Du reste, d’après ce que j’ai pu juger du niveau de l’art dramatique dans les Black-Hills, il pourra monter encore pendant longtemps avant d’en arriver à un rigorisme exagéré. Je suis allé l’année dernière au théâtre de Deadwood. Le directeur m’avait fait l’honneur de m’inviter à la première représentation de la saison, qui avait lieu le soir même de mon arrivée. Il pleuvait à verse. Le théâtre était une grande baraque en bois dont la façade flamboyait dans la nuit très noire, grâce à une douzaine de lampes électriques. À la porte, deux ou trois cents chevaux de cow-boys attendaient, frissonnants sous la pluie, la tête basse, la bride par terre entre les jambes, disparaissant presque sous les énormes selles mexicaines, dont le cuir rouge reluisait sous la lumière. En entrant, on se trouvait dans une sorte de vestibule muni d’un bar où buvaient une douzaine d’hommes à figures patibulaires. Le directeur vint au-devant de moi : nous montâmes au premier, et il me fit entrer dans une loge. Au-dessous de nous s’étendait une grande salle garnie de tables et de bancs en planches à peine dégrossies. L’assistance était nombreuse : il y avait bien là trois ou quatre cents mineurs ou cow-boys, buvant du wisky à pleins verres. Beaucoup avaient mis leur revolver sur la table, devant eux : quelques-uns avaient même fiché leur bowie-knife dans la table à côté de leur verre. Une vingtaine de femmes circulaient dans la salle. La plupart n’étaient vêtues que d’un maillot et d’un corset. Beaucoup d’entre elles étaient déjà à moitié ivres. Du reste, des affiches pendues de tous côtés portaient cette inscription : Any lady who will refuse a drink for the good of the house shall forfeit a day’s salary ! Toute dame qui refusera une consommation encourra une amende d’un jour de paye ! De temps en temps, l’orchestre entamait un air. Alors sept ou huit de ces demoiselles montaient sur la scène et jouaient une petite ineptie, prétexte à danses ou à chansons. Représentez-vous quelque chose d’analogue en France. Dans nos ports, dans nos villes manufacturières, il ne manque pas de cafés chantants d’un ordre à peu près correspondant. Chez nous, on sent un vent d’emballement et de folie qui court dans la salle, qui atténue et qui excuse dans une certaine mesure la brutalité du spectacle. Les femmes n’ont pas trop l’air d’exercer un métier ; elles semblent emportées par un peu de cet entrain endiablé qui, s’il faut en croire les poètes, animait autrefois les bacchantes ; dans la salle, le public s’échauffe ; les cris, les rires, les interpellations jaillissent de toute part : le spectacle est aussi bien dans la salle que sur la scène. Ici, rien de pareil. Les femmes ont l’air de prendre leur maillot au sérieux. Elles semblent croire qu’elles exercent une profession comme une autre. Un peu plus, elles vous parleraient de la sainte livrée du travail, comme un orateur de réunion publique. Ce sont des ouvrières payées par leur patron pour être inconvenantes pendant trois heures chaque jour ; et elles s’arrangent de manière à lui en donner le moins possible pour son argent ; non que le métier leur répugne, mais parce qu’elles sont des ouvrières et que lui est un patron. Les hommes sont encore plus curieux à étudier. Ils ont tous cet air surmené si commun en Amérique. Ils boivent silencieusement verre de whisky sur verre de whisky ; l’ivresse arrive bien vite : on la reconnaît aux gestes qui sont incertains et aux yeux qui sont ternes, mais c’est une ivresse lourde et sombre qui tout d’un coup pourra bien devenir furieuse, mais qui jamais ne sera gaie. De temps en temps, quand une actrice ou une danseuse s’est distinguée, on voit un homme, quelquefois en guenilles, qui tire de sa poche un dollar et le jette sur la scène ; alors la femme le ramasse, le met dans sa gorge, et puis l’entr’acte venu, elle va s’asseoir sur ses genoux et boire avec lui. Si encore ils avaient l’air de s’amuser ! Mais tous ont l’air de porter le diable en terre. Il y a des soirs cependant où la scène s’anime. Quand un pas ou une chanson sont particulièrement réussis, il arrive qu’un cow-boy enthousiasmé prend son revolver et le décharge en l’air, en signe d’admiration ; alors tous ses camarades en font autant. Souvent aussi, un dilettante jette un lasso à une danseuse et la tire dans la salle. C’est l’impresario qui me donne ces détails pendant que la représentation continue : — The boys must have their fun ! (Il faut bien qu’on s’amuse !) ajoute ce philosophe. C’était, l’autre jour, le mot du ranchman d’Hermosa. — Cher monsieur, ai-je répondu, je suis entièrement de votre avis. Il faut qu’on s’amuse. Mais voyez ce grand cow-boy, là, en bas. La petite chanteuse blonde un peu boulotte qui est en scène le surexcite évidemment beaucoup. Voyez comme il écarquille les yeux ! Le voilà qui met sa main sur son revolver. Il va sûrement tirer en l’air. Or il est manifestement très ivre. Nous pourrions bien nous trouver sur le chemin que prendront les balles ! Cela me serait fort désagréable. Souffrez donc que je me retire. J’emporterai du reste un souvenir enchanteur de la charmante soirée que vous m’avez fait passer. — N’ayez nulle crainte, cher monsieur, m’a répondu cet homme étonnant : le cas est prévu. Vous n’avez qu’à vous baisser quand on commencera à tirer. Le dessous et les côtés des loges sont faits avec des madriers à l’épreuve de la balle. Il n’y a donc aucun danger. Malheureusement, mon architecte n’a pas pu prendre les mêmes précautions pour le plafond : cela aurait été trop lourd... Et, mélancoliquement, il me montrait le toit de son établissement, percé comme un crible par des milliers de petits trous ronds à travers lesquels une pluie rafraîchissante venait calmer les effervescences de l’auditoire ; témoignage flatteur des succès remportés par ses pensionnaires pendant la saison précédente. Comment on construit les routes en Amérique. — Un prophète peau-rouge. — Cochon qui court. — Mesdames Puce dans les cheveux. — Les aventures de madame Ericksen chez les Gros-Ventres — Considérations économiques. — Les souffrances d’un avocat du Midi. — Mabel Taylor. — Madame Louise Taboureau. 27 septembre. — L’amphithéâtre au fond duquel est construit Rapid-City s’ouvre sur la Prairie. L’espace ne manquait donc pas aux organisateurs du concours. Pour une raison qui est probablement excellente, mais que je ne connais pas, ces messieurs ont cependant cru devoir choisir un emplacement situé à six ou sept kilomètres de la ville. Il a même fallu faire un chemin pour y arriver. Du reste, selon l’usage de tous les concours, rien n’était prêt pour le jour de l’ouverture. On a commencé avant-hier seulement à s’occuper de la route. Des hommes conduisant des charrues attelées de deux chevaux labouraient toutes les bosses qui se trouvaient sur le tracé. D’autres venaient derrière eux avec des pelles-brouettes en tôle, au moyen desquelles les terres ameublies par le travail des premiers étaient transportées dans les creux. Au besoin, on recommençait l’opération cinq ou six fois, et un nivellement relatif était ainsi obtenu en un temps incroyablement court. Cet emploi de la charrue m’a toujours semblé des plus ingénieux. J’ai vu, à Chicago même, creuser de cette façon les fondations d’une maison. La charrue commençait par tracer quatre ou cinq sillons : les hommes pelletaient la terre, puis la charrue repassait, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on fût arrivé à la profondeur de trois ou quatre mètres qu’on voulait atteindre. Il est évident que ce procédé est surtout avantageux dans un pays comme celui-ci, où la main-d’œuvre étant très chère, l’achat et l’entretien des chevaux coûte relativement peu. En France, les conditions ne sont pas les mêmes. Cependant il me semble que bien souvent, chez nous, et notamment pour les travaux de l’agriculture, on pourrait utiliser cette idée. Pourquoi, par exemple, ne pas employer la charrue quand on veut creuser un fossé de clôture ou établir des drains dans une prairie ? Je compte tenter cette expérience à la première occasion. Quand j’ai eu constaté que les choses étaient aussi peu avancées, j’ai vu que je pouvais, sans aucun inconvénient, accepter les propositions de mon ami le colonel Log, qui veut absolument me faire visiter son ranch. Il a même tant insisté, que je le soupçonne fort d’avoir envie de me le vendre. Ce ranch, le 7-Z, se trouve à trente-cinq milles environ d’ici, dans l’Est. J’en ai souvent entendu parler, parce que c’est l’un des derniers où l’on soit resté fidèle aux anciens errements qui consistent à laisser toute l’année les étalons avec les juments. Le colonel a commencé avec très peu de chose, il y a une dizaine d’années. Il a maintenant, dit-on, 4 ou 500 000 dollars. Il est donc tout naturel qu’il trouve excellente la manière d’opérer qui lui a permis d’arriver à ces résultats. Cependant je remarque qu’elle est abandonnée partout. Il doit y avoir de bonnes raisons pour cela. À midi, nous voyons arriver devant l’hôtel un fort joli buggy, attelé d’une paire de ces petits chevaux américains qui n’ont que la peau et les os, mais qui sont si bons. C’est l’équipage du colonel qui vient lui-même nous chercher. Nous nous introduisons péniblement, Raymond et moi, sur le siège, à côté de lui ; dix minutes après, nous laissions derrière nous les dernières maisons de la ville. Alors commence une de ces promenades invraisemblables, comme on n’en fait que dans le Far-West. De ce côté-ci, la Prairie est encore fortement ondulée. Il n’y a, cela va sans dire, pas trace de route. À chaque instant nos braves petits chevaux se lancent à l’escalade de berges tellement escarpées, que leurs croupes sont littéralement au-dessus de nos têtes, sauf, pour nous, à les voir disparaître, l’instant d’après, au passage des ravins, comme si les chevaux s’étaient effondrés dans le sol. Dès qu’on rencontre une source, on s’arrête pour les faire boire, car c’est une précaution que ne manquent jamais de prendre les Américains. Un cocher français pousserait des hauts cris si on lui proposait d’en faire autant. Sous ce rapport les chevaux sont comme les hommes. Il faut qu’ils soient joliment bien construits pour résister aux soins qu’on leur donne. À l’une de ces haltes, je cherche à m’orienter au moyen du soleil qui commence à baisser : — Ah çà ! colonel, dis-je à notre hôte au moment où il remonte à côté de moi après avoir remis dans le coffre de la voiture le seau en papier comprimé qui lui a servi pour la dixième fois à faire boire ses chevaux (encore une bonne invention des Américains, soit dit entre parenthèses, ces seaux en papier) ; — ah çà ! vous nous faites toujours marcher droit dans l’est. Si nous continuons, nous allons entrer dans la réserve des Sioux. — Non, nous n’y entrerons pas, car nous nous arrêterons juste sur la frontière. — Mais quelle singulière idée avez-vous eue d’aller vous établir sur la frontière de la réserve ! Vos chevaux doivent constamment y pénétrer. Or les réserves ne peuvent servir absolument qu’aux Indiens. Il est interdit aux blancs d’y mener leurs bestiaux. Encore l’année dernière, le président Cleveland en a fait expulser par les soldats huit cent mille bœufs. Dieu sait que cela a fait assez de bruit ! Comment vous y prenez-vous pour ne pas avoir des affaires avec les agents indiens ? Le colonel me regarde d’un air de profond mépris. — Tous les bœufs qu’on a fait sortir appartenaient à des républicains. Moi, je suis démocrate ! — Ah ! vous m’en direz tant ! Mais n’avez-vous pas de difficultés avec les Indiens eux-mêmes ? — Oh ! ils me volent bien quelques chevaux. Mais, au demeurant, nous faisons assez bon ménage. — Cependant, il me semble avoir lu dans les journaux qu’il y a dans ce moment-ci quelque agitation parmi eux. — Oh ! ils veulent parler de l’histoire de Porteur de sabre (Sword bearer). J’en parlais justement ces jours derniers avec un chef ogalalla, avec lequel je suis dans de très bons termes : c’est Puce dans les cheveux (Flea in the hair). Vous le connaissez peut-être ? J’avouai humblement que je n’avais pas cet honneur, et que c’était même pour la première fois de ma vie que j’entendais prononcer ce nom charentonesque. — Ah ! vous ne le connaissez pas ! continua le colonel, d’un air étonné : c’est un homme très comme il faut ! Il m’a raconté tous les détails de cette affaire, et il les connaissait bien, car Porteur de sabre lui avait envoyé un émissaire, quelques jours auparavant, pour lui demander de venir le rejoindre. Voilà l’histoire ! Porteur de sabre se donne comme prophète. Il vient de passer un mois dans les montagnes de la Big Horn. Le Grand Esprit lui est apparu. Il lui a montré un ménage blanc, un ménage indien et un ménage chinois, qu’il a enfermés dans trois grottes. Il lui a dit qu’il avait pris cette précaution pour assurer le repeuplement de la terre, parce que, étant mécontent de la race humaine en général, il le chargeait, lui, Porteur de sabre, de massacrer tout le reste. — Et Porteur de sabre proposait à Puce dans les cheveux de collaborer à cette mission de confiance ? — Précisément ! mais Puce dans les cheveux a refusé tout net. D’abord, il n’a pas confiance. Ensuite il dit que depuis quelque temps l’agent indien ne les vole plus trop, qu’il leur donne assez régulièrement tous les deux jours les bœufs que le gouvernement américain leur a promis à la suite de la grande guerre de 1876. D’ailleurs, il a encore sa tente pleine de chevelures qui datent de cette époque, et il ne voit pas pourquoi il entrerait sur le sentier de la guerre pour s’en procurer d’autres. — Ce Puce dans les cheveux est décidément un sage. Je serais heureux que vous me fissiez faire sa connaissance. Mais croyez vous que les autres chefs ne se laisseront pas tenter ? — Oh ! les Sioux ne bougeront pas. Taureau qui s’assoit et Pluie dans la face, les grands chefs de la guerre de 1876, sont surveillés de trop près. Songez que dans un rayon de cent cinquante milles autour des Black-Hills, il y a maintenant sept ou huit mille mineurs ou cow-boys qui ne demandent qu’à se jeter sur les Indiens. Les rassemblements ne peuvent se faire que dans le Nord. C’est là, du côté du Missouri, que se tient Porteur de sabre ! On dit qu’il a déjà avec lui deux ou trois cents guerriers des Tetons ou des Gros-Ventres. La police indienne croit que beaucoup de Corbeaux sont aussi en marche pour le rejoindre. Mais de ce côté-ci, je ne vois guère que quelques Cheyennes qui puissent avoir la velléité de les imiter. Je connais leurs chefs. L’Élan qui se tient debout et le Petit Loup se tiendront tranquilles. Mais je me méfie de Cochon qui court. — Ah ! c’est donc un homme terrible que Cochon qui court ? Il a un bien drôle de nom ! — Oui ! Vous n’avez donc pas entendu parler de ce qui lui est arrivé à Chadron, le 4 juillet dernier ? — Non, je n’étais pas dans le pays. — Ah ! c’est juste. Les citoyens proéminents de Chadron ont voulu donner une grande fête à l’occasion de l’anniversaire de l’indépendance : ils ont eu l’idée d’organiser une cavalcade ; et pour qu’elle fût plus brillante, le comité a invité quelques chefs cheyennes à y prendre part. On pensait qu’il en viendrait une douzaine. Cochon qui court est arrivé avec quinze cents Peaux-Rouges, tant guerriers que squaws, en disant que puisqu’on les avait invités, il fallait les nourrir. Les gens de Chadron ont eu une telle peur, qu’ils se sont enfermés chez eux armés jusqu’aux dents. Pour faire repartir Cochon qui court et sa troupe, il a fallu leur donner une centaine de bœufs. Tout en devisant de la sorte, nous continuons à avancer. À mesure que nous nous éloignons des Black-Bills, la Prairie devient moins accidentée. Le colonel nous fait remarquer avec orgueil l’abondance de l’herbe et sa belle couleur jaune. Un herbager normand est consterné quand il voit ses prés prendre cette couleur-là. Ici, au contraire, elle réjouit l’âme des ranchmen. Si l’herbe n’est pas très jaune à la fin de l’été, c’est qu’elle n’est pas très sèche (cured) : dans ce cas, les premières gelées la réduisent littéralement en poussière, et les animaux ne trouvent plus rien à manger pendant l’hiver. Justement, cette année, il y a eu au mois d’août des pluies très abondantes qui ont fait pousser l’herbe en très grande abondance, mais l’ont maintenue verte sur certains points, ce qui consterne les intéressés. La nuit est presque tombée : nous sommes partis depuis six ou sept heures : nos braves chevaux maintiennent cependant toujours le petit trot allongé qu’ils ont pris au départ, sans paraître s’apercevoir de la longueur de la course. Devant nous, sur le ciel encore clair, se découpe une longue bande sombre, aux bords dentelés. C’est un taillis de buissons et d’arbres rabougris qui couvrent les rives d’une petite rivière au bord de laquelle nous sommes arrivés : — Nous voici au Box Elder Creek ! me dit le colonel. De l’autre côté, la berge est assez escarpée, mais du nôtre elle est en pente douce ; aussi nous descendons sans difficulté dans le lit du ruisseau, que nous suivons pendant deux ou trois cents mètres, malgré les rochers qui l’encombrent, avant de trouver moyen de remonter sur l’autre rive. À la fin nous arrivons à un endroit où un éboulement a produit une pente praticable : les chevaux hésitent un instant ; mais, sur un appel de langue du colonel, ils se jettent tout d’un coup dans leurs colliers : nous ressentons deux ou trois de ces cahots que seuls peuvent supporter les ressorts des buggys américains, et en un clin d’œil nous avons regagné le niveau de la Prairie. Mais là, nos coursiers s’arrêtent brusquement en tremblant de tous leurs membres. Nous sommes dans une petite clairière, au milieu d’un fourré de peupliers et de saules. Sept hommes se tiennent immobiles devant nous, le fusil à la main. — Les Indiens ! me dit le colonel tout bas à l’oreille. Que le diable les emporte ! — C’est mon vœu le plus ardent ! lui dis-je sur le même ton. Mais qu’est-ce qu’il faut faire ? Ils ne bougent toujours pas. Le plus rapproché de nous est un grand escogriffe qui a une plume fichée dans les cheveux, mais dont on ne peut pas bien voir la figure, quoiqu’il ne soit qu’à trois ou quatre pas de nous, parce que sa tête se trouve complètement cachée par l’ombre d’un arbre. Le colonel, penché en avant, cherche à voir ses traits — Diable ! dit-il, il me semble que c’est Cochon qui court. — Il faut convenir que cela tombe bien, après ce que vous venez de nous dire de lui. — J’ai mon revolver tout prêt sous la couverture, dit Raymond. À ce moment, l’homme fait un pas en avant, et sa tête apparaît hors de l’ombre : le colonel pousse un cri de joie. — Hé ! mais c’est Puce dans les cheveux ! s’écrie-t-il. Et, sautant au bas de la voiture, il se précipite sur la main que lui tend son ami. J’en fais autant, car, professant pour toutes les supériorités sociales, politiques ou militaires, un respect que n’a pas encore complètement attiédi la fréquentation de nos gouvernants, je désire vivement être présenté au grand chef des Ogalallas. Il m’accueille avec une dignité tempérée par une si grande bienveillance, que je crois devoir lui offrir immédiatement un cigare qu’il s’empresse d’accepter. De son côté, il me tend un petit papier très sale, dont je parviens à déchiffrer le contenu, grâce à une allumette. C’est une lettre de l’agent indien, informant tous les sheriffs, juges et commandants militaires du Dakota que le dénommé Puce dans les cheveux est autorisé à quitter la réserve pour se livrer aux plaisirs de la chasse, et les requérant de lui accorder, à l’occasion, aide et protection. Grandeur et décadence ! Un grand chef ogalalla réduit à montrer son permis de circulation à toute réquisition des autorités, comme un simple directeur de théâtre forain ! Il peut tout de même se vanter de m’avoir fait une fière peur. Le brave homme ne paraît pas du reste s’en douter : — Good ? me dit-il sur un ton d’interrogation quand je lui rends son papier. — Very good, ai-je répond d’un air protecteur. Il nous fait alors faire quelques pas à travers les buissons, et nous nous trouvons tout d’un coup au milieu du campement indien classique. Un grand feu de bivouac éclaire quatre tentes, devant lesquelles une vingtaine de squaws et d’enfants, accroupis en cercle, surveillent avec une attention sympathique le contenu d’une grande marmite qui mijote en laissant échapper une odeur qui n’a vraiment rien de déplaisant. Comme personne n’a l’air de s’occuper de nous, j’ai tout le temps de contempler ce spectacle. Une grande femme, tout enveloppée d’une étoffe rouge, avec de longues tresses de cheveux noirs qui pendent sur son dos, écume gravement le bouillon au moyen d’une immense cuiller à pot en bois. Le colonel m’apprend que cette dame est ni plus ni moins que madame Puce dans les cheveux no 1. Il me montre le no 2, représenté par une petite personne couleur vieil acajou qui, à l’entrée d’une tente, se sert de la clarté du foyer pour mettre la dernière main à une superbe paire de mocassins destinés évidemment à son seigneur et maître, car ils sont brodés sur toutes les coutures avec amour et ornés de petites houppettes qui sont bien jolies, mais qui doivent être bien gênantes quand on marche. Heureux Puce dans les cheveux ! qui a su choisir des compagnes ayant des aptitudes aussi variées et répondant aussi bien à tous ses besoins. Voilà les avantages de la polygamie, et c’est peut-être parce qu’elle constitue un cas pendable dans notre pays que tant de ménages y tournent mal. C’est ce que me faisait très justement remarquer, tout dernièrement, une dame de mes amies dont la vie conjugale a été assombrie de quelques nuages. — Mon Dieu ! me disait-elle, je me rends très bien compte de ce qui a fait notre malheur. Le premier devoir de la femme, c’est de faire le bonheur de son mari. C’était aussi toute mon ambition quand je me suis mariée ! Que n’ai-je vécu dans un pays où les lois civiles et religieuses auraient permis à Anatole de m’adjoindre une ou plusieurs collaboratrices ! Il aurait trouvé auprès de moi, j’ose le dire, tout ce qu’il aurait pu désirer en fait de poésie, de botanique et de musique. Le reste, il aurait été le demander à d’autres. Et notre existence se serait écoulée de la sorte dans une félicité extraordinaire. Mais je ne pouvais vraiment pas tout faire : voilà la cause de toutes nos infortunes ! Cette combinaison aurait-elle réellement assuré le bonheur d’Anatole ? Voilà ce qu’on ne saura malheureusement jamais d’une manière bien certaine. Mais il ne faut peut-être pas condamner d’une manière trop absolue la thèse de madame de X..., car, au bout du compte, ce qui est arrivé à Puce dans les cheveux semble lui donner raison. Moins raffiné qu’Anatole, ce guerriers se passe sans doute volontiers de poésie et de botanique. Mais il tient à sa soupe et à ses mocassins, en quoi je trouve qu’il a bien raison. La cordonnerie et la cuisine sont deux arts très différents. Il était donc sans doute assez difficile de trouver une squaw qui les possédât au même degré. Il a préféré en prendre deux, sauf à augmenter ses dépenses de nourriture. Quand on veut la perfection, il faut savoir faire des sacrifices. Et il peut se vanter d’avoir réussi, car ses mocassins sont superbes et sa soupe a l’air d’être excellente. Il m’en a offert plein la grande cuiller à pot, et j’aurais certainement accepté cette aimable invitation, si le colonel ne m’avait pas fait remarquer une peau de chien toute fraîche qui pendait à un arbre. Il y en avait bien à côté une autre qui avait dû appartenir à une antilope ; mais en vertu du grand principe : « Dans le doute, abstiens-toi », j’ai cru devoir répondre que je n’avais pas faim, ce qui était absolument le contraire de la vérité. En revanche, j’ai pu, moyennant la somme de trois dollars, devenir l’heureux propriétaire de la paire de mocassins. Toutes ces petites négociations nous ont permis de faire plus ample connaissance avec nos hôtes. Une ou deux des femmes ne sont réellement pas laides : les enfants sont très gentils. Comment ces malheureux petits êtres à peine vêtus peuvent-ils résister à des froids de trente degrés ? Voilà ce que je ne comprendrai jamais. Quant aux guerriers qui nous entourent sans dire un mot, ils ont de bien mauvaises figures. Tous ont les cheveux divisés en trois longues nattes qui tombent sur la couverture rouge dont ils ont le haut du corps enveloppé. Chacun d’eux porte à la ceinture un long couteau à scalper admirablement aiguisé. Deux ou trois ont des revolvers ; tous, un winchester en très bon état et une cartouchière bondée de cartouches. À l’exception du chef, qui dit quelques mots d’anglais, personne ne paraît nous comprendre. Au bout de quelques instants, nous remontons en voiture et continuons notre route. Nous ne tardons pas du reste à arriver. Si la Compagnie du 7-Z ranch fait de mauvaises affaires, on ne pourra pas lui reprocher l’exagération ni le luxe de ses constructions. Nous ne voyons qu’une petite maison devant laquelle est assis un cow-boy qui ne se dérange même pas quand nous arrivons, laissant le colonel dételer et panser lui-même ses chevaux. Ceci est du reste absolument conforme aux usages du pays. Pendant le dîner, il est naturellement question des Indiens. Durant les premiers temps de son séjour ici, le colonel a eu très souvent maille à partir avec eux, et je ne sais vraiment pas comment il a pu conserver son scalp jusqu’à présent. Maintenant que les Sioux sont encadrés à l’est et à l’ouest par des pays relativement peuplés, ils ne peuvent plus guère organiser d’expéditions contre les bestiaux des ranchs, parce qu’ils ne sauraient où les mener. Mais à cent cinquante ou deux cents lieues plus à l’ouest, du côté des montagnes de la Big-Horn, il y a de petites tribus qui ont derrière elles de vastes déserts, et celles-là ne s’en font pas faute. Quand l’occasion s’en présente, les jeunes guerriers cueillent aussi quelques chevelures ; quelquefois même ils enlèvent des prisonnières. L’année dernière, à mon passage ici, on venait d’en retrouver une dont les aventures firent quelque bruit. C’était une jeune Suédoise nommée, autant qu’il m’en souvient, Josepha Ericksen. Elle était venue avec son mari et ses beaux-frères fonder une ferme, non loin d’un ranch situé à l’ouest de Jenney’s Stockade, la pointe extrême des Black-Hills, du côté de l’Ouest. D’ordinaire, les fermiers ont grand soin de laisser s’établir entre eux et les Indiens un ou deux ranchs qui leur servent de tampons. Séduits par quelques bonnes terres, les Ericksen eurent le tort de faire le contraire. Mal leur en prit. Un beau matin, une bande de Gros-Ventres qui venaient d’enlever une centaine de chevaux au ranch, arrivèrent à la ferme. Le mari était absent. Ils tuèrent ses frères pour avoir leurs scalps, brûlèrent la maison et s’emparèrent des chevaux et des bœufs. Le chef, trouvant la jeune femme à son gré, la mit sur un poney et l’emmena avec lui. Leur camp se trouvait à cinq ou six journées de marche, près des sources de la Big-Horn. Quand l’expédition y arriva, le chef confia la garde de sa captive à ses femmes. Celles-ci, qui avaient envie de célébrer l’heureux retour de leur seigneur et maître par une petite fête, lui demandèrent la permission de la brûler vive. Le chef refusa ; il avait pris goût à sa prisonnière : mais, pour les apaiser, il leur fit cadeau de tous les vêtements qu’elle portait ; il fut convenu aussi qu’elles pourraient la battre de temps en temps, mais à la condition de ne pas lui faire trop de mal. C’est un parent de madame Ericksen, avec lequel j’ai voyagé en chemin de fer, qui m’a donné tous ces détails. Il dit qu’elle a conservé un très mauvais souvenir de sa captivité. On était au commencement de l’été, il faisait déjà chaud, de sorte qu’elle s’habitua sans trop de peine à la privation de ses vêtements ; mais, tous les matins, il lui fallait sortir devant la tente, et là, les vieilles femmes et les enfants ne manquaient guère de lui donner quelques coups de bâton pour se divertir. Dans la journée, on l’employait à faire la cuisine ou le ménage. Du reste, le gibier étant abondant, on la nourrissait assez bien. Au bout de deux ou trois mois, un chef crow qui passait par là la trouva à son gré, et proposa au chef gros-ventre de la lui acheter. Après de longs pourparlers, celui-ci finit par la lui céder pour huit poneys. Au camp des Crows, on ne lui donna toujours pas d’habits, mais on ne la battait pas ; la vie y était en somme assez tolérable. Malheureusement, elle n’y resta que cinq ou six semaines ; car son nouveau propriétaire se dégoûta d’elle et la revendit à l’ancien pour quatre poneys. Elle séjourna chez celui-ci encore pendant un ou deux mois. Vers la fin de l’été, les ranchmen auxquels on avait volé des chevaux parvinrent à découvrir où était le camp des Gros-Ventres. Une expédition fut organisée, et les Indiens furent surpris à leur tour un beau matin. Selon leur habitude en pareilles circonstances, les cow-boys tuaient tout ce qui leur tombait sous la main. Le chef gros-ventre et ses femmes se battirent en désespérés dans une grotte où ils s’étaient réfugiés au commencement de la bagarre, emmenant avec eux madame Ericksen. On ne put y pénétrer que lorsqu’ils furent tous morts. La pauvre Suédoise avait pour sa part quatre balles de revolver dans l’épaule. C’était le chef qui, avant de mourir, les lui avait envoyées, ne voulant pas apparemment qu’elle lui survécût. Les cow-boys pansèrent de leur mieux la malheureuse femme, qui était plus morte que vive : puis ils l’attachèrent sur la selle d’un poney et la ramenèrent au ranch, où son mari vint la chercher. Au bout de quelques semaines, elle était parfaitement guérie : elle est partie pour Chicago, ne voulant plus habiter le Far-West : ce que je comprends d’ailleurs parfaitement. J’entends souvent des femmes, et aussi quelquefois malheureusement des hommes, qui me racontent que, pour être restés dans un courant d’air, ou pour être sortis en voiture découverte, ou pour avoir eu les pieds mouillés, ils ont attrapé quelqu’une de ces maladies aussi élégantes qu’extraordinaires qu’on a inventées depuis quelques années, et dont personne n’avait jamais entendu parler auparavant. Quand ils me dépeignent leurs souffrances, je pense toujours que leurs médecins devraient les envoyer en déplacement pendant quelques semaines chez les Gros-Ventres. 28 septembre. — Hier au soir, après le dîner, le colonel nous a raconté son histoire, au cours de laquelle j’ai appris avec un vif étonnement qu’il avait été réellement colonel dans l’armée confédérée du Missouri. Dans ce pays-ci, on est toujours tout étonné quand on découvre que quelqu’un qui se fait appeler colonel ou général a servi dans une armée quelconque. Du reste, je ne sais pas trop quel est le métier que n’a pas fait notre ami le colonel. Après la guerre, il a voulu faire de l’agriculture dans le Colorado. Mais il a eu tant de difficultés avec les Indiens, qu’if n’a pas tardé à abandonner sa ferme, trop heureux de conserver son scalp. Il a été pendant quelque temps freighter dans la Prairie, puis épicier à Deadwood, puis banquier à Chayenne. Finalement, il s’est consacré au ranch, et c’est là qu’il a gagné la grosse fortune qu’il a actuellement. Il est marié. Il a même quatre ou cinq filles et un ou deux garçons qui vivent avec leur mère dans l’Arkansas. Il va passer quelques jours avec elles, une ou deux fois par an, et il parle de sa femme avec une affection vraiment touchante. Guess she is a lady ! every inch of her ! C’est une vraie dame ! Cependant, à son dernier voyage, il a remarqué que sa petite dernière, qui a sept ans, jurait comme un portefaix ou comme la célèbre Calamity Jane, the champion swearer of the Hills ! dont j’ai déjà parlé et qu’il connaît beaucoup. Il a cru devoir en toucher un mot à madame Log, qui, par parenthèse, lui a fait une réponse que je trouve tout à fait digne d’être notée : — My dear ! a-t-elle dit, je suis moi-même très choquée (I feel quite shocked !) quand j’entends Bessie jurer comme elle le fait. Mais permettez-moi de vous faire observer que vous-même ne pouvez prononcer quatre mots sans y intercaler un juron. Or jamais je ne me permettrai de dire à mon enfant qu’il est mal de faire une chose que fait son père ! Madame Log sacrifie peut-être un peu trop le quatrième commandement au second : mais, en définitive, il vaut encore mieux n’en observer qu’un que de n’en pas observer du tout. Il n’y a qu’un lit dans la maison. Le colonel, qui est l’hospitalité même, — notez qu’il est du Sud, — ce n’est pas un Yankee, — a tenu à toutes forces à me le donner. Lui et Raymond ont couché par terre, enveloppés dans des couvertures. Le matin, après une toilette sommaire, nous sommes descendus pour le déjeuner que nous a préparé la femme d’un cow-boy. Le colonel a pu se procurer une ménagère. C’est, du reste, le seul luxe qu’il se soit offert dans la petite maison en bois qu’il habite. Elle est construite sur une éminence, ce qui permet avec une bonne lorgnette de voir de très loin les troupeaux de juments : mais tout ce que je vois, ou plutôt ce que je ne vois pas, me fait constater une fois de plus combien peu les Américains s’attachent aux lieux qu’ils habitent. Chez nous, un cantonnier de chemin de fer cherche à enjoliver sa maison, quand même il ne devrait y passer que quelques mois. Il fait un petit jardin ; il plante quelques arbres. Voilà huit ou dix ans que le colonel passe presque tout son temps ici, et si un incendie venait détruire la maison, l’écurie et les deux ou trois piquets qui servent à attacher les chevaux, il ne resterait que cinq ou six tas de boîtes de conserves pour dire que cette colline aride a été habitée. Après le déjeuner, nous nous disposons à aller voir les troupeaux. Le colonel m’offre une monture : il veut même absolument me faire mettre une paire d’éperons californiens dont il semble très fier, et qui sont, du reste, de véritables œuvres d’art. Les molettes ont au moins dix centimètres de diamètre et représentent le soleil et la lune ! Mais comme le coursier en question ne m’inspire qu’une médiocre confiance, c’est Raymond qui le monte, et le colonel et moi, nous nous mettons en route dans le buggy traîné par les deux chevaux qui nous ont amenés hier. Nous faisons d’abord quelques kilomètres par monts et par vaux, sans rien voir, et puis, tout à coup, nous distinguons à l’horizon des points noirs qui grossissent rapidement. Ce sont deux ou trois bandes que les cow-boys envoyés d’avance poussent vers nous. Bientôt nous nous trouvons au milieu de la première. L’étalon, un assez beau demi-sang percheron, marche en tête : les juments viennent derrière, marchant absolument de front, suivies de leurs poulains. Les yearlings ferment la marche. L’ordre est si parfait qu’on croirait voir manœuvrer un escadron de cavalerie. Dès que la bande s’arrête, toutes les juments se forment en cercle : les poulains et les yearlings à l’intérieur, l’étalon au centre. Ce dernier nous donne un exemple de la vigilance avec laquelle il surveille son troupeau. Un malheureux poney de cow-boy, boiteux, le dos en sang, qu’on a abandonné sur le ranch pour se refaire, sort d’un petit vallon et cherche à se joindre à la bande. L’étalon court immédiatement vers lui et l’éloigne à coups de pied ; puis, voyant qu’il revient toujours, il se jette sur lui avec une telle fureur que le colonel est obligé de donner ordre à un cow-boy de le lacer et de le ramener au corral. Nous voyons successivement cinq ou six de ces bandes. Il est certain que cette manière d’opérer est très économique : on n’a, pour ainsi dire, pas besoin de bâtiments, et le nombre de cow-boys employés est réduit de moitié. Mais ces avantages ont leur contrepartie : les pertes sont énormes, et le colonel est bien obligé d’en convenir. Chez nous, les bandes sont toujours au complet, tandis que celles que nous avons vues ce matin étaient toutes inférieures à l’effectif qu’il nous annonçait. Et cela s’explique parfaitement. Les chevaux de deux et de trois ans sont très souvent maltraités par les étalons. Il y en a toujours qui finissent par se sauver en emmenant avec eux quelques juments ; et les petites bandes qui se forment ainsi franchissent tout de suite des distances énormes. Rien que sur les bandes que nous avons vues ce matin, il manquait plus de quatre-vingts animaux. Quand on ne cherchait à produire que des poneys qu’on vendait 30 ou 40 dollars, pour le service des grands ranchs de bestiaux, il pouvait y avoir avantage à réduire la surveillance au minimum, sauf à perdre soit momentanément, soit même définitivement, un grand nombre de têtes. Mais maintenant que l’on produit des animaux valant en moyenne 150 ou 200 dollars, je crois que ce calcul n’est plus juste, car les économies sont loin de compenser les pertes ; je crois même qu’au fond c’est l’avis du colonel, et qu’il regrette d’être resté fidèle aux vieux errements, car il me semble bien désireux de se défaire de son ranch. La compagnie qu’il dirige, le 7-Z, a du reste, ou, pour parler plus exactement, avait plusieurs cordes à son arc, car elle possède, en outre de ses chevaux, un ranch de bestiaux dont le centre est à une vingtaine de milles d’ici et où elle a eu jusqu’à trente-cinq mille bœufs. Mais les temps sont durs pour les propriétaires de cattle-ranchs. Comme les fermiers, mais pour des causes différentes, ils subissent une crise terrible dans laquelle beaucoup ont déjà sombré et à laquelle ne pourront résister que ceux qui ont les reins très solides. Cette crise a été occasionnée par les pertes que leur ont fait subir les froids tout à fait exceptionnels de l’hiver dernier. Dans le nord du Dakota, le thermomètre s’est tenu pendant plusieurs semaines aux environs de quarante degrés. Ici, la température a été moins rigoureuse, mais cependant, à Fleur de Lis, en février et en mars, la moyenne était de trente environ. Quand il n’y a pas de neige, les bœufs résistent à merveille aux froids les plus intenses ; mais quand il y en a, et c’était le cas cette année, ils meurent comme des mouches, parce qu’ils ne peuvent plus trouver à manger. Les chevaux, au contraire, résistent infiniment mieux, grâce à la conformation de leur sabot, qui leur permet de gratter la neige, quelque profonde et quelque dure qu’elle soit, pour trouver le buffalo-grass qui leur sert à peu près exclusivement de nourriture pendant l’hiver. Du reste, cette différence d’aptitudes était bien indiquée par les mœurs des buffles et des chevaux qui vivaient encore, il y a peu d’années, à l’état sauvage dans ce pays. Dès que les premières neiges tombaient, les immenses troupeaux de buffles qui avaient passé l’été dans les prairies du Nord se mettaient en marche vers le Sud. Pendant l’hiver, on ne trouvait plus un seul de ces animaux au nord de la Platte ; tandis que les bandes de chevaux ne quittaient jamais leurs cantonnements. Maintenant il n’existe pour ainsi dire plus de buffles. Les bœufs n’ont pas l’instinct d’émigrer. D’ailleurs, ils ne le pourraient pas, car ils seraient arrêtés par les lignes de chemins de fer. Ils sont donc obligés de rester en toute saison dans les mêmes pâturages. Quand les grands froids surviennent au moment où la neige couvre le sol, ce qui est heureusement, dû reste, assez rare, ils souffrent donc beaucoup. D’ordinaire, cependant, les pertes ne dépassent guère 7 ou 8 pour 100 ; mais cette année, toutes les plus mauvaises conditions se sont trouvées réunies. Comme disent les Normands, pour qu’un bœuf profite, il faut qu’il ait de la nourriture en abondance et qu’il ne soit pas dérangé. Or, l’afflux des émigrants a été tel que sur certains points les ranchmen se sont vu enlever leurs meilleurs pâturages. Il aurait fallu ou bien aller chercher un ranch au loin dans un pays plus désert, ou bien diminuer le nombre de ses animaux. Généralement, on n’a fait ni l’un ni l’autre. De plus, beaucoup de ranchmen ne disposaient pas de capitaux suffisants. À chaque instant il leur fallait de l’argent, et, pour s’en procurer, ils étaient obligés d’envoyer des bœufs à Chicago. Il fallait les choisir. Les autres étaient donc constamment dérangés et fatigués par des round-ups incessants. Les grands froids surprenant les troupeaux dans d’aussi mauvaises conditions, la mortalité a été effrayante. Au commencement de l’hiver de 1886-1887, les membres du syndicat des ranchmen du Wyoming et du Dakola-sud possédaient environ deux millions de bœufs, valant 60 millions de dollars. Au printemps, il ne leur en restait plus qu’un million, valant 20 millions de dollars. On avait donc perdu un million de bêtes et 40 millions de dollars ; ces chiffres sont les chiffres officiels. Je suis convaincu qu’en réalité les pertes ont été encore plus fortes, car souvent les ranchmen cherchent à les dissimuler, de peur de diminuer leur crédit. On m’a cité un ranch où les pertes ont été de 95 pour 100. Dans un autre, les cow-boys ont trouvé un matin, au fond d’un vallon, six cents bœufs morts en une seule nuit. Si cette effrayante mortalité avait amené une hausse dans les prix, le désastre aurait été atténué dans une certaine proportion. Malheureusement, c’est précisément le phénomène inverse qui s’est produit, et quelque étrange que cela paraisse au premier abord, il faut reconnaître que cette baisse était absolument dans la logique des choses. Un ranch de bestiaux se compose de quatre catégories d’animaux. Il y a d’abord les vaches et les taureaux conservés pour la reproduction, puis les produits de trois années : ce qu’un fermier français appellerait les bêtes de rente. Quatre-vingt-dix-huit vaches et deux taureaux donnent en moyenne soixante-quinze veaux ; au bout de quatre ans, ils constitueront donc un troupeau dont la composition ne s’éloignera guère des chiffres suivants : Vaches et taureaux 100 Veaux de l’année 75 Veaux —de l’année —précédente 70 Génisses et bovillons de deux ans 65 Bêtes de trois ans (bonnes à vendre) 65 ___ 375 On peut donc compter que, sur un troupeau de trois cent soixante-quinze animaux, il y en a soixante ou soixante-cinq à vendre chaque année. Or, cette année, les veaux sont tous morts. On m’a parlé d’un ranch de vingt-cinq mille têtes, où il n’en était resté que trois cents ; les vaches surtout, puis les bêtes d’un an et de deux ans, ont également beaucoup souffert. Mais les bœufs âgés ont relativement bien résisté. Il en est résulté que les ranchs ont presque autant d’animaux à envoyer à Chicago, cette année, que les précédentes. Mais au lieu d’envoyer le cinquième ou le sixième de leur effectif, ils en envoient la moitié ou les trois quarts. De plus, tous ceux qui sont obligés de liquider, et le nombre en est énorme, ont envoyé tout ce qui leur restait. Il en est résulté, sur le marché de Saint-Louis et de Chicago, une affluence de sept ou huit cent mille bêtes en sus des prévisions : et cela a suffi pour faire baisser les prix de moitié environ. La viande, qui se vendait l’année dernière 10 ou 12 sous la livre, se vend maintenant 6 sous et souvent beaucoup moins. Chez nous, les prix ont baissé presque dans les mêmes proportions, et à peu près vers les mêmes époques. Est-ce l’effondrement du marché américain qui a provoqué cette baisse ? Il me paraît certain qu’il y a contribué. L’avilissement des prix du blé a eu pour effet de développer chez nous l’élevage dans une énorme proportion. Malheureusement, la surproduction de viande qui en est résultée a précisément coïncidé avec un appauvrissement de toutes les classes de la population, dont l’effet immédiat a été de diminuer la consommation. Ce phénomène n’est pas très sensible dans les villes, car en France l’ouvrier n’aime pas économiser sur sa nourriture. Mais il n’y a qu’à consulter les bouchers de campagne pour se rendre compte que, dans la plupart des provinces, et en ce qui concerne les paysans, la consommation de viande a diminué de plus de moitié depuis deux ou trois ans. Si nous avons trop d’herbages, nous ne pouvons assurément nous en prendre qu’à nous et à notre charmant gouvernement, qui, libre-échangiste jusqu’aux moelles et se voyant cependant acculé à la protection par la force même des choses, n’a cependant voulu la donner qu’à dose infinitésimale et a espéré gagner du temps en persuadant aux agriculteurs que, pour remédier à leur détresse, il leur suffisait de modifier leur industrie. Dans mon département, notamment, pendant tout un été, les professeurs des instituts agricoles ont couru les villages, conseillant partout aux fermiers d’abandonner la culture et de ne plus faire que de l’élevage. Cette campagne a porté ses fruits, car, de tous les côtés, les malheureux propriétaires, déjà bien grevés, se sont vu mettre en demeure par les fermiers de faire les énormes frais de clôture et de semences que nécessite cette transformation. Pour beaucoup, cela a été la ruine, — car ces travaux étaient à peine terminés, quand les prix sont tombés à un tel point, que souvent on vend les animaux gras moins cher qu’ils n’ont été achetés maigres. Il est très certain que jamais la crise ne serait arrivée à un pareil degré d’intensité, si nos éleveurs bretons et normands avaient pu continuer à déverser l’excédent de leur production sur les marchés anglais, au lieu de l’envoyer à la Villette. Or, ce qui nous a fermé ce débouché, ce sont les arrivages de viande américaine. Il y a quelques années, les bouchers anglais la vendaient timidement ; maintenant, cette consommation est tellement entrée dans les habitudes, que la vente de ces viandes se fait partout ouvertement, à des prix qui ne s’éloignent pas énormément de ceux des produits européens. C’est ainsi qu’il s’est établi une corrélation indiscutable entre le marché américain et le marché français, et c’est pour cela qu’on est en droit d’affirmer que la crise actuelle est due, dans une certaine mesure, aux grands froids de l’hiver dernier, puisque ce sont ces grands froids qui, pour les raisons examinées plus haut, ont amené l’avilissement des prix en Amérique. J’insiste sur ces faits qui me semblent intéressants, car ils sont de nature à fournir des indications très précieuses pour l’avenir. La baisse de la viande en Amérique a, sinon produit, du moins aggravé la baisse chez nous ; donc la hausse en Amérique doit amener la hausse chez nous. Or cette hausse me semble inévitable, car d’ici à trois ou quatre ans, c’est-à-dire tant que les ranchs ne seront pas reconstituées, l’appoint très important qu’ils fournissent au marché américain va faire complètement défaut. Le colonel Log ne se contente pas d’administrer les deux ranchs du 7-Z ; il est encore le vice-président du Wyoming and Dakota Stockmen Association, société à laquelle sont affiliés tous les éleveurs du pays. Les troupeaux de bœufs se désagrègent beaucoup pendant l’hiver, car les animaux s’éloignent souvent dans des directions très différentes pour chercher leur nourriture. Il en résulte qu’au printemps toutes les marques sont mêlées à un point tel, qu’il serait à peu près impossible à des efforts individuels de reconstituer les troupeaux. C’est l’Association qui se charge de ce soin. Sur un ordre émané de son comité, chaque ranch met en route un nombre de cow-boys proportionnel à son importance, et les achemine vers un lieu de rassemblement choisi par lui. Chaque homme doit emmener six ou huit chevaux, — quelquefois dix, — et ce n’est pas trop pour le métier qu’ils ont à faire. C’est un des officiers de l’Association qui prend le commandement de la petite armée ainsi constituée ; alors commence une immense battue circulaire, au cours de laquelle on ramène tous les animaux vers une localité désignée d’avance. Ces battues durent généralement un mois, couvrent souvent une étendue de quatre ou cinq cents milles, et ont pour résultat de former un troupeau de trente ou trente-cinq mille bœufs ou chevaux, comprenant quelquefois de cent à cent cinquante marques différentes. Chacun reprend alors son bien et retourne chez soi. Le rôle de l’Association ne se borne pas à ces opérations. Pendant tout le reste de l’année, elle veille d’une manière fort active et très efficace sur les intérêts communs. Elle entretient, à cet effet, dans les localités un peu importantes, tout un personnel d’agents chargés surtout de réprimer les vols, qui sont d’ailleurs bien moins communs qu’on ne pourrait le croire. Il arrive bien de temps en temps que des mineurs ou même quelques fermiers tuent un bœuf de ranch pour le manger ; mais ils ne s’aventurent guère à les voler pour les vendre, car les risques seraient trop grands. Cette sécurité est due à l’usage de la marque. Les ranchmen s’interdisent absolument la vente au détail. Les animaux dont ils veulent se défaire doivent être envoyés sur les marchés de Chicago ou de Saint-Louis. — Tout animal marqué, trouvé à l’ouest du Missouri, est donc réputé appartenir au propriétaire dont il porte la marque. — Celui-ci a le droit de le saisir ou de le faire saisir par les agents de l’Association en quelque endroit qu’il soit. On ne se figure même pas avec quelle brutalité se font ces saisies. L’année dernière, M. B... le directeur du B. O. B., était venu faire une visite à Raymond A..., qui le reconduisit jusqu’à Buffalo-Gap lorsqu’il voulut partir. Ils allaient se séparer, quand on aperçut un fermier du voisinage qui arrivait à la station dans son buggy. L’un de ses chevaux portait la marque du B. O. B., je ne sais par suite de quelle circonstance, car le fermier en question est assurément un fort honnête homme. Sans dire un mot, M. B... sauta à bas de sa monture, courut à la voiture, coupa les traits du cheval et l’emmena, laissant le fermier se tirer d’affaire comme il le pourrait. Ces manières d’opérer sont-elles bien légales ? Je n’oserais l’affirmer. Mais les agents des associations sont généralement des gaillards qui ont d’excellents revolvers et qui s’en servent avec une grande facilité. Il arrive bien malheur à quelques-uns de temps en temps, mais je n’ai jamais entendu dire qu’ils eussent eu des démêlés avec la justice. Les juges et les shérifs sont habituellement pour eux pleins d’égards, et ils ont d’excellentes raisons pour les respecter, car les associations de ranchmen sont, en réalité, complètement maîtresses du pays. Elles disposent d’ailleurs de ressources très considérables qui sont alimentées par plusieurs sources différentes. Chaque associé paye une cotisation assez forte au prorata de son capital. De plus, chaque année, après la grande battue, le grand round up, dont j’ai parlé plus haut, il est procédé, au profit de l’Association, à la vente des mavricks, et cette vente produit assez souvent des sommes considérables. Il faut maintenant que j’explique ce que c’est qu’un mavrick. L’origine de ce mot est d’ailleurs assez curieuse. Les plus vieux ranchs de ce pays-ci ne datent que d’une vingtaine d’années. Ils ont coïncidé avec l’établissement du chemin de fer Union Pacific, qui a forcé les Indiens à remonter vers le Nord ou à rentrer dans leurs réserves. Mais cette industrie était pratiquée depuis longtemps dans le sud des États-Unis, sur les frontières du Mexique. Il paraît que l’un des premiers qui l’exercèrent s’appelait Mavrick. C’était, dit la légende, un bonhomme d’humeur paresseuse et débonnaire, fort aimé de tous ses voisins. Il avait une manie : c’était de ne pas marquer ses bœufs ; mais comme tout le monde, excepté lui, les marquait, il était convenu que tous ceux dont le cuir était vierge de tout contact avec le fer rouge lui appartenaient. Tout alla donc pour le mieux pendant quelque temps. Puis, un beau jour, la guerre de la sécession éclata. Les cow-boys partirent en masse pour aller faire, sous les ordres de Stuart et de Kirby Smith, ces raids qui ont fourni tant de sujets de conférence aux professeurs d’art militaire et auxquels leur apprentissage les rendait tout particulièrement aptes. Leurs maîtres n’étaient pas restés en arrière. La plupart servaient comme officiers dans les troupes du Sud. Quant aux animaux, on les avait abandonnés à leur malheureux sort. Quand je dis malheureux, j’emploie un terme manifestement impropre, car, évidemment, ils ne pouvaient qu’être enchantés de cet abandon. Au bout de quatre ou cinq années, quand la guerre fut terminée, beaucoup de ranchmen et de cow-boys s’étaient fait tuer ; mais ceux qui restaient, et Mavrick était du nombre, s’empressèrent d’aller voir ce qu’étaient devenus leurs troupeaux. La première impression fut excellente. De tous côtés gambadaient des vaches, des génisses, des taureaux et des veaux en nombre incalculable. Mais tous ces animaux, nés pendant la guerre, n’étaient pas marqués. Mavrick en conclut immédiatement qu’ils lui appartenaient. Malheureusement ses voisins se refusèrent à adopter cette manière de voir, et les tribunaux s’étant déclarés en leur faveur, ils finirent même par ne rien lui laisser du tout. Mais l’affaire fit du bruit, et depuis ce temps la langue américaine s’est enrichie d’un mot. On appelle mavrick tout animal trouvé errant et sans marque. Or le nombre en est encore assez considérable. Il y a toujours quelques génisses qui, chaque année, trouvent moyen d’échapper à la marque. Les veaux ou poulains dont les mères crèvent sont également réputés mavricks, puisque personne ne peut les réclamer. Tout cela finit par constituer des troupeaux de plusieurs milliers de têtes dont la vente, comme je le disais tout à l’heure, fournit des ressources importantes aux associations. Le colonel Log prend, du reste, son rôle de vice-président très au sérieux. Aussi jouit-il d’une grande considération. Il est au plus haut degré ce qu’on appelle un officier efficace, un efficient officer. Entre ses mains, la direction a pris des allures tout à fait militaires. Le cow-boy le plus intraitable se soumet à ses décrets. Il est arrivé à ce résultat remarquable en créant une black-list, c’est-à-dire un tableau où sont inscrits les noms de tous ceux dont les peccadilles ont dépassé la moyenne. Ceux-là ne peuvent plus être employés par aucun des membres de l’Association. Tout cela doit donner énormément de besogne à ce brave colonel, qui lance à chaque instant des circulaires dont nous voyons des exemplaires affichés aux murs de la salle à manger où nous déjeunons. Les proclamations des mandarins chinois se terminent toujours par la formule : « Tremblez et obéissez ! » Celles du colonel Log commencent invariablement par une phrase qui a quelque analogie. Orders must be obeyed if the Association busts ! Littéralement : l’Association fera exécuter ses ordres, quand elle devrait y sacrifier son dernier sou ! Dans les deux territoires où opère l’Association, le Wyoming et le Dakota, il y a huit ou dix grands journaux qui sont inspirés par elle. Aussi, au point de vue politique, est-elle toute-puissante. Les compagnies de chemins de fer seules osent quelquefois lutter contre elle. Vers deux heures, quand la grande chaleur est passée, nous reprenons le chemin de Rapid-City. Nous arrivons bientôt sur les bords de Box Elder Creek. Puce dans les cheveux et son intéressante famille n’y sont plus. Mais il me prend la fantaisie d’aller examiner l’emplacement de leur campement : j’ai eu quelque peine à le retrouver. Les feux avaient été allumés dans un petit repli du sol. Les tentes et les broussailles les masquaient si complètement que, s’il avait convenu aux Sioux de ne pas se montrer hier au soir, nous serions certainement passés à cinquante mètres d’eux sans nous douter de leur présence : car, un instant après les avoir quittés, je me suis retourné, et, bien que la nuit fut assez claire, je n’ai plus rien vu du tout. Ils ne courent aucun danger et n’ont aucun intérêt à se dissimuler, et cependant, avant de partir, ils ont probablement jeté dans le creek tous les charbons et toute la cendre qui provenaient de leurs feux, car j’ai eu quelque peine à en retrouver la trace. En pleine paix, ils prennent instinctivement toutes les précautions auxquelles nous avons tant de peine à nous astreindre en temps de guerre. Nos ancêtres de l’âge de pierre devaient agir de même. Mais de longs siècles de sécurité nous ont si bien enlevé cet instinct, qu’une pareille existence ne serait pas tolérable pour nous. Ces alertes perpétuelles, qui finissent par énerver le civilisé le mieux trempé, leur semblent toutes naturelles. Je faisais cette réflexion en lisant l’année dernière dans les journaux une histoire qui a fait beaucoup de bruit aux États-Unis. Il s’agissait d’un chef apache nommé Géronimo. Ayant eu quelques difficultés avec les autorités du Texas, il se mit un beau jour en campagne à la tête de toute sa bande, composée de soixante-dix ou quatre-vingts guerriers, suivis de cent cinquante ou deux cents femmes ou enfants. Ils commencèrent par piller une centaine de fermes, en ayant soin d’en scalper soigneusement tous les habitants. On mit à leurs trousses deux régiments de cavalerie régulière, commandés par l’un des meilleurs officiers de l’armée, le général Crook, frère de celui qui a été massacré il y a quelques années en compagnie du général Custer, par les Sioux de Sitting-Bull. Les Indiens ne pouvaient pas sortir d’un désert assez étroit, parce qu’il était entouré par des zones trop peuplées pour qu’ils osassent s’y aventurer. Ne pouvant pas, comme on dit en vénerie, prendre un grand parti, ils étaient obligés de revenir à chaque instant sur leurs voies, ce qui permettait aux Américains de renouveler constamment les troupes qui les poursuivaient ; aussi cette poursuite était menée si vivement, que la bande ne pouvait jamais prendre de repos. Chaque jour il fallait marcher, et l’on faisait souvent soixante ou quatre-vingts kilomètres. Les chevaux crevaient l’un après l’autre, mais les Indiens trouvaient toujours le moyen de se remonter aux dépens des fermiers. Au bout de trois mois seulement, ils se décidèrent à se rendre, et encore ne prirent-ils ce parti que sur la promesse qui leur fut faite qu’on se contenterait de les transporter en Floride. Je me hâte d’ajouter que cette promesse a été tenue. Pendant ces trois mois, on ne leur avait pris aucun traînard ; il paraît même que madame Géronimo avait trouvé le temps de donner un héritier à son seigneur et maître, et, pour employer les expressions consacrées, la mère et l’enfant se portaient bien. Tout en cheminant à travers la Prairie, le colonel se met à nous parler politique. En sa qualité d’ancien confédéré, il est démocrate, mais sa démocratie n’a rien de bien absolu, car, comme vice-président de l’Association des ranchmen, il soutient une politique nettement républicaine. Une pareille dualité d’opinions n’est possible que dans ce pays-ci, où il n’y a au fond qu’une seule politique, celle de l’assiette au beurre, et où ce sont toujours les personnes et jamais les principes que l’on discute. Il y a cependant une question sur laquelle il n’entend pas la plaisanterie : c’est celle de la prohibition. C’est ainsi qu’on appelle ici l’interdiction des boissons alcooliques. Dans le territoire du Dakota, il faut payer une patente de 1 000 dollars par an pour pouvoir vendre une boisson contenant de l’alcool. Il me semble que cela est suffisamment prohibitif ; mais il y a des gens qui ne trouvent jamais que leur prochain soit assez vertueux. Le colonel, qui ne voyage jamais sans une grosse bouteille de whiskey, déclare qu’il ne sera heureux que lorsque le territoire aura adopté les lois de nos voisins de l’Iowa. Dans cet État-là, les prohibitionnistes règnent en maîtres. Il est absolument interdit d’y vendre ou d’y donner une boisson alcoolique quelconque, et notez bien que le cidre et la bière sont considérés comme alcooliques au premier chef. Vous pouvez avoir du vin ou de la bière chez vous ; vous pouvez en boire en vous enfermant dans votre salle à manger. La loi veut bien vous le permettre : je ne sais pas trop du reste comment elle pourrait vous empêcher de le faire. Mais si vous vous avisez, non pas seulement d’en vendre, mais même d’en offrir un verre à un ami qui dîne chez vous, cet ami ou n’importe qui n’a qu’à aller vous dénoncer au premier magistrat venu pour toucher la moitié d’une amende de 100 ou 150 dollars, à laquelle vous êtes parfaitement sûr d’être condamné. Ce sont surtout les ministres protestants de toute dénomination qui se montrent les plus enragés. Aux noces de Cana, le vin étant venu à manquer, Notre-Seigneur s’est donné la peine de faire un miracle uniquement pour éviter à ses voisins le désagrément de boire de l’eau pendant la fin du dîner, et des gens qui citent la Bible à tout moment ont la prétention de nous faire croire que c’est un crime de boire du vin ! Les Américains aiment à se décerner à eux-mêmes le titre de peuple libre (free people) par excellence, et s’estiment les gens les plus heureux du monde parce qu’ils sont tous colonels ou capitaines dans la garde nationale, que chez eux toutes les fonctions sont électives et qu’ils peuvent écrire tout ce qui leur convient dans les journaux. Il paraît que tout cela suffit à leur bonheur, car ils font bon marché du reste. S’il me fallait absolument opter entre les joies d’un gouvernement parlementaire, la liberté de la presse, la garde nationale avec tous ses honneurs, et un régime quelconque qui me garantirait le droit de boire ce que bon me semble sans être exposé à une amende de 150 dollars, mon choix serait bientôt fait, et je crois qu’il n’y a pas un Français sur cent qui ne pense comme moi. Ce qu’il y a de curieux, c’est de voir l’ingénuité que déploient les vertueux Iowans pour éluder, avec un merveilleux ensemble, les lois qu’ils se sont librement données et dont ils sont si fiers. L’an passé, j’allais de Chicago à Buffalo-Gap. J’avais pour compagnon de voyage un des hommes les plus spirituels que j’aie jamais rencontrés, — un avocat du Midi, — M. F..., qui allait voir son neveu, Raymond A... Il ne croyait qu’à demi aux récits navrants que je lui avais faits au sujet de la cuisine américaine. Jusqu’à Chicago, il me plaisantait même assez agréablement sur ce qu’il appelait mes exagérations. Au premier buffet que nous rencontrâmes en quittant la cité des Prairies, il fut obligé d’avouer que je n’avais pas tout à fait tort ; au second, son front s’assombrit ; au troisième, toute sa verve était tombée. Il alla se coucher de bonne heure. Le lendemain matin, je m’aperçus que pendant la nuit on avait accroché à notre train un wagon-restaurant. Comme généralement on y trouve quelque chose à manger, j’allai faire part de cette bonne nouvelle à M. F... qui était encore dans son lit : — Laissez-moi, cher monsieur, me dit-il d’une voix dolente. La nourriture américaine est une chimère ! Cela n’est que trop vrai ! Puisqu’il faut déjeuner par cœur, chimère pour chimère, j’aime mieux rêver que je déjeune chez moi, dans mon bastidon, sur le bord du Rhône. D’ailleurs, qui dort dîne ! Et il se retourna dans son lit. Il avait bien tort, car je parvins à réunir les éléments d’un déjeuner presque sérieux. Il y avait notamment un petit vin de Californie qui n’était pas mauvais du tout. À midi, le wagon était encore accroché. On annonça le souper. J’allai derechef chercher M. F... Il était levé et mourait de faim : aussi me suivit-il sans difficulté. L’annonce du vin lui avait notamment fait beaucoup d’effet. J’en commandai tout de suite une bouteille. Le nègre qui nous servait me regarda un instant d’un air d’indécision, puis il alla consulter son patron, un monsieur superbe, qui vint aussitôt à moi. — C’est vous qui demandez du vin ? me dit-il. — Mais oui ! vous m’en avez donné ce matin. — C’est que ce matin nous étions dans l’Illinois ; depuis vingt minutes nous sommes entrés dans l’Iowa. M. F... laissa échapper un sourd gémissement. Il pressentait quelque malheur. — Rassurez-vous, continua le fonctionnaire en voyant notre air accablé, ne seriez-vous pas dyspeptique ? — Moi ! jamais de la vie ! J’ai, grâce à Dieu, un estomac d’autruche. — Alors vous devez être anémique ? Vous souffrez, cela suffit. Je suis docteur en médecine. Tous les directeurs de dining-cars de l’Iowa sont tenus de justifier d’un diplôme. Je vous prescris l’usage du vin. Voilà l’ordonnance. Remettez-la au garçon. Seulement le prix est doublé, et il est bien entendu que c’est une tisane que vous prenez, et non une boisson de simple agrément. Du reste, pour bien marquer la nuance, vous la boirez dans une tasse à thé. Ainsi fut fait. J’ai bien tort de raconter cette anecdote, qui est cependant absolument vraie, parce que personne ne voudra la croire. Je l’avais contée à mes trois médecins. Eux aussi étaient restés incrédules. Mais il leur a bien fallu se rendre à l’évidence quand ils ont vu l’autre jour, à la première station de l’Iowa, un fonctionnaire monter dans le train et mettre les scellés sur l’armoire aux vins du wagon-restaurant, en ne laissant à la disposition du docteur-restaurateur que quelques bouteilles soigneusement comptées et dont le nombre était inscrit sur un procès-verbal. Et puis le lendemain, quand nous sommes entrés dans le Nébraska, je leur ai fait voir un autre fonctionnaire qui venait lever les scellés de l’armoire et vérifier de nouveau le nombre des bouteilles. Pour chacune de celles qui manquaient, il fallait justifier d’une ordonnance. Pendant que le colonel cherche, sans le moindre succès, à me faire comprendre les beautés de ce régime, ses braves petits chevaux continuent à trotter. Ils trottent même tant et si bien que vers neuf heures du soir ils nous amènent à la porte du Harney’s Hotel. Tout en les regardant tourner le coin de la rue pour aller manger le picotin d’avoine qu’ils ont si bien gagné, je m’amuse à faire le décompte du nombre de milles qu’ils ont faits depuis hier à deux heures. Trente-cinq pour aller, — autant pour revenir, — cela fait soixante-dix. Ce matin, c’est le même attelage qui, pendant quatre ou cinq heures, nous a menés à travers le ranch. Nous avons certainement fait encore une vingtaine de milles. Nous arrivons donc à un total de quatre-vingt-dix milles, soit cent quarante-quatre kilomètres. Et ces chevaux, dont l’un a quatre ans et l’autre cinq, ont l’air d’être si peu fatigués, que le colonel compte les mener demain au fort Meade, à quarante-cinq milles d’ici. C’est encore un des agréments des hôtels américains que, si l’on arrive cinq minutes après l’heure fixée pour la fin des repas réguliers, il est impossible de s’y procurer quoi que ce soit à manger. En conséquence, Raymond et moi, allons dîner au restaurant élégant de Rapid-City. Cet établissement porte le nom affriolant de Restaurant du Bon Ton (sic) ! (Prononcez Bong-Tong, pour vous conformer aux usages locaux.) C’est, paraît-il, le rendez-vous des joyeux viveurs de la localité, jeunes ranchmen échappés du ranch et commis en rupture de banque. Une douzaine de ces messieurs achèvent de dîner en compagnie de cinq ou six femmes. Nous avisons aussi dans un coin un vieux ranchman dont nous avons fait la connaissance hier au concours, et qui fume mélancoliquement sa pipe. Il veut bien nous mettre au courant de la situation : — Ces jeunes gens, me dit-il (them young fellows) — (dans ce pays-ci, il n’est pas bien porté de dire these), — sont en train de célébrer la mise en liberté de cette grande fille rousse que vous voyez là et qui s’appelle Mabel Taylor ! — Et qu’avait donc fait cette pauvre dame pour aller en prison ? — Oh ! rien de bien grave. Elle tient ici un bar (den). L’autre jour, ayant eu une petite discussion avec un de ses clients, elle lui a cassé une bouteille de whiskey sur la tête. Et le coup était si bien appliqué, qu’il a failli mourir. Alors le shérif l’a arrêtée. Mais il est sur pied maintenant, et elle en a été quitte pour une huitaine de jours de prison et 200 dollars d’amende. — Il paraît qu’il ne fait pas bon se disputer avec elle ? — Non ! c’est une femme très musclée ! (She is a very muscular woman.) Il y a quelques semaines, elle a eu déjà une discussion avec un autre de ses adorateurs, un petit Allemand employé dans une banque. Elle lui a proposé de vider leur différend au moyen d’un combat de boxe. J’y ai assisté, cela était très intéressant. — Vraiment ? — Oui ! on était convenu de s’en tenir aux règles du marquis of Queensbury. (Sa Grâce le marquis de Queensbury a écrit, il y a une centaine d’années, un livre sur la boxe qui fait encore autorité dans la matière.) Il y avait un arbitre et deux seconds. Mabel et l’Allemand ont retiré tous leurs vêtements jusqu’à la ceinture l’arbitre a donné le signal, et le combat a commencé. — Vous m’intéressez vivement ! Et comment cela s’est-il passé ? — Oh ! très régulièrement. C’est Mabel qui a reçu le premier coup sur le nez. Regardez, elle l’a encore un peu de travers. Elle est tombée sans connaissance. Mais son second lui a fait avaler un verre de whiskey, et elle était sur pied en moins de trois minutes. À partir de ce moment-là elle a eu constamment le dessus. Au bout d’une demi-heure, l’Allemand avait les deux yeux bouchés, trois dents cassées et la poitrine toute couverte de bleus. À la fin, les seconds n’ayant pas pu le remettre sur pied en temps voulu, l’arbitre a déclaré qu’il était vaincu. » L’héroïne est une grande fille rousse montée sur une paire de pieds formidables, qui, malgré leur dimension, ne pourraient probablement pas la porter dans ce moment-ci, car elle est plus d’aux trois quarts ivre. Je ne parle pas de sa toilette, qui est simplement inénarrable. Du reste, il faut venir dans le Far-West pour savoir ce à quoi peut en arriver, en fait de combinaisons de couleurs, l’imagination d’une Américaine abandonnée à elle-même. Mais il faut convenir qu’elles ne demandent pas mieux que de s’instruire quand elles en ont l’occasion. Aussi, à New-York, on voit maintenant un grand nombre de femmes qui, grâce aux importations françaises, sont réellement très bien mises. Elles poussent même la docilité à un point très remarquable, s’il faut en croire une histoire qu’on m’a contée il y a quinze jours à peine. Je quittais New-York pour aller à Chicago. J’avais pris le New-York-Central-Rail road. Nous étions partis vers dix heures. Il faisait une chaleur atroce. Je commençai par lire consciencieusement, depuis le titre jusqu’aux annonces, les cinq ou six journaux dont je m’étais muni ; puis je me mis à regarder le paysage. Nous longions la rive gauche de l’Hudson. C’est là que, s’il faut en croire la légende, le bon Rip van Winckle s’endormit pendant quinze ans après avoir bu un verre de grog avec les fantômes d’anciens pirates. Je m’ennuyais beaucoup. Aussi, la chaleur aidant, je m’affadissais considérablement et j’en étais venu à me dire que, si un fantôme d’ancien pirate m’offrait un verre de grog en me garantissant que je m’endormirais jusqu’à Chicago, il me rendrait un service dont je lui témoignerais volontiers ma reconnaissance en faisant dire quelques messes pour le repos de son âme. Je fus interrompu dans mes méditations par le maître d’hôtel du dining-car qui venait annoncer que le déjeuner était servi. Je m’empressai de me rendre à son appel. Quand j’arrivai, je vis que plusieurs personnes m’avaient déjà précédé. Je cherchais de l’œil une place libre, lorsque tout à coup, à mon grand étonnement, j’entendis quelqu’un qui m’appelait par mon nom et en français. C’était une gentille petite femme, toute pimpante, avec un joli chapeau surmontant une de ces bonnes figures gaies comme on n’en voit que chez nous : « Mettez-vous donc là, me disait la petite femme. Tenez ! il y a une place libre en face de moi. » Naturellement je m’empressai de l’occuper. « Vous ne me reconnaissez pas ! » continua-t-elle en riant de mon air ahuri. Je balbutiai toutes les phrases idiotes qui ont cours en pareil cas. La figure ne m’était pas inconnue, mais le nom ?... La vérité était que je ne me rappelais pas plus la figure que le nom. « Mais l’année dernière, nous sommes revenus ensemble de New-York au Havre. Tenez, voilà ma carte. » Et elle me remit une carte qu’elle tira d’un petit portefeuille des plus élégants. J’y lus d’abord son nom madame Louise Taboureau ; au-dessous, il y avait une petite vignette que je ne compris pas bien d’abord. Cela ressemblait à une paire de pattes de grenouille comme celles qu’on voit dans les amphithéâtres, préparées pour les expériences de galvanisme. Mais cela ne représentait pas du tout des pattes de grenouille, car au-dessous, en caractères très fins, il y avait : représentante de la maison x..., à z... Bonneterie en tous genres. Spécialité de maillots ! Avec les ressources du dining-car nous pûmes combiner un petit déjeuner très supportable. Madame Louise Taboureau est une très jolie fourchette. S. M. le roi Louis XIV aimait beaucoup les femmes qui avaient bon appétit, et lord Byron les détestait. Je soutiendrai toujours que c’est la doctrine du roi Louis XIV qui est la bonne. Au dessert, nous étions les meilleurs amis du monde. Elle me confia que sa tournée commerciale étant terminée, elle allait rejoindre, à Buffalo, son mari qui, de son côté, plaçait des vins, et qui l’attendait pour aller faire un petit tour dans le Canada avant de retourner en France. « Eh bien, lui dis-je, êtes-vous contente des résultats obtenus ? Comment va le maillot ? — Le maillot ? Ah ! il va bien mal, le maillot ! — Ah ! vous m’affligez. Comment ! la bonneterie est dans le marasme ? Serait-elle atteinte, elle aussi, par la crise agricole ? L’agriculture manque de bras ; cela, c’est connu ; mais je n’ai jamais ouï dire qu’elle manquât de jambes, et tant que les jambes restent, il y a de l’espoir pour la bonneterie ! » Madame Louise Taboureau voulut bien rire un peu de cette très médiocre plaisanterie. « Je vous ai dit que le maillot n’allait pas : les bas non plus ne vont pas. Notre domaine incontesté, c’était le maillot ! Pour les bas, nous avons toujours eu beaucoup de peine à lutter contre les Anglais ! Mais ce sont les chaussettes pour dames qui vont ! Si j’en avais eu trois fois plus, je les aurais toutes vendues. — Comment ! les chaussettes pour dames ? m’écriai-je. Les dames portent des chaussettes ? — Mais vous ne lisez donc pas les journaux ? Moi, je les lis, et bien m’en a pris. Deux mois avant de partir, j’ai lu que madame X... Vous connaissez madame X... ? — Vaguement. — Eh bien, j’ai lu que madame X..., la grande élégante madame X..., ne portait plus que des chaussettes. Tous les chroniqueurs ne parlaient que de cela. Cela a été, pour moi, un trait de lumière. J’ai couru chez mon patron et lui ai dit : « Faites-moi des chaussettes, faites-m’en de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ! je ne veux, cette année, emporter en Amérique que des chaussettes ! » Il a eu confiance, le patron ! Je suis arrivée en Amérique avec une montagne de chaussettes pour dames. J’avais emporté les journaux qui parlaient de cela : je les montrais à toutes nos clientes. Quand elles ont su que madame X... ne mettait plus que des chaussettes, toutes ont voulu en avoir. Cette année, à Newport, à Saratoga, toutes les jambes élégantes se sont affranchies de la tyrannie des bas ! — On ne porte plus que des chaussettes ! — Personne ne veut plus de bas ! Les bonnetiers anglais ont tous leur stock sur les bras. Ah ! madame X... a rendu un fier service à la bonneterie française ! Cette femme-là, voyez-vous, ajouta madame Taboureau enthousiasmée, si j’étais que du gouvernement, je la récompenserais. — Mon Dieu ! dis-je, certainement, si elle était Anglaise, on ne pourrait guère, dans l’espèce, lui donner l’ordre de la Jarretière. Mais puisqu’elle est Française, je ne vois pas pourquoi on ne lui donnerait pas le Mérite agricole. » À la recherche d’un titre. — Un concours hippique à Chicago. — Le Hay-Castle. — Les courses de Hermosa. — Départ de Rapid-City. — Marat et Théroigne de Méricourt. — Un bal à Fleur de Lis. — Le pendu de Bloody-Gulch. — Les impôts aux États-Unis. — Une visite officielle. — Georges Salisbury. — Sous la neige. — Red-Canyon. 10 octobre. — Me voici installé de nouveau, depuis plusieurs jours déjà, à Fleur de Lis. J’ai en horreur la vie d’auberge, surtout aux États-Unis ; aussi est-ce avec une très vive satisfaction que j’ai retrouvé mon home, comme diraient les Yankees. Mon revolver et mes immenses éperons de cow-boy ont repris leur place aux andouillers d’un massacre de daim qui me sert de porte-cannes. J’y ai pendu également les mocassins achetés à madame Puce dans les cheveux. Ils font un effet superbe. En examinant les papiers qui se sont accumulés sur ma table pendant mon absence, j’ai retrouvé les feuilles qui contenaient la première partie de ces véridiques récits. Elles étaient là qui m’attendaient, retenues par un petit bloc de quartz aurifère qui me sert de presse-papiers. En les examinant, je me suis aperçu que je n’avais pas encore fait choix d’un titre. J’en aurais bien un qui serait tout indiqué : Fleur de Lis Ranch ! Seulement ce titre-là désolerait mon éditeur, qui me trouve déjà horriblement compromettant. Il me parle toujours de ce qui lui est arrivé pour les Montagnes Rocheuses. — Quinze jours après la mise en vente, il reçoit une lettre du préfet de la Seine l’informant que la commission spéciale chargée de choisir les livres destinés aux bibliothèques communales et scolaires, venait d’assurer ce suprême honneur auxdites Montagnes Rocheuses. Voilà un éditeur enchanté, supputant le nombre de volumes qui vont lui être enlevés de la sorte. Trois semaines après, j’étais candidat royaliste dans l’Aisne, et une nouvelle circulaire paraissait, signalant mon pauvre livre à tous les instituteurs comme ne pouvant, dans aucun cas, être mis entre les mains de la jeunesse ! Je ne veux effaroucher les susceptibilités de personne. Mon livre ne s’appellera pas Fleur de Lis ! Il s’appellera la Brèche aux buffles ! (Buffalo-Gap.) Ne pouvant prendre le nom de la localité, je prends celui du bureau de poste ! Je dois dire cependant que j’ai songé un instant à un autre titre. J’ai été sur le point d’écrire sur la première feuille : Histoire de l’invasion normande en Amérique ! Si je ne l’ai pas fait, c’est que j’ai découvert qu’il existait déjà un livre, malheureusement peu connu, je dis malheureusement, parce qu’il est des plus intéressants, qui a un titre presque identique. L’auteur, un savant archéologue normand, y revendique pour ses compatriotes toute la gloire de la découverte de l’Amérique. On savait déjà que Pinçon, le pilote de Christophe Colomb, était natif de Dieppe ; mais il paraît que, plusieurs siècles auparavant, les anciens Normands avaient non seulement découvert la côte actuelle des États-Unis, à laquelle ils donnaient le nom de Vin-Land, à cause des vignes sauvages qui y sont très communes, mais que même ils y avaient établi des colonies florissantes, à ce point que le clergé et les fidèles auraient contribué au denier de Saint-Pierre levé pour subvenir aux frais de la première croisade. C’est, paraît-il, l’étude des Sagas islandaises qui a mis sur la trace de ces histoires extraordinaires, et elles auraient été, plus tard, pleinement confirmées par des documents retrouvés dans les archives du Vatican. L’auteur estime que ces établissements ont dû être détruits vers le douzième ou treizième siècle, probablement par les Indiens : ont-ils jamais existé ailleurs que dans l’imagination des archéologues ? Voilà ce que je laisse à décider à des gens plus savants que moi. L’invasion normande, dont je songeais à devenir l’Augustin Thierry, est l’invasion très moderne et toute pacifique des États-Unis par les chevaux percherons et normands. L’engouement dont ils avaient été l’objet lorsque, il y a une vingtaine d’années, quelques importateurs songèrent à les amener pour faire concurrence aux chevaux du Clydesdale et du Shire, cet engouement, dis-je, bien loin de se calmer, n’a fait qu’augmenter à mesure qu’on les a connus davantage. Voilà encore ce qui distingue cette invasion-là des invasions ordinaires. Chaque année, au printemps, on voit les acheteurs de l’Illinois et de l’Iowa arriver plus nombreux dans les fermes du Perche, et cela, malgré la progression toujours croissante des prix, qui résulte d’ailleurs uniquement de la concurrence acharnée qu’ils se font entre eux. Un bel étalon percheron valait 1 500 francs il y a vingt ans : on en a vendu un l’année dernière 17 000, à Nogent-le-Rotrou. C’était une exception, mais les prix de 10 000 francs sont assez ordinaires, et je crois que la moyenne ne doit pas être inférieure à 4 000. Comme on a exporté, cette année, environ trois mille animaux, cela fait donc une rosée bienfaisante de 8 ou 9 millions qui s’est répandue sur quatre ou cinq arrondissements, ce qui n’est pas à dédaigner par le temps de détresse agricole que nous traversons. Deux associations étroitement unies favorisent d’ailleurs ce mouvement de la façon la plus intelligente. La première comprend tous les propriétaires, éleveurs et fermiers du Perche. C’est elle qui a créé le Stud-book percheron. La seconde, The American Percheron Association, a son siège à Chicago et dépense chaque année des sommes très considérables pour favoriser l’importation française. Elle a organisé notamment des concours annuels uniquement réservés aux chevaux percherons importés ou nés dans le pays. Le premier a eu lieu l’année dernière. Pour donner plus d’autorité aux décisions du jury, le comité avait obtenu des gouvernements américain, français et anglais, que chacun d’eux désignât l’un des juges qui en feraient partie. Notre gouvernement s’empressa naturellement de déférer à cette demande, qui lui avait été transmise par la voie diplomatique. Il désigna un inspecteur général des haras, M. de la Motte-Rouge, auquel il adjoignit, pour le seconder et aussi à titre d’interprète, un autre officier supérieur de la même administration, M. Le Couteulx de Caumont. Autant je comprenais que nos amis d’Amérique se fussent adressés au gouvernement français en cette circonstance, autant, je l’avoue, il me semblait étrange de demander au gouvernement anglais ou canadien de se faire représenter dans un jury chargé, au fond, de donner une sorte de consécration officielle à la supériorité acquise par nos produits français sur ceux du Shire et du Clydesdale, dont ils ont pris la place. Le gouvernement canadien crut cependant devoir accepter l’invitation qui lui était adressée, et se fit représenter par M. A. Smith, directeur du collège royal des vétérinaires de Toronto ; mais ce personnage sentit probablement bien vite combien le rôle qu’il était appelé à jouer était délicat, car il ne fit qu’apparaître et retourna au bout de vingt-quatre heures à Toronto. Le juge américain était M. Loring, ancien secrétaire d’État de l’agriculture. J’étais moi-même convié comme représentant des éleveurs percherons, et j’arrivais muni d’une assez forte somme et de deux médailles d’or que la Société française faisait remettre au Comité pour être distribuées en prix. Je pus constater, en arrivant, que tout était monté sur un pied véritablement grandiose. On s’attendait à avoir tant de monde, qu’on avait décidé de tenir le concours dans un grand parc situé à quelques kilomètres de la ville, qui est muni d’une très bonne piste servant d’ordinaire aux courses au trot qu’aiment tant les Américains. L’idée qui avait présidé aux aménagements intérieurs était assez originale. Les organisateurs s’étaient fait envoyer par l’architecte de l’Eure-et-Loir le plan très exact de l’ancien château des sires de Nogent, et l’avaient reproduit de grandeur naturelle, et jusqu’aux moindres détails, en se servant comme matériaux de bottes de foin comprimé. Les grandes salles voûtées de l’intérieur avaient même été meublées dans le style du quatorzième siècle, et un restaurateur de Chicago nous y servait tous les matins un déjeuner qui malheureusement, lui, était du style américain le plus pur. Le château de foin, Hay-Castle, dont la description remplissait tous les journaux et le portrait couvrait tous les murs de la ville, n’était pas le seul américanisme du concours. Dès notre arrivée, on nous déclara, à M. de la Motte-Rouge et à moi, que le programme des divertissements, pour le lendemain, comportait une promenade dans les rues de Chicago, une procession, pour employer l’expression usitée. La composition du cortège était déjà fixée. À la tête devait marcher une troupe de cinquante musiciens revêtus de magnificent uniforms et jouant toutes les marches triomphales de leur répertoire : puis viendraient environ cinquante étalons primés en France et conduits par des hommes revêtus d’uniforms qui, sous le rapport de la magnificence, n’auraient rien à envier à ceux des musiciens. Derrière eux, une voiture à six chevaux devait contenir le sénateur présidant l’Association, M. de la Motte-Rouge et moi. Enfin l’arrière-garde du cortège devait être formée par quelques voitures-réclames pour l’établissement desquelles certains industriels de la localité n’avaient reculé devant aucun sacrifice. C’est du moins ce qu’annonçaient les milliers d’affiches flamboyantes qui couvraient déjà tous les murs et même tous les tramways. En apprenant le rôle qui m’était réservé dans cette petite fête, les souvenirs de la marche triomphale du bœuf gras, ce vieil ami de mon enfance, se présentèrent immédiatement à ma mémoire. Je revis le beau cotentin aux cornes dorées, chancelant sur sa plate-forme roulante entourée d’un rang de druides aux longues barbes d’étoupe : derrière, le char triomphal où s’épanouissaient, sous la brise âpre de février, les nudités grelottantes de tout l’Olympe de la Courtille, et puis, bien en vue, dans ce cadre grandiose, la carriole du boucher et de l’éleveur ! Pourrais-je atteindre à la dignité fière et sereine avec laquelle ils saluaient la foule enthousiaste qui se pressait sur leur passage ? Le Perche et le bas Maine avaient l’œil sur moi. Je craignis de ne pas être à la hauteur des circonstances. M. de la Motte-Rouge connut-il les mêmes angoisses ? Je l’ignore. Toujours est-il que nous trouvâmes, dans notre modestie, la force de nous dérober aux honneurs dont on voulait nous accabler, et ce fut mêlé à la foule que j’assistai à ce défilé. Les musiciens avaient tant d’or sur leurs habits, qu’on avait mal aux yeux en les regardant ; la voiture où nous aurions pu être était un grand landau attelé de six chevaux blancs, conduits à grandes guides par un monsieur très moustachu, coiffé d’un chapeau mou. De l’intérieur, trois sénateurs, ou congressmen, prodiguaient des sourires aimables à leurs électeurs. Et pour mieux flatter les passions populaires, — oh ! politique ! que ne fais-tu pas faire à tes adeptes ! — ils avaient accepté l’insigne en honneur dans cette journée mémorable, une énorme bouffette de rubans bleus appliqués sur une cocarde, autour de laquelle on lisait écrit en grosses lettres d’or : étalons français ! Les camelots qui la vendaient ont dû faire des affaires d’or, car, dans l’enceinte de l’exposition, toutes les dames, par une délicate et flatteuse attention, avaient voulu en fleurir leur corsage ! Tout le monde, d’ailleurs, s’était mis en frais d’imagination pour célébrer la gloire et les mérites des percherons ! Les journaux consacraient tous leurs premiers Chicago à raconter leur histoire depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Ils montraient leurs ancêtres repoussant les Sarrasins dans les plaines de Poitiers, avec la collaboration des preux chevaliers qui les montaient, et s’unissant avec leurs prisonnières, les juments sarrasines, pour produire cette race merveilleuse qui, etc., etc. D’autres envisageaient la question au point de vue pécuniaire : ils parlaient des savantes recherches du maire de Nogent, un archéologue distingué, qui a établi que c’était dans cette localité que les habitants d’Orléans, délivrés des Anglais par Jeanne d’Arc, avaient acheté le cheval qu’ils lui ont offert, cheval payé, dit-il, 6 000 livres, ce qui représente, paraît-il, environ 150 000 de nos francs. Cela me semble beaucoup d’argent. Mais du train que vont les choses, je ne désespère pas de voir bientôt des Américains modernes se montrer aussi généreux que les Orléanais du temps passé. Si j’en juge d’après ce que j’ai vu à ce bienheureux concours, ils sont en bonne voie pour en arriver là. À ma connaissance, on y a refusé, d’un cheval déjà âgé, dix mille dollars. Il est vrai qu’il s’agissait du fameux Brillant, que mademoiselle Rosa Bonheur a jugé digne de lui servir de modèle, il y a quelques années, quand elle a voulu offrir à l’Association percheronne américaine un tableau qui représentât le type de ses chevaux favoris. Son comité a, du reste, reconnu ce don d’une manière très délicate. Ils ont envoyé une expédition de trappeurs dans la Colombie anglaise, où se trouvent, dit-on, les plus beaux chevaux sauvages. L’expédition est revenue avec quatorze de ces animaux ; on a choisi les trois plus beaux, qui ont été envoyés en France et offerts à la célèbre artiste, afin de lui servir de modèles pour ses tableaux futurs. Je ne les ai pas vus, mais on m’a dit qu’ils sont en ce moment à Fontainebleau. Je ne sais pas s’il y a d’autres chevaux que Brillant dont on ait offert 10 000 dollars ; mais les prix de 5 000 dollars (25 000 francs) ne sont pas très rares, et parmi les quatre cents animaux qui figurent au concours, la plupart importés cette année ou l’année dernière, je ne crois pas qu’il y en ait un seul dont le propriétaire voulût se séparer pour moins de 2 500 dollars (12 000 francs). Tous ces émigrés semblent témoigner par leurs croupes arrondies et leur poil luisant qu’ils s’accommodent fort bien de l’avoine amère de l’exil. Plusieurs de ceux que l’on fait défiler devant nous, à la porte du château de foin, sont de vieilles connaissances. M. de la Motte-Rouge leur a déjà distribué des couronnes, il y a quelques semaines, au concours de Nogent. Je me demandais s’ils n’allaient pas témoigner quelque émotion en reconnaissant ces tours à l’ombre desquelles ils ont cueilli leurs premiers lauriers. J’ai bien constaté que la plupart avaient cherché à approcher leurs lèvres des assises du monument ; mais je crois que cet hommage s’adressait plutôt à la matière dont elles étaient formées qu’aux souvenirs patriotiques que leur vue aurait dû éveiller en eux. Il nous restait à faire connaissance avec les petites familles qu’eux ou leurs prédécesseurs se sont créées sur la terre d’exil, c’est-à-dire avec ces fameux demi-sang, grades, dont les Américains se montrent si satisfaits. La race percheronne se montre généralement assez rebelle à l’acclimatement, en tant que race pure. Elle est redevable dans une si grande proportion de ses qualités au sol et au climat du pays qui la produit, que bien peu des nombreux essais qu’on a tentés pour l’acclimater ailleurs ont réussi. Le succès des Américains, dont le sol et le climat sont si différents des nôtres, est dû à ce qu’ils n’essayent pas de produire la race pure ; le but qu’ils se proposent est de produire le demi-sang. Nos hôtes avaient pris une excellente manière de nous faire juger des résultats acquis. Il existe à Chicago une foule de magasins et d’administrations qui, pour leur service de camionnage, disposent d’une cavalerie considérable. Autrefois, tous la recrutaient parmi les demi-sang du Shire ou du Clydesdale : mais ces chevaux, originaires de prairies humides, transmettaient si régulièrement à leur descendance des pieds défectueux incapables de résister aux pavés des villes, que maintenant on ne veut plus que des demi-sang percherons pour ce service. Les organisateurs du concours s’adressèrent à ces administrations, leur demandant d’envoyer toutes, le même jour, le plus grand nombre possible de leurs chevaux attelés pour en former une « procession » qui défilerait devant les tribunes. La plupart répondirent à cet appel, et le total des chevaux inscrits dépassa deux mille cinq cents. Au jour dit, près de cent mille personnes s’entassaient dans les tribunes et autour de la piste, sur laquelle défilaient cinq à six cents voitures attelées à deux, à quatre et même à six chevaux. La plupart des exposants avaient profité de l’occasion pour faire un peu de réclame à leur industrie, ce qui, en somme, était bien naturel. Un fabricant de savon avait envoyé un char sur le sommet duquel se démenait un grand nègre, nu jusqu’à la ceinture, ayant toute la partie gauche du corps barbouillée de mousse ; un marchand de thé recommandait ses produits à la faveur du public en faisant distribuer ses prospectus du haut d’un fourgon, par une jeune personne fort jolie, déguisée en Japonaise. Le fameux Studebacker, un fabricant de chariots qui fournit à peu près tous les fermiers de l’Ouest, faisait défiler cinq ou six chars attelés de six chevaux, sur lesquels des ouvriers exécutaient tous les détails de son industrie. Si jamais le marquis de Mornay s’avise d’organiser une exhibition de ce genre au concours du palais de l’Industrie, assurément les attelages qu’il nous montrera seront plus corrects et surtout les cochers seront mieux tenus que ceux que nous avons vus à Chicago. En dehors de New-York, les Américains ne semblent pas se soucier de ces détails. J’ai vu les cochers de gens très riches conduisant des chevaux et des voitures superbes, vêtus de véritables guenilles dont un cocher de fiacre maraudeur de nuit ne voudrait pas chez nous. Du reste, les façons sont à l’avenant de la tenue. Il y a quelques années, j’étais invité à venir passer quelques jours dans un château américain, car il commence à y avoir quelques châteaux en Amérique. Au jour et à l’heure indiqués, j’arrive à la gare qu’on m’avait désignée. J’avise sur la plate-forme de la gare un brave homme vêtu d’un grand chapeau défoncé, d’une chemise de laine rouge qui avait vu des jours meilleurs et d’un pantalon gris enfoncé dans de grandes bottes. Le pantalon gris avait bien aussi fourni apparemment de bons et loyaux services, car on lui avait ajouté un fond vert. Ce fut ce détail qui me frappa. En Amérique, on voit très souvent des vêtements déguenillés : mais les raccommodages sont très rares. Ce personnage fumait une pipe. Il me regarda un instant avec un certain intérêt, puis tout à coup m’interpellant : — I guess, stranger ! me dit-il, that you are the fellow they are expecting at the big house ! — Je suppose, étranger, que vous êtes l’individu (individu est une traduction polie du mot fellow) qu’on attend. Je répondis respectueusement que cela pouvait bien être. — Well ! continua-t-il, vous pouvez prendre votre malle ! je vais vous mener ! Je mis ma valise sur mon épaule, et il me conduisit à un superbe landau qui m’attendait. Ces façons étonnent toujours un peu : mais une fois qu’on les a admises, il faut reconnaître que les cochers américains conduisent certainement au moins aussi bien que les nôtres, sinon mieux, surtout à quatre et à six. Nous avons vu notamment à Chicago un gamin de douze à treize ans qu’on a applaudi tant il manœuvrait adroitement un superbe attelage à six. Tous ces animaux ont un type singulièrement uniforme, mais qui ne reste tel qu’à la condition d’une infusion constante de sang percheron. Presque tous sont gris ou bais. Comme apparence, ils ressemblent à de gros carrossiers normands. Le croisement, tout en donnant aux membres un volume bien plus considérable, a aussi pour effet de diminuer la longueur exagérée du rein, qui est le grand défaut des chevaux américains, dont ils gardent cependant dans une très grande mesure les allures allongées. Dans ce pays-ci, on aime beaucoup apprécier les bêtes et les gens au point de vue du poids. Qu’un reporter parle d’un homme politique ou d’une actrice, il ne manque jamais de dire combien il ou elle pèse : on agit de même quand il s’agit de chevaux, et j’ajoute que, en ce qui les concerne, ce genre de classement a, j’en ai la conviction, une beaucoup plus grande valeur que nous ne le croyons généralement en France. J’insiste sur ces détails, parce que cette question de poids est celle qui paraît le plus préoccuper les Américains dans le choix de leurs croisements, et qu’ils ne paraissent pas mal s’en trouver. Le poids du produit est généralement égal à la moyenne du poids des reproducteurs. Voulant avoir pour leurs chevaux de service des animaux pesant mille ou douze cents livres (livres anglaises), ils sont donc amenés à rechercher des étalons d’autant plus gros que leurs juments sont plus petites. C’est précisément l’inverse que nous faisons. Je persiste à croire que nous n’avons pas tort mais en même temps je suis obligé de constater que les Américains réussissent, tout en faisant exactement le contraire. Il est très certain que les produits qu’ils obtiennent par ce moyen de sélection sont très beaux et surtout très aptes aux services qu’on attend d’eux. En tout cas, pour ces services, ces chevaux sont très supérieurs à ceux de la race beaucoup trop légère du pays. La Providence, dans le but sans doute d’éviter des encombrements au purgatoire, prodigue aux pauvres humains une foule de petites misères qui ont l’avantage, en exerçant leur patience, de leur faciliter l’accès du royaume des cieux. Une de ces petites misères, réservée spécialement aux voyageurs, est particulièrement agaçante. C’est la misère du petit paquet. On vous l’apporte au moment de votre départ : vous cherchez à le caser dans votre première malle : en long, il est trop court ; en large, il est trop long. Vous le réservez pour la seconde ; il ne va pas mieux : il a des bosses qui ne veulent pas entrer dans les creux des autres paquets, et des creux qui se refusent à admettre les bosses de ses voisins. Finalement, exaspéré, après vous être demandé un instant si vous ne le laisserez pas, vous finissez par le mettre dans quelque coin, au petit bonheur ; il dépare la belle ordonnance de votre emballage ; vous sentez qu’il n’est pas à sa place. Mais enfin il est casé, c’est l’essentiel ! Cette souffrance des voyageurs, elle est un peu la mienne. Tous mes amis du Maine et du Perche me demandent constamment ce que deviennent en Amérique tous ces chevaux qui partent de chez nous. Je voulais le leur dire, et c’est pour cela que j’ai écrit le savant traité que vous venez de lire. Mais une fois qu’il a été écrit, je ne savais plus du tout où le placer. À chaque commencement de chapitre, j’essayais de le caser, et n’y arrivais jamais. Il me fallait une transition, et je ne la trouvais pas. L’art des transitions est un grand art. Il n’est pas donné à tout le monde de l’avoir, et quand on ne l’a pas, il faut savoir s’en passer. C’est ce que j’ai fait. Ceci posé, je reprends le cours de mon récit. Il y a déjà une huitaine de jours que je suis rentré à Fleur de Lis, car je n’ai pas éprouvé le besoin de rester bien longtemps à Rapid-City, une seule visite au concours m’ayant paru bien suffisante. Sous un certain rapport, cependant, cette réunion avait bien son intérêt. Il y a douze ans, les Indiens régnaient ici en maîtres : les rares trappeurs qui avaient osé pénétrer jusqu’aux Black-Hills n’en étaient généralement pas revenus : les premiers émigrants étaient toujours obligés d’avoir le fusil à la main pour se défendre : et, sans l’aide ni l’appui de personne, par leur seule énergie, ces mêmes hommes ont pu, en ce petit nombre d’années, si bien développer les richesses naturelles de ce pays, qu’ils en sont maintenant arrivés à l’ère des concours agricoles ! Et à leur concours, j’ai vu, en fait de vaches et de taureaux, des échantillons de durhams, d’angus et de jerseys qui n’auraient pas fait mauvaise figure dans un de nos meilleurs concours régionaux. J’ai malheureusement été obligé de constater que pas une de nos races bovines nationales n’y était représentée. Je m’imagine cependant que les charolais notamment réussiraient admirablement ici. Si l’on faisait en leur faveur une campagne aussi énergique et aussi suivie que celle qu’on a menée pour les percherons, on arriverait peut-être à battre les durhams comme on a battu les clydesdales. Les agriculteurs de la Nièvre ou la Société des agriculteurs de France devraient s’occuper de cette question-là. En outre des nôtres, il y avait quinze ou vingt chevaux importés de France ou d’Angleterre. Du reste, lilia semper florent ! Là, Fleur de Lis a brillé d’un vif éclat, car nos étalons sont rentrés ici, il y a deux ou trois jours, couverts de lauriers. Six premiers prix et trois seconds ! Tous ne viennent pas de Rapid-City. La ville d’Hermosa s’est piquée d’honneur, et elle aussi a organisé un concours. On m’a même fait l’honneur de m’envoyer au Harney’s Hotel une députation de citoyens proéminents qui venaient me demander d’y envoyer nos chevaux et d’accepter la présidence du jury. J’ai fait observer que la qualité d’exposant et celle de juge me semblaient offrir quelques incompatibilités ; mais cette objection n’a pas paru sérieuse, car on y a répondu en me faisant remarquer que c’était précisément cette double qualité qui devait m’engager à accepter, puisque je serais bien sûr que nos chevaux auraient les premiers prix. L’argument était à coup sûr spécieux. Cependant, modeste comme la violette, j’ai cru devoir persister dans mon refus, et comme il faut éviter les tentations, je n’ai même pas voulu paraître à Hermosa. Le programme de la fête comportait cependant une course de cow-girls à laquelle j’aurais bien voulu assister. Raymond A... m’a heureusement raconté comment les choses se sont passées. Le prix était de 200 dollars, et la distance à parcourir était de dix milles (seize kilomètres). Il y avait douze ou quinze inscriptions. Seulement, ce qu’il y avait de particulier dans le règlement de ces courses, c’est que les concurrentes n’étaient pas obligées de faire tout le trajet sur le même cheval : c’était donc plutôt une épreuve de résistance pour les écuyères qu’un concours de vitesse pour les chevaux. Chacune de ces dames en avait amené trois ou quatre que des amis tenaient tout bridés devant les tribunes. Elle faisait à fond de train un ou deux tours de piste ; puis, dès qu’elle sentait son coursier un peu essoufflé, elle le changeait et recommençait avec un autre. C’est à la femme nouvellement mariée de notre shérif que le prix a été accordé. Mais cette décision du jury a, paraît-il, excité de grands mécontentements, les autres concurrentes soutenant qu’elle n’aurait pas dû prendre part au concours, attendu que depuis son mariage elle n’est plus une cow-girl. (She ain’t no more a regular cow-girl.) Les esprits sont même si montés qu’il y aura bien probablement des coups de revolver tirés avant que cette grave question soit définitivement enterrée. Il est possible cependant que tout se passe tranquillement, le mari de ladite amazone ayant la réputation de tirer lui-même remarquablement bien. En tout cas, je suis joliment content de n’avoir pas eu à donner mon avis ! Accompagné du fidèle François, j’ai quitté la bonne ville de Rapid-City le surlendemain de mon retour du 7-Z Ranch. Comme je voulais arriver à Fleur de Lis dans la journée, il m’a fallu prendre un train de marchandises (freight train), car il n’y en a pas d’autres dans la matinée. Le service n’est pas d’une régularité absolue : le départ annoncé pour huit heures n’a eu lieu qu’à onze. Ces trains sont toujours munis d’un wagon spécial nommé cabooze, qui sert de logement au conducteur et où il reçoit, moyennant finances, un certain nombre de voyageurs, si cela lui convient. J’avais pour compagnons deux ranchmen du Montana, arrivés hier après un voyage de huit à dix jours à travers la Prairie et dont l’un allait à Chicago pour se faire soigner d’une rupture du bras droit, résultat d’un combat corps à corps avec un grizzly (ours gris). Il paraît qu’il y en a encore beaucoup de leur côté. Le second m’annonce d’un air aimable qu’il ne faut pas que je compte arriver de bonne heure à Buffalo-Gap, attendu que six cents bœufs nous attendent à la première station, et qu’il faudra les charger avant d’aller plus loin. Effectivement, au bout d’une demi-heure, le train s’arrête à un endroit qui sera peut-être un jour une localité très importante, mais où, pour le moment, il n’y a qu’une seule et unique maisonnette en bois : celle du chef de gare. Partout, autour de nous, s’étend la Prairie : mais tout à côté de la station, il y a ce qu’on appelle, dans ce pays-ci, une chute... Cela se compose essentiellement d’un quai d’embarquement en bois, sur lequel débouchent deux rampes d’accès défendues par deux formidables barricades et espacées l’une de l’autre de la longueur d’un wagon américain (vingt-cinq mètres environ). Par leur autre extrémité, les rampes s’ouvrent sur un grand corral divisé en plusieurs petits compartiments. C’est au moyen de ces chutes qu’elles construisent sur un grand nombre de points, tout du long de leurs lignes, que les compagnies de chemins de fer du Far-West parviennent à suffire, avec un personnel étonnamment restreint, aux exigences du formidable trafic de bestiaux qui leur procure le plus clair de leurs recettes. Les bœufs ont, paraît-il, quitté le ranch depuis une huitaine de jours. Ils sont en marche depuis ce temps-là et sont arrivés seulement la nuit dernière. On les garde dans la Prairie à quelques milles d’ici. Un cow-boy, placé en vedette pour attendre le train, est allé prévenir de notre arrivée. Au bout d’une demi-heure, nous voyons à l’horizon un gros nuage de poussière qui s’approche rapidement vers nous. Bientôt nous distinguons le troupeau, que des hommes à cheval maintiennent en une masse compacte qui s’avance au galop de notre côté. En tête marchent vingt-cinq ou trente chevaux qui servent de guides, et qui sont eux-mêmes précédés par un homme à cheval sur lequel ils règlent leurs mouvements. Au moment d’arriver près du corral, ils font tout à coup un changement de front avec un ensemble merveilleux et vont se ranger sur notre droite comme un escadron en bataille. En ne voyant plus leurs guides devant eux, les bœufs s’arrêtent net, se bousculant les uns les autres, à quelques mètres du corral. On ne voit plus qu’une masse confuse d’où s’échappent des beuglements désespérés. Alors commence une manœuvre extrêmement curieuse. Les cow-boys, les uns galopant autour de cette masse, les autres y pénétrant pour la guider, lui impriment un mouvement giratoire de plus en plus rapide ; puis, tout à coup, sept ou huit d’entre eux se forment en haie, et poussent dans le corral quelques-uns des bœufs qui sont au bord. Tous les suivent avec une docilité que n’eussent pas désavouée les moutons de Panurge, et en un clin d’œil il n’en reste plus un seul dehors. Une fois les portes refermées, le plus fort de la besogne est fait. Les bœufs, entassés les uns sur les autres, poussés toujours en avant par les cavaliers qui les pressent, s’engouffrent dans les couloirs qui les conduisent aux wagons. Chaque car en tient vingt ou vingt et un tellement serrés les uns contre les autres, qu’il leur est impossible de faire le moindre mouvement. On charge deux cars à la fois ; aussi le train se trouve rempli en moins de deux heures. Pendant que toutes ces manœuvres s’exécutent avec une précision très remarquable, je me fais donner par le ranchman des détails sur ses opérations. Lui aussi a cruellement souffert. À l’entrée de l’hiver, il avait trente-cinq mille animaux ; il ne lui en reste plus que neuf mille tout au plus. Le voyage d’ici à Chicago dure cinq jours. On décharge deux fois les animaux en route, pour leur donner à boire et à manger. Malgré cela, ils souffrent, car ils perdent une centaine de livres de leur poids. C’est ce qu’on appelle le shrinkage. C’était pour éviter cette perte que notre compatriote M. de M... avait eu l’idée d’établir des abattoirs dans la Prairie, aux stations d’embarquement. D’une part, chaque animal lui fournissait cent livres de plus de viande ; de l’autre, un car, qui transporte vingt bêtes vivantes, suffit à en transporter cinquante ou soixante abattues. L’idée était donc excellente. Malheureusement, il n’a pas voulu se contenter de faire de l’industrie, il a voulu spéculer. Croyant que la viande allait augmenter de prix, il a acheté à différents spéculateurs un nombre colossal de bœufs. On parle de sept ou huit cent mille animaux, livrables de mois en mois, pendant cinq ans. Comme la viande a, au contraire, baissé de moitié, il se trouvait, dans les derniers temps, obligé de payer 50 ou 60 dollars des bœufs que ses fournisseurs achetaient 28 ou 30, et dont il ne trouvait l’écoulement qu’en réalisant sur chacun d’eux une perte d’une douzaine de dollars. Aussi sa liquidation a-t-elle été désastreuse ; mais ce qui prouve que son idée était bonne, c’est que beaucoup de gens commencent à l’appliquer et y trouvent de gros profits. Avec les prix actuels et même sans tenir compte de la mortalité, les pauvres ranchmen gagnent à peine de quoi couvrir leurs frais. D’ici à Chicago, la compagnie leur fait payer le car 89 dol. 50. Il y a environ mille milles. Cela fait donc à peu près 4 dol. 80 ou 24 francs par tête. La nourriture, pendant le trajet, leur coûte 2 fr. 50 ; le débarquement et la nourriture à Chicago, 1 fr. 25 ; la commission du facteur, 2 fr. 50 ; total environ, 30 francs. Un bœuf qui pèse en moyenne onze cents livres au départ n’en pèse plus à l’arrivée que mille et vaut 170 francs. Il ne reste donc pour le ranchman que 140 francs par bœuf vendu. Il y a deux ans, il avait au moins 100 francs de plus. La vie du ranch a repris son cours ordinaire qu’avaient interrompu le voyage à Rapid-City et la visite aux domaines du seigneur Puce dans les cheveux. Chaque matin, François entre dans ma chambre vers six heures. À sept, tout le monde se retrouve dans la salle à manger. Le déjeuner est solide. Il se compose invariablement de viande froide, de thé ou de café, et de cakes. Ceci est un hommage aux usages du pays, car un ranchman ou un cow-boy se croirait perdu s’il n’avait pas tous les matins son cake. C’est une sorte de crêpe extrêmement épaisse. On en prend deux, on les recouvre de beurre, on les réunit comme un sandwich, puis on arrose le tout d’une sorte de sirop brun fourni par la sève de l’érable à sucre (maple sirup). C’est un peu un pavé qu’on se met dans l’estomac ; mais je dois déclarer que c’est très bon, et l’on peut m’en croire, car je ne suis pas suspect d’avoir une admiration exagérée pour la cuisine américaine. Après déjeuner, tout le monde monte à cheval. On fait en ce moment l’inventaire. Les herders, partis dès la pointe du jour, sont allés remettre le troupeau dont on veut s’occuper. Cette expression de vénerie me vient tout naturellement à l’esprit, car tout se passe comme à la chasse. Les cow-boys ne font pas le bois, parce qu’il n’y a pas de forêt ; mais ils prennent généralement connaissance des animaux au moment où ils viennent boire. Ils les suivent à distance, de manière à ne pas les inquiéter ; puis, quand ils les voient s’arrêter, ils viennent au rapport à quelque endroit convenu d’avance où nous les retrouvons. Ils nous conduisent alors sur le sommet d’une colline d’où nous voyons les juments broutant tranquillement, entourées de leurs poulains et de leurs yearlings, car les yearlings restent toujours avec la mère jusqu’à ce qu’ils aient deux ans, et ils continuent même à la téter tant qu’elle n’a pas un nouveau poulain. Je crois que, si cela était possible, il faudrait tâcher de les séparer de leur mère au commencement du second hiver, car cet allaitement prolongé fatigue la jument sans grand profit pour le poulain. Nos bandes de juments, qui ne sont pas surveillées par un étalon, comme celles du colonel Log, sont assez irrégulières comme nombre. Il y a des juments d’humeur morose, qui se tiennent en petits groupes de sept ou de huit : mais c’est l’exception. D’ordinaire, elles se réunissent au nombre de soixante ou de quatre-vingts. Un bon herder doit savoir les compter vite et sans se tromper. C’est un talent assez difficile à acquérir, car il faut aussi, quand il en manque, savoir tout de suite quelle est celle qui manque, et ce n’est pas une petite affaire quand un herder en a cinq ou six cents à surveiller. Il faut, d’ailleurs, autant que possible, faire ce récolement d’assez loin, car on doit éviter avant tout de troubler les animaux. Les juments aiment avant tout leur indépendance. Quand l’une d’elles quitte le ranch, elle ne se sauve, presque toujours, que parce qu’elle se sent surveillée. Certaines bandes sont très apprivoisées et se laissent approcher même par des hommes à pied. Mais ceci a un très grave inconvénient : cela facilite singulièrement les opérations des personnes peu délicates qui seraient tentées de prendre des chevaux de ranch, sinon pour les voler, du moins pour s’en servir. Un ranchman de ma connaissance s’était avisé d’acheter à Omaha une centaine de juments réformées par les compagnies de tramways, comme boiteuses. Il les avait eues à très bon marché et croyait avoir fait une affaire superbe. Il ne tarda pas à changer d’avis. D’abord ses juments, qui avaient longtemps mangé de l’avoine, étaient très mauvaises poulinières ; ensuite elles étaient si bien apprivoisées, que tous ses voisins s’empressaient de les prendre quand ils avaient des charrois ou des labours à faire, et ne les relâchaient que quand elles étaient fourbues. Je disais tout à l’heure que les juments nourries à l’avoine pendant longtemps étaient d’ordinaire des poulinières peu fécondes. Cela est bien connu en France. Mais c’est en voyant ce qui se passe dans ce pays-ci qu’on peut constater combien le système de stabulation et la nourriture que nous donnons à nos juments ont une influence fâcheuse sur la production. Dans nos fermes du Perche, on considère comme très bonne une moyenne de cinquante naissances sur cent juments. Ici, avec des juments vivant tout à fait en liberté et ne mangeant jamais d’avoine, on arrive assez souvent à 70, 80 ou même 90 pour 100. Un de nos voisins, l’Anglo-American Company, a même atteint, l’année dernière, le chiffre de 97 pour 100 : chiffre qui a été trouvé très élevé, mais qui, cependant, avait déjà été atteint ailleurs. Mais pour obtenir ces grosses moyennes, il faut opérer avec des animaux parfaitement acclimatés. La plupart de nos bandes sont venues, l’année dernière, de l’Orégon. Aussi n’avons-nous, cette année, que 50 pour 100 de naissances, et tout le monde nous dit que nous devons nous estimer heureux d’en avoir autant. Il faut un an pour acclimater une bande. Et cette observation s’applique d’une manière absolue aux juments percheronnes importées. Il n’y en a pas plus de 8 ou 10 pour 100 qui donnent un poulain la première année de leur importation. Chose bien curieuse, le même phénomène se remarque, bien qu’à un degré moindre, chez les étalons, pour les clydesdales comme pour les percherons. C’est à cause de cela que beaucoup de gens préfèrent importer des chevaux très jeunes, qu’on ne met en service qu’au bout d’un an, quand ils ont pris tout leur développement et qu’ils sont acclimatés. Il y a quelques années, un importateur bien connu a voulu encore enchérir sur cette idée. Il a embarqué au Havre cent malheureux poulains de trois mois, qui n’étaient, par conséquent, même pas sevrés. On les nourrissait à bord avec du lait conservé et de l’eau blanche. Ce qu’il y a de curieux dans cette affaire, c’est qu’il n’y eut aucune perte pendant la traversée ; mais seize moururent dans les huit jours qui suivirent le débarquement, et les autres ont fort mal réussi. Je ne crois pas qu’il soit bien sage d’importer des chevaux ayant moins de deux ans, non pas tant au point de vue des pertes qu’on s’expose à subir que parce qu’ils ne prennent pas en Amérique le développement qu’ils auraient pris en restant un ou deux ans de plus aux vieux pays, comme on dit ici. Il faut ajouter que, loin d’être très considérables, ces pertes sont, en définitive, assez minimes, et trop souvent elles sont occasionnées par le manque de soins. Il y a évidemment des traversées malheureuses, mais il y a aussi des gardiens négligents. La moyenne des pertes en mer, à moins de tempête, ne devrait pas dépasser 2 1/2 ou 3 pour 100. M. Dunham, le grand importateur, me racontait qu’il lui était arrivé d’amener six cent trente chevaux de suite sans en perdre un seul. Quand la traversée n’a pas été trop rude, n’a pas duré plus de douze ou quinze jours, et que les chevaux ont été bien soignés à bord, ils arrivent en excellent état, sans même avoir les jambes engorgées. On a seulement à constater quelques capelets sans importance, qui disparaissent rapidement. Ils souffrent, en général, bien plus des cinq ou six journées qu’il leur faut passer en chemin de fer pour gagner Chicago, à cause du mauvais état de la voie et des trépidations FLEUR DE LIS RANCH. — ÉTALON : VIDOCQ. — TROUPEAU No 1 : JUMENTS DE L’ORÉGON. qui en résultent. On trouve cependant maintenant sur toutes les lignes de magnifiques wagons-écuries nommés palace cars, contenant dix-huit stalles et admirablement aménagés en vue du transport des percherons, pour lesquels ils ont été spécialement construits. Il est généralement près d’une heure quand nous rentrons pour déjeuner ; je passe l’après-midi dans ma chambre à écrire, ou bien, prenant un fusil, je descends le creek en tirant les lapins, les lièvres et les rares poules de prairie que mon chien arrête. Ces chasses ne sont du reste pas bien heureuses. Cependant, l’autre jour, il s’est produit un incident assez original. Je venais de sortir, quand tout à coup, à cinquante pas à peine de la maison, mon chien tombe en arrêt devant une toute petite touffe d’herbe. Assez étonné, je m’approche et aperçois un superbe serpent à sonnettes que mon chien avait évidemment surpris au moment où il faisait sa sieste. Il était encore enroulé sur lui-même, mais relevait déjà la tête d’un air peu rassurant. Heureusement, le chien était à bonne distance ; il n’y avait donc pas péril en la demeure. J’eus l’idée de m’offrir une petite chasse à courre. Tout près de là, au coin du jardin, se trouvait l’appartement des cochons, comme on dit en Normandie. Le ranch en possède un ménage. Ils ont même des noms empruntés à la politique contemporaine. Le personnel du ranch est jeune, et la jeunesse est passionnée ! Comme je n’ai malheureusement plus la même belle excuse, je les appellerai, c’est des cochons que je parle, Marat et Théroigne de Méricourt. J’allai ouvrir la porte de leur logis. Marat, qui était occupé à grignoter un gros épi de maïs, mit immédiatement le nez dehors, grogna deux ou trois fois d’un air de satisfaction, sortit en trottinant et puis se mit à explorer les environs. Théroigne ne tarda pas à le suivre, accompagnée de sa petite famille qui folâtrait autour d’elle. Je les poussai devant moi dans la direction du serpent. Il avait déjà détalé, mais en arrivant près de la touffe d’herbe qui lui avait servi d’abri, Marat s’arrêta tout à coup en ronflant d’un air de vif intérêt. Il donna quelques vigoureux coups de boutoir dans le sol, comme pour bien s’assurer de la nature des émanations qui venaient titiller ses nerfs olfactifs, puis, poussant deux ou trois grognements brefs, il se mit en chasse, le nez à terre comme un chien qui suit une voie. Il avait rencontré celle du serpent à sonnettes. Théroigne s’était arrêtée, suivant de l’œil son conjoint. Quand elle le vit repartir, elle s’avança lentement comme pour se rendre compte de ce qui se passait. Elle aussi, du premier coup, comprit manifestement ce dont il s’agissait, car, poussant une exclamation joyeuse qui correspondait clairement à la fanfare du bien-aller, elle prit chasse à son tour. J’avais suivi toute cette scène, qui m’intéressait vivement. Du reste, si j’avais eu un cor de chasse, j’aurais pu sonner la vue, car, à cinquante ou soixante pas devant la meute, je voyais distinctement briller au soleil, par moments, le long corps gris d’argent de la bête de chasse, qui filait entre les pierres, à la recherche probablement d’un trou protecteur. L’animal se rendait évidemment compte de la gravité de la situation, car de temps en temps il levait la tête pour regarder derrière lui d’un air inquiet, et il n’avait pas tort, car nous gagnions rapidement du terrain sur lui. Quand nous fûmes tout près, le serpent vit bien qu’il ne fallait plus essayer de fuir. Il fit tête tout de suite à la meute. Dressé d’au moins vingt ou vingt-cinq centimètres, sifflant avec fureur et agitant ses grelots, il attendait bravement l’attaque, la gueule largement ouverte. Marat, de son côté, s’était arrêté brusquement, le corps replié en arrière, tous les poils de son dos hérissés : son petit œil lançait des flammes. Derrière lui, la truie immobile également, ses petits entre les jambes, grognait sourdement comme pour l’encourager. Ce ne fut pas long. Tout à coup, Marat bondit en avant : ses deux pieds retombèrent sur le corps du serpent, qui tomba les reins brisés. Je crois qu’il avait eu le temps de mordre son adversaire au col, mais le venin se fige dans la graisse des cochons et ne produit aucun effet. La minute d’après, toute la petite famille était attablée ; je suis fâché d’être obligé de dire que, dans l’ivresse de son triomphe, Marat paraissait disposé à tout garder pour lui. Mais Théroigne, bonne mère, se chargea de le ramener bien vite à de meilleurs sentiments. Elle commença par bourrer ce père dénaturé deux ou trois fois, puis elle s’adjugea une bonne moitié du serpent, en découpa quelques tronçons qu’elle distribua à ses petits, et commença à manger elle-même avec le plus bel appétit. Au bout de cinq minutes, il n’en restait rien. C’est aussi dans l’après-midi que les deux gars normands s’occupent un peu du jardin, sous l’œil bienveillant des cow-boys, qui jamais ne s’aviseraient de les aider. Je suis toujours stupéfait quand je vois tout ce qui sort de ce malheureux jardin à peine soigné, dans lequel on ne met jamais de fumier, et qu’on s’est contenté de labourer deux fois, au printemps, avec une charrue. Il y pousse des choux, des potirons et des carottes à ne savoir qu’en faire. Nous mangeons tous les jours des melons excellents. Les navets qu’on en tire font l’admiration de François. Il m’en a apporté quelques-uns l’autre jour qui pesaient plus de deux livres. Mais ce qui me semble phénoménal, c’est le rendement des pommes de terre. L’année dernière, Raymond avait trouvé, dans un journal, l’annonce d’un jardinier de New-York qui proposait à tous les amateurs de leur envoyer, à titre d’expérience, deux livres d’une variété nouvelle d’Early-Rose dont il disait merveille. On lui en a demandé. Les deux pommes de terre qu’il a envoyées ont fourni cinquante-quatre œils : ils ont été plantés au printemps dernier dans un coin du jardin. On a fait la récolte hier, et j’ai eu la curiosité de faire peser devant moi ce qu’on a retiré des trous. Ces deux livres de graines ont donné deux cent sept livres de pommes de terre, dont plusieurs pesaient plus de deux livres : cela fait donc un rendement de cent pour un ; tandis que, chez nous, un rendement de quinze ou vingt pour un est considéré comme satisfaisant. J’ajoute que ces pommes de terre sont excellentes. J’en ai fait mettre de côté quelques-unes que je ferai planter en Normandie l’année prochaine ; mais je doute qu’elles donnent d’aussi bons résultats. Nous avons quelquefois des visites. L’autre jour, je prenais le frais devant la maison, quand j’ai vu arriver un brave homme dans une voiture. C’était un Allemand, petit fermier établi à vingt ou vingt-cinq kilomètres d’ici. Il avait tué un bœuf et venait nous proposer de lui en prendre un quartier. Quand M... a eu réglé avec lui cette importante question, je lui ai demandé son histoire. Il m’a conté qu’il avait commencé par être commis dans un magasin de nouveautés, à Düsseldorf, et qu’un beau jour, ayant eu une discussion avec son patron, il s’était avisé d’émigrer. Il a d’abord cherché à faire fortune dans les grandes villes de l’Est. Il n’a abouti qu’à une misère noire. Alors il est venu faire de l’agriculture ici ; mais il n’est pas encore bien satisfait des résultats obtenus et songe à faire autre chose. Je ne sais plus à propos de quoi je suis amené à lui demander de quelle religion il est. Sa réponse m’a paru typique : — Dans ma jeunesse, j’ai été luthérien. Mais maintenant je suis athée ! Je me hâte d’ajouter que tous nos voisins ne lui ressemblent pas. L’année dernière, je vois un beau jour deux cavaliers armés jusqu’aux dents s’arrêter à la porte. L’un d’eux, un homme superbe, de six pieds de haut, arrive à moi : — Vous êtes le baron de Grancey, me dit-il. — Pour vous servir ! — Vous êtes catholique ? — J’ai cet avantage. — Très bien voici ce qui nous amène. Je m’appelle Ignace Bellemare. Je suis Canadien ; mon compagnon est Irlandais d’origine. Il s’appelle John Walsh. Nous sommes tous les deux fermiers à une vingtaine de milles d’ici. Nous sommes établis déjà depuis plusieurs années. Nous n’avons pas à nous plaindre. Nos fermes sont très bonnes, la mienne notamment ; je ne la donnerais pas pour 10 000 dollars ! Mais, tous les deux, nous avons des enfants. Walsh en a neuf et moi sept. Les voilà qui grandissent, et nous ne trouvons dans ce pays aucun secours religieux. J’aimerais mieux les voir morts qu’hérétiques (textuel). Nous avons écrit à l’évêque, qui nous a répondu que, si nous parvenions à construire une chapelle et à assurer l’entretien d’un prêtre, il nous en enverrait un à Custer. Alors nous nous sommes mis à courir le pays pour chercher tous les catholiques qui s’y trouvent et leur demander des souscriptions. Voilà déjà quinze jours que nous sommes en route. Vous êtes ici bien loin de Custer, mais cependant j’espère que vous nous aiderez ! Si nous ne venons pas à bout de réunir la somme nécessaire, nous sommes décidés à quitter le pays ! Et il me tendit la liste de souscription. Lui et Walsh s’étaient inscrits en tête pour 100 dollars chacun, qu’ils s’engageaient à payer chaque année ! Après m’être inscrit à mon tour, j’ai gardé ces deux braves gens à dîner. Justement, on venait d’inaugurer la maison d’habitation et l’on devait pendre la crémaillère quelques jours plus tard. Raymond A... m’avait annoncé que, pour célébrer cet événement, il comptait organiser un bal ! Je priai mes convives de nous amener leurs filles. Et, au jour dit, nous vîmes arriver une cavalcade composée du père Walsh et de ses quatre filles. En les voyant sauter en bas de leurs chevaux, bêtes et gens ruisselants de sueur, je me disais qu’il fallait avoir bien envie de danser pour accepter notre invitation. Il était à peu près huit heures quand mesdemoiselles Walsh ont fait leur apparition : elles venaient de faire une quarantaine de kilomètres : elles ont dansé toute la nuit ; et, le lendemain, à sept heures du matin, elles sellaient elles-mêmes leurs chevaux et repartaient pour retourner chez elles. La pendaison de crémaillère de Fleur de Lis a, du reste, de l’avis général, été le grand succès de la saison. Le beau sexe était brillamment représenté. Il y avait quatorze danseuses. D’abord, la belle Laura, la servante de l’auberge de Buffalo-Gap : elle était venue accompagnée de son oncle Thompson, l’éditeur en chef du Buffalo-Gap News, qui publia le lendemain un premier-Buffalo de trois colonnes uniquement consacré à la fête. Cette littérature fut même l’origine d’une brouille grave entre lui et Raymond. Quelques semaines plus tard, après mon départ, Thompson vint lui réclamer 40 dollars pour prix de cet article, que personne ne lui avait demandé. Raymond refusa naturellement de payer. Mais il eut tort : car il venait justement de changer son épicier. Or l’ancien était précisément juge ; Thompson le cita à comparaître devant cet honorable magistrat, qui se fit un véritable plaisir de se venger d’une pratique récalcitrante, en le condamnant à payer les frais et le principal. Outre la belle Laura, il y avait d’abord les quatre filles de notre ami Walsh, puis cinq ou six femmes de fermiers et une ou deux cow-girls venues des ranchs du voisinage. En fait de danseurs, il y avait vingt ou vingt-cinq cow-boys dont Raymond avait, pour plus de sûreté, consigné les revolvers au vestiaire. L’orchestre était également composé de trois cow-boys, dont l’un jouait même remarquablement bien du violon ; un autre avait une flûte, et le troisième, un instrument dont je ne sais pas le nom, mais dont il tirait des sons bien extraordinaires. J’ai vu quelquefois dans des colonies françaises des fêtes dont le personnel était composé d’éléments analogues. On y donnait du vin et de la bière à discrétion : il y avait bien quelquefois, très rarement, à la fin de la soirée, un ou deux des invités qui n’étaient plus très solides sur leurs jambes, mais jamais on ne se battait ; ici, le premier mot des ranchmen qui arrivent, c’est : « Surtout ne donnez pas une goutte de bière ou de whiskey, ou, sans cela, il y aura mort d’hommes » ; et tous les revolvers sont mis sous clef. Il est certain que chez ces gens-ci il y a une brutalité innée dont nous ne trouvons pas de trace chez nous. Mais, sous d’autres rapports, il faut convenir que la comparaison n’est pas à notre avantage. Que serait chez nous le personnel féminin d’une fête du genre de celle dont je viens de parler ? Et de quelle nature seraient les danses qu’on y danserait ? Je réponds à cette double question par une ligne de points. Ici, ces filles d’auberge et même ces cow-girls ont, je le crois, quelque extraordinaire que cela puisse paraître, une conduite habituellement régulière. En tout cas, leur tenue est irréprochable. Quant à leur chorégraphie, je suis tombé de mon haut en voyant en quoi elle consiste ! Tout ce monde s’est mis à danser une sorte de menuet très compliqué, et comportant une foule de saluts des plus cérémonieux dont cow-girls et cow-boys s’acquittaient avec un air de conviction admirable. L’un des exécutants, un bull whacker, transformé pour la circonstance en maître de cérémonies, en réglait toutes les figures, les annonçant à haute voix comme le font chez nous les ménétriers de village. Ce sont bien probablement les trappeurs canadiens qui ont introduit ces usages dans ce pays-ci. En tout cas, je ne m’attendais guère à retrouver dans la Grande Prairie du Dakota le menuet oublié chez nous. Au fond, cependant, cela est moins étonnant que cela n’en a l’air. Ce qui constitue un divertissement pour l’homme, c’est bien moins de faire une chose amusante en soi que de faire, une fois par hasard, une chose toute différente de celles qu’il fait habituellement. Quand un régiment passe dans la rue de Rivoli, tous les enfants qui sont dans les Tuileries quittent leur bonne pour courir après la musique, et, si on les laissait faire, tous les soldats, sapeurs en tête, quitteraient la musique pour aller tenir compagnie aux bonnes ! Plus une société est frivole, et plus ses divertissements sont sérieux. Réciproquement, plus elle est travailleuse, et plus ils doivent être grossiers. Les seigneurs de la cour de Louis XIV, pour lesquels les questions d’étiquette étaient les grosses affaires de la vie, prenaient un plaisir extrême à entendre cinq actes de Racine. De nos jours, un ingénieur qui a fait du calcul intégral pendant toute la matinée se repose en allant entendre la chanson du Bi du bout du banc. Je me suis laissé dire que l’illustre Chicard, auquel nous devons, paraît-il, le cancan moderne, était maître des cérémonies dans l’administration des Pompes funèbres : quand il avait passé sa journée à marcher en tête de deux ou trois convois avec l’air digne et navré que lui imposaient ses fonctions, il ne pouvait remettre ses nerfs en équilibre qu’à la condition de consacrer sa nuit à l’exécution de cavaliers seuls dont les municipaux parvenaient à grand’peine à contenir la folle exubérance dans de justes limites ; inversement, un cow-boy qui passe sa vie le revolver à la main et qui ne salue jamais personne trouve extraordinairement amusant d’être poli une fois par hasard. Cette année, nous n’avons pas eu de bal. Il ne faut pas abuser des meilleures choses ! Nous n’avons cependant pas été complètement privés de relations mondaines. Un instant, nous avons espéré la visite des officiers du fort Meade. Ils n’ont pas pu venir, et nous l’avons vivement regretté, car les officiers de l’armée régulière sont, en général, parfaitement bien élevés. Il est même très curieux de voir combien, pour le recrutement de leurs officiers, les Américains ont conservé les traditions aristocratiques des armées de l’ancien régime. Dans une de ses lettres au Congrès, Washington disait : « Je veux avant tout que mes officiers soient des gentlemen. » Encore maintenant, on cherche à arriver à ce résultat. Ce n’est pas par le concours qu’on entre à West-Point, le Saint-Cyr américain. Dans chaque promotion, il doit y avoir un élève de chaque État, qui ne peut être admis que s’il justifie de la recommandation des deux sénateurs dudit État. Il passe alors un examen d’aptitude. S’il est reconnu insuffisant, il est renvoyé, et les sénateurs en présentent un autre. Pour la marine, je ne crois pas qu’on observe les mêmes règles, ce qui n’empêche pas du reste les officiers d’être également fort bien. Cependant les relations qu’ont avec eux leurs camarades des marines européennes ne sont généralement pas très cordiales. J’ai toujours cru qu’une des principales raisons de cette froideur est une particularité de leur organisation. Chez nous, quand un navire entre en armement, les officiers sont désignés par le ministre et l’équipage est fourni par les réserves de matelots qu’on entretient dans les ports. Il n’en est pas de même en Amérique, où les hommes et même, je crois, la maistrance ne sont engagés que pour une campagne. Il en résulte que ce sont les officiers qui sont chargés de former leur équipage. Ils n’entrent même en solde que lorsqu’un commissaire aux revues a constaté que l’équipage était au complet. Or, malgré les tarifs élevés de la solde, ce recrutement est assez difficile en Amérique, car la population maritime de ce pays, qui n’a jamais été très nombreuse, diminue tous les jours. Les officiers prennent donc à peu près tout ce qu’ils trouvent, sans trop s’inquiéter de la moralité ni des aptitudes des hommes qu’ils engagent. Aussi, à leur première relâche, s’empressent-ils de chercher à se débarrasser de tous ceux dont ils ne sont pas contents, pour les remplacer par des matelots étrangers. Du reste, les places ne manquent pas, car une bonne partie de leurs hommes désertent à la première occasion, et ce sont presque toujours des déserteurs des marines étrangères qui embarquent en leur lieu et place. Les officiers américains arrivent, de la sorte, à se procurer des équipages superbes aux dépens de leurs voisins, qui, naturellement, ne sont pas très satisfaits de se voir enlever leurs meilleurs hommes. Cette manière de faire semble même si naturelle aux gens de ce pays, qu’il y a quelques années, un membre du Congrès ayant proposé de créer aux États-Unis une école de canonniers, il lui fut répondu que cette dépense serait bien inutile tant que les Écoles françaises et anglaises fourniraient tous les hommes dont la marine américaine pourrait avoir besoin. Je ne garantis pas la vérité de cette anecdote, bien que je la tienne d’une source que je crois autorisée ; mais elle n’a rien d’improbable. L’armée se recrute par des procédés analogues. Des compagnies entières sont formées de déserteurs allemands ou même français. Les soldes des simples soldats sont de 100 à 150 francs par mois ; aussi, bien que la discipline soit très sévère, il s’en présente autant qu’on en veut, ce qui n’a, du reste, rien de bien extraordinaire, l’effectif de l’armée n’étant que de vingt-trois mille hommes environ. Ce mode de recrutement fournit de très belles troupes et des hommes superbes. Seulement ils désertent avec une facilité désolante. L’année dernière, je revenais un jour de Deadwood à Rapid-City ; j’étais accompagné de Raymond A... et de deux ou trois autres personnes. Nous devions passer par le fort Meade pour y faire une visite au colonel commandant la garnison, pour lequel j’avais une lettre de recommandation du général Sherman, qui était alors le commandant en chef de l’armée. Nous n’étions plus qu’à sept ou huit milles du fort, lorsqu’au sortir d’un ravin, nous nous trouvâmes tout à coup en présence d’un piquet de cavalerie qui observait la campagne, embusqué dans un petit taillis. Les hommes avaient vraiment très bon air avec leurs grandes bottes à l’écuyère bien cirées, leurs gants à la Crispin et leurs buffleteries admirablement astiquées. On était tout surpris de rencontrer des soldats si bien tenus au beau milieu des montagnes Rocheuses. Quand il eut reconnu à qui il avait affaire, l’officier qui les commandait m’avoua qu’il était à la recherche d’une bande de soixante-cinq déserteurs qui avaient quitté le fort la nuit précédente, avec armes et bagages. Le cas était grave, car l’effectif de la garnison n’atteint pas cinq cents hommes. Nous prîmes congé de lui, en lui souhaitant de réussir dans ses recherches, mais nous crûmes devoir renoncer à notre visite, pensant qu’après une pareille aventure le colonel devait être d’une humeur massacrante. Je ne sais pas quelles suites a eues l’affaire, mais je serais bien surpris qu’un seul des déserteurs eût été repris. Dans tous les pays du monde, le propre des démocraties est une haine instinctive des armées régulières. Les habitants du Far-West sont très loin de faire exception à cette règle. Le gouvernement leur donne des soldats pour les protéger contre les Indiens ; et les cow-boys comme les mineurs détestent ces soldats, et ne sont jamais si heureux que lorsqu’ils peuvent en faire déserter quelques-uns. Aussi, pour employer l’expression consacrée en France, les relations entre la troupe et l’habitant sont exécrables. On entend constamment parler de bagarres survenues entre eux : bagarres qui dégénèrent quelquefois en véritables batailles. Il y en a eu une notamment l’année dernière, dont j’ai lu le récit dans les journaux, récit que je veux consigner ici, parce qu’il me semble curieux. Un prospecteur avait découvert une mine d’or dans un vallon désert nommé Bloody-Gulch, à vingt ou vingt-cinq milles d’un fort. Notez bien que je ne dis pas que ce fort fût le fort Meade. Il s’empressa naturellement de vendre sa trouvaille à une compagnie qui se mit aussitôt à l’exploiter. Les travaux furent poussés activement. Au bout de quelques semaines, il s’était formé à Bloody-Gulch ce qu’on appelle un mining-camp, c’est-à-dire une agglomération de baraques en bois et de tentes, où logeaient les cent ou cent cinquante mineurs qu’employait la compagnie. Un médecin y était venu chercher fortune. Il y avait aussi, naturellement, un bar que tenait une femme. Elle y vendait aux plus justes prix les différentes boissons chères aux Américains. On raconte qu’elle y vendait encore bien autre chose. Un beau jour que le camp était désert, car c’était l’heure du travail, et tous les hommes étaient dans la mine, un soldat du fort qui flânait dans les environs entra dans le bar. Que venait-il y chercher ? C’est ce que l’histoire ne dit pas. Toujours est-il qu’une discussion ne tarda pas à s’élever entre lui et la dame du comptoir discussion au cours de laquelle ce militaire peu galant se mit tout à coup à donner une épouvantable volée de coups de bâton à la dame en question. Celle-ci commença par pousser quelques hurlements pour appeler au secours ; mais, voyant que personne ne venait, elle prit le parti de s’évanouir. Cependant ses cris avaient été entendus par le médecin, qui probablement cueillait des simples dans la montagne. Il vint voir ce dont il s’agissait et crut devoir adresser quelques observations au soldat : mais celui-ci, qui paraît décidément avoir été doué d’un bien mauvais caractère, lui envoya deux balles de revolver à travers le corps ; puis il enfourcha son cheval, qu’il avait laissé à la porte, et reprit tranquillement le chemin du fort. Quelques instants après ces événements, les mineurs sortaient de la mine. Leur première visite fut naturellement pour le bar. Ils y trouvèrent le médecin fort mal en point. Il put cependant leur raconter ce qui s’était passé. Quant à la femme, elle allait déjà un peu mieux. Une douzaine d’hommes bien armés montèrent aussitôt à cheval et partirent à la poursuite du soldat, qu’ils ramenèrent au bout de quelques heures, solidement ficelé sur sa selle. On l’enferma dans un magasin, puis, tout en buvant, on discuta sur ce qu’il y avait lieu de faire de lui. Quelques-uns étaient d’avis de le remettre au shérif. Mais on objecta que cette manière de procéder était bien longue et ne donnerait probablement pas des résultats satisfaisants. Il parut plus simple de nommer immédiatement un comité de vigilance dont les membres allèrent chercher le soldat et le pendirent, sans autre forme de procès, à la maîtresse branche d’un gros pin qui poussait devant la porte d’une petite chapelle catholique que les mineurs, Irlandais pour la plupart, avaient construite près de la mine. Une fois l’opération terminée à la satisfaction générale, on retourna dans le bar pour y célébrer cet heureux événement par de nouvelles libations. Puis, les têtes s’échauffant, plusieurs orateurs prirent la parole. L’un deux, après avoir félicité le comité de la mesure énergique qu’il venait de prendre, fit remarquer que les citoyens de Bloody-Gulch espéraient bien qu’on n’en resterait pas là. Il y avait dans le camp deux ou trois brebis galeuses ; il était impossible de se le dissimuler. Pourquoi ne pas profiter des bonnes dispositions dans lesquelles on se trouvait, pour les envoyer rejoindre le soldat ? Cette motion fut accueillie tout d’abord avec faveur. Néanmoins un ou deux des assistants crurent devoir soulever quelques objections. Assurément les individus en question n’étaient pas à leur place dans une réunion d’hommes aussi distingués. Cependant, s’ils étaient véhémentement soupçonnés de divers méfaits, on n’avait pas contre eux de preuves absolument certaines : c’étaient donc plutôt des suspects que des criminels ; il serait peut-être un peu vif de les pendre tout de suite. Ces paroles sages et modérées firent une grande impression. Justement l’un des individus dont il s’agissait passait devant la porte du bar. On l’appela et on lui signifia qu’il lui était donné un quart d’heure pour sortir du camp, et que, s’il y reparaissait jamais, il serait pendu sans rémission. Il accueillit cette communication avec beaucoup de philosophie, tout en regrettant que l’état de ses finances lui rendît pour le moment très pénible un déplacement. Les assistants étaient de bonne humeur. On ouvrit aussitôt une souscription. Elle produisit 25 dollars, qui lui furent remis à titre d’indemnité de route. Ceci aplanit si bien les difficultés, que le personnage en question, montant sur un tonneau, commença un speech que les journaux ont reproduit religieusement. Il ne se dissimulait pas que sa conduite avait parfois été un peu répréhensible. Aussi, sentant le tort que sa présence occasionnait à la bonne renommée du camp, il avait depuis longtemps formé le dessein d’aller chercher fortune ailleurs. L’honorable assistance venait de lui en fournir les moyens. Il ne pouvait que lui en être très reconnaissant, et, pour bien témoigner qu’il ne conserverait aucun mauvais vouloir envers les gentlemen qui en faisaient partie, il leur offrait à tous une tournée ! Ce petit discours fut généralement trouvé de très bon goût. On, en apprécia surtout très fort la péroraison. On but donc à la santé et aux frais de l’orateur. Puis, comme une politesse en vaut une autre, plusieurs des personnes présentes offrirent à leur tour des drinks variés. Chacun en avait déjà avalé cinq ou six, quand l’un des assistants, qui avait une montre, fit remarquer qu’il ne restait plus que deux minutes avant l’heure de l’expulsion. Tout le monde sortit donc bras dessus bras dessous, pour reconduire le voyageur jusqu’aux limites du camp. Là on lui souhaita toute espèce de prospérités ; on lui souhaita surtout de ne pas revenir, et puis chacun regagna son lit. Quelques jours se passèrent : à peine deux ou trois querelles avaient-elles amené des coups de revolver sans importance et qui n’avaient pas troublé sérieusement la sérénité des habitants de Bloody-Gulch ; chaque soir, cette tranquillité admirable servait de thème aux conversations des buveurs réunis dans le bar. Le pendu se balançait toujours aux souffles de la brise printanière, n’effrayant même plus les écureuils qui venaient grignoter des pommes de pin jusque sur ses épaules. La victime était elle-même presque remise de ses émotions. Quant aux coups qu’elle avait reçus, il n’en restait pour ainsi dire plus de traces, les taches noires qui déshonoraient ses contours satinés ayant successivement passé du noir au bleu foncé, du bleu foncé au jaune strié de rouge, et du jaune strié de rouge au vert pâle, qui est, comme chacun sait, le ton final de ces affections polychromes. Il semblait donc que tout fût terminé, et les membres du comité de vigilance de Bloody-Gulch savouraient paisiblement les joies d’une popularité qui se manifestait à eux par des offres de bosom-caressers, de gumticklers et d’autres boissons variées et si nombreuses, que chaque soir il fallait les porter dans leur lit, lorsqu’un beau jour cette félicité générale fut troublée par un événement imprévu. La cloche de la mine venait d’annoncer la cessation du travail. Les hommes, remontant du puits, se disposaient à rentrer chez eux : quelques-uns étaient déjà sortis, lorsque tout à coup on entendit une fusillade épouvantable. Deux ou trois ouvriers tombèrent, les autres commencèrent par se barricader à l’intérieur de l’usine, puis on chercha à se rendre compte de la situation. Elle n’était pas brillante. Une trentaine de soldats s’étaient échappés du fort après avoir juré de venger leur camarade. Arrivés sans être signalés, ils s’étaient embusqués dans le bar et, sans crier : Gare ! avaient tiré sur les premiers ouvriers qu’ils avaient vus. Heureusement, ceux qui restaient dans l’usine avaient des revolvers. Ils purent même se procurer quelques fusils. Pendant une demi-heure, on se fusilla à cent pas de distance sans se faire grand mal, les deux partis restant soigneusement à l’abri. On commençait à se demander comment cela finirait, quand l’ingénieur de la mine accourut effaré : il fit signe qu’il voulait parler. Le feu cessa aussitôt. Des délégués vinrent même s’aboucher avec lui : « Messieurs, leur dit cet habile homme, il y a déjà deux ou trois mineurs de tués et autant de blessés. Du côté des soldats les pertes sont à peu près égales. Comme représentant de la Compagnie, je suis obligé de constater que vous avez déjà cassé toutes les vitres de l’usine, et, si cela continue, vous allez mettre son matériel dans le plus piteux état. Ne pourrait-on pas s’entendre ? L’exercice que vous venez de prendre a dû vous altérer ! Allons tous au bar ! J’offre à boire à tout le monde ! C’est la Compagnie qui régale ! » C’était parler d’or. Au bout d’une demi-heure, mineurs et soldats étaient, pour la plupart, fraternellement étendus par terre, tous plus ou moins ivres-morts. L’accord se fit assez facilement ; ceux qui pouvaient encore se tenir debout allèrent décrocher le pendu : on l’enterra, on coupa sa corde en petits morceaux, et chacun en prit un. Les Américains ont grande confiance dans ce genre de fétiche. L’année dernière, lors de mon passage à Chicago, je voulus acheter une tente. On m’indiqua un grand store, dont le directeur, — un gentleman très distingué, — voulut me faire lui-même les honneurs. Il me raconta que c’était lui qui fournissait de cordes les shérifs de la ville, et me montra une glène qui était toute prête pour l’exécution des anarchistes. Il ajouta qu’il était convenu avec les shérifs qu’on lui rendrait les cordes quand elles auraient servi, et, désireux de faire participer sa clientèle aux bénéfices d’une occasion aussi exceptionnelle, il avait décidé que toute personne qui ferait dans sa boutique une acquisition d’une valeur supérieure à cinq dollars en recevrait un morceau par-dessus le marché. Si nous n’avons pas eu la visite des officiers du fort Meade, nous avons, en revanche, eu celle des autorités civiles du comté, qui ont bien voulu honorer Fleur de Lis de leur présence pendant deux jours, la semaine dernière. Je crois que c’est feu M. Menier, l’inventeur du seul chocolat qui blanchisse en vieillissant, qui a écrit ou fait écrire un gros livre pour réclamer l’établissement, chez nous, d’un impôt unique basé sur le capital. Ce système fonctionne dans ce pays-ci. J’avoue ne pas l’admirer outre mesure. En fait de liberté, les Américains se contentent volontiers du mot ; ils ne tiennent pas absolument à la chose. Il faut avoir cet heureux tempérament pour se soumettre de bonne grâce à l’inquisition que comporte ce système d’impôt. On voit arriver chez soi un beau matin un monsieur qui vous annonce qu’il est l’assesseur. Il entre dans votre maison, l’estime à sa guise, ainsi que le mobilier, regarde si votre montre est en or ou en nickel, — je n’invente rien : le dernier qui est venu ici a fait cela, — il tâte vos matelas pour savoir s’ils sont en crin ou en varech, compte vos chevaux et vos bœufs, et puis consigne le tout dans un gros livre qui contient déjà le résultat de sa visite chez vos voisins ; le gros livre est du reste à la disposition du public, et si quelqu’un découvre que ledit voisin a dissimulé un cheval, un bœuf, ou même une modeste pendule, il se fait un véritable plaisir de le dénoncer. Ce travail a pour but d’arriver à une estimation aussi exacte que possible du capital existant dans le comté, meubles ou immeubles. Une fois ce résultat obtenu, on établit le budget des dépenses : routes (pour mémoire), écoles et construction de prison ou de palais de justice (court houses). La comparaison des deux totaux donne tout de suite, au moyen d’une simple division, la proportion dans laquelle il faut que chacun contribue aux dépenses. Ce tantième est naturellement assez variable. Chez nos voisins du comté de Lawrence, où la majorité se compose de simples mineurs ne possédant rien et, par conséquent, échappant aux taxes tout en décidant des dépenses, on paye, je crois, 12 ou 15 pour 100 par an ; sur son capital, bien entendu. De plus, le comté, qui a huit mille habitants, a environ un million de dollars de dettes, sans qu’il soit possible de savoir à quoi a pu être dépensé cet argent, car il n’existe dans tout le comté qu’une seule route, et cette route a été construite par une compagnie qui fait payer un demi-dollar à toutes les voitures qui s’en servent. Dans les comtés où la population se compose principalement d’agriculteurs ou de ranchmen, on s’en tire à meilleur compte, et l’impôt à payer ne dépasse guère 3 ou 4 pour 100 du capital. Les ranchmen arrivent même généralement à payer beaucoup moins. D’abord, l’assesseur ne peut guère compter le nombre d’animaux existant sur les ranchs. Il est donc obligé de s’en rapporter aux déclarations toujours inexactes, est-il besoin de le dire ? des intéressés. Ceux-ci ont d’ailleurs toujours la ressource de faire sortir tout ou partie du troupeau en dehors des limites du comté au moment de l’assessment. C’est ainsi que, l’année dernière, un de nos voisins qui avait bien, à ce moment-là, vingt ou vingt-cinq mille bœufs, est venu à Custer et a affirmé, sous serment, devant le conseil, que sa compagnie ne possédait dans le comté que trois vaches laitières et le cheval sur lequel il était monté ; ce qui était, du reste, absolument vrai, car quarante-huit heures auparavant il avait fait passer la Chayenne à tous ses bœufs, qui vagabondaient dans la réserve indienne, où ses cow-boys allèrent les rechercher cinq ou six jours après. Dans la pratique, on finit toujours par arriver à s’entendre après d’interminables discussions et de très abondantes libations ; on aboutit à une sorte de cote mal taillée d’après laquelle, les amis du gouvernement payant très peu, le vide des caisses est comblé par ses ennemis, qui se consolent en pensant que leur tour viendra un jour ou l’autre. Seulement on comprend aisément combien il est intéressant d’être dans de bons termes avec le parti au pouvoir. C’est pourquoi nous avons couvert de fleurs, je parle au figuré, bien entendu, le trésorier du comté et l’un de ses amis qui ont bien voulu nous honorer de leur visite. En attendant le dîner, que j’ai recommandé à François de soigner tout particulièrement, je leur ai fait faire naturellement le tour du propriétaire. Ces messieurs se sont montrés très satisfaits de tout ce qu’ils ont vu. Ils ont admiré surtout le potager. Dans ce pays-ci, il y a très peu de fermes qui aient un jardin : en fait de légumes frais, on ne récolte jamais que des pommes de terre, et la grande majorité des habitants sont persuadés que les petits pois sont, comme les sardines, tous deux originaires de boîtes en fer-blanc. L’ami du trésorier était vivement intrigué par le cresson, qu’il voyait pour la première fois. C’est nous qui l’avons introduit dans ce pays-ci, où il était absolument inconnu. Il en pousse maintenant tout du long du French creek. Nous aurons passé en faisant le bien ! Transiit benefaciendo ! Pendant que j’ai expliqué le cresson à l’ami du trésorier, le trésorier lui-même est resté en arrêt devant une planche de carottes. Ce végétal ne lui est pas inconnu, me dit-il ; il se rappelle en avoir mangé il y a six ou sept ans et en a conservé un souvenir délectable. Croyant reconnaître dans ce naïf aveu une insinuation cachée, je me suis empressé de faire signe à François, que j’apercevais dans la pénombre de la cuisine en toque et veste blanche, mais toujours chaussé de ses immenses bottes à l’écuyère, et lui ai enjoint d’ajouter au menu un plat de carottes à la Vichy. Je dois avouer, du reste, que l’effet a été complètement manqué. Consciencieusement et sans mot dire, ainsi qu’il convient à des Américains, nos hôtes ont mangé de tout ce qu’on leur a servi, mais sans donner le moindre signe d’approbation ou de désapprobation. — Permettez-moi de vous offrir encore un peu de carottes, ai-je dit au trésorier quand il eut terminé ; vous m’avez dit que vous les aimiez. — Des carottes ? Où y a-t-il des carottes ? a-t-il répondu. — Mais vous venez d’en manger ! — Cela, des carottes ? Ah ! mais je les ai toujours mangées crues ! Le malheureux ! mon âme a été inondée de ce sentiment que les poètes déclarent divin et qui s’appelle la pitié ! C’est par des bienfaits qu’il faut faire connaître son pays aux étrangers. L’Amérique nous a donné la liberté. C’est, du moins, ce qu’affirmaient une foule de braves gens avec lesquels j’ai voyagé l’année dernière, qui venaient à New-York pour l’inauguration de la « Liberté éclairant le monde » construite avec les dons de souscripteurs français. J’avoue que je ne suis pas du nombre. Mon excuse est que je ne savais pas que nous fussions redevables de la liberté aux Américains. Quelques semaines plus tard, en les voyant dans l’Iowa n’avoir même plus le droit de boire à leur soif, je me disais qu’ils nous en avaient peut-être trop donné, puisqu’il leur en restait si peu. Mais si je dois continuer à voyager en Amérique, combien je bénirai le jour où les Yankees, reconnaissants et devenus gras, élèveront, sur l’île d’Ouessant, une statue monumentale représentant un cuisinier faisant le geste de jeter à travers l’Océan, vers New-York, un exemplaire de la Cuisinière bourgeoise ! En ce temps-là, on trouvera peut-être quelque chose à manger dans les hôtels américains. Le Yankee est-il absolument rebelle à la cuisine, comme tant d’indices sembleraient le prouver ? Je ne le crois pas. Il y a quelques semaines, il est plus que probable que pas un des boys du ranch n’avait, de sa vie, mangé autre chose que l’horrible lard rance du pays ou quelque autre abomination du même genre. J’étais extrêmement curieux de savoir quel accueil feraient ces natures agrestes à la cuisine de François. Ils n’étaient pas bien disposés, cela était évident. Tout dépendait du début. Quand Bossuet s’écriait : « Madame se meurt ! Madame est morte ! » tous les cœurs vibraient à l’unisson. Il n’avait en réalité pas besoin d’exorde. Tout son auditoire était déjà ému et remué. D’une seule envolée il pouvait l’enlever jusqu’aux sommets où il planait lui-même. Eût-il agi de même s’il avait eu affaire à un auditoire hostile ou simplement indécis, à un auditoire qu’il lui aurait fallu instruire ? Assurément non. Il aurait été insinuant. Eh bien, François a été insinuant. Il n’a pas enlevé son public de vive force : il l’a conquis. J’ai observé sans rien dire sa manière de procéder : sa diplomatie a été admirable. Le premier jour, il s’est contenté d’observer les agissements du cuisinier du ranch, un Italien importé de France, qui, s’appelant François également, a reçu le numéro deux. Dès le lendemain, les boys étonnés constataient que leurs chers cakes, tout en ayant conservé à peu près leur apparence ordinaire, avaient pris une saveur toute particulière : ils étaient devenus des crêpes. Leurs beefsteaks, au lieu d’être déshonorés, comme c’est la mode dans ce pays, par le contact immédiat de la plaque du fourneau, passaient par le gril avant de venir s’étaler voluptueusement sur un lit de cresson. La première soupe causa une très vive impression. Aux États-Unis, on n’en connaît guère que deux. La première, qu’on donne dans tous les hôtels, est de l’eau de vaisselle dans laquelle flottent des débris de tomates. Elle a cet avantage qu’étant horrible d’apparence, il n’y a que des touristes consciencieux comme moi qui osent y goûter une fois pour se rendre compte de leurs sensations : mais ils ne recommencent jamais, de sorte que la même peut servir indéfiniment. La seconde est plus dangereuse, parce qu’elle a une apparence candide qui trompe. En voici la recette : Vous mettez sur le feu une casserole pleine de lait. Quand le lait bout, vous videz dedans le contenu d’une boîte d’huîtres conservées et vous servez chaud ! Le patient croit à une simple soupe au lait ; il prend pour une pâte quelconque les formes indécises qu’il voit flotter dans la masse liquide : inconsciemment, il en déverse le contenu d’une cuiller dans sa bouche. Alors commence son supplice. Immédiatement une odeur de marécage d’une intensité inouïe remplit tout son être éperdu, il fait un mouvement de déglutition désespéré, puis, s’il est dans une maison particulière, — c’est habituellement dans les maisons particulières qu’on vous tend ces traquenards, — il cherche un domestique pour faire enlever subrepticement son assiette : mais en Amérique, il n’y a jamais de domestique ! et il lui faut répondre aux mots aimables de la maîtresse de maison qui lui demande invariablement ce qu’il pense de son oyster soup ! Notre plat national ! ajoute-t-elle toujours avec une complaisance marquée. La soupe a été acceptée avec une faveur qui, douteuse au commencement, n’a pas tardé à s’affirmer. À partir de ce moment, François, sûr de son triomphe, n’a plus ménagé ses effets. Le chou et la tomate, embellis par son art, ont révélé les saveurs que développent en eux des farces savamment combinées. Nos cow-boys ont connu les douceurs du civet de lièvre ; des salmis onctueux leur ont fait apprécier la poule de Prairie sous un jour tout nouveau. Une fois même, François les a initiés aux jouissances que réserve aux initiés la dégustation de la fondue au fromage, cette admirable et savante composition dont nous devons, paraît-il, la recette aux pieux Bénédictins de Belley ! C’est, si je ne me trompe, M. de Brillat-Savarin qui nous l’a conservée, lors de la dispersion de ces braves moines : et c’est, je dois le reconnaître, le triomphe de François. À bord du paquebot qui nous a amenés, le ministre d’Amérique en Hollande, un homme d’esprit doublé d’un gourmet, deux qualités bien rares par le temps qui court, se lamentait devant moi, disant qu’il ne pouvait plus trouver de cuisinier capable de rédiger une fondue au fromage. Je réclamai en faveur de François, qui, le soir même, grâce à l’autorisation de mon camarade K..., le capitaine du bateau, nous en préparait une qui a eu un succès fou. En même temps que leur goût se raffinait, leur esprit s’ouvrait aux conceptions de la science gastronomique. Avant-hier, je revenais d’une longue course à cheval, accompagné de l’un d’eux, Georges Salisbury. Nous cheminions l’un à côté de l’autre, comme les gendarmes de Nadaud, mais plus vite, car nos chevaux ne quittaient guère le galop, allure inconnue à ceux de la maréchaussée, lorsque tout à coup j’entendis un vague son. — Say ! mister baron ! disait Salisbury, qui paraissait sortir d’une longue rêverie : Say ! What a dandy cook that boy of yours is ! (Quel homme que ce cuisinier que vous avez amené !) Sentant qu’une partie de la gloire de François rejaillissait sur moi, je crus devoir m’incliner. — Mais, continua Salisbury, il nous a donné hier une soupe sucrée. Il l’avait faite avec un potiron (pumpkin), et puis il y avait des petits morceaux de pain grillé qui nageaient dedans. Je n’ai jamais rien mangé de si bon ! Mais, dites-moi, mister baron, je croyais qu’une soupe ne devait jamais être sucrée ? Partant de l’ignorance absolue, Georges Salisbury en était arrivé en huit jours à ce point de culture gastronomique, qu’il ne s’inquiétait plus seulement du goût d’un plat : il tenait à être renseigné sur les conditions dans lesquelles il devait être servi. Quel triomphe pour François ! Je me souviens d’un grand tableau que j’ai vu quelque part : je crois que c’est dans une préfecture de province. Au centre, on voyait une grande femme vêtue d’une draperie rouge. Elle tenait d’une main une balance ; de l’autre, un rouleau de papier ; à côté d’elle, deux autres femmes étaient debout sur les marches du trône où elle était assise : l’une armée d’un grand sabre, l’autre distribuant des fruits, des légumes et beaucoup d’autres bonnes choses à une foule de gens tout nus qui accouraient de tous les points de l’horizon. Pour moi, les tableaux allégoriques sont comme les ballets ; je ne peux jamais les comprendre que lorsque l’on me les explique. Je pris donc des informations. Il paraît que celui-là représentait la Barbarie venant demander des lois à la Civilisation afin de connaître le bonheur ! N’est-ce pas absolument l’histoire de Georges Salisbury ? Tant qu’il a vécu dans l’ignorance des lois les plus élémentaires de la gastronomie, il n’a jamais mangé que du bacon et est resté maigre comme un coucou : le voilà prêt à s’incliner devant cette science qui s’est révélée à lui par la soupe au potiron ! Le malheur, c’est qu’il va peut-être engraisser : et il rendra les poneys poussifs. Du reste, Georges Salisbury n’est pas le seul des boys qui s’intéresse à l’œuvre de François. Rien de moins chasseur, de moins braconnier, pour employer un mot français qui ne peut pas avoir d’équivalent dans un pays où la chasse est libre, que le cow-boy. Il vit constamment au milieu du gibier sans s’en occuper. Et non seulement il ne prend aucun intérêt à l’observer, mais il ne l’apprécie même nullement comme nourriture. J’ai bien souvent entendu des cow-boys parlant des privations qu’ils avaient endurées dans telle ou telle expédition contre les Indiens, ou dans tel ou tel round-up, dire qu’à un certain moment ils n’avaient plus de lard et en étaient réduits à se nourrir de lièvres, d’antilopes ou de poules de Prairie. Depuis que François leur a révélé le civet de lièvre et la poule de Prairie en chartreuse, ils reviennent presque tous les jours avec des lièvres ou des poules de Prairie qu’ils tuent au posé, à coups de revolver, dans les creeks. Toutefois, si François apporte à l’Amérique les bienfaits de sa science, il y fait aussi de bien précieuses découvertes. Nous avons, tout près d’ici, un village de chiens de Prairie. Nous avons eu la curiosité, l’autre jour, d’aller leur faire une petite visite. Quand nous sommes arrivés, il y en avait une centaine qui, debout à l’entrée de leurs trous, prenaient le frais en échangeant leurs observations au moyen de ces petits aboiements brefs qui leur ont valu le nom sous lequel ils sont connus. Nous avons commencé par en tuer quatre ou cinq de loin, à coups de winchester. On ne peut guère les tuer autrement qu’à balle, car s’ils ne sont pas tués raide, ils trouvent toujours moyen de tomber dans leur trou. J’ai essayé de creuser un de ces trous. On m’avait dit que, dans tout village, il y en avait un qui était poussé verticalement jusqu’à l’eau, quelle que fut la profondeur qu’il fallût atteindre, et qu’il servait de puits à tous les habitants. Cela me semble bien extraordinaire. Et cependant je dois dire que tous les terriers que nous avons sondés s’enfoncent verticalement à quatre ou cinq mètres au moins. Toujours est-il que nous avons rapporté nos quatre chiens de Prairie. Les Américains ne les mangent jamais. François, après les avoir examinés, a déclaré que ces chiens étant en réalité des lapins, leur devoir strict était d’aimer à être mangés sautés, pour employer le style de la Cuisinière bourgeoise. Je ne sais pas si réellement ils ont aimé à être mangés comme cela, mais ce que je puis affirmer, c’est que le chien de Prairie sauté constitue une des meilleures choses qu’on puisse manger. Je ne veux pas terminer sans relater une petite scène dont j’ai été témoin hier au soir et qui m’a bien amusé. Je passais par hasard dans la salle où mangent les hommes. J’aperçus François qui, assis devant un gros volume étalé sur la table, discourait avec beaucoup d’animation. C’était un boy canadien qui servait tant bien que mal d’interprète. Tous les autres, qui paraissaient vivement intéressés, se serraient autour d’eux pour mieux voir de grandes chromolithographies dont le livre était abondamment garni. J’eus la curiosité de m’approcher pour savoir quel était l’ouvrage qui obtenait un aussi vif succès : me penchant à mon tour par-dessus l’épaule de François, je lus le titre du livre : LA CUISINE CLASSIQUE études raisonnées et démonstratives de l’école française par Urbain DUBOIS et Émile BERNARD Ces deux grands hommes existent-ils encore ? C’est ce que j’ignore. Mais s’ils ne sont pas encore endormis dans la paix du Seigneur, qu’ils sachent que leur œuvre a pénétré jusque dans le grand désert du Dakota ! 22 octobre. — J’ai eu, dans le temps, un serviteur qui, lorsqu’il entrait dans ma chambre le matin pour brosser mes habits, ne manquait pas de me toucher à l’épaule en me disant d’une voix discrète : « Monsieur le baron a encore une demi-heure à dormir ! » Entre le génie et la bêtise, il n’y a souvent que le saut d’une puce, a dit un profond penseur. Beaucoup penseront que ce serviteur était un simple Calino ; j’estime, au contraire, qu’il était un sage, qu’il avait fait une étude approfondie des sensations de l’être humain et que, ayant reconnu combien sont doux ces moments de demi-sommeil qui précèdent le réveil complet, il tenait à me ménager cette jouissance avant l’instant où il savait qu’il me faudrait me lever. Trop rares, beaucoup trop rares sont les jouissances de la jeunesse qu’on peut encore goûter dans l’âge mur ! Celle-là, heureusement, est du nombre. Aussi j’y tiens tout particulièrement. Ce n’est donc pas sans un mouvement de mauvaise humeur assez accentué que je me suis senti, ce malin, arraché de ce doux état par une sorte de cliquetis de castagnettes qui se faisait entendre au pied de mon lit. J’ai entr’ouvert un œil pour me rendre compte de ce qui me valait cette sérénade. François venait d’entrer dans ma chambre, courbé en deux dans une peau de bique, l’air tout grelottant et profondément malheureux. C’étaient ses dents qui, en s’entrechoquant, faisaient entendre ce tapage. — Ah çà ! qu’est-ce qui vous prend ? ai-je dit avec quelque impatience à ce fidèle serviteur. — Monsieur le baron ne voit donc pas le temps qu’il fait ! Je voulus m’asseoir sur mon lit pour me rendre compte de ce qui se passait, mais je ressentis une si vive impression de froid, que je m’empressai de m’enfoncer de nouveau sous mes couvertures. Pendant ce temps-là, François avait tiré le rideau de ma fenêtre. Le ciel était cuivré, le jour était blafard ; devant moi s’étendait la Prairie, couverte d’un manteau de neige d’une blancheur immaculée. François continua : — Ah ! monsieur le baron, quel pays ! Hier, à midi, j’ai regardé le thermomètre ; il y avait vingt-cinq degrés de chaleur. Ce matin, il y a vingt-deux degrés de froid ! La mare est gelée, les boys sont en train de la casser pour faire boire leurs chevaux. La glace a déjà un demi-pied d’épaisseur ! Le creek est gelé ! La viande est gelée ! Tout est gelé ! Après cette énumération lamentable, il resta un moment pensif, l’œil noyé dans l’espace ; mais cet œil ne tarda pas à s’illuminer : — Si, monsieur le baron le veut, dit-il, je lui soumettrai, ce soir, une glace à laquelle je pense depuis quelques jours. Cela m’est venu... — Vous me direz une autre fois comment cela vous est venu. En attendant, apportez-moi de l’eau chaude, car celle de mon pot à l’eau doit être gelée, et allez préparer le déjeuner : je sortirai de bonne heure. En ce moment, je suis tout seul à la maison. Raymond A... n’a pas perdu son temps à la foire de Rapid-City. Il a vendu deux étalons et il a racheté une bande d’une centaine de juments dont il avait envie depuis bien longtemps. L’histoire de cette bande est assez curieuse. Elle appartenait à un vieux bonhomme nommé Shirwood, qui habite à quatre ou cinq cents milles d’ici, dans le Sud, du côté de Denwer. Comme beaucoup d’autres Américains, il a la passion des trotteurs. Il s’est procuré, il y a une douzaine d’années, quelques très beaux étalons clays, l’une des meilleures races du pays, puis les a croisés avec des juments du Colorado ; et finalement, à force de sélections judicieuses, il était parvenu à constituer une bande des plus remarquables. Un beau jour il tomba malade. Sa femme prit peur et, sans le consulter, vendit tous les chevaux à crédit à un petit ranchman de ce pays-ci, qui les ramena dans les Black-Hills, mais qui se garda bien, naturellement, de jamais payer le premier sou de ce qu’il devait. Le pauvre Shirwood, dont la santé s’était un peu remise, est arrivé il y a quelques mois et est parvenu, avec l’aide du shérif, à rentrer en possession d’une partie de son troupeau. Seulement, il ne savait plus qu’en faire, et s’est décidé à le vendre à Raymond, qui est parti d’ici il y a cinq jours, avec Def. J... et deux ou trois cow-boys, pour aller en prendre livraison et le ramener ici. Je suis même assez inquiet de savoir comment ils vont se tirer d’affaire par un temps pareil. Dès que j’ai eu le temps de me lester d’un énorme cake et d’une tasse de thé, enveloppé, moi aussi, dans une peau de bique dont le collet remontait jusqu’aux oreilles, je sors de la maison. Tout, dans les environs, a une apparence sibérienne des plus caractérisées. Les canards poussent des cris lamentables autour de leur mare gelée. Les poules, l’œil inquiet, la plume hérissée, sont toutes groupées auprès de la porte de la cuisine, implorant François II, qui leur distribue parcimonieusement quelques poignées de maïs. Quelques jeunes coqs de l’année se grattent déjà la tête d’un air consterné. Il est bien probable que leur crête est déjà gelée et qu’elle va tomber. Cela arrive régulièrement tous les ans aux volailles de ce pays-ci. Un cow-boy rentre à ce moment, portant, pendu à sa selle, un mouton qu’il est allé chercher dans une ferme du voisinage. Il rapporte, en même temps, le courrier qu’il a pris hier à Buffalo-Gap. Il dit qu’à certains endroits il y a tant de neige dans le lit des creeks, qu’il a eu quelque peine à les traverser. Les deux herders sont déjà à cheval, se disposant à emporter des outils pour aller déferrer quelques chevaux de service qu’on a lâchés, parce qu’ils étaient blessés. Il n’y a pas de temps à perdre, car un cheval ne peut pas vivre sur le ranch, en temps de neige, ou du moins au moment du dégel, s’il est ferré, parce que les bottes qui se forment sous ses pieds l’empêchent de chercher sa nourriture, tandis que s’il est nu-pieds, ces bottes ne se forment jamais. — Say ! mister baron ! me dit Sam Bunker, l’un des herders, est-ce que ce n’est pas aujourd’hui que Raymond A... va arriver avec les nouveaux chevaux ? — Je le pense. — Ils vont passer dans le Bear’s Cañon ! Si le vent y a poussé la neige, ils n’en pourront jamais sortir ; on va perdre des chevaux. Ne croyez-vous pas qu’il faudrait aller tout de suite pour voir ce qu’il en est ? Si le passage est trop mauvais, j’irai au-devant d’eux pour les prévenir. Ils feraient un grand détour par Buffalo-Gap, pour entrer dans la vallée. Cela allongerait la route de vingt ou trente milles ; mais cela serait plus prudent. — C’est une bonne idée que vous avez là, Sam ! Voilà le temps qui se lève, il fait moins froid, j’ai envie d’aller avec vous ! — All right, baron ! Attendez : je vais vous seller un cheval. Quelques minutes après, nous galopons côte à côte, en descendant la vallée, dans la direction du Bear’s Cañon. Les Américains donnent ce nom, d’origine espagnole, à des sortes de crevasses, souvent d’une profondeur prodigieuse, qui se rencontrent de loin en loin dans la Prairie, ou du moins qui servent à la faire communiquer avec les massifs de montagnes qui ont surgi de son sein à différentes époques géologiques. C’est par elles que se fait le drainage des eaux de ces massifs. Ce qui leur donne un aspect très caractéristique, c’est que leurs bords sont généralement tellement à pic, qu’une fois qu’on y est entré, il est à peu près impossible d’en sortir autrement qu’en continuant jusqu’au bout ; à moins, bien entendu, de revenir sur ses pas. L’un de ces cañons, le Red Cañon, qui débouche à une quarantaine de milles d’ici, est une des curiosités du pays. Il a six ou sept lieues de long et une profondeur moyenne de deux à trois cents mètres. Le fond, assez large par endroits, est très marécageux. De distance en distance, on trouve de petits îlots de terre plus sèche, où l’herbe vient en abondance. Il arrive souvent, au moment des gelées, que des bœufs ou des chevaux égarés viennent sur ces îles pour y chercher leur nourriture. Si le dégel survient avant qu’ils en soient partis, ils ne peuvent plus s’en aller, tant les marais qui les entourent sont profonds, et on les voit d’en haut mourir de faim, petit à petit, sans qu’il soit possible de venir à leur secours. Le Bear’s Cañon, tout en étant fort heureusement d’humeur plus débonnaire, ce qui tient surtout à ce qu’il n’a que cinq ou six kilomètres de long, n’a rien à envier à son rival sous le rapport du pittoresque. On y entre en suivant un ruisseau desséché dont le lit est semé d’énormes galets et coupé à chaque instant de ressauts qui ont été autrefois des cascades, et qui reprennent leurs anciennes fonctions au moment de la fonte des neiges. On contourne la base d’énormes rochers calcaires de cent ou cent cinquante mètres de hauteur, dans les fissures desquels quelques gros sapins ont trouvé moyen de pousser, rétrécissant encore la mince bande de ciel qui reste visible d’en bas. Aujourd’hui, ce ciel est d’un bleu superbe, car le soleil brille de tout son éclat et la température est devenue très supportable. Le vent n’a pas dû souffler dans le sens du cañon ; aussi nous n’y trouvons presque pas de traces de neige. À certains endroits, la réverbération du soleil sur les parois des rochers développe même tant de chaleur, que ma peau de bique me pèse sur les épaules. Les lièvres et les lapins paraissent s’être parfaitement aperçus de la différence qu’il y a, au point de vue du confortable, entre cet endroit-ci et la plaine que nous venons de traverser, car nos chiens en font lever à chaque pas en fouillant les touffes d’églantiers et de pruniers qui bordent le creek quand son lit n’est pas trop resserré. Les bonnes prunes jaunes sont toutes tombées. C’est bien dommage, car François nous en faisait des tartes et des pies bien remarquables : il y en avait tant, qu’elles couvrent le sol à certains endroits. Le raisin a résisté. J’en cueille encore des grappes très bonnes. Ai-je dit qu’on en trouve dans tous les creeks ? Comment résiste-t-il aux températures de ce pays ? Voilà ce que je ne me charge pas d’expliquer. Les grains sont petits, mais ils ont très bon goût et les ours en sont très friands ; je suis persuadé que, si on cultivait graduellement ces vignes sauvages, on obtiendrait des raisins de table excellents. Les Américains, qui sont toujours pressés, ont introduit chez eux des chasselas de différentes espèces que la transplantation a modifiés d’une manière déplorable. Le grain est resté très gros, mais la pulpe est devenue adhérente au grain et le goût a complètement changé. Sam Bunker me quitte à la sortie du cañon pour se mettre à rechercher les chevaux qu’il veut déferrer. Quant à moi, je vais demander l’hospitalité à un fermier qui s’est établi depuis deux ans, tout près de là, sur les bords du French-Creek. C’est un travailleur et c’est à lui que nous achetons notre avoine. Il a un peu mieux réussi que ses confrères. Cela ne veut pas dire qu’il ait fait fortune, au moins jusqu’à présent. Il habite avec sa femme et sept enfants dans une affreuse baraque en planches dont les murs n’ont guère que cinq pieds de haut, de telle sorte qu’on ne peut se tenir debout que dans le milieu de l’unique pièce qui sert de cuisine et de chambre à coucher pour toute la famille ; je les trouve tous en train de grelotter autour d’un poêle qu’on bourre de débris de vieilles caisses. L’homme raconte que le froid les a si bien surpris qu’il n’a pas eu le temps de faire de provision de bois pour l’hiver. Il faut passer par Fleur de Lis pour aller en chercher dans la forêt. C’est une douzaine de kilomètres à faire pour aller et autant pour revenir, car on ne peut pas passer par Bear’s Cañon avec une voiture. Comment les FLEUR DE LIS RANCH. — TROUPEAU No 6 : TROTTEUSES MESSENGER. malheureux vont-ils faire ? Tous ces gens ont un air si misérable, que je me demande comment je pourrais les aider un peu. Je m’avise de leur demander de me vendre un dindon que je vois se promener dans la neige. Les enfants, nu-pieds et à peine couverts de mauvaises guenilles d’indienne, courent après lui et finissent par l’amarrer solidement par les pattes à l’arçon de ma selle. De temps en temps, je regarde par la fenêtre dans la direction par laquelle doivent venir nos gens. À la fin, je vois poindre deux cavaliers qui arrivent à fond de train malgré la neige, si épaisse par endroits qu’elle atteint presque le ventre de leurs chevaux. C’est J... et l’un des cow-boys que Raymond a envoyé en avant pour reconnaître l’état du cañon. Ils me racontent qu’ils sont en marche depuis trois jours. Les deux premières nuits, ils n’ont pas eu trop de difficultés ; mais la nuit dernière, dès que la neige s’est mise à tomber, toutes les juments sont devenues inquiètes et cherchaient à chaque instant à s’échapper pour retourner à leur ancien ranch. Il a fallu que tout le monde restât à cheval toute la nuit. Le petit J..., qui arrive de France il y a deux mois et qui est encore tout plein du feu sacré, est dans la joie. Il trouve que le métier de cow-boy est le plus beau de tous les métiers. Bientôt nous voyons arriver le troupeau. Les juments se montrent si rétives, qu’on les a maintenues aux grandes allures depuis trente ou trente-cinq kilomètres, sans les laisser souffler, de peur qu’elles n’aient le temps de se reconnaître. D... est en avant, servant de guide. Il me salue de la main et continue dans la direction du cañon. Tous les chevaux sont sur ses talons, trottant la tête haute, l’œil inquiet. Deux cow-boys galopent sur les flancs de la colonne, le grand chapeau écrasé sur la nuque, debout sur leurs larges étriers de bois, leurs pantalons et leurs jaquettes en cuir rouge se détachant sur la neige. Raymond ferme la marche. Bientôt l’avant-garde s’engage dans le cañon. Nous nous y engouffrons à sa suite. De loin nous voyons D..., dont le petit cheval gris bondit comme un chat au milieu des rochers. De temps en temps, quand on arrive à l’un des petits bassins formés par les eaux au bas des cascades, il hésite un instant avant de trouver la fissure qui permet de continuer la route. Quelquefois elle est si peu apparente, que les chevaux de tête refusent de s’y engager à sa suite. Alors tous les autres s’arrêtent en une masse confuse, chacun appuyant sa tête sur le dos de l’autre : les juments rappelant leurs poulains par un petit hennissement très doux et très expressif. Les cow-boys qui sont en queue chargent en poussant de grands cris. Les premiers se décident alors à bondir en avant, s’accrochant aux moindres aspérités du rocher, et tous les autres les suivent. En moins d’une heure nous traversons le cañon. Il fait déjà presque nuit quand nous arrivons en vue du ranch. Les chevaux sont poussés dans la clôture et conduits sur le bord du ruisseau, en haut de la vallée, derrière les écuries, où les pauvres bêtes pourront trouver, en grattant la neige, de quoi manger un peu pendant la nuit. On ne peut pas les lâcher, car elles ne portent pas encore notre marque. D’un autre côté, il est un peu dangereux de les garder dans une clôture en ronces artificielles qu’elles ne connaissent pas et sur lesquelles, étant donné leur état d’inquiétude, elles vont peut-être se jeter cette nuit. Aussi R... est assez inquiet et se promet-il de ne dormir que d’un œil jusqu’à demain. Il fait tout à fait nuit quand les boys viennent ramener leurs chevaux à l’écurie. Tout à coup on entend un grand bruit sourd et on voit de loin une masse sombre qui descend la vallée. C’est le troupeau qui, dès qu’il ne s’est plus senti surveillé, est reparti au galop en reprenant la direction par laquelle il est venu. On distingue déjà les premiers, filant le nez à terre comme des chiens qui chassent, pour aller passer derrière la maison, le long du coteau pierreux et raide comme un toit qui longe le vallon. D’un bond les cow-boys sautent en selle et se précipitent pour leur couper la route. Pendant un instant on dirait d’une mêlée de cavalerie. Les pierres roulantes se détachent sous le piétinement de tous ces chevaux et viennent tomber dans le lit du creek avec un bruit d’avalanche. Comment les hommes n’ont-ils pas été renversés cent fois ? Voilà ce que je ne comprendrai jamais ; il faut que leurs poneys aient de véritables crampons sous les pieds. À la fin, les juments paraissent renoncer à toute idée de fuite et reprennent lentement le chemin du haut de la vallée. Après le dîner, je vois la grosse tête du gars Sosthène passer par la porte entr’ouverte : — Pardon, monsieur le baron, dit-il en me tendant une lettre ; c’était pour dire à monsieur le baron que j’avions reçu des nouvelles de nos gens. — Eh bien, qu’est-ce qu’ils te disent ? — Ah ! ben des choses ! Il y a beaucoup de pommes ; la barattée vaut trente-cinq sous ! Il y a aussi le gars Cénéry X... qui épouse la garcette à maître Z..., de La... ! Monsieur le baron les connaît ben ! Cela sera pour après la Saint-André. — Cela va bien. Et c’est tout ? — Ah ! non. Il paraît qu’il y a un de ces messieurs députés qui est mort. Il va y avoir des élections ; mais ces messieurs, ils disent comme cela qu’il ne faut pas voter. Alors tous les mauvais gars du pays vont encore nommer un républicain. Nos gens ne sont point contents ! (Dédié aux comités de l’Orne.) — Et le gars Bouc a-t-il reçu aussi une lettre ? — Oui. — Il faut que vous répondiez tous les deux. Vous direz à vos gens que je suis content de vous. — Merci ben, monsieur le baron. Mais si monsieur le baron voulait ben nous faire donner du papier du ranch avec le portrait des chevaux, cela ferait plaisir à nos gens ! — Tant que tu en voudras. Seulement, tu sais, il y a une fleur de lis sur l’enveloppe. Ta lettre sera ouverte avant que d’arriver. Ceci est la pure vérité. Sous la Restauration et sous le second Empire, les journaux républicains n’avaient pas assez d’encre pour exprimer la vertueuse indignation que leur causait l’institution du cabinet noir : depuis qu’ils sont au pouvoir, leur vertu est devenue plus accommodante. Il est d’usage, dans les ranchs américains, de toujours se servir, pour la correspondance, d’enveloppes portant à l’extérieur la marque et l’adresse du ranch. Toutes celles qui m’arrivent en France, avec la fleur de lis, sont invariablement décachetées. Heureusement, cette perspective ne semble pas inquiéter outre mesure les deux gars. Raymond leur donne à chacun une belle feuille de papier, et, un instant après, en allant voir le temps qu’il fait, je les aperçois par la fenêtre assis devant la table de la cuisine, la tête très inclinée, tirant la langue en signe de profonde tension intellectuelle, et faisant de la main deux ou trois gestes en l’air avant de commencer chaque mot. C’est toujours ainsi qu’on opère dans les fermes du Perche, quand on veut écrire une lettre. Pendant ce temps-là, les officiers sont réunis au salon. Ce mot d’officiers me vient tout naturellement sous la plume, et cela pour deux raisons. D’abord, c’est l’expression usitée dans le pays. On dit toujours les officiers d’un ranch, en parlant de ses directeurs. Ensuite, surtout le soir, quand les rideaux sont fermés et que la lampe, pendue aux solives du plafond, éclaire cette petite pièce carrée avec ses trophées de carabines et de revolvers pendus aux murs, il me semble être de dix ans plus jeune et je crois être avec d’autres officiers dans le carré d’un navire au mouillage. Parfois, l’illusion est si forte que, lorsque la porte s’ouvre, je tressaute comme si un timonier allait m’appeler au quart. Après les grandes courses de la journée, j’aime beaucoup ces soirées dans le petit salon du ranch. Aujourd’hui, au dehors, le thermomètre pendu à l’appui de la fenêtre marque déjà quinze degrés de froid ; mais à l’intérieur il fait très bon. Un grand feu pétille dans la cheminée ; les bûches de sapin remplissent la maison d’une bonne odeur de résine. Assis autour de la lampe, mes jeunes compagnons sont en train de lire les lettres qui sont arrivées ce matin du vieux pays. Il y a aussi une foule de journaux. Le Correspondant, le Buffalo-Gap News, qui nous apporte les nouvelles locales ; le North-Western-Stock Journal, l’organe officiel de l’Association des ranchmen. Nous avons un ami dans la rédaction qui publie constamment des articles aimables pour Fleur de Lis. Il s’appelle Poney-Bill ; c’est un ancien cow-boy devenu littérateur. Nous recevons aussi le Courrier des États-Unis, le grand journal français de New-York. Il a beaucoup de succès dans ce moment-ci, à Fleur de Lis et lieux circonvoisins, parce qu’il s’est mis à publier en feuilleton les premiers articles de la Brèche aux buffles, sans m’en demander la permission, cela va sans dire. Mais, de tous ces journaux, celui que j’apprécie le plus, sans contredit, c’est le Heart and Hand. Le Heart and Hand est une assez grosse brochure qui paraît tous les mois à Chicago, depuis une dizaine d’années. Elle est tirée à vingt-cinq ou trente mille exemplaires, et envoyée gratuitement à tous les directeurs de ranchs du Far-West. La couverture représente une scène d’une poésie pénétrante. Au fond, le soleil se lève, éclairant un paysage qu’on sent tout humide de rosée. Sur le premier plan, une demoiselle très élégante, gracieusement agenouillée dans l’herbe, cueille un bouquet de fleurs. Sur le verso de la page, l’éditeur explique au public le but de son journal. Le Far-West abonde en jeunes hommes auxquels les circonstances rendent très difficile le choix d’une compagne. De l’autre côté du Mississipi, au contraire, une foule de suaves jeunes filles s’étiolent dans un isolement aussi pénible aux aspirations d’un cœur sensible que funeste au point de vue de l’accroissement de la population. C’est à mettre en rapport ces deux classes si intéressantes que l’éditeur du Heart and Hand a consacré sa vie ! Rien de plus simple que ses procédés : tout célibataire qui a envie d’avoir recours à ses bons offices n’a qu’à lui écrire. Il devra d’abord donner de sa personne une description aussi détaillée que possible ; — cependant le journal déclare qu’il ne se porte pas garant de l’exactitude de ces descriptions. Ensuite il expliquera la nature de ses aspirations. Une insertion ne coûte que 35 cents (1 fr. 65). Il faut donc vraiment être tout à fait réfractaire au mariage pour reculer devant cette petite dépense. Elle peut même, dans certains cas, être réduite encore ; car des bons d’insertions gratuites sont procurés à ceux qui voudront faire de la publicité dans le Heart and Hand. Ces bons portent un bien joli nom ! Cela s’appelle des coupons de Cupidon (Cupid’s coupons) ! Au point de vue littéraire, je suis obligé de reconnaître que le Heart and Hand laisse un peu à désirer. Le numéro que j’ai sous les yeux contient d’abord une tartine du directeur, établissant les avantages du mariage au point de vue sentimental, industriel, hygiénique et commercial ; je trouve ensuite deux ou trois feuilletons assez ternes, quelques réclames intercalées dans le texte, notamment une en faveur d’une French preparation to develop beautiful forms avec vignette à l’appui : mais tout cela n’est pas sérieux. Enfin, sous l’en-tête de Cupid’s columns (les colonnes de Cupidon) commence le défilé des insertions. Voici quelques-unes des perles que je recueille dans cet écrin : « 6290. An educated and refined lady. Une dame bien élevée et distinguée, âgée de quarante ans, taille cinq pieds quatre pouces, poids cent cinquante livres, demande à entrer en correspondance avec des messieurs ayant envie de se marier (contemplating matrimony). » « 6306. Où est mon idéal ? Je suis catholique, intelligente et distinguée. Je désire me marier aussitôt que j’aurai trouvé un compagnon qui m’apporte amour, affection et fidélité. Il ne doit pas fumer ni boire. J’ai vingt-deux ans ; je suis blonde ; taille, cinq pieds quatre pouces ; poids, cent vingt-cinq livres ; suis très bien faite et très gentille : inutile de poser sa candidature, si l’on n’a pas une réelle valeur : mais ceux qui sont dans ce cas ne regretteront pas d’avoir fait ma connaissance. » Le numéro 6313 entre dans plus de détails : « Il me faut un homme qui ait les cheveux noirs et une volonté de fer ; qu’il se porte bien, qu’il soit propre... qu’il ne fume pas... qu’il soit républicain, et cependant (cependant est dur pour les républicains) qu’il ne soit pas un intrigant... qu’il connaisse déjà l’amour !... » Cette demoiselle qui veut tant de choses termine en informant les amateurs qu’elle est blonde, qu’elle est grande, qu’elle a trente-cinq ans, qu’elle pèse cent-vingt-cinq livres et qu’elle donne des leçons avec beaucoup de succès. Mais elle ne dit pas de quoi. Je passe maintenant à la colonne des gentlemen. « 6330. Un ranchman désire entrer en rapport avec une femme brune de trente à quarante ans. J’en ai quarante-six, je pèse cent quatre-vingts livres et j’ai une grosse moustache. Une maison confortable est à la disposition de la personne choisie. Inutile de se présenter si l’on a des enfants ! » Le numéro 6335 m’inspirerait plus de confiance, si la fin de son petit boniment n’annonçait pas une âme qui n’a pas encore pu suffisamment se détacher des biens de ce monde qu’on en juge ! « 6335. Un chrétien d’un âge mûr, qui marche seul sur le chemin de la vie, désire entrer en rapport avec une dame agréable (nice). Il est nécessaire que cette dame soit morale et qu’elle ait une maison. » On me dit que le rédacteur propriétaire du Heart and Hand fait d’excellentes affaires. Son journal tire à vingt-cinq mille exemplaires. Cet émule de feu M. de Foy fait-il beaucoup de mariages ? Cela ne m’étonnerait pas. D’ailleurs, dans ce pays-ci, le mariage n’est guère qu’une expérience, à cause de la facilité des divorces. On me parlait, il y a quelque temps, d’un couple qui se trouvait gêné par certaines clauses du contrat de mariage. On alla trouver un homme de loi. Celui-ci examina attentivement le document en question : il était parfaitement en règle. — Je ne vois qu’un seul moyen de remédier à la situation, leur dit-il : divorcez ! Le contrat se trouvera annulé ; vous pourrez ensuite en faire un autre à votre guise. Le conseil était excellent, on le suivit immédiatement. En moins d’une heure, on fut divorcé, puis remarié ! Trotteurs américains et russes. — Une course à Chicago. — La marque. — Harvey. — Les succès mondains de Buffalo-Bill. — Les opérations de maître Magloire F... — Ma dernière chasse. — Les aventures de M. Bunker père. — Le dressage d’un brunco. — Les adieux de la famille Rogers. — Une petite tuerie à Buffalo-Gap. — Le départ. Lundi 24 octobre. — Ce matin, dès cinq heures, Raymond est parti avec deux ou trois hommes pour aller chercher les chevaux arrivés hier. Il y a, autour de la maison, un parc de cent ou cent cinquante hectares, entouré de ronces artificielles (barbed wire). C’est là qu’on conserve les chevaux qui ne sont pas encore marqués, ou ceux qu’on veut garder à sa disposition. Seulement, on en a tant usé qu’il n’y a presque plus d’herbe. Aussi va-t-on commencer à les marquer dès aujourd’hui ; mais, en attendant, il faut les mener manger dans la vallée, sous la surveillance d’un homme. Je me lève un instant pour les voir défiler sous mes fenêtres. Un cow-boy marche en tête, grelottant sur sa selle, les pieds enfoncés dans ses grands étriers de bois ; les chevaux se pressent derrière lui, les juments protégeant leurs poulains et les rappelant d’un petit hennissement très doux quand ils s’éloignent. Il fait un froid terrible le thermomètre marque −18 ° centigrades. J’entends la neige qui crie sous les pieds. Les pauvres bêtes vont avoir bien de la peine à déblayer le buffalo grass. Quand on pense aux soins qu’on se croit obligé de donner aux chevaux, chez nous, on se demande comment ceux-ci peuvent vivre dans de pareilles conditions. Du reste, en ce qui concerne les trotteurs, il n’y a pas longtemps que l’expérience est faite. Je suis assez disposé à croire que la bande que nous venons d’acheter est la première qui ait été élevée en ranch. D’ordinaire les trotteurs sont au contraire extrêmement soignés. Ce genre de chevaux est à peine connu chez nous, car notre public ne s’intéresse presque pas aux courses de trot. C’est le contraire qui a lieu ici. Il y a maintenant aux États-Unis, un peu partout, mais surtout dans le Kentucky et en Californie, des établissements très importants consacrés à l’élevage du pur sang. Il existe un stud-book américain, et bon nombre de sociétés organisent chaque année des courses au galop ; mais le gros public américain ne semble pas s’y intéresser. Le sport national par excellence, c’est la course au trot. Autrefois, les chevaux qui y prenaient part étaient simplement des animaux chez lesquels on avait reconnu, à l’usage, des qualités exceptionnelles qu’on avait ensuite développées par l’entraînement. On ne savait généralement rien de leurs origines. Mais, petit à petit, les éleveurs ont opéré par voie de sélection, et il s’est formé dans chaque région de véritables races de trotteurs ayant des caractères bien distincts, et dont les produits ont une supériorité tellement incontestable que, bien qu’il n’y ait pas de règlement qui proscrive les autres, il n’y a, en réalité, jamais qu’eux qui prennent part aux concours. Les principales sont les Hambletonians, les Mambrinos, les Clays, les Morgans et les Pilots. Je disais, tout à l’heure, que ces races avaient les origines les plus diverses. Il paraît certain qu’une ou deux au moins provenaient de percherons. On ne s’en douterait guère maintenant, car depuis quelques années toutes ont reçu une telle infusion de sang anglais que leurs caractères distinctifs sont devenus presque insensibles, et je crois même qu’elles finiront par ne plus former qu’une seule race. Qu’il soit Hambletonian, Clay, Morgan ou Mambrino, le trotteur de nos jours est un animal à longues jambes et à long dos, peu gracieux, mais dont les performances sont vraiment extraordinaires. Dans les courses au galop, on ne se préoccupe guère que des résultats relatifs. Il est rare qu’on prenne note du temps dans lequel la course a été courue. Dans les courses au trot, il n’en est pas de même. À la rigueur, les chevaux peuvent très bien ne pas courir ensemble. On leur fait parcourir un mille : on note très exactement le temps employé, et la comparaison des résultats, le record, indique le vainqueur. Ces usages permettent de se rendre compte très exactement de la valeur relative de chevaux de régions différentes, et mieux, d’époques différentes : en d’autres termes, ils donnent des indications très précises sur les résultats de l’élevage. Or l’examen des registres où sont consignées ces observations montre que les progrès accomplis dans cette voie sont extraordinaires. Le parcours est toujours d’un mille (mille six cent cinquante mètres). Le record d’un cheval, c’est le temps qu’il met à faire le mille. Il y a cinquante ans, très peu de chevaux avaient un record de trois minutes. Maintenant, un animal qui n’aurait pas au moins cette vitesse ne serait pas considéré comme méritant le titre de trotteur. Il a été constaté qu’à la fin de la campagne 1886-1887, il y avait aux États-Unis deux mille huit cent quarante-sept chevaux ayant un record égal ou inférieur à 2m,30s : deux cents en ont un de 2m,20s. Voici du reste un tableau qui montre combien les progrès ont été réguliers. Je l’extrais d’un livre très intéressant publié par le directeur du Breeders Gazette de Chicago, M. Saunders. Ce tableau indique les vitesses moyennes obtenues sur l’hippodrome de Buffalo (New-York), l’un des plus importants des États-Unis, pendant une période qui s’étend de 1866 à 1884. On a donc perdu un peu, de 1881 à 1884. Cela pourrait faire croire que le record de 1881, 2m,21s 3/4, était un nec plus ultra. Il n’en est rien cependant. J’ai dit plus haut qu’en 1886 il y avait plus de deux cents chevaux ayant un record de 2m,20s ; on a fait encore mieux. L’année dernière, j’ai vu, à Chicago, Oliver K. gagner avec un record de 2m,17s. À New-York, aux débuts de la campagne 1887, plusieurs chevaux ont atteint le record de deux minutes : on parle même d’un Morgan qui l’aurait légèrement dépassé. C’est à se demander où l’on s’arrêtera, et si, comme Calino le remarquait des dépêches télégraphiques envoyées de l’est à l’ouest, les trotteurs américains ne finiront pas par arriver avant d’être partis. Il ne faudrait pas croire que les chevaux qui obtiennent ces vitesses vertigineuses aient des allures désunies. Elles sont au contraire, très généralement, parfaitement régulières. Quelques-uns, parmi les plus remarquables, vont l’amble, comme nos pas-relevés normands. On prétend même que les plus célèbres trotteurs proviennent du croisement d’une jument ambleuse avec un étalon trotteur. Même lancés à fond de train, il est très rare qu’ils cherchent à se désunir. Ils sentent évidemment qu’ils ne gagneraient rien, sous le rapport de la vitesse, à changer d’allure. Il n’y a du reste pas une différence très sensible entre le train d’une course au trot et celui d’une course au galop. J’entendais l’année dernière, à Chantilly, deux sportsmen très connus parler d’une course, à laquelle nous venions d’assister, comme d’une des plus rapides qui eussent été courues à leur connaissance. J’avais noté le temps employé : je ne me souviens plus bien des chiffres mais je me rappelle avoir calculé que si un trotteur, ayant un record de deux minutes, avait couru avec les chevaux que nous venions de voir, il n’y aurait eu à l’arrivée qu’une centaine de mètres entre lui et le vainqueur. Rien d’étrange comme l’aspect de ces courses. Le parcours est toujours d’un mille juste : je l’ai déjà dit. Le juge se tient dans une tribune élevée de douze ou quinze pieds au-dessus de la piste. Devant lui, un gros fil de fer est tendu horizontalement, à peu près à la même hauteur, au travers de la piste. Sur une tablette sont rangées des montres à secondes d’une construction particulière, dont la trotteuse se dédouble à volonté, une partie demeurant fixe, et l’autre continuant sa course. Chaque concurrent part, à peu près quand et comme bon lui semble. Au moment où le juge voit passer chaque jockey sous le fil de fer, il pousse le ressort de l’une des montres, et quand le cheval repasse deux minutes à peu près plus tard, on voit d’un simple coup d’œil le temps qu’il a mis à faire le parcours. Les chevaux ne sont jamais montés. Ils sont attelés à ces voitures minuscules munies de roues énormes que tout le monde connaît. On les appelle ici des sulkys. L’homme, assis sur un tout petit siège, est si près de la croupe du cheval qu’il est obligé d’allonger ses deux jambes le long des brancards. Du reste, tout l’équipage a l’apparence la plus grotesque. Pour arriver aux vitesses extraordinaires qu’ils atteignent, les chevaux sont obligés, à chaque foulée, d’envoyer leurs pieds de derrière très en avant de ceux de devant, ce qui les force à marcher les jambes de derrière très écartées. De plus, leurs mouvements sont tellement violents que, malgré cette allure particulière, il faut encore leur mettre des matelassures de tous les côtés ; car, sans cette précaution, les pauvres bêtes se donneraient constamment des atteintes aux endroits les plus invraisemblables. En outre de ces matelassures, l’équipement d’un trotteur comporte une pièce d’une utilité incontestable, paraît-il, mais qui m’a toujours vivement intrigué, parce que je ne comprends pas très bien comment elle peut agir : je veux parler des toe-weights. On appelle ainsi deux poids en bronze, de forme lenticulaire, qui se fixent sur la partie antérieure des pieds de devant au moyen d’une vis enfoncée dans le sabot. On ne fait jamais trotter un cheval sans lui mettre ses toe-weights : et si on négligeait cette précaution, il paraît qu’il se jetterait par terre presque immanquablement. Pourquoi ? C’est ce que je me suis bien souvent demandé. Je soupçonne que le toe-weight a pour effet, en déplaçant le centre de gravité du pied, de faire que, simplement par la vitesse acquise, ce pied se trouve retomber à plat sur le sol sans que le cheval soit obligé de faire l’effort spécial qu’il fait d’ordinaire dans l’allure du trot pour arriver à ce résultat. Grâce à l’inertie du toe-weight, il économiserait donc un mouvement, tandis que si l’on ne prend pas la précaution de lui en mettre, il arrive un moment où l’allure est si précipitée que les mouvements successifs du membre finissent par s’embrouiller : le cheval, qui a placé la plante de son pied verticalement au moment où il le levait, n’a plus le temps de l’étendre horizontalement pour reprendre le contact avec le sol, et il se jette par terre. Cette explication est-elle la bonne ? Je ne voudrais pas l’affirmer. C’est un problème de mécanique rationnelle à résoudre ; je me contente de le poser. Il y a des gens qui, en pareil cas, n’hésiteraient pas à couvrir vingt-cinq pages de papier de différentielles et d’intégrales : je ne suis pas de ceux-là. La science pure ne m’a jamais passionné. Si je fais jamais courir des trotteurs, je leur mettrai des toe-weights, sans pouvoir en donner la raison démonstrative. On a beaucoup contesté, très à tort selon moi, l’utilité des courses en France. Un cheval de pur sang n’est pas bon à grand’chose : mais ce sont les bons pur sang qui font les bons demi-sang, et ce sont les bons demi-sang qui font les bons chevaux de service : de sorte qu’on peut dire que tous ceux qui se servent de fiacres bénéficient de l’amélioration que les courses ont amenée dans les races de chevaux. Il en est un peu de même pour les trotteurs américains. En cherchant à produire un cheval qui fasse le mille en deux minutes, un éleveur en produit cinquante qui ne peuvent pas paraître sur un hippodrome, parce qu’ils ne le font qu’en trois minutes. Mais il les vend, et ils deviennent d’excellents chevaux de service ; car, à la condition de n’avoir pas à traîner de trop gros poids, ils conservent leur train d’une manière extraordinaire. Un cheval attelé à un buggy et marchant sur une bonne route fait très bien six lieues à l’heure ; j’ajoute qu’ils se vendent à des prix très abordables : j’en ai vu d’excellents, à Chicago, dont on ne demandait que 1 500 ou 1 800 francs. Chez les Russes aussi, on s’est beaucoup occupé de ce genre d’élevage : on y a créé notamment la fameuse race Orloff. Les trotteurs orloff valent-ils les trotteurs américains ? Je ne sais là-dessus que ce qu’en disent les Américains. S’il faut les en croire, la supériorité de leurs trotteurs sur ceux des Russes serait incontestable. Non seulement ils font le mille en moins de temps, mais encore, et surtout, c’est quand on veut prolonger la course et faire plusieurs milles que leur supériorité devient très apparente. Enfin les Américains obtiennent chaque année des résultats meilleurs, ce qui prouverait que leur élevage n’a pas dit son dernier mot, tandis que, depuis plusieurs années, celui des Russes semble stationnaire. Du reste, voici encore un tableau que publie M. Saunders, dans son livre sur l’élevage, et qui me semble intéressant. C’est le dernier résultat que je trouve le plus étonnant. Faire vingt milles, c’est-à-dire trente-trois kilomètres, plus de huit lieues, en moins d’une heure, c’est presque aller du train d’une locomotive. Or on connaît cinq trotteurs américains, au moins, qui sont arrivés à ce résultat. Les documents que j’ai sous les yeux sont d’origine américaine : je l’ai déjà dit. On peut donc les soupçonner d’une certaine partialité. Cependant ils citent des faits qui doivent être vrais et qui semblent établir que les Orloff sont encore inférieurs sous le rapport de la durée. Il paraît que l’Orloff le plus vieux qui ait gagné une course n’avait que douze ans. À cet âge-là, non seulement les trotteurs américains ont encore toute leur vigueur, mais la plupart des trotteurs les plus connus n’ont obtenu leur maximum de vitesse que plus tard, vers quinze ou seize ans. La fameuse jument Gold smith Maid a gagné plusieurs courses quand elle avait vingt ans, et elle venait de courir successivement douze années de suite. Une autre jument très célèbre, Jessie-Pepper, vient d’avoir un poulain. Elle a vingt-neuf ans. Deux autres trotteuses, également très connues, Lucy et Green Mountain Maid, ayant l’une trente, l’autre vingt-six ans, sont encore en plein service. L’entraînement pour les épreuves de trot comporte surtout d’énormes courses au pas : de plus, le cheval est attelé. Cet entraînement doit donc être beaucoup moins pénible et dangereux que celui auquel on soumet les chevaux de galop. Les chevaux que nous venons d’acheter n’ont pas la prétention de rivaliser avec les étoiles dont je viens de parler. Ils ont cependant une excellente origine, car ce sont des Messenger-Clay : une des variétés de la grande famille clay. Raymond est très pressé de les marquer, car il a peur que quelqu’un d’eux ne s’égare ou soit volé. On a passé toute la matinée à dégager les corrals de la neige qui les encombre, opération qui a été singulièrement facilitée par le dégel, qui s’est établi tout d’un coup. À cinq heures, ce matin, le thermomètre marquait −18 °, à midi il en marque +12 ; il fait un soleil splendide, et de tous les côtés de petits ruisseaux descendant des collines s’acheminent vers le creek. Après le déjeuner, je monte à cheval pour accompagner Raymond et deux hommes qui vont chercher le troupeau. Nous le trouvons à deux milles du ranch, dans le fond de la vallée. C’est le gars Sosthène qui est de garde, monté sur un poney blanc si petit que ses pieds traînent presque dans la neige. Les chevaux sont en train de manger. Comme je suis moi-même à cheval, ils me laissent approcher sans se déranger, et je peux tout à mon aise les voir opérer. La nourriture qu’ils recherchent de préférence, dès qu’il fait froid, c’est le buffalo grass, une petite herbe toute courte qui, de loin, ressemble à de la mousse et pousse par larges plaques. C’est évidemment leur odorat qui les guide, car on les voit chercher, le nez à terre, puis ils grattent la neige avec le pied, et quand la pointe de l’herbe apparaît, ils achèvent de la dégager avec les lèvres. De malheureuses bêtes qui sont obligées de faire tout ce travail pour se procurer à manger devraient n’avoir que la peau et les os. Elles sont cependant dans un état superbe : leur poil, heureusement déjà long, est luisant comme si elles étaient pansées. Elles se laissent réunir par les boys sans trop de difficulté, puis on les pousse lentement dans la direction du corral. J’ai déjà décrit ces grandes enceintes qui rendent tant de services dans les ranchs. Nous en avons quatre de dimensions différentes qui communiquent les uns avec les autres. Dans le plus grand, qui a cent pieds de diamètre, on garde les animaux qui attendent leur tour de passer dans un autre plus petit où se fait la marque. On commence par les poulains. Il faut d’abord les séparer de leurs mères, ce qui n’est pas commode. Enfin ils sont tous dans un des petits compartiments du corral. On ouvre la porte qui le fait communiquer avec celui où doit se faire la marque. Elle a, à peu près, la grandeur et la forme de la piste d’un cirque. Au milieu se tient l’un des boys, à cheval, debout sur ses étriers ; il fait tourner autour de sa tête le lasso en cuir tressé dont l’extrémité est fixée au pommeau de sa selle. C’est une jolie petite pouliche noire qui est entrée la première en bondissant des quatre pieds, comme un chevreuil. Aussitôt la boucle du lasso est venue s’enrouler autour de son col. Elle saute en arrière, le nœud se serre, ses naseaux se gonflent, elle tombe comme une masse. On lui lie aussitôt les pieds, on lui applique le fer rouge sur l’épaule et on l’envoie rejoindre sa mère, qui, pendant l’opération, a deux ou trois fois essayé d’escalader les barrières pour venir la rejoindre. C’est une magnifique jument noire qui doit être une bien bonne poulinière, car elle est suivie d’un yearling et d’un poulain de deux ans. On a bien vite terminé la marque des poulains. On passe ensuite aux chevaux : mais alors se présente une grande difficulté. D’ordinaire, quand on veut abattre un cheval, on le force à prendre le galop : puis on lui lance le lasso de telle sorte que la boucle arrive horizontalement, et tout près de terre, au moment où les LA MARQUE DANS LE CORRAL. deux pieds de devant sont en l’air. En retombant sur le sol, ils s’engagent dans le nœud, qu’on resserre brusquement ; deux ou trois hommes s’attellent alors à la corde, l’animal fait des bonds énormes, interrompus quelquefois par une culbute complète ; puis il finit par tomber sur le flanc : mais il est impossible d’opérer de la sorte avec des trotteurs qui n’ont jamais qu’une jambe en l’air à la fois. Heureusement, Raymond a, dans ce moment, un boy merveilleux. C’est un garçon d’une trentaine d’années, nommé Harvey, qui la réputation d’être le meilleur roper (jeteur de lasso) du pays. C’est lui qui nous a tirés d’affaire. Il a été vraiment étonnant. On faisait entrer chaque cheval, qui, effrayé, se mettait à trotter en rond autour du corral, cherchant une issue. Harvey, debout au centre, ne le quittait pas de l’œil. Il suffisait que l’animal fit une simple foulée de galop pour qu’il fût pris. Plusieurs fois même, ne pouvant pas trouver une seule irrégularité dans leur trot, il eut recours à un autre moyen. Il laçait un pied, puis, sans faire force sur le lasso, il attendait. Au bout d’un instant, le cheval s’arrêtait. Alors, d’un coup sec du poignet, il faisait une boucle par terre, devant l’animal, qui était pris du moment qu’il y mettait son second pied. Comment de malheureuses bêtes, ainsi traitées, ne se cassent-elles pas les jambes ? Voilà ce que je ne comprendrai jamais. Il y en a qui sont tellement énergiques qu’elles se relèvent deux ou trois fois, bien qu’ayant les pieds de devant attachés, retombant par terre comme des masses. Cependant il n’y a presque jamais d’accident sérieux. En général, et quoi qu’on en dise, les cow-boys se servent assez maladroitement de leurs lassos. Je n’en ai jamais vu aucun qui fut comparable à Harvey. Il est tellement gracieux quand il opère que je suis resté plus de deux heures, les pieds dans la neige, sans me lasser d’admirer ses petits talents. Comme tous les grands artistes, il a voulu varier ses effets. Il y a dans la bande une douzaine de chevaux dont on a commencé le dressage ; ceux-là se laissent approcher et même brider sans difficulté. Pour les abattre, Harvey a employé un procédé que je trouve merveilleux. À Paris, les vétérinaires ont des bascules qui leur permettent d’abattre les chevaux sans le moindre danger. Mais il n’y a pas un propriétaire qui n’ait eu un moment d’angoisse en voyant opérer les vétérinaires de campagne, car ceux-ci n’ont pas les mêmes ressources et sont obligés d’employer les entraves. C’est pour ces propriétaires que je veux décrire par le menu le procédé d’Harvey. En ce qui me concerne, je suis bien décidé à ne jamais en laisser employer un autre quand il s’agira de mes chevaux. Voici donc comment il s’y est pris. Il mettait au cheval un licol muni d’une corde longue de trois ou quatre mètres. Puis il faisait un nœud à la queue de l’animal. Si la queue était trop courte, il faisait avec une ficelle une forte ligature au bout des crins. Il passait ensuite le bout de la corde au dedans de ce nœud et tirait à lui. Le cheval se trouvait aussitôt plié en deux, le nez au bout de la queue. Il le faisait alors tourner sur lui-même. Le mouvement ne tardait pas à s’accélérer, et, en moins de deux minutes, le cheval se couchait de lui-même sur le flanc, les jambes allongées ; il ne s’abattait pas, il se couchait très doucement, je le répète ; j’ai vu faire cette opération douze ou quinze fois : elle a toujours réussi. Ces hommes sont réellement d’une adresse merveilleuse. J’ai lu dernièrement dans le Live stock journal la description d’une fête à laquelle j’aurais bien voulu assister. Les ranchmen des environs de Chayenne, voulant probablement encourager parmi leurs cow-boys la pratique du lasso, ont eu l’idée, le mois dernier, d’organiser ce qu’ils ont appelé un cow-boy tournament, un tournoi de cow-boys. On avait construit un grand cirque dans lequel on s’est livré aux exercices les plus variés. L’un d’eux devait être particulièrement intéressant. On introduisait dans l’arène une cinquantaine de chevaux, les plus vicieux qu’on avait pu trouver. Un cow-boy arrivait à pied, portant sa bride, sa selle et son lasso ; on lui désignait, au hasard, l’un des chevaux, et il fallait qu’en moins d’un quart d’heure il fût sur son dos, après l’avoir au préalable, et à lui tout seul, abattu, bridé et sellé. C’était un véritable tour de force. Plusieurs cependant ont réussi. Cet Harvey m’intrigue beaucoup. J’ai eu ce soir, après dîner, une longue conversation avec lui. Il a un ton et des façons qui sembleraient indiquer qu’il n’était pas destiné à devenir un cow-boy. Il doit y avoir un mystère quelconque dans sa vie. Je n’ai rien pu tirer de lui relativement à ses antécédents. Il dit seulement qu’il est né dans le Texas et qu’il n’a pas quitté la Prairie depuis l’âge de quinze ans. Il parle couramment la langue des Sioux et celle des Pawnies. Il est teetotaler, ce qui est bien rare parmi les hommes de sa profession. Je lui ai proposé un verre de sherry ; il l’a refusé obstinément. « Autrefois, m’a-t-il dit, je buvais du whiskey ; je dois en avoir bu des tonneaux ; mais je me suis juré à moi-même de ne plus jamais boire d’alcool. Cela vous fait faire des choses qu’on regrette trop. » Il porte toujours un superbe revolver monté en argent. Il a dû s’en servir mal à propos. Avant de venir ici, il a travaillé pendant quelques mois sur le ranch du fameux Buffalo-Bill, qui se trouve à une centaine de milles dans le Sud. Il n’a pas l’air d’avoir conservé un bien bon souvenir de ses rapports avec lui. He is a fraud ! dit-il. Nul n’est prophète dans son pays. Avant d’être consacré grand homme par les Anglais, Buffalo-Bill n’était pas un bien grand compagnon dans le sien. De son vrai nom, il s’appelait Bill-Cody et exerçait la profession de chasseur et d’Indian Scout, c’est-à-dire qu’il servait de guide aux troupes dans les guerres contre les Indiens. Quand on construisit le chemin de fer du Pacifique, la compagnie avait fondé dans tous ses ateliers des cantines pour nourrir ses ouvriers. Cody eut la fourniture de la viande qui s’y consommait. Dans ce temps-là, il y avait encore beaucoup de buffles, et les bœufs, au contraire, étaient assez rares et se payaient en conséquence. Cody ne fournit que des buffles, qui ne lui coûtaient qu’un coup de fusil. De là son nom. Quand le chemin de fer fut construit, il ne restait pas beaucoup de buffles dans la Prairie, mais Cody avait mis de côté une assez jolie somme. Il l’employa à acheter un ranch, dans lequel il perdit à peu près tout ce qu’il avait gagné. Il se lança alors dans la politique et acquit bientôt la réputation d’être un admirable agent électoral. C’est à lui que la plupart des hommes d’État du Nébraska doivent leur élection. Opérait-il pour l’amour de l’art ? Personne ne l’a jamais cru. Ce n’est guère d’ailleurs dans les habitudes des agents électoraux, pas plus dans le Nébraska qu’ailleurs. Toujours est-il qu’il y a trois ou quatre ans, se trouvant de nouveau à la tête d’une somme assez rondelette, il eut une idée lumineuse. Il ramassa une vingtaine des cow-boys les plus débraillés qu’il put trouver dans le pays. Il y en a deux notamment : Bill-Bullock et Bill-Clayton, dit Jerking-Bill, qui étaient la terreur de tous les bars de Buffalo-Gap et de Rapid-City. Il s’assura également des services de trois ou quatre cow-girls. L’une d’elles, Annie Duffy, habitait non loin d’ici avec sa mère, une veuve qui a un petit ranch sur la Platte. Il enrôla aussi quelques Sioux Chayennes et Ogalallas. Le matériel de la troupe se composait d’une trentaine de poneys et d’une des vieilles diligences qui faisaient le service entre Pierre et Deadwood avant que le chemin de fer fût établi. Bêtes et gens arrivèrent un beau jour en Angleterre, au commencement de la saison. Depuis deux mois, les murs de Londres étaient couverts d’affiches annonçant que le célèbre Buffalo-Bill, la terreur des Prairies, avait bien voulu consentir à laisser respirer le petit nombre d’Indiens qu’il n’avait pas encore massacrés, pour venir se montrer, lui et sa troupe, au public anglais. Un immense terrain avait été disposé dans un faubourg de Londres pour le recevoir. On y courut. Bill-Cody est, paraît-il, un très bel homme. Une foule de misses anglaises en devinrent éperdument amoureuses. Elles lui envoyaient des lettres incendiaires et ne manquaient pas une de ses représentations. Il fut obligé de faire savoir qu’il ne donnerait plus de mèches de ses cheveux, sans quoi il ne lui en serait pas plus resté qu’à tous les Indiens qu’il avait scalpés. Ses cow-boys eurent également un vif succès. Une demoiselle se sauva de chez ses parents pour venir vivre avec l’un d’eux. Quant aux cow-girls, tous les journaux affirmaient que ces vestales refusaient journellement les plus grands partis de l’Angleterre. Le spectacle par lui-même ne signifiait pas grand’chose. Cow-boys et cow-girls se livraient d’abord à quelques exercices variés, tels que tir à la cible, lancement du lasso, etc. ; ensuite commençait le drame ! Une diligence arrivait sur la piste. Les Sioux, couverts de leur peinture de guerre et poussant des cris horribles, s’élançaient à sa poursuite, s’emparaient des voyageurs et commençaient à les soumettre aux tortures les plus savantes mais les « gallants » cow-boys arrivaient à leur tour ; les Sioux étaient naturellement vaincus, et tout se terminait par un grand défilé et quelques feux de Bengale. Ce qu’il y a de plus drôle et ce qui montre l’extraordinaire badauderie de nos chers voisins, c’est que Buffalo-Bill devint absolument le lion de la saison. On l’invitait à dîner partout, et les lettres d’invitation envoyées aux autres convives portaient en vedette : To meet Buffalo-Bill ! Le prince de Galles lui donnait des poignées de main toutes les fois qu’il le rencontrait, et quand la princesse de Galles venait à ses représentations, elle prenait son bras pour retourner à sa voiture. Sa fille était restée au ranch. Il la fit venir, et il n’y eut plus de garden-party élégant qui ne fût honoré de la présence de Mlle Buffalo-Bill ! Rien ne manqua à sa gloire ! Elle traversa même l’Océan ; et les citoyens proéminents du Nébraska, qui jusqu’alors n’avaient pas pris Bill-Cody bien au sérieux, sentirent si bien que cette gloire rejaillissait sur eux et sur leur pays, qu’un beau jour le journal officiel de l’État annonça sa nomination au grade de colonel dans la milice et aux fonctions d’aide de camp du gouverneur ! Je crois que la célébrité de M. Franconi date du temps de la Restauration. Supposez que ce despote qui avait nom Charles X se fût avisé de le nommer caporal. Avec quelle vertueuse indignation les Manuels de MM. Compayré et Paul Bert ne signaleraient-ils pas aujourd’hui à la postérité une si odieuse prostitution des fonctions publiques : triste conséquence de la corruption inhérente à un gouvernement monarchique et impossible sous un gouvernement républicain ! Ce soir, il s’est produit un incident. Après le dîner, nous étions encore réunis dans la salle à manger, fumant au coin du feu, quand tout à coup nous entendons un tapage épouvantable partant de la grande pièce où mangent les hommes. Nous y courons. Tous les meubles avaient été rangés le long des murs, et deux Indiens exécutaient gravement une danse de guerre qui me sembla tout d’abord avoir une grande affinité avec la gigue anglaise. Les deux Indiens étaient simplement deux cow-boys, Billy Ackley et Dutch Gus, qui, entendant leur ami François se plaindre de n’avoir pas encore vu un seul Peau-Rouge, avaient voulu lui ménager cette petite surprise. Ils étaient du reste admirablement grimés. Billy Ackley surtout était superbe. Tout s’est terminé par une distribution de wiskey. 30 octobre. — Me voici dans le pullman-car qui va me ramener à Chicago. C’est le même qui m’amenait il y a quelques semaines avec mes trois docteurs. Ils sont déjà de retour en France. Leurs lettres, datées du Havre, me sont arrivées hier au moment où j’allais partir de Buffalo-Gap. Il fait un temps splendide. La neige a complètement disparu, ce qui est bien heureux, car mes dernières journées au ranch ont été très occupées. Le matin, Raymond m’emmenait faire de longues courses à cheval. Cet été, un boy a découvert dans un petit vallon une source qu’on ne connaissait pas. Il va falloir y établir une petite maison et y défricher quelques ares de terre, sans quoi un fermier pourrait bien venir s’y établir. Il en est déjà venu huit ou dix qui se sont établis sur les bords du French-Creek, et leurs clôtures menacent d’en barrer le passage à nos animaux. Heureusement, les bords sont encore libres sur une longueur de près d’un mille. On va y établir un des boys qui occupera la place. Les chevaux de la nouvelle bande se montrent très tranquilles. Ils trouvent sans doute que l’herbe est meilleure ici qu’à leur ancien ranch. Un poulain de deux ans s’est fait écraser par une locomotive mais la compagnie paye sans trop se faire tirer l’oreille. Pendant que Raymond, general menager, traite ces graves questions, ses camarades ne sont pas inactifs. On s’est laissé surprendre par les premiers froids : on ne sera pas surpris par les seconds. Tous les matins, Def... part pour la forêt avec deux hommes et trois chariots, et il en rapporte des troncs de sapin qui sont destinés à s’en aller en fumée à travers la cheminée. Toutes les forêts de ce pays-ci ont été brûlées à une époque quelconque ; et, à la suite de ces incendies, il reste toujours d’énormes souches hautes de dix ou quinze mètres, à moitié carbonisées, mais qui restent debout. Ce sont celles-là que l’on préfère pour le chauffage. Pendant ce temps-là, M... prend très au sérieux ses fonctions de maîtresse de maison. Les sacs de farine et les boîtes de conserves s’accumulent dans le grenier. Le cellier est bourré de pommes de terre : les navets, les choux et les carottes sont mis en silos. Naturellement, la gelée de l’autre jour n’a rien laissé dans le jardin. C’est bien dommage, car il y avait encore des masses de melons merveilleux et de potirons délectables. Ils font maintenant la joie de Marat et de son intéressante famille. Dans ce singulier pays, les poules exigent aussi des soins spéciaux. Elles gèlent dans leurs poulaillers, pendant l’hiver. Il faut leur creuser de petites caves où elles se réfugient pendant les grands froids : et malgré cette précaution, presque toutes perdent leur crête. On ne se figure pas quelle étrange figure cela donne aux coqs. Les deux gars ont été mis en demeure de dire s’ils voulaient rester ou s’en retourner au pays. Le gars Leboucq, consulté le premier, a déclaré « que ben sûr c’était un pays ousqu’il n’y avait guère de cidre, mais que c’était un bon pays tout de même et qu’il resterait tant qu’on voudrait avec ces messieurs ». Il a même demandé si l’on ne pourrait pas faire venir son frère, qui lui a écrit pour lui dire qu’il voudrait « ben venir aussi ». Il paraît qu’autrefois, du temps de Robert Guiscard, les gars normands aimaient beaucoup les voyages : mais ce goût-là leur avait bien passé. Il y a trois ou quatre ans encore, les Américains avaient toutes les peines du monde à trouver quelques gars qui consentissent à accompagner leurs chevaux plus loin que le Havre. J’éprouvais moi-même quelques difficultés à en trouver. Maintenant j’en aurais cinq cents en deux jours, rien que dans quatre ou cinq cantons, si je les voulais. Quand je suis dans le pays, il en vient tous les matins qui me demandent de les emmener. Mais ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’ils commencent à faire des voyages pour leur propre compte. J’ai découvert cela l’autre jour. Un de nos fermiers me faisait voir son écurie. On ne se figure pas, à moins de les avoir vues, ce que sont maintenant les écuries de certains fermiers percherons. Dans une seule ferme, près d’Alençon, on m’a montré une fois cent quatre-vingt-quinze chevaux, dont bien peu valaient moins de 3 000 francs. Le fermier a 42 000 francs de fermages, et il m’a avoué qu’il faisait chaque année de 15 000 à 20 000 francs de réclame dans les journaux de Chicago. Il a commencé avec presque rien et porte toujours la blouse. Un autre m’a avoué que, depuis qu’il fait ce métier, il avait déjà été obligé de donner plus de 200 000 francs de pourboires aux interprètes des Américains. L’exploitation de maître Magloire F... est moins importante, cependant il a toujours en moyenne une trentaine de chevaux. Je fus donc assez surpris de voir beaucoup de stalles vides. — Oh ! oh ! dis-je, il paraît, maître Magloire, que vous avez déjà livré bien des chevaux. — Mais non, monsieur le baron je n’en avons mé point livré ! Je n’avons point pu nous entendre avec ces messieurs Américains ! Alors le gars Cénéry, — le gars Cénéry, c’est son fils, — le gars Cénéry, il a entendu dire que les chevaux se vendaient bien dans ce moment-ci, là-bas en Amérique, dans un pays dont je ne savions point le nom, mais j’allons vous le montrer : je l’avons par écrit ; il est parti, il y aura demain huit jours, avec six chevaux. Il pense revenir dans quatre ou cinq mois ! Ah ! il a ben de la sortie, le gars Cénéry ! J’étions point comme lui à son âge ! Un instant après, il me montrait ce petit bout d’écrit : le pays où son fils, un garçon de vingt-deux ans, était allé au petit bonheur, sans autre renseignement qu’un bruit recueilli sur un champ de foire, c’était Buenos-Ayres ! Ce qu’il faut noter, c’est que ces voyages ont une excellente influence sur tous ces jeunes gens. Cela leur ouvre l’intelligence ; ils voient ce que c’est qu’une vraie république et reviennent tous réactionnaires enragés. Le gars Sosthène s’est exprimé à peu près dans les mêmes termes que son compagnon. Cependant une de ses sœurs se marie en novembre, et il voudrait bien aller à la noce. Il est donc décidé qu’il va repartir : je crois qu’il s’est laissé effrayer par le froid de l’autre jour. J’avoue que je le comprends jusqu’à un certain point, et que je ne conçois pas comment les cow-boys peuvent y résister. Raymond me disait que, l’année dernière, il avait eu un jour l’imprudence d’approcher un clou de ses lèvres : il fut obligé d’arracher la peau quand il voulut le retirer. Lorsqu’on bride un cheval, il faut mettre le mors pendant quelques instants dans de l’eau chaude avant de l’introduire dans la bouche. Il n’est pas très rare de voir des cow-boys mourir de froid. Jusqu’à −30 °, ils continuent leur service ; mais quand le thermomètre descend plus bas, personne ne sort plus. Les animaux se tiennent immobiles au fond des vallées, ne cherchant même plus à manger. Ils vivent de leur graisse. Aussi ceux qui sont maigres au commencement de l’hiver meurent-ils infailliblement. Du reste, ce n’est pas seulement dans le Far-West qu’on a à supporter des températures aussi invraisemblables, c’est dans tout le nord des États-Unis. Un de mes camarades, commandant un transatlantique, me racontait que, l’an passé, il arriva en rade de New-York un jour qu’il faisait très froid. Il alla chercher le mouillage auquel on attend la visite de la santé. Arrivé à son relèvement, il commande : « Mouille ! » L’ancre ne tombe pas. Pendant la nuit précédente, il y avait eu du gros temps : les embruns tombés sur le bossoir s’étaient congelés : il fallut casser à coups de masse deux ou trois tonnes de glace pour que l’ancre, qui pèse certainement mille ou douze cents kilogrammes, glissât sur son plan incliné. Les malheureux fermiers, nos voisins, qui demeurent le long du French-Creek et de Lame-Johnny-Creek doivent, eux surtout, souffrir cruellement dans leurs maisons ouvertes à tous les vents. Chaque matin il en passe quinze ou vingt devant notre porte, allant chercher leur provision de bois dans la forêt. La plupart demeurent à vingt-cinq ou trente kilomètres. Il leur en faut au moins une trentaine de chariots, car ce bois brûle étonnamment vite, et dans ce pays-ci la charge d’un chariot est bien petite. Ils sont donc obligés de consacrer près d’un mois de leur travail, c’est-à-dire de leur revenu, rien qu’à l’acquisition de leur combustible. Comment peuvent-ils se tirer d’affaire ? Du reste, plus j’étudie ce pays-ci et plus j’acquiers la conviction que la réussite d’un émigrant qui vient s’y établir avec peu ou point de capital, pour faire de l’agriculture, est purement et simplement une affaire de chance. Si la localité dans laquelle il a pris sa préemption devient importante ; si, pour une cause ou une autre, la population y afflue, il se trouvera quelque compagnie ou quelque spéculateur qui lui donnera un bon prix de ses terres pour les réunir à d’autres et en faire une grande propriété, ou pour y bâtir une ville. Mais, en attendant, il n’aura fait que vivre, et vivre d’une façon très précaire, si les années sont passables ; si elles sont mauvaises, il y a gros à parier qu’il ne pourra pas tenir ; il empruntera à 18 pour 100, et, un beau jour, il sera obligé de partir. Il n’en était pas de même il y a quelques années, mais avec les prix actuels des produits agricoles, un petit propriétaire ne peut pas vivre. J’en ai encore eu la preuve l’autre jour. C’était le lendemain du dégel. Il avait « chu de l’ieau » pendant la nuit, comme on dit en Normandie, et la neige était presque fondue. Dans l’après-midi, j’eus la fantaisie d’aller chasser. Je descendis la vallée pendant deux ou trois milles, et puis, attachant mon cheval à un buisson, je me mis à battre les fourrés qui sont sur le bord du creek. Il paraît que le froid a fait revenir les poules de Prairie, car en moins de deux heures, mon chien en a fait lever huit ou dix compagnies, et j’ai pu faire une assez jolie chasse. Je me disposais à revenir, quand j’ai vu un homme à cheval qui arrivait sur l’autre rive du ruisseau, dans lequel il y a pas mal d’eau dans ce moment-ci. Il poussait devant lui deux vaches et un veau, et cherchait à les faire passer de mon côté. La première ne fit pas de difficulté. Mais, à peine entrée dans l’eau, la seconde, celle qui avait le veau, parut tout à coup changer d’avis : elle remonta tout à coup sur la berge et partit au galop dans la direction par laquelle elle était venue. Voyant l’embarras de son conducteur, je lui fis signe que je me chargeais de garder celle qui était de mon côté et qu’il pouvait courir après la fugitive. Quelques minutes se passèrent. Mon tête-à-tête avec ce quadrupède commençait à se prolonger et je me demandais si je n’allais pas me décider à lui fausser compagnie, quand l’homme reparut sur l’autre rive avec sa vache, qui cette fois se décida, sans trop se faire prier, à passer l’eau. L’homme vint à moi aussitôt : — Thank you very much, sir ! much obliged (grand merci) me dit-il en me saluant. Cette politesse m’étonna. En Amérique, on se rend parfois service, mais on ne se remercie jamais. À ce moment, un troisième cavalier survint. C’était Sam Bunker, le herder, qui rentrait de sa tournée. — Tiens ! dit-il en voyant mon compagnon, le gouverneur ! Comment cela va-t-il, gouverneur ? Il y a bien un an que je ne vous avais vu ! Et la veille femme ? — Merci, Sam, cela va bien ! la vieille femme aussi ! Je crus pouvoir interrompre ces touchantes effusions. — Ah ! dis-je à mon tour, vous êtes le père de Sam. Est-ce que vous êtes Américain ? — Non, monsieur : je suis Anglais. Sam est depuis longtemps dans le pays. Il a émigré quand il n’avait que quinze ans. Moi, je n’y suis que depuis trois ans ! — Et qu’est-ce que vous faisiez en Angleterre ? — J’étais garde, monsieur, chez le colonel sir Harry P..., à trente milles de Londres. — Est-ce que vous ne vous trouviez pas bien chez lui ? — Oh ! si, monsieur. J’avais vingt-cinq shillings de gages par semaine, une très jolie maison, autant de lapins que j’en voulais : nous avions une chasse superbe. On a tué jusqu’à six mille faisans dans la saison. Tous les invités de mon maître me donnaient des pourboires. Il y a des années où j’en ai reçu pour plus de cinquante livres ! — Et pourquoi diable êtes-vous venu ici ? — C’est Sam qui m’a décidé à venir le rejoindre j’avais quelques économies. Il m’a persuadé de venir prendre une ferme à Point-of-Rocks. — Et vous avez réussi ? — Oh, non ! Tenez, voilà tout ce qui me reste de ma ferme et de mes économies : ce sont ces deux vaches. Elles sont bonnes laitières. M. Raymond les a achetées pour le ranch : je viens les lui amener : il me les paye 50 dollars. Ce n’est pas cher, pour deux vaches et un veau ! — Et qu’est-ce que vous allez devenir ? — J’entre la semaine prochaine à Sioux-City, dans une maison de fous. Comme gardien ! ajouta-t-il en me voyant rire. Je tâcherai de gagner un peu d’argent et puis je retournerai en Angleterre. Nous cheminâmes pendant quelque temps tous les trois ensemble. Au moment d’arriver à la maison, je remarquai la figure affamée du pauvre père Bunker. — Monsieur Bunker, lui dis-je, restez donc vingt-quatre heures ici. Vous devez avoir envie de voir votre fils ? Et puis, je crois que mon cuisinier a dû faire deux ou trois pâtés de poule de Prairie pour notre voyage. Vous me ferez le plaisir d’en emporter un de ma part à Mme Bunker. — Merci bien, monsieur ! Merci beaucoup pour ma femme et pour les petits. Dieu sait qu’il n’y a pas beaucoup à manger à la maison. Nous étions arrivés. — Monsieur Bunker, dis-je en descendant de cheval, — il s’était empressé de me tenir l’étrier : jamais pareille idée ne serait venue à son fils, — monsieur Bunker, permettez-moi une question. Est-ce qu’on vous a jamais dit que vous aviez été un imbécile de quitter l’Angleterre pour venir dans ce pays-ci ?... (...You were a fool to come here ? ) — Non, monsieur, m’a répondu M. Bunker en riant beaucoup ; on ne me l’a jamais dit, mais je me le suis souvent dit à moi-même ! Avant de retourner chez lui le lendemain, il a pu voir son fils dans l’exercice de ses fonctions les plus délicates. Il y a quelques jours, un des boys a trouvé un brunco. Le brunco est à peu près aux troupeaux de chevaux ce qu’un maverick est aux troupeaux de bœufs. C’est un animal d’humeur vagabonde qui, ayant trouvé moyen d’échapper à tous les round-ups, ne porte aucune marque et, par conséquent, appartient à qui peut l’attraper. Celui-ci, un assez beau poney de quatre ans, gris de fer, était probablement las de son indépendance, car il s’est laissé lacer et ramener sans trop de difficultés. Mais il semble peu satisfait de son nouveau sort, car depuis qu’il est à l’écurie, il se tient dans un coin de sa stalle, sautant comme une bête fauve sur tous ceux qui veulent s’approcher de lui. On a commencé son éducation il y a quatre jours, et c’est Sam qui a été chargé de l’initier aux belles manières. J’ai eu la bonne fortune d’assister à cette délicate opération ; je fumais un cigare dans la cour, après mon déjeuner, m’amusant à tirer des pigeons au vol à coups de revolver..., ce qui est le sport favori des habitants de Fleur de Lis, et j’ajoute, pour les personnes sensibles, que s’il est un sport auquel la Société protectrice des animaux puisse donner sa pleine et entière approbation, c’est bien celui-là ; j’étais donc en train de diminuer ma provision de cartouches, sans augmenter sensiblement les ressources du garde-manger, lorsque j’ai entendu dans l’écurie un tapage épouvantable. J’y courus. C’était l’éducation du brunco qui commençait. On l’avait abattu dans sa stalle en lui entravant les jambes, et malgré une défense héroïque, on était déjà parvenu à lui passer un mors. Pour la selle, ce fut encore plus difficile. Cependant on en vint à bout. On le traîna alors dans la cour, où quelques coups de stock whip le décidèrent à se relever ; on lui mit ensuite un mouchoir sur les yeux. Sam parvint à sauter sur son dos : puis on retira le mouchoir. Alors a commencé une scène fantastique. Le cheval mettait sa tête entre ses deux jambes de devant, réunissait ses quatre pieds et bondissait sur place à une hauteur prodigieuse : c’est ce qu’on appelle bucker. Cela dura vingt ou vingt-cinq minutes, pendant lesquelles je me félicitais bien sincèrement de n’être pas à la place de Sam, qui ne faisait cependant pas trop mauvaise figure. À la fin, le cheval s’arrêta net, et puis tout à coup partit comme un trait en descendant la vallée. Deux heures après, il revenait, ayant toujours Sam sur le dos. Il avait fait ainsi trente ou trente-cinq kilomètres sans s’arrêter. Le lendemain on a recommencé : le cheval s’est déjà beaucoup moins défendu. Au bout de trois jours, il était en service. Il est très certain que M. le vicomte d’Aure, M. le comte de Brèves et M. Baucher procédaient autrement quand ils voulaient dresser un cheval. Mais il leur fallait plus de temps pour y arriver. On peut ajouter qu’ils réussissaient mieux. Tous les chevaux de ce pays-ci sont domptés ; mais on sent qu’ils ne sont jamais complètement dressés. L’animal qui paraît le plus doux fait tout à coup une défense folle au moment où l’on s’y attend le moins. D’ailleurs, en voyant Sam Bunker cramponné comme un singe sur le dos de son brunco et lui enfonçant dans le ventre les énormes molettes de ses éperons, je me disais que si l’on traitait de la sorte un cheval de sang, il tuerait certainement quelqu’un ou se tuerait lui-même. Hier au soir, toute la famille Rogers est venue me faire ses adieux. La mère avait arboré pour la circonstance une certaine robe de soie jaune dont j’ai cru devoir lui faire tous mes compliments. Elle m’a confié que c’était un souvenir de ses beaux jours à Shang-hay. Sa fille s’était également endimanchée : ce qui ne l’empêchait pas de monter son poney sans selle : suivant son habitude. Le père était vraiment trop sale, aussi je l’ai envoyé dîner à la cuisine ; mais j’ai invité ces dames à manger avec nous le dernier dîner de François. Je dois dire qu’il était fort bon. Un potage à la royale a commencé par éveiller l’attention des convives. Elle a été entretenue par des côtelettes d’antilope reposant sur une purée soubise, qu’avait précédée sur la table la célèbre fondue au fromage exécutée d’après la recette des PP. Bénédictins de Belley. Elle a produit son effet ordinaire ! Deux poules de Prairie rôties, entourées d’un cordon d’alouettes, ont supporté les derniers assauts. Toutes ces bonnes choses ont été peu appréciées par la mère Rogers, qui n’a presque rien mangé. « Veau qui tette bien ne mange guère ! » dit un proverbe de chez nous. En se mettant à table, elle a réclamé une bouteille de whiskey et a allumé un gros cigare ; puis elle s’est mise à me raconter ses aventures de Shang-hay et de Hong-kong. Il y avait de quoi faire rougir un gabier de beaupré ! À dix heures du soir, elle avait fumé sept ou huit cigares et bu un bon tiers de la bouteille sans avoir l’air de s’en porter plus mal. Elle et sa fille nous ont alors souhaité le bonsoir ; elles ont remonté sur leurs poneys et sont parties à fond de train pour retourner chez elles par une nuit tellement noire qu’elles ne devaient pas voir la tête de leurs chevaux. C’est vers midi, ce matin, que je suis parti de Fleur de Lis. J’avais le cœur un peu gros en quittant tous ces braves jeunes gens dont je viens de partager la vie pendant six semaines. Tous les cow-boys sont venus me dire adieu. Sam Bunker est arrivé le premier. Je lui ai offert sa photographie, que j’avais faite deux ou trois jours auparavant. Sa petite figure vieillotte, déjà toute couturée de rides, s’est illuminée. — Thank you very much, mister baron ! a-t-il dit. I will give it to my sunday girl ! Je la donnerai à ma fiancée. C’est ainsi que j’ai appris que Sam Bunker avait une fiancée. La malheureuse ! Harvey et les autres se sont contentés de me donner une vigoureuse poignée de main, sans me renseigner sur l’état de leur cœur. — Hope to see you again, mister baron ! Les reverrai-je jamais ? Cela est bien peu probable, même si je reviens ici. Le cow-boy est un nomade. Un beau jour, il arrive, s’assoit près du feu de la cuisine, et puis, au bout d’une demi-heure, demande si l’on peut l’employer. Si la réponse est négative, il séjourne un jour ou deux et puis disparaît. Dans le cas contraire, il reste quelques mois, et puis, un matin, il vient demander son compte et s’en va, sans donner de raisons. I feel lonesome ! En hiver, beaucoup sont sans place. Ils prennent pension dans quelque ranch, fument et jouent toute la journée. Quelle triste vie mènent ces pauvres diables ! Que peuvent-ils devenir quand ils sont vieux ? Et la vieillesse arrive bien vite pour eux. Sam Bunker a vingt-quatre ans : il a l’air d’en avoir dix de plus que son père, qui en a quarante-huit. M... et Def... doivent venir passer une partie de l’hiver en France. Je leur donne donc rendez-vous à Paris. Raymond et J... m’accompagnent jusqu’à la gare. Le père Shirwood, en vendant ses chevaux, a affirmé que plusieurs qu’il a désignés avaient déjà été attelés. Nous en essayons une paire, qui effectivement ne fait pas trop de difficultés et nous mène comme le vent. En arrivant à Buffalo-Gap, dont nous n’avons pas eu de nouvelles depuis plusieurs jours, à cause de la neige, nous sommes frappés de l’aspect extraordinaire qu’elle présente. Les rues de cette importante cité ne sont jamais très animées. Mais, aujourd’hui, elles sont presque désertes. Les citoyens proéminents qui en font d’ordinaire l’ornement ne brillent que par leur absence. Nous en apercevons seulement un ou deux qui, debout sur leur porte, regardent d’un œil effaré un groupe de dix ou douze cow-boys qui, le winchester en travers de la selle, remontent lentement la première avenue, se dirigeant vers la Prairie. Nous allons à l’hôtel après avoir mis nos chevaux à l’écurie. Là nous retrouvons quelques figures de connaissances ; des boutiquiers de la localité : tous colonels, cela va sans dire. Ces messieurs causent entre eux avec beaucoup d’animation. Ils ont l’air très peu rassuré : je demande à l’un d’eux quelle est la cause de toute cette émotion. — Une affaire bien désagréable, baron ! diablement désagréable ! ajoute-t-il après avoir craché avec une précision merveilleuse dans un crachoir éloigné d’au moins cinq mètres. — Mais enfin, peut-on savoir ? — Voilà ! il y a quatre jours, le M. O. N. a payé ses hommes. Quand ils ont eu leur argent, ils se sont grisés, puis ils ont commencé à faire du tapage. — Il me semble qu’il n’y a là rien de bien extraordinaire. — Oui, mais attendez ! Vers une heure du matin, ils sont montés à cheval pour retourner au ranch, et avant de s’en aller, ils ont galopé à travers les rues de la ville, en tirant des coups de revolver dans les fenêtres. — Boys must have their fun ! Il faut bien que la jeunesse s’amuse. S’ils ne dépensaient pas leur argent chez vous, je ne sais pas comment vous feriez pour vivre. — C’est vrai ! Seulement, il paraît que deux ou trois citoyens se sont fâchés en voyant casser leurs vitres : ils ont tiré sur deux boys qui étaient restés en arrière et les ont tués. — Oh ! oh ! voilà qui se gâte. Et qui est-ce qui a fait le coup ? — On ne le sait pas au juste. Sur le moment, on ne s’était aperçu de rien. Ce n’est que le lendemain matin qu’on a trouvé les deux hommes morts. Il y a eu une enquête du coroner, qui n’a pas découvert grand’chose. Mais les boys sont furieux. Il en vient tous les jours une troupe, pour savoir si l’on a découvert le coupable. Le shérif se garde bien d’arrêter personne. La prison est toute neuve ! Si l’on y enfermait, dans ce moment-ci, un prisonnier, on la démolirait pour s’en emparer et le lyncher. D’un autre côté, ils ont dit aujourd’hui que si l’on n’arrêtait personne, ils allaient revenir une de ces nuits, mettraient le feu aux quatre coins de la ville et scalperaient tout le monde ! Et ils sont bien capables de le faire ! Hier au soir, huit ou dix personnes sont déjà parties par le train ! C’est cela qui va donner de la valeur aux terrains ! ajoute douloureusement mon interlocuteur, qui mâche sa chique avec fureur, signe positif de graves préoccupations, dans ce pays. Je lui ai débité les quelques banalités polies que m’ont semblé comporter les circonstances, et puis je suis allé vaquer à mes affaires, en recommandant bien à Raymond de ne pas envoyer un seul boy du côté de Buffalo-Gap tant que l’émotion ne sera pas calmée. Que les Américains se livrent entre eux au libre jeu de leurs institutions, ils sauront toujours bien se tirer d’affaire : mais si des étrangers s’y trouvaient mêlés en quoi que ce fût, ce sont eux qui payeraient les pois cassés. Du reste, il est facile de deviner ce qui arrivera. On finira par mettre en prison quelqu’un ; puis, une belle nuit, une centaine de cow-boys arriveront ; ils s’empareront de la prison après une résistance simulée du shérif, et pendront leur homme au poteau du télégraphe le plus voisin. C’est toujours ainsi que les choses se passent. Cependant, il me semble que depuis quelque temps on entend un peu moins parler de lynchages qu’autrefois. Cela tient peut-être à ce que les cities ayant toutes à présent des court houses et des écoles superbes, on se met maintenant à construire partout des prisons très perfectionnées qui rendent plus difficile l’enlèvement des prisonniers. Jusqu’à présent, celles de ce pays-ci se composaient invariablement d’une enceinte de gros pieux de sapin fermée par une porte de coffre-fort et entourée d’un chemin de ronde dans lequel veillait un député-shérif armé jusqu’aux dents. J’ai visité l’année dernière la prison de Deadwood. Elle était construite sur ce modèle. Il n’y avait même pas de plancher. Au moment de ma visite, elle contenait quatorze assassins et un malheureux gamin de douze ans condamné à six mois de prison pour avoir volé un mouchoir dans une boutique. Tout ce monde vivait pêle-mêle, dans un état de saleté épouvantable, sans même avoir un lit de camp pour se coucher. La plupart de ces braves gens étaient assurément bien peu intéressants. Le juge qui m’accompagnait m’en montra cependant un qui m’inspira une grande pitié. C’était un Indien, de la tribu des Gros-Ventres. Il portait le nom un peu compliqué de Tue son ennemi pendant la nuit (Kill his enemy at night). Il jouissait, paraît-il, d’une honnête aisance, ayant trois femmes et vingt-sept poneys, ce qui constitue, chez les Gros-Ventres, une médiocrité dorée. Il montait sur ses poneys quand il voulait aller à la chasse, battait ses femmes quand il se sentait les nerfs un peu agacés, se comportait d’ailleurs comme un parfait gentleman Gros-Ventre et était aussi heureux qu’on peut l’être dans ce bas monde, lorsqu’un beau jour, ayant sans doute bu plus de whiskey que de raison avec un ami, ils se prirent de querelle et il le tua. Les anciens de la tribu se réunirent : on écouta les plaintes de la famille du défunt : on entendit la défense de l’accusé, et, tout bien considéré, il fut décidé que l’affaire pourrait s’arranger moyennant une indemnité de douze poneys. Tue son ennemi pendant la nuit s’exécuta galamment : il paya les douze poneys ; il en vendit même un treizième et en employa le prix à donner un immense festin auquel furent conviés les parents de la victime. Tout semblait donc terminé, et Tue son ennemi pendant la nuit se considérait, avec raison, comme étant complètement en règle avec la société des Gros-Ventres la seule probablement dont il se souciât. Malheureusement pour lui, il avait compté sans une des nombreuses bizarreries des lois américaines. Les shérifs n’ont pas d’appointements réguliers. Ils ont seulement des honoraires. Ainsi l’arrestation d’un criminel leur rapporte une certaine somme : de plus, on leur paye dix sols par mille qu’ils ont fait en poursuivant ledit criminel ; mais, chose assez bizarre, les dépenses du retour sont à leur compte. Au point de vue particulier auquel se placent les shérifs, l’art d’arrêter un criminel est donc assez délicat. Si l’arrestation a lieu tout près de la prison, les honoraires ne valent pas le déplacement. Si on l’arrête au loin, on touche d’assez beaux honoraires, mais ils sont mangés par les frais de retour. Le grand art, c’est de suivre le criminel pendant des jours et des semaines, de lui faire faire une immense randonnée, puis de le rabattre du côté de la prison et de ne le mettre en état d’arrestation que devant la porte de cet établissement. À première vue, il semble difficile de remplir ce programme : cependant cela arrive assez souvent, car les criminels, pour peu qu’ils soient insolvables et qu’ils aient l’espoir de se sauver avant le jugement, se prêtent assez volontiers à cette combinaison, à condition d’avoir une part dans les bénéfices. Pour Tue son ennemi pendant la nuit, on eut recours à un autre procédé. Un député-shérif se procura un mandat contre lui, puis il se présenta à son wigwam, lui proposa une partie de chasse, l’entraîna dans une « cité », de celle-là dans une autre, on le fit boire et finalement, au bout de quelques jours, le malheureux se réveillait dans la prison de Deadwood pendant que le trésorier du comté réglait la forte note que lui présentait le député-shérif. Puis il reçut la visite d’un avocat, qui commença par se faire donner les quatorze poneys qui lui restaient, à titre de provision. Depuis ce temps jusqu’au moment où je l’ai vu, c’est-à-dire pendant deux ans, on ne s’est plus occupé de lui. Mais le juge qui m’a donné tous ces détails m’a dit qu’un jour ou l’autre on le pendrait probablement. En attendant, le shérif l’emploie à couper le bois qu’il brûle dans son poêle. Il faut convenir que ce pauvre diable doit avoir une bien singulière idée de la justice des blancs. Mais je me suis laissé entraîner hors de mon sujet. J’en étais à parler du régime pénitentiaire dans les Black-Hills. Je ne sais pas si les choses en sont toujours au mêmes point à Deadwood ; à Rapid-City, on vient d’inaugurer une prison qui me semble bien ingénieuse. On entre dans une grande pièce haute de six ou sept mètres, au centre de laquelle un pivot vertical en fer supporte trois plaques de tôle horizontales, circulaires, de trois mètres de rayon environ, et éloignées l’une de l’autre d’à peu près autant. Des cloisons verticales également en tôle, allant du centre à la circonférence, forment six cellules à chaque étage. Cela a absolument l’air des gaveuses Martin qu’on voit au Jardin d’acclimatation et qui servent à engraisser la volaille. Une grande cage en fer entoure tout l’appareil, qui est si bien équilibré qu’un seul homme agissant sur un treuil peut le mettre en mouvement avec la plus grande facilité. Quand le shérif désire y introduire un nouveau pensionnaire, il amène une cellule vide en face de la seule porte qui existe dans la cage, et une fois cette porte refermée, d’un seul tour de clef il a mis en sûreté tous ses prisonniers. L’heure du départ approche. La nuit est déjà tombée Raymond, J... et moi, nous nous acheminons lentement vers la gare. Sur le quai, au milieu d’un groupe, deux colonels quelconques, l’un journaliste, l’autre épicier, je crois, sont en train de discuter violemment au sujet des événements qui viennent de se passer : l’un prend le parti des citoyens, l’autre celui des cow-boys. Bientôt ils en viennent aux gros mots : damned scoundrel ! confounded beggar ! Nous les voyons, la figure éclairée par le gros fanal de la station, le corps penché en avant, la mâchoire frémissante comme pour mieux mâcher les injures qu’ils se jettent à la tête. Chacun a la main droite sur son revolver, qu’on devine caché dans la poche du pantalon par derrière, épiant tous les mouvements de l’adversaire pour ne pas le laisser tirer le premier : épiés, à leur tour, par les assistants, qui ne veulent rien perdre de la scène, mais qui veulent avoir le temps de se mettre à l’abri si on commence à tirer ; car les balles vont droit devant elles et entrent souvent dans la peau de gens auxquels elles n’étaient pas destinées. Je disais tout à l’heure que le lynchage semblait être un peu en décroissance dans ce pays. Les duels deviennent aussi très rares, au moins dans les environs. Dans l’Orégon et dans le Colorado, l’usage s’en est conservé mais la fantaisie la plus grande préside à leur organisation. Dernièrement, les journaux ont parlé d’une de ces affaires. Un certain Hank Vaughan eut une discussion avec un ami. On jugea que l’affaire comportait une rencontre. Les deux adversaires furent mis en présence : leurs mains gauches étaient attachées l’une à l’autre au moyen d’un mouchoir. Chacun avait un revolver dans sa main droite. À un signal donné, ils commencèrent à tirer l’un sur l’autre. Quand on les releva, chacun d’eux avait six balles dans le corps : mais ce qu’il y a de plus extraordinaire dans l’affaire, c’est qu’ils n’en moururent pas. Deux mineurs du Montana ont imaginé une autre combinaison pour régler un différend survenu entre eux. Ils s’assirent sur des petits barils de poudre dont la bonde était ouverte. Chacun, armé d’une barre de fer rouge, cherchait à atteindre la bonde du baril de l’autre. Ils étaient tous les deux complètement ivres, de sorte qu’ils eurent quelque peine à réussir. Finalement un des barils éclata, mettant en bouillie le corps de celui qui était dessus ; mais il survint un incident auquel personne n’avait apparemment songé. L’explosion se communiqua au second baril, de sorte qu’il ne resta plus rien des deux adversaires. Nous laissons les colonels s’expliquer et allons nous promener à l’autre extrémité de la station, où nous trouvons le P. Mac Glynn, le curé de Rapid, qui a une si belle pelisse en peau de loup gris que je le prends tout d’abord pour quelque grand seigneur esquimau en déplacement. Il a entendu dire qu’un ou deux fermiers catholiques viennent de s’établir du côté d’Œlrichs, à une cinquantaine de milles dans le Sud, et il va vérifier le fait. — Moi aussi, je suis en tournée de round-up ! dit-il avec son bon rire irlandais. Tout à coup le train arrive, qui coupe court à la discussion des colonels comme aux explications du révérend. Je n’ai que le temps de serrer la main à mes deux compagnons ; le conducteur crie déjà le traditionnel « All a board ! » je saute sur la plate-forme du car, et nous nous enfonçons dans l’obscurité qui couvre la Prairie. En commençant ce travail, je le dédiais à tous ceux de mes compatriotes auxquels le dégoût des événements et la désespérance de l’avenir donnent des idées d’émigration. Autrefois, chez nous, personne ne songeait à émigrer, parce que tout le monde se trouvait bien chez soi. En France, il paraît qu’il n’en est plus de même maintenant, car le nombre est grand de ceux qui veulent quitter notre pays, et ce nombre augmente tous les jours. Je parlais de toutes les lettres que je reçois à ce sujet. Le dossier grossit dans des proportions qui m’effrayent. Ce ne sont pas les coquins qui veulent partir. Ils n’y songent pas, car ils n’ont jamais été plus heureux. Ce sont les autres, qui se voient ruinés et qui sentent que le temps est passé où il suffisait du travail et de l’honnêteté pour se relever. L’année dernière, un fermier des environs de Château-Thierry courait après moi jusqu’à Londres pour me conjurer de lui faciliter les moyens de passer en Amérique. Cette année, il y a quelques semaines à peine, je me trouvais au Havre : j’y ai vu un spectacle navrant. Sur le quai, attendant leur tour pour embarquer, il y avait soixante-huit paysans ; je causai avec eux. Ils venaient tous du même canton de la Loire-Inférieure. C’étaient des ouvriers agricoles ou de petits propriétaires qui ne pouvaient plus vivre en France. L’un d’eux, qui avait quatre enfants, avait gagné en moyenne dix sols par jour pendant les quatre derniers mois ! Ils partaient pour le Canada. Six cents autres, du même canton, devaient les suivre dans le courant de l’été. Nos journaux s’apitoient toujours sur le sort des malheureux fermiers irlandais, chassés par des landlords sans entrailles. Ce qui obligeait ceux-là à quitter leur pays, c’est que là-bas, aux Indes, il y a des hommes qui peuvent travailler pour cinq sols par jour, parce que le climat leur permet d’aller tout nus et de vivre d’une poignée de riz, et que, par conséquent, ils peuvent fournir leurs denrées à ceux qui en ont besoin, à meilleur marché que tous ces pauvres diables qui sont des hommes comme nous. Leur curé les avait accompagnés. C’est lui qui était chargé d’administrer les fonds mis en commun pour le voyage, que le gouvernement canadien défrayait d’ailleurs en partie. Le matin du départ, il leur dit la messe. J’aurais voulu y aller, je ne le pus malheureusement pas. Une personne de la ville qui y a assisté m’a conté ce qu’elle a vu. Parmi les émigrants, il y avait beaucoup de femmes et d’enfants. Il y avait notamment une pauvre vieille de soixante-seize ans ! Tout ce monde pleurait à chaudes larmes. Le curé, lui-même très ému, leur adressa quelques paroles. On lui a peut-être déjà retiré son traitement. En tout cas, le gouvernement de son pays ne perd pas une occasion de le molester. Le dernier mot qu’il ait dit à tous ces misérables pour lesquels la France républicaine n’a plus de pain a été celui-ci : « Allez ! mes enfants, puisqu’il le faut ; mais du moins, restez toujours Français et catholiques ! » Il a dit « Français » avant « catholiques » ! C’était peut-être un lapsus : mais il l’a dit. Je connais d’estimables personnages qui détestent les prêtres parce que, disent-ils, ce sont des hommes qui n’ont pas l’ombre de patriotisme : ces mêmes personnages ont envoyé leur souscription pour le monument d’un officier déserteur, Armand Carrel, qui a fait le coup de feu contre les troupes françaises en Espagne. Mais voilà que je m’écarte de mon sujet. Ce que je voulais établir, c’est qu’il y a malheureusement en France, à l’heure qu’il est, un grand nombre de gens, un nombre de gens beaucoup plus grand qu’on ne le croit, qui en sont réduits à songer à l’émigration. Presque tous pensent aux États-Unis. Quelles sont leurs chances de réussite ? Voilà la question que je voudrais traiter en quelques mots. Posons d’abord un principe. Quand un étranger arrive dans un pays, il se trouve ordinairement, à moins de circonstances tout à fait exceptionnelles, dans un état d’infériorité relativement aux gens du pays, parce qu’il ne connaît ni leur langue ni leurs usages et que, à mérite égal, ils aimeront toujours mieux avoir affaire à des compatriotes. Pour compenser cette infériorité, il faut : Ou bien que l’émigrant ait des aptitudes tout à fait spéciales ; ceux-là se tirent d’affaire partout ; il est inutile de s’occuper d’eux ; Ou bien qu’il se contente d’un salaire inférieur à celui que reçoivent, dans les pays où il va, les gens qui exercent des professions similaires. Or, en ce moment, il existe en Amérique une crise terrible sur les salaires, due précisément, en grande partie, au million d’émigrants qui y arrivent chaque année. J’ai vu à Chicago un défilé de trente-cinq mille ouvriers sans travail, presque tous Allemands ou Autrichiens. Il est même bien intéressant de voir une république aux prises avec les problèmes que les organes républicains ont tant reproché aux monarchies de n’avoir pas résolus. À ces ouvriers sans travail et demandant du pain, on a répondu en les mitraillant. La liberté de la presse et la liberté de réunion, ces deux palladium — il faudrait peut-être dire palladia — de la constitution américaine, ont été aussi maltraitées l’une que l’autre. Sur les sept anarchistes condamnés à mort à la suite des troubles de Chicago, il y en avait un, à la rigueur, qui pouvait être considéré comme convaincu d’avoir jeté une des bombes qui avaient tué des policemen ; les autres étaient simplement des journalistes ou des orateurs auxquels on reprochait des articles ou des discours incendiaires. Je trouve qu’un journaliste qui excite à brûler un monument est tout aussi coupable que ceux qui suivent ses conseils, et j’estime que si l’un est condamné, l’autre mérite de l’être également comme complice. Mais je ne suis pas Américain, et je ne reproche pas toujours aux autres de ne pas assez respecter les droits primordiaux de l’humanité. La vérité est que si les Américains ont pu, pendant bien longtemps, supporter toutes ces libertés, c’est qu’ils étaient très peu nombreux dans un très grand pays. À mesure que leur population augmente, ils s’aperçoivent qu’ils ont à faire face aux mêmes problèmes que nous. Et ils ne les résolvent certainement pas mieux que nous. En somme, le marché du travail est presque aussi encombré en Amérique qu’en Europe. Il n’en était pas de même il y a quelques années. Il y a trois ou quatre ans encore, il avait une élasticité extraordinaire. Les grandes industries de l’Est s’arrachaient littéralement les arrivants. Ils prenaient dans les manufactures la place des Américains, qui, eux, allaient défricher les terres de l’Ouest. Ces beaux jours sont finis. Un émigrant qui ne peut compter que sur son travail a donc bien peu de chance de réussir, au moins pour le moment. Il n’en est pas de même s’il dispose de quelques capitaux et si, sans s’attarder dans l’Est, il pénètre tout de suite dans les régions peu peuplées de l’ouest du Missouri. Les capitaux y sont encore très rares. À la condition d’employer les siens judicieusement, on peut donc espérer tirer un gros revenu de ceux qu’on y apporte. Malheureusement, le nombre des industries y est bien limité. Jusqu’à présent, il n’y a guère que les ranchs. Ceux de bestiaux viennent de passer par une crise terrible. Tous ceux qui opéraient avec des capitaux empruntés, et il y en avait beaucoup, ont sombré. Ceux qui ont résisté ont, je crois, un bel avenir devant eux. Nos compatriotes semblent avoir été particulièrement heureux. Dans le Montana et le Dakota, il y avait, à ma connaissance, cinq grands ranchs de bestiaux appartenant à des Français. L’un d’eux est en déconfiture, mais c’est parce que son directeur a voulu spéculer ; un autre a changé de mains : c’est un Français qui l’a racheté. Les trois autres sont en pleine prospérité. Les ranchs consacrés à l’élevage et à l’importation des chevaux d’origine française commencent à être assez nombreux. Le plus important est dans le Colorado. Il a été fondé par MM. Dunham et Studebacker avec cinquante étalons percherons et trois mille juments du pays. Ces messieurs vendent à part les meilleurs de leurs poulains mâles comme étalons de demi-sang. Pour leurs autres produits, ils ont des marchés passés avec des compagnies de tramways ou d’omnibus qui les leur prennent, dit-on, au prix moyen de 125 dollars, environ 630 francs. La moyenne de l’ensemble doit probablement se rapprocher de 1 000 francs. Outre leur élevage, tous ces établissements ont des stations de vente pour les étalons qu’ils importent chaque année. Depuis vingt ans, les Américains viennent acheter dans le Perche nos plus beaux reproducteurs. Jusqu’à présent, le chiffre de leurs achats a été constamment en augmentant. Pendant combien de temps cela va-t-il continuer ? Pouvons-nous espérer que cela durera longtemps, ou devons-nous craindre de voir cesser un commerce qui fait la fortune de toute une région ? Cette question offre évidemment le plus haut intérêt : je voudrais la traiter en quelques mots avant de terminer. Les Américains sont très satisfaits du résultat que leur donne cette importation, cela est certain. Mais on peut objecter qu’ayant maintenant un très grand nombre de nos meilleurs étalons et de nos plus belles juments, ils chercheront à produire chez eux le pur sang et que, s’ils y parviennent, ils se dispenseront naturellement de revenir chez nous. J’estime que nous n’avons pas à redouter cette éventualité. Prenez les chevaux européens les plus massifs : Clydesdales, Shires ou Percherons. Transportez-les en Amérique. Dès la première génération, leurs produits, même ceux de pur sang, seront déjà plus minces et auront une tendance très marquée à s’affiner de plus en plus. À la troisième ou quatrième génération, le type sera déjà complètement modifié. Du reste, ce phénomène s’observe très nettement même chez l’homme. L’immense majorité des Américains actuels descend de parents irlandais ou allemands établis en Amérique depuis très peu de temps. La population se recrute constamment de nouveaux éléments venant d’Europe. On serait donc autorisé à croire que cette population ne doit pas avoir de type bien caractérisé, ou que, si elle en a un, il doit se rapprocher de celui des peuples dont elle provient. Il suffit de se promener deux heures dans les rues de n’importe quelle ville de l’Est pour se rendre compte que cette opinion est erronée. Probablement sous l’influence d’un climat et d’un sol très secs, il s’est formé, en un temps extrêmement court, une race américaine offrant un type très distinct de celui des Irlandais et des Allemands. Ceux-ci ont généralement une apparence assez massive et notamment des extrémités énormes. Les Américains, au contraire, sont pour la plupart grands, mais très minces. Les femmes ont assez souvent de tout petits pieds. Mais ce qui, chez elles, caractérise surtout le type, c’est une apparence générale très frêle, et notamment le peu de développement de la poitrine et des hanches. Les Américains qui veulent avoir de gros chevaux seront donc toujours obligés de venir chercher en Europe des reproducteurs. Ceci ne fait pas de doute pour moi. Et ils continueront à venir les demander à la France, parce qu’ils ont reconnu que les chevaux du Clydesdale ne leur donnaient pas d’aussi bons produits. Ceci posé, on peut se demander quelle importance doit prendre ce commerce dans l’avenir. Voici, selon moi, la réponse qu’il convient de faire à cette nouvelle question. C’est surtout dans le bassin du Mississipi que cet élevage s’est développé jusqu’à présent. Ces régions sont peuplées actuellement par trente-cinq millions d’habitants, et cette population, principalement agricole, augmente chaque année, soit par l’émigration, soit par les naissances, de quinze cent mille âmes au moins. Il y a un rapport nécessaire entre le chiffre de la population et celui des chevaux dont elle a besoin. D’ailleurs, les compagnies de tramways et d’omnibus des grandes villes de l’Est commencent, elles aussi, à ne plus vouloir recruter leur cavalerie que de demi-sang percherons qu’elles font venir de l’Illinois. Notre marché va donc toujours s’élargissant. Un journal très intéressant, le Live stock journal, estimait l’autre jour que la consommation annuelle des chevaux de trait aux États-Unis était d’environ seize cent mille chevaux. Il ajoutait que, pour faire face à la production nécessaire, il fallait environ soixante mille étalons. Je crois que ces chiffres sont beaucoup trop faibles, car les Américains, surtout ceux des villes, usent vite leurs attelages. Rien qu’à Chicago, il faut chaque année trente mille chevaux nouveaux. Mais admettons qu’ils soient exacts. Un étalon ne dure pas en moyenne plus de dix ans. Il en faut donc au moins six mille chaque année. Le Perche en fournit trois mille ; le Clydesdale doit en envoyer environ un millier. L’appoint serait composé de demi-sang. Nous pouvons donc non seulement maintenir notre exportation, mais nous devons même l’augmenter d’année en année, et cela dans une très notable mesure. Seulement il ne faudrait pas que cette prospérité grisât nos éleveurs... Or, malheureusement, ils me paraissent se lancer dans une voie bien dangereuse, en exagérant leurs prix d’une manière insensée. L’autre jour, au concours de Nogent-le-Rotrou, le même fermier a vendu trois poulains de deux ans 62 000 francs ; un autre s’est vanté à moi d’avoir acheté 4 000 francs un poulain à naître. L’émulation s’en mêlant, on en a acheté beaucoup dans les mêmes conditions 3 000 et 3 500 francs. C’est de la folie : qu’ils prennent garde que ces folies-là ne profitent à l’élevage anglais ! FIN. Cela n’est pas tout à fait exact. Une jument, tombée dans un trou, y a été retrouvée gelée, mais son poulain a été sauvé. Un autre poulain a été mangé par une panthère. Février 1887. Je viens d’apprendre le mariage de Bessie Rogers avec « Dutch Gus », un des cow-boys de Fleur de Lis. Ces opérations ont pris de telles proportions, que le territoire du Dakota a, l’année dernière, passé une loi interdisant un taux d’intérêt supérieur à 12 pour 100. Tout emprunteur qui peut prouver qu’il a payé un intérêt supérieur a le droit de faire établir par les tribunaux que ce qu’il a payé en plus a amorti une partie de la dette. Cette loi n’a du reste servi à rien. Les banques font toutes signer à leurs clients des billets portant une somme supérieure à celle qu’ils ont reçue réellement. Billy-the-Kid était employé comme cow-boy dans un ranch qui appartenait à un jeune Anglais auquel il était fort attaché. Cet Anglais fut assassiné par un Américain, qui, naturellement, fut acquitté par le jury. Billy se mit alors à la tête des autres cow-boys du ranch, pénétra dans la ville où habitait l’assassin de son maître, et le pendit devant le court-house, en compagnie de quelques-uns des membres du jury. Ce vaillant n’est du reste pas le seul compatriote que nous ayons dans les Black-Hills. Il y a deux ans, un épicier de Custer, qui avait dans sa boutique un rayon de pharmacie, s’avisa qu’il écoulerait bien plus facilement sa marchandise s’il s’associait avec un médecin. Pour arriver à ce résultat, il fit insérer quelques annonces dans un journal de Chicago. Quelqu’un lui répondit et on tomba assez facilement d’accord sur les conditions. Seulement, quelle ne fut pas la stupeur du Custerois en voyant débarquer chez lui, un beau matin, une femme. Le docteur avec lequel il s’était associé était une doctoresse, de Toulouse ! Du reste tout s’arrangea pour le mieux, car trois jours après, l’épicier conduisait à l’autel la doctoresse, et depuis ce temps les habitants de Custer ne sont plus soignés, quand ils sont malades, que selon les formules de l’Académie de Montpellier. Espérons qu’ils apprécient leur bonheur ! Il va sans dire que je change le nom très connu qui m’a été donné. Depuis ma rencontre avec M. le comte Loiseau du Vallon, j’ai pris la peine de m’informer de ses antécédents en Amérique et en France. Il paraît que tout ce qu’il m’a raconté est absolument vrai. Il vit maintenant dans le sein de la tribu des Deux-Chaudrons, l’une de celles qui composent la confédération des Sioux. Il y jouit, m’a-t-on dit, d’une grande considération, d’abord à cause de son ou plutôt de ses mariages, et aussi à la suite d’un événement survenu il y a deux ou trois ans. Un notaire lui ayant écrit de France qu’il venait de faire un petit héritage de 25 à 30 000 francs, il se fit envoyer tout l’argent et l’employa jusqu’au dernier dollar à offrir une grande fête à la tribu. Pendant six semaines, il n’y eut pas un Deux-Chaudronnais, guerrier, squaw ou papoose, qui pût marcher autrement qu’à quatre pattes. Le whisky coulait à flots dans tous les wigwams ! Au bout de ce temps, les Deux-Chaudronnais avaient bien mal au scalp, mais l’influence du comte du Vallon égalait celle des plus grands chefs ! Panem et circenses ! L’instrument que les Américains appellent un scraper et que moi je désigne sous le nom de « pelle-brouette », faute de connaître une autre expression, est fort simple, fort ingénieux et d’un usage général en Amérique dans tous les travaux de terrassement. C’est un demi-cylindre en tôle pouvant tourner autour d’un axe auquel est fixé à angle droit un timon qui sert à atteler les chevaux. L’un des bras est muni de deux poignées ou mancherons. En les soulevant de manière que la section du cylindre fasse avec l’horizon un angle de quarante-cinq degrés, l’autre bord, légèrement évasé, vient mordre dans la terre, qui s’accumule dans le cylindre dès que l’attelage se porte en avant. Quand il est plein, on rabaisse les mancherons, et tout l’appareil glisse comme un traîneau jusqu’au point où l’on veut décharger. Chaque année, au commencement de la saison, les principaux ranchs communiquent à la presse un état approximatif de leur situation. Voici celui qui a paru dans les journaux de la région cette année : Swan cattle Company 55,000 bœufs Carey cattle Company 30,000 bœufs— Converse cattle Company 25,000 bœufs— Ogallalah cattle Company 23,000 bœufs— Standard cattle Company 40,000 bœufs— Union cattle Company 20,000 bœufs— Stoddard and Howard cattle Company 20,000 bœufs— Bay state cattle Company 24,000 bœufs— Wyoming cattle Company 21,500 bœufs— Pratt and Ferris cattle Company 15,000 bœufs— Anglo-Américain cattle Company 11,000 bœufs— Taschemacher and de Billier 10,000 bœufs— Reel and Rosendale 10,000 bœufs— Benjamin and Weaver 10,000 bœufs— Powder river cattle Company 10,000 bœufs— Carter cattle Company 10,000 bœufs— Murphy cattle Company 10,000 bœufs— Durbin cattle Company 10,000 bœufs— Big horn cattle Company 10,000 bœufs— L’un de ces sénateurs était le général Logan, mort depuis, mais qui, aux dernières élections, était le candidat des républicains à la vice-présidence des États-Unis. Cette question du poids des chevaux a jusqu’à présent été si peu étudiée en France, que le tableau suivant intéressera peut-être bien des éleveurs. Il indique les poids moyens de nos principales catégories de chevaux, et m’a été communiqué par M. Lavallard, le directeur de la cavalerie des omnibus, dont tout le monde connaît la haute compétence : Cheval d’omnibus, poids moyen 550 kilogr. Cheval— de cuirassier 500 kilogr.— Cheval— de dragon 450 kilogr.— Cheval— de chasseur et de hussard 400 kilogr.— Cheval— d’artilleur 480 kilogr.— Les plus gros étalons percherons qu’on envoie en Amérique pèsent mille kilogrammes ; quelques-uns ont atteint douze cents kilogrammes. Du reste, cette étude est féconde en surprises. Ainsi tous les animaux, à commencer par l’homme, s’alourdissent en vieillissant. Le cheval semble faire exception à cette règle. On observe aussi que plus un cheval a de sang, et plus il est lourd. Ainsi les chevaux d’artilleurs, plus gros que les chevaux de dragons, sont cependant bien moins lourds relativement. Les os d’un cheval de pur sang ont le grain tellement fin et la contexture si compacte qu’on peut presque leur donner le poli de l’ivoire. Les os des chevaux ordinaires sont au contraire assez spongieux. De toutes ces observations il faut conclure, que les Américains n’ont pas si tort qu’on pourrait le croire de juger les chevaux au poids. Les deux seules compagnies de chemin de fer qui desservent la région des Black-Hills sont l’Union Pacific et le Fremont-Elkhorn et Missouri-Valley. Elles ont, l’une treize cents, et l’autre seulement sept cents wagons à bestiaux. La première a transporté, dans le courant de l’automne 1887, deux cent mille bœufs, et la seconde cent vingt mille. Je me hâte d’ajouter que ce résultat a été trouvé remarquable même en Amérique, car les pommes de terre de Fleur de Lis ont eu le premier prix au concours de Sioux-City. Si quelque lecteur s’est intéressé aux aventures de l’infortuné Tue ses ennemis pendant la nuit, il apprendra sans doute avec plaisir que cet intéressant Gros-Ventre vient d’être relâché. Espérons que ses squaws lui seront restées fidèles. Il aura bien besoin d’elles pour porter son mobilier lors des déplacements de la tribu, car il ne lui reste plus un poney. (Décembre 1888.) Saint-Mars-la-Jaille. Le même bateau emmenait également trois ou quatre familles de petits propriétaires de la Vienne, je crois.
Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 12/Texte entier
Anonyme Le Livre des mille nuits et une nuit Traduction par Joseph-Charles Mardrus. Librairie Charpentier et Fasquelle, 1903 (Tome 12, p. ·-324). bookLe Livre des mille nuits et une nuitAnonymeJoseph-Charles MardrusLibrairie Charpentier et Fasquelle1903ParisVTome 12Le livre des mille nuits et une nuit, Tome 12, trad Mardrus, 1903.djvuLe livre des mille nuits et une nuit, Tome 12, trad Mardrus, 1903.djvu/7·-324 Droits de reproduction et d’adaptation strictement réservés. DE CE VOLUME IL A ÉTÉ TIRÉ : vingt-cinq exemplaires sur papier du Japon ; soixante-quinze exemplaires sur papier de Chine. JUSTIFICATION DU TIRAGE LE LIVRE DES MILLE NUITS ET UNE NUIT TRADUCTION LITTÉRALE ET COMPLÈTE DU TEXTE ARABE par le Dr J. C. MARDRUS TOME XII LA PARABOLE DE LA VRAIE SCIENCE DE LA VIE. — FARIZADE AU SOURIRE DE ROSE. — HISTOIRE DE KAMAR ET DE L’EXPERTE HALIMA. — HISTOIRE DE LA JAMBE DE MOUTON. — LES CLEFS DU DESTIN. — LE DIWAN DES FACILES FACÉTIES ET DE LA GAIE SAGESSE. — HISTOIRE DE LA PRINCESSE NOUR EN NAHAR ET DE LA BELLE GENNIA. PARIS Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 11, rue de Grenelle, 11 1903 AUM ! Quand la résurrection du sanscrit est si notoire de par le fait magicien du brahme SYLVAN LÉVI, mon amitié ne peut que marquer ici cette date sous l’invocation des pures syllabes : Am ! Im ! Um ! Rim ! J.-C. M. LES MILLE NUITS ET UNE NUIT Et Schahrazade dit au roi Schahriar : « Et voila, ô Roi fortuné, tout ce que je sais au sujet d’Aladdin et de la Lampe Magique. Mais Allah est plus savant !... » Et le roi Schahriar dit : « Cette histoire, Schahrazade, est admirable. Mais elle m’étonne beaucoup par sa discrétion. » Et Schahrazade dit : « Dans ce cas, ô Roi, permets à ton esclave Schahrazade de te raconter l’Histoire de Kamar et de l’experte Halima. » Et le roi Schahriar s’ecria : « Certainement, Schahrazade ! » Mais elle sourit et répondit : « Oui, ô Roi ! Mais auparavant, pour te révéler la valeur de l’admirable vertu de patience et te faire attendre, sans colère contre ta servante, le sort plein de félicité qu’Allah destine à ta race par mon entremise, je veux tout de suite te raconter ce que nous ont transmis nos pères, les Anciens, sur le moyen d’acquérir la vraie science de la vie... Et le roi dit : « Ô fille de mon vizir, hâte-toi de m’indiquer le moyen de faire cette acquisition-là. Mais, ô Schahrazade, quel est le sort qu’Allah, par ton entremise, destine à ma race, alors que je n’ai point de postérité ? » Et Schahrazade dit : « Permets, ô Roi, A ta servante Schahrazade, de ne point te parler encore de ce qui s’est passé de mystérieux pendant les vingt nuits de silence que ta bonté lui a accordées pour se reposer d’une indisposition, et durant lesquelles s’est révélée à ta servante la splendeur de ta destinée ! » Et, sans plus rien ajouter À ce sujet, Schahrazade, la fille du vizir, dit : LA PARABOLE DE LA VRAIE SCIENCE DE LA VIE On raconte que dans une ville d’entre les villes, où l'on enseignait toutes les sciences, un jeune homme vivait qui était beau et studieux. Et bien que rien ne manquât à la félicité de sa vie, il était possédé du désir de toujours apprendre davantage. Or, il lui fut un jour révélé, grâce au récit d’un marchand voyageur, qu’il existait, dans un pays fort éloigné, un savant qui était l'homme le plus saint de l'islam et qui possédait à lui seul autant de science, de sagesse et de vertu que tous les savants réunis du siècle. Et il apprit que ce savant, malgré sa renommée, exerçait simplement le métier de forgeron qu’avant lui avaient exerc6 son père et son grand-père. Et, ayant entendu ces paroles, il rentra à sa maison, prit ses sandales, sa besace et son bâton, et quitta sur-le-champ sa ville et ses amis. Et il se dirigea vers le pays lointain où vivait le saint maître, dans le but de se mettre sous sa direction et d’acquérir un peu de sa science et de sa sagesse. Et il marcha pendant quarante jours et quarante nuits, et, après bien des dangers et des fatigues, il arriva, grâce à la sécurité que lui écrivit Allah, dans la ville du forgeron. Et il alla aussitôt au souk des forgerons et se présenta à celui dont tous les passants lui avaient indiqué la boutique. Et, après avoir baisé le pan de sa robe, il se tint debout devant lui dans l’attitude de la déférence. Et le forgeron, qui était un homme d’âge, au visage marqué par la bénédiction, lui demanda : « Que désires-tu, mon fils ? » Il répondit : « Apprendre la science ! » Et le forgeron, pour toute réponse, lui mit entre les mains la corde du soufflet de forge et lui dit de tirer. Et le nouveau disciple répondit par l’ouïe et l’obéissance, et se mit aussitôt à tirer et à relâcher la corde du soufflet, sans discontinuer, depuis le moment de son arrivée jusqu’au coucher du soleil. Et le lendemain il s’acquitta du même travail, ainsi que les jours suivants, pendant des semaines, des mois et toute une année, sans que personne dans la forge, pas plus le maître que les nombreux disciples qui avaient chacun une besogne aussi rude que lui-même, lui adressât une seule fois la parole, et sans que personne se plaignit ou seulement murmurât de ce dur travail silencieux. Et cinq années passèrent de la sorte. Et le disciple, un jour, bien timidement se hasarda à ouvrir la bouche, et dit : « Maître ! » Et le forgeron s’arrêta dans son travail. Et tous les disciples, à la limite de l’anxiété, firent de même. Et, dans le silence de la forge, il se tourna vers le jeune homme, et lui demanda : « Que veux-tu ? » Il dit : « La science ! » Et le forgeron dit : « Tire la corde ! » Et, sans un mot de plus, il reprit le travail de la forge. Et cinq autres années s’écoulèrent, durant lesquelles, du matin au soir, le disciple tira la corde du soufflet, sans répit, et sans que personne lui adressât une seule fois la parole. Mais si quelqu’un d’entre les disciples avait besoin d’être éclairé sur une question de n’importe quel domaine, il lui était loisible d’écrire la demande et de la présenter au maître, le matin, en entrant dans la forge. Et le maître, sans jamais lire l’écrit, le jetait au feu de la forge ou bien le mettait dans les plis de son turban. S’il jetait l’écrit au feu, c’est, sans doute, que la demande ne valait pas une réponse. Mais si le papier était placé dans le turban, le disciple qui l’avait présenté trouvait, le soir, la réponse du maître écrite en caractères d’or sur le mur de sa cellule. Lorsque les dix années furent écoulées, le vieux forgeron s’approcha du jeune homme et lui toucha l’épaule. Et le jeune homme, pour la première fois depuis dix années, lâcha la corde du soufflet de forge. Et une grande joie descendit en lui. Et le maître lui parla, disant : « Mon fils ! tu peux retourner vers ton pays et ta demeure, avec toute la science du monde et de la vie dans ton cœur. Car tout cela tu l’as acquis en acquérant la vertu de patience ! » Et il lui donna le baiser de paix. Et le disciple s’en retourna illuminé dans son pays, au milieu de ses amis ; et il vit clair dans la vie. — Et le roi Schahriar s’écria : « Ô Schahrazade, que cette parabole est admirable ! Et comme elle me donne à réfléchir ! » Et il resta an instant plongé dans ses pensées. Pais il ajouta : « Hâte-toi maintenant, ô Schahrazade, de me raconter l’histoire de Kamar et de l’experte Halima ! » Mais Schahrazade dit : « Permets-moi, ô Roi, de différer encore le récit de cette histoire-là ; car mon esprit, ce soir, n’est point incliné vers elle, et permets-moi plutôt de te commencer l’histoire la plus aimable, la plus fraiche et la plus pure que je connaisse ! » Et le roi dit : « Certes ! ô Schahrazade, je suis disposé à t’écouter, car, moi aussi, mon esprit est tourné ce soir vers les choses aimables. Et puis, cette attente me permettra de faire mon profit de la parabole sur la patience ! » Alors Schahrazade dit : FARIZADE AU SOURIRE DE ROSE Il m’est revenu, ô Roi fortuné, ô doué de bonnes manières, qu’il y avait aux jours d’autrefois, il y a bien longtemps de cela, — mais Allah est le seul savant, — un roi de Perse nommé Khosrou Schah, que le Rétributeur avait doué de puissance, de jeunesse et de beauté, et dans le cœur duquel il avait mis un tel sentiment de justice que, sous son règne, le tigre et le chevreau marchaient côte à côte et buvaient au même ruisseau. Et ce roi, qui aimait à se rendre toujours compte, par ses propres yeux, de tout ce qui se passait dans la ville de son trône, avait coutume de se promener la nuit, déguisé en marchand étranger, en compagnie de son vizir ou de l’un des dignitaires de son palais. Or, une nuit, comme il se trouvait en tournée dans un quartier de pauvres gens, il entendit, en passant par une ruelle, de jeunes voix qui se faisaient entendre tout au fond. Et il s’approcha, avec son compagnon, de l’humble demeure d’où venaient les voix, et, appliquant son œil à une fente de la porte, il regarda au dedans. Et il aperçut, autour d’une lumière, assises sur une natte, trois jeunes filles qui, leur repas terminé, s’entretenaient. Et ces trois jeunes filles, qui se ressemblaient comme se ressemblent des sœurs, étaient parfaitement belles. Et la plus jeune était visiblement, et de beaucoup, la plus belle. Et la première disait : « Moi, mes sœurs, mon souhait, puisqu’il s’agit de faire un souhait, serait de devenir l’épouse du pâtissier du sultan. Car vous savez combien j’aime les pâtisseries, surtout ces admirables et délicates et délicieuses bouchées feuilletées, qu’on appelle « bouchées du sultan ». Et il n’y a que le pâtissier-chef du sultan pour les réussir à point ! Ah ! mes sœurs, c’est alors que vous me jalouserez dans votre cœur, en voyant combien ce régime de fines pâtisseries arrondira mes formes de graisse blanche, et m’embellira, et me reposera le teint ! » Et la seconde disait : « Moi, mes sœurs, je ne suis pas aussi ambitieuse. Je me contenterais, simple- ment, de devenir l’épouse du cuisinier du sultan. Ah ! comme je le souhaite ! Cela me permettrait de satisfaire mes envies rentrées, depuis le temps que je désire goûter à tant de mets extraordinaires, comme on n’en mange qu’au palais seulement Il y a surtout, entre autres choses, ces plateaux de concombres farcis et cuits au four, dont, rien qu’à les voir passer sur la tête des porteurs, aux jours des festins donnés par le sultan, je me sens le cœur tout plein d’émoi ! Ô ! Ce que j’en mangerais ! Toutefois, je n’oublierai pas de vous convier, de temps à autre, si mon époux, le cuisinier, me le permet ; mais je crois qu’il ne me le permettra pas ! » Et lorsque les deux sœurs eurent ainsi exprimé leurs souhaits, elles se tournèrent vers leur plus jeune sœur, qui gardait le silence, et lui demandèrent, se moquant d’elle : « Et toi, ô petite, que souhaites-tu ? Et pourquoi baisses-tu les yeux, et ne dis-tu rien ? Mais, sois tranquille ! nous te promettons, lorsque nous aurons les époux de notre choix, de tâcher de te marier soit à un des palefreniers du sultan, soit à quelque autre dignitaire de même rang, afin que tu sois toujours près de nous ! Parle, qu’en penses-tu ? » Et la petite, confuse et rougissante, répondit d’une voix douce comme l’eau de source : « Ô mes sœurs ! » Et elle ne put en dire davantage. Et les deux jeunes filles, riant de sa timidité, la pressèrent de questions et de plaisanteries, tant qu’elles la décidèrent à parler. Et, sans lever les yeux, elle dit : « Ô mes sœurs, je souhaiterais de devenir l’épouse de notre maître le sultan ! Et je lui donnerais une postérité bénie. Et les fils qu’Allah ferait naître de notre, union seraient dignes de leur père. Et la fille, que j’aimerais avoir devant mes yeux, serait un sourire du ciel même ; ses cheveux seraient d’or d’un côté et d’argent de l’autre ; ses larmes, si elle pleurait, seraient autant de perles qui tomberaient ; ses rires, si elle riait, seraient des dinars d’or qui tinteraient ; et ses sourires, si seulement elle souriait, seraient autant de boutons de rose qui sur ses lèvres écloraient ! » Tout cela ! Et le sultan Khosrou Schah et son vizir voyaient et entendaient. Mais, craignant de se faire remarquer, ils se décidèrent à s’éloigner sans en apprendre davantage. Et Khosrou Schah, amusé à l’extrême, sentit naître en son âme le désir de satisfaire les trois souhaits ; et, sans rien communiquer de son dessein à son compagnon, il lui donna l’ordre de bien remarquer la maison afin d’y venir, le lendemain, prendre les trois jeunes filles et de les lui amener au palais. Et le vizir répondit par l’ouïe et l’obéissance, et se hâta, le lendemain, d’exécuter l’ordre du sultan, en amenant les trois sœurs en sa présence. Et le sultan, qui était assis sur son trône, leur fit avec la tête et les yeux un signe qui voulait dire : « Approchez ! » Et elles s’approchèrent toutes tremblantes, en trébuchant dans leurs pauvres robes de toile ; et le sultan leur dit, avec un sourire de bonté : « Que la paix soit sur vous, ô jeunes filles ! C’est aujourd’hui le jour de votre destinée, et celui où s’accomplira votre souhait ! Et ce souhait, ô jeunes filles, je le connais : car rien ne reste caché aux rois ! Et d’abord toi, la plus âgée, ton souhait sera exaucé, et le pâtissier-chef deviendra, aujourd’hui même, ton époux. Et toi, la seconde, tu auras pour époux mon cuisinier-chef ! » Et le roi s’arrêta, ayant ainsi parlé, et se tourna vers la plus jeune qui, émue à l’extrême, sentait son cœur s’arrêter, et était sur le point de s’affaisser sur les tapis. Et il se leva sur ses deux pieds et, lui prenant la main, il la fit asseoir près de lui sur le lit du trône, en lui disant : « Tu es la reine ! Et ce palais est ton palais, et je suis ton époux ! » Et effectivement les noces des trois sœurs eurent lieu le jour même, celles de la sultane avec une splendeur sans précédent, et celles de l’épouse du cuisinier et de l’épouse du pâtissier, selon les usages ordinaires des mariages du commun. Aussi la jalousie et le dépit pénétrèrent dans le cœur des deux aînées ; et, dès ce moment, elles complotèrent la perte de leur sœur cadette. Toutefois elles se gardèrent bien de rien laisser paraître de leurs sentiments, et acceptèrent avec une gratitude feinte les marques d’affection que ne cessa de leur prodiguer la sultane, leur sœur, qui les admettait, contrairement aux usages des rois, dans son intimité, malgré leur rang obscur. Et loin d’être satisfaites du bonheur qu’Allah leur octroyait, elles éprouvaient, en face du bonheur de leur cadette, les pires tortures de la haine et de l’envie. Et neuf mois passèrent de la sorte, au bout desquels la sultane donna naissance, avec l’aide d’Allah, à un enfant princier, beau comme le croissant de la nouvelle lune. Et les deux sœurs aînées qui, à la demande de la sultane, l’assistaient dans ses couches et remplissaient le rôle de sages-femmes, loin d’être touchées par les bontés de leur cadette à leur égard et par la beauté du nouveau-né, trouvèrent enfin l’occasion qu’elles cherchaient de broyer le cœur de la jeune mère. Elles prirent donc l’enfant, pendant que la mère était encore dans les douleurs, le mirent dans une petite corbeille en osier, qu’elles cachèrent pour le moment, et le remplacèrent par un petit chien mort, qu’elles produisirent devant toutes les femmes du palais, en le donnant comme le résultat des couches de la sultane, et le sultan Khosrou Schah, à cette nouvelle, vit le monde noircir devant son visage ; et, à la limite du chagrin, il alla s’enfermer dans ses appartements, refusant de s’occuper des affaires du règne. Et la sultane fut plongée dans l’affliction, et son âme fut humiliée et son cœur fut broyé. Quant au nouveau-né, il fut abandonné par ses tantes dans la corbeille, au courant de l’eau du canal qui passait au pied du palais. Et le sort voulut que l’intendant des jardins du sultan, qui se promenait le long du canal, aperçût la corbeille qui flottait au fil de l’eau. Et il attira la corbeille vers le bord du canal, à l’aide d’une bêche, l’examina, et découvrit le bel enfant. Et il fut dans l’étonnement qu’éprouva la fille de Pharaon en voyant Moïse dans les roseaux. Or, il y avait de longues années que l’intendant des jardins était marié et souhaitait avoir un enfant ou deux ou trois, qui béniraient leur Créateur. Mais ses vœux et ceux de son épouse n’avaient point jusqu’alors été pris en considération par le Très-Haut. Et ils souffraient tous deux du stérile isolement où ils vivaient. Aussi, quand l’intendant des jardins eut fait la découverte de cet enfant, dont la beauté était sans pareille, il le prit dans la corbeille et, à la limite de la joie, il courut jusqu’au bout du jardin, où se trouvait sa maison, et entra dans l’appartement de sa femme, et, d’une voix émue, lui dit : « La paix sur toi, ô fille de l’oncle ! Voici le don du Généreux en ce jour béni ! Que cet enfant que je t’apporte soit notre enfant, comme il est l’enfant du destin. » Et il lui raconta comment il l’avait trouvé dans la corbeille, flottant sur l’eau du canal ; et il lui affirma que c’était Allah qui le leur envoyait, ayant enfin exaucé, de cette manière, la constance de leurs prières. Et l’épouse de l’intendant des jardins prit l’enfant et l’aima. Or, gloire à Allah qui a mis dans le sein des femmes stériles le sentiment de la maternité, comme il a placé dans le cœur des poules malheureuses le désir de couver les cailloux... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaitre le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT SOIXANTIÈME NUIT Elle dit : — ... Gloire à Allah qui a mis dans le sein des femmes stériles le sentiment de la maternité, comme il a placé dans le cœur des poules malheureuses le désir de couver les cailloux ! Or, l’année suivante, la pauvre mère, si impitoyablement frustrée du fruit de sa fécondité, accoucha, avec la permission du Donateur, d’un autre fils, plus beau que le précédent. Mais les deux sœurs veillaient à l’accouchement, avec des yeux pleins d’intérêt au dehors et de haine au dedans ; et, sans avoir plus de pitié que la première fois pour leur sœur et son nouveau-né, elles prirent en cachette l’enfant et l’exposèrent, comme elles avaient fait pour l’ainé, dans une corbeille sur le canal. Et elles produisirent devant tout le palais un jeune chat, en proclamant que la sultane venait d’en accoucher. Et la consternation entra dans tous les cœurs. Et le sultan, à la limite de la honte, se fût sans aucun doute laissé aller au ressentiment et à la fureur, s’il n’eût pratiqué en son âme la vertu d’humilité devant les décrets de l’insondable justice. Et la sultane fut plongée dans l’amertume et la désolation, et son cœur pleura toutes les larmes des douleurs. Mais pour ce qui est de l’enfant, Allah, qui veille sur la destinée des petits, le mit sous le regard de l’intendant qui se promenait sur le canal. Et, comme la première fois, l’intendant le sauva des eaux, et le porta à son épouse qui l’aima comme son propre enfant, et l’éleva avec les mêmes soins que le premier. Or, afin que les souhaits de Ses Croyants ne restent jamais inexaucés, Allah mit la fécondité dans les flancs de la sultane, qui accoucha pour la troisième fois. Mais ce fut d’une princesse. Et les deux sœurs, dont la haine, loin de s’assouvir, leur avait fait comploter la perte sans recours de leur cadette, firent subir à la fillette le même traitement. Mais elle fut recueillie par l’intendant au cœur pitoyable, comme les deux princes ses frères, avec lesquels elle fut soignée, nourrie et bien aimée. Mais, cette fois, lorsque les deux sœurs, leur acte accompli, eurent produit, à la place de l’enfant nouveau-né, une jeune souris aveugle, le sultan, malgré toute sa magnanimité, ne put se contenir plus longtemps, et s’écria : « Allah maudit ma race, à cause de la femme que j’ai épousée. C’est un monstre que j’ai pris pour mère de ma postérité ! Et il n’y a que la mort qui puisse en débarrasser ma demeure ! » Et il prononça contre la sultane l’arrêt de mort, et commanda à son porte-glaive de remplir son office. Mais lorsqu’il vit devant lui, affaissée dans les larmes et la douleur sans bornes, celle que son cœur avait aimée, le sultan sentit descendre en lui une grande pitié. Et, détournant la tête, il ordonna de l’éloigner et de l’enfermer, pour le reste de ses jours, dans un réduit, tout au fond du palais. Et, dès ce moment, la laissant à ses larmes, il cessa de la voir. Et la pauvre mère connut toutes les douleurs de la terre. Et les deux sœurs connurent toutes les joies de la haine satisfaite, et purent goûter, sans trouble désormais, les mets et les pâtisseries que confectionnaient leurs époux. Et les jours et les années passèrent, avec la même rapidité, sur la tête des innocents et sur la tête des coupables, apportant aux uns et aux autres la suite de leur destinée. Or, lorsque les trois enfants adoptifs de l’intendant des jardins eurent atteint l’adolescence, ils devinrent un éblouissement pour les yeux. Et ils s’appelaient : l’ainé Farid, le second Farouz, et la fille Farizade. Et Farizade était un sourire du ciel même. Ses cheveux étaient d’or d’un côté et d’argent de l’autre ; ses larmes, quand elle pleurait, étaient des perles qui tombaient ; ses rires, quand elle riait, étaient des dinars d’or qui tintaient ; et ses sourires, des boutons de rose éclos sur ses lèvres vermeilles. C’est pourquoi tous ceux qui l’approchaient, ainsi que son père, sa mère et ses frères, ne pouvaient s’empêcher, quand ils l’appelaient par son nom, disant : « Farizade ! » d’ajouter : « au sourire de rose ! » mais le plus souvent on l’appelait tout simplement « Au sourire de rose ». Et tous s’émerveillaient de sa beauté, de sa sa- gesse, de sa douceur, de sa dextérité dans les exercices, quand elle montait à cheval pour accompagner ses frères à la chasse, tirer de l’arc, et lancer la canne ou le javelot ; de l’élégance de ses manières, de ses connaissances de la poésie et des sciences secrètes, et de la splendeur de sa chevelure qui était d’or d’un côté et d’argent de l’autre. Et, de la voir si belle à la fois et si parfaite, les amies de sa mère pleuraient d’émotion. Et c’est ainsi qu’avaient grandi les nourrissons de l’intendant des jardins du roi. Et lui-même, entouré de leur affection et de leur respect, et les yeux rafraîchis par leur beauté, ne tarda pas à entrer dans l’extrême vieillesse. Et son épouse, ayant vécu son lot de vie, le précéda bientôt dans la miséricorde du Rétributeur. Et cette mort fut pour eux tous une cause de tant de regrets et de chagrin, que l’intendant ne put se résoudre à habiter plus longtemps la maison où la défunte avait été la source de leur sérénité et de leur bonheur. Et il alla se jeter aux pieds du sultan, et le supplia d’avoir pour agréable qu’il se démît, entre ses mains, des fonctions qu’il remplissait depuis de si longues années. Et le sultan, fort peiné de l’éloignement d’un si fidèle serviteur, ne lui accorda sa demande, qu’avec beaucoup de regret. Et il ne le laissa partir qu’après lui avoir fait don d’un magnifique domaine, à proximité de la ville, avec de grandes dépendances en terres labourables, en bois et en prairies, avec un palais richement meublé, avec un jardin d’un art parfait tracé par l’intendant lui-même, et avec un parc d’une vaste étendue enclos de hautes murailles et peuplé d’oiseaux de toutes couleurs et d’animaux sauvages ou apprivoisés. Et ce fut là que cet homme de bien alla vivre dans la retraite, avec ses enfants adoptifs. Et c’est là qu’entouré de leurs soins affectueux, il trépassa dans la paix de son Seigneur. Qu’Allah l’ait en sa compassion ! Et il fut pleuré par ses enfants adoptifs, comme jamais père véritable ne fut pleuré. Et il emporta avec lui, sous la pierre qui ne s’ouvre pas, le secret de leur naissance, que d’ailleurs il n’avait qu’imparfaitement connu de son vivant. Et ce fut dans ce domaine merveilleux que continuèrent à vivre les deux adolescents, en compagnie de leur jeune sœur. Et, comme ils avaient été élevés dans la sagesse et la simplicité, ils n’avaient guère d’autre rêve ou d’autre ambition que de continuer, durant toute leur existence, à vivre dans cette union parfaite et dans ce bonheur tranquille. Or, Farid et Farouz allaient souvent à la chasse dans les bois et les prairies qui entouraient leurs domaines. Et Farizade au sourire de rose aimait surtout à parcourir ses jardins. Et un jour, comme elle se disposait à s’y rendre, selon son habitude, ses esclaves vinrent lui dire qu’un bonne vieille, au visage marqué par la bénédiction, sollicitait la faveur de se reposer une heure ou deux à l’ombre de ces beaux jardins. Et Farizade, dont le cœur était secourable autant que belle était son âme et que beau était son visage, voulut elle-même recevoir la bonne vieille. Et elle lui offrit à manger et à boire, et lui présenta un plateau de porcelaine garni de beaux fruits, de pâtisseries, de confitures sèches et de confitures dans leur jus. Après quoi elle l’emmena dans ses jardins, sachant qu’il est toujours profitable de tenir compagnie aux personnes d’expérience, et d’entendre les paroles de sagesse. Et elles se promenèrent ensemble dans les jardins. Et Farizade au sourire de rose soutenait les pas de la bonne vieille. Et, arrivées toutes deux sous le plus bel arbre des jardins, Farizade la fit asseoir à l’ombre de ce bel arbre. Et, de discours en discours, elle finit par demander à la vieille ce qu’elle pensait du lieu où elle était, et si elle le trouvait à son gré. Alors la vieille, après avoir réfléchi une heure de temps, leva la tête et répondit ; « Certes, ô ma maîtresse, j’ai passé ma vie à parcourir les terres d’Allah en large et en long, et jamais je ne me suis reposée en un lieu plus délicieux. Mais, ô ma maîtresse, de même que tu es unique sur la terre, comme la lune et le soleil le sont dans le ciel, de même je voudrais que tu eusses dans ce beau jardin, afin qu’il fût également unique en son espèce, les trois choses incomparables qui lui manquent ! » Et Farizade au sourire de rose fut extrêmement étonnée de sa- voir que trois choses incomparables manquaient à son jardin, et dit à la vieille : « De grâce, ma bonne mère, hâte-toi de me dire, afin que je le sache, quelles sont ces trois choses incomparables que je ne connais pas ? » Et la vieille répondit : « Ô ma maîtresse, c’est pour reconnaître l’hospitalité que tu viens d’exercer avec un cœur si pitoyable à l’égard d’une vieille inconnue, que je veux te révéler l’existence de ces trois choses. » Et elle se tut encore un instant ; puis elle dit : « Sache donc que la première de ces trois choses incomparables, ô ma maîtresse, si elle était dans ces jardins, tous les oiseaux de ces jardins viendraient la regarder, et, l’ayant vue, en chœur ils chanteraient. Car les rossignols et les pinsons, les alouettes et les fauvettes, les chardonnerets et les tourterelles, ô ma maîtresse, et toutes les races infinies des oiseaux, reconnaissent la suprématie de sa beauté. Et c’est, ô ma maîtresse, Bulbul el-Hazar, l’Oiseau-Parleur ! » La seconde de ces choses incomparables, ô ma maîtresse, si elle était dans ces jardins, la brise qui fait chanter les arbres de ces jardins s’arrêterait pour l’écouter ; et les luths et les harpes et les guitares de ces demeures verraient leurs cordes se briser. Car la brise qui fait chanter les arbres des jardins, les luths, et les harpes et les guitares, ô ma maîtresse, reconnaissent la suprématie de sa beauté. Et c’est l’Arbre-Chanteur ! Car ni la brise dans les arbres, ô ma maîtresse, ni les luths, ni les harpes, ni les guitares ne rendent une harmonie comparable au concert des mille invisibles bouches qui sont dans les feuilles de l’Arbre-Chanteur. » Et la troisième de ces choses incomparables, ô ma maîtresse, si elle était dans ces jardins, toutes les eaux de ces jardins s’arrêteraient dans leur murmurante marche, et la regarderaient. Car toutes les eaux, celles de la terre et celles des mers, celles des sources et celles des fleuves, celles des villes et celles des jardins, reconnaissent la suprématie de sa beauté. Et c’est l’Eau Couleur-d’Or ! Car, ô ma maîtresse, une goutte seulement de cette eau, si elle est versée dans un bassin vide, se gonfle et s’élève en foisonnant en gerbes d’or, et ne cesse de jaillir et de retomber, sans que le bassin déborde jamais. Et c’est à cette eau toute d’or, et transparente comme la topaze transparente, qu’aime à se désaltérer Bulbul el-Hazar, l’Oiseau-Parleur ; et c’est à cette eau toute d’or, et fraîche comme la topaze est fraîche, qu’aiment à s’abreuver les mille invisibles bouches de l’arbre aux chantantes feuilles !... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT SOIXANTE-SEIZIÈME NUIT Elle dit : »... les mille invisibles bouches de l’arbre aux chantantes feuilles. » Et, ayant ainsi parlé, la vieille ajouta : « Ô ma maîtresse, ô princesse, si ces choses merveilleuses étaient dans ces jardins, que ta beauté en serait exaltée, ô propriétaire d’une chevelure de splendeur ! » Lorsque Farizade au sourire de rose eut entendu ces paroles de la vieille, elle s’écria : « Ô visage de bénédiction, ma mère, que tout cela est admirable ! Mais tu ne m’as pas dit en quel lieu se trouvent ces trois choses incomparables ? » Et la vieille répondit, en se levant déjà pour s’en aller : « Ô ma maîtresse, ces trois merveilles, dignes de tes yeux, se trouvent dans un endroit situé vers les frontières de l’Inde. Et la route qui y conduit passe précisément derrière ce palais que tu habites. Si donc tu veux y envoyer quelqu’un te les chercher, tu n’auras qu’à lui dire de suivre cette route pendant vingt jours, et, le vingtième jour, de demander au premier passant qu’il rencontrera : « Où sont l’Oiseau-Parleur, l’Arbre-Chanteur et l’Eau Couleur-d’Or ? » Et ce passant ne manquera pas de le renseigner à ce sujet. Et puisse Allah rémunérer ton âme généreuse par la possession de ces choses créées pour ta beauté. Ouassalam, ô bienfaisante, ô bénie ! » Et la vieille, ayant ainsi parlé, acheva de ramener ses voiles autour d’elle, et se retira en murmurant des bénédictions. Or déjà elle avait disparu, quand Farizade, revenue de la songerie où l’avait plongée la connaissance de choses si extraordinaires, eut l’idée de la rappeler ou de courir derrière elle, pour lui demander des renseignements plus précis sur le lieu qui les recélait, et sur les moyens d’y accéder. Mais, voyant qu’il était trop tard, elle se mit à se remémorer mot par mot les quelques indications qu’elle avait entendues, afin de n’en rien oublier. Et elle sentait ainsi grandir en son âme l’irrésistible désir de posséder ou seulement de voir de telles merveilles, bien qu’elle essayât de n’y plus penser. Et elle se mit alors à parcourir les allées de ses jardins, et les coins familiers qui lui étaient si chers ; mais ils lui parurent sans charme et pleins d’ennui ; et importunes elle trouva les voix de ses oiseaux, qui la saluaient au passage. Et Farizade au sourire de rose devint toute triste et pleura par les allées. Et, marchant ainsi, avec ses larmes qui tombaient, elle laissait derrière elle, sur le sable, les gouttes, figées en perles, de ses yeux. Sur ces entrefaites, Farid et Farouz, ses frères, revinrent de la chasse, et, ne trouvant pas leur sœur Farizade sous le berceau de jasmins, où d’ordinaire elle attendait leur retour, ils furent peinés de sa négligence, et se mirent à sa recherche. Et ils virent sur le sable des allées les perles fiées de ses yeux, et se dirent : « Ô que triste est notre sœur ! Et quel sujet de peine est entré en son âme, pour la faire ainsi pleurer ? » Et ils suivirent ses traces, d’après les perles des allées, et la trouvèrent tout en larmes au fond des bosquets. Et ils coururent vers elle et l’embrassèrent et la câlinèrent, pour calmer son âme chérie. Et ils lui dirent : « Ô Farizade, petite sœur, où sont les roses de ta joie et l’or de ta gaieté ? Ô petite sœur, réponds-nous ! » Et Farizade leur sourit, car elle les aimait ; et un tout petit bouton de rose naquit soudain, vermeil, sur ses lèvres ; et elle leur dit : « Ô mes frères ! » et n’osa, toute honteuse de son premier désir, en dire davantage. Et ils lui dirent : « Ô Farizade au sourire de rose, ô notre sœur, quels émois inconnus troublent ainsi ton âme ? Mais raconte-nous tes peines, si tu ne doutes pas de notre amour ! » Et Farizade, se décidant enfin à parler, leur dit : « Ô frères miens, je n’aime plus mes jardins ! » Et elle fondit en larmes, et les perles ruisselèrent de ses yeux. Et, comme ils se taisaient, anxieux, et attristés d’une nouvelle si grave, elle leur dit : « Ô ! je n’aime plus mes jardins ! Il y manque l’Oiseau-Parleur, l’Arbre-Chanteur et l’Eau Couleur-d’Or ! » Et Farizade se laissant soudain aller à l’intensité de son désir, raconta tout d’un trait, à ses frères, la visite de la bonne vieille, et leur expliqua, d’un ton excité à l’extrême, en quoi consistait l’excellence de l'Oiseau-Parleur, de l’Arbre-Chanteur et de l’Eau Couleur-d’Or. Et ses frères, l’ayant écoutée, furent à la limite de l’étonnement, et lui dirent : « Ô notre sœur bien-aimée, calme ton âme et rafraîchis tes yeux. Car ces choses seraient sur l’inaccessible sommet de la montagne Kaf, que nous irions te les conquérir. Mais, pour nous faciliter les recherches, peux-tu seulement nous dire en quel lieu on peut les trouver ? » Et Farizade, toute rougissante d’avoir ainsi exprimé son premier désir, leur expliqua ce qu’elle savait au sujet de l’endroit où devaient ces choses se trouver. Et elle ajouta : « C’est là tout ce que je sais, et rien de plus ! » Et ils s’écrièrent tous deux à la fois ; « Ô notre sœur, nous allons partir à leur recherche ! » Mais elle leur cria, effarée : « Oh, non ! oh, non ! Ne partez pas ! » Et Farid, l’aîné, dit : « Ton désir est sur notre tête et sur nos yeux, ô Farizade. Mais c’est à moi l’aîné de le réaliser. Mon cheval est encore sellé, et me conduira sans faiblir vers les frontières de l’Inde, là où se trouvent ces trois merveilles que je t’apporterai, si Allah veut ! » Et il se tourna vers son frère Farouz et lui dit : « Toi, mon frère, tu resteras ici pour veiller, pendant mon absence, sur notre sœur. Car il ne convient pas que nous la laissions toute seule dans la maison ! » Et il courut à l’heure même vers son cheval, sauta sur son dos et, se baissant, il embrassa son frère Farouz et sa sœur Farizade, qui lui dit, tout éplorée : « Ô notre grand, de grâce ! laisse là un voyage plein de dangers, et descends de cheval. J’aime mieux, plutôt que de souffrir de ton absence, ne jamais voir ni posséder l’Oiseau-Parleur, l’Arbre-Chanteur et l’Eau Couleur-d’Or ! » Mais Farid lui dit, en l’embrassant encore : « Ô petite sœur mienne, laisse là tes craintes, car mon absence ne sera pas de longue durée et, avec l’aide d’Allah, il ne m’arrivera aucun accident ni rien de fâcheux pendant ce voyage. Et d’ailleurs, afin que l’inquiétude ne te tourmente pas durant mon absence, voici un couteau que je te confie ! » Et il tira de sa ceinture un couteau, dont la poignée était incrustée des premières perles tombées des yeux de Farizade enfant, et le lui remit en disant : « Ce couteau, ô Farizade, te renseignera sur mon état. De temps en temps tu le tireras de sa gaine, et tu en examineras la lame. Si tu la vois aussi nette et brillante qu’elle l’est en ce moment, ce sera une marque que je suis toujours en vie et plein de santé ; mais si tu la vois terne ou rouillée, tu sauras qu’un grave accident m’est arrivé ou que je suis réduit en captivité ; et si tu vois qu’il en dégoutte du sang, tu auras la certitude que je ne suis plus au nombre des vivants ! Et, dans ce cas, toi et mon frère, vous appellerez sur moi la compassion du Très-Haut ! » Il dit, et, sans vouloir rien entendre, il partit au galop de son cheval sur la route qui conduisait vers l’Inde. Et il voyagea pendant vingt jours et vingt nuits, dans les solitudes où il n’y avait, pour toute présence, que celle de l’herbe verte et celle d’Allah. Et le vingtième jour de son voyage il arriva à une prairie, au pied d’une montagne. Et dans cette prairie il y avait un arbre. Et sous l’arbre était assis un très vieux cheikh. Et le visage de ce très vieux cheikh disparaissait en entier sous ses longs cheveux, sous les touffes de ses sourcils, et sous les poils d’une barbe qui était prodigieuse, et blanche comme la laine nouvellement cardée. Et ses bras et ses jambes étaient d’une maigreur extrême. Et ses mains et ses pieds se terminaient par des ongles d’une longueur extraordinaire. Et il égrenait de la main gauche un chapelet, tandis qu’il tenait la main droite immobile à la hauteur de son front, avec l’index levé, selon le rite, pour attester l’Unité du Très-Haut. Et c’était, à n’en pas douter, un vieil ascète retiré du monde, qui sait depuis quels temps inconnus ? Et comme c’était précisément le premier homme qu’il rencontrait, en ce vingtième jour de son voyage, le prince Farid mit pied à terre et, tenant son cheval par la bride, s’avança jusqu’au cheikh et lui dit : « Le salam sur toi, ô saint homme ! » Et le vieillard lui rendit son salam, mais d’une voix si étouffée par l’épaisseur de ses moustaches et de sa barbe que le prince Farid ne put percevoir que des paroles inintelligibles. Alors le prince Farid, qui ne s’était arrêté que pour avoir des éclaircissements au sujet de ce qu’il venait chercher si loin de son pays, se dit : « Il faudra bien qu’il se fasse entendre ! » Et il tira des ciseaux de sa besace de voyage, et dit au cheikh : « Ô vénérable oncle, permets-moi de te donner les quelques soins dont tu n’as pas le temps de t’occuper toi-même, plongé que tu es sans cesse dans les pensées de sainteté ! » Et, comme le vieux cheikh n’opposait ni refus ni résistance, Farid se mit à couper, à tailler et à rogner à même la barbe, les moustaches, les sourcils, les cheveux et les ongles, tant et tant que le cheikh en sortit rajeuni de vingt ans, pour le moins. Et, ayant rendu ce service au vieillard, il lui dit, selon la coutume des barbiers : « Que cela te soit un rafraîchissement et un délice ! » Lorsque le vieux cheikh se sentit de la sorte allégé de tout ce qui lui encombrait le corps, il se montra satisfait à l’extrême, et sourit au voyageur. Puis il lui dit, d’une voix devenue plus claire que celle d’un enfant : « Qu’Allah fasse descendre sur toi ses bénédictions, ô mon fils, pour le bienfait que te doit le vieillard ancien que je suis. Mais aussi, qui que tu sois, ô voyageur de bien, je suis prêt à t’aider de mes conseils et de mon expérience ! » Et Farid se hâta de lui répondre : « Je viens de bien loin à la recherche de l'Oiseau-Parleur, de l’Arbre-Chanteur et de l’Eau Couleur-d’Or. Peux-tu donc me dire en quel lieu je puis les trouver ? Ou bien ne sais-tu rien à leur sujet ? » Entendant ces paroles du jeune voyageur, le le cheikh cessa d’égrener son chapelet, tant il se trouvait ému. Et il ne répondit pas. Et Farid lui demanda : « Mon bon oncle, pourquoi ne parles-tu pas ? Hâte-toi de me dire, afin que je ne laisse pas mon cheval se refroidir ici, si tu sais ce que je te demande ou si tu ne le sais pas ! » Et le cheikh finit par lui dire : « Certes, ô mon fils, je connais et le lieu où se trouvent ces trois choses-là, et le chemin qui y conduit. Mais le service que tu m’as rendu est si grand à mes yeux, que je ne puis me décider à t’exposer, en retour, aux terribles dangers d’une telle entreprise ! » Puis il ajouta : « Ah ! mon fils, hâte-toi plutôt de revenir sur tes pas et de t’en retourner vers ton pays ! Combien de jeunes gens, avant toi, ont passé par ici, que jamais plus je n’ai vus revenir ! » Et Farid, plein de courage, dit : « Mon bon oncle, indique-moi seulement la route à suivre, et ne te préoccupe pas du reste. Car Allah m’a doué de bras qui savent défendre leur propriétaire ! » Et le cheikh, lentement, demanda : « Mais comment le défendront-ils contre l’invisible, ô mon enfant, surtout quand Ceux de l’invisible sont des milliers et des milliers ? » Et Farid secoua la tête et répondit ; « Il n’y a de force et de puissance qu’en Allah l’Exalté, ô vénérable cheikh ! Ma destinée est à mon cou, et, si je la fuis, elle me poursuivra ! Dis-moi donc, puisque tu le sais, ce qu’il me reste à faire ! Et de la sorte tu m’obligeras ! » Lorsque le Vieillard de l’Arbre vit qu’il ne pouvait réussir à détourner le jeune voyageur de son entreprise, il mit la main dans un sac qu’il avait autour de sa taille, et en tira une boule de granit rouge... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT SOIXANTE-DIX-SEPTIÈME NUIT Elle dit : ... Lorsque le Vieillard de l’Arbre vit qu’il ne pouvait réussir à détourner le jeune voyageur de son entreprise, il mit la main dans un sac qu’il avait autour de la taille, et en tira une boule de granit rouge. Et il tendit cette boule-là au voyageur, en lui disant : « Elle te conduira où il faut qu’elle te conduise. Toi, monte à cheval et jette-la devant toi. Et elle roulera et tu la suivras jusqu’à l’endroit où elle s’arrêtera. Alors tu mettras pied à terre et tu attacheras ton cheval par la bride à cette boule, et il demeurera à la même place en attendant ton retour. Et tu graviras cette montagne dont tu aperçois d’ici le sommet. Et, de tous côtés, sur tes pas, tu verras de grosses pierres noires, et tu entendras des voix qui ne seront ni les voix des torrents ni celles des vents dans les abîmes ; mais ce seront les voix de Ceux de l’invisible. Et elles te hurleront des paroles qui glacent le sang des hommes. Mais tu ne les écouteras. Car si, effrayé, tu détournais la tête pour regarder derrière toi, tandis qu’elles t’appellent tantôt de près et tantôt de loin, tu serais changé, à l’instant même, en une pierre noire semblable aux pierres noires de la montagne ; mais si, résistant à cet appel, tu arrives au sommet, tu y trouveras une cage et, dans la cage, l’Oiseau-Parleur. Et tu lui diras : « Le salam sur toi, ô Bulbul el-Hazar ! Où est l’Arbre-Chanteur ? Où est l’Eau Couleur-d’Or ? » Et l’Oiseau-Parleur te répondra. Ouassalam ! » Et le vieux cheikh, ayant ainsi parlé, poussa un grand soupir. Et rien de plus. Alors Farid se hâta de sauter à cheval ; et, de toutes ses forces, il jeta la boule devant lui. Et la boule de granit rouge roula, roula, roula. Et le cheval de Farid, un éclair parmi les coureurs, avait peine à la suivre à travers les buissons qu’elle franchissait, les creux qu’elle sautait, et les obstacles qu’elle surmontait. Et elle continua de rouler ainsi, avec une vitesse jamais lassée, jusqu’à ce qu’elle eût heurté les premiers rochers de la montagne. Alors elle s’arrêta. Et le prince Farid descendit de cheval, et enroula la bride autour de la boule de granit. Et le cheval s’immobilisa sur ses quatre jambes, et ne branla pas plus que s’il eût été cloué au sol. Et aussitôt le prince Farid commença à gravir la montagne. Et il n’entendit d’abord rien. Mais à mesure qu’il montait, il voyait le sol se couvrir de blocs de basalte noir, qui figuraient des humains pétrifiés. Et il ne savait pas que c’étaient les corps des jeunes seigneurs qui l’avaient précédé en ces lieux de désolation. Et soudain, d’entre les rochers, un cri se fit entendre qu’il n’avait jamais de sa vie entendu, et qui fut bientôt suivi, à droite et à gauche, par d’autres cris qui n’avaient rien d’humain. Et ce n’étaient ni les hurlements des vents sauvages dans lès solitudes, ni les mugissements des eaux des torrents, ni le bruit des cataractes qui s’engouffrent dans les abîmes, car c’étaient les voix de Ceux de l’invisible. Et les unes disaient : « Que veux-tu ? Que veux-tu ? » Et d’autres disaient : « Arrêtez-le ! Tuez-le ! » Et d’autres disaient : « Poussez-le ! Précipitez-le ! » Et d’autres le raillaient, criant : « Ho ! Ho ! Le mignon ! Le mignon ! Ho ! Ho ! Viens ! Viens ! » Mais le prince Farid, sans se laisser détourner par ces voix, continua à monter avec constance et fermeté. Et les voix se firent bientôt si nombreuses et si terribles, et, des fois, leur souffle passait si près de son visage, et si effrayant devenait leur vacarme, tant à droite qu’à gauche, en avant qu’en arrière, et si menaçantes elles étaient et si pressant se faisait leur appel, que le prince Farid fut saisi malgré lui de tremblement et, oubliant l’avis du Vieillard de l’Arbre, il tourna la tête sous un souffle plus fort de l’une des voix. Et, au même moment, un épouvantable hurlement poussé par des milliers de voix fut suivi par un grand silence. Et le prince Farid fut changé en une pierre de basalte noir. Et, au bas de la montagne, la même chose arriva au cheval, qui fut changé en un bloc sans forme. Et la boule de granit rouge reprit en roulant le chemin de l’Arbre du Vieillard. Or, ce jour-là, la princesse Farizade tira, selon son habitude, le couteau de la gaine qu’elle tenait constamment à sa ceinture. Et pâle et tremblante elle fut, en voyant la lame, encore si nette la veille et si brillante, devenue maintenant toute ternie et rouillée. Et, affaissée dans les bras du prince Farouz, accouru à son appel, elle s’écria : « Ah ! mon frère, où es-tu ? Pourquoi t’ai-je laissé partir ? Qu’es-tu devenu dans ces pays étrangers ? Malheureuse que je suis ! Ô coupable Farizade, je ne t’aime plus ! » Et les sanglots l’étouffaient et soulevaient sa poitrine. Et le prince Farouz, non moins affligé que sa sœur, se mit à la consoler ; puis il lui dit : « Ce qui est arrivé est arrivé, ô Farizade, puisque tout ce qui est écrit doit courir. Mais c’est maintenant à moi d’aller à la recherche de notre frère et, en même temps, de t’apporter les trois choses qui ont causé la captivité où il doit être réduit en ce moment. Et Farizade, suppliante, s’écria : « Non, non ! de grâce, ne pars pas, si c’est pour aller à la recherche de ce qu’a souhaité mon âme insatiable. Ô mon frère, si quelque accident te survenait, je mourrais ! » Mais ses plaintes et ses larmes n’ébranlèrent pas le prince Farouz dans sa résolution. Et il monta à cheval et, après avoir fait ses adieux à sa sœur, il lui tendit un chapelet de perles, qui étaient les secondes larmes pleurées par Farizade enfant, et lui dit : « Si ces perles, ô ma sœur, cessaient de couler sous tes doigts les unes après les autres, comme si elles étaient collées, ce serait un signe que j’aurais subi le même sort que notre frère ! » Et Farizade, bien triste, dit en l’embrassant : « Fasse Allah, ô mon bien-aimé, qu’il n’en soit rien ! Et puisses-tu revenir dans la demeure avec notre grand ! » Et, à son tour, le prince Farouz prit la route qui conduisait vers l’Inde. Et, le vingtième jour de son voyage, il trouva le Vieillard de l’Arbre, qui était assis, comme l’avait vu le prince Farid, l’index de la main droite levé à la hauteur de son front. Et, après les salams, le vieillard, interrogé, renseigna le prince sur le sort de son frère, et fit tous ses efforts pour le détourner de son entreprise. Mais, voyant qu’il ne viendrait pas à bout de son insistance, il lui remit la boule de granit rouge. Et elle le mena au pied de la montagne fatale. Et le prince Farouz s’engagea résolument dans la montagne, et les voix s’élevèrent sur ses pas. Mais il ne les écoutait pas. Et aux injures, aux menaces et aux appels, il ne répondait pas. Et déjà il était parvenu au milieu de son ascension, quand il entendit soudain crier derrière lui : « Mon frère ! mon frère ! ne fuis pas devant moi ! » Et Farouz, oubliant toute prudence, se retourna à cette voix, et fut changé à l’instant en un bloc de basalte noir. Et, dans son palais, Farizade qui ne quittait le chapelet de perles ni le jour ni la nuit, et en faisait sans cesse couler les grains sous ses doigts, s’aperçut aussitôt qu’ils n’obéissaient plus au mouvement qu’elle leur imprimait, et vit qu’ils s’étaient collés les uns aux autres. Et elle s’écria : « Ô mes pauvres frères, dévoués à mes caprices, je vous rejoindrai ! » Et elle comprima toute sa douleur en elle-même et, sans perdre le temps en lamentations inutiles, elle se déguisa en cavalier, s’arma, s’équipa, et partit à cheval, en prenant le même chemin que ses frères. Et, le vingtième jour, elle rencontra le vieux cheikh, assis sous l’arbre, au bord du chemin. Et elle le salua avec respect, et lui dit : « Ô saint vieillard, mon père, n’as-tu pas vu passer, à vingt jours de distance, deux jeunes et beaux seigneurs qui cherchaient l’Oiseau-Parleur, l’Arbre-Chanteur et l’Eau Couleur-d’Or ? » Et le vieillard répondit : « Ô ma maîtresse Farizade au sourire de rose, je les ai vus et je les ai renseignés. Et ils ont été, hélas ! comme tant d’autres seigneurs avant eux, arrêtés dans leur entreprise par Ceux de l’invisible ! » Et Farizade, voyant que le saint homme l’appelait par son nom, fut à la limite de la perplexité, et le vieillard lui dit : « Ô maîtresse de la splendeur, ils ne t’ont point trompée, ceux qui t’ont parlé des trois choses incomparables à la recherche desquelles sont déjà venus tant de princes et de seigneurs. Mais ils ne t’ont pas dit les dangers qu’il y a à tenter une aventure aussi singulière que celle que tu poursuis ! » Et il fit connaître à Farizade tout ce à quoi elle s’exposait en allant à la recherche de ses frères et des trois merveilles. Et Farizade lui dit : « Ô saint homme, mon âme intérieure est toute troublée par tes paroles, car elle est si facile à effrayer. Mais comment reculerais-je quand il s’agit de retrouver mes frères ? Ô saint homme, écoute la prière d’une sœur aimante, et indique-moi les moyens de les délivrer de l’enchantement ! » Et le vieux cheikh répondit : « Ô Farizade, fille de roi, voici la boule de granit qui te conduira sur leurs traces. Mais tu ne pourras les délivrer qu’après t’être rendue maîtresse des trois merveilles. Et puisque tu n’exposes ton âme qu’à cause de l’amour de tes frères, et non parce que tu es poussée par le désir de conquérir l’impossible, l’impossible sera ton esclave. Sache donc que nul parmi les fils des hommes ne peut résister à l’appel des voix de l’invisible. C’est pourquoi, pour vaincre l’invisible, il faut se prémunir contre lui d’adresse, car il possède la force. Et l’adresse des fils des hommes vaincra toutes les forces de l’invisible ! » Et, ayant ainsi parlé, le Vieillard de l’Arbre remit la boule de granit rouge à Farizade ; puis il tira de sa ceinture un flocon de laine, et dit : « Avec ce léger flocon de laine, ô Farizade, tu vaincras tous Ceux de l’invisible ! » Et il ajouta : « Penche vers moi la gloire de ta tête, ô Farizade ! » Et elle pencha vers le Vieillard sa tête dont les cheveux étaient d’or d’un côté et d’argent de l’autre. Et le Vieillard dit : « Que la fille des hommes, avec ce flocon léger, triomphe des forces de Ceux des airs et de toutes les embûches de l’invisible ! » Et, divisant le flocon en deux parts, il en mit à Farizade chaque morceau dans une oreille, et, de la main, lui fit signe de partir. Et Farizade quitta le Vieillard, et lança hardiment la boule dans la direction de la montagne. Et lorsqu’elle fut parvenue aux premières roches et qu’ayant mis pied à terre elle se fut avancée vers les hauteurs, les voix s’élevèrent sous ses pas, d’entre les blocs de basalte noir, avec un tintamarre épouvantable. Mais elle n’entendait qu’à peine un vague bourdonnement, ne saisissait aucune parole, ne percevait aucun appel et, par suite, n’éprouvait aucune crainte. Et elle monta sans arrêt, malgré qu’elle fût délicate et que ses pieds n’eussent jamais foulé que le sable fin des allées. Et elle parvint sans faiblir sur le sommet de la montagne. Et elle aperçut, au milieu du plateau de ce sommet, une cage d’or, devant elle, sur un socle d’or. Et dans la cage elle vit l’Oiseau-Parleur. Et Farizade s’élança, et mit la main sur la cage, en s’écriant : « Oiseau ! Oiseau ! je te tiens ! je te tiens ! Et tu ne m’échapperas pas ! » Et, en même temps, elle arracha, les jetant loin d’elle, les flocons de laine, désormais inutiles, qui l’avaient rendue sourde aux appels et aux menaces de l’invisible. Car déjà s’étaient tues toutes les voix de l’invisible, et un grand silence dormait sur la montagne. Et, du sein de ce grand silence, dans la transparente sonorité, s’éleva la voix de l’Oiseau-Parleur... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaitre le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT SOIXANTE-DIX-HUITIÈME NUIT Elle dit : ... Et, du sein de ce grand silence, dans la transparente sonorité, s’éleva la, voix de l’Oiseau-Parleur. Et elle disait, avec toutes les harmonies en elle réunies, — elle disait, en chantant en sa langue d’oiseau : « Comment, comment, Ô Farizade, Farizade, Au sourire de rose Ah, ah ! — Ah, ah ! Comment pourrais-je Avoir l’envie, Ô nuit ! Les yeux ! Avoir l’envie De t’échapper ? Ah, ah ! — Ô nuit ! Ah, ah ! — Les yeux ! Je sais, je sais Mieux que toi, mieux que toi Qui tu es, qui tu es, Farizade, Farizade ! Ah, ah ! — Ah, ah ! Les yeux ! ô nuit ! Les yeux ! Mieux que toi, je sais Qui tu es, qui tu es, Farizade, Farizade ! Les yeux ! les yeux ! les yeux ! Farizade, Farizade ! Ton esclave je suis. Ton esclave fidèle, Farizade ! Farizade ! » Ainsi chanta, ô luths ! l’Oiseau-Parleur. Et Farizade, ravie à la limite du ravissement, en oublia ses peines et ses fatigues ; et, prenant au mot le miraculeux Oiseau qui venait de se déclarer son esclave, elle se hâta de lui dire : « Ô Bulbul el-Hazar, ô mer- veille de l’air, si tu es mon esclave, prouve-le, prouve-le ! » Et Bulbul, en réponse, chanta : « Farizade, Farizade, Ordonne, ordonne ! Farizade, ordonne ! Car t’ouïr, car t’ouïr, car t’ouïr, Pour moi c’est t’obéir ! » Alors Farizade lui dit qu’elle avait plusieurs choses à demander, et commença par le prier de lui indiquer d’abord où se trouvait l’Arbre-Chanteur. Et Bulbul, par son chant, lui dit de se tourner vers l’autre versant de la montagne. Et Farizade se tourna vers le versant opposé à celui qu’elle avait franchi, et regarda. Et elle vit au milieu de ce versant un arbre si immense que son ombre aurait pu abriter toute une armée. Et elle s’étonna en son âme, et ne sut comment elle pourrait faire pour déraciner et emporter un tel arbre. Et Bulbul, qui voyait sa perplexité, lui exprima, en chantant, qu’il n’était guère besoin de déraciner le vieil arbre, mais qu’il suffisait d’en casser la moindre branche, et de la planter en tel lieu qu’il lui plairait, pour la voir aussitôt prendre racine et devenir un aussi bel arbre que celui qu’elle voyait. Et Farizade se dirigea vers l’Arbre, et entendit le chant qui s’en exhalait. Et elle comprit qu’elle se trouvait en présence de l’Arbre-Chanteur ! Car ni la brise dans les jardins de Perse, ni les luths indiens, ni les harpes de Syrie, ni les guitares d’Égypte n’avaient jamais rendu une harmonie comparable au concert des mille invisibles bouches qui étaient dans les feuilles de cet Arbre musicien. Et lorsque Farizade, revenue du ravissement où l’avait plongée cette musique, eut cueilli une branche de l’Arbre-Chanteur, elle revint vers Bulbul et le pria de lui indiquer où se trouvait l’Eau Couleur-d’Or. Et l’Oiseau-Parleur lui dit de se tourner vers l’occident, et d’aller regarder derrière le rocher bleu qu’elle y verrait. Et Farizade se tourna vers l’occident, et vit un rocher qui était de turquoise tendre. Et elle se dirigea de ce côté, et, derrière le rocher de turquoise tendre, elle vit sourdre un mince ruisselet, semblable à de l’or en fusion. Et cette eau, toute d’or, du ruisselet transpiré par le rocher de turquoise, était encore plus admirable de se trouver transparente et fraîche comme l’eau même des topazes. Et sur la roche, dans un creux, était posée une urne de cristal. Et Farizade prit l’urne et la remplit de l’eau splendide. Et elle s’en revint auprès de Bulbul, avec l’urne de cristal sur son épaule et la branche chantante à la main. Et c’est ainsi que Farizade au sourire de rose posséda les trois choses incomparables. Et elle dit à Bulbul : « Ô le plus beau, il me reste encore une prière à t’adresser. Et c’est pour la » voir exaucer que je suis venue si loin à ta recherche ! » Et comme l’Oiseau l’invitait à parler, elle dit d’une voix tremblante : « Mes frères ! ô Bulbul, mes frères ! » Lorsque Bulbul entendit ces paroles, il parut fort gêné. Car il savait qu’il n’était pas en son pouvoir de lutter contre Ceux de l’invisible et leurs enchantements, et que lui-même leur était soumis depuis toujours. Mais il se dit bientôt que, le sort ayant fait triompher la princesse, il pouvait désormais, sans crainte, la servir à l’exclusion de ses anciens maîtres. Et, en réponse, il chanta : « Avec des gouttes, des gouttes, des gouttes De l’Eau de l’urne de cristal, Ô Farizade, ô Farizade ! Avec des gouttes, des gouttes, des gouttes Arrose, ô rose, ô rose, Arrose les pierres de la montagne, Avec des gouttes, des gouttes, des gouttes, Ô Farizade, ô Farizade ! » Et Farizade prit d’une main l’urne de cristal, et de l’autre la cage d’or de Bulbul et la branche chantante, et elle redescendit le sentier. Et chaque fois qu’elle rencontrait une pierre de basalte noir, elle l’aspergeait avec quelques gouttes de l’Eau Couleur-d’Or. Et la pierre prenait vie et se changeait en homme. Et Farizade, n’en ayant omis aucune, retrouva de la sorte ses frères. Et Farid et Farouz, ainsi délivrés, coururent embrasser leur sœur. Et tous les seigneurs, qu’elle avait tirés de leur sommeil de pierre, vinrent lui baiser la main. Et ils se déclarèrent ses esclaves. Et tous ensemble redescendirent vers la plaine, et remontèrent sur leurs chevaux, après que Farizade les eut également délivrés de l’enchantement. Et ils prirent la direction de l’Arbre du Vieillard. Mais le Vieillard n’était plus dans la prairie, et l’Arbre aussi n’était plus dans la prairie. Et Bulbul, comme Farizade l’interrogeait, lui répondit d’une voix qui se fit grave soudain : « Pourquoi veux-tu revoir le Vieillard, ô Farizade ? Il a donné à la fille des hommes l’enseignement du flocon de laine qui triomphe des voix méchantes, des voix haineuses, des voix importunes et de toutes les voix qui troublent l’âme intérieure et l’empêchent de parvenir aux sommets. Et de même que le maître s’efface devant son enseignement, de même le Vieillard de l’Arbre a disparu quand il t’a transmis sa sagesse, ô Farizade ! Et désormais les maux qui affligent la plupart des hommes n’auront guère de prise sur ton âme. Car tu sauras ne plus prêter ton âme aux événements extérieurs, qui n’existent qu’à cause de ce prêt. Et tu as appris à connaître la sérénité qui est la mère de tous les bonheurs ! » Ainsi s’exprima l’Oiseau-Parleur, à l’endroit où s’élevait naguère l’Arbre du Vieillard. Et tous s’émerveillèrent de la beauté de son langage et de la profondeur de ses pensées. Et la troupe qui faisait cortège à Farizade continua son chemin. Mais bientôt elle commença à diminuer, car les seigneurs délivrés de l’enchantement par Farizade venaient, l’un après l’autre, à mesure qu’ils se retrouvaient sur le chemin par où ils étaient arrivés, lui réitérer l’expression de leur gratitude et, lui baisant la main, ils prenaient congé d’elle et de ses frères. Et le soir du vingtième jour la princesse Farizade et les princes Farid et Farouz arrivèrent, en sécurité, dans leur demeure. Or, dès qu’elle eut mis pied à terre, Farizade se hâta de suspendre la cage dans son jardin, sous un berceau. Et aussitôt que Bulbul eut jeté la première note de sa voix, tous les oiseaux accoururent le regarder, et, l’ayant vu, ils le saluèrent en chœur. Car les rossignols et les pinsons, les alouettes et les fauvettes, les chardonnerets et les tourterelles, et toutes les races infinies des oiseaux qui habitent dans les jardins, reconnurent à l’instant la suprématie de sa beauté. Et à voix haute et à voix basse, comme des almées, ils accompagnèrent de leur ramage ses couplets solitaires. Et chaque fois qu’il en achevait un par un trille savant, ils manifestaient leur ravissement par des acclamations pleines d’harmonie, dans la langue des oiseaux. Et Farizade s’approcha du grand bassin d’albâtre, où elle avait coutume de mirer ses cheveux qui étaient d’or d’un côté et d’argent de l’autre, et y versa une goutte de l’eau contenue dans l’urne de cristal. Et la goutte d’or se gonfla et s’éleva et foisonna en étincelantes gerbes, et ne cessa de jaillir et de retomber, mettant une fraîcheur de grotte marine dans l’air incandescent. Et Farizade planta, de ses propres mains, la branche de l’Arbre-Chanteur. Et la branche prit aussitôt racine et devint, en quelques instants, un aussi bel arbre que celui dont elle était issue. Et un chant s’en exhala si beau ! que ni la brise dans les jardins de Perse, ni les luths indiens, ni les harpes de Syrie, ni les guitares d’Égypte, n’auraient pu en rendre la céleste harmonie. Et, pour écouter les mille invisibles bouches des feuilles musiciennes, les ruisseaux s’arrêtèrent dans leur murmurante marche, les oiseaux eux-mêmes retinrent leurs voix, et la vagabonde brise des allées ramassa ses soieries. Et la vie recommença, dans la demeure, ses jours d’heureuse monotonie. Et Farizade reprit ses promenades dans les jardins, en s’arrêtant de longues heures à s’entretenir avec l’Oiseau-Parleur, à écouter l’Arbre-Chanteur et à regarder l’Eau Couleur-d’Or. Et Farid et Farouz s’adonnèrent à leurs parties de chasse et à leurs chevauchées. Or un jour, dans un sentier de la forêt, si étroit qu’ils ne purent s’écarter à temps, les deux frères se rencontrèrent avec le sultan qui chassait... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT SOIXANTE-DIX-NEUVIÈME NUIT Elle dit : ... Or un jour, dans un sentier de la forêt, si étroit qu’lis ne purent s’écarter à temps, les deux frères se rencontrèrent avec le sultan qui chassait. Et ils descendirent de cheval, en toute hâte, et se prosternèrent le front contre terre. Et le sultan, à la limite de la surprise en voyant dans cette forêt deux cavaliers de lui inconnus, habillés aussi richement que s’ils étaient de sa suite, eut la curiosité de les voir au visage, et leur dit de se relever. Et les deux frères se mirent debout, et se tinrent entre les mains du sultan, avec un air plein de noblesse qui s’alliait merveilleusement avec leur contenance respectueuse. Et le sultan fut frappé de leur beauté, et les admira quelque temps, sans parler, en les considérant depuis la tête jusqu’aux pieds. Puis il leur demanda qui ils étaient et où ils demeuraient. Car son cœur s’était porté vers eux et s’était ému. Et ils répondirent : « Ô roi du temps, nous sommes les fils de ton esclave défunt, l’ancien intendant des jardins. Et nous demeurons, non loin d’ici, dans la maison que nous devons à ta générosité ! » Et le sultan se réjouit fort de connaître les fils de son fidèle serviteur ; mais il s’étonna qu’ils ne se fussent pas présentés au palais jusqu’à ce jour, pour être de sa suite. Et il leur demanda le motif de leur abstention. Et ils répondirent : « Ô roi du temps, pardonne-nous si nous nous sommes abstenus, jusqu’à ce jour, de nous présenter entre tes généreuses mains ; mais nous avons une sœur, notre cadette, qui est pour nous la recommandation dernière de notre père, et sur laquelle nous veillons avec un tel amour que nous ne pouvons songer à la quitter ! » Et le sultan fut touché à l’extrême de cette union fraternelle, et se loua de plus en plus de sa rencontre, se disant : « Jamais je n’eusse cru qu’il y eût dans mon royaume deux jeunes gens si accomplis à la fois et si dénués d’ambition ! » Et le désir lui vint, irrésistible, de les visiter dans leur demeure, pour se mieux rafraîchir les yeux de leur vue. Et il s’en ouvrit tout de suite aux deux adolescents qui répondirent par l’ouïe et l’obéissance, et se hâtèrent de lui faire escorte. Et le prince Farid prit bientôt les devants pour aller avertir sa sœur Farizade de l’arrivée du sultan. Et Farizade, qui n’était guère accoutumée à recevoir, ne sut comment s’y prendre pour faire dignement les honneurs de leur maison au sultan. Et, dans cette perplexité, elle ne trouva rien de mieux que d’aller consulter son ami Bulbul, l’Oiseau-Chanteur. Et elle lui dit : « Ô Bulbul, le sultan nous fait l’honneur de venir voir notre maison, et nous devons le régaler. Hâte-toi donc de m’enseigner comment nous pourrons nous en acquitter, de manière qu’il sorte de chez nous content ! » Et Bulbul répondit : « Ô ma maîtresse, il est inutile de faire préparer, par la cuisinière, des plateaux et des plateaux de mets. Car il n’y a qu’un seul plat qui convienne aujourd’hui au sultan, et il faut le lui servir. Et c’est un plat de concombres farcis de perles ! » Et Farizade fut étonnée, et, croyant que la langue de l’Oiseau lui avait fourché, se récria, disant : « Oiseau ! Oiseau ! tu n’y penses pas ! Des concombres farcis de perles ! Mais c’est un ragoût inouï. Si le roi nous fait l’honneur de prendre un repas chez nous, c’est sans doute pour manger, et non pour avaler des perles ! Tu veux certainement dire « un plat de concombres avec une farce de riz », ô Bulbul ! » Mais l’Oiseau-Parleur s’écria, impatienté : « Pas du tout ! Pas du tout ! Pas du tout ! Une farce de perles, de perles, de perles ! Mais pas de riz, pas de riz, pas de riz ! » Et Farizade, qui avait toute confiance dans le miraculeux Oiseau, se hâta d’aller donner l’ordre à la vieille cuisinière de préparer le plat de concombres aux perles. Et, comme les perles ne manquaient pas dans la demeure, il ne fut point difficile d’en trouver en assez grande quantité pour apprêter le plat. Sur ces entrefaites, le sultan, accompagné du prince Farouz, fit son entrée dans le jardin. Et Farid, qui l’attendait sur le seuil, lui tint l’étrier et l’aida à mettre pied à terre. Et Farizade au sourire de rose, voilée pour la première fois (car Bulbul le lui avait recommandé), vint lui baiser la main. Et le sultan fut touché à l’extrême de sa bonne grâce et de la pureté de jasmin qui s’exhalait d’elle toute, et, pensant à sa vieillesse sans postérité, il pleura. Puis il dit, en la bénissant : « Celui qui laisse une postérité, ne meurt pas ! Qu’Allah t’accorde, ô père de si beaux enfants, une place de choix à Sa droite parmi les Fortunés ! » Puis il ajouta, en abaissant de nouveau ses regards sur Farizade inclinée : « Mais toi, ô fille de mon serviteur, ô tige parfumée, conduis-nous vers quelque délicieux bosquet où nous abriter contre la chaleur ! » Et le sultan, précédé par la tremblante Farizade, et suivi des deux frères, s’avança vers la fraîcheur. Et la première chose qui frappa les yeux du sultan Khosrou Schah fut la gerbe d’eau couleur d’or. Et il s’arrêta un moment à la regarder avec admiration, et il s’écria : « Eau merveilleuse, qui fais tant de plaisir à voir ! » Et il s’avança pour la considérer de plus près, et soudain il perçut le concert de l’Arbre-Chanteur. Et il prêta une oreille ravie à cette musique qui tombait du ciel, et longtemps il l’écouta. Puis il s’écria ; « Ô ! musique que je n’ai jamais entendue ! » Et comme, pour la mieux écouter, il s’avançait du côté où il pensait la trouver, voici qu’elle cessa et qu’un grand silence fit dormir tout le jardin. Et du sein de ce grand silence s’éleva la voix de l’Oiseau-Parleur, en un chant solitaire, éclatant et éperdu. Et elle disait : « Bienvenu — le sultan — Khosrou Schah ! Bienvenu ! bienvenu ! bienvenu ! » Et, avec la dernière note émise par cette voix qui enchantait l’air, tout le chœur des oiseaux répondit, en son langage : « Bienvenu ! bienvenu ! bienvenu ! » Et le sultan Khosrou Schah fut émerveillé de tout cela, et son âme, déjà si émue par tout ce qu’elle avait senti en si peu de temps, fut dans un extrême attendrissement. Et il s’écria : « C’est ici la maison du bonheur ! Oh ! je donnerais ma puissance et mon trône pour habiter avec vous, ô fils de mon intendant ! » Puis, comme il s’apprêtait à interroger Farizade et ses frères sur la provenance des merveilles dont il ne parvenait pas à se rendre un compte exact, ils lui montrèrent l’Arbre-Chanteur et l’Oiseau-Parleur. Et Farizade lui dit : « Pour ce qui est de la source de ces merveilles, c’est une histoire que je raconterai à notre maître le sultan, quand il se sera reposé ! » Et elle invita le sultan à s’asseoir sous le berceau même qui servait d’abri à Bulbul, et où le repas venait d’être apporté sur un grand plateau. Et le sultan s’assit, sous le berceau, à la place d’honneur. Et on lui offrit les concombres aux perles, sur un plat d’or. Et le sultan qui aimait, en effet, les concombres farcis, quand il en vit sur le plat que Farizade elle-même lui offrait, fut sensible à cette attention qu’il ne s’expliquait pas. Mais il fut bientôt à la limite de l’étonnement de voir qu’au lieu d’être farcis, comme à l’ordinaire, de riz et de pistaches, les concombres étaient accommodés aux perles. Et il dit à Farizade et à ses frères : « Par ma vie ! quelle nouveauté dans l’accommodement des concombres ! Et depuis quand les perles remplacent-elles le riz et les pistaches ? » Et Farizade était déjà sur le point de lâcher le plat et de s’enfuir de confusion, quand l’Oiseau-Parleur, élevant la voix, appela le sultan par son nom, disant : « Ô notre maître Khosrou Schah ! » Et le sultan leva la tête vers l’Oiseau, qui continua d’une voix grave : « Ô notre maître Khosrou Schah ! Et depuis quand les enfants d’une sultane de Perse peuvent-ils être changés en animaux, à leur naissance ? Si donc, ô roi du temps, tu as cru jadis à une chose si incroyable, tu n’as pas le droit de t’étonner devant une chose aussi simple que celle d’aujourd’hui ! » Puis il ajouta : « Souviens-toi, ô notre maître, des paroles qu’il y a vingt ans tu entendis un soir dans une humble demeure ! Si tu les a oubliées, ô notre maître, permets à l’esclave de Farizade de te les répéter ! » Et l’Oiseau, d’une voix semblable au doux parler des vierges, dit : « Ô mes sœurs ! quand je serai l’épouse du sultan, je lui donnerai une postérité bénie ! Car les fils qu’Allah fera naître de notre union en tous points seront dignes de leur père ; et la fille, qui rafraîchira nos yeux, sera un sourire du ciel même ! Ses cheveux seront d’or d’un côté et d’argent de l’autre ; ses larmes, si elle pleure, seront des perles, ses rires, des dinars d’or, et ses sourires des boutons de rose ! » Et le sultan, à ces paroles, se cacha la tête dans les mains, et sanglota. Et sa douleur ancienne se fit plus vive qu’aux jours amers du passé. Et toutes les pensées refoulées au fond de son âme désespérée affluèrent soudain dans son cœur, et le déchirèrent. Mais bientôt la voix de Bulbul s’éleva à nouveau, chantante d’allégresse. Et elle disait : « Lève tes voiles, ô Farizade, devant ton père ! » Et Farizade, qui ne pouvait désobéir à la voix de son ami, leva ses voiles. Et, avec eux, tomba le bandeau qui retenait sa chevelure. Et le sultan vit cela et, les bras en avant, se leva en poussant un grand cri. Et la voix de Bulbul lui cria : « Ta fille, ô roi ! » Car d’or sur un côté étaient les cheveux de la jeune fille, et d’argent sur l’autre côté ; et deux perles de joie étaient sur ses paupières, et un bouton de rose sur sa bouche. Et le roi, au même moment, regarda les deux frères, qui étaient beaux. Et il se reconnut en eux. Et la voix de Bulbul lui cria : « Tes fils, ô roi ! » Et, pendant que le sultan Khosrou Schah était encore immobilisé par l’émotion, l’Oiseau-Parleur lui raconta rapidement, ainsi qu’à ses enfants, leur histoire véritable, depuis le commencement jusqu’à la fin, sans en oublier un détail. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter. Et il n’avait pas encore achevé son récit que le sultan et ses enfants, réunis dans les bras les uns des autres, mêlaient leurs larmes et leurs baisers. Louanges à Allah qui réunit après avoir séparé, le Très-grand, l’insondable ! Et lorsqu’ils furent un peu revenus de leur émotion, le sultan dit : « Ô mes enfants, allons en toute hâte retrouver votre mère ! » Mais, ô mes auditeurs, renonçons à décrire ce qui se passa lorsque la pauvre mère, qui vivait solitaire au fond de son réduit, eut revu le sultan, son époux, et se fut reconnue la mère de Farizade au sourire de rose et des deux splendides adolescents, ses frères. Et grâces soient rendues à Allah dont la bonté est infinie et dont la justice n’est jamais en défaut, qui fit mourir de rage, au jour du triomphe, les deux sœurs jalouses, et qui octroya les longues délices et la vie la plus pleine de bonheur au roi Khosrou Schah, à la sultane, son épouse, au beau prince Farid, au beau prince Farouz et à la belle princesse Farizade, jusqu’à l’arrivée de la Séparatrice des amis et de la Destructrice des sociétés. Et gloire à Celui qui, dans son éternité, ne connaît pas le changement. Et telle est la merveilleuse histoire de Farizade au sourire de rose. Mais Allah est plus savant ! — Lorsque Schahrazade eut raconté cette histoire, la petite Doniazade s’écria : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces et charmantes et fraîches et savoureuses ! Et comme cette histoire est admirable ! » Et le roi Schahriar dit : « C’est vrai ! » Et Doniazade crut voir les yeux du Roi mouillés, et dit tout bas à Schahrazade : « Ô ma sœur, je vois comme une larme dans l’œil gauche du Roi, et comme une seconde larme dans son œil droit ! » Et Schahrazade regarda le Roi d’un regard furtif, sourit et dit, en embrassant la petite : « Puisse le Roi ne point éprouver moins de plaisir à entendre l’histoire de Kamar et de l’experte Halima ! » Et le roi Schahriar dit : « Je ne connais pas cette histoire, Schahrazade, et tu sais que je l’attends et que je la désire ! » Elle dit : « Si Allah veut, et si le roi me le permet, je la commencerai demain ! » Et le roi Schahriar, qui se souvenait de la parabole de la vraie science, se dit : « Je veux bien patienter jusqu’à demain, pour entendre cette histoire-là ! » — Et à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le malin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VINGTIÈME NUIT La petite Doniazade s’écria : « Ô ma sœur Schahrazade, par Allah sur toi ! hâte-loi de nous raconter l’Histoire de Kamar et de l’experte Halima ! Et Schahrazade dit : HISTOIRE DE KAMAR ET DE L’EXPERTE HALIMA Il est raconté qu’il y avait, en l’antiquité du temps, — mais Allah est plus savant ! — un marchand fort estimé, nommé Abd el-Rahmân, qu’Allah le Généreux avait favorisé d’une fille et d’un fils. Il avait donné le nom d’Étoile-du-Matin à la fille, à cause de sa parfaite beauté, et de Kamar au garçon à cause qu’il était comme la lune, tout à fait. Mais lorsqu’ils eurent grandi, le marchand Abd el-Rahmân, voyant tout ce qu’Allah leur avait octroyé en charme et en perfection, eut infiniment peur pour eux du mauvais œil des envieux et des ruses des corrompus, et les tint renfermés dans sa maison jusqu’à l’âge de quatorze ans, ne permettant de les voir à personne d’autre qu’à la vieille esclave qui les avait soignés enfants. Mais, un jour que le marchand Abd el-Rahmân était, contre sa coutume, en humeur d’épanchement, son épouse, mère des enfants, lui dit : « Ô père de Kamar, voici que notre fils Kamar vient d’atteindre sa nubilité et peut désormais se comporter comme les hommes. Mais, toi, qu’en penses-tu ? Est-il une fille ou un garçon, dis-le-moi ! » Et le marchand Abd el-Rahmân, extrêmement étonné, lui répondit : « Un garçon ! » Elle dit : « Dans ce cas, pourquoi t’obstines-tu à le tenir caché, comme une fille, aux yeux de tout le monde, et ne le mènes-tu avec toi au souk, et ne le fais-tu asseoir près de toi dans la boutique, pour qu’il fasse la connaissance du monde et que le monde le connaisse et sache au moins, de la sorte, que tu as un fils capable de te succéder et de mener à bien les affaires de la vente et de l’achat ? Sinon, après la longue vie (puisse Allah te l’octroyer sans fin !), nul ne se sera douté de l’existence de ton héritier, qui aura beau dire aux gens : « Je suis le fils du marchand Abd el-Rahmân ! » ; il ne s’entendra répondre qu’avec une incrédulité indignée, et à bon droit : « Nous ne t’avons jamais vu ! Et nous n’avons jamais entendu dire que le marchand Abd el-Rahmân ait laissé de fils ou quelque chose qui, de loin ou de près, ait ressemblé à un fils ! » Et alors, ô calamité sur notre tête ! le gouvernement viendra mettre la main sur tes biens et frustrera ton fils de son dû ! » Et, ayant ainsi parlé avec beaucoup d’animation, elle continua sur le même ton : « Et de même pour notre fille Étoile-du-Matin ! Je voudrais la faire connaître à nos relations, dans l’espoir qu’elle sera demandée en mariage par la mère de quelque jeune homme de sa condition, et que nous puissions, à notre tour, nous réjouir de ses noces ! Car le monde, ô père de Kamar, est fait de vie et de mort, et nous ignorons le jour de notre destin ! » À ces paroles de son épouse, le marchand Abd el-Rahmân réfléchit une heure de temps, puis releva la tête et répondit : « Ô fille de l’oncle, certes ! nul ne peut fuir la destinée attachée à son cou. Mais tu sais bien que je n’ai ainsi gardé les enfants à la maison, que parce que je redoutais pour eux le mauvais œil ! Pourquoi donc me reprocher ma prudence et oublier ma sollicitude ? » Elle dit : « Éloigné soit le Malin, le Maléfique ! Prie sur le Prophète, ô cheikh ! » Il dit : « Que la bénédiction d’Allah soit sur Lui et sur tous les siens ! » Elle reprit : « Et maintenant, mets ta confiance en Allah qui saura sauvegarder notre enfant des mauvaises influences et de l’œil néfaste. Et, d’ailleurs, voici le turban en soie blanche de Mossoul que j’ai confectionné pour Kamar, et dans lequel j’ai pris soin de coudre l’étui d’argent où se trouve renfermé le rouleau de versets saints, préservatif de tout maléfice ! Tu peux donc, en toute sécurité, emmener aujourd’hui Kamar, pour lui faire visiter le souk et lui montrer enfin la boutique de son père ! » Et, sans attendre l’assentiment de son époux, elle alla chercher le jeune garçon qu’elle avait déjà pris soin de vêtir de ses plus beaux effets, et le conduisit entre les mains de son père qui se dilata et s’épanouit à sa vue, et murmura : « Maschallah ! Le nom d’Allah sur toi et autour de toi, ya Kamar ! » Puis, persuadé par son épouse, il se leva, le prit par la main, et sortit avec lui... — À ce moment de sa narration, Scharazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-UNIÈME NUIT Elle dit : ... il se leva, le prit par la main, et sortit avec lui. Or, dès qu’ils eurent franchi le seuil de leur maison et fait quelques pas dans la rue, ils se virent entourés par les allants et les venants, qui s’arrêtaient sur leur passage, troublés, à l’extrême limite du trouble, par l’adolescent et par sa beauté pleine de damnation pour les âmes. Mais ce fut bien autre chose quand ils arrivèrent à la porte du souk. Là, les passants cessèrent entièrement de circuler, et les uns s’approchaient pour baiser les mains de Kamar, après les salams au père, et les autres s’écriaient : « Ya Allah ! Le soleil se lève une seconde fois, ce matin ! Le jeune croissant de Ramadân brille sur les créatures d’Allah ! La nouvelle lune apparaît sur le souk, aujourd’hui ! » Et ils s’exclamaient ainsi de toutes parts, ravis d’admiration, et faisaient des vœux pour l’adolescent, en se pressant en foule autour de lui. Et le père, plein de colère concentrée et de confusion, avait beau les apostropher et les rudoyer, ils n’en faisaient cas, tout à la contemplation de la beauté extraordinaire qui faisait sa miraculeuse entrée dans le souk, en ce jour de bénédiction. Et ils donnaient ainsi raison au poète, en s’appliquant à eux-mêmes ses paroles : Seigneur, Tu as créé la Beauté pour nous enlever la raison, et Tu nous dis : « Craignez ma réprobation ! » Seigneur, Tu es la source de toute beauté, et Tu aimes ce qui est beau ! Comment feraient tes créatures pour s’empêcher d’aimer la beauté ou réprimer leur désir devant ce qui est beau ? Lorsque le marchand Abd el-Rahmân se vit ainsi au milieu des rangs serrés des hommes et des femmes debout entre ses mains et immobiles à contempler son enfant, il fut à la limite de la perplexité, et se mit, en son âme, à charger son épouse de malédictions et à l’injurier de toutes les injures qu’il eût voulu lancer à ces importuns, la rendant responsable de ce qui lui arrivait de si notoirement contrariant. Puis, à bout d’arguments, il repoussa avec rudesse ceux qui l’entouraient et gagna en hâte sa boutique, qu’il ouvrit pour, aussitôt, y installer Kamar, mais de façon à ce que les importunités des passants ne pussent l’atteindre que de loin. Et la boutique devint le point d’arrêt de tout le souk ; et l’attroupement des grands et des petits devint plus intense d’heure en heure : car ceux qui avaient vu voulaient voir davantage, et ceux qui n’avaient pas vu s’appliquaient de toutes leurs forces à voir quelque chose. Et voici que, sur ces entrefaites, s’avança du côté de la boutique un derviche au regard extatique qui, sitôt qu’il eut aperçu le beau Kamar assis près de son père, et si beau, s’arrêta en poussant de profonds soupirs et, d’une voix extrêmement émue, récita cette strophe : « Je vois le rameau de l’arbre bân qui se balance sur une tige de safrân, où luit la lune de Ramadân. Et je lui demande : « Quel est ton nom ? quel est ton nom ? » Il me répond : « Lou-lou ! » Et je m’écrie : « Li ! li ! » Mais il me dit : « La ! la ! » Après quoi le vieux derviche, tout en se caressant la barbe, qu’il avait longue et blanche, s’approcha de la devanture, entre les rangs des assistants qui se rangeaient sur son passage, par respect pour son grand âge. Et il regarda le jeune garçon avec des yeux pleins de larmes et lui offrit une branche de basilic doux. Puis il s’assit sur le banc de la devanture, à la place la plus proche du jeune garçon. Et l’on pouvait en toute conscience, le voyant dans un tel état, lui appliquer ces paroles du poète : Tandis que le garçon au beau visage se tenait dans la place, et que son beau visage était la lune apparue aux jeûneurs de Ramadân. Eh là, voyez ! A pas lents s’avance un cheikh d’aspect vénérable et ascétique. Longuement il étudia l’amour, le travaillant de nuit et de jour ; et il acquit un singulier savoir dans le licite et l’illicite. Il cultiva à la fois jouvenceaux et jouvencelles, qui le rendirent plus maigre qu’un cure-dent. Vieux os sous une vieille peau ! Cheikh pédéraste comme un Maghrébin, toujours suivi par son mignon ; Mais pour les femmes, plutôt superficiel, à ce que l’on dit, bien que versé dans l’étude du sexe acide et du sexe doux ; car, à un moment donné, entre le jeune Zeid et la jeune Zeinab il ne voit point la différence. Le cœur tendre et le reste dur comme le granit, qu’il est prodigieux ! Pour le bouc et pour la chèvre, pour l’imberbe et le barbu, toujours debout ! Pédéraste le cheikh comme un Maghrébin ! Lorsque les gens, qui se pressaient émerveillés devant la boutique, virent l’état d’extase du derviche, ils se firent part de leurs réflexions les uns aux autres, disant : « Ouallah ! tous les derviches se ressemblent ! Ils sont comme le couteau du marchand de colocases : ils ne différencient pas le mâle d’avec la femelle ! » Et d’autres s’exclamaient : « Éloigné soit le Malin ! Le derviche brûle pour le joli garçon ! Qu’Allah confonde les derviches de son espèce ! » Quant au marchand Abd el-Rahmân, père du jeune Kamar, il se dit, en voyant tout cela : « Le plus sensé est de nous en retourner à la maison plus tôt qu’à l’ordinaire. » Et, pour décider le derviche à s’en aller, il tira de sa ceinture quelque monnaie et la lui offrit en disant : « Prends ta chance d’aujourd’hui, ô derviche ! » Et il se tourna, en même temps, vers son fils Kamar et lui dit : « Ah ! mon fils, qu’Allah traite ta mère comme elle le mérite, qui nous cause tant de désagréments, aujourd’hui ! » Mais comme le derviche ne bougeait pas de sa place et ne tendait pas la main pour prendre la monnaie offerte, il lui dit ; « Lève-toi, l’oncle, que nous fermions notre boutique et nous en allions en notre voie ! » Et, parlant ainsi, il se tint debout sur ses deux pieds, et se mit en devoir de fermer les deux battants. Alors le derviche fut bien obligé de se lever du banc sur lequel il s’était cloué, et descendit dans la rue, mais sans pouvoir détacher un instant ses regards du jeune Kamar. Et lorsque le marchand et son fils, après avoir fermé la boutique, eurent fendu la foule et se furent dirigés du côté de la sortie, il les suivit hors du souk et marcha, ses pieds derrière les leurs, et son bâton rythmant ses pas, jusqu’à la porte de leur maison. Et le marchand, voyant la ténacité du derviche et n’osant pas l’injurier, par respect pour la religion, et à cause aussi des gens qui les regardaient, se tourna vers lui et lui demanda : « Que veux-tu, ô derviche ? » Il répondit : » Ô mon maître, je désire fort être ton invité, cette nuit, et tu sais que l’invité est l’hôte d’Allah — qu’Il soit exalté ! » Et le père de Kamar dit : « Bienvenu soit l’hôte d’Allah ! Entre donc, ô derviche ! » Mais il se dit, à part lui : « Par Allah ! je vais bien voir ce qu’il en est. Si ce derviche est mal intentionné au sujet de mon fils, et si son mauvais destin le pousse à tenter quelque chose, en gestes ou en paroles, pour sûr je le tuerai et l’enterrerai dans le jardin, en crachant sur sa tombe ! Quoi qu’il en soit, je vais commencer par lui faire donner à manger, ce qui est la chance de tout hôte trouvé sur la voie d’Allah ! » Et il l’introduisit dans la maison et lui fit porter par la négresse l’aiguière et le bassin pour les ablutions, et de quoi manger et boire. Et le derviche, une fois ses ablutions faites en invoquant le nom d’Allah, se mit dans l’attitude de la prière, et n’en sortit que pour réciter tout le « chapitre de la Vache », qu’il fit suivre du chapitre de « la Table » et de celui de « l’Immunité ». Après quoi il formula le « Bismillah » et toucha aux aliments servis dans le plateau, mais avec discrétion et dignité. Et il remercia Allah pour ses bienfaits. Lorsque le marchand Abd el-Rahmân eut appris par la négresse que le derviche avait terminé son repas, il se dit : « C’est le moment d’éclaircir l’affaire ! » Et il se tourna vers son fils et lui dit : « Ô Kamar, va trouver notre hôte le derviche, et demande-lui s’il a tout ce qu’il lui faut, et entretiens-toi quelque temps avec lui, car les paroles des derviches qui parcourent la terre en large et en long, sont souvent agréables à écouter, et leurs histoires profitables à l’esprit de l’écouteur. Assieds-toi donc tout près de lui, et s’il te prend la main, ne la lui retire pas, car celui qui enseigne aime sentir entre lui et son disciple un lien direct, qui aide à mieux transmettre l’enseignement. Et, en toutes choses, aie pour lui les égards et l’obéissance que t’imposent sa qualité d’hôte et son grand âge ! » Et, ayant ainsi prêché son fils, il l’envoya près du derviche, et se hâta d’aller se poster à l’étage supérieur, à un en- droit d’où il pouvait, sans être remarqué, tout voir et tout écouter dans la salle où se tenait le derviche. Or, dès que sur le seuil apparut le bel adolescent, le derviche fut en proie à une telle émotion que les larmes lui jaillirent des yeux et qu’il se prit à soupirer comme une mère qui a perdu et retrouvé son enfant. Et Kamar s’approcha de lui et, d’une voix douce à changer en miel l’amertume de la myrrhe, il lui demanda s’il ne manquait de rien et s’il avait eu sa part des biens d’Allah sur Ses créatures. Et il vint s’asseoir tout près de lui, avec grâce et élégance, et, en s’asseyant, il découvrit, sans le faire exprès, sa cuisse qui était blanche et tendre comme une pâte d’amandes. Et c’est alors que le poète aurait pu dire en toute vérité, sans crainte d’être démenti : Une cuisse, ô Croyants, toute de perles et d’amandes ! Ne vous étonnez donc pas si c’est aujourd’hui la Résurrection, car on ne surgit jamais mieux que lorsque les cuisses sont à jour ! Mais le derviche, en se voyant seul avec le jouvenceau, loin de se laisser aller vis-à-vis de lui à des privautés de quelque ordre que ce fût, recula de quelques pas de l’endroit où il était, pour aller s’asseoir un peu plus loin sur la natte, dans une attitude incontestable de décence et de respect de soi-même. Et là il continua à le regarder en silence, avec des larmes pleins les yeux, et en proie à la même émotion qui l’avait immobilisé sur le banc de la boutique. Et Kamar fut bien surpris de cette façon d’agir du derviche ; et il lui demanda pourquoi il l’évitait et s’il avait à se plaindre de lui, ou de l’hospitalité de leur maison. Et le derviche, pour toute réponse, récita d’une manière très sentie ces belles paroles du poète : « Mon cœur est épris de la Beauté, car c’est par l’amour de la Beauté qu’on atteint au sommet de la perfection. Mais mon amour est sans désir et libre de tout ce qui tient aux sens. Et j’abhorre tous ceux qui aiment d’une autre manière. » Tout cela ! Et le père de Kamar voyait et entendait, et était à la limite de la perplexité. Et il se disait : « Je m’humilie devant Allah que j’ai offensé, en soupçonnant d’intentions perverses ce sage derviche ! Qu’Allah confonde le Tentateur qui suggère à l’homme de telles pensées sur ses semblables ! » Et, édifié sur le compte du derviche, il descendit en toute hâte et entra dans la salle. Et il fit ses salams et ses souhaits à l’hôte d’Allah, et il finit par lui dire : « Par Allah sur toi, ô mon frère, je t’adjure de me raconter la cause de ton émotion et de tes larmes, et pourquoi la vue de mon fils te fait pousser de si profonds soupirs. Car un tel effet doit certainement avoir une cause ! » Le derviche dit : « Tu dis vrai, ô père de l’hospitalité ! » Il dit : « En ce cas, ne me fais pas tarder davantage à apprendre de toi cette cause ! » Il dit : « Ô mon maître, pourquoi me forcer à aviver une blessure qui se ferme, et à retourner le couteau dans ma chair ? » Il dit : « Par les droits acquis de l’hospitalité, je te prie, ô mon frère, de satisfaire ma curiosité ! » Alors le derviche dit : « Sache donc, ô mon maître... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-DEUXIÈME NUIT Elle dit : ... Alors le derviche dit : « Sache donc, ô mon maître, que je suis un pauvre derviche qui pérégrine continuellement sur les terres et les contrées d’Allah, en s’émerveillant de l’œuvre du Créateur du jour et de la nuit. » Or un jour de vendredi, au matin, je fus conduit par ma destinée dans la ville de Bassra. Et, en y entrant, je constatai, que les souks et les boutiques et les magasins étaient ouverts, avec toutes les marchandises exposées aux étalages ainsi que toutes les victuailles et, d’une manière générale, tout ce qui se vend et s’achète, tout ce qui se mange et se boit ; mais je constatai également que ni dans les souks, ni dans les boutiques, ne se voyait trace de marchand ou d’acheteur, de femme ou de fillette, d’allant ou de venant ; et tout était si abandonné et si désert qu’il n’y avait, dans aucune rue, pas même un chien ou un chat ou quelque jeu d’enfants ; mais partout la solitude et le silence, et rien que la seule présence d’Allah. Et moi je m’étonnai de tout cela, et je dis en mon âme : « Qui sait en quel endroit ont bien pu aller les habitants de cette ville, avec leurs chats et leurs chiens, pour ainsi abandonner, sur les étalages, toutes ces marchandises ! » Mais, comme une grande faim me torturait l’intérieur, je ne m’attardai pas longtemps en ces réflexions et, avisant le plus bel étalage de pâtissier, j’en mangeai ce qui était ma chance et la satisfaction de mon désir sur les pâtisseries. Après quoi, je me dirigeai vers l’étalage d’un rôtisseur, et je mangeai deux ou trois ou quatre brochettes d’agneau gras, et un ou deux poulets rôtis tout chauds encore du four, avec quelques galettes soufflées, comme de ma vie de derviche pèlerin ma langue n’en avait goûté ni n’en avaient mes narines senti ; et je remerciai Allah pour Ses dons sur la tête de Ses pauvres. Puis je montai dans la boutique d’un marchand de sorbets, et je bus une ou deux gargoulettes d’un sorbet parfumé au nadd et au benjoin, de quoi seulement apaiser les sollicitations premières de mon gosier depuis si longtemps déshabitué des boissons des riches citadins. Et je rendis grâces au Bienfaiteur qui n’oublie pas Ses Croyants et leur donne sur terre un avant-goût de la fontaine Salsabil. » Lorsque j’eus ainsi mis quelque tranquillité dans mon intérieur, je me remis à réfléchir sur l’étrange situation de cette ville qui, à n’en pas douter, ne devait avoir été que d’il y a quelques instants à peine abandonnée par ses habitants. Et ma perplexité augmentait avec mes réflexions ; et je commençai à avoir grand peur de l’écho de mes pas dans cette solitude, quand j’entendis résonner un bruit d’instruments de musique qui, à bien l’écouter, s’avançait précisément de mon côté. » Alors moi, l’esprit un peu troublé par les choses étonnantes dont j’étais le seul témoin, je ne doutai pas que je ne fusse là dans une ville ensorcelée, et que le concert que j’entendais ne fût donné par les éfrits et les genn malfaisants — qu’Allah les confonde ! Et, pris d’une peur affreuse, je me précipitai tout au fond d’un magasin de grainetier, et je me cachai derrière un sac de fèves. Mais comme de ma nature, ô mon maître, j’étais sous la domination du vice de la curiosité — qu’Allah me pardonne ! — je me plaçai tout de même de façon à pouvoir regarder dans la rue, de derrière mon sac, et voir sans être vu. Et j’avais à peine fini de me tasser dans la position la moins fatigante, que je vis s’avancer dans la rue un cortège éblouissant, non pas de genn ou d’éfrits, mais certainement de hourias du Paradis. Elles étaient là quarante adolescentes, au visage de lune, qui s’avançaient dans leur beauté sans voile, sur deux rangs, d’un pas qui à lui seul était une musique. Et elles étaient précédées d’un groupe de joueuses d’instruments et de danseuses qui rythmaient sur la musique leurs mouvements d’oiseaux. Car oiseaux elles étaient, en toute vérité, et plus blanches que les colombes et plus légères, certainement. Car les filles des hommes pouvaient-elles être si harmonieuses et aériennes ? Et n’étaient-elles pas plutôt quelques variétés venues du palais d’Iram-aux-Colonnes, ou des jardins d’Eden, pour enchanter de leur séjour la terre ? » Quoi qu’il en soit, ô mon maître, leur dernier couple avait à peine dépassé la boutique, où j’étais caché derrière le sac de fèves, que je vis s’avancer, sur une jument au front étoilé, dont la bride était tenue par deux jeunes négresses, une dame parée de tant de jeunesse et de tant de beauté que sa vue acheva de me disloquer la raison, et que j’en perdis la respiration et faillis tomber sur le dos, derrière le sac des fèves, ô mon maître ! Et elle était d’autant plus éblouissante que ses vêtements étaient semés de pierreries, et que ses cheveux, son cou, ses poignets et ses chevilles disparaissaient sous l’éclat des diamants et sous les colliers et les bracelets de perles et de gemmes précieuses. Et à sa droite marchait une esclave qui tenait à la main un sabre nu dont la poignée était faite d’une seule émeraude. Et la jument qui la portait s’avançait comme une reine fière de la couronne qu’elle porte sur la tête. Et la vision de splendeur s’éloigna, en cadence, me laissant un cœur poignardé par la passion, une âme à jamais réduite en esclavage, et des yeux qui se souviennent et disent à toute beauté : « Qu’es-tu en comparaison ? » » Lorsque le cortège fut tout à fait hors de vue, et que la musique des joueuses d’instruments ne parvint plus qu’en sons lointains jusqu’à moi, je me décidai à sortir de derrière le sac de fèves, et de la boutique dans la rue. Et bien m’en prit, car au même moment, à ma surprise extrême, je vis les souks s’animer et tous les marchands sortir comme de dessous terre, pour venir reprendre leurs places respectives à leurs étalages, et le propriétaire de la boutique où je m’étais caché, le grainetier, apparaître, surgi de je ne sais où, et s’occuper de vendre ses grains aux nourrisseurs de volailles et autres acheteurs. Et moi, de plus en plus perplexe, je me décidai à aborder l’un des passants et à lui demander ce que signifiait le spectacle dont j’avais été le témoin, et le nom de la dame merveilleuse qui montait la jument au front étoilé. Mais, à mon grand étonnement, l’homme me jeta un regard affolé, devint bien jaune de teint et, relevant les pans de sa robe, il me tourna le dos et livra ses jambes au vent, en une course plus rapide que s’il était poursuivi par l’heure de son destin. Et moi j’abordai un second passant, et lui posai la même question. Mais au lieu de me répondre, il fit semblant de ne m’avoir ni vu ni entendu, et continua son chemin, en regardant du côté opposé. Et j’interrogeai encore une quantité d’autres personnes : mais pas une ne voulut répondre à mes questions ; et tout le monde me fuyait comme si je sortais d’une fosse d’excréments ou comme si je brandissais une épée coupeuse de têtes. Alors moi, je dis à moi-même : « Ô derviche un tel, il ne te reste plus, pour éclaircir l'affaire, qu’à entrer dans la boutique d’un barbier, pour te faire raser la tête, et en même temps interroger le barbier. Car, tu le sais, les gens qui exercent ce métier ont la langue chatouilleuse, et la parole toujours sur le bout de la langue. Et lui seul peut-être t’apprendra ce que tu cherches à savoir ! » Et, ayant réfléchi de la sorte, j’entrai chez un barbier et, après l’avoir généreusement payé avec tout ce que je possédais, je lui parlai de ce que j’avais tant à cœur de savoir, et lui demandai quelle était la dame à la beauté surnaturelle. Et le barbier, assez terrifié, roula des yeux à droite et à gauche, et finit par répondre : « Par Allah, ô mon oncle le derviche, si tu tiens à garder ta tête sur ton cou, et ton cou sain et sauf, garde-toi bien de parler à qui que ce soit de ce que tu as eu la malechance de voir. Et même tu feras bien, pour plus de sûreté, de quitter sur-le-champ notre ville, ou tu es perdu sans recours ! Et c’est là tout ce que je puis te dire à ce sujet ; car c’est un mystère qui met à la torture toute la ville de Bassra, où les gens meurent comme des sauterelles, s’ils ont le malheur de ne point se cacher avant l’arrivée du cortège. L’esclave, en effet, qui tient le glaive nu, tranche la tête des indiscrets qui ont la curiosité de regarder passer le cortège, ou qui ne se cachent pas sur son passage. Et voilà tout ce que je puis t’en dire ! » » Alors moi, ô mon maître, dès que le barbier eut fini de me raser la tête, je quittai la boutique et me hâtai de sortir de la ville, et n’eus de tranquillité que lorsque je fus hors des murs. Et je voyageai, par les terres et les déserts, jusqu’à ce que je fusse arrivé dans votre ville. Et j’avais toujours l’âme habitée par la beauté entrevue, et j’y pensais le jour et la nuit, tant que j’en oubliais souvent le manger et le boire. Et c’est dans ces dispositions que j’arrivai aujourd’hui devant la boutique de ta seigneurie, et que j’aperçus ton fils Kamar, dont la beauté me rappela d’une façon précise celle de l’adolescente surnaturelle de Bassra, à qui il ressemble comme un frère ressemble à son frère. Et je fus tellement ému de cette ressemblance que je n’ai pu retenir mes larmes, ce qui est, sans doute, le fait d’un insensé ! Et telle est, ô mon maître, la cause de mes soupirs et de mon émotion ! » Et lorsque le derviche eut terminé de la sorte son récit, il fondit de nouveau en larmes, en regardant le jeune Kamar ; et il ajouta, au milieu de ses sanglots : « Par Allah sur toi, ô mon maître, maintenant que je t’ai raconté ce que j’avais à te raconter, et comme je ne veux pas abuser de l’hospitalité que tu as accordée à un serviteur d’Allah, ouvre-moi la porte de sortie et laisse-moi m’en aller en l’état de ma voie. Et, si j’ai un souhait à formuler sur la tête de mes bienfaiteurs, puisse Allah, qui a créé deux créatures aussi parfaites que ton fils et l’adolescente de Bassra, achever Son ouvrage en permettant leur réunion ! » Et, ayant ainsi parlé, le derviche se leva, malgré la prière du père de Kamar qui le pressait de rester, et appela encore une fois la bénédiction sur ses hôtes, et s’en alla, en soupirant, comme il était venu. Et voilà pour lui. Quant au jeune Kamar, il ne put fermer l’œil toute cette nuit-là, tant il était préoccupé par le récit du derviche, et tant la description de l’adolescente l’avait impressionné. Et, dès le lendemain, à l’aube, il entra chez sa mère et la réveilla, et lui dit : « Ô mère, fais-moi un paquet d’effets, car il faut que je parte à l’instant pour la ville de Bassra, où m’attend ma destinée ! » Et sa mère, à ces paroles, se mit à se lamenter, en pleurant, et appela son époux et lui fit part de cette nouvelle si étonnante et si inattendue. Et le père de Kamar essaya, mais en vain, de raisonner son fils qui ne voulut écouter aucun raisonnement, et qui, en manière de conclusion, dit : « Si je ne pars pas tout de suite pour Bassra, je mourrai certainement ! » Et le père et la mère de Kamar, devant ce langage péremptoire et une résolution si arrêtée, ne purent que soupirer en acceptant ce qui était écrit par la destinée. Et le père de Kamar ne manqua pas de rejeter sur son épouse tout ce qui leur arrivait de contrariant depuis l’heure où il avait écouté ses conseils et avait conduit Kamar au souk. Et il se disait : « Voilà à quoi ont abouti tes soins et ta prudence, ya Abd el-Rahmân ! Il n’y a de recours et de force qu’en Allah le Tout-Puissant ! Ce qui est écrit doit courir, et nul ne peut lutter contre les arrêts du sort ! » Et la mère de Kamar, doublement attristée, et pour être ainsi en butte aux reproches de son époux et à cause de la douleur que lui occasionnait le projet de son fils, fut bien obligée de lui faire ses préparatifs de départ. Et elle lui donna un petit sac dans lequel elle avait enfermé quarante grosses pierres précieuses, telles que rubis, diamants et émeraudes, en lui disant : « Garde bien soigneusement sur toi ce petit sac, ô mon fils. Il pourra te servir, si tu viens à manquer d’argent. » Et son père lui donna quatre-vingt-dix mille dinars d’or pour ses frais de voyage et son séjour à l’étranger. Et tous deux l’embrassèrent, en pleurant, et lui firent leurs adieux. Et son père le recommanda au chef de la caravane qui partait pour l’Irak. Et Kamar, après avoir baisé la main de son père et de sa mère, s’en alla vers Bassra, accompagné par les vœux de ses parents. Et Allah lui écrivit la sécurité ; et il arriva sans encombre dans cette ville-là... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-TROISIÈME NUIT Elle dit : ... et il arriva sans encombre dans cette ville-là. Or, il advint que précisément ce jour de son arrivée était un vendredi matin ; et Kamar put constater que tout ce que lui avait raconté le derviche était l’exacte vérité. Il vit, en effet, que les souks étaient vides, les rues désertes, et les boutiques ouvertes mais sans vendeurs ni acheteurs. Et, comme il avait faim, il mangea et but de ce qui lui convenait, jusqu’à satiété. Et il avait à peine fini son repas qu’il entendit la musique, et se hâta de se cacher comme avait fait le derviche. Et il vit bientôt apparaître la dame adolescente avec ses quarante suivantes. Et il fut saisi, à la vue de sa beauté, d’une émotion si forte qu’il tomba évanoui dans son coin. Lorsqu’il eut repris ses sens, il vit que les souks étaient animés et remplis d’allants et de venants, tout comme si jamais la vie des affaires ne se fût interrompue. Et, tout en détaillant dans son esprit les charmes surnaturels de l’adolescente, il commença par aller s’acheter des habits magnifiques, tout ce qu’il put trouver de plus riche et de plus somptueux chez les principaux marchands. Et il se rendit ensuite au hammam d’où, après un bain prolongé et minutieux, il sortit brillant comme un jeune roi. Et alors seulement il se mit à la recherche de la boutique du barbier qui avait autrefois rasé la tête du derviche, et ne tarda pas à la trouver. Et il entra dans la boutique et, après les salams de part et d’autre, il dit au barbier : « Ô père des mains légères, je désire t’entretenir en secret. Je te prie donc de fermer ta boutique aux clients que tu as l’habitude de recevoir, et voici de quoi te dédommager de la perte de ton temps ! » Et il lui remit une bourse remplie de dinars d’or que le barbier se hâta, après l’avoir soupesée d’un léger mouvement de main, de serrer dans sa ceinture. Et, lorsqu’ils furent tous deux seuls dans la boutique, il lui dit : « Ô père des mains légères, je suis étranger à cette ville. Et je désire seulement apprendre de toi le motif de l’abandon matinal des souks, en ce jour de vendredi ! » Et le barbier, gagné par la générosité du jeune homme et par son air d’émir, lui répondit : « Ô mon maître, c’est là un secret que je n’ai jamais cherché à pénétrer, bien que moi aussi je fasse comme tout le monde et prenne soin de me cacher tous les vendredis matin. Mais puisque cette affaire te tient à cœur, je veux faire pour toi ce que je ne ferais pas pour mon frère. Je te mettrai donc en rapport avec ma femme qui connaît tout ce qui se passe dans la ville, car c’est elle qui est la marchande de parfums de tous les harems de Bassra et des palais des grands et du sultan. Et comme je vois, à ton air, que tu es impatient d’être éclairé sur l’affaire et que, d’autre part, ma proposition t’agrée, je cours à l’instant trouver la fille de mon oncle, et lui soumettre le cas. Attends-moi donc tranquillement dans la boutique jusqu’à mon retour ! » Et le barbier laissa Kamar dans la boutique et se hâta d’aller trouver sa femme à qui il expliqua le motif qui l’amenait ; et il lui remit en même temps la bourse pleine de dinars d’or. Et l’épouse du barbier, qui avait l’esprit fertile et le cœur serviable, répondit : « Qu’il soit le bienvenu dans notre ville. Me voici prête à le servir avec ma tête et mes yeux ! Va le retrouver et conduis-le-moi ici pour que je le mette au courant de ce qu’il cherche à savoir ! » Et le barbier retourna à sa boutique, où il trouva Kamar assis à l’attendre, et lui dit : « Ô mon fils, lève-toi et viens-t’en avec moi auprès de ta mère, la fille de mon oncle, qui me charge de te dire : « L’affaire est faisable ! » Et il le prit par la main et le conduisit à sa maison, où son épouse lui souhaita la bienvenue d’un air affable et engageant, et le fit asseoir à la place d’honneur, sur le divan, et lui dit : « Famille et aisance à l’hôte charmant ! La maison est ta maison, et tes esclaves, les maîtres de la maison ! Tu es sur notre tête et sur nos yeux, ordonne ! Ouïr c’est obéir ! » Et elle se hâta de lui offrir, sur un plateau de cuivre, les rafraîchissements et les confitures de l’hospitalité, et l’obligea à prendre une cuillerée de chaque espèce, disant chaque fois le souhait de circonstance : « Délices et réconfort sur le cœur de notre hôte ! » Alors Kamar prit une grosse poignée de dinars d’or et la mit sur les genoux de l’épouse du barbier, disant : « Excuse-moi pour le peu ! Mais, inschallah ! je saurai mieux reconnaître tes bontés ! » Puis il lui dit : « Maintenant, ma mère, raconte-moi tout ce que tu sais au sujet de ce que tu sais ! » Et l’épouse du barbier dit : « Sache, ô mon fils, ô lumière de l’œil et couronne de la tête, que le sultan de Bassra reçut un jour en cadeau, du sultan de l’Inde, une perle si belle qu’elle devait être née d’un rayon de soleil figé sur quelque œuf miraculeux de la mer. Elle était blanche à la fois et dorée, selon la façon de la regarder, et semblait mouvoir en son sein un incendie dans du lait. Et le roi la contempla toute une journée durant, et désira, pour ne s’en jamais séparer, la porter attachée à son cou par un ruban de soie. Mais comme elle était vierge et imperforée, il fit venir tous les joailliers de Bassra et leur dit : « Je désire que vous perciez adroitement cette perle souveraine. Et celui qui saura le faire sans endommager la merveilleuse substance, celui-là pourra me demander tout ce qu’il peut souhaiter ; et il sera exaucé et au delà ! Mais s’il ne réussit pas parfaitement ou si son mauvais destin la lui fait endommager le moins du monde, il peut s’attendre à la pire des morts ; car je lui ferai couper la tête, après lui avoir fait endurer tous les supplices que lui aura mérité sa maladresse sacrilège ! Qu’en dites-vous, ô joailliers ! » » En entendant ces paroles du sultan, et en voyant à quoi ils exposaient leurs âmes, les joailliers furent émus d’une peur extrême et répondirent : « Ô roi du temps, c’est une chose bien délicate qu’une perle comme celle-là ! Et nous savons que déjà pour percer les perles ordinaires il faut une habileté et un doigté bien rares, et que peu de maîtres joailliers arrivent à un bon résultat sans quelques accidents inévitables. Nous te supplions donc de ne point nous imposer ce que nos faibles moyens ne peuvent supporter, car nous reconnaissons qu’une habileté telle que celle qu’il nous faudra déployer ne pourra jamais sortir de nos mains. Toutefois nous pouvons t’indiquer quelqu’un qui saura accomplir ce prodige d’art, et c’est notre cheikh ! » Et le roi demanda : « Et qui est votre cheikh ? » Ils répondirent : « C’est le maître joaillier Obeid ! Il est infiniment plus habile que nous, et il a un œil au bout de chaque doigt, et une délicatesse extrême dans chaque œil ! » Et le roi dit : « Allez me le chercher, et ne tardez pas ! » Et les joailliers se hâtèrent d’obéir et revinrent avec leur cheikh, le maître Obeid, qui, après avoir embrassé la terre entre les mains du roi, se tint debout dans l’attente des ordres. Et le roi lui raconta quel travail il exigeait de lui et quelle récompense ou quel châtiment l’attendait selon la réussite ou la non-réussite. Et, en même temps, il lui montra la perle. Et le joaillier Obeid prit la merveilleuse perle et l’examina une heure de temps, et répondit : « Je veux bien mourir si je ne la perce pas ! » Et, séance tenante, il s’accroupit, avec la permission du roi, et, tirant de sa ceinture quelques fins outils, il mit la perle entre les deux orteils de ses pieds rapprochés, et, avec une habileté et une légèreté incroyables, il manœuvra ses outils comme un enfant ferait d’une toupie, et, en moins de temps qu’il n’en faut pour percer un œuf, il perfora la perle de part en part, sans une bavure ni le moindre éclat, en deux trous égaux et symétriques. Puis il l’essuya du revers de sa manche et la tendit au roi, qui se dilata et se trémoussa d’aise et de contentement. Et il la passa à son cou, au moyen d’un cordon de soie, et monta s’asseoir sur son trône. Et il regardait de tous côtés avec des yeux illuminés de joie, tandis que la perle était comme un soleil pendu à son cou. » Après quoi, il se tourna vers le joaillier Obeid et lui dit : « Ô maître Obeid, à toi maintenant le souhait ! » Et le joaillier réfléchit une heure de temps et répondit : « Qu’Allah prolonge les jours du roi ! mais l’esclave, dont les mains percluses ont eu l’honneur insigne de toucher la perle merveilleuse et de la remettre à notre maître, perforée selon son désir, possède une épouse toute jeune qu’il est obligé de ménager beaucoup, vu qu’il est bien vieux et que les hommes sur le retour, qui ne veulent pas se rendre défavorables à leurs épouses, doivent les traiter avec toutes sortes d’égards et ne rien faire sans les consulter. Or, tel est précisément le cas de ton esclave, ô roi du temps. Il voudrait aller prendre l’avis de son épouse, au sujet de la demande que lui permet de faire notre maître magnanime, et voir si elle n’a pas elle-même un souhait à formuler préférable à celui que je pourrais imaginer. Car Allah l’a douée non seulement de jeunesse et de charme, mais d’un esprit fertile et perspicace et d’un jugement à toute épreuve ! » Et le roi dit : « Hâte-toi, Osta-Obeid, d’aller consulter ton épouse et de revenir m’apporter la réponse ; car je n’aurai de repos d’esprit que lorsque j’aurai rempli ma promesse ! » Et le joaillier sortit du palais et alla trouver son épouse et lui soumit le cas. Et la femme adolescente s’écria : « Glorifié soit Allah qui fait arriver mon jour avant son temps ! J’ai, en effet, un souhait à formuler et une idée, singulière il est vrai, à mettre à exécution ! Nous sommes déjà, grâce aux bienfaits d’Allah et à la prospérité de tes affaires, riches et à l’abri du besoin pour le reste de nos jours. Nous n’avons donc rien à désirer de ce côté-là, et le souhait que je veux satisfaire ne coûtera pas un drachme au trésor du règne. Voici ! Va demander au roi qu’il m’accorde simplement la permission de me promener tous les vendredis, avec un cortège semblable à celui des filles des rois, à travers les souks et les rues de Bassra, sans que personne ose se montrer alors dans les rues, sous peine de perdre la tête ! Et voilà tout ce que je souhaite du roi en récompense de ton travail au sujet de la perle perforée ! » » En entendant ces paroles de sa jeune épouse, le joaillier fut à la limite de l’étonnement, et il se dit : « Allah karim ! Est bien fin celui qui peut se vanter de savoir ce qui se passe dans la cervelle d’une femme ! » Mais comme il aimait son épouse, et qu’il était vieux et d’ailleurs fort laid, il ne voulut pas la contrarier et se contenta de répondre : « Ô fille de l’oncle, ton désir est sur la tête et sur l’œil. Mais si les marchands des souks abandonnent leurs boutiques pour aller se cacher, lors du passage du cortège, les chiens et les chats dévasteront les devantures et commettront des dégâts qui alourdiront notre conscience ! » Elle dit : « Qu’à cela ne tienne, on donnera l’ordre à tous les habitants et aux gardiens des souks d’enfermer ce jour-là tous les chiens et tous les chats. Car je désire que les boutiques restent ouvertes lors du passage de mon cortège ! Et tout le monde, grands et petits, ira se cacher dans les mosquées dont on refermera les portes, afin que personne ne puisse passer sa tête et regarder ! » » Alors le joaillier Obeid alla trouver le roi et, extrêmement confus, lui fit part du souhait de son épouse. Et le roi dit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! » Et il fit aussitôt proclamer par les crieurs publics, à travers toute la ville, l’ordre aux habitants de laisser leurs boutiques ouvertes, tous les vendredis, deux heures avant la prière, et d’aller se cacher dans les mosquées et de se bien garder de montrer dans les rues leurs têtes, sous peine de les voir sauter de leurs épaules. Et il leur fit signifier qu’ils eussent à enfermer les chiens et les chats, les ânes et les chameaux, et toutes les bêtes de somme qui pourraient circuler dans les souks. » Et depuis ce temps-là, l’épouse du joaillier se promène ainsi tous les vendredis, deux heures avant la prière de midi, sans que ni homme, ni chien, ni chat ose se montrer dans les rues. Et c’est elle-même, précisément, ya sidi Kamar, que tu as vue ce matin, dans sa beauté surnaturelle, vraiment, au milieu de son cortège d’adolescentes, précédée de la jeune esclave tenant le sabre nu pour trancher la tête de quiconque aurait osé la regarder passer ! » Et l’épouse du barbier, ayant ainsi raconté à Kamar ce qu’il voulait savoir, se tut un moment, l’observa en souriant et ajouta : « Mais je vois bien, ô propriétaire du visage charmant, ô mon maître béni, que ce récit ne te suffit pas, et que tu désires de moi autre chose encore, par exemple que je t’indique quelque moyen de revoir la merveilleuse adolescente, épouse du vieux joaillier ! » Et Kamar répondit : « Ô ma mère, tel est, en effet, le désir intime de mon cœur. Car c’est pour la voir que je suis venu de mon pays, après avoir quitté la demeure où mon absence laisse dans les pleurs un père et une mère qui m’aiment bien. » Et l’épouse du barbier dit : « Dans ce cas, mon fils, dis-moi un peu ce que tu possèdes en fait de choses précieuses et de valeur ! » Il dit : « Ô ma mère, j’ai avec moi, entre autres belles choses, des pierres précieuses de quatre sortes : les pierres de la première sorte valent, chacune, cinq cents dinars d’or ; celles de la seconde sorte valent, chacune, sept cents dinars d’or ; celles de la troisième, huit cent cinquante, et celles de la quatrième, mille dinars d’or, pour le moins, chacune ! » Elle demanda : « Et ton âme est-elle prête à céder quatre de ces pierres, chacune d’une sorte différente ? » Il répondit ; « Mon âme est volontiers prête à céder toutes les pierres que je possède et tout ce que j’ai sous la main ! » Elle dit : « Eh bien, lève-toi, ô fils, ô couronne sur la tête des plus généreux, et va trouver, dans le souk des bijoutiers et des orfèvres, le joaillier Osta-Obeid, et fais exactement ce que je vais te dire ! » Et elle lui indiqua tout ce qu’elle voulait lui indiquer pour le faire arriver au but désiré, et ajouta : « En toutes choses, il faut de la prudence et de la patience, mon fils. Mais, toi, après avoir fait ce que je viens de t’indiquer, n’oublie pas de venir m’en rendre compte, et d’apporter avec toi cent dinars d’or pour le barbier, mon époux, qui est un pauvre homme... — À ce moment de sa narration, Schahrazade, la fille du vizir, vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VIM6T-QUATRIÈME NUIT — Elle dit : »... et d’apporter avec toi cent dinars d’or pour le barbier, mon époux, qui est un pauvre homme ! » Et Kamar répondit par l’ouïe et l’obéissance, et sortit de la maison du barbier en se répétant, pour les bien graver dans sa mémoire, les instructions de la vendeuse de parfums, épouse du barbier. Et il bénissait Allah qui avait mis sur sa route, comme pierre indicatrice, cette femme de bien. Et il arriva de la sorte au souk des bijoutiers et orfèvres, où tout le monde se hâta de lui indiquer la boutique du cheikh des joailliers, Osta-Obeid. Et il entra dans la boutique et vit, au milieu de ses apprentis, le joaillier qu’il salua avec la plus grande déférence, en portant la main sur son cœur, sur ses lèvres et sur sa tête, et disant : « La paix sur toi ! » Et Osta-Obeid lui rendit son salam et le reçut avec empressement et le pria de s’asseoir. Et Kamar sortit alors de sa bourse une gemme choisie, mais de l’espèce la moins belle des quatre qu’il possédait, et lui dit : « Ô maître, je souhaite vivement que tu me fasses, pour cette gemme, une monture digne de tes capacités, mais de la manière la plus simple et du poids d’un miskal, sans plus ! » Et il lui remit en même temps vingt pièces d’or, en disant : « Ceci, ô maître, n’est qu’une faible avance sur ce dont je compte rémunérer le travail que tu me feras ! » Et il remit également une pièce d’or à chacun des nombreux apprentis, en guise d’entrée, et aussi à chacun des nombreux mendiants qui avaient fait leur apparition dans la rue dès qu’ils avaient vu entrer dans la boutique le jeune étranger somptueusement habillé. Et, s’étant comporté de cette façon-là, il se retira en laissant tout ce monde émerveillé de sa libéralité, de sa beauté et de ses manières distinguées. Quant à Osta-Obeid, à ne voulut point apporter le moindre retard à la confection de la bague, et, comme il était doué d’une dextérité extraordinaire, et qu’il avait à sa disposition des moyens que nul autre joaillier au monde ne possédait, il la commença et la termina, toute ciselée et nettoyée, à la fin de sa journée. Et, comme le jeune Kamar ne devait revenir que le lendemain, il la prit avec lui, le soir, pour la montrer à son épouse, l’adolescente en question, tant il en trouvait merveilleuse la pierre, et d’une eau limpide à donner envie de s’en mouiller la bouche. Lorsque l’adolescente, épouse d’Osta-Obeid, eut vu la bague, elle la trouva bien belle et demanda : « Pour qui ? » Il répondit : « Pour un jeune homme étranger qui est plus éblouissant, et de beaucoup, que cette merveilleuse gemme. Sache, en effet, que le maître de cette bague, qui m’a déjà été payée d’avance comme jamais travail ne m’a été payé, est beau et charmant, avec des yeux qui blessent de désir, des joues comme les pétales de l’anémone sur un parterre jonché de jasmins, une bouche comme le sceau de Soleimân, des lèvres trempées dans le sang des cornalines, et un cou tel le cou de l’antilope, qui porte gracieusement sa tête fine comme une tige porte sa corolle. Et, pour résumer ce qui est au-dessus de toute louange, il est beau, vraiment beau, et charmant autant qu’il est beau, ce qui fait qu’il te ressemble non seulement par ses perfections, mais aussi par son âge tendre et les traits de son visage. » Ainsi le joaillier dépeignit à son épouse le jeune Kamar, sans voir que ses paroles venaient d’allumer dans le cœur de l’adolescente une passion soudaine et d’autant plus vive que son objet était invisible. Et il oubliait, ce propriétaire d’un front où, comme des concombres sur un terrain fumé, allaient pousser les cornes, qu’il n’existe point de pire entremettage, ni de plus certain de la réussite, que celui d’un mari qui vante devant son épouse, sans prendre garde aux conséquences, les mérites et la beauté d’un inconnu. C’est ainsi que lorsqu’Allah Très-Haut veut faire marcher les décrets arrêtés au sujet de ses créatures, il les fait tâtonner dans les ténèbres de l’aveuglement. Or, la jeune épouse du joaillier entendit ces paroles et les retint au fond de son esprit, mais sans rien montrer des sentiments qui l’agitaient. Et elle dit à son époux d’un ton indifférent : « Fais voir cette bague-là ! » Et Osta-Obeid la lui remit, et elle la regarda d’un air détaché et la passa nonchalamment à son doigt. Puis elle dit : « On dirait qu’elle a été faite pour mon doigt ! Regarde comme elle me va bien ! » Et le joaillier répondit : « Vivent les doigts des houris ! Par Allah, ô ma maîtresse, le propriétaire de cette bague est doué de générosité et de prévenance, et dès demain je le prierai de me la vendre à n’importe quel prix, et je te l’apporterai ! » — Pendant ce temps-là, Kamar était allé rendre compte à l’épouse du barbier de la manière dont il avait agi, selon ses instructions ; et il lui remit cent pièces d’or en cadeau pour le barbier, ce pauvre ! Et il demanda à sa protectrice ce qui lui restait à faire. Et elle lui dit : « Voici ! Lorsque tu verras le joaillier, ne prends pas la bague qu’il t’aura faite. Mais feins qu’elle est trop étroite pour ton doigt et fais-en lui cadeau ; et présente-lui une autre gemme beaucoup plus belle que la première, de celles qui valent sept cents dinars pièce, et dis-lui de te la monter d’une façon soignée. En même temps, donne-lui soixante dinars d’or pour lui, et deux pour chacun de ses ouvriers, comme gratification. Et n’oublie pas non plus les mendiants de la porte. Et, ce faisant, les choses tourneront à ta satisfaction. Et n’oublie pas, ô fils, de revenir me rendre compte de l’affaire, et d’apporter avec toi quelque chose pour mon époux le barbier, ce pauvre ! » Et Kamar répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Il sortit donc de chez la femme du barbier, et, le lendemain, il ne manqua pas d’aller trouver au souk le joaillier Osta-Obeid qui, sitôt qu’il l’eut aperçu, se leva en son honneur et, après les salams et compliments, lui présenta la bague. Et Kamar fit semblant de l’essayer, et dit ensuite : « Par Allah, ô maître Obeid, la bague est fort bien faite, mais elle est un peu étroite pour mon doigt. Tiens ! je te la donne afin que tu en fasses présent à n’importe laquelle des nombreuses esclaves de ton harem ! Et maintenant voici une autre gemme, que je préfère à la précédente et qui sera bien plus belle, montée simplement. ». Et, parlant ainsi, il lui remit une gemme de sept cents dinars d’or ; et, en même temps, il lui donna soixante dinars d’or pour lui, et deux pour chacun de ses apprentis, en disant : « Simplement pour vous rafraîchir d’un sorbet ! mais j’espère que, si le travail est promptement achevé, vous serez tous satisfaits de la manière dont il sera rémunéré ! » Et il sortit en distribuant, à droite et à gauche, des pièces d’or aux mendiants assemblés devant la porte de la boutique. Lorsque le joaillier vit tant de libéralité chez son jeune client, il fut extrêmement surpris. Et, le soir, une fois rentré dans sa maison, il ne pouvait assez louer, devant son épouse, ce généreux étranger, dont il disait : « Par Allah ! il ne se contente pas d’être beau, comme ne le furent jamais les plus beaux, mais il a la paume ouverte des fils des rois ! » Et plus il parlait, plus il faisait davantage s’incruster dans le cœur de sa femme l’amour ressenti pour le jeune Kamar. Et lorsqu’il lui eut remis la bague, don de son client, elle la passa à son doigt lentement, et demanda : « Et ne t’en a-t-il pas commandé une seconde ? » Il dit : « Mais oui ! Et j’y ai travaillé tout le jour, tant, que la voici achevée. » Elle dit : « Fais voir ! » Et elle la prit, la regarda en souriant et dit ; « Je voudrais bien la garder ! » Il dit : « Qui sait ? Il est bien capable de me la laisser, comme il a fait pour sa sœur ! » Pendant ce temps, Kamar étant allé se concerter avec l’épouse du barbier sur ce qui s’était passé et ce qu’il y avait à faire. Et il lui remit quatre cents dinars d’or pour son époux le barbier, ce pauvre ! Et elle lui dit : « Mon fils, ton affaire est dans la meilleure voie. Lorsque tu verras le joaillier, ne reprends point la bague commandée ; mais plutôt feins qu’elle est trop grande et laisse-la lui en cadeau. Puis remets-lui une autre pierre précieuse, de celles qui valent près de neuf cents dinars pièce ; et, en attendant que le travail soit achevé, donne cent dinars pour le maître et trois pour chacun des apprentis. Et n’oublie pas mon fils, en revenant me rendre compte de la marche de l’affaire, d’apporter à mon époux le barbier, ce pauvre ! de quoi s’acheter un morceau de pain ! Et qu’Allah te garde et prolonge tes jours précieux, ô fils de la générosité ! » Or, Kamar suivit ponctuellement le conseil de la vendeuse de parfums. Et le joaillier ne trouva plus de mots ou d’expression pour peindre à sa femme la libéralité du bel étranger. Et elle lui dit, en essayant la nouvelle bague : « N’es-tu pas honteux, ô fils de l’oncle, de n’avoir pas encore invité dans ta maison un homme qui s’est montré si généreux envers toi ? Et pourtant tu n’es, grâce aux bienfaits d’Allah, ni avare ni issu d’une ascendance d’avares ; mais il me semble bien que tu manques quelquefois aux convenances ! Ainsi, il est absolument de ton devoir de prier cet étranger de venir demain goûter le sel de ton hospitalité ! » De son côté, Kamar, après avoir consulté la femme du barbier, à laquelle il remit huit cents dinars de gratification pour le barbier, ce pauvre ! de quoi seulement s’acheter un morceau de pain, ne manqua pas de se rendre à la boutique du joaillier pour essayer la troisième bague. Aussi, après l’avoir passée à son doigt, il l’en retira, la regarda un instant avec quelque dédain et dit : « Elle va assez bien ; mais cette pierre ne me plait pas du tout. Garde-la donc pour une de tes esclaves, et monte-moi cette autre gemme, comme il sied ! Et voici pour toi une avance de deux cents dinars, et quatre pour chacun de tes apprentis. Et pardonne-moi tout l’embarras que je te cause ! » Et, ce disant, il lui remit une gemme blanche et merveilleuse, qui valait mille dinars d’or. Et le joaillier, à la limite de la confusion, lui dit : « Ô mon maître, voudrais-tu honorer ma maison de ton approche, et m’accorder la grâce de venir ce soir souper avec moi ? Car tes bienfaits sont sur moi, et mon cœur s’est attaché à ta main généreuse ! » Et Kamar répondit : « Sur ma tête et sur mes yeux ! » Et il lui donna son adresse au khân où il était descendu. Or, le soir venu, le joaillier se rendit au khân en question, pour prendre son invité. Et il le conduisit à sa maison... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut : MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VINOT-CINQUIÈME NUIT Elle dit : ... Et il le conduisit à sa maison, où il le fêta par une réception somptueuse et un splendide festin. Et, après la levée des plateaux des mets et des boissons, une esclave leur servit les sorbets qu’avait préparés de ses propres mains l’hôtesse adolescente. Toutefois, malgré le désir qu’elle en avait, elle ne voulut point enfreindre les usages des réceptions où les femmes ne prennent jamais part aux repas, et resta dans le harem. Et il lui fallut attendra là que sa ruse produisît son effet. Or, à peine Kamar et son hôte avaient-ils goûté au délicieux sorbet, qu’ils tombèrent tous deux dans un profond sommeil : car l’adolescente avait pris soin de jeter dans les coupes une poudre somnifère. Et l’esclave qui les servait se retira aussitôt qu’elle les vit étendus sans mouvement. Alors l’adolescente, vêtue de sa chemise seulement, et préparée tout entière comme pour la première entrée nuptiale, souleva la portière et pénétra dans la salle du festin. Et quiconque eût vu cette adolescente dans sa beauté, avec ses yeux chargés d’assassinats, se serait senti le cœur émietté et la raison envolée. Elle s’avança donc jusqu’à Kamar, qu’elle n’avait jusqu’alors qu’entrevu par la fenêtre, comme il entrait dans la maison, et se mit à le contempler. Et elle vit qu’il était tout à fait à sa convenance. Et elle commença par s’asseoir tout contre lui, et se mit à lui caresser doucement le visage avec la main. Et soudain cette poulette affamée se jeta goulûment sur le jouvenceau et se mit à lui becqueter les lèvres et les joues si violemment que le sang en jaillissait. Et ces becquées cruelles durèrent un certain temps et furent remplacées par de tels mouvements qu’Allah seul pouvait savoir ce qui pouvait bien se passer sous toute cette agitation de la poulette à califourchon sur le jeune coq endormi. Et la nuit entière s’écoula dans ce jeu. Mais lorsqu’apparut le matin, cette chaude jouvencelle se décida à se lever ; et elle tira de son sein quatre osselets d’agneau et les mit dans la poche de Kamar. Et, cela fait, elle le quitta et rentra dans le harem. Et elle dépêcha vers lui l’esclave confidente qui exécutait d’ordinaire ses ordres, celle-là même qui tenait le glaive nu lors de la marche du cortège à travers les souks de Bassra. Et l’esclave, pour dissiper le sommeil du jeune Kamar et du vieux joaillier, leur souffla dans les narines une poudre qui était un puissant antidote. Et l’effet de cette poudre ne tarda pas à se produire ; car les deux endormis se réveillèrent, aussitôt après avoir éternué. Et la jeune esclave dit au joaillier : « Ô notre maître, notre maîtresse Halima m’envoie te réveiller et te dit : « C’est l’heure de la prière du matin, et voici le muezzin qui fait l’appel aux Croyants, sur le minaret. Et voici, en outre, le bassin et l’eau pour les ablutions ! » Et le vieux, encore étourdi, s’écria : « Par Allah ! comme on dort lourdement dans cette pièce ! Chaque fois que je couche ici, je ne me réveille qu’au grand jour ! » Et Kamar ne sut que répondre. Mais, s’étant levé pour faire ses ablutions, il sentit qu’il avait les lèvres et le visage, sans compter ce qui ne se voyait pas, brûlants comme du feu. Et il s’en étonna à l’extrême, et il dit au joaillier : « Je ne sais pas, mais je sens que mes lèvres et mon visage sont brûlants comme du feu, et me cuisent comme des charbons ardents. Qu’est-ce donc que cela ? » Et le vieux répondit : « Oh ! ce n’est rien du tout. De simples piqûres de moustiques ! Car nous avons commis l’imprudence de dormir sans moustiquaire ! » Et Kamar dit : « Oui, mais comment se fait-il que je ne voie point trace de piqûres de moustiques sur ton visage, alors que tu as dormi à côté de moi ! » Il répondit : « Par Allah, c’est vrai ! Seulement il faut que tu saches, ô beau visage, que les moustiques aiment les jeunes joues vierges de poil, et détestent les visages barbus. Et tu vois bien quel sang délicat circule sous ton beau visage, et quelle longueur de barbe descend de mes deux joues. Cela dit, ils firent leurs ablutions, s’acquittèrent de la prière et déjeunèrent ensemble. Après quoi, Kamar prit congé de son hôte, et sortit pour aller trouver la femme du barbier. Or, il la trouva qui l’attendait. Et elle l’accueillit en riant, et lui dit : « Allons, ô fils, raconte-moi l’aventure de cette nuit, bien que je la voie écrite par mille signes sur ton visage ! » Il dit : « Pour ce qui est de ces signes, ce sont de simples piqûres de moustiques, ma mère, et rien de plus ! » Et la femme du barbier, à ces paroles, rit encore plus fort et dit : « Vraiment, des piqûres de moustiques ? Et ta visite dans la maison de celle que tu aimes n’a pas eu d’autres résultats ? » Il répondit : « Non, par Allah ! si ce n’est ces quatre osselets, avec lesquels jouent les enfants, et que j’ai trouvés dans ma poche, sans savoir de quelle façon ils y sont entrés ! » Elle dit : « Montre-les moi ! » Et elle les prit, les considéra un moment, et continua, disant : « Tu es bien simple, mon fils, de n’avoir pas deviné que tu portes encore sur ta figure la trace, non de piqûres de moustiques, mais des baisers passionnés de celle que tu aimes. Quant à ces osselets, qu’elle-même t’a mis dans la poche, ils sont un reproche qu’elle t’adresse d’avoir passé ton temps à dormir, tandis que tu pouvais mieux l’employer avec elle. Elle a voulu te dire par là : « Tu es un enfant qui passe son temps à dormir. Voici des osselets comme il convient à des enfants qui ne savent point s’amuser à d’autre jeu. » Or, c’est bien là l’explication des ces osselets, mon fils. Et c’est parler assez clairement, pour une première fois. Et tu n’as d’ailleurs qu’à en faire l’épreuve ce soir même. Tu profiteras en effet de l’invitation du joaillier, qui, je n’en doute pas, t’engagera encore une fois à souper, et tu n’oublieras pas, j’espère, de te comporter de manière à te satisfaire, à la satisfaire, et à rendre heureuse ta mère qui t’aime, mon enfant ! Et songe, ô prunelle de l’œil, lors de ton retour chez moi, à la misérable condition de mon époux le barbier, ce très pauvre ! » Et Kamar répondit ; « Sur la tête et sur l’œil ! » et s’en retourna au khân où il logeait. Et voilà pour lui. Quant à la jeune Halima, elle demanda à son époux, le vieux joaillier, quand il alla la trouver au harem : « Comment t’es-tu comporté à l’égard du jeune étranger, ton hôte ? » Il répondit : « Avec toutes les prévenances et tous les égards, ô une telle ! Mais il a dû passer une fort mauvaise nuit, car les moustiques l’ont piqué avec acharnement ! » Elle dit : « C’est bien de ta faute, puisque tu ne l’as pas fait dormir sous la moustiquaire. Mais la nuit prochaine il sera, sans doute, moins incommodé. Car j’espère bien que tu vas l’inviter encore une fois. Et c’est le moins que tu puisses faire envers lui pour reconnaître toutes les marques de générosité dont il t’a comblé ! » Et le joaillier ne put répondre que par l’ouïe et l’obéissance, d’autant plus que, lui également, il ressentait une grande affection pour l’adolescent. Aussi, lorsque Kamar vint à la boutique, il ne manqua pas de l’inviter, et tout se passa cette nuit-là comme la précédente, malgré la moustiquaire. Car toute la nuit, une fois que la boisson assoupissante eut produit son effet, la jeune Halima, plus chaude que jamais, ne cessa de s’agiter et de se mouvoir, à califourchon sur le jeune coq endormi, d’une manière encore plus extraordinaire que la première fois. Et lorsque le jeune Kamar, au matin, grâce à la poudre soufflée dans ses narines, fut sorti de son lourd sommeil, il se sentit le visage brûlant et le corps tout meurtri des succions, des morsures et autres choses semblables de son ardente amoureuse. Mais il n’en laissa rien voir au joaillier qui l’interrogeait sur la manière dont il avait dormi, et, après avoir pris congé de lui, il sortit pour aller rendre compte à la femme du barbier de ce qui s’était passé. Et, en regardant dans sa poche, il trouva un couteau qu’on y avait mis. Et il montra ce couteau à sa protectrice, en lui mettant cinq cents dinars d’or de gratification, pour son époux le barbier, ce pauvre ! Et la vieille, après lui avoir baisé la main, s’écria en voyant le couteau ; « Qu’Allah vous garde du malheur, ô mon enfant. Voici que ta bien-aimée est irritée et qu’elle te menace de te tuer, si elle te trouve encore endormi. Car c’est là l’explication de ce couteau-là trouvé dans ta poche ! » Et Kamar, fort perplexe, demanda : « Mais comment pourrais-je faire pour ne pas m’endormir ? Déjà j’avais bien résolu de veiller coûte que coûte, la nuit dernière, mais sans y avoir réussi ! » Elle répondit : » Eh bien, pour cela, tu n’auras qu’à laisser boire le joaillier seul ; et, feignant d’avoir vidé la coupe de sorbet dont tu auras jeté le contenu derrière toi, tu feras semblant de dormir en présence de l’esclave. Et de la sorte tu attendras le but désiré ! » Et Kamar répondit par l’ouïe et l’obéissance, et ne manqua pas de suivre exactement cet excellent avis. Or, les choses se passèrent de la manière prévue par la vieille. Car le joaillier, sur le conseil de son épouse, invita Kamar pour le troisième souper, selon l’usage qui veut que l’hôte soit invité trois nuits de suite. Et lorsque l’esclave qui avait apporté les sorbets vit les deux hommes endormis, elle se retira pour annoncer à sa maîtresse que l’effet était produit. À cette nouvelle, l’ardente Halima, furieuse de voir que le jeune homme n’avait rien compris à ses avertissements, entra dans la salle du festin, le couteau à la main, prête à l’enfoncer dans le cœur de l’imprudent. Mais tout à coup Kamar, rieur, se leva sur ses pieds et s’inclina jusqu’à terre devant l’adolescente qui lui demanda : « Ah ! et qui t’a enseigné une semblable ruse ? » Et Kamar ne lui cacha point qu’il avait agi d’après les conseils de la femme du barbier. Et elle sourit et dit : « Elle a excellé, la vieille ! Mais désormais tu n’auras affaire qu’à moi seule. Et tu ne t’en plaindras pas ! » Et, ce disant, elle attira à elle le jouvenceau à la chair vierge encore de tout contact de femme, et le manipula d’une si experte manière... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vil apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-SIXIÈME NUIT Elle dit : ... et le manipula d’une si experte manière que du coup il apprit à décliner tous les cas sans hésitation, à placer le régime passif à l’accusatif, et à ériger le régime direct dans son rôle actif. Et il se comporta, dans cette bataille des jambes et des cuisses, avec une telle vaillance et un tel agencement de chocs en aller et de chocs en retour, que cette nuit-là fut par excellence la nuit du coq ! Louanges à Allah qui donne les ailes au premier vol des oiseaux, qui fait danser le chevreau dès sa naissance, qui fait se développer le cou du jeune lion, qui fait bondir le fleuve à sa sortie du rocher, et qui met dans le cœur de Ses Croyants un instinct invincible et beau comme le chant du coq dans l’aurore ! Lorsque l’experte Halima eut, au moyen de ce vaillant jouteur frais éclos de l’œuf, apaisé l’ardeur qui la consumait, elle lui dit, entre mille caresses : « Sache, ô fruit de mon cœur, que je ne saurais plus me passer de toi. C’est pourquoi il ne faut pas croire qu’une ou deux nuits, une ou deux semaines, un ou deux mois, une ou deux années me suffiront ! Je veux passer ma vie tout entière avec toi, en abandonnant le vieil époux si laid, et en te suivant dans ta patrie. Écoute-moi donc, et, si tu m’aimes et si l’expérience de cette nuit te convient, fais ce que je vais te dire. Voici I Si mon vieil époux t’invite encore une fois, réponds-lui : « Par Allah, mon oncle, Ibn-Adam est fort pesant de sa nature, et il a le sang bien lourd ! Et quand il réitère les visites chez autrui, il fait se dégoûter de lui les riches aussi bien que les pauvres ! Excuse-moi donc de ne pouvoir accepter ta gracieuse offre, car je craindrais de commettre une indiscrétion en te retenant ainsi trois ou quatre nuits de suite hors de ton harem ! » Et, lui ayant ainsi parlé, tu le prieras de te louer une maison dans le voisinage de la nôtre, sous prétexte que vous pourrez ainsi tous les deux vous voir commodément et passer tour à tour une partie de la nuit ensemble, sans qu’il en résulte d’incommodité ni pour l’un ni pour l’autre. Or mon mari, je le sais, viendra me consulter là-dessus, et je le confirmerai dans ce projet. Et lorsque nous en serons là, Allah se chargera du reste ! » Et le jeune Kamar répondit : « Ouïr c’est obéir ! » Et il lui jura de se conformer à tous ses désirs, et, pour sceller son serment, il fit avec elle une répétition, en fait de régimes, encore plus détaillée que la première. Et certes ! cette nuit-là, le bâton du pèlerin fonctionna avec zèle sur le chemin aplani déjà par la première marche du cavalier. Cela fait, Kamar, sur le conseil de son amoureuse, alla s’étendre auprès du joaillier, comme si rien ne se fût passé. Et le matin, lorsque le joaillier fut réveillé par la poudre antidote, Kamar voulut prendre congé de lui, selon sa coutume. Mais il le retint de force, et l’invita à revenir encore partager avec lui le repas du soir. Et Kamar n’oublia pas la recommandation de son amoureuse, et ne voulut point accepter l’invitation du joaillier ; mais il lui fit part du plan qui avait été concerté, et lui dit que c’était le seul moyen de ne point se déranger l’un l’autre désormais. Et le vieux joaillier répondit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! » Et, sans plus tarder, il se leva et alla louer la maison contiguë à la sienne, la meubla richement et y installa son jeune ami. Et, de son côté, l’experte Halima prit soin, en grand secret, de faire pratiquer dans le mur de séparation une ouverture qui se trouvait cachée des deux côtés par une armoire. Aussi, le lendemain, Kamar fut extrêmement étonné en voyant, comme si elle sortait de l’invisible, son amoureuse entrer dans sa chambre. Mais elle, après l’avoir comblé de caresses, lui découvrit le mystère de l’armoire, et, séance tenante, lui fit signe de remplir son office de coq. Et Kamar s’exécuta avec empressement et célérité, et mania sept fois de suite le bâton du pèlerinage. Après quoi, la jeune Halina, moite d’ardeur satisfaite, tira de son sein un poignard splendide appartenant à son époux le joaillier, qui l’avait travaillé lui-même avec le plus grand soin, et dont il avait orné la poignée de belles pierres précieuses ; et elle le remit à Kamar, en lui disant : « Mets ce poignard à ta ceinture, et rends-toi à la boutique d’Osta-Obeid, mon mari ; montre-lui le poignard et demande-lui s’il le trouve à sa convenance, et combien il vaut. Et il te demandera de qui tu le tiens ; alors dis-lui qu’en passant par le souk des armuriers, tu as entendu deux hommes qui parlaient ensemble, et dont l’un disait à l’autre : « Vois le présent que m’a fait mon amoureuse, qui me donne les objets appartenant à son vieux mari, le plus laid et le plus dégoûtant des vieux maris ! » Et ajoute que, l’homme qui parlait ainsi s’étant approché, tu as acheté le poignard. Quitte ensuite la boutique, et reviens en toute hâte à la maison, où tu me retrouveras dans l’armoire pour reprendre le poignard ! » Et Kamar, ayant pris le poignard, se rendit à la boutique du joaillier, où il joua le rôle que son amoureuse lui avait indiqué. Lorsque le joaillier vit le poignard et entendit les paroles de Kamar, il fut dans un grand trouble, et il répondit par des mots entrecoupés comme un homme dont l’esprit est égaré. Et Kamar, voyant l’état du joaillier, sortit de la boutique et courut rapporter le poignard à son amoureuse qui l’attendait déjà dans l’armoire. Et il lui peignit l’état cruel et l’égarement où il avait laissé le joaillier, son mari. Quant au malheureux Osta-Obeid, il courut, de son côté, à la maison, en proie aux tourments de la jalousie, et sifflant comme un serpent en fureur. Et il entra, avec les yeux hors de la tête, en s’écriant : « Où est mon poignard ? » Et Halima, de l’air le plus innocent, répondit avec de grands yeux interloqués : « Il est à sa place dans la cassette. Mais par Allah ! ô fils de l’oncle, je vois que tu as l’esprit égaré, et je me garderai bien de te le donner, de peur que tu ne veuilles en frapper quelqu’un ! » Et le joaillier insiste, jurant qu’il ne voulait en frapper personne. Alors, ouvrant la cassette, elle lui présenta le poignard. Et il s’écria : « Ô prodige ! » Elle demanda : « Qu’y a-t-il donc de surprenant ? » Il dit : « Je croyais avoir vu à l’instant ce poignard à la ceinture de mon jeune ami ! » Elle dit : « Par ma vie ! aurais-tu pu avoir quelques faux soupçons sur ton épouse, ô le plus indigne des hommes ! » Et le joaillier lui demanda pardon, et fit tous ses efforts pour apaiser sa colère. Or, le lendemain, Halima, après avoir joué avec son amoureux une partie d’échecs en sept divisions, songea aux moyens d’amener le vieux joaillier à divorcer d’avec elle, et dit à Kamar ! « Tu vois que le premier moyen ne nous a pas réussi. Or, je vais m’habiller en esclave, et tu me conduiras à la boutique de mon mari. Et tu lèveras mon voile en lui disant que tu viens de m’acheter au marché. Et nous verrons bien si cela lui ouvrira les yeux ! » Et elle se leva et s’habilla effectivement en esclave, et accompagna son amoureux à la boutique de son mari. Et Kamar dit au vieux joaillier : « Voici une esclave que je viens d’acheter mille dinars d’or. Vois si elle te plaît ! » Et, parlant ainsi, il leva son voile. Et le joaillier faillit s’évanouir en reconnaissant sa femme, ornée des magnifiques pierreries qu’il avait travaillées lui-même, et portant au doigt les bagues dont Kamar lui avait fait présent. Et il s’écria : « Comment s’appelle cette esclave ? » Et Kamar répondit : « Halima ! » Et le joaillier, à ces paroles, sentit sa gorge se dessécher, et tomba à la renverse. Et Kamar et l’adolescente profitèrent de son évanouissement pour se retirer. Lorsqu’Osta-Obeid fut revenu de son évanouissement, il courut chez lui de toutes ses forces, et il faillit cette fois mourir de surprise et d’effroi en trouvant son épouse avec la même parure qu’il venait de lui voir, et il s’écria : « Il n’y a de force et de protection qu’en Allah l’Omniscient ! » Et elle lui dit : « Eh bien, ô fils de l’oncle, de quoi t’étonnes-tu donc ? » Il dit ; « Qu’Allah confonde le Malin ! Je viens de voir une esclave qu’a achetée mon jeune ami, et qui paraît être une autre toi-même, tant elle te ressemble ! » Et Halima, comme suffoquée d’indignation, s’écria : « Comment, ô calamiteux à barbe blanche ! tu oses m’outrager par des soupçons si honteux ? Va te convaincre par tes propres yeux, et cours chez ton voisin pour voir si tu ne vas pas y trouver l’esclave ! » Il dit : « Tu as raison ! Il n’y a aucun soupçon qui ne cède à une telle preuve ! » Et il descendit l’escalier, et sortit de sa maison pour se rendre chez son ami Kamar. Or Halima, ayant passé par l’armoire, se trouvait déjà là lorsque entra son époux. Et l’infortuné, confondu par une ressemblance si grande, ne sut que murmurer : « Allah est grand ! Il crée les jeux de la nature, et tout ce qui lui plaît ! » Et il s’en revint chez lui, à la limite du trouble et de la perplexité ; et, trouvant sa femme comme il l’avait laissée, il ne put que la combler d’éloges et lui demander pardon. Puis il s’en retourna à sa boutique. Quant à Halima, passant par l’armoire, elle vint rejoindre Kamar, et, lui dit : « Tu vois qu’il n’y a pas moyen d’ouvrir les yeux à ce père de la barbe honteuse ! Il ne nous reste donc plus qu’à nous en aller d’ici sans retard. Mes mesures sont déjà prises, et les chameaux chargés sont prêts ainsi que les chevaux ; et la caravane n’attend que nous pour partir ! » Et elle se leva, et, s’enveloppant de ses voiles, elle le décida à l’emmener vers le lieu où se tenait la caravane. Et tous deux montèrent sur les chevaux qui les attendaient, et ils partirent. Et Allah leur écrivit la sécurité et ils arrivèrent en Égypte sans aucun accident fâcheux. Lorsqu’ils furent arrivés à la maison du père de Kamar, et que le vénérable marchand eut appris le retour de son fils, la joie dilata tous les cœurs, et Kamar fut reçu au milieu des larmes du bonheur. Et lorsque Halima fut entrée dans la maison, tous les yeux furent éblouis de sa beauté. Et le père de Kamar demanda à son fils ; « Ô mon fils, est-ce que c’est une princesse ? » Il répondit : « Ce n’est pas une princesse, mais c’est celle dont la beauté a été la cause de mon voyage. Car c’est d’elle que nous avait parlé le derviche. Et je me propose maintenant de l’épouser d’après la Sunnah et la loi ! » Et il raconta à son père toute son histoire, depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a pas d’utilité à là répéter. En apprenant cette aventure de son fils, le vénérable marchand Abd el-Rahmân s’écria : « Ô mon fils, que ma malédiction soit sur toi dans ce monde-ci et dans l’autre, si tu persistes à vouloir épouser cette femme sortie de l’enfer ! Ah ! crains, ô mon enfant, qu’elle ne se conduise un jour envers toi d’une manière aussi éhontée qu’envers son premier mari ! Laisse-moi plutôt te chercher ici une épouse parmi les jeunes filles de bonne famille ! » Et il l’admonesta longuement et lui parla si sagement que Kamar répondit : « Je ferai ce que tu désires, ô mon père ! ». Et le vénérable marchand embrassa son fils, à ces paroles, et ordonna aussitôt d’enfermer Halima dans un pavillon retiré, en attendant qu’il prît une décision à son sujet. Après quoi, il s’occupa de chercher dans toute la ville une épouse convenable pour son fils. Et, après des démarches nombreuses de la mère de Kamar auprès des femmes des notables et des riches marchands, on célébra les fiançailles de Kamar avec la fille du kâdi, qui était certainement la plus belle jouvencelle du Caire. Et à cette occasion, pendant quarante jours entiers, on n’épargna ni les festins, ni les illuminations, ni les danses, ni les jeux. Et le dernier jour fut une fête spécialement réservée pour les pauvres, qu’on prit soin de convier à prendre place autour des plateaux servis pour eux, en toute générosité. Or, Kamar, qui surveillait lui-même les serviteurs pendant ce festin, remarqua parmi les pauvres un homme plus mal vêtu que les plus pauvres et brûlé par le soleil, avec, sur sa figure, les traces de longues fatigues et de cuisants chagrins. Et, arrêtant sur lui ses regards pour l’appeler, il reconnut le joaillier Osta-Obeid. Et il courut faire part de sa découverte à son père qui lui dit : « C’est le moment de réparer, autant qu’il est en notre pouvoir, le mal que tu as commis à l’instigation de la dévergondée que j’ai enfermée ! » Et il s’avança du côté du vieux joaillier qui était sur le point de s’éloigner, et, l’appelant par son nom, il l’embrassa tendrement et l’interrogea sur le motif qui l’avait réduit à un tel état de pauvreté. Et Osta-Obeid lui raconta qu’il était parti de Bassra, afin que son aventure ne fût pas ébruitée et ne pût fournir à ses ennemis l’occasion de se moquer de lui, mais qu’il était tombé, dans le désert, entre les mains des Arabes pilleurs qui l’avaient dépouillé de tout ce qu’il possédait ! » Et le vénérable Abd el-Rahmân se hâta de le faire conduire au hammam et, après le bain, de le faire vêtir de riches habits ; puis il lui dit : « Tu es mon hôte, et je te dois la vérité ! Sache donc que ton épouse Halima est ici, enfermée par mes ordres dans un pavillon retiré. Et je pensais te la renvoyer sous escorte à Bassra ; mais puisqu’Allah t’a conduit jusqu’ici, c’est que le sort de cette femme était marqué d’avance. Je vais donc te conduire chez elle, et tu lui pardonneras ou tu la traiteras comme elle le mérite. Car je ne dois pas te cacher que je connais toute la pénible aventure, où ta femme est seule coupable ; car l’homme qui se laisse séduire par une femme n’a rien à se reprocher, vu qu’il ne peut résister à l’instinct qu’Allah a mis en lui ; mais la femme n’est point constituée de la même manière, et si elle ne repousse pas l’approche et l’attaque des hommes, elle est toujours coupable. Ah ! mon frère, il faut une grande réserve de sagesse et de patience à l’homme qui possède une femme ! » Et le joaillier dit : « Tu as raison, mon frère ! Ma femme est seule coupable en cette affaire-là. Mais où est-elle ? » Et le père de Kamar dit : « Dans ce pavillon que tu vois devant toi, et dont voici les clefs ! » Et le joaillier prit les clefs avec une grande joie et alla au pavillon dont il ouvrit les portes, et entra chez sa femme. Et il s’avança sur elle sans dire un mot, et de ses deux mains, soudain abattues sur son cou, il l’étrangla, en s’écriant : « Ainsi meurent les dévergondées de ton espèce... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-SEPTIÈME NUIT Elle dit ; ... il l’étrangla, en s’écriant : « Ainsi meurent les dévergondées de ton espèce ! » Et le marchand Abd el-Rahmân, pour achever de réparer les torts de son fils Kamar à l’égard du joaillier, trouva équitable et méritoire devant Allah Très-Haut de marier, le jour même des noces de Kamar, sa fille Étoile-du-Matin avec Osta-Obeid. Mais Allah est plus grand et plus généreux ! — Et Schahrazade, ayant ainsi raconté cette histoire, se tut. Et le roi Schahriar s’écria : « Fasse Allah, ô Schahrazade, que toutes les femmes dévergondées subissent le sort de l'épouse du joaillier. Car c’est ainsi qu’auraient dû se terminer plusieurs histoires parmi celles que tu m’as racontées ! Souvent, en effet, j’ai été irrité en mon âme, Schahrazade, de voir que certaines femmes avaient eu une fin contraire à mes idées et à mon penchant. Car, pour ma part, tu sais bien comment j’ai traité l’épouse éhontée et si maligne — qu’Allah ne l’ait point en Sa compassion — ainsi que toutes ses esclaves infidèles ! » Mais Schahrazade, ne voulant pas que le Roi s’arrêtât longtemps sur de telles pensées, se garda bien de répondre à ce sujet, et se hâta de commencer, comme suit, l’Histoire de la jambe de mouton. HISTOIRE DE LA JAMBE DE MOUTON Il est raconté — mais Allah est plus savant ! — qu’il y avait au Caire, sous le règne d’un roi d’entre les rois de ce pays, une femme douée de tant de ruse et de tant d’adresse que boire une gorgée d’eau ou passer dans le trou d’une aiguille de la plus petite espèce était pour elle chose aussi aisée. Or Allah — qui distribue où Il veut les qualités et les défauts — avait mis en cette femme une telle ardeur de tempérament que s’il lui avait fallu être l’une des quatre épouses d’un Croyant et partager avec justice les nuits en quatre lots, un pour chacune, elle serait morte de désir rentré. Aussi, elle avait su si bien mener ses affaires, qu’elle était parvenue à être non seulement l’épouse unique d’un homme, mais à se marier avec deux hommes à la fois, tous deux de la race des coqs de la Haute-Égypte, qui peuvent contenter vingt poules l’une après l’autre. Et elle avait usé de tant de finesse, et si bien su prendre ses mesures, qu’aucun des deux ne se doutait d’un partage si contraire à la loi et aux coutumes des vrais Croyants. Et, d’ailleurs, elle était aidée dans son manège par la profession même qu’exerçaient ses deux maris, car l’un était voleur de nuit, et l’autre escamoteur de jour. Ce qui faisait que lorsque l’un rentrait le soir au logis, une fois sa besogne terminée, l’autre était déjà sorti à la quête de quelque travail conséquent. Quant à ce qui est de leurs noms, ils s’appelaient : le voleur Haram et l’escamoteur Akil. Et les jours et les mois passèrent, et le voleur Haram et l’escamoteur Akil s’acquittaient avec excellence de leur métier de coq, dans la maison, et de renard, hors de la maison. Or, un jour d’entre les jours, le voleur Haram, après que l’héritier de son père eut contenté la fille de l’oncle, encore plus excellemment que d’habitude, dit à la femme : « Une affaire de grande importance, ô femme, m’oblige à m’absenter pour quelque temps. Puisse Allah m’écrire la réussite, afin que je sois au plus tôt de retour près de toi ! » Et la femme répondit : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi, ô tête des hommes ! Mais que va devenir la malheureuse pendant l’absence de son gaillard ? » Et elle se désola beaucoup et lui dit mille paroles de regret, et ne le laissa partir qu’après les marques les plus chaudes de son attachement. Et le voleur Haram chargé d’un sac de provisions de bouche, que l’adolescente avait pris soin de lui préparer pour la route, s’en alla en sa voie, ravi et faisant claquer sa langue de contentement. Or, il y avait à peine une heure de temps qu’il était parti quand rentra Akil l’escamoteur. Et le sort voulut qu’ayant un motif de quitter la ville, il vînt précisément annoncer son départ à son épouse. Et l’adolescente ne manqua pas de témoigner à son second mari toute la peine que lui causait son éloignement, et, après les preuves diverses et multipliées d’une passion extraordinaire, elle lui remplit un sac de provisions de bouche pour le voyage, et lui fit ses adieux en appelant sur sa tète les bénédictions d’Allah — qu’il soit exalté ! — Et l’escamoteur Akil partit de sa maison en se louant d’avoir une épouse si chaude et si attentionnée, et faisant claquer sa langue de contentement. Et comme la destinée de chaque créature l’attend d’ordinaire à quelque tournant de chemin, les deux maris devaient trouver la leur au moment où ils y pensaient le moins. En effet, à la fin de sa journée l’escamoteur Akil entra dans un khân qui se trouvait sur la route, se proposant d’y passer la nuit. Et, en entrant dans le khân, il n’y trouva qu’un seul voyageur, avec lequel, après les salams et compliments de part et d’autre, il lia bientôt conversation. Or, c’était précisément le voleur Haram, qui avait pris le même chemin que l’associé qu’il ne connaissait pas. Et le premier dit au second : « Ô compagnon, tu parais bien fatigué ! » Et l’autre répondit : « Par Allah, j’ai fait aujourd’hui tout d’une traite la route du Caire ! Mais toi, compagnon, d’où viens-tu ? » Il répondit : « Du Caire également ! Et glorifié soit Allah qui met sur ma route un compagnon aussi agréable pour continuer le voyage. Car le Prophète — sur lui la prière et la paix ! — a dit : « Un compagnon est la meilleure provision de route ! » Mais, en attendant, pour sceller notre amitié, rompons ensemble le même pain et goûtons au même sel ! Voici, ô compagnon, mon sac de provisions, où j’ai, pour te les offrir, des dattes fraîches et du rôti à l’ail ! » Et l’autre répondit : « Qu’Allah augmente tes biens, ô compagnon ! j’accepte l’offre de tout cœur amical. Mais permets-moi d’apporter aussi mon écot ! Et pendant que le premier tirait du sac ses provisions, il déploya les siennes sur la natte où ils étaient assis. Lorsque tous les deux eurent fini de poser sur la natte ce qu’ils avaient à offrir, ils s’aperçurent qu’ils avaient exactement les mêmes provisions : des galettes de pain au sésame, des dattes et la moitié d’une jambe de mouton. Et ils furent bientôt étonnés à la limite extrême de l’étonnement, lorsqu’ils eurent constaté qu^ les deux moitiés de la jambe de mouton se rejoignaient avec une parfaite exactitude. Et il s’écrièrent : « Allahou akbar ! il était écrit que cette jambe de mouton verrait ses deux moitiés se réunir, malgré la mort, le four et l’assaisonnement ! » Puis l’escamoteur demanda au voleur : « Par Allah sur toi, ô compagnon, puis-je savoir d’où vient ce morceau de jambe de mouton ? » Et le voleur répondit : « C’est la fille de mon oncle qui me l’a donné avant mon départ ! Mais par Allah sur toi, ô compagnon, puis-je savoir à mon tour où tu as pris cette moitié de jambe-là ? » Et l’escamoteur dit : « C’est également la fille de l’oncle qui me l’a mise dans le sac ! Mais peux-tu me dire dans quel quartier se trouve ton honorable maison ? » Il dit : « Près de la Porte des Victoires ! » Et l’autre s’écria : « Et moi aussi ! » Et bientôt, de questions en questions, les deux larrons finirent par acquérir la conviction que, depuis le jour de leur mariage, ils étaient les associés sans le savoir de la même couche et du même tison. Et ils s’écrièrent : « Éloigné soit le Malin ! Voici que nous sommes les dupes de la maudite ! » Puis, malgré que, cette découverte eût failli d’abord les inciter à quelque violence, ils finirent, parce qu’ils étaient avisés et sages, par penser que le meilleur parti à prendre était encore de revenir sur leurs pas, et d’éclaircir, par leurs propres yeux et par leurs propres oreilles, ce qui était à éclaircir avec la rouée. Et, étant tombés d’accord à ce sujet, ils reprirent tous les deux la route du Caire, et ne tardèrent pas à arriver à leur logis commun. Lorsque, leu rayant ouvert la porte, l’adolescente eut aperçu ensemble ses deux maris, elle ne put guère douter qu’elle ne fût découverte quant à sa rouerie, et, comme elle était sage et avisée, elle pensa que ce serait en vain, cette fois, qu’elle chercherait quelque prétexte pour cacher plus longtemps la vérité. Et elle pensa : « Le cœur de l’homme le plus dur ne peut résister aux larmes de la femme aimée ! » Et soudain, fondant en sanglots et défaisant ses cheveux, elle se jeta aux pieds de ses deux maris, en implorant leur miséricorde. Or, tous deux l’aimaient, et leur cœur était lié à ses charmes. Aussi, malgré sa notoire perfidie, ils sentirent que leur attachement pour elle n’avait point été affaibli ; et ils la relevèrent et lui accordèrent son pardon, mais après lui avoir toutefois fait des remontrances, avec des yeux écarquillés. Puis, comme elle se tenait silencieuse avec un air fort contrit, ils lui dirent que ce n’était pas tout, mais qu’il fallait bien que cessât, sans retard, cet état si contraire aux coutumes et aux mœurs des Croyants. Et ils ajoutèrent : « Il faut absolument que tu te décides, sur l’heure, à choisir celui de nous deux que tu veux garder pour époux !. » À ces paroles de ses deux maris, l’adolescente baissa la tête, et réfléchit profondément. Et ils eurent beau la presser de prendre sans retard une détermination, il fut impossible de lui faire désigner celui qu’elle préférait, car elle les trouvait tous deux égaux en vaillance, force et résistance. Mais comme, impatientés de son silence, ils lui criaient d’une voix menaçante qu’elle eût à faire son choix, elle finit par relever la tête et dit : « Il n’y a de recours et de miséricorde qu’eni Allah le Très-Haut le Tout-Puissant ! Ô hommes, puisque vous m’obligez à choisir entre vous, et à prendre un parti qui coûte à l’affection que je vous ai vouée également, et comme, réflexion faite et conséquences pesées, je n’ai aucun motif de préférer l’un à l’autre, voici ce que je vous propose ! Vous vivez tous deux de votre adresse, et en cela votre conscience est en repos, et Allah qui juge les actions de Ses créatures d’après les aptitudes qu’il a mises dans leur cœur, ne vous repoussera pas du sein de Sa bonté. Toi, Akil, tu escamotes, le jour, et toi, Haram, tu voles, la nuit. Eh bien, je déclare devant Allah et devant vous ; que je garderai pour époux celui de vous deux qui aura donné la meilleure preuve d’adresse, et accompli la plus fine prouesse ! » Et tous deux répondirent par l’ouïe et l’obéissance, en agréant tout de suite la proposition, et se préparèrent aussitôt à lutter de dextérité. Or, ce fut l’escamoteur Akil qui débuta, en se rendant avec son associé Haram dans le souk des changeurs. Et là, il lui montra du doigt un vieux Juif qui se promenait d’une boutique à l’autre avec lenteur, et dit : « Tu vois, ô Haram, ce fils de chien ! Or, moi, avant qu’il ait achevé sa tournée de changeur, je me fais fort de le forcer à me donner son sac, rempli d’or, de changeur ! » Et, ayant ainsi parlé, il s’approcha, léger comme une plume, du Juif en tournée, et lui subtilisa le sac rempli de dinars d’or qu’il portait avec lui. Et il s’en revint vers son compagnon qui d’abord, pris d’une pour extrême, voulut l’éviter pour ne pas risquer d’être arrêté avec lui comme complice, mais qui, ensuite, émerveillé d’un coup si adroit, se mit à le féliciter de la dextérité dont il venait de faire preuve, et lui dit : « Par Allah ! je crois bien que jamais je ne pourrai, de mon côté, accomplir un exploit si brillant ! Je croyais que voler un Juif était une chose au-dessus des forces d’un Croyant ! » Mais l’escamoteur se prit à rire et lui dit : « Ô pauvre ! » cela n’est qu’un commencement, car ce n’est pas ainsi que je prétends m’approprier le sac du Juif ! Car la justice pourrait un jour ou l’autre être mise sur ma piste et me forcer à rendre gorge. Mais je veux devenir le propriétaire légal du sac avec son contenu, en m’y prenant de manière à ce que le kâdi lui-même m’adjuge le bien de ce Juif farci d’or ! » Et, ce disant, il s’en alla dans un coin retiré du souk, ouvrit le sac, compta les pièces d’or qu’il contenait, en ôta dix dinars et mit à leur place un anneau de cuivre qui lui appartenait. Après quoi il referma soigneusement le sac, et, rejoignant le Juif dépouillé, il le lui glissa adroitement dans la poche de son kaftân, comme si de rien n’était. L’adresse est un don d’Allah, ô Croyants ! Or, à peine le Juif eut-il fait quelques pas, que de nouveau l’escamoteur s’élança vers lui, mais bien ostensiblement cette fois, en lui criant : « Misérable fils d’Aâron, ton châtiment est proche ! Rends-moi mon sac, ou bien à nous deux chez le kâdi ! » Et le Juif, à la limite de la surprise de se voir ainsi pris à partie par un homme qu’il ne connaissait ni de père ni de mère, et qu’il n’avait jamais vu, de sa vie, commença d’abord, pour éviter les coups, par se confondre en excuses, et jura par Ibrahim, Ishak et Yâcoub que son agresseur se trompait de personne, et que, pour sa part, i| n’avait jamais songé à lui enlever son sac ! Mais Akil, sans vouloir rien entendre de ses protestations, ameuta contre lui tout le souk et finit par le prendre par son kaftâh, en lui criant : « Moi et toi chez le kâdi ! » Et, comme il résistait, il le saisit par la barbe et le traîna, au milieu des huées, devant le kâdi. Et le kâdi demanda : « Quelle est l’affaire ? » Et Akil aussitôt répondit : « Ô notre maître le kâdi, ce Juif, de la tribu des Juifs, que j’amène entre tes mains dispensatrices de la justice, est certainement le voleur le plus audacieux qui soit encore entré dans la salle de tes décrets. Voici qu’après m’avoir volé mon sac plein d’or, il ose se promener dans le souk avec la tranquillité du musulman irréprochable ! » Et le Juif, la barbe à moitié arrachée, gémit ; « O notre maître le kâdi, je proteste ! Jamais je n’ai vu ni connu cet homme qui m’a brutalisé et réduit en l’état lamentable où je suis, après avoir ameuté le souk contre moi et détruit à jamais mon crédit et ruiné ma réputation de changeur irréprochable ! » Mais Akil s’écria : « Ô maudit fils d’Israël, depuis quand la parole d’un chien de ta race prévaut-elle contre la parole d’un Croyant ? Ô notre maître le kâdi, ce fourbe nie son vol avec autant d’audace que ce marchand des Indes dont je pourrais raconter l’histoire à ta seigneurie, si elle ne la connaît pas ! » Et le kâdi répondit ; « Je ne connais pas l’histoire du marchand des Indes ! Mais que lui est-il arrivé ? Dis-le moi brièvement ! » Et Akil dit : « Sur ma tête et sur mon œil ! Ô notre maître, pour parler brièvement, ce marchand des Indes était un homme qui avait réussi à inspirer tant de confiance aux gens du souk, qu’un jour un gros dépôt d’argent qui fut confié, sans demande de reçu. Et il profita de cette circonstance pour nier le dépôt, le jour où le propriétaire vint le lui réclamer. Et, comme il n’y avait contre lui ni témoins ni écritures, il aurait certainement mangé en toute tranquillité le bien d’autrui, si le kâdi de la ville n’eût réussi, par sa finesse, à lui faire avouer la vérité. Et, cet aveu obtenu, il lui fit appliquer deux cents coups de bâton sur la plante des pieds, et le chassa de la ville ! » Puis Akil continua : « Et maintenant j’espère d’Allah, ô notre maître le kâdi, que ta seigneurie pleine de sagacité et de finesse trouvera aisément le moyen de démontrer la duplicité de ce Juif ! Et, d’abord, permets à ton esclave de te prier de vouloir bien donner l’ordre de fouiller mon voleur, pour le convaincre de son vol ! » Lorsque le kâdi eut entendu ce discours d’Akil, il ordonna aux gardes de fouiller le Juif. Et ils ne mirent pas longtemps pour trouver sur lui le sac en question. Et l’accusé, gémissant, soutint que le sac était sa propriété légitime. Et de son côté Akil assurait, avec force serments et injures & l’adresse du mécréant, qu’il reconnaissait parfaitement le sac qui lui avait été dérobé. Et le kâdi, en juge avisé, ordonna alors que chacune des parties déclarât ce qu’elle devait avoir déposé dans le sac en litige. Et le Juif déclarà : « Il y a dans mon sac, ô notre maître, cinq cents dinars d’or, pas un de plus, pas un de moins, que j’y ai déposés ce matin ! » Et Akil s’écria : « Tu mens, ô chien des Juifs ! à moins que, contrairement à l’habitude de ceux de ta race, tu ne rendes plus que l’on ne t’a prêté ! Or, moi, je déclare qu’il n’y a dans le sac que quatre cent quatre-vingt-dix dinars, pas un de plus, pas un de moins. Et, en outre, un anneau en cuivre, qui porte mon cachet, doit s’y trouver renfermé, à moins que tu ne l’aies déjà enlevé ! » Et le kâdi ouvrit le sac, devant les témoins, et son contenu ne put que donner raison à l’escamoteur. Et aussitôt le kâdi remit le sac à Akil, et ordonna qu’on administrât sur-le-champ la bastonnade au Juif, que la stupéfaction avait rendu muet ! Lorsque le voleur Haram vit la réussite du tour d’adresse de son associé Akil, il le félicita et lui dit qu’il lui serait bien difficile de le surpasser. Il convint pourtant avec lui d’un rendez-vous pour le soir même, auprès du palais du sultan, afin qu’il pût tenter, à son tour, quelque exploit qui ne fût pas trop indigne du merveilleux tour dont il venait d’être le témoin. Aussi, à la tombée de la nuit, les deux associés étaient déjà au rendez-vous fixé. Et Haram dit à Akil : « Compagnon, tu es parvenu à rire de la barbe d’un Juif et de celle du kâdi. Or, moi, c’est au sultan lui-même que je veux m’adresser. Voici donc une échelle de corde au moyen de laquelle je vais pénétrer dans l’appartement du sultan ! Mais il faut que tu m’y accompagnes, pour être témoin de ce qui va se passer ! » Et Akil, qui n’était point habitué au vol mais simplement à l’escamotage, fut d’abord bien effrayé de la témérité de cette tentative ; mais il eut honte de reculer devant son associé, et l’aida à jeter l’échelle de corde au-dessus de la muraille du palais. Et ils y grimpèrent tous deux, descendirent du côté opposé, traversèrent les jardins, et s’engagèrent dans le palais même, à la faveur des ténèbres. Et ils se glissèrent, à travers les galeries, jusqu’à l’appartement même du sultan ; et Haram, soulevant une portière, fit voir à son compagnon le sultan endormi, auprès duquel se trouvait un jeune garçon, qui lui chatouillait la plante des pieds... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-HUITIÈME NUIT Elle dit : ... un jeune garçon qui lui chatouillait la plante des pieds. Et ce jeune garçon qui, au moyen de cette manœuvre, favorisait le dormir du roi, paraissait lui-méme*accablé de sommeil et, pour ne pas se lais- ser aller à d’assoupissement, mâchait un morceau de mastic. À cette vue, Akil, pris de peur, faillit tomber sur le dos, et Haram lui dit à l’oreille ; « Pourquoi, t’effraies-tu de la sorte, compagnon ? Tu as parlé au kâdi et, à mon tour, je veux parler au roi ! » Et, le laissant derrière le rideau, il s’approcha du jeune garçon avec une agilité merveilleuse, le bâillonna, le ficela et le suspendit, comme un paquet, au plafond. Puis il s’assit à sa place, et se mit à chatouiller la plante des pieds du roi, avec la science d’un masseur de hammam. Et, au bout d’un moment, il manœuvra de manière à réveiller le sultan, qui se prit à bâiller. Et Haram, imitant la voix d’un jeune garçon, dit au sultan : « Ô roi du temps ! puisque ta Hautesse ne dort pas, veut-elle que je lui raconte quelque chose ? » Et le sultan ayant répondu ; « Tu peux ! » Haram dit : « Il y avait, ô roi du temps, dans une ville d’entre les villes, un voleur nommé Haram et un escamoteur nommé Akil, qui luttaient ensemble d’audace et d’adresse. Or, voici ce qu’un jour chacun d’eux entreprit ! » Et il raconta au sultan le tour d’Akil, dans tous ses détails, et poussa l’audace jusqu’à lui apprendre ce qui se passait dans son propre palais, en changeant seulement le nom du sultan et lé lieu de la scène. Et, lorsqu’il eut terminé son récit, il dit : « Et maintenant, ô roi du temps, lequel des deux compagnons ta seigneurie trouve-t-elle le plus habile ? » Et le sultan répondit : « C’est, sans contredit ; le voleur qui s’est introduit dans le palais du roi ! » Lorsqu’il eut entendu cette réponse, Haram prétexta un pressant besoin d’uriner, et sortit comme pour aller aux cabinets. Et il alla rejoindre son compagnon qui, pendant tout le temps qu’avait duré la conversation, sentait son âme s’envoler de terreur de son nez. Et ils reprirent le chemin qu’ils avaient déjà parcouru, et sortirent du palais aussi heureusement qu’ils y étaient entrés. Or, le lendemain, le sultan, qui avait été bien étonné de ne pas revoir son favori qu’il croyait aux cabinets, fut à la limite de la surprise en le voyant suspendu au haut du plafond, tout comme dans l’histoire qu’il avait entendu raconter. Et bientôt il acquit la certitude qu’il venait d’être lui-même la dupe de l’audacieux voleur. Mais, loin d’être irrité contre celui qui l’avait ainsi joué, il voulut le connaître ; et, dans ce but, il fit publier, par les crieurs publics, qu’il pardonnait à celui qui s’était introduit de nuit dans son palais, et qu’il lui promettait une grande récompense s’il se présentait devant lui. Et Haram, sur la foi de cette promesse, se rendit au palais et se présenta entre les mains du sultan, qui le loua beaucoup pour son courage et, pour récompenser tant d’adresse, le nomma sur l’heure chef de la police du royaume. Et, de son côté, l’adolescente ne manqua pas, en apprenant la chose, de choisir Haram pour unique époux, et vécut avec lui dans les délices et la joie. Mais Allah est plus savant ! — Et Schahrazade, cette nuit-là, ne voulut pas laisser le Roi sur l’impression de cette histoire, et commença immédiatement à lui raconter la prodigieuse histoire suivante. Elle dit : LES CLEFS DU DESTIN Il m’est revenu, ô Roi fortuné, que le khalifat Môhammad ben-Theiloun, sultan d’Égypte, était un souverain aussi sage et bon que son père Theiloun était cruel et oppresseur. Car, loin d’agir comme lui, en torturant ses sujets pour leur faire payer trois et quatre fois les mêmes impôts, et en leur faisant administrer la bastonnade pour les forcer à déterrer les quelques drachmes qu’ils enfouissaient dans la terre par crainte des percepteurs, il se hâta de faire renaître la tranquillité et de ramener la justice parmi son peuple. Et il employait les trésors que son père Theiloun avait amassés par la violence, à protéger les poètes et les savants, à récompenser les vaillants, et à venir en aide aux pauvres et aux malheureux. Aussi le Rétributeur fit tout réussir sous son règne béni : car jamais les crues du Nil ne furent aussi régulières et abondantes, jamais les moissons ne furent aussi riches et multipliées, jamais les champs de luzerne et de lupin ne furent aussi verts, et jamais les marchands ne virent affluer autant d’or dans leurs boutiques. Or, un jour d’entre les jours, le sultan Mohammad fit venir en sa présence tous les dignitaires de son palais pour les interroger, chacun à tour de rôle, sur leurs fonctions, leurs services passés, et la paie qu’ils recevaient du trésor. Car il voulait, de la sorte, contrôler par lui-même leur conduite et leurs moyens d’existence, en se disant : « Si je trouve quelqu’un avec un emploi pénible et une paie légère, je diminuerai sa charge et j’augmenterai ses appointements ; mais si j’en trouve un avec une paie considérable et un emploi facile, je diminuerai ses appointements et j’augmenterai son travail. » Et les premiers qui se présentèrent entre ses mains furent ses vizirs, qui étaient au nombre de quarante, tous des vieillards vénérables, avec de longues barbes blanches et un visage marqué par la sagesse. Et ils portaient sur la tête des tiares enturbannées, enrichies de pierres précieuses ; et ils s’appuyaient sur de longues verges à bout d’ambre, signe de leur pouvoir. Puis vinrent les walis des provinces, les chefs de l’armée, et tous ceux qui, de près ou de loin, avaient à maintenir la tranquillité et à rendre la justice. Et, les uns après les autres, ils s’agenouillèrent et embrassèrent la terre entre les mains du khalifat, qui les interrogea longuement, et les rétribua ou les destitua, selon ce qu’il lui apparaissait de leurs mérites. Et le dernier qui se présenta fut l’eunuque porte-glaive, exécuteur de la justice. Et bien qu’il fût gras, comme un homme bien nourri qui n’a rien à faire, il était bien triste d’aspect, et, au lieu de marcher fièrement, avec son glaive nu sur l’épaule, il avait la tête baissée et tenait son glaive dans le fourreau. Et quand il fut entre les mains du sultan Môhammad ben-Theiloun, il embrassa la terre et dit : « Ô notre maître et la couronne sur notre tête, voici que le jour de la justice va luire enfin pour l’esclave exécuteur de ta justice ! Ô mon seigneur, ô roi du temps, depuis la mort de ton défunt père, le sultan Theiloun — qu’Allah l’ait en Sa miséricorde — j’ai vu chaque jour diminuer les occupations de ma charge et disparaître les profits que j’en tirais. Et ma vie, qui était jadis heureuse, s’écoule maintenant morne et inutile. Et si l’Égypte continue de la sorte à jouir de la tranquillité et de l’abondance, je cours grand risque de mourir de faim, en ne laissant même pas de quoi m’acheter un linceul — qu’Allah prolonge la vie de notre maître ! » Lorsque le sultan Môhammad ben-Theiloun eut entendu cos paroles de son porte-glaive, il réfléchit pendant un bon moment, et reconnut que ses plaintes étaient justifiées, car les plus gros profits de sa charge lui venaient, non de sa paie qui était peu considérable, mais de ce qu’il tirait, en dons ou en héritages, de ceux qu’il exécutait. Et il s’écria ; « Nous venons d’Allah et vers Lui nous retournerons ! Il est donc bien vrai que le bonheur de tous est une illusion, et que ce qui fait la joie de l’un peut faire couler les larmes de l’autre ! Ô porte-glaive, tranquillise ton âme et rafraîchis tes yeux, car désormais, pour t’aider à vivre, maintenant que tes fonctions ne sont guère rétribuées, tu recevras chaque année deux cents dinars d’émoluments ! Et fasse Allah que, durant tout mon règne, ton glaive reste aussi inutile qu’il l’est en ce moment, et se couvre de la rouille pacifique du repos ! » Et le porte-glaive baisa le pan de la robe du khalifat et rentra dans le rang. Or, tout cela est pour prouver quel souverain juste et clément était le sultan Môhammad. Et, comme la séance allait être levée, le sultan aperçut, derrière les rangs des dignitaires, un cheikh d’âge, au visage chargé de rides et au dos voûté, qu’il n’avait pas encore interrogé. Et il lui fit signe de s’approcher, et lui demanda quel était son emploi dans le palais. Et le cheikh répondit : « Ô roi du temps, mon emploi consiste, en tout et pour tout, à veiller simplement sur un coffret qui m’a été remis en garde par lé défunt sultan, ton père. Et, pour cet emploi, il m’est alloué, sur le trésor, dix dinars d’or tous les mois ! » Et le $ultan Môhammad s’étonna de cela, et dit : « Ô cheikh, c’est une bien grosse paie pour un emploi si aisé ! Mais qu’y a-t-il dans le coffret ? » Il répondit : « Par Allah, ô notre maître, il y a quarante ans déjà que je l’ai en garde, et j’ignore ce qu’il contient ! » Et le sultan dit : « Va et l’apporte au plus vite ! » Et le cheikh se hâta d’exécuter l’ordre. Or, le coffret que le cheikh apporta devant le sultan était en or massif et richement ouvragé. Et le cheikh, sur l’ordre du sultan, l’ouvrit pour la première fois. Or, il ne contenait qu’un manuscrit tracé en lettres brillantes sur de la peau de gazelle teinte en pourpre. Et il y avait, tout au fond, une petite quantité de terre rouge. Et le sultan prit le manuscrit en peau de gazelle, qui était écrit en caractères brillants, et voulut lire ce qu’il disait. Mais, bien qu’il fût fort versé dans l’écriture et dans les sciences, il ne put déchiffrer un seul mot des caractères inconnus dont il était tracé. Et ni les vizirs ni les ulémas qui étaient présents ne réussirent guère davantage. Et le sultan fit venir, les uns après les autres, tous les savants renommés de l’Égypte, de la Syrie, de la Perse et des Indes ; mais aucun d’eux ne put seulement dire en quelle langue était écrit ce manuscrit. Car les savants ne sont d’ordinaire que de pauvres ignorants affublés de gros turbans, pour tout acquis. Et le sultan Môhammad fît alors publier par tout l’empire, qu’il accorderait la plus grande des récompenses à celui qui pourrait seulement lui indiquer l’homme assez instruit pour déchiffrer les caractères inconnus. Or, peu de temps après la publication de cet avis, un vieillard à turban blanc se présenta à l’audience du sultan, et dit, après avoir obtenu la permission de parler : « Qu’Allah prolonge la vie de notre maître le sultan ! L’esclave qui est entre tes mains est un ancien serviteur de ton père, le défunt sultan Theiloun, et vient aujourd’hui même de rentrer de l’exil auquel il avait été condamné ! Qu’Allah ait le défunt en sa compassion, qui m’a condamné à cette relégation ! Or, je me présente entre tes mains, ô notre maître souverain, pour te dire qu’un seul homme peut lire le manuscrit en peau de gazelle ! Et c’est son maître légitime le cheikh Hassân Abdallah, fils d’El-Aschar, qui, il y a quarante ans, a été jeté dans un cachot, par ordre du défunt sultan. Et Allah sait s’il y gémit encore ou s’il est mort ! » Et le sultan demanda : « Et pour quel motif le cheikh Hassân Abdallah a-t-il été enfermé dans un cachot ? » Il répondit : « Parce que le défunt sultan voulait obliger par la force le cheikh à lui lire le manuscrit, après qu’il l’en eut dépossédé ! » Et le sultan Mohammad, à ces paroles, envoya aussitôt les chefs des gardes visiter toutes les prisons, dans l’espoir d’y trouver le cheikh Hassân Abdallah encore en vie, et de l’en faire sortir. Et le sort voulut que le cheikh fût encore vivant. Et les chefs des gardes, d’après l’ordre du sultan, le revêtirent d’une robe d’honneur, et l’amenèrent entre les mains de leur maître. Et le sultan Môhammad vit que c’était un homme d’aspect vénérable et au visage ravagé par les souffrances. Et il se leva en son honneur, et le pria de pardonner l’injuste traitement que lui avait fait subir le khalifat Theiloun, son père. Puis il le fit asseoir près de lui, et, lui remettant le manuscrit en peau de gazelle, il lui dit : « Ô vénérable cheikh, je ne voudrais point garder plus longtemps cet objet qui ne m’appartient pas, dût-il me faire posséder tous les trésors de la terre ! » En entendant ces paroles du sultan, le cheikh Hassân Abdallah versa d’abondantes larmes, et, tournant ses paumes vers le ciel, il s’écria : « Seigneur, Tu es la source de toute sagesse. Toi qui fais produire au même sol et le poison et la plante salutaire ! Voici quarante ans de ma vie passés au fond d’un cachot ! et c’est au fils de mon oppresseur que je dois maintenant de mourir au soleil ! Seigneur, louanges et gloire à Toi, dont les décrets sont insondables ! » Puis il se tourna vers le sultan, et dit : « Ô notre maître souverain, ce que j’ai refusé à la violence, je l’accorde à la bonté ! Ce manuscrit, pour la possession duquel j’ai risqué plusieurs fois ma vie, t’appartient désormais en propriété légitime ! Il est le commencement, et la fin de toute science, et il est le seul bien que j’aie rapporté de la ville de Scheddad ben-Aâd, la cité mystérieuse où nul humain ne peut pénétrer, Aram-aux-colonnes ! » Et le khalifat embrassa le vieillard, et lui dit : « Ô mon père, hâte-toi de grâce ! de me dire ce que tu sais au sujet de ce manuscrit en peau de gazelle, et de la cité de Scheddad ben-Aâd, Aram-aux-colonnes ! » Et le cheikh Hassân Abdallah répondit : « Ô roi, l’histoire de ce manuscrit est l’histoire de toute ma vie. Et si elle était écrite avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, elle servirait de leçon à qui la lirait avec respect ! » Et il raconta ; « Sache, ô roi du temps, que mon père était l’un des marchands les plus riches et les plus respectés du Caire. Et je suis son fils unique. Et mon père n’épargna rien pour mon instruction, et me donna les meilleurs maîtres de l’Égypte. Aussi, à vingt ans, j’étais déjà renommé, parmi les ulémas, pour mon savoir et mes connaissances dans les livres des anciens. Et mon père et ma mère, voulant se réjouir de mes noces, me donnèrent comme épouse une jeune vierge aux yeux pleins d’étoiles, à la taille flexible et gracieuse, et gazelle pour l’élégance et la légèreté. Et mes noces furent magnifiques. Et je coulai avec mon épouse des jours d’épanouissement et des nuits de bonheur. Et je vécus de la sorte dix années, aussi belles que la première nuit nuptiale. Mais, ô mon maître, qui peut savoir ce que lui réserve le sort du lendemain ? Or, moi, au bout de ces dix années, qui passèrent comme le songe d’une nuit tranquille, je devins la proie de la destinée, et tous les fléaux à la fois s’abattirent sur le bonheur de ma maison. Car, en l’espace de quelques jours, la peste fit périr mon père, le feu dévora ma maison, et les eaux de la mer engloutirent les navires qui trafiquaient au loin de mes richesses. Et pauvre, et nu comme l’enfant au sortir du sein de sa mère, je n’eus, pour toute ressource, que la miséricorde d’Allah et la pitié des Croyants. Et je me mis à fréquenter la cour des mosquées, avec les mendiants d’Allah ; et je vivais dans la compagnie des santons aux belles paroles. Et il m’arrivait souvent, dans les, plus mauvais jours, de rentrer au gîte sans un morceau de pain, et, après avoir jeûné toute la journée, de n’avoir rien à manger pour la nuit. Et je souffrais à l’extrême de ma propre misère et de celle de ma mère, de mon épouse et de mes enfants. Or, un jour qu’Allah n’avait envoyé aucune aumône à son mendiant, mon épouse ôta son dernier vêtement et me le remit en pleurant, et me dit ; « Va essayer de le vendre au souk, afin d’acheter à nos enfants un morceau de pain. » Et moi je pris le vêtement de la femme, et sortis pour aller le vendre, sur la chance de nos enfants... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaitre le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-NEUVIÈME NUIT Elle dit : ... Et moi je pris le vêtement de la femme, et sortis pour aller le vendre, sur la chance de nos enfants. Et, comme je me dirigeais vers le souk, je rencontrai un Bédouin monté sur une chamelle rouge. Et le Bédouin arrêta soudain sa chamelle, en m’apercevant, la fit s’agenouiller, et me dit : « Le salam sur toi, ô mon frère ! Ne pourrais-tu pas m’indiquer la maison d’un riche marchand qui s’appelle le cheikh Hassân Abdallah, fils d’Al-Achar ? » Et moi, ô mon maître, j’eus honte de ma pauvreté, bien que la pauvreté, comme la richesse, nous vienne d’Allah, et je répondis, en baissant la tête : « Et sur toi le salam et la bénédiction d’Allah, ô père des Arabes ! Mais il n’y a point, que je sache, au Caire, d’homme du nom que tu viens de prononcer ! » Et je voulus continuer mon chemin. Mais le Bédouin sauta du dos de sa chamelle, et, prenant mes mains dans les siennes, me dit, sur le ton du reproche : « Allah est grand et généreux, ô mon frère ! Mais n’es-tu point le cheikh Hassân Abdallah, fils d’Al-Achar ? Et se peut-il que tu renvoies l’hôte qu’Allah t’envoie, en cachant ton nom ? » Alors, moi, à la limite de la confusion, je ne pus retenir mes larmes, et, tout en le priant de me pardonner, je lui pris les mains pour les baiser ; mais il ne voulut pas me laisser faire, et me serra dans ses bras, comme un frère fait pour son frère. Et je le conduisis vers ma maison. Et, marchant ainsi avec le Bédouin, qui conduisait sa chamelle par le licou, mon cœur et mon esprit étaient torturés par l’idée que je n’avais rien pour traiter l’hôte. Et quand j’arrivai, je me hâtai d’apprendre à la fille de mon oncle la rencontre que je venais de faire ; et elle me dit : « L’étranger est l’hôte d’Allah, et le pain même des enfants est à lui ! Retourne donc vendre la robe que je t’ai donnée, et, avec l’argent que tu en tireras, achète de quoi nourrir notre hôte. Et s’il laisse des restes, nous en vivrons ! » Et moi, pour sortir, je dus passer par le vestibule où j’avais laissé le Bédouin. Et comme je cachais la robe, il me dit : « Mon frère, qu’as-tu donc sous ton habit ? » Et je répondis, en baissant la tête de confusion : « Ce n’est rien ! » Mais il insista, disant : « Par Allah sur toi, ô mon frère, je te supplie de me dire ce que tu portes sous ton vêtement ? » Et moi, bien embarrassé, je répondis : « C’est la robe de la fille de mon oncle, que je porte chez notre voisine, dont le métier est de raccommoder les robes ! » Et le Bédouin insista encore, et me dit : « Fais voir cette robe, ô mon frère ! » Et moi, rougissant, je lui montrai la robe ; et il s’écria : « Allah est clément et généreux, ô mon frère ! Voici que tu vas aller vendre à la criée la robe de ton épouse, la mère de tes enfants, pour accomplir envers l’étranger les devoirs de l’hospitalité ! » Et il m’embrassa et me dit : « Tiens, ya Hassân Abdallah, voici dix dinars d’or, de chez Allah, afin que tu les dépenses et nous en achètes ce qui est nécessaire à nos besoins et à ceux de ta maison ! » Et moi je ne pus refuser l’offre de l’hôte, et je pris les pièces d’or. Et l’abondance et le bien-être rentrèrent dans ma maison. Or, chaque jour, le Bédouin, mon hôte, me remettait la même somme et, d’après ses ordres, je la dépensais de la même façon. Et cela dura quinze jours. Et je glorifiais le Rétributeur pour ses bienfaits. Or, au matin du seizième jour, le Bédouin, mon hôte, me dit, après les salams : « Ya Hassân Abdallah, veux-tu te vendre à moi ? » Et moi je répondis : « Ô mon maître, je suis déjà ton esclave, et je t’appartiens par la reconnaissance ! » Mais il me dit ; « Non, Hassân Abdallah, ce n’est pas ainsi, que je l’entends ! Si je te demande de te vendre à moi, c’est que je désire t’acheter réellement : Ainsi, je ne veux point marchander ta vente, et je te laisse le soin de fixer toi-même le prix auquel tu veux être vendu ! » Et moi je ne doutai pas un instant qu’il ne parlât ainsi pour plaisanter, et je répondis, par manière de rire : « Le prix d’un homme libre, ô mon maître, est fixé par le Livre à mille dinars, s’il est tué d’un seul coup. Mais si on le tue en s’y prenant à plusieurs fois, en lui faisant deux ou trois ou quatre blessures, ou si on le coupe en plusieurs parts, alors son prix revient à mille cinq cents dinars ! » Et le Bédouin me dit : « Il n’y a point d’inconvénient, Hassân Abdallah ! je te paierai cette dernière somme, si tu veux consentir à ta vente ! » Et moi, comprenant alors que mon hôte ne plaisantait pas, mais qu’il était sérieusement décidé à m’acheter, je pensai en mon âme : « C’est Allah qui t’envoie ce Bédouin pour sauver tes enfants de la faim et de la misère, ya cheikh Hassân ! Si ta destinée est d’être coupé en morceaux, tu ne peux lui échapper ! » Et je répondis : « Ô frère Arabe, j’agrée ma vente ! Mais permets-moi seulement de consulter ma famille à ce sujet ! » Et il me répondit : « Fais-le ! » Et il me quitta et sortit pour aller à ses affaires. Or moi, ô roi du temps, j’allai trouver ma mère, mon épouse et mes enfants, et je leur dis : « Allah vous sauve de la misère ! » Et je leur racontai la proposition du Bédouin. Et, en entendant mes paroles, ma mère et mon épouse, se meurtrirent le visage et la poitrine en s’écriant : « Ô calamité sur notre tête ! Que veut te faire ce Bédouin ? » Et les enfants coururent à moi, et s’attachèrent à mes vêtements. Et tous pleuraient. Et mon épouse, qui était sage et de bon conseil, reprit : « Qui sait si ce Bédouin maudit ne va pas, si tu t’opposes à ta vente, réclamer ce qu’il a dépensé ici. Aussi, pour n’être pas pris au dépourvu, il faut que tu ailles au plus vite trouver quelqu’un qui consente à acheter cette chétive maison, le dernier bien qui te reste, et, avec l’argent qu’elle te rapportera, tu t’acquitteras envers ce Bédouin. Et de la sorte tu ne lui devras rien, et tu restes libre de ta personne. » Et elle éclata en sanglots, pensant voir déjà nos enfants sans asile, dans la rue. Et, moi, je me mis à réfléchir sur la situation, et j’étais à la limite de la perplexité. Et je pensais sans cesse : « Ô Hassân Abdallah, ne dédaigne pas l’occasion qu’Allah t’envoie ! Avec la somme que t’offre le Bédouin pour ta vente, tu assures le pain de ta maison ! » Puis je pensais : « Certes ! certes ! mais pourquoi veut-il t’acheter ? Et que veut-il faire de toi ? Si encore tu étais jeune et imberbe ! Mais ta barbe est comme la traîne d’Agar ! et tu ne tenterais même pas un indigène de la Haute-Égypte ! C’est donc qu’il veut ta mort en plusieurs fois, puisqu’il te paie suivant la seconde condition ! » Pourtant, quand le Bédouin, vers le soir, fut rentré à la maison, mon parti était pris et ma décision arrêtée. Et je le reçus d’un visage souriant, et, après les salams, je lui dis : « Je t’appartiens ! » Alors il défit sa ceinture, en tira mille cinq cents dinars d’or, et me les compta, en disant : « Prie sur le Prophète, ya Hassân Abdallah ! » Et je répondis ; « Sur lui la prière, la paix et les bénédictions d’Allah ! » Et il me dit : « Eh bien, mon frère, maintenant que tu es vendu, tu peux être sans crainte, car ta vie sera sauve et ta liberté entière. J’ai seulement désiré, en faisant ton acquisition, avoir un compagnon agréable et fidèle pour le long voyage que je veux entreprendre. Car tu sais que le Prophète — qu’Allah l’ait en Sa grâce — a dit : « Un compagnon est la meilleure provision pour la route ! » Alors moi, bien joyeux, j’entrai dans la chambre où se tenaient ma mère et mon épouse, et je mis devant elles, sur la natte, les mille cinq cents dinars de ma vente. Et elles, à cette vue, sans vouloir écouter mes explications, se mirent à jeter les hauts cris, en s’arrachant les cheveux et en se lamentant, comme on fait sur le cercueil des morts. Et elles s’écriaient : « C’est le prix du sang ! Ô malheur ! ô malheur ! Jamais nous ne toucherons au prix de ton sang ! Et plutôt mourir de faim, avec les enfants ! « Et moi, voyant l’inutilité de mes efforts à les calmer, je les laissai quelque temps épancher leur douleur. Puis je me mis à les raisonner, en leur jurant que le Bédouin était un homme de bien, aux intentions excellentes ; et je finis par faire diminuer un peu leurs lamentations. Et je profitai de cette accalmie pour les embrasser, ainsi que les enfants, et leur faire mes adieux. Et, le cœur meurtri, je les laissai dans les larmes de la désolation. Et je quittai la maison, en compagnie du Bédouin, mon maître. Et, dès que nous fûmes au souk des bestiaux, j’achetai, sur ses indications, une chamelle renommée pour sa vitesse. Et, sur l’ordrè de mon maître, je remplis les sacs des provisions nécessaires pour un long voyage, et, tous nos préparatifs terminés, j’aidai mon maître à monter sur sa chamelle, je montai sur la mienne, et, après avoir invoqué le nom d’Allah, nous nous mîmes en route. Et nous voyageâmes sans discontinuer, et gagnâmes bientôt le désert, où, pour toute présence, il n’y avait que celle d’Allah, et où aucune trace ne se voyait de voyageurs sur le sable mobile. Et mon maître le Bédouin se guidait, dans ces vastitudes, par des indications connues de lui seul et de sa monture. Et nous marchâmes ainsi, sous un soleil brûlant, pendant dix jours, dont chacun me parut plus long qu’une nuit de cauchemars. Or, le onzième jour au matin, nous arrivâmes à l’entrée d’une plaine immense, dont le sol brillant semblait formé de paillettes d’argent... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-DIXIÈME NUIT Elle dit : ... Or, le onzième jour au matin, nous arrivâmes à l’entrée d’une plaine immense, dont le sol brillant semblait formé de paillettes d’argent. Et au milieu de cette plaine s’élevait une très haute colonne de granit. Et sur le sommet de la colonne était debout un jeune homme en cuivre rouge, dont la main droite, tendue et ouverte, laissait pendre, de chacun de ses cinq doigts, une clef. Et la première clef était d’or, la seconde d’argent, la troisième de cuivre chinois, la quatrième de fer et la cinquième de plomb. Et chacune de ces clefs était un talisman. Et l’homme qui pouvait devenir le maître de l’une de ces clefs, devait subir le sort qui y avait été attaché. Car elles étaient les clefs du destin : la clef d’or était la clef des misères, la clef d’argent celle des souffrances, la clef de cuivre chinois celle de la mort, la clef de fer celle de la gloire, et la clef de plomb celle de la sagesse et du bonheur. Mais moi, ô mon seigneur, en ce temps-là j’ignorais ces choses que mon maître était seul à connaître. Et mon ignorance fut la cause de tous mes malheurs. Mais les malheurs, comme les bonheurs, nous viennent d’Allah le Rétributeur. Et la créature doit les accepter avec humilité. Donc, ô roi du temps, lorsque nous fûmes arrivés au pied de la colonne, mon maître le Bédouin fit agenouiller sa chamelle et mit pied à terre. Et je fis comme lui. Et là, mon maître tira de son étui un arc d’une forme étrangère, et y plaça une flèche. Et il banda l’arc et lança la flèche vers le jeune homme en cuivre rouge. Mais, soit par maladresse réelle, soit par maladresse feinte, la flèche n’atteignit pas à la hauteur du but. Et le Bédouin me dit alors : « Ya Hassân Abdallah, c’est maintenant que tu peux t’acquitter envers moi, et, si tu le veux, racheter ta liberté. Je sais, en effet, que tu es fort et adroit, et toi seul peux atteindre le but. Prends donc cet arc et fais en sorte d’abattre ces clefs ! » Alors moi, ô mon seigneur, heureux de pouvoir m’acquitter de ma dette et racheter ma liberté à ce prix, je n’hésitai pas à obéir à mon maître. Et je pris l’arc et, l’ayant examiné, je reconnus qu’il était de fabrique indienne et sorti des mains d’un ouvrier habile. Et, désireux de montrer à mon maître mon savoir et mon adresse, je bandai l’arc avec force et visai la main du jeune homme de la colonne. Et de ma première flèche je fis tomber une clef : et c’était la clef d’or. Et, bien fier et joyeux, je la ramassai et la présentai à mon maître. Mais il ne voulut point la prendre et, se récusant, me dit : « Garde-la pour toi, ô pauvre ! c’est le prix de ton adresse ! » Et moi je le remerciai, et mis la clef d’or dans ma ceinture. Et je ne savais pas qu’elle était la clef des misères. Ensuite, d’un second coup, je fis tomber encore une clef, qui était la clef d’argent. Et le Bédouin ne voulut point la toucher, et je la mis dans ma ceinture auprès de la première. Et je ne savais pas qu’elle était la clef des souffrances. Après quoi, de deux autres flèches, je fis encore se décrocher deux clefs : la clef de fer et la clef de plomb. Et l’une était celle de la gloire, et l’autre celle de la sagesse et du bonheur. Mais je ne le savais pas. Et mon maître, sans me donner le temps de les lui ramasser, s’en empara en poussant des exclamations de joie, et en s’écriant : « Béni soit le sein qui t’a porté, ô Hassân Abdallah ! Béni soit celui qui a dressé ton bras et exercé ton coup d’œil ! » Et il me serra dans ses bras, et me dit : « Désormais tu es ton propre maître ! » Et je lui baisai la main, et voulus de nouveau lui rendre la clef d’or et la clef d’argent. Mais il refusa, en disant : « Elles sont à toi ! » Alors, moi, je tirai de l’étui une cinquième flèche, et m’apprêtai à abattre la dernière clef, celle en cuivre chinois, que je ne savais pas être la clef de la mort. Mais mon maître s’opposa vivement à-mon dessein, en m’arrêtant le bras et s’écriant : « Que vas-tu faire, malheureux ? » Et moi, tout saisi, je laissai par inadvertance tomber la flèche à terre. Et précisément elle atteignit mon pied gauche et me le perça en y faisant une douloureuse blessure. Et ce fut le début de la série de mes malheurs ! Lorsque mon maître, affligé de mon accident, eut pansé le mieux qu’il pût ma blessure, il m’aida à remonter sur ma chamelle. Et nous continuâmes notre route. Or, après trois jours et trois nuits d’une marche fort pénible pour mon pied blessé, nous arrivâmes à une prairie, où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit. Et dans cette prairie il y avait des arbres d’une espèce que je n’avais jamais vue. Et ces arbres portaient de beaux fruits mûrs, dont l’apparence fraîche et charmante excitait la main à les cueillir. Et moi, pressé par la soif, je me traînai vers l’un de ces arbres, et me hâtai de cueillir un de ces fruits. Et il était d’une couleur rouge doré, et d’un parfum délicieux. Et je le portai à ma bouche et y mordis. Et là ! Voici que mes dents s’y attachèrent avec tant de force, que mes mâchoires ne purent se desserrer. Et je voulus crier, mais il ne sortit de ma bouche qu’un son inarticulé et sourd. Et j’étouffais horriblement. Et je me mis à courir de côté et d’autre, avec ma jambe boiteuse et le fruit dans mes mâchoires serrées, et à gesticuler comme un fou. Puis je me roulai par terre, avec les yeux hors de la tête. Alors mon maître le Bédouin, me voyant dans cet état, eut d’abord bien peur. Et lorsqu’il comprit la cause de mon tourment, il s’approcha de moi et essaya de délivrer mes mâchoires. Mais ses efforts ne servirent qu’à augmenter mon mal. Et, voyant cela, il me laissa et alla ramasser, au pied des arbres, quelques-uns des fruits qui y étaient tombés. Et il les considéra attentivement, et finit par en choisir un et jeter les autres. Et il revint vers moi et me dit : « Regarde ce fruit, Hassân Abdallah ! Tu vois les insectes qui le rongent et le minent ! Eh bien ce sont ces insectes qui vont être le remède à ton mal. Mais il faut du calme et de la patience ! » Et il ajouta : « J’ai, en effet, calculé qu’en posant sur le fruit qui ferme ta bouche quelques-uns de ces insectes, ils se mettront à le ronger et, dans deux ou trois jours au plus, tu seras délivré ! » Et, comme c’était un homme d’expérience, je le laissai faire, tout en pensant : « Ya Allah ! trois jours et trois nuits d’un pareil supplice ! Ô ! que la mort est préférable ! » Et mon maître, s’étant assis près de moi, à l’ombre, fit ce qu’il avait dit, en posant sur le fruit maudit les insectes secourables. Et, pendant que les insectes rongeurs commençaient leur œuvre, mon maître tira du sac à pro.visions des dattes et du pain sec, et se mit à manger. Et il s’interrompait de temps en temps, pour m’engager h la patience, me disant : « Tu vois, ya Hassân Abdallah, comme ta gourmandise m’arrête en chemin et retarde l’exécution de mes projets. Mais je suis sage et ne me tourmente pas outre mesure de ce contre-temps ! Fais comme moi ! » Et il s’arrangea pour dormir, et me conseilla d’en faire autant. Mais moi, hélas ! je passai la nuit et le jour suivant dans la torture. Et, outre les douleurs de mes mâchoires et de mon pied, j’étais torturé par la soif et par la faim. Et le Bédouin, pour me consoler, m’assurait que le travail des insectes avançait. Et, de la sorte, il me fit prendre patience jusqu’au troisième jour. Et, au matin de ce troisième jour, je sentis enfin mes mâchoires se desserrer. Et, en invoquant et bénissant le nom d’Allah, je rejetai le fruit maudit avec les insectes sauveurs. Alors, délivré de la sorte, mon premier soin fut de fouiller le sac aux provisions, et de palper l’outre qui contenait l’eau. Mais je constatai que mon maître les avait épuisés pendant les trois jours de mon supplice, et je me mis à pleurer, en l’accusant de mes souffrances. Mais, sans s’émouvoir, il me dit avec douceur : « Es-tu juste, Hassân Abdallah ? Et devais-je moi aussi me laisser mourir de faim et de soif ? Mets donc plutôt ta confiance en Allah et en Son Prophète, et lève-toi à la recherche d’une source où te désaltérer ! » Et moi je me levai alors et me mis à chercher de l’eau ou quelque fruit qui me fût connu. Mais, en fait de fruits, il n’y avait là que l’espèce pernicieuse dont j’avais éprouvé les effets. Enfin, à force de recherches, je finis par découvrir, dans le creux d’un rocher, une petite source dont l’eau brillante et fraîche invitait à se désaltérer. Et je me mis à genoux, et j’en bus, et j’en bus, et j’en bus ! Et je m’arrêtai un instant, et j’en bus de nouveau. Après quoi, un peu calmé, je consentis à me mettre en route, et suivis mon maître qui déjà s’était éloigné sur sa chamelle rouge. Mais ma monture n’avait pas fait cent pas, que je me sentis l’intérieur pris de coliques si violentes que je crus avoir tous les feux de l’enfer dans les entrailles. Et je me mis à crier : « Ô ma mère ! Ya Allah ! Ô ma mère ! » Et j’essayai, mais en vain, de modérer l’allure de ma chamelle, qui, à grandes enjambées, courait de toute sa vitesse derrière sa rapide compagne. Et, des sauts qu’elle faisait, et de tout ce cahotage, mon supplice devint si grand, que je me mis à pousser des hurlements épouvantables, et à lancer de telles imprécations contre ma chamelle, contre moi-même et contre tout, que le Bédouin finit par m’entendre et, revenant vers moi, il m’aida à arrêter ma chamelle, et à mettre pied à terre. Et je m’accroupis sur le sable et — daigne excuser la privauté de ton esclave, ô roi du temps I —— je donnai libre cours à la poussée de mon dedans. Et je sentis comme si toutes mes entrailles s’écroulaient. Et toute une tempête se mouvementa dans mon pauvre ventre, avec tous les tonnerres de la création, tandis que mon maître le Bédouin me disait : « Ya Hassân Abdallah, sois patient ! » Et moi, de tout cela, je tombai sur le sol, évanoui. Et je ne sais combien de temps dura mon évanouissement. Mais lorsque je revins à moi, je me vis de nouveau sur le dos de la chamelle qui suivait sa compagne. Et c’était le soir. Et le soleil se couchait derrière une haute montagne, au pied de laquelle nous arrivions. Et nous nous arrêtâmes pour le repos. Et mon maître me dit : « Allah soit loué qui ne permet pas que nous restions à jeun aujourd’hui ! Mais toi, ne te préoccupe de rien, et reste tranquille, car mon expérience du désert et des voyages me fera trouver une nourriture saine et rafraîchissante là où tu ne pourrais recueillir que des poisons ! » Et, ayant ainsi parlé, il alla vers un buisson formé de plantes aux feuilles épaisses, charnues et couvertes d’épines, dont il se mit à couper quelques-unes avec son sabre. Et il les dépouilla de leurs enveloppes, et en retira une chair jaune et sucrée semblable, par le goût, à celle des figues. Et il m’en donna tant que je voulus ; et j’en mangeai jusqu’à ce que je fusse rassasié et rafraîchi. Alors je commençai un peu à oublier mes souffrances ; et j’espérai pouvoir enfin passer tranquillement la nuit dans un sommeil dont j’avais depuis si longtemps oublié le goût. Et, au lever de la lune, j’étendis à terre mon manteau en poils de chameau, et m’apprêtais déjà à dormir, quand le Bédouin, mon maître, me dit : « Ya Hassân Abdallah, c’est maintenant que tu vas pouvoir me prouver si réellement tu m’as quelque gratitude... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-ONZIÈME NUIT Elle dit : »... Ya Hassân Abdallah, c’est maintenant que tu vas pouvoir me prouver si réellement tu m’as quelque gratitude ! Je désire, en effet, que cette nuit tu fasses l’ascension de cette montagne, et que, parvenu à son sommet, tu y attendes le lever du soleil. Alors, te tenant debout vers l’orient, tu réciteras la prière du matin ; puis tu descendras. Et c’est là le service que je te demande ! Mais prends bien garde, ô fils d’El-Aschar, de te laisser surprendre par le sommeil. Car les émanations de cette terre sont malfaisantes à l’extrême, et ta santé en serait détériorée sans recours ! » Alors moi, ô mon seigneur, malgré mon état de fatigue excessive et mes souffrances de toute espèce, je répondis par l’ouïe et l’obéissance, car je n’oubliai pas que le Bédouin avait donné du pain aux enfants, à l’épouse et à la mère ; et je pensai aussi que peut-être, si je refusais de lui rendre cet étrange service, il m’abandonnerait dans ces lieux sauvages. Mettant donc ma confiance en Allah, je gravis la montagne, et, malgré l’état de mon pied et de mon ventre, j’arrivai au sommet vers le milieu de la nuit. Et le sol en était blanc et dénudé, sans un arbuste ni le moindre brin d’herbe. Et le vent glacé qui soufflait violemment sur ce sommet, et la fatigue de tous ces jours calamiteux, me jetèrent dans un engourdissement tel, que je ne pus m’empêcher de me laisser tomber à terre et, malgré les efforts de toute ma volonté, de m’endormir jusqu’au matin. Lorsque je me réveillai, le soleil venait d’apparaître à l’horizon. Et je voulus aussitôt remplir les instructions du Bédouin. Je fis donc un effort pour sauter sur mes deux pieds, mais je retombai aussitôt, inerte, sur le sol ; car mes jambes, devenues grosses comme les jambes d’un éléphant, étaient flasques et douloureuses, et refusaient absolument de soutenir mon corps et mon ventre qui étaient enflés comme une outre. Et ma tête me pesait plus sur mes épaules que si elle était tout en plomb ; et je ne pouvais soulever mes bras paralysés. Alors, dans ma crainte de déplaire au Bédouin, j’obligeai mon corps à obéir à l’effort de ma volonté et, malgré les souffrances horribles que j’éprouvais, je réussis à me tenir debout. Et je me tournai vers l’orient, et récitai la prière du matin. Et le soleil levant éclairait mon pauvre corps, et étendait son ombre démesurée vers l’occident. Or, mon devoir accompli de la sorte, je songeai à descendre de la montagne. Mais sa pente était si rapide et j’étais si faible, qu’au premier pas que j’essayai, mes jambes fléchirent sous mon poids, et je tombai et roulai, comme une boule, avec une rapidité effrayante. Et les pierres et les épines, auxquelles désespérément j’essayais de m’accrocher, loin d’arrêter ma course, ne faisaient qu’arracher des lambeaux de ma chair et de mes vêtements. Et je ne cessai de rouler de la sorte, arrosant le sol de mon sang, que tout au bas de la montagne, à l’endroit où se trouvait mon maître le Bédouin. Or, il était penché vers la terre et traçait des lignes sur le sable avec une si grande attention, qu’il ne s’aperçut guère de ma présence et ne vit point de quelle manière j’arrivais. Et lorsque mes gémissements répétés l’eurent arraché au travail où il était absorbé, il s’écria, sans se retourner vers moi et sans me regarder : « Al hamdou lillah ! Nous sommes nés sous une heureuse influence, et tout nous réussit ! Voici que grâce à toi, ya Hassân Abdallah, j’ai enfin pu découvrir ce que je cherchais depuis de longues années, en mesurant l’ombre que projetait ta tête du haut de la montagne ! » Puis il ajouta, toujours sans relever la tête : « Hâte-toi de venir m’aider à creuser le sol, là où j’ai planté ma lance ! » Mais comme je ne répondais que par un silence entrecoupé de lamentables gémissements, il finit par lever la tête, et se tourner de mon côté. Et il vit en quel état j’étais, immobile par terre et ramassé sur moi-même comme une boule. Et il s’avança vers moi, et me cria : « Imprudent Hassân Abdallah, voilà que tu as désobéi, et que tu as dormi sur la montagne. Et les vapeurs malfaisantes sont passées dans ton sang et t’ont empoisonné ! » Et, comme je claquais des dents et que j’étais pitoyable à voir, il se calma et me dit : « Oui ! mais ne désespère pourtant pas de ma sollicitude ! Je vais te guérir ! » Et, parlant ainsi, il tira de sa ceinture un couteau à la lame mince et tranchante, et, avant que j’eusse pu m’opposer à ses desseins, il m’incisa profondément, en plusieurs endroits, le ventre, les bras, les cuisses et les jambes. Et aussitôt il en sortit de l’eau en abondance ; et je désenflai comme une outre vidée. Et ma peau devint flottante sur mes os, comme un vêtement trop large acheté à l’encan. Mais aussi je ne tardai pas à être quelque peu soulagé ; et je pus, malgré ma faiblesse, me lever et aider mon maître dans le travail qu’il me réclamait. Nous nous mimes donc à creuser la terre à l’endroit précis où était enfoncée la lance du Bédouin. Et nous ne tardâmes pas à découvrir un cercueil de marbre blanc. Et le Bédouin souleva le couvercle du cercueil, et y trouva quelques ossements humains et le manuscrit en peau de gazelle teinte en pourpre, que tu as entre les mains, ô roi du temps, et sur lequel étaient tracés des caractères d’or qui brillaient. Et mon maître prit, en tremblant, le manuscrit, et, bien qu’il fût écrit en une langue inconnue, il se mit à le lire avec attention. Et, au fur et à mesure qu’il le lisait, son front pâle se colorait de plaisir et ses yeux étincelaient de joie. Et, il finit par s’écrier : « Je connais maintenant le chemin de la cité mystérieuse ! Ô Hassân Abdallah, réjouis-toi ! bientôt nous entrerons dans Aram-aux-Colonnes, où nul Adamite n’est jamais entré. Et c’est là que nous trouverons le principe des richesses de la terre, germe de tous les métaux précieux, le soufre rouge ! » Or moi, que cette idée de voyager encore effrayait à la limite extrême de la frayeur, je m’écriai, en en- tendant ces paroles : « Ah ! seigneur, pardonne à ton esclave ! Car, bien qu’il partage ta joie, il trouve que les trésors lui sont peu profitables, et il aime mieux être pauvre et en bonne santé au Caire, que riche et souffrant toutes les misères dans Aram-aux-Colonnes ! » Et mon maître, à ces paroles, me regarda avec pitié, et me dit : « Ô pauvre ! Je travaille aussi bien pour ton bonheur que pour le mien ! Et jusqu’à présent, j’ai toujours fait ainsi ! » Et je m’écriai : « Cela est vrai, par Allah ! Mais, hélas ! c’est moi seul qui ai eu la mauvaise part ! et le destin est déchaîné contre moi ! » Et mon maître, sans davantage prêter attention à mes doléances et à mes récriminations, fit une grande provision de la plante à la chair semblable, pour le goût, à la chair des figues. Puis il monta sur sa chamelle. Et je fus bien obligé de faire comme lui. Et nous continuâmes notre route du côté de l’orient, en contournant les flancs de la montagne. Et nous voyageâmes encore pendant trois jours et trois nuits. Et le quatrième jour, au matin, nous aperçûmes devant nous, à l’horizon, comme un large miroir qui reflétait le soleil. Et, en approchant, nous vîmes que c’était un fleuve de mercure qui nous barrait la route. Et il était traversé par un pont de cristal sans balustrade, si étroit, si rapide et si glissant, qu’un homme doué de raison ne pouvait essayer d’y passer. Mais mon maître le Bédouin, sans hésiter un moment, mit pied à terre et m’ordonna de faire de même, et de desseller les chamelles pour les laisser brouter l’herbe en liberté. Puis il prit, dans la besace, des babouches de laine, dont il se chaussa, et m’en donna une paire, m’ordonnant de l’imiter. Et il me dit de le suivre, sans regarder à droite ni à gauche. Et, d’un pas ferme, il passa le pont de cristal. Et moi, tout tremblant, je fus bien obligé de le suivre. Et Allah, cette fois, ne m’écrivit pas la mort par noyade dans le mercure. Et j’arrivai avec moi-même en entier sur l’autre bord. Or, après quelques heures de marche dans le silence, nous arrivâmes à l’entrée d’une vallée noire, environnée de tous côtés de rochers noirs, et où ne croissaient que des arbres noirs. Et, à travers le feuillage noir, je vis glisser d’épouvantables gros serpents noirs couverts d’écailles noires. Et, saisi de terreur, je tournai le dos pour fuir ce lieu d’horreur. Mais je ne pus découvrir le côté par où j’étais entré, car partout autour de moi les rochers noirs s’élevaient comme les parois d’un puits. À cette vue, je me laissai tomber par terre, en pleurant, et je criai à mon maître : « Ô fils des gens de bien, pourquoi m’as-tu conduit à la mort par la route des souffrances et des misères ? Hélas sur moi ! jamais je ne reverrai les enfants et leur mère et ma mère ! Ah ! pourquoi m’as-tu enlevé à ma vie pauvre, mais si tranquille ? Je n’étais, il est vrai, qu’un mendiant sur le chemin d’Allah, mais je fréquentais la cour des mosquées, et j’entendais les belles sentences des santons... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-DOUZIÈME NUIT Elle dit : »... et j’entendais les belles sentences des santons ! » Et mon maître, sans se fâcher, me dit : « Sois un homme, Hassân Abdallah, et reprends courage. Car tu ne mourras pas ici, et bientôt tu retourneras au Caire, non plus pauvre parmi les pauvres, mais riche comme le plus riche des rois ! » Et, ayant ainsi parlé, mon maître s’assit par terre, ouvrit le manuscrit en peau de gazelle, et se mit à le feuilleter en se mouillant le pouce, et à y lire, aussi tranquillement que s’il eut été au milieu de son harem. Puis, au bout d’une heure de temps, il leva la tête, m’appela et me dit : « Veux-tu, ya Hassân Abdallah, que nous sortions d’ici au plus tôt et que nous soyons au but de notre voyage ? » Et je m’écriai : « Ya Allah ! si je le veux ! Mais certainement ! » Et j’ajoutai : « Dis-moi seulement, de grâce ! ce qu’il faut que je fasse pour cela. Faut-il que je récite tous les chapitres du korân ? Ou bien faut-il que je répète tous les noms et tous les attributs sacrés d’Allah ? Ou bien faut-il que je fasse vœu d’aller en pèlerin, dix années de suite, à la Mecque et à Médine ? Parle, ô mon maître, je suis prêt à tout, et à plus que tout ! » Alors mon maître, me regardant toujours avec bonté, me dit : « Non, Hassân Abdallah, non ! Ce que je veux te demander est bien plus aisé que tout cela. Tu n’as seulement qu’à prendre cet arc et cette flèche que voici, et à parcourir cette vallée jusqu’à ce que tu rencontres un grand serpent à cornes noires. Et, comme tu es adroit, tu le tueras d’un seul coup, et tu m’en apporteras la tête et le cœur ! Et c’est tout ce qu’il faut que tu fasses, si tu veux sortir de ces lieux de désolation ! » Et moi, à ces paroles, je m’écriai : « Haï ! Haï ! Est-ce là cette chose si facile ? Pourquoi alors, ô mon maître, ne fais-tu cela toi-même ? Pour ma part, je déclare que je vais me laisser mourir à ma place, sans plus bouger de ma misérable vie ! » Mais le Bédouin me toucha l’épaule et me dit ; « Souviens-toi, ô Hassân Abdallah, de la robe de ton épouse et du pain de ta maison ! » Et moi, à ce souvenir, je fondis en larmes, et reconnus en mon âme que je n’avais rien à refuser à l’homme qui avait sauvé ma maison et ceux de ma maison. Et je pris en tremblant l’arc et la flèche, et je me dirigeai vers les rochers noirs où je voyais rouler les reptiles terrifiants. Et je ne fus pas longtemps sans découvrir celui que je cherchais, et que je reconnus aux cornes qui surmontaient sa tête noire et hideuse. Et, invoquant le nom d’Allah, je l’ajustai et lançai la flèche. Et le serpent bondit sous la blessure, s’agita en se tortillant d’une manière terrible, et se détendit, pour tomber ensuite immobile sur le sol. Et quand j’eus la certitude qu’il était bien mort, je lui coupai la tête avec mon couteau, et, lui ouvrant le ventre, j’en tirai le cœur. Et je portai les deux morceaux à mon maître le Bédouin. Et mon maître me reçut avec affabilité, prit les deux morceaux du serpent ; et me dit : « Maintenant, viens m’aider à faire du feu ! » Et, moi, je rassemblai des herbes sèches et de menues branches, que je lui portai. Et il en forma un gros tas. Puis il tira de sa poitrine un diamant, le tourna vers le soleil, qui était au plus haut point du ciel, et en fit jaillir un rayon de lumière qui mit aussitôt le feu au tas de bois sec. Or, le feu allumé, le Bédouin tira de dessous sa robe un petit vase de fer, et une fiole qui était taillée dans un seul morceau de rubis, et qui contenait une matière rouge. Et il me dit : « Tu vois cette fiole de rubis, Hassân Abdallah ! mais tu ne sais ce qu’elle contient ! » Et il s’arrêta un moment et ajouta : « C’est le sang du Phénix ! » Et, parlant ainsi, il déboucha la fiole, en versa le contenu dans le vase de fer, et y joignit le cœur et la cervelle du serpent à cornes. Et il mit le vase sur le feu, et, ouvrant le manuscrit en peau de gazelle, il lut des paroles inintelligibles pour mon entendement. Et soudain il se leva sur ses deux pieds, se dépouilla les épaules comme le font les pèlerins de la Mecque au départ, et, trempant un bout de sa ceinture dans le sang du Phénix mélangé à la cervelle et au cœur du serpent, il m’ordonna de lui en frotter le dos et les épaules. Et je me mis en devoir d’exécuter l’ordre. Et, au fur et à mesure que je le frottais, je vis la peau de son dos et de ses épaules se gonfler et éclater, pour en laisser lentement sortir des ailes qui, grandissant à vue d’œil, descendirent bientôt jusqu’à terre. Et le Bédouin les agita avec force, à même le sol, et tout d’un coup, prenant son élan, il s’éleva dans les airs. Et moi, préférant mille morts plutôt que d’être abandonné en ces lieux sinistres, je fis appel à ce qui me restait de force et de courage, et je me cramponnai fortement à la ceinture de mon maître, dont le bout pendait par bonheur. Et je fus emporté avec lui hors de cette vallée noire d’où je n’espérais plus sortir. Et nous arrivâmes dans la région des nuages. Or je ne puis te dire, ô mon seigneur, combien de temps dura notre course aérienne. Mais je sais que nous nous trouvâmes bientôt au-dessus d’une plaine immense dont l’horizon était au loin fermé par une enceinte de cristal bleu. Et le sol de cette plaine semblait formé de poudre d’or, et ses cailloux de pierres précieuses. Et au milieu de cette plaine s’élevait une ville remplie de palais et de jardins. Et mon maître s’écria : « Voici Aram-aux-Colonnes ! » Et, cessant de mouvoir ses ailes, et les étendant largement immobiles, il se laissa descendre, et moi avec lui. Et nous touchâmes le sol, au pied même des murailles de la cité de Scheddad, fils d’Aàd. Et les ailes de mon maître diminuèrent peu à peu et disparurent. Or, ces murailles étaient construites de briques d’or alternées de briques d’argent, et huit portes s’y ouvraient, semblables aux portes du Paradis. La première était de rubis, la deuxième d’émeraude, la troisième d’agate, la quatrième de corail, la cinquième de jaspe, la sixième d’argent et la septième d’or. Et nous pénétrâmes dans la cité par la porte d’or, et nous avançâmes en invoquant le nom d’Allah. Et nous traversâmes des rues bordées de palais à colonnades d’albâtre et des jardins où l’air respiré était de lait et les ruisseaux d’eaux embaumées. Et nous arrivâmes à un palais qui dominait la ville, et qui était construit avec un art et une magnificence inimaginables, et dont les terrasses étaient soutenues par mille colonnes d’or, avec des balustrades formées de cristaux de couleur et des murs incrustés d’émeraudes et de saphirs. Et au centre du palais se glorifiait un jardin enchanté, dont la terre, odorante comme le musc, était arrosée par trois rivières de vin pur, d’eau de rose et de miel. Et au milieu du jardin s’élevait un pavillon dont la voûte, formée d’une seule émeraude, abritait un trône d’or rouge incrusté de rubis et de perles. Et sur le trône il y avait un petit coffret d’or. Or, c’est précisément ce coffret, ô roi du temps, qui est maintenant entre tes mains. Et le Bédouin, mon maître, prit le coffret et l’ouvrit. Et il y trouva une poudre rouge, et s’écria : « Voici le Soufre rouge, ya Hassân Abdallah ! C’est la Kimia des savants et des philosophes, qui sont tous morts sans la trouver ! » Et moi je dis : « Jette cette vile poussière, ô mon maître, et remplissons plutôt ce coffret avec les pierreries dont regorge ce palais ! » Et mon maître me regarda avec commisération et me dit : « Ô pauvre ! Cette poussière-là est la source même de toutes les richesses de la terre ! Et un seul grain de cette poussière suffit pour transmuer en or les plus vils métaux. C’est la Kimia ! C’est le Soufre rouge, ô pauvre ignorant ! Avec cette poudre, si je veux, je construirai des palais plus beaux que celui-ci, je fondrai des villes plus magnifiques que celle-ci, j’achèterai la vie des hommes et la conscience des purs, je séduirai la vertu elle-même, et je me ferai roi fils de roi ! » Et je lui dis : « Et peux-tu, ô mon maître, avec cette poudre-là, prolonger ta vie d’un seul jour, où effacer une heure de ton existence passée ? » Et il me répondit : « Allah seul est grand ! » Et moi, n’étant pas certain de l’efficacité des vertus de ce Soufre rouge-là, je préférai plutôt ramasser les pierres précieuses et les perles. Et j’en avais déjà rempli ma ceinture, mes poches et mon turban, quand mon maître me cria : « Malheur sur toi, homme à l’esprit grossier ! Que fais-tu là ? Ignores-tu que si nous dérobions une seule des pierres de ce palais et de cette terre, nous serions à l’instant frappés de mort ? » Et il sortit à grands pas du palais, en emportant le coffret. Et moi, bien à regret, je vidai mes poches, ma ceinture et mon turban, et suivis mon maître, non sans tourner bien des fois la tête vers ces richesses incalculables. Et je rejoignis dans le jardin mon maître qui me prit par la main, pour traverser la ville, de peur que je ne me laissasse tenter par tout ce qui s’offrait à ma vue et était à la portée de mes doigts. Et nous sortîmes de la ville par la porte de rubis. Et quand nous approchâmes de l’horizon de cristal bleu, il s’ouvrit devant nous et nous laissa passer. Et lorsque nous l’eûmes franchi, nous nous retournâmes pour regarder une dernière fois la plaine miraculeuse et la cité d’Aram ; mais plaine et cité avaient disparu. Et nous nous trouvâmes au bord du fleuve de mercure que nous traversâmes, comme la première fois, sur le pont de cristal. Et nous trouvâmes, sur l’autre bord, nos chamelles qui broutaient l’herbe de compagnie. Et j’allai vers la mienne comme vers un vieil ami. Et, après que j’eus resserré les courroies de nos selles, nous montâmes sur nos bêtes ; et mon maître me dit : « Nous retournons en Égypte ! » Et je levai les bras, en remerciant Allah pour cette bonne nouvelle. Mais, ô mon seigneur, la clef d’or et la clef d’argent étaient toujours dans ma ceinture, et je ne savais pas qu’elles étaient les clefs des misères et des souffrances... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-TREIZIÈME NUIT Elle dit : ... et je ne savais pas qu’elles étaient les clefs des misères et des souffrances. Aussi durant tout le voyage, jusqu’à notre arrivée au Caire, je subis bien des misères et bien des privations, et je souffris tous les maux que m’occasionnait ma santé détruite. Mais, par une fatalité dont j’ignorais toujours la cause, moi seul j’étais en butte aux accidents du voyage, tandis que mon maître, tranquille, épanoui et à la limite de la dilatation, semblait prospérer de tous les maux qui m’éprouvaient. Et il passait à travers les périls et les fléaux en souriant, et marchait dans la vie comme sur un tapis de soie. Et nous arrivâmes de la sorte au Caire, et mon premier soin fut de courir aussitôt vers ma maison. Et j’en trouvai la porte brisée et ouverte ; et les chiens errants avaient fait leur asile de ma demeure. Et nul n’était là pour me recevoir. Et je ne vis point de trace de ma mère, de mon épouse et de mes enfants. Et un voisin, qui m’avait vu entrer et qui entendait les cris de mon désespoir, ouvrit sa porte et me dit ; « Ya Hassân Abdallah, que tes jours soient prolongés des jours qu’ils ont perdus ! Tout le monde est mort dans ta maison ! » Et moi, à cette nouvelle, je tombai sur le sol, inanimé. Or, quand je revins de mon évanouissement, je vis près de moi mon maître le Bédouin qui me soignait et me jetait de l’eau de rose sur le visage. Et moi, étouffant de mes larmes et de mes sanglots, je ne pus, cette fois, m’empêcher de faire des imprécations contre lui et de l’accuser d’être la cause de tous mes malheurs. Et longtemps je le chargeai de toutes les injures, le rendant responsable des maux qui s’appesantissaient et s’acharnaient contre moi. Mais lui, sans rien perdre de sa sérénité et sans se départir de son calme, me toucha l’épaule et me dit : « Tout nous vient d’Allah et vers Allah tout s’en va ! » Et, me prenant par la main, il m’entraîna hors de ma maison. — Et il me conduisit dans un palais magnifique, sur les bords du Nil, et me força d’y habiter avec lui. Et, comme il voyait que rien ne réussissait à distraire mon âme de ses maux et de ses peines, il voulut, dans l’espoir de me consoler, partager avec moi tout ce qu’il possédait. Et, poussant la générosité jusqu’à ses limites extrêmes, il se mit à m’enseigner les sciences mystérieuses, et m’apprit à lire dans les livres d’alchimie et à déchiffrer les manuscrits cabalistiques. Et souvent il faisait apporter devant moi des quintaux de plomb qu’il mettait en fusion, et, y jetant alors une parcelle du soufre rouge du coffret, il transmuait le vil métal en l’or le plus pur. Mais moi, au milieu des trésors, et entouré par la joie et les fêtes que donnait tous les jours mon maître, j’avais le corps affligé de douleurs et l’âme malheureuse. Et je n’arrivais même pas à supporter le poids ni le contact des riches habits et des étoffes précieuses dont il me forçait à me couvrir. Et l’on me servait les mets les plus délicats et les boissons les plus délicieuses, mais c’était bien en vain, car je n’éprouvais que du dégoût et de la répugnance pour tout. Et j’avais des appartements superbes, et des lits de bois odorant, et des divans de pourpre, mais le sommeil ne fermait pas mes yeux. Et les jardins de notre palais, rafraîchis par la brise du Nil, étaient plantés des arbres les plus rares amenés à grands frais de l’Inde, de la Perse, de la Chine et des Iles ; et des machines construites avec art élevaient l’eau du Nil et la faisaient retomber en gerbes rafraîchissantes dans des bassins de marbre et de porphyre ; mais je ne goûtais aucun charme à toutes ces choses, car un poison sans antidote avait saturé ma chair et mon esprit. Quant à mon maître le Bédouin, ses jours coulaient au sein des plaisirs et des voluptés, et ses nuits étaient une anticipation des joies du Paradis. Et il habitait, non loin de moi, dans un pavillon tendu d’étoffes de soie brochées d’or, où la lumière était douce comme celle de la lune. Et ce pavillon était au milieu des bosquets d’orangers et de citronniers auxquels se mêlaient les jasmins et les roses. Et c’est là que chaque nuit il recevait de nouveaux convives qu’il traitait magnifiquement. Et quand leurs cœurs et leurs sens étaient préparés à la volupté, par les vins exquis et par la musique et les chants, il faisait passer devant leurs yeux des adolescentes, belles comme les houris, achetées au poids de l’or dans les marchés de l’Égypte, de la Perse et de la Syrie. Et quand l’un des convives jetait un regard de désir sur l’une d’elles, mon maître la prenait par la main et, la présentant à celui qui la désirait, il lui disait : « Ô mon seigneur, oblige-moi en conduisant cette esclave dans ta maison ! » Et de la sorte, tous ceux qui l’approchaient devenaient ses amis. Et on ne l’appelait plus que l’Émir Magnifique. Or un jour, mon maître, qui venait souvent me visiter dans le pavillon où mes souffrances me forçaient à vivre solitaire, arriva à l’improviste, amenant avec lui une jeune fille nouvelle. Et il avait une figure éclairée par l’ivresse et le plaisir, et des yeux exaltés qui brillaient d’un feu extraordinaire. Et il vint s’asseoir tout près de moi, prit la jeune fille sur ses genoux, et me dit : « Ya Hassân Abdallah, je vais chanter ! Tu n’as pas encore entendu ma voix. Écoute ! » Et, me prenant la main, il se mit à chanter ces vers d’une voix extatique, en dodelinant de la tête ; « Jeune fille, viens ! Le sage est celui qui laisse la joie seule occuper sa vie. Que les gens religieux gardent l’eau pour la prière, Toi, verse-moi de ce vin qui rendra plus exquise la rougeur de tes joues. J’en veux boire jusqu’à perdre la raison ! Mais bois d’abord, bois sans crainte, et donne-moi la coupe que tes lèvres parfument, Nous n’avons pour témoins que les orangers qui jettent leurs parfums aux vents, et les ruisseaux rieurs qui s’enfuient. Que ta voix me chante des choses passionnées, et les rossignols jaloux seront muets. Mais chante sans crainte, chante-moi des choses passionnées, je suis seul à t’écouter. Et tu n’entendras d’autre bruit que celui des roses qui s’ouvrent, et le battement de mon cœur. Je suis seul à t’écouter, je suis seul à te voir, o ! laisse tomber ton voile. Nous n’avons pour témoins de nos plaisirs que la lune et ses compagnes, Et penche-toi, et laisse-moi baiser ton front ! Laisse-moi baiser ta bouche et tes yeux, et ton sein blanc comme la neige. Ah ! penche-toi sans crainte, nous n’avons pour témoins que les jasmins et les roses. Viens dans mes bras, l’amour m’embrase, je n’en peux plus ! Mais avant tout, baisse ton voile, car Allah, s’il nous voyait, serait jaloux. » Et, ayant ainsi chanté, le Bédouin, mon maître, poussa un grand soupir de bonheur, pencha la tête sur sa poitrine et parut s’endormir. Et l’adolescente qui était sur ses genoux se désenlaça de ses bras, pour ne pas troubler son repos, et s’esquiva légèrement. Et moi, je m’approchai de lui pour le couvrir et soutenir sa tête d’un coussin, et je m’aperçus que son souffle avait cessé ; et je me penchai vers lui, à la limite de l’anxiété, et je constatai qu’il avait trépassé comme les prédestinés, en souriant à la vie ! Qu’Allah l’ait en sa compassion. Alors, moi, le cœur serré de la disparition de mon maître qui, malgré tout, avait toujours été pour moi plein de sérénité et de bienveillance, et oubliant que tous les malheurs s’étaient appesantis sur ma tête du jour où je l’avais rencontré, j’ordonnai qu’on lui fit des funérailles magnifiques. Je lavai moi-même son corps dans les eaux odoriférantes, je fermai soigneusement avec du coton parfumé toutes ses ouvertures naturelles, je l’épilai, je peignis avec soin sa barbe, je teignis ses sourcils, je noircis ses cils, et je rasai sa tête. Puis je le recouvris, en guise de linceul, d’un tissu merveilleux qui avait été ouvragé pour un roi de la Perse, et je le mis dans un cercueil de bois d’aloès incrusté d’or. Après quoi, je convoquai les nombreux amis que mon maître s’était faits par sa générosité ; et j’ordonnai à cinquante esclaves, tous revêtus d’habits de circonstance, de porter tour à tour le cercueil sur leurs épaules. Et, le convoi formé, nous sortîmes vers le cimetière. Et un nombre considérable de pleureuses, que j’avais payées à cet effet, suivaient le convoi, en jetant des cris plaintifs et agitant leurs mouchoirs au-dessus de leurs têtes, tandis que les lecteurs du korân ouvraient la marche en chantant les versets sacrés, auxquels la foule répondait, en répétant ; « Il n’y a de Dieu qu’Allah ! Et Môhammad est l’envoyé d’Allah ! » Et tous les musulmans qui passaient s’empressaient de venir aider à porter le cercueil, ne fût-ce qu’en le touchant de la main. Et nous l’ensevelîmes au milieu des lamentations de tout un peuple. Et je lis égorger sur son tombeau un troupeau entier de moutons et de jeunes chameaux. — Or, ayant rempli de la sorte mon devoir à l’égard de mon défunt maître, et fini de présider au festin des funérailles, je m’isolai dans le palais pour commencer à mettre en ordre les affaires de la succession. Et mon premier soin fut de commencer par ouvrir le coffret d’or, pour voir s’il renfermait encore de la poudre de Soufre rouge. Mais je n’y trouvai que le peu qui y reste maintenant, et que tu as sous les yeux, ô roi du temps. Car mon maître avait déjà, grâce à ses prodigalités inouïes, tout épuisé pour transmuer en or des quintaux et des quintaux de plomb. Mais le peu qui se trouvait encore dans le coffret pouvait suffire à enrichir le plus puissant des rois. Et je n’étais point inquiet à ce sujet. Et d’ailleurs je ne me souciais plus guère des richesses, dans l’état pitoyable où je me trouvais. Toutefois, je voulus savoir ce que contenait le manuscrit mystérieux en peau de gazelle, que mon maître n’avait jamais voulu me laisser lire, bien qu’il m’eût enseigné à déchiffrer les caractères talismaniques. Et je l’oüvris et le parcourus. Et c’est alors seulement, ô mon seigneur, que j’appris, entre autres choses extraordinaires que je te dirai un jour, les vertus fastes et néfastes des cinq clefs du destin. Et je compris que le Bédouin ne m’avait acheté et emmené avec lui que pour se soustraire aux tristes propriétés des deux clefs d’or et d’argent, en usant sur moi leurs mauvaises infiuences. Et je dus appeler à mon aide toutes les belles pensées du Prophète — sur Lui la prière et la paix — pour ne pas maudire le Bédouin et cracher sur son tombeau. Aussi, je me hâtai de tirer de ma ceinture les deux clefs fatales, et, pour m’en débarrasser à jamais, je les jetai dans un creuset, et j’allumai le feu pour les faire dissoudre et volatiliser. Et, en même temps, je me mis à la recherche des deux clefs de la gloire, de la sagesse et du bonheur. Mais j’eus beau fouiller tout le palais dans ses moindres recoins, je ne les trouvai pas. Et je m’en revins vers le creuset, et sur- veillai la fusion des deux clefs maudites. Or, pendant que j’étais occupé à ce travail... — À ce moment de sa narration, Shahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VIN6T-QUAT0RZIÈME NUIT Elle dit : ... Or, pendant que j’étais occupé à ce travail, et que j’espérais, grâce à l’anéantissement des deux clefs néfastes, être à jamais débarrassé de mon mauvais destin, et, tandis que j’activais le feu pour aider à cette destruction qui ne se faisait pas trop vite à mon gré, je vis soudain le palais envahi par les gardes du khalifat qui se précipitèrent sur moi, et me traînèrent entre les mains de leur maître. Et le khalifat Theiloun, ton père, ô mon seigneur, me dit avec sévérité qu’il savait que je possédais le secret de l’alchimie, et qu’il fallait que, sur l’heure, je le lui révélasse et l’en fisse profiter. Mais moi, sachant, hélas ! que le khalifat Theiloun, oppresseur du peuple, emploierait la science contre la justice et pour le mal, je refusai de parler. Et le khalifat, à la limite de la colère, me fit charger de chaînes et jeter dans le plus noir des cachots. Et, en même temps, il fit saccager et détruire notre palais, de fond en comble, et s’empara du coffret d’or qui contenait le manuscrit en peau de gazelle et les quelques parcelles de la poudre rouge. Et il chargea de la garde du coffret, ce vénérable cheikh qui l’a apporté entre tes mains, ô roi du temps. Et tous les jours il me faisait mettre à la torture, espérant ainsi obtenir de la faiblesse de ma chair, l’aveu de mon secret. Mais Allah me donnait la vertu de patience. Et pendant des années et des années j’ai vécu de la sorte, attendant de la mort ma délivrance. Et maintenant, ô mon seigneur, je mourrai consolé, puisque mon persécuteur est allé rendre compte à Allah de ses actions, et que j’ai pu approcher aujourd’hui du plus juste et du plus grand des rois ! » Lorsque le sultan Môhammad ben-Theiloun eut entendu ce récit du vénérable Hassân Abdlallah, il se leva de son trône et embrassa le vieillard, en s’écriant : « Louanges à Allah qui permet à son serviteur de réparer l’injustice et de calmer les maux ! » Et il nomma sur-le-champ Hassân Abdlallah grand-vizir, et le revêtit de son propre manteau royal. Et il le confia aux soins des médecins les plus experts du royaume, afin qu’ils aidassent à sa guérison. Et il ordonna aux scribes les plus habiles du palais d’écrire soigneusement, en lettres d’or, cette histoire extraordinaire, et de la conserver dans l’armoire du règne. Après quoi, le khalifat, ne doutant pas de la vertu du Soufre rouge, voulut sans retard en expérimenter l’effet. Et il fit jeter et mettre en fusion dans de vastes chaudières en terre cuite, mille quintaux de plomb ; et il y mêla les quelques parcelles de Soufre rouge qui restaient au fond du coffret, en prononçant les paroles magiques que lui dicta le vénérable Hassân Abdlallah. Et aussitôt tout le plomb se trans- mua en l’or le plus pur. Alors le sultan, ne voulant pas que tout ce trésor fût dépensé en choses futiles, résolut de l’employer à une œuvre qui fût agréable au Très-Haut. Et il décida la construction d’une mosquée qui n’eût pas sa pareille dans tous le& pays musulmans. Et il fit venir les architectes les plus renommés de son empire, et leur ordonna de tracer, sur ses indications, les plans de cette mosquée, sans s’arrêter aux difficultés de l’exécution, ni à l’idée des sommes d’argent qu’elle pourrait coûter. Et les architectes tracèrent, au pied de la colline qui domine la ville, un carré immense dont chaque face était tournée vers l’un des quatre points principaux du ciel. Et dans chaque angle ils placèrent une tour d’une proportion admirable, dont le sommet était orné d’une galerie et couronné d’un dôme d’or. Et sur chaque face de la mosquée, ils élevèrent mille pilastres qui supportaient des arceaux d’une courbe élégante et solide, et y établirent une terrasse dont la balustrade était d’or merveilleusement ajouré. Et, au centre de l’édifice, ils élevèrent une coupole immense dont la construction était si légère et aérienne, qu’elle semblait posée sans appui entre le ciel et la terre. Et la voûte de la coupole fut recouverte d’émail couleur d’azur, et parsemée d’étoiles d’or. Et des marbres rares formèrent le pavé. Et la mosaïque des murs fut faite de jaspe, de porphyre, d’agates, de nacre perlée et de gemmes précieuses. Et les piliers et les arceaux furent couverts de versets du korân entrelacés, sculptés et peints de couleurs pures. Et, pour que ce merveilleux édifice fût à l’abri du feu, nul bois ne fut employé dans sa construction. Et sept années entières et sept mille hommes et sept mille quintaux de dinars d’or furent employés, pour l’achèvement de cette mosquée. Et on l’appela la Mosquée du sultan Môhammad ben-Theiloun. Et, sous ce nom, elle est encore connue de nos jours. Quant au vénérable Hassân Abdallah, il ne tarda pas à recouvrer sa santé et ses forces, et vécut, honoré et respecté, jusqu’à l’âge de cent vingt années, qui fut le terme marqué par son destin. Mais Allah est plus savant ! Il est le seul vivant ! — Et Schahrazade, ayant ainsi raconté cette histoire, se tut. Et le roi Schahriar dit : « Certes ! nul ne peut fuir sa destinée ! Mais, ô Schahrazade, comme cette histoire m’a attristé ! » Et Schahrazade dit : « Que le Roi me pardonne, mais c’est pour cette raison que je vais tout de suite raconter l’histoire des Babouches inusables, tirée du Diwan des faciles facéties et de la gaie sagesse du cheikh Magid-Eddin Abou-Taher Môhammad, — qu’Allah, le couvre de Sa Miséricorde et l’ait en Ses bonnes grâces ! » Et Schahrazade dit : LE DIWAN DES FACILES FACÉTIES ET DE LA GAIE SAGESSE LES BABOUCHES INUSABLES On raconte qu’il y avait au Caire un droguiste nommé Abou-Cassem Et-Tambouri, qui était fort célèbre pour son avarice. Or, bien qu’Allah lui octroyât la richesse et la prospérité dans ses affaires de vente et d’achat, il vivait et s’habillait comme le plus pauvre des mendiants ; et les vêtements qu’il portait sur lui n’étaient que pièces et morceaux ; et son turban était si vieux et si sale que l’on ne pouvait plus en distinguer la couleur ; mais de tout son habillement ses babouches étaient encore ce qui distinguait sa ladrerie ; car non seulement elles étaient armées de gros clous, et résistantes comme une machine de guerre, avec des semelles plus épaisses que la tête de l’hippopotame, et mille fois raccommodées, mais les empeignes en étaient tellement rapiécetées, que depuis vingt ans que les babouches étaient babouches, les plus habiles savetiers et cor- royeurs du Caire avaient épuisé leur art pour en rapprocher les débris. Et, de tout cela, les babouches d’Abou-Cassem étaient devenues si pesantes, que depuis longtemps elles avaient passé en proverbe par toute l’Égypte ; car lorsque l’on voulait exprimer quelque chose de lourd, elles étaient toujours l’objet de comparaison. Ainsi, qu’un invité s’attardât trop dans la maison de son hôte, on disait de lui : « Il a le sang lourd comme les babouches d’Abou-Cassem ! » Et qu’un maitre d’école, de l’espèce des maîtres d’école affligés de pédantisme, voulût faire montre d’esprit, on disait de lui : « Éloigné soit le Malin ! Il a l’esprit lourd comme les babouches d’Abou-Cassem ! » Et qu’un portefaix fût accablé sous le poids de sa charge, il soupirait en disant : « Qu’Allah maudisse le propriétaire de cette charge ! Elle est lourde comme les babouches d’Abou-Cassem ! » Et qu’une vieille matrone, dans un harem, de l’espèce maudite des vieilles renfrognées, voulût empêcher les jeunes épouses de son maître de s’amuser entre elles, on disait : « Qu’Allah éborgné la calamiteuse ! Elle est lourde comme les babouches d’Abou-Cassem ! » Et qu’un mets trop indigeste bouchât les intestins et créât une tempête dans l’intérieur du ventre, on disait : « Allah me délivre ! Ce mets maudit est lourd comme les babouches d’Abou-Cassem ! » Et, ainsi de suite, dans toutes les circonstances où la lourdeur faisait sentir son poids. Or, un jour, Abou-Cassem ayant fait une affaire de vente et d’achat plus avantageuse encore qu’à l’ordinaire, fut mis de très belle humeur. Aussi, au lieu de donner quelque festin, grand ou petit, selon l’usage des marchands qu’Allah a favorisés d’une réussite dans un marché, il trouva plus expédient d’aller prendre un hain au hammam, où, de mémoire d’homme, il n’avait mis le pied. Et, ayant fermé sa boutique, il se dirigea vers le hammam, en chargeant ses babouches sur son dos, au lieu de s’en chausser ; car il agissait ainsi depuis longtemps, pour économiser leur usure. Et arrivé au hammam, il déposa ses babouches sur le seuil, avec toutes les chaussures qui s’y trouvaient rangées, selon l’usage. Et il entra prendre son bain. Or, Abou-Cassem avait une peau tellement infiltrée de crasse, que les frotteurs et les masseurs eurent une peine extrême pour en venir à bout ; et ils n’y réussirent que vers la fin dé la journée, quand tous les baigneurs étaient déjà partis. Et Abou-Cassem put enfin sortir du hammam, et chercha ses babouches ; mais elles n’étaient plus là, et, à leur place, il y avait une paire de belles pantoufles en cuir jaune citron. Et Abou-Cassem se dit : « Sans doute, c’est Allah qui me les envoie, sachant que je songe depuis longtemps à en acheter de semblables. Ou c’est peut-être quelqu’un qui les a troquées contre les miennes, par inadvertance ! » Et, plein de joie de se voir épargner le chagrin d’en acheter d’autres, il les prit et s’en alla. Or, les pantoufles en cuir jaune citron appartenaient au kâdi, qui se trouvait encore au hammam. Et quant aux babouches d’Abou-Cassem, l’homme préposé à la garde des chaussures ayant vu cette horreur qui puait et empestait l’entrée du hammam, s’était hâté de les ramasser et de les cacher dans un coin. Puis, comme la journée était écoulée et que l’heure de sa garde était passée, il était parti, sans songer à les remettre à leur place. Aussi, quand le kâdi se fut baigné, les serviteurs du hammam, qui s’empressaient à ses ordres, cherchèrent en vain ses pantoufles ; et ils finirent par trouver, dans un coin, les fabuleuses babouches qu’ils reconnurent aussitôt pour celles d’Abou-Cassem. Et ils s’élancèrent à sa poursuite, et, l’ayant rattrapé, le ramenèrent au hammam, avec, sur ses épaules, le corps du délit. Et le kâdi, après avoir pris ce qui lui appartenait, lui fit rendre ses babouches, et, malgré ses protestations, l’envoya en prison. Et Abou-Cassem, pour ne pas mourir en prison, dut, bien à contre-cœur, se montrer généreux de bakchiches aux gardiens et aux officiers de police ; car, comme on savait qu’il était aussi farci d’argent que pourri d’avarice, on ne l’en tint pas quitte à bon marché.’ Et Abou-Cassem put, de la sorte, sortir de prison ; mais affligé et dépité à l’extrême, et, attribuant son malheur à ses babouches, il courut les jeter au Nil, pour s’en débarrasser. Or, quelques jours après, des pêcheurs, retirant à grand’peine leur filet plus lourd que de coutume, y trouvèrent les babouches, qu’ils reconnurent aussitôt pour celles d’Abou-Cassem. Et ils constatèrent, pleins de fureur, que les clous dont elles étaient garnies, avaient endommagé les mailles de leur filet. Et ils coururent à la boutique d’Abou-Cassem, et jetèrent violemment les babouches à l’intérieur, en maudissant leur propriétaire. Et les babouches, lancées avec force, atteignirent les flacons d’eau de rose et d’autres eaux qui étaient sur les étagères, et les renversèrent en les fracassant en mille morceaux. À cette vue, la douleur d’Abou-Cassera fut à sa limite extrême, et il s’écria : « Ah ! babouches maudites, filles de mon cul, vous ne me causerez plus de dommage ! » Et il les ramassa, et s’en alla dans son jardin et se mit à creuser un trou pour les y enfouir. Mais un de ses voisins, qui avait à se plaindre de lui, saisit l’occasion de se venger, et courut aussitôt avertir le wali qu’Abou-Gassem était en train de déterrer un trésor dans son jardin. Et le wali, connaissant la richesse et l’avarice du droguiste, ne douta pas de la réalité de cette nouvelle, et envoya aussitôt les gardes se saisir d’Abou-Cassem et l’amener en sa présence. Et le malheureux Abou-Cassem eut beau jurer qu’il n’avait point trouvé de trésor, mais qu’il avait seulement voulu enterrer ses babouches, le wali ne voulut point croire à une chose si étrange et si contraire à l’avarice légendaire du prévenu ; et comme il comptait, de n’importe quelle façon, sur de l’argent, il força l’affligé Abou-Cassem,. pour obtenir sa liberté, de lui verser une fort grosse somme d’argent. Et Abou-Cassem, relâché après cette douloureuse formalité... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-QUINZIÈME NUIT Elle dit : ... Et Abou-Cassem, relâché après cette douloureuse formalité, se mit à s’arracher la barbe de désespoir, et, prenant ses babouches, il jura de s’en débarrasser coûte que coûte. Et il erra longtemps, en réfléchissant au meilleur moyen de réussite, et finit par se décider à aller les jeter dans un canal situé loin dans la campagne. Et il crut que cette fois il n’en entendrait plus parler. Mais le sort voulut que l’eau du canal entrainât les babouches jusqu’à l’entrée d’un moulin, dont ce canal faisait tourner les roues. Et les babouches s’engagèrent dans les roues, et les firent sauter, en dérangeant leur jeu. Et les maîtres du moulin accoururent pour réparer le dommage, et trouvèrent que la cause en était due aux énormes babouches qu’ils trouvèrent engagées dans l’engrenage, et qu’ils reconnurent aussitôt pour les babouches d’Abou-Cassem. Et le malheureux droguiste fut de nouveau jeté en prison et condamné cette fois à payer une très grosse amende aux propriétaires du moulin, pour le dommage qu’il leur avait causé. Et, en outre, il dut payer de très forts bakchiches pour recouvrer sa liberté. Mais, en même temps, on lui rendit ses babouches. Alors, à la limite de la perplexité, il se rendit à sa maison et, montant sur sa terrasse, il s’accouda et se mit à réfléchir profondément sur ce qui lui restait à faire. Et il avait déposé les babouches non loin de lui, sur la terrasse ; mais il leur tournait le des, afin de ne pas les voir. Et, précisément à ce moment, un chien des voisins aperçut les babouches, et, s’élançant de la terrasse de ses maîtres sur celle d’Abou-Cassem, il prit dans sa gueule une des babouches, et se mit à en jouer. Et, dans ce jeu du chien avec la babouche, celle-ci fut soudain lancée au loin ; et le destin funeste la fit tomber de la terrasse sur la tête d’une vieille qui passait dans la rue. Et le poids formidable de la babouche bardée de fer écrasa la vieille, en faisant entrer sa longueur dans sa largeur. Et les parents de la vieille reconnurent la babouche d’Abou-Cassem, et allèrent porter plainte au kâdi, en réclamant le prix du sang de leur parente, ou la mort d’Abou-Cassem. Et l’infortuné fut obligé de payer le prix du sang, selon la loi. Et, en outre, pour échapper à la prison, il dut payer de gros bakchiches aux gardes et aux officiers de police. Mais, cette fois, sa résolution était arrêtée. Il retourna donc à sa maison, prit les deux babouches fatales, et, revenant chez le kâdi, il éleva les deux babouches au-dessus de sa tête, et s’écria avec une véhémence qui fit rire le kâdi, les témoins et tous les assistants : « Ô seigneur kâdi, voilà la cause de mes tribulations ! Et bientôt je vais être réduit à mendier dans la cour des mosquées. Je te supplie donc de daigner rendre un arrêt qui déclare qu’Abou-Cassem n’est plus le propriétaire des babouches, qu’il les lègue à qui veut les prendre, et qu’il n’est plus responsable des malheurs qu’elles occasionneront dans l’avenir ! » Et, ayant ainsi parlé, il jeta les babouches au milieu de la salle des séances, et s’enfuit pieds nus, tandis que tous les assistants, à force de rire, tombaient sur leurs derrières. — Mais Allah est plus savant ! — Et Schahrazade, sans s’arrêter, raconta encore : BAHLOUL, BOUFFON D’AL-RACHID Il m’est parvenu que le khalifat Haroun al-Rachid avait, vivant avec lui dans son palais, un bouffon chargé de le divertir dans ses moments d’humeur sombre. Et ce bouffon s’appelait Bahloul le Sage. Et le khalifat, un jour, lui dit : « Ya Bahloul, sais-tu le nombre de fous qu’il y a dans Baghdad ? » Et Bahloul répondit : « Ô mon seigneur, la liste en serait un peu longue ! « Et Haroun dit ; « Je te charge de la faire. Et j’entends qu’elle soit exacte ! » Et Bahloul fit sortir de sa gorge un long rire. Et le khalifat lui demanda : « Qu’as-tu ? » Et Bahloul dit : « Ô mon seigneur, je suis ennemi de tout travail fatigant. C’est pourquoi, pour te satisfaire, je vais tout de suite dresser la liste des sages qu’il y a dans Baghdad ! Car c’est là un travail qui me demandera à peine le temps de boire une gorgée d’eau. Et par cette liste, qui sera bien courte, tu sauras par Allah ! quel est le nombre de fous de la capitale de ton empire ! » — Et c’est ce même Bahloul qui s’étant assis, un jour, sur le trône du khalifat, reçut, pour cette témérité, de la part des huissiers, une volée de coups de bâton. Et les cris épouvantables qu’il poussa dans cette circonstance, mirent en émoi tout le palais et attirèrent le khalifat lui-même. Et Haroun, voyant que son bouffon pleurait à chaudes larmes, entreprit de le consoler. Mais Bahloul lui dit : « Hélas, ô émir des Croyants, ma douleur est sans consolation, car ce n’est pas sur moi que je pleure, mais sur mon maître le khalifat ! Si, en effet, j’ai reçu tant de coups pour avoir occupé un instant son trône, quelle grêle le menace là-bas, lui qui l’aura occupé des années et des années ! » Et c’est toujours le même Bahloul qui fut assez sage pour avoir le mariage en horreur. Et Haroun, pour lui jouer un mauvais tour, lui fit épouser de force une adolescente d’entre ses esclaves, en l’assurant qu’elle le rendrait heureux, et qu’il s’en portait lui-même garant. Et Bahloul fut bien obligé d’obéir, et entra dans la chambre nuptiale où l’attendait sa jeune épouse, qui était d’une beauté de choix. Mais à peine s’était-il étendu à ses côtés, qu’il se leva soudain avec terreur et s’enfuit, hors de la chambre, comme s’il était poursuivi par des ennemis invisibles, et se mit à courir comme un fou à travers le palais. Et le khalifat, informé de ce qui venait de se passer, fit venir Bahloul en sa présence, et lui demanda, d’une voix sévère : « Pourquoi, ô maudit, as-tu fait cette offense à ton épouse ? » Et Bahloul répondit : « Ô mon seigneur, la terreur est un mal sans remède ! Or, moi, je n’ai certes ! aucun reproche à faire à l’épouse que tu as eu la générosité de m’accorder, car elle est belle et modeste. Mais, ô mon seigneur, à peine étais-je entré dans le lit nuptial, que j’entendis distinctement plusieurs voix qui sortaient à la fois du sein de mon épouse. Et l’une me demandait une robe, et l’autre me réclamait un voile de soie ; et celle-ci des babouches, et celle-là une veste brodée, et cette autre d’autres choses encore. Alors, moi, je ne pus maîtriser mon effroi, et, malgré tes ordres et les charmes de la jeune fille, je m’enfuis de toutes mes forces, de peur de devenir plus fou et plus malheureux encore que je ne le suis ! » Et c’est le même Bahloul qui refusa un jour un cadeau de mille dinars que, par deux fois, lui offrait le khalifat. Et comme le khalifat, extrêmement étonné de ce désintéressement, lui, en demandait la raison, Bahloul, qui était assis, une jambe étendue et une jambe repliée, se contenta, pour toute réponse, d’étendre bien ostensiblement, devant le visage d’Al-Rachid, les deux jambes à la fois. Et, à la vue de cette incivilité suprême et de ce manque de respect à l’égard du khalifat, le chef eunuque voulut le violenter et le châtier ; mais Al-Rachid l’en empêcha d’un signe, et demanda à Bahloul le motif de cet oubli des convenances. Et Bahloul répondit : « Ô mon seigneur, si j’avais étendu la main pour recevoir ton cadeau, j’aurais à jamais perdu le droit d’étendre les jambes ! » Et c’est enfin Bahloul lui-même qui, étant entré un jour sous la tente d’Al-Rachid, qui revenait d’une expédition guerrière, le trouva altéré et demandant à grands cris un verre d’eau. Et Bahloul se hâta de courir lui apporter un verre d’eau fraîche, et, en le lui présentant, lui dit : « Ô émir des Croyants, je te prie de me dire, avant que de boire, à quel prix tu aurais acheté ce verre d’eau si, par hasard, il eût été introuvable ou difficile à se procurer ! » Et Al-Rachid dit : « J’aurais certainement donné, pour l’avoir, la moitié de mon empire ! » Et Bahloul dit : « Bois-le maintenant, et qu’Allah le rende plein de délices sur ton cœur ! » Et lorsque le khalifat eut fini de boire, Bahloul lui dit : « Et si, ô émir des Croyants, maintenant que tu as bu, ce verre d’eau refusait de sortir de ton corps, à cause de quelque rétention de l’urine dans ta vessie honorable, à quel prix achèterais-tu le moyen de l’en faire sortir ? » Et Al-Rachid répondit : « Par Allah ! je donnerais bien, dans ce cas, tout mon empire en large et en long ! » Et Bahloul, devenu bien triste soudain, dit : « Ô mon seigneur, un empire qui ne pèse pas dans la balance plus qu’un verre d’eau ou qu’un jet d’urine, ne devrait pas comporter tous les soucis qu’il te donne et les guerres sanglantes qu’il nous occasionne ! Et Haroun, entendant cela, se prit à pleurer. — Et Schahrazade, cette nuit-là, dit encore : L’INVITATION A LA PAIX UNIVERSELLE Il est raconté qu’un vénérable cheikh de village avait, dans sa ferme, une belle basse-cour à laquelle il donnait tous ses soins, et qui était bien pourvue de volailles mâles et de volailles femelles qui lui produisaient de beaux œufs et de superbes poulets bons à manger. Or, parmi ses volailles mâles, il possédait un grand et merveilleux Coq à la voix claire, au plumage brillant et doré, et qui, avec toutes les qualités de la beauté extérieure, était doué de vigilance, de sagesse et d’expérience dans les affaires du monde, les changements du temps et les revers de la vie. Et il était plein de justice et d’attention pour ses épouses, et remplissait ses devoirs auprès d’elles avec autant de zèle que d’impartialité, pour ne pas laisser la jalousie entrer dans leurs cœurs et l’animosité dans leurs regards. Et il était cité, parmi tous les sujets de la basse-cour, comme le modèle des maris, pour la puissance et la bonté. Et son maître l’avait appelé Voix-de-l’Aurore. Or, un jour, Voix-de-l’Aurore, pendant que ses épouses vaquaient aux soins de leurs petits et se faisaient les plumes, sortit visiter les terres de la ferme. Et, tout en s’émerveillant de ce qu’il voyait, il piquait et becquetait à même le sol, à mesure qu’il rencontrait sur son passage des grains de froment ou d’orge ou de maïs ou de sésame ou de sarrasin ou de millet. Et, entraîné plu » loin qu’il ne l’eût voulu, par ses trouvailles et ses recherches, il se vit à on moment donné hors de portée du village et de la ferme, et tout à fait isolé dans un endroit sauvage qu’il n’avait jamais vu. Et il eut beau regarder à droite et à gauche, il n’aperçut aucun visage ami ni aucun être familier. Et il commença à être perplexe, et fit entendre quelques cris brefs d’inquiétude. Et, pendant qu’il prenait ses dispositions pour retourner sur ses pas... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-SEIZIÈME NUIT Elle dit : ... Et, pendant qu’il prenait ses dispositions pour retourner sur ses pas, voici que son regard tomba sur un Renard qui, de loin, venait vers lui à grandes enjambées. Et, voyant cela, il trembla pour sa vie et, tournant le dos à son ennemi, il prit son élan, de toute la force de ses ailes étendues, et gagna le sommet d’un mur en ruines, où il n’y avait que juste la place pour se percher, et où le Renard ne pouvait l’atteindre d’aucune manière. Et le Renard arriva essoufflé au pied du mur, en reniflant et en jappant. Mais, voyant qu’il n’y avait pas moyen de grimper jusqu’au volatile de son désir, il leva la tête vers lui et lui dit : « La paix sur toi, ô visage de bon augure, ô mon frère, ô charmant camarade ! » Mais Voix-de-l’Aurore ne lui rendit pas son salam et ne voulut même pas le regarder. Et le Renard, voyant cela, lui dit : « Ô mon ami, ô tendre, ô beau, pourquoi ne veux-tu point me favoriser d’un salut ou d’un regard, alors que je désire tellement t’annoncer une grande nouvelle ? » Mais le Coq déclina par son silence toute avance et toute courtoisie, et le Renard reprit : « Ah ! mon frère, si tu savais seulement ce que je suis chargé de t’annoncer, tu descendrais au plus vite m’embrasser et me baiser sur la bouche ! » Mais le Coq continuait à feindre l’indifférence et la distraction ; et, sans rien répondre, il regardait au loin avec des yeux ronds et fixes. Et le Renard reprit : « Sache donc, ô mon frère, que le sultan des animaux, qui est le seigneur Lion, et le sultan des oiseaux, qui est le seigneur Aigle, viennent de se donner rendez-vous au milieu d’une verdoyante prairie, agrémentée de fleurs et de ruisseaux, et ont rassemblé autour d’eux les représentants de toutes les bêtes de la création, les tigres, les hyènes, les léopards, les lynx, les panthères, les chacals, les antilopes, les loups, les lièvres, les animaux domestiques, les vautours, les éperviers, les corbeaux, les pigeons, les tourterelles, les cailles, les perdrix, les volailles et tous les oiseaux. Et nos deux suzerains, quand les représentants de tous leurs sujets furent entre leurs mains, proclamèrent, par décret seigneurial, que désormais, sur toute l’étendue de la terre habitable, la sécurité, la fraternité et la paix devaient régner en maîtresses ; que l’affection, la sympathie, la camaraderie et l’amour devaient être les seuls sentiments permis entre les tribus des bêtes sauvages, des animaux domestiques et des oiseaux ; que l’oubli devait effacer les vieilles inimitiés et les haines de races ; et que le bonheur général et individuel était le but vers lequel devaient tendre tous les efforts. Et ils décidèrent que quiconque transgresserait cet état de choses, serait traduit sans retard devant le tribunal suprême, et jugé et condamné sans recours. Et ils me nommèrent comme héraut du présent décret, et me chargèrent d’aller proclamer, par toute la terre, la décision de l’assemblée, avec ordre de leur rapporter les noms des récalcitrants, afin qu’ils fussent punis suivant la gravité de leur rébellion. Et c’est pourquoi, ô mon frère Coq, tu me vois présentement au pied de ce mur où tu es perché, car c’est moi, en vérité, moi avec mon propre œil, moi et non pas un autre, qui suis le représentant, le commissionnaire, le héraut et le chargé de pouvoirs de nos seigneurs et suzerains. Et c’est pourquoi, tout à l’heure, je t’ai abordé avec le souhait de paix et les paroles de l’amitié, ô mon frère ! » Tout cela ! Mais le Coq, sans plus guère prêter attention à toute cette éloquence que s’il ne l’entendait pas, continuait à regarder au loin d’un air indifférent et avec des yeux arrondis et vagues qu’il fermait de temps en temps, en dodelinant de la tête. Et le Renard, dont le cœur brûlait du désir de broyer délicieusement cette proie, reprit : « Ô frère mien, pourquoi ne veux-tu pas m’honorer d’une réponse ou condescendre à m’adresser un mot ou seulement abaisser ton regard vers moi qui suis l’émissaire de notre sultan le Lion, —souverain des animaux, et de notre sultan l’Aigle, souverain des oiseaux ? Or, permets-moi de te rappeler que si tu persistes dans ton silence à mon égard, je serai obligé de rapporter la chose au conseil ; et il serait beaucoup à craindre que tu tombasses sous le coup de la nouvelle loi qui est inexorable dans son désir d’établir la paix universelle, au risque même de faire égorger la moitié des vivants. Je te prie donc une dernière fois, ô mon frère charmant, de me dire seulement pourquoi tu ne me réponds pas ! » Alors le Coq, qui jusque-là s’était cantonné dans sa hautaine indifférence, tendit le cou, et, inclinant la tête de côté, abaissa le regard de son œil droit vers le Renard, et lui dit : « En vérité, ô mon frère, tes paroles sont sur ma tête et sur mes yeux, et je t’honore en mon cœur comme l’envoyé et le commissaire et le messager et le chargé de pouvoirs et l’ambassadeur de notre sultan l’Aigle. Mais, si je ne te répondais pas, ne va pas croire que ce fût par arrogance ou par rébellion ou par tout autre sentiment répréhensible, non ! par ta vie, non ! c’était seulement parce que j’étais fort troublé par ce que je voyais et continue à voir au loin, là-bas, devant moi ! » Et le Renard demanda : « Par Allah sur toi, ô mon frère, et que voyais-tu et continues-tu à voir comme ça ? Éloigné soit le Malin ! Rien de grave, j’espère, ni de calamiteux ? » Et le Coq tendit encore plus fort le cou et dit : « Comment ! ô mon frère, n’aperçois-tu donc pas ce que j’aperçois, alors qu’Allah t’a mis au-dessus de ton honorable nez deux yeux perçants bien qu’un peu louches — soit dit sans t’offenser ! » Et le Renard demanda avec inquiétude : « Mais enfin qu’aperçois-tu, dis-le-moi, de grâce ! Car moi j’ai un peu mal aux yeux aujourd’hui, bien que je ne me sache pas louche en aucun degré — soit dit sans te contrarier ! » Et le Coq Voix-de-l’Aurore dit : « En vérité, je vois un nuage de poussière s’élevant, et dans l’air une bande de faucons de chasse en cercle tournoyant ! » Et le Renard, à ces paroles, commença à trembler et demanda, à la limite de l’anxiété : « Est-ce là tout ce que tu aperçois, ô visage de bon augure ? Et sur le sol ne vois-tu rien courir ? » Et le Coq fixa longuement son regard sur l’horizon, en imprimant à sa tète un mouvement de droite et de gauche, et finit par dire : « Oui ! je vois quelque chose qui court à quatre jambes sur le sol, haut sur pattes, long, mince, avec une tête fine et pointue et de longues oreilles rabattues. Et ce quelque chose-là s’approche rapidement de notre côté ! » Et le Renard, tremblant de tous ses membres, demanda ; « N’est-ce point un chien lévrier que tu vois, ô mon frère ? Qu’Allah nous protège ! » Et le Coq dit : « Je ne sais si c’est un lévrier, car je n’en ai pas encore vu de cette espèce, et Allah seul le sait ! Mais je crois bien, en tout cas, que c’est un chien, ô beau visage ! » Lorsque le Renard eut entendu ces mots, il s’écria : « Je suis obligé, ô mon frère, de prendre congé de toi ! » Et, parlant ainsi, il tourna le dos et livra ses jambes au vent, se fiant à la Mère-de-la-Sûreté. Et le Coq lui cria : « Hé, là ! hé, là ! mon frère, je descends, je descends ! Pourquoi ne m’attends-tu pas ! » Et le Renard dit : « C’est que, vois-tu, j’ai une grande antipathie pour le chien lévrier, qui n’est ni de mes amis ni de mes relations ! » Et le Coq reprit : « Mais, ô visage de bénédiction, ne m’as-tu pas dit à l’instant que tu venais en commissaire et en héraut de la part de nos souverains, pour proclamer le décret de la paix universelle, décidée dans l’assemblée plénière des représentants de nos tribus ? » Et le Renard répondit de fort loin : « Oui, certes ! oui, certes ! ô mon frère Coq, seulement ce lévrier entremetteur — qu’Allah le maudisse ! — s’était abstenu d’aller au congrès, et sa race n’y avait point envoyé de représentant, et son nom n’a point été prononcé lors de la proclamation des tribus adhérentes à la paix universelle. Et c’est pourquoi, ô Coq plein de tendreté, il y a toujours inimitié entre ma race et la sienne, et aversion entre mon individu et le sien ! Et Qu’Allah te conserve en bonne santé, jusqu’à mon retour ! » Et le Renard, ayant ainsi parlé, disparut au loin. Et le Coq échappa de la sorte aux dents de son ennemi, grâce à sa finesse et à sa sagacité. Et il se hâta de descendre du haut du mur et de regagner la ferme, en glorifiant Allah qui le ramenait en sécurité dans sa basse-cour. Et il s’empressa de raconter à ses épouses et à ses voisins le bon tour qu’il venait de jouer à leur ennemi héréditaire. Et tous les coqs de la basse-cour lancèrent dans l’air l’appel sonore de leur joie pour célébrer le triomphe de Voix-de-l’Aurore. — Et Schahrazade, cette nuit-là, dit encore : LES AIGUILLETTES NOUÉES On raconte qu’un roi d’entre les rois était un jour assis sur son trône, au milieu de son diwân, et donnait audience à ses sujets, quand entra un cheikh, cultivateur de son métier, qui portait sur sa tête un panier de beaux fruits et de légumes divers, primeurs de la saison. Et il embrassa la terre entre les mains du roi, et appela sur lui les bénédictions, et lui offrit en cadeau le panier de primeurs. Et le roi, après lui avoir rendu son salam, lui demanda : « Et qu’y a-t-il dans ce panier couvert de feuilles, ô cheikh ? » Et le cultivateur dit : « Ô roi du temps, ce sont des légumes frais et des fruits, les premiers poussés sur mes terres, que je t’apporte comme primeurs de la saison ! » Et le roi dit : « De cœur, amical ! Ils sont acceptés ! » Et le roi enleva les feuilles qui préservaient du mauvais œil le contenu du panier, et vit qu’il y avait là-dedans de magnifiques concombres frisés, des gombos bien tendres, des bananes, des aubergines, des limons et divers autres fruits et légumes hors de saison. Et il s’écria : « Maschallah ! » et prit un concombre frisé et le cro- qua avec beaucoup de plaisir. Puis il dit aux eunuques de porter le reste au harem. Et les eunuques se hâtèrent d’exécuter l’ordre. Et les femmes, elles aussi, éprouvèrent beaucoup de délices à manger de ces primeurs. Et elles prirent, chacune, ce qu’elles voulaient, en se congratulant mutuellement, disant : « Que les primeurs de l’an prochain nous apportent la santé et nous trouvent en vie et en beauté ! » Puis elles distribuèrent aux esclaves ce qui resta dans la corbeille. Et, d’un commun accord, elles dirent : « Par Allah ! ces primeurs sont quelque chose d’exquis ! Et il faut bien donner un bakchiche au bonhomme qui les a apportées ! » Et elles envoyèrent au fellah, par l’intermédiaire des eunuques, cent dinars d’or. Et le roi, également, était extrêmement satisfait du concombre frisé qu’il avait mangé, et il ajouta encore deux cents dinars au don de ses femmes. Et le fellah toucha de la sorte, pour sa corbeille de primeurs, trois cents dinars d’or. Mais ce ne fut pas tout. Car le sultan, lui ayant posé diverses questions sur les choses de l’agriculture et sur d’autres choses encore, l’avait trouvé tout à fait à sa convenance, et s’était plu à ses réponses ; car le fellah avait la parole élégante, la langue diserte, la réplique sur les lèvres, l’esprit fertile, le geste bien façonné et le langage poli et distingué. Et le sultan voulut en faire immédiatement son commensal, et lui dit : « Ô cheikh, sais-tu comment on tient compagnie aux rois ? » Et le fellah répondit : « Je sais. » Et le sultan lui dit : « C’est bien, ô cheikh ! Retourne vite dans ton village porter à la famille ce qu’Allah t’a accordé aujourd’hui pour lot, et reviens en toute hâte me trouver, pour être désormais mon commensal ! » Et le fellah répondit par l’ouïe et l’obéissance ; et, après être allé porter à sa famille les trois cents dinars qu’Allah lui avait envoyés, il revint retrouver le roi, qui, à ce moment, prenait son repas du soir. Et le roi le fit asseoir à côté de lui, devant le plateau, et le fit manger et boire suivant sa capacité. Et il le trouva encore plus plaisant que la première fois, et l’aima tout à fait, et lui demanda : « Tu dois certainement connaître des histoires belles à raconter et à écouter, ô cheikh ! » Et le fellah répondit : « Oui, par Allah ! Et la nuit prochaine, j’en raconterai au roi ! » Et le roi, à cette nouvelle, fut à la limite de la Jubilation et se trémoussa de contentement. Et, pour donner à son commensal une marque de sa sollicitude et de son amitié, il fit venir de son harem la plus jeune et la plus belle des suivantes de la sultane, une jeune fille vierge et scellée... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le malin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-DIX-SEPTIÈME NUIT Elle dit : ... il fit venir de son harem la plus jeune et la plus belle des suivantes de la sultane, une jeune fille vierge et scellée, et la lui donna en cadeau, bien qu’il l’eût fait mettre de côté pour lui-même, dès le jour de l’achat, se la réservant comme un morceau de choix. Et il mit à la disposition des nouveaux mariés un bel appartement, dans le palais, proche voisin du sien, et magnifiquement meublé et pourvu de toutes les commodités. Et, après leur avoir souhaité toutes les délices pour la nuit, il les laissa seuls, et rentra dans son harem. Or, la jeune fille s’étant dévêtue attendit, couchée, que vînt à elle son nouveau seigneur. Et le cheikh cultivateur, qui de sa vie n’avait vu ni goûté de la chair blanche, s’émerveilla de ce qu’il voyait et glorifia en son cœur Celui qui forme la chair blanche. Et il s’approcha de la jeune fille, et se mit à folâtrer avec elle de toutes les folâtreries usuelles en un cas comme celui-là. Et voilà que, sans qu’il pût savoir ni comment ni pourquoi, l’enfant-de-son-père ne voulut pas lever la tête, et resta assoupi avec un œil sans vie et tourné en bas. Et le fruitier eut beau l’admonester et l’encourager, il ne voulut rien entendre et resta insoumis. Opposant à toutes les exhortations une inertie et un entêtement inexplicables. Et le pauvre fruitier fut à la limite de la confusion et s’écria : « En vérité, c’est là une affaire prodigieuse ! » Et la jeune fille, dans le but de réveiller les désirs de l’enfant, se mit à badiner avec lui et à jouer avec lui à la main chaude, et à le câliner de toutes les câlineries, et à le raisonner tantôt par les caresses et tantôt par les bourrades, mais elle ne réussit guère davantage à le décider au réveil. Et elle finit par s’écrier : « Ô mon maître, puisse Allah développer le progrès ! » Et, voyant que rien ne servait de rien, elle dit : « Ô mon maître, je crois bien que tu ne sais pas pourquoi l’enfant-de-son-père ne veut pas se réveiller ! » Il dit ; « Non par Allah ! je ne sais pas ! » Elle dit : « Parce que précisément son père est noué quant à ses aiguillettes ! » Il demanda : « Et comment, ô perspicace, doit-on faire pour guérir le nouement de ces aiguillettes-là ! » Elle dit : « Ne t’en préoccupe pas. Je sais m’y prendre ! » Et elle se leva à l’heure et à l’instant, prit de l’encens mâle et, le jetant dans un brûle-parfums, se mit à faire des fumigations à son époux, comme on en fait sur le corps des morts, en disant : « Qu’Allah réveille les morts ! Qu’Allah réveille les endormis ! » Et, cela fait, elle prit une cruche remplie d’eau, et se mit à arroser l’enfant-de-son-père, comme on fait pour les corps des morts avant de les couvrir du linceul. Et l’ayant ainsi baigné, elle prit un foulard de mousseline et en recouvrit l’enfant endormi comme on recouvre les morts du linceul. Et, ayant accompli toutes ces cérémonies préparatoires d’un ensevelissement, qu’elle faisait par simulacre, elle appela les nombreuses esclaves que le sultan avait mises à son service et à celui de son époux, et leur montra ce qu’elle leur montra du pauvre fruitier qui était étendu immobile, le corps à moitié recouvert du foulard, et enveloppé par un nuage d’encens. Et, à cette vue, les femmes, poussant des cris d’hilarité et des éclats de rire, s’enfuirent à travers le palais, en racontant ce qu’elles venaient de voir à toutes celles qui n’avaient pas vu. Or le matin, le sultan, levé de meilleure heure que de coutume, envoya chercher le fruitier, son commensal, et lui fit les souhaits du matin, et lui demanda : « Comment s’est passée ta nuit, ô cheikh ? » Et le fellah raconta au sultan tout ce qu’il avait éprouvé, sans lui cacher un détail. Et le sultan, en entendant cela, se mit à rire tellement qu’il se renversa sur le derrière ; puis il s’écria : « Par Âllah ! la jeune fille, qui a traité de cette façon judicieuse le nouement de tes aiguillettes, est une jeune fille douée de science, de finesse et d’esprit ! Et je la reprends pour mon usage personnel ! Et il la fit venir, et lui ordonna de lui raconter ce qui s’était passé. Et la jeune fille répéta au roi la chose telle qu’elle était arrivée, et lui narra dans tous leurs détails les efforts qu’elle avait faits pour dissiper le sommeil de l’entêté fils-de-son-père, et le traitement qu’elle avait fini par lui appliquer, sans résultat ! » Et le roi, à la limite de la jubilation^ se tourna vers le fellah et lui demanda : — « Est-ce vrai, cela ? » Et le fellah fit de la tête un signe affirmatif, et baissa les yeux. Et le roi, riant de toute sa gorge, lui dit ; Par ma vie sur toi, ô cheikh j raconte-moi encore ce qui s’est passé ! » Et lorsque le pauvre homme eut répété son récit, le sultan se mit à pleurer de joie, et s’écria : « Ouallah ! c’est là une chose prodigieuse ! » Puis, comme le muezzin venait de faire sur le minaret l’appel à la prière, le sultan et le fruitier remplirent leurs devoirs envers leur Créateur, et le sultan dit : « Maintenant, ô cheikh des hommes délicieux, hâte-toi, pour compléter ma joie, de me raconter les histoires promises ! » Et le fruitier dit : « De tout cœur amical et comme hommages dus à notre généréux maître ! » Et, s’étant assis, les jambes repliées, en face du roi, il raconta : HISTOIRE DES DEUX PRENEURS DE HASCHISCH Sache, ô mon seigneur et la couronne sur ma tête, qu’il y avait, dans une ville d’entre les villes, un homme, pêcheur de son métier, et preneur de haschisch de son occupation. Or, lorsqu’il avait réalisé le produit d’une journée de travail, il mangeait une partie de son gain en provisions de bouche, et le reste en cette herbe hilarante dont l’extrait est le haschisch. Et il prenait trois prises de haschisch par jour : une qu’il avalait à jeun, le matin, une à midi et une au coucher du soleil. Et de la sorte il passait sa vie dans la gaieté et dans l’extravagance. Et cela ne l’empêchait pas de vaquer à son travail, qui était la pêche ; mais souvent il le faisait d’une manière bien singulière. Ainsi ! Un soir, ayant pris une dose de haschisch plus forte que d’habitude, il commença par allumer une chandelle de suif, et s’assit devant elle et se mit à se parler à lui-même, faisant les questions et les réponses, et jouissant de toutes les délices du rêve et du plaisir tranquille. Et il resta longtemps ainsi, et ne fut tiré de sa rêverie merveilleuse que par la fraîcheur de la nuit et la clarté de la lune dans son plein. Et il dit alors, se parlant à lui-même : « Ho, un tel, regarde ! la rue est silencieuse, la brise est fraîche et la clarté de la lune invite à la promenade. Tu feras donc bien de sortir prendre l’air et regarder la face du monde, pendant que les gens ne circulent pas et ne peuvent te déranger dans ton plaisir et ton faste solitaire ! » Et, pensant ainsi, le pêcheur sortit de sa maison, et dirigea sa promenade du côté de la rivière. Or, c’était le quatorzième jour de la lune, et la nuit en était toute illuminée. Et le pécheur, voyant sur le pavé la réflexion du disque argenté, prit cet éclat de la lune pour de l’eau, et son extravagante imagination lui dit : « Par Allah, ô pêcheur un tel, te voici arrivé sur le bord de la rivière, et aucun autre pêcheur que toi ne se trouve sur la berge. Tu feras donc bien de retourner vite prendre ta ligne et de revenir te mettre à pêcher ce que te donnera ta chance de cette nuit ! » Ainsi il pensa, dans sa folie, et ainsi il fit. Et, ayant apporté sa ligne, il vint s’asseoir sur une borne, et se mit à pécher au milieu du clair de lune, jetant le fil hameçonné sur la nappe blanche réfléchie par le pavé. Or, voici qu’un énorme chien, attiré par, l’odeur des viandes qui servaient d’appât, vint se jeter sur la ligne et l’avala. Et le hameçon s’arrêta dans son gosier et lui occasionna une telle gène, qu’il se mit à donner des secousses désespérées sur le fil pour parvenir à se détacher. Et le pécheur, qui croyait amener un poisson monstrueux, tirait tant qu’il pouvait ; et le chien, dont la souffrance devenait insupportable, tirait de son côté en poussant des hurlements de travers ; si bien que le pêcheur, ne voulant pas laisser échapper sa proie, finit par être entraîné et roula à terre. Et alors, croyant qu’il allait se noyer dans la rivière que lui montrait son haschisch, il se mit à faire des cris épouvantables en appelant au secours. Et, à ce bruit, les gardiens du quartier accoururent, et le pêcheur, les voyant, leur cria : « À mon secours, ô musulmans ! Aidez-moi à tirer le monstrueux poisson des profondeurs de la rivière où il va m’entraîner ! Yallah, yallah ! à la rescousse, mes gaillards ! Je me noie ! » Et les gardiens, fort surpris, lui demandèrent : « Qu’as-tu, ô pêcheur ? Et de quelle rivière parles-tu ? Et de quel poisson s’agit-il ? » Et il leur dit « Qu’Allah vous maudisse, ô fils de chiens ! Est-ce le moment de plaisanter, ou bien de m’aider à sauver mon âme de la noyade, et à tirer le poisson hors de l’eau ? » Et les gardiens, qui riaient d’abord de son extravagance, s’irritèrent contre lui, en l’entendant les traiter de fils de chiens, et se jetèrent sur lui et, après l’avoir roué de coups, le conduisirent chez le kâdi. Or, le kâdi était également, par la permission d’Allah, fort adonné au haschisch... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-DIX-HUITIÈME NUIT Elle dit : ...Or, le kâdi était également, par la permission d’AlIah, fort adonné au haschisch. Et lorsqu’il eut reconnu, d’un seul regard jeté sur le pêcheur, que l’homme que les gardiens accusaient d’avoir troublé le repos du quartier était sous la puissance de l’hilarante drogue qu’il prisait lui-même si fort, il se hâta d’admonester sévèrement les gardiens et de les renvoyer. Et il recommanda à ses esclaves d’avoir grand soin du pêcheur, et de lui donner un bon lit où passer la nuit en toute tranquillité. Et il se promit, à part lui, de le prendre pour compagnon du plaisir qu’il comptait se donner le lendemain. En effet, après qu’il eut passé toute la nuit dans le repos et le calme, et toute la journée du lendemain dans la bonne chère, le pêcheur fut appelé le soir près du kâdi, qui le reçut en toute cordialité, et le traita comme un frère. Et, après avoir soupé avec lui, il s’assit tout près de lui, en face des chandelles allumées, et, lui présentant du haschisch, se mit à en prendre avec lui. Et, à eux deux, ils en consommèrent une dose capable de renverser les quatre pieds en l’air un éléphant fils de cent années. Lorsque le haschisch se fut bien dilué dans leur raison, il exalta les dispositions naturelles de leur caractère. Et, s’étant dévêtus, ils se mirent complètement nus, et commencèrent à danser, à chanter et à faire mille extravagances. Or, à ce moment, le sultan et son vizir se promenaient dans la ville, tous deux déguisés en marchands. Et ils entendirent tout le bruit qui s’élevait de la maison du kâdi ; et, comme les portes n’étaient point fermées, ils entrèrent et trouvèrent le kâdi et le pêcheur dans le délire de la joie. Et le kâdi et son compagnon, en voyant entrer les hôtes du destin, s’arrêtèrent de danser et leur souhaitèrent la bienvenue et les firent asseoir avec cordialité, sans paraître autrement embarrassés de leur présence. Et le sultan, voyant le kâdi de la ville danser ainsi tout nu en face d’un homme tout aussi nu, et dont le zebb était d’une longueur qui n’en finissait pas et noir et mouvementé, écarquilla ses yeux et, se penchant à l’oreille de son vizir, lui dit : « Par Allah !, notre kâdi n’est pas aussi bien outillé que son noir compagnon. » Et le pêcheur se tourna vers lui et dit : « Qu’as-tu, toi, à parler ainsi à l’oreille de cet autre ? Asseyez-vous tous deux, je vous l’ordonne, moi, votre maître, le sultan de la ville ! Sinon, je vais vous faire trancher la tête, à l’instant, par mon vizir, le danseur. Car vous n’ignorez pas, je pense, que je suis le sultan en personne, que celui-ci est mon vizir, et que je tiens le monde entier, comme un poisson, dans la paume de ma main droite ! Et le sultan et le vizir, à ces paroles, comprirent qu’ils étaient en présence de deux mangeurs de haschisch, de la variété la plus extraordinaire. Et le vizir, pour amuser le sultan, dit au pêcheur : « Et depuis quand, ô mon maître, es-tu devenu le sultan de la ville ? Et peux-tu me dire ce qu’est devenu notre ancien maître, ton prédécesseur ? » Il dit ; « En vérité, je l’ai déposé, en lui disant : « Va-t’en ! » Et il s’en alla. Et je me suis mis à sa place ! » Il demanda : « Et le sultan n’a pas protesté ? » Il répondit : « Pas du tout ! Et même il s’est fort réjoui de se décharger sur moi du lourd fardeau du règne. Et moi, pour lui rendre ses gracieusetés, je l’ai gardé près de moi pour me servir. Et je compte lui raconter des histoires, s’il regrette sa démission ! » Et, ayant ainsi parlé, le pêcheur ajouta : « J’ai une grande envie de pisser ! » Et, soulevant son interminable outil, il s’approcha du sultan et fit mine de se décharger sur lui. Et de son côté le kâdi dit : « J’ai également bien envie de pisser ! » Et il s’approcha du vizir, et voulut également faire comme le pêcheur. Et, voyant cela, le sultan et le vizir, au comble de l’hilarité, se levèrent en sautant sur leurs pieds, et s’enfuirent en s’écriant : « Qu’Allah maudisse les mangeurs de haschisch de votre espèce ! » Et ils eurent tous deux beaucoup de peine à échapper aux deux extravagants compagnons. Or, le lendemain, le sultan qui voulait compléter l’amusement de sa soirée de la veille, ordonna aux gardes de prévenir le kâdi de la ville qu’il eût se présenter au palais avec l’hôte de sa maison. Et le kâdi, accompagné du pêcheur, ne, tarda pas à arriver entre les mains du sultan qui lui dit : « Je t’ai fait venir, ô représentant de la loi, afin que tu puisses, avec ton compagnon, m’enseigner quel est le moyen le plus commode de pisser ! Faut-il, en effet, comme le prescrit le rite, s’accroupir en relevant soigneusement sa robe et ses effets ? Ou bien est-il préférable de faire comme les malpropres mécréants qui pissent debout ? Ou bien faut-il pisser contre ses semblables, en se mettant tout nu, ainsi que le firent hier au soir deux mangeurs de haschisch que je connais ? » Lorsque le kâdi eut entendu ces paroles du sultan, et comme, d’autre part, il savait que le sultan avait l’habitude de se promener déguisé, la nuit, il comprit que son extravagance et son délire de la veille avaient eu pour témoin le sultan lui-même, et il fut à la limite de l’effroi en pensant qu’il avait manqué de respect au sultan et au vizir. Et il tomba à genoux, criant : « Amân ! Amàn ! ô mon seigneur, c’est le haschisch qui m’a induit à la grossièreté et à l’indélicatesse ! » Mais le pêcheur, qui, à cause des doses journalières de haschisch, continuait à se trouver en état d’ébriété, dit au sultan : « Et puis quoi ! Si tu es dans ton palais, nous, hier au soir, nous étions dans le nôtre ! » Et le sultan, extrêmement réjoui des manières du pêcheur, lui dit : « Ô le plus délicieux hurluberlu de mon royaume, puisque tu es un sultan et que je le suis également, je te prie de me tenir compagnie désormais dans mon palais. Et puisque tu sais raconter des histoires, j’espère que tu voudras dulcifier notre ouïe avec l’une d’elles ! « Et le pêcheur répondit : « De tout cœur amical et comme hommages dus ! Mais, certes ! pas avant que tu aies pardonné à mon vizir qui est à genoux à tes pieds ! » Et le sultan se hâta de donner au kâdi l’ordre de se lever, et lui pardonna son extravagance de la veille et lui dit de retourner à sa maison et à ses fonctions. Et il garda auprès de lui le pêcheur seulement, qui, sans plus attendre, lui raconta, comme suit, l’Histoire du kadi père-au-pet ! HISTOIRE DU KADI PÈRE-AU-PET On raconte qu’il y avait dans la ville de Trablous de Syrie, du temps du khalifat Haroun al-Rachid, un kâdi qui exerçait les fonctions de sa charge avec une sévérité et une rigueur extrêmes. Et cela était notoire parmi les hommes. Or, ce kâdi de malheur avait, pour le servir, une vieille négresse à la peau rude et épaisse comme le cuir d’un buffle du Nil. Et c’était tout ce qu’il possédait comme femme dans son harem. Qu’Allah le repousse de Sa miséricorde ! Car ce kâdi était d’une ladrerie extrême qui ne pouvait être égalée que par sa rigueur dans les jugements qu’il rendait. Qu’Allah le maudisse ! Et bien qu’il fût riche, il ne vivait que de pain rassis et d’oignons. Et, avec cela, il était plein d’ostentation, et avait l’avarice honteuse ; car il voulait toujours faire preuve de faste et de générosité, alors qu’il vivait avec la parcimonie d’un chamelier à bout de provisions. Et, pour faire croire à un luxe que sa maison ignorait, il avait l’habitude de couvrir le tabouret des repas d’une nappe garnie de franges d’or. Et, de la sorte, lorsque quelqu’un, par hasard, entrait pour affaire à l’heure des repas, le kâdi ne manquait pas d’appeler sa négresse et de lui dire à haute voix : « Mets la nappe à franges d’or ! » Et il pensait ainsi donner à croire aux gens que sa table était somptueuse et que des mets équivalaient en bonté et en quantité à la beauté de la nappe à franges d’or. Mais jamais personne n’avait été invité à l’un de ces repas servis sur la nappe splendide ; et personne n’ignorait, par contre, la vérité sur l’avarice sordide du kâdi. Si bien que l’on disait communément, quand on avait mal mangé à un festin : « Il était servi sur la nappe du kâdi ! » Et ainsi cet homme, qu’Allah avait doté de richesses et d’honneurs, vivait d’une vie dont ne se seraient pas contentés les chiens de la rue. Qu’il soit à jamais confondu ! Or, un jour, quelques personnes qui voulaient se le rendre favorable dans un jugement, lui dirent : « Ô notre maître le kâdi, pourquoi ne prends-tu pas épouse ? Car la vieille négresse que tu as dans ta maison n’est pas digne de tes mérites ! » Et il répondit : « Est-il quelqu’un de vous qui veuille me trouver une femme ? » Et l’un des assistants répondit : « Ô notre maître, j’ai une fille très belle, et tu honorerais ton esclave si tu voulais la prendre pour épouse. » Et le kâdi accepta l’offre ; et on célébra promptement le mariage ; et la jeune fille fut conduite le soir même dans la maison de son époux. Et l’adolescente était fort étonnée qu’on ne lui préparât point de repas, et qu’il n’en fût pas même question ; mais, comme elle était discrète et avait beaucoup de réserve, elle ne fit aucune réclamation, et, voulant se conformer aux usages de son époux, elle essaya de se distraire. Quant aux témoins du mariage et aux invités, ils présumaient que cette union du kâdi allait donner lieu à quelque fête ou du moins à un repas ; mais leurs espoirs et leur attente furent vains, et tes heures se passèrent sans que le kâdi eût fait d’invitation. Et chacun se retira en maudissant le ladre. Mais pour ce qui est de la jeune épouse, après avoir souffert cruellement d’un jeûne aussi rigoureux et aussi prolongé, elle entendit enfin son époux appeler la négresse à peau de buffle, et lui ordonner de dresser le tabouret des repas, en y mettant la nappe à franges d’or et les plus beaux ornements. Et l’infortunée espéra alors pouvoir enfin se dédommager du jeûne pénible auquel elle venait d’être condamnée, elle qui avait toujours vécu, dans la maison de son père, au milieu de l’abondance, du luxe et du bien-être. Mais hélas sur elle ! que devint-elle lorsque la négresse eut apporté, pour tout plateau de mets, un bassin dans lequel étaient trois morceaux de pain bis et trois oignons ? Et, comme elle n’osait faire un mouvement et ne comprenait rien, le kâdi prit avec componction un morceau de pain et un oignon, donna une part égale à la négresse, et invita sa jeune épouse à faire honneur au festin, en lui disant : « Ne crains point d’abuser des dons d’Allah ! » Et il commença lui-même par en manger avec un empressement qui démontrait combien il goûtait l’excellence de ce repas. Et la négresse également ne fit qu’une bouchée de l’oignon, vu que c’était l’unique repas de la journée. Et la pauvre épouse abusée voulut essayer de faire comme eux; mais, habituée qu’elle était aux mets les plus délicats, elle ne put avaler une bouchée. Et elle finit par se lever de table, à jeun, maudissant en son âme la noirceur de son destin. Et trois jours se passèrent de la sorte dans l’abstinence, avec le même appel à l’heure du repas, les mêmes beaux ornements sur la table, la même nappe à franges d’or, le pain bis et les tristes oignons. Mais le quatrième jour, le kâdi entendit des cris affreux... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENT QUATRE-VINGT-DIX-NEUVIÈME NUIT Elle dit : ... Mais le quatrième jour, le kâdi entendit des cris affreux partir du harem. Et la négresse vint lui annoncer, en levant les bras an ciel, que sa maîtresse s’était révoltée contre tout le monde, à la maison, et qu’elle venait d’envoyer chercher son père. Et le kâdi, furieux, entra chez elle avec des yeux flamboyants, lui cria toutes sortes d’injures, et, l’accusant de s’être livrée à toutes les variétés de débauches, lui coupa les cheveux de force, et la répudia, en lui disant : « Tu es divorcée par trois fois ! » Et il la chassa violemment et referma la porte derrière elle. Qu’Allah le maudisse ! Il mérite la malédiction. Or, peu de jours après son divorce, le ladre fils de ladre trouva, à cause de ses fonctions qui le rendaient indispensable à beaucoup de gens, un autre. client qui lui proposa sa fille en mariage. Et il épousa la jeune fille, qui fut servie de la même manière, et qui, n’ayant pu endurer au delà de trois jours le régime des oignons, se révolta et fut également répudiée. Mais cela ne servit pas de leçon aux autres personnes ; car le kâdi trouva encore plusieurs jeunes filles à marier, et les épousa sucessivement, pour les répudier au bout d’un jour ou deux, à cause de leur rébellion contre le pain bis et les oignons. Mais, quand les divorces se furent multipliés d’une façon si exagérée, le bruit de la ladrerie du kâdi arriva aux oreilles qui n’avaient pas jusque-là entendu, et sa conduite à l’égard de ses femmes devint le sujet de toutes les conversations dans les harems. Et il perdit tous les crédits possibles auprès des entremetteuses, et cessa tout à fait d’être mariable. Or, un soir, le kâdi, tourmenté par l’héritage de son père, vu qu’aucune femme n’en voulait plus, se promenait hors de la ville, quand il vit venir une dame montée sur une mule couleur étourneau. Et il fut frappé par sa tournure élégante et ses riches vêtements. « Aussi, ayant relevé le bout de ses moustaches, il s’avança vers elle avec une galante courtoisie, lui fit une profonde révérence et, après les salams, lui dit : « Ô toi, noble dame, d’où viens-tu ? » Elle répondit : « De la route qui est derrière moi ! » Et le kâdi sourit et dit : « Oui certes ! oui certes ! je sais cela, mais de quelle ville ? » Elle répondit : « De Mossoul ! » Il demanda : « Es-tu céliataire ou mariée ? » Elle dit : « Je suis encore célibataire. » Il demanda ; « Veux-tu, en ce cas, me servir d’épouse désormais, et que moi, en retour, je devienne pour toi l’homme ? » Elle répondit : « Dis-moi où tu habites, et je te ferai parvenir ma réponse dès demain. » Et le kâdi lui expliqua qui il était et où il habitait. Mais elle le savait ! Et elle le quitta en lui coulant le plus engageant des sourires, du coin de l’œil. Or, le lendemain matin, l’adolescente envoya un message au kâdi, pour l’informer qu’elle consentait à l’épouser, moyennant un douaire de cinquante dinars. Et le ladre, faisant un violent effort sur son avarice, à.cause de la passion qu’il éprouvait pour la jeune fille, lui fit compter et remettre les cinquante dinars, et chargea la négresse d’aller la chercher. Et l’adolescente, ne manquant pas à ses engagements, vint, en effet, dans la maison du kâdi ; et le mariage fut promptement conclu devant les témoins qui s’en allèrent aussitôt après, sans avoir été autrement régalés. Et le kâdi, fidèle à son régime, dit à la négresse, d’un ton emphatique : « Étends la nappe à franges d’or ! » Et, comme à l’ordinaire, sur. la table somptueusement ornée, furent servis, pour tous mets, les trois pains secs et les trois oignons. Et la jeune épouse prit la troisième portion, d’un air fort content, et, lorsqu’elle eut fini, elle dit : « Alhamdon lillah ! Louange à Allah ! Quel excellent repas je viens de faire ! » Et elle accompagna cette exclamation d’un sourire d’extrême satisfaction. Et le kâdi, entendant et voyant cela, s’écria : « Glorifié soit le Très-Haut qui m’a enfin octroyé, dans Sa générosité, une épouse qui réunit en elle toutes les perfections, et sait se contenter du présent, en remerciant son Créateur pour le beaucoup et pour le peu ! » Mais l’aveugle ladre, le cochon, — qu’Allah le confonde ! — né savait pas ce que le sort avait décrété pour lui, dans la cervelle maligne de sa jeune épouse. Or, le lendemain matin, le kâdi fut au diwân, et l’adolescente, pendant son absence, se mit à visiter, l’une après l’autre, toutes les chambres de la maison. Et elle arriva de la sorte à un cabinet dont la porte soigneusement fermée, et cadenassée par trois énormes cadenas, et consolidée par trois fortes barres de fer, lui inspira une vive curiosité. Et, après avoir longtemps tourné tout autour et bien examiné ce qu’il y avait à examiner, elle finit par apercevoir une fente dans une des moulures, de la largeur d’à peu près un doigt. Et elle regarda par cette fente, et fut extrêmement surprise et joyeuse de voir que le trésor du kâdi était accumulé là-dedans, en or et en argent, dans de larges vases de cuivre posés sur le sol. Et aussitôt l’idée lui vint de profiter sans retard de cette découverte inespérée ; et elle courut chercher une longue baguette, une tige de palmier, en enduisit l’extrémité de pâte gluante et l’insinua à travers la fente de la moulure. Et, à force de tourner la baguette, plusieurs pièces d’or s’y attachèrent, qu’elle retira aussitôt. Et elle s’en alla en son appartement et appela la négresse et lui dit, en lui tendant les pièces d’or : « Va promptement au souk, et rapporte-nous-en des galettes toutes chaudes du four, avec du sésame dessus, du riz au safran, de la viande délicate d’agneau, et tout ce que tu peux trouver de meilleur en fait de fruits et de pâtisseries ! » Et la négresse, étonnée, répondit par l’ouïe et l’obéissance, et se hâta d’exécuter les ordres de sa maîtresse qui, à son retour du souk, lui fit dresser les plateaux, et partagea avec elle les succulentes choses apportées. Et la négresse qui, pour la première fois de sa vie. faisait un si excellent repas, s’écria : « Qu’Allah t’entretienne, ô ma maîtresse, et te fasse acquérir en graisse de bonne qualité les délicieuses choses dont tu viens de me nourrir. Par ta vie ! tu m’as fait manger, en ce seul repas dû à la générosité de ta paume, des succulences que je n’ai jamais goûtées pendant toute durée de mon service chez le kâdi ! » Et l’adolescente lui dit : « Eh bien, si tu désires tous les jours une nourriture semblable et même supérieure à celle d’aujourd’hui, tu n’as qu’à obéir à tout ce que je te dirai, et à garder ta langue enfermée dans ta bouche en présence du kâdi ! » Et la négresse appela sur elle les bénédictions, et la remercia, et lui baisa la main, lui promettant obéissance et dévouement. Car il n’y avait pas à hésiter un instant dans le choix entre largesse et bonne chère d’un côté, et, de l’autre, privation et sordide parcimonie. Et lorsque, vers midi, le kâdi fut rentré à la maison, il cria à la négresse : « Ô esclave, étends la nappe à franges d’or ! » Et lorsqu’il se fut assis, sa femme se leva et lui servit elle-même les restes de l’excellent repas. Et il mangea de grand appétit et se réjouit d’une si bonne chère et demanda : « D’où viennent ces provisions ? » Et elle répondit : « Ô mon maître, j’ai dans cette ville un grand nombre de parentes, et c’est l’une d’elles qui m’a envoyé aujourd’hui ce régal auquel je n’ai attaché de prix que dans l’idée de le partager avec mon maître ! » Et le kâdi se loua, en son âme, d’avoir épousé une femme qui avait des parents si précieux. Or, le lendemain, la baguette en tige de palmier œuvra comme la première fois, et amena du trésor du kâdi quelques pièces d’or avec lesquelles l’épouse du kâdi fit acheter des provisions admirables, dont un agneau farci de pistaches, et invita quelques-unes de ses voisines à partager avec elle l’excellent repas. Et elles passèrent le temps entre elles de la manière la plus agréable, jusqu’à l’heure du retour du kâdi. Et les femmes se séparèrent alors, sur la promesse que cette journée de bénédiction se renouvellerait en toute amabilité. Et le kâdi, dès son entrée, cria à la négresse : « Étends la nappe à franges d’or ! » Et, lorsque le repas fut servi, le ladre — qu’Allah le maudisse ! — fut bien étonné de voir, sur les plateaux, des viandes et des provisions plus délicates et plus recherchées encore que celles de la veille. Et, plein d’inquiétude, il demanda : « Par ma tête ! d’où viennent ces choses si coûteuses ? » Et l’adolescente, qui le servait elle-même, répondit : « Ô maître, tranquillise ton âme et rafraîchis tes yeux, et, sans te tourmenter davantage au sujet des biens qu’Allah nous envoie, ne pense qu’à bien manger et à le réjouir l’intérieur. Car c’est une de mes tantes qui m’a envoyé ces plateaux de mets, et je me tiens heureuse si mon maître est satisfait ! » Et le kâdi, à la limite de la joie d’avoir une épouse si bien apparentée et si aimable et si attentionnée, ne pensa plus qu’à profiter le plus qu’il pouvait de tant de bonheur gratuit. Aussi, au bout d’une année de ce régime, il fit tant de graisse, et son ventre se développa d’une façon si notoire, que les habitants de la ville, quand ils voulaient établir un point de comparaison pour une chose énorme, disaient : « C’est gros comme le ventre du kâdi — ! » Mais le ladre — éloigné soit le Malin ! — ne savait pas ce qui l’attendait, et que sa femme avait fait le serment de venger toutes les pauvres femmes qu’il avait épousées pour les faire presque mourir d’inanition et les chasser, après leur avoir coupé les cheveux et les avoir répudiées par le divorce définitif des trois. Et voici comment l’adolescente s’y prit pour atteindre son but et jouer son tour. Parmi les voisines qu’elle nourrissait tous les jours, se trouvait une pauvre femme enceinte, déjà mère de cinq enfants, et dont le mari était un portefaix qui gagnait à peine de quoi subvenir aux nécessités urgentes de la maison. Et l’épouse du kâdi lui dit un jour : « Ô ma voisine, Allah t’a donné une nombreuse famille, et l’homme n’a pas de quoi la nourrir. Et te voici de nouveau enceinte de par la volonté du Très-Haut ! Veux-tu donc, lorsque tu auras accouché de ton prochain nouveau-né, me le donner, afin que je le soigne et l’élève comme mon propre enfant, moi qu’Allah ne favorise pas de la fécondité ? Et je te promets, en retour, que tu ne manqueras jamais de rien, et que la prospérité favorisera ta maison ! Mais je te demande seulement de ne parler de la chose à personne, et de me remettre l’enfant en cachette, afin que personne dans le quartier ne se doute de la vérité ! » Et la femme du portefaix accepta l’offre, et promit le secret. Et le jour de son accouchement, qui eut lieu en grand secret, elle remit à l’épouse du kâdi l’enfant nouveau-né qui était un garçon aussi gros que deux garçons de son espèce. Or, ce jour-là, l’adolescente prépara elle-même, pour l’heure du repas, un plat composé d’un mélange de fèves, de pois, de haricots blancs, de choux, de lentilles, d’oignons, de gousses d’ail, de farines diverses et de toutes sortes de graines lourdes et d’épices pilées. Et quand le kâdi fut rentré, bien affamé à cause de son gros ventre qui était complètement vide, elle lui servit ce ragoût bien assaisonné, qu’il trouva délicieux et dont il mangea goulûment. Et il en reprit plusieurs fois, et finit par dévorer tout le plat, en disant : « Je n’ai jamais mangé de mets aussi facile à glisser dans le gosier ! Je désire, ô femme, que tu m’en prépares tous les jours un plat plus grand que celui-ci ! Car j’espère bien que tes parents ne vont pas s’arrêter dans leur générosité ! » Et l’adolescente répondit : « Que cela te soif délicieux et de facile digestion ! » Et le kâdi la remercia pour son souhait, et se loua une fois de plus d’avoir une épouse si parfaite et si soigneuse de ses plaisirs. Mais une heure s’était à peine écoulée depuis le repas, que le ventre du kâdi se mit à enfler et à grossir à vue d’œil ; et un grand vacarme, comme un bruit de tempête, se fit entendre dans son intérieur ; et de sourds grondements, comme un tonnerre menaçant, ébranlèrent ses parois, bientôt accompagnés de terribles coliques, de spasmes et de douleurs. Et il devint bien jaune de teint, et se mit à geindre et à rouler par terre comme une jarre. en se tenant le ventre à deux mains, et en s’écriant : « Ya Allah ! une tempête est dans mon ventre ! Ah ! qui me délivrera ! » Et bientôt il ne put s’empêcher de pousser des hurlements, sous la poussée des crises plus fortes de son ventre, devenu plus gonflé qu’une outre pleine. Et aux cris qu’il faisait, son épouse accourut et, cherchant à le soulager, lui fit avaler une poignée de poudre d’anis et de fenouil, qui devaient bientôt produire leur effet. Et, en même temps, pour le consoler et l’encourager, elle se mit à le caresser partout comme on caresse un enfant malade, et à lui masser doucement sa partie affligée, en y passant la main avec régularité. Et tout d’un coup elle s’arrêta dans son massage, en jetant un cri perçant, suivi d’exclamations répétées de surprise et d’effarement, disant : « Youh ! youh ! le miracle ! le prodige ! ô mon maître ! ô mon maître ! » Et le kâdi, malgré les violentes douleurs qui le faisaient se contorsionner, demanda : « Qu’as-tu ? Et de quel miracle s’agit-il ? » Elle dit : « Youh ! youh ! ô mon maître, ô mon maître ! » Il demanda : « Qu’as-tu, dis-le-moi ! » Et elle répondit : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi ! » Et elle passa de nouveau la main sur son ventre tempétueux, en ajoutant : « Que le Très-Haut soit exalté ! Il peut et fait tout ce qu’il veut ! Que Ses secrets soient accomplis, ô mon maître ! » Et le kâdi, entre deux hurlements, demanda : « Qu’as-tu, ô femme ? Parle ! Qu’Allah te maudisse, pour me torturer de la sorte ! » Elle dit : « Ô mon maître, ô mon maître, que Sa volonté s’accomplisse ! Tu es enceinte ! Et l’accouchement est proche de la sortie ! » À ces paroles de son épouse, le kàdi se releva, malgré les coliques et les spasmes, et s’écria : « Es-tu folle, ô femme ? Et depuis quand les hommes deviennent-ils enceintes ? » Elle dit : « Par Allah, je ne sais ! Mais l’enfant se mouvementé dans ton ventre. Et j’en sens les coups de pied, et j’en touche la tête avec mes mains ! » Et elle ajouta : « Allah jette les grains de la fécondité où Il veut ! Qu’Il soit exalté ! Prie sur le Prophète, ô homme ! » Et le kâdi, en proie aux convulsions, dit : « Sur lui les bénédictions et toutes les grâces ! » Et, ses douleurs augmentant, il recommença à se rouler, en hurlant de travers ; et il se tordait les mains, et ne pouvait plus respirer, tant était violent le combat qui se livrait dans son ventre. Et soudain voici le soulagement ! Long et résonnant, un pet épouvantable se délivra de son intérieur, et fit trembler toute la maison, et évanouir le kâdi sous la violente poussée de son choc. Et une série nombreuse d’autres pets, en gradation atténuée, continua à rouler à travers l’air troublé de la maison. Puis, sur un dernier vacarme, semblable au bruit du tonnerre, le silence rentra dans la demeure. Et peu à peu le kâdi revint à lui-même, et aperçut, étendu sur un petit matelas, devant lui, un nouveau-né entouré de langes, qui piaillait en faisant des grimaces. Et il vit son épouse qui disait : « Louanges à Allah et à Son Prophète pour cette heureuse délivrance ! Alhamdou lillah, ô homme ! » Et elle se mit à marmonner tous les noms sacrés sur la couche du petit et sur la tête de son époux. Et le kâdi ne savait s’il dormait, s’il veillait, ou si les douleurs qu’il avait ressenties avaient détruit ses facultés intellectuelles. Cependant il ne pouvait démentir le témoignage de ses sens ; et la vue de cet enfant nouveau-né, et la cessation de ses douleurs, et le souvenir de la tempête qui s’était dégagée de son ventre le forçaient de croire à son étonnante délivrance. Et l’amour maternel fut le plus fort et lui fit accepter l’enfant, et dire : « Allah jette les grains et crée où Il veut ! Et même les hommes, s’ils y sont prédestinés, peuvent devenir enceintes et accoucher à terme ! » Puis fl se tourna vers son épouse, et lui dit : « Ô femme, il faut que tu te charges de procurer une nourrice à cet enfant ! Car, moi, je ne puis l’allaiter ! » Et elle répondit : « J’y ai déjà songé. Et la nourrice est là qui attend, dans le harem ! Mais es-tu sûr, ô mon maître, que tes seins ne se sont pas développés et que tu ne peux allaiter cet enfant ? Car, tu sais bien, rien n’est meilleur que le lait de la mère ! » Et le kâdi, de plus en plus ahuri, se tâta la poitrine avec anxiété et répondit : « Non, par Allah ! ils sont comme ils étaient, sans rien dedans ! » Tout cela ! Et la maligne jeune femme se réjouissait en son âme de la réussite de son stratagème. Puis, voulant pousser sa ruse jusqu’au bout, elle obligea le kâdi à se mettre au lit, et à y rester, comme les femmes en couches, quarante jours et quarante nuits, sans en sortir. Et elle se mit à lui faire les boissons que l’on donne d’ordinaire aux accouchées, et à le soigner et à le dorloter de toutes manières. Et le kâdi, extrêmement fatigué des douloureuses coliques qu’il avait éprouvées et de tout le bouleversement de son intérieur, ne tarda pas à s’endormir profondément, pour ne s’éveiller que longtemps après, sain de corps mais bien malade d’esprit... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENTIÈME NUIT Elle dit : ... pour ne s’éveiller que longtemps après, sain de corps mais bien malade d’esprit. Et son premier soin fut de prier son épouse de garder soigneusement le secret sur cette aventure, lui disant : « Ô notre calamité, si les gens venaient à savoir que le kâdi a accouché d’un enfant viable ! » Et la maligne, loin de le tranquilliser à ce sujet, se plut à augmenter son inquiétude en lui disant : « Ô mon maître, nous ne sommes pas les seuls à connaître cet événement merveilleux et béni ! Car toutes nos voisines le savent déjà par la nourrice qui est allée, malgré mes recommandations, révéler le miracle et babiller à droite et à gauche ; et il est bien difficile d’empêcher une nourrice dé bavarder, comme aussi d’arrêter maintenant l’extension de cette nouvelle à travers la ville ! » Et le kâdi, extrêmement mortifié de se savoir le sujet de toutes les conversations, et un objet de commentaires plus ou moins désobligeants, passa les quarante jours des couches immobile dans le lit, n’osant pas bouger par crainte des complications et des saignements, et réfléchissant, avec les sourcils contractés, à sa triste situation. Et il se disait : « Pour sûr ! la malignité de mes ennemis, qui sont nombreux, doit m’accuser de choses plus ou moins ridicules, par exemple de m’être laissé enculer d’une extraordinaire manière, en disant : « Le kâdi est un enculé ! Certainement le kâdi n’est qu’un enculé ! Ah ! c’était bien la peine vraiment de se montrer si sévère dans ses jugements, s’il devait aboutir à l’enculage et à l’accouchement ! Par Allah ! notre kâdi est un étrange enculé ! » Or, moi, par Allah ! il y a bien longtemps que je ne connais plus cette chose-là, et ce n’est pas à mon âge que je puis tenter les amateurs ! » Ainsi pensait le kâdi, ne sachant pas que c’était seule sa ladrerie qui lui attirait ce retour des choses. Et plus il réfléchissait, plus le monde noircissait devant son visage, et plus sa position lui paraissait risible et pitoyable. Aussi, dès que son épouse eut jugé qu’il pouvait se lever sans craindre les complications d’après les couches, il se hâta de sortir du lit et de se laver, mais sans oser quitter sa maison pour aller au hammam. Et, pour éviter les moqueries et les allusions qu’il ne devait pas manquer d’entendre désormais, s’il continuait à habiter la ville, il résolut de quitter Trablous, et s’ouvrit de ce projet à son épouse qui, tout en feignant un grand chagrin de le voir s’éloigner de sa maison et de quitter sa situation de kâdi, ne manqua pas d’abonder dans son sens et de l’encourager à s’en aller, lui disant : « Certes ! ô mon maître, tu as raison de quitter cette ville maudite habitée par les mauvaises langues, mais pour un temps seulement, jusqu’à ce que cette aventure soit oubliée. Et tu reviendras alors, pour élever cet enfant dont tu es à la fois le père et la mère, et que nous appellerons, si tu le veux, pour nous rappeler sa merveilleuse naissance, Source-des-Miracles ! » Et le kâdi répondit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! » Et, pendant la nuit, il se glissa hors de sa maison, en y laissant sa femme pour prendre soin de Source-des-Miracles et des effets et des meubles de la maison. Et il sortit de la ville, en évitant les rues fréquentées, et partit dans la direction de Damas. Et il arriva à Damas, après un voyage fatigant, mais en se consolant à la pensée que, dans cette ville, personne ne le connaissait ni ne connaissait son histoire. Mais il eut la malechance d’y entendre raconter son histoire dans tous les endroits publics, par les conteurs aux oreilles de qui elle était déjà arrivée. Et, comme il le craignait, les conteurs de la ville ne manquaient pas, chaque fois qu’ils la racontaient, d’y ajouter un détail nouveau et, pour faire rire leurs écouteurs, d’attribuer au kâdi des organes extraordinaires, et de les charger de tous les outils des muletiers de Trablous, et de lui donner le nom qu’il redoutait tant, en l’appelant fils, petit-fils et arrière-petit-fils du nom qu’il ne se prononçait pas à lui-même. Mais, heureusement pour lui, personne ne connaissait sa figure, et il put de la sorte passer inaperçu. Et, le soir, quand il traversait les endroits où stationnaient les conteurs, il ne pouvait s’empêcher de s’arrêter pour écouter son histoire, qui, dans leur bouche, était devenue prodigieuse ; car ce n’était plus un enfant qu’il avait eu, mais une potée d’enfants à la file les uns des autres ; et il finissait lui-même, tant l’hilarité était grande au milieu de l’assistance, par rire de sa propre histoire avec les autres, heureux de n’être pas reconnu, et se disant : « Par Allah ! qu’on me traite de tout ce que l’on voudra, mais qu’on ne me reconnaisse pas ! » Et il vécut de la sorte, très retiré, dans une parcimonie plus grande encore que par le passé. Et, malgré tout, il finit par épuiser la provision d’argent qu’il avait emportée avec lui, et finit par vendre, pour vivre, ses vêtements ; car il ne voulait pas se résoudre à demander, par un courrier, de l’argent à sa femme, pour ne pas se voir obligé de lui révéler le lieu où se trouvait son trésor. Car il ne se doutait guère, le pauvre ! que ce trésor était découvert depuis longtemps. Et il s’imaginait que son épouse continuait à vivre sur le dos de ses parentes et de ses voisines, comme elle le lui avait fait croire. Et son état de misère arriva à un tel degré qu’il fut obligé, lui, l’ancien kâdi, de se louer à un maçon, à la journée, comme porteur de mortier. Et quelques années s’écoulèrent de la sorte. Et le malheureux, qui supportait le poids de toutes les malédictions lancées contre lui par les victimes de ses jugements et les victimes de sa ladrerie, était devenu maigre comme un chat oublié dans un grenier. Et il songea alors à retourner à Trablous, espérant que les années avaient effacé le souvenir de son aventure. Et il partit de Damas et, après un voyage fort dur pour son corps affaibli, il arriva à l’entrée de Trablous, sa ville. Et, au moment où il en franchissait la porte, il vit des enfants qui jouaient entre eux, et entendit l’un d’eux qui disait à l’autre ; « Comment veux-tu gagner au jeu, toi qui es né en l’année néfaste du kâdi Père-au-pet ? » Et l’infortuné fut heureux d’entendre cela, en pensant : « Par Allah ! ton aventure est oubliée, puisque c’est un autre kâdi que toi qui sert maintenant de proverbe aux enfants ! » Et il s’approcha de celui qui avait parlé de l’année du kâdi père-aux-pets, et lui demanda : « Quel est ce kâdi dont tu parles, et pourquoi l’appelle-t’on Père-au-pet ? » Et l’enfant raconta toute l’histoire de la malice de l’épouse du kâdi, dans tous ses détails, depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter. Lorsque le vieux ladre eut entendu le récit de l’enfant, il ne douta plus de son malheur, et comprit qu’il avait été le jouet et la risée de la malice de son épouse. Et, quittant les enfants qui continuaient leur jeu, il se précipita dans la direction de sa maison, voulant, dans sa fureur, châtier l’audacieuse qui s’était moquée de lui si cruellement. Mais, en arrivant à sa maison, il la trouva les portes ouvertes à tous les vents, le plafond effondré, les murs à moitié écroulés, et dévastée de fond en comble ; et il courut au trésor, mais il n’y avait plus ni trésor, ni trace de trésor, ni odeur de trésor, plus rien du tout. Et les voisins, accourus en le voyant arriver, lui apprirent, au milieu de l’hilarité générale, qu’il y avait longtemps que son épouse était partie, le croyant mort, et qu’elle avait emporté avec elle, on ne savait dans quel pays lointain, tout ce qui se trouvait dans la maison. Et, en apprenant ainsi la totalité de son malheur, et en se voyant le centre de la risée publique, le vieux ladre se hâta de quitter sa ville, sans tourner la tête. Et l’on n’entendit jamais plus parler de lui. « Et telle est, ô roi du temps, continua le mangeur de haschisch, l’histoire du kâdi Père-au-pet, qui est parvenue jusqu’à moi. Mais Allah est plus savant ! Et le sultan, en entendant cette histoire, se trémoussa d’aise et de contentement, et fit don au pêcheur d’une robe d’honneur, et lui dit : « Par Allah sur toi, ô bouche de sucre, raconte-moi encore une histoire d’entre les histoires que tu connais ! » Et le mangeur de haschisch répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il raconta : LE BAUDET KADI Il m’est revenu, ô roi fortuné, qu’il y avait, dans une ville du pays d’Égypte, un homme qui était collecteur des taxes, de sa profession, et qui était obligé, par conséquent, de s’absenter souvent de sa maison. Et, comme il n’était point doué de vaillance, quant à ce qu’on appelle le vaillant compagnon, son épouse ne manquait pas de profiter de ses absences pour recevoir son amoureux, qui était un jouvenceau comme la lune et toujours prêt à satisfaire ses désirs. Aussi l’aimait-elle à l’extrême, et, en retour des plaisirs qu’il lui donnait, elle ne se contentait pas de lui faire goûter à tout ce qui était bon dans son jardin, mais, comme il n’était pas riche et ne savait pas encore gagner de l’argent dans les affaires de vente et d’achat, elle dépensait sur lui tout ce qui était nécessaire, ne lui demandant jamais de la rembourser autrement qu’en caresses, foutreries et autres choses semblables. Et ils vivaient ainsi tous deux de la vie la plus délicieuse, se gavant et s’entr’aimant selon leurs capacités. Gloire à Allah qui donne aux uns la puissance et afflige les autres d’impotence ! Ses décrets sont insondables. Or, un jour, le collecteur des taxes, époux de l’adolescente, devant partir pour son service, prépara son baudet, remplit sa besace de papiers d’affaires et de vêtements, et dit à son épouse de lui remplir l’autre œil de la besace de provisions pour la route. Et l’adolescente, heureuse de se débarrasser de lui, se hâta de lui donner tout ce qu’il désirait, mais ne put lui trouver du pain ; car la provision de la semaine était épuisée, et la négresse était précisément en train d’en pétrir pour une nouvelle semaine. Alors le collecteur des taxes, ne pouvant attendre que le pain de la maison fût cuit, s’en alla au souk pour s’en procurer. Et il laissa, pour le moment, tout bâté dans l’écurie, devant sa mangeoire, le baudet... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENT-UNIÈME NUIT Elle dit : ...Et il laissa, pour le moment, tout bâté dans l’écurie, devant sa mangeoire, le baudet. Et son épouse resta dans la cour, pour être là à son retour, et soudain elle vit entrer son amoureux qui croyait déjà parti le collecteur des taxes. Et il dit à l’adolescente : « J’ai un pressant besoin d’argent. Et il faut que tu me donnes tout de suite trois cents drachmes ! » Et elle répondit : « Par le Prophète ! Je ne les ai pas aujourd’hui, et je ne sais où les prendre ! » Et le jouvenceau dit : « Il y a le baudet, ô ma sœur ! Tu peux bien me donner le baudet de ton mari, que je vois là tout bâté, devant sa mangeoire, afin que je le vende. Et il me rapportera, pour sûr, les trois cents drachmes qui me sont nécessaires, absolument nécessaires ! » Et l’adolescente, fort surprise, s’écria : « Par le Prophète ! tu ne sais ce que tu dis ! Et mon mari qui va rentrer et qui ne trouvera plus son baudet ? Tu n’y songes pas ! Il m’accusera certainement d’avoir perdu le baudet, puisqu’il m’a chargée de rester là, et il me battra ! » Mais le jouvenceau prit un air si malheureux et la pria avec tant d’éloquence de lui donner le baudet, qu’elle ne put résister à ses prières, et, malgré toute la terreur que lui inspirait son époux le collecteur, elle le laissa emmener le baudet, mais après qu’il l’eût débarrassé de son harnachement. Or, quelques instants après, le mari rentra avec les galettes de pain sous le bras, et alla à l’étable pour les mettre dans la besace et prendre le baudet. Et il vit la têtière de l’animal pendue à un clou, et le bât et la besace déposés sur la paille, mais pas de baudet, ni trace de baudet, ni odeur de baudet. Et, extrêmement surpris, il revint vers son épouse et lui dit ; « Ô femme, qu’est devenu le baudet ? » Et son épouse, sans se troubler, répondit d’une voix tranquille ; « Ô fils de l’oncle, le baudet vient de sortir, et, sur le pas de la porte, il se tourna vers moi et me dit qu’il allait tenir audience dans le diwân de justice de la ville ! » En entendant ces paroles, le collecteur, plein de colère, leva le poing contre son épouse et lui cria : « Ô dévergondée, tu oses te moquer de moi ! ne sais-tu que d’un seul coup je puis faire entrer ta longueur dans ta largeur ? » Et elle dit, sans rien perdre de sa tranquillité : « Le nom d’Allah sur toi et sur moi, et autour de toi et autour de moi ! Pourquoi me moquerais-je de toi, ô fils de l’oncle ? Et depuis quand suis-je capable de te tromper en quoi que ce soit ? Et, d’ailleurs, voudrais-je l’oser, que ta perspicacité et ta finesse d’esprit auraient tôt fait de déjouer mes grossières et lourdes inventions. Mais, avec ta permission, ô fils de l’oncle, il faut que je te dise enfin une chose que jusqu’ici je n’ai pas osé te raconter, craignant que sa révélation attirât sur nous quelque malheur sans recours ! Sache, en effet, que ton baudet est ensorcelé, et que, de temps à autre, il se transforme en kâdi ! » Et le collecteur, entendant cela, s’écria : « Ya Allah ! » Mais la jeune femme, sans lui laisser le temps de pousser d’autres exclamations, ni de réfléchir, ni de parler, continua sur le même ton d’assurance tranquille : « En effet, la première fois que je vis tout d’un coup sortir de l’étable un homme inconnu que je n’avais point vu y entrer, et que je n’avais jamais aperçu auparavant, j’ai eu une peur effroyable et, lui tournant le dos et me couvrant vivement le visage du bas de ma robe que je relevai, n’ayant point de voile à ce moment sur la tête, je voulus livrer mes jambes au vent et chercher la sécurité dans la fuite, puisque tu étais absent de la maison. Mais l’homme s’approcha de moi, et me dit d’une voix pleine de gravité et de bonté, sans lever ses yeux vers moi, par crainte d’offusquer ma pudeur : « Tranquillise ton âme, ma fille, et rafraîchis tes yeux ! Je ne suis point pour toi un inconnu, puisque je suis le baudet du fils de ton oncle ! Mais, de ma nature réelle, je suis un être humain, kâdi de ma profession. Et j’ai été transformé en baudet par des ennemis que j’ai, qui sont versés dans la sorcellerie et les enchantements. Et, comme je ne connais pas leurs sciences occultes, je me trouve sans recours et sans armes contre eux. Mais comme ils sont tout de même des Croyants, ils permettent que de temps en temps, aux jours des séances de justice, je reprenne ma forme humaine, de baudet que j’étais, pour aller tenir audience dans le diwân. Et je dois vivre de la sorte, tantôt baudet et tantôt kâdi, jusqu’à ce qu’Allah Très-Haut veuille bien me délivrer des incantations de mes ennemis, et briser la sorcellerie qu’ils m’ont écrite ! Mais de grâce ! ô secourable, je te supplie par ton père, par ta mère et par tous les tiens, de ne point parler à personne de mon état, même pas au fils de ton oncle, mon maître, le collecteur des taxes. Car s’il connaissait mon secret, il serait capable, parce qu’il est un homme d’une foi éclairée et un observateur rigoureux de la religion, de se débarrasser de moi, pour ne plus avoir dans sa maison un être qui est sous la puissance des sorciers ; et il me vendrait à quelque fellah qui me maltraiterait du matin au soir, et me donnerait à manger des fèves pourries, alors qu’ici je suis si bien sous tous les rapports ! » Puis il ajouta ; « J’ai encore une chose à te demander, ô ma maîtresse ! ô bonne ! ô secourable ! c’est de prier mon maître le collecteur, le fil§ de ton oncle, de ne pas m’aiguillonner trop fort le cul, quand il est pressé, car j’ai cette partie de mon individu affligée, pour mon malheur, d’une extrême sensibilité et d’une délicatesse inimaginable ! » » Et, ayant ainsi parlé, notre baudet, devenu kâdi, me laissa dans une grande perplexité et s’en alla présider le diwân. Et c’est là que tu le trouveras, si tu veux. » Or moi, ô fils de l’oncle, je ne pouvais garder plus longtemps pour moi seule ce lourd secret, surtout maintenant que je suis en cause, et que je risque d’encourir ta colère et ta disgrâce ! Et je demande pardon à Allah de manquer de la sorte à la promesse que j’ai faite au pauvre kâdi de ne jamais parler à personne de son état de baudet ! Et, du moment que la chose est faite, permets-moi, ô mon maître, de te donner un conseil, et c’est de ne point te défaire de ce baudet, qui, non seulement est un excellent animal plein de zèle, sobre, ne pétant jamais, plein de décence, ne montrant que fort rarement son outil quand on le regarde, mais qui, le cas échéant, pourrait te donner de fort bons conseils sur les questions délicates de la jurisprudence et sur la légalité de telle ou de telle procédure ! » Lorsque le collecteur des taxes eut entendu ces paroles de son épouse, qu’il avait écoutée avec un air de plus en plus ébahi, il fut à la limite de la perplexité, et dit : « Oui, par Allah ! cette affaire est étonnante ! Mais que dois-je faire maintenant que je n’ai plus de baudet sous la main, et qu’il faut que je m’en aille collecter les taxes de tel et de tel village des environs ? Mais sais-tu du moins à quelle heure il va revenir ? Ou bien ne t’a-t-il rien dit à ce sujet ? » Et l’adolescente répondit ; « Non, il ne m’a pas précisé l’heure. Il m’a seulement dit qu’il allait tenir audience dans le diwân ! Or, moi, je sais bien ce que je ferais si j’étais à ta place ! Mais je n’ai guère besoin de donner des conseils à plus intelligent et à plus incontestablement fin et perspicace que moi ! » Et le bon homme dit : « Sors toujours ce que tu as. Je verrai bien si tu n’es pas tout à fait sotte ! » Elle dit : « Eh bien ! moi, à ta placé, j’irais tout droit au diwân où siège le kâdi, je prendrais dans ma main une poignée de fèves, et, lorsque je serais en présence du malheureux ensorcelé qui préside le diwân, je lui montrerais de loin les fèves que j’ai à la main, et je lui ferais comprendre, par signes, que j’ai besoin de ses services en tant que baudet. Et il me comprendrait, et, comme il a le sens du devoir, il sortirait du diwân et me suivrait, d’autant plus qu’il verrait les fèves, sa nourriture favorite, et ne pourrait s’empêcher de marcher derrière moi ! » Or, le collecteur des taxes, en entendant ces paroles, trouva fort raisonnable l’idée de son épouse, et dit : « Je crois que c’est ce que j’ai de mieux à faire. Décidément tu es une femme de bon conseil. » Et il sortit de la maison, après avoir pris une poignée de fèves, afin que s’il ne pouvait amener le baudet par la persuasion, il pût du moins s’en rendre maître par l’attrait de la gourmandise, son vice principal. Et, comme il s’en allait, sa femme lui cria encore : « Et surtout, ô fils de l’oncle, garde-toi bien, dans tous les cas, de t’emporter contre lui et de le maltraiter ; car tu sais bien qu’il est susceptible et, en outre, il est, en tant que baudet et kâdi, doublement têtu et vindicatif ! » Et, sur ce dernier conseil de son épouse, le collecteur des taxes s’en alla dans la direction du diwân, et entra dans la salle d’audience où, sur son estrade, siégeait le kâdi. Et il s’arrêta tout au bout de la salle, derrière les assistants, et élevant sa main qui tenait la poignée de fèves, il se mit à faire au kàdi, avec l’autre main, des signes d’invitation pressante qui voulaient signifier clairement : « Viens vite ! J’ai besoin de te parler ! Viens ! » Et le kâdi finit par apercevoir ces signaux, et reconnaissant en l’homme qui les faisait un collecteur principal des taxes, il crut qu’il voulait lui dire en particulier des choses importantes ou lui faire quelque communication urgente de la part du wali. Et il se leva à l’instant, en suspendant la séance de justice, et suivit, dans le vestibule, le collecteur qui, pour mieux l’amorcer, marchait devant, en lui montrant les fèves et en l’encourageant du geste et de la voix, comme on fait pour les baudets. Or, dès qu’ils furent tous deux dans le vestibule, le collecteur se pencha à l’oreille du kâdi et lui dit : « Par Allah, ô mon ami, je suis bien contrarié et bien peiné et bien fâché de la sorcellerie qui te tient enchanté. Et, certes, ce n’est pas pour te contrarier que je viens ici te chercher, mais il faut absolument que je parte tout de suite pour mon service, et je ne puis attendre que tu finisses ta journée ici. Je te prie donc de te transformer sans retard en baudet, et de me laisser monter sur ton dos ! » Et, voyant que le kâdi reculait avec effroi à mesure qu’il l’entendait, le collecteur prit un ton de grande commisération, et ajouta : « Je te jure par le Prophète — sur Lui la prière et la paix !.— que si tu veux me suivre tout de suite, jamais plus je ne te piquerai le derrière avec l’aiguillon, car je sais que tu es fort sensible et fort délicat quant à cette partie-là de ta personne ! Allons, viens, mon cher baudet, mon bon ami ! Et tu auras, ce soir, une double ration de fèves et de luzerne fraîche ! » Tout cela ! Et le kâdi, croyant avoir affaire à quelque fou échappé du maristân reculait de plus en plus vers l’entrée de la salle, au comble de la stupéfaction et de la terreur, et devenu plus jaune que le safran. Mais le collecteur, voyant qu’il allait lui échapper, exécuta une volte rapide et se mit entre lui et la porte du diwân, bouchant ainsi l’issue. Et le kâdi, ne voyant aucun garde ni personne à appeler à son secours, prit le parti d’user de douceur, de prudence et de ménagement, et dit au collecteur ; « Tu parais, ô mon maître, avoir perdu ton baudet, je crois, et désireux de le remplacer. Or, rien n’est plus juste, à mon avis. Voici donc, de ma part, trois cents drachmes, que je te donne afin que tu puisses en acheter un autre. Et, comme c’est aujourd’hui jour de marché au souk des bestiaux, il te sera facile de choisir, pour ce prix, le plus beau des ânes ; Ouassalam ! » Et, ce disant, il tira de sa ceinture les trois cents drachmes, les remit au collecteur, qui accepta l’offre, et rentra dans la salle d’audience, en prenant un air grave et réfléchi, comme s’il venait d’avoir communication d’une affaire de grande importance. Et il se disait en lui-même : « Par Allah ! c’est de ma faute, si j’ai perdu de la sorte les trois cents drachmes ! Mais ! cela vaut mieux que si j’avais provoqué un scandale devant mes justiciables. Et, d’ailleurs, je saurai bien rentrer dans mon argent, en exploitant mes plaideurs ! » Et il s’assit à sa place, et continua la séance de justice. Et voilà pour lui. Quant au collecteur, voici ! Lorsqu’il fut arrivé au souk des bestiaux, pour acheter un baudet, il se mit à examiner avec attention, et, en prenant son temps, toutes les bêtes l’une après l’autre. Et il finit par apercevoir un fort bon baudet qui lui parut remplir toutes les conditions requises, et il s’en approcha pour l’examiner de près, et soudain il reconnut que c’était son propre baudet. Et le baudet le reconnut également et, ramenant ses oreilles en arrière, i] se mit à renifler et à braire de joie. Mais le collecteur, fort offusqué de son outrecuidance, après tout ce qui était arrivé, recula en secouant ses mains, et s’écria : « Non, par Allah !. ce ne sera pas toi que j’achèterai, si j’ai besoin d’un baudet fidèle, car tantôt kâdi et tantôt baudet, tu ne peux vraiment faire mon affaire ! » Et il s’éloigna outré de l’audace de son baudet, qui osait l’inviter à l’emmener. Et il alla en acheter un autre, et se hâta de rentrer à sa maison pour le harnacher et le monter, après avoir raconté à son épouse tout ce qui venait de lui arriver. Et, de la sorte, grâce à l’esprit plein de ressources de l’adolescente, épouse du collecteur, tout le monde fut satisfait, et nul ne fut lésé. Car si l’amoureux avait eu l’argent dont il avait besoin, le mari s’était procuré un meilleur baudet sans dépenser un drachme de sa poche, et le kâdi n’avait pas tardé à rentrer dans son argent en gagnant honnêtement, sur ses justiciables reconnaissants, le double de ce qu’il avait donné au collecteur. Et c’est là, ô roi fortuné, tout ce que je sais au sujet du baudet kâdi. Mais Allah est plus savant ! Lorsque le sultan eut entendu cette histoire, il s’écria : « Ô bouche de sucre, ô le plus délicieux des compagnons, je te nomme mon grand-chambellan ! » Et il le fit revêtir sur l’heure des insignes de sa charge, et le fit asseoir plus près de lui, et lui dit ; « Par ma vie sur toi, ô mon grand-chambellan, tu dois certainement connaître encore une histoire. Et j’aimerais bien t’entendre me la raconter ! » Et le pêcheur, mangeur de haschisch, devenu chambellan du palais par le décret de destin, répondit : « De tout cœur amical et comme hommages dus ! » Et, dodelinant la tête, il raconta... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENT DEUXIÈME NUIT Elle dit : ... Et le pêcheur, mangeur de haschisch, devenu chambellan du palais par le décret du destin, répondit : « De tout cœur amical et comme hommages dus ! » Et, dodelinant de la tête, il raconta : LE KADI ET L’ANON Il m’est revenu, ô roi fortuné, qu’il y avait, dans une ville d’entre les villes, un homme et son épouse qui étaient de pauvres gens, marchands ambulants de maïs grillé, et qui avaient une fille comme la lune, en âge d’être mariée. Et Allah voulut qu’un kâdi la fit demander en mariage et l’obtint de ses parents, qui donnèrent avec empressement leur consentement, bien que le kâdi fût d’une grande laideur, avec des poils de barbe rudes comme les épines du hérisson, et louche d’un œil, et si vieux qu’il aurait pu passer pour être le père de la jeune fille. Mais il était riche et jouissait d’une grande considération. Et les parents de la jeune fille, ne visant qu’à l’amélioration que ce mariage devait apporter à leur état et condition, ne songèrent guère que si la richesse contribue au bonheur, elle n’en constitue pas le fond. Mais d’ailleurs c’était le kâdi qui devait bientôt en faire l’expérience à ses risques et dépena. Il commença donc, pour tâcher de se rendre agréable malgré les désavantages attachés à sa personne de par la vieillesse et la laideur, par combler tous les jours de nouveaux présents sa jeune épouse et par satisfaire ses moindres caprices. Mais il oubliait que ni les cadeaux ni la satisfaction des caprices ne valent l’amour jeune qui éteint les désirs. Et il se plaignait en son âme de ne point trouver ce qu’il attendait de son épouse qui, d’ailleurs sans expérience, ne pouvait lui donner ce qu’elle ne connaissait pas par manque d’expérience. Or, le kâdi avait sous sa main un jeune scribe qu’il aimait beaucoup, et dont il ne pouvait s’empêcher de parler parfois à son épouse. Et, également, il ne pouvait s’empêcher, bien que cela fût si contraire à la coutume, d’entretenir le jouvenceau de la beauté de son épouse et de l’amour qu’il éprouvait pour elle, et de la froideur de son épouse à son égard, malgré tout ce qu’il faisait pour elle. Car c’est ainsi qu’Allah aveugle la créature qui mérite la perdition ! Bien plus ! Pour que les décrets fussent accomplis, le kâdi poussa sa folie et son aveuglement jusqu’à montrer un jour l’adolescent, par la croisée, à sa jeune épouse. Et, comme il était beau et aimable, l’adolescente aima l’adolescent. Et, comme deux cœurs qui se cherchent finissent toujours par se trouver et s’unir, malgré tous les obstacles, les deux jeunes gens purent tromper la vigilance du kâdi et endormir sa jalousie en éveil. Et la jouvencelle aima le jouvenceau plus que la prunelle de ses yeux, et, lui donnant son âme, elle s’abandonna à lui de tout son corps. Et le jeune scribe le lui rendit bien, et lui fit éprouver ce que le vieux kâdi n’avait jamais réussi à produire. Et tous deux vécurent de la sorte à la limite du bonheur, se voyant fréquemment, et s’aimant tous les jours davantage. Et le kâdi se montrait satisfait de voir son épouse devenir encore plus belle de jeunesse, de santé et de fraîcheur. Et tout le monde était heureux à sa manière. Or l’adolescente, pour pouvoir se rencontrer en toute sécurité avec son amoureux, avait convenu avec lui que si le mouchoir qui pendait à la fenêtre qui avait vue sur le jardin, était blanc, il pouvait, entrer lui tenir compagnie, mais si le mouchoir était rouge, il devait s’abstenir et s’en aller, car ce signal devait signifier que le kâdi était à la maison. Mais le destin voulut qu’un jour, comme elle venait de déployer le mouchoir blanc, après le départ du kâdi pour le diwân, elle entendit des coups précipités à la porte et des cris ; et elle vit bientôt entrer son mari, appuyé sur les bras des eunuques, et bien jaune, et bien changé de teint et d’aspect. Et les eunuques lui expliquèrent que le kâdi avait été pris, au diwân, d’un malaise subit, et qu’il s’était hâté de venir à la maison se faire soigner, et se reposer. Et, en effet, le pauvre vieux avait l’air si pitoyable que l’adolescente, son épouse, malgré tout le contretemps qu’il apportait et le trouble qu’il jetait, se mit à l’asperger d’eau de roses et à lui prodiguer ses soins. Et, l’ayant aidé à se déshabiller, elle le coucha dans le lit, qu’elle lui prépara elle-même, et où, soulagé par les soins de son épouse, il ne tarda pas à s’endormir. Et l’adolescente voulut mettre à profit le loisir que lui apportait cette rentrée subite de son mari, pour aller prendre un bain au hammam. Et, dans la contrariété où elle se trouvait, elle oublia de retirer le mouchoir blanc des entrevues, et de déployer celui des empêchements. Et, ayant pris un paquet de linge parfumé, elle sortit de la maison et alla au hammam. Or le jeune scribe, voyant à la fenêtre le mouchoir blanc, gagna d’un pied léger la terrasse voisine d’où, selon son habitude, il sautait sur celle du kâdi, et pénétra dans la chambre où d’ordinaire il trouvait son amoureuse qui l’attendait toute nue sous les couvertures du lit. Et comme les croisées de la chambre étaient complètement fermées et qu’une grande obscurité régnait dans la pièce, précisément pour favoriser le sommeil du kâdi, et comme souvent l’adolescente, pour jouer, le recevait en silence et ne donnait pas signe de présence, il s’approcha du lit en riant et, soulevant les couvertures, il porta vivement sa main, comme pour la chatouiller, sur l’histoire présumée de l’adolescente. Et holà hé ! voici que sa main tomba — éloigné soit le Malin ! — sur quelque chose de flasque et de mou qui nageait au milieu d’un buisson, et qui c’était autre que le vieil outil du kâdi. Et, à ce contact, il retira sa main avec horreur et épouvante, mais pas assez rapidement pour que le kâdi, réveillé en sursaut, et soudain remis de son malaise, ne saisit cette main qui lui avait fourragé le ventre, et ne se précipitât avec fureur sur son propriétaire. Et, la colère lui donnant des forces, tandis que la stupeur clouait dans l’immobilité le propriétaire de la main, il le renversa d’un croc-en-jambe, au milieu de la chambre, et se saisissant de lui et le soulevant à bras-le-corps, dans l’obscurité, il le jeta dans la grande caisse où l’on renferme les matelas pendant le jour, et qui se trouvait ouverte et vide par suite de la sortie des matelas. Et il abaissa vivement le couvercle, et ferma la caisse à clef, sans prendre le temps de reconnaître la figure de l’enfermé. Après quoi, cette excitation, qui lui avait fait tourner rapidement le sang, ayant produit sur lui une réaction salutaire, il retrouva complètement ses forces, et, s’étant habillé, il s’informa auprès de l’eunuque de l’endroit où son épouse était allée, et courut attendre sa sortie devant le seuil du hammam. Car il se disait : « Avant de tuer l’intrus, il faut que je sache s’il est de connivence avec mon épouse. C’est pourquoi je vais attendre là qu’elle soit sortie, et je l’amènerai à la maison, et, devant les témoins, je la confronterai avec l’enfermé. Car il faut, puisque je suis le kâdi, que les choses se fassent légalement. Et je verrai bien alors s’il y a un coupable seulement, ou s’il y a deux complices. Dans le premier cas j’exécuterai l’enfermé, de ma propre main, devant les témoins ; et, dans le second cas, j’étranglerai les deux avec mes dix doigts ! » Et, réfléchissant ainsi et se répétant dans sa cervelle ces projets de vengeance, il se mit à arrêter, à tour de rôle, les baigneuses qui entraient au hammam, en disant à chacune d’elles : « Par Allah sur toi ! tu diras à ma femme une telle, de sortir sur l’heure, car j’ai besoin de lui parler ! » Mais il leur disait ces paroles avec tant de brusquerie et d’excitation, et il avait les yeux si flamboyants, et le teint si jaune, et les gestes si désordonnés, et la voix si tremblante, et l’air empreint de tant de fureur, que les femmes, terrifiées, se sauvaient en poussant des cris aigus, le prenant pour un fou. Et la première d’entre elles qui fit tout haut la commission, au milieu de la salle du hammam, rappela soudain à la mémoire de l’adolescente, épouse du kâdi, le souvenir de sa négligence et de son oubli au sujet du mouchoir blanc laissé à la fenêtre. Et elle se dit : « Pour sûr ! je suis perdue sans recours ! Et Allah seul sait ce qui est arrivé à mon amoureux ! » Et elle se hâta de finir de prendre son bain, pendant que, dans la salle, les commissions des baigneuses qui entraient se succédaient rapidement et que son mari, le kâdi, devenait le seul sujet de conversation des femmes effarées. Mais, heureusement, aucune d’elles ne connaissait l’adolescente, qui d’ailleurs faisait semblant de ne point s’intéresser à ce qui se disait, tout comme si la chose ne la concernait pas. Et lorsqu’elle se fut habillée, elle alla dans la salle d’entrée où elle vit une pauvre marchande de pois chiches qui était assise devant son tas de pois chiches, dont elle vendait aux baigneuses. Et elle l’appela et lui dit ; « Ma bonne tante, voici un dinar d’or pour toi, si tu veux me prêter, pour une heure, ton voile bleu et le panier vide qui est à côté de toi ! » Et la vieille, heureuse de cette aubaine, lui donna le panier d’osier et le pauvre voile en étoffe grossière. Et l’adolescente s’enveloppa du voile, prit le panier à la main, et ainsi déguisée, sortit du hammam. Et, dans la rue, elle aperçut son mari qui allait et venait en gesticulant, devant la porte, et qui maudissait à haute voix les hammams et celles qui allaient aux hammam, et les propriétaires des hammams et les constructeurs des hammams. Et les yeux lui sortaient de la tête et l’écume de la bouche. Et elle s’approcha de lui et, déguisant sa voix, et imitant celle des vendeuses ambulantes, elle lui demandé s’il voulait acheter des pois chiches. Et alors il se mit à maudire les pois chiches et les vendeuses de pois chiches et les planteurs de pois chiches et les mangeurs de pois chiches. Et l’adolescente, riant de sa folie, s’éloigna dans la direction de sa maison, sans être reconnue sous son déguisement. Et elle entra, et monta rapidement à sa chambre, et entendit des gémissements. Et, ne voyant personne dans la chambre dont elle s’était hâtée d’ouvrir les fenêtres, elle prit peur, et se disposait déjà à appeler l’eunuque afin qu’il la, tranquillisât, quand elle entendit distinctement que les gémissements sortaient de la caisse aux matelas. Et elle courut à cette caisse, dont la clef n’avait pas été enlevée, et l’ouvrit en s’écriant : « Au nom d’Allah le Clément, le Miséricordieux... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENT TROISIÈME NUIT Elle dit : ... Et elle courut à cette caisse, dont la clef n’avait pas été enlevée, et l’ouvrit en s’écriant : « Au nom d’Allah le Clément, le Miséricordieux ! » Et elle vit son amoureux qui était prêt d’expirer par manque d’air. Et, malgré toute l’émotion. qu’elle ressentait, elle ne put s’empêcher d’éclater de rire en le voyant affaissé sur lui-même, avec les yeux de travers. Mais elle se hâta de l’asperger d’eau de roses et de le revivifier. Et lorsqu’elle le vit bien remis et à son aise, elle se fit rapidement expliquer ce qui était arrivé ; et aussitôt elle arrêta son plan pour tout arranger. Il y avait, en effet, dans leur écurie, une ânesse qui venait, depuis la veille, de mettre bas un petit ânon. Et l’adolescente courut à l’écurie, prit le gentil petit ânon dans ses bras et, le transportant dans sa chambre, elle le plaça dans la caisse où avait été enfermé son amoureux, et ferma le couvercle à clef. Et, après avoir embrassé son amoureux, elle le congédia, en lui disant de ne revenir qu’en voyant le signal du mouchoir blanc. Et, de son côté, elle se hâta de retourner au hammam, et vit son mari qui continuait à se promener de long en large, en maudissant les hammams et tout ce qui s’en suit. Et, en la voyant entrer, il la héla et lui dit : « Ô vendeuse de pois chiches, dis à ma femme une telle que, si elle tarde encore de sortir, je jure Allah que je la tuerai avant ce soir, et que je ferai crouler le hammam sur sa tête ! » Et l’adolescente, riant en son âme, entra dans le vestibule du hammam, remit le voile et le panier à la vendeuse de pois chiches, et sortit aussitôt après, avec son paquet sous le bras, en mouvant ses hanches ; Or, sitôt que le kâdi, son mari, l’eut aperçue, il s’avança vers elle et cria : « Où es-tu, où es-tu ? Je t’attends ici depuis deux heures de temps ! Allons, suis-moi ! Viens, ô maligne, ô perverse ! Viens ! » Et l’adolescente, s’arrêtant de marcher, répondit : « Par Allah ! qu’as-tu ? Le nom d’Allah sur moi ! Qu’as-tu, ô homme ? Es-tu devenu subitement fou, pour faire ainsi du scandale dans la rue, toi le kâdi de la ville ? Ou bien ta maladie t’a-t-elle obstrué la raison et perverti le jugement, pour manquer d-’égards en public, et dans la rue, à la fille de ton oncle ? » Et le kâdi répliqua : « Assez de paroles inutiles ! Tu diras ce que tu voudras à la maison ! Suis-moi ! » Et il se mit à marcher devant elle, en gesticulant, en criant et en épanchant sa bile au dehors, sans toutefois s’adresser directement à son épouse, qui le suivait silencieusement, à dix pas de distance. Et lorsqu’ils furent arrivés à leur maison, le kâdi enferma son épouse dans la chambre du haut, et alla quérir le cheikh du quartier et quatre témoins légaux, ainsi que tous ceux qu’il put rencontrer en fait de voisins. Et il les amena tous dans la chambre au coffre, où se trouvait enfermée son épouse, et où il voulait qu’ils fussent témoins de ce qui allait arriver. Lorsque le kâdi et tous ceux qui l’accompagnaient furent entrés dans la chambre, ils virent la jeune femme, encore couverte de ses voiles » qui s’était retirée tout au fond, dans un coin, et qui se parlait à elle-même mais de manière à être entendue de tous. Et elle disait : « Ô notre calamité ! hélas ! hélas ! mon. pauvre époux ! Cette indisposition l’a rendu fou ! Gertainement il faut qu’il soit devenu tout à fait fou, pour me couvrir ainsi d’injures, et pour introduire, dans le harem, des hommes étrangers ! Ô notre calamité ! Des étrangers, dans notre harem, qui vont me regarder ! Hélas ! hélas ! il est fou, complètement fou ! » Et, en effet, le kâdi était dans un tel état de fureur, de jaunisse et de surexcitation qu’il avait tout l’air, avec sa barbe qui tremblait et ses yeux qui flamboyaient, d’être atteint de fièvre chaude et de délire. Aussi, quelques-uns de ceux qui l’accompagnaient cherchaient-ils à le calmer et lui conseillaient de rentrer en lui-même ; mais leurs paroles ne faisaient que l’exciter davantage, et il leur criait : « Entrez ! entrez ! N’écoutez pas la coquine ! Ne vous laissez pas attendrir par les doléances de la perfide ! Vous allez voir ! Vous allez voir I C’est son dernier jour ! C’est l’heure de la justice ! Entrez ! Entrez ! » Or, lorsque tout le monde fut entré, le kâdi ferma la porte et se dirigea vers le coffre aux matelas, et en enleva le couvercle ! Et voici que le petit ânon sortit sa tête, agita ses oreilles, regarda tout le monde avec ses grands yeux noirs et doux, respira bruyamment et, soulevant sa queue et la tenant toute droite, se mit à braire, dans sa joie de revoir le jour, pour appeler sa mère. À cette vue, le kâdi arriva à la limite extrême de la rage et de la fureur, et fut pris de convulsions et de spasmes ; et soudain il se précipita sur son épouse, cherchant à l’étrangler. Et elle se mit à crier, en courant à travers la pièce : « Par le Prophète ! il veut m’étrangler. Arrêtez le fou, ô musulmans ! A mon secours ! » Et les assistants voyant, en effet, l’écume de la rage sur les lèvres du kâdi, ne doutèrent plus de sa folie, et s’interposèrent entre lui et son épouse, et le saisirent dans leurs bras et le maintinrent de force sur les tapis, tandis qu’il articulait des mots inintelligibles, et cherchait à leur échapper pour tuer sa femme. Et le cheikh du quartier, extrêmement affecté de voir le kâdi de la ville dans un tel état, ne put tout de même s’empêcher, en voyant sa folie furieuse, de dire aux assistants : « Il faut hélas ! le garder à vue, immobile comme il est, jusqu’à ce qu’Allah le calme et le fasse rentrer dans sa raison ! » Et tous s’exclamèrent : « Qu’Allah le guérisse ! Un homme si respectable ! Quelle mauvaise maladie ! » Et quelques-uns disaient : « Comment peut-on être jaloux d’un ânon ! » Et d’autres demandaient : « Comment cet ânon est-il entré dans ce coffre à matelas ? » Et d’autres disaient : « Hélas ! c’est lui-même qui a enfermé là-dedans cet ânon, le prenant pour un homme ! » Et le cheikh du quartier ajouta, pour conclure : « Qu’Allah lui vienne en aide ! et qu’il éloigne le Malin ! » Et tous répondirent : « Éloigné soit le Malin ! » Et tout le monde se retira, à l’exception de ceux qui tenaient le kâdi immobile sur les tapis. Mais d’ailleurs ils ne restèrent pas longtemps là, car le kâdi fut tout d’un coup pris d’une crise si violente de fureur, et se mit à crier si fort des paroles inintelligibles, et à se débattre avec tant d’acharnement, cherchant toujours à s’élancer sur son épouse qui, de loin, lui faisait en secret des grimaces et des signes de moquerie, que les veines de son cou se rompirent et, crachant un flot de sang, il mourut. Qu’Allah l’ait en sa compassion ! car non seulement il était un kâdi intègre, mais il laissa à son épouse, l’adolescente en question, assez de richesses pour qu’elle pût vivre à son aise et se marier avec le jeune scribe qu’elle aimait et qui l’aimait ! Et, ayant ainsi raconté cette histoire, le pêcheur, mangeur de haschisch, voyant que le roi l’écoutait avec ravissement, se dit : « Je vais lui raconter autre chose encore ! » Et il dit : LE KADI AVISÉ On raconte qu’il y avait au Caire un kâdi qui avait commis tant de prévarications et rendu tant de jugements intéressés, qu’if avait été destitué de ses fonctions, et était obligé, pour ne pas mourir de faim, de vivre d’expédients. Or, un jour, il eut beau chercher dans sa tête, il ne trouva aucun moyen de faire quelque argent, car il avait épuisé toutes les ressources de son esprit comme il avait mis à sec celles de sa vie. Et, se voyant réduit à cette extrémité, il appela le seul esclave qui lui restait, et lui dit : « Ô un suis bien malade aujourd’hui, et ne puis sortir de la maison, mais, toi, tâche d’aller nous trouver quelque chose à manger, ou de m’envoyer quelques personnes en quête de consultations juridiques. Et je saurai bien leur faire payer ma peine ! » Et l’esclave, qui était un garnement aussi rompu que son maître dans les roueries et les expédients, et qui était aussi intéressé que lui dans la réussite du projet, sortit en se disant : « Je vais aller molester, l’un après l’autre, quelques passants et me prendre de dispute avec eux. Et, comme tout le monde ne sait pas que mon maître est destitué, je les entraînerai auprès de lui, sous prétexte de régler le différend, et je leur ferai vider leur ceinture entre ses mains ! » Et, pensant ainsi, il avisa un promeneur qui se trouvait devant lui, et qui marchait tranquillement avec son bâton appuyé des deux mains sur la nuque, et d’un croc-en-jambe adroit il l’envoya rouler dans la boue. Et le pauvre homme, les vêtements salis et les savates écorchées, se releva furieux avec l’intention de châtier son agresseur. Mais reconnaissant en lui l’esclave du kâdi, il ne voulut point se mesurer avec lui, et, tout penaud, se contenta de dire, en se retirant au plus vite : « Qu’Allah confonde le Malin ! » Et l’esclave, ce roué, voyant que la première affaire n’avait pas réussi, continua sa route, en se disant : « Ce moyen n’est pas bon. Nous allons en trouver un autre » car tout le monde connaît mon maître et me connaît ! » Et comme il réfléchissait à ce qu’il devait faire, il aperçut un serviteur qui portait sur sa tête un plateau où se trouvait une superbe oie farcie, et garnie tout autour de tomates, de courgettes et d’aubergines, le tout savamment arrangé. Et il suivit le porteur qui se dirigeait vers le four public pour y faire cuire l’oie ; et il le vit entrer et livrer le plateau au maître du four, en lui disant : « Je viendrai le prendre dans une heure ! » Et il s’en alla. Alors l’esclave du kâdi se dit : « Voilà l’affaire ! » Et, au bout d’un certain temps, il entra au four, et dit : « Le salam sur toi, ya hagg Moustapha ! » Et le maître du four reconnut l’esclave du kâdi, qu’il n’avait pas revu depuis longtemps, vu que dans la maison du kâdi il n’y avait jamais rien à envoyer au four ; et répondit : « Et sur toi le salam, ô mon frère. Moubarak ! D’où comme ça ? Il y a si longtemps que mon four ne flambe plus pour notre maître le kâdi ! Que puis-je aujourd’hui pour ton service, et que m’apportes-tu ? » Et l’esclave dit : « Rien de plus que ce que tu as déjà ; car je viens prendre l’oie farcie qui est au four ! » Et le fournier répondit : « Mais cet oie, ô mon frère, n’est pas à toi ! » Il dit : « Ne parle pas ainsi ô cheikh ! cette oie n’est pas à moi, dis-tu ? Mais c’est moi qui l’ai vue sortir de l’œuf, qui l’ai nourrie, qui l’ai égorgée, qui l’ai farcie et qui l’ai préparée ! » Et le fournier dit : « Par Allah, je veux bien. Mais que faut-il que je dise à celui qui me l’a apportée, lorsqu’il reviendra ? » Il répondit : « Je ne crois pas qu’il revienne ! En tout cas, tu lui diras simplement, en manière de plaisanterie, car c’est un homme fort plaisant et qui aime à rire : « Ouallah, ô mon frère, au moment où je poussais le plateau au four, l’oie soudain a fait un cri strident, et s’est envolée... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENT QUATRIÈME NUIT NUIT Elle dit : « ... Ouallah, ô mon frère, au moment où je poussais le plateau au four, l’oie soudain a fait un cri strident, et s’est envolée ! » Et il ajouta : « Donne-moi maintenant l’oie qui doit être suffisamment cuite ! » Et le fournier, riant de ces paroles qu’il venait d’entendre, tira le plateau du foyer et le remit en toute confiance à l’esclave du kâdi, qui se hâta d’aller le porter à son maître et de manger l’oie avec lui, en se léchant les doigts. Sur ces entrefaites, le porteur de l’oie revint au four et demanda son plateau, en disant : « L’oie doit être à point maintenant, ô maître ! » Et le fournier répondit : « Ouallah ! au moment où je la mettais au four, elle a poussé un cri strident, et s’est envolée ! » Et l’hcnnme qui, en réalité, était loin d’être un plaisant compagnon, entra en fureur, persuadé que le fournier voulait se moquer de lui, et s’écria : « Comment oses-tu rire sur ma barbe, ô rien du tout ? » Et de paroles en paroles, et d’injures en injures, les deux hommes en vinrent aux coups. Et la foule ne tarda pas à se rassembler au dehors, en entendant les cris, et à envahir bientôt le four. Et on se disait les uns aux autres : « Le hagg Moustapha se bat avec un homme à cause de la résurrection d’une oie farcie ! » Et la plupart prenaient fait et cause pour le maître du four, dont la bonne foi et l’honnêteté leur étaient connues depuis longtemps, tandis que quelques-uns seulement se permettaient d’émettre quelque doute sur cette résurrection-là. Or, parmi les gens qui se pressaient de la sorte autour des deux hommes qui se battaient, se trouvait une femme enceinte que la curiosité avait poussée au premier rang. Mais ce fut pour sa malechance, car au moment où le fournier se reculait pour mieux atteindre son adversaire, elle reçut en plein ventre le coup terrible qui était destiné à tout autre qu’à elle. Et elle tomba sur le sol, en poussant un cri de poule violentée et avorta à l’heure et à l’instant. Or, l’époux de la femme en question, qui demeurait dans une boutique de fruitier du voisinage, fut aussitôt prévenu, et accourut avec un énorme gourdin, et en criant : « Je vais enculer le fournier et le père du fournier et son grand-père, et déraciner son existence ! » Et le fournier, déjà exténué de sa première lutte, et voyant arriver sur lui cet homme furieux et armé d’un terrible gourdin, ne put tenir plus longtemps, et livra ses jambes au vent, en se sauvant dans la cour. Et, voyant qu’il était poursuivi, il escalada un pan de mur, grimpa sur une terrasse voisine, et de là se laissa choir à terre. Et la destinée voulut qu’il tombât précisément sur un Maghrébin qui dormait, au bas de la maison, roulé dans ses couvertures. Et le Fournier, qui tombait de haut et était fort pesant, lui défonça toutes les côtes. Et le Maghrébin, sans hésiter, expira du coup. Et tous ses proches, les autres Maghrébins du souk, accoururent et arrêtèrent le fournier, en le rouant de coups, et se disposèrent à le traîner devant le kâdi. Et, de son côté, le porteur de l’oie, voyant le fournier arrêté, se hâta de se joindre aux Maghrébins. Et, au milieu des cris et des vociférations, tout ce monde prit la route du diwân de justice. Or, à ce moment, le domestique du kâdi, mangeur de l’oie, qui, mêlé à la foule, était revenu voir ce qui se passait, dit à tous les plaignants : « Suivez-moi, ô braves gens ! je vais vous montrer la route ! » Et il les conduisit chez son maître. Et le kâdi, avec un air grave, commença par faire payer une double taxe à tous les plaignants. Puis il se tourna vers l’accusé, contre lequel tous les doigts étaient dirigés, et lui dit : « Qu’as-tu à répondre au sujet de l’oie, ô fournier ? » Et le bonhomme comprenant qu’il valait mieux, dans le cas présent, à cause de l’esclave du kàdi, maintenir sa première affirmation, répondit : « Par Allah, ô notre maître le kâdi, la bête a poussé un cri strident, et, toute farcie, s’est levée d’entre la garniture et s’est envolée ! » Et le porteur, en entendant cela, s’écria : « Ah ! fils de chien, tu oses encore prétendre cela devant le seigneur kâdi ! » Et le kâdi, prenant un air indigné, dit au porteur : « Et toi, ô mécréant, ô impie, comment oses-tu ne pas croire que Celui qui ressuscitera toutes les créatures, au Jour de la Rétribution, en faisant se réunir leur os épars sur toute la surface de la terre, ne puisse pas rendre la vie à une oie qui a tous ses os, et à qui seules les plumes font défaut ? » Et la foule, à ces paroles, s’écria : « Gloire à Allah qui ressuscite les morts ! » et elle se mit à huer le malheureux porteur de l’oie, qui s’en alla tout repentant de son manque de foi. Après quoi le kâdi se tourna vers le mari de la femme avortée, et lui dit : « Et toi, qu’as-tu à dire contre cet homme ? » Et lorsqu’il eut écouté la plainte, il dit ; « La cause est entendue, et ne souffre pas d’hésitation. Certes ! le fournier est coupable d’être la cause de l’avortement. Et la loi du talion lui est strictement applicable ! » Et il se tourna vers le mari, et lui dit ; « La loi te donne raison, et je te donne le droit d’amener ta femme chez le coupable afin qu’il te la rende enceinte. Et tu la laisseras à sa charge pendant les six premiers mois de la grossesse, puisque l’avortement a eu lieu au sixième mois ! » Et le mari, en entendant ce jugement, s’écria : « Par Allah, ô seigneur kâdi, je me désiste de ma plainte, et qu’Allah pardonne à mon adversaire ! » Et il s’en alla. Alors, le kâdi dit aux parents du Maghrébin mort : « Et vous, ô Maghrébins, quel est le sujet de votre plainte contre cet homme, fournier de sa profession ? » Et les Maghrébins, avec force gestes et un flot de paroles, exposèrent leur plainte, et montrèrent le corps inanimé de leur parent, en réclamant le prix du sang. Et le kâdi leur dit : « Certes, ô Maghrébins, le prix du sang vous est dû, car les preuves abondent contre le fournier. Ainsi, vous n’avez qu’à me dire si vous voulez que ce prix vous soit payé en nature, c’est-à-dire sang contre sang, ou en indemnité ! » Et les Maghrébins, fils d’une race féroce, répondirent en chœur : « En nature, ô seigneur kâdi ! » Et il leur dit : « Qu’il en soit donc ainsi ! Prenez ce fournier, entortillez-le dans les couvertures de votre parent mort, et placez-le sous le minaret de la mosquée du sultan Hassân. Et, cela fait, que le frère de la victime monte sur le minaret et se laisse tomber du sommet sur le fournier, pour l’écraser comme il a écrasé son frère ! » Et il ajouta : « Où donc es-tu, ô frère de la victime ? » Et un Maghrébin sortit d’entre les Maghrébins, à ces paroles, et s’écria : « Par Allah, ô seigneur kâdi, je me désiste de ma plainte contre cet homme ! Et Qu’Allah lui pardonne ! » Et il s’en alla, suivi des autres Maghrébins. Et la foule, qui avait assisté à tous ces débats, se retira émerveillée de la science juridique du kâdi, de son esprit d’équité, de sa compétence et de sa finesse. Et le bruit de cette histoire étant arrivé jus- qu’aux oreilles du sultan, le kâdi rentra en grâce et fut replacé dans ses fonctions, tandis que celui qui l’avait remplacé se voyait destitué, sans avoir rien fait pour cela, uniquement parce qu’il manquait des ressources d’esprit du mangeur de l’oie. Et le pêcheur, mangeur de haschisch, voyant que le roi l’écoutait toujours avec la même attention charmée, se sentit extrêmement flatté dans son amour-propre, et raconta encore : LA LEÇON DU CONNAISSEUR EN FEMMES Il m’est revenu, ô roi fortuné, qu’il y avait au Caire deux jeunes gens, l’un marié et l’autre célibataire, qui étaient fort liés d’amitié. Celui qui était marié s’appelait Ahmad, et celui qui ne l’était pas s’appelait Mahmoud. Or Ahmad, qui était de deux ans plus âgé que Mahmoud, profitait de l’ascendant que cette différence d’âge lui donnait pour faire l’éducateur et le maître auprès de son ami, particulièrement en ce qui concernait la connaissance des femmes. Et continuellement il lui pariait à ce sujet, lui racontant mille traits de son expérience, et lui disant toujours pour conclure : « Maintenant, ô Mahmoud, tu peux dire que tu as connu dans ta vie quelqu’un qui connaît à fond ces créatures malicieuses ! Et tu dois t’estimer bien heureux de m’avoir comme ami, pour te prévenir de toutes leurs roue- ries ! » Et Mahmoud était, de jour en jour, plus émerveillé de la science de son ami, et il était persuadé que jamais une femme, quelque rusée qu’elle pût être, fût capable de le tromper ou seulement de prendre en défaut sa vigilance. Et souvent il lui disait ; « Ô Ahmad, que tu es admirable I » Et Ahmad se rengorgeait, d’un air protecteur, en tapant sur l’épaule de son ami, et lui disant : « Je t’enseignerai à être comme moi. ! » Or, un jour, comme Ahmad lui répétait : « Je t’enseignerai à être comme moi ! Car on s’instruit auprès de celui qui a essayé, et non auprès de celui qui enseigne sans avoir essayé ! » le jeune Mahmoud lui dit : « Par Allah, avant que de m’enseigner comment il faut que je déjoue les malices des femmes, ne pourrais-tu pas, ô mon ami, m’enseigner comment il faut que je fasse pour entrer en relations avec l'une d’elles... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENT CINQUIÈME NUIT Elle dit : »... ne pourrais-tu pas, ô mon ami, m’enseigner, comment il faut que je fasse pour entrer en relations avec l’une d’elles ? » Et Ahmad répondit, de son ton de maître d’école : « Par Allah, c’est la chose la plus simple ! Tu n’auras qu’à aller demain à la fête du Mouled el-Nabi, sous les tentes, et à bien observer les femmes qui y abondent. Et tu en choisiras une qui soit accompagnée d’un petit enfant, et qui ait en même temps une belle allure et de beaux yeux brillants sous son voile dévisagé. Et, ton choix ainsi établi, tu achèteras des dattes et des pois chiches habillés de sucre, et tu en offriras à l’enfant, et tu joueras avec lui, en te gardant bien de lever les yeux vers sa mère ; et tu le caresseras gentiment, et tu l’embrasseras. Et, lorsque l’enfant se sera bien apprivoisé avec toi, alors seulement tu demanderas à sa mère, mais sans la regarder, la faveur de porter l’enfant à sa place. Et, durant tout le chemin, tu chasseras les mouches de sur le visage de l’enfant, et tu lui parleras dans sa langue en lui racontant mille folies. Et la mère finira bien par t’adresser la parole, Et, si elle le fait, tu es sûr d’être le coq ! » Et, ayant ainsi parlé, il le quitta. Et Mahmoud, à la limite de l’admiration pour son ami, passa toute cette nuit-là à se répéter la leçon qu’il venait d’entendre. Or, le lendemain, de bonne heure, il se hâta d’aller au Mouled, où, avec une fidélité qui prouvait combien il était confiant dans l’expérience de son ami, il mit en pratique le conseil de la veille. Et, à son grand émerveillement, le résultat dépassa son attente. Et le sort voulut que la femme qu’il accompagna chez elle, et dont il portait l’enfant sur ses épaules, fût précisément l’épouse même de son ami Ahmad. Et, en allant chez elle, il était loin de penser qu’il trahissait son ami, car d’un côté il n’était jamais venu dans sa maison, et d’un autre côté il ne pouvait deviner, ne l’ayant jamais vue à découvert ni à couvert, que cette femme était l’épouse d’Ahmad. Quant à la jeune femme, elle était dans la joie de faire enfin l’expérience du degré de divination de son mari, qui la poursuivait également de sa science des femmes et de sa connaissance de leur malice. Or, cette première rencontre entre le jeune Mahmoud et l’épouse d’Ahmad se passa fort agréablement pour les deux. Et l’adolescent, qui était encore vierge et inexpérimenté, goûta dans sa plénitude le plaisir d’être pris entre les bras et les jambes d’une Égyptienne versée dans le métier. Et ils furent si contents l’un de l’autre, qu’ils répétèrent bien des fois la manœuvre les jours suivants. Et la femme se réjouissait d’humilier de la sorte, sans qu’il le sût, son époux présomptueux ; et l’époux s’étonnait de ne plus rencontrer son ami Mahmoud aux heures où il avait l’habitude de le rencontrer, et se disait : « Il a dû trouver une femme, en profitant de mes leçons et de mes conseils ! Cependant, au bout d’un certain temps, comme il allait un vendredi à la mosquée, il aperçut dans la cour, près de la fontaine aux ablutions, son ami Mahmoud. Et il s’approcha de lui, et après les salams et salutations, il lui demanda d’un air entendu s’il avait réussi dans ses recherches, et si la femme était jolie. Et Mahmoud, extrêmement heureux de s’ouvrir à son ami, s’écria ; « Ya Allah ! si elle est jolie ! Du beurre et du lait ! Et grasse et blanche ! Du musc et du jasmin ! Et quelle intelligence ! Et quelle cuisine elle fait pour me régaler, à chacune de nos rencontres ! Mais le mari, ô mon ami Ahmad, me paraît être un sot irrémédiable et un entremetteur ! » Et Ahmad se mit à rire et dit : « Par Allah ! la plupart des maris sont ainsi ! Allons ! je vois bien que tu as su bien profiter de mes conseils. Continue de la sorte, ô Mahmoud ! » Et ils entrèrent ensemble à la mosquée, pour la prière, et se perdirent ensuite de vue. Or Ahmad, à sa sortie de la mosquée, en ce jour de vendredi, ne sachant comment passer le temps, vu que les boutiques étaient fermées, alla en visite chez un voisin, qui habitait porte à porte, et monta s’asseoir avec lui à la fenêtre qui donnait sur la rue. Et soudain il vit arriver son ami Mahmoud, lui-même, avec sa propre personne et son propre œil, qui entra aussitôt dans la maison sans même frapper, ce qui était la preuve irrécusable qu’on était de connivence avec lui, à l’intérieur, et qu’on attendait sa venue. Et Ahmad, stupéfait de ce qu’il venait voir, pensa d’abord se précipiter directement à sa maison et surprendre son ami avec sa femme, et les châtier tous deux. Mais il réfléchit qu’au bruit qu’il ferait en frappant à la porte, son épouse, qui était une rouée, saurait bien cacher le jeune homme ou le faire évader par la terrasse ; et il se décida à entrer dans sa maison d’une autre manière, sans éveiller l’attention. Il y avait, en effet, dans sa maison une citerne communicante, divisée en deux moitiés, l’une des moitiés lui appartenant et se trouvant dans sa cour, et l’autre moitié appartenant au voisin chez lequel il était assis, et débouchant dans sa cour. Et Ahmad se dit : « C’est par là que j’irai les surprendre ! » Et il dit à son voisin : « Par Allah, ô voisin, je me souviens maintenant que j’ai laissé tomber ce matin ma bourse dans le puits. Et je te demande la permission d’y descendre pour la chercher. Et je remonterai ensuite chez moi par le côté qui est dans ma cour. » Et le voisin répondit ; « Il n’y a pas d’inconvénient ! Et je vais même t’éclairer, ô mon frère ! « Mais Ahmad ne voulut pas accepter ce service, préférant descendre dans l’obscurité, pour que la lumière sortant du puits ne donnât pas l’éveil chez lui. Et, après avoir pris congé de son ami, il descendit dans le puits. Or, les choses allèrent fort bien durant la descente ; mais quand il fallut remonter de l’autre côté, la fatalité s’y opposa d’une bien singulière façon. En effet, Ahmad avait déjà grimpé, s’aidant des bras et des jambes, jusqu’à moitié hauteur, quand la servante négresse qui venait puiser de l’eau dans le puits, entendant quelque bruit dans le trou, s’y pencha et regarda. Et elle vit cette forme noire qui se mouvait dans la demi-obscurité, et, loin de reconnaître son maître, elle fut saisie de terreur et, lâchant de ses mains la corde du seau, elle s’enfuit en criant éperdûment : « L’éfrit ! L’éfrit ! Il sort du puits, ô musulmans ! Au secours ! » Et le seau, lâché de la sorte, alla tomber de tout son poids sur la tête d’Ahmad, l’assommant à demi. Lorsque l’éveil fut ainsi donné par la négresse, l’épouse d’Ahmad se hâta de faire évader son amoureux, et descendit dans la cour et, se penchant sur la margelle, demanda ; « Qui est dans le puits ? » Et elle reconnut alors la voix de son mari qui, malgré son accident, trouvait la force de lancer mille injures épouvantables contre le puits et contre les propriétaires des puits et ceux qui descendent dans le puits et ceux qui puisent l’eau dans le puits. Et elle lui demanda : « Par Allah et par le Nabi ! que pouvais-tu faire au fond du puits ? » Et il répondit : « Tais-toi donc, ô maudite ! C’est seulement pour la bourse que j’y ai laissé tomber ce matin ! Au lieu de me poser des questions, tu ferais mieux de m’aider à sortir de là-dedans ! » Et la jeune femme, riant en son âme, car elle avait compris la vraie raison de la descente dans le puits, alla quérir les voisins qui vinrent retirer, au moyen de cordes, le malheureux Ahmad qui ne pouvait remuer, tant le coup du seau lui avait été pénible. Et il se fit porter dans son lit, sans rien dire, sachant qu’il était bien plus prudent, en la circonstance, de taire son ressentiment. Et il se sentait fort humilié, non seulement dans sa dignité, mais surtout dans son expérience des femmes et sa connaissance de leurs malices. Et il résolut bien d’être plus circonspect la prochaine fois, et se mit à réfléchir sur les moyens à employer pour surprendre la maligne. Aussi, lorsqu’au bout d’un certain temps il put se lever, il n’eut plus d’autre soin que de se poster à l’affût de sa vengeance. Et, un jour qu’il était caché i dans un coin de la rue, il aperçut son ami Mahmoud qui venait de se glisser dans la maison, dont la porte entre-bâillée fut aussitôt fermée après qu’il fût entré. Et il se précipita et se mit à frapper à coups redoublés sur la porte... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vît apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENT SIXIÈME NUIT Elle dit : ... Et il se précipita et se mit à frapper à coups redoublés sur la porte. Et sa femme, sans hésiter, dit à Mahmoud : « Lève-toi et suis-moi ! » Et elle descendit avec lui, et, après l’avoir mis dans le coin, derrière la porte même de la rue, elle ouvrit à son époux, en lui disant : « Par Allah ! qu’y a-t-iL donc pour frapper de la sorte ! » Mais Ahmad, la saisissant par la main et l’entraînant vivement à l’intérieur, en vociférant, courut à la chambre du haut, pour attraper Mahmoud qui, pendant ce temps, avait tranquillement ouvert la porte derrière laquelle il était caché, et s’était enfui. Et Ahmad, voyant combien ses recherches étaient vaines, faillit mourir de rage, et résolut de répudier sa femme sur-le-champ. Puis il réfléchit qu’il valait mieux patienter encore quelque temps, et il avala son ressentiment en silence. Or, l’occasion qu’il cherchait ne tarda pas à se présenter d’elle-même, quelques jours après cet incident. En effet, l’oncle d’Ahmad, père de son épouse, donnait un festin à l’occasion de la circoncision d’un enfant qu’il venait d’avoir dans sa vieillesse. Et Ahmad et son épouse étaient invités à aller passer chez lui la journée et la soirée. Et il pensa alors à mettre à exécution un projet qu’il avait formé. Il alla donc à la recherche de son ami Mahmoud, qui continuait à être le seul à ignorer qu’il trompait son ami, et, l’ayant rencontré, il l’invita à l’accompagner pour prendre part au festin de l’oncle. Et tout le monde s’assit devant les plateaux chargés de mets, au milieu de la cour illuminée et tendue de tapis et ornée de banderoles et de bannières. Et les femmes pouvaient ainsi voir des fenêtres du harem tout ce qui se faisait dans la cour, sans être vues, et entendre ce qui s’y disait. Et Ahmad, pendant le repas, amena la conversation sur les anecdotes licencieuses qu’affectionnait tout particulièrement le père de son épouse. Et lorsque chacun eut raconté ce qu’il savait sur ce sujet hilarant, Ahmad dit, en montrant son ami Mahmoud : « Par Allah ! notre frère Mahmoud que voici, m’a raconté autrefois une anecdote vraie, dont il est lui-même le héros, et qui est autrement réjouissante que tout ce que nous venons d’entendre. Et l’oncle s’écria : « Raconte-la nous, ô saïed Mahmoud ! » Et tous les assistants ajoutèrent : « Oui par Allah sur toi, raconte-la nous ! » Et Ahmad lui dit : « Oui ! tu sais bien ! l’histoire de la jeune femme grasse et blanche comme le beurre ! » Et Mahmoud, flatté d’être ainsi le but de toutes les demandes, se mit à raconter sa première entrevue avec la jeune femme qui était accompagnée de son enfant, sous les tentes, au Mouled. Et il se mit à donner des détails si précis sur la jeune femme et sa maison, que l’oncle d’Ahmad ne tarda pas à reconnaître qu’il s’agissait de sa propre fille. Et Ahmad jubilait déjà en lui-même, persuadé qu’il allait pouvoir enfin faire la preuve, devant des témoins, de l’infidélité de son épouse, et la répudier, en la frustrant de ses droits à la dot du mariage. Et l’oncle, les sourcils froncés, allait déjà se lever pour faire qui sait quoi, lorsqu’un cri strident et douloureux se fit entendre, comme d’un enfant qui était pincé; et Mahmoud, soudain rappelé à la réalité par ce cri, eut la présence d’esprit de changer le fil de l’histoire, en terminant ainsi : « Or, moi, comme je portais l’enfant de la jeune femme sur mes épaules, je voulus, une fois dans la cour, monter dans le harem avec l’enfant. Mais — éloigné soit le Malin ! — j’étais, pour mon malheur, tombé sur une femme honnête qui, comprenant mon audace, m’arracha l’enfant des bras et m’envoya un coup de poing à la figure, dont je porte encore la trace. Et elle me chassa en me menaçant d’appeler les voisins ! Qu’Allah la maudisse ! » Et l’oncle, père de la jeune femme, en entendant cette fin de l’histoire, se mit à rire aux éclats, ainsi que tous les assistants. Mais seul Ahmad n’avait pas envie de rire, et se demandait, sans pouvoir en comprendre le motif, pourquoi Mahmoud avait ainsi changé la fin de son histoire. Et, le repas terminé, il s’approcha de lui, et lui demanda; « Par Allah sur toi, peux-tu me dire pourquoi tu n’as pas raconté la chose comme elle s’est passée ? » Et Mahmoud répondit : « Ecoute ! C’est que je viens de comprendre, par ce cri de l’enfant que tout le monde a entendu, que cet enfant et sa mère se trouvaient dans le harem, et que par conséquent le mari devait se trouver également au nombre des invités. Et je me suis hâté d’innocenter la femme, pour ne pas nous attirer à tous deux une désagréable aventure ! Mais n’est-ce pas, ô mon frère, que mon histoire, arrangée de la sorte, a beaucoup amusé ton oncle ? » Mais Ahmad, devenu bien jaune, quitta son ami sans répondre à sa question. Et, dès le lendemain, il répudia sa femme et partit pour la Mecque, pour se sanctifier avec les pèlerins. Et, de la sorte, Mahmoud put, après le délai légal, se marier avec son amoureuse, et vivre heureux avec elle, car il n’avait aucune prétention à la connaissance des femmes et à l’art de déjouer leurs roueries et de prévenir leurs fourberies. Mais Allah est le seul savant ! Et, ayant ainsi raconté cette histoire, le pêcheur, mangeur de haschisch, qui devenu chambellan, se tut. — Et le sultan, à la limite du ravissement, s’écria : « Ô mon chambellan, ô langue de miel, je te nomme mon grand-vizir ! » Et comme, précisément à ce moment-là, deux plaideurs entraient dans la salle des audiences, réclamant justice auprès du sultan, le pêcheur, devenu grand-vizir, fut chargé, séance tenante, d’écouter leur plainte, de régler leur différend et de prononcer sur l’affaire un jugement. Et le nouveau grand-vizir, revêtu des insignes de sa charge, dit aux deux plaideurs : « Approchez-vous, et racontez le sujet qui vous amène entre les mains de notre maître le sultan. » Et voici leur histoire : LE JUGEMENT DU MANGEUR DE HASCHISCH Lorsque, ô roi fortuné, — continua le cultivateur qui avait apporté les concombres — le nouveau grand-vizir eut ordonné aux deux plaignants de parler, le premier dit : « Ô mon seigneur, j’ai une plainte contre cet homme ! » Et le vizir demanda : « Et quelle est ta plainte ? » Il dit : « Ô mon seigneur, j’ai là, en bas, à l’entrée du diwân, une vache avec son veau. Or, ce matin, j’allais avec eux à mon champ de luzerne pour les faire paître ; et ma vache marchait devant moi, et son veau la suivait en gambadant, lorsque je vis arriver de notre côté cet homme que voici, monté sur une jument qui était accompagnée de sa fille, une petite pouliche contrefaite et pitoyable, un avorton. Or, mon petit veau, en voyant la pouliche, courut faire connaissance avec elle, et se mit à sauter autour d’elle et à la caresser sous le ventre avec son museau, à la renifler, à jouer avec elle de mille manières, tantôt en s’en éloignant pour ruer gentiment, et tantôt en lançant en l’air, avec ses petits sabots, les cailloux de la route. Et soudain, ô mon seigneur, cet homme que voici, qui est un brutal, ce propriétaire de la jument, descendit de sa bête et s’approcha de mon veau le frétillant, le joli, et lui passa une corde autour du cou, en me disant : « Je l’emmène ! Car je ne veux pas que mon veau se pervertisse en jouant avec cette misérable petite pouliche, fille de ta vache et sa postérité ! » Et il se tourna vers mon veau et lui dit : « Viens, ô fils de ma jument et sa descendance ! » Et, malgré mes cris d’étonnement et mes protestations, il emmena mon veau, me laissant la misérable petite pouliche qui est là, en bas, avec sa mère, et me menaçant de m’assommer si je tentais de reprendre ce qui est mon bien et ma propriété devant Allah qui nous voit, et devant les hommes ! » Alors le nouveau grand-vizir, qui était le pêcheur mangeur de haschisch, se tourna vers l’autre plaideur et lui dit : « Et toi, ô homme, qu’as-tu à dire au sujet des paroles que tu viens d’entendre ? » Et l’homme répondit : « Ô mon seigneur, il est notoire, en vérité, que le veau est le produit de ma jument, et que la pouliche est la descendance de la vache de cet homme ! » Et le vizir dit : « Est-il donc bien certain que maintenant les vaches peuvent mettre bas des pouliches, et que les chevaux peuvent enfanter des veaux ? Car c’est là une chose qui jusqu’aujourd’hui ne pouvait guère être admise par un homme doué de bon sens ! » Et l’homme répondit : « Ô mon seigneur, ne sais-tu que rien n’est impossible à Allah qui créé ce qu’il veut et sème où Il veut, et que la créature n’a qu’à s’incliner, à le louer et à le glorifier ? » Et le vizir dit : « Certes ! certes ! tu dis vrai, ô homme, rien n’est impossible à la puissance du Très-Haut, qui peut faire descendre les veaux des juments, et les poulains des vaches ! » Puis il ajouta : « Mais, avant de te laisser le veau, fils de ta jument, et de rendre à ton plaignant ce qui lui appartient, je veux également vous rendre tous deux témoins d’un autre effet de la toute-puissance du Très-Haut ! » Et le vizir ordonna qu’on lui apportât une souris et un gros sac de blé. Et il dit aux deux plaideurs : « Regardez attentivement ce qui va arriver, et ne prononcez plus un mot ! » Puis il se tourna vers le second plaideur et lui dit : « Toi, ô maître du veau fils de la jument, prends ce sac de blé et charge-le sur le dos de cette souris ! » Et l’homme s’écria : « Ô mon seigneur, comment pourrais-je faire tenir ce gros sac de blé sur cette souris sans qu’elle soit écrasée ? » Et le vizir lui dit : « Ô homme de peu de foi, comment oses-tu douter de la toute-puissance du Très-Haut qui a fait naître le veau de la jument ? » Et il ordonna aux gardes de se saisir de l’homme, à cause de son ignorance et de son impiété, et de lui appliquer la bastonnade. Et il fit rendre au premier plaideur le veau avec sa mère, et lui donna également la pouliche avec sa mère ! Et telle est, ô roi du temps, continua le cultivateur qui avait apporté le panier de fruits, l’histoire complète du pêcheur mangeur de haschisch, devenu le grand-vizir du sultan. Et ce dernier trait est pour prouver combien sa sagesse était grande, comment il savait produire la vérité par la réduction à l’absurde, et combien le sultan avait eu raison en le nommant grand-vizir et en le prenant pour commensal, et en le comblant d’honneurs et de prérogatives. Mais Allah est plus généreux et plus sage et plus magnanime et plus bienfaisant ! Lorsque le sultan eut entendu de la bouche du fruitier cette série d’anecdotes, il se leva sur ses deux pieds, à la limite de la jubilation, et s’écria : « Ô cheikh des hommes délicieux, ô langue de sucre et de miel, qui donc plus que toi mérite d’être grand-vizir, toi qui sais penser avec justesse, parler avec harmonie et conter avec saveur, délices et perfection ? » Et il le nomma sur l’heure grand-vizir, et en fit son commensal intime, et ne s’en sépara plus, jusqu’à l’arrivée de la Séparatrice des amis et de la Destructrice des sociétés. — Et voilà, continua Schahrazade en parlant au roi Schahriar, tout ce que j’ai lu, ô Roi fortuné, dans « Le Diwân des faciles facéties et de la gaie sagesse » ! Et sa sœur Doniazade s’écria : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces, et savoureuses et délectables et réjouissantes et délicieuses en leur fraîcheur I » Et Schahrazade dit : « Mais qu’est cela comparé à ce. que je raconterai demain, au sujet de La belle princesse Nourennahar, si toutefois je suis en vie, et que me le permette notre maître le Roi ! » Et le roi Schahriar se dit : « Certes ! je veux bien entendre cette histoire que je ne connais pas ! » MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENT SEPTIÈME NUIT La petite Doniazade dit à sa sœur : « Ô ma sœur, de grâce ! hâte-toi de nous commencer l’histoire promise, puisque te le permet notre maître, ce Roi doué de bonnes manières ! » Et Schahrazade dit : « De tout cœur amical et comme hommages dus à ce Roi bien élevé ! » Et elle raconta : HISTOIRE DE LA PRINCESSE NOURENNAHAR ET DE LA BELLE GENNIA Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait, en l’antiquité du temps et le passé des âges et des moments, un roi valeureux et puissant qui avait été doté par Allah le Généreux de trois fils comme des lunes et qui s’appelaient ; l’ainé Ali, le second Hassân et le petit Hôssein. Et ces trois princes avaient été élevés, dans le palais de leur père, avec la fille de leur oncle, la princesse Nourennahar, qui était orpheline de père et de mère, et qui n’avait pas sa pareille en beauté, en esprit, en charmes et en perfections parmi les filles des hommes, étant semblable par les yeux à la gazelle effarée, par la bouche aux corolles des roses et aux perles, par les joues aux narcisses et aux anémones, et par la taille au flexible rameau de l’arbre bân. Et elle avait grandi avec les trois jeunes princes, fils de son oncle, en toutes joies et félicités, jouant avec eux, mangeant avec eux et dormant avec eux. Or le sultan, oncle de Nourennahar, s’était toujours dit en son esprit que, lorsqu’elle serait devenue pubère, il la donnerait en mariage à quelque fils de roi d’entre ses voisins. Mais, quand elle eut mis le voile de la puberté, il ne tarda pas à s’apercevoir que les trois princes, ses fils, l’aimaient passionnément d’un égal amour, et désiraient en leur cœur la conquérir et la posséder. Et il fut bien troublé en son âme et bien perplexe, et il se dit ; « Si je donne la princesse Nourennahar à l’un de ses cousins, de préférence aux deux autres, ceux-ci ne seront pas contents et murmureront contre ma décision ; et mon cœur ne pourra pas endurer de les voir attristés et blessés ; et si je la marie à quelque prince étranger, nies trois fils en.seront à la limite du chagrin et de la détressé, et leur âme en sera noircie et endolorie ; et qui sait, dans ce cas, s’ils ne se tueront pas de désespoir ou s’ils ne fuiront pas notre demeure pour quelque guerre dans un pays lointain ! En vérité, l’affaire est pleine de trouble et de périls, et elle est loin d’être facile à résoudre ! » Et le sultan se mit à réfléchir un long temps sur la question, et soudain il releva la tête et s’écria : « Par Allah ! l’affaire est résolue ! » Et il appela sur-le-champ les trois princes Ali, Hassân et Hôssein, et leur dit : « Ô mes fils, vous avez à mes yeux les mêmes mérites, exactement, et je ne puis me résoudre à préférer l’un de vous, au détriment de ses frères, en lui accordant en mariage la princesse Nourennahar ; et je ne puis non plus la marier à vous trois à la fois. Aussi ai-je trouvé un moyen propre à vous satisfaire également, sans léser l’un de vous, et à maintenir entre vous la concorde et l’affection. A vous donc de m’écouter attentivement, et d’exécuter ce que vous allez entendre. Or, voici le plan auquel mon esprit s’est arrêté ; que chacun de vous aille voyager dans un pays différent, et qu’il, m’en rapporte la rareté qu’il jugera la plus singulière et la plus extraordinaire. Et moi je donnerai la princesse, fille de votre oncle, à celui qui sera revenu avec la plus étonnante merveille ! Aussi, si vous consentez à exécuter ce plan que je vous soumets, je suis prêt à vous donner autant d’or qu’il sera nécessaire pour votre voyage et pour l’achat de l’objet de votre choix ! » — Or les trois princes, qui avaient toujours été des fils soumis et respectueux, adhérèrent d’un commun accord à ce projet de leur père, chacun d’eux étant persuadé qu’il rapporterait la rareté la plus merveilleuse, et qu’il deviendrait l’époux de sa cousine Nourennahar. Et le sultan, les voyant dans cette disposition, les amena au trésor, et leur donna autant de sacs d’or qu’ils voulurent. Et, après leur avoir recommandé de ne pas trop prolonger leur séjour dans les pays étrangers, il leur fit ses adieux en les embrassant et en appelant sur leur tête les bénédictions. Et, déguisés en marchands voyageurs, et suivis d’un seul esclave chacun, ils sortirent de leur demeure dans la paix d’Allah, et montés sur des chevaux de noble race. Et ils commencèrent ensemble leur voyage, en se rendant à un khân situé à un endroit où le chemin se partageait en trois. Et là, après s’être régalés d’un repas que les esclaves leur avaient préparé, ils convinrent que leur absence durerait un an, pas un jour de plus, pas un jour de moins. Et ils se donnèrent rendez-vous au même khân, pour le retour, à la condition que le premier qui arriverait attendrait ses frères, afin qu’ils pussent tous trois se présenter ensemble devant le sultan, leur père. Et, leur repas terminé, ils se lavèrent les mains ; et, après s’être embrassés et souhaité réciproquement un heureux retour, ils remontèrent à cheval, et chacun d’eux prit un chemin différent. Or le prince Ali, qui était l’aîné des trois frères, après trois mois de voyage à travers les plaines et les montagnes, les prairies et les déserts, arriva dans un pays de l’Inde maritime, qui était le royaume de Bischangar. Et il alla se loger dans le grand khân des marchands, et retint la plus vaste et la plus propre des pièces, pour lui et pour son esclave. Et, dès qu’il se fut reposé des fatigues du voyage, il sortit pour examiner la ville qui avait trois enceintes, et qui était large de deux pharasanges en tous sens. Et il se dirigea sans retard vers le souk, qu’il trouva admirable, formé qu’il était de plusieurs grandes rues qui aboutissaient à une place centrale, avec un beau bassin de marbre au milieu. Et toutes ces rues étaient voûtées et fraîches et bien éclairées par les ouvertures percées dans leur haut. Et chaque rue était occultée par des marchands d’une espèce différente, mais chacune d’elles réunissait le même corps de métiers. Car dans l’une on ne voyait que les toiles fines des Indes, les étoffes peintes de couleurs vives et pures avec des dessins représentant des animaux, des paysages, des forêts, des jardins et des fleurs, les brocarts de la Perse et les soies de la Chine ; tandis que dans une autre on voyait les belles porcelaines, les faïences brillantes, les vases aux belles formes, les plateaux ouvragés et les tasses de toutes grandeurs ; alors que dans celle d’à côté on voyait les grands châles du Cachemire qui, une fois pliés, pouvaient tenir dans le creux de la main, tant leur étoffe était fine et délicate ; les tapis de prière, et d’autres tapis de toutes les tailles ; et, plus vers la gauche, fermée des deux côtés par des portes d’acier, la rue des joailliers et des bijoutiers, étincelante de pierreries, de diamants, et d’ouvrages en or et en argent, d’une prodigieuse profusion. Et, en se promenant à travers ces souks éblouissants, il remarqua avec surprise que dans cette foule d’indiens et d’Indiennes, qui se pressaient aux devantures des boutiques, les femmes du peuple elles-mêmes portaient des colliers, des bracelets et des ornements aux jambes, aux pieds, aux oreilles et même au nez ; et que plus le teint des femmes était blanc, plus leur rang était élevé et plus leurs bijoux étaient précieux et splendides, bien que le teint noir des autres eût cet avantage de faire mieux ressortir l’éclat des joyaux et la blancheur des perles. Mais ce qui surtout charma le prince Ali, ce fut le grand nombre de jeunes garçons qui vendaient des roses et des jasmins, et l’air engageant avec lequel ils offraient ces fleurs, et la fluidité avec laquelle ils traversaient la foule toujours compacte dans les rues. Et il admira la prédilection singulière des Indiens pour les fleurs, qui allait si loin que non seulement ils en avaient partout sur eux, aussi bien dans les cheveux qu’à la main, mais encore sur les oreilles et dans les narines. Et d’ailleurs toutes les boutiques étaient garnies dé vases pleins de ces roses et de ces jasmins ; et le souk en était embaumé, et l’on s’y promenait comme dans un jardin suspendu. Lorsque le prince Ali se fut ainsi réjoui les yeux de la vue de toutes ces belles choses, il voulut se reposer un peu, et accepta l’invitation d’un marchand qui, assis à la devanture de sa boutique, l’engageait du geste et du sourire à entrer s’asseoir. Et, des qu’il fut entré, le marchand lui donna la place d’honneur, et lui offrit des rafraîchissements, et ne lui posa aucune question oiseuse ou indiscrète, et ne le poussa à aucun achat, tant il était plein de civilité et doué de belles manières. Et le prince Ali apprécia extrêmement tout cela, et se dit : « Quel pays charmant ! Et quels habitants délicieux ! » Et il voulut sur l’heure, tant il était séduit par la politesse et le savoir-vivre du marchand, lui acheter tout ce qu’il avait dans sa boutique. Puis il réfléchit qu’il ne saurait que faire ensuite de toutes ces marchandises, et se contenta pour le moment de lier plus ample connaissance avec le marchand. Or, pendant qu’il causait avec lui et l’interrogeait sur les coutumes et les mœurs des Indiens, il vit passer devant la boutique un crieur qui tenait sur son bras un petit tapis de six pieds carrés. Et soudain le crieur, s’arrêtant, tourna sa tête à droite et à gauche, et cria : « Ô gens du souk, ô acheteurs ! qui achètera ne perdra pas ! A trente mille dinars d’or le tapis ! Le tapis de prière, ô acheteurs, à trente mille dinars d’or ! Qui achètera ne perdra pas ! » En entendant cette criée, te prince Ali se dit : « Quel pays prodigieux ! un tapis de prière à trente mille dinars d’or, voilà une chose dont je n’avais jamais entendu parler ! Mais peut-être que ce crieur veut plaisanter ? » Puis voyant que le crieur répétait son cri, en se tournant de son côté d’un air convaincu, il lui lit signe d’approcher et lui dit de lui montrer le tapis de plus près. Et le crieur étala le tapis, sans dire un mot ; et le prince Ali l’examina longuement, et finit par dire : « Ô crieur, par Allah ! je ne vois point en quoi ce tapis de prière peut valoir le prix exorbitant auquel tu le cries ! » Et le crieur sourit et dit : « Ô mon maître, ne te hâte point de t’étonner de ce prix, qui n’est point excessif eh comparaison du prix réel qu’il vaut ! Et, d’ailleurs, ton étonnement sera bien plus grand lorsque je t’aurai dit que j’ai ordre de faire monter ce prix jusqu’à quarante mille dinars d’or, et de ne livrer le tapis qu’à celui qui me paiera cette somme au comptant ! » Et le prince Ali s’écria ; « Certes, ô crieur, il faut, par Allah ! que ce tapis, pour valoir un. tel prix, soit admirable par quelque endroit que j’ignore où que je ne distingue pas... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le malin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENT HUITIÈME NUIT Elle dit : »... Certes, ô crieur, il faut, par Allah ! que ce tapis, pour valoir un tel prix, soit admirable par quelque endroit que j’ignore ou que je ne distingue pas ! » Et le crieur dit : « Tu l’as dit, seigneur ! Sache, en effet, que ce tapis est doué d’une vertu invisible qui fait qu’en s’y asseyant on est aussitôt transporté où l’on souhaite aller, et avec une rapidité telle qu’on n’a pas le temps de fermer un œil et d’ouvrir l’autre ! Et aucun obstacle n’est capable d’arrêter sa marche, car devant lui la tempête s’éloigne, l’orage fuit, les montagnes et les murailles s’entr’ouvrent, et les cadenas les plus solides deviennent par là même inutiles et vains. Et telle est, ô mon seigneur, la vertu invisible dé ce tapis de prière ! » Et le crieur, ayant ainsi parlé, sans ajouter un mot de plus commença à plier le tapis comme pour s’en aller, quand le prince Ali, à la limite de la joie, s’écria : « Ô crieur de bénédiction, si vraiment ce tapis est aussi vertueux que tes paroles me le font entendre, je suis prêta te payer non seulement les quarante mille dinars d’or que tu demandes, mais mille autres encore en cadeau pour toi, comme courtage ! Seulement, il faut que je voie avec mon œil et que je touche avec ma main ! » Et le crieur, sans s’émouvoir, répondit : « Où sont les quarante mille dinars d’or, ô mon maître ? Et où sont les mille autres que tu me promets dans ta générosité ? » Et le prince Ali répondit : « Ils sont au grand khân des marchands, où je suis logé avec mon esclave ! Et je vais y aller avec toi, pour te les compter, une fois que j’aurai vu et touché ! » Et le crieur répondit : « Sur ma tête et sur mes yeux ! Mais le grand khân des marchands est assez éloigné, et nous y serons bien plus vite rendus sur ce tapis que sur nos pieds ! » Et, se tournant vers le maître de la boutique, il lui dit : « Avec ta permission ! » Et il alla à l’arrière-fond de la boutique, et, y étendant le tapis, il pria le prince de s’y asseoir. Et s’étant assis à côté de lui, il lui dit : « Ô mon seigneur, forme en ton esprit le souhait d’être transporté à ton khân, dans ton propre logement ! » Et le prince Ali formula en son âme le souhait. Et, avant qu’il eût le temps de prendre congé du maître de la boutique, qui l’avait reçu si civilement, il se vit transporté dans son propre appartement, sans secousse et sans malaise, dans la situation même qu’il occupait, et sans pouvoir se rendre compte s’il avait traversé les airs ou s’il avait passé par-dessous terre. Et le crieur était toujours à côté de lui, souriant et satisfait. Et son esclave était déjà accouru entre ses mains pour se mettre à ses ordres. En acquérant cette certitude de la vertu merveilleuse du tapis, le prince Ali dit à son esclave : « Compte à l’instant à cet homme béni quarante bourses de mille dinars, et remets-lui, dans son autre main, une bourse de mille dinars ! » Et l’esclave exécuta l’ordre. Et le crieur, laissant le tapis au prince Ali, lui dit : « Bonne acquisition, ô mon maître ! » et s’en alla en sa voie. Quant au prince Ali, devenu de la sorte le possesseur du tapis enchanté, il fut à la limite de la satisfaction et de la joie, en songeant qu’il avait trouvé une rareté si extraordinaire dès son arrivée dans cette ville et ce royaume de Bischangar. Et il s’écria : « Maschallah ! Ahhamdou lillah ! Voici que j’ai atteint sans peine le but de mon voyage ; et je ne doute pas maintenant du gain sur mes frères ! Et c’est moi qui deviendrai l’époux de la fille de mon oncle, là princesse Nourennahar ! Et puis, qu’elle ne sera pas la joie de mon père et l’étonnement de mes frères, quand je leur aurai fait constater ce que peut faire d’extraordinaire ce tapis vertueux ! Car il est impossible que mes frères, quelque favorable que soit leur destin, réussissent à trouver un objet qui de près ou de loin puisse être comparé à celui-ci ! » Et, pensant ainsi, il se dit : « Mais, au fait, si je partais tout de suite pour mon pays, maintenant que pour moi la distance ne compte pas ? » Puis, réflexion faite, il se souvint du délai d’un an dont il avait convenu avec ses-frères, et comprit que s’il partait à l’instant il risquerait de les attendre trop longtemps dans le khân des trois chemins, lieu du rendez-vous. Et il se dit : « Attendre pour attendre, je préfère passer le temps ici que dans le khân désert des trois chemins. Je vais donc me distraire dans ce pays admirable, et en même temps m’instruire de ce que je ne connais pas. » Et, dès le lendemain, il reprit ses visites aux souks et ses promenades à travers la ville de Bisehangar. Et il put, de la sorte, admirer les curiosités véritablement singulières de ce pays de l’Inde. Entre autres choses remarquables, il vit, en effet, un temple d’idoles tout en airain, avec un dôme, posé sur une terrasse, haut de cinquante coudées, et gravé, et coloré de trois rangs de peintures fort vives, et d’un ; goût délicat ; et tout le temple était orné de bas-reliefs, d’un travail exquis, et de dessins entrelacés ; et il était situé au milieu d’un vaste jardin planté de roses et d’autres fleurs belles à sentir et à regarder. Mais ce qui faisait le principal attrait de ce temple d’idoles — qu’elles soient confondues et brisées ! — c’était une statue d’or massif, de la hauteur d’un homme, dont les yeux étaient deux rubis mobiles et arrangés avec tant d’art qu’ils semblaient des yeux vivants et qu’ils regardaient celui qui était devant eux, en suivant tous ses mouvements. Et, le matin et le soir, les prêtres des idoles célébraient dans le temple les cérémonies de leur culte mécréant, et les faisaient suivre de jeux, de concerts d’instruments, de tours de baladins, de chants d’almées, de danses de ballerines et de festins. Et ces prêtres ne subsistaient d’ailleurs que par les offrandes que la foule des pèlerins leur apportait continuellement du fond des pays les plus éloignés. Et le prince Ali, durant son séjour à Bischangar, put encore être spectateur d’une grande fête qui se célébrait tous les ans, dans ce pays, et h laquelle assistaient les walis de toutes les provinces, les chefs de l’armée, les brahmes, qui sont les prêtres des idoles et les chefs du culte mécréant, et une foule innombrable de peuple. Et toute cette assemblée se tenait dans une plaine immense, dominée par un bâtiment d’une hauteur prodigieuse, qui abritait le roi et sa cour, soutenu par quatre-vingts colonnes et peint au dehors de paysages, d’animaux, d’oiseaux, d’insectes et même de mouches et de moucherons, et le tout au naturel. Et, à côté de ce grand bâtiment, il y avait trois ou quatre estrades d’une étendue considérable, où était assis le peuple. Et tous ces bâtiments avaient cela de singulier qu’ils étaient mobiles et qu’on les transformait d’heure en heure, en les changeant de face et de décoration. Et le spectacle commença par des tours de jongleurs, d’une ingéniosité extrême, et par des jeux d’escamoteurs et des danses de fakirs. Puis on vit s’avancer, en ordre de bataille, rangés à peu de distance les uns des autres, mille éléphants harnachés somptueusement et chargés chacun d’une tour carrée en bois doré, avec des baladins et des joueuses d’instruments dans chaque tour. Et la trompe de ces éléphants et leurs oreilles étaient peintes de vermillon et de cinabre, leurs défenses étaient entièrement dorées, et sur leurs corps étaient dessinées, en couleurs vives, des figures chargées de milliers de jambes et de bras, dans des contorsions effrayantes ou grotesques. Et lorsque cette troupe formidable fut arrivée devant les spectateurs, deux éléphants, qui n’étaient point chargés de tours, et qui étaient les plus gros du millier, sortirent des rangs et s’avancèrent jusqu’au milieu du cercle formé par les estrades. Et l’un d’eux, au son des instruments, se mit à danser en se tenant debout tantôt sur ses deux pieds et tantôt sur ses deux mains. Puis il grimpa avec dextérité jusqu’au sommet d’un poteau enfoncé perpendiculairement, et, y posant sur l’extrémité ses pieds et ses mains à la fois, se mit à battre l’air de sa trompe et à faire sauter ses oreilles et à mouvoir sa tête en tous sens, au rythme des instruments, tandis que le second éléphant, juché sur l’extrémité d’une autre poutre, posée horizontalement par son milieu sur un support, et son poids contrebalancé par une pierre d’une grosseur prodigieuse placée sur l’extrémité opposée, était en train de se balancer tantôt en s’élevant et tantôt en descendant, alors qu’avec sa tête il marquait la cadence de la musique. Et le prince Ali fut émerveillé de tout cela, et de bien d’autres choses encore. Aussi, ce fut avec un intérêt croissant qu’il se mit à étudier les habitudes de ces Indiens, si différents des gens de son pays, et qu’il continua ses promenades et ses visites aux marchands et aux notables du royaume. Mais bientôt, comme il était continuellement tourmenté par son amour pour sa cousine Nourennahar, et quoique l’année ne fût pas écoulée, il ne put rester plus longtemps éloigné de son pays, et résolut de quitter l’Inde pour se rapprocher de l’objet de ses pensées, persuadé qu’il serait plus heureux en ne se sentant pas séparé de lui par une si grande distance. Et, après que son esclave eut réglé au portier le prix de la chambre, il s’assit avec lui sur le tapis enchanté, et se recueillit en lui-même, souhaitant sérieusement d’être transporté au khân des trois chemins. Et, comme il ouvrait les yeux qu’il avait fermés un instant pour réfléchir, il s’aperçut qu’il était arrivé au khân en question. Et il se leva du tapis, et entra dans le khàn, sous ses habits de marchand, et se disposa à y attendre tranquillement le retour de ses frères. Et voilà pour lui ! Quant au prince Hassân, le second des trois frères, voici ! Dès qu’il se fut mis en route, il rencontra une caravane qui se rendait en Perse. Et il se joignit à cette caravane et, après un long voyage à travers les plaines et les montagnes, les déserts et les prairies, il arriva avec elle dans la capitale du royaume de Perse, qui était la ville de Schiraz. Et il descendit, sur l’indication des marchands de la caravane avec lesquels il s’était lié d’amitié, dans le grand khân de la ville. Et, dès le lendemain de son arrivée, pendant que ses anciens compagnons de route ouvraient leurs ballots et étalaient leurs marchandises, il se hâta de sortir pour voir ce qu’il y avait à voir. Et il se fit conduire au souk que, dans ce pays-là, on appelle le Bazistân, et où l’on vendait les joyaux, les pierreries, les brocarts, les belles étoffes de soie, les toiles fines et toutes les marchandises précieuses. Et il se mit à se promener à travers le Bazistân, en s’émerveillant de la quantité prodigieuse de belles choses qu’il dé- couvrait dans les boutiques. Et partout il voyait des courtiers et des crieurs qui allaient et venaient en tous sens, en étalant de belles pièces d’étoffes, de beaux tapis et d’autres belles choses qu’ils criaient à l’encan. Or, parmi tous ces hommes si affairés, le prince Hassân en vit un qui tenait à la main un tuyau d’ivoire, long d’environ un pied et de la grosseur du pouce. Et cet homme, au lieu d’avoir l’air avide et pressé des autres crieurs et courtiers, se promenait avec lenteur et gravité, en tenant ce tuyau d’ivoire comme un roi tient le sceptre de son empire, et plus majestueusement encore... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENT NEUVIÈME NUIT Elle dit : ... Et cet homme, au lieu d’avoir l’air avide et pressé des autres crieurs et courtiers, se promenait avec lenteur et gravité, en tenant ce tuyau d’ivoire comme un roi tient le sceptre de son empire, et plus majestueusement encore. Et le prince Hassân se dit : « Voilà un courtier qui m’inspire confiance ! » Et déjà il allait se diriger de son côté, pour le prier de lui montrer le tuyau qu’il tenait d’une façon si respectueuse, quand il l’entendit crier, mais d’une voix empreinte d’une grande fierté et d’une magnifique emphase : « Ô acheteurs ! qui achètera ne perdra pas ! A trente mille dinars d’or le tuyau d’ivoire ! Celui qui l’a fait est mort, et jamais plus ne se fera voir ! Voilà le tuyau d’ivoire ! Il fait voir ce qu’il fait voir ! Qui l’achètera ne perdra pas ! Qui veut voir, pourra voir ! Il fait voir ce qu’il fait voir ! Voilà le tuyau d’ivoire ! » En entendant ce cri, le prince Hassân, qui avait déjà fait un pas en avant, recula d’étonnement et, se tournant vers le marchand contre la boutique duquel il était adossé, il lui dit : « Par Allah sur toi ! ô mon maître, dis-moi si cet homme qui crie ce petit tuyau d’ivoire, à un prix si exorbitant, à l’esprit sain ou s’il a perdu tout bon sens, ou s’il agit de la sorte par jeu seulement ? » Et le maître de la boutique répondit ; « Par Allah, ô mon maître, je puis te certifier que cet homme est le plus honnête et le plus sage de nos crieurs ; et c’est lui que les marchands emploient le plus souvent, à cause de la confiance qu’il leur inspire, et parce qu’il est le plus ancien dans le métier ! Et je réponds de son bon sens, à moins qu’il ne l’ait perdu depuis ce matin ; mais je ne crois pas ! Il faut donc que ce tuyau vaille les trente mille dinars et même davantage, pour qu’il le crie à ce prix-là ! Et il doit les valoir par quelque endroit qui ne parait pas ! D’ailleurs, si tu le désires, je vais l’appeler ; et tu l’interrogeras toi-même ! Je te prie donc de monter t’asseoir dans ma boutique, et de te reposer un moment. » Et le prince Hassân accepta l’offre obligeante du marchand ; et, dès qu’il se fut assis, le crieur s’approcha de la boutique, ayant été appelé par son nom. Et le marchand lui dit : « Ô crieur un tel, le seigneur marchand que voici est bien étonné de t’entendre crier à trois mille bourses ce petit tuyau d’ivoire ; et moi-même j’en serais tout aussi étonné, si je ne te connaissais pour un homme doué d’une exacte probité. Réponds donc à ce seigneur, afin qu’il n’ait plus de toi une opinion — désavantageuse ! » Et le crieur se tourna vers le prince Hassân et lui dit : « En vérité, ô mon maître, le doute est permis à qui n’a pas vu ! Mais quand tu auras vu, tu ne douteras plus ! Quant à ce qui est du prix du tuyau, il est non pas de trente mille dinars, qui est le prix de mise en vente, mais de quarante mille. Et j’ai ordre de ne pas le laisser à moins, et de ne le céder qu’à celui qui le paiera au comptant ! » Et le prince Hassân dit : « Je veux bien te croire sur parole, ô crieur, mais encore faut-il que je sache par quel endroit ce tuyau mérite une telle considération, et par quelle singularité il se recommande à l’attention ! » Et le crieur dit : « Sache, ô mon maître, que si tu regardes dans ce tuyau par l’extrémité qui est garnie de ce cristal, quoi que tu puisses souhaiter de voir, tu es satisfait sur l’heure, et tu vois ! » Et le prince Hassân dit : « Si tu dis vrai, ô crieur de bénédiction, non seulement je te paierai le prix que tu demandes, mais encore mille dinars de courtage pour toi ! » Et il ajouta : « Hâte-toi de me montrer l’extrémité que je dois appliquer sur mon œil ! » Et le crieur la lui montra. Et le prince regarda à travers, en souhaitant de voir la princesse Nourennahar. Et soudain il la vit, assise dans la baignoire de son hammam, entre les mains de ses esclaves qui procédaient à sa toilette. Et elle riait, en jouant avec l’eau, et se regardait dans son miroir. Et de la voir si belle et si proche de lui, le prince Hassân, à la limite de l’émotion, ne put s’empêcher de jeter un grand cri, et faillit laisser tomber le tuyau de sa main. Et, ayant ainsi acquis la preuve que ce tuyau était la chose la plus merveilleuse qu’il y eût au monde, il n’hésita pas un instant à l’acheter, persuadé qu’il ne rencontrerait jamais une pareille rareté à rapporter de son voyage, dût ce voyage durer dix années, et dût-il parcourir tout l’univers. Et il lit signe au crieur de le suivre. Et, après avoir pris congé du marchand, il alla au khân où il logeait, et fit compter au crieur, par son esclave, les quarante bourses, en y ajoutant une autre pour le courtage. Et il devint le possesseur du tuyau d’ivoire. Et lorsque le prince Hassân eut fait cette précieuse acquisition, il ne douta pas de sa prééminence sur ses frères, et de sa victoire sur eux, et de la conquête de sa cousine Nourennahar. Et, plein de joie, il songea, comme il avait du temps devant lui, à prendre connaissance des coutumes et des mœurs des Persans, et à voir les curiosités de la ville de Schiraz. Et il passa ses journées à se promener, en regardant et en écoutant. Et, comme il avait l’esprit bien doué et l’âme sensible, il fréquenta les hommes instruits et les poètes, et apprit par cœur les poèmes, persans les plus beaux. Et c’est alors seulement qu’il résolut de retourner vers son pays ; et, profitant du départ de la même caravane, il se joignit aux marchands qui la composaient, et se mit en chemin. Et Allah lui écrivit la sécurité, et il arriva sans accident au khân des trois chemins, lieu du rendez-vous. Et il y trouva son frère, le prince Ali. Et il resta là, avec lui, en attendant le retour de leur troisième frère. Et voilà pour lui ! Mais pour ce qui est du prince Hôssein, qui était le plus jeune des trois princes, je te prie, ô Roi fortuné, d’incliner vers moi ton ouïe, car voici ! Après un long voyage, qui n’eut rien de vraiment extraordinaire, il arriva à une ville qu’on lui dit être Samarcande. Et c’était, en effet, Samarcande al-Ajam, la ville même où règne maintenant ton glorieux frère Schahzamân, ô Roi du temps. Et, dès le lendemain de son arrivée, le prince Hôssein se rendit au souk qu’on appelle, dans la langue du pays, le Bazar. Et il trouva que ce bazar-là était fort beau. Et comme il était très occupé à s’y promener en regardant de tous côtés avec ses deux yeux, soudain, à deux pas devant lui,’il vit un crieur qui tenait à la main une pomme. Et cette pomme était si admirable, rouge d’un côté et dorée de l’autre, et grosse comme une pastèque, que le prince Hôssein désira aussitôt l’acheter, et demanda à celui qui la portait : « À combien cette pomme, ô crieur ? » Et le crieur dit : « À trente mille dinars d’or, ô mon maître, comme mise à prix. Mais j’ai ordre de ne la céder qu’à quarante mille, et au comptant ! » Et le prince Hôssein s’écria : « Par Allah, ô homme, cette pomme est fort belle, et je n’ai jamais vu la pareille de ma vie ! Mais, sans doute, tu veux rire en en demandant un prix si exorbitant ! » ’Et le crieur répondit : « Non, par Allah ! ô mon seigneur, ce prix que je demande n’est rien en comparaison de la valeur réelle de cette pomme. Car, quelque belle et admirable que soit sa vue, elle n’est rien en comparaison de son odeur. Et son odeur, ô mon maître, quelque bonne et délicieuse qu’elle soit, n’est rien en comparaison de ses vertus ! Et ses vertus, ô couronne de ma tête, ô mon beau seigneur, quelque merveilleuses qu’elles soient, ne sont rien en comparaison des effets et des usages qu’on en retire pour le bien des hommes ! » Et le prince Hussein dit : « Ô crieur, hâte-toi, puisqu’il en est ainsi, de m’en faire sentir d’abord l’odeur. Et tu me diras ensuite quels en sont les vertus, les usages et les effets ! » Et le crieur, avançant la main, mit la pomme sous le nez du prince, qui la respira. Et il en trouva l’odeur si pénétrante et si suave, qu’il s’écria : « Ya Allah ! toute ma fatigue du voyage est oubliée, et c’est comme si je venais de sortir du sein de ma mère ! Ah ! quelle odeur ineffable ! » Et le crieur dit : Eh bien, seigneur, sache, puisque tu viens d’éprouver sur toi-même, en sentant l’odeur de cette pomme, des effets si inattendus, que cette pomme n’est pas naturelle mais fabriquée par la main de l’homme ; et elle n’est pas le fruit d’un arbre aveugle et insensible, mais le fruit de l’étude et des veilles d’un grand savant, d’un philosophe très célèbre, qui a passé toute sa vie dans les recherches et les expériences sur les vertus des plantes et des minéraux. Et il a abouti à la composition de cette pomme, qui renferme en elle la quintessence de tous les simples, de toutes les plantes utiles et de tous les minéraux curatifs. En effet, il n’y a pas de malade affligé de quelque calamité que ce soit, fut-ce de la peste, de la fièvre pourprée ou de la lèpre, qui, même moribond, ne recouvre la santé, rien qu’en la flairant. Et, d’ailleurs, tu viens de ressentir toi-même un peu de son effet, puisque tes fatigues du voyage, se sont évanouies à son odeur. Mais je veux, pour que la chose soit mieux avérée, qu’un malade atteint d’un mal incurable soit guéri devant tes yeux, afin que tu sois fixé sur ses vertus et ses propriétés, comme le sont tous les habitants de cette ville. Tu n’as, en effet, qu’à interroger les marchands qui sont ici rassemblés, et la plupart d’entre eux te diront que s’ils sont encore en vie, c’est uniquement grâce à cette pomme que tu vois ! » Or, pendant que le crieur parlait ainsi, plusieurs personnes s’étaient arrêtées et l’avaient environné, en disant : « Oui, par Allah ! tout cela est vrai ! Cette pomme est la reine des pommes, et le plus excellent des remèdes ! Et elle fait revenir les malades les plus désespérés des portes de la mort ! » Et, comme pour confirmer tout le bien qu’ils en disaient, un pauvre homme, aveugle et paralytique, vint à passer porté dans une hotte sur le dos d’un porteur. Et le crieur s’avança vivement de son côté et lui mit la pomme sous le nez. Et soudain l’infirme se souleva dans la hotte et, sautant par-dessus la tête de son porteur, connue un jeune chat, livra ses jambes au vent, en ouvrant des yeux comme des tisons. Et tout le monde le vit, et en rendit témoignage. Alors le prince Hôssein, convaincu de l’efficacité de cette pomme merveilleuse, dit au crieur : « Ô visage de bon augure, je te prie de me suivre à mon khân ! » Et il le mena au khân où il logeait, et lui paya les quarante mille dinars, et lui donna une bourse de mille dinars comme cadeau de courtage. Et, devenu possesseur de la pomme merveilleuse, il attendit avec patience le départ de quelque caravane, pour retourner à son pays. Car il était persuadé qu’avec cette pomme il triompherait aisément de ses deux frères et deviendrait l’époux de la princesse Nourennahar. Et, lorsque la caravane fut prête, il partit de Samarcande, et, malgré les fatigues d’un long voyage, il arriva, avec la permission d’Allah, en sécurité au khân des trois chemins, où l’attendaient ses deux frères Ali et Hassân. Et les trois princes, après s’être embrassés avec beaucoup de tendresse, et félicités mutuellement de leur bonne arrivée... — À ce moment de sa narration, Schahrasade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENT DIXIÈME NUIT Elle dit : ... Et les trois princes, après s’être embrassés avec beaucoup de tendresse, et félicités mutuellement de leur bonne arrivée, s’assirent pour manger en commun. Et, après le repas, le prince Ali, qui était l’ainé, prit la parole et dit : « Ô mes frères, nous avons devant nous toute la vie pour nous entretenir des particularités de notre voyage. Maintenant il s’agit de nous montrer les uns aux autres la rareté -rapportée, qui est le but et le fruit de notre entreprise, afin que nous puissions nous faire justice par avance, et voir à peu près en faveur de qui le sultan, notre père, donnera la préférence au sujet do notre cousine, la princesse Nourennabar ! » Et il se tut un moment, et ajouta : « Pour ma part, comme je suis votre aîné, je vais vous révéler ma trouvaille. Sachez donc que mon voyage s’est fait dans l’Inde maritime, au royaume de Bischangar. Et tout ce que j’en ai rapporté est ce tapis de prière sur lequel vous me voyez assis, et qui est d’une laine commune et d’une apparence sans éclat. Mais c’est grâce à ce tapis que j’espère conquérir notre cousine ! » Et il raconta à ses frères toute l’histoire du tapis volant, et ses vertus, et comment il s’en était servi pour revenir en un clin d’œil du royaume de Bischangar. Et, pour donner plus de valeur à ses paroles, il pria ses frères de s’asseoir sur le tapis à côté de lui, et leur fit faire en l’air un voyage de la durée d’un clin d’œil, qu’avec d’autres véhicules il eût fallu plusieurs mois pour mener à bien. Puis il ajouta : « J’attends maintenant que vous m’appreniez si ce que vous avez apporté peut être comparé à mon tapis ! » Et, ayant fini de la sorte d’exalter l’excellence de l’objet qu’il possédait, il se tut. Et le prince Hassân, à son tour, prit la parole et dit : « En vérité, ô mon frère, ce tapis volant est une chose prodigieuse, et de ma vie je n’en ai vu de semblable. Mais, quelque admirable qu’il soit, vous conviendrez tous deux avec moi qu’il peut y avoir d’autres choses dans le monde qui soient dignes d’attention, et, pour vous en donner la preuve, voici ce tuyau d’ivoire qui, à première vue, ne parait pas une rareté si extraordinaire. Croyez cependant qu’il m’a coûté ce qu’il m’a coûté, et, qu’en dépit de son apparence modeste, c’est un objet tout à fait merveilleux. Et vous n’hésiterez pas à me croire, lorsque vous aurez appliqué votre œil sur l’extrémité de ce tuyau, où vous voyez ce cristal. Tenez ! faites comme je vais vous montrer ! » Et il appliqua le tuyau d’ivoire sur son œil droit, en fermant son œil gauche, et en disant : « Ô tuyau d’ivoire, fais-moi tout de suite voir la princesse Nourennahar : » Et il regarda à travers le cristal. Et ses deux frères, qui’avaient les yeux sur lui, furent à la limite de l’étonnement de le voir soudain, changer de visage et devenir bien jaune de teint, comme sous le coup d’une grande affliction ! Et, avant qu’ils aient eu le temps de l’interroger, il s’écria : « Il n’y a de force et de recours qu’en Allah ! Ô mes frères, c’est en vain que tous trois nous avons entrepris un voyage si pénible, dans l’espoir du bonheur ! Hélas ! dans quelques instants notre cousine ne sera plus en vie, car je viens de la voir dans son lit, entourée par ses femmes en pleurs, et par les eunuques désespérés. Vous allez d’ailleurs juger par vous-mêmes de l’état pitoyable où elle se trouve réduite, ô notre calamité ! » Et, parlant ainsi, il remit le tuyau d’ivoire au prince Ali, en lui disant de formuler en son esprit le souhait de voir la princesse. Et le prince Ali regarda à travers le cristal et recula, aussi affligé que son frère. Et le prince Hôssein prit le tuyau de ses mains, et vit le même spectacle attristant. Mais, loin de se montrer aussi affligé que ses frères, il se prit à rire et dit : « Ô mes frères, rafraîchissez vos yeux et calmez votre âme, car bien que la maladie de notre cousine soit d’une grande gravité, par ce qui nous apparaît, elle ne saurait résister à la vertu de cette pomme que voici, et dont la seule odeur ramène les morts du fond de leurs tombeaux ! » Et il leur raconta, en peu de mots, l’histoire de la pomme et ses vertus, et les effets de ses vertus, et les assura qu’elle guérirait sans faute leur cousine. En entendant ces paroles, le prince Ali s’écria : « Dans ce cas, ô mon frère, nous n’avons qu’à nous transporter en toute diligence à notre palais, par le moyen de mon tapis. Et tu expérimenteras sur notre bien-aimée cousine la vertu salvatrice de cette pomme-là. » Et les trois princes donnèrent l’ordre à leurs esclaves d’aller les rejoindre à cheval, et les congédièrent. Puis, s’étant assis sur le tapis, ils formulèrent ensemble le même souhait d’être transportés dans la chambre de la princesse Nourennahar. Et, en un clin d’œil, ils se trouvèrent, assis sur le tapis, au milieu de la chambre de la princesse. Aussi, lorsque les femmes et les eunuques de Nourennahar eurent aperçu soudain les trois princes dans la chambre, sans comprendre comment ils y étaient arrivés, ils furent saisis d’effroi et d’étonnement. Et les eunuques, les méconnaissant d’abord et les prenant pour des étrangers, étaient sur le point de se jeter sur eux, quand ils revinrent de leur méprise. Et les trois frères se levèrent aussitôt de dessus le tapis ; et le prince Hôssein s’approcha vivement du lit où était étendue Nourennahar à l’agonie, et lui mit la pomme merveilleuse sous les narines. Et la princesse ouvrit les yeux, tourna la tête de côté et d’autre, en regardant avec des yeux étonnés les personnes qui l’environnaient, et se mit sur son séant. Et elle sourit à ses cousins et leur donna sa main à baiser, en leur souhaitant la bonne arrivée, et s’informa de leur voyage. Et ils lui apprirent combien ils étaient heureux d’être arrivés assez à temps pour contribuer à sa guérison, avec l’aide d’Allah. Et ses femmes lui dirent comment ils étaient arrivés, et comment le prince Hôssein l’avait ramenée à la vie, en lui faisant respirer l’odeur de la pomme. Et Nourennahar les remercia tous ensemble, et le prince Hôssein en particulier. Puis, comme elle demandait à s’habiller, ses cousins prirent congé d’elle, en faisant des vœux pour la longue durée de sa vie, et se retirèrent. Et, laissant leur cousine aux soins de ses femmes, les trois frères allèrent se jeter aux pieds du sultan, leur père, et lui présentèrent leurs respects. Et le sultan, qui avait déjà été prévenu par les eunuques de leur arrivée et de la guérison de la princesse, les releva et les embrassa et se réjouit avec eux de les voir revenus en bonne santé. Et, après qu’ils eurent épanché dé la sorte leur mutuelle affection, les trois princes présentèrent au sultan la rareté que chacun d’eux avait rapportée. Et, après qu’ils lui eurent expliqué ce qu’ils avaient à lui expliquer à ce sujet, ils le supplièrent de donner son avis et de marquer sa préférence. Lorsque le sultan eut entendu tout ce que ses fils voulurent lui représenter à l’avantage de ce qu’ils avaient apporté, et que, sans les interrompre, il eut écouté ce qu’ils lui racontaient au sujet de la guérison de leur cousine, il demeura quelque temps silencieux, en réfléchissant profondément. Après quoi il releva la tête et leur dit : « Ô mes fils, l’affaire est bien délicate, et elle est encore bien plus difficile à résoudre qu’avant votre départ. Car d’un côté je trouve que les raretés que vous apportez se valent, en toute justice, et que, d’autre part, elles ont contribué, chacune pour sa part, à la guérison de votre cousine. En effet, c’est le tuyau d’ivoire qui, le premier, vous a éclairés sur le cas de la princesse ; et c’est le tapis qui vous a transportés en toute diligence auprès d’elle ; et c’est la pomme qui l’a guérie. Mais ce merveilleux résultat ne se serait pas produit, avec l’assentiment d’Allah, si l’une de ces raretés avait fait défaut. Aussi vous voyez votre père encore plus embarrassé qu’auparavant pour marquer son choix. Et vous-mêmes, doués du sens de la justice comme vous l’êtes, vous devez être aussi embarrassés et aussi perplexes que je le suis ! » Et, ayant parlé de la sorte avec sagesse et impartialité, le sultan se remit à réfléchir sur la situation. Et, au bout d’une heure de temps, il s’écria : « Ô mes fils, un seul moyen me reste pour sortir d’embarras. Et je vais vous l’indiquer. Voici, ô mes enfants : Gomme vous avez encore du temps jusqu’à la nuit, prenez chacun un arc et une flèche, et rendez-vous hors de la ville, au meidân qui sert pour les joutes des cavaliers, et je m’y rendrai avec vous. Et je déclare que je donnerai la princesse Nourennahar pour épouse à celui de vous qui aura tiré le plus loin ! » Et les trois princes répondirent par l’ouïe et l’obéissance. Et tous ensemble, suivis des nombreux officiers du palais, se rendirent au meidân. Et le prince Ali, étant l’aîné, prit son arc et une flèche et tira le premier ; et le prince Hassan tira le second, et sa flèche alla tomber plus loin que celle de son ainé. Et le troisième qui tira, fut le prince Hôssein ; mais aucun des officiers placés de distance en distance, sur un très long parcours, ne vit tomber sa flèche, qui traversa les airs en ligne droite et se perdit dans le loin. Et on courut et on chercha ; mais malgré toutes les recherches, et quelque attention que l’on y apportât, il ne fut pas possible de retrouver la flèche. Alors le sultan, devant tous ses officiers réunis, dit aux trois princes : « Ô mes fils, vous le voyez, le sort se prononce ! Bien qu’il apparaisse que c’est toi, ô Hôssein, qui aies tiré le plus loin, néanmoins tu n’es point le vainqueur, puisqu’il est nécessaire que la flèche soit trouvée, pour rendre la victoire évidente et certaine. Et je me vois dans l’obligation de déclarer vainqueur mon second fils Hassân, dont la flèche est tombée plus loin que celle de son aîné. Alors donc, ô mon fils Hassân, c’est toi, sans conteste, qui deviens l’époux de la fille de ton oncle, la princesse Nourennahar. Car telle est sa destinée ! » Et, ayant décidé de la sorte, le sultan donna aussitôt les ordres pour les préparatifs et les cérémonies des noces de son fils Hassân avec la princesse Nourennahar. Et, peu de jours après, on célébra les noces avec une grande magnificence. Et voilà pour le prince Hassân et son épouse Nourennahar ! Quant au prince Ali, l’ainé, il ne voulut pas assister aux cérémonies du mariage, et, comme sa passion pour sa cousine était très vive et désormais sans aboutissant, il ne put se résoudre à vivre au palais, et, en séance publique, il renonça de son plein gré à la succession au trône de son père. Et il revêtit l’habit de derviche, et alla se placer sous la direction spirituelle d’un cheikh réputé pour sa sainteté, sa science et sa vie exemplaire, au fond de la plus retirée des solitudes. Et voilà pour lui ! Mais pour ce qui est du prince Hôssein, dont la flèche s’était perdue dans le loin, voici... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENT ONZIÈME NUIT Elle dit : ... Pour ce qui est du prince Hôssein, dont la flèche s’était perdue dans le loin, voici ! De même que son frère Ali s’était abstenu d’assister aux noces du prince Hassân et de la princesse Nourennahar, de même il s’abstint, lui aussi, d’y prendre part. Mais il ne revêtit point comme lui l’habit de derviche et, loin de renoncer à la vie du monde, il résolut de prouver qu’il avait été frustré de son dû, et se mit, dans ce but, à la recherche de la flèche qu’il ne croyait pas irrémédiablement disparue. Et, sans tarder, pendant que les fêtes continuaient au palais à l’occasion des noces, il se déroba à ses gens et se rendit à l’endroit du meidân oh l’expérience avait eu lieu. Et là il se mit à marcher droit devant lui, dans la direction suivie par la flèche, en regardant avec attention à droite et à gauche, à chaque pas. Et il alla de la sorte extrêmement loin, sans rien découvrir. Mais, loin de se décourager, il, continua à marcher encore et encore, toujours en ligne droite, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à un amas de rochers qui barrait complètement l’horizon. Et il se dit que si la flèche devait se trouver quelque part, elle ne pouvait être ailleurs que là, vu qu’elle n’aurait pu percer cet amas de rochers. Et il avait à peine fini de formuler en lui-même cette pensée, qu’il aperçut par terre, couchée avec la pointe en avant et non point enfoncée dans le sol, la flèche marquée à son nom, celle-là même qu’il avait lancée de sa propre main. Et il se dit : « Ô prodige ! Ouallahi ! ni moi ni personne au monde nous ne pourrions, par nos propres forces, tirer une flèche si loin. Et, voici que non seulement elle est arrivée à cette distance inouïe, mais encore qu’elle a dû donner avec vigueur contre le rocher pour avoir été ainsi renvoyée par sa résistance. Voilà une chose extraordinaire ! Et qui sait quel mystère il y a dans tout cela ? » Et, ayant ramassé la flèche, comme il était en train tantôt de la considérer et tantôt de regarder le rocher où elle avait frappé, il remarqua dans ce rocher un enfoncement taillé en forme de porte. Et il s’en approcha et vit que c’était réellement une porte masquée, sans cadenas ni serrure, taillée à même le rocher, et apparente seulement par la légère séparation qui en faisait le tour. Et, par un mouvement tout naturel en pareil cas, il la poussa, sans trop penser qu’elle allait s’ouvrir sous la pression. Et il fut bien étonné en constatant qu’elle cédait sous sa main et tournait sur elle-même, tout comme si elle reposait sur des gonds fraîchement graissés. Et, sans trop réfléchir à ce qu’il faisait, il entra, sa flèche à la main, dans la galerie en pente douce à laquelle cette porte donnait accès. Mais dès qu’il en eut franchi, le seuil, la porte, comme mue par ses propres forces, revint sur elle-même et boucha complètement l’entrée de la galerie. Et il se trouva dans les épaisses ténèbres. Et il eut beau essayer de rouvrir la porte, il ne réussit qu’à s’endolorir les mains et à s’écorcher les ongles. Alors, comme il n’y avait plus à songer à sortir, et comme il |tait doué d’un cœur courageux, il n’hésita pas à s’enfoncer en avant à travers les ténèbres en suivant la pente douce de la galerie. Et bientôt il vit poindre une lumière vers laquelle il se hâta ; et il se trouva à la sortie de la galerie. Et il se vit soudain sous le ciel nu, en face d’une plaine verdoyante au milieu de laquelle s’élevait un magnifique palais. Et, avant qu’il eût le temps d’admirer l’architecture de ce palais, une dame en sortit qui s’avança vers lui, entourée d’une troupe d’autres dames, et dont, à n’en pas douter, elle était la maîtresse, à en juger seulement par sa beauté miraculeuse et son port majestueux. Et elle était vêtue d’étoffes qui n’avaient rien de réel, et portait ses cheveux dénoués qui flottaient jusqu’à ses pieds. Et elle s’avança d’un pas léger jusqu’à l’entrée de la galerie, et, étendant la main d’un geste plein de cordialité, elle dit : « Sois ici le bienvenu, ô prince Hôssein ! » Et le jeune prince, qui s’était profondément incliné en la voyant, fut à la limite de l’étonnement de s’entendre ainsi appeler de son nom, par une dame qu’il n’avait jamais vue, et qui vivait dans un pays dont il n’avait jamais ouï parler, bien qu’il fût si proche de la capitale de leur royaume ! Et comme déjà il ouvrait la bouche pour exprimer sa surprise, la merveilleuse jouvencelle lui dit : « Ne m’interroge pas ! Je satisferai moi-même ta légitime curiosité, lorsque nous serons dans mon palais ! » Et, souriante, elle lui prit la main et le conduisit, à travers les allées, vers la salle de réception qui s’ouvrait par un portique de marbre sur le jardin. Et elle le fit asseoir à côté d’elle sur le sofa, au milieu de cette salle splendide. Et, lui tenant, la main dans les deux siennes, elle lui dit ; « Ô charmant prince Hôssein, ta surprise cessera quand tu sauras que je te connais depuis ta naissance, et que j’ai souri sur ton berceau. Je suis, en effet, une gennia princesse, fille du roi des genn. Et ma destinée est écrite sur toi. Et c’est moi qui ait fait mettre en vente à Samarcande la pomme miraculeuse que tu as achetée, et à Bischangar le tapis de prière que ton frère Ali en a rapporté, et à Schiraz le tuyau d’ivoire que ton frère Hassân y a trouvé. Et cela doit suffire pour te faire comprendre que je n’ignore rien de ce qui te concerne. Et j’ai jugé, puisque ma destinée est attachée à la tienne, que tu étais digne d’un bonheur plus grand que celui d’être l’époux de ta cousine Nourennahar. Et c’est pourquoi j’ai fait disparaître ta flèche et l’ai conduite jusqu’ici, afin de t’y acheminer toi-même. Et il ne tient maintenant qu’à toi de ne point laisser de tes doigts échapper lé bonheur ! » Et, ayant prononcé ces dernières paroles d’un ton empreint d’une grande tendresse, la belle princesse gennia baissa les yeux en rougissant beaucoup. Et sa jeune beauté n’en devint que plus exquise. Et le prince Hôssein, qui savait bien que sa cousine Nourennahar ne pouvait plus lui appartenir, et voyant de combien la princesse gennia lui était supérieure en beauté, en appas, en agréments, en esprit et en richesses, autant du moins qu’il le pouvait conjecturer par ce qu’il venait de voir et par la magnificence du palais où il se trouvait, ne put que bénir sa destinée qui l’avait conduit, comme par la main, jusqu’à ces lieux si proches et si ignorés ; et, s’inclinant devant la belle gennia, il lui dit : « Ô princesse des genn, ô dame de la beauté, ô souveraine ! que le bonheur d’être l’esclave de tes yeux et l’enchaîné de tes perfections me soit venu sans mérites de ma part, voilà qui est fait pour ravir la raison de l’être humain que je suis ! Ah ! comment une fille des genn peut-elle jeter ses regards sur un adamite inférieur, et le préférer aux rois invisibles qui gouvernent les pays de l’air et les contrées souterraines ? Mais peut-être, ô princesse, que tu es fâchée avec tes parents, et que tu es venue, par bouderie, habiter ce palais où tu me reçois sans le consentement du roi des genn, ton père, et de la reine des genn ta mère, et de tes autres parents ? Et peut-être que, dans ce cas, je vais être pour toi une cause de tracas et un objet de gêne et d’ennui ! » Et, parlant ainsi, le prince Hôssein s’inclina jusqu’à terre et baisa le bas de la robe de la gennia princesse qui lui dit, en le relevant et en lui prenant la main : « Sache, ô prince Hôssein, que je suis ma seule maîtresse et que j’agis toujours à ma guise, ne souffrant jamais que personne parmi les genn se mêle de ce que je fais ou compte faire. Tu peux donc être tranquille à ce sujet ; et rien ne nous arrivera que d’heureux ! » Et elle ajouta : « Veux-tu devenir mon époux et m’aimer beaucoup ? » Et le prince Hôssein s’écria : « Ya Allah ! si je le veux ? Mais je donnerais ma vie entière pour passer un jour non seulement comme ton époux mais comme le dernier de tes esclaves ! » Et, ayant ainsi parlé, il se jeta aux pieds de la belle gennia, qui le releva et dit : « Puisqu’il en est ainsi, je t’accepte comme époux, et je suis désormais ton épouse ! » Et elle ajouta : « Et maintenant, comme tu dois avoir faim, allons prendre ensemble notre premier repas ! » Et elle le conduisit dans une seconde salle, encore plus splendide que la première, illuminée d’une infinité de bougies parfumées d’ambre, placées dans une symétrie qui faisait plaisir à voir. Et elle s’assit avec lui devant un admirable plateau d’or chargé de mets d’un aspect réjouissant pour le cœur. Et aussitôt se fit entendre, au son des instruments d’harmonie, un chœur de voix de femmes qui semblait descendre du ciel même. Et la belle gennia se mit à servir de ses propres mains son nouvel époux, en lui offrant les morceaux les plus délicats des mets qu’elle lui nommait à mesure. Et le prince trouvait exquis ces mets dont il n’avait jamais entendu parler, ainsi que les vins, les fruits, les pâtisseries et les confitures, toutes choses dont jamais il n’avait goûté les pareilles dans les fêtes et les noces des êtres humains. Et lorsque le repas fut terminé, la belle gennia princesse et son époux allèrent s’asseoir dans une troisième salle, creusée en dôme, et plus belle que la précédente. Et ils avaient le dos appuyé à des coussins de soie à grands fleurons de différentes couleurs, ouvragés à l’aiguille avec une délicatesse merveilleuse. Et aussitôt un grand nombre de ballerines, filles de genn, entrèrent dans la salle, et dansèrent un pas ravissant, avec la légèreté des oiseaux. Et une musique se faisait en même temps entendre, invisible mais présente, et tombant de haut. Et la danse continua jusqu’à ce que la belle gennia se fût levée, ainsi que son époux. Et les ballerines, sur un rythme de pas harmonieux, sortirent de la salle comme un vol d’écharpes, et marchèrent devant les nouveaux mariés jusqu’à la porte de la chambre où était préparé le lit nuptial. Et elles se rangèrent en haie pour qu’ils entrassent, et se retirèrent ensuite, les laissant libres de se coucher ou de dormir. Et les deux jeunes époux se couchèrent dans le lit parfumé, et ce fut non point pour dormir mais pour. se réjouir... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENT DOUZIÈME NUIT Elle dit : ... Et les deux jeunes époux se couchèrent dans le lit parfumé, et ce fut non point pour dormir mais pour se réjouir. Et le prince Hôssein püt de la sorte goûter et comparer. Et il trouva dans cette gennia vierge une excellence dont n’avaient jamais approché, ni de près ni de loin, les plus merveilleuses adolescentes filles des humains. Et, quand il voulut de nouveau goûter à ses appas incomparables, il trouva la place aussi intacte que s’il n’y avait pas touché. Et il comprit alors que la virginité chez les filles des genn se reconstituait au fur et à mesure. Et il se délecta de cette trouvaille-là à la limite de la délectation. Et il se loua de plus en plus de sa destinée qui l’avait conduit par la main vers cette histoire inespérée. Et il passa cette nuit-là, et bien d’autres nuits et d’autres journées, dans les délices des prédestinés. Et son amour, loin de diminuer par la possession, ne faisait qu’augmenter par ce qu’il découvrait sans cesse de nouveau en sa belle gennia princesse, aussi bien dans les charmes de son esprit que dans les perfections de sa personne. Or, au bout de six mois de cette vie heureuse, le prince Hôssein, qui avait toujours eu une grande affection filiale pour son père, songea que son absence prolongée devait l’avoir plongé dans une douleur sans bornes, d’autant plus qu’elle était inexplicable, et il éprouva l'ardent désir de le revoir. Et il s’en ouvrit sans détours à son épouse la gennia, qui fut d’abord fort alarmée de cette résolution, tant elle craignait que ce fût un prétexte pour l’abandonner. Mais le prince Hôssein lui avait donné et continuait à lui donner tant de preuves d’attachement et tant de marques de violente passion, et il lui parla de son vieux père avec une telle tendresse et une telle éloquence, qu’elle ne voulut pas s’opposer à son penchant filial. Et elle lui dit, en l’embrassant : « Ô mon bien-aimé, certes ! si je n’écoutais que mon cœur, je ne pourrais me résoudre à te voir t’éloigner de nos demeures, ne fût-ce que pour une journée ou moins encore. Mais je suis maintenant tellement convaincue de ton attachement pour moi, et j’ai une si grande confiance en la fermeté de ton amour et en la vérité de tes paroles, que je ne veux pas te refuser la permission d’aller voir le sultan, ton père. Mais c’est à condition que ton absence ne sera pas de longue durée, et que tu m’en fasses le serment, dans le but de me tranquilliser ! » Et le prince Hôssein se jeta aux pieds de son épouse la gennia, pour lui marquer combien il était pénétré de reconnaissance pour sa bonté à son égard, et lui dit : « Ô ma souveraine, ô dame de la beauté, je connais tout le prix de la grâce que, tu m’accordes, et quoi que je puisse t’en dire pour te remercier, sois persuadée que j’en pense encore davantage. Et je te fais le serment, sur ma tète, que mon absence sera de courte durée. Et d’ailleurs pourrais-je, t’aimant comme je t’aime, la prolonger au delà du temps nécessaire pour aller chez mon père et revenir ? Tranquillise donc ton âme et rafraîchis tes yeux, car je penserai tout le temps à toi ; et rien de désagréable ne m’arrivera, inschallah ! » Et ces paroles du prince Hôssein achevèrent de calmer l’émoi de la charmante gennia, qui répondit, en embrassant de nouveau son époux : « Pars donc, ô mon bien-aimé, sous la sauvegarde d’Allah, et reviens-moi en bonne santé. Mais, auparavant, je te prie de ne poin trouver mauvais que je te donne quelques avis sur la manière dont il faut que tu te comportes durant l’absence, au palais de ton père Et, d’abord, je pense qu’il faut bien te garder de parler de notre mariage au sultan, ton père, ou à tes frères, ni de ma qualité de fille du roi des genn, ni du lieu où nous habitons, ni du chemin qui y conduit. Mais dis-leur seulement à tous de se contenter d’apprendre que tu es parfaitement heureux, que tous tes désirs sont satisfaits, que tu ne souhaites rien davantage que de vivre dans le bonheur où tu vis, et que le seul motif qui te ramène auprès d’eux est celui de faire simplement cesser les inquiétudes où ils pouvaient être au sujet de ta destinée ! » Et, ayant ainsi parlé, la gennia donna à son époux vingt cavaliers genn bien armés, bien montés et bien équipés, et lui fit amenër un cheval si beau que nul dans le palais et le royaume de son père ne possédait le pareil. Et le prince Hôssein, quand tout fut prêt, prit congé de son épouse la gennia princesse, en l’embrassant et en renouvelant la promesse qu’il lui avait faite de revenir incessamment. Puis il s’approcha du beau cheval frémissant, le flatta de la main, lui parla à l’oreille, le baisa et sauta en selle avec grâce. Et son épouse le vit et l’admira. Et, après qu’ils se furent fait le dernier adieu, il partit à la tête de ses cavaliers. Et comme le chemin qui conduisait à la capitale de son père n’était pas long, le prince Hôssein ne tarda pas à arriver à l’entrée de la ville. Et le peuple, qui le reconnut, fut heureux de le revoir, et le reçut avec acclamations et l’accompagna, avec des cris de joie, jusqu’au palais du sultan. Et son père, en le voyant, fut dans le bonheur et le reçut dans ses bras, en pleurant et en se plaignant, dans sa tendresse paternelle, de la douleur et de l’affliction où l’avaient jeté une si longue et inexplicable absence. Et il lui dit : « Ah ! mon fils, je croyais bien n’avoir plus la consolation de te revoir ! J’avais, en effet, lieu de craindre qu’à la suite de la décision du sort, à l’avantage de ton frère Hassân, tu ne te fusses porté à quelque acte de désespoir ! » Et le prince Hôssein répondit : « Certes, ô mon père, la perte me fut cruelle de la princesse Nourennahar, ma cousine, dont la conquête avait été l’unique objet de mes souhaits. Et l’amour est une passion qu’on n’abandonne pas quand on le veut, surtout lorsque c’est un sentiment qui vous domine, vous maîtrise et ne vous donne pas le temps de recourir aux conseils de la raison. Mais, ô mon père, tu n’as sans doute pas oublié qu’en tirant ma flèche, lors du concours avec mes frères dans le meidân, il m’arriva cette chose extraordinaire et inexplicable que ma flèche, tirée dans une plaine unie et dégagée, devant toi et devant les autres assistants, ne put être retrouvée, malgré toutes les recherches. Or, moi, vaincu de la sorte par la destinée contraire, je ne voulus point perdre le temps en plaintes, avant d’avoir complètement satisfait mon esprit inquiet sur cette aventure que je ne comprenais pas. Et je m’éloignai, pendant les cérémonies des noces de mon frère, sans que personne s’en fût aperçu, et je retournai seul au meidân pour essayer de retrouver ma flèche. Et je me mis à la chercher en marchant en ligne droite, dans la direction présumée qu’elle avait dû suivre, et en regardant de tous côtés, en deçà et au delà, à ma droite et à ma gauche. Mais toutes mes recherches furent inutiles, sans toutefois me rebuter. Et je poursuivis ma marche en avant, toujours en jetant les yeux de côté et d’autre, et en prenant la peine de reconnaître et d’examiner la moindre chose qui de près ou de loin pouvait ressembler à une flèche. Et je parcourus de la sorte une très longue distance, et je finis par réfléchir qu’il n’était pas possible qu’une flèche, fût-elle lancée par un bras mille fois plus fort que le mien, pût arriver si loin, et par me demander si j’avais perdu, en même temps que ma flèche, tout mon bon sens. Et déjà je me disposais à abandonner mon entreprise, surtout en me voyant arrivé à une ligne de rochers qui barrait complètement l’horizon, quand soudain, au pied même de l’un de ces rochers, j’aperçus ma propre flèche, non point enfoncée dans le sol par la pointe, mais couchée à une certaine distance de l’endroit où elle avait dû frapper. Et cette découverte me jeta dans une grande perplexité, au lieu de me réjouir. Car raisonnablement je ne pouvais m’imaginer que j’étais capable de lancer si loin une flèche. Et c’est alors, à mon père, que j’eus l’explication de ce mystère, et de tout ce qui m’était arrivé dans mon voyage à Samarcande. Mais c’est là un secret que je ne puis hélas ! te révéler sans manquer à mon serment. Et tout ce que je puis t’en dire, ô mon père, est que, depuis ce moment, j’oubliai et ma cousine et ma défaite et tous mes ennuis, et j’entrai dans la voie plane du bonheur. Et pour moi commença une vie de délices, qui n’était troublée que par l’éloignement où je me trouvais d’un père que j’affectionne pardessus tout au monde, et par le sentiment que j’avais qu’il devait être dans l’inquiétude à mon sujet. Et je crus alors de mon devoir de fils de venir te voir et te tranquilliser. Et tel est, ô mon père, l’unique motif de ma venue ! » Lorsque le sultan eut entendu ces paroles de son fils, et compris de la sorte qu’il possédait le bonheur, et rien de plus, il répondit : « Ô mon fils, que peut souhaiter de plus pour son enfant un père affectueux ? Certes ! j’eusse beaucoup mieux aimé te voir vivre dans ce bonheur, auprès de moi, lors de mes vieilles années, plutôt que dans un endroit dont j’ignore la situation et même l’existence. Mais au moins, mon fils, ne peux-tu m’apprendre où il faut que je m’adresse désormais pour avoir fréquemment de tes nouvelles, et n’être plus dans l’état d’inquiétude où m’avait plongé ton absence ? » Et le prince Hôssein répondit : « Pour ce qui est de ta tranquillité, ô mon père, sache que j’y veillerai moi-même, en me rendant si fréquemment auprès de toi que je craindrai presque de me rendre importun. Mais pour ce qui est de t’indiquer l’endroit où l’on peut avoir de mes nouvelles, je le supplie de me dispenser de te le révéler, car c’est là un mystère de la foi que j’ai jurée et du serment que je tiens à tenir. » Et le sultan, ne voulant pas insister davantage à ce sujet, dit au prince Hôssein : « Ô mon fils, qu’Allah me garde de pénétrer plus avant, contre ton gré, dans le secret. Tu peux, quand tu yeux, retourner à ce séjour de délices où tu habites. Seulement je veux te demander de me faire également, à moi, ton père, une promesse, et c’est de revenir me voir une fois tous les mois, sans crainte de m’importuner, comme tu dis, ou de me déranger. Car quelle occupation plus chère peut avoir un père aimant, sinon de se réchauffer le cœur de l’approche de ses enfants et de se rafraîchir l’âme de leur présence, et de se réjouir les yeux de leur vue ? » Et le prince Hôssein répondit par l’ouïe et l’obéissance, et, ayant fait le serment demandé, resta au palais trois jours entiers, au bout desquels il prit congé de son père, et partit le matin du quatrième jour, à l’aube, à la tête de ses cavaliers, fils des genn, comme il était venu... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENT TREIZIÈME NUIT Elle dit : ... Et le prince Hôssein répondit par l’ouïe et l’obéissance, et, ayant fait le serment demandé, resta au palais trois jours entiers, au bout desquels il prit congé de son père, et partit le matin du quatrième jour, à l’aube, à la tête de ses cavaliers, fils des genn, comme il était venu. Et ce fut avec infiniment de joie que le reçut son épouse la belle gennia, et avec un plaisir d’autant plus vif qu’elle ne s’attendait pas à le voir revenir si promptement. Et ils célébrèrent ensemble cet heureux retour, en s’aimant beaucoup, sur les modes les plus agréables et les plus divers. Et la belle gennia n’épargna rien, à partir de ce jour, pour rendre le plus attrayant possible à son époux le séjour de la demeure enchantée. Et ce furent des variations continuelles dans la façon de respirer l’air, de se promener, de manger, de boire, de s’amuser, de voir danser les ballerines, d’entendre chanter les almées, d’écouler les instruments d’harmonie, de réciter des poésies, de sentir le parfum des roses, de se parer avec les fleurs du jardin, de cueillir les beaux fruits mûrs à même les branches, et de jouer à l’incomparable jeu des amants, qui est le jeu d’échecs sur le lit, en tenant compte de toutes les savantes combinaisons dont est susceptible ce jeu délicat. Et au bout d’un mois de cette délicieuse vie-là, le prince Hôssein, qui avait déjà mis son épouse au courant de la promesse qu’il avait faite au sultan, son père, fut bien obligé d’interrompre leurs plaisirs, et de prendre congé de l’attristée gennia. Et équipé et habillé plus magnifiquement que la première fois, il monta sur son beau cheval, et se mit à la tête des fils des genn, ses cavaliers, pour aller rendre visite au sultan, son père. Or, pendant son absence, lorsqu’il était parti la première fois du palais de son père, les conseillers favoris du sultan, qui jugeaient de la puissance du prince Hôssein et de ses richesses inconnues par les échantillons qu’il en avait fait paraître durant les trois jours qu’il avait passés au palais, ne manquèrent pas d’abuser de la liberté que le sultan leur donnait de lui parler, et de l’ascendant qu’ils avaient acquis sur son esprit, pour essayer de faire naître en lui des soupçons contre son fils, et lui faire croire, que le prince lui portait ombrage. Et ils lui représentèrent que la prudence la plus élémentaire lui commandait de savoir au moins en quel lieu se trouvait la retraite de son fils, et où il puisait tout l’or nécessaire pour des dépenses semblables à celles qu’il avait faites durant son séjour, et pour le faste dont il s’était plu à faire parade, uniquement dans l’intention, disaient-ils, de braver son père et de montrer qu’il n’avait pas besoin de ses libéralités ou de sa tutelle pour vivre en prince. Et ils lui dirent qu’il était à craindre qu’il ne se rendît populaire et ne soulevât les fidèles sujets contre leur souverain, pour le détrôner et se mettre à sa place. Mais le sultan, bien que ces paroles l’eussent déjà quelque peu ému, ne voulut point croire que son fils Hôssein, son préféré, fût capable de comploter contre lui, en formant un dessein aussi perfide que celui-là. Et il répondit à ses conseillers favoris : « Ô vous dont la langue secrète le doute et la suspicion, ignorez-vous donc que mon fils Hôssein m’aime, et que je suis d’autant plus sûr de sa tendresse et de sa fidélité que je ne lui ai jamais donné le moindre sujet d’être mécontent de moi ? » Mais le plus écouté des favoris reprit : « Ô roi du temps, qu’Allah t’accorde une longue vie ! Mais crois-tu que le prince Hôssein ait si vite oublié ce qu’il croit être une injustice de ta part, en ce qui concerne la décision du sort au sujet de la princesse Nourennahar ? Et ne penses-tu pas, par ce qui en parait clairement, que le prince Hôssein n’a pas eu le bon esprit d’accepter avec soumission le décret du destin, au lieu d’imiter l’exemple de son frère ainé qui, plutôt que de se révolter contre la chose écrite, a préféré revêtir l’habit de derviche et aller se mettre sous la direction spirituelle d’un saint cheikh versé dans la connaissance du Livre ? Et puis, ô notre maître, n’as-tu pas déjà observé, avant nous, que, lors de l’arrivée du prince Hôssein, lui et ses gens sont frais, et leurs habits et les ornements et les housses de leurs chevaux ont le même éclat que s’ils ne faisaient que de sortir de la main de l’ouvrier ? Et n’as-tu pas remarqué que les chevaux eux-mêmes ont le poil sec et luisant, et ne sont pas plus harassés que s’ils ne venaient que d’une simple promenade ? Or tout cela, ô roi du temps, est pour te prouver que le prince Hôssein a établi sa résidence secrète tout près de ta capitale, pour être plus à même d’exécuter ses plans pernicieux et de fomenter les troubles parmi le peuple et de se livrer à ses menées subversives ! Nous aurions donc manqué à notre devoir, ô grand roi, si nous n’avions pris sur nous la cruelle obligation d’éveiller ton attention sur une affaire qui est aussi délicate qu’elle est importante et grave, afin que tu te décides à veiller sur ta propre conservation et sur le bien de tes sujets fidèles ! » Lorsque le favori eut achevé ce discours plein de malice et de suspicion, le sultan lui dit : « Je ne sais, en vérité, ce que je dois croire ou ne pas croire de ces choses surprenantes. En tout cas, je vous suis obligé à tous de votre avis ; et j’ouvrirai mieux les yeux à l’avenir ! » Et il les congédia, sans trop leur montrer combien, en son âme, il était impressionné et alarmé de leurs paroles. Et il résolut, afin de pouvoir un jour soit les confondre, soit les remercier de leur conseil bien intentionné, de surveiller les actes et les démarches de son fils Hôssein, lors de son prochain retour. Or, le prince Hôssein ne tarda pas à arriver, selon sa promesse. Et le sultan, son père, le reçut avec la même joie et la même satisfaction que la première fois, se gardant bien de lui faire part des soupçons qu’avaient éveillés en son esprit les vizirs intéressés à sa perte. Mais, le lendemain, il appela une vieille, fameuse dans le palais pour sa sorcellerie et sa malice, et qui était capable de débrouiller, sans les briser, les fils d’une toile d’araignée. Et lorsqu’elle fut entre ses mains, il lui dit : « Ô vieille de bénédiction, voici le jour où tu vas pouvoir faire preuve de ton dévouement aux intérêts de ton roi. Sache donc que, depuis j’ai retrouvé mon fils Hôssein, je n’ai pu obtenir de lui qu’il m’apprenne en quel lieu il est établi. Et je n’ai pas voulu, pour ne pas le gêner, user de mon autorité et lui faire révéler son secret malgré lui. Aussi t’ai-je fait appeler, ô reine des sorcières, parce que je te crois assez habile pour faire en sorte que ma curiosité soit satisfaite, sans que ni mon fils ni personne au palais puisse se douter de quoi que ce soit. Je te demande donc d’user de toute ta finesse et de ton intelligence, qui n’a pas d’égale, pour observer mon fils lors de son départ, qui aura lieu demain matin à l’aube. Ou peut-être encore feras-tu mieux de t’en aller dès aujourd’hui, sans perdre de temps, à l’endroit où il a trouvé sa flèche, près de la ligne de rochers qui barré la plaine vers l’orient. Car c’est là qu’il a trouvé, en même temps que la flèche, sa destinée ! » Et la vieille sorcière répondit par l’ouïe et l’obéissance et sortit pour se rendre près des rochers, et s’y cacher de façon à tout voir sans être vue. Or, le lendemain, le prince Hôssein partit du palais avec ses cavaliers, dès la pointe du jour, pour ne pas éveiller l’attention des officiers et des passants. Et, arrivé devant l’excavation où était là porte de pierre, il y disparut avec tous ceux qui l’accompagnaient. Et la vieille sorcière vit tout cela, et fut étonnée à l’extrême limite de l’étonnement. Et lorsqu’elle fut revenue de son émotion, elle sortit de sa cachette, et alla droit à l’enfoncement où elle avait vu disparaître gens et chevaux. Mais, malgré sa diligence, et bien qu’elle regardât de tous les côtés, en allant et en revenant plusieurs fois sur ses pas, elle n’aperçut aucune ouverture ni aucune entrée. Car la porte de pierre, qui avait été visible pour le prince Hôssein lors de son arrivée première, n’était apparente que pour certains hommes seulement dont la présence était agréable à la belle gennia, mais jamais, et en, aucun cas, cette porte n’était apparente pour les femmes, et surtout pour les vieilles laides et horribles à regarder. Et, dans sa rage de ne pouvoir pousser plus loin ses investigations, elle ne put se soulager autrement qu’en lançant un pet qui fit sauter les cailloux et lever un nuage de poussière. Et, le nez allongé jusqu’à ses pieds, elle s’en revint chez le sultan, et lui rendit compté de tout ce qu’elle avait vu, en ajoutant : « O roi du temps, j’ai tout espoir de mieux réussir la prochaine fois. Et je te demande seulement de me faire crédit de quelque patience et de ne point t’informer des moyens dont j’ai dessein de me servir ! » Et le sultan, qui était déjà assez satisfait de ce premier résultat, répondit à la vieille : « Tu as toute liberté d’agir comme tu l’entends ! Va, sous la protection d’Allah, et moi j’attendrai ici avec patience l’effet de tes promesses ! » Et, comme encouragement à bien faire, il lui donna en cadeau un merveilleux diamant, et lui dit : « Accepte ceci comme une marque de ma satisfaction. Mais sache que ce n’est rien en comparaison de ce dont je pense récompenser ta réussite ! » Et la vieille embrassa la terre entre les mains du roi, et s’en alla en sa voie. Or, un mois après cet événement, le prince Hôssein sortit comme la dernière fois par la porte de pierre, avec sa suite de vingt cavaliers superbement équipés. Et comme il côtoyait les rochers, il aperçut une pauvre vieille qui était couchée sur le sol, et geignait d’une façon lamentable, comme une personne atteinte de quelque mal violent. Et elle était vêtue de haillons et pleurait. Et le prince Hôssein, saisi de compassion, arrêta son cheval et demanda doucement à la vieille quel était son mal, et ce qu’il pouvait faire pour la soulager. Et la vieille artificieuse, qui était précisément venue se poster là pour parvenir au but qu’elle se proposait, répondit, sans lever la tête, d’une voix entrecoupée de gémissements et d’arrêts de respiration : « Ô mon secourable seigneur, c’est Allah qui t’envoie pour faire creuser ma tombe, car je vais mourir ! Ah ! mon âme va sortir ! Ô mon seigneur, j’étais partie de mon village pour aller à la ville, et, en route, j’ai été prise d’une fièvre rouge qui m’a jetée ici sans forces, loin de tout être humain et sans espérance d’être secourue ! » Et le prince Hôssein, dont le cœur était pitoyable, dit à la vieille : « Ma bonne tante, permets à deux de mes hommes de te soulever et de te porter à l’endroit où je vais retourner moi-même, pour t’y faire soigner ! » Et il fit signe à deux de ses gens de soulever la vieille. Et ils le firent ; et l’un d’eux ensuite la mit en croupe derrière lui. Et le prince rebroussa chemin, et arriva avec ses cavaliers à la porte de pierre, qui s’ouvrit et les laissa entrer... — À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENT QUATORZIÈME NUIT Elle dit : ... Et le prince rebroussa chemin, et arriva avec ses cavaliers à la porte de pierre, qui s’ouvrit et les laissa entrer. Et la princesse gennia, les voyant tous revenir de la sorte sur leurs pas, et ne comprenant point le motif qui les y avait obligés, se hâta de venir à la rencontre du prince Hôssein, son époux, qui, sans descendre de cheval, lui montra du doigt la vieille qui avait l’air d’une agonisante, et que deux cavaliers venaient de mettre à terre en la soutenant par-dessous les bras, et lui dit : « Ô ma souveraine, cette pauvre vieille a été mise par Allah sur notre chemin, dans l’état pitoyable où tu la vois, et il faut que nous lui portions secours et assistance. Je la recommande donc à ta compassion, en te priant de lui faire donner tous les soins que tu jugeras nécessaires ! » Et la gennia princesse, qui tenait ses regards attachés sur la vieille, donna l’ordre à ses femmes de la prendre d’entre les mains des cavaliers et de la mener dans un appartement réservé, en la traitant avec les mêmes égards et la même attention qu’elles auraient pour sa propre personne. Et lorsque les femmes se furent éloignées avec la vieille, la belle gennia dit à son époux, en baissant la voix : « Qu’Allah te rende ta compassion, qui part d’un cœur généreux ! Mais tu peux dès à présent être tranquille au sujet de cette vieille, car elle n’est pas plus malade que mon œil, et je sais la cause qui l’a amenée ici, et quelles sont les personnes qui l’y ont poussée, et le but qu’elle s’est proposé en s’apostant sur ton chemin. Mais sois sans crainte à cet égard, et persuade-toi bien que quoi que l’on puisse tramer contre toi, dans l’intention de te mortifier et de te faire du mal, je saurai te défendre, en rendant vaines toutes les embûches que l’on dressera contre toi ! » Et, l’ayant embrassé de nouveau, elle lui dit : « Pars sous la protection d’Allah ! » Et le prince Hôssein, habitué déjà à ne pas trop demander d’explications à son épouse la gennia, prit congé d’elle et reprit son chemin vers la capitale de son père, où il ne tarda pas à arriver avec sa suite. Et le sultan le reçut comme à l’ordinaire, en ne faisant rien paraître, devant lui et devant ses conseillers, des sentiments qui l’agitaient. Quant à la vieille sorcière, les deux suivantes de la belle gennia la conduisirent donc dans un bel appartement réservé, et l’aidèrent à se coucher sur un lit dont les matelas étaient de satin brodé, les draps de soie fine et les couvertures de drap d’or. Et l’une d’elles lui offrit une tasse remplie de l’eau de la Fontaine des Lions, en lui disant : « Voici une tasse d’eau de la Fontaine des Lions, qui guérit les maladies les plus tenaces et rend la santé aux moribonds ! » Et la vieille but la tasse, et, quelques instants après, s’écria : « Ô liqueur admirable ! Voici que je suis guérie, comme si on avait extrait mon mal avec des tenailles ! De grâce, hâtez-vous de me conduire à votre maîtresse, afin que je la remercie de sa bonté et que je lui marque ma gratitude ! » Et elle se leva sur son séant, en feignant d’être rétablie d’un mal dont elle n’avait jamais souffert. Et les deux suivantes la menèrent, à travers plusieurs appartements, tous plus magnifiques les uns que les autres, jusque dans la salle où se tenait leur maîtresse. Or, la belle gennia était assise sur-un trône d’or massif, enrichi de pierreries, et entourée d’un grand nombre de ses dames d’honneur, qui étaient toutes charmantes et habillées d’une façon aussi merveilleuse que leur maîtresse. Et la vieille sorcière, éblouie de tout ce qu’elle voyait, se prosterna au pied du trône, en balbutiant des remercîments. Et la gennia lui dit : « Je suis bien aise, ô bonne femme, que tu sois guérie. Et tu es libre maintenant de rester dans mon palais tout le temps que tu voudras. Et mes femmes vont se mettre à ta disposition pour te montrer mon palais ! » Et la vieille, après avoir embrassé la terre une seconde fois, se releva et se laissa emmener par les deux jeunes femmes, qui se mirent à lui faire visiter le palais, dans tous ses détails merveilleux. Et, lorsqu’elles eurent fini de la promener, elle se dit qu’il valait mieux pour elle se retirer, maintenant qu’elle avait vu ce qu’elle voulait voir. Et elle en exprima le désir aux deux jeunes femmes, après les avoir remerciées de leur obligeance. Et elles la firent sortir par la porte de pierre, en lui souhaitant un heureux voyage. Et dès qu’elle fut au milieu des rochers, elle se retourna pour bien observer l’emplacement de la porte et pouvoir la reconnaître ; mais, comme la porte était invisible pour les femmes de son espèce, elle la chercha en vain ; et elle fut obligée de s’en retourner sans pouvoir réussir à en trouver le chemin. Et, lorsqu’elle fut arrivée en présence du sultan, elle lui rendit compte de tout ce qu’elle avait fait, de tout ce qu’elle avait vu, et de l’impossibilité où elle avait été de retrouver l’entrée du palais. Et le sultan, assez satisfait de ses explications, convoqua ses vizirs et ses favoris et les mit au courant de la situation, en leur demandant leur avis. Et les uns lui conseillèrent de mettre à mort le prince Hôssein, en lui représentant qu’il complotait contre son trône, et les autres furent d’avis qu’il valait mieux peut-être se saisir de lui et l’enfermer pour le restant de ses jours. Et le sultan se tourna vers la vieille et lui demanda : « Et toi, qu’en penses-tu ? » Elle dit : « Ô roi du temps, moi, je pense qu’il vaut mieux utiliser les relations que ton fils entretient avec cette gennia, pour faire demander et obtenir d’elle des merveilles comme il s’en trouve dans son palais. Et s’il refuse ou si elle lui refuse, alors seulement il faudra songer au moyen violent que viennent de t’indiquer les vizirs ! » Et le roi dit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! » Et il fit venir son fils et lui dit : « Ô mon fils, puisque te voici devenu plus riche et plus puissant que ton père, ne peux-tu pas m’apporter, la prochaine fois, quelque chose qui me fasse plaisir, par exemple une belle tente qui puisse me servir à la chasse ou à la guerre ? » Et le prince Hôssein fit la réponse qu’il fallait, en assurant son père de la joie qu’il aurait de le satisfaire à ce sujet. Et lorsqu’il fut de retour auprès de son épouse la gennia, il lui fit part du désir dé son père ; et elle répondit : « Par Allah ! cette chose que le sultan nous demande est une bagatelle ! » Et elle appela sa trésorière et lui dit : « Va prendre le pavillon le plus grand qui soit dans mon trésor ! Et dis à votre gardien Schaïbar de me l’apporter ! » Et la trésorière se hâta d’exécuter l’ordre. Et, quelques instants après, elle revint accompagnée du gardien du trésor qui était un genni d’une espèce toute particulière. Il était, en effet, haut d’un pied et demi, avait une barbe de trente pieds, une moustache épaisse et retroussée jusqu’aux oreilles, et des yeux comme les yeux du cochon, enfoncés profondément dans sa tête qui était aussi grosse que son corps ; et il portait sur son épaule une barre de fer pesant cinq fois plus que lui, et dans son autre main il portait un petit paquet plié. Et la gennia lui dit : « Ô Schaïbar, tu vas accompagner tout de suite mon époux, le prince Hôssein, auprès du sultan, son père. Et tu feras ce que tu dois faire ! » Et Schaïbar répondit par l’ouïe et l’obéissance, et demanda : « Et faut-il aussi, ô ma maîtresse, que j’y porte le pavillon que je tiens dans-ma main ? » Elle dit : « Certes ! mais auparavant déploie-le ici, afin que le prince Hôssein puisse le voir ! » Et Schaïbar alla au jardin, et déplia le paquet qu’il tenait. Et il en sortit un pavillon qui pouvait, dé- ployé entièrement, abriter toute une armée, et qui avait la propriété de d’agrandir et de se rapetisser en proportion de ce qu’il devait couvrir. Et, l’ayant exposé de la sorte, il le replia et en fit un paquet qui tenait au fond de sa main. Et il dit au prince Hôssein : « Allons-nous-en chez le sultan ! » Or, lorsque le prince Hussein, précédé de Schaïbar à pied, fut arrivé dans la capitale de son père, tous les passants, saisis d’épouvante à la vue du genni nain qui s’avançait avec sa lame de fer sur l’épaule, coururent se cacher dans les maisons et dans les boutiques dont ils se hâtèrent de fermer les portes. Et, à leur arrivée au palais, les portiers, les eunuques et les gardes se sauvèrent en poussant des cris de terreur. Et tous deux entrèrent au palais et se présentèrent devant le sultan qui était entouré de ses vizirs et de ses favoris, et s’entretenait avec la vieille sorcière. Et Schaïbar, s’avançant jusqu’au pied du trône, attendit que le prince Hôssein eût salué son père, et dit : « Ô roi du temps ! je t’apporte le pavillon ! » Et il le déploya au milieu de la salle et se mit à l’agrandir et à le rapetisser, en se tenant à une certaine distance. Puis soudain il brandit la barre de fer, et la déchargea sur la tête du grand-vizir et l’assomma du coup. Puis il assomma de la même manière les autres vizirs et tous les favoris, tandis qu’immobilisés par l’épouvante ils n’avaient pas la force de lever un bras pour se détendre. Et il assomma ensuite la vieille sorcière, en lui disant : « C’est pour t’apprendre à faire l’agonisante ! » Et lorsqu’il eut assommé de la sorte tout le monde, il remit la barre de fer sur son épaule et dit au roi : « Je les ai châtiés pour les punir de leurs mauvais conseils ! Quant à toi, ô roi, comme tu as l’esprit faible, et que tu n’as songé à tuer ou à emprisonner le prince Hôssein que parce que tu y étais poussé par ceux-là, je t’épargne le même sort. Mais je te destitue de ta royauté. Et si quelqu’un dans la ville songe à protester, je l’assommerai ! Et j’assommerai même toute la ville, si elle refuse de reconnaître le prince Hôssein pour son roi ! Et, maintenant, descends et va-t’en, ou je t’assomme ! » Et le roi se hâta d’obéir et, descendant de son trône, sortit de son palais et s’en alla vivre dans la solitude, auprès de son fils Ali, sous l’obédience du saint derviche. Quant au prince Hassan et à son épouse Nourennahar, comme ils n’avaient pris aucune part à la conspiration, le prince Hôssein, devenu roi, leur assigna pour apanage la plus belle province du royaume, et continua à être avec eux dans les meilleurs termes. Et le prince Hôssein vécut avec son épouse la belle gennia, dans les délices et la prospérité. Et ils laissèrent tous deux une nombreuse postérité, qui régna après leur mort, durant des années et des années. Mais Allah est plus savant ! — Et Schahrazade, ayant ainsi raconté cette histoire, se tut. Et sa sœur Doniazade lui dit : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces et savoureuses et délectables ! » Et Schahrazade sourit et dit : « Mais qu’est cela comparé à ce que je vous raconterai encore, si le Roi me le permet ! » Et le roi Schahriar se dit : « Que peut-elle me raconter encore que je ne connaisse pas ? » Et il dit à Schahrazade : « Tu as la permission ! » Et Schahrazade dit : FIN DU DOUZIÈME VOLUME TABLE DES MATIÈRES Dédicace du volume. 5 LA PARABOLE DE LA VRAIE SCIENCE DE LA VIE. 9-11 FARIZADE AU SOURIRE DE ROSE. 13-55 HISTOIRE DE KAMAR ET DE L’EXPERTE HA-LIMA. 57-108 HISTOIRE DE LA JAMBE DE MOUTON. 109-122 LES CLEFS DU DESTIN. 123-167 LE DIWAN DES FACILES FACÉTIES ET DE LA GAIE SAGESSE. 169-264 où sont : LES BABOUCHES INUSABLES. 169-176 BAHLOUL, BOUFFON D’AL-RACHID. 176-179 L’INVITATION A LA PAIX UNIVERSELLE. 180-187 LES AIGUILLETTES NOUÉES. 187-193 LES DEUX PRENEURS DE HASCHISCH. 193-199 LE KADI PÈRE-AU-PET. 200-219 LE BAUDET KADI. 219-230 LE KADI ET L’ANON. 230-241 LE KADI AVISÉ. 241-249 LA LEÇON DU CONNAISSEUR EN FEMMES. 249-259 LE JUGEMENT DU MANGEUR DE HASCHISCH. 260-264 HISTOIRE DE LA PRINCESSE NOURENNAHAR ET DE LA BELLE GENNIA. 265-320 MELLOTTÉE, IMPRIMEUR A CHATEAUROUX, INDRE En d’autres termes : Je demande : « Quel est ton nom ? » Il me répond : « Perle ! » Je m’écrie : « À moi ! A moi ! » Mais il me dit : « Ah ! mais non ! »
Louis Bouilhet (Angot)/Texte entier
Albert Angot Louis Bouilhet 1885 (p. 5-149). bookLouis BouilhetAlbert Angot1885ParisVAngot - Louis Bouilhet, 1885.djvuAngot - Louis Bouilhet, 1885.djvu/75-149 LOUIS BOUILHET Une thèse d’esthétique de Gustave Flaubert. — Où la modestie du critique s’embarrasse. — Une profession de tempérament et de goûts littéraires. — La vraie critique. — « La littérature indiscrète ». — « Sainte-Beuve et ses inconnues ». — « La confession de Sainte-Beuve ». — Gustave Flaubert et « la littérature indiscrète ». — La vie de Louis Bouilhet. Dans une préface qu’il a mise en tête des « Dernières Chansons » de Louis Bouilhet, Gustave Flaubert prétend qu’un critique ne peut trouver une admiration complète pour un ouvrage, que si cette œuvre satisfait à la fois son tempérament et son esprit. On simplifierait peut-être la critique, ajoute-t-il, si, avant d’énoncer un jugement, on déclarait ses goûts. Cette proposition est contestable, et si contestable, que Flaubert, à qui je la rappelais un jour à Croisset, ne songea point à la défendre. D’abord, il nous arrivera bien rarement de trouver une œuvre satisfaisant complètement, à la fois, notre tempérament et notre esprit ; ensuite, il se rencontrera des choses qu’il nous, faudra bien admirer, quels que soient nos goûts et nos habitudes, en dépit de nos préjugés et de la mode. Déclarer ses goûts, est-ce bien utile pour le critique digne de ce nom ? S’il est vraiment impartial, il s’embarquera hardiment et sans arrière-pensée avec un poëte ou un artiste pour la conquête de la Toison d’or, c’est-à-dire, de la Beauté ou de la Vérité, et il s’en emparera avec empressement, car le Beau ou le Vrai sait bien fixer les regards du chercheur et s’imposer à son attention. Il se reconnaît à l’harmonie des proportions, de la forme et de la couleur. Quoiqu’il en soit, puisque l’éditeur des « Dernières Chansons » demande au critique une profession de tempérament et de goûts, il y aurait mauvaise grâce à ne pas obéir à cette exigence. Définissons le tempérament et les goûts que nous croyons nécessaires pour étudier aussi impartialement que possible Bouilhet, Bouilhet dont Gustave Flaubert fut l’ami fidèle, et, au besoin le défenseur. Ce qu’il faut chez le critique, c’est une nature sujette à l’émotion poétique, quelle qu’en soit la source, accessible à toutes les ivresses, à tous les épanouissements de la vie et se laissant traverser comme un prisme par la splendeur du Vrai ; c’est une fougueuse impatience de rencontrer la Beauté, c’est un instinct délicat qui présidera à sa recherche, à sa manifestation et à son exaltation enthousiaste ; c’est enfin une répulsion profonde pour le banal et le convenu. Avec un pareil tempérament chez son juge, Louis Bouilhet ne saurait manquer d’être apprécié suivant son mérite. Les garanties de bonne justice augmenteraient pour lui, si le critique possédait le goût des Arts, le goût de la Poésie, le goût du Théâtre, le goût de la science la plus élevée, en un mot, le goût du Vrai dans l’expression de la pensée. Tel est le tempérament, et tels sont les goûts avec lesquels il convient d’aborder l’étude des œuvres de Louis Bouilhet. Mais, vraiment, n’est-ce pas tyrannique, de la part de Gustave Flaubert, d’exiger semblable déclaration chez un écrivain sincère et de placer sa modestie dans cette alternative de s’attribuer le tempérament et les goûts qui viennent d’être énumérés ou de confesser qu’il lui manque tout au moins une partie de ces dons ? La critique digne de ce nom n’exige-t-elle pas ces qualités ? La critique, si elle possède des droits, n’a-t-elle pas aussi des devoirs ? Et ces devoirs ne sont-ils pas certains, définis, et maintenant hors de discussion ? Or, le premier devoir ici, n’est-ce pas d’être digne de juger celui que l’on étudie ? Il n’y a pas critique et critique ; ou plutôt, il y en a deux : la bonne et la mauvaise. Et pour faire de la bonne critique, le tempérament et les goûts que nous cherchions à définir tout-à-l’heure sont en partie nécessaires. Sans nous flatter de réunir tous ces dons heureux, nous nous efforcerons d’être clairvoyants, de décrire sans prévention et d’apprécier sans idées préconçues. Pratiquant la religion de l’Art, au lieu d’un dillettantisme égoïste qui sacrifie tout à l’agréable, nous admirerons alors tout ce qui est ferme, tout ce qui est sobre et sain, tout ce qui est fort, sans dédaigner toutefois les agréments de la forme. Le critique doit être autre chose qu’un analyste de l’esprit ou des sentiments d’un écrivain, qu’un spectateur de sa poétique comédie ; il doit être pour lui « le juge et censeur des idées », comme l’a dit Balzac. Cette sorte de magistrature intellectuelle, intègre dans sa bienveillance, sévère dans sa simplicité, ne s’exerce jamais sans profit. C’est chose intéressante et utile que prendre successivement, et par ordre de dates, les œuvres d’un écrivain., d’en contrôler les inspirations, d’assister chaque jour aux progrès de sa pensée, de surveiller avec une attention assidue la floraison et l’épanouissement de son talent. Les fruits de pareilles observations, sont la variété dans l’étude et le raffinement dans l’instruction, la subtilité dans le coup d’œil et la précision dans la curiosité, l’acuité dans les perceptions et la finesse dans le jugement. Quel spectacle vaut celui d’une intelligence aux prises avec l’inspiration ? Il permet d’assister à la révélation des mystères de l’enfantement poétique, au développement et à l’élargissement régulier d’une nature privilégiée. Une sympathique familiarité s’établit entre le poète et son juge, et ce dernier arrive peu à peu à cette fraternité intellectuelle qui permet de faire entendre les sentences d’un ami d’autant plus sévère qu’il est devenu plus intime. Nous n’avons pas la prétention d’avoir, en méditant l’œuvre de Louis Bouilhet, rencontré exactement toute la vérité, ce trésor merveilleux si difficile à trouver tout entier. Mais n’aurions-nous rencontré que quelques parcelles de la vérité, que nous serions encore heureux de les avoir recueillies. Nous nous contenterons de ce résultat. D’autres seraient peut-être plus difficiles à satisfaire. L’esprit humain n’a jamais été si inventif que de nos jours. — Les savants font merveille avec leurs découvertes, mais certains littérateurs n’ont rien à leur envier. Sous le prétexte d’arriver à la vérité complète, on a inventé récemment ce qu’un maître de la critique a appelé « la littérature indiscrète » qui spécule le plus souvent sur « les curiosités profanes ou l’indifférence avide de scandale. » La tombe s’est-elle à peine ouverte pour un mort illustre, que sa correspondance est activement recherchée. Les larmes sont encore dans les yeux des siens, les affections qu’il a su se concilier sont encore saignantes du coup qu’elles ont reçu, son nom n’évoque point encore l’idée d’un souvenir, tant il est vivant dans l’esprit de chacun, qu’importe ! Sa vie privée est scrutée sans pudeur et sans scrupules, ses lettres sont livrées à la publicité sans choix et sans vergogne, sous le prétexte de faciliter la tâche de la critique. Si bien que les morts « rachèteraient la publication de leurs lettres à prix d’or. » Sans doute, la publication et l’étude des mémoires et de la correspondance de ceux qui ont laissé quelque trace de leur passage dans l’histoire des peuples, dans les Sciences, les Lettres ou les Arts, peut contribuer à donner plus de justesse à nos jugements, mais est-il besoin de connaître, pour ainsi dire, jour par jour, la vie privée d’un homme pour le bien juger, alors que cet homme n’a jamais été qu’un artiste ? Est-il besoin, en tout cas, de tant de hâte dans la divulgation de toute une vie, au risque de froisser bien des intérêts et de révéler certaines faiblesses qu’il vaut mieux laisser dans l’ombre ? J’admire le vieux Caton, ce type original du caractère romain, avec son esprit positif et caustique, avec sa rudesse et sa ténacité dans son attachement aux institutions de son pays ; que m’importe qu’il ait mouillé de vin sa vertu ? ... Narratur et prisci Catonis Sœpe mero maduisse virtus... ! Sainte-Beuve qui a quelque peu contribué involontairement à l’éclosion de la littérature indiscrète et qui en été la première et la plus déplorable victime, Sainte-Beuve a dit : « Voyons les hommes par l’endroit et par l’envers. Sachons ce que leur morale pratique confère ou retire d’autorité aux doctrines que célèbre et professe avec éclat leur talent... » Mais il ajoute : « ... quand je dis de ne pas masquer l’homme, ce n’est pas que j’aie la grossièreté de vouloir qu’on exprime tout. Il y a des coins de vérité qu’on présenterait plus agréablement sous un léger voile... » Sans ce voile, on arrive insensiblement à la diffamation posthume et au scandale. Ce voile ne manquera point par notre faute au poète que nous proposons d’étudier, si tant est que certaines particularités de sa vie puissent en avoir besoin. Qu’on ne recherche donc point ici de ces indiscrétions qui affriandent la foule railleuse et bruyante et piquent sa curiosité ; on ne les trouverait point. J’entends encore Gustave Flaubert me dire précisément à propos de Louis Bouilhet : « Je n’aime point ce genre de critique qui fouille dans la vie privée des gens sous le prétexte d’y trouver le sens de leurs ouvrages et le secret de la tournure plus ou moins originale de leur talent... » L. Bouilhet vécut surtout d’une vie intérieure intense sur laquelle les hasards de la vie de chaque jour n’eurent que peu d’influence, d’une vie intellectuelle dont les événements ne sauraient être le commentaire. Sans prétentions, sans pose, d’une nature essentiellement poétique, il semblait fouler aux pieds les vicissitudes de l’existence sociale, les épreuves et les chagrins, et oublier les fatigues pour s’élever sans cesse plus haut vers l’idéal qu’il poursuivait. Sa poésie, quelque peu païenne et amoureuse de la forme, est restée toujours sereine, et n’a reflété que par exception les ombres qui passaient sur son front. Chez un pareil écrivain, il n*y a point, comme l’exige souvent avec raison certaine école critique, à rechercher l’influence du milieu, de la race, et du moment. Il n’y a point non plus à rassembler et à étudier la correspondance qu’il a pu laisser. Nous nous contenterons d’esquisser rapidement sa vie à la fois si simple et si bien remplie par le travail. La famille de Louis Bouilhet. — Pierre Hourcastremé. — Quelques vers de Voltaire, — Bouilhet écolier, — Il fait connaissance avec Gustave Flaubert. — Le collège de Rouen, — Bouilhet étudiant en médecine et professeur de lettres. — Il est nommé interne à l’Hôtel-Dieu. — Un portrait du poète. — Le démon de la poésie, — « Melœnis » et la « Revue de Paris. » — Éloge de l’amitié. — Le Deux Décembre et la poésie, — « Les Fossiles. » — Bouilhet à Paris. — Il travaille pour le théâtre. — « Madame de Montarcy, » — Une première représentation, — Séjour à Mantes, — « Hélène Peyron. » — « L’Oncle Million, » — « Dolorès, » — « Faustine. » — « La Conjuration d’Amboise. » — Un titre fourni par Boileau. — Bouilhet apprend le chinois. — La révision des statuts de la Comédie française. — Séjour à Rouen. — Mort de Louis Bouilhet, — Ses œuvres posthumes. — « Dernières Chansons. » — « Le Château des cœurs, » — Les projets du poète. Voltaire écrivait un jour à l’un de ses correspondants qui lui avait envoyé des vers : L’amour, les plaisirs et l’ivresse Respirent dans vos heureux chants ; C’est parmi la vive jeunesse Qu’Apollon se plut en tout temps. Les Muses ainsi que les belles Dédaignent les vœux d’un vieillard ; En vain, j’irais même après elles, Et vous les fixez d’un regard. Elles cessent de me sourire, Vos accords ont dû les charmer. Eh bien ! je vous cède ma lyre : Vos doigts sont faits pour l’animer. Ces aimables stances, assez peu connues, avaient pour destinataire, vers 1770, l’aïeul maternel de Louis Bouilhet, Pierre Hourcastremé. — Un des ancêtres de notre poëte échangeant des compliments en vers avec Voltaire, le rapprochement est vraiment piquant ! C’était un esprit original que ce Pierre Hourcastremé. Amateur de poésie, de musique et de dessin, il avait été successivement avocat au bailliage de Pau, journaliste et compositeur dramatique à Paris, administrateur de la marine au Havre, enfin maître de pension à Montivilliers. Il fut en relations avec Bailly et Mirabeau, et publia, avec divers projets de réorganisation judiciaire et des études sur des problèmes de géométrie, tels que la quadrature du cercle, la duplication du cube et la trisection de l’angle, le Catéchisme du Chrétien par le seul raisonnement, les Aventures de Messire Anselme, un essai sur la faculté de penser, etc. — Louis Bouilhet ne connut point son aïeul ; mais, le souvenir de son originalité, de ses cheveux poudrés, de ses culottes courtes, de ses collections de coquillages et de son amour pour les tulipes, ne fut point sans parvenir jusqu’à lui. Pierre Hourcastremé mourut vers 1815, et c’est à Gany, dans le département de la Seine-Inférieure, le 27 mai 1821, que vînt au monde Louis-Hyacinthe Bouilhet. Notre poète est d’origine béarnaise, mais le sort voulait que le futur auteur dramatique naquit sur le sol normand, à quelques lieues de la patrie de Corneille ! L’aïeul paternel de Louis Bouilhet avait des goûts beaucoup moins littéraires que Pierre Hourcastremé. Directeur des hôpitaux militaires, il était mort à l’armée. Le père du poëte fut lui-même chef des ambulances lors de la campagne de Russie, et s’il faut en croire Gustave Flaubert, au passage de la Bérésina, il traversa le fleuve à la nage, portant sur sa tête la caisse du régiment. Il mourut jeune des suites des blessures qu’il avait reçues. Telle était la famille de Louis Bouilhet. Bien jeune encore, il fut placé dans un pensionnat, prés du Havre, à Ingouville. Des fenêtres de la pension, l’enfant voyait s’ouvrir les profondeurs de l’Océan où vient se précipiter la Seine. Sa pensée dut bien souvent prendre son essor à l’aspect grandiose du fleuve, qui disparaissait en s’amincissant dans la brume, et de la mer immense qui battait le pied des falaises. La nuit, ses rêves furent plus d’une fois bercés par le bruit assoupi des vagues. L’âge de douze ans arrivait pour l’écolier. Son intelligence précoce exigeait de plus larges enseignements que ceux qu’ils pouvait trouver à Ingouville. Il entre au collège de Rouen. Dans toutes ses classes, successivement, il remporte presque tous les prix, sans en excepter le prix d’honneur de rhétorique. C’est alors que Bouilhet fit connaissance avec Gustave Flaubert, et que naquit cette grande et forte amitié qui unit à jamais ces deux belles intelligences. Louis Bouilhet, Gustave Flaubert ! Ils devinrent deux frères par l’âge, par les idées, par le talent, Ambo florentes œtatibus. Arcades am deux frères de cette Arcadie de l’intelligence. «... J’ignore quels sont les rêves des collégiens, dit M. Gustave Flaubert, mais les nôtres étaient superbes d’extravagances, — expansions dernières du Romantisme arrivant jusqu’à nous, et qui, comprimées par le milieu provincial, faisaient dans nos cervelles d’étranges bouillonnements. Tandis que les cœurs enthousiastes auraient voulu des amours dramatiques, avec gondoles, masques noirs et grandes dames évanouies dans des chaises de poste au milieu des Calabres, quelques caractères plus sombres (épris d’Armand Carrel, un compatriote) ambitionnaient le fracas de la presse ou de la tribune, la gloire des conspirateurs. Un rhétoricien composa une apologie de Robespierre, qui, répandue hors du collège, scandalisa un monsieur, si bien qu’un échange de lettres s’en suivit avec proposition de duel, où le monsieur n’eut pas le beau rôle. Il me souvient d’un brave garçon, toujours affublé d’un bonnet rouge ; un autre se promettait de vivre plus tard en Mohican, un de mes intimes voulait se faire renégat pour aller servir Abd-el-Kader. Mais on n’était pas seulement troubadour, insurrectionnel et Oriental, on était avant tout artiste ; les pensums finis, la littérature commençait : et on se crevait les yeux à lire au dortoir des romans. On portait un poignard dans sa poche comme Antony. On faisait plus : par dégoût de l’existence, Bar... se cassa la tête d’un coup de pistolet, And... se pendit avec sa cravate. Nous méritions peu d’éloges, assurément ! mais quelle haîne de toute platitude ! quels élans vers la grandeur ! quel respect des maîtres ! comme on admirait Victor Hugo ! Dans ce petit groupe d’exaltés, Bouilhet était le poète, poëte élégiaque, chantre des ruines et des clairs de lune. Bientôt sa corde se tendit et toute langueur disparut », effet de l’âge, puis d’une virulence républicaine tellement naïve qu’au sortir du collège, il faillit, exhorté par un vieux maître d’armes dont il avait fait connaissance, s’affilier à une société secrète. Bouilhet conserva toujours le meilleur souvenir de ces années de collège. J’en trouve la preuve dans une lettre qu’il écrivait à l’un de ses amis, M. Lepesqueur, de Dieppe. « Mon cher ami, lui disait-il, je suis vivement touché de ta bonne lettre, et je reste, comme toi, fidèle aux vieux souvenirs. » Que d’années et que de choses se sont passées depuis ce temps où nous descendions la rue du Collège, les livres sous le bras et la leçon dans la tête. Je me plais souvent à évoquer toute cette classe dont les élèves sont si loin les uns des autres ; je revois le grand quadrilatère de la cinquième et de la seconde avec le père Houé et M. Pelletier, les trois murailles nues bordées de soixante têtes, et au fond, sur la quatrième, la chaire du professeur noir... undè tremor terris ! » Si la baguette d’une fée pouvait nous réunir tous subitement avec tous les changements apportés par le temps et parla vie !... Hélas ! beaucoup probablement manqueraient à l’appel, et les vieilles murailles pourraient-elles reconnaître les survivants ! J’en ai peu rencontré des anciens, quelques-uns seulement, Dumont, médecin à Paris, et décoré ; les deux Lemarié, dont l’un est perclus par la goutte ; Dupont-Delporte, qui à été député ; Flaubert, Hamaret-Fouard, notaire à Paris, Luce, avocat à Rouen ; et ce bon et brave Foulongne, peintre d’un véritable talent, qui lutte encore dans la mêlée mais qui gagnera bientôt la place qu’il mérite ». Il écrivait encore à M. Lepesqueur le 21 février 1862 : « ... j’ai rencontré plusieurs fois à Paris le brave M. Magnier ; j’ai revu également M. Chéruel. Comme nous voilà loin de ces temps-là !... » M. Magnier et M. Chéruel étaient ses anciens professeurs au lycée de Rouen. Le baccalauréat passé, il fallait songer à suivre une carrière. Sa famille l’y exhortant, il prit ses inscriptions à l’école de médecine de Rouen et, comme le poëte Hœlderlin de Lauffen, le camarade et l’ami d’Hegel, il se mit, pour vivre, à donner des leçons de lettres. Le temps qu’il ne consacrait pas à ses études médicales ou aux répétitions était réservé à la littérature et surtout à la poésie, car l’étudiant se sentait encore les aspirations littéraires qui s’étaient manifestées chez l’écolier. Cette existence devint bientôt très pénible. Deux ans plus tard, nommé interne à l’Hôtel-Dieu de Rouen, il entrait sous la direction du célèbre docteur Flaubert, le père de Gustave Flaubert, le romancier, et d’Achille Flaubert, le chirurgien, dans le service de chirurgie. «... Comme il ne pouvait être à l’hôpital pendant la journée, ses soins de garde, la nuit, revenaient plus souvent que ceux des autres ; il s’en chargeait volontiers, n’ayant que ces heures-là pour écrire ; et tous ses vers de jeune homme, pleins d’amour, de fleurs et d’oiseaux, ont été faits pendant des veillées d’hiver, devant la double ligne des lits d’où s’échappaient des râles, ou par les dimanches d’été, quand le long des murs, sous sa fenêtre, les malades en houppelande se promenaient dans la cour. Cependant ces années tristes ne furent pas perdues ; la contemplation des plus humbles réalités fortifia, la justesse de son coup d’œil, et il connut l’homme un peu mieux pour avoir pansé ses plaies et disséqué son corps... » C’étaient bien des fatigues et bien des dégoûts pour un poëte, mais il fallait vivre. Sortir d’un hôpital pour initier des écoliers paresseux ou inintelligents aux beautés de Virgile et d’Homère, remettre sur leurs pieds des vers latins boiteux ou en éliminer les chevilles, corriger le langage bizarre des discours d’un aspirant au baccalauréat qui n’obtiendra point son diplôme, quel métier pour un homme dont l’oreille est hantée par le rythme des vers ! Il ne se décourageait point pourtant. Léger d’argent, riche d’espoir, il supportait assez gaiement ces caprices du sort, grâce à la vigueur de son tempérament et à la santé de son esprit. Il écoutait impassible les plaintes de Gustave Flaubert qui, plus favorisé de la fortune, sûr du lendemain, libre dans le choix de son travail, prêt à partir pour son voyage d’Orient, trouvait l’existence « agressive et injuste. » « S’il avait à gagner de quoi payer sa soupe et son loyer, que dirait-il donc ? » s’écriait-il un jour en riant. Bouilhet était alors un beau jeune homme à la taille élancée, de haute mine et de prestance athlétique. Ses cheveux étaient blonds ; son front rayonnait d’intelligence. Tout en lui respirait la franchise. Malgré des allures un peu timides, il était très-absolu dans ses opinions et il savait les soutenir avec énergie. Sa conversation était spirituelle et parfois pleine d’ironie. Il fallait alors l’entendre exprimer son horreur pour le lieu commun et sa répugnance pour toute œuvre qui contenait une thèse philosophique, religieuse ou humanitaire. Romantique incorrigible, il exaltait Victor Hugo. Si Théophile Gautier avait ses bonnes grâces, il discutait Lamartine et faisait ses réserves pour admirer Alfred de Musset. Béranger était pour lui l’objet d’une véritable haine. Lorsqu’il en parlait, nous raconte M. Maxime Ducamp, à qui nous devons ces détails, il avait une façon de lever en même temps les épaules, les yeux et les bras, en laissant retomber sa tête, qui était une merveille de pantomime et qui dépeignait, à ne s’y pouvoir méprendre, le découragement et le dégoût le plus profond. « Le Chantre de Lisette » l’indignait avec son chauvinisme, sa philosophie grossière, sa forme négligée, ses plaisanteries contre les prêtres, avec son Dieu bon vivant et bon enfant « — Il a mis les articles du Constitutionnel en bouts-rimés, — disait-il, — il n’y a pas de quoi être si fier » — Et pour montrer qu’il avait toutes les qualités d’un bon juge, il improvisait une chanson : « le bonnet de coton », par exemple, dont voici le premier et le dernier couplet : Il est un choix de bonnets sur la terre : Bonnets carrés sont au Temple des lois ; Le bonnet grec va bien au front d’un père. Et la couronne est le bonnet des rois ; Bonnet pointu sied au fou comme au prêtre. Mais le bonnet qu’aurait choisi Caton, C’est, à coup sûr, n’en doutez pas, mon maître, Le bonnet de coton. bis. Dieu qui forma le ciel, la terre et l’onde, Voulut enfin couvrir son front chenu ; Par un chef-d’œuvre il termina le monde, Et le bonnet après l’homme est venu. Pendant six jours, plein d’une ardeur extrême, Ce Dieu créa, créa comme un luron, Puis, tout joyeux, il passa, le septième, Son bonnet de coton. bis. Son activité était incessante. Chemin faisant, ou bien auprès de ses élèves, au café, à l’Hôtel-Dieu, l’inspiration lui venait, et il écrivait rapidement les vers qui se présentaient, et quels qu’ils fussent. Souvent, dans une réunion d’amis, il restait immobile, absorbé dans une sorte de contemplation intérieure, l’œil fixe, la bouche entr’ouverte. Il était à la poursuite d’une rime. Tout-à-coup sa figure s’illuminait et respirait une douce satisfaction : la rime était trouvée. C’étaient des épigrammes, des triolets, des quatrains, des acrostiches, des rondeaux, des bouts-rimés, des stances facétieuses, ou des chansons. C’était encore quelque passage d’une tragédie burlesque, Jenner ou la découverte de la vaccine, qu’il composait avec Gustave Flaubert et M. Maxime Ducamp. Les amis se passaient de main en main ces essais poétiques, et pendant que le prodigue oubliait ses premiers vers, autour de lui on les conservait avec soin. Ils étaient recopiés. C’étaient autant d’éditions manuscrites qui circulaient entre camarades. Qui ne se rappelle à Rouen, parmi les contemporains de Bouilhet, les cahiers reliés, simples cahiers de collège où le futur auteur d’Aïssé transcrivait ses meilleures poésies. L’un était intitulé les échos de l’âme, l’autre feuilles mortes. Gustave Flaubert nous fait connaître par extrait quelques-unes de ses poésies de jeune homme ; elles dénotent une certaine souplesse de langage et un certain coloris de style. Bouilhet préludait ainsi à des œuvres plus sérieuses. Vers 1845, il abandonna tout-à-fait ses études médicales ; il voulait se consacrer tout entier à la littérature ; il ne se sentait point né pour se servir du scalpel et de la lancette, ...Non natus idoneus armis. pour parodier un vers de Tibulle. — La vocation contrariée secouait enfin ses entraves. En attendant, il continua à donner des leçons à des aspirants bacheliers. Ses répétitions étaient très recherchées. Ses premières rimes avaient fait du bruit dans Landerneau. Cet avant-goût du succès ne l’amena point à exagérer la valeur de ces essais d’amateur ; il avait trop de bon sens et trop de bon goût. Plein d’énergie et de patience, il rêvait des œuvres plus personnelles et originales. Il cherchait sa voie. Peu-à-peu ses recherches prirent une direction : ses pensées eurent un but, elles revêtirent une forme. Il esquissa à larges traits le plan de deux poëmes et se mit à l’œuvre. Sa profonde connaissance de l’Antiquité latine l’avait initié aux mystères de la vie romaine. Sa jeune imagination s’exalta au spectacle entrevu de Rome et de sa civilisation. ...Quid melius Roma ? dit-il après Ovide. Il voulut ressusciter la grande ville païenne avec sa corruption et ses élégances, relâcher la ceinture des draperies antiques et déshabiller en quelque sorte la gens togala ; il voulut faire défiler, comme dans un carnaval immense, véritables masques ou féroces ou bouffons, édiles gourmands, rhéteurs faméliques, gladiateurs superbes, légionnaires stupides, muletiers ivrognes, parasites éhontés, sorcières, danseuses, courtisanes et empereurs. Il fit Melœnis. Gustave Flaubert, qui avait entendu la lecture de la première partie du poëme avant son départ pour l’Orient, à son retour, trouva terminé l’ouvrage de son ami. Bouilhet était arrivé à un moment critique. Le poëme était fait : mais il fallait le publier. Le hasard vint cette fois à l’aide du poëte. La Revue de Paris, fondée par Véron et disparue un moment, allait renaître, grâce aux efforts de MM. Arsène Houssaye et Maxime Ducamp, de Théophile Gautier et Louis de Cormenin. Bouilhet fut invité par M. Maxime Ducamp, dont il avait fait connaissance à Groisset, chez Gustave Flaubert, à publier Melœnis, Le second numéro de la nouvelle revue (novembre 1851) inséra le poëme tout entier avec ces mots en tête : à Gustave Flaubert. Bouilhet ! Flaubert ! ces deux noms se révélaient enfin, réunis dans une dédicace amicale, témoignage touchant d’une amitié que les années ne devaient faire que fortifier ! Amitié sincère ! amitié touchante, s’il en fut jamais ! amitié féconde, surtout pour Flaubert ! Ne rappelle-t-elle point dans une certaine mesure, avec un caractère plus intime, la fraternité intellectuelle de Goethe et de Schiller ? Un instant séparés à leur sortie du collège, nos deux amis ne devaient guère se quitter. Ils se pénétrèrent réciproquement si bien de leur influence, ils vécurent si longtemps de la même vie, tourmentés des mêmes préoccupations, possédés par les mêmes goûts, partageant les mêmes théories, qu’ils devaient finir un jour par prendre comme un air de ressemblance, tant leurs gestes, leur attitude, leur démarche, leur façon d’écouter et de parler, leurs phrases, leur accent normand étaient pareils ! Qu’un autre raille cette fraternité si étroite, si sincère, si loyale, si virile ! Pour moi, je j’admire et je l’envie. Vulgare amici nomen, sed rara est fides. Il y a déjà longtemps que La Fontaine a dit : Chacun se dit ami, mais fou qui s’y repose Rien n’est plus commun que ce nom, Rien n’est plus rare que la chose. L’amitié, la véritable amitié est rare partout, et en tout temps. Elle est si rare surtout entre poètes ! L’amitié entr’artistes, on serait tenté de lui appliquer ce que le Pogge disait de l’amour : « C’est comme les esprits ; tout le monde en parle, personne n’en a vu. » La maison de Socrate est bien petite ! Sont-ils nombreux chez nous ces groupes d’hommes, qui, marchant du même pas, se soutenant l’un l’autre, ont porté l’auréole du talent et de l’amitié ? Montaigne et la Boëtie, Boileau et Racine, il n’y a guère, disait un jour Saint-René Taillandier, que ces noms qui me viennent sur les lèvres. — Est-ce à dire qu’en dehors de l’amitié il n’y ait point de bonnes camaraderies ! Certes, il y en a qu’il ne faut point dédaigner. Bouilhet venait d’en faire l’expérience, puisque, grâce à un digne et brave camarade, il pouvait ouvrir la Revue de Paris pour y insérer Melœnis. C’était un véritable service que M. Maxime Ducamp rendait à notre poëte. Le moment n’était guère propice pour un début, et le bruit des événements devait fatalement couvrir la voix timide du nouveau venu. — On était alors en 1852. Le coup d’état du prince-président se préparait sourdement dans l’ombre, la politique agitait fiévreusement les esprits, elle absorbait tout aux dépens de l’art, les imaginations et les courages. En dépit des circonstances, le poëme de Melœnis ne passa point complètement inaperçu. Il valut à son auteur l’honneur de correspondre avec Victor Hugo et Prosper Mérimée, ce ganzer Kerl, pour parler comme Goëthe. Détail curieux à noter et qu’un procès récent amis en lumière, le poëme de Melœnis fut acheté, en 1856, par l’éditeur Michel Lévy, pour la somme de quatre cents francs ! Melœnis fut comme un passe-port pour les œuvres auxquelles notre poëte travaillait. En effet, en même temps qu’il étudiait la vie et les mœurs de Rome païenne, Bouilhet préparait un poëme scientifique où il devait chanter les premiers âges du monde, la naissance de l’Homme et la destinée des êtres créés. C’était une originale et difficile entreprise. Sans se laisser rebuter par le vague des connaissances humaines, par les détails techniques, par une sèche nomenclature, par l’aridité de certaines études spéciales, il se mit hardiment en face de sa tâche, et bientôt, deux ans après Melœnis, les Fossiles parurent dans la Revue de Paris. Environ un an et demi après la publication de son conte romain, nous retrouvons Louis Bouilhet à Paris. Il était en relations suivies avec Gustave Flaubert, Théophile Gautier, Louis de Gormenin et M. Maxime Ducamp. On se voyait souvent au cours de la semaine, et l’on se retrouvait les dimanches. Des difficultés d’un autre genre que celles qu’il avait connues jusqu’alors commençaient pour notre poëte. Il tentait des voies nouvelles. Le Théâtre l’attirait avec son fracas d’applaudissements, sa publicité immense, la magie de ses décors, son action parlée et mimée. Sans fortune, il voulait aussi, à son tour, (pourquoi le cacher ?), demander à la scène des ressources que tant d’autres y ont rencontrées. Il s’était préparé de longue main au travail dramatique. En compagnie de Gustave Flaubert, il avait esquissé des scénarios sur plus de cent sujets, et il s’était à l’avance, en quelque sorte, initié à la manière de créer une action qui doit s’enchaîner et se déduire logiquement, à l’art de faire mouvoir aisément plusieurs personnages, de leur prêter des sentiments et un langage de convention sans s’écarter de la vérité. Il allait tenter la fortune dramatique avec de singulières dispositions d’esprit et des goûts tout particuliers. Romantique égaré dans un temps fort peu poétique, il raillait ce qu’on a appelé l’École du bon sens. D’un caractère pacifique, de mœurs aimables, d’un esprit doux et cultivé par une forte éducation classique, il recherchait les situations poignantes et les dénoûments pleins de violence. Il aimait à exprimer les sentiments impétueux dans une langue fière et sonore. On eût dit qu’il se souvenait du pays normand et qu’il n’était point né impunément dans la contrée qui a produit Corneille. Il se mit à l’œuvre. Il lui fallut à son tour connaître les tribulations et les déboires de tout auteur dramatique aspirant après une représentation. Sa première œuvre tragique. Madame de Montarcy reçue à correction par le Théâtre-Français, puis refusée à une seconde lecture, attendit deux ans avant d’arriver à la scène. Enfin l’Odéon commença les répétitions de ce drame. M. Maxime Ducamp retrace avec verve, dans ses Souvenirs littéraires, l’état d’esprit dans lequel se trouvaient à ce moment Bouilhet et Gustave Flaubert. Ce dernier ne quittait pas le théâtre. Il en avait pris possession, «... il était là dans un milieu nouveau qui l’intéressait, développait en lui une activité inaccoutumée et l’avait saisi. Il arpentait la scène, faisant reprendre des tirades, indiquant les gestes, donnant le ton, plaçant et déplaçant les personnages, tutoyant tout le monde, les garçons d’accessoires, les acteurs, le souffleur et les machinistes. La salle n’était remplie que de sa tempête ; l’œuvre de Bouilhet eût été sienne qu’il ne se serait pas tant démené pour la faire réussir. Avec son bon cœur et sa forte intelligence, il avait compris que c’était là une partie suprême et que si la pièce tombait, Bouilhet tombait avec elle, ou plutôt retombait dans la vie de province, dans les leçons de latin, dans la misère et le découragement. Il fut admirable d’ardeur, de dévouement et même d’habileté, car, malgré l’impétuosité de sa nature, ce n’est pas vainement qu’il était né en Normandie, et la finesse ne lui faisait pas défaut. On caressait les critiques influents, on se liait avec les jeunes gens des Écoles qui sont parfois un redoutable public ; on voulait ne rien laisser au hasard, et Flaubert s’y employait sans se ménager. Bouilhet laissait faire : il suivait Gustave comme une ombre, approuvait et ne se sentait pas rassuré. Sa timidité semblait accrue de tout le bruit dont on l’entourait, il était ahuri et eut plus d’une fois des crises de larmes... » Le 6 novembre 1856, Madame de Montarcy fut représentée pour la première fois. Ce fut une belle soirée. Deux scènes bien différentes se passèrent alors. Dans la salle, les spectateurs étaient gagnés peu à peu par les vers sonores du poëte, les applaudissements retentissaient, et un franc succès ne tardait point à se dessiner. Dans les coulisses, derrière un portant se tenait Bouilhet, affaissé, ne sachant si l’on applaudissait ou si l’on sifflait, saisissant M. Maxime Ducamp par le bras comme un enfant qui a peur et lui disant : « Ne t’en va pas. » Ses amis vinrent bientôt l’assurer que c’était un grand succès ; rien ne pouvait le faire sortir de son espèce d’affaissement moral, tant l’émotion qu’il subissait était grande. Après le spectacle, Gustave Flaubert, Théophile Gautier, MM. d’Osmoy et Maxime Ducamp le reconduisirent jusqu’à sa maison. Il répétait à chacun : « Es-tu sûr que la pièce ne soit point tombée... ? » Il lui fallut deux jours de repos, dit M. Maxime Ducamp, avant de revenir à lui, de comprendre son succès et de se réjouir avec Flaubert qui était radieux. La pièce eut soixante-dix-huit représentations consécutives. Le nom de Louis Bouilhet était connu. Après cette révélation éclatante, notre poëte quittait Paris pour se retirer à Mantes-sur-Seine, dans une petite maison, à l’angle du pont, près d’une vieille tour. — De temps en temps il faisait quelques apparitions à Paris. Parfois, conduit par Gustave Flaubert, il venait prendre place, chez le restaurateur Magny, à ces fameux dîners du lundi, où se réunissaient Sainte-Beuve, Gavarni, le docteur Veyne, Théophile Gautier, E. et J. de Goncourt, H. Taine, Ernest Renan, Schérer... etc. Puis il revenait dans sa chère retraite isoler, loin du bruit, ses recueillements. S’il a été heureux, c’est là. «... Il avait « un intérieur » qui lui était cher ; certains ennuis agressifs et impérieux, auxquels il essayait de se soustraire, l’atteignaient moins facilement qu’autrefois ; il vivait selon ses aptitudes, travaillant à ses heures, sans contrainte, et dans le calme, qu’il aimait. Il n’était point ambitieux et eût voulu pouvoir ne jamais quitter la retraite qu’il s’était choisie... ». Son activité ne se ralentissait pas. En 1857, il publiait, dans le journal l’Audience, une comédie en trois actes et en prose, le Cœur à droite ; et au mois de Novembre 1858, à Madame de Montarcy succédait, sur l’affiche de l’Odéon, Hélène Peyron, drame en cinq actes et en vers. La donnée de la pièce était originale, l’intérêt en était poignant. Pendant quatre-vingt soirées, le poëte fut récompensé de son labeur. Il fut moins heureux avec sa comédie en vers l’Oncle Million (6 Décembre 1860). L’intrigue était faible et bien légère pour cinq actes ; la pièce ne tint pas longtemps la scène de l’Odéon. Il fallait une revanche. Il tenta de la trouver au Théâtre Français avec Dolorès (22 Septembre 1862). Ce ne fut point encore un vrai succès. Il ne se décourageait pas et préparait un drame en prose, Faustine «... Ta lettre m’a trouvé à Mantes, écrivait-il le 18 Juillet 1863 à son ami, M. Lepesqueur. — Je n’irai, Dieu merci ! à Paris que vers le 15 Septembre. Je commencerai alors les répétitions de mon grand, pardon ! je veux dire, de mon long drame, à la Porte-Saint-Martin. C’est Faustine et Marc-Aurèle, J’ai taché de mettre au théâtre la vie intime des Romains et leurs vrais costumes, ce qui sera « une nouveauté, à force d’être vieux. » « En attendant, j’ai entrepris une autre machine, Nec mora nec requies... C’est un dur métier. Il faut toujours pousser de nouvelles branches... uno avulso, non deficit alter... mais, malheureusement, pas toujours : aureus ! « Tu penses bien que, si j’allais à Dieppe, j’irais tirer ta sonnette. Mais je ne vais guère à Dieppe. J’évite, en général, les mers trop civilisées. Le beau monde qui hante les galets officiels me gâte beaucoup l’onde salée. » Ces vagues-là font patte de velours et laissent les Parisiennes leur passer la main sur le dos ! J’aime mieux une bonne vieille baie moins connue, un de ces villages fossiles où il faut plus de génie pour trouver un gigot de mouton que pour sauver un empire. Je me plais là, en pensée surtout. Car, malheureusement, je ne voyage guère, ce qui ne veut pas dire que je n’irai jamais te serrer la main à Dieppe ; mais je n’irai pas à cause des bains, voilà ce que je voulais dire. » Je te félicite des compliments mérités que t’a adressés le recteur. Je te félicite encore plus de ta réponse et de la haute sagesse de tes goûts. Si tu te trouves bien à Dieppe, tu aurais grand tort de changer. J’envie ton bonheur. Tu as gardé la gaîté d’autrefois. Tu sais être heureux, c’est la grande science. Sais-tu que je suis fier d’avoir pour ami intime un philosophe, dans le vrai et bon sens du mot ? Suave, mari magno, turbantibus aequora ventis, A terra magnum alterius spectare laborem ! » J’ai aussi rêvé la tranquillité dans mon coin. J’y arriverai peut-être. Je me suis donné parfois bien du mal pour la perdre. Est-on bête !... » Le papa Clogenson, qui court comme un lièvre, avec soixante-dix-huit ans sur le dos, me disait l’autre jour : « C’est étrange !... on est une éternité au collège ; puis, sorti de là, on a soixante ans tout de suite ! » » C’est assez vrai. L’étude allonge la vie : l’action la dévore. » Faustine, dont il est question dans cette lettre, reçut du public un médiocre accueil à la Porte-Saint-Martin (25 février 1864). Les splendeurs d’une mise en scène luxueuse et d’une merveilleuse décoration ne parvinrent point à faire illusion sur la froideur de l’œuvre et la faiblesse de ses interprètes. Le mauvais vouloir du directeur, Marc-Fournier, aidant, la pièce dut bientôt céder le pas aux Étrangleurs de l’Inde, triste sort d’une pièce éminemment littéraire ! La chance ne souriait plus à Bouilhet, lorsque la Conjuration d’Amboise (29 Octobre 1866) vint, pendant cent-cinq représentations consécutives, lui faire oublier ses déceptions. Son activité ne s’appliquait pas seulement au théâtre. Après Hélène Peyron, il avait réuni en un volume Les Fossiles et un grand nombre de poésies éditées par la Revue de Paris. Le volume était intitulé Festons et Astragales, en souvenir du vers de Boileau, Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales, et peut-être, par suite d’une sorte de gageure, pour démontrer qu’un mauvais pavillon peut couvrir d’excellentes cargaisons. Il étudiait le chinois pour découvrir des croisements de rimes, des divisions de strophes originales et des comparaisons nouvelles, pour se pénétrer du génie des populations de l’Empire du Milieu et dans l’espoir de faire dans la suite un poème dont le Céleste Empire serait le théâtre. » Je me suis remis sur les bancs, écrivait-il le 18 juillet 1863 à M. Lepesqueur, et je me livre à une étude qui peut me faire durer d’une façon congrue, si je ne pars du monde qu’au bout de mes classes. J’apprends... le chinois !... Je me console avec le chinois !... j’aspire à être mandarin lettré. J’en ai déjà « la panse, » c’est ce qui m’en a donné l’idée !... » Sur ce, je te salue, avec une soixantaine de contorsions, tant à droite qu’à gauche. La Chine est le pays de la politesse, Hao !... hao !... young-hao !... » Bonne santé ! bon courage ! Ne crois pas que je sois devenu fou. Je suis simplement toqué à l’endroit du Céleste-Empire. Il y a des frénésies plus dangereuses que celles-là. Il y en a aussi, je l’avoue, de plus aimables, celle dont parle Horace, par exemple : Recepto Dulce mihi furere est amico ! » Je finis là-dessus. Cela vaut mieux que tout ce que je pourrais te dire. » Lorsqu’il racontait avec quelle ardeur il travaillait le chinois, Bouilhet n’exagérait point. M. Maxime Ducamp nous raconte que comme l’un de ses amis lui disait un jour en riant : « — Aller jusqu’aux rives du Fleuve-Jaune pour attraper des papillons, c’est peut-être excessif. » Bouilhet goûta peu la plaisanterie et la releva vertement. Cette passion pour le chinois ne l’empêchait point d’insérer, tantôt dans la Revue contemporaine, tantôt dans la Revue fantaisiste ou la troisième Revue de Paris, des pièces de poésie détachées où il se délassait des caprices des directeurs de théâtre, des exigences de la foule et des chicanes de la censure. En 1859, il avait été nommé chevalier de la Légion d’Honneur et désigné pour faire partie de la commission des auteurs dramatiques instituée sous la présidence de M. Fould, ministre d’État, à l’effet de réviser les statuts de la Comédie française. Seul, Louis Bouilhet, sans se préoccuper du tarif des droits d’auteur en usage alors à ce théâtre, demanda que le mode de réception des pièces fût modifié. « M. Ed. Thierry, le secrétaire, porta la motion au rapport, et la commission passa outre. On se sépara sur une de ces demi-mesures qui n’aboutissent à rien. Les droits d’auteur furent augmentés d’un tiers ; mais les comédiens restèrent, comme devant, juges et parties, dans une question où ils devraient avoir, tout au plus, voix délibérative, c’est-à dire, dans l’appréciation des œuvres présentées. » En 1867. six mois après le succès de la Conjuration d’Amboise, la mort de M. André Pottier rendit vacante la place de conservateur de la bibliothèque de la ville de Rouen. À l’insu de Bouilhet, un de ses amis, M. Dupré, mit le nom du poète en avant auprès de l’administration municipale. Celle-ci eut le bon goût de lui offrir la place. Bouilhet l’accepta. Toute inquiétude matérielle avait disparu de sa vie. C’était le loisir et la fortune, un rêve ancien qui se réalisait. Ce poste tranquille semblait fait exprès pour lui. Tout en surveillant la besogne des employés et le prêt des livres, on peut songer aux combinaisons d’un drame et chercher des rimes rares ; mais la nouveauté de la fonction l’intéressa, ou du moins il le crut. Il pensa à des classements, à des catalogues, à des installations méthodiques, et donna un temps que la Poésie réclamait. Flaubert ne lui épargnait pas les reproches. « On t’a mis là pour faire des vers et non pour ranger des bouquins ! » Il s’était installé dans le quartier Bihorel où, entre deux coteaux, une rue verdoyante, ondulée, serpente et décrit des zig-zag capricieux. Il avait choisi une maison blanche, tournée vers l’Orient et précédée d’un petit jardin rempli de fleurs qui se perdait presque dans les pépinières. « J’espère, écrivait-il on octobre 1867 à son ami M. Lepesqueur, pouvoir travailler à Rouen comme à Mantes. J’ai eu nécessairement quelques mois à consacrer à ma bibliothèque et à l’initiation d’une fonction dont j’ignorais bien des détails. Le plus gros est fait ; aujourd’hui le travail va venir... » Le poète avait compté sans la destinée. Quelque temps après son arrivée à Rouen, il se sentit atteint d’un malaise indéfinissable et dont il ne se rendait pas compte plus que Flaubert. Il devenait triste, dormait mal et ne pouvait étancher sa soif. Pour se distraire, il essaya différents travaux, il annotait Dubartas, relevait dans Origène les passages de Celse et terminait sa dernière pièce, Mademoiselle Aïssé. Il n’eut pas le temps de la relire. Le mal dont il était atteint, une albuminurie consécutive d’une néphrite, avait pris une gravité exceptionnelle. D’après les conseils des médecins, il avait quitté Rouen pour se rendre à Vichy. Là, son état ne fit qu’empirer, et le docteur Villemin le renvoya à Rouen sans délai. Il était frappé à mort. Le 18 juillet 1869, il expirait presque sans agonie. Voici comment Gustave Flaubert raconte dans une lettre adressée à M. Maxime Ducamp les derniers instants de son ami : » Mon bon vieux Max, » J’éprouve le besoin de t’écrire une longue lettre ; je ne sais pas si j’en aurai la force ; je vais essayer. » Depuis qu’il était revenu à Rouen, après sa nomination de bibliothécaire (août 1867), notre pauvre Bouilhet était convaincu qu’il y laisserait ses os. Tout le monde, — et moi comme les autres, — le plaisantait sur sa tristesse. Ce n’était plus l’homme d’autrefois, il était complètement changé, sauf l’intelligence littéraire, qui était restée la même. Bref, quand je suis revenu de Paris, au commencement de juin, je lui ai trouvé une figure lamentable. Un voyage qu’il a fait à Paris, pour Mademoiselle Aïssé, et où le directeur de l’Odéon lui a demandé des changements, dans le second acte, lui a été tellement pénible, qu’il n’a pu se traîner que du chemin de fer au théâtre. En arrivant chez lui, le dernier dimanche de juin, j’ai trouvé le docteur P..., de Paris, X..., de Rouen, Morel, l’aliéniste, et un brave pharmacien de ses amis, nommé Dupré. Bouilhet n’osait pas demander une consultation à mon frère, se sentant très-malade, et ayant peur qu’on ne lui dît la vérité. P... l’a envoyé à Vichy, d’où Villemin s’est empressé de le renvoyer vers Rouen. En débarquant à Rouen, il a enfin appelé mon frère. Le mal était irréparable, comme du reste Villemin me l’avait écrit. » Pendant ces quinze derniers jours, ma mère était à Verneuil, chez les dames V..., et les lettres ont eu trois semaines de retard. Tu vois par quelles angoisses j’ai passé. J’allais voir Bouilhet tous les deux jours, et je trouvais de l’amélioration. L’appétit était excellent, ainsi que le moral, et l’œdème de ses jambes diminuait. » Ses sœurs sont venues de Cany lui faire des scènes religieuses et ont été tellement violentes qu’elles ont scandalisé un brave chanoine de la Cathédrale. Notre pauvre Bouilhet a été superbe, il les a envoyées promener. Quand je l’ai quitté pour la dernière fois, samedi, il avait un volume de Lamettrie sur sa table de nuit, ce qui m’a rappelé mon pauvre Alfred, lisant Spinoza. Aucun prêtre n’a mis le pied chez lui. La colère qu’il avait eue contre ses sœurs le soutenait encore samedi, et je suis parti pour Paris avec l’espoir qu’il vivrait encore longtemps. Le dimanche, à cinq heures, il a été pris de délire et s’est mis à faire tout haut le scénario d’un drame du Moyen-Age sur l’Inquisition ; il m’appelait pour me le montrer, et en était enthousiasmé, puis, un tremblement l’a saisi, il a balbutié : Adieu ! adieu ! en se fourrant la tête sous le menton de Léonie, et il est mort très-doucement. » Le lundi matin, mon portier m’a réveillé avec une dépêche m’annonçant cela en style de télégraphe. J’étais seul, j’ai fait mon paquet, je t’ai expédié la nouvelle, j’ai été la dire à Duplan, qui était au milieu de ses affaires ; puis j’ai battu le pavé jusqu’à une heure, et il faisait chaud, dans les rues autour du chemin de fer. De Paris à Rouen, dans un wagon rempli de monde, j’avais en face de moi une donzelle qui fumait des cigarettes, étendait ses pieds sur la banquette et chantait. En revoyant les clochers de Mantes, j’ai cru devenir fou, et je suis sûr que je n’en ai pas été loin. Me voyant très pâle, la donzelle m’a offert de l’eau de Cologne. Ça m’a ranimé, mais quelle soif ! Celle du désert de Qoseir n’était rien auprès. Enfin, je suis arrivé rue Bihorel ; ici je t’épargne les détails. Je n’ai pas connu un meilleur cœur que celui du petit Philippe. Lui et cette bonne Léonie ont soigné Bouilhet admirablement. Ils ont fait des choses que je trouve propres. Pour le rassurer, pour lui persuader qu’il n’était pas dangereusement malade, Léonie a refusé de se marier avec lui, et son fils l’encourageait dans cette résistance. C’était si bien l’intention de Bouilhet qu’il avait fait venir tous ses papiers. De la part du jeune homme surtout, je trouve le procédé assez gentleman. » Moi et d’Osmoy, nous avons conduit le deuil. Il a eu un enterrement très-nombreux. Deux mille personnes au moins ! Préfet, Procureur Général, etc., toutes les herbes de la Saint-Jean ! Eh bien, croirais-tu qu’en suivant son cercueil je savourais très-nettement le grotesque de la cérémonie ? j’entendais les remarques qu’il me faisait là-dessus ; il me parlait en moi, il me semblait qu’il était là, à mes cotés, et que nous suivions ensemble le convoi d’un autre. » Il faisait une chaleur atroce, un temps d’orage. J’étais trempé de sueur, et la montée du Cimetière Monumental m’acheva. Son ami Caudron avait choisi son terrain tout près de celui du père Flaubert. Je me suis appuyé sur une balustrade pour respirer. Le cercueil était sur des bâtons au-dessus de la fosse. Les discours allaient commencer (il y en a eu trois) ; alors j’ai renâclé ; mon frère et un ami m’ont emmené. Le lendemain, j’ai été chercher ma mère à Serquigny. Hier, j’ai été à Rouen prendre tous ses papiers ; aujourd’hui, j’ai lu les lettres qu’on m’a écrites, et voilà ! Ah ! cher Max, c’est dur ! » Il laisse par son testament... à Léonie tous ses livres, et tous ses papiers appartiennent à Philippe ; il l’a chargé de prendre quatre amis pour savoir ce qu’on doit faire des œuvres inédites : moi, d’Osmoy, toi et Caudron. Il laisse un excellent volume de poésies, quatre pièces en prose, et Mademoiselle Aïssé. Le directeur de l’Odéon n’aime pas le second acte ; je ne sais pas ce qu’il fera. Il faudra cet hiver que tu viennes ici avec d’Osmoy et que nous réglions ce qui doit être publié. Ma tête me fait trop souffrir pour continuer, et d’ailleurs, que te dirais-je ? Adieu, je t’embrasse avec ardeur. Il n’y a plus que toi, que toi seul. Te souviens-tu quand nous écrivions : solus ad solum ? » P.S. — Dans toutes les lettres que j’ai reçues, il y a cette phrase : « Serrons nos rangs ! » Un monsieur que je ne connais pas m’a envoyé sa carte avec ces deux mots : sunt lacrymæ. » Léonie, dont il est question dans la lettre de Gustave Flaubert, ajoute M. Maxime du Camp, est une femme excellente, qui, depuis vingt-et-un ans, n’avait pas quitté Bouilhet, dévouée à toute heure, respectueuse de son travail, et adoucissant pour lui ce que la solitude aurait eu de trop pénible. Elle avait un fils, nommé Philippe, que Bouilhet éleva, qu’il mit dans la bonne voie, comme s’il eût été son père. Léonie et Philippe ont été admirables, d’une affection, d’une abnégation que rien n’a démentie, et dont le refus, in articulo mortis, d’un mariage longtemps rêvé, est la preuve éclatante. La nouvelle de la mort de Bouilhet répandit dans Rouen la tristesse. Nul n’est prophète dans son pays, dit le vieux proverbe. Bouilhet était du moins poète dans le sien. Rouen aimait Bouilhet comme Bouilhet aimait la vieille cité normande, témoin de ses premières études, témoin de ses premières luttes, témoin de ses premiers travaux, témoin de ses premières espérances. Rouen aimait son poète peut-être sans trop connaître ses œuvres. On se plaisait à le rencontrer dans les rues avec sa haute stature et sa fière prestance ; on se plaisait, en se promenant le long des haies de la rue Bihorel, à se montrer une modeste maisonnette blanche au fond d’un jardin, et à dire : « C’est la maison de Louis Bouilhet. » On était heureux de le voir à la Bibliothèque et de lui parler, quand l’occasion se présentait. Son affabilité, sa bonhomie, sa complaisance courtoise lui avaient conquis les sympathies des visiteurs et même de ses subordonnés. L’empressement que les Rouennais mirent à assister à ses funérailles démontre qu’il avait su se concilier bien des affections. Le corps de Bouilhet fut déposé au Cimetière Monumental, tout près du caveau qui s’est ouvert, il y a quelque temps, sur la dépouille de Gustave Flaubert, comme si la tombe avait voulu rapprocher encore dans la mort ceux que la vie avait si bien unis. Un monument, dû à une souscription où je relève les noms de George Sand et d’Alexandre Dumas, a été édifié dans une des principales rues de Rouen, prés du Musée Bibliothèque. Ce monument, peu gracieux d’ailleurs, qui se compose d’une fontaine surmontée d’un buste dû au ciseau du sculpteur Guillaume, a une véritable histoire. Ce n’est pas sans peine que Flaubert put lui obtenir de la municipalité une place sur la voie publique. L’administration montra peu d’empressement. Un membre du Conseil municipal, dans un rapport fait au Conseil, estima qu’il n’y avait point lieu d’accueillir la demande, de Gustave Flaubert, parce que Bouilhet n’était point né à Rouen, et parce que son talent poétique n’était que d’un ordre inférieur. Flaubert ne put se contenir ; il adressa à la municipalité une lettre virulente, dont le souvenir n’est pas encore effacé, et où le pauvre conseiller municipal, qui avait à sa vie commis quelques rimes, était houspillé brutalement. Le poëte mourait laissant un certain nombre d’œuvres inédites. Gustave Flaubert, avec un dévouement admirable se chargea de les publier. La tâche ne fût point toujours agréable. Le 6 janvier 1872, le drame Mademoiselle Aïssé était représenté à l’Odéon ; les Dernières Chansons étaient livrées à l’impression. Une préface magistrale de Gustave Flaubert les précédait. Cette introduction ne fut pas du goût de Mme Louise Colet ; elle suscita chez cette muse irascible une fureur pindarique. Flaubert reçut d’elle une lettre anonyme, en vers, où elle le représentait comme un charlatan qui bat la grosse caisse sur la tombe de son ami, un pied plat qui fait des turpitudes devant la critique, après avoir adulé César ». Ce ne fut point le seul désagrément que Flaubert eut à supporter en s’occupant des œuvres posthumes de son ami. La publication d’Aïssé et des Dernières Chansons fut onéreuse pour lui. « Savez-vous ce que Aïssé et Dernières Chansons auront produit à l’héritier de Bouilhet ? écrivait-il à George Sand. Tout compte fait, il aura à payer quatre cents fraucs. Je vous épargne le détail de la chose, mais c’est ainsi. Et voilà comme la vertu est toujours récompensée. Si elle était récompensée, elle ne serait pas la vertu... ». Il ne se décourageait point pourtant. Il s’agissait de placer cinq actes en prose, dûs à sa plume et à celle de son ami, le Sexe faible’. Le Vaudeville, la Comédie française, l’Odéon, le Théâtre de Cluny, le Gymnase reçurent successivement sa visite. La correspondance échangée avec George Sand nous fait connaître les déboires de l’auteur de Salammbô. 26 mai 1874. «... Le Sexe faible, reçu au Vaudeville par Carvalho, m’a été rendu par ledit Vaudeville et rendu mêmement par Perrin, qui trouve la pièce scabreuse et inconvenante. « Mettre un berceau et une nourrice sur la scène des Français ! » y pensez-vous ! Donc, j’ai porté la chose à Duquesnel qui ne m’a point encore (bien entendu) rendu de réponse. » La réponse vint enfin. Le 3 juillet 1874. G. Flaubert écrivait à George Sand : «... Il m’a fait remettre le manuscrit du Sexe faible par l’intermédiaire de la direction du théâtre, sans un mot d’explication ; et, dans l’enveloppe ministérielle, se trouvait une lettre d’un sous-chef qui est un morceau ! Je vous le montrerai. C’est un chef-d’œuvre d’impertinence. On n’écrit pas de cette façon-là à un gamin de Carpentras apportant un vaudeville au théâtre Beaumarchais. » Le Sexe faible eût été représenté vraisemblablement au théâtre de Cluny. La crainte d’un insuccès dû à l’insuffisance des acteurs engagea Flaubert à retirer le manuscrit de ce théâtre qu’il qualifiait de boui-bouis. Une lettre du 2 décembre 1874 nous l’apprend formellement : « ... Je l’ai retiré de Cluny, il y a huit jours. Le personnel que Weinschenk me proposait était odieux de bêtise, et les engagements qu’il m’avait promis, il ne les a pas faits ; mais, Dieu merci, je me suis retiré à temps. Actuellement, ma pièce est présentée au Gymnase. Point de nouvelles, jusqu’à présent, du sieur Montigny. » Flaubert ne put s’entendre avec le Gymnase. Il commençait d’ailleurs à douter du succès de sa comédie à la représentation. M. Émile Zola et quelques amis trouvaient l’agencement de la pièce très-faible, en dépit d’une idée ingénieuse et de scènes excellentes. Gustave Flaubert ne fut point plus heureux avec une féerie, le Château des Cœurs, composée vraisemblablement en 1866, et à laquelle Louis Bouilhet, en société avec M. Charles d’Osmoy, avait collaboré. Quoique l’idée de cette féerie et la majeure partie des scènes doivent être attribuées à Gustave Flaubert, le Château des Cœurs se rattache à la vie littéraire de Louis Bouilhet et, à ce titre, il mérite au moins quelques lignes. M. Maxime Ducamp nous raconte d’une façon plaisante la genèse du Château des Cœurs. Flaubert, dit-il, avait imaginé d’écrire une féerie où il essaya de déployer un comique inconnu jusqu’ici « ... Cette idée s’était emparée de lui tout entier. Il ne parlait que la Féerie, m’en racontait des scènes, m’en expliquait le mécanisme et n’arrivait pas à me convaincre qu’il ne perdît pas son temps. Au lieu des vieux trucs des théâtres populaires, au lieu des tables qui deviennent des fauteuils et des lits qui se changent en nacelles, il avait inventé tout un système nouveau qui, seul, condamnait sa pièce à n’être jamais représentée, car la mise en scène eût ruiné la direction. C’était l’image même exprimée par le dialogue qui devenait visible et ne formulait matériellement aux yeux des spectateurs. Ainsi, un père cherche son fils, le trouve dans un café, buvant et fumant ; il s’irrite et lui dit : « Tu n’es qu’un pilier d’estaminet ; » à l’instant, le jeune homme devient un pilier et forme un des linteaux de la porte. — L’idée en elle-même était ingénieuse, mais elle bouleversait tellement les habitudes théâtrales qui, en pareille matière, tiennent médiocrement compte du travail littéraire et le subordonnent aux effets de mise en scène, qu’elle devait être considérée comme une innovation trop coûteuse et, par conséquent, inadmissible. Seul, Flaubert n’était pas capable d’agencer une pierre, d’en supprimer les développements auxquels il excellait et que repousse l’objectif dramatique. Il savait qu’il existe un art nouveau, l’art de combinaisons ; il avait entendu un de nos camarades, qui eut quelques succès au Vaudeville et aux Variétés, dire : « Je prouverai, quand on voudra, que Shakespeare n’a jamais su faire un drame » ; il savait que pour mouvoir les personnages dans des conditions acceptables, il faut ce que l’on nomme justement des ficelles ; mais, cet art, il l’ignorait ; ces ficelles, il ne les connaissait pas. Il s’adressa à l’un de ses amis, au comte X... dont quelques œuvres avaient réussi au théâtre. En outre, dans une féerie, les couplets, pour me servir du vieux mot, sont de rigueur, et j’ai déjà dit que Flaubert n’avait jamais pu mettre un alexandrin sur ses pieds ; toutes les fois qu’il avait voulu s’essayer à la poésie, il avait fait de la prose cadencée, mais de vers point ; il avait donc besoin d’un poète ; naturellement, il choisit Louis Bouilhet. Tous les trois se mirent à l’œuvre. Flaubert seul y avait de l’ardeur ; Bouilhet rêvassait ; le comte X... cherchait à fuir. Quand il s’agissait de littérature, Flaubert n’entendait pas raillerie et il traitait ses collaborateurs avec quelque sans-façon. Il leur envoyait des ordres de service comme pour une répétition théâtrale et n’était point satisfait lorsque l’on arrivait en retard. Bouilhet, assez soumis, ne se faisait pas trop attendre. Il n’en était pas de même du comte X..., que ce genre de travail passionnait peu et qui imaginait toutes sortes de subterfuges pour s’y soustraire. Un jour, il se présenta la tête embobelinée d’une marmotte, un gros paquet de coton sur la joue, gémissant et abattu par une rage de dents. Flaubert, irrité à la fois et attendri, leva la consigne et lui permit de s’en aller. Le comte X... ne se le fit pas répéter ; il partit ; mais, dés qu’il eut dépassé la porte, il mit la marmotte dans sa poche et alla se promener. C’était un effet de scène, comme on eût dit dans la féerie... » Cette anecdote est plus ou moins authentique ; mais elle peut servir à indiquer la part considérable que Flaubert eut dans la composition de la féerie, combien il avait le travail tyrannique et comment il savait l’imposer aux autres... « Il était homme à enfermer un collaborateur et à le maintenir sous clé jusqu’à ce que la tâche fut achevée... » Ce fut une véritable odyssée que le voyage de cette féerie vers un théâtre hospitalier, à travers les dédains de Marc-Fournier, de Jules Noriac, de Hostein et autres directeurs de théâtre, jusqu’au jour où la Vie moderne, une revue illustrée, recueillit la pauvre vagabonde. En dépit de ses pérégrinations infructueuses, la féerie trouva presque son théâtre : elle eut presque ses décors et ses acteurs, grâce à des illustrations dues à Chéret, Lavastre jeune, Chaperon, A. Rubé, Carpezat et Daran. Henry Scott inventa la maquette d’un rideau d’une bizarrerie charmante ; Daniel Vierge et Eug. Gourboin essayèrent de donner à chaque personnage sa figure, son costume, son geste, son allure. Coïncidence bizarre ! Flaubert mourait, pour ainsi dire, le jour même où il achevait de publier l’œuvre à laquelle avait collaboré Bouilhet ! Lorsque deux comédies en prose, le Panier de Pêches, en un acte, et le Sexe Faible, auront été éditées, l’œuvre complet de Bouilhet sera, pour ainsi dire, connu. Les curieux pourront aussi souhaiter la publication du premier acte du Pèlerinage de Saint-Jacques, drame en vers et dix tableaux. Ce drame à peine commencé n’était pas seul en projet, Bouilhet méditait aussi deux poèmes : l’un intitulé le Bœuf, pour peindre la vie rustique du Latium ; «... l’autre le Dernier Banquet, aurait fait voir un cénacle de patriciens qui, pendant la nuit où les soldats d’Alaric vont prendre Rome, s’empoisonnent tous dans un festin, en disant la grandeur de l’Antiquité et la petitesse du monde moderne. De plus, il voulait faire un roman sur les païens du Ve siècle, contre-partie des Martyrs, mais, avant tout, son Conte chinois, dont le scénario est complètement écrit ; enfin, comme ambition suprême, un poëme résumant la science moderne et qui aurait été le de naturâ rerum de notre âge... » Un tableau de la Rome païenne sous les Césars. — « Melœnis. » — Les personnages, le sujet et le style. — Originalité du poëme. — Une promenade dans Rome. — Deux lignes de Gustave Planche. Voulez-vous voir un tableau complet de la Rome païenne sous les Césars avec sa corruption, sa débauche et ses élégances ? — Lisez Melœnis. C’est un poëme exquis, d’une délicatesse raffinée. Si vous êtes un gourmet littéraire, vous y trouverez des mets d’un autre genre, peut-être, mais tout aussi appétissants que ceux du cuisinier Bacca, l’un des héros de l’histoire ; car c’est un conte que ce poëme. Permettez-moi de vous présenter les acteurs : voici Paulus, un rhéteur beau comme le jour, et Melœnis, une danseuse ; voilà Marcius, un édile gourmand et ventru, sa fille Marcia, et Staphyla, une sorcière. Mettez comme comparses : Polydamas, un maître d’éloquence ; Pentabolus, un légionnaire ; Mirax, un lutteur ; Coracoïdès, un bouffon ; Stellio, un parasite comme il y en a tant, et l’empereur Commode, — et vous aurez au complet la liste des personnages qui vont animer le monde évoqué par le poëte. Mais prenez garde ! C’est souvent dans de mauvais lieux que nous allons pénétrer, Ille locus casti damna pudoris habet... ; C’est dans les bouges où vient ouvrir au passant un homme fardé, aux cheveux frisés, — où sous la lampe fumeuse, l’œil étincelant, la gorge nue, parée d’un collier de métal, danse quelque fille d’Espagne ou d’Orient. C’est dans le ténébreux sanctuaire de quelque sorcière escortée d’un renard, au milieu de serpents, d’oiseaux de nuit, de squelettes grimaçants, de coupes pleines de cumin ou des sucs mortels de Colchide. C’est dans le triclinium élégant d’un patricien où l’orgie digne des Lucullus, ou des Trimalcion, se prolonge avec des raffinements inouïs de volupté. C’est dans la taverne basse où chantent les histrions, jouent aux dés les soldats pour le coup de Vénus, mangent les muletiers aux épaules épaisses, à la joue rutilante et colorée, et dorment les buveurs attardés ; où d’une voix vineuse, au milieu des hoquets de ses interlocuteurs, un vieux légionnaire raconte ses exploits et... bien d’autres encore. Voici les lieux où le poëte nous convie. Le sujet du poëme tiendrait, pour ainsi dire, dans le creux de la main. Melœnis est une danseuse des carrefours de Suburre. Le hasard d’une nuit a fait tomber dans ses bras le beau, l’habile rhéteur Paulus, le fils clandestin d’un sénateur, élevé par la sorcière Staphyla, Paulus, le favori de Marcius l’édile. Marcia, la fille de l’édile, est aimée du rhéteur, qui a su lui plaire. Le père surprend nos deux amants lors d’un rendez-vous ; et Paulus, pour éviter la colère du puissant patricien, est obligé de fuir et de se cacher. La rencontre fortuite du gladiateur Mirax fait du rhéteur un gladiateur fameux auquel nul champion ne résiste, pas même ceux de Varolus. Enchanté de sa force et de son adresse, Commode lui prodigue ses faveurs et va jusqu’à le faire préfet aux gardes du prétoire. Paulus profite des caprices de l’empereur pour forcer l’édile à lui donner Marcia en mariage. L’union va s’accomplir, mais Paulus a compté sans la jalousie de Melœnis qu’il a dédaignée. La danseuse, qui a juré la perte de son ancien amant par le fer ou par le poison, a recueilli les dernières paroles de la sorcière Staphyla mourante. Elle paraît, et révèle le secret de la naissance de Paulus : il est le fils de Marcius et le frère de Marcîa. Le mariage n’aura pas lieu. Melœnis a reconquis Paulus. Le rhéteur et la danseuse vont quitter Rome ensemble, lorsque Pentabolus, à qui dans un mouvement de haine contre son oublieux amant, Melœnis, pour prix de ses faveurs a fait promettre de tuer Paulus, arrive dans l’ombre et le poignarde. Sur ce canevas léger, l’auteur de Melœnis a su étendre une broderie étincelante aux couleurs variées et au dessin finement étudié. C’est une étude réaliste des mœurs romaines, comme disait Gustave Flaubert ; c’est un vrai tableau de la vie sous les empereurs, où une connaissance sérieuse de l’Antiquité latine se plie avec charme aux caprices de la fantaisie. Bouilhet a peint en larges traits cette société en décomposition succombant à force de jouissance, d’excès et de raffinements dans le luxe et la débauche. La gangrène est en train de faire son œuvre. En attendant, toute science est inutile, si elle n’a pour but le plaisir ; toute gloire est vaine hormis celle qu’on retire du faste de ses fêtes ; tout travail est indigne, s’il n’amène quelque volupté à sa suite. Le despotisme impérial a su abaisser le caractère des patriciens ; l’empereur l’ordonne, ils feront les choses les plus basses comme les plus vils affranchis. Le parasite règne en maître chez ces descendants dégénérés des Caton et des Fabius. Place au rhétheur gonflé d’une sotte importance ! Place au prétorien dont la brutalité a pour théâtre la taverne et la voie publique ! Place au gladiateur dont on a besoin pour avoir des émotions, au bouffon dont on a besoin pour rire ! Place au cuisinier, le premier des fonctionnaires ! Tout ce monde, à la voix du poète, s’anime sans effort, vit, converse et meurt avec naturel. Le poète présente ses personnages, il les conduit et les fait parler. Mais point de déclamation ! point de lieux communs de morale et de philosophie historique ! Il s’efface si bien derrière ses héros que sa personnalité disparait. C’est ce qui fait l’originalité de son œuvre. On a répété à satiété que Melœnis était un pastiche de la manière d’Alfred de Musset dans certaines de ses poésies. Cette critique exaspérait Gustave Flaubert ; il s’en indignait et avec raison. S’il y a des critiques à faire, il faut les chercher ailleurs. L’ensemble de l’œuvre manque peut-être de ces reliefs puissants qui mettent un ouvrage au-dessus de toute discussion, mais les détails sont ciselés avec tout l’art original d’un orfèvre émérite. Aussi peut-on dire que c’est le plus beau joyau de l’écrin poétique de Louis Bouilhet. « La boutade s’y trempe dans l’amertume du sarcasme », la caricature y perd sa vulgarité par l’érudition, l’ironie y prend je ne sais quelle finesse en passant par le rictus des masques antiques. Tout est présenté d’une façon pittoresque, tout s’enchaîne par des transitions presque toujours heureuses, pleines d’humour et d’un persifflage de bon goût. Ce qui fait encore l’originalité de ce conte, c’est que l’intrigue enlace bien toutes ses parties et les groupe sans effort dans un ensemble harmonieux. C’est pourtant une œuvre de longue haleine où la description, le récit, le dialogue alternent sans monotonie, malgré la strophe de six vers à rimes triplées choisie par l’auteur. Tout est fondu comme ton et comme couleur, rien n’y détonne, et le style y conserve du début à la fin une flexibilité remarquable. Quand Paulus, par exemple, quitte le triclinium de Marcius pour guetter dans les jardins la venue de la fille de l’édile, le vers, qui naguère encore décrivait avec un sérieux comique les bizarres somptuosités de la cuisine d’un patricien gourmand et les folies de ses convives, devient tout-à-coup tendre, passionné, langoureux ; la strophe, qui reflétait le rouge éclat de la salle du festin et respirait comme une odeur d’orgie, semble s’azurer des lueurs bleuâtres du clair de lune filtrant à travers les feuillages et s’imprégner des brises d’une nuit tiède et parfumée. Si le poëte prend un grand soin de la forme, il ne se laisse pas séduire par le bruit des mots. On sent, dit Gustave Planche, qu’il a étudié l’Antiquité. Il a vécu dans l’intimité des grands écrivains de cette Rome qu’il décrit et même des auteurs de la décadence. La ville lui est aussi familière que la campagne romaine ; il s’y est promené souvent avec Virgile et Horace, avec Ovide, avec Tibulle, Catulle et Properce. Juvénal fut parfois son compagnon, (ne peut-on pas trouver pire compagnie ?) Il connaît le pont Fabricius où l’on allait de préférence se noyer, le Ludus Æmilius, école de gladiateurs, prés de laquelle étaient des ateliers de statuaires, les cimetières de l’Esquilin hantés par les loups et les sorcières qui parfois composaient des philtres avec le foie et la moelle des os desséchés d’un adolescent enterré vivant. Avec lui, nous revoyons le Vélabre où se donnaient rendez-vous toutes les élégances et les corruptions de la vie romaine, le Forum où se trouvaient le Janus Moyen, lieu principal de réunion des gens d’affaires, le Putéal de Libon et, près des Rostres, la statue de Marsyas, au pied de laquelle se réunissaient les avocats. Suivons notre guide. Voici le quartier des libraires, près de l’Argiletum et de la Suburra, le Cirque, les théâtres où « les femmes se précipitaient comme des légions de fourmis et des essaims d’abeilles ». Voici le Champ-de-Mars, le soir le théâtre des entretiens amoureux, le jour le rendez-vous de la brillante jeunesse. Voyez ! Ce ne sont que cavalcades qui se croisent, prouesses de nageurs dans le Tibre, exercices de force et d’adresse, luttes, courses, jeux de la balle et du cerceau. Les rires agaçants des jeunes filles partent de tous les coins de la rue. Nous passons au milieu des fardeaux portés et traînés par les esclaves, des grues qui élèvent des poutres et des pierres, des files de chars funèbres, des voitures apportant les provisions : le blé, l’huile et le vin ; nous rencontrons la litière du nouveau consul, et nous rôdons à la tombée de la nuit dans le Cirque livré aux prédictions des charlatans. ... Fallacem Circum, vespertinumque perrero Sæpe Forum ; assisto divinis... N’êtes-vous pas content de votre guide ? Ne vous-a-t-il pas montré, au matin, le panorama éblouissant de Rome ? Ne vous a-t-il point fait passer quelques bonnes heures en sa compagnie ? N’a-t-il pas su faire surgir devant vos yeux tout ce monde romain, comme une de ces îles enchantées que la baguette magique de Prospero évoque du sein des mers ? Remerciez-le, au lieu de lui dire qu’il imite plus ou moins agréablement Alfred de Musset, quelles que puissent être toutes les différences de facture, de poétique et de tempérament qui distinguent ce poète du nôtre. Admirez donc sans crainte, et sans vous faire prier, le style, le mode de composition et le sentiment qui caractérisent Melænis. Le caractère des personnages du drame se soutient avec unité et se dessine vigoureusement par le contraste. Paulus, ce rhéteur comédien et d’humeur vagabonde, parasite de Marcius, et à l’occasion hôte des tripots borgnes de Suburre, ne nous surprend point quand il endosse la cuirasse et ceint le glaive de l’histrion. On comprend facilement la réponse que fait tout d’abord à Commode l’édile gourmand, le maître de Bacca l’unique, quand l’empereur lui ordonne de marier Marcia à son gladiateur favori. Marcia reste pure et touchante dans son naïf amour pour ce rhéteur indigne de son affection, dans sa joie d’épouser celui qu’elle aime. Elle ne fait que paraître un moment, comme une blanche vision, au milieu des myrtes courbés en arcades, des lierres et des rosiers du jardin de son père, sous un rayon de lune. Hélas ! la pauvre enfant ! quand l’hymen s’apprête, quand ses femmes l’entourent pour la parer et la conduire vers son futur époux, elle ne soupçonne pas la cruelle révélation qui l’attend. Avez-vous vu parfois, sur une coupe antique, Entre deux beaux festons d’acanthe sinueux, Diane chasseresse, avec ses longs cheveux, Quand elle sort du bain, et, baigneuse pudique. Livre aux nymphes des bois sa gorge magnifique. Et ses pieds nus, mouilles par les flots amoureux ! Telle et plus jeune encor, près d’une eau qui murmure. Dans un bassin de marbre aux contours ciselés. Frémissante, et les yeux par ses grands cils voilés, Marcia souriait ; sous sa blanche parure. Une esclave, avec art, attachait la ceinture, L’autre, les brodequins de perles étoilés. Ses longs cheveux tombaient comme ceux des vestales, Séparés par le fer en six tresses égales, L’anneau serrait son doigt, et du coffre odorant, Les matrones tiraient le voile de safran, Avec la pièce d’or des fêtes nuptiales, Et le fuseau qui dit : « Travaillez en aimant ! » Ainsi qu’un arc tendu, sur son œil qui pétille. Son sourcil se courbait par le pinceau tracé ; Entre ses dents d’émail un souffle cadencé Glissait comme la bise au bord d’une coquille ; Un petit serpent vert dont la tête frétille Entourait son bras nu, d’un bracelet glacé. Des toiles de Milet, des tuniques traînantes, Parmi les beaux colliers sur les tables épars. Déroulaient à longs plis leurs teintes chatoyantes ; Les couronnes de fleurs riaient de toutes parts ; C’était un bruit confus d’étoffes ondoyantes, Et mille reflets d’or à troubler les regards... Le tableau n’est-il pas délicieux ? À coté de Marcia, tantôt dans l’ombre, tantôt dans la lumière se détache la figure de Melœnis, la danseuse à l’amour implacable, aux ardeurs dévorantes, qui fait tour-à-tour de Paulus son idole ou l’objet de sa haine... ... Telle, au temps des amours, la cavale numide, Flairant l’amant sauvage, à la croupe splendide Frissonne et sonde au loin les feuillages bruyants... C’est elle qui dit : · · · · · · · · · · Je suis la courtisane impure ! La foule aux mille pieds, comme sur un chemin, A marché sur mon cœur ; mais, malgré sa souillure, J’en garde encore assez pour en mourir demain... Elle a quelque chose de farouche et de sauvage. Hernani s’écrie : ... Oui, de ta suite, ô roi ! de ta suite ! — j’en suis !... Va ! je suis là, j’épie et j’écoute, et sans bruit Mon pas cherche ton pas et le presse et le suit. Le jour tu ne pourras, ô roi, tourner la tête Sans me voir immobile et sombre dans ta fête ; La nuit tu ne pourras tourner les yeux, ô roi. Sans voir mes yeux ardents luire derrière toi... !. À son tour, Melœnis interpelle ainsi Paulus : ... Paulus, tu peux aller, souriant et parjure, Je te suivrai partout, je t’atteindrai toujours ! Je te suivrai si près, qu’en marchant, mon haleine Ira dans tes cheveux, de parfums ruisselants, Toujours derrière toi, par la ville ou la plaine, Mon pas retentira ; mes yeux étincelants Te verront dans la nuit, ô Paulus ; et ma haine Étreindra ta jeunesse, en ses réseaux brûlants ! Comme la tombe aux morts je te serai fidèle ! Je suis à toi ! je suis ton génie envieux ; Je ne te cherchais pas, quand tu vins, curieux, Me trouver dans cette ombre où mon passé m’appelle... Je dansais dans la rue, insouciante et belle, Et j’avais, chaque soir, des fleurs dans mes cheveux ! Comme un ruisseau chantant qui court par les prairies, Mon cœur se répandait en ses bonds incertains ; Regarde, maintenant, j’ai mes lèvres flétries. Mon visage a pâli, mes yeux se sont éteints, Et tu jurais d’aimer, à ces heures chéries, Où pour un seul baiser j’ai livré mes destins ! Ah ! ah ! tu croyais donc m’échapper ? Cette idée Te vint de me laisser, ton désir assouvi. Comme on jette aux bouffons une coupe vidée. Comme on brise un hochet après qu’il a servi ! La chose, par Hercule, était bien décidée ! Et peut-être, en effet, que la matrone a ri !... Insensés ! j’étais là, seule, dans l’ombre obscure. Je comptais vos soupirs et vos joyeux serments ; Le piège était tout prêt, j’attendis sans murmure, La trahison veillait sur vos embrassements ; J’ai ramassé cet or aux fanges de Suburre ; J’avais la haine au cœur et j’ai dansé longtemps !... Avec de pareils sentiments chez Melœnis, le dénouement du conte n’a rien qui nous étonne. La danseuse retournera aux bouges de Suburre, la haine au cœur, jusqu’à ce qu’elle ait trouvé le poignard implacable de Pentabolus. Marcius, comme pour faire contraste avec la danseuse, se présente avec des traits d’un comique de bon goût. On le voit, quand il sort de la salle du festin, la figure enluminée, soufflant comme un phoque et prêt à éclater comme un cratère. À sa voix, les invités, les serviteurs accourent des torche à la main ; c’est une mêlée, une confusion générale où deux esclaves restent sur le carreau. Pauvre Marcius ! la fin que lui donne le poëte, une indigestion, est bien celle qui lui convenait ; et il est fâcheux que le nain Caracoïdès ne soit plus là pour prononcer son oraison funèbre, Caracoïdès qui disait si bien, penché sur les cadavres des esclaves tués par Marcius, dans sa fureur de brute : ... Dormez ! la nuit est belle et la brise embaumée ! Un bon lit vous attend, sur le mont Esquilin ! Vous ne porterez plus la chaîne accoutumée. Vous ne tournerez plus la meule du moulin ! À toutes vos douleurs la barrière est fermée, Citoyens de la tombe, affranchis du destin !... Tel est, dans son ensemble, comme il nous apparaît, ce poëme de Melœnis, où vibre l’écho des orgies des Saturnales, où se cachent les mystères des belles nuits d’été de la Rome antique, où se répandent les parfums qui montent du Tibre au Champ-de-Mars sur l’haleine des vents du soir. L’auteur pouvait être fier de son œuvre et jeter aux éplucheurs de mots ce jugement de Gustave Planche, qui en vaut bien un autre : « ... Deux pages de Melœnis prises au hasard suffiraient pour marquer son rang... » Une citation de Buffon. — « Les Fossiles ». — Un poëme antédiluvien. — De la poésie scientifique. — Les précurseurs de Bouilhet. — Grandeur du sujet des « Fossiles ». — Le plan du poëme. — Une transcendante utopie. — Les nothosaures, les paléothériums, les mylodons, et la poésie. — Les théories scientifiques de Bouilhet et le Darwinisme. — Les mérites du poëme. — Le « de naturà rerum » de Lucrèce. « Comme dans l’histoire civile, on consulte les titres, on recherche les médailles, on déchiffre les inscriptions antiques, pour déterminer les époques des révolutions humaines et constater les dates des événements moraux ; de même, dans l’histoire naturelle, il faut fouiller les archives du monde, tirer des entrailles de la terre les vieux monuments, recueillir leurs débris, et rassembler en un corps de preuves tous les indices des changements physiques qui peuvent nous faire remonter aux différents âges de la Nature. C’est le seul moyen de fixer quelques points dans l’immensité de l’espace, et de placer un certain nombre de pierres numéraires sur la route éternelle du Temps... » Voici presque le langage d’un poëte. Ces paroles de Buffon nous revenaient à la mémoire, quand nous fermions l’un des poëmes de Bouilhet. À son tour, il a voulu remonter la série des siècles antéhistoriques, planter quelques jalons dans l’effrayante immensité de l’espace et du Temps. Il lui a semblé que les âges passés, et même les âges futurs ! devaient révéler leurs secrets à la curiosité inquiète et hardie du poëte. Il a écrit Les Fossiles. Les Fossiles ! Il faut une certaine audace pour intituler un poëme Les Fossiles. « — S’occuper avec les savants des mondes primitifs, passe encore ! mais s’en occuper avec un poëte ! Qu’y a-t-il à gagner à semblable besogne ? Que nous apprendra-t-il ? Qu’y a-t-il de commun entre la Science et la Poésie ? » — dira l’un. « — Les Fossiles ! de la poésie antédiluvienne ! que ce doit être ennuyeux ! » — dira l’autre. Sans se déconcerter, Bouilhet s’est mis à l’ouvrage, et de son labeur est né un poëme remarquable, unique peut-être par le genre et la forme dans notre littérature. C’est l’œuvre la plus difficile qu’aît tentée un poëte », s’écriait Théophile Gautier. On n’a pas toujours rendu justice aux Fossiles, Naguère encore M. Caro, dans une étude intitulée la Poésie scientifique au XIXe siècle, en parlant du poëme philosophique, la Justice, de M. Sully-Prud’homme, disait que c’est pour la seconde fois dans l’histoire des lettres françaises que se produit la tentative sérieuse d’une poésie scientifique. Il passe en revue les poëtes qui ont essayé de retremper l’inspiration à cette source merveilleuse de la Science, mais il a soin de ne point parler de Louis Bouilhet. N’en déplaise à M. Caro, cet oubli est souverainement injuste ; car le poëme Les Fossiles a pu sans exagération être appelé par Gustave Flaubert « le seul poëme scientifique » de toute la littérature française. Lorsque Bouilhet en traça le plan et se mit à l’écrire, il n’était point sans prévoir les difficultés de sa tâche, mais il avait aussi conscience de sa valeur. Pour l’encourager, d’illustres exemples étaient présents à sa mémoire. Il savait que Virgile avait pu dans ses Bucoliques. résumer harmonieusement une véritable cosmogonie. Horace, il ne l’ignorait point, avait su également dans ses vers chanter d’une façon poétique « les Fastes » du Monde et faire la première histoire des sociétés. Notre poëte n’avait-il pas encore l’exemple d’André Chénier, de Lebrun, de Chenedollé, et de Fontanes dans sa première jeunesse ? Il savait que l’idée d’un nouveau de naturà rerum avait toujours hanté le puissant cerveau de Goethe. Y a-t-il, après tout, dans l’histoire des premières époques de la Nature, la naissance et les destinées de l’Homme, un sujet tellement anti-poétique ? Après Lucrèce, après Virgile et Horace, Bouilhet a prouvé le contraire. « L’imagination seule peut retracer l’histoire de l’Humanité primitive. » C’est parce que l’histoire des premiers âges du Monde et la pénétration, pour ne pas dire l’histoire de l’Avenir, sont encore à l’état d’enfance et réduites aux hypothèses, que le sujet n’est pas rebelle à la poésie. Il n’a point encore pour écueils la rigueur inflexible des méthodes, l’aridité des formules, l’application de l’instrument de précision à l’observation des choses et des faits, la déduction logique de lois proscrivant l’imagination. « La poésie de la Science est bien à l’origine : les Parménide, les Empédocle, les Lucrèce en ont recueilli les premières et vastes moissons. Arrivée à un certain âge, à un certain degré de complication, la Science échappe au poëte, le rythme devient impuissant à enserrer la formule et à expliquer les lois... ». D’ailleurs, avec la recherche de l’origine de l’Homme, de ses destinées et de l’avenir du Monde, l’horizon du poëte s’est élargi d’une façon singulière ; les problèmes les plus attachants et les plus redoutables offrent au penseur leurs inconnues, et les questions viennent se presser dans son esprit pour demander des solutions que le cœur appelle et redoute à la fois. L’Univers a-t-il un but idéal, ou fils du hasard, va-t-il au hasard, sans qu’une conscience aimante le suive dans son évolution ? À l’origine, quelque chose de divin fut-il mis en lui ? À la fin, un sort plus consolant lui est-il réservé ? Nos instincts profonds de justice sont ils un leurre ou la dictée impérieuse d’une volonté qui s’impose ? « ...Vérité ou chimère, le rêve de l’Infini nous attire toujours, et, comme ce héros d’un conte celtique, qui, ayant vu en songe une beauté ravissante, court le monde toute sa vie pour la trouver, l’homme, qui un moment s’est assis pour réfléchir sur sa destinée, porte au cœur une flèche qu’il ne s’arrache plus... ». De ces problèmes moraux et de ces problèmes physiques, Bouilhet n’a-t-il rien négligé ? A-t-il eu pour guide les dernières hypothèses de la science contemporaine, ou n’a-t-il fait que suivre les théories plus anciennes sur la formation du Monde, sur la création des végétaux et des animaux, et sur la permanence des types ? Comment expliquera t-il la naissance de l’Homme ? Comment nous montrera-t-il l’Humanité se dégageant peu-à-peu des étreintes de la vie animale, la tribu groupant la famille, la cité s’organisant, l’industrie commençant à se développer, la Civilisation chassant la Barbarie et luttant de nouveau avec elle ? Quelles destinées réservera-t-il aux êtres créés et en particulier à l’Homme ? Ces questions se pressent sur les lèvres, quand on évoque par la pensée les mondes disparus, leurs paysages étranges, leur flore et leur faune monstrueuses. Le poëme commence par un tableau du monde primitif. Des nuages humides enveloppent l’univers ; le soleil immense est pâle. Aucun bruit ne se fait entendre sur la terre ou dans les espaces qui l’environnent. Ici des granits énormes, là des mousses et des lichens. L’éclair luit par intervalles, et le grondement des volcans mal éteints répond parfois aux détonations de la foudre. Tantôt, c’est le jour, tantôt c’est la nuit. Les siècles désolés se succèdent. Cependant le soleil devient plus brillant ; la végétation paraît, et la nature dépense sa force en torrents de verdure. Les arbres croissent, les bois se forment, des arômes inconnus se dégagent ; tout germe sous la chaleur du soleil. L’arc-en-ciel se dessine à l’horizon, et le bruit des feuillages se mêle au bruit des flots. Voici dans les varechs les oursins étoilés, les fleurs d’écailles, (1) les plantes voraces, et les grands polypiers. Un monstre aux flancs livides et gluants, au ventre ridé, aux pattes monstrueuses et écaillées, au museau grêle et difforme, s’arrête au bord du rivage et pousse avec force un long mugissement, premier cri de la vie qui va se perdre au fond des solitudes. Voici les madrépores blancs, les éponges, les algues, les tortues et les crabes. Tout cela s’agite, pendant que les bambous, les zamias et les mousses frissonnent sous le vent. Puis, naissent des monstres de toute espèce aux formes les plus bizarres ; entre eux ce ne sont que des combats sans cesse renaissants. Peu-à-peu l’air devient plus doux, le ciel rayonne, tout tressaille, tout bourgeonne et fleurit. Dans les halliers ce ne sont que parfums et bourdonnements. Le soleil éclaire un monde gigantesque : pins aux grappes roses, lianes, cyras, bananiers au feuillage pouvant abriter une colline, limaçons bossus, fourmis, lézards, abeilles, libellules, papillons d’azur et de carmin répandant du bout de l’aile les calices énormes des grandes fleurs sur la mousse sauvage. L’araignée tend sa toile du bout d’une colline à l’autre. La vie se répand avec intensité ; les oiseaux fendent les airs dans leur course rapide, les animaux peuplent peu-à-peu les forêts et les plaines. Enfin ! voici l’Homme ! Comme un germe fatal par la vague apporté, Au bord des grandes eaux quand l’Homme fut jeté, Il roula, vagissant, sur la plage inconnue. La pluie aux flots glacés inondait sa peau nue... ... Il se traîna d’abord, sous les forêts désertes, Dont les dômes flottaient comme des tentes vertes ; Puis, quand la faim première aboya dans ses flancs. De l’yeuse sauvage il secoua les glands ; Arrachant aux bambous la liane en spirales, Il serra sous ses pieds l’écorce des sandales ; Et pour tout vêtement, sur son dos large et fort Attacha des grands bœufs la peau fumante encor ! Il s’étendait, la nuit, sous les cavernes creuses. Là, durant le frisson des heures ténébreuses, Peuplant de son effroi l’immensité des Cieux, Dans le bois et la pierre il se tailla des dieux..... ... Longtemps, pasteur nomade, il marcha par le monde, Déployant au soleil sa maison vagabonde, Tandis qu’à ses côtés les chameaux, à genoux, Dans la citerne fraîche allongeaient leur col roux ! Lorsque la nuit bleuâtre avait tendu ses voiles, Il suivait, par les Cieux, le troupeau des étoiles, Et, dans sa langue étrange, aux sons rauques encor Du nom de ses béliers nommait les astres d’or ! Parfois, au bruit lointain des ondes cadencées. Sentant battre en son cœur l’aile de ses pensées, Il allait éveillant, sous son souffle amoureux, La musique endormie au fond des roseaux creux ! Il se penchait, parfois, sur la berge des rives. Rayant le sable fin de lignes fugitives, Et la vague, et les vents, emportaient par lambeaux L’écriture mêlée aux traces des oiseaux. Un jour, il s’arrêta, secouant sur le monde La poudre et la sueur de sa course inféconde, Et dans la liberté de son droit souverain. Bâtit sa tente en marbre et ses dieux en airain !.... ... La cité, fourmillante et de tumulte pleine. Enferma dans son mur la montagne et la plaine ; Comme un serpent captif, le fleuve aux mille bonds Se tordit écumeux sous l’arche des grands ponts, Et les larges vaisseaux, fendant les flots rebelles, S’échappèrent du port en déployant leurs aîles !.... Il partit avec eux, par la brise emporté ;... ... Il entendit alors dans sa force superbe Hennir les passions, comme un troupeau dans l’herbe... Il aima les tambours, les clairons, les cymbales, La bataille emportée au dos blanc des cavales, L’assaut qui monte aux murs avec ses doigts sanglants, Les peuples écrasés sous les palais croulants, Et la mêlée ardente, aux étreintes si fortes Que la terre oscilla sous le pied des cohortes.... ... Le monde était vaincu, le Ciel restait encore..... L’Homme ne tarda pas à renverser ses idoles ; à la place de ses dieux, il adora ses passions. Le monde ne pouvait être lavé de ses souillures que par le sang d’un dieu. L’Homme peut désormais aspirer à des sommets sublimes, le royaume de l’esprit est établi ; la doctrine de la liberté des âmes est fondée : l’Homme y trouvera désormais un refuge au milieu de l’empire de la force brutale. Aussi il brave les supplices et la mort avec une sorte de volupté. La foi fait des miracles, les Barbares se convertissent, ... Et, dressé sur le monde avec ses bras ouverts L’arbre du grand supplice abrila l’univers... Les siècles se succèdent. Voici le Moyen-Âge tout palpitant d’une foi ardente ; voici les Temps Modernes avec l’esprit d’examen et les progrès de la Science. Le poëte chante l’invention de la boussole, la découverte de l’Amérique, les merveilles de l’électricité et de ses applications. Les révolutions de la science et des états se sont succédées, l’Homme a accompli de grands travaux, mais il est comme blasé de ses œuvres. Une sorte de fatigue s’est emparée de lui, sa raison l’épouvante, le doute l’assaille. Va-t-il être témoin ou victime d’une nouvelle révolution cosmique ? Que va-t-il devenir ? Quelles seront ses destinées ? Tels sont les redoutables problèmes que se pose le poëte, après avoir dépeint les mondes primitifs et leurs transformations successives. Il a décrit les siècles passés, il entrevoit maintenant les siècles à venir. La terre a disparu dans les eaux. Dans le vieux lit des mers germe un autre monde sous un nouveau soleil. La nature semble s’éveiller sur le tombeau immense des peuples : le jour est sans nuages et plein d’éblouissements, les brises sont douces. C’est bien le splendide univers qu’ont rêvé les vieux âges. Le monde a fait un pas de géant vers la perfection. Tous les êtres créés attendent joyeusement l’arrivée de leur maître. Enfin ! le voici ! c’est lui, ... Il vient dans la lumière ! il vient dans l’harmonie ! À l’horizon lointain sa grande ombre a passé ! Et, le sentant venir, la terre rajeunie Tremble comme la vierge au bruit du fiancé !... Ce maître, c’est l’Homme régénéré, e cinere suo redivivus. Il a en partage la force, la sagesse et le génie ; il pénètre les secrets de la Nature, et toute la création est son amie sans être son esclave. ... Salut ! être nouveau ! génie ! intelligence ! Forme supérieure, où le Dieu peut tenir ! Anneau mystérieux de cette chaîne immense Qui va du monde antique aux siècles à venir. À toi les grands secrets qui, dans l’ombre et le vide, Échappaient comme un rêve, à l’Homme épouvanté... Salut ! être nouveau ! mais sache-le bien, ces ossements, ces squelettes à demi-rompus que tu trouveras sur les grèves, ce sont nos débris, des débris d’ancêtres. ... Ces débris ont vécu dans la lumière blonde. Avant toi, sur la terre, ils ont marqué leurs pas. Contemple avec effroi ce qui reste d’un monde, Et d’un pied dédaigneux ne les repousse pas ! C’était le peuple ardent, la race échevelée Qui lançait son désir à l’assaut de tes droits. Pour atteindre d’avance à ta sphère étoilée, Nos cœurs impatients brisaient nos corps étroits. Nous les voulions aussi tes destins magnifiques ! Pour loger ton bonheur, ô frère glorieux, Le penseur a bâti des cités pacifiques, Le poëte a rêvé des îlots merveilleux. Ils allaient réveillant les âmes assoupies, Ils montraient de la main l’horizon souhaité. Et sous le manteau d’or des saintes uopies, Le monde à son déclin couvrait sa nudité ! Ils ont bu la ciguë et vidé les calices, Sur le gibet infâme on a cloué leurs chairs ; Mais ils te souriaient au railie’i des supplices, Et sont morts l’œil fixé sur ton calme univers. Ne les méprise pas ! Les destins inflexibles Ont posé la limite à tes pas mesurés : Vers le rayonnement des choses impossibles Tu tendras, comme nous, des bras désespérés... ... Tu n’es pas le dernier ! d’autres viennent encore Qui te succéderont dans l’immense Avenir ! Toujours, sur les tombeaux, se lèvera l’aurore, Jusqu’au temps inconnu qui ne doit point finir. Et quand tu tomberas sous le poids des années, L’être renouvelé par l’implacable loi. Prêt à partir lui-même au vent des destinées,. Se dressera plus fort et plus brillant que toi ! C’est sur cette vision de l’Avenir que le poëte termine la série des splendides tableaux qu’il a fait passer devant nos yeux. Plaise à Dieu qui préside à toutes les révolutions cosmiques que cette idée d’un Adam nouveau, source d’une humanité graduellement supérieure, que cette brillante apothéose de l’activité et du génie de l’Homme tendant sans cesse à la perfection, ne soit point une transcendante utopie ! Quel que soit le fondement ou le sort de semblables conceptions, elles dénotent chez celui qui a osé s’élever jusqu’à leurs sommets une puissance d’imagination d’autant plus forte qu’il lui a fallu auparavant éviter la sécheresse didactique et laisser l’inspiration prendre son vol au milieu des données de la Science et de mille difficultés. Les paysages du monde primitif sont pleins d’animaux informes, poissons à peine ébauchés, reptiles hideux, énormes amphibies, lézards volants, dragons terrestres et marins, ptérodactyles, plésiosaures, mammouths, mégathériums, mastodontes et autres monstres du chaos s’essayant à la création ; mais le poëte se contente de nous les montrer et se garde bien de leur donner un nom. Voici les nothosaures, les simosaures, les labyrinthodons des terrains triasiques ; ici, les mosasaures, les dinosauriens des terrains jurassiques et crétacés ; plus loin, les paléothériums, les anoplothériums ; là, les mylodons et les rhinocéros des terrains tertiaires. On les reconnaît à leur forme et à leur allure, à leurs amours, à leurs combats à travers les végétaux prodigieux des premiers âges, aux bords d’une mer écumante, dans une atmosphère sillonnée par les foudres d’orages terribles. — Le colossal y heurte le bizarre, le gigantesque s’y mêle à l’étrange, et le tout se détache sur un horizon d’une coloration intense. Ce n’est pas à dire que Bouilhet ait tenu un compte bien exact des données et des découvertes de la Science. En somme, c’est un disciple plus ou moins infidèle de Cuvier. Pour lui, si l’on peut résumer ses vagues théories, la création est discontinue, la force créatrice fait surgir les espèces végétales et animales à peu près de toutes pièces, complètes et achevées. Il semble expliquer ainsi la succession des formes innombrables qui remplissent les archives géologiques de notre planète, et l’apparition du couple humain, arrivé le dernier pour jouir d’une royauté que les âges lui avaient préparée. Nous sommes loin des hardiesses d’un autre poëte, de Goëthe dont le génie universel semble avoir touché aux idées de certains savants contemporains, lorsque dans les variétés infinies des végétaux et des animaux il ne voyait que des transformations d’un ou de plusieurs types, dans les divers organes qu’un seul et même organe modifié, — et, devinant l’unité dans la diversité, remplaçait partout l’idée de création par celle de métamorphose. Pour Bouilhet. en dépit des tendances de son esprit, les travaux des Gottfried-Reinhold Treviranus et W. Folke de Brème, des Lorenz Oken, des Lamarck, des Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et des Naudin, ces prédécesseurs des Darwin et des Haëckel ont du être lettre close. Le génie poétique ne lui donne aucune intuition particulière et originale des mystères de la création et des lois présidant au maintien des choses créées. La concurrence vitale, la force de l’hérédité, la sélection naturelle, la corrélation de croissance n’apparaissent nulle part, même d’une façon voilée, comme facteurs dans cette peinture du développement des mondes primitifs, et révolution ne semble appliquée, et bien discrètement encore, à l’homme que dans la suite des âges futurs. Puisqu’il en est encore, à tort ou à raison, aux anciennes théories, Bouilhet aurait dû peut-être montrer d’une façon palpable la main d’un Dieu dans la création et l’ordre admirable dans lequel s’exécutent ses desseins éternels au milieu des phénomènes qui se succèdent dans le monde. Ce Dieu, certains le chercheront, et leur esprit, un instant ébloui par les tableaux du Passé et de l’Avenir qui se succèdent, regrettera de ne point trouver ce principe créateur qui, dans son auguste fécondité et dans une inspiration sans trêve, modèle la nature comme une molle argile. Était-ce donc une tâche si difficile et si ingrate que celle d’indiquer d’une manière plus précise le principe ou le mouvement des êtres créés ? La langue du poëte était pourtant assez souple et assez harmonieuse. Ses vers hexamètres longs et sonores, d’une facture presque épique, pareils à de molles vagues toujours renaissantes, se déroulent avec une ampleur magistrale dont n’aurait pas fait fi Lucrèce. Le poëme est écrit avec abondance : il se complaît à décrire l’énormité grandiose des spectacles qu’il veut reproduire et la beauté des horizons qu’il ouvre à notre humanité perpétuellement régénérée. Cette qualité devient même quelquefois un défaut. Le début est un peu délayé et terne ; des descriptions vagues et trop longues des paysages du monde primitif se succèdent avec une certaine monotonie ; le poëte s’attarde à décrire les combats des monstres qu’il ressuscite. C’était l’écueil d’un pareil sujet. Mais tout s’anime, le vague et la monotonie cessent, quand nous voyons apparaître les oiseaux et se multiplier les autres créatures. L’air se répand avec profusion, les eaux ondulent plus mollement, la végétation devient luxuriante, la lumière ruisselle, la vie circule avec une énergie extrême. L’univers va bientôt recevoir son maître. Le maître paraît. Il y a là un tableau sobrement brossé avec des couleurs éclatantes. C’est de la grande poésie servie par un vers plus plein et plus spacieux que d’usage, soufflé d’un seul jet, pour parler comme Sainte-Beuve. Ces qualités de facture tendent à disparaître, quand le poëte s’élève à la conception d’une humanité supérieure : on entend comme un cliquetis de mots nombreux et d’une sonorité brillante où la pensée flotte indécise. Les voiles de l’Avenir ne se laissent pas impunément entrouvrir, et l’on comprend sans peine que le poëte aît été ébloui lui-même et quelque peu aveuglé par la lumière qu’il découvrait, hardi explorateur ! après avoir plongé dans les ténèbres et le chaos du passé. En appréciant le style des Fossiles aux bons endroits, nous évoquions le souvenir de Lucrèce. Lucrèce ! un tel nom comme un écho renaissant sans cesse semble encore résonner pour attirer l’attention. Toutes les fois qu’un poëte chante la Nature, Lucrèce, le souverain pontife de son culte, appelle la comparaison et la discussion. — Quelle curieuse étude l’on ferait si l’on voulait rapprocher le poème de natura rerum, des Fossiles. Bouilhet s’est visiblement inspiré du cinquième livre. Chez lui, lorsque la pensée est bien nette, et chez son modèle, c’est, sinon la même hardiesse, au moins la même magnificence, la même vérité de couleur dans la description. Ce n’est pas ici la place d’établir une comparaison entre la science des deux poètes, mais on pourrait montrer que leurs théories physiques et leur sociologie ne sont pas sans avoir quelques points de contact. Par moments, on dirait que l’auteur des Fossiles a voulu dans la précision de son langage scientifique rivaliser avec le vieux poëte latin. Lucrèce n’a pas mieux dit que Bouilhet, par exemple : Toute forme s’en va, rien ne périt, les choses Sont comme un sable mou, sous le reflux des causes ! La matière mobile en proie au changement, Dans l’espace infini flotte éternellement. La mort est un sommeil, où, par des lois profondes, L’être jaillit plus beau du fumier des vieux mondes ! Tout monte ainsi, tout marche au but mystérieux, Et ce néant d’un jour, qui s’étale à nos yeux. N’est que la chrysalide aux invisibles trames, D’où sortiront demain les ailes et les âmes... Mais quelle différence au point de vue philosophique entre nos deux poètes ! Quelle différence au point de vue de la composition ! Bouilhet ne procède guère que par tableaux ; on ne sent pas souvent vibrer son âme, et l’on peut se demander si ses doctrines ne sont point en résumé qu’un vulgaire et glacial panthéisme. Chez Lucrèce, l’homme apparaît derrière le poëte ; sa poésie est émue, passionnée, humaine. Elle a presque un caractère dramatique. On croit voir, devant un décor immense, s’engager une lutte désespérée où l’esprit humain est aux prises, non plus avec la Fatalité, comme Œdipe, mais avec le problème de notre origine et de notre destinée. On s’attache malgré soi à ce Titan impie dont la grande âme, les erreurs morales, les égarements sincères remuent le cœur. On sent qu’il a connu l’amour, qu’il a épuisé ses peines, qu’il est dévoré par les inquiétudes du doute ; on compatit à sa sombre mélancolie, à son profond dégoût des choses, on le suit dans ses efforts pour percer les ténèbres qui l’enveloppent et pour se frayer un chemin vers la lumière, tour à tour invoquant une puissance suprême ou la reniant, éclatant soit en hymnes soit en blasphèmes. — Ce qui manque dans les Fossiles, c’est l’homme, c’est l’ardeur de la foi ou l’inquiétude du doute, c’est une doctrine religieuse ou philosophique quelconque saisissable. Sauf à la fin, la matière y tient peut-être trop de place. Nous n’avons plus alors qu’un poëme « scientifique » brillant et ingénieux, unique peut-être et qui a son intérêt, mais dont la pensée générale aurait pu avoir plus de puissance et d’ampleur. Une profession de foi poétique. — « Festons et astragales », « Dernières Chansons. » — Le lyrisme chez Bouilhet. — Thèmes variés. — Un voyage en Chine et en Égypte. — Une course à travers un champ de poésies. — « Le sermon sur la Mort » et Bouilhet. — « La fille du fossoyeur. » — Toujours l’antithèse ! — « Le poète, aux étoiles. » — Une défaillance. — Bouilhet et Nicolas Lenau. Cet homme fut-il réellement poëte ? — Le critique peut toujours se poser cette question toutes les fois qu’il est appelé à juger un écrivain qui laisse derrière lui plusieurs recueils de vers. La question n’est point oiseuse quelquefois ; mais est-elle ici vraiment utile, quand il s’agit de Louis Bouilhet ? Sa vie tout entière, la violence qu’il dut faire à sa vocation lors de ses études médicales, le triomphe de cette vocation contrariée, son caractère élevé, sa nature enthousiaste, tout se réunit pour dire qu’il fut poëte. Poëte, nous l’avons deviné murmurant ses poésies d’écolier ; poëte, nous l’avons reconnu avec Mœlenis et les Fossiles ; poëte, nous le retrouverons avec ses pièces de théâtre ; poëte, nous le saluons encore avec Festons et Astragales et ses Dernières Chansons. Oui, il fut poëte, et poëte dans la plus stricte et la plus belle acception du mot ; bien mieux, il resta poëte. « La Muse, dit Théophile Gautier, n’eut pas de desservant plus fidèle. » — Beaucoup renient plus tard le culte de leurs années de jeunesse ; lui, à ce culte, il consacra tous ses jours. Il y puisa ses émotions les plus douces, ses joies les plus durables. N’est-ce pas lui-même qui prend le soin de nous le dire ?... Je l’ai gardé ce bon baiser de Muse ! Comme une perle, il rayonne à mon front ; Et désormais, qu’on me flatte ou m’accuse, Sans l’effacer les soucis passeront. Je l’ai gardé ce baiser de poëte ! Comme un bon vin qui réchauffe au départ, Quand sur le seuil, au chant de l’alouette, Le cheval brun hennit dans le brouillard !... etc.. Une pareille profession de foi poétique ne peut être que sincère. Et c’est bien un poêle que nous avons à juger avec ses élans, ses enthousiasmes, ses espérances et ses souvenirs. Mais fut-il un poëte lyrique ? — Chose extraordinaire ! Ce n’est ni dans Festons et Astragales, ni dans les Dernières Chansons que Louis Bouilhet a donné à son vers le plus d’ampleur et d’essor. Telles strophes de Melœnis, tels passages de ses drames ont plus de mouvement et de souffle que mainte pièce de ces deux recueils. Bouilhet ne se mêle pas avec assez de passion au tourbillon vivant des choses et des hommes. Il semble trop souvent, l’âme sereine, regarder en spectateur désintéressé ce qui s’offre à ses yeux. L’histoire et la vie déroulent devant lui leurs multiples tableaux, il paraît dédaigner d’y figurer comme acteur, et de descendre lui-même dans la carrière. La nature lui montre ses mystérieux phénomènes, il n’en cherche pas les sec-rets avec ardeur et ne désire point, nouveau Faust, se plonger dans son sein. Il se contente de laisser passer les choses et de les peindre avec leurs contours et leur couleur. Son lyrisme est tout de surface ; c’est plutôt une description élégiaque émue et heureuse qu’une explosion de sentiment. Il n’a pas de ces coups d’ailes frémissants qui annoncent un puissant génie lyrique, de ces cris puissants qui font vibrer toute âme humaine. Son œuvre appartient à un genre moyen qu’il est difficile de classer ; tout y est comme détaché et en fragments ; l’esprit d’entreprise et l’ambition y font un peu défaut. Le rhythme, le dessin et la couleur y sont habilement employés, mais le sentiment et l’émotion, quand ils existent, manquent trop souvent d’ampleur. Comme Théophile Gautier, notre poëte sacrifie à la plastique ; il cherche le relief et le pittoresque à ses heures. Ses pièces sont alors finement ciselées, et leurs strophes taillées à facettes ressemblent aux cristaux sortis de la main d’un merveilleux artiste. L’auteur d’Émaux et Camées ne dédaignerait pas de leur faire une place honnête dans ses écrins. La poésie de Bouilhet est ainsi quelquefois, pour parler comme Lamartine, un jeu de l’esprit, un caprice mélodieux de la pensée, mais c’est toujours de la poésie. Si le talent lyrique de notre poëte ne relève quelquefois ni de la méditation, ni de l’émotion la plus profonde, mais plutôt de la fantaisie et du caprice, si les idées et les sentiments personnels de l’auteur ne viennent souvent chez lui qu’en seconde ligne, plus souvent aussi sa poésie jaillit spontanée, et n’est pas un pur effort d’une imagination brillante et cultivée. Les spectacles de la nature renaissant plus belle et plus riante, les misères humaines, l’activité de l’Homme et son industrie, ses croyances et ses doutes sont pour lui des thèmes qu’il sait développer dans un langage harmonieux. Le vers qui tout à l’heure prenait plaisir à tourner un madrigal, à décrire une pagode ou une potiche chinoise quitte sans regret le monde des formes, des sons et des couleurs, pour se mettre au service d’une pensée élevée ou d’un sentiment profond et personnel. Le lyrisme de Bouilhet ne ressemble alors ni à celui de Lamartine, ni à celui d’Hugo, ou d’Alfred de Musset. Tout en suivant les traditions des Romantiques, le poëte ne s’est pas voué au culte exclusif de tel ou tel maître de l’art ; chez lui, il n’y a point de système. Moitié lyrique, moitié élégiaque, il est, si l’on veut, éclectique, dans sa manière de présenter les idées et les sentiments, de coordonner la phrase et de combiner les rhythmes. — Éclectique, dira-t-on. Le mot est peut-être bien solennel pour apprécier des poésies. — S’il est juste, tant pis pour ceux qui le penseront. En tout cas, cet éclectisme ne fut point un mélange confus des genres ; il fut celui d’un maître servi par un goût exquis. Le poëte moissonna prestement de ci, de là, il fit sa gerbe tantôt d’un côté, tantôt d’un autre ; mais il fit sa gerbe. Ce qui manque surtout à la nouvelle génération des poëtes, c’est d’être jeunes et variés. Les qualités maîtresses de Bouilhet furent la jeunesse, la variété, la perfection dans la forme et surtout l’absence de prétentions. C’est peut-être là qu’il faut chercher le secret du charme de ses poésies. On est frappé de la multiplicité des sujets qui ont tenté son inspiration. Chez tel poëte, c’est la note philosophique qui domine ; chez tel autre, c’est un sentiment très-vif de la nature. Certains semblent se replier sur eux-mêmes, et faire de leur esprit et de leur cœur le centre où tout se rapporte. C’est une affaire de tempérament ou quelquefois de système. L’œuvre de ces poètes prend un caractère marqué d’unité qui permet parfois à une originalité profonde de se faire jour ; mais il en résulte trop souvent quelque monotonie. Avec Bouilhet nous n’avons pas à redouter pareil écueil. Sa verve coule à pleins bords, de ci, de là, comme une source jaillissant de cent côtés à la fois. Il pourrait justement s’écrier avec Térence : ... Plenus rimarum sum ; hâc atque illâc Perfluo · · · · · · · · · · Comme une abeille, sa muse butine à droite, à gauche, par ci, par là. Lui-même, il veut bien nous apprendre qu’il n’a jamais connu d’autre guide que la Fantaisie. Il nous le dit sans façon en se proclamant un Soldat libre : Soldat libre, au léger bagage, J’ai mis ma pipe à mon chapeau, Car la milice où je m’engage N’a ni cocarde ni drapeau. La caserne ne me plaît guère, Les uniformes me vont peu ; En partisan, je fais la guerre, Et je campe sous le ciel bleu. La Liberté, que l’on croit morte Pour quelques heures de sommeil, Près de moi se chauffe à la porte De ma tente ouverte au soleil. Je suis sourd an clairon d’un maître, La consigne expiré à mon seuil ; Nul, hormis Dieu, ne peut connaître Ce grand secret de mon orgueil. Parmi les champs de poésie Je fourrage sans mission ; Le capitaine est Fantaisie, Le mot du guet « Occasion ! » Et loin de la poussière aride Où sont marqués les pas humains, Je cours sur un cheval sans bride, Dans des campagnes sans chemins !... Autre part, le poëte se compare à l’oiseleur qui guette les oiseaux avec des pièges ; ne chasse-t-il pas les idées avec un trébuchet fait de rimes pour les enfermer dans une cage d’or ? Les plaines, au loin de fleurs sont brodées. Parmi les oiseaux et les papillons, J’entends bourdonner l’essaim des Idées Qui flotte au soleil en blancs tourbillons ! Comme un aigrefin méditant ses crimes. Sans perdre un moment, j’apprête, en sournois, Un beau trébuchet fait avec des rimes ; Et j’attends, — caché dans le fond des bois. Toutes !... les voici toutes !... à la file ! Hésitant un peu, n’osant approcher. Parfois un manant qui sort de la ville Vient, d’un bruit de pas, les effaroucher. Moi, je reste là, sans voix, sans haleine, L’oreille et les yeux sur mon traquenard. Si la gibecière est à moitié pleine, Je rentre au logis plus fier qu’un renard. Et c’est sous mes doigts un bruit d’étincelles, Quand j’ouvre le sac où tient mon trésor. Et que je les prends, par le bout des ailes. Pour les enfermer dans leurs cages d’or !.... Est-il possible d’être plus élégant et plus harmonieux ? N’y a-t-il pas là, et surtout dans Chronique du Printemps, comme un air de parenté avec certaines poésies d’Autran ?. C’est plaisir de voir notre poëte guettant les idées au coin des bois, dans les prairies blanches de rosée, parmi les fleurs, abri des sylphes, qui frémissent frôlées par l’aile des papillons ou l’écharpe des fées, sur les montagnes où se heurtent l’ombre et la lumière, sur les bords de la mer, au bruit mystérieux des vagues, dans une baraque de la foire, aux accents d’un vieux refrain populaire. Tout est pour lui prétexte à quelque poésie. Tantôt sa pensée, pour s’exprimer, emprunte des symboles et des légendes à l’Antiquité ; tantôt la Bible, tantôt la mythologie grecque, lui fournissent de brillants tableaux. Après Melœnis il trouve encore des couleurs pour peindre le monde romain pour montrer Néron conduisant son char dans les jardins de Sabine entre deux rangées de flambeaux humains, Bathyle dansant devant les fières patriciennes dont il allume les désirs, Sempronius Rufus, le génie de la cuisine, introduisant dans la cuisine romaine ses cigognes et ses turbots. — En de courtes poésies il résume la couleur d’une civilisation ou d’une barbarie : l’Inde, l’Égypte, la Chine viennent s’y peindre avec leurs bigarrures et toute leur éclatante bizarrerie : ... Le flot hennit, le vent crie. Matelots de ma patrie, Vers l’Empire du Milieu Emportez-moi, je vous prie.... Écoutons ces clochettes ! Ce sont les sonneries des couvents de Lao-Tseu ou les grelots des pavillons à lanternes peintes de Tou-Tsong que le vent fait frémir. Saluons ! Fumant l’opium dans une pipe à fleurs bleues, voici le mandarin aux vêtements bigarrés, aux souliers en croissant brodés d’or, aux potiches pleines de magots, de buissons bleus et de pivoines fleuries dans des paysages étranges. Horreur ! le poëte invoque le dieu Pu, le protecteur des porcelaines, comme un vrai Chinois, et ne recule point devant le rasoir de Hao, le barbier de Pékin, au nez camard, aux yeux troussés, trottant avec son sarrau blanc et ses souliers jaunes parmi la foule des vieux bonzes et des marchands dont les mèches, au bruit de son bassin de métal, se soulèvent comme des serpents au son des cymbales. Le poëte est digne d’être nommé mandarin avec quatre rubis à sa ceinture et un bouton d’or à son bonnet. Il laissera pousser ses ongles. Calme et sceptique, sans amour, sans haine et sans dieu, il verra tranquillement tomber la neige des hivers rigoureux moëlleusement blotti au fond d’un cabinet de soie, devant les flammes d’un foyer qui crépite. Pi-pi ! Po-po ! Pendant que l’horloge fait ko-tang ! ko-tang !. Pour charmer ses loisirs, il songera poétiquement à la fleur Ing-wha de Ching-tu-fu et à l’oiseau Tung-whang-fung, à l’héritier de Yang-ti, et attendra patiemment le printemps et ses parfums que rend encore plus pénétrants la pluie venue du mont Ki-chan. La Fantaisie pousse encore le poëte vers l’Orient. Quel tableau ! Voici le désert avec ses collines sablonneuses ! Voici, avec ses crocodiles gris, le Nil plat et brillant comme un miroir d’acier qui couvre la campagne. De place en place émergent quelques cahutes de terre qui indiquent un village, et une chaussée endiguée où chevauchent plusieurs Bédouins armés de longs fusils. Le vent gonfle la tente et le burnous ; les armes scintillent au soleil. Ils vont à travers la campagne. Un buffle trapu, couché avec cent autres tranquillement dans l’eau, se soulève et les regarde passer, pendant que des chameaux au col velu pataugent gravement dans la vase. Puis ce sont des dattiers qui laissent tomber gracieusement leurs palmes épaisses. Une ville se montre dans le lointain, elle se rapproche, et les minarets ne tardent point à découper nettement leurs mille dentelures sur le fond clair du ciel. Voici les fellahs, la servante noire aux bras tatoués par la peste, le joueur de rebec, les momies aux noires bandelettes, mornes habitants des antiques hypogées. Un soleil de feu éclaire ces tableaux resplendissants. Mais la journée avance, le soleil devient moins ardent, le soir va arriver. Le désert s’enveloppe peu à peu d’un teinte grisâtre à laquelle succède comme un tissu moelleux de vapeurs violettes. Ce voile se dissipe : les collines sablonneuses et les ruines s’empourprent légèrement pendant que les Pyramides esquissent au loin leurs pointes massives et noirâtres. À ces peintures exotiques se mêlent des pièces d’un sentiment plus personnel, d’une insouciante fierté, voilant parfois une exquise délicatesse d’âme. Le poëte essaie toutes les couleurs et toutes les nuances, tous les tons et toutes les gammes. Passer de la fantaisie au sentiment, d’un badinage à une pensée philosophique, d’une légende et d’un mythe à la réalité de chaque jour, n’est pour lui qu’un jeu. Un instant tourné vers le madrigal, il est plein de mignardise et de mièvrerie ; un instant après, il quitte ses pastels, les bergeries, les boudoirs, les paniers, les rosières, les petits philosophes et les petits abbés, et la fin sanglante du xviiie siècle entrevue dans un nuage de poudre parfumée, pour s’adresser à Mathurin Regnier et lui demander le fouet de la satire. Il a de ces caprices délicats et fantastiques dont l’un rappelle certaine poésie exquise de Ferdinand Freiligrath. Je songe alors aux féeries de Shakespeare ; des murmures et des susurrements délicieux, véritables échos des chansons d’Ariel et de Titania, retentissent à mes oreilles. — Plus loin j’entends encore les grandes harmonies du désert éclater et se mêler au murmure des lèvres humaines. Je crois respirer de toutes parts les fraîches senteurs de la vraie nature, et je sens palpiter la vie universelle. Puis tout commence à ne plus se dessiner que dans une teinte légère et vaporeuse, les contours s’effacent peu à peu ; des clairs de lune magiques éclairent ces tableaux aux couleurs décroissantes et font ruisseler la lumière comme des gouttes d’eau enchantée dans le calice des fleurs et à la pointe des feuilles. Qui oserait condamner Bouilhet pour avoir à son tour, comme tant d’autres, chanté les clairs de lune et célébré les belles nuits pleines de reflets et de rayons argentés, s’il l’a fait d’une façon originale ?. Ne semble-t-il pas lui-même, avec la meilleure grâce du monde, avoir prévu une condamnation, lorsqu’il s’écrie : Sœur de la Terre, astre charmant, Loin des cites où l’homme est chiche, Quels bons coins sous le firmament Je te ferais, — si j’étais riche ! Que de bois profonds j’offrirais, Ô Lune, à tes pudeurs jalouses, À tes ébats, que de lacs frais, À tes langueurs, que de pelouses ! Oh ! les frais coteaux pour s’asseoir ! Oh ! le sable uni des terrasses Où tu promènerais, le soir, Tes pieds d’argent aux blanches traces ! Comme, sans peur d’événements, On verrait, en lueurs superbes. Tout ton collier de diamants S’égrener dans les hautes herbes ! Et comme tu pourrais encor, À l’abri des vertes arcades, Balayer, de ta robe d’or, L’escalier bruyant des cascades ! — « Pauvre ami, dit l’astre aux yeux doux, La plus chère de mes retraites Est encore le crâne des fous, Ou la cervelle des poëtes !... ». Parmi toutes ces poésies que nous essayons d’indiquer dans une course rapide à travers deux recueils, il en est quelques-unes qui doivent arrêter spécialement l’attention du critique, parce qu’elles semblent se détacher des autres comme pour former un groupe d’élite. Qui des lecteurs de Louis Bouilhet ne se rappelle la colombe, l’abbaye, la Terre et les Étoiles, les Mois du Monde, la fille du fossoyeur, le poëte aux étoiles, par exemple ? «... la colombe, dit Gustave Flaubert, restera peut-être comme la profession de foi historique du xixe « siècle... » Sans aller jusqu’à ce degré d’enthousiasme prophétique, il faut admirer cette large et belle légende. Voici la action qui en forme la trame : Au moment où le Paganisme vaincu s’écroulait sous la parole du Christ, un empereur, un sage voulut relever de ses ruines la foi de ses ancêtres, ... Un seul homme, debout contre la destinée, Osa, dans leur détresse, avoir pitié des dieux... Un soir qu’il revenait d’une expédition lointaine, il aperçut dans la brume, isolé, un temple en ruines. Le seuil croulait ; la pluie avait rongé la porte ; Toute la lune entrait par les toits crevassés. Au milieu de la route il quitta son escorte Et s’avança, pensif, au long des murs glacés. Les colonnes de marbres à ses pieds, abattues. Jonchaient de toutes parts les pavés précieux ; L’herbe haute montait au ventre des statues. Des cigognes rêvaient sur l’épaule des dieux... Il voit dans les profondeurs du temple apparaître une lueur tremblante qui semblait se rapprocher avec un bruit de pas sur les dalles. Voici un grand vieillard courbé, maigre, en haillons, une tiare sur le front, une lampe à la main. Il cachait sous sa robe une blanche colombe. Dernier prêtre des dieux, il apportait encor Sur le dernier autel la dernière hécatombe... Et l’empereur pleura — car son rêve était mort. Il pleura, jusqu’au jour, sous cette voûte noire. Tu souriais, ô Christ, dans ton paradis bleu, Tes chérubins chantaient sur des harpes d’ivoire, Tes anges secouaient leurs six ailes de feu... ... Tu régnais sans partage, au ciel et sur la terre ; Ta croix couvrait le monde et montait au milieu ; Tout, devant ton regard tremblait, — jusqu’à ta mère, Pâle éternellement d’avoir porté son Dieu. Mais tu ne savais pas le mot des destinées, Ô toi qui triomphais, près de l’Olympe mort ; Vois : c’est le même gouffre... avant deux mille années, Ton ciel y descendra, — sans le combler encor ! Tu connaîtras aussi, ployé sous l’anathème, La désaffection des peuples et des rois, Si pauvre et si perdu, que tu n’auras plus même, Pour t’y coucher en paix, la largeur de ta croix ! Ton dernier temple, ô Christ, est froid comme une tombe ; Ta porte n’ouvre plus sur le vaste Avenir ; Voilà que le jour baisse et qu’on entend venir Le vieux prêtre courbé, qui porte une colombe ! Erreur ! peut-on dire. — Mais il n’est pas possible, il faut l’avouer, de trouver l’erreur exprimée dans un plus magnifique langage. L’abbaye renferme la même idée, la fin de la religion du Christ dans la suite des âges ; mais cette idée y est développée avec beaucoup moins d’élévation et de grandeur. À certain moment, le poëte nous conduit dans une église abbatiale, au Moyen-Âge. Le vaste temple s’illumine de mille feux, l’encens fume, et l’orgue fait succéder aux hymnes sacrées les éclats de sa voix puissante. Voici l’abbé et ses moines, l’abbé la mitre en tête, la crosse à la main ; là-bas se tiennent laboureurs et manants sujets à la dîme, gardes-chasses à l’étroit hoqueton, bergers au vêtement en peau de bique, archers soumis à la parole du prêtre. Une foi naïve anime ce pauvre peuple et le console de ses misères. Que l’on compare ce tableau et l’esprit qui l’anime à cette autre évocation que fait du Moyen-Âge le poëte dans les Fossiles, et l’on accordera que Bouilhet est resté quelque peu inférieur à lui-même. L’intérêt y est moindre que dans la colombe, le style est moins souple, la composition plus artificielle, et l’on y sent l’effet cherché d’un contraste entre la durée passagère, selon le poëte, de la plus consolante des religions et la jeunesse perpétuelle de la nature. ... Vent des monts aux bruyantes ailes, Voisin des astres radieux, Pousse, au fond des noires chapelles, Ton air libre où meurent les dieux ! À moi, glaïeuls, genêts, orties ! À l’assaut, les verts escadrons ! Plantez au dos des sacristies Vos échelles de liserons !... Et toi, la mère universelle ; Toi, la nourrice aux larges flancs, Dont le lait pur à flots ruisselle Du haut des cieux étincelants ; Toi, qui marches, fière et sans voiles, Sur les cultes abandonnés, Et, par pitié, dans les étoiles Caches les dieux découronnés ; Toi, qui réponds aux calomnies Des aveugles niant le jour, Par des tonnerres d’harmonies Et des cataclysmes d’amour ; Toi, qui proposes dès l’enfance, À notre faible humanité. Pour symbole ta confiance, Pour évangile ta beauté. Entre, ô nature, avec ta joie, Ton soleil et ton mouvement — Et qu’on te laisse cette proie À dévorer tranquillement !... La pièce a du mouvement ; par ce rapprochement de la nature perpétuellement jeune et de la religion du Christ que certains croient à son déclin, elle fait songer, sans désavantage pour elle, à l’une des Chansons des rues et des bois. Elle fait songer aussi à ces autres beaux vers de Victor Hugo : C’était une humble église au cintre surbaissé. L’église où nous entrâmes... Mais cette fois quelle différence entre l’accent des deux poëte ! Combien le sentiment de l’auteur des Chants du crépuscule est plus profond et plus vrai, quand il décrit la modeste chapelle et redit d’une façon pénétrante la prière émue de sa compagne agenouillée à l’ombre du sanctuaire !.... Laissons ces comparaisons qui ne sont point un moyen sérieux de critique. Chaque poëte a son accent, et c’est le caractère particulier et le ton de cet accent qui contribuent le plus souvent à marquer son originalité. Pourquoi, comme le dit Gustave Flaubert, au lieu d’entrer dans l’intention de l’auteur, le chicaner sur mille choses en dehors de son sujet, en réclamant toujours le contraire de ce qu’il a voulu ? Ne vaut-il pas mieux continuer notre marche, en signalant au lecteur les morceaux qui font le mieux connaître le talent de Louis Bouilhet ? Dans les Fossiles, il a chanté la genèse du monde, la création, l’industrie et les destinées de l’Homme. Deux pièces : la Terre et les Étoiles, les Rois du Monde peuvent servir, pour ainsi dire, de prélude aux Fossiles. Les Astres disent à la Terre : Où vas-tu, monde bruyant et audacieux ? quel enfantement te travaille ? — Et la Terre dit aux Étoiles : Je ne suis qu’une ouvrière. Mon maître, c’est un hôte inconnu, c’est l’Homme qui broie l’herbe de mes plaines, qui plonge son bras nu dans mes entrailles pour en tirer des trésors. Mon tyran traverse les mers, pétrit l’argile et asservit la foudre. ... Pourtant dans ma douleur amère J’aime l’Homme, ainsi qu’une mère L’enfant qui la frappe et la mord... Voici une brillante et saisissante image de l’activité de l’Homme et de son industrie qui tourmente la matière et la transfigure. Le tableau se continue dans les Rois du Monde, avec cette pensée philosophique que tout dans la nature est destiné à périr suivant la volonté de Dieu, ... Car c’est pour vous, ô vers, que croissent les familles, Ainsi que les troupeaux parqués dans les vallons... Cette idée de la mort revient souvent chez le poëte. Faut-il rappeler ce rêve symbolique intitulé Ceux qui viennent, où Louis Bouilhet s’est rencontré avec Bossuet dans une même allégorie ? Surprenante alliance de deux esprits si éloignés l’un de l’autre par la trempe et les années ! Voyez d’ici cette armée de pygmées qui sort des berceaux et nous entraîne vers le tombeau, cette bande incalculable et vagissante de guerriers en bourrelet qui s’avance en criant : « Notre heure est venue ? à nous la terre des vivants ! » — Relisez le premier point du Sermon sur la mort, vous y trouverez la même image. «... Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu’ils croissent et qu’ils s’avancent, semble nous pousser de l’épaule et nous dire : « Retirez-vous, c’est maintenant notre tour !... » La mort, cet énigmatique dénoûment de toute vie tourmente le poëte. Tantôt il y songe en philosophe ; tantôt, véritable artiste, il s’en sert de la façon la plus variée, pour faire contraste avec la vie, l’amour et ses plaisirs dont les échos vibrent dans ses strophes. La vie ! la mort !... — Antithèse ! — Et l’antithèse n’est-ce pas là un des signes de la manière des Romantiques ? Bouilhet aurait bien garde d’oublier ce procédé de composition. Cette recherche de l’antithèse se devine surtout dans le nid et le cadran ; elle apparaît dans la Berceuse philosophique, Ceux qui viennent ; elle éclate dans la fille du fossoyeur, au refrain sinistre comme relui d’une ballade allemande. Pendant que le vieux fossoyeur creuse ses fosses au crépuscule, sa fille donne des rendez-vous au cimetière. Elle est jeune, elle est belle : yeux clairs, dents blanches, taille adorable, elle pousse comme un rosier parmi les tombes ; elle chante ses légères chansons dans le silence du lieu funèbre, et les morts semblent vouloir s’éveiller et suivre ses pas : Mets tes bras à mon cou, mignonne. Ils ont eu ce que nous avons ; Nous qui vivons, nous qui vivons, Embrassons-nous, la vie est bonne. Toc ! toc ! toc ! on entend le bruit Du vieux qui bêche dans la nuit. Nos baisers, en cas lieux funèbres, Pleins d’une large volupté, Jusqu’au fond de l’éternité Retentiront dans les ténèbres. Toc ! toc ! toc !..., etc. Un jour, — bientôt, — quand ? — je l’ignore, À quatre pas de ta maison. J’irai dormir sous le gazon, Que tu seras charmante encore ! Toc ! toc ! toc !..., etc. Ce jour-là, ce jour-là, ma belle, Au lieu d’œillets et de lilas. Mon bouquet d’amoureux, hélas ! Sera fait de jaune immortelle. Toc ! toc ! toc !..., etc. À l’heure où, selon nos coutumes, La maîtresse attendait l’amant, Je me mêlerai tristement Au troupeau des galants posthumes. Toc ! toc ! toc !... etc. Quelque autre aura ta foi complète. Je te suivrai comme eux, ce soir. Et tu t’amuseras à voir Les soubresauts de mon squelette ! Toc ! toc ! toc ! on entend le bruit Du vieux qui bêche dans la nuit. L’effet est peut-être trop cherché, mais il est puissant. Cette opposition de la vie et de la mort, des fleurs et des tombes, de l’amour délirant et de l’oubli, de la jeunesse d’un jour et de l’Éternité s’accuse avec un grand relief dans cette sorte de ballade. La strophe nous montre une belle jeune fille rieuse et folle, un lieu de rendez-vous aux frais ombrages ; le vers se parfume de la senteur des œillets, des lilas et des roses ; il résonne du bruit des chansons et des baisers. C’est la vie !... — Toc ! toc ! toc ! C’est la mort. Néant que tout cela ! L’Éternité on l’oublie ; le fossoyeur est toujours là qui nous attend. Toc ! toc ! toc ! Quel sinistre refrain ! Il ne faut pas montrer ce que la composition de ce petit poëme peut receler d’artifices littéraires ; ce serait mal de la part du critique d’insister sur ce point, quand il a été charmé. Il s’exposerait ajuste titre à passer pour un philistin et à dédaigner à son tour les belles pièces que lui offre le poëte aux étoiles. Écoutons plutôt encore cette légende : N’est-ce pas encore de la grande et belle poésie ? Ne trouvons-nous pas symbolisées d’une manière admirablement ingénieuse les infortunes de la vie et la gloire posthume de certains artistes, esprits d’élite, dédaigneux des nécessités étroites de la vie et qui n’en ont été que trop souvent, hélas ! les victimes Imprudentes ? Remercions Bouilhet de s’en être tenu à ce symbole et de ne pas avoir cherché à épuiser ce sujet des misères du Poëte, après les brillants paradoxes d’Alfred de Vigny. Le poëte, quels que soient les obstacles et les déboires qu’il rencontre sur sa route, ne doit point s’abandonner au découragement. Qu’il ne s’imagine point qu’il est un étranger, un déshérité dans la Société et qu’il en est fatalement le martyr. Comme tout autre créature, il est appelé à lutter, à souffrir, à engager le combat de la vie, the struggle for the life. Plus de molles mélancolies ! Plus de sombres désespoirs ! Un instant abattu peut-être, il se relèvera plus robuste et plus courageux. N’y a-t-il pas dans les épreuves comme une sève généreuse et une vertu fécondante ? Il ne lui arrivera point de maudire les hommes et de fuir la Société par la porte basse du suicide, cette ultima ratio des faibles ; et on ne l’entendra jamais murmurer deux fois des plaintes semblables à celles-ci : ... Les hommes sont si mauvais Que, sans pleurer je m’en vais Du monde. Pour la haîne ou l’amitié Je n’ai plus qu’une pitié Profonde ... Je mange et je dors en chien ; Plus rien de noble et plus rien D’austère ! Comme d’un cruchon fêlé, Mon esprit s’en est allé Par terre Pourquoi faut-il que ces strophes désolées terminent les Dernières Chansons ? Nous voudrions pouvoir les passer sous silence, mais elles appartiennent à la vie de rame de notre poète, et il faut les signaler pour démontrer comment la maladie et les approches de la mort peuvent énerver les caractères les mieux doués. Bouilhet était sur le point d"expirer, quand il traçait ces lignes d’une main tremblante. Singulière coïncidence ! Le poëte autrichien, Nicolas Lenau, écrivait aussi, peu de temps avant sa mort, pénétré d’une sombre mélancolie : «...Comme le gaz léger qui s’échappe d’un cruchon de bière débouché, ainsi s’en iront de ma tête fêlée mes fantaisies volages... » — Louis Bouilhet ! Nicolas Lenau ! se rencontrant dans la même pensée et dans la même image ! Étrange rapprochement de deux belles intelligences prématurément brisées par le Sort ! Qui pourrait garder rancune à ces poètes de leurs paroles amères ? Que celui qui se sent incapable d’une faiblesse leur jette la première pierre ! Bouilhet a donné assez de preuves de la santé de son esprit et de son ardeur à triompher des difficultés de la vie pour qu’il lui soit pardonné quelques mots de découragement. Bouilhet ! Lenau ! Pauvres poëtes ! Le théâtre de Louis Bouilhet. — Division de ses pièces en trois groupes. — « Madame de Montarcy », « la Conjuration d’Amboise », « Faustine », « Mademoiselle Aïssé ». — « L’Oncle Million », « Hélène Peyron ». — « Dolorès », « le Château des Cœurs ». — Analyse de ces pièces. — Les procédés dramatiques de Louis Bouilhet. — Deux vers de M. Sully Prudhomme. — Puissance du Théâtre. — Pygmalion et Galathée. — Le Théâtre en 1856. — « Madame de Montarcy. » — La Poésie et les jeunes gens. — Causes des succès dramatiques de Louis Bouilhet. — Ni thèses, ni préfaces. — L’industrie dramatique. — Les devoirs du dramaturge. — Un élixir magique. — Le lyrisme au théâtre. — Le style de Louis Bouilhet. — Le Romantisme à la scène. — Encore l’antithèse ! — Les procédés romantiques. — L’originalité de Louis Bouilhet. — Coup d’œil sur son théâtre. Les pièces composant le théâtre de Louis Bouilhet peuvent se diviser en trois groupes : celles où l’on rencontre quelques figures, quelques éléments empruntés à l’Histoire, et dans cette catégorie je range Madame de Montarcy, la Conjuration d’Amboise, Faustine et Mademoiselle Aïssé ; celles, comme Hélène Peyron et l’Oncle Million, qui se passent de nos jours et dans un milieu bourgeois ; enfin celles où l’imagination fait tous les frais de la composition, comme Dolorès et le Château des Cœurs. À quatre reprises le poëte a mis en scène des personnages historiques, mais deux fois il ne vit guère dans l’Histoire qu’un décor ayant pour but d’enjoliver la fiction, et dans ses héros que des acteurs destinés seulement, la plupart du temps, à donner la réplique à des personnages imaginaires. Nous nous réservons d’apprécier ce genre de composition qui ne satisfait point l’esprit, divise l’intérêt et retarde la marche du drame. L’analyse de Madame de Montarcy et de la Conjuration d’Amboise peut donner une idée du procédé et de sa valeur. Le sujet de Madame de Montarcy est des moins compliqués. Mme de Montarcy, femme d’un simple capitaine aux gardes et nouveau venu à la cour de Louis XIV, est distinguée par le Roi qui l’attache à la personne de Mme de Bourgogne. Ses fonctions consisteront à protéger discrètement la jeune duchesse contre son inexpérience et les audaces amoureuses de Maulévrier. Les courtisans et Mme de Maintenon se méprennent sur le rôle de la jeune dame d’honneur. Pour eux, c’est une nouvelle favorite qui commence son règne, et dont il faut savoir ménager l’influence. Pour Mme de Maintenon, c’est une rivale qui surgit et qu’il faut écarter à tout prix de son chemin. Comment faire ? Rien de plus facile. Elle éveille la jalousie du mari. Un sourire du roi à Mme de Montarcy, un entretien secret avec le monarque, un baiser dont il effleure la main de la dame d’honneur, quelques mots perfides de la favorite, deux billets anonymes engageant Montarcy à surveiller sa femme, c’en est assez pour convaincre le pauvre jaloux qu’il est trompé. Est-il besoin d’autres preuves ? Le roi prêt à faire la guerre lui envoie le brevet de colonel. C’est un nouvel indice de la trahison de sa femme. Ainsi raisonne ce mari furibond. Poussé au désespoir, il veut s’empoisonner avec la perfide. Mme de Montarcy, qui n’a qu’un mot à dire pour faire tomber l’accusation, refuse de prendre le poison en protestant de son innocence. Elle ne trahira point le secret du Roi, et ne compromettra point, même aux yeux de son mari, l’honneur de la duchesse de Bourgogne qu’elle a promis au monarque de sauvegarder. Poussée à bout, elle va boire enfin le breuvage. Montarcy étonné l’arrête. Il en vient à douter de la faute de sa femme. Mais vivre ainsi, jaloux et soupçonneux, c’est impossible. Il saisit la fiole de poison et la vide. Mme de Maintenon qui sait à présent la vérité arrive pour justifier Mme de Montarcy. Il est trop tard ! Montarcy expire sous ses yeux. À côté de cette intrigue si simple se placent quelques épisodes qui se relient à l’action principale par un nœud plus ou moins serré. Ce sont les intrigues de courtisans pour faire succéder Mme de Montarcy à Mme de Maintenon dans les bonnes grâces du Roi ; ce sont les entreprises amoureuses de Maulévrier ; ce sont les escapades et les folles équipées de d’Aubigné, le frère de Mme de Maintenon ; ce sont les difficultés politiques où se trouve placé Louis XIV vis-à-vis de l’Europe. Cette juxtaposition, à une intrigue d’amour, d’épisodes se rattachant de près ou de loin à l’Histoire a été employée aussi par le poëte dans la composition de la Conjuration d’Amboise. Les Protestants ont formé un complot pour attaquer les Guises et enlever le Roi. Ils sont trahis, et nombre d’entre eux ont déjà payé de leur vie la part qu’ils ont prise à cette conjuration. Les uns, traqués comme des bêtes fauves, sont massacrés dans la campagne, les autres, livrés au bourreau, sont pendus, à Amboise, aux créneaux du château, sous les yeux de la Cour. Condé a été l’un des principaux acteurs du complot. Sa participation est soupçonnée, et il ne lui reste qu’à s’éloigner d’Amboise, s’il en est temps encore, car son titre de prince du sang ne serait point pour lui une sauvegarde efficace. Le prince ose pourtant se montrer à la Cour. Le téméraire ! il y est attiré par un amour qui est le ressort du drame qui va s’accomplir. La jeune femme du vieux comte de Brisson a été arrêtée par une escouade de conspirateurs huguenots. Elle était en butte à leurs outrages, quand elle a été protégée par Condé dont elle ignore le nom et le rang. Sa beauté a produit un tel effet sur le prince, que celui-ci, beaucoup moins pour servir les intérêts du parti huguenot que pour revoir la dame de ses pensées, n’hésite point à retourner à la Cour, dût-il être à son tour livré au bourreau. Les Guises ne le perdent point de vue, et François II le ferait arrêter et condamner, si, averti à temps, il n’avait la précaution de s’éloigner. Il ne le fera point pourtant sans avoir revu celle pour laquelle il a bravé tant de périls. Il reste à Amboise, dans la ville, pour donner un rendez-vous mystérieux à la comtesse de Brisson, à laquelle il fait savoir qu’il y va pour lui de vie ou de mort. La comtesse, d’après l’instigation de Catherine de Médicis qui veut ménager Condé, et aussi poussée par un mouvement de son cœur, se rend à l’entrevue sollicitée et apporte au prince de la part de la reine-mère des assurances de protection. À la vue de la comtesse, Condé ne songe qu’à son amour. Il se répand en protestations passionnées que Mme de Brisson, sans oublier ses devoirs, ne décourage point tout-à-fait. Soudain on frappe à la porte, c’est le vieux comte de Brisson qui a épié les démarches de sa femme et tente de la surprendre. Condé la fait esquiver à grand peine et reçoit l’assaillant l’épée à la main. Les choses finiraient mal pour lui, si le huguenot Poltrot de Méré n’accourait avec quelques amis et ne chassait le vieux comte. Resté seul avec le prince, Poltrot lui reproche ses profanes amours. La comtesse n’est qu’un instrument de trahison. N’est-il pas impie de sacrifier tout, ses amis, sa religion et soi même à cette femme qui n’a voulu que lui tendre un piège ? Condé répond qu’il est sûr de la loyauté de Mme de Brisson, et il retourne à la Cour avec son frère Antoine sur les assurances de protection envoyées par la reine-mère. Outré de cette hardiesse, et conseillé par Guise, François II fait arrêter le prince de Condé, à la stupéfaction douloureuse de Mme de Brisson. Condé croit voir l’indice d’une trahison et pense que Poltrot a deviné juste. C’est un piège que la comtesse a aidé à lui tendre. Il attend la mort. Cependant une femme voilée a pénétré dans la prison au nom de la reine-mère. C’est la comtesse qui, devinant les soupçons de trahison qui hantent l’esprit de Condé, veut le convaincre de son innocence. Elle n’a guère de peine à se justifier près de lui. Elle qui donnerait sa vie pour lui, comment aurait-elle pu servir d’instrument à ses ennemis et l’attirer dans un piège ? Son amour contenu jusqu’alors éclate avec une passion que vient redoubler l’idée d’une mort prochaine. Ne voulant pas survivre à celui qu’elle aime, elle a pris la moitié du poison qu’elle lui apporte. Condé refuse le poison. Il doit mourir aux yeux de la foule, en prince, et sans faiblesse. En attendant, il veut consacrer à l’amour le peu d’heures qui lui restent à vivre. Il serre la comtesse sur son cœur. À cet instant, la porte de la prison s’ouvre. Le Roi est mort, et Catherine de Médicis vient annoncer au prince qu’il est libre. Trop tard, hélas ! car la pauvre comtesse tombe mourante entre ses bras sous l’œil jaloux du vieux comte de Brisson. Cette double analyse permet de voir tous les défauts du procédé de composition employé par Louis Bouilhet. Il l’exposait à sacrifier l’Histoire aux nécessités de l’action dramatique, à fausser les traita de telle figure historique, à prêter à tel personnage de nos annales un langage peu en harmonie avec ses habitudes et son caractère. À un autre point de vue, faire côtoyer des événements pleins d’intérêt et de grandeur par une fiction romanesque s’y rattachant d’une façon factice, c’était risquer de développer une intrigue qui pouvait paraître d’autant plus froide et mesquine qu’elle rappelait le souvenir écrasant de nos fastes nationales et qu’elle était incapable de modifier la marche de ces événements. Dans Madame de Montarcy, Bouilhet, grâce à l’heureux choix de son sujet, sut esquiver avec une grande souplesse les difficultés qu’il avait à vaincre. Il a prêté à Mme de Maintenon, à la duchesse de Bourgogne, des pensées, des sentiments et une allure que les récits du passé permettent de leur attribuer. Si les tirades bruyantes et les airs de bravoure de Louis XIV détonnent sous les coupoles de Versailles, le Roi ne manque pas de vérité avec sa hauteur, son égoïsme et cette conviction qui perce à tout instant que l’État se résume en lui. Si Mme de Maintenon, cette reine au pouvoir discret, si remarquable par son esprit et sa mesure, perd la vraisemblance quand elle se transforme en favorite haineuse et jalouse, sa figure n’en conserve pas moins un certain relief. Ce caractère singulier plus fait pour gouverner que pour aimer, a été par l’un de ses côtés observé avec soin. La duchesse de Bourgogne, quoi qu’elle ait parfois quelques airs de grisette couronnée, est dessinée avec une grâce aimable. D’Aubigné, plein d’insouciance et d’étourderie, en dépit d’un langage par moments étrange, par exemple, quand il demande à sa sœur le bâton de maréchal, sème quelque gaieté dans la pièce. Dans la Conjuration d’Amboise, Bouilhet n’eut pas la main aussi heureuse. Ce n’est plus au milieu du parc de Versailles, dans une cour pleine de graves élégances, près d’un roi majestueux et solennel, qu’il place ses personnages imaginaires. Il a jeté cette fois son intrigue au sein d’une fournaise, au milieu d’une des époques les plus sinistres de notre histoire. Catherine de Médicis, Condé et le roi de Navarre, le duc de Guise, François ii et Marie Stuart, la Renaudie, Poltrot de Méré, voici les principales figures de ces temps si troublés. Et quel cadre que celui où elles apparaissent ! Les passions religieuses vont bientôt être aux prises ; elles grondent sourdement ; et c’est l’ambition des puissants qui va faire éclater leurs orages. On respire comme un souffle de haine et une odeur de sang, les armes reluisent dans l’ombre, leur cliquetis répond au chant des psaumes, les embûches se multiplient ; encore quelque temps, et ce seront l’assassinat et la guerre, ce seront les exécutions et les massacres. La grandeur sombre et les fureurs intenses d’une pareille époque exigeaient une touche d’une netteté vigoureuse pour animer une série de fresques historiques. Bouilhet n’avait peut-être pas toutes les qualités nécessaires pour entreprendre cette tâche difficile, pour peindre là toute une nation agitée par ses passions religieuses, ici les menées égoïstes et hypocrites des grands, à côté la faiblesse du Roi, pour faire surgir de l’ombre du passé, dans ce choc puissant des passions, des compétitions et des croyances, des figures dignes d’exprimer quelques traits de cette époque tourmentée. L’intrigue qu’il a esquissée avec coquetterie et délicatesse est étouffée par les passions dévorantes qui l’entourent. Le style de Bouilhet, plein d’agréments et d’images était peu fait pour peindre le tableau d’événements pleins d’une sombre grandeur. La vérité historique n’est point offensée par le poète, mais l’horizon de son drame est par trop restreint, son dessin manque d’ampleur. L’intérêt s’épuise en allées et venues le plus souvent peu explicables. Il est haché, divisé et se perd dans un chaos d’événements politiques d’une obscurité glaciale et dans les méandres d’une action sans lien visible et direct avec ces évènements. On ne retrouve point le xvie siècle avec ses grands vices et ses grandes vertus, avec ses figures énergiques et saillantes. Condé est si follement amoureux, si léger, si compromettant, que l’on s’étonne de voir les huguenots le garder comme chef de parti. C’est un mélange singulier d’héroïsme, d’étourderie et de faiblesse qui surprend outre mesure. Madame de Montarcy et la Conjuration d’Amboise eurent du succès. Cette dernière pièce fut représentée plus de cent fois. L’accueil fait par le spectateur à ces deux drames s’explique assez facilement. C’était en quelque sorte une nouveauté qu’une pièce vraiment littéraire aux idées élevées, aux sentiments honnêtes, au style souvent rempli de noblesse. On était heureux d’être délivré pour un instant des prétendues peintures de la vie contemporaine et de revenir, grâce à la magie d’une poésie harmonieuse, aux jours passés de notre histoire. Comme Madame de Montarcy, Madame de Brisson est une héroïne touchante. Poltrot de Méré est bien le voyant, l’illuminé que le fanatisme conduira bientôt au crime. La Bible dans une main, l’épée dans l’autre, il n’épargne point les adjurations. Sa parole pleine d’images sacrées et son éloquence farouche de sectaire font un heureux contraste avec la jovialité narquoise de Gonnelin. François ii hébété, souffreteux, docile instrument des Guises, et Marie Stuart pleine de grâce, de vie et de jeunesse, apparaissent entourés de je ne sais quelle âpre poésie qui rappelle certaines inspirations de Shakespeare. Le succès de Madame de Montarcy et de la Conjuration se justifie donc naturellement. Si le procédé de composition du poëte était critiquable, il était du moins mis en œuvre avec soin et dextérité. L’Histoire n’y apparaissait point défigurée, les personnages conservaient leur masque traditionnel et n’apportaient point un démenti au nom que le poète leur prêtait, au milieu et à la date où il les plaçait. L’œuvre de Bouilhet méritait donc d’être applaudie. Dans Faustine, Bouilhet put prendre avec l’Histoire ses coudées plus franches. Il a adouci les traits saillants de la voluptueuse épouse de Marc-Aurèle ; il l’a rendue moins dépravée pour en faire une ambitieuse forcenée chez qui l’idée de la domination finit par effacer tout autre sentiment. Auprès d’elle, il a placé Avidius Cassius Pudens qui se fit proclamer imperator par ses légions. Profitant des obscurités de l’Histoire, il a mêlé l’impératrice au complot de Cassius ; il a fait, de l’amour du général pour la femme de Marc-Aurèle et de la jalousie d’une autre femme dédaignée, la magicienne Daphné, le ressort principal de sa pièce. Des conjurés, parmi lesquels se trouve Aper, sont réunis chez Avidius Cassius. Lorsque Rome s’agite et que les Barbares menacent les frontières, il faut, disent-ils, un autre empereur que Marc-Aurèle le philosophe. Et cet autre, que peut-il être, si ce n’est le général Avidius Cassius. L’arrivée de Daphné, une magicienne qui aime Cassius met fin à la délibération. On se réunira plus tard chez Crispinus, un ancien fournisseur des armées, enrichi, comme tant d’autres, hélas ! et qui donne des fêtes. Mais Crispinus a compté sans Baseus, le préfet du prétoire ; celui-ci, à l’aide de Daphné, irritée des froideurs de Cassius, a découvert les traces de la conspiration. Baseus pénètre dans la salle du festin et met la main sur les conjurés et celui qui leur donne l’hospitalité. Cassius est amené devant Marc-Aurèle ; mais au lieu de le charger de fers et de le mener au supplice, l’empereur, se souvenant des services du général, lui pardonne généreusement et lui confie le commandement de la Syrie. Baseus se retire tout confus. À ce moment parait Faustine, la femme de Marc-Aurèle, qu’autrefois Cassius a aimée en secret. Elle est séduite par la tournure martiale et l’allure intrépide du soldat. Cependant les Barbares deviennent de plus en plus menaçants ; des hordes s’avancent vers la haute Italie ; et les armées sont désorganisées, le trésor public est vide. Marc-Aurèle ira lui-même en Germanie se mettre à la tête des légions pour venger la mémoire de Vindex. Il part, laissant à Faustine un coffret qui renferme un manuscrit où il a résumé dans des sentences immortelles les principes de la sagesse. Mais l’ambitieuse Faustine a revu Cassius avant qu’il soit allé rejoindre les armées de Syrie. Elle veut s’assurer de conserver à tout événement la pourpre impériale. Si Marc-Aurèle périt sur le Danube, dès que le bruit de sa mort lui parviendra, que le général se fasse proclamer empereur par ses légions et marche sur Rome. La main de Faustine sera la récompense de son succès. Les incantations et l’amour de Daphné sont impuissants contre le charme vertigineux de Faustine et ne peuvent empêcher Cassius de se rendre aux désirs de l’impératrice ; il souscrit à tout ce qu’elle exige. — Heureusement pour Marc-Aurèle, l’amour dédaigné de Daphné n’est pas sa seule défense contre la trahison et l’adultère. Baseus veille, Baseus dont la jalousie n’a pu supporter le pardon et les faveurs inattendues accordées à Cassius. Il fait apprendre à Faustine par Rutilianus que Marc-Aurèle est mort. Aussitôt, l’impératrice envoie à Cassius le coffret donné par l’empereur en remplaçant le manuscrit par des tablettes où elle lui annonce la grande nouvelle qu’elle tiendra encore quelque temps prudemment cachée. C’est Daphné qui portera à Cassius le coffret. Mais Cassius a devancé le message. Avec ses légions, il est débarqué en Italie ; il s’avance. Rome s’agite. Le Sénat parle d’organiser une résistance ; Faustine crie à la folie : où sont les généraux, où est ce Baseus stupide ? — Il a disparu ? — Elle ira elle-même au-devant de Cassius. Le tumulte augmente, « C’est Cassius ! » s’écrie Faustine, avec un accent de triomphe mal dissimulé. La porte s’ouvre, c’est Marc-Aurèle qui s’avance. Près de lui est Baseus qui implore son pardon ; car s’il a osé faire passer l’empereur pour mort, c’était pour prouver la trahison de Cassius. Le traître est mort, et on a trouvé près de lui un coffret qui doit être plein de révélations curieuses. C’est la preuve du crime de Faustine. Marc Aurèle prend le coffret et le jette dans un brasier devant sa femme étonnée de tant de grandeur d’âme. — Pendant que l’empereur est descendu au Forum pour faire rendre à Cassius les honneurs dûs à son rang, Cassius lui-même en haillons entre dans les appartements de l’impératrice. On le croit mort, c’est Aper, son lieutenant, dont la ressemblance avec lui est frappante, qui a été tué. Il est fidèle au rendez-vous que lui a donné Faustine. Il peut encore, qui sait ? soulever l’Orient contre l’Occident. Faustine repousse Cassius. Accablée par la clémence de Marc-Aurèle, son seul désir est de mourir. Elle se pique avec une aiguille empoisonnée, et expire entre les bras de l’empereur qui a reconnu Cassius. — « Il vous faut deux têtes sanglantes au Forum, » s’écrie ce dernier. — « Celle de Cassius nous suffit, Aper, dit Marc Aurèle ; l’existence que je vous laisse n’est pas de celles dont on s’inquiétera désormais. Le général Cassius a vécu. Le centurion Aper est au-dessous de nos vengeances. Sortez ! » — « Quelqu’un, du moins, l’accompagnera dans son ombre », — dit Daphné qui suivra Cassius dans l’exil. Gustave Flaubert, grand admirateur de la prose harmonieuse et cadencée de son ami, taisait le plus grand cas de Faustine qu’il considérait parmi les pièces de Bouilhet comme la plus ingénieusement combinée. Malgré tout le respect qu’il faut avoir pour l’opinion du célèbre romancier, on doit avouer que le drame n’est guère scénique. L’action y sommeille pour laisser le champ libre à une savante évocation du monde romain. Le mouvement, la vie, n’y circulent point. Le caractère des personnages en est la cause. Est-ce Faustine avec son égoïsme, son ambition terrible et la sécheresse de son cœur qui apportera le souffle nécessaire à ce tableau plus ou moins historique ? Est-ce Avidius Cassius, ce rude soldat, dont l’épée est plus souple que la langue et l’esprit ? Est-ce Marc-Aurèle, le philosophe, dont la figure sert de contraste avec celle de sa redoutable épouse ? La figure de Daphné est à peine esquissée. Ce n’est guère qu’un pâle reflet de Melœnis. La danseuse de Suburre est autrement vivante et passionnée que la magicienne, malgré ses philtres et sa sorcellerie. La passion éclate davantage dans Mademoiselle Aïssé. Mais si c’est bien Faustine que le poëte nous a montrée tout-à-l’heure, est-ce bien l’amante du chevalier d’Aydie dont il a reproduit les traits ? N’est-ce pas plutôt une figure de fantaisie qu’il a esquissée dans le cadre de son intrigue ? Mademoiselle Aïssé appartient dans une certaine mesure à l’Histoire. Sans doute, elle ne peut y apparaître au même titre que Mme de Maintenon, Condé ou Faustine, mais elle tient sa place dans le xviiie siècle par sa destinée singulière, par son charme exotique. Ses traits, son caractère sont désormais bien fixés. Tout, ou à peu près tout, a été dit sur l’aimable circassienne, sur sa captivité chez les Turcs, le sort que lui prépara M. de Ferriol en l’achetant, l’éducation qu’elle reçut chez la belle-sœur de M. de Ferriol en compagnie de Pont de Veyle et de d’Argental, ses amours avec Aydie, sa correspondance avec Mme Calendrini, et sa fin si chrétienne ménagée par le Père Boursault des Théatins, le propre fils de Boursauh, le poëte comique. Y avait-il dans l’histoire des amours d’Aïssé et de son chevalier le germe d’une comédie ou d’un drame ? Nous ne le croyons pas. C’était se tromper gravement que de vouloir faire revivre cette délicate figure d’Aïssé, cette dernière venue de la famille des Héloïse et des La Vallière. L’exemple de l’insuccès relatif de deux esprits distingués, MM. Paul Foucher et Alexandre de Lavergne, aurait dû profiter à Bouilhet et l’écarter d’un sujet qui avait été pour eux un écueil au Théâtre-Français en 1854. Mettre en scène Aïssé, c’était s’exposer à heurter dans une intrigue la vérité historique et littéraire. C’est toujours une pratique douteuse que celle qui consiste à s’éloigner de l’Histoire ; mais l’erreur devient plus grave dans un sujet où lu forme est déjà donnée, où l’action a son mouvement nécessaire et son ordre inconciliable avec l’ordre artificiel de la scène «... Pourquoi, disait un critique à propos du drame de MM. Paul Foucher et Alexandre de Lavergne, changer les temps, rapprocher le commencement de la fin et le dénoûment du début ? Pourquoi supprimer les intervalles, modifier les fortunes, modifier les caractères, supposer des faits nouveaux, détruire les faits anciens et ne conserver à peu près que le nom des acteurs dans une aventure où rien n’est plus intéressant que l’aventure elle-même ? » Bouilhet, hâtons-nous de le dire, s’est montré plus scrupuleux vis-à-vis des dates et des événements que ses devanciers ; mais je doute fort que ceux qui ont lu l’attachante étude de Sainte-Beuve, et surtout lu la correspondance de Mlle Aïssé, puissent reconnaître dans son héroïne l’amie de Mme Calendrini et la pénitente du Père Boursault. Voici la marche du drame : Quand le rideau se lève, Mme de Ferriol attend avec anxiété l’issue d’une audience que doit donner un magistrat influent à l’un de ses fils, Pont de Veyle. Tout l’irrite. Aïssé est pour elle un sujet d’aigreur sans cesse renaissant. Quelle bizarre idée de la part de son frère d’avoir ramené d’Asie cette esclave ! Enfin voici Pont de Veyle suivi bientôt du comte de Brécourt, un courtisan du Régent, un nouveau favori, qui remarque la beauté d’Aïssé. L’audience a eu l’issue la plus singulière. Exaspéré d’attendre dans les antichambres. Pont de Veyle a été surpris par M. le procureur fiscal dansant le dernier rigodon à la mode. Mme de Ferriol est fort irritée ; et elle s’excuse auprès du comte de Brécourt de ce qu’elle appelle ses hontes de famille. Aïssé, de nouveau en butte à sa mauvaise humeur, et lasse de s’entendre reprocher à toute heure d’avoir été dotée par M. de Ferriol, jette au feu le titre constitutif de sa dot. Que lui importe la richesse ! Ce qu’elle voudrait, ce serait pouvoir chérir dans une obscurité tranquille, loin des intrigues du monde élégant qui l’entoure, celui qu’elle a rencontré déjà plusieurs fois, celui qui, pauvre, modeste, a su captiver son attention ! Mais le voilà : c’est lui ! Il est entré chez Mme de Ferriol à la suite, et peut-être avec la complicité de Pont de Veyle. Elle veut s’éloigner, mais en vain, il ne partira pas sans lui avouer son amour. — Le chevalier d’Aydie, car c’est lui, cet amoureux obscur et anonyme, rencontre par hasard un autre jour Aïssé chez Mme de Tencin. Leur surprise est mutuelle. Une demi-explication a lieu entre eux. Ils vont donc pouvoir s’aimer librement. Mais cet amour que semble favoriser Pont de Veyle n’est pas du goût de Mme de Ferriol et de Mme de Tencin. Le comte de Brécourt qui tient à conserver les faveurs du Régent a sur Aïssé certaines vues qu’il fait partager aux deux sœurs. Aïssé présentée au Régent, Aïssé, maîtresse du Régent, c’est leur fortune assurée. Il faut tout faire pour quelle renonce à son amour. Pour y parvenir, tout est mis hypocritement en œuvre, tant et si bien que l’on va réussir. Aydie n’attend plus qu’une preuve de l’indignité d’Aïssé pour s’éloigner d’elle et prononcer les vœux des chevaliers de Malte. — Aïssé est conduite, malgré elle, à une fête donnée au Palais-Royal. Le Régent, à qui elle est présentée, la trouve fort à son goût et lui fait cadeau d’une riche cassette où se trouve un brevet de lecteur du Roi pour Pont de Veyle. Brécourt a su joindre au brevet un portrait du Régent orné de perles. — Aydie a tout vu. Plus de doutes. Aïssé est indigne de son amour. Plein de colère, il apostrophe Aïssé et tous ceux qui l’entourent, poussant l’audace jusqu’à faire un éclat même dans le palais du Régent. Brécourt veut se précipiter sur les pas du chevalier pour venger une telle violence qu’il considère comme une injure pour lui même. Il est arrêté par le commandeur de Mesme des chevaliers de Malte qui déclare toute provocation inutile, puisque le chevalier appartient désormais à son ordre. — Cependant Aïssé, indignée du sort qu’on lui destinait, a réussi à s’échapper des mains de Mme de Ferriol, et, s’est réfugiée à Paris, dans une auberge. Elle a demandé une dernière entrevue à Aydie. Le chevalier vient au rendez-vous. Il arrive, plein d’indifférence, sans colère. Mais Aïssé le reçoit avec tant de noblesse et de candeur, qu’il commence à comprendre qu’il a jugé Aïssé trop précipitamment. Il doute. Il préfère croire qu’il a été trompé par les apparences. Oui, Aïssé est pure ; elle a failli être victime d’une machination infâme. Il se jette à ses pieds et implore son pardon. Aïssé pardonne. Les deux amants vont fuir pour pouvoir s’aimer et cacher leur bonheur. Tout-à-coup l’auberge est cernée par le comte de Brécourt et des soldats du guet ; le comte tient l’ordre en blanc d’enfermer à la Bastille quiconque s’opposera à ses volontés. Aydie veut défendre Aïssé, et déjà il croise le fer avec Brécourt, quand le commandeur de Mesme, en grand costume des chevaliers de Malte, suivi de plusieurs autres chevaliers, vient rappeler au chevalier les vœux qui l’attachent à l’ordre de Malte et qui doivent l’éloigner à jamais d’Aïssé. Aydie veut résister, mais les chevaliers de Malte l’entraînent, pendant qu’Aïssé, maudissant la loi du Christ, tombe inanimée entre les bras de ceux qui l’entourent. Cette analyse permet, malgré sa sécheresse, de voir combien la vérité historique a été offensée par le poëte, et combien se trouve altéré ce caractère d’Aïssé que l’on connaît si bien grâce à sa correspondance, aux récits et mémoires du temps. Dans cette faible intrigue l’originalité de l’aimable Circassienne disparait ; et cette originalité n’est-elle pas « ... d’avoir aimé le chevalier d’Aydie, d’avoir connu l’amour avant la vertu, la vertu après l’amour, d’avoir eu son cœur comme une lice ouverte aux combats obstinés de la tendresse et du devoir, d’avoir fait des vœux pour le devoir et contre elle-même, d’être morte enfin avec la joie suprême de les réconcilier l’un et l’autre en mourant... ? » Des parties charmantes, de jolis détails et des épisodes gracieux comme la réception de Mme de Tencin à sa toilette, ne font point disparaître la faiblesse de l’intrigue, les invraisemblances du drame et son intérêt mal gradué. Ce commandeur de Mesme, qui semble avoir la prétention de jouer un peu le rôle de l’évêque dans Jocelyn, est une malheureuse invention qui ne sert qu’à dérouter nos idées d’histoire littéraire, à jeter une froideur glaciale sur la fin du drame et à pousser Aïssé, Aïssé dont nous connaissons les sentiments chrétiens, surtout aux derniers instants de sa vie, à maudire la loi du Christ, contre-sens énorme, s’il en fût jamais ! Quoique la dernière, Mademoiselle Aïssé n’est point la pièce de Bouilhet la mieux réussie du groupe des compositions dramatiques où il a mis en œuvre des éléments empruntés à l’Histoire. C’est encore son début au théâtre, Madame de Montarcy, qui reste ce qu’il a fait de mieux en ce genre. C’est sa pièce la mieux équilibrée, peut-être la mieux écrite, celle où il a soudé avec le moins d’efforts et de la façon la plus adroite la fiction aux faits historiques. Il est temps de voir comment il a réussi à traiter des sujets puisés dans les réalités de notre vie quotidienne. Le drame domestique et la comédie en vers présentent les plus grandes difficultés pour le poëte au point de vue du style. D’une part, il lui faut se mettre en garde contre un langage lourd et prosaïque ; d’autre part, il doit éviter la pompe, le lyrisme et la richesse des métaphores. Les sujets puisés dans la vie de tous les jours demandent surtout une extrême précision et une grande sobriété dans les vers. Des ornements superflus, des draperies, des images, il n’en faut point. Dans cette vie que nous menons à la vapeur, les longues tirades et le langage métaphorique ne sont plus de mise. On se complaît point à faire des discours en dehors de la tribune ou de la barre. On traduit simplement ou l’on déguise simplement aussi sa pensée, et si la conversation se prolonge, c’est pour avoir l’occasion d’y semer un mot plus ou moins spirituel. C’était une épreuve difficile pour Bouilhet que de faire parler des banquiers, des notaires, dés négociants, des journalistes ou des soubrettes, précisément à cause de ses tendances romantiques. À deux reprises différentes, il résolut de la tenter. Le premier essai, Hélène Peyron, s’il lui valut des applaudissements au Théâtre, ne fut pas sous certains rapports très-heureux au point de vue purement littéraire. La seconde tentative, l’Oncle Million, quoiqu’elle ait trouvé beaucoup moins bonne grâce près des spectateurs, est des plus intéressantes et des plus méritoires. L’Oncle Million paraît avoir concilié, autant qu’il était possible, le langage de l’école romantique avec le langage parfois sentencieux et robuste, parfois naturel et familier de l’ancienne école comique française. Cette union a produit un style qui n’est pas sans valeur. En dépit du sujet de la pièce qui est l’exaltation du poëte, l’allure de l’œuvre n’est pas trop poétique ; et si le nombre de ses représentations fut assez limité, il faut s’en prendre à la faiblesse et à la fragilité de l’intrigue. Qu’on en juge plutôt : Une discussion s’est élevée entre M. Rousset et son fils. M. Léon Rousset, un tout jeune homme, ne veut point se livrer au commerce, comme le désire son père. Les Lettres l’ont séduit, et il désirerait leur consacrer sa vie. M. Rousset, furieux. ... Tu veux écrire toi ? Léon Sans doute. M. Rousset. Écrire quoi ? mais parle... ! écrire quoi ? En raillant : Ah ! je sais !... j’ai trouvé, parmi d’autres surprises. Une pièce de vers sur le soir et ses brises... Qui traînait, ce matin, au panier du comptoir ! Avec colère : Eh ! je me moque bien de tes brises du soir ! C’est à se faire suivre en passant par la ville !... — Si tu mettais au jour quelque volume utile, Quelque traité pratique, où l’on trouve à puiser, Je comprendrais, du moins, et pourrais t’excuser ! Des vers !... écrire en vers !... mais c’est une folie ! J’en sais de moins timbrés qu’on enferme et qu’on lie ! Morbleu ! qui parle en vers ?... La belle invention ! Est-ce que j’en fais, moi ?... L’imagination !... Est-ce que j’en ai, moi ?... Fils de mes propres œuvres, Il m’a fallu, mon cher, avaler des couleuvres. Pour te donner un jour le plaisir émouvant De guetter, lyre en main, l’endroit d’où vient le vent ! Ces frivolités-là, sagement entendues, Sont bonnes, si l’on veut, à nos heures perdues Moi-même, j’ai connu, dans une autre maison, Un commis, bon enfant, qui tournait la chanson, Mais qui savait, du moins, ne se monter la tête Que pour un mariage ou bien pour une fête... Toi, tu prétends rimer... perpétuellement !... Voyons ! est-ce fondé sur un raisonnement ? Vivons-nous pour cela ? Crois-tu qu’il soit bien rare D’accommoder des mots d’une façon bizarre ? As-tu même, un grand point que je dois éclaircir, La réputation qu’il faut pour réussir ? Léon, exaspéré Nous verrons... M. Rousset. Ah ! fort bien, tu vas à l’étourdie ! Croisant ses bras : Pourrais-tu seulement faire une tragédie ? Léon, avec résignation S’il faut que je m’y mette... M. Rousset, vivement S’il faut que je m’y metteAu diable !... Avise-t’en ! Malheureux !... Léon Malheureux !...Mais jadis tu ne criais pas tant, Quand, dans ton cabinet, une fois par semaine. Tu me faisais, de force, avaler Théramène, Et souvent au dessert, ce qui te semblait beau. Réciter la Laitière avec Maître Corbeau !... M. Rousset Que viens-tu nous chanter ? La distance est extrême Entre orner sa mémoire et composer soi-même ! Léon, avec feu Mais, mon père, entre nous, ces hommes immortels, Debout sur leurs tombeaux comme sur des autels... Racine et Poquelin, La Fontaine et Corneille, Dont tu gardes les vers, ainsi qu’une merveille, Dans ces grands livres bleus ornés de tranches d’or... Ils composaient pourtant !... M. Rousset, brusquement Ils composaient pourtant !...C’est bon quand on est mort ! Léon, avec force Mais je vivais, quand, fier de mes succès en classe, Tu me donnais, un jour, ce beau fusil de chasse ! Mais je n’étais pas mort, quand, pour mes vers latins, Tu passais ta journée à bénir les destins : Et qu’ébloui d’un fils qui savait lire Homère, Tu priais à dîner les adjoints et le maire ! Eh bien ! moi, que veux-tu ? par Virgile bercé, J’ai pris goût, sans malice, au miel qu’on m’a versé ; Et si tant de raisons défendent que j’y touche, C’était un crime, alors, de m’en frotter la bouche !... Et comme M. Étienne Dufernay, un vieux célibataire, l’Oncle Million de la pièce, prend le parti de Léon qui doit épouser sa nièce, Alice Dufernay, Rousset reprend : ... Des vers, monsieur, des vers !... pas même de la prose ! Une façon de dire où l’on ne comprend rien ! Au lieu de s’énoncer comme un homme de bien, Clairement, simplement, à l’unisson des masses, Sans ces contorsions, sans toutes ces grimaces, Et ces rimes, monsieur, ridicule ornement, Qu’on n’accorde jamais avec le jugement ; Si bien que la pensée, aux allures moins nettes. Semble un âne à la foire entre ses deux sonnettes ! Avouons qu’il faut être, en ce siècle éclairé. Sinon tout-à-fait sot, du moins fort égaré, Pour prendre au sérieux un pareil casse-tête !... Mais je dis que Léon n’est pas même un poëte ! Lui, poète ! allons donc !... Que me chantez-vous là ! Moi qui l’ai vu, chez nous, pas plus haut que cela ! Comment ?... qu’a-t-il en lui qui passe l’ordinaire ?... C’est un écervelé ! C’est un visionnaire ! C’est un simple idiot, et je vous réponds, moi, Qu’il fera le commerce ou qu’il dira pourquoi !... M. Léon doit épouser Mlle Alice Dufernay ; mais tant que notre jeune poëte n’aura pas abandonné la Muse pour le grand livre et les échantillons, le mariage n’aura pas lieu. En attendant, Popin, un ami de la maison, introduit chez Rousset Gaudrier, un jeune notaire, à la recherche d’une dot pour finir de payer son étude. La fille de M. Rousset, Clara, ne lui déplairait point trop. Autant elle qu’une autre. Popin Et Clara, la trouvez-vous jolie ? Gaudrier, froidement Pas mal. Popin Pas mal.Avez-vous là, comme on dit, de l’amour ? Gaudrier Sa dot ? Popin Sa dot ?Oh ! oui, pardon. Chaque chose à son tour. Gaudrier, gravement Je me pose avant tout sur un terrain solide... Popin Et vous avez raison ! Gaudrier Et vous avez raison !J’aime après... Avec de pareilles dispositions chez son futur mari, Clara, une petite personne positive, qui déteste tous les arts d’agrément, sera-t-elle heureuse en ménage ? Rousset s’inquiète peu de ce point ; mais exaspéré de ce que son fils a fait insérer une pièce de vers dans un des journaux de la ville, il exile notre poëte et l’envoie au diable... pour faire pénitence. Mme Dufernay, une femme pratique aussi, cherchera un autre gendre. Mais quel autre pourrait mieux lui convenir que le sage, que le sérieux Gaudrier ? Le notaire a su qu’Étienne Dufernay, l’oncle million, doit doter Alice ; à la première ouverture que lui fait Mme Dufernay, le galant renonce à Clara Roussel. Mais Alice n’aime pas le notaire ? Qu’importe ! — Pauvre Léon ! pauvre Alice ! Un rendez-vous secret les réunit bientôt. Léon, éperdu d’amour, veut renoncer à la Poésie ; mais la jeune fille l’arrête et l’engage noblement à persévérer malgré les obstacles. Léon se récrie. S’il a rêvé des succès, c’était pour se rendre digne d’Alice. Que va-t-il devenir ? — Le bon oncle million saura mettre bon ordre à tout cela. Il va se marier, annonce-t-il partout. — Se marier ! Mme Dufernay s’indigne à cette pensée. À son âge ! se marier ! Elle veut presser l’union du notaire et de sa fille. Mais Gaudrier, averti des velléités matrimoniales de l’oncle, n’entend pas de cette oreille. Une belle-mère et six mille francs de rente ! C’est trop et trop peu à la fois ! Comment rompre ? — En attendant cette pauvre Clara querelle Alice qu’elle croit coupable de lui enlever son cher notaire. Alice la calme. Qu’elle se rassure : jamais elle n’épousera Gaudrier. Le coureur de dots a déjà su simuler une maladie ; il tousse, il craint, dit-il, pour sa poitrine, il part pour les eaux. — L’oncle Étienne reparait. Les choses vont s’arranger. S’il a manifesté l’intention de se marier, c’était pour éprouver le désintéressement de Gaudrier. À cette déclaration, Mmes Dufernay et Rousset commencent à se sentir disposés à quelques concessions littéraires en faveur de Léon que l’oncle million a recueilli et protégé près des éditeurs. Ne vient-il pas de publier un volume de poésies qui en vaut bien un autre ? Un volume ! quels titres de poésies ! La Ferme ! Un titre qui rappelle certaine métairie que l’oncle million possède dans la Beauce et qu’il donne à sa nièce le jour où elle se marie. La Pervenche ! C’est une illusion ; quand il lit ces vers, le bon oncle se croit transporté dans ces grands bois qu’il a dans la Basse-Bretagne et qu’il offre en cadeau aux jeunes époux, de même que certain moulin chanté par Léon. Cet inventaire poétique n’est pas sans toucher Rousset. Le reste se devine. Léon épouse Alice. E finita la commedia ! La fragilité de cette action n’a point empêché le poëte de rencontrer des traits de vrai comique. Sa verve franche et naïve appelle le rire sans efforts, non pas ce rire nerveux et, pour ainsi dire, dépravé que nos modernes auteurs provoquent par des procédés et des artifices, par des alliances de mots disparates ou des réticences, mais ce rire sain, innocent et facile qu’excitent les comédies de notre vieux répertoire. L’Oncle Million était une tentative des plus honorables. Le poëte avait su prouver qu’il possédait un langage souple, facile, naturel, et mieux en harmonie avec la situation et le caractère de ses personnages que celui qu’il avait employé dans Hélène Peyron. Dans ce drame, en effet, la langue de Bouilhet est toujours de bonne école, mais elle emploie tant d’images et de coloris poétique qu’il est impossible d’y voir le véritable vers du drame domestique. Cet abus des images et du coloris arrive à être d’autant plus choquant, que certaines pages, comme pour faire contraste avec les autres, sont écrites avec sobriété, sans ornements superflus et dans le ton qu’il convient. Le vers est net, il se dégage des étreintes, des comparaisons trop poétiques pour résonner juste sur les lèvres de ce banquier, de cette courtisane, de cette soubrette ou de cette jeune fille. Ces réserves faites, il faut rendre justice aux qualités d’Hélène Peyron. Le sujet est dramatique et intéressant. Il a trait à la destinée d’un enfant né hors d’un légitime mariage. Le théâtre contemporain a bien abusé de ce thème, et cependant il n’est pas prés d’être épuisé «... Le sujet est inépuisable, dit M. Alexandre Dumas fils, dans la préface de son Fils Naturel, tant l’insuffisance de la Loi en a varié les formes et les conséquences, tant l’égoïsme, l’ignorance et la brutalité de l’homme le compliquent et l’aggravent de jour en jour... » Bouilhet a été séduit par l’originalité d’une situation où la destinée d’un enfant naturel serait en jeu et mettrait aux prises les intérêts et les sentiments les plus opposés. Il s’est dit combien il serait dramatique de faire élever à son insu par un homme marié sa fille naturelle qui passerait pour une fille d’adoption, de laisser traîner la mère, misérable courtisane, dans la fange du vice, à la merci de toutes les aventures, de faire un jour de l’un des amants de la courtisane le fiancé de la pauvre enfant’abandonnée, et de tracer à larges traits le tableau du désarroi moral causé par cette combinaison étrange d’événements. Sans avoir la prétention de « développer une thèse sociale et de rendre par le Théâtre plus que la peinture » des caractères, des mœurs et des passions... » Sans comparer l’homme qui engendre un enfant naturel et ne lui assure pas le moyen de vivre, à un malfaiteur digne d’être classé au rang des voleurs et des assassins, Bouilhet s’est mis modestement à l’œuvre, et il a imaginé la fable suivante : M. Daubret, un ancien viveur, banquier dans une ville de province, est marié depuis deux ans à une femme douce et bonne dont le seul chagrin est d’être sans enfants. Une circonstance fortuite va troubler la paix de ce ménage et faire retomber sur les deux époux à la fois les fautes de jeunesse du mari. Une femme se présente un jour chez le banquier. C’est Marceline Peyron, son ancienne maîtresse, dont il a eu une fille. Ce qu’elle veut, c’est du pain pour sa petite Hélène qui n’a que deux ans et demi. Daubret reçoit assez durement Marceline. Comment reconduire ? Le mieux, c’est peut-être de lui céder la place ; elle partira d’elle-même. Il s’en va. Mais Mme Daubret d’un appartement voisin, a tout entendu. La femme légitime et l’ancienne maîtresse se trouvent en présence. Enfin, que veut Marceline ? du pain pour sa fille, le moyen de l’empêcher d’imiter sa mère et de devenir à son tour une courtisane ? Il suffit que la mère consente à céder sou enfant : Mme Daubret l’adoptera. Mais à une condition, c’est que Marceline ne la reverra jamais. Oh ! le dur sacrifice ! La mère hésite d’abord ; enfin, vaincue, elle remettra la petite Hélène à Mme Daubret qui l’élèvera comme sa fille. — Marceline tiendra-t-elle sa parole ? Ne reverra-t-elle jamais son enfant ? — Quinze ans s’écoulent. Daubret est devenu député, grâce au talent d’intrigue de Flavignac, un ami de la maison. Il n’a pas d’enfants, et pourtant une belle jeune fille de dix-sept ans se trouve dans la maison. Mme Daubret n’a pas parlé à son mari de Marceline ; mais elle a réussi à lui faire adopter une enfant qui aurait été trouvée, a-t-elle dit, dans une église. Cette enfant, c’est aujourd’hui la jeune fille de dix-sept ans, c’est Hélène. Le bonheur semble régner dans le ménage de Daubret. Mais comment le nouveau député reconnaîtra-t-il les services de Flavignac ? Daubret ne trouve rien de mieux que de vouloir lui faire épouser Hélène. Celle-ci aime en secret le courtier électoral de son père adoptif, et l’union projetée par Daubret va s’accomplir. Il ne reste plus à Flavignac qu’à rompre une ancienne liaison, à se débarrasser d’une femme qui fut sa maîtresse. Or, cette femme n’est autre que Marceline, qui n’est jamais sortie du vice. Sa vie consacrée à la paresse et au plaisir a passé successivement de la misère au luxe. En dépit de sa promesse, elle a essayé de revoir sa fille, elle la connaît. Le dimanche, aux offices, elle était sur ses pas. Dans une dernière entrevue, poussé à bout par les railleries de son ancienne maîtresse qui lui fait un portrait grotesque de sa fiancée, Flavignac lui montre un médaillon qui représente Hélène dans L’éclat de sa jeunesse et de sa beauté. La mère a reconnu sa fille ; elle tombe anéantie ; elle est donc la rivale de sa propre fille ! Une lettre anonyme est envoyée aussitôt par Marceline à Mme Daubret. Daubret la lit et s’en moque. Flavignac a une maîtresse ! La belle affaire ! Quel est l’homme qui n’a eu au moins une maîtresse ! Faut-il se montrer d’ailleurs si difficile dans le choix d’un mari pour Hélène ? N’est-ce pas, après tout, une enfant trouvée ? On se pardonnera mutuellement le passé. Avertie de la conduite de son fiancé, Hélène pardonne en effet ; mais Marceline, elle, ne pardonne point, ou plutôt elle n’oublie point Hélène. Daubret et Flavignac sauront ce que c’est qu’Hélène. Elle écrira à sa fille, s’il le faut : « Cet homme, ne » l’épouse pas ! Je suis ta mère ; et il est mon amant ! » Marceline se présente, Hélène l’accueille avec une fureur jalouse : « Vous êtes sa maîtresse ! » dit-elle, et « pourquoi venez-vous ici ? » Mme Daubret se précipite aux genoux de son mari, et lui révèle le secret de la naissance d’Hélène. « C’est ma fille ! » se met à crier Daubret, et quand Flavignac arrive, c’est par ce cri qu’il l’accueille. Le mariage n’aura pas lieu. Flavignac commence à accuser Marceline : elle a dépassé les limites de l’infamie, lorsque Hélène l’arrête : « Vous insultez ma mère, » lui dit-elle. Le drame touche à son terme ; il lui faut un dénouement. La pauvre Hélène, le cœur brisé, entre en religion et dénoue ainsi une situation devenue insoluble. Si la critique a pu reprocher au poëte certaines faiblesses quant au style de son drame, elle peut signaler aussi certaines invraisemblances dans l’intrigue et dans la manière dont elle se développe. Un auteur dramatique sérieux, qui a pour but autre chose que l’amusement du public, enseigne la vie humaine. Or, pour l’enseigner, il faut conclure aussi juste qu’elle « ...Le Théâtre, a dit un critique, n’est que de la logique en action, et la logique en action constitue à son tour la vraisemblance du Théâtre... » Bouilhet n’est pas sans avoir quelque fois négligé cette logique des faits. Comment, par exemple, le commis Daubret est-il devenu riche à trente-deux ans ? Quand elle apparaît, Marceline est-elle une fille abusée ou une fille perdue ? Si c’est une fille perdue, comment Daubret ne songe-t-il pas à s’en débarrasser à prix d’or ? Lorsqu’elle trouve dans sa fille la rivale qui lui est préférée, quel est le sentiment qui provoque sa stupeur et sa colère et qui la pousse à empêcher l’union qui s’apprête ? — Il faut chercher la force et l’intérêt de la pièce autre part que dans l’exposition de l’intrigue et le dessin des caractères ; ils résident dans l’idée générale, dans certains coups de théâtre saisissants qui éclatent comme la foudre pour illuminer la touchante figure d’Hélène, dans certains jeux de scène d’autant plus puissants qu’ils sont inattendus, dans un dénouement d’une belle invention et d’un grand effet. Les défauts du style dramatique de Louis Bouilhet s’effacent dans Dolorès, grâce au choix du sujet, à sa tournure romantique, à l’époque indécise où il se passe et à l’allure héroïque de ses personnages. Ici, plus de figures historiques, comme Mme de Maintenon, Louis XIV ou Condé, plus de figures bourgeoises comme l’oncle Million, le notaire Gaudrier, le banquier Daubret ou le journaliste Flavignac ! Place aux belles senoras et aux fiers caballeros ! Écoutez ! c’est une délicieuse sérénade qui se fait entendre ! Voyez ! c’est un balcon qui s’anime ou une jalousie qui s’ouvre ! Voyez encore ! la rapière au poing, ce sont deux gentilhommes qui ferraillent. Le poëte va placer un cavalier entre la révélation d’un secret duquel dépend l’honneur d’une femme aimée et l’opprobre d’une accusation injuste. Une telle situation met en jeu le point d’honneur. Et l’Espagne n’est-elle pas par excellence la terre où le point d’honneur a toujours fleuri... surtout au théâtre. La fantaisie du poëte nous conduira donc à Tolède. Dona Laura, comtesse de Roxas, la perle de Tolède, la belle des belles, la femme à la mode, est aimée du marquis d’Avila, C’est pourtant folie de l’aimer : elle est à la fois si provoquante et si insensible, si coquette et si hautaine, sa vanité se joue si bien des passions qu’elle fait naître ! Dona Rosaura, une tante du marquis, voit avec peine son neveu au nombre des adorateurs les plus ardents de la comtesse. Elle ne s’amuse pas à lui faire d’inutiles sermons, mais elle appelle, de la campagne où elle a vécu jusqu’alors, Dolorès, une jeune parente à elle, dont la grâce et la fraîcheur peuvent lutter avec la beauté de dona Laura. Inutiles projets ! Si le marquis d’Avila, rebuté par les caprices de la sirène tolédane ne se jette pas trop loin de l’idée d’épouser Dolorés, celle-ci veut rester fidèle à celui qu’elle aime, à un ami de son enfance, à don Fernand de Torrès, gentilhomme noble comme le roi, mais pauvre comme Job. Don Fernand revient précisément de la guerre. Il n’a point non plus oublié Dolorès, mais ce souvenir ne résiste point à un coup d’œil de la comtesse de Roxas. Fernand va grossir le nombre des amoureux de dona Laura. Toutes les passions ameutées par sa femme ne laissent point d’inquiéter le comte de Roxas. Croyant que d’Avila est l’amant favorisé, il voue au beau marquis une haine féroce qui ne reculera devant rien pour se satisfaire. Le marquis d’Avila, épris de la nièce de dona Rosaura, fait chanter vers minuit une sérénade sous le balcon de Dolorès que par erreur don Fernand prend pour celui de dona Laura de Roxas. La jalousie de Fernand s’allume ; il s’écrie que les couplets sont détestables et que la sérénade est l’œuvre d’un sot. D’Avila impatienté dégaine en même temps que Fernand. Un duel va avoir lieu. Mais on sépare les combattants qui sauront bien se rencontrer de nouveau au premier jour. Dolorès, attirée à la fenêtre par la sérénade, a tout vu, et, croyant que Fernand allait se battre pour elle, est descendue dans la rue afin d’empêcher le combat. Que voit-elle alors ? Fernand s’éloignant au bras d’une femme, et cette femme, c’est Laura, c’est la comtesse de Roxas, furieuse d’être négligée par d’Avila. Le drame va se compliquer. Pendant que Fernand passe la nuit chez la comtesse, d’Avila est tué d’un coup d’estoc porté par derrière ; quel peut-être le meurtrier ? Des soupçons planent sur Fernand ; n’a-t-il pas voulu se battre avec d’Avila ? Il est arrêté. Cruelle alternative ! Il sera condamné comme un vil assassin, s’il ne se justifie pas, ou il sera regardé comme un lâche, si pour se disculper il dit qu’il a passé la nuit chez la comtesse de Roxas. Son parti est bientôt pris. Il mourra et il ne parlera pas. Il a compté sans son père, don Pèdre de Torrès, qui vient au nom de l’honneur de sa maison le supplier de dire la vérité. Fernand refuse. Don Pèdre, à quelques mots de Fernand, devine presque ce qui s’est passé. Il est digne de comprendre le mutisme de son fils, mais si Fernand doit se taire, dona Laura peut parler, elle. Don Pèdre la prie de ne point laisser mourir d’une mort infâme (car mourir ne serait rien) l’amant généreux qui se dévoue pour elle. L’altière comtesse va entrer chez la Reine pour lui dire où était Fernand à l’heure du crime, lorsque Dolorès qui a vu, la nuit de l’assassinat, Fernand pénétrer dans la demeure de dona Laura, accourt de son côté la supplier de proclamer l’innocence de celui qu’on accuse. Laura croit que son amant a parlé et qu’elle est victime d’une odieuse trahison. Elle ne parlera pas. Fernand va périr, lorsque Dolorès se présente devant le roi et s’écrie que son fiancé ne saurait être coupable, puisqu’il a passé chez elle la nuit du meurtre. Fernand ne veut pas accepter un tel sacrifice, et afin de restituer l’honneur à celle qui se dévoue pour lui, il affirme être l’assassin. Tout-à-coup, un ami de Fernand vient annoncer que le vrai coupable, un coupe-jarret à la solde du comte de Roxas, a été découvert — Fernand à genoux implore son pardon de celle qu’il a méconnue et qui pour lui s’est résignée à l’infamie. Il est trop tard maintenant pour l’aimer. Dolorès en allant se jeter aux pieds du roi avait pris du poison. Elle expire. Fernand ne veut pas lui survivre ; il se précipite sur son épée et s’enferre. Le tombeau le réunira dans la mort à celle qui voulait donner son honneur et sa vie pour le sauver. Si on est loin avec cette intrigue de la Dolorès d’Achim d’Arnim, on est plus prés de Ferréol de M. Victorien Sardou, et surtout de l’innocence d’un forçat de Charles de Bernard, où Arthur d’Aubian se laisse accuser de l’assassinat de M. Gorsaz et n’ose se justifier, même dans le prétoire de la cour d’assises, de peur de déshonorer Lucie. Bouilhet a repris la situation dramatique esquissée par L’aimable romancier et l’a développée avec un raffinement de sentiments cornéliens. Son drame est mal équilibré, trop longuement exposé et attristé inutilement par un double suicide ; il peut paraître quelque peu vieillot et rococo, pour me servir d’un mot de Gustave Flaubert, mais il a de nobles élans et une grande allure, surtout au troisième acte. Peu de poètes, depuis Corneille, ont trouvé des vers aussi vigoureux pour exprimer d’aussi fiers sentiments. Si Laura est presque infâme avec sa froide coquetterie et son égoïsme féroce, Dolorès est une adorable créature. Comme ce type d’amour magnanime fait contraste avec ce caractère de Fernand, tantôt fiancé volage d’une femme ravissante, tantôt amant irréfléchi d’une coquette sans âme, et chevalier d’héroïsme à outrance. Don Pèdre de Torrès, ce proche parent du marquis de Rouvray, de Madame de Montarcy, fait songer à don Diègue du Cid, ou à Ruy Gomez de Silva d’Hernani. Lorsque son fils est accusé du meurtre du marquis d’Avila, son entrée en scène est tout un drame. Il ose m’embrasser, il n’est donc point coupable, dit-il, dans un vers digne de Corneille. Cette entrevue du père et du fils est poignante. Il y a dans cette scène comme une révélation que l’auteur est un compatriote de notre grand tragique ; il y règne ce souffle puissant qui circule à travers les drames héroïques des vieux dramaturges espagnols, des Lope de Vega et des Calderon, chez qui le point d’honneur, cette fatalité consentie, comme disait Théophile Gautier, remplace le fatum antique. Dolorès, en dépit de son originalité, rappelle, par exemple, la strella de Sevilla, et surtout ces belles scènes où Sancho Ortiz de las Roëlas, meurtrier de Busto Tabera, par ordre de son souverain, refuse obstinément de livrer le nom du roi, Sancho el Bravo qui a armé son bras, où dona Estella se précipite aux pieds du Roi et sait délivrer son fiancé qu’elle refuse d’épouser. Le sacrifice que Dolorés fait de son honneur est comme une reproduction adoucie du sacrifice sauvage de dona Sol, dans la corona merecida. Dona Estella, dona Sol, Chimène et Dolorès sont presque sœurs. Ne rappelle pas qui veut, parmi les dramaturges de notre temps, le souvenir de Corneille et des vieux maîtres du Théâtre espagnol ! À quoi bon parler maintenant du Panier de pêches, du Cœur à droite, du Sexe faible, et du Château des Cœurs ? Bouilhet tout entier se trouve déjà dans les pièces qui viennent d’être analysées. Avec elles seules, il peut être jugé. — Le Château des Cœurs, qui a été récemment publié, appartient presque tout entier à Gustave Flaubert ; il l’a fait sien, comme il me le disait sans détours ; il y a mis l’empreinte de sa griffe dans telles et telles scènes. — Faut-il analyser une fantaisie où la part de collaboration revenant à Bouilhet est presque impossible à définir. Une féerie ne s’analyse point d’ailleurs. Le Château des Cœurs est une spirituelle satire de l’égoïsme des hommes, de la bêtise mondaine et bourgeoise étalant sa plate turpitude. La tentation de Saint-Antoine est une raillerie amère des espérances et des croyances de l’Humanité pendant un certain espace de temps. Le Château des Cœurs ne vise que la niaiserie de nos contemporains. Le champ de la raillerie est cette fois moins vaste : la forme du sarcasme est moins élevée, sa portée moins grande. Les personnages sont moins abstraits, le drame a une action et il pourrait peut-être être mis au Théâtre. On a prononcé le mot de pièce aristophanesque à propos du Château des Cœurs. Le genre choisi par Flaubert et son ami Bouilhet ne se rapproche-t-il pas plutôt des comédies fabuleuses de Carlo Gozzi ? La satire y côtoie l’espièglerie, le trait s’y émousse facilement ou n’a pas de portée ; et les masques, les Pantalon, les Tartaglia, sont remplacés par quelques grotesques, tels que le père et la mère Thomas, le banquier Klœkher et le valet Dominique. Flaubert n’était pas sans juger avec sévérité son œuvre et celle de ses collaborateurs. Voici ce qu’il écrivait à M. Émile Bergerat après l'avoir relue sur épreuves : « Je n’avais pas relu le Château des Cœurs. Certaines parties m’ont amusé, mais, en somme, la pièce est disparate. La niaiserie du sujet jure avec le sérieux de la forme. L’avant-dernier tableau me paraît absolument mauvais ; mais que je voudrais voir sur les planches le Cabaret et le royaume du Pot-au-feu !... Moralité : les auteurs auraient bien fait de ne pas écrire pour être joués à toute force. Les concessions ne servent à rien qu’à dégrader ceux qui les font. » On peut sans doute regretter avec Flaubert cette faiblesse qu’il partagea avec Bouilhet d’écrire en vue d’une représentation. Si la verve de l’auteur de Bouvard et Pécuchet et celle de l’auteur de l’oncle Million s’étaient donné carrière sans s’imposer d’entraves, le Château des Cœurs fût peut être devenu quelque chose de vraiment original, quelque fantaisie éblouissante comparable à celles de Shakespeare. M. Sully-Prudhomme, dans une poésie remarquable, à la fois ardente et inégale, prend à partie Alfred de Musset, le poète aimé de la jeunesse, et lui demande compte des dons merveilleux qu’il avait reçus. Il le félicite d’être venu à l’heure privilégiée du siècle : ... Toi, qui naquis à point dans le siècle où nous sommes, Ni trop tôt pour savoir, ni pour chanter trop tard... Ces vers, je ne sais comment, revenaient à notre oreille, lorsque nous commencions à parler de Louis Bouilhet. Notre poëte n’eut point l’heureuse fortune de l’auteur des Nuits ; il ne vint pas à cette heure privilégiée pour faire sa trouée dans la mêlée littéraire. Le grand concert romantique était fini depuis longtemps, les adeptes du Cénacle et les auditeurs étaient dispersés ; l’attention publique était tournée d’un autre côté ; le système de réforme du Théâtre, préconisé et pratiqué par Victor Hugo, avait déjà depuis longtemps porté ses fruits et avait été définitivement jugé. Venu plus tôt, Bouilhet aurait pu, au Théâtre, prendre place à la suite de Victor Hugo, d’Alexandre Dumas, et d’Alfred Vigny. Il aurait partagé leurs labeurs et leur gloire. Le hasard le fit naître dans une autre génération ; et, tout seul, il eut la singulière fortune, pour parler comme Théophile Gautier, de relever la bannière romantique qui gisait dans la poussière après tant de combats. Il ne tarda pas à être attiré vers la poésie dramatique, cette forme de la pensée qui se rapproche le plus des arts plastiques. Melœnis l’avait recommandé, mais cette aube de renommée ne lui suffisait point. La poésie pure ne lui paraissait point une arme assez forte pour marcher à la conquête de la célébrité. Il sentait bien que le Théâtre est une puissance créatrice plus forte que les livres ou les gazettes, une puissance planant au-dessus des événements, se distribuant à l’infini par des milliers d’interprètes, possédant le relief, la couleur, la répétition quotidienne, régulière et animée de la pensée. Un matin, il se réveilla auteur dramatique. N’est-il pas naturel qu’il ait subi cet attrait irrésistible de la scène, cette sirène, ce monstre qui a dévoré tant de poëtes ? Gustave Flaubert, son ami, ne l’a-t-il pas subi lui-même ? La poésie pure ravira quelques esprits d’élite ; elle aura ses fervents, mais aura-t-elle jamais l’éclat de la poésie dramatique que viennent illuminer les feux de la rampe ! Le Théâtre ! C’est la réalisation des figures rêvées par le poëte, c’est l’incarnation des personnages dont il a étudié et peut-être ressenti les sentiments et les passions, c’est la pensée vivante, presque palpable, circulant et se répandant avec profusion devant des spectateurs qui se succèdent sans trêve ; c’est, comme dit un dramaturge célèbre, la conquête de la foule par l’acteur, c’est-à-dire, la parole, le regard, la démarche, le geste, l’action ! Un poëme, c’est la statue de marbre froide et pâle : un drame, c’est Galathée s’animant sous l’ardente étreinte de Pygmalion ! Bouilhet comprenait tout cela ; il n’était pas de ceux qui croient que dans cinquante ans le Livre aura tué le Théâtre. Il n’était point non plus impunément le compatriote de Corneille. Il se présenta un drame en vers à la main. Il fut applaudi. Et, chose bizarre ! ce fut la tournure toute romantique de son drame qui lui valut une partie de son succès. On était en 1856. Le public était fatigué des productions malsaines qui avaient inondé notre théâtre, de ces pièces où l’Histoire n’avait paru que dénaturée par la fantaisie, où le passé était inventé au lieu d’être interprété, où la vie réelle est présentée dans ce qu’elle a de moins noble, où le bon sens est soumis aux plus rudes épreuves. Les vers sonores de Madame de Montarcy vinrent surprendre les spectateurs et les frapper au visage comme un vent frais et chargé des senteurs d’un printemps nouveau, et la scène put croire un instant au retour de ces drames où la jeune école romantique voulait faire triompher ses théories. On ne vit que l’intention élevée, le labeur scrupuleux ; on s’estima heureux d’être enfin délivré du spectacle de ce demi-monde dont la découverte sur la carte dramatique par un écrivain célèbre avait tant excité la curiosité, de l’étude plus ou moins sincère de la corruption effrontée ou de la niaiserie prétentieuse. On voulait sympathiser avec le poète dont le talent plein de verdeur annonçait une sévérité de bon goût, la pratique des grands modèles et l’éloignement d’une littérature qui abêtit ou qui énerve. Telle fut l’une des causes du premier succès de Louis Bouilhet, succès qui lui ouvrit un jour les portes de la Comédie Française et le fit le poëte favori du parterre de l’Odéon. Aujourd’hui que les derniers échos des applaudissements qui saluaient naguère son nom au Théâtre se sont assoupis, il n’est pas sans intérêt de juger dans son ensemble, l’œuvre dramatique de Louis Bouilhet, de se demander ce qui fit sa force et ce qui fit sa faiblesse. La jeunesse ! c’est un privilège que presque tous ont eu en partage, au moins un instant, mais que bien peu savent conserver. Et par jeunesse, il faut entendre l’enthousiasme pour les belles choses, la poursuite ardente et acharnée du Vrai, les ravissements délicieux du cœur ou de l’esprit qui s’abandonne au charme des grands sentiments et des grandes idées, les délicatesses de la pensée, l’insurmontable dégoût pour les bassesses de Tart, l’éloignement pour ce qu’on a appelé le métier. S’il est vrai qu’on puisse ainsi comprendre la jeunesse, Bouilhet l’eut pour lot jusqu’à la fin de sa vie, en dépit des strophes désolées qui terminent les Dernières chansons. C’est grâce à ce don précieux qu’il charma un parterre de jeunes gens dont l’âge est l’âge même de la poésie ; il leur parla admirablement, comme dit un critique, une langue que presque tous ils avaient bégayée ; il les enchanta comme un maître de leur art et un magicien qui montre des merveilles. À leur imagination avide il offrit un aliment, à leurs vagues amours il présenta des idoles, à leur cœur sans emploi il donna un objet d’affection idéale. Les jeunes gens l’adoptèrent comme leur poëte dramatique et lui multiplièrent les ovations. N’y a-t-il pas un des secrets de ses triomphes ? À deux exceptions près, il a choisi le sujet de ses pièces en dehors de la réalité contemporaine. C’était habile. Victor Hugo lui avait d’ailleurs donné ce prudent conseil en ne plaçant point le sujet de ses drames postérieurement au XVIIe siècle. Les œuvres dont l’action par la date s’éloigne dans le passé, lorsqu’elles sont le résultat d’un art sérieux et convaincu, ne comptent point sur l’opportunité, cette déesse recherchée des auteurs au mérite équivoque, et ne redoutent point la distraction momentanée d’une galerie partagée entre les mille petits intérêts de chaque jour qui s’écoule. Ce qu’elles montrent n’a pas besoin d’être vu un jour plutôt qu’un autre ; c’est aux spectateurs du présent et de l’avenir qu’elles s’adressent, et non aux spectateurs qu’une seule saison verra se réunir et se disperser. Tout conseillait à Bouilhet de s’adresser au passé pour y puiser ses inspirations. Son style, il le sentait bien, ne pouvait guère se plier aux exigences triviales, aux vulgarités, aux sottises de nos mœurs actuelles. Il n’avait point le génie de l’observation ; son regard, quoique vif et pénétrant, planait au-dessus des détails des demi-caractères et des demi-passions de nos contemporains. Il n’éprouvait pas de curiosité pour nos habitudes, nos vertus et nos vices et dédaignait de fouiller dans leurs asiles les plus obscurs avec cette patiente subtilité d’analyse dont Balzac nous a laissé de si remarquables modèles. Il était attiré plutôt vers le pays de la Fantaisie où l’imagination peut se donner carrière, et, rejetant d’un pied dédaigneux la fange de nos cités, s’envoler dans l’idéalité. Il avait plutôt du goût pour ces époques, où les horizons lointains contribuent à donner une apparence de grandeur et d’héroïsme aux personnages mis en scène, où l’on peut estomper les contours de leur figure avec les ombres du passé, où le lieu commun (faut-il le dire ?) disparait facilement sous l’éclat et le mouvement du panache. Le siècle de Louis XIV avec son étiquette, sa politesse et ses graves élégances, l’Espagne avec ses paysages pittoresques, ses grilles, ses balcons, ses sérénades et surtout l’allure hautaine et lière, quelquefois héroïque de ses caballeros et de ses senoras, lui convenaient mieux que les petitesses, les agiotages, les intrigues et la dépravation de nos Parisiens. Il n’avait point ses coudées franches dans les bornes étroites de la vie de chaque jour. La tragédie bourgeoise, de même que la comédie, semblait, en une seule occasion, avoir épuisé en sa faveur toutes ses ressources. Pour lui, une fois, les agitations de la vie romaine sous les empereurs, les menées des Prétoriens, les complots d’un soldat de fortune qui se fait saluer imperator par ses légions, les ambitions froides et effrénées d’uue impératrice ; une autre fois, les luttes des Catholiques et des Huguenots, la rivalité des Guises et des princes de Bourbon, les faiblesses de François II, et la grâce touchante de Marie Stuart étaient des sujets d’inspiration autrement puissants que les scandales cherchés dans notre société. Il leur préférait même la poudre, les frivolités, les spirituelles effronteries de ce séduisant XVIIIe siècle que traverse comme une douce vision cette aimable Aïssé dont la naissance singulière, le charme exotique. l’amour et le repentir sincères firent la renommée. Il est plus attrayant pour une intelligence délicate de faire servir les puissances de l’Art soit à la création de personnages d’une époque ou d’un milieu de fantaisie soit à la création de héros imaginaires dont les aventures auront pour cadre l’Histoire, que de faire parler nos bourgeois, nos journalistes, nos financiers, nos ingénieurs ou nos notaires. C’est ainsi qu’il a échappé complètement à ce réalisme ou à ce que certains nomment ainsi, à ce réalisme qui, surtout depuis Balzac, s’est infiltré peu-à-peu dans notre littérature et menace de nous envahir complètement. Eût-il voulu à son tour brûler quelque encens sur l’autel de l’idole, la rectitude de son esprit littéraire, la conscience de ses aptitudes, la sévérité de son goût et son atticisme l’en eussent promptement détourné. Son bon sens littéraire n’a pas été sans le préserver d’autres erreurs. — À diverses époques, le Théâtre a eu la prétention de jouer le rôle d’initiateur et de vulgarisateur. Sénèque le Tragique et Voltaire trouvèrent le moyen de faire entendre à leurs auditeurs les principales maximes de leur philosophie. Pour certains autres. Ghénier, par exemple, la scène fut un moyen de propagande politique. Et naguère encore un écrivain dont j’ai oublié le nom intitulait bravement un recueil de pièces : « Théâtre scientifique. » ! Il s’est formé une école dramatique qui voudrait mettre la Scène au service des grandes réformes sociales et des grandes espérances de l’âme. Le Drame et la Comédie ont l’audace de vouloir corriger le Code. Eh quoi ! la peinture des caractères, des mœurs, des ridicules et des passions n’est pas un champ assez vaste pour que chacun puisse y glaner sa gerbe ! Non, tel s’adonnera à la réhabilitation de la femme déchue, tel autre à la protection de l’enfant naturel, certains s’attaqueront aux lois sur les aliénés, sur le mariage, que sais-je ? et certains autres à n’importe quel article de nos codes criminels. Il y aura des spécialistes qui feront de cet art charmant du Théâtre je ne sais quel rival du moraliste de profession, du conférencier, du jurisconsulte et de l’économiste ; je ne sais quel champion, quel don Quichotte ! Chaque nouvelle comédie ou chaque nouveau drame paraîtra accompagné d’une préface où dans un tournoi plus brillant que sérieux les mots lutteront contre les idées pour éblouir le lecteur. Bouilhet comprit le Théâtre tout autrement que ces prétendus réformateurs. L’idée d’un théâtre moralisateur le faisait éclater de rire, nous raconte M. Maxime Ducamp. Ses œuvres ne sont pas le développement plus ou moins ingénieux de thèses sociales : et... il ne fit point de préfaces. À quoi bon donner ce que le public ne demande point ? Modestement, à son rang, il composa ses pièces, comme le faisaient ses devanciers : Shakespeare, Lope de Vega, Corneille ou Molière. ... Et son vers bien ou mal dit toujours quelque chose... Le théâtre était pour lui une institution purement littéraire. Et c’est en pensant de la sorte qu’il pratiquait le premier devoir du poêle dramatique. Il n’ignorait pas que le dramaturge a des obligations à remplir, et il avait un grand souci de leur accomplissement. Notre époque a formé toute une génération d’auteurs sans scrupules, ne reculant devant aucun moyen pour atteindre leur but, le succès et l’argent, et pensant que la fin légitime tous les expédients. — Ces industriels, ces escamoteurs de muscades dramatiques n’ont rien à envier aux prestidigitateurs et aux joueurs de gobelets, ni la dextérité, ni la hardiesse, ni l’aplomb superbe. Ils connaissent à merveille les mauvais instincts de la foule les penchants qu’il faut flatter pour la séduire et les lazzis qui lui conviennent. Ils s’entendent à chatouiller les fibres qui peuvent la faire rire et pâmer. — Les assistants applaudissent, se succèdent en grand nombre tous les soirs. Les directeurs de théâtre se disputent les pièces de ces dramaturges sans vergogne ; la consommation suit la production, le problème est résolu, le but est atteint. Bouilhet eut un autre but et d’autres procédés. Il voulait intéresser et divertir honnêtement. Soucieux de la dignité de l’Art, peu préoccupé d’un succès d’argent, il pensait qu’il avait charge d’âmes. Jamais il ne comprit qu’un auteur se fit l’esclave des penchants les moins honorables de ses auditeurs ou le bouffon de leur frivolité, estimant que celui qui ne songeait pas à nourrir leur esprit et à élever leur âme désertait son devoir. — Au Théâtre, en effet, (et c’est là ce qui fait sa vie et sa puissance), comme disait Charles Magnin, il s’établit entre le poëte et la foule un échange continuel de pensées et d’émotions, de plaisirs et de conseils ; l’enseignement est réciproque, il descend et il remonte : poëte et peuple sont tour-à tour maître et disciple, modeleur et modèle, créancier et débiteur. Ce n’est pas le talent qui fait défaut aujourd’hui. Au contraire, combien avons-nous (qu’on nous pardonne l’expression) de faiseurs émérites qui s’emparent d’une situation dramatique pleine à la fois de périls et de ressources et l’exploitent avec une dextérité consommée ! Combien avons-nous aussi d’écrivains qui se contentent d’enlever à la hâte une esquisse piquante des mœurs extérieures de notre époque ! Ce qui manque à ces auteurs, c’est la conscience, c’est la foi en leur œuvre, c’est le désir de mettre le temps nécessaire à son éclosion. Chez eux les études dramatiques sont superficielles. Pour leur donner en variété ce qui leur manque en profondeur, ils ont recours à des collaborations dont le résultat est l’indécision dans le dessin des caractères et la mollesse dans le style. Bouilhet pratiquait l’art dramatique tout autrement. Son aversion était marquée pour le travail facile ; le banal et le convenu, le vulgaire et le prosaïque répugnaient à sa conscience d’artiste. Aussi a-t-il jeté presque toutes ses œuvres dans le moule du vers. — Pour lui, la prose était la statue de plâtre, et la forme poétique était la statue de marbre. C’est cette forme même qui préservera dans une certaine mesure son nom des injures du temps. — La parole harmonieusement cadencée et rimée qu’on a comparée à un élixir magique, infaillible contre la vulgarité, imprime à la pensée dramatique je ne sais quelle résistance qui lui conserve une sorte de fraîcheur et de jeunesse en dépit des années. Bien des auteurs ont eu des succès plus bruyants et plus nombreux que ceux de Louis Bouilhet ; mais vienne le Temps, vienne le changement des mœurs, viennent les transformations sociales, leur œuvre sera absolument oubliée et ne sera guère tirée de l’oubli que par des curieux comme un spécimen plus ou moins douteux de notre époque. Le style, le procédé, les personnages, tout aura vieilli, tout sera démodé. L’œuvre de Louis Bouilhet n’aura point un sort aussi lamentable. Ses personnages, Mme de Montarcy, Fernand et Dolorès, Hélène Peyron. Condé et la comtesse de Brisson, don Pèdre de Torrès, Poltrot de Méré laisseront peut-être mieux qu’un souvenir chez les bibliophiles. Le spectateur même pourra retrouver quelque émotion en prêtant l’oreille à ces vers d’une facture cornélienne que le parterre soulignait jadis par ses applaudissements. Ces scènes plus ou moins bien amenées et conduites, mais saisissantes, ces coups de théâtre éclatant comme une lumière dans l’obscurité et noyant dans l’ombre les gaucheries, les inexpériences du charpentier dramatique pour ne faire apparaître qu’une situation puissante, ces dénouements d’un large pathétique n’auront point perdu tout leur pouvoir. Que manqua-t-il donc à Bouilhet pour laisser à jamais son œuvre au répertoire de notre théâtre ? Est-ce une vue ferme et droite de l’Humanité ? Non, ses personnages sont bien des hommes ; ce ne sont pas des fantoches, et leur caractère est en général bien tracé. Est-ce l’invention dramatique ? Non encore. Quoiqu’il n’ait point possédé la dextérité extrême avec laquelle nombre de dramaturges contemporains construisent leurs pièces, il ne fut pas dépourvu de la science de l’optique théâtrale. L’action ne fait point défaut dans ses drames, quoique ses personnages ne demanderaient pas mieux que de l’oublier. Ce qui a manqué surtout à Bouilhet, c’est le style, le vrai style dramatique. Ses héros expriment moins leurs sentiments qu’ils ne les racontent. On dirait, à voir l’abus qu’ils font des descriptions et des métaphores, qu’ils sont plus préoccupés de parler en beaux vers du but qu’ils poursuivent que de poursuivre ce but lui-même. Les drames de Bouilhet sont comme ceux de Victor Hugo, pour ainsi dire, des opéras où l’action, — car il y a une action, — n’y est prétexte qu’à la poésie. On y sent l’effort d’un poëte lyrique qui veut devenir poëte dramatique. Mais c’est surtout dans le domaine de l’Art, on l’a répété souvent, que la volonté n’est pas le génie ! Le lyrisme n’est pas le moyen le plus assuré de faii-e naître dans l’âme l’idée du grand. Corneille a l’héroïsme et la force ; il n’a jamais mis sur la scène la poésie lyrique qu’avec une extrême discrétion. Il suivait en cela les grands modèles. En relisant l’Œdipe-Roi, les Choéphores, l’Electre et les Euménides, on s’étonne des idylles, des élégies, des odes, des hymnes et des madrigaux prodigués par les Romantiques dans leurs drames. «... Je comprends sans peine, — ajoutait Gustave Planche, — qu’un personnage livré à lui-même, dégagé de tout interlocuteur, parle tantôt sur le ton de l’élégie, tantôt sur le ton de l’ode. Les plus grands maîtres du Théâtre ont enseigné ce que vaut la poésie lyrique dans le monologue. Depuis Eschyle jusqu’à Shakespeare, depuis Sophocle jusqu’à Schiller, nous voyons la forme lyrique utilement employée, toutes les fois qu’il s’agit d’un sentiment qui ne trouverait pas à s’épancher librement en présence d’un témoin ; mais dans le dialogue, dans l’action, les grands maîtres que je viens de nommer se gardent bien de prodiguer les images. Ils usent de la métaphore avec sobriété... » Le vers dramatique doit marcher sans ornements, avec une allure simple, et chanter avec une familiarité mâle et franche. C’est presque une ligne de prose élégante, souple et harmonieuse, mais d’une prose qu’éclaire tout-à-coup un mot poétique heureusement placé ou une image sobre d’agréments et scrupuleusement choisie. De même qu’un seul flambeau suffit à remplir de lumière un appartement, ce mot poétique, cette image sévère suffit pour remplir d’un parfum de poésie le développement d’une pensée entière. Cette simplicité de moyens produit une impression d’harmonie, d’ordre et de clarté. Chez Louis Bouilhet, le vers traîne trop souvent à sa suite un flot d’ornements. Monture emportée, il ne sait pas assez souvent s’arrêter à propos dans sa course brillante. Alors, adieu l’art de marquer d’un trait vif et concis l’intention d’une scène, l’esprit d’un dialogue ! Adieu l’énergie et le naturel ! Il ne peut résister à l’envie de montrer l’exubérance de sa force poétique et d’exécuter une fantasia éblouissante dans un tourbillon de métaphores et d’images. Pour employer une autre comparaison, le poëte laisse mollement flotter sa barque au gré des alexandrins, sans souci des écueils voisins, tout enivré de ses accents, au lieu de la diriger vigoureusement comme un vigilant pilote. Un critique raconte qu’un jeune spectateur très-bienveillant disait, le soir de la première représentation de Madame de Montarcy : « quels que soient les défauts de la pièce, cela fait grand plaisir d’entendre pendant quelques heures ce ramage mélodieux. » C’est une des meilleures critiques que l’on puisse faire des productions dramatiques de notre poète. Ses personnages parlent trop comme des poètes, même ceux qu’il a voulu représenter comme rebelles à toute poésie. Entendue ainsi, la poésie dramatique ne tend plus qu’à devenir un langage de convention à proscrire, malgré l’élévation de la pensée, malgré une certaine abondance de vers frappés nettement comme de beaux écus d’or, malgré bien des mots d’une facture cornélienne qui communiquent à toute une situation je ne sais quel air de grandeur et de force. Ce ne sont point pourtant les conseils qui manquèrent à Bouilhet. La critique qui avait accueilli avec sympathie son début dramatique lui signala comme de véritables écueils les tendances de son style. Bouilhet ne se corrigea point. Et cependant il avait prouvé, dans sa comédie l’oncle Million, que son vers à l’occasion pouvait être simple, sobre, et posséder les qualités qu’on lui demandait. C’est qu’il appartenait, pour ainsi dire rétroactivement, à une école qui n’admet point les transactions. Il ne combattait pas avec des armes forgées par lui ; ses armes étaient prises dans l’arsenal de certains de ses prédécesseurs au Théâtre, et son activité mettait en œuvre un système déjà jugé, propriété exclusive d’un grand poète, au lieu de suivre une pensée supérieure, inspirée par les grands modèles et qui lui fût personnelle. Son art était condamné à être de seconde main. La résurrection de la manière des Romantiques qu’il avait tentée avait contribué à son premier succès, il se crut lié pour toujours envers une école littéraire : il en resta toujours l’adepte fidèle et intransigeant. Tu sé lo mio maestro e lo mio autore, aurait-il pu dire à Victor Hugo comme Dante s’adressant à Virgile et le reconnaissant pour son maître. Examinons ses procédés de composition : ils ne s’éloignent guère de ceux de Victor Hugo. Si on ne rencontre pas chez Bouilhet la recherche de l’exception dans les sentiments et les passions, la confusion entre un détail du cœur humain et le cœur humain tout entier, il est manifeste qu’il se préoccupe à son tour avant tout d’atteindre coûte que coûte la couleur, la saillie et l’effet. Il cède aussi à l’attrait de l’invention d’incidents et de coups de théâtre dont la cause provient quelquefois plutôt de la fantaisie que du caractère des personnages ; il est à la piste des thèmes pour exécuter quelque air de bravoure, très poétique d’ailleurs, mais fort peu en situation ; il court après le contraste et l’antithèse. L’antithèse ! Victor Hugo a coulé dans ce moule la plupart de ses pièces. Est-il bien utile de résumer à ce point de vue les principaux drames de son théâtre ? Hernani met aux prises un roi et un brigand, Angelo, la femme légitime et la courtisane. Ruy-Blas, le valet, aime la Reine d’Espagne et s’en fait aimer. Ailleurs, l’antithèse ne jaillit pas du choc de deux personnages différents, elle se place au centre d’un seul et même caractère. Triboulet est un vil bouffon, mais il est père, et le nain difforme se transfigure quand il revoit Blanche, sa fille bien aimée. Lucrèce Borgia est la femme la plus criminelle et l’épouse la plus terrible, mais elle devient la plus tendre des mères pour Gennaro. Marion Delorme est un ange, mais cet ange est aussi un démon. Antithèse partout ! antithèse dans la constitution du drame, dans l’opposition des personnages qui raniment, dans le développement individuel des caractères ! — Cette recherche de l’antithèse se montre d’une façon plus discrète, sans doute, mais bien certaine pourtant dans l’œuvre dramatique de Bouilhet. L’oncle Million met en opposition le littérateur et le commerçant, le poëte et le philistin. Hélène Peyron place en regard de la femme légitime l’ancienne maîtresse que son mari a rendue mère et délaissée. Autant Dolorès est gracieuse, aimante et généreuse, autant Laura est hautaine, fière, froide et égoïste ; plus Fernand sera enthousiaste et chevaleresque, plus le comte de Roxas sera vulgairement jaloux et désireux d’une basse vengeance. Faustine est l’impératrice la plus criminellement ambitieuse et la plus perfide des femmes, mais Marc-Aurèle est le plus magnanime des empereurs et le plus désintéressé des époux. Aïssé, malgré ses faiblesses, est la femme la plus naïvement honnête au milieu de la société la plus corrompue. J’oubliais Mme de Montarcy, si éloignée de toute idée d’ambition, et Mme de Maintenon, si attachée au pouvoir, Montarcy lui-même, ce pauvre mari si tendre et si terrible à la fois. Cet emploi des procédés de l’école romantique fut peut-être pour notre poëte l’un des obstacles les plus sérieux qui l’empêchèrent à un moment donné de se créer une originalité puissante. À deux reprises, il plaça ses personnages au milieu d’un cadre et d’un entourage fournis par l’Histoire, mais il se garda bien de demander à cette grande éducatrice le secret d’un nouveau genre d’inspiration qui eût varié ses procédés, élargi sa manière et rendu sa touche plus robuste. Il ne vit guère dans l’Histoire qu’un décor de fond et un prétexte à une action tragique. Madame de Montarcy et même la Conjuration d’Amboise n’ont jamais eu, je suppose, la prétention d’être des drames historiques. C’est vraiment un singulier procédé que de faire circuler une action romanesque dans un milieu où certains personnages, dont la figure et les noms nous sont connus par les récits du passé, assistent à l’action comme de beaux portraits suspendus dans une chambre, témoins d’une scène dramatique. Sans doute, comme le remarquait Théophile Gautier, ils ajoutent à l’effet général en donnant à l’œuvre une certaine couleur archaïque, et le regard les contemple avec un certain plaisir dans les moments où l’action se repose. Mais le drame ainsi compris, avec un pareil entourage, avec une pareille décoration, constitue un genre bâtard où l’esprit n’est pas satisfait par les tableaux qui se succèdent, où l’action se trouve fatalement divisée, où l’intérêt est distrait des héros qui conduisent la marche du drame et qui devraient absorber toute l’attention du spectateur. Il fallait aussi que notre poëte étudiât d’un œil plus curieux les passions humaines et cherchât des types nouveaux et plus variés. Les figures qu’il a tracées ne brillèrent pas par la diversité. · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · facies non omnibus una, Nec diversa tamen · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Que si l’on vient à regarder de près ces figures, on ne tarde pas à trouver qu’elles ont parfois entr’elles un grand air de ressemblance. M. de Rouvray et don Pèdre de Torrès sont frères comme Mme de Montarcy et Mme de Brisson sont sœurs. La parenté ne doit pas être bien éloignée non plus entre elles et Dolorès, Condé est un amoureux de la famille de Fernand, et le chevalier d’Aydie placé dans les mêmes circonstances n’aurait peut-être rien à leur envier. Si les autres personnages créés par le poète semblent présenter plus de variété, leur caractère n’est point suffisamment tranché. Mme Daubret, Marceline Peyron, Flavignac auraient grand besoin d’un coup de brosse plus net et plus vigoureux. Quatre ou cinq figures font cependant contraste avec ces personnages dont la couleur est un peu pâle, c’est Daubret le banquier, c’est Dolorès, c’est Mme de Montarcy et Mme de Maintenon, c’est Faustine, c’est don Pèdre de Torrès, c’est Poltrot de Méré, encore ces deux derniers personnages n’ont-ils qu’un rôle épisodique. Tel nous apparaît dans son ensemble le théâtre de Louis Bouilhet avec ses qualités et ses défauts les plus saillants. Il fut bien accueilli, et il méritait de l’être. Il serait un jour ou l’autre soumis de nouveau à l’épreuve de la scène qu’il récolterait un regain d’applaudissements. Dans un temps où la prose et le réalisme ont chassé la poésie du Théâtre, il arrivé des moments où les imaginations même les plus vulgaires se fatiguent des productions plates ou malsaines des écrivains dramatiques. Vienne une œuvre distinguée et poétique, nouvelle ou déjà ancienne, elle est la bienvenue ; c’est une note éclatante dans le concert si monotone que nous offre le théâtre contemporain, c’est un hôte inattendu qui marque sa place et à qui l’on fait fête. — Louis Bouilhet a déjà bénéficié du contraste de ses œuvres avec celles de ses contemporains au Théâtre ; il bénéficierait encore du contraste qui existe entre ses drames et les pièces des auteurs les plus remarqués aujourd’hui. — Ce n’est que justice. Comme dit un critique, ceux mêmes qui blâment l’emploi intempestif et intempérant de la poésie au Théâtre n’ont pas songé à lui reprocher trop durement ses écarts, ses fantaisies, et ses infractions aux règles nécessaires de l’art dramatique. Ses drames ont plu comme plaisent les courageux efforts d’une imagination dévouée à la cause de l’Art, et qui relève une glorieuse bannière qu’on croyait désormais abandonnée. C’est bien avec ces idées qu’il faut juger Louis Bouilhet comme poëte dramatique. Il eut à sa manière de l’originalité ; cette originalité consista, dans un temps où toutes les voix se taisaient devant le réalisme triomphant, à se lever, plein d’enthousiasme et de talent, pour protester au nom de la poésie dédaignée. Il sut faire entendre sa voix. Ses œuvres ne resteront point vraisemblablement au répertoire, mais il aura tout au moins laissé dans la mêlée des auteurs dramatiques de son temps un souvenir de son passage. La Destinée est inexorable. — Le caractère de Louis Bouilhet. — Un mot de Duclos, — Portrait du poëte. — Son amitié avec Gustave Flaubert. — Sa modestie. — Un cénobite de la poésie. — La haîne du lieu commun et l’amour de la forme. — Le Capitole et la Roche Tarpéïenne. — La Renommée est femme. — Le Berlioz-cultus. — Les mœurs littéraires d’aujourd’hui. — Éloges hyperboliques et dénigrements exagérés. — Le sacerdoce de la poésie. — La probité littéraire de Louis Bouilhet. Lorsque j’appris la mort de Louis Bouilhet, involontairement, je me rappelai cette exclamation de Goëthe pleurant la perte de Schiller : « C’était une créature magnifique, il nous a quitté dans la plénitude de sa force... » La surprise fut douloureuse, Bouilhet succombait dans toute la vigueur de son talent, sans avoir dit son dernier mot, lorsque naguère encore, avec sa haute mine, sa prestance athlétique et sa sérénité souriante, il ne semblait pas voué à une fin prochaine. Ces fins prématurées amènent dans nos regrets comme un sentiment de révolte. La mort ne pouvait-elle pas être moins aveugle ! et s’il lui fallait une victime ne pouvait-elle point souffler sur un autre flambeau moins lumineux, sur une autre intelligence moins brillante et plus près de s’éteindre ! La destinée est inexorable. — « Hélas ! — soupire l’ombre d’un poète grec dans une épigramme de l’Anthologie — la mort a dépouillé ma jeunesse en pleine récolte ; j’étais au comble de la muse et de l’âge en fleur. Et voilà que je suis entré tout savant dans la tombe, tout jeune dans l’Erèbe... » — Pauvre Bouilhet ! on conçoit d’autant mieux les regrets que sa mort excita que l’homme en lui valait le poëte. «... Quand j’ai voulu juger du caractère d’un homme que je n’avais pas eu le temps d’étudier, dit Duclos, je me suis toujours informé s’il avait conservé ses anciens amis. Il est rare que cette règle-la nous trompe... » Cette règle, on pouvait l’appliquer sans crainte à Bouilhet ; les nombreuses et franches amitiés qu’il provoqua, les témoignages d’estime qu’il recueillit de toutes parts suffisent pour nous permettre d’apprécier la sûreté de ses relations. S’il trouvait de nouveaux amis il ne se séparait jamais des anciens. Une des choses les plus touchantes de sa vie, c’est son union fraternelle avec Gustave Flaubert, ce tempérament exclusif et mobile. Ce fut une de ces amitiés inaltérables dont l’estime et la confiance sont les bases et dont on ne sait secouer le joug. Le jour où Bouilhet mourut, il sembla à l’auteur de Salammbô qu’il perdait la meilleure part de lui-même — « C’est pour moi une perte irréparable, écrivait-il ; j’ai enterré hier ma conscience littéraire, mon cerveau et ma boussole ». «... En perdant mon pauvre Bouilhet, disait-il à Georges Sand, j’ai perdu mon accoucheur littéraire, celui qui voyait dans ma pensée plus clairement que moi-même. Sa mort m’a laissé un vide dont je m’aperçois chaque jour davantage... » Il n’y a point d’exagération dans ce grand deuil de la pensée qui se joignit à l’affliction du cœur. Bouilhet a été la conscience de Flaubert. Ce dernier n’a jamais fait d’écart littéraire sans que Bouilhet ne se soit ému, ne se soit agité pour prévenir la faute qui allait se commettre, ou pour reprocher celle qui était commise et la réparer, s’il en était temps encore. Avec son bon sens littéraire sûr et délié, son goût exquis et impeccable, sa finesse critique développée par l’étude de l’Antiquité, il était en mesure plus que tout autre de surveiller et de gourmander Flaubert. Par ses observations, par ses critiques, il n’est point étranger à l’harmonie des proportions, à l’unité du ton, à la précision du style qui distinguent Madame Bovary. Sans doute, il n’a point écrit un mot du chef-d’œuvre de son ami, mais il l’a suscité en quelque sorte, il en a encouragé la composition, il en a fait éliminer beaucoup de choses inutiles et parasites. Il avait d’autant plus de mérite, que Flaubert n’était pas toujours d’humeur accommodante, regimbait et s’emportait comme un écolier intelligent mais rebelle. Dans bien des circonstances il lui fallut dépenser des trésors de patience. Bouilhet en avait heureusement d’inépuisables qu’il avait amassés jadis lorsqu’il donnait des leçons à ses anciens élèves. M. Maxime Ducamp qu’il est toujours intéressant de reproduire quand il s’agit de Louis Bouilhet nous raconte dans ses Souvenirs littéraires que lorsqu’il écrivait Madame Bovary, «... Flaubert avait imaginé défaire la description d’un jouet d’enfant qu’il avait vu, dont l’étrangeté l’avait frappé, et qui, dans son roman servait à amuser le fils de l’apothicaire Homais. Il n’avait pas fallu moins d’une dizaine de pages pour faire comprendre cette machine compliquée, qui figurait, je crois, à la cour du roi de Siam. Entre Flaubert et Bouilhet la bataille dura huit jours, mais le joujou disparut du livre dans lequel il n’était qu’un hors d’œuvre. Bouilhet disait : quelque belle que soit une bosse, si tu la mets sur les épaules de Vénus, Vénus sera bossue ; donc supprime les bosses... » À voir Flaubert criant haut, s’impatientant, rejetant toute observation et bondissant sous la contradiction ; à voir Bouilhet très-doux, assez humble d’apparence, ironique, répondant aux objurgations par une plaisanterie, on aurait pu croire que Flaubert était un tyran et Bouilhet un vaincu. Il n’en était rien ; c’est Bouilhet qui était le maître, en matière de lettres du moins, et c’est Flaubert qui obéissait. Il avait beau se débattre, secouer sa table, jurer qu’il ne supprimerait pas une syllabe, Bouilhet impassible, humant sa prise de tabac, lui disait : « Tu vas éliminer cette incidence, parce qu’elle est inutile à ton récit et qu’en pareil cas ce qui est inutile est nuisible. » Flaubert finissait par céder et ne s’en repentait pas... » On a raconté que Bouilhet fit récrire à Flaubert sa Salammbô dont la première version était, paraît-il, une sorte de poëme en prose. L’anecdote est plus ou moins sérieuse : ce qui est certain, c’est que Salammbô a été écrit sous les yeux de Bouilhet. Flaubert comparait alors son ami à un pion de collège qui lui aurait rogné ses phrases et enlevé ses épithètes. Cette intimité touchante, cette culture jalouse du talent d’un ami suffiraient à elles seules pour faire juger le caractère du poète. Ce caractère était fait de droiture et de franchise. Il se peignait dans une figure ferme, douce, dont un sourire étrange et charmant était le signe distinctif, surtout dans des yeux larges, limpides et bons où s’allumait une flamme tour-à-tour railleuse et bienveillante. Le monde littéraire a ses passions et ses jalousies ; il n’en connaissait que les fraternités et les enthousiasmes. Fin avec bonhomie, spirituel sans méchanceté, mordant sans être cruel, juste et sincère avec courtoisie, jamais il n’eut d’autre ambition que celle de son art. Il supporta longtemps avec une dignité fière les entraves de la pauvreté. Peu soucieux de ses intérêts pécuniaires, aussi mauvais calculateur que possible, avant tout il fut artiste et voulut vivre comme tel. De cette vie d’artiste, il connut toutes les espérances et les joies, mais aussi tous les déboires, les débuts humbles et laborieux, les humiliations irritantes, le combat pour le pain quotidien, les demi-réussites, le succès enfin ; il parvenait à la renommée, quand la main de la mort vint le frapper. Certains n’ont jamais de champ trop vaste pour leur activité plus tapageuse que féconde. Ils vont et viennent, se démènent, bourdonnent ça et là ; ils sont partout et ne sont nulle part. Ils veulent surtout paraître. Ils suscitent des admirateurs, les invitent à prendre leur mesure, écrivent des autobiographies et provoquent des études et critiques laudatives sur commande. Les journaux ne sont pas assez larges pour eux, les vitrines des boulevards ne sont pas assez nombreuses pour contenir leur portrait. Cette fièvre de célébrité, cette agitation stérile, cette ostentation brouillonne, ce charlatanisme et cette réclame furent toujours particulièrement odieux à Bouilhet. Pour lui, aussi bien que pour l’un de nos grands poètes, tout appareil de ce genre autour d’un nom était « comme un tréteau autour d’une statue, comme une baraque au pied d’un temple », il aimait la province ; sa modestie y était plus à l’aise qu’à Paris. Il y vivait cloîtré dans l’étude, presque solitaire, c en vrai cénobite de la poésie ». Sans la préface que M. Gustave Flaubert a mise en tête des Dernières Chansons et sans les pages que M. Maxime Ducamp lui a, en passant, consacrées dans ses Souvenirs littéraires, son portrait serait bien simple et bien idéal, et il ne serait guère facile de retracer quelques traits de sa figure avec les lignes et les couleurs qu’il a pu fournir dans ses poésies. Tant il eut le génie de la modestie ! Cette modestie permet d’expliquer l’écart considérable qui existe entre la grandeur de son talent et sa renommée. S’il cultivait l’amitié, il négligeait la camaraderie littéraire ; il ne frayait point d’ordinaire avec les journalistes parisiens. Le succès de nos jours, il faut bien l’avouer, a sa cuisine, si l’on peut ainsi parler ; elle n’a point été étrangère à certains grands esprits du siècle. Bouilhet eut toujours pour elle la plus profonde aversion. C’était dans la solitude, loin du fracas de la grande ville, du bruit de ses théâtres, des mille clameurs de ses journaux qu’il travaillait. Dès qu’une œuvre était achevée, dès qu’elle était publiée, il retournait dans sa thébaïde pour se mettre à un nouveau travail. Cet amour de la solitude aussi bien que sa venue tardive à Paris ne furent point sans lui nuire. Son talent incontestable ne put s’affiner et s’assouplir complètement comme il l’aurait fait, s’il avait vécu tout jeune de la vie active et enfiévrée de Paris. Bouilhet devenu parisien jusqu’au bout des ongles eut secoué je ne sais quel embarras, je ne sais quelle gaucherie, je ne sais quelle pompe de convention qui se devine dans son théâtre. Sa main si habile quand il s’agissait de ciseler ses poésies détachées eût acquis plus de dextérité pour équilibrer et finir une pièce, et sa touche eut été plus légère, quand il aurait modelé ses personnages. Cet isolement qui semblait plaire au poëte n’a pas été non plus sans faire sentir son influence sur l’inspiration et la nature même de sa poésie. La grande école de l’expérience lui a manqué. Il ne s’est pas assez mêlé aux hommes et ne les a pas assez étudiés ; son horizon s’est trouvé forcément limité. Il n’est pas descendu assez loin dans l’arène de la vie pour y circuler, se mesurer avec les lutteurs, apprendre leurs ruses, leurs feintes et leurs coups, pour y combattre et pour y vaincre. Assis sur les gradins de l’amphithéâtre, spectateur peu enthousiaste et trop souvent sceptique, il ne s’est point passionné naïvement pour les grands intérêts humains. Ce que M. Émile Zola appelle le document humain lui a manqué. S’il l’a aperçu, il l’a vu seulement à travers l’Art, à travers le prisme des formes littéraires. Il a trop sacrifié à ces formes ; il a été souvent trop païen, admirateur trop exclusif de la beauté plastique. Il lui a manqué ce je ne sais quoi de vibrant qui a ému l’inspiration d’Hugo, de Lamartine et d’Alfred de Musset, je ne sais quel souffle qui fait tressaillir l’âme du lecteur. Le lieu commun lui était insupportable ; et les sentiments humains, dit M. Maxime Ducamp, sont, après tout, des lieux communs. Il les a quelque peu négligés. Il fut trop artiste, et pas assez homme. On put croire qu’il voulait atteindre la sérénité olympienne d’un Goethe. Erreur funeste dont sa gloire souffrira ! C’est toujours chose téméraire que d’assigner des places de mérite à nos contemporains. Tel est célèbre aujourd’hui, qui, dans cinquante ans, sera complètement oublié, et tel autre dont le nom fut beaucoup moins vanté, dont le talent fut même nié par certains s’emparera après sa mort de la faveur de la foule. Faut-il citer l’exemple du musicien Hector Berlioz ? Autrefois son talent était fort discuté ; pour beaucoup il n’existait pas. Voyez aujourd’hui ce qui se passe ! Une lente réaction s’est opérée en sa faveur, on crie au génie. Attendons un peu, il va passer à l’état de demi-dieu ; il a son autel, ses fidèles, son culte, le Berlioz-cultus y comme dit avec son ironie teutone le docteur Hanslick de Prague ; Philistin, celui qui s’oublierait à parler du grand artiste autrement qu’en forme de panégyrique ! On revient en ce moment au pauvre Bouilhet. Son nom surnagera-t-il dans le grand naufrage des réputations du siècle ? Qui sait ? La Renommée est femme : elle a ses caprices, elle fait des gloires posthumes tout aussi Lien qu’elle laisse tomber dans l’oubli certains artistes trop acclamés de leur vivant. Le monde politique n’est pas seul à subir des fluctuations, le monde des Arts n’ignore ni les révolutions, ni les réactions. Aujourd’hui le Capitole, demain la Roche Tarpéienne ; aujourd’hui l’effacement, demain le pavois. Le critique, quand il examine la valeur d’un artiste, doit être prudent et discret. Que de sentences qui semblent avoir été prononcées sans appel seront cassées par la Postérité ! Aussi nous nous sommes bien gardé de juger Bouilhet par comparaison. Peut-il même être jugé complètement, quand il est parti avec de belles promesses, avec des espérances superbes, avec des projets magnifiques, à un âge où beaucoup ne font que se révéler, alors que, touché par la main de la mort, lui aussi, il a pu dire en se touchant le front : « il y avait là quelque chose ! » Un jugement définitif ne s’élabore pas en un jour ; il se forme à la longue, et rarement il est l’œuvre d’un seul. S’il faut placer Bouilhet après Alfred de Musset, Victor Hugo, Lamartine, Alfred de Vigny, Victor de Laprade, Auguste Barbier, Théophile Gautier même, il peut être au premier rang à la suite de ces poètes. Une semblable place n’est pas tant à dédaigner. Melœnis et certaines pièces de poésie subsisteront. En ce temps d’abondance et de facilité littéraires où l’esprit court les rues et quelquefois les journaux, où tout est sacrifié à l’apparence, où la gouaillerie s’exerce sur tout et sur tous, ce qui se perd chez nous, c’est le respect pour le talent. Lorsque la tombe s’ouvre pour un artiste ou pour un écrivain, on rivalise tantôt d’éloges hyperboliques, tantôt d’hostilité systématique. Le plus souvent on toise les gens avec un geste superbe, on les juge avec un ton plein de hauteur ou d’indifférence railleuse ; puis, il est de bon goût de dénoncer les défaillances secrètes et de mettre à nu les plaies de ceux qui ne sont plus. C’est avec ces dispositions d’esprit que bien des jugements sur Bouilhet se sont élaborés. Ici les louanges furent exagérées, là le dénigrement fut excessif. Je me rappelle particulièrement certaines paroles de M. Barbey d’Aurevilly plus désagréables que toutes autres. Pour nous qui n’avons jamais eu d’hostilité farouche contre l’aristocratie intellectuelle, nous qui ne connaissons pas encore, grâce à Dieu ! les mesquineries d’une vanité alarmée dans sa rancune et sa jalousie, nous nous inclinerons avec une profonde sympathie devant l’œuvre de Bouilhet. L’un des signes du temps, c’est aussi le nombre sans cesse décroissant des talents vraiment supérieurs. Ces talents consacrés ne sont pas déjà tellement nombreux, qu’il faille faire ô du culte d’un poëte qui a eu son heure de gloire. Avant d’entreprendre cette étude, nous professions un certain scepticisme critique vis-à-vis de l’œuvre de Bouilhet. Aujourd’hui le rôle de défenseur du poëte ne nous répugne point. Bouilhet avait l’ardeur qui triomphe des obstacles, des dégoûts et des découragements ; il avait l’honnêteté et la conviction artistiques qui deviennent si rares de nos jours. Son talent et ses aptitudes brillantes furent soutenues par une sorte de foi. On parle de vocations religieuses ; lui, il eut la vocation poétique. C’était une âme élue. Il le sentait. Aussi cultiva-t-il scrupuleusement les facultés qui lui étaient accordées. La poésie fut pour lui comme un sacerdoce. Il eut le mérite de ne point forcer son talent, de ne point jongler sur la scène avec des paradoxes et des énormités. Si le succès lui vint, il ne voulut point le devoir à des prestiges de saltimbanque, à des tours de gobelets ou des poses d’athlète. C’est quelque chose aujourd’hui. Avec lui le lecteur ou le spectateur peut s’élever au-dessus des basses curiosités des plaisirs sans grandeur, des sottises et des trivialités ; il peut gagner une atmosphère relativement pure et salubre. Le coup d’aile du poëte ne le portera peut-être pas très-haut ; mais il planera bien au-dessus de nos vulgarités et de nos platitudes ordinaires. Heureux celui dont on peut dire de nos jours : ... cœtusque vulgares et udam Spernit humum fugiente pennâ !... FIN. M. Cuvillier-Fleury M. Cuvillier-Fleury. idem. Horace. Sainte-Beuve et ses inconnues, par M. Paul Pons, Ollendorf, Paris 1879. La confession de Sainte-Beuve, par M. L. Nicolardot, un volume in-18. Paris, Rouveyre et Blond. Solution des problèmes de la trisection géométrique de l’angle, Rouen 1812. Toulouse 1789. Les aventures de Messire Anselme, chevalier des lois, Paris 1790. Essai sur la faculté de penser et de réfléchir. Paris 1805. Outre ces divers ouvrages, Pierre Hourcastremé a publié : poésies et œuvres mêlées (1773), les Étrennes de Mnémosyne, Essai d’un apprenti philosophe sur quelques problèmes de physique, d’astronomie, de métaphysique et de morale (Paris 1805). Il avait composé aussi un ballet, Marius et Ariste. Virgile, Egl. VII. Préface des Dernières Chansons, p. 7. Souchières, Nouvelliste de Rouen du 23 août 1882. Souchières, Nouvelliste de Rouen du 23 août 1882. Préface des Dernières Chansons, p. 9. M. Maxime Ducamp, Souvenirs littéraires. M. Maxime Ducamp, Souvenirs littéraires. M. Eugène Noël, Rouen, promenades et causeries, p. 21. Préface des Dernières chansons, p. 10, 11, 12. . Maxime Ducamp, Souvenirs littéraires. Gesproeche mit Goëthe von J. P. Eckermann. M. Maxime Ducamp, Souvenirs littéraires. M. Clogenson était conseiller honoraire à la Cour d’appel de Rouen, Souchières, Nouvelliste de Rouen du 23 août 1882. V. Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle. Maxime Ducamp, Souvenirs littéraires. Alfred Le Poitevin. Maxime Ducamp, Souvenirs littéraires. Il a été inauguré le 24 août 1882. — Un monument dû à l’initiative d’un journal de Rouen, le Rabelais, a été élevé sur la principale place de Cany le 27 mai 1883. Il est dû au sculpteur, M. Devaux, qui a su rappeler avec bonheur les traits graves et doux du poète. Gustave Flaubert, Lettre à la municipalité de Rouen à propos d’un vote concernant Louis Bouilhet, Paris, Michel Lévy, 1872. Correspondance de G. Flaubert avec George Sand, Lettre LXVII. Correspondance de G. Flaubert avec George Sand, Lettre LXVIII. Id., Lettre LXXXI. Id., Lettre LXXXII. Correspondance de G. Flaubert avec George Sand, Lettre LXXXIV. Préface des Dernières Chansons, p. 16 et 17. M. Paul de Saint-Victor. Non ego nobilium sedeo studiosus equorum... Ut loquerer tecum veni, tecumque sederem... Ovide, liv. III, Elég. 2, l’Art d’aimer. Sed tu præcipue curvis venare theatris... Ut redit itque frequens longum formica per agmen, Granifero solitum quum vehit ore cibum ; Aut ut apes, saltusque suos et olentia nactæ Pascua, per flores et thyma summa volant ; Sic ruit in celebres cultissima femina ludos... Ovide, l’Art d’aimer., liv. I J.-J. Ampère, l’Histoire romaine à Rome. Victor Hugo, Hernani, acte Ier, sc. iv. Bouilhet a du se rappeler cet hymne qui s’échappe à flots pressés de la bouche d’un dieu : Namque canebat, uti magum per inane coacta Semina terrarumque animœque maris que fuissent Et liquidi simul ignis : ut his exordia primis Omnia et ipse tener mundi concreverit orbis, Tum durare solum et discludere Nerea ponto Cœperit et rerum paulatim sumere formas : Incipiant silvœ quum primum sugere, quumque Rara per ignotos errent animalia montes... » Virgile, Egl. vi, Silène, 31. — Comparez Orphée, Argonaut., v. 417, Apollonius, id. ch. II, v. 496. ...Cum prorepserunt primis animalia terris, Mutum et turpe pecus, glandem at que cubilia propter Unguibus et pugnis, dein fustibus, at que ita porro Pugnabant armis, quœ post fabricaverat usus, Donec verba, quibus voces sensusque notarent, Nomina invenere ; debinc absistere bello Oppida cœperunt munire et ponere leges... Satires, I, 3, 99. Martha, Le poëme de Lucrèce, 2e éd., p. 300. M. Caro, La Poésie scientifique au XIXe siècle. Sainte-Beuve, Chateaub. t. ii. — V. Alex. de Humboldt Cosmos, t. ii, Guill. de Humboldt. Fréd. Schlegel. E. Renan, Discours de réception à l’Académie française. Principio, genus herbarum viridemque nitorem Terra dedit circum colleis ; camposque per omneis Florida fulserunt viridanti prata colore : Arboribusque datum est varieis exinde per auras Crescundi magnum immissis certamen habenis Ut plumuntque pilei primum setœque creantur Quadrupedum membris et corpore penni potentum ; Sic nova tum telius herbas virgultaque primum Sustulit · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Lucrèce : de naturâ rerum. · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Sylvestria membra Nudabant terrœ. · · · · · · · · · · Lucrèce, de nat. rer. ... Grandiferas inter curabant corpora quercus Plerumque · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · (Id.) ...Pellibus, et spollis corpus vestire ferarum... Lucrèce ,de nat. rer. Sed nemora atque cavos monteis sylvasque colebant... (Id.) ... At vigiles mundi magnum et versatile templum Sol et luna suo lustrantes lumine circum Perdocuêre homines annorum tempera vorti ; Et certâ ratione geri rem atque ordine certo... (Id.) ... Et zephyri, cava per calamorum sibila primum Agrestes docuêre cavas inflare cicutas... (Id.) Jam validis septeis degebant turribus ævom.... etc. (Id.) Tum mare velivolis florebant propter odores... etc.Lucrèce Navigia, atque agriculturas, mœnia, loges. Arma, vias, vesteis, et cœtera do genere horum Prœmia, delicias quoque funditus omneis, Carmina, picturas atque dœdala signa, politus Usus et impigrœ simul experientia mentis Paulatim docuit pedetentim progredienteis...(Id.) Et prius est armatum in equi conscendere costas Et moderarier hunc frenis, dextrâque vigere, Quam bijurgo curru belli tentare pericla...(Id.) Comp. E. Renan, Vie de Jésus, chap. viii, p. 121. Wolgang Goëthe. — Zur morphologie : Bildung und umbildung organicher naturen. — Die metamorphose der Pflanzen (1790). Ost ologie (1786) Vortrage über die drei ersten Capitel des Entwurfs einer allgemeinen Einleitung in die vergleichende Anatomic, ausgehend von der osteologie (1786). Zur naturwissenchaft in Allgemeinen (1780-1832). — De la morphologie : Création et formation des corps organisés. De la métamorphose des plantes (1790). Osteologie (1786). Discours sur les trois premiers chapitres du projet d’une introduction générale à l’anatomie comparée et ayant pour base l’ostéologie 1786). De la science de la nature en général (1780-1832) Lorenz Oken, Abrégé de la philosophie de la nature. Lamarck, Philosophie géologique, 2 vol. in-8°, Paris, 1809. Hand igitur penitus pereunt quœcum que videntur, Quando alid ex alio reficit natura, nec ullam Rem gigni patitur, nisi morte adjuta aliéna... etc. Lucrèce, i, 250. . Baiser de Muse. Le vers harmonieux de Bouilhet a tenté quelquefois l’inspiration des musiciens. Citons le plus distingué d’entre eux, M. Ernest Reyer. Georges Bizet et M. Ch.-L. Hess ont illustré d’une mélodie délicate, le premier, la Chanson d’avril, et le second, la Chanson d’amour. — Il y a au 2e acte de Dolorès une délicieuse sérénade qui a été insérée dans les « Dernières Chansons ». Si ce que Gustave Flaubert m’a raconté est exact, la sérénade se serait chantée sur une mélodie, due à Mme Suzanne Lagier et notée par Aubert. Dernière Nuit, la Fleur rouge, etc. Soldat libre. L’oiseleur. Il est intéressant de rapprocher cette poésie de celle de Prosper Blanchemain intitulée le Pêcheur d’idées. Autran, La vie rurale, journal de campagne, à un journaliste. L’esprit des fleurs. À une petite fille élevée au bord de la mer. — Marée montante. Une baraque de la foire. Comparez cette poésie avec La mort du saltimbanque de M. Eug. Manuel. Lied normand. Candaule. La vierge de Sunam. Sur un Bacchus de Lydie. — Neéra. — L’Amour noir. Étude antique. — La louve. Les flambeaux. Bathylle. Gigognes et turbots. Vers Paï-Lui-Chi. Tou-Tsong. Le dieu de la porcelaine. Le barbier de Pékin. La paix des neiges. Le Tung-Whang-Fung. L’héritier de Yang-ti. La pluie venue du mont Ki-Chan. À Maxime Ducamp. Les plaintes de la momie. Portrait. Chatterie. Amour double. Première ride. Neiges d’antan. À Mathurin Regnier. Le lion. Clair de lune. — Les raisins au clair de lune. À la Lune. La légende dit que c’était une oie. Victor Hugo, Chansons des rues et des bois. Victor Hugo, les Chants du crépuscule, dans l’église de... Chanson d’amour. — Double incendie. — À une femme. Abrutissement M. Edouard Thierry. Édouard Thierry. Alexandre Dumas fils, préface du Fils Naturel. Idem. M. Édouard Thierry. De Goncourt, Théâtre complet, préface. Le Château dea Cœurs. Madame de Montarcy. Dolorès. Hélène Peyron. L’oncle Million. Faustine. La Conjuration d’Amboise. Mademoiselle Aïssé. De la situation du théâtre en France. Émile Montégut. M. Émile Montegut. M. Émile Montégut. Gesprœche mit Goëthe von J. P. Eckermann, t. 1. p. 192, 199. Rappelée par M. Paul de Saint-Victor. Les confessions du Comte***, t. 2. Mr Maxime Ducamp, Souvenirs littéraires. M. Jules Claretie. Sainte-Beuve, Alfred de Vigny. Paul de Saint-Victor. M. Jules Levallois. M. Guy de Maupassant. V. La Revue de Breslau, Nord und Sud. — Souvenirs musicaux de l’été de 1878. — La musique et les musiciens à Paris.
Rapport sur le coût de l'occupation allemande dans le domaine aéronautique
Jean Britsch (contrôleur général de l'aéronautique) Rapport sur le coût de l'occupation allemande dans le domaine aéronautique Ministère de l'Armement, Corps du Contrôle, 1946. SOMMAIRE — pages — 1re PARTIE : Les dommages causés à l’État CHAP. 1 Les prélèvements Le butin de guerre 2 Les spoliations 3 Les spoliations au préjudice de l’Armée de l’Air 5 Les spoliations au préjudice des Transports Aériens 8 Les spoliations au préjudice des Services Techniques et d’Infrastructure 15 bis CHAP. 2 Les dommages immobiliers 15 bis CHAP. 3 Les prestations de services 17 CHAP. 4 Les dommages financiers 17 2me PARTIE : Les dommages causés aux entreprises 18 CHAP. 1 Les dommages causés à l’Industrie Aéronautique CHAP. 2 Les dommages causés aux Sociétés de transports Aériens 28 Résumé et Conclusion — la perte de capital de l’« AIR » 31 Annexe 1 Les spoliations. Annexe 2 Les destructions et dommages d’ordre immobilier. Annexe 3 Les prestations de service et dommages financiers. Pièces justificatives no 1 à 13. Dossier no 1 Armée de l’Air. Dossier no 2 — 2 bis et 2 ter — Transports Aériens (Service des Télécommunications & C.N.N.). Dossier no 3 Services techniques. Dossier no 4 Direction du Génie de l’Air. Dossier no 5 Entreprises aéronautiques. Dossier no 6 et 6 bis Société de transport aérien. bookRapport sur le coût de l'occupation allemande dans le domaine aéronautiqueJean Britsch (contrôleur général de l'aéronautique)Ministère de l'Armement, Corps du Contrôle1946CJean Britsch - Rapport sur le coût de l'occupation allemande dans le domaine aéronautique, 1946.djvuJean Britsch - Rapport sur le coût de l'occupation allemande dans le domaine aéronautique, 1946.djvu/2
Jean Britsch - Rapport sur le coût de l'occupation allemande dans le domaine aéronautique, 1946.djvu/19
{{nr||- 15 bis -|}}{{3o}}/— {{Souligner|Les Services Techniques et d’Infrastructure}} — Les établissement de la Direction Technique et Industrielle et de la Direction du Génie de l’Air subirent le même sort que les autres établissements d’État : occupation des locaux au moment de l’invasion, prélèvement du biens, prestations de service imposées. Pour prévenir ces dommages, un certain nombre de biens meubles et immeubles avaient été prêtés par l’État aux industriels. L’atelier Industriel de l’Air de Limoges, notamment, avait été cédé entièrement à la Société Gnôme et Rhône. Les dommages causés au matériel confié aux Industriels, seront indiqués à la {{2me}} Partie (Dommages à l’Industrie Aéronautique). Les spoliations subies par les Services Techniques, en ce qui concerne le matériel dont ils {{corr|était|étaient}} détenteurs, se chiffrent par {{Unité|840|millions}} (Cf. dossier {{n°}} 3). Pour la Direction du Génie, elles s’élèvent à {{Unité|970|millions}} (Cf. dossier {{n°}} 4) : {{Unité|118|millions}} ont eu pour objet des matériaux de construction. {{t3|{{Souligner|{{uc|les dommages immobiliers et les destructions}}}}|{{Souligner|CHAPITRE {{Nombre en romain|II}}}}}} Ce chapitre a pour objet : {{1o}}/ les dommages d’ordre immobilier, résultant de l’utilisation des installations. {{2o}}/ les destructions mobilières et immobilières. {{1o}}/ Utilisation du domaine. On rappelle, qu’à quelques exceptions près, tous les immeubles et installations, toutes les bases, tous les ports aériens, ont été occupés dans la Zone Nord à partir de l’invasion, dans la Zone Sud à partir du 11 Novembre 1942 et jusqu’à la libération. <references/>
Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes 01.djvu/327
Finalement, étant parvenu à sa soixante-quatrième année, il mourut d’une forte fièvre continue<ref>Mort à 77 ans, le {{1er}} décembre 1455, d'après le livre des morts. Il avait fait son testament le 26 novembre 1455. </ref>, laissant une renommée immortelle, tant grâce à ses œuvres qu’aux louanges des écrivains. Il fut honorablement enseveli à Santa Croce. Son portrait, sous la forme d’un homme chauve, est, avec celui de son père Bartoluccio, sur la porte principale de San Giovanni, dans la frise du milieu, à côté de l’inscription : LAURENTII CIONIS DE GHIBERTIS MIRA ARTE FABRICATUM<ref>L'autre porte est signée OPVS LAVRENTII FLORENTINI.</ref>. {{—}} {{c|'''Masolino da PANICALE ''' |fs=130%}} {{c|''Peintre florentin, né en 1383, mort vers 1447 ''|fs=90%}} Masolino da Panicale<ref>Tommaso, fils de Cristofano di Fino, plâtrier; immatriculé le 18 janvier 1423. — En 1427, son père déclare que Tommaso est né en 1383 et que pour le moment il est en Hongrie. L'artiste qui aida Ghiberti est un nommé Tommaso di Cristoforo di Braccio, immatriculé à l'Art des Orfèvres, le 30 septembre 1409 et mort le 13 janvier 1431.</ref>, du Val d’Elsa, fut disciple de Lorenzo Ghiberti ; dès sa jeunesse, il se montra excellent orfèvre et Lorenzo n’eut pas de meilleur auxiliaire pour polir et réparer les portes de San Giovanni, car il était très adroit dans le travail des draperies. Dans le ciselage de ses pièces d’orfèvrerie, il reproduisait avec beaucoup d’habileté les plis des membres humains, de même que les brisures des draperies. A l’âge de dix-neuf ans, il s’adonna à la peinture à laquelle il se consacra entièrement, ayant appris la pratique des couleurs de Gherardo Stamina. Étant allé à Rome pour étudier, il décora une salle de la maison Orsini<ref>Ces peintures n’existent plus. </ref>, sur le Monte Giordano ; mais l’air de ce pays lui ayant donné de violents maux de tête, il revint à Florence, où il peignit, dans l’église del Carmine, à côté de la chapelle del Crocifisso, un saint Pierre que l’on voit encore<ref>Détruit en 1675, quand on construisit la chapelle Corsini. </ref>. Cette figure, qui fut très admirée des artistes, fut cause qu’on lui alloua, dans la même église, la chapelle des Brancacci, où il représenta l’histoire de saint Pierre<ref>Les peintures delà chapelle Brancacci existent encore, mais il est difficile de dire la part qui en revient à Masolino et celle de Masaccio. Voir une note à la fin de la Vie.</ref>. Il en termina une partie, ainsi que la voûte où sont peints les quatre {{tiret|Evangé|listes}} <references/>
Vibert - Pour lire en automobile, 1901.djvu/381
{{nr||— 353 —}}{{tiret2|con|tournait}} sur environ les trois quarts de leur développement. « Le public abordait ces plates-formes par la région centrale, dont la vitesse était bien entendu, considérablement réduite. Le rayon de l’évidement central étant, par exemple, de 4 mètres, et le rayon total étant de 20 mètres, le train marchant à 12 kilomètres à l’heure, les voyageurs n’avaient à aborder au centre de l’embarcadère, qu’une vitesse de 0,66 m par seconde, c’est-à-dire la moitié de la vitesse d’un homme au pas. « On voit donc qu’un voyageur, si peu ingambe qu’il puisse être, pourrait facilement monter sur une telle plate-forme rotative, et se diriger vers le bord extérieur où il aurait alors la même vitesse que le train. Il monterait par suite dans ce dernier sans éprouver aucune réaction sensible et aussi facilement qu’on se meut dans un compartiment d’un train en marche. « La descente du train s’effectûrait avec la même facilité par la manœuvre inverse, le voyageur disposant, pour quitter son {{corr|campartiment|compartiment}}, de tout le temps pendant lequel sa voiture reste en contact avec la plate-forme de la station où il veut descendre ». Mais voilà que {{M.}} Perry arrive avec un projet plus commode et plus pratique : « Bien entendu, avec des trains composés de voitures ordinaires, ne pouvant embrasser que des courbes très développées, les plates-formes à court rayon ne pourraient être employées ; et celles que prévoit {{M.}} Perry n’auraient pas moins de 150 mètres de diamètre. <references/>
Vibert - Pour lire en automobile, 1901.djvu/387
{{nr||— 359 —}}du disque, soit deux projectiles à chaque tour, quatre cents à la seconde, ''vingt-quatre mille à la minute''. Mais l’inventeur n’est pas aussi ambitieux : il se contenterait d’un projectile tous les quatre tours seulement, ce qui lui permettrait tout de même encore de jeter sur l’ennemi en une minute {{formatnum:3000}} petits obus explosifs de 7 centimètres 12 de diamètre sur 40 centimètres de hauteur, une véritable trombe de mitraille, une pluie continue de fer ou d’acier ! — Mais, dira-t-on peut-être, les canons Bange, Krupp, Armstrong, Canet, Schneider, Maxim, Hotschkiss, etc, tous ces ''longs Toms'' et tous ces ''pompoms'' qui ont fait merveille au Transvaal et en Chine, ne satisfont-ils pas beaucoup mieux à nos besoins actuels ? À quoi bon ressusciter ces machines saugrenues qu’on pouvait croire reléguées pour de bon aux antiquailles ? Erreur complète ! Les canons de bronze où d’acier, quel que soit le genre d’explosif qu’on emploi pour les charger, font trop de bruit, beaucoup trop de bruit. Par-dessus le marché, ils sont encombrants, leur manîment est plutôt délicat, et ils coûtent excessivement cher. Ce sont précisément ces inconvénients que {{M.}} James Judge, en sa qualité d’homme pratique, s’est proposé de prévenir. Avec sa catapulte rotatoire à {{corr|déclanchement|déclenchement}} automatique, le projectile dûment lâché au moment psychologique s’en va « en douceur », sans secousse, sans tapage et sans bruit, tomber sur la peau du dos <references/>
Lacerte - Le bracelet de fer, 1926.djvu/11
<i>sautèrent sur la grève, puis ils s’emparèrent d’une civière, qu’ils prirent dans le fond du canot, et ils se dirigèrent vers l’endroit où Paul avait laissé le malade. Aussitôt que le médecin eut jeté les yeux, sur Peter Flax, il hocha la tête et fronça les sourcils. — Fièvre des dunes... murmura-t-il. Je crains bien qu’il n’y ait rien à faire pour le sauver ! — Vous ne croyez pas qu’il en revienne ? — Non, je ne le crois pas... Mais, transportons-le au canot immédiatement. Je vois que vous lui aviez mis une compresse d’eau froide sur la tête, dit le médecin ; c’est ce qu’il y avait de mieux à faire aussi. Cependant, regardez : le linge est sec et brûlant... Pauvre diable ! ajouta-t-il, en posant sa main sur le front du malade ; il doit avoir près de 104 degrés de température. Hâtons-nous ! {{Mme|Shade}} avait tenu parole ; tout était prêt pour recevoir Peter Flax, et quand Paul vit le lit blanc et propre, les oreillers moelleux, il eut un sentiment de réelle compassion envers celui dont il s’était vu obligé d’usurper le nom et la personnalité. Combien le policier eut apprécié le confort de l’Hôpital Shade, lui qui n’avait fait que se plaindre des inconvénients rencontrés, à chaque instant, en cheminant à travers les dunes ! Une surprise attendait Paul en sortant de l’hôpital : {{Mme|Shade}} lui avait préparé un excellent souper. Avec quel appétit il mangea des mets succulents qui lui furent servis, le pauvre garçon ! Il fut décidé que Paul veillerait le malade, jusqu’à deux heures du matin, quand le médecin lui-même viendrait le remplacer. Après avoir passé une heure à causer et fumer avec le Docteur Shade, Paul se rendit à l’hôpital, afin de remplacer James auprès de Peter Flax.</i> {{t3|LE PREMIER INTERNE DU « SHADE HOSPITAL »|Chapitre IV}} <i>Paul Fairmount, aussitôt qu’il fut installé dans la salle de l’hôpital, fut pris d’un grand besoin de dormir. Assis dans un fauteuil confortable, ses yeux se fermaient malgré lui. C’est qu’il n’avait pas dormi, la nuit précédente, et qu’il avait manié la lime, sans relâche, pendant des heures et des heures. Afin d’essayer de surmonter ce besoin de dormir, il se leva et se mit à marcher, de long en large, s’arrêtant, de temps à autre, pour regarder Peter Flax, qui paraissait être toujours dans le même état. Le Docteur Shade avait demandé à Paul de renouveler les compresses d’eau froide, tous les quarts d’heure, sur le front du malade, et d’humecter ses lèvres d’un cordial, dont le médecin attendait, évidemment, de bons résultats. Paul Fairmount s’installa près d’une table, non loin du foyer, dans lequel brillait un feu clair, puis il retira de sa poche un calepin, qu’il se mit à examiner avec soin. Ce calepin avait appartenu au policier, et il était rempli de notes de toutes sortes. Paul avait eu une surprise agréable, en voyant l’écriture de Peter Flax ; c’est qu’elle ressemblait quelque peu à la sienne propre, comme il arrive assez souvent de l’écriture de personnes ayant fréquenté la même école, la même académie, le même collège. Sans doute, il existait une légère différence entre leurs écritures ; il y aurait des traits, des courbes à imiter, mais il y parviendrait. N’était-il pas bon dessinateur ? Rien ne lui serait plus facile, conséquemment que de parvenir à produire un rapport, signé « Peter Flax » qui tromperait même l’œil le mieux exercé. Car, il y avait un rapport à préparer, et il fallait qu’il fut prêt à être envoyé au Cap Hurd, dans deux jours, lors du départ du canot-courrier, qui, une fois la semaine, faisait le trajet, de l’établissement au Cap. Lorsque le Docteur Shade vint le remplacer. à deux heures du matin, auprès du malade, Paul avait terminé son rapport, qu’il lui avait fallu cependant signer du nom de Peter Flax, ce qui constituait un faux, il ne pouvait se le cacher à lui-même. — Il n’y a que nos initiales qui sont les mêmes, s’était-il dit, et dont je puis me servir sans commettre un faux, chaque fois. Aussi, ne ménagea-t-il pas les « P. F. », s’exemptant aussi, le plus souvent possible, d’écrire le nom du policier tout au long. — Je suis venu vous remplacer, M. le policier, dit le médecin. Vous ne vous ferez pas prier pour vous mettre au lit, n’est-ce pas ? — Je ne me ferai pas prier, en effet, Docteur, répondit Paul en souriant. Je n’ai pas dormi, la nuit dernière, car j’étais un</i><section end="s2"/> <references/>
La Porte étroite/1
André Gide La Porte étroite Mercure de France, 1909 (p. 7-33). II ► bookLa Porte étroiteAndré GideMercure de France1909ParisCGide - La Porte étroite, 1909.djvuGide - La Porte étroite, 1909.djvu/17-33 D’autres en auraient pu faire un livre ; mais l’histoire que je raconte ici, j’ai mis toute ma force à la vivre et ma vertu s’y est usée. J’écrirai donc très simplement mes souvenirs, et, s’ils sont en lambeaux par endroits, je n’aurai recours à aucune invention pour les rapiécer ou les joindre ; l’effort que j’apporterais à leur apprêt gênerait le dernier plaisir que j’espère trouver à les dire. Je n’avais pas douze ans lorsque je perdis mon père. Ma mère, que plus rien ne retenait au Havre où mon père avait été médecin, décida de venir habiter Paris, estimant que j’y finirais mieux mes études. Elle loua, près du Luxembourg, un petit appartement que Miss Ashburton vint occuper avec nous. Miss Flora Ashburton, qui n’avait plus de famille, avait été d’abord l’institutrice de ma mère, puis sa compagne et bientôt son amie. Je vivais auprès de ces deux femmes à l’air également doux et triste, et que je ne puis revoir qu’en deuil. Un jour, et, je pense, assez longtemps après la mort de mon père, ma mère avait remplacé par un ruban mauve le ruban noir de son bonnet du matin : — Ô maman ! m’étais-je écrié, comme cette couleur te va mal ! Le lendemain elle avait remis un ruban noir. J’étais de santé délicate. La sollicitude de ma mère et de Miss Ashburton, tout occupée à prévenir ma fatigue, si elle n’a pas fait de moi un paresseux, c’est que j’ai vraiment goût au travail. Dès les premiers beaux jours, toutes deux se persuadent qu’il est temps pour moi de quitter la ville, que j’y pâlis ; vers la mi-juin, nous partons pour Fongueusemare, aux environs du Havre, où mon oncle Bucolin nous reçoit chaque été. Dans un jardin pas très grand, pas très beau, que rien de bien particulier ne distingue de quantité d’autres jardins normands, la maison des Bucolin, blanche, à deux étages, ressemble à beaucoup de maisons de campagne du siècle avant-dernier. Elle ouvre une vingtaine de grandes fenêtres sur le devant du jardin, au levant ; autant par derrière ; elle n’en a pas sur les côtés. Les fenêtres sont à petits carreaux : quelques-uns, récemment remplacés, paraissent trop clairs parmi les vieux qui, auprès, paraissent verts et ternis. Certains ont des défauts que nos parents appellent des « bouillons » ; l’arbre qu’on regarde au travers se dégingande ; le facteur, en passant devant, prend une bosse brusquement. Le jardin, rectangulaire, est entouré de murs. Il forme devant la maison une pelouse assez large, ombragée, dont une allée de sable et de gravier fait le tour. De ce côté, le mur s’abaisse pour laisser voir la cour de ferme qui enveloppe le jardin et qu’une avenue de hêtres limite à la manière du pays. Derrière la maison, au couchant, le jardin se développe plus à l’aise. Une allée, riante de fleurs, devant les espaliers au midi, est abritée contre les vents de mer par un épais rideau de lauriers du Portugal et par quelques arbres. Une autre allée, le long du mur du nord, disparaît sous les branches. Mes cousines l’appelaient « l’allée noire » et, passé le crépuscule du soir, ne s’y aventuraient pas volontiers. Ces deux allées mènent au potager qui continue en contre-bas le jardin, après qu’on a descendu quelques marches. Puis, de l’autre côté du mur que troue, au fond du potager, une petite porte à secret, on trouve un bois-taillis où l’avenue de hêtres, de droite et de gauche, aboutit. Du perron du couchant le regard, par-dessus ce bosquet retrouvant le plateau, admire la moisson qui le couvre. À l’horizon, pas très distant, l’église d’un petit village et, le soir, quand l’air est tranquille, les fumées de quelques maisons. Chaque beau soir d’été, après dîner, nous descendions dans « le bas jardin ». Nous sortions par la petite porte secrète et gagnions un banc de l’avenue d’où l’on domine un peu la contrée ; là, près du toit de chaume d’une marnière abandonnée, mon oncle, ma mère et Miss Ashburton s’asseyaient ; devant nous, la petite vallée s’emplissait de brume et le ciel se dorait au-dessus du bois plus lointain. Puis nous nous attardions au fond du jardin déjà sombre. Nous rentrions ; nous retrouvions au salon ma tante qui ne sortait presque jamais avec nous... Pour nous, enfants, là se terminait la soirée ; mais bien souvent nous étions encore à lire dans nos chambres quand, plus tard, nous entendions monter nos parents. Presque toutes les heures du jour que nous ne passions pas au jardin, nous les passions dans « la salle d’étude », le bureau de mon oncle où l’on avait disposé des pupitres d’écoliers. Mon cousin Robert et moi, nous travaillions côte à côte ; derrière nous, Juliette et Alissa. Alissa a deux ans de plus, Juliette un an de moins que moi ; Robert est, de nous quatre, le plus jeune. Ce ne sont pas mes premiers souvenirs que je prétends écrire ici, mais ceux-là seuls qui se rapportent à cette histoire. C’est vraiment l’année de la mort de mon père que je puis dire qu’elle commence. Peut-être ma sensibilité, surexcitée par notre deuil et, sinon par mon propre chagrin, du moins par la vue du chagrin de ma mère, me prédisposait-elle à de nouvelles émotions : j’étais précocement mûri ; lorsque, cette année, nous revînmes à Fongueusemare, Juliette et Robert m’en parurent d’autant plus jeunes, mais en revoyant Alissa, je compris brusquement que tous deux nous avions cessé d’être enfants. Oui, c’est bien l’année de la mort de mon père ; ce qui confirme ma mémoire, c’est une conversation de ma mère avec Miss Ashburton, sitôt après notre arrivée. J’étais inopinément entré dans la chambre où ma mère causait avec son amie ; il s’agissait de ma tante ; ma mère s’indignait qu’elle n’eût pas pris le deuil ou qu’elle l’eût déjà quitté. (Il m’est, à vrai dire, aussi impossible d’imaginer ma tante Bucolin en noir que ma mère en robe claire.) Ce jour de notre arrivée, autant qu’il m’en souvient, Lucile Bucolin portait une robe de mousseline. Miss Ashburton, conciliante comme toujours, s’efforçait de calmer ma mère ; elle arguait craintivement : — Après tout, le blanc aussi est du deuil. — Et vous appelez aussi « du deuil » ce châle rouge qu’elle a mis sur ses épaules ? Flora, vous me révoltez ! s’écriait ma mère. Je ne voyais ma tante que durant les mois de vacances et sans doute la chaleur de l’été motivait ces corsages légers et largement ouverts que je lui ai toujours connus ; mais, plus encore que l’ardente couleur des écharpes que ma tante jetait sur ses épaules nues, ce décolletage scandalisait ma mère. Lucile Bucolin était très belle. Un petit portrait d’elle que j’ai gardé me la montre telle qu’elle était alors, l’air si jeune qu’on l’eût prise pour la sœur aînée de ses filles, assise de côté, dans cette pose qui lui était coutumière : la tête inclinée sur la main gauche au petit doigt mièvrement replié vers la lèvre. Une résille à grosses mailles retient la masse de ses cheveux crêpelés, à demi croulés sur la nuque ; dans l’échancrure du corsage pend, à un lâche collier de velours noir, un médaillon de mosaïque italienne. La ceinture de velours noir au large nœud flottant, le chapeau de paille souple à grands bords, qu’au dossier de la chaise elle a suspendu par la bride, tout ajoute à son air enfantin. La main droite, tombante, tient un livre fermé. Lucile Bucolin était créole ; elle n’avait pas connu ou avait perdu très tôt ses parents. Ma mère me raconta plus tard, qu’abandonnée ou orpheline, elle fut recueillie par le ménage du pasteur Vautier qui n’avait pas encore d’enfants et qui, bientôt après, quittant la Martinique, amena celle-ci au Havre où la famille Bucolin était fixée. Les Vautier et les Bucolin se fréquentèrent ; mon oncle était alors employé dans une banque à l’étranger, et ce ne fut que trois ans plus tard, lorsqu’il revint auprès des siens, qu’il vit la petite Lucile ; il s’éprit d’elle et aussitôt demanda sa main, au grand chagrin de ses parents et de ma mère. Lucile avait alors seize ans. Entre temps, Mme Vautier avait eu deux enfants ; elle commençait à redouter pour eux l’influence de cette sœur adoptive dont le caractère s’affirmait plus bizarrement de mois en mois ; puis les ressources du ménage étaient maigres... tout ceci, c’est ce que me dit ma mère pour m’expliquer que les Vautier aient accepté la demande de son frère avec joie. Ce que je suppose au surplus, c’est que la jeune Lucile commençait à les embarrasser terriblement. Je connais assez la société du Havre pour imaginer aisément le genre d’accueil qu’on fit à cette enfant si séduisante. Le pasteur Vautier, que j’ai connu plus tard doux, circonspect et naïf à la fois, sans ressources contre l’intrigue et complètement désarmé devant le mal — l’excellent homme devait être aux abois. Quant à Mme Vautier, je n’en puis rien dire ; elle mourut en couches à la naissance d’un quatrième enfant, celui qui, de mon âge à peu près, devait devenir plus tard mon ami... Lucile Bucolin ne prenait que peu de part à notre vie ; elle ne descendait de sa chambre que passé le repas de midi ; elle s’allongeait aussitôt sur un sofa ou dans un hamac, demeurait étendue jusqu’au soir et ne se relevait que languissante. Elle portait parfois à son front, pourtant parfaitement mat, un mouchoir comme pour essuyer une moiteur ; c’était un mouchoir dont m’émerveillaient la finesse et l’odeur qui semblait moins un parfum de fleur que de fruit ; parfois elle tirait de sa ceinture un minuscule miroir à glissant couvercle d’argent, qui pendait à sa chaîne de montre avec divers objets ; elle se regardait, d’un doigt touchait sa lèvre, cueillait un peu de salive et s’en mouillait le coin des yeux. Souvent elle tenait un livre, mais un livre presque toujours fermé ; dans le livre, une liseuse d’écaille restait prise entre les feuillets. Lorsqu’on approchait d’elle, son regard ne se détournait pas de sa rêverie pour vous voir. Souvent, de sa main ou négligente ou fatiguée, de l’appui du sofa, d’un repli de sa jupe, le mouchoir tombait à terre, ou le livre, ou quelque fleur, ou le signet. Un jour, ramassant le livre — c’est un souvenir d’enfant que je vous dis — en voyant que c’étaient des vers, je rougis. Le soir, après dîner, Lucile Bucolin ne s’approchait pas à notre table de famille, mais, assise au piano, jouait avec complaisance de lentes mazurkas de Chopin ; parfois rompant la mesure, elle s’immobilisait sur un accord... J’éprouvais un singulier malaise auprès de ma tante, un sentiment fait de trouble, d’une sorte d’admiration et d’effroi. Peut-être un obscur instinct me prévenait-il contre elle ; puis je sentais qu’elle méprisait Flora Ashburton et ma mère, que Miss Ashburton la craignait et que ma mère ne l’aimait pas. Lucile Bucolin, je voudrais ne plus vous en vouloir, oublier un instant que vous avez fait tant de mal... du moins j’essaierai de parler de vous sans colère. Un jour de cet été – ou de l’été suivant car, dans ce décor toujours pareil, parfois mes souvenirs superposés se confondent — j’entre au salon chercher un livre ; elle y était. J’allais me retirer aussitôt ; elle qui, d’ordinaire, semble à peine me voir, m’appelle : — Pourquoi t’en vas-tu si vite ? Jérôme ! est-ce que je te fais peur ? Le cœur battant, je m’approche d’elle ; je prends sur moi de lui sourire et de lui tendre la main. Elle garde ma main dans l’une des siennes et de l’autre caresse ma joue. — Comme ta mère t’habille mal, mon pauvre petit !... Je portais alors une sorte de vareuse à grand col, que ma tante commence de chiffonner. — Les cols marins se portent beaucoup plus ouverts ! dit-elle en faisant sauter un bouton de chemise. — Tiens ! regarde si tu n’es pas mieux ainsi ! — et, sortant son petit miroir, elle attire contre le sien mon visage, passe autour de mon cou son bras nu, descend sa main dans ma chemise entr’ouverte, demande en riant si je suis chatouilleux, pousse plus avant... J’eus un sursaut si brusque que ma vareuse se déchira ; le visage en feu, et tandis qu’elle s’écriait : — Fi ! le grand sot ! — je m’enfuis ; je courus jusqu’au fond du jardin ; là, dans un petit citerneau du potager, je trempai mon mouchoir, l’appliquai sur mon front, lavai, frottai mes joues, mon cou, tout ce que cette femme avait touché. Certains jours, Lucile Bucolin avait « sa crise ». Cela la prenait tout à coup et révolutionnait la maison. Miss Ashburton se hâtait d’emmener et d’occuper les enfants ; mais on ne pouvait pas, pour eux, étouffer les cris affreux qui partaient de la chambre à coucher ou du salon. Mon oncle s’affolait ; on l’entendait courir dans les couloirs, cherchant des serviettes, de l’eau de Cologne, de l’éther ; le soir, à table où ma tante ne paraissait pas encore, il gardait une mine anxieuse et vieillie. Quand la crise était à peu près passée, Lucile Bucolin appelait ses enfants auprès d’elle ; du moins Robert et Juliette ; jamais Alissa. Ces tristes jours, Alissa s’enfermait dans sa chambre, où parfois son père venait la retrouver ; car il causait souvent avec elle. Les crises de ma tante impressionnaient beaucoup les domestiques. Un soir que la crise avait été particulièrement forte et que j’étais resté avec ma mère, consigné dans sa chambre d’où l’on percevait moins ce qui se passait au salon, nous entendîmes la cuisinière courir dans les couloirs en criant : — Que Monsieur descende vite, la pauvre Madame est en train de mourir ! Mon oncle était monté dans la chambre d’Alissa ; ma mère sortit à sa rencontre. Un quart d’heure après, comme tous deux passaient sans y faire attention devant les fenêtres ouvertes de la chambre où j’étais resté, me parvint la voix de ma mère : — Veux-tu que je te dise, mon ami : tout cela, c’est de la comédie. — Et plusieurs fois, séparant les syllabes : De la co-mé-die. Ceci se passait vers la fin des vacances, et deux ans après notre deuil. Je ne devais plus revoir longtemps ma tante. Mais avant de parler du triste événement qui bouleversa notre famille, et d’une petite circonstance qui, précédant de peu le dénouement, réduisit en pure haine le sentiment complexe et indécis encore que j’éprouvais pour Lucile Bucolin, il est temps que je vous parle de ma cousine. Qu’Alissa Bucolin fût jolie, c’est ce dont je ne savais m’apercevoir encore ; j’étais requis et retenu près d’elle par un charme autre que celui de la simple beauté. Sans doute elle ressemblait beaucoup à sa mère ; mais son regard était d’expression si différente que je ne m’avisai de cette ressemblance que plus tard. Je ne puis décrire un visage ; les traits m’échappent, et jusqu’à la couleur des yeux ; je ne revois que l’expression presque triste déjà de son sourire et que la ligne de ses sourcils, si extraordinairement relevés au-dessus des yeux, écartés de l’œil en grand cercle. Je n’ai vu les pareils nulle part... si pourtant : dans une statuette florentine de l’époque de Dante ; et je me figure volontiers que Béatrix enfant avait des sourcils très largement arqués comme ceux-là. Ils donnaient au regard, à tout l’être, une expression d’interrogation à la fois anxieuse et confiante, — oui, d’interrogation passionnée. Tout, en elle, n’était que question et qu’attente... Je vous dirai comment cette interrogation s’empara de moi, fit ma vie. Juliette cependant pouvait paraître plus belle ; la joie et la santé posaient sur elle leur éclat ; mais sa beauté, près de la grâce de sa sœur, semblait extérieure et se livrer à tous d’un seul coup. Quant à mon cousin Robert, rien de particulier ne le caractérisait. C’était simplement un garçon à peu près de mon âge ; je jouais avec Juliette et avec lui ; avec Alissa, je causais ; elle ne se mêlait guère à nos jeux ; si loin que je replonge dans le passé, je la vois sérieuse, doucement souriante et recueillie. — De quoi causions-nous ? De quoi peuvent causer deux enfants ? Je vais bientôt tâcher de vous le dire, mais je veux d’abord, et pour ne plus ensuite reparler d’elle, achever de vous raconter ce qui a trait à ma tante. Deux ans après la mort de mon père, nous vînmes, ma mère et moi, passer les vacances de Pâques au Havre. Nous n’habitions pas chez les Bucolin qui, en ville, étaient assez étroitement logés, mais chez une sœur aînée de ma mère dont la maison était plus vaste. Ma tante Plantier, que je n’avais que rarement l’occasion de voir, était veuve depuis longtemps ; à peine connaissais-je ses enfants, beaucoup plus âgés que moi et de nature très différente. La « maison Plantier », comme on disait au Havre, n’était pas dans la ville même, mais à mi-hauteur de cette colline qui domine la ville et qu’on appelle « la Côte ». Les Bucolin habitaient près du quartier des affaires ; un raidillon menait assez rapidement de l’une à l’autre maison ; je le dégringolais et le regravissais plusieurs fois par jour. Ce jour-là je déjeunai chez mon oncle. Peu de temps après le repas, il sortit ; je l’accompagnai jusqu’à son bureau, puis remontai à la maison Plantier chercher ma mère. Là j’appris qu’elle était sortie avec ma tante et ne rentrerait que pour dîner. Aussitôt je redescendis en ville, où il était rare que je pusse librement me promener. Je gagnai le port, qu’un brouillard de mer rendait morne ; j’errai une heure ou deux sur les quais. Brusquement le désir me saisit d’aller surprendre Alissa que pourtant je venais de quitter... Je traverse la ville en courant, sonne à la porte des Bucolin ; déjà je m’élançais dans l’escalier. La bonne qui m’a ouvert m’arrête : — Ne montez pas, monsieur Jérôme ! ne montez pas : Madame a une crise. Mais je passe outre : — Ce n’est pas ma tante que je viens voir... La chambre d’Alissa est au troisième étage. Au premier, le salon et la salle à manger ; au second, la chambre de ma tante d’où jaillissent des voix. La porte est ouverte devant laquelle il faut passer ; un rai de lumière sort de la chambre et coupe le palier de l’escalier ; par crainte d’être vu, j’hésite un instant, me dissimule, et plein de stupeur, je vois ceci : au milieu de la chambre aux rideaux clos, mais où les bougies de deux candélabres répandent une clarté joyeuse, ma tante est couchée sur une chaise longue ; à ses pieds Robert et Juliette ; derrière elle, un inconnu, jeune homme en uniforme de lieutenant. — La présence de ces deux enfants m’apparaît aujourd’hui monstrueuse ; dans mon innocence d’alors, elle me rassura plutôt. — Ils regardent en riant l’inconnu qui répète d’une voix flûtée : — Bucolin ! Bucolin !... Si j’avais un mouton, sûrement je l’appellerais Bucolin. Ma tante elle-même rit aux éclats. Je la vois tendre au jeune homme une cigarette qu’il allume et dont elle tire quelques bouffées. La cigarette tombe à terre. Lui s’élance pour la ramasser, feint de se prendre les pieds dans une écharpe, tombe à genoux devant ma tante... À la faveur de ce ridicule jeu de scène, je me glisse sans être vu. Me voici devant la porte d’Alissa. J’attends un instant. Les rires et les éclats de voix montent de l’étage inférieur ; et peut-être ont-ils couvert le bruit que j’ai fait en frappant, car je n’entends pas de réponse. Je pousse la porte qui cède silencieusement. La chambre est déjà si sombre que je ne distingue pas aussitôt Alissa ; elle est au chevet de son lit, à genoux, tournant le dos à la croisée d’où tombe un jour mourant. Elle se retourne, sans se relever pourtant, quand j’approche, murmure : — Oh ! Jérôme, pourquoi reviens-tu ? Je me baisse pour l’embrasser ; son visage est noyé de larmes... Cet instant décida de ma vie ; je ne puis encore aujourd’hui le remémorer sans angoisse. Sans doute je ne comprenais que bien imparfaitement la cause de la détresse d’Alissa, mais je sentais intensément que cette détresse était beaucoup trop forte pour cette petite âme palpitante, pour ce frêle corps tout secoué de sanglots. Je restais debout près d’elle, qui restait agenouillée ; je ne savais rien exprimer du transport nouveau de mon cœur ; mais je pressais sa tête contre mon cœur et sur son front mes lèvres par où mon âme s’écoulait. Ivre d’amour, de pitié, d’un indistinct mélange d’enthousiasme, d’abnégation, de vertu, j’en appelais à Dieu de toutes mes forces et m’offrais, ne concevant plus d’autre but à ma vie que d’abriter cette enfant contre la peur, contre le mal, contre la vie. Je m’agenouille enfin plein de prière ; je la réfugie contre moi ; confusément je l’entends dire : — Jérôme ! ils ne t’ont pas vu, n’est-ce pas ? Oh ! va-t-en vite ! Il ne faut pas qu’ils te voient... Puis, plus bas encore : — Jérôme, ne raconte à personne... mon pauvre papa ne sait rien... Je ne racontai donc rien à ma mère ; mais les interminables chuchoteries que ma tante Plantier tenait avec elle, l’air mystérieux, affairé et peiné de ces deux femmes, le : « Mon enfant, va jouer plus loin ! » avec lequel elles me repoussaient chaque fois que je m’approchais de leurs conciliabules, tout me montrait qu’elles n’ignoraient pas complètement le secret de la maison Bucolin. Nous n’étions pas plus tôt rentrés à Paris qu’une dépêche rappelait ma mère au Havre : ma tante venait de s’enfuir. — Avec quelqu’un ? demandai-je à Miss Ashburton auprès de qui ma mère me laissait. — Mon enfant, tu demanderas cela à ta mère ; moi je ne peux rien te répondre, disait cette chère vieille amie que cet événement consternait. Deux jours après, nous partions, elle et moi, rejoindre ma mère. C’était un samedi. Je devais retrouver mes cousines le lendemain, au temple, et cela seul occupait ma pensée ; car mon esprit d’enfant attachait une grande importance à cette sanctification de notre revoir. Après tout, je me souciais peu de ma tante, et mis un point d’honneur à ne pas questionner ma mère. Dans la petite chapelle, il n’y avait, ce matin-là, pas grand monde. Le pasteur Vautier, sans doute intentionnellement, avait pris pour texte de sa méditation ces paroles du Christ : « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite. » Alissa se tenait à quelques places devant moi. Je voyais de profil son visage ; je la regardais fixement, avec un tel oubli de moi qu’il me semblait que j’entendais à travers elle ces mots que j’écoutais éperdument. — Mon oncle était assis à côté de ma mère et pleurait. Le pasteur avait d’abord lu tout le verset : « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition, et nombreux sont ceux qui y passent ; mais étroite est la porte et resserrée la voie qui conduisent à la Vie, et il en est peu qui les trouvent. » Puis, précisant les divisions du sujet, il parlait d’abord du chemin spacieux... L’esprit perdu, et comme en rêve, je revoyais la chambre de ma tante ; je revoyais ma tante étendue, riante ; je revoyais le brillant officier rire aussi... et l’idée même du rire, de la joie, se faisait blessante, outrageuse, devenait comme l’odieuse exagération du péché !... « Et nombreux sont ceux qui y passent », reprenait le pasteur Vautier ; puis il peignait et je voyais une multitude parée, riant et s’avançant folâtrement, formant cortège où je sentais que je ne pouvais, que je ne voulais pas trouver place, parce que chaque pas que j’eusse fait avec eux m’aurait écarté d’Alissa. — Et le pasteur ramenait le début du texte, et je voyais cette porte étroite par laquelle il fallait s’efforcer d’entrer. Je me la représentais, dans le rêve où je plongeais, comme une sorte de laminoir, où je m’introduisais avec effort, avec une douleur extraordinaire où se mêlait pourtant un avant-goût de la félicité du ciel. Et cette porte devenait encore la porte même de la chambre d’Alissa ; pour entrer je me réduisais, me vidais de tout ce qui subsistait en moi d’égoïsme... « Car étroite est la voie qui conduit à la Vie », continuait le pasteur Vautier — et par delà toute macération, toute tristesse, j’imaginais, je pressentais une autre joie, pure, mystique, séraphique et dont mon âme déjà s’assoiffait. Je l’imaginais, cette joie, comme un chant de violon à la fois presque strident et tendre, comme une flamme aiguë où le cœur d’Alissa et le mien s’épuisaient. Tous deux nous avancions, vêtus de ces vêtements blancs dont nous parlait l’Apocalypse, nous tenant par la main et regardant un même but... Que m’importe si ces rêves d’enfant font sourire ; je les redis sans y changer. La confusion qui peut-être y paraît n’est que dans les mots et dans les imparfaites images pour rendre un sentiment très précis. « Il en est peu qui la trouvent », achevait le pasteur Vautier. Il expliquait comment trouver la porte étroite... — « Il en est peu. » — Je serais de ceux-là... J’étais parvenu vers la fin du sermon à un tel état de tension morale, que, sitôt le culte fini, je m’enfuis sans chercher à voir ma cousine — par fierté, voulant déjà mettre mes résolutions (car j’en avais pris) à l’épreuve, et pensant la mieux mériter en m’éloignant d’elle aussitôt.
Comment j’ai retrouvé Livingstone (Stanley, 1884)/07
Henry Morton Stanley Comment j’ai retrouvé Livingstone Traduction par Henriette Loreau. Hachette, 1884 (p. 136-174). ◄ CHAPITRE VI. De l’Oungérengéri au Marenga Mkbail. CHAPITRE VIII. Remarques géographiques et ethnographiques. ► CHAPITRE VII. Du Marenga Mkhali à Kouihara. bookComment j’ai retrouvé LivingstoneHenry Morton StanleyHenriette LoreauHachette1884ParisCCHAPITRE VII. Du Marenga Mkhali à Kouihara.Stanley - Comment j'ai retrouvé Livingstone, trad Loreau, 1884.djvuStanley - Comment j'ai retrouvé Livingstone, trad Loreau, 1884.djvu/1136-174 Le 22 mai toutes nos caravanes, celle de Thani, celle d’Hamed, les cinq ou six autres et la mienne, se réunissaient à Kounyo, station qui est à trois heures et demie de celle de Mpouapoua. Nous avions, pendant cette marche, côtoyé les montagnes, et franchi trois ou quatre éperons de la chaîne, qui s’avancent en travers de la route. La dernière de ces projections est rejointe par un chaînon transversal d’une assez grande hauteur. Bâti en cet endroit, et protégé par ce double abri, le village de Kounyo ne sent rien des rafales qui tombent des pentes voisines ; mais l’eau y est exécrable ; c’est à elle que la plaine déserte, qui sépare l’Ousagara de l’Ougogo, doit le nom de Marenga Mkhali, c’est-à-dire eau amère. Malgré son horrible goût, les Arabes, ainsi que les indigènes, boivent sans crainte ce liquide nitreux et n’en souffrent pas ; mais ils le redoutent pour leurs ânes qu’ils ont grand soin d’en éloigner. Ne sachant pas cela, ignorant même où commençait exactement la plaine de l’eau mauvaise, je laissai conduire mes bêtes à l’abreuvoir, comme on faisait toujours à la fin d’une marche, et le résultat fut désastreux : celles qu’avait épargnées l’affreux marais de la Makata furent tuées par les citernes de Kounyo. Peu de jours après, j’avais perdu cinq de mes ânes, les cinq meilleurs ; il ne m’en restait plus que quatre, dont pas un bien portant. L’eau de cet endroit parait causer une rétention d’urine ; ce fut du moins cette maladie qui enleva trois de nos pauvres bêtes. Notre caravane, à la sortie de Kounyo, était réellement imposante : près de quatre cents hommes, beaucoup de fusils, des drapeaux, des tambours, des trompes, des cris et des chants, un bruit effroyable. La bande était conduite par le Cheik Hamed, qui avait reçu de Thani et de moi-même, la mission de la commander ; un choix malheureux, ainsi qu’on le verra plus tard. De Kounyo à l’Ougogo, la distance est de trente milles, et doit être franchie en trente-six heures, ce qui fait plus que doubler la fatigue ordinaire. Entre ces deux points s’étend le Marenga Mkhali, où vous ne trouvez pas une goutte d’eau. Comme une caravane de plus de deux cents hommes, ne fait généralement qu’un mille trois quarts par heure, ce trajet de trente mille exige dix-sept heures de marche effective, par un soleil dévorant, et avec peu de repos. En général l’eau est commune dans l’est de l’Afrique, d’où il résulte que dans cette région les caravanes n’ont pas été forcée Camp à Kounya. de recourir à la confection des outres, comme en Egypte et dans certaines parties de l’Inde. Pouvant traverser en deux jours les districts arides, chacun n’emporte qu’une petite gourde, et se contente de rêver à la quantité d’eau qu’il absorbera en arrivant. Ce désert est monotone ; la marche s’en aggrave. En surcroît de la fatigue, la fièvre me prit et me dévora jusqu’à la moelle. Les bandes d’antilopes, de zèbres, de girafes, ces merveilles de l’Afrique galopant dans la plaine, étaient pour moi sans charme, et n’attiraient plus mon attention. Impossible de me tenir à âne ; il fallut me porter dans un hamac, où je tombai dans une léthargie profonde. Toutefois la fièvre cessa pendant la nuit ; et à trois heures du matin quand on sonna le rappel, j’étais botté, éperonné comme à l’ordinaire, remonté sur ma bête, et dirigeant mes hommes. À huit heures nous avions fait nos trente-deux milles. Le désert était franchi ; nous entrions dans l’Ougogo, cette province qui pour mes gens était un sujet de crainte, pour moi une Terre Promise. Les jungles furent longtemps à s’éclaircir, les défrichements à paraître. Ils se montrèrent enfin : rien encore, le sol était nu. La marche continua ; l’herbe revêtit des collines situées à notre droite, parallèlement à la route. Puis des bois sur les pentes, enfin la vue des cultures. Une grande vague de terre rouge, couverte de plantes sauvages, graminées et autres, fut escaladée, et les champs de grain s’ouvrirent devant nous. Ce n’était pas là ce que j’attendais. Je m’étais figuré un plateau escarpé, dominant le désert de quelque cent mètres, et révélant tout à coup son étendue et sa richesse. Au lieu de cela une transition insensible ; au sortir d’herbes folles, un horizon borné par des tiges de sorgho, dans les limites les plus étroites ; des collines entrevues par hasard, un sol toujours aride. Cependant, aux environs du premier village apparurent quelques traits particuliers. Il y avait là une grande étendue, tantôt plane, tantôt soulevée, ici unie comme une table, ailleurs présentant des mamelons, hérissés d’énormes quartiers de roche, posés les uns sur les autres comme si des enfants de race titanique s’étaient amusés à en faire des bâtisses ; et malgré leur amoncellement, chacun des matériaux de ces piles, éclat anguleux ou bloc arrondi, semblait avoir été projeté violemment par une force souterraine. L’un d’eux, situé près de Mvoumi, attira surtout mon attention ; vu à travers les branches d’un vieux baobab, il ressemblait si bien à ces tours carrées des anciennes forteresses, que pendant un instant je me flattai d’avoir fait une découverte extraordinaire. Un regard jeté de plus près dissipa l’illusion ; c’était simplement un cube rocheux, de quarante pieds sur chaque face. Les baobabs jouaient également dans la scène un grand rôle ; pas d’autres arbres dans toutes les parties cultivées. Il y avait à cela probablement deux raisons : le manque d’outils nécessaires pour abattre une pareille masse, et la farine, qu’en temps de disette, peut fournir le fruit du colosse, farine qui est mangeable à défaut d’autre chose. Les premières paroles qui frappèrent mon oreille dans cette province sortirent de la bouche d’un homme d’un certain âge, aux formes robustes, qui soignait des vaches avec indolence, mais qui, à mon approche, témoigna vivement de l’intérêt qu’avait pour lui cet étranger vêtu de flanelle blanche et coiffé d’un liège, breveté contre le soleil. Dès qu’il m’aperçut : « Yambo, Mousoungou ; Yambo, bana, bana, » s’écria-t-il d’une voix qu’on put attendre d’un mille. L’effet produit fut électrique ; à peine ce nom de Mousoungou eut-il été proféré que tout le village fut en rumeur. L’émotion gagna de proche en proche ; toutes les bourgades, échelonnées près de la route, furent en proie à la même frénésie. Une foule ardente, hommes, femmes et enfants, tous presqu’aussi nus qu’Adam et Ève à leur premier matin, suivirent le Mousoungou en se poussant, en se battant, en se bousculant pour le mieux voir. C’était la première fois qu’un blanc était vu dans cette partie de l’Ougogo. Des cris de surprise, tels que : Haï li-i-i ! » éclataient au milieu du tumulte, et frappaient mon oreille, qui les trouvait impertinents. Un respectueux silence, tout au moins de la réserve, eût gagné mon estime. Mais vous, ô pouvoirs qui faites observer l’étiquette dans le pays des Vouasoungou, respect, réserve, estime, dignité personnelle, vos noms même sont inconnus dans ce lieu sauvage. Jusque là je m’étais comparé à un marchand de Bagdad arrivant chez les Kourdes, et leur vendant ses soieries de Damas, ses Kéfiehs et autres objets de luxe ; il fallait maintenant en rabattre et me placer au niveau des singes d’un jardin zoologique. Un de mes hommes les pria de crier moins fort ; on lui ferma la bouche comme à un être indigne de parler à des Vouagogo. Je me tournai vers mes Arabes et leur demandai conseil. « Laissez-les faire, me dit le vieux Thani, toujours sage. Ce sont des chiens qui ne font pas qu’aboyer, ils mordent. » À neuf heures nous étions dans notre camp, près du village de Mvoumi. Les curieux arrivaient toujours ; malgré la palissade épineuse ils se pressaient pour entrevoir le Mousoungou, dont la présence était maintenant connue dans tout le canton. Mais bientôt j’oubliais les curieux et leurs efforts ; car en dépit de la quinine, la fièvre m’avait ressaisi. Le lendemain nous franchîmes les huit milles qui nous séparaient du Mvoumi-Occidental, village qu’habitait le chef du district. L’abondance et la variété des provisions qui affluèrent dans notre boma justifièrent pleinement tout ce que l’on m’avait dit de la richesse de ce territoire. Du lait doux et caillé, du maïs, du sorgho, du millet, du miel, des haricots, du beurre fondu, des arachides, une espèce de fève, ressemblant à une grosse pistache ou à une amande, des pastèques, des melons musqués, des citrouilles, des concombres nous furent apportés, et cédés pour du merikani, du kaniki, des perles blanches américaines, et des perles rouges dites de corail ou samé samé. Ce marché, qui dura depuis le matin jusqu’au soir, me rappela les coutumes commerciales des Abyssiniens et des Gallas. Jusqu’ici, à partir de la côte, les chefs de caravane sont obligés d’envoyer dans les villages et d’y faire acheter les vivres dont ils ont besoin. Dans l’Ougogo ce sont les naturels qui viennent trouver les caravanes et qui leur présentent tout ce qu’ils ont d’échangeable. Nos vendeurs y mirent un extrême empressement ; les moindres bribes de cotonnade, bleue ou blanche, furent acceptées par eux avec joie, voire une vieille ceinture usée jusqu’à la corde. Le lendemain fut un jour de halte ; nous avions à payer le tribut, dont l’omission eût allumé la guerre. Dès le matin, le prudent Thani et l’actif Hamed s’occupèrent de cette affaire importante. Deux de leurs esclaves, doués d’une parole facile, rompus au trafic, connaissant bien les chefs et les usages du pays, portèrent pour nous au sultan vingt-quatre mètres d’étoffes diverses : huit mètres de kaniki au nom du cheik Hamed, huit de mérikani satiné, envoyé par le cheik Thani ; enfin quatre de barsati et autant de dabouani oulyah de la part du Mousoungou. Ce n’était là qu’un à-compte. Au bout d’une heure les esclaves revinrent, ayant dépensé leur éloquence en pure perte : l’envoi, trouvé insuffisant, n’avait pas même été reçu. « Mauvais homme, me dit le vieux Thani en me rendant compte du résultat de la démarche ; mauvais homme que ce sultan, mauvais, mauvais ! Le Mousoungou, a-t-il répondu à nos émissaires, est un haut personnage ; c’est un grand chef, il est très-riche ; j’ai vu passer plusieurs caravanes qui lui appartenaient. Il paiera donc quarante dotis (cent vingt mètres) et les Arabes chacun douze dotis ; car eux-mêmes ont un grand nombre de porteurs. Ne me répétez pas que vous ne formez à vous tous qu’une seule caravane. S’il en était ainsi, pourquoi auriez-vous des drapeaux et des tentes en pareille quantité ? Allez-vous-en, et rapportez-moi soixante-quatre dotis ; je ne recevrai pas moins. — Si j’avais seulement vingt hommes de ma race, m’écriai-je en apprenant cette demande exorbitante, vingt hommes blancs armés de carabines à répétition, ce serait à nous que ce chef paierait tribut. » Mais Thani me supplia de modérer mes paroles, de peur que ma colère n’irritât le sultan, et ne nous fit réclamer double honga, ce dont le vilain homme était capable. — Il faut céder, continua le vieil Arabe ; si vous refusiez ce serait la guerre ; vos porteurs déserteraient et vous laisseraient, vous et vos bagages » à la merci des Vouagogo. » Je me hâtai de calmer ses craintes en lui disant que j’avais mis de côté cent vingt dotis d’étoffe à honga, ce qui me permettait d’en donner quarante, sans trop de peine. Sur ce, j’ordonnai à Bombay d’ouvrir le ballot et je priai Thani de vouloir bien prendre l’étoffe qui pourrait convenir au sultan. Toute réflexion faite, et sur l’avis du Cheik Hamed, ainsi que des deux esclaves, le bon Arabe me conseilla d’envoyer seulement douze dotis, dont trois d’Oulyah ; laissant à nos mandataires le soin de persuader au sultan que le Mousoungou n’avait tant de bagages que parce qu’il emportait deux bateaux, qui ne pouvaient être d’aucune utilité au chef d’un pays sans rivière et sans lac. Pas besoin de dire que cet avis plein de sagesse eut mon approbation. Les esclaves repartirent cette fois avec trente dotis, et accompagnés de tous nos vœux pour le succès de leur message. Une heure après ils revinrent les mains vides, mais sans avoir terminé. Le chef réclamait encore au Mousoungou six dotis de calicot, plus dix rangs de perles noires, et douze dotis aux Arabes, On les lui envoya. Il les prit ; puis ajouta que l’étoffe du Mousoungou étant de courte mesure, et celle des Arabes de piètre qualité, il redemandait au Mousoungou trois grands dotis, et aux autres cinq dotis de kaniki. Je fis mesurer mes douze mètres par celui de mes hommes qui avait les bras les plus longs, et je les envoyai par Bombay. Quant aux Arabes ils se récrièrent : c’était les ruiner, disaient-ils ; et des vingt mètres qu’on leur réclamait, ils n’en donnèrent que huit, suppliant le chef de considérer que l’étoffe qu’il avait déjà reçue formait un honga très-honorable. Mais nullement disposé à reconnaître cette vérité, le chef profita de l’occasion pour exiger que le reste lui fût payé en étoffe plus précieuse : huit mètres en oulyah, quatre en barsati kitambi. Il fallut en passer par là, et le tyranneau eut son étoffe, accompagnée des soupirs de Thani et des malédictions d’Hamed. Très-agréable le poste de chef de district dans cette contrée : une sinécure et fort rénumératrice. D’un seul boma, notre homme venait de tirer cent quatre-vingt-huit mètres de cotonnade : mérikani, barsati, kaniki et dabouana ; vingt-huit d’étoffes supérieures, telles que réhani, sohari, dabouaui oulyah, et dix rangs de perles noires ; en somme, près de cinquante dollars ; ce qui est une bonne journée pour un Mgogo. Le lendemain, 27 mai, nous quittâmes cette résidence royale, en secouant avec joie la poussière de nos pieds ; et nous continuâmes à marcher vers l’occident. Cinq de mes ânes étaient morts la veille, des suites de l’eau nitreuse du Marenga Mkhali. Avant de partir, j’allai voir ce qu’ils étaient devenus ; il n’en restait que les os complètement nettoyés par les hyènes, et dont une armée de corneilles à cravate blanche avait pris possession. Tout le pays n’était qu’un vaste champ de grain. Partout des villages ; de Mvoumi, à la station suivante, je n’en vis pas moins de vingt-cinq, dispersés dans la plaine rougeâtre, qui, malgré sa nature inhospitalière, était bien mieux cultivée que pas une des provinces que nous avions traversées jusque-là. En comptant par vingtaines les gens qui se groupaient sur la route pour voir le Mousoungou, je ne m’étonnai plus des exigences de leur chef. Il était évident qu’ils n’auraient eu qu’à étendre la main pour s’emparer de tout ce que nous possédions : et je commençai à prendre meilleure opinion d’un peuple, qui, ayant le sentiment de sa force, s’abstenait d’en user ; d’un peuple assez intelligent pour comprendre que son intérêt, quelle que fût la tentation, était de laisser passer les caravanes, sans leur imposer autre chose qu’un droit de transit. Arrivés à Matambourou, nous y trouvâmes la même affluence de curieux, la même ardeur à nous voir, les mêmes éclats de rire, les mêmes cris d’étonnement provoqués par notre extérieur ou par nos manières. Mes Arabes, dont les pareils se voyaient tous les jours, étaient à l’abri de ces vexations. Le chef, un homme à tête massive, bien attachée sur de fortes épaules — celles d’un Milon de Crotone — se montra raisonnable. Moins puissant que l’autre, bien qu’il eût quarante villages et des forces suffisantes pour nous opprimer s’il l’avait voulu, il accepta les quatre dotis que nous lui envoyâmes comme préliminaire, et déclara qu’il serait satisfait si le Mousoungou et les Arabes lui en envoyaient encore autant. L’affaire lestement terminée, à la satisfaction de tout le monde, le départ fut annoncé pour le lendemain. Dans la soirée, d’après Tordre du cheik Hamed, le premier guide réunit toute la bande et lui tint le discours suivant : « Paroles, paroles du maître, s’écria-t-il. Prêtez l’oreille, kirangozis ! Écoutez, fils de l’Ounyamouézi ! Le voyage est pour demain. Le sentier est tortueux, le sentier est mauvais. Il a des jungles, où plus d’un homme sera caché. Les Vouagogo frappent les pagazis à coups de lance ; ils égorgent ceux qui portent l’étoffe et les perles. Les Vouagogo sont venus dans notre camp ; ils ont vu nos richesses ; ce soir ils iront dans la jungle. Soyez sur vos gardes, ô Vouanyamouézi ! Tenez-vous près les uns des autres. Ne vous attardez pas ; ne restez point en arrière. Kirangozis, marchez lentement pour que les faibles, les enfants, les malades puissent être avec les forts. Reposez-vous deux fois pendant la route. Telles sont les paroles du maître. Les avez-vous entendues, fils de l’Ounyamouézi ? » Un cri unanime répondit affirmativement. « Les avez-vous comprises ? » Nouveaux cris affirmatifs. « C’est bien ! » La nuit était close ; l’orateur se retira dans sa hutte. De Matambourou à Bihahouana, où se trouvait le premier camp, la route fut longue et pénible. D’abord, à travers un fourré de gommiers et d’acacias épineux, qui revêtaient des collines escarpées ; ensuite dans une plaine ardente où le soleil devint de plus en plus dévorant, jusqu’à tarir toutes les sources de la vie, transformant l’air en un voile embrasé, répandant partout un éclat douloureux pour la vue, qui cherchait vainement où se reposer de cette blancheur étincelante. Nous traversâmes plusieurs noullahs desséchés, dont le fond sableux portait les empreintes de nombreux éléphants, et dont la pente s’inclinait au sud-est et au sud. Ce fut au milieu de cette fournaise que nous trouvâmes les villages de Bihahouana, presque invisibles, en raison du peu de hauteur de leurs cases, moins élevées que les grandes herbes qui fumaient autour d’elles, séchées et blanchies par l’air en feu. Nous nous arrêtâmes dans un vaste boma, situé à un quart de mille du tembé du chef. À peine étions-nous installés, que j’eus la visite de trois indigènes qui me demandèrent si je n’avais pas vu sur la route une femme et un enfant. J’allais répondre innocemment par l’affirmative, lorsque Mabrouki, toujours attentif aux intérêts du maître, m’avertit de ne rien dire, ces trois hommes n’attendant ma réponse que pour m’accuser d’avoir fait évader les fugitifs, et pour m’en réclamer la valeur, suivant la coutume du pays. Indigné du complot, je saisis mon fouet pour en châtier les perfides ; mais d’une voix tonnante : « Prenez garde, maître ! s’écria mon fidèle ; autant de coups, autant de fois trois ou quatre dotis de bonne étoffe. » Ne me souciant pas d’épancher ma bite à si grands frais, j’étouffai ma colère, et mes visiteurs s’éloignèrent impunis. On se reposa le lendemain, ce qui fut pour moi un grand soulagement ; la fièvre, que j’eus cette fois pendant quinze jours, me faisait horriblement souffrir, et m’empêchait de mettre tous les soirs mes notes au courant, ainsi que j’en avais l’habitude. Bien que ses sujets fussent d’avides gredins, toujours prêts au vol et au meurtre, le chef de Bihahouana se montra modéré et n’exigea qu’un tribut de douze mètres. J’eus par lui des nouvelles de ma quatrième caravane, qui s’était distinguée dans un combat avec quelques-uns de ses bandits. Au moment où ces derniers entraînaient deux de mes porteurs, mes soldats étaient arrivés et avaient frustré les brigands de leur espoir. « Si toutes les caravanes étaient défendues de la sorte, me dit le chef, il y aurait moins de danger sur la route. » Vérité que je reconnus avec lui. À Kididimo, où nous arrivâmes le 30 mai, et qui n’était pas à plus de quatre milles de Bihahouana, demeurait un autre sultan. La marche avait eu lieu dans une plaine étroite, flanquée sur les deux rives d’une chaîne de collines, semées de nombreux baobabs. Rien de moins attrayant que l’aspect de Kididimo : tout chauffé à blanc par le soleil, jusqu’aux visages des habitants qui paraissaient blafards, sous le reflet de cette blancheur générale. L’eau des citernes, la seule du voisinage, ressemblait à de l’urine de cheval surchauffée. Elle rendit les ânes malades ; deux d’entre eux en moururent au bout d’une heure. Chez l’homme, elle produisit des douleurs d’entrailles, des nausées et une irritation de tous les organes qui se traduisit par les malédictions les plus vives, adressées au pays et à son chef imbécile ; irritation qui arriva au comble, lorsque après avoir débattu le honga, Bombay vint nous dire que le sultan exigeait dix dotis, et n’en voulait pas démordre. Toutefois, affaibli par la fièvre, je n’étais pas d’humeur à contester la somme, et le sultan fut payé. Les Arabes continuèrent les négociations ; ils en eurent jusqu’au soir ; mais ne donnèrent que huit dotis chacun. Entre Kididimo et Nyamboua, district du sultan Pembira Péreh, se trouvait une grande forêt, futaie et jungle, habitée par l’éléphant, le rhinocéros, le zèbre, le daim, l’antilope et la girafe. Partis au point du jour, nous entrâmes dans le fourré, dont les lisières de grands arbres et les sombres lignes se distinguent parfaitement du boma de Kididimo. Après deux heures de marche, nous nous arrêtâmes pour déjeuner au bord d’un chapelet de petits étangs d’eau douce, entourés d’espaces verdoyants, ou les bêtes sauvages se réunissaient en grand nombre, à en juger par les traces multipliées et récentes qui se voyaient aux alentours. Un étroit noullah, abrité par une épaisse feuillée, nous fournit un excellent refuge contre l’éclat du soleil. À midi, notre soif étant apaisée, notre faim satisfaite, nos gourdes remplies, nous sortîmes de l’ombre pour rentrer dans l’air éblouissant. Tantôt dans la jungle, tantôt hors du fourré, ou dans un bois très-clair, puis au milieu de grandes herbes pâles, de gommiers et d’épines, répandant une odeur aussi forte que celle d’une écurie ; puis à travers des bouquets de mimosas, et des colonies de baobabs, dans un pays giboyeux, mais dont le gibier qui se montrait fréquemment n’avait pas plus à craindre nos armes que si nous fussions restés sur la côte. Une tirikéza — c’était ainsi que nous marchions — n’admet aucun délai, aucun détour. Nous avions quitté l’eau à midi, pour ne la retrouver qu’au bout de vingt-quatre heures ; et pour cela il fallait marcher vite et longtemps. On ne s’arrêta qu’à la fin du jour ; nous étions encore à deux heures du camp de Nyamboua. Ce soir-là nos gens bivaquèrent sous les arbres, au milieu d’une épaisse forêt, jouissant de la fraîcheur, et n’ayant pas même l’abri d’un chapeau, tandis, qu’au fond de ma tente, je gémissais et me débattais contre la fièvre. Le soleil venait de paraître lorsque nos caravanes reprirent le sentier, où elles se déroulèrent en longue file indienne. C’était toujours la forêt : à droite et à gauche, de sombres profondeurs : au-dessus de nos têtes un ruban de ciel lumineux, où flottaient de légers nuages. Aucun bruit, à l’exception de quelques notes jetées au vol par un oiseau, le chant de quelque porteur, le bourdonnement d’une conversation, ou un cri de joie à la pensée qu’on approchait de l’eau. Un de mes pagazis, qui était malade, tomba pour ne plus se relever. Le dernier de la bande passa près de lui avant qu’il eût rendu le dernier soupir ; fort heureusement, car sans cela nous aurions eu la barbarie de le laisser sans sépulture, sachant qu’il était mort ». À sept heures nous étions au camp de Nyamboua, où l’eau est excellente, et nous buvions tous en chameaux altérés. De vastes champs de grain avaient annoncé les villages et fait presser le pas à nos hommes. Lorsque nous approchâmes de l’aire populeuse, nous vîmes accourir la multitude ; et bientôt jeunes et vieux des deux sexes formèrent sur notre passage une foule compacte et hurlante. Cet excès d’humeur démonstrative fit dire à maître Shaw : « Ceux-ci doivent être les vrais Ougogiens. Quels regards ! oh ! mon Dieu ! quels regards ! C’est à les souffleter. » Le fait est que la conduite de ces gens-là était l’exagération de celle des autres Vouagogo. Jusque-là on s’était contenté de regarder et de crier ; mais ici l’audace n’avait plus de bornes. Ma colère grandissant avec leur insolence, je pris à la gorge le plus bruyant de ces clabaudeurs, et lui administrai une volée de coups de fouet qui n’était pas faite pour lui être agréable. Ce procédé fit jaillir de la foule un torrent d’injures, exprimées d’une façon particulière. Approchant à l’instar des chats irrités, ils lançaient leurs paroles d’une voix qui tenait du sifflet et de l’aboiement ; quelque chose comme le mot hahcht ! proféré sur une note aiguë, allant crescendo. « Les Vouagogo seront-ils battus comme des esclaves par ce Mousoungou ? » criaient-ils en avançant et en reculant tour à tour. « Un Mgogo est un homme libre, hahcht ! Il n’est pas habitué à être battu ; — hahcht ! » Mais dès que le Mousoungou levait le bras, ces rodomonts jugeaient prudent de se tenir à distance respectueuse. Voyant donc qu’un peu de fermeté suffisait pour les remettre à leur place, j’eus recours à mon fouet, dont la grande lanière claquait avec le bruit d’un pistolet. Tant qu’ils se bornaient à me regarder et à se communiquer leurs opinions sur ma couleur et sur mon costume, je me résignais philosophiquement à les divertir ; mais quand ils m’approchaient au point de me laisser à peine la place de me mouvoir, un vigoureux claquement à droite et à gauche rendait bientôt le chemin libre. Pembira Péreh est un vieux petit bonhomme, très-petit, et qui serait très-insignifiant s’il n’était pas le plus grand chef de l’Ougogo, ayant même une sorte de suzeraineté sur beaucoup d’autres peuplades. Malgré sa puissance, il est fort mal vêtu, plus misérablement que pas un de ses sujets ; et toujours crasseux, toujours gras, toujours la bouche sale ; mais par excentricité, non pas par idiotisme. C’est un homme extrêmement fin ; il a toujours en réserve un biais pour rançonner les Arabes qui passent ; et comme juge, il est sans pareil, expédiant avec aisance une tâche judiciaire qui accablerait le commun des martyrs. Le Cheik Hamed notre commandant, était encore plus minime que le sale vieillard. Un tout petit personnage, petit et mince, qui compensait l’exiguité de ses proportions par une activité dévorante. Jamais de repos. Même dans les haltes, on voyait ce Petit-Poucet toujours allant, venant, furetant, s’agaçant, dérangeant tout, et troublant tout le monde. Nos ballots ne devaient pas être mêlés, ni déposés trop près des siens, ni rangés de telle ou telle manière. Il avait une façon à lui d’empiler ses bagages, et restait là pour les faire entasser. Du premier coup d’œil il choisissait le meilleur endroit pour y planter sa tente, et ne souffrait pas qu’on empiétât sur son terrain. À le voir si frêle, on se serait imaginé qu’après une marche de dix à quinze milles il eût été heureux d’abandonner ces menus détails à ses gens ; mais non ; rien ne pouvait être bien fait s’il n’était là ; d’ailleurs infatigable : le mot lassitude n’existait pas pour lui. Une autre particularité de son caractère, mais celle-ci plus commune, était d’être fort intéressé. Il n’était pas riche, voulait le devenir, et se donnait beaucoup de mal pour tirer d’une choukka ou d’un rang de perles tout ce qu’on pouvait en extraire ; chaque nouvelle dépense semblait lui arracher le cœur ; il était près de verser des larmes, il le disait lui-même, chaque fois qu’il pensait à la cherté des vivres, et aux exagérations du tribut. Double motif qui nous assurait que nous resterions le moins possible dans l’Ougogo, où la vie était fort chère. Nous étions donc campés à Nyamboua, dont le souvenir restera dans la mémoire d’Hamed, gravé à jamais par une douleur poignante. Tandis que le petit homme se trémoussait dans le camp, absorbé par son tatillonnage, deux de ses ânes s’égarèrent dans le sorgho de Pembira. Dès qu’il s’aperçut de leur disparition, Hamed courut avec ses gens à la recherche des deux bêtes. Il revint le soir sans avoir rien trouvé, et se lamentant comme seul peut le faire un Oriental qui vient de perdre deux ânes de Mascate, d’une valeur de cent dollars. Le cheik Thani qui avait plus d’années, d’expérience et de sagesse, lui conseilla d’avertir le sultan de la perte qu’il avait faite. Jugeant que l’avis était bon, Hamed envoya deux de ses esclaves à Pembira pour lui expliquer l’affaire, et reçut en échange cette information que lui rapportèrent ses messagers. Les serviteurs de Pembira ayant trouvé les deux ânes mangeant le sorgho, de leur chef, les avait amenés à celui-ci, qui les gardait pour s’indemniser du dégât commis par les dites bêtes, à moins que leur propriétaire ne lui envoyât, à lui, Pembira Péreh, neuf dotis d’étoffe de première classe. Hamed fut au désespoir. Neuf dotis d’étoffe précieuse, soixante-douze coudées qui, dans l’Ounyanyembé, vaudraient vingt-cinq dollars ! neuf dotis pour une poignée de grain, valant à peine une demi choukka ; c’était absurde. Mais s’il ne payait pas, on lui prenait cent dollars, que représentaient les ânes. Il résolut d’aller trouver Pembira pour lui démontrer l’absurdité de la réclamation, et pour lui offrir un demi doti, en lui prouvant que c’était plus du double de la valeur du grain mangé par les deux bêtes. Quand il arriva, le sultan qui buvait depuis l’aurore, était dans un état d’ivresse — je suppose que c’est son état normal — état qui ne lui permettait pas d’entendre la cause. La plupart des chefs de l’Ougogo ont auprès d’eux un Mnyamouézi qui est leur conseiller, leur ministre, leur bras droit, leur homme à tout faire, excepté le bien ; une sorte d’arlequin, formé d’une telle dose d’intrigue, de cupidité, de fourberie et d’audace, qu’on a toujours envie de traiter ce personnage comme on traite les bêtes nuisibles. Ce fut le Mnyamouézi de Pembira qui reçut le cheik Hamed. Impossible d’en rien obtenir : pas moins de neuf dotis, ou le sultan garderait les ânes. Hamed s’en alla comme il était venu. La journée s’écoula ; pas de nouvelles de l’affaire ; d’où il résulta que la nuit suivante Hamed ne put fermer l’œil. Heureuse inquiétude, qui le préserva d’une perte plus grande que celle qui l’empêchait de dormir. Vers minuit un voleur s’introduisit dans le camp, et enlevait à notre Hamed une charge de cotonnade, lorsque le petit homme fit siffler à l’oreille du pillard une balle qui le mit en fuite. Le Mnyamouézi avait touché comme tribut, au nom de son maître, cinquante et un dotis de nos trois caravanes et de celles qui nous accompagnaient ; il n’en fut pas moins inflexible à l’égard du chef de cette bande productive ; et le pauvre Hamed paya les neuf dotis pour ravoir ses deux ânes. Sortis des champs de maïs de Pembira, nous nous trouvâmes dans une grande plaine, aussi unie que la surface d’un lac paisible et qui fournit du sel aux Youagogo. Cette immense saline, qui s’étend de Kanyényi, sur la route du sud, jusqu’au delà des frontières de l’Ouhoumba et de l’Oubanarama, contient de nombreux étangs, remplis d’une eau amère, dont les bords peu élevés sont revêtus d’une efflorescence nitreuse. Deux jours après, étant arrivé sur la crête qui sépare l’Ougogo de l’Ouyanzi, j’embrassai du regard cette vaste plaine d’une étendue de plus de cent milles carrés. Il est possible que ce fût une illusion ; mais je crus voir de larges nappes d’eau, d’un bleu grisâtre, qui me firent présumer que cette plaine n’était qu’une portion d’un ancien lac salé. Les Vouahoumba, qu’on trouve en grand nombre depuis Nyamboua jusqu’à l’Ouyanzi, ont dit à mes hommes qu’il y avait au nord un Madji Kouba c’est-à-dire une grande eau. Mizanza, où notre camp fut établi, est situé dans un bois de palmiers, à peu près à treize milles de Nyamboua. Dès que ma tente fut dressée, je m’ensevelis sous mes couvertures, repris que j’étais de la fièvre, qui me revenait périodiquement depuis la traversée du Marenga Mkhali. Certain qu’un jour de halte, en me permettant de prendre ma quinine d’une façon régulière, suffirait à me guérir, je priai le bon Thani de demander à Hamed de ne pas voyager le lendemain, afin que je pusse me délivrer de ces accès violents, qui m’avaient réduit à l’état de squelette, et qui m’enlevaient toutes mes forces. Dans son désir de gagner l’Ounyanyembé avant les autres, afin d’y placer son étoffe plus avantageusement, le petit cheik répondit qu’il ne pouvait pas s’arrêter pour le Mousoungou. Lorsque Thani m’eut rapporté ces paroles, je fis dire à Hamed que le Mousoungou n’entendait nullement l’arrêter dans sa marche, qu’il avait assez d’hommes et de fusils pour achever seul la traversée de l’Ougogo, et qu’il espérait que le cheik Hamed ne l’attendrait pas. J’ignore par quel motif le petit Arabe changea de résolution ; mais sa trompe ne donna pas le signal du départ, et le lendemain il campait avec nous. Je commençai au point du jour à prendre ma quinine ; à six heures, une seconde dose ; puis une troisième. Bref, avant midi j’en avais pris quatre ; au total cinquante grains. L’effet se manifesta par une transpiration qui mouilla mes flanelles, mon linge, mes couvertures comme si on les eût trempés dans l’eau. Je me levai ensuite, plein de reconnaissance pour le précieux médicament qui me débarrassait des tortures que j’éprouvais depuis une quinzaine. Ce jour-là, ma tente, sur laquelle flottait le drapeau des États-Unis, attira les regards du sultan de Mizanza et me valut la visite de ce puissant personnage. Comme il était célèbre parmi les Arabes pour avoir secondé Manoua Séra dans la guerre que celui-ci avait faite à Snay Ben Amir, dont Burton et Speke ont parlé avec tant d’éloges, et qu’en outre c’était, après celui de Nyamboua, le chef le plus considérable de l’Ougogo, j’étais très-curieux de le voir. En entrant dans ma tente, dont la portière était levée à son intention, le vieux gentleman fut tellement surpris de la hauteur et de l’arrangement de cette maison de toile, qu’il laissa tomber la cotonnade crasseuse qui le protégeait seule contre le froid de la nuit et contre les feux du jour, exposant ainsi au regard profane du Mousoungou les tristes ruines d’un corps dont les proportions avaient dû être majestueuses. Son fils, un jeune homme de quinze ans, se hâta de l’avertir avec respect de sa nudité ; sur quoi il replaça le mince appareil en ricanant de l’aventure ; puis il alla s’asseoir et donna cours à son admiration. Un soldat varègue introduit au milieu des splendeurs du palais de Byzance, n’aurait pas été plus ébloui que ne le fut le chef de Mizanza en face des objets qui se trouvaient dans ma tente. Après avoir regardé avec stupéfaction la table sur laquelle étaient quelques poteries, et le peu de livres que j’avais avec moi, après avoir béé devant le hamac, dont la suspension lui parut être l’effet d’un procédé magique, examiné les porte-manteaux qui contenaient mes vêtements, il s’écria : « Haï li-i-i ! le Mousoungou est un grand chef, qui vient de son pays pour voir l’Ougogo. » Me prenant alors pour point de mire, il s’émerveilla de mon teint pâle, de mes cheveux lisses, et me posa cette question : « Comment, sur la terre, se fait-il que vous soyez blanc, quand le soleil a brûlé la peau de nous autres jusqu’à la rendre noire ? » Voyant ensuite mon casque de liège, il en coiffa sa tête laineuse, ce qui l’amusa beaucoup, ainsi que moi-mème. Je pris mes armes et déchargeai le raïfle à répétition, dont je tirai vivement les seize coups pour lui en faire comprendre la force meurtrière. Il resta confondu. « Les Vouagogo, dit-il enfin, ne pourraient jamais tenir en bataille devant le Mousoungou ; car n’importe où serait l’un d’eux, avec un pareil fusil il ne tarderait pas à être tué. » Après cela, je lui montrai les carabines et les revolvers dont je lui expliquai le mécanisme, jusqu’au moment où, dans un élan d’enthousiasme pour mes richesses et pour ma puissance, il me dit qu’il m’enverrait une chèvre ou un mouton, car il voulait être mon frère. Je le remerciai de l’honneur, et lui promis de faire bon accueil à ce qu’il lui plairait de m’offrir. Thani, qui me servait d’interprète, me souffla qu’un chef de l’Ougogo ne devait jamais partir les mains vides. Je coupai deux mètres de kaniki et les donnai à mon visiteur. Après avoir examiné et mesuré l’étoffe, le chef me la rendit, ajoutant que le Mousoungou était trop riche pour s’avilir en ne lui donnant qu’une choukka. Cette exigence, succédant à la perception d’un tribut de douze dotis, me sembla raide ; toutefois, comme le solliciteur devait me faire un présent, la seconde choukka lui fut accordée. Fidèle à sa promesse, le chef m’envoya en effet un gros mouton, dont l’énorme queue était une pelotte de graisse ; mais l’envoi était accompagné de ce message : « Maintenant que vous êtes mon frère, vous allez me donner trois dotis de belle étoffe. » Un mouton ne se vendant qu’un doti et demi, je refusai la bête ainsi que l’honneur fraternel, et je rappelai au chef qu’en surplus du honga, il avait reçu de moi un doti qui me paraissait un cadeau suffisant, tous les dons ne pouvant pas être du même côté. L’affaire n’eut pas d’autre suite. Un de nos ânes mourut dans l’après-midi. Le soir les hyènes vinrent en grand nombre pour dévorer le cadavre. Oulimengo, notre chasseur, et, parmi nos soldats, ceux qui tiraient le mieux, prirent leurs fusils, et tuèrent deux des convives, qui se trouvèrent de la plus grande taille. L’une de ces hyènes ne mesurait pas moins de six pieds du bout du museau à l’extrémité de la queue ; elle avait trois pieds de tour. Le 4 juin nous levâmes le camp. Après avoir fait, à l’ouest, environ trois milles, où nous rencontrâmes plusieurs nappes d’eau salée, nous primes au nord-ouest, en suivant le pied des collines qui séparent l’Ougogo de l’Ouyanzi. Trois heures de marche nous firent gagner le Petit-Moukondokou, territoire administré par le frère du sultan du Moukondokou proprement dit. Nous nous arrêtâmes pour payer le tribut. Douze mètres parurent suffisants au chef de ce petit canton, où il ne se trouve que deux villages, peuplés en majeure partie de Vouahoumba et de Vouahéhé qui ont abandonné leur tribu. Les Vouahoumba sont des pasteurs ; ils habitent des cases revêtues d’un crépissage en bouse de vache, et dont la forme conique, est pareille à celle des tentes du Turkestan. D’après ce que j’en ai vu, les Vouahoumba forment une race remarquable. Ils sont grands et bien faits, ont la tête petite, avec la partie postérieure extrêmement saillante ; mais le visage est d’une beauté réelle. Vous chercheriez vainement parmi eux de grosses lèvres ou un nez épaté. Au contraire, leur bouche est à la fois petite, délicate et d’une excellente coupe ; leur nez est droit, celui des anciennes statues ; c’est chez eux un trait si général que, tout d’abord, je les ai surnommés les Grecs d’Afrique. Loin d’avoir les membres lourds, comme ceux des Vouagogo et d’autres peuplades de cette région, ils ont la jambe longue et bien formée, nette comme celle d’une antilope ; les attaches fines, un cou mince et long, sur lequel la tête, bien posée, se balance avec grâce. Habiles dès le jeune âge à tous les exercices du corps, n’ayant d’autre labeur que le soin de leur bétail, ne se mariant qu’entre eux, ils conservent la pureté de leur race, et il n’est pas un de ceux que j’ai vus qui n’eût pu servir de modèle à un sculpteur pour une statue d’Hylas, d’Antinoüs, de Daphnis ou d’Apollon. Aussi belles que les hommes, les femmes ont la peau très-fine, très-unie, — le grain et la netteté de l’ébène, — et d’un noir absolu, non pas la teinte du charbon, mais le noir de l’encre. Des spirales de fil de laiton en pendants d’oreille, en collier, en bracelets, en ceinture constituent leurs ornements. Celle-ci retient une peau de chèvre, ou de veau, qui, placée en écharpe et attachée sur l’épaule, leur retombe jusqu’aux genoux. Quant aux Vouahéhé, nous pouvons dire que ce sont les Romains de cette partie du monde. Remis en marche au bout d’une heure, il nous en fallut quatre autres pour arriver au Moukondokou proprement dit. Cette extrémité de l’Ougogo est excessivement populeuse. Trente-six villages entourent le tembé de Souarourou, chef du district. Les gens qui accoururent de ces bourgades pour voir les hommes merveilleux dont la figure était blanche, dont le corps était couvert de choses Homme et femme de l’Ougogo.si étonnantes, et qui avaient des armes surnaturelles, « faisant boum-boum aussi vite que l’on peut compter ses doigts, » les gens qui accoururent formèrent une foule si nombreuse qu’il me parut impossible que la curiosité fût le seul but de leur réunion. Je m’arrêtai pour demander ce qu’il y avait et pourquoi on faisait tant de bruit. Un gros homme, prenant mes paroles pour une injure, tendit immédiatement son arc. Il n’avait pas fini, que mon Winchester, avec toutes ses balles en magasin, était à l’épaule, et n’attendait que le départ de la flèche pour envoyer ses messagers de mort à la foule. Mais cette dernière s’enfuit aussi vite qu’elle était venue, laissant mon agresseur et deux ou trois autres à une portée de pistolet de mon raïfle. La dispersion instantanée de la multitude, me fit éclater de rire et baisser ma carabine. Les Arabes, non-moins alarmés par cette fuite qu’ils ne l’avaient été des excès précédents, s’employèrent comme médiateurs, démarche qui fut couronnée de succès. Quelques mots d’explication ramenèrent les curieux en plus grand nombre ; et le noir Thersite, qui avait été la cause du trouble, se retira honteux et confus sous la pression de l’opinion publique. Il vint alors un homme important, qui chapitra la foule : j’appris plus tard que ce personnage était le second du district. « Vouagogo, s’écria-t-il, ne savez-vous pas que ce Mousoungou est un Mtémi ? (chef du rang le plus élevé.) Il ne vient pas ici comme les Arabes pour acheter de l’ivoire, mais pour nous visiter et pour nous faire des présents. Pourquoi le tourmentez-vous, pourquoi troublez-vous son peuple ? Laissez-les passer en paix, lui et sa caravane. Si vous désirez le voir, approchez-le, mais sans vous moquer de lui. Le premier d’entre vous, écoutez-bien, le premier qui fera du désordre, sera dénoncé à notre grand-chef, qui saura comment ses amis sont traités. » Nous arrivâmes au Khambi, qui, dans l’Ougogo, est toujours situé sous un grand baobab, à un millier de pas de la résidence du chef. Les curieux nous entouraient en si grand nombre et nous serraient de si près, que le bon Thani résolut de faire une démarche pour nous délivrer de cette invasion, ou pour la rendre moins gênante. Il mit son plus beau costume et alla chez le sultan pour lui demander protection. Complètement ivre, le sultan l’accueillit par ces mots : « Que me voulez-vous, gredin que vous êtes ? Vous venez me dérober mon ivoire ou mon étoffe. Allez-vous-en, vieux voleur ! » Mais son ministre, l’homme sensé qui déjà avait réprimandé la foule, l’appela d’un signe, et vint nous retrouver avec lui. Tout le camp était en rumeur. On ne pouvait plus s’y retourner, encore moins s’y entendre. Les pagazis se querellaient à propos des bagages, les soldats à propos des effets de leurs maîtres, et criaient qu’on allait renverser les tentes. J’étais au fond de la mienne, à écrire mon journal, sans m’inquiéter du tumulte qui se passait entre Vouagogo, Vouanyamouézi et Vouangouana. Tout à coup il se fit un silence tellement profond que je sortis pour voir quelle en était la cause. Thani et le ministre venaient d’arriver. « À vos tembés, Vouagogo ! à vos tembés, cria celui-ci. Pourquoi troubler ces voyageurs ? Qu’avez-vous à faire avec eux ? À vos tembés, vous dis-je, à vos tembés ! Tout Mgogo qui sera, trouvé dans le camp sans avoir rien à vendre, ni bétail, ni farine, ni denrée quelconque, paiera au mtémi soit de l’étoffe, soit des vaches. » Il prit un bâton et chassa la foule devant lui. Les Vouagogo étaient là par centaines ; chacun lui obéit comme un enfant ; et pendant les deux jours que nous restâmes dans cet endroit, pas un curieux ne vint nous déranger. La question du tribut fut de même réglée en peu de mots, grâce au ministre, avec laquelle elle fut traitée. Cet homme, plein de raison, accepta tout d’abord les six dotis qui forment le tribut ordinaire ; il se contenta d’un seul doti d’étoffe de première classe, et parut joyeux des quatre mètres d’oulyah dont je lui fis présent. Pour aller du Moukondokou à l’Ouyanzi trois routes s’offrent au voyageur. La veille du départ, les Arabes vinrent dans ma tente afin de discuter sur le chemin qu’il fallait prendre. Les Kirangozis et les vétérans de la caravane furent appelés au conseil. La première route que les guides nous proposèrent fut celle du midi, qui est la plus fréquentée ; mais elle passe par Kiouhyeb, dont le chef a une réputation détestable, et Hamed se récria : « Le sultan est mauvais, dit-il ; on lui a vu demander jusqu’à vingt dotis par caravane ; la nôtre devrait lui en donner soixante. Ne pensons pas à cette route. D’ailleurs il nous faudrait faire une tirikéza, et nous ne serions à Kiouhyeh qu’après demain. » La seconde route, celle du centre, nous faisait arriver le lendemain à Mouniéka ; le jour suivant il y aurait tirikéza pour atteindre le camp d’Ounyambogi. Là nous ne serions plus qu’à deux heures de Kiti, où l’on trouve en abondance de l’eau et des vivres. Mais ni les Arabes, ni les guides ne connaissaient le chemin ; le seul membre du conseil qui l’eut suivi était l’un de mes porteurs ; et Hamed ne se souciait pas de confier la direction de la caravane à un simple pagazi. La troisième route, qui passe au nord, traverse pendant les deux premières heures, un grand nombre de villages, ensuite une jungle ; et après trois heures de marche elle arrive à Simbo, où l’on trouve de l’eau, mais pas de bourgade. Le lendemain, une étape de six heures vous conduit au bord d’un étang. Après une brève halte, la route est reprise, et une nouvelle marche de cinq heures vous mène à un khambi, situé à moins de trois heures d’un lieu habité. Ce chemin étant connu de nos deux cheiks et de nos guides, Hamed pria Thani de m’informer que c’était à cette dernière route qu’il donnait la préférence. Je répondis qu’ayant accompagné les Arabes depuis le Mpouapoua, j’étais disposé à les suivre, et que s’ils choisissaient la route de Simbo, je la prendrais avec eux. La question décidée, non sans beaucoup de paroles, je me mis à relever différents points. On se rappelle, qu’à partir de Mizanza, nous avions marché directement à l’ouest pendant trois heures ; ensuite, pendant quatre heures et quart au nord-ouest, en rasant le pied d’une chaîne qui s’étend dans cette direction, depuis le voisinage de Kanyényi, jusqu’aux frontières de l’Ouhoumba, et qui sépare l’Ougogo du territoire des Vouahyanzi. Moukondokou n’est qu’à deux milles de cette chaîne du côté de l’est. Kiouhyeh se trouve au sud-sud-ouest de Moukondokou, d’où il y a sept jours de marche pour gagner Kousouri. Simbo est au nord-nord-ouest, et à six étapes de ce dernier endroit. Il était donc évident que le chemin le plus court était celui de Kiti, auquel on n’avait à reprocher que l’ignorance de nos guides à son égard. La route du sud, rejetée par Hamed, l’est également par tous les chefs de caravane, qui préfèrent les fatigues et les privations d’une longue marche, en pays désert, aux exigences du chef de Kiouhyeh. Mais les pagazis, qui n’ont d’autre obligation que de porter leur charge, et auxquels le tribut est indifférent, préfèrent de beaucoup la rançon du maître aux fatigues et à la soif qu’imposent les tirikézas ; d’où il résulte, qu’en dépit de la volonté des chefs, la route de Kiouhyeh est plus fréquentée que les autres. À peine la décision du conseil fut-elle connue des gens de nos caravanes, que les clameurs s’élevèrent contre la route de Simbo, où, sur une grande étendue, manquaient l’eau et les vivres. Ce fut à qui raconterait les horreurs du désert, en les exagérant ; bref les pagazis d’Hamed signifièrent à leur maître que si la décision était maintenue, ils s’en iraient, et lui laisseraient porter ses bagages. Hamed alla trouver immédiatement Thani, et lui déclara qu’il fallait prendre la route de Kiouhyeh, sans quoi nos porteurs déserteraient. « Toutes les routes me sont égales, répondit le bon Arabe ; prenez celles que vous voudrez ; la vôtre sera la mienne. » Ils se rendirent alors dans ma tente et m’informèrent de cette nouvelle détermination. Je fis appeler mon vétéran, celui qui avait indiqué la route centrale, et je lui demandai de nouveaux détails. Le rapport fut si avantageux, que, sans hésiter, je répondis à Hamed : « Je suis le maître de ma caravane ; elle doit aller où je dis au guide de la conduire, et non pas où il plaît aux pagazis. Quand j’ordonne une halte, elle doit s’arrêter ; quand c’est une marche, elle doit partir. Je la nourris bien, je ne la surmène pas ; et je voudrais voir le porteur ou le soldat qui me désobéirait. C’est vous qui avez choisi la route de Simbo, nous l’avons acceptée ; vos pagazis veulent passer par Kiouhyeh ; cela vous arrange, allez à Kiouhyeh, et payez le tribut qu’on vous demandera. Moi et ma caravane nous partons demain par la route de Kiti ; et lorsque vous arriverez à Toura, où je vous aurai précédé, vous regretterez de n’avoir pas suivi le même chemin. Ce langage modifia de nouveau la résolution d’Hamed. « Après tout, dit-il, ce chemin est le meilleur ; et puisque le sahib est décidé à le prendre, pourquoi nous séparer ? Inch Allah ! suivons donc la même route. » Thani, l’excellent homme, ne demandait pas mieux ; et mes deux cheiks allèrent annoncer la nouvelle. Le lendemain, 7 juin, les trois caravanes prirent la route de Kiti sous la conduite du Kirangozi d’Hamed. Chacun avait l’air content ; mais nous n’étions pas en route depuis une demi-heure, quand je m’aperçus d’un changement de direction : par un détour habile on nous rapprochait rapidement d’une gorge qui débouchait sur le plateau de Kiouhyeh. Je réunis mes hommes et je priai Bombay de leur dire que le Mousoungou ne revenait jamais sur ce qu’il avait résolu. Que j’avais décidé que ma caravane se rendrait à Kiti ; et que ma caravane s’y rendrait, quelle que fût la route que prissent les Arabes. Puis j’ordonnai au vétéran qui connaissait le chemin, de le montrer au Kirangozi. Mes porteurs déposèrent leurs ballots et il y eut des symptômes de révolte. L’ordre fut donné aux soldats de charger leurs mousquets, de longer la caravane, et de tirer sur le pagazi qui essaierait de prendre la fuite. Je saisis mon fouet, je descendis de mon âne, et allant à celui qui s’était déchargé le premier, je lui dis de reprendre son ballot et de se mettre en marche. Il n’en fallut pas davantage ; tous mes hommes suivirent le guide. Me tournant alors du côté des Arabes, je me disposais à leur faire mes adieux, lorsque Thani s’écria : « Attendez-moi, Sahib. J’en ai assez de ce jeu d’enfant ; je vais avec vous. » Et sa caravane fut dirigée vers la mienne. À ce moment-là, celle d’Hamed touchait au défilé ; tandis que son maître, à un mille derrière elle, pleurait à chaudes larmes de ce qu’il appelait notre abandon. Ayant pitié de sa détresse, car la pensée du chef de Kiouhyeh lui faisait perdre la tête, je lui donnai le conseil de courir après sa bande, et de lui rappeler que le susdit chef n’avait pas moins de cruauté que d’avarice. Bref nous n’avions pas gagné le défilé de Kiti, que les gens d’Hamed accompagnaient les nôtres. La montée fut extrêmement rude : une pente escarpée et rocailleuse, couvertes des épines les plus acérées, les plus aiguës. L’acacia horrida, plus horrible que jamais, nous faisait mille blessures ; les gommiers étendaient leurs branches pour saisir les fardeaux ; les parasols des mimosas nous protégeaient de leur ombre, mais nous empêchaient d’avancer. Des croupes de granit et de syénite, usées par le passage de pieds nombreux nous opposaient leur surface polie, qu’à notre tour il fallait gravir. Ailleurs des plates-formes dressaient leurs murailles terreuses, hérissées de gros blocs, vacillant sous l’effort des grimpeurs ; tandis que le bruit lointain de coups de feu, retentissant dans la forêt, ajoutait l’effroi au mécontentement général. Si je ne les avais pas suivis de près, tous mes Vouanyamouézi auraient déserté. Bien que le sommet ne fût qu’à huit cents pieds au-dessus de la plaine, il nous fallut deux grandes heures pour y arriver. Nous nous trouvâmes alors sur un plateau où la comparaison nous fit trouver la marche facile. Trois heures de route dans une forêt, à travers des jungles et d’étroites clairières, nous conduisirent à Mouniéka, petit village fondé par des colons, venus de Moukoudoukou, et dont les alentours présentent de riches cultures. Lorsque nous atteignîmes le camp, tout le monde était de bonne humeur, excepté Hamed, qui bientôt se fâcha tout-à-fait. Il arriva que les hommes de Thani dressèrent la tente de leur maître un peu trop près de l’arbre sous lequel les ballots d’Hamed étaient empilés. J’ignore si le petit Cheik supposa que l’honnête vieillard était capable de le voler ; ce qu’il y a de certain c’est qu’il s’emporta jusqu’au délire, et que Thani donna l’ordre d’éloigner sa tente de quelque cent mètres. Hamed n’en fut pas plus tranquille ; à sa fureur succéda le remords ; si bien que vers minuit il alla trouver le bon Arabe, se jeta à ses genoux, et lui baisa les pieds et les mains, en implorant son pardon. Cheik Thani, qui était le meilleur et le plus généreux des hommes, le lui accorda volontiers. Cela ne suffit pas encore au petit Hamed, qui ne fut satisfait que lorsqu’il eut fait replacer la tente de son ami à l’endroit où elle avait été d’abord. L’eau que nous bûmes à Mouniéka fut puisée dans le creux profond d’une roche de syénite ; une eau limpide comme du cristal et froide comme de la glace. Boire de l’eau froide ! un luxe que nous n’avions pas eu depuis notre départ de Simbamouenni Le lendemain, à sept heures du matin, la corne du Kirangozi vibra tout à coup plus fort et plus allègrement qu’elle ne le faisait depuis dix jours : la caravane entrait dans l’Ouyanzi, ou pour nous servir d’un nom plus connu, dans le Magounda Mkali, mot qui signifie Champs embrasés. Nous sortions de l’Ougogo ; chacun s’en réjouissait. J’y étais arrivé plein d’espoir, croyant trouver là une Terre-Promise, une terre où le lait et le miel coulaient à flots. Déception profonde ! il n’avait été pour nous que fiel et amertume, ennuis et vexations ; un lieu d’épreuves, où, à chaque pas, se rencontrait un danger, où le caprice d’un homme ivre nous tenait à sa merci. Quoi d’étonnant dans la joie que nous ressentions ? La pensée des fatigues qui nous attendaient, loin de nous abattre, augmentait notre ardeur. Le désert est souvent moins inhospitalier qu’un peuple. Nous étions parfis de Mouniéka à six heures du matin ; une heure après nous passions la frontière, et à neuf heures nous nous arrêtions au bord du Maboungourou. Ce noullah prend sa source dans la chaîne qui sépare l’Ougogo du Magounda Mkali, et se dirige au sud-ouest. À l’époque des pluies il est presqu’infranchissable, en raison de la force du courant, son lit ayant une pente excessivement rapide. Les blocs de syénite et de basalte dont il est encombré, témoignent de la violence de son cours ; leurs angles sont usés, leur surface est polie. De profonds bassins ont été creusés dans la roche où le torrent s’est fait un canal, et servent de réservoirs pendant la saison sèche. Bien qu’elle soit visqueuse et verdâtre, et abondamment peuplée de grenouilles, l’eau de ces bassins est loin d’avoir mauvais goût. La marche fut reprise à midi, au son des trompes, au bruit des chants et des cris de toute la bande. Porteurs, esclaves et soldats, faisant assaut de poumons, ébranlaient la forêt du tonnerre de leurs voix. Je n’avais pas encore vu de paysage aussi pittoresque depuis que j’étais en Afrique. D’énormes ondulations de terrain ; ça et là des collines, et des rochers de syénite, figurant d’anciennes forteresses, qui donnaient au bois un aspect fantastique. On aurait cru voir un coin de l’Angleterre à l’époque féodale. Tantôt des blocs arrondis, posés les uns sur les autres, paraissaient devoir s’agiter au souffle du vent ; tantôt des obélisques dominaient les plus grands arbres ; puis des cônes, des tours, de grandes vagues de pierre, et des entassements de roches brisées, qui prenaient des proportions de montagnes. Il était près de cinq heures, lorsqu’on arriva. Nous avions fait vingt milles ; tout le monde avait besoin de repos. À une heure, la lune étant levée, Hamed sonna du cor et nous cria : « En marche ! » Évidemment il était fou. Un murmure de profond mécontentement répondit à son appel. Néanmoins, présumant qu’il avait pour nous réveiller à cette heure indue quelque bonne raison, cheik Tani et moi nous ne lui fîmes pas de remontrances, attendant ce qui arriverait pour juger de sa conduite. Toute la bande était maussade ; la marche fut silencieuse. Nous étions à quatre mille cinq cents pieds au-dessus de la mer, et le thermomètre ne marquait pas douze degrés. La rosée était froide comme du givre ; les porteurs, presque nus, hâtaient le pas pour se réchauffer ; beaucoup d’entre eux se blessèrent en se heurtant les pieds contre le roc, ou en marchant sur des épines. Arrivés à Ounyambogi, nous nous jetâmes par terre ; et chacun de s’endormir. Pour moi, ce fut d’un profond sommeil, ne songeant pas à ce que l’aurore nous réservait. Quand je m’éveillai, il était grand jour ; le soleil me flamboyait dans les yeux. Hamed était parti depuis deux heures. Il avait voulu emmener Thani, qui avait refusé de le suivre, en lui montrant sa déraison, et qui me demanda ce que j’en pensais. Je déclarai que c’était de l’extravagance ; et, à mon tour, je demandai au vieux cheik si, dans l’après-midi, nous ne pourrions pas gagner l’endroit où il y avait de l’eau et des vivres. « Parfaitement, répondit l’Arabe. — N’y aurait-il pas, d’ailleurs, moyen de se procurer le nécessaire à Ounyambogi ? continuai-je. — Je ne m’en suis pas occupé, répliqua le vieux cheik, ou plutôt je n’ai pas eu besoin de le faire ; les habitants m’ont appris d’eux-mêmes qu’il y avait chez eux du millet, du sorgho, du maïs, des chèvres, des moutons, de la volaille en abondance, et d’un bon marché inconnu dans l’Ougogo. — Eh bien, dis-je à Thani, si Hamed a envie de tuer ses porteurs, pourquoi ferions-nous de même ? Je ne suis pas moins pressé qu’il peut l’être ; mais l’Ounyanyembé est encore loin ; et je n’entends pas compromettre mes intérêts, et ceux de mes gens, pour le plaisir de faire une sottise. » Jamais station n’avait été meilleure ; une eau excellente ; et, ainsi qu’on l’avait dit au vieux cheik, les vivres en abondance : six poulets pour deux mètres de calicot ; un mouton pour le même prix, ou six mesures de grain, sorgho, millet ou maïs — bref, un pays de cocagne. Le 10 juin, après quatre heures et demie de route, nous arrivâmes à Kiti, où nous retrouvâmes Hamed plus agité que jamais. Son esclave favorite venait de mourir, et trois de ses porteurs avaient disparu, eux et leurs charges, emportant les tuniques (au nombre de cinq), les gilets brodés d’or, les vestes galonnées d’argent avec lesquels cheik Hamed devait faire dans l’Ounyanyembé la figure qui convenait à un homme de sa sorte. Outre ses habits d’apparat, le petit cheik perdait du riz, des plats à pilau, des bassins de cuivre et deux balles d’étoffe. Le curieux de l’affaire, c’est que tout en gémissant il ne voulait pas avouer son chagrin. « Que faites-vous ici, cheik Hamed, lui avait demandé Sélim ? Je vous croyais bien loin devant nous. — J’attendais mon ami, répondit-il. Pouvais-je le laisser derrière moi ? » Les provisions abondaient également à Kiti, et ne s’y vendaient pas cher. Cette bourgade était alors peuplée de Vouakimbou, venus des environs de l’Ourori ; gens paisibles, préférant l’agriculture aux combats et l’élève du bétail aux conquêtes. Au moindre bruit de guerre, ils emmènent leurs familles et leurs troupeaux dans quelque lieu inhabité, ou ils commencent aussitôt à défricher le sol et à chasser l’éléphant pour en prendre l’ivoire. C’est néanmoins une belle race, bien armée, et paraissant capable de se mesurer avec n’importe quelle tribu du voisinage. Mais la désunion l’affaiblit. Ses petites communes, régies par des chefs indépendants les uns des autres, ne sauraient se défendre ; tandis que groupées autour d’un pouvoir qui leur servirait de lien, elles présenteraient à l’ennemi des forces respectables. La marche suivante devait nous conduire à Msalalo, situé à quinze milles de Kiti. Hamed, qui avait cherché ses déserteurs et qui ne les avait pas retrouvés, non plus que ses habits de gala, se remit avec nous. Il voulut encore nous dépasser ; mais ses hommes n’en eurent pas la force ; et il fut obligé de camper à Msalalo. Le 12, après une marche de trois heures et demie, nous arrivâmes à Ouelled Ngaraiso, petit village florissant où les vivres étaient d’un bon marché fabuleux, presque deux fois moins chers qu’à Ounyambogi. Tous mes hommes, pagazis et soldats, s’étant admirablement comportés pendant les dernières étapes, je leur achetai un bouvillon pour douze mètres de calicot, et leur donnai à chacun un rang de perles, afin qu’ils pussent jouir des bonnes choses que leur offrait le pays. Le laitage et le miel abondaient, et l’on pouvait avoir trois frasilahs de patates, c’est-à-dire cent vingt livres, pour un morceau d’étoffe valant à peu près deux francs. Le 13 juin nous voyait à Kousouri, dernier village du Magounda Mkali, district de Djihoué la Singa. La marche avait été de huit milles trois quarts. Kousouri, ainsi que prononcent les Arabes, est nommé Kounsouli par les gens qui l’habitent, et qui sont des Vouakimbou. C’est un exemple, entre mille, de l’altération que les Arabes font subir aux noms du pays. Entre Ngaraiso et Kousourî se trouve Kirouroumo, bourgade actuellement en voie de prospérité, et qu’avoisinent de nombreux villages, également prospères. Comme nous passions, les gens de Kirouroumo vinrent saluer le Mousoungou, dont les caravanes avaient célébré la richesse ; et ils m’apprirent que les soldats de ma première bande les avaient aidés à gagner une bataille contre leurs frères ennemis de Djihoué la Mkoa. Un peu plus loin, nous avions traversé un vaste khambi, où Sultan ben Mohammed, un Omani de haute naissance, était alors campé. Dès qu’il avait été instruit de mon approche, Ben Mohammed était venu à ma rencontre et m’avait invité à lui faire une visite. Sa tente lui servant de harem, je n’y avais pas été reçu ; mais un tapis avait été disposé au dehors à mon intention. Après les questions d’usage, questions sur ma santé, sur la route, sur Zanzibar et sur l’Oman, l’Arabe m’avait demandé si j’avais beaucoup d’étoffe. C’est une question que font souvent les chefs de caravanes descendantes, par le motif que, dans leur avidité pour l’ivoire, ils se laissent entraîner à des achats trop importants, et n’ont plus assez de cotonnade pour le retour. Comme il ne me restait plus qu’un des ballots de ceux que j’avais destines à payer mes frais de route, je pus sans rougir répondre négativement. Quelques minutes après, le cheik Hamed fut annoncé, et parut en saluant jusqu’à terre. Il prétendit baiser les mains du grand Omani, et témoigna dans son keifalek (comment vous portez-vous ?) de l’anxieux désir qu’il avait de savoir si le noble Sultan ben Mohammed « allait tout à fait, tout à fait bien ? » Pendant cinq minutes, les deux Arabes échangèrent les questions les plus pressantes relativement à leurs santés et à leur voyage. Il y eut une pause, afin de reprendre haleine ; puis cette demande : « Avez-vous de la cotonnade ? fut adressée au cheik Hamed. — Très-peu, » répondit celui-ci, bien qu’il eût cinquante-cinq ballots d’étoffe, ce que le grand Omani savait aussi bien que moi. On parla d’autre chose. Ben Mohammed m’offrit obligeamment de se charger des dépêches et autres menus paquets que je voulais envoyer à Zanzibar. Apprenant que j’avais laissé Farquhar à Mpouapoua, il me promit de s’occuper du malade, et s’engagea à l’emmener s’il était dans le cas de supporter le voyage. Enfin il m’envoya à Kousouri, par un de ses esclaves, une outre pleine du beau riz blanc de l’Ounyanyembé, présent que j’aurais voulu pouvoir ne pas accepter après la réponse négative que j’avais dû faire à son auteur. Le soir, une bande de chasseurs d’éléphants, natifs du Sahouahil et fixés à Djihoué la Singa, vint me trouver sous la conduite d’un vieillard qui avait été dihouan de Bagamoyo. Ces gens-là, qui ne m’apportaient rien, me demandèrent du papier, du cari et du savon, trois choses que je n’avais pas à donner, la traversée du marais de la Makata m’ayant laissé peu d’objets de cette nature. Je m’arrêtai à Kousouri. Les marches précédentes avaient été fort longues, et un jour de halte me semblait nécessaire avant de s’engager dans la solitude qui sépare le Djihoué la Singa du district de Toura. Hamed, que tous ses échecs n’avaient pas rendu plus sage, nous quitta le lendemain, en me promettant d’annoncer ma venue à Séid ben Sélim, et de lui dire de me procurer un tembé. Le 15, ayant vu que le cheik Thani serait obligé de passer plusieurs jours à Kousouri, où le retenaient le grand nombre de ses porteurs qui avaient la petite vérole, je fis mes adieux au bon Arabe, et je partis avec mes hommes pour me replonger dans le désert. Un peu avant midi, nous nous arrêtâmes au camp de Mgongo Thembo, nom qui signifie dos d’éléphant, et qui a été donné à ce khambi en raison d’une croupe rocheuse, dont l’échine brunie par les influences atmosphériques, semble aux indigènes avoir quelque rapport avec le dos d’un brun-bleuâtre du géant de la forêt. En 1857, lors du passage de Burton et de Speke, Mgongo Thembo était un établissement prospère, vendant aux voyageurs le produit de ses cultures. Mais, en 1868, plusieurs caravanes ayant subi des voies de fait de la part de ses habitants, les Arabes de l’Ounyanyembé attaquèrent ses bourgades, y mirent le feu et anéantirent l’œuvre de quinze années de travail. Nous ne trouvâmes à la place de ses villages que des débris carbonisés, et des épines où avaient été des jardins. Nous nous reposâmes sous un bouquet de dattiers qui me rappela l’Égypte, et qui s’élevait à côté d’un noullah dont les bords verdoyants faisaient un étrange contraste avec le sombre aspect du hallier. Là, j’eus avec mes hommes une discussion assez vive : la tirikéza que nous avions à faire pour gagner Madédita, devait-elle avoir lieu le jour même, ou être remise au lendemain ? Les pagazis opinaient pour le jour suivant ; mais j’étais le maître ; et consultant mes intérêts, j’insistai, non sans faire claquer mon fouet, pour que le départ fût immédiat. À une heure, chacun avait repris sa charge, et nous nous mettions en route. Le ciel était en feu ; des torrents de flammes nous inondaient la tête. Quand le soleil baissa, la chaleur devint suffocante ; l’air était brûlé avant d’arriver aux poumons, qui le cherchaient avidement. La bouche et la gorge étaient desséchées ; nos gourdes n’avaient plus d’eau, la soif nous dévorait. Un des pagazis, atteint de la petite vérole, se jeta sur la route et s’y coucha pour mourir. Personne ne s’arrêta : la caravane en tirikéza est comme le vaisseau dans la tempête ; il faut qu’elle avance ; malheur à qui s’attarde ; la faim et la soif n’attendent pas. Malheur à qui tombe à la mer quand l’équipage est en péril. Enfin nous atteignîmes le Ngouhalah, un noullah dont les citernes rocheuses et profondes, renfermaient une eau fraîche, abondante et douce. Le Ngouhalah prend naissance vers le nord, dans l’Oubanarama, contrée célèbre dans cette région pour la beauté de ses ânes. Après avoir couru au sud, puis au sud-sud-ouest, le Ngouhalah traverse la route de l’Ounyanyembé, d’où il incline au couchant. Les traces de la furie des eaux qui le parcourent n’y sont pas moins visibles que dans le lit du Maboungourou. Le 16 nous étions au camp de Madédita, ainsi nommé d’un village qui n’existe plus. Nous avions fait douze milles et demi à partir du Ngouhalah. À quelque cent pas de la route se trouve un étang, dont l’eau est bonne, et qui est le seul réservoir que l’on rencontre jusqu’à la station suivante. La tchoufoua, c’est-à-dire la tsetsé, nous tourmenta d’une façon cruelle, preuve que la grosse bête vient s’abreuver à l’étang ; mais ce qui n’annonce pas qu’elle en habite les rives. Des bords si fréquentés par les caravanes ne peuvent pas être le refuge d’animaux sauvages, qui, dans cette partie de l’Afrique, évitent soigneusement le voisinage de l’homme. Au point du jour nous étions en route, marchant d’un pas plus leste qu’à l’ordinaire. Bientôt nous allions quitter le Magounda Mkali pour entrer sur un territoire plus populeux et plus fécond. Deux heures de cette marche rapide, et la forêt, que nous commencions à trouver monotone, s’éclaircit. Elle diminua, ne fut plus qu’une jungle ; puis elle disparut, et nous nous trouvâmes dans une vaste plaine qui se gonflait, s’abaissait, ondulait jusqu’à un horizon bleuissant au loin et qui reculait sans cesse. Des champs de grain suivaient les ondulations et les contours de cette plaine, champs fertiles dont la brise qui arrivait, chargée du froid pénétrant de l’Ousagara, faisait s’entrechoquer les épis mûrs. À huit heures nous arrivions au village-frontière de l’Ounyamouézi, le Toura-Oriental, que mes gens envahirent, sans s’inquiéter des habitants, d’ailleurs assez peu nombreux. Nous y trouvâmes Nondo, un déserteur de Speke, et l’un des partisans de Baraka dans les disputes que ce dernier eut avec Bombay. Désirant se mettre à mon service, Nondo m’engagea à fournir du miel et des sorbets à ses anciens compagnons, et finalement aux pagazis. Nous ne fîmes que poser dans ce village, ayant encore une heure de marche pour gagner le Toura-Central. Du premier au second Toura, le chemin traverse de vastes champs de sorgho, de maïs, de millet ; des jardins remplis de patates, de concombres, de pastèques, de citrouilles, de melons musqués et d’arachides que l’on cultive dans le creux des sillons, entre les rangées de sorgho. Près des villages, de plus en plus nombreux, des bananiers à large feuille se joignaient à ces diverses cultures. Pareils à ceux des Vouagogo, les villages des Vouakimbou sont carrés, et à toit plat ; ils ont à l’intérieur une grande place, dont ils forment l’enceinte, et qui parfois est divisée en trois ou quatre sections, au moyen de palissades, faites avec des tiges de sorgho ; c’est là ce qu’on appelle le tembé. Hamed, qui, en dépit de ses efforts, n’était pas parvenu à obtenir de ses pagazis tous les jours double étape, avait été obligé de camper à Toura, où il était encore lorsque nous arrivâmes. Cette première nuit passée dans la Terre de la Lune fut assez émouvante et nous donna un échantillon de la gredinerie des gens de Toura. Deux voleurs s’introduisirent dans mon camp ; mais le cliquetis de la détente d’une carabine leur annonça que les ballots du Mousoungou étaient bien gardés, et ils prirent la fuite. Ils allèrent chez Hamed, où leurs espérances ne furent pas moins déçues : l’infatigable petit cheik arpentait son bma le fusil à la main, et enlevait aux filous toute chance de réussir. De là, nos voleurs se rendirent chez Hassan, l’un des Vouasahouahili qui nous accompagnaient. Ils furent assez heureux pour atteindre les bagages et pour s’emparer d’une couple de ballots ; mais le bruit qu’ils firent en s’évadant réveilla le chef de la caravane, et l’un d’eux reçut une balle qui lui traversa le cœur. Dès l’aurore tous les villages des environs savaient la triste nouvelle. Toutefois quelqu’audacieux que les habitants fussent dans l’ombre, ils étaient lâches au grand jour, et personne ne demanda raison du fait ; il n’y eut même pas un mot, pas un regard qui trahit le plus léger ressentiment. Ce fut un jour de halte ; et l’on nous apporta des vivres en si grande abondance, qu’avec deux dotis, je pus donner à tous mes hommes assez de grain, de patates, de miel et de beurre fondu pour célébrer notre arrivée dans l’Ounyamouézi. Partis le 18 avec la caravane d’Hamed et celle d’Hassan, nous arrivâmes au Toura-Perro ou Toura-Occidental, après avoir zigzagué pendant une heure à travers des champs de sorgho ; puis nous rentrâmes dans la forêt où les Vouakimbou vont chercher leur miel et trapper les éléphants, qui, parait-il, y sont fort nombreux. C’est au moyen de fosses profondes, recouvertes de fascines, de terre et d’herbe qu’ils prennent ces animaux. Une heure de marche, à partir du Toura-Occidental, nous fit gagner un étang près duquel nous nous reposâmes. Il y en avait un autre à côté. Les deux pièces d’eau se trouvaient au milieu d’une petite plaine, qui, malgré la saison sèche, alors très-avancée, était encore humide de l’inondation précédente. Après un repos de trois heures, la caravane se remit en marche pour une tirikéza. C’était toujours la même forêt que depuis le Toura-Occidental ; la route s’y continue jusqu’à un mtoni appelé Kouala, et que Burton a marqué, à tort, sur sa carte sous le nom de Kouale. Ce lit de torrent, large et tortueux, renferme de grandes auges dont les profondeurs avaient encore de l’eau, et où nous trouvâmes une espèce de loche, qui n’est nullement à mépriser lorsqu’il y a trois mois qu’on n’a mangé de poisson. Toutefois il est probable que si j’avais pu choisir, ayant le goût assez fin quand l’occasion le permet, j’aurais pris autre chose que de la loche de bourbier. La distance du Toura-Occidental au Kouala, est de dix-sept milles et demi, ce qui n’est pas énorme lorsqu’on ne fait cette route qu’une fois par quinzaine ; mais lorsqu’elle se représente au moins tous les deux jours, elle devient excessivement longue. Dans tous les cas, c’était l’opinion de mes gens, et les murmures éclatèrent lorsque le lendemain j’ordonnai de se mettre en marche. Abdoul, le tailleur, qui s’était loué comme sachant tout faire, depuis le racommodage d’un pantalon, jusqu’à un entremets délicat ou une chasse à l’éléphant, mais qui jusqu’alors ne s’était montré capable que de boire et de manger, n’en pouvait plus. Les marchandises qu’il avait apportées de Zanzibar dans un mouchoir de poche, et avec lesquelles il devait acheter de l’ivoire et faire fortune dans l’Ounyanyembé, avaient disparu depuis longtemps, ainsi que les espérances qu’il avait fondées sur elles, comme avaient disparu les rêves d’Alnaschar, l’homme aux faïences des Mille et une Nuits. Tandis que la marche se préparait, Abdoul vint me trouver et m’annonça du ton le plus douloureux « que sa mort était prochaine ; il le sentait dans sa chair, dans la moelle de ses os, dans ses jambes, qui ne pouvaient plus le porter. » Enfin il me suppliait d’avoir pitié de lui et de le laisser partir. Cette requête, si peu en harmonie avec les projets ambitieux qu’il avait eus jadis, venait de ce que, dans la matinée, deux de mes ânes étant morts, j’avais donné l’ordre de lui faire porter leurs selles jusque dans l’Ounyanyembé. Le poids des deux bâts, qui n’était que de seize livres, n’avait rien d’écrasant ; mais il suffisait pour dégoûter de la vie mon tailleur, qui le voyait avec désespoir s’ajouter aux longues étapes que nous avions en perspective. Abdoul se jeta la face contre terre, me baisa les pieds et me conjura, au nom de Dieu, d’autoriser son départ. L’expérience que j’avais acquise en Abyssinie, pendant la campagne anglaise, au sujet des Hindous, des coulies, des Malabarais, me dictait ce qu’il fallait faire. J’accordai immédiatement l’autorisation demandée ; car je n’étais pas moins las de mon fainéant que ce dernier prétendait l’être de sa pénible existence. Mais Abdoul ne se souciait pas de rester seul dans la jungle, et me dit qu’il entendait ne se séparer de moi que quand il serait dans l’Ouyananyembé. « Allez-y d’abord, répondis-je ; nous verrons ensuite. En attendant, vous porterez les selles pour payer la nourriture que vous mangerez d’ici là. — Êtes-vous sans miséricorde ? s’écria-t-il d’une voix suppliante. — Oui, pour un lâche tel que vous, paresseux que vous êtes, » répondis-je en accompagnant ces mots d’une volée de coups de fouet qui ressuscitèrent le moribond, et qui le rendirent à la vie active. Ce jour-là, je le confesse, j’étais de mauvaise humeur. Moi aussi j’étais fatigué ; et le kirangozi, arrivant sur ces entrefaites, eut sa part de reproches. Je n’avais pas, comme Burton, un Kidogo, sachant se faire obéir. Si je l’avais eu, je l’aurais, à ce qu’il me semble, autrement estimé que ne l’a fait mon prédécesseur. Que de fois j’ai soupiré après un pareil aide, lorsque mon éloquence échouait contre l’apathie de mes hommes ! J’étais obligé de recourir aux menaces, voire de frapper à droite et à gauche pour réveiller soldats et pagazis. Une tirikéza devenait-elle nécessaire, il me fallait en donner l’ordre ; personne ne l’eut demandée, si importante qu’elle fût ; bien loin de là ; j’avais à couper court aux paroles de Bombay, qui plaidait le repos, et à faire claquer mon fouet pour chasser du camp toute la bande. Je reçus donc le guide assez durement, et lui reprochai la sottise qu’il avait de ne pas songer qu’à l’heure des gratifications, heure qui allait bientôt sonner, je me rappellerais qu’au lieu de m’obéir il avait écouté l’avis des autres. « Combien les porteurs vous ont-ils donné, lui demandai-je, pour faire de petites marches et de longues haltes ? — Pas un n’y a pensé, dit-il. Je n’ai rien reçu d’aucun d’eux. — Et combien d’étoffe pourriez-vous avoir de moi, si j’étais satisfait ? — Oh ! beaucoup, beaucoup ! — Reprenez donc votre charge ; et d’ici à l’Ounyanyembé, faites preuve de bon vouloir. » Il promit solennellement de ne plus écouter que mes ordres, de marcher aussitôt que je le voudrais, de ne se reposer que quand je le trouverais nécessaire. On se mit en route ; et, fidèle à sa promesse, le Kirangozi ne s’arrêta qu’au Roubouga-Central, au grand émoi de toute sa suite, qui le croyait devenu fou : près de dix-neuf milles (plus de trente kilomètres) sans faire de halte ; lui qui n’avait jamais fait seize milles sans couper la marche en deux. « Le Roubouga, dit Burton, est renommé pour sa viande, pour son laitage, son beurre fondu, son miel, et nous y fîmes bonne chère. » On pouvait encore juger de l’ancienne richesse de ce territoire par l’étendue de ses cultures. De chaque côté de la route, sur un espace de beaucoup de milles, les champs de grain se succédaient, mûrissant leurs épis au milieu des gommiers, des mimosas, des cactus, qui bientôt devaient les faire disparaître. C’était là tout ce qui restait de la prospérité de ce district autrefois si populeux, si riche en troupeaux et en abeilles. Où avaient été ses nombreux villages, nous ne trouvions plus que des ruines : argile noircie, charpentes carbonisées. Plus d’habitants, plus de bétail ; on les avait emmenés dans le nord, à trois ou quatre jours de leurs maisons détruites et de leurs champs dont les récoltes, restées pendantes, s’étaient ressemées, en attendant qu’elles fussent étouffées par la jungle. Une soixantaine de Vouangouana étaient venus s’établir dans ces lieux, où ils faisaient le commerce d’ivoire, et trouvaient leur nourriture dans les champs abandonnés. Ce fut dans leur village que nous nous arrêtâmes. Malgré la fatigue de cette longue marche, tous les pagazis étaient arrivés à trois heures. Je rencontrai là Amir ben Sultan, un de ces types de vieux Orientaux comme on en voit dans les livres : longue barbe blanche et figure vénérable. Amir retournait à Zanzibar, après dix ans de séjour dans l’Ounyanyembé. I l me donna une chèvre, présent très-respectable dans un endroit où cet animal se vend cinq choukkas ; et il y ajouta un sac de riz. Le jour suivant fut un jour de repos. J’expédiai un de mes soldats à Ben Nasib et à Séid ben Sélim, les deux grands dignitaires de la colonie arabe, pour leur annoncer ma venue prochaine ; et le lendemain nous nous dirigeâmes vers Kigoua. La route se fit au milieu d’une forêt pareille à celle que nous avions traversée dans les dernières étapes. À mesure que nous avancions vers l’ouest le terrain s’élevait rapidement. Arrivés à Kigoua, après une route de cinq heures, nous eûmes sous les yeux le même tableau qu’à Roubouga, les effets de la même vengeance : un pays dévasté. Trois heures et demie d’une marche alerte nous conduisirent le lendemain au noullah qui sépare le territoire de Kigoua du district de l’Ounyanyembé. Une courte halte pour étancher notre soif, puis un nouvel effort de trois heures et demie, et nous nous arrêtâmes à Chiza. Bien qu’un peu longue, cette course fut charmante : un pays pittoresque, offrant à chaque pas de nouveaux aspects, et des preuves du caractère paisible et de l’industrie des habitants. Une scène à la fois agricole et pastorale ; de tout côté le mugissement des vaches, le bêlement des moutons et des chèvres ; partout l’abondance, la richesse, la quiétude. À peu près une demi-heure avant d’atteindre Chiza, nous avions eu sous les yeux la plaine ondulée où se trouve le principal établissement des Arabes. Le chef du village, désirant me mettre en fête, m’envoya une jarre contenant vingt et quelques litres de pombé. Cette bière, dont la couleur était celle d’une eau laiteuse, et le goût celui d’une ale éventée, me parut peu agréable. Je m’en tins au premier verre et donnai le reste à mes hommes qui en firent leurs délices. J’y ajoutai un bouvillon, que le chef m’avait cédé au prix de dix-huit mètres de calicot, et qui fut tué immédiatement. Pour toute ma bande la nuit fut courte ; longtemps avant l’aube les tranches de bœuf crépitaient sur la braise, afin que les estomacs pussent encore une fois se réjouir avant de quitter le Mousoungou, dont ils avaient si souvent connu les largesses. Le repas terminé on donna six charges de poudre aux hommes qui avaient des fusils et qui devaient annoncer notre approche aux établissements arabes. Tous les porteurs étaient en grande tenue, pas un qui n’eût sa plus belle choukka ; les moins riches en calicot tout neuf ; les autres en étoffes voyantes, cotonnade à raies ou à carreaux, soie et coton ou drap rouge. Les soldats en calottes neuves et en longues tuniques blanches ; car c’était le grand jour, celui dont on parlait sans cesse depuis l’heure du départ ; en vue duquel on avait fait ces longues marches des derniers temps : cent soixante-dix-huit milles (plus de deux cent quatre-vingt-six kilomètres) en deux semaines, y compris les haltes. Le signal retentit ; la caravane s’ébranla toute joyeuse, drapeaux déployés, cors et trompettes sonnant. Deux heures et demie de route, et nous fûmes en vue de Kouikourou, qui est à deux milles environ de Tabora, principale résidence des Arabes. À l’extérieur se voyait une longue rangée d’hommes en tuniques blanches, auxquels mes gens adressèrent une volée d’artillerie, telle que les échos du lieu en avaient rarement entendu. Les pagazis serrèrent les rangs, prirent l’air crâne de vieux troupiers, et mes soldats continuèrent leurs décharges. Voyant les Arabes se diriger vers moi, je m’avançai, la main tendue ; elle fut immédiatement saisie par le cheik Séid, par ben Sélim, et ensuite par vingt autres. Ce fut ainsi que nous entrâmes dans l’Ounyanyembé. Voir, à propos de cette farine et des baobabs de l’Ougogo, Burton, Voyage aux Grands Lacs, pages 226 et 228. (Note du traducteur.) Singulière puissance de l’éducation qui peut amener un homme, plein de cœur, à trouver moins pénible d’abandonner un mourant qu’un mort, et qui le fait se réjouir d’être absous d’un manque de formalité par la prolongation l’une agonie solitaire. (Note du traducteur.) Voir Barton, Voyage aux grands lacs, page 231. (Note du traducteur.) Le Maboungourou est un des exemples de noullah pierreux dont nous avons parlé en note, à la page 124. C’est dès lors, pour Burton, un fiumara et non plus un noullah. (Voir page 247 du Voyage aux grands lacs.) Après s’étre dirigé au couchant, à partir de l’endroit où il a été franchi par Stanley, jusqu’à celui où Burton l’a rencontré, la Maboungourou, d’après les renseignements recueillis par Speke, va directement au sud, puis au sud-est et gagne le Kisigo, affluent du Roufidji. (Note du traducteur.) Dans la plupart des dialectes de l’Afrique australe, dit Burton, les liquides l et r se prennent indifféremment l’une pour l’autre. Néanmoins en Kisahouahili, qui est la langue franque de cette région, elles sont distinctes toutes les fois que leur changement pourrait modifier le sens du mot : ainsi mlima désigne une colline (principalement non rocheuse} et mrima la portion du rivage qui est en face de Zanzibar ; variété du mot précédent qui veut dire Terre des collines ou des dunes. Mais quand la signification ne doit pas en souffrir, les Arabes, et les plus civilisés des gens qui parlent cet idiome, emploient la lettre r de préférence. Par contre les esclaves et les nègres de l’intérieur qui préfèrent un l, et paraissent tellement épris de cette dernière lettre qu’ils l’emploient ad libitum au commencement et au milieu des mots. xxxx Si les Arabes, d’ailleurs, altèrent les noms du pays, les indigènes ne modifient pas moins les noms arabes. D’après Burton leurs organes ne supportent pas qu’un mot finisse par une consonne ; il leur faut une voyelle finale à tous les noms, et l’accent sur la pénultième ; c’est ainsi que d’Aboubekr, ils ont fait Békhari ; de Khamis Khamaisi ; d’Usman, Tani ; de Nasib, Shiba. Ils en sont arrivés à remplacer ibn (fils de — ) par Voua préfixe indiquant la possession ; Khamis bin Usman, devient alors Khamisi Voua Tani. (Pour plus de détails voir The Journal of the Royal geographical Society, vol. XXIX, pages 43 et 95 London 1859) (Note du traducteur.) . Cette épithète qui peut sembler inutile, appliquée à du riz, est nécessaire dans cette région où te riz indigène est rouge. La variété blanche, cultivée par les Arabes, qui paraissent l’avoir importée, est bien supérieure à celle du pays. (Note du traducteur.) Titre donné sur la côte aux chefs de village, d’un rang plus ou moins élevé, il y a cinq catégories de dihouans : le Mouinyi Kambi, ou maître de l’enceînte fortifiée, ce qu’en bon Anglais, Burton a traduit par Lord of the manor (Seigneur du manoir). Sous le Mouinyi Khambi, chef de district, se trouve le Mfamao, qui est son premier ministre ; viennent ensuite le Mouinyi Kaya ou chef de village ; enfin le Mouinyi ousyali et le doutchali, simples conseillers. Toutefois, ces noms changent suivant les localités ; par exempte de Bagamoyo à Bouamadji, le dihouan prend le titre de chomhoui. Dans l’Ouzaraomo, les chefs forment une classe où le pouvoir est héréditaire ; on y retrouvé également les cinq ordres. (Pour les attributions et les privilèges de ces notables, voir Burton, Voyage aux grands lacs, pages 19, 102, 110, 115. (Note du traducteur.) Voir Burton, Voyage ans grands lacs, page 251, Librairie Hachette. (Note du traducteur.) Voir le journal du capitaine Speke, les Sources du Nil, pages 123 et 421. (Note du traducteur.) Il est très-difficile de reconnaître le véritable nom des lieux, des personnes ou des objets étrangers d’après l’orthographe anglaise, dont les voyelles n’ont pas un son unique. Ainsi la lettre a se prononce tantôt a tantôt é, cette dernière lettre, ayant en anglais, le son de l’i français. Il est donc possible que M. Stanley ait prononce Konalé en écrivant Kouala, et qu’il ait prêté au Koualé de Burton le son de Kouali. Mais Burton ayant annoncé que, pour les noms propres, il donnerait à ses voyelles le son qu’elles prennent en italien (malheureusement il ne l’a pas toujours fait}, ce n’est pas Kouali, mais Koualé qu’il faudrait lire sur sa carte, et dans ce cas les deux voyageurs seraient d’accord. Note du traducteur Voir dans le Voyage aux grands lacs, page 128, le portrait de cet homme remarquable, (Note du traducteur.) Peut-être y avait-il dans ce dernier cas plus de sagesse que le maître ne le supposait. « Le pagazi, dit Burton, aime mieux avoir à franchir l’obstacle à la fin qu’au début de la marche, et fait un suprême effort pour gravir la montée qui, sans cela, commencerait l’étape suivante. Il préfère, à celle qui est au départ, la jungle qui forme la station finale, parce qu’il y trouve à la fois sécurité et fraîcheur. » On Le fait donc arriver plus facilement que partir, surtout que marcher pendant les heures brûlantes du jour. « Vers huit heures du matin, si l’on découvre une place ombreuse, ou un étang, les fardeaux sont déposés ; on se couche ou l’on flâne, on jase, on boit, on fume, et l’on discute avec ardeur l’endroit où l’arrêt sera définitif. Si la marche se prolonge jusqu’à midi, la caravane s’attarde, se débande et souffre cruellement ; la chaleur du sol brûle les pieds nus, les épines arrachent des cris douloureux, les soldats s’arrêtent, les porteurs appuient leurs ballots contre un arbre et se pelotonnent comme les chiens dans les moindres places où il y a de l’ombre ; c’est alors qu’ils désertent ; et si le maître fait bien, il n’entrera que le dernier au bivac. » (Note du traducteur.) Voyage aux grands lacs, page 275. Ces forêts sont composées de mimosas, de gommiers, de bauhinias, de cactus quadrangulaires, de mtogoués (sorte de strychnos] clair-semés sur un sol onduleux dépourvu de buissons et de grandes herbes, et où la marche est facile. Bien qu’elles soient peu épaisses, leur traversée n’est pas toujours sûre. Lors du passage de Burton ces bois étaient infestés par les brigands. Msimbira, chef de la province septentrionale de l’Ounyamouézi, envoyait des bandes nombreuses y détrousser les caravanes ; et le chef de Kigoua y faisait voler pour son propre compte. Un Arabe, entre autres, s’y était vu prendre cinquante balles de marchandises ; et malgré son escorte, l’expédition anglaise y eut un pagazi cruellement attaqué. (Note du traducteur.)
Molière - Édition Louandre, 1910, tome 1.djvu/129
Eh ! monsieur, voulez-vous désespérer ce pauvre garçon ? Qu’on ne m’en parle plus ; mais voyez l’impudence de ce coquin-là, de vous aller trouver pour faire son accord ; je vous prie de ne m’en pas parler. Au nom de Dieu, monsieur le médecin, faites cela pour l’amour de moi. Si je suis capable de vous obliger en autre chose, je le ferai de bon cœur. Je m’y suis engagé, et... Vous m’en priez avec tant d’instance... Quoique j’eusse fait serment de ne lui pardonner jamais : allez, touchez là, je lui pardonne. Je vous assure que je me fais grande violence, et qu’il faut que j’aie bien de la complaisance pour vous. Adieu, monsieur Gorgibus.{{di| (Gorgibus rentre dans sa maison et Sganarelle s’en va.)|d|4}} Monsieur, votre très-humble serviteur ; je m’en vais chercher ce pauvre garçon pour lui apprendre cette bonne nouvelle. {{scène|XIII}} {{acteurs|{{uc|Valère, Sganarelle}}|n}} Il faut que j’avoue que je n’eusse jamais cru que Sganarelle se fût si bien acquitté de son devoir. {{di|(Sganarelle rentre avec ses habits de valet)}} Ah ! mon pauvre garçon, que je t’ai d’obligation ! que j’ai de joie ! et que... Ma foi, vous parlez fort à votre aise. Gorgibus m’a rencontré ; et sans une invention que j’ai trouvée, toute la mèche étoit découverte. {{di|(Apercevant Gorgibus.)}} Mais fuyez-vous-en, le voici. {{di|(Valère sort.)|d|3}} {{scène|XIV}} {{acteurs|{{uc|Gorgibus, Sganarelle}}|n}} Je vous cherchois partout pour vous dire que j’ai parlé à votre frère : il m’a assuré qu’il vous pardonnoit ; mais, pour en être plus assuré, je veux qu’il vous embrasse en ma présence ; entrez dans mon logis, et je l’irai chercher. Eh ! monsieur Gorgibus, je ne crois pas que vous le trouviez à présent ; et puis je ne resterai pas chez vous : je crains trop sa colère. <references/>
Conscience - Scenes de la vie flamande.djvu/124
— Un seul instant encore, ma bonne et chère Lénora ? Écoutez bien ce que je vais vous dire : mon oncle m’a refusé votre main ; j’ai pleuré, prié, je me suis arraché les cheveux. Rien n’a pu le faire changer de résolution ; le désespoir m’a jeté hors de moi ; je me suis révolté contre mon bienfaiteur, je l’ai menacé comme un ingrat, j’ai dit des choses qui m’ont donné horreur de moi-même lorsque l’accès de fièvre a été dissipé. Je lui ai demandé pardon à genoux ; mon oncle a un bon cœur : il m’a pardonné à condition que j’entreprendrais avec lui, immédiatement et sans résistance, un voyage en Italie depuis longtemps projeté. Il espère que je vous oublierai ! Moi, vous oublier, Lénora ! J’ai consenti à ce voyage avec une joie secrète. Ah ! je vais, pendant des mois entiers, me trouver seul avec mon oncle ; je vais le combler de soins et d’amour, je vais l’attendrir par un dévoilement sans bornes, le supplier sans relâche de me donner son consentement, le vaincre enfin et revenir triomphant, Lénora, pour vous offrir ma vie et ma main, parer votre front de la joyeuse couronne de fiancée, et vous proclamer à genoux, à la face des saints autels, la campagne de mon choix. Un doux sourire éclaira le visage de la jeune fille, et dans son limpide regard se peignit le ravissement que lui faisait éprouver la peinture enchanteresse d’un bonheur encore possible ; mais le prestige s’évanouit bientôt. Elle répondit avec une morne tristesse. — Pauvre ami, il est cruel d’arracher ce dernier espoir de votre cœur, et cependant il le faut. Votre oncle consentirait peut-être ; mais mon père ? <references/>
Plaute - Comédies, traduction Sommer, 1876, tome 2.djvu/138
<br> <small>TRANION</small>. Vous l’avez touchée ? <small>THEUROPIDE</small>. Qui, je te le répète, je l’ai touchée, j’y ai frappé. <small>TRANION</small>. Oh ! <small>THEUROPIDE</small>. Qu’y a-t-il ? <small>TRANION</small>. Tant pis, ma foi. <small>THEUROPIDE</small>. De quoi s’agit-il ? <small>TRANION</small>. On ne saurait dire quelle indigne, quelle mauvaise action vous avez faite. <small>THEUROPIDE</small>. Mais encore ? <small>TRANION</small>. Fuyez, je vous conjure, éloignez-vous de cette maison. Sauvez-vous par ici, plus près de moi. Vous avez touché la porte ? <small>THEUROPIDE</small>. Comment aurais-je pu y frapper sans la toucher ? <small>TRANION</small>. Vous avez perdu, par Hercule... <small>THEUROPIDE</small>. Qui donc ? <small>TRANION</small>. Tout votre monde. <small>THEUROPIDE</small>. Que tous les dieux et les déesses te perdent toi-même, avec ton présage. <small>TRANION</small>. Je crains que vous ne parveniez pas à vous purifier, vous et ceux qui vous suivent. <small>THEUROPIDE</small>. Pourquoi ? et qu’est-ce que tu veux donc m’annoncer de nouveau ? <small>TRANION</small>. Hé, commandez-leur de s’éloigner de ce logis. <small>THEUROPIDE</small>, ''aux esclaves qui le suivent''. Éloignez-vous. (''Il touche la terre du bout du doigt''.) <small>TRANION</small>, ''aux esclaves''. Ne touchez pas la maison ; tous aussi, touchez la terre. <small>THEUROPIDE</small>. Mais enfin, par Hercule, explique-toi. <small>TRANION</small>. Il y a sept mois, que personne n’a mis }e pied dans cette demeure, depuis que nous l’avons quittée. <small>THEUROPIDE</small>. Et pourquoi ? parle. <small>TRANION</small>. Regardez bien s’il n’y à personne qui puisse surprendre nos paroles. <small>THEUROPIDE</small>. Il n’y a pas de danger. <small>TRANION</small>. Regardez encore. <small>THEUROPIDE</small>. Personne ; parle à présent. <small>TRANION</small>. Il c’est commis un meurtre abominable. <small>THEUROPIDE</small>. Comment cela ? je ne comprends pas. <small>TRANION</small>. Oui un crime ancien, très ancien. C’est une histoire du temps jadis : mais nous n’avons découvert cela que depuis peu. <small>THEUROPIDE</small>. Quel crime ? qui est le coupable ? achève. <references/>
Pergaud-Le Roman de Miraut, 1913.djvu/118
empochant les trois pièces. Dire qu’une charogne de chien... mais s’il revient, je lui casserai les reins ! — Avise-t-en, conseilla Lisée et tu verras s’il se trouve à Rocfontaine un juge de paix pour des queues de prunes. Dis donc, rappela-t-il à la vieille fille qui s’en allait, emportant sa volaille, mais je l’ai payée ta poule et assez cher, je crois ; j’ai bien le droit de la garder, il me semble. Fais-moi le plaisir de la laisser ici, hein ! — Oh ! comme tu voudras, je voulais l’encrotter. — Je m’en charge, répliqua le chasseur qui aussitôt commanda à sa femme de la plumer sans délai et de la mettre à la casserole. Ça fera un plat de plus et Philomen en profilera, ajouta-t-il. La Guélotte, faute de pouvoir se dégonfler, écumait de rage, en oubliant le cochon qui grognait toujours dans son sac. Sans prendre garde à elle, Lisée le reprit sous son bras pour le porter à sa hutte. Il lui versa immédiatement dans l’auge son manger et, après s’être assuré qu’il avait une litière abondante, il revint à la cuisine. Philomen entrait justement. — Je pense bien, affirma la Guélotte, d’un <references/>
La Famille Kaekebroeck/Texte entier
Léopold Courouble La Famille Kaekebroeck (1901) Paul Lacomblez, 1902 (1, p. i-278). bookLa Famille Kaekebroeck (1901)Léopold CouroublePaul Lacomblez1902BruxellesT1Courouble - La Famille Kaekebrouck,1902.djvuCourouble - La Famille Kaekebrouck,1902.djvu/1i-278 Le 19 mai 1902. Mon cher Courouble, Tu me demandes une préface aux nouvelles éditions de la Famille Kaekebroeck et de Pauline Platbrood. — Quels que soient nos liens d’amitié, je refuse. J’ai lu dans le Petit Bleu, le Messager, l’Étoile Belge, la Gazette, que le Prince Albert de Belgique t’avait chaudement parlé de la Famille Kaekebroeck à une soirée de la « Grande Harmonie ». Le jeune prince a fait à tes livres le plus imprévu des avant-propos. Que veux-tu que j’y ajoute, moi, porte-plume, marchand d’images et trafiquant de verbes ? Je n’ai point de couronne à attendre : les rares qui tombent en mon escarcelle servent à acheter, pour la mie qui m’est chère, des fleurs, un rien de fard et parfois le bijou que les autres n’ont pas. Où veux-tu que je trouve les rayons de gloire dont le Dauphin t’a criblé ? Quant à Pauline Platbrood, les mêmes journaux m’ont appris que ta belle bruxelloise fit sensation dans le public de Brabant. Rien qui m’étonne : je connais assez nos compatriotes pour deviner que beaucoup voudraient « dire deux mots » à cette fille de Rubens. Certes, si j’étais célibataire et avais l’âge où nous allions, stagiaires à l’âme ardente, faire danser à des « soirées » les jeunes bourgeoises sentimentales et vierges qui nous disaient : « Och ! god ! Si vous sauriaïe comme j’aïe chaud ! », j’eusse certainement disputé Pauline Platbrood à l’amour de François Cappellemans. Peut-être qu’alors « on aurait vu du neuf » et que Mademoiselle Platbrood, malgré son goût pour les poseurs d’appareils hygiéniques, eût « louché » vers le jeune avocat. Tout cela n’est point « stoefferij » de ma part : mais pour te dire que je ne m’étonne point du succès de tes héroïnes et t’assurer que tes bouquins n’ont besoin d’un avertissement au lecteur. Au surplus, si, poussé par le désir de voir sur tes couvertures jaunes mon nom à côté du tien, heureux favori des lettres, je t’écrivais des préfaces, n’offrirais-je pas une lourde queue à ton cerf-volant, qui plane si léger dans l’air, au-dessus du Rempart des Moines, à travers le son des cloches de Sainte-Catherine, qu’aimait Cappellemans, le vieux plombier ? « Allaïe ! Allaïe ! » Vole de toi-même ! Tes ailes sont assez grandes. Elles s’étendent de la porte d’Anderlecht à la porte d’Anvers et font crisser les plumes qu’elles déploient sur tout le bas de la ville. Si quelque « faiseur d’embarras du quartier Léopold », contempteur des rues que traversait la Senne, quelque confrère jaloux, tire sur ces plumes, méprise-le : « fais semblant de rien » et répète-toi « qu’avec çà et six cens il aura un verre de faro partout ». D’ailleurs, mon beau chéri des muses brabançonnes, tu n’as reçu que des éloges pour ta littérature : cette uniformité doit te paraître fade : au lieu d’une préface, souhaite le petit éreintement ; le « faquin » sera injuste, mais sa « ratatoulle » vinaigrée te fera, acide, l’effet relevant d’une goutte de citron dans une huître : l’huître, ce n’est pas toi, mon vieux, mais la saveur glissante des compliments qu’on fait avaler aux écrivains, et dont ils sont avides. Maintenant, je t’assure que tes livres sont charmants. Tout d’abord ils se parent d’une couleur locale : je raffole des choses d’un pays, d’un village. Certain de mes amis, « drrroguiste » à Tirlemont, m’avouait : — Quand j’arrive quelque part, je prends toujours un verre de bière de la « localitaïe ». Il ajoutait, roulant ses gros yeux et ses R : — Ne fût-ce que pour le prrrincipe ! Il avait raison. Partout où vous passez, enquérez-vous des mœurs, de la boisson, de la cuisine, de l’art et des amours. Soulevez tous les couvercles ! Cela instruit toujours et charme souvent. La Famille Kaekebroeck possède ce cachet spécial. Et tes livres, mon cher, me ravissent d’autant plus qu’ils me rappellent non seulement un coin de ville, mais le coin de ville que je chéris par-dessus tous. Là, quand j’étais petit et même plus tard, j’ai parlé comme Monsieur Van Poppel et Monsieur Rampelbergh, lorsqu’ils étaient enfants ; là j’ai reçu à mes premiers Noëls des couques à printjes et j’ai cru entendre dans l’escalier le pas mystérieux du grand Saint-Nicolas. Les soirs d’hiver — tu te rappelles ? — au son des bellekens, petites sonnettes qui tintinnabulent aux lattis verts des boutiques éclairées par des lampes à pétrole et où l’on vend des « boestrings », des moules à la daube, des chandelles en suif, de la morue et des boîtes d’allumettes à couvercles rouges — « on » allait rue de Flandre, rue au Beurre, voir les vitrines : elles resplendissaient : il s’y dressait sur de grands papiers blancs des « spikelaus » doux comme le miel du paradis et qui représentaient des « mêkes » avec des parapluies ouverts, des « pêkes » avec de hauts chapeaux comme celui de Paul Krüger, et des soldats qui avaient l’air de porter l’ancien shako des gardes-civiques, au temps du général Pletinckx. Puis s’étalaient les pains d’épice : sur la grande croûte noire s’enlevaient, en sucre peint, des frises : elles représentaient le mariage du Roi, Van Campenhout chantant la Brabançonne, la fuite en Égypte, la place des Martyrs ou l’inauguration de la ligne de Bruxelles à Anvers. Quand je rentrais, vers la porte de Ninove, le canal était pris par la glace ; dans les bateaux arrêtés les cabines s’éclairaient : comme on se trouvait aux veilles de grandes fêtes, les pavillons déjà hissés au sommet des mâts battaient la nuit : malgré l’obscurité je distinguais les rouges des jaunes. Les étoiles brillaient, me disaient : — Fait-il bon vivre en ce pays ? Oui, étoiles, c’est le bas de la ville ! Là, des brasseries, aux jours des cuvées, font traîner par les rues des brouillards qui sentent le houblon, tandis que dans les tonnes vides résonnent les bruits des brosses qui frottent, et des marteaux qui clouent les cercles. Au crépuscule les bons cabarets, ceux de la Porte Rouge, du Saint-Pierre, du Tonnelier, et plus loin celui de la Tête de Mouton, chez Vogeleer, s’allument : leurs fenêtres posent de joyeux trous d’or dans le paysage urbain qui pâlit un peu avant de s’envelopper dans la nuit. À l’intérieur, les comptoirs reluisent, les zincs brillent : rougeaudes, les bras nus, avec l’air d’être fraîchement peintes par Jordaens, les seins crevant leur corsage, du poil blond à leur nuque ambrée, les servantes apportent les verres de bière brune aux chalands qui commencent à envahir l’estaminet. Ils pincent les gaillardes à la taille et les appellent, tandis qu’elles rient d’un rire vigoureux, de ce nom doux, ou le Bruxellois glisse sa tendresse comme en un caramel : — Crotje ! Dans ces caves, qui entassent les tonneaux ainsi que des trésors, et au cœur desquelles, par les nuits de mai, on entend chanter — multiples rossignols ! — la bière en sa fermentation ; puis autour des tables de ces cabarets où chaque « société » de tir à l’arbalète, de jeu de quilles, de « vogelpik », de colombophiles ou de chasseurs à « prinkères » pend sa boite jaune ou verte, près du râtelier à pipes de Gouda, le peuple brabançon trouve, en des breuvages sains, sa placide joie, sa joviale santé, sa force. Le faro et le lambic, boissons lourdes, lui apprennent à ne s’emballer comme les licheurs d’absinthe et les amateurs de vins. Ces bières ont du bon sens, et si parfois, aux heures d’orgie, elles parviennent à faire tituber, généralement elles procurent à leurs fervents l’équilibre moral et la sagesse. Et vraiment, Courouble, tu deviens le peintre de la bourgeoisie de ces quartiers pittoresques. Tu nous en dis le côté bonhomme, les façons surannées, les mœurs un peu triviales. Tu décris le jour de l’an, où toujours un oncle, ou même une tante, a sa petite « loque » pour avoir bu trop de vin de Madère ; les matins de première communion, avec les « och, erme ! » pleuvant sur les petits héros, qui, pour ne pas abîmer leurs nouvelles tenues, marchent raides comme les conscrits qu’on dresse à la caserne du Petit-Château. D’un banquet de gardes civiques, tu brosses une cocasse étude à la Craesbeek : l’orchestre de l’aubade éclairé par les torches, et la fanfare qui tonitrue. Dans la boutique d’un marchand de cordes à la rue Sainte-Catherine, n’avais-tu déjà jeté une goutte de la poésie ambrée dont Pieter de Hooghe dore ses toiles ? Tu donnes les amours, les mariages, les naissances, et la mort touchante du vieux Cappellemans, dont son fils soude lui-même le cercueil ! Toute la vie qu’abritent les vieux pignons à escaliers et les murs frottés de chaux jaune, derrière les fenêtres à « espions » ou les vitrines encombrées de « peperkoeks », de feuilles à « décalcomanie », de cartes postales qui reproduisent Manneken-Pis ; la vie que contiennent les salons, encore si Louis-Philippe, des vieux bruxellois, avec les portraits du temps de Navez, et les tasses dorées du Premier Empire ; la vie « bon enfant » qui grouille sous les clochers des Riches-Claires, du Béguinage, du Finistère, depuis la place du Jeu de Balle jusqu’à l’Allée Verte ; la cordialité, que certains trouvent vulgaire, de ces bons bourgeois, libéraux ou catholiques, leurs fêtes, leurs larmes, leurs joies, comme si quelque Jan Steen t’avait passé son pinceau transformé en une plume : c’est dans tes pages ! Et non seulement tu nous renseignes sur les intérieurs, les façons d’être, les mœurs : tu ajoutes le parler bruxellois, carrément. Tu abordes la trivialité de l’accent et de la phrase. Cette manière spécialise ton œuvre, lui donne une saveur de terroir et une vérité amusante. Il fallait un certain courage : l’écrivain pouvait être accusé lui-même de trivialité et de ne point connaître « son français ». En Belgique, où l’on parle cette langue d’une façon moins pure encore qu’à Paris, on porte souvent aux écrivains pareille accusation. Mais si tes personnages patoisent, permets que je te rassure sur l’élégance de ton écriture et la grâce de ta façon. Dans les toiles de Teniers on voit des manants saoûls qui accomplissent des choses à révolter même Manneback, le plus débraillé de tes personnages : pourtant, derrière ces rustres, la finesse de l’art, la touche spirituelle, la subtilité du coloris, la moquerie presqu’imperceptible font deviner l’œuvre d’un gentilhomme. Ainsi, entre tes lignes, brille le sourire mi tendre et mi sardonique d’un conteur artiste et d’un lettré goguenard, qui aime beaucoup ceux qu’il raconte et les châtie un peu. Quant à moi, je dévore tes livres dès qu’ils paraissent : exilé de ma terre de Cocagne, je les déguste avec la haute et sainte joie que j’éprouve, quand je reviens des beaux pays de France ou d’Italie, à boire, comme si c’était le sang de ma ville, le verre de lambic que me sert un vieil ami, — un rentier qui habite près de l’Abattoir, et qui me dit chaque fois : — Il a trente ans de « boutelle » savez-vous ! Eugène Demolder. Depuis neuf heures, enfermée dans son cabinet de toilette, la belle mais grosse Mme Keuterings s’ébouriffait et se débouriffait devant sa glace triptyque, à la recherche exaspérée d’une coiffure suggestive et moderne, quand M. Keuterings cria dans l’escalier : — Eh bien, Clémence, est-ce que ça y est ? On va manquer le convoi ! Alors, Clémence s’affola et jetant le peigne : — Tant pis, dit-elle avec rage, je laisse mes cheveux comme ça ! Et elle s’habilla, car elle était seulement en chemise. Dans sa hâte, elle perdait la tête et ne retrouvait rien. Elle mit son pantalon à l’envers. Enfin, elle passait sa robe, quand elle s’aperçut que ses souliers molière n’étaient pas lacés. Aussitôt, elle posa le pied droit sur une chaise. Mais tout à coup, un ferret sauta et le ruban de soie refusa obstinément de s’engager dans l’œillet. Penchée, pleurante de sueur, Mme Keuterings s’acharnait à cette besogne impossible — car un lacet sans ferret est plus indomptable que tous les zèbres et il ne passera pas, en dépit des plus féroces tortillements, là où il a décidé de ne pas passer — quand elle s’écria avec exaltation : — Et mon corset ! Jésus Maria ! J’allais oublier mon corset ! Vite, elle abandonna ses souliers maudits, rejeta sa robe par-dessus la tête et, saisissant sa cuirasse, elle l’appliqua sur son torse robuste. Puis, les pattes dans chaque main, elle imprima au corset des glissements de gauche à droite et de droite à gauche, afin d’agrafer le busc. Elle dépensait dans cet ajustage une force excessive, se rentrait tant qu’elle pouvait, travaillait à diminuer son volume — car il est parfois bien plus difficile de se faire moins grosse que le bœuf — quand la voix de M. Keuterings résonna de nouveau : — Voyons, Clémence, est-ce pour aujourd’hui ou pour demain ? Est-ce que vous êtes prête maintenant ? C’est toujours la même chose avec vous ! Cette fois, elle courut sur le palier et lança ces mots — éternel mensonge du retard : — J’arrive, j’arrive ! Il n’y avait plus de temps à perdre. Le dos contre le mur, elle fit un effort puissant, désespéré. D’une secousse énergique, elle rapprocha les baleines initiales et fixa le busc. — Ouf ! gémit Mme Keuterings en poussant un soupir énorme. Vite, elle voulut passer sa robe, mais elle ne pouvait plus lever les bras ! Pour gagner du temps, elle retourna à ses bottines. Mais il lui était devenu impossible de se baisser ! Le busc était toujours là ! Il la tenait sous son bec implacable. Dans cette extrémité, Clémence cria furieusement : — Auguste, mais venez donc m’aider ! Aussitôt M. Keuterings entra très agité : — Mais, ma bonne, pour sûr on va manquer le convoi ! — Agrafez ma robe, et lacez mes souliers ! commanda sa femme. Auguste obéit. Cinq minutes après, Mme Keuterings luisait dans sa robe de soie noire. — Maintenant mon chapeau ! Et sur sa grosse tête épanouie, elle se fit appliquer un soupçon de chapeau, un de ces petits chapeaux à la mode qui sont une simple couronne de tulle noir, étoilée de marguerites au milieu de quoi apparaît le chignon — un chapeau percé ! Le temps d’épancher sur ses mouchoirs divers flacons de parfums, un dernier regard dans la glace : — Voilà, je suis prête, dit-elle en mettant ses gants. Cependant, Auguste examinait sa femme avec inquiétude. Jamais elle ne lui avait semblé si mince et bien prise. Enfin, il se hasarda : — Clémence, est-ce que vous n’êtes pas un peu serrée ? — Moi, serrée ! Vous êtes fou ! Mais je nage, je flotte dans mon corset ! C’est comme si je n’en avais pas ! Partons. Et ils partirent. M. et Mme Keuterings s’en allaient à Rixensart, pour les noces du fils cadet de M. Van Poppel, le petit Théodore, qui épousait Mlle Adèle Spineux. Car Mme Keuterings, née Van Poppel, était la propre cousine du futur... À la gare du Luxembourg, ils retrouvèrent les « connaissances » invitées comme eux au repas de fête. C’était le jeune Ferdinand Mosselman, surnuméraire au ministère des finances, pianiste et grand diseur de chansonnettes ; M. et Mme Rampelbergh, anciens droguistes ; M. et Mme Timmermans, poëliers-serruriers. Il y avait encore M. et Mme Kaekebroeck, ex-marchands de drap depuis longtemps retirés des affaires. Ceux-ci, très âgés déjà, étaient fort cossus : leurs habits plus simples et mieux ajustés dénonçaient un rang bourgeois respectable. Mais ils n’en étaient pas plus fiers pour cela et montraient à tous une cordialité sincère. Leur fils Joseph les accompagnaient : c’était un grand garçon de vingt-neuf ans qu’ils avaient eu très tard et qui formait avec eux un étrange contraste. Long et mince, très élégant, il était d’une froideur, d’une taciturnité dont rien ne le pouvait sortir. On assurait qu’il vivait plongé dans les livres et on l’appelait le « savant ». À son air las et très distingué, on eût dit d’un jeune et grave attaché d’ambassade fourvoyé dans une bande de Bruxellois en goguette. Son ami Mosselman, gai, rose, souriant, était sa vivante antithèse. Toutes les dames, fors la vieille Mme Kaekebroeck et l’opulente Mme Keuterings, ruisselaient de chaînes, de croix, de boucles d’oreilles, et se drapaient dans de longs châles des Indes. Et leur tête supportait des chapeaux à fleurs, quelque chose comme tout le massif de rhododendrons de l’avenue Louise ! Quant aux hommes, ils étaient coiffés d’un haut de forme et revêtus d’une redingote de drap noir, hormis Ferdinand Mosselman et Joseph Kaekebroeck, qui avaient endossé le frac et portaient un chapeau Gibus. Après mille cérémonies, les invités envahirent un compartiment de seconde classe. Mme Keuterings surtout rayonnait, car elle sentait qu’elle était la plus belle. Sûre de sa royauté, elle s’agitait, s’étourdissait, s’épanchait en trésors d’affabilité coquette envers tout le monde, quand on vit accourir, sauter sur la voie libre la pimpante Mme Posenaer, suivie de son mari qui balançait comme une cloche un énorme bouquet blanc, et criait tout essoufflé : — Charlotte ! attention, attention ! C’étaient les derniers invités. Aussitôt, le jeune Ferdinand se jeta à la portière ouverte : — Vite, par ici, madame, il y a encore une place ! Il tendit la main à la jeune femme qui s’élança légèrement dans la voiture, tandis que M. Posenaer escaladait un wagon voisin. La locomotive siffla et le train partit. — Il était temps, s’écria Mme Posenaer haletante. Et elle salua gaiement tous ses compagnons. Elle était charmante, Mme Posenaer, pleine de printemps dans sa jolie robe de foulard crême très ouverte, ceinturée de soie rose. Et sur sa tête vive, elle avait posé un immense, mais léger chapeau de paille où se pressaient un tas de petites roses mortes d’un ton délicieux. À cette vue, Mme Keuterings se renfrogna. Mais son dépit s’accrut davantage encore quand Mme Posenaer, sous prétexte que des petits charbons volaient dans ses yeux, abaissa sa voilette sur laquelle se trouvaient appliquées deux mignonnes mouches noires. Décidément, elle était à la dernière mode ! Mme Keuterings se sentait dépassée ! Alors, tous ces gens joyeux et bavards lui parurent odieux et communs. Sa fièvre heureuse la quitta. Elle devint morne et regarda jalousement la petite Mme Posenaer qui riait de toutes ses dents blanches, un peu séparées, en écoutant les histoires de Marseillais que contait Ferdinand, un garçon « farce » toujours si amusant en société... Soudain, pendant l’arrêt à Boitsfort, M. Keuterings interpella sa femme de l’autre côté du wagon. — Clémence, vous êtes si pâle ! Qu’est-ce que vous avez donc ? Vous êtes malade ! — Mais, je ne suis pas pâle ! s’écria Clémence en rougissant de fureur. — Moi, je crains que vous êtes un peu serrée, savez-vous ! — Tenez, vous êtes stupide, dit Mme Keuterings en suffoquant de rage. Mais, comme elle se redressait, sa poitrine comprimée à outrance fit entendre de longues plaintes. Ainsi les soirs d’été, dans les soyeux roseaux, se lamentent les vertes grenouilles énamourées... — Vous voyez bien ! fit son mari convaincu. Par bonheur, le train repartait. Déjà Clémence, effarée, simulait une quinte de toux déchirante, mais qui ne trompa personne. Aussi l’excellent M. Kaekebroeck, voyant la confusion de sa voisine, s’empressa de lui demander des nouvelles de toute la famille Van Poppel. Alors, elle s’anima, parla à tort et à travers, se mit à rire aux éclats tout le temps, car elle ne prévoyait que trop l’injurieux retour des voix intérieures et voulait en couvrir la fanfare odieuse et ridicule. Au fond, elle appelait de tous ses vœux un épouvantable déraillement qui les eût massacrés, elle et tous ses écouteurs... L’on devine comme, dans cette affreuse situation, les arrêts à Groenendael, à la Hulpe, lui parurent des siècles de supplices ! Jamais on n’arriverait ! — Rixensart ! Enfin, ô mon Dieu ! Toute la noce, revenue de l’église, bruyait déjà dans la maison de M. Spineux, l’hôtelier, quand on signala les parents de Bruxelles. Ce furent de grands cris. Pendant un quart d’heure, on s’embrassa à s’étouffer. Il y avait quarante-sept convives. — À table ! s’écria enfin le jovial M. Spineux, quand il trouva qu’on avait fait assez de compliments. Et d’une voix comique : — M. et Mme Théodore Van Poppel sont servis ! Aussitôt, une porte s’ouvrit et, dans la grande salle de l’hôtel, on aperçut trois longues tables pleines de fleurs, de verres, de serviettes pliées en mitre... Il y eut quelques amusantes bousculades avant que tout le monde fût placé. À la table d’honneur, étaient assis les mariés, le petit Théodore Van Poppel, timide et rougissant sous ses cheveux hérissés, et Adèle Spineux, une grande fille maigre, aux yeux candides, toute blanche à force d’être blonde — ce qui n’empêchait pas les époux de se regarder avec l’extase des amants célèbres et chromolithographiés. Puis venaient M. et Mme Van Poppel, M. et Mme Spineux et les parents très rapprochés. Aux deux autres tables, se rangeaient les cousins éloignés, tous ceux qui étaient un peu « famil » et les connaissances. Pour Ferdinand Mosselman, il avait trouvé le moyen de s’asseoir entre Mme Keuterings et Mme Posenaer, tandis que le pauvre Joseph Kaekebroeck s’était laissé conduire très loin de son ami, à côté de deux grosses dames de Wavre à qui il ne disait pas un mot. Pendant le potage, presque tout le monde fut silencieux ; seul, le loquace M. Spineux élevait la voix pour conter ses impressions de la matinée. — Oui, disait-il, quand j’ai vu cette petite se « prostituer » au pied des autels, ma foi, ça m’a fait quelque chose ! Une fille unique, on a beau dire ! À ces mots, la douce Mme Spineux ruissela dans sa serviette. — Allo, allo, maman, dit le bon M. Van Poppel, en lui tapant familièrement dans le dos, vous pleurerez encore, hein, quand vous aurez de beaux petits-enfants ! Dans « not’ famil » on connaît pas ça, les enfants uniques !... Mais, dès que les bouteilles furent débouchées, les conversations s’engagèrent de toutes parts. Cependant, le jeune Ferdinand se lançait dans une causerie éperdue avec ses deux voisines. Car il avait remarqué que, si Mme Posenaer offrait toutes les grâces de la beauté mignarde et coquette, par contre, Mme Keuterings montrait un corsage d’une abondance sincère et dont le galbe un peu lourd avait bien son excuse. Émoustillé, pris d’une fièvre joyeuse, il s’agitait, pétulait, riait de tout son cœur et partageait si bien son amabilité que les deux femmes croyaient l’avoir conquise tout entière. Mme Keuterings, un peu troublée encore par son aventure du matin, renaissait à la douce espérance. Elle oubliait même d’être jalouse quand elle vit Mme Posenaer verser ses pâles gants de Suède à six boutons dans sa flûte à vin de Champagne. — Comme dans le grand monde ! hasarda Mosselman qui dînait parfois chez son chef de bureau. — Mais oui, pourquoi pas ? repartit la folle petite femme avec un rire de chevrette. Alors, Mme Keuterings sentit se réveiller son dépit. Elle n’avait que des gants de peau noirs à quatre boutons. Hélas, ça ferait comme de l’encre dans son verre... Mais, déjà, Ferdinand se penchait vers elle : — Vous verrez, dit-il, avec un sourire narquois, vous verrez qu’on finira par mettre ses bas dans son verre ! — Oh ! sale garçon ! fit Mme Keuterings. Vous, vous mettez déjà les pieds sur la nappe... — Très joli, très joli ! s’écria Mosselman. Vivement, il se retourna vers Mme Posenaer, qu’une servante prétendait embarrasser d’une foule de plats et de saucières. — Oh ! laissez-moi vous servir, dit-il, d’une petite voix suppliante. — Faites donc. Oh ! mais c’est trop, c’est trop ! — Bah, nous partagerons ! Aussitôt il s’inclina du côté de Mme Keuterings. — Et vous, madame, permettez que je vous serve aussi... — Oh ! très peu, très peu. Mais vous remplissez mon assiette ! — Bah ! nous partagerons ! La servante s’éloignait, quand les deux femmes, présentèrent en même temps leur assiette au jeune homme. — Partagez, monsieur Ferdinand, dirent-elles, en se lançant un regard agressif. — Sapristi, pensa le sémillant Mosselman, voilà le conflit ! Il ne savait à laquelle des deux il obéirait d’abord, craignant de montrer la préférence de son cœur. Brusquement, il eut une inspiration : — Eh bien ! servez-moi, dit-il, en riant. Aussitôt, d’une fourchette impétueuse, les deux femmes firent couler les portions dans son assiette. Mais elles avaient compté sans le jus qui, tout à coup, jaillit, éclaboussa la nappe et l’idéal plastron de Ferdinand. — Oeie, Oeie ? s’écrièrent les deux femmes consternées. — Ce n’est rien, ce n’est rien ! grinça le jeune homme qui retint un juron de fureur. Mais, déjà, ses voisines tamponnaient avec leur serviette la chemise éprouvée. — Hé, vous me chatouillez ! dit Ferdinand en se renversant, et, soudain, il les pinça à la taille toutes deux. Elles poussèrent un petit cri. — Qu’est-ce qu’il y a là-bas ! lancèrent tous les dîneurs et dîneuses, sortant une seconde de leurs conversations particulières. Les deux dames étaient très rouges. Tout à coup, M. Keuterings, qui était au bout de la table et dont le vin de Bourgogne commençait à cardinaliser la face, s’écria : — Clémence ? Comment est-ce que ça va avec votre corset ? — Oh ! éclata Mme Keuterings, Dieu, que cet homme est insupportable ! Cependant, Mme Posenaer se penchait sur son assiette en étouffant de rire et Ferdinand vidait son verre pour contenance, quand le jeune homme fut lui-même interpellé par M. Keuterings : — Ah ça, pourquoi vous n’êtes pas venu à la maison, jeudi soir ? On s’est si fort amusé ! — Bé, j’ai beaucoup regretté, déclara Mosselman, mais j’avais attrapé une sacrée bronchite ! — Brronchite ! brronchite ! s’exclama M. Keuterings avec une ironie joyeuse. De mon temps, ça on connaissait encore pas. Brronchite, brronchite ! Allo do ! un rrhume oui ! Et flûtant sa voix : — Brronchite... stouffer !!! Alors, toute la table s’égaya. — Mais ça est pourtant vraïe ! dit Mme Kaekebroeck à Mme Rampelbergh. — Oui, répondit celle-ci, le jour d’aujourd’hui on est tout pour le fransquillon. Les maladies ont des beaux noms et les médecins comptent plus cher... Ferdinand, un peu interdit, riait péniblement, quand les premiers bouchons de vin de Champagne sautèrent au plafond. Alors, les voix s’apaisèrent un peu dans l’attente respectueuse des toasts et l’on n’entendait plus à la première table que M. Van Poppel lancé dans la politique et qui discutait avec MM. Spineux et Kaekebroeck vote plural et représentation proportionnelle. ⁂ Cependant, Mme Posenaer poussait, à chaque instant, le coude du jeune Mosselman. — Allons, levez-vous, prenez la parole, disait-elle en faisant une jolie moue railleuse. — Merci bien, pour que vous vous moquiez de moi, n’est-ce pas ? Oh ! vous avez peur ! Voyons, levez-vous, levez-vous, insistait l’agaçante petite femme. Mais, à ce moment, un verre tinta à la deuxième table Chut ! Chut ! Un grand silence tomba dans la salle. M. Rampelbergh se leva et, d’un geste solennel, il frotta ses moustaches avec sa serviette. Il n’avait rien dit encore et déjà Mmes Spineux, Van Poppel, Timmermans et Kaekebroeck fondaient en larmes. Et les mariés, se prenant les mains pour mieux supporter le coup d’émotion, se tenaient un peu éperdus, la tête dans les épaules, comme lorsqu’on va tirer un coup de fusil au théâtre. Cependant, M. Rampelbergh commença son toast d’une voix frémissante, mais forte : — Mesdames et Messieurs, dit-il avec modestie, je vous préviens que je ne suis pas orateur, je ne suis qu’un ancien droguiste... En cette qualité et comme vieil ami... Tandis qu’il parlait, diffus et prolixe, empêtré dans une incohérente histoire de la famille Van Poppel, Ferdinand, que Mme Posenaer ne cessait de pincer dans le bras, faisait des efforts surhumains pour ne pas éclater de rire. La serviette appuyée en tampon sur le nez et la bouche, il défaillait véritablement quand il s’avisa de se tourner vers Mme Keuterings pour se donner un peu de relâche. Mais, quelle ne fut sa stupeur en voyant son opulente voisine immobile, les yeux fixes, la face décomposée, et pâle comme une morte... Mon Dieu, qu’est-ce donc qu’elle avait ? Hélas, Mme Keuterings, après la sotte interpellation de son mari, avait voulu prouver d’une manière indiscutable qu’elle nageait dans son corset. Elle s’était laissé servir par Ferdinand une grosse portion de tête de veau en tortue, qu’elle avait ingérée lentement, avec beaucoup d’héroïsme. Tout de même, c’était vrai qu’elle était trop serrée. Elle se l’avouait à présent. À cette heure solennelle, elle sentait que cette tête de veau ne serait pas comme les timbaliers de la ballade, qu’elle ne passerait pas avant longtemps et même qu’elle ne passerait jamais ! Imbue de ce préjugé bourgeois et populaire que les liquides peuvent tout entraîner, des cailloux, des maisons et même des villages entiers dans leurs flots tumultueux, elle avait tari coup sur coup quelques flûtes pétillantes, mais elle n’avait réussi qu’à introduire un élément anarchique de plus au milieu de l’émeute. Et, maintenant, dans son estomac s’élevaient des barricades ! Son malaise s’aggrava. Sa détresse devint extrême. Au coin de ses lèvres décolorées se formaient deux plis amers. Alors, elle se tint dans une rigidité de statue. Ferdinand la regardait et il allait s’écrier : — Madame, qu’avez-vous ? quand il se rappela les paroles du poète qui a dit que, lorsque la coupe est trop pleine, il suffit du ras du vol d’un insecte pour la faire déborder ! Et, stupéfait mais prudent, il garda le silence. Heureusement, M. Rampelbergh terminait son long toast. Toute la noce partit en exclamations enthousiastes. Bravo ! bravo ! Et l’on choquait les flûtes harmonieuses. Puis, tous les invités se précipitèrent vers la première table pour cogner le verre des époux. Alors, la folle petite Mme Posenaer, dont les yeux brillaient comme du feu, prit le bras de Mosselman et, renversant sa tête blonde et rose, elle dit : — Oh, que j’ai chaud ! Menez-moi dans le jardin, vous voulez ? Et, comme le jeune homme restait là contraint et souriant : — Oh si, venez... Et sa voix avait une inflexion de tendresse excessive et ses paupières s’abaissaient lentement sur des yeux de langueur. Et Ferdinand, éperdu, murmura : — Allons-y... Il était six heures et demie. Le jardin resplendissait de fleurs sous le doux soleil de Mai finissant. Dans l’air parfumé, toutes les choses s’ambraient et se doraient. Les oiseaux s’endormaient dans les arbres, les bruits s’apaisaient, devenaient très doux. Les trains, passant au loin, roulaient tout bas ; le sifflet des locomotives fondait dans l’harmonieux silence. Ferdinand et la jeune femme s’assirent sous une gloriette. Et ils se prirent les mains, et se regardèrent longuement dans les yeux, au milieu des effluves citronnés des seringas. — Och ! dit Mme Posenaer avec poésie, on voudrait mourir dans ce crépuscule ! Et sa tête s’inclina lentement sur l’épaule du jeune homme. Mosselman saisit la jeune femme dans ses bras et la pressa sur son cœur. — Charlotte ! — Ferdinand ! Ils goûtèrent un moment délicieux... Soudain, ils tressaillirent : des plaintes sinistres s’élevaient dans une charmille voisine. La jeune femme s’affola : — Je rentre, je rentre ! Ah ! vous m’avez compromise ! Elle s’enfuit vers la maison. D’abord, Ferdinand demeura là, étonné et stupide ; puis il s’élança vers le bosquet d’où venaient les plaintes : il vit Mme Keuterings étendue de tout son long sur un banc. Vraiment elle avait l’air de se mourir. Son corset déployé, déchiré, gisait près d’elle. Sans doute, elle l’avait arraché dans un effort suprême... Mais, ô surprise, à la vue du jeune homme elle se redressa. Elle n’était plus pâle, ses couleurs étaient revenues. Avec une intensité de violence et de haine, elle s’écria : — Allez, j’ai tout entendu. Je vais tout dire ! — Ah ! madame, vous ne ferez pas cela ! — Vous allez voir ! Déjà, elle était debout. Mais, brusquement, le jeune homme s’empara du corset oublié et, le brandissant d’un grand geste : — Un pas de plus, dit-il avec véhémence, et toute la noce va connaître combien vous étouffiez dans ce corset ! — Arrêtez ! fit Mme Keuterings, qui retomba sur le banc, anéantie. Et des pleurs ruisselaient sur ses joues. — Ah ! Ferdinand, gémit elle, pardonnez-moi, je suis si jalouse ! Je vous aime ! Alors, Mosselman très ému s’assit auprès de cette tendre femme et soupira : — Ah ! Clémence, c’est vous seule que j’adore, et vous n’avez pas su le comprendre ! Cependant la nuit venait et, dans le ciel pâle, commençaient de fleurir les constellations. Et le jeune homme et la jeune femme s’enlaçaient avec âme, quand le sombre jardin retentit de cris joyeux : — Monsieur Ferdinand ! monsieur Ferdinand ! C’était Mme Posenaer et des invités qui cherchaient Mosselman, afin qu’il chantât des romances comiques. — Fuyez, dit Clémence d’une voix basse mais énergique, tandis que Ferdinand très agité, véritable toupie, klachdop d’une absurde fatalité, tournait sur place et ne savait à quoi se résoudre... Maintenant, dans la salle de noce, les tables avaient disparu. Et les dames entouraient Mme Spineux tout en larmes et l’étourdissaient de leurs consolations vaines, car les jeunes époux venaient de partir pour Bruxelles. Et les hommes, la face enflammée, fumaient de noirs cigares et crevaient de rire autour de M. Rampelbergh qui contait des histoires énormes. Seul, dans un coin de la salle, Joseph Kaekebroeck, délivré de ses voisines de Wavre, demeurait silencieux, accoudé à la fenêtre ouverte. Sa pensée était ailleurs ; et il contemplait rêveusement la lune montant dans le ciel plein d’étoiles. L’entrée de Ferdinand souleva des clameurs : Le voilà ! Eh bien, où est-ce qu’il restait donc ? Soudain, Mme Posenaer rentra dans la salle. — Il est introuvable ! déclara-t-elle. Mais aussitôt, apercevant le jeune homme, elle s’élança vers lui : — Mon Dieu ! dit-elle en s’arrêtant brusquement, mais qu’est-ce que vous avez sous le bras ! Alors, Mosselman, abaissant ses regards, pâlit effroyablement... Il tenait sous son bras gauche le corset de Clémence ! — Mais c’est le corset noir de ma femme ! s’écria M. Keuterings en lui arrachant cette cuirasse roulée. Quand je le disais qu’elle était trop serrée ! Et il éclata de rire. Mais cette gaîté candide ne trouva nul écho. Car tout le monde avait deviné le malheur du pauvre homme. À ce moment, Mme Keuterings apparut à la porte de la salle. Elle avait jeté une mantille sur ses épaules pour dissimuler son corsage imboutonnable. — Il fait un peu frais ce soir, dit-elle d’un ton assez naturel. Mais pas une dame, pas un homme ne bougea. Tous restaient figés, immobiles, composant le tableau vivant de la stupeur stupide. Surprise, Mme Keuterings se porta vers son mari. Alors, brusquement, celui-ci, très farce, ouvrit ses bras et déroula d’une secousse le corset fatal. À cette vue, Mme Keuterings blêmit, puis elle devint verte, absolument comme Sarah Bernhardt dans le Sphinx. Et, lentement d’abord, roide, elle partit en arrière et puis, tout à coup, elle tomba d’un bloc sur le parquet d’où monta une bouillonnante poussière... Elle mourut deux mois après, d’une lésion intercostale et de honte. Ainsi périssent toutes les absurdes femmes, qui, dédaigneuses des formes divines, se serrent au petit cabestan de toilette et rêvent la bague pour ceinture ! Joseph Kaekebroeck était un long jeune homme, très élégant et très simple, mais qui marchait un peu courbé, comme sous le poids de son nom, excessivement commun. De bonne heure, il avait compris quel serait un jour son état d’infériorité dans le monde, en face d’un monsieur qui s’appellerait par exemple Gilbert de Beauséant ou Guy de Fessensac, et la vision nette des redoutables épreuves auxquelles devait le soumettre une origine maléfique, avait tout de suite assombri sa vie. Cette difformité patronymique lui était insupportable ; elle le désignait d’avance aux faciles quolibets des sots. Par contre, elle lui avait donné cette timidité charmante qui mettait une grâce infiniment douce, spleenique, dans ses gestes sobres et ses paroles d’une attique pureté de langue et d’accent. Joseph Kaekebroeck regrettait souvent d’être né dans une opulente maison, plutôt que dans la sombre ruelle où vit le peuple insouciant : « Là, au moins, disait-il, j’eusse été parfaitement à ma place. Là, j’aurais grandi obscurément, sans orgueil, sans blessures, et je serais devenu un ouvrier jovial et très sage dont le nom n’eut jamais strapassé le cœur ni la figure. Un jour enfin, je me serais marié bonnement, sans nul obstacle, avec Mlle Van Steenkist, et il m’eût été absolument égal que nos deux noms fissent la paire... » Et il maudissait d’une âme inquiète le sort malveillant, qui l’avait enrichi pour le mieux conduire dans une société raffinée où son nom provoquait derrière les éventails des sourires, de petites toux sèches, qu’il trouvait d’ailleurs parfaitement excusables... ⁂ Il atteignait à ses trente ans, quand, un matin, son père et sa mère — gras Bruxellois depuis longtemps retirés des affaires — s’écrièrent en riant, comme il apparaissait dans la salle à manger, vêtu d’une belle robe de chambre violette soutachée : — Bonjour, Jefke, nous vous la souhaitons bonne et heureuse ! C’était, en effet, le 19 mars, jour anniversaire de la Saint-Joseph. Sous ce « Jefke », le jeune homme — qui s’en venait de son cabinet de travail où, depuis l’aube, il s’occupait à commenter les lettres de ce parisien de Pline — le jeune homme pâlit et fut près de chanceler. Heureusement, il se retint à un grand buffet d’acajou couvert de petites postures en porcelaine, qui firent aussitôt branler leurs têtes falotes articulées. — Rassurez-vous, chère mère, dit-il en embrassant la grosse dame qui s’élançait au-devant de lui, je me suis embarrassé dans ma longue robe... Bonjour, mon père... — Fiske, voici nos cadeaux ! clamèrent les parents impitoyables. Et chacun d’eux lui poussa dans la poitrine une boîte blanche, entourée d’une faveur bleue. — Merci, merci, fit le jeune homme attendri devant leur bonté chaude mais triviale. Et, surmontant son indifférence : — Oh ! que c’est lourd ! Vous avez encore fait des folies ! Les vieux le regardaient avec des yeux impatients. Alors Joseph ouvrit les boîtes. Dans la première, il y avait, roulée sur de la ouate rose, une chaîne en or, grosse comme une attache de chien de Terre-Neuve ; dans l’autre, reposait une montre énorme qui marquait, ainsi que cette fameuse horloge de Hambourg, le cours de la lune, du soleil, la date de l’année, le mois, le jour et même l’heure... C’étaient des présents de cacique, mais Joseph n’était point consterné. Il considérait ces objets fabuleux et goûtait comme un apaisement. Car la certitude lui venait, chaque jour plus forte, plus nourrie de preuves, que, dans leur tardif amalgame, les races de son père et de sa mère avaient créé un être d’exception, sans nulle affinité génésique et qui formait l’un des plus patents exemples de la fameuse théorie de l’évolution par innéité. — Oh ! dit-il enfin, sortant de lui-même, vous êtes bons ! Et comme vous trouvez toujours ce qui me ravit de joie ! Il embrassa les braves vieux très émus. — Vous avez vu, fit la mère, expliquant la montre merveilleuse, elle marque le vingt-neuf février de l’année bissextile... ⁂ Ils s’attablèrent pour déjeuner. Et M. Kaekebroeck, quand il eut la bouche pleine d’une épaisse tartine fourrée de pain d’épice, parla ainsi : — Jef, votre mère et moi nous ne sommes plus jeunes. Ah ! si vous vouliez entrer dans la grande confrérie ! Comme vous êtes bien instruit et que vous avez fait des belles connaissances, ça ne serait pas si difficile. Sans compter qu’on sait tout partout que papa et maman Kaekebroeck ont le sac ! — Oui, appuya la grosse dame, nous avons du foin dans nos bottes. Vous êtes un bon parti... D’un geste délicat, le jeune homme beurrait un mignon croissant de gruau, quand il entendit gronder l’avalanche de ces mots terribles. Il sentit ses cheveux se raidir et sa face, subitement altérée, montrait un affreux malaise. Pourtant il se domina : — Voyons, dit-il avec effort, et qui donc voulez-vous que j’épouse ? Ils voulaient, les bons parents, qu’il mariât une fille comme il faut, une demoiselle de la haute bourgeoisie qui répandrait sur la famille Kaekebroeck un beau lustre et lui ouvrirait les portes du monde. Mais ce rêve orgueilleux déplaisait à Joseph et, tout de suite, il détruisit un espoir dont l’accomplissement, à supposer qu’il ne fut pas chimérique, lui semblait le pire malheur. — Non, non, s’écria-t-il, pris d’une subite exaltation, je hais ces filles minces et mignardes : elles n’ont point de cœur. Je n’aime pas les fleurs montées sur fil de fer. Écoutez cependant : je veux épouser une femme digne de vous, une autre nièce d’Hispulla, comme celle de Pline, c’est-à-dire une bonne fille bien robuste et bien douce qui vous chérira, et dont l’ignorance sera comme une glaise délicieuse sous mes doigts créateurs... Et sur cette image, tamponnant ses lèvres avec un napperon frangé, il se leva brusquement et fut s’habiller. — Viese cadeie tout de même ! firent M. et Mme Kaekebroeck ahuris, tandis que, d’un geste familier et circulaire, ils agitaient dans l’espace leur jatte blanche... Or, il advint que, dès ce jour, une rénovation surprenante commença de s’accomplir chez Joseph Kaekebroeck. Sa figure si grave s’éclaira d’un beau sourire et ses yeux, comme ceux des poètes, se levaient souvent vers le ciel. Maintenant, abandonnant son allure méthodique, il marchait d’un pas allègre, nerveux, et laissait le libre vent enfler son veston, autrefois impeccablement boutonné : Il avait dégagé l’erreur de sa vie : — Je m’appelle Kaekebroeck, et bêtement j’allais m’en faire mourir. En effet, sitôt que j’eus compris le facétieux opprobre qui couvre ce nom déplorable, j’ai voulu devenir un être supérieur et fort. J’ai étudié, je me suis nourri de la moëlle sacrée. Je fréquentai le monde, où tout mon distantisme et mes dilettantismes natifs se sont encore aiguisés. » Je portais toujours des vêtements sombres, soigneusement râpés avec du papier de verre pour en casser l’odieux apprêt, et des cravates d’un ton amorti, si bien que je fus en peu de temps, je l’avoue sans nulle fatuité, l’un des plus élégants, encore que l’un des moins bêtes jeunes hommes de la ville. » Insensé, qui ne voyait point que plus il devenait un être rare et de fine culture intellectuelle, tant plus son nom prenait une sonorité grotesque ! Je suis tout simplement parvenu à provoquer la condoléance, l’immense pitié qui s’épanche en cette phrase cruelle : « Pauvre garçon, hélas, si distingué, et se nommer Kaekebroeck ! » » Oui, c’est mon aventure. Mais halte là ! comme il Trovatore, je pense que c’est trop longtemps souffrir. Donc je barre, j’efface ma vie ! J’en recommence une autre. Car je forme en ce jour un projet hardi : je vais retourner à ma race. Il faut que, doucement, j’en retrouve les allures spontanées, les mœurs libres et sincères, la grosse joie sociale et le verbe célèbre ! » Ainsi dépouillé du vieux jeune homme, débarrassé de mon dandysme pernicieux, je veux paraître lourd et « regrossi » chez les amis de mon père, comme un enfant prodigue subitement touché de repentir. » Adieu donc, ô poètes qui exaltâtes mes dédains, car je cesse de lire ! Adieu, musiciens sublimes, Gluck, Beethoven, Wagner, qui nourrîtes mes nostalgies, demain je ne jouerai plus que il Baccio et l’accompagnement des chansonnettes comiques ! Adieu mes peintres, car bientôt j’entrerai dans le séjour des portraits-album et des chromo-lithographies... » Et là, je vais découvrir sans doute la femme naïve et fidèle, qui, me prenant par la main, me conduira tendrement vers l’avenir inconnu de ma destinée... » ⁂ Il dit, et, dans son vouloir résolu, Joseph Kaekebroeck redevint un garçon fongible, parfaitement adéquat au milieu familial dont il semblait avoir été soustrait pour toujours. Désormais, il se coiffa perpétuellement d’une buse qu’il comblait de coups de fer. Il se complut dans un endimanchement qu’il étudia avec attention et dont il surpassa bientôt les plus curieux modèles. Il vêtit des redingotes longues, cossues, et enfonça en ses cravates larges, multicolores, des épingles d’un choix heureux : fer à cheval en or, bicyclette, main tenant entre le pouce et l’index un brillant, disque avec ce rébus : M moi 100 c. c. Enfin, il accrocha à son gilet sa grosse chaîne, qu’il alourdit encore, par conscience, d’un énorme médaillon surmonté de ses initiales en puissant relief. Quant à sa montre pleine d’aiguilles et de petits cadrans mi-blancs, mi-bleus, semés d’étoiles, elle gonflait son gousset d’importance... En même temps, il s’appliqua à réintégrer peu à peu les coutumes agnatiques. Le soir, Joseph accompagnait son père à la promenade ; il s’attablait joyeusement dans les estaminets où de longues pipes noires l’attendaient au râtelier. Il acheta aussi des pigeons, se passionna aux concours et remporta plusieurs prix. Puis, un jour, il se fit recevoir dans un corps spécial de la garde civique, et là surtout, dans la gaîté des prises d’armes, il apprit à « être farce », si bien qu’aux premières élections, devenu populaire, il fut nommé sous-lieutenant. Quand la musique de la compagnie vint, au milieu des torches échevelées, lui donner la sérénade traditionnelle, il tomba dans les bras de sa mère et, défaillant d’émotion sous les accords d’une formidable Brabançonne, il s’écria : — Je suis Kaekebroeck enfin ! ⁂ Il l’était et il le resta ; les chimères ne devaient plus le reprendre. Il engraissa et son teint fleurit. Cependant, les vieux parents Kaekebroeck, que l’étonnante évolution de leur fils avait ravis de bonheur, commençaient à s’affliger de nouveau, car Jefke ne songeait décidément pas du tout au mariage. Ils rêvaient de voir leur grande maison sonore s’égayer de la présence d’une belle jeune femme et d’une multitude de kindjes. Ils se désolaient à la pensée que leur race pût s’éteindre si vite et que le nom de Kaekebroeck, presque unique, s’enfonçât dans l’irrémédiable oubli. Or, un soir qu’ils se lamentaient comme de coutume sur le célibat de leur cher fils, et repassaient tristement en revue toutes les jeunes filles dignes de prétendre à son amour, Joseph entra joyeusement dans la salle : — Voici une lettre, dit-il, que j’ai trouvée dans la boîte. Mme Kaekebroeck s’empara du pli vivement et l’approcha de la suspension pour en déchiffrer l’adresse. — Monsieur et Madame Kaekebroeck... Tiens, une écriture que je ne connais pas ! Elle affermit ses besicles. Puis, rompant l’enveloppe, elle dégagea la lettre et lut à haute voix : « Monsieur et Madame Van Poppel ont l’honneur d’inviter Monsieur et Madame Kaekebroeck et leur fils Joseph à dîner le 11 avril prochain, pour quatre heures précises, à l’occasion de la première communion de leur petit-fils Ernest Spruyt et de leur petite-fille Hermance Platbrood. » — Comment, comment ! lança M. Kaekebroeck stupéfait, ces moutards font déjà leur première communion. Comme ça pousse ! Soudain, Mme Kaekebroeck se donna une violente tape sur le front : — J’ai encore trouvé une femme pour Jefke ! — Oui, dit le jeune homme avec bonne humeur, et qui ça donc ? La nièce d’Hispulla ? — Mais la propre petite-fille de M. Van Poppel, Adolphine Platbrood ! Voilà une femme de ménage ! — Oui, fit le père en riant, ça c’est... Comment est-ce que tu dis ? l’isthme de Panama !... Alors Joseph se troubla manifestement, devint très rouge. — Mais sapristi, répondit-il enfin, je ne la connais pas, votre mademoiselle Platbrood ! Mme Kaekebroeck n’écoutait plus. Elle bondit de son fauteuil, courut s’asseoir devant un vieux secrétaire, et là, toute frémissante d’une impétueuse espérance, elle écrivit sur une belle feuille de papier : « M. et Mme Kaekebroeck et leur fils Joseph acceptent avec plaisir l’aimable invitation de M. et Mme Van Poppel. » — Mon Dieu, soupira-t-elle en déposant lentement la plume, si ça voulait qu’à même réussir !... Ce samedi, veille de la Passion, Joseph arriva rue de Flandre vers huit heures du soir. Il s’arrêta devant un grand huis nouvellement verni, qui renvoyait l’éclat dansant d’un vieux réverbère. Il sonna. La porte s’ouvrit aussitôt et, comme le jeune homme s’avançait dans un large vestibule aux briques rouges fraîchement écurées, une belle jeune fille tomba dans ses bras. — Joseph ! — Adolphine ! Et tous deux s’embrassèrent éperdument. Mais, soudain, une grosse voix retentit : — Eh bien, il faut pas vous gêner, vous autres ! Saisis, les jeunes gens se désenlacèrent. — Oeïe, c’est mon frère ! s’écria la jeune fille, tout à la fois dépitée et rassurée en apercevant un homme jeune, fortement barbu, qui se tenait sur la première marche d’un petit perron et souriait. — Och, ça est bête, Mile, de nous faire des peurs comme ça ! — Je vous assure, Platbrood, que ce n’est pas moi, protesta Joseph, plein d’hypocrisie. C’est Adolphine ! — Oeïe ça, menteur ! s’exclama la jeune fille confondue. Et, sournoisement, pour se venger, elle pinça Joseph dans le biceps. Mais Platbrood intervint : — Est-ce que vous avez fini de vous disputer ? Allons, montez seulement, on vous attend dans le salon depuis une bonne demi-heure. À ces mots, Joseph offrit plaisamment son bras à Adolphine, qui faisait une moue furieuse. — Pas facheïe, hein ? dit-il. Elle éclata de rire, et, réconciliés, ils gravirent tous deux, bras dessus bras dessous, les quatre marches du perron. Mais ils durent se séparer dès la porte du second vestibule, où, dans un clappement de sabots, tout un peuple de servantes et de femmes à journée, nu-bras, cottes relevées, croupe en l’air, se trémoussaient, se ruaient à reculons en traînant sur les carreaux de marbre de larges « loques à reloqueter. » Quant au grand escalier, c’était une véritable cascade ; une eau lourde et grise, mousseuse, coulait de marche en marche pour se précipiter dans le petit vestibule, où elle formait des mares tout de suite bues par de tournoyantes « loques » que les filles lançaient d’un beau geste et qui retentissaient en tombant : Plache ! — Hein, dit Platbrood en se garant d’un haut derrière qui fonçait justement sur lui avec impétuosité, c’est les grandes eaux aujourd’hui ! On sait bien quand ça commence, mais on sait pas quand ça finit... — Où sont mes caioutchoucs ? s’écriait Adolphine enjambant une brosse, tandis que Joseph faisait mine de se ficher par terre. Cependant, une jeune servante, relevant ses mèches d’un avant-bras marbré, robuste comme une cuisse, tordit vigoureusement au-dessus d’un seau sa loque qu’elle agita et déploya d’une secousse. Puis, elle la jeta sur les dalles : les jeunes gens tapèrent dessus leurs bottines humides. Alors, Platbrood tourna la crosse d’une porte : — Maintenant, dit-il, on peut se risquer... ⁂ Ils entrèrent dans une grande salle pleine de lumières et de vues de Suisse. Aussitôt, une foule de gamins et de gamines — des petits Spruyt et des petits Platbrood mêlés — s’élancèrent dans les jambes de Joseph Kaekebroeck en poussant des cris de joie. Il les embrassa gentiment. — Comment, vilains, vous n’êtes pas encore couchés ! gronda Adolphine. Allons, hioup, dans votre lit ! Vous ne saurez pas vous lever demain. Vite, elle les rassembla et, les poussant devant elle comme un troupeau de gais cochonnets : — En avant et plus vite que ça ! — Je suis de retour dans dix minutes, ajouta-t-elle en envoyant un baiser à Joseph. Elle disparut avec les enfants qui se bousculaient joyeux et criaient : « Bonsoir, bon papa ! Bonsoir, bonne maman ! » Alors, Joseph, alla respectueusement saluer M. et Mme Van Poppel qui somnolaient dans leurs fauteuils. Il donna ensuite une tape amicale sur les joues d’un garçonnet et d’une fillette qui, assis sur une haute chaise, égrenaient leur chapelet, à côté des bons vieillards. Après quoi, il vint serrer la main à deux petites demoiselles, les cousines germaines Maria et Pauline, occupées en ce moment à mesurer une immense nappe. Ses politesses n’étaient point finies. Il dut encore s’étonner de l’absence des parents Platbrood et Spruyt. Oh ils se portaient très bien. Les premiers étaient allés, comme tous les samedis, faire leur partie chez les Rampelbergh. Les seconds, venus de Turnhout, à l’occasion de la première communion de leur fils Ernest — autorisé par faveur à communier dans la paroisse de sa cousine Platbrood — « comme de juste » ils profitaient de leur séjour dans la capitale et s’étaient rendus au theïatre... — Eh bien, Kaekebroeck, interrompit brusquement M. Van Poppel fatigué de tous ces détails, vous voyez, on met la table pour demain. Ça est toute une histoire ! Hein, vous allez aider ? — Mais je ne suis venu que pour ça ! répondit gaiement Joseph. Allons, Platbrood, et vous mesdemoiselles, à la besogne ! Toutefois, il voulut d’abord éprouver la résistance des rallonges. Hein, si ça « triboulait » ? On pouvait avoir la farce. Il pesa sur la table de tout son poids et fut rassuré. — Hé, c’est solide, il n’y a pas de danger. — Un jour, dit Émile Platbrood, j’ai comme ça assisté à une fête de première communion chez De Myttenaere. Au beau milieu du dîner, pardaff ! Tous les plats par terre ! Ça était quelque chose !! — Eh bien, on peut être tranquille, certifia Joseph, ça ne saura pas demain. Et, s’inclinant devant les cousines : — Mesdemoiselles, vous pouvez couvrir, dit-il galamment. Aussitôt les deux jeunes filles déployèrent la grande nappe qui se gonfla, monta dans l’air, puis vint s’abattre mollement sur la table. — Bravo ! s’écria Kaekebroeck, et maintenant la porcelaine ! Maria et Pauline coururent au buffet. Elles s’emparèrent d’une pile d’assiettes qu’elles posèrent sur la nappe avec entrain. — Assez, commanda Joseph, il y a vingt-deux assiettes. C’est juste, n’est-ce pas, Platbrood ? — Oui, c’est juste, dit la bonne Mme Van Poppel ; pourtant, j’ai comme dans l’idée que ce pauvre M. Keuterings ne viendra pas. Il ne sait qu’à même pas se consoler. Alors, on sera seulement à vingt et une personnes... — Ça ne fait rien, comptons-le tout de même, repartit le jeune homme, c’est plus sûr. Et puis, s’il ne vient pas, ça sera jusque-là. — Ah ! maintenant, mesdemoiselles, est-ce que par hasard vous n’auriez pas un crayon sur vous ? Il faudrait écrire les noms des invités sur des petits morceaux de papier... — Ça est déjà fait ? s’écrièrent les cousines triomphantes. Voici les billets ! Alors Joseph se gratta l’oreille : — C’est ici que ça devient difficile, dit-il en se tournant vers les grands-parents ; Madame Van Poppel, venez un peu, vous devez m’assister. Vous comprenez, moi je ne connais pas encore les petites brouilles de la famille... — Och, mais faites comme vous pensez, répliqua la bonne dame, ça sera toujours bien... — Et puis, on ne sait tout de même pas rester fâché l’un sur l’autre, quand on a un bon morceau dans son assiette, affirma Platbrood. — C’est égal, essayons de faire pour le bien, conclut l’ordonnateur scrupuleux. ⁂ Cependant, le petit garçon et la petite fille au chapelet se tenaient toujours muets, très sages sur leur siège. C’étaient Ernest Spruyt et Hermance Platbrood, le héros et l’héroïne du lendemain. Déjà, le garçonnet montrait une tête pleine de crolles encore courtes et drues, comme celles de Lucius Verus : demain seulement, mordues par un peigne autorisé, elles se dresseraient et achèveraient de s’épanouir librement sur le petit bonhomme sanctifié. Pour ce qui était de la fillette, on ne voyait plus sa chevelure qui disparaissait toute sous le papier multicolore de ses papillotes. Sa tête penchée, priante, semblait succomber sous un poids de caramels. Dans l’agitation du placement, on avait complètement oublié les « petits mariés » comme on les nommait. Soudain, Émile Platbrood les aperçut, figés dans leur état de grâce. Il s’emporta : — Eh bien, vous êtes encore là, vous autres ! Mais voulez-vous aller vous coucher tout de suite ! Le coiffeur vient à six heures demain ! Dites vite bonsoir à tout le monde... Aussitôt, les enfants très soumis se laissèrent couler de leur haute chaise et vinrent embrasser les grands-parents qui donnèrent leur bénédiction en disant : — Récitez une bonne prière pour nous, chers petits anges... Platbrood emmenait les communiants, quand Adolphine reparut à la porte de la salle à manger. Tout au placement des convives, Joseph ne l’avait pas vue entrer. Alors, elle s’avança sur la pointe des pieds, en faisant signe aux petites cousines de ne pas trahir sa présence. Et, tout à coup, elle appliqua ses paumes sur les yeux de Joseph, qui déchiffrait précisément sur un billet le nom de Mme Posenaer. — Qui est là ? fit-elle en déguisant sa voix. Mais soudain, un terrible fracas retentit ; les vitres des fenêtres résonnèrent comme des tambours. Tout le monde se saisit et l’on écouta avec anxiété. — Jésus Maria ! qu’est-ce que c’est maintenant ! s’écria Adolphine en se serrant contre le jeune homme. Cependant, les vitres grondaient plus fort, comme sous l’assaut d’un formidable déluge. — Hé, fit Joseph en éclatant de rire, mais c’est les seringues ! Catherine et Rosalie aspergent la façade ! ⁂ — Ah ! dit Adolphine, c’étaient des vrais diables là-haut. Et c’est la même histoire tous les samedis ! Allez, on sait bien que papa et maman ne sont pas à la maison. Je ne savais pas de chemin avec... Joseph regardait la jeune fille : jamais elle ne lui avait semblé si belle. Adolphine était grande et bien prise. Dessus la taille relativement fine, son buste s’élançait vigoureux et souple, arrondissant une gorge ferme qui, encore en deçà de la norme esthétique, attendait le mariage pour le définitif épanouissement. Sous la ceinture, les hanches ressortaient opulentes, et le ventre faisait bomber harmonieusement la jupe, laissant deviner un plan large, fécond. Les petits l’avaient décoiffée, et son épaisse chevelure rousse ruisselait jusque sur ses reins. Mais sa figure surtout, avec ses grands yeux pétulants, son nez retroussé, ses belles lèvres d’un incarnat vivace, était délicieuse à voir, respirant toute un air de santé et de juvénile bonté. Alors, Joseph n’y tint plus : dans un bond de sensuelle tendresse, il saisit la jeune fille entre ses bras et, avant qu’elle pensât à se défendre, il lui avait appliqué deux baisers sonores sur ses joues savoureuses, comme ça, sans se gêner, devant tout le monde ! Les petites cousines rougissaient. — Non, ça je n’aime pas ! disait Adolphine toute confuse, essayant de se dégager. — Hé là-bas, mes enfants, s’écria gaiement M. Van Poppel en se levant avec quelque peine pour aller bourrer sa pipe, voilà de bonnes baises ! Et si maintenant papa et maman Kaekebroeck refusaient de consentir au mariage... — Oh, c’est impossible, protesta Joseph avec force. Ça ne serait pas à faire ! — Hé, hé ! on ne sait pas savoir, dit malicieusement Mme Van Poppel. Et s’approchant du couple heureux : — Allons, chers cœurs, reposez-vous un peu maintenant. Mais, mais, comme vous avez chaud ! Est-ce que vous ne voulez pas prendre quelque chose ? Un verre de vin, un pain à la grecque ? — Oh ! déclara Adolphine, soif ! ça j’ai, mais faim pas. Je vais seulement boire un groselle... Et, s’adressant au jeune homme : — Et vous, Joseph ? Oeïe, il y a un si bon faro en face... — Bé, répondit Kaekebroeck, si ça ne vous fait rien, je prendrai plutôt un verre de bière de ménage... Adolphine s’élança vers les petites cousines qui restaient là inactives, perdues dans la contemplation de la belle nappe miroitante : — Vite, vite, dit-elle en les poussant par les épaules, allez demander à Trinette de tirer une bonne carafe ! ⁂ M. et Mme Van Poppel se promenaient lentement autour de la table, s’arrêtant à chaque pas pour lire les petits papiers posés sur les assiettes. — Mais ça est très bien comme ça, dit le bon-papa quand il eut terminé sa ronde, n’est-ce pas, Matje ? — Oh, répondit Joseph avec modestie, vous savez, c’est pas du tout commode. Mais je n’ai pas fini. Par exemple, je ne sais vraiment pas où mettre M. Keuterings... — Mais à côté de Mme Timmermans, jeta Adolphine en riant. C’est une veuve ! — Tiens, c’est juste ! Je n’y avais pas songé. Ils se précipitèrent tous deux afin de changer les papiers de place. — Oui, mais alors, fit remarquer justement Mme Van Poppel, où est-ce que vous placerez Mme Rampelbergh ! Il y aura deux dames à côté l’une de l’autre. — En effet, reconnut Joseph. Puis tout à coup : — Mais non, puisque je place Ferdinand Mosselman entre Mme Timmermans et Mme Rampelbergh ! — Je veux bien, accorda la brave femme avec bienveillance, mais ça ne fera pas plaisir à la petite Mme Posenaer. Elle a une bountje pour votre ami Ferdinand... — Ah, tant pis, ça n’est pas de ma faute ! — Mais c’est elle qui sera à son tour à côté d’une dame ! Elle aura Mme Rampelbergh à sa droite... — Bah ! risposta Joseph, pour la consoler je mettrai votre fils Théodore à sa gauche. Regardez une fois, n’est-ce pas, je dis Mme Posenaer, puis Théodore, puis Mlle Maria ou Mlle Pauline, etc. Mais ça va très bien ! — Impossible, lança cette fois M. Van Poppel très amusé, vous oubliez, fiston, que Théodore et Adèle sont mariés dix mois seulement. Adèle voudra être placée à côté de son mari. Elle est enceinte, savez-vous ! — Ça est encore vrai, fit Joseph accablé. Sapristi, je n’en sors plus, moi ! Voyons un peu... Il se laissa tomber sur une chaise et, le coude sur les genoux, le doigt courbé contre les lèvres, il prit la pose du Pensiero non galeatus. D’innombrables combinaisons se formaient déjà dans sa tête, quand Adolphine s’écria : — Oui, mais moi, où est-ce que je suis d’abord ? — Mais entre mon père... et M. Posenaer, répondit Joseph, nargueur. — C’est vrai ? interrogea la jeune fille. Elle en restait stupéfaite. Soudain, sa figure devint toute sérieuse et ses yeux se mouillèrent. Car c’est ainsi : dans l’énervement des fiançailles, les pleurs s’élancent pour un rien. Déjà, Joseph était près d’elle, l’attirait dans ses bras : — Ah grosse bête, mais c’est une farce ! Et, baisant sa petite oreille bien ourlée : — Tu es à côté de moi ! dit-il ardemment tout bas, la tutoyant pour la première fois. ⁂ Brusquement, la porte s’ouvrit, poussée d’un coup de pied résolu. Les petites cousines revenaient de la cave. Maria Spruyt portait une grosse carafe et Pauline Platbrood s’avançait avec un cabaret tintant de verres. On but : tout le monde exhala un long soupir d’aise. Alors, Mme Van Poppel alluma un flambeau et passa dans la salle à manger. Elle revint bientôt, tenant contre sa poitrine une haute caisse en fer blanc, caisse séculaire et qui avait réjoui tant de générations de petits sloukkers, car elle contenait les bonnes friandises flamandes. Et c’étaient les mastelles, les pains d’amande, les éclairs, les cranskens, les pepernuts, les clippers, l’excellente et innombrable famille des couques, toute la pâtisserie sèche patriale, tant supérieure à tous les bonbons étrangers ! Et, dans un compartiment spécialement réservé à la confiserie, se trouvaient aussi les boules noires anisées qui râpent la langue, les sucres rouges embus et, surtout, les délicieuses crottes enfarinées, à l’allongement virtuel, infini ! — Prenez, dit la bonne maman, en déposant la grande boite au milieu de la table. On croqua. Une vraie régalade. M. Van Poppel disait seulement de « prendre attention », car ce n’était pas le moment de ramoner sa « chimenée... » — Oh, oh ! firent les petites cousines scandalisées, pouffant de rire. ⁂ Sur ces entrefaites, le grand Émile Platbrood rentra et l’on reprit les combinaisons de placement avec une nouvelle ardeur. On finit par trouver que, décidément, il n’y avait pas assez d’espace entre les convives. Et puis, il y avait un couvert « trop court »... Tant pis, c’était embêtant, mais il fallait encore ajouter une rallonge. — Enlevez ! commanda Joseph. Aussitôt, les assiettes et la nappe furent ramassées et la table apparut toute nue, avec ses demi-lunes rouges aux extrémités et ses quatre planches blanches au milieu. Joseph et Adolphine se postèrent à chaque bout de la table, qu’ils entr’ouvrirent d’une secousse. Alors, Mile posa la planche-allonge et s’efforça de la fixer dans la coulisse. Il tapait, employait la force, mais n’aboutissait à rien. — Le bois a joué, dit-il avec découragement. Ça ne sait plus dedans... Il se reposa une seconde et se remit à la besogne. Soudain, la planche s’emboîta dans la rainure : — Ça y est ! Poussez seulement maintenant... Mais il n’y eut que Joseph qui poussa. Adolphine, pour la farce, reculait, bien qu’elle fît semblant de pousser de toutes ses forces. Penchée en avant, elle riait en dessous, très drôle dans son effort simulé. Elle faisait une jolie grimace, son nez retroussé frémissait et ses dents rageuses semblaient cruellement mordre sa lèvre inférieure. — Allons, Adolphine, pria Joseph, un peu de sérieux, hein ! Regardez, il est dix heures presque. Nous n’avons plus de temps à perdre, sacrebleu ! À ces mots, la jeune fille s’arcbouta et, courbée sur le meuble, elle poussa d’un élan furieux. La table se ferma avec un grand bruit sec. Vite, on la recouvrit de la nappe sur laquelle on reposa les assiettes. Cette fois, à la bonne heure, on serait à l’aise. Sans perdre de temps, Adolphine, grimpée sur une chaise, avait ouvert les vitrines du buffet. Elle passait l’argenterie et les verres... Cependant, ces joyeux exercices avaient un peu fatigué M. et Mme Van Poppel, qui s’endormaient doucement dans leur fauteuil. Alors, tous se mirent à circuler autour de la table sur la pointe des pieds, en parlant à voix basse. Enfin, le placement des convives parut définitif et c’était vraiment une œuvre savante, de haute psychologie, qui faisait honneur à l’intelligence et au tact de Joseph Kaekebroeck. — Hein, Phintje, dit-il en se reculant satisfait, je pense que personne ne se disputera... Et il vida un dernier verre avec Platbrood. ⁂ Maria et Pauline paraissaient très lasses. Elles bâillaient en dedans. Soudain, la pendule sonna un coup. Il était dix heures et demie. — Voilà, dit Joseph, et maintenant je suis parti ! Le jeune homme s’inclina comiquement devant le bon papa et la bonne maman complètement endormis, et, prenant congé des jolies cousines, il sortit sans bruit avec Platbrood et sa sœur. Dans le petit vestibule, Mile s’esquiva avec à propos. — Allo, bonsoir, vous savez ! Et les deux fiancés restèrent seuls. Adolphine aida Joseph à endosser son paletot. Elle lui tendit aussi sa grosse canne à pommeau d’argent et sa buse miroitante. Puis, Joseph offrant le bras à la jeune fille, ils descendirent tous deux le petit perron avec majesté. Mais, comme ils arrivaient dans le grand vestibule, ivres d’une tendresse longtemps contenue, ils plongèrent éperdument dans les bras l’un de l’autre. En cette fougueuse étreinte, le beau chapeau de Joseph tomba et s’en fut, sautant à petits bonds, jusqu’à la porte cochère. Déjà, Adolphine s’était échappée. Vivement, elle remonta les quatre marches du perron et, gracieusement appuyée contre la cloison vitrée : — Bonsoir Monsieur, à demain. Hein, tu viendras de bonne heure ? Joseph avait ramassé son haut-de-forme qu’il caressait d’une manche onctueuse. Il le reposa enfin sur sa tête et ouvrit la grande porte en exhalant un énorme soupir. Tout de même, il ne pouvait se résoudre à s’en aller et, la main sur la cliche, il ne cessait de contempler la belle jeune fille : — Viens me donner un pas de conduite, supplia-t-il ; oh si, si, avec ton frère, il fait tellement beau ! Mais, devant cette proposition audacieuse, Adolphine ne put réprimer un geste d’effroi et, vite, elle se sauva en criant : — Oeïe non, je ne peux pas de ma mère ! Joseph allait dans la nuit, sous le frais sourire des étoiles. Et son âme était toute gonflée de joie. Il avait trouvé le bonheur. Parfois, devant sa vue rêvante, passait l’ombre du pâle garçon qu’il avait été, et il frissonnait alors de peur et de bien-être, comme un escapé. Mais pourquoi donc la vie l’avait-elle ainsi brusquement reconquis ? Et comment cette métamorphose improbable d’un snob en un bon gros « loff » s’était-elle accomplie ? Soudain, il arriva place Sainte-Catherine. Il s’arrêta pensif devant le vieux beffroi aux pierres cariées par le temps, qui dressait sa massive silhouette sur un pur ciel irradié de lune. C’était bien ici qu’il l’avait vue pour la première fois, un pluvieux matin d’octobre, comme elle sortait sans confusion, rayonnante et légère, du petit chalet planté au pied de la tour. Il l’avait suivie dans le marché pittoresque où, sous les tentes mouillées, elle marchandait ses légumes. Et il sentait encore le relent de son fin waterproof... Tout de suite, dans un tressaillement virginal, il l’avait aimée et sa triste vie s’était brusquement retournée comme un parapluie dans un coup de vent. Puis, il évoqua leur entrevue chez M. Van Poppel — l’un des plus vieux amis de son père — et leur premier enlacement, au bal de la Grande-Harmonie, dans cette valse enivrante, tout embaumée d’aphrodise, qui l’avait laissé délicieusement étourdi pendant trois jours ! Il se rappelait les premiers mots qu’elle lui avait dits et dont l’arbitraire syntaxe l’avait charmé, sa bonté souriante, le touchant récit de sa vie simple, active, dévouée toute au gouvernement d’une maison touffue d’enfants, de petits-enfants et même d’arrière-petits-enfants ! Il revoyait aussi le beau soir des aveux. Et, à ce souvenir inoubliable, de nouveau son cœur se mettait à battre dans sa poitrine des petits coups de tonnelier... ⁂ Alors, Joseph poursuivit son chemin à grands pas. Il plaignait chaque passant de ce qu’il ne fût pas lui. Un pauvre garde-ville, qui se tenait impassible en son imperméable, au coin de la rue des Fripiers, l’emplit surtout d’une forte compassion. Il dut se retenir pour ne pas se jeter au cou de cet homme et consoler sa misère. Mais déjà sa pensée voltigeante se posait sur M. et Mme Kaekebroeck, dont il escomptait la surprise et la joie, quand, demain, amenant Adolphine devant eux, il dirait : « Voici votre fille. » Et il s’en voulut de tout le mystère qu’il avait fait à ses bons parents. C’était mal à lui, vraiment, d’avoir différé une confession qui leur eût donné tant de bonheur ! Maintenant, il gravissait un large boulevard ; soudain, il aperçut la grande serre du Jardin Botanique toute scintillante de paillettes, et son dôme pâle vert, d’une ineffable et tranquille lueur, sous la belle lune ronde. Et il frémit au souvenir du suicide de son ami Trullemans qui avait préféré mourir, en léchant tout le vert-de-gris du dôme vénéneux, plutôt que de survivre un seul jour aux dédains d’une abominable coquette. — Ah ! pauvre grand Jules Trullemans, s’écria Joseph en s’appuyant sur la balustrade du jardin profond, brave cœur incompris, comme je te plains ! Hélas ! pourquoi aspiras-tu à la haute bourgeoisie... Et dire que, sans cette détestable Van Tussenbroeck, nous t’aurions vu demain au milieu de nous, gai, farceur — Jan Claes — comme tu l’étais avant qu’une fatale passion eut brisé tous les ressorts de ta robuste jeunesse ! L’amour t’a perdu ! Et voilà qu’il m’a sauvé, moi ! Et Joseph, pleura le mort immortel. Il fit un geste de tristesse et s’éloigna. Mais, arrivé au sommet du boulevard, il s’arrêta un moment encore devant le populaire abreuvoir de la porte de Schaerbeek et il but à longs traits l’eau pure, à la vertu lustrale, dans le vil gobelet enchaîné. Car il se sentait un irrésistible besoin d’affirmer son âme redevenue simple et Brusseleer. Enfin, il s’engagea dans la rue Royale et bientôt il fut devant la porte de sa maison. Il mit la clef dans la serrure ; mais, avant d’ouvrir, il jeta un dernier regard au ciel : le sombre azur demeurait constellé. — Allons, dit-il, il fera beau demain. Je pourrai endosser ma tenue de sous-lieutenant. Adolphine sera tout de même si contente... Ce fut un repas magnifique qui emporta le souvenir de toutes les précédentes frairies familiales. Le jeune Ferdinand Mosselman y acheva de conquérir la petite Mme Posenaer que, par une audacieuse substitution de carte, il avait faite sa voisine. Quant à Joseph, grâce à son obéissante serviette qu’il laissait choir à tout moment, il sut se ménager sous la table, avec les jambes d’Adolphine, des entrevues délicieuses. Par exemple, sa bizarre conduite, alternée d’éclipsés et de réapparitions soudaines, n’allait pas sans provoquer un certain étonnement chez la jeune Mme Théodore Van Poppel, sa voisine de gauche, dont le ventre monstrueux montrait éloquemment qu’elle attendait famil. Elle ne put s’empêcher de lui dire, comme elle le voyait redresser sa tête cramoisie : — Ah ça, mais vous êtes toujours sous la table, vous ! Joseph s’épongeait, car son brillant uniforme lui devenait insupportable. C’était littéralement la tunique de Nessus — ce premier, mais formidable rigollot de l’antiquité. — En effet, avoua-t-il un peu contraint, mauvais exercice pour la digestion. C’est ma satanée serviette, voyez-vous, qui glisse tout le temps sur mon pantalon collant... Mais vous, ajouta-t-il en riant, comment est-ce donc que vous faites pour qu’elle ne tombe pas ? Et il considérait la rigide serviette que la jeune femme maintenait parfaitement en équilibre dessus un ventre qui surplombait son assiette. — Oh ! moi, je l’ai attachée avec une épingle. Regardez... ⁂ Il ne regarda pas, car, en ce moment, surgit un grave incident qui délivra le jeune homme d’une conversation, toujours un peu pénible avec une femme enceinte. — Mais voyez une fois Ernest, s’écria le père Platbrood, qu’est-ce qu’il a donc ? En effet, le petit communiant avait quelque chose. Il était devenu d’une pâleur extrême. Sa tête aux yeux chavirants, roulait avec ses crolles sur le dossier de la chaise, tandis que sa main droite, plaquée sur son gilet blanc, semblait vouloir comprimer les premières effervescences d’une émeute qui, visiblement, cherchait son escalier des Tuileries. Déjà, Mme Spruyt était près du « petit mari. » Dans l’irréflexion de l’émoi, elle le secoua avec vigueur. — Eh bien, Ernest, qu’est-ce que vous avez maintenant ? — Pour l’amour du ciel, dit M. Rampelbergh, ne le clouchez pas comme ça ! Attendez... En sa qualité de droguiste, il se leva pour aller examiner l’enfant. Tout le monde attendait son diagnostic... — Il est soûl ! dit-il simplement quand il eut dévisagé le petit bonhomme pendant deux secondes. — Pas possible ! s’écrièrent tous les convives. — Mais, fit Mme Spruyt en s’adressant à la petite Hermance, qu’est-ce qu’il a fait pour se mettre dans cet état-là ! Si ça est permis ! — Je ne sais pas, ma tante, répondit la communiante toute penaude. Cependant, le petit garçon avait blêmi davantage. — Il faut le conduire tout de suite à la cour, suggéra le gros M. Posenaer, autrement... Cette fois, M. Spruyt accourut. Il prit l’enfant dans ses bras et disparut, suivi de sa femme bouleversée. La porte s’était à peine fermée derrière eux, qu’on entendit un grand bruit sur l’interprétation duquel toute controverse était impossible. Un silence tomba dans la pièce. — Sapristi, il était temps ! conclut Émile Platbrood. ⁂ — Och, ça n’est rien, dit Mme Van Poppel qui ne s’était pas laissé émouvoir. Ça lui apprendra ! Et elle adressa un clin d’œil au digne M. Van Poppel qui fit aussitôt apporter le vin de Champagne. Les bouchons sautèrent et les conversations repartirent, gaies, bruyantes. Mme Platbrood ne tarissait pas sur la cérémonie du matin à l’église Sainte-Catherine, et s’extasiait sur la magnificence des toilettes. Mais M. Kaekebroeck était contrariant. Il pérorait, n’admettant pas le luxe déployé par les petites communiantes. — On voit des pauvres gens, dit-il, se priver de tout pour acheter une belle robe à leur enfant, et des chapelets, et des bracelets et tout ça... Et ça n’est rien que pour la gloriole. De mon temps... Mais Mme Platbrood légèrement piquée — car elle avait paré sa petite Hermance comme une châsse — n’en voulait pas démordre : — Vous conviendrez, fit-elle en cherchant un assentiment chez la majestueuse Mme Kaekebroeck, que le coup d’œil était rudement joli à l’église. Toutes ces petites filles sous leurs voiles, c’était très impressionnant. On peut rire de moi si on veut, mais ça m’a émue. — Ça je veux croire, approuva Mme Timmermans, tandis qu’une vieille larme dégoulinait par saccades sur ses grasses joues de veuve. Och, moi je ne sais qu’à même pas voir quelqu’un en blanc sans pleurer ! Tout à coup, son voisin, M. Rampelbergh, lui prit gaillardement la taille et regardant de coin, avec une figure à la Jan Steen : — On voit bien alors, dit-il avec sentiment, que vous ne m’avez encore jamais vu en pans volants ! Ce fut un sursaut général. On se tordit pendant dix minutes, montre en main... ⁂ Comme on apportait les grandes « Catherine », une troupe d’enfants s’élança brusquement dans la salle. Les dames s’en emparèrent, les cajolèrent avec tendresse et remplirent leurs poches de bonbons. Puis, quand ils eurent essuyé les baises de tous les invités, on pria les silencieuses cousines Maria et Pauline qui, visiblement, n’en pouvaient plus d’être assises, de les aller mettre coucher. Alors, M. et Mme Van Poppel se levèrent avec solennité et tout le monde passa dans la salle voisine où le café fut servi. Ce petit pochard d’Ernest jugea le moment propice pour reparaître sans la moindre gêne. Il était complètement guéri. Pourtant, dans la crainte d’une nouvelle catastrophe, on l’engagea à aller s’amuser dans le vestibule avec Hermance. Les « petits mariés » ne se le firent pas dire deux fois. Ils s’évadèrent et rejoignirent les petits Spruyt et les petits Platbrood qui, déjouant la surveillance de Maria et de Pauline, étaient sortis de leurs lits et gambadaient en robe de chambre sur les paliers. La maison retentit bientôt de leurs cris d’hirondelles. Les diables jouaient « enlèvement » sur le carré du premier étage. Ernest enlevait Hermance ! Maintenant, massés dans un coin de la salle, les hommes, un peu rouges parce qu’ils étaient un peu gris, buvaient des liqueurs et fumaient de gros cigares. Ils avaient cerné le petit Théodore Van Poppel, dont ils commentaient librement la paternité imminente. Et le jeune mari, encore imberbe, souriait effaré, reculait, hoquetait sous leurs petites touches de doigt dans son ventre. Émile Platbrood le délivra en prononçant le nom de M. Keuterings. Il suffisait : l’illustre veuf fournit dès lors tous les éclats de rire. Pendant ce temps, les dames, plus recueillies, assises sur des chaises disposées en rond sous le lustre, s’entretenaient, en sirotant leur tasse, de la grossesse de Mme Théodore Van Poppel qu’elles félicitaient sur son courage et sa bonne santé. Pour une première fois, elle portait très bien... — Hein, insinua Mme Rampelbergh, hein, on dirait, où est-ce qu’elle a appris ça donc ? ⁂ Alors, Joseph s’approcha d’Adolphine et l’entraîna doucement dans une embrasure. — Écoute, lui dit-il tout bas avec émotion, je crois que c’est le moment... La jeune fille se sentit défaillir. — Oeïe non, gémit-elle, je n’ose tout de même pas ! — Allons, du courage, donne-moi la main... Justement, Ferdinand Mosselman, poussé par Mme Posenaer, venait de s’asseoir au piano. Il plaqua quelques sonores accords. Tout le monde vint se placer derrière le virtuose qui, brusquement, attaqua le Tara ra boum de ay. Profitant de cette diversion, les jeunes gens s’avancèrent dans le salon, où M. et Mme Kaekebroeck venaient de se retirer sur l’invitation concertée des Van Poppel et des Platbrood. Et, quand ils furent devant M. et Mme Kaekebroeck : — Mes bons parents, dit Joseph avec simplicité, voici la femme que j’ai choisie. J’aime depuis longtemps Mlle Adolphine Platbrood. Voulez-vous qu’elle soit votre fille ? À ces mots, les deux vieux restèrent un moment très graves, interdits, « paf ! ». Et leurs lèvres frémissaient sans qu’ils pussent rien dire. Mais soudain, ils ouvrirent en même temps leurs bras tout au large. Et les enfants s’abattirent sur leur cœur, tandis que M. et Mme Van Poppel et les époux Platbrood, touchés jusqu’aux larmes, s’élançaient au cou les uns des autres et s’embrassaient comme des pauvres ! ⁂ Cependant, Joseph et Adolphine se marièrent le 2 mai suivant, comme les clochettes des muguets sonnaient le printemps. Ferdinand Mosselman sortit de sa maison, et tout de suite, sur le trottoir, un bien-être l’envahit, un bon frisson courut jusque dans ses moelles. Il respira un grand coup, se donna une tape d’aise sur la poitrine et, souriant, il partit pour le ministère. Jamais, il n’avait éprouvé pareille allégeance ; il se sentait leste, robuste, impondérable ! Il marchait d’une façon plus élastique et comme si, sous ses pas, les pierres prenaient une vertu de tremplin. Dans la rue tranchée d’ombre et de soleil, roulaient à fracas, lançant des éclairs d’or et d’argent, les charrettes de laitiers, tandis que, des venelles et des impasses, débouchaient les colporteuses au ventre rebondi, les marchands d’abat-jour, de lacets, de mine de plomb, tout le menu gibier quotidien de l’insatiable police. Ferdinand leva les yeux et s’attendrit. Dans le ciel tendu de pâle azur, s’avançaient lentement d’épais nuages blancs, de merveilleux nuages, pareils à d’énormes « blocs » de ouate. — Ah, pensait-il, le beau ciel de quand j’étais petit ! Sa joie s’accrut de jolis souvenirs. Une magie enveloppait son âme. Des brises amies frôlaient son visage. Les passants avaient un aspect bienveillant et doux. Les choses dégageaient comme un sourire fraternel, humain. Il allait dans une allégresse juvénile, ému de sensations neuves. Tous ses sens s’épanouissaient. Il gagnait une acuité de vue, de flair et d’ouïe vraiment surprenante... L’air résonnait du hennissement des juments qui se cabraient entre les brancards, s’ébrouaient des naseaux et secouaient leur lourde crinière. L’eau des abreuvoirs s’égouttait dans les vasques en perles plus claires, en notes plus harmonieuses et plus fines. Souvent, passaient des chiennes poussiéreuses, la langue pendante ; elles galopaient, les pauvres, d’une course lassée, se retournant parfois pour jeter un coup de croc aux chiens anhélants qui les poursuivaient et dont la meute en folie grossissait à chaque coin de rue. Les marchands de comestibles commençaient la toilette de leur vitrine, avançant avec mille précautions jusqu’au bas de la glace, de petites caisses où s’alignaient, sur des feuilles de vigne, cinq à six fraises pâles, chlorotiques, couleur de poisson rouge mort... Et dans toutes les rues, par les soupiraux des cuisines, sortait le bruit dur du kip-kap hâchant, pour les soupes vertes, l’herbe tendre, le cresson, le persil, le pourpier doré... Soudain, le jeune homme apparut sur le marché tout resplendissant de giroflées et de fleurs-de-beurre. — Eh sacrebleu, s’écria-t-il, mais c’est le printemps ! ⁂ C’était lui ! Un printemps hâtif, charmant, une récompense du ciel en retour d’une longue suite d’années noires sombrées dans une pluie éternelle. Ferdinand orna sa boutonnière d’une flirebloem aux beaux tons brûlés et poursuivit son chemin en fredonnant le lied de Siegmund et de Sieglinde ! Comme il arrivait devant la rue des Harengs, une ombrelle claire, tournoyante, attira son regard. Il s’empressa de faire un crochet, frôla le parasol, sous lequel il reconnut Mlle Verhoegen, — la fille du marchand d’agrès et de cordages de la rue de Flandre, — qui causait avec Mme Timmermans. Un peu interdit, Mosselman salua : la jeune fille inclina la tête et, subitement, ses joues s’empourprèrent... Ferdinand s’éloignait déjà d’une démarche guindée, car il lui semblait qu’on l’étudiait dans le dos. Mais, dès qu’il se sentit hors de vue, il reprit son attitude libre, pourfendante, et une émotion délicieuse monta dans son âme... Il revoyait Mlle Verhoegen et s’étonnait que son image restât en lui et ne le voulût plus quitter. Jamais la jeune fille ne lui était ainsi apparue, parée d’un tel éclat de jeunesse. Brusquement, elle avait grandi ; hier encore, il l’eût prise pour une gamine ; aujourd’hui, elle était presqu’une femme. Il se demandait pourquoi, dans les réunions de famille où il la rencontrait chaque semaine, il n’avait jamais accordé la moindre attention à cette petite demoiselle, modeste et silencieuse, mais si prévenante et surtout si bonne pour les enfants. Elle surgissait fraîche et souriante de la pénombre et il ne revenait pas d’un étonnement qui le ravissait et l’entretenait dans un trouble ineffable. Occupé de sa vision, il ne voyait plus rien dans la rue et cheminait en coudoyant force passants. Pour la première fois de sa vie, un sentiment complexe, indéfinissablement tendre et grave, levait en lui... L’intuition d’un amour heureux, très long, éternel, venait hanter son esprit dont la perpétuelle moquerie se taisait enfin devant l’apparition chaste et pimpante de la vertueuse beauté ! Délicieusement obsédé, humant la brise romanesque, il pressa le pas, car il lui tardait maintenant d’être dans son bureau, pour mieux s’abstraire en son rêve et vivre bien seul pendant des heures, immobile comme un fakir, sous le charme de ses indicibles sensations. Il arriva au ministère cinq minutes avant neuf heures et, sans prendre garde aux huissiers stupéfaits, il bondit sur l’escalier dont il escalada les marches en quelques sauts. Après s’être enfermé dans son cabinet, il monta sur une haute chaise et, la tête dans les mains, il s’abîma dans ses réflexions. Ses paumes tendaient la peau de ses tempes et bridaient ses yeux, ce qui lui donnait un air parfaitement japonais... ⁂ Il évoqua sa vie, et la jugea froidement : il convint qu’elle ne lui avait procuré jusqu’ici qu’un plaisir assez négligeable. Il reconnut qu’il était extrêmement las de lancer des jeux de mots, conter des histoires de Marseillais, dire des chansonnettes, croquer des pains à la grecque dans les soirées bourgeoises, où sa blonde mine et surtout sa « position », en même temps que sa qualité de petit-fils unique d’une bonne vieille grand’mère, le faisaient un personnage excessivement recherché. Mais, par-dessus tout, il enrageait d’être encore l’amant de cette impérieuse petite Mme Posenaer, qu’il n’aimait plus, qu’il n’avait jamais aimée. De fait, il l’avait conquise par vanité, satisfait de croire qu’il imitait ainsi le grand monde. Sa flamme avait été brève, car, tout de suite, il avait appris comme c’est un mince bonheur de partager une femme avec un brave homme de mari, dénué de toute espèce de jalousie romantique et, pour trancher le mot, légèrement imbécile... Maintenant, il détestait cette femme, l’accablant d’une rancune qui, en un moment, se gonflait de griefs irrémissibles. Elle lui apparaissait comme une créature mauvaise, fatale, qui l’avait détourné du bonheur... Sans doute, c’était à cause d’elle qu’il était passé comme un sot, sans la voir, tout près de cette belle Adolphine Platbrood, qui l’eût aimé s’il avait voulu. Et il frémissait aussi à la pensée que les coquetteries perverses d’une Messalinette avaient tué la pauvre Mme Keuterings, dont le corset pathétique remuait parfois encore dans son âme toute une vase de remords ! Il tapa du poing sur son pupitre, d’un coup si furieux que le porte-plume, le grattoir et la « gomme » tressautèrent sur l’encrier. — Il faut rompre ! s’écria-t-il, et il s’emportait dans un monologue imprécatoire, quand la porte du bureau s’ouvrit brusquement et parut un vieux garçon de salle : — M. Verbist demande le dossier 239 : Terrains de la digue de Heyst. — C’est bon, monsieur Pierre, répondit Mosselman en congédiant l’huissier, je le porterai moi-même. Il haussa les épaules, descendit de sa haute chaise et, s’emparant d’une échelle, il vint l’appuyer contre un mur d’épaisses paperasses. Il gravit les degrés avec agilité et dégagea, non sans peine, le dossier 239 sur lequel il appliqua une violente claque, qui fit jaillir une superbe poussière. Puis, la digue de Heyst sous le bras, il s’apprêtait à regagner le plancher, quand, par-dessus les demi-rideaux de la fenêtre, il vit le ciel resplendissant et le Parc dont les puissantes frondaisons, givrées de rose, annonçaient le réveil de la terre. Il demeurait sur son échelle ; de nouveau, ainsi qu’au début de la matinée, il sentit le pénétrer une langueur douce, inexprimable. Il s’intéressa longuement à deux ramiers qui bâtissaient un nid dans la fourche d’un grand orme. Puis, son regard plongeant des cimes jusqu’à terre, il aperçut dans une allée, à travers le treillis des charmilles, des bébés qui jouaient avec des seaux et des pelles autour d’un vieux banc. Et son cœur en fut tout remué. Jamais la vue des petits enfants ne l’avait attendri comme cela ! La romance travaillait en lui. — Eh bien, monsieur Mosselman, jeta une voix dans l’entre-bâillement de la porte, le dossier, s’il vous plaît ? ⁂ Il déjeuna au ministère de petits pains fourrés, fait insigne, sans précédent dans sa vie de premier commis. Pendant tout l’après-midi, il continua de penser à Mlle Verhoegen. À force de pressurer sa mémoire, il était parvenu à retrouver quelque fugace souvenance de cette enfant timide, et, bientôt, il eut la témérité, tant son désir impatient enflammait son imagination, de la reconstituer toute dans ces soirées hebdomadaires qui les réunissaient tantôt chez les Van Poppel, tantôt chez les Rampelbergh, les Kaekebroeck ou les Platbrood... Il fut vite convaincu que son indifférence à l’égard de Mlle Verhoegen n’avait pas été si complète. Assurément, il l’avait remarquée, mais les soins, la farouche surveillance de Mme Posenaer avaient sans doute empêché qu’il s’abandonnât au sentiment très vague, mais très tendre — à coup sûr — qui l’entraînait vers la petite demoiselle. Oui, il excusait, il comprenait maintenant son extérieure indifférence, car il est humain de ne point convenir qu’on a manqué de jugement et de goût. Son ardent désir rachetait aujourd’hui son incuriosité, et parait Mlle Verhoegen d’une poésie, qu’il lui semblait — en ce moment éréthique — que la possession dût accroître encore, au lieu de la faire cesser brusquement, comme prétendent les psychologues exercés. Il ne s’étonna même pas que ses idées le menassent très franchement sur la pente du mariage. En quelques heures, une transformation singulière s’était opérée en lui. Son esprit très sensible, mais frivole, soudain s’était rempli de sagesse et de réflexion. Il lui venait de graves pensées sur l’existence : il entrevoyait son but. Il restait un peu effrayé devant l’indolence de sa vie et jurait de s’occuper désormais à des choses utiles. D’ailleurs il venait de doubler la trentaine, il était temps, bientôt il serait un « old boy ». Il songeait aussi qu’une femme ne manquerait pas de lui donner une sorte de prestige auprès de ces chefs, que la jeunesse et le célibat de leurs subordonnés irritent parfois comme des avantages dont ils pensent qu’ils n’ont jamais joui... Et il supputait l’avancement qui lui viendrait. Il ébaucha même en un éclair tout le plan d’un précis, d’un petit catalogue de quelque chose — il trouverait bien — qui lui vaudrait peut-être la promotion de sous-chef et commencerait d’affirmer son importance. Puis, une pensée revint qu’il s’était efforcé déjà de repousser loin, car il lui était pénible de croire qu’elle pût avoir la moindre influence sur son projet caressé. Il ne pouvait en effet se dissimuler que M. Verhoegen était un fort riche commerçant, dont le magasin de cordes et d’agrès était l’un des mieux achalandés du « bas de la ville ». Sa maison, ainsi qu’en témoignaient les vieux chiffres ancrés dans le haut du pignon espagnol, avait été fondée en 1697. Elle avait passé au fils aîné de chaque génération de Verhoegen et toujours avait prospéré. Aussi, le chagrin était vif chez le cordier de ne posséder qu’une fille, et de penser que son nom, si haut porté pendant près de deux siècles, s’éteindrait juste au moment peut-être où Bruxelles port-de-mer allait décupler le chiffre d’affaires de la corderie et permettre qu’on renonçât au petit commerce de détail. Ah, Bruxelles port-de-mer ! Mosselman se rappelait maintenant les lamentations du bonhomme. Tout un soir, il les avait subies vaillamment chez les Rampelbergh. Mais il s’était vengé en faisant un sublime tableau du nouveau port de la capitale, montrant les entrepôts, la traditionnelle forêt de mâts, les grosses cheminées des steamers et le grouillement de toute une population nouvelle, bariolée, pleine d’éléments orientaux, barbaresques. Tout cela à deux pas de la corderie... — Ah ! avait soupiré M. Verhoegen ébloui, mon gendre ne sera sûr pas à plaindre ! — Oui, répétait aujourd’hui Mosselman, le mari de Mlle Thérèse ne sera « sûr » pas malheureux... Toutefois, il est juste de le dire, son sentiment dérivait non d’un vilain appétit de lucre, mais plutôt d’une honorable, d’une noble sensualité... Il se redressa, passa la main sur son front, s’ébroua la tête. L’image de Mlle Verhoegen reparut aussitôt devant ses yeux, chaste et troublante, et il fut pris d’une irrésistible envie de revoir la belle jeune fille. Quatre heures sonnaient à l’horloge du couloir. — Hé là ! dit-il, assez de solitude... Il courut à la petite fontaine accrochée au mur et se savonna les mains avec fébrilité. Il s’élançait vers la porte, quand celle-ci s’ouvrit avec lenteur : un petit homme sanguin, houppé d’une mèche grise et portant des lunettes d’or, entra dans la chambre. C’était M. Verbist, le chef de bureau. Il sourit, voyant l’émoi du jeune homme qui se découvrait avec respect. — Mon ami, lui dit-il, je vous rapporte le dossier de la digue de Heyst. J’en ai classé toutes les pièces avec soin. Le ministre peut nous les demander d’un moment à l’autre. Entre nous, l’État ne se montre pas très adroit en cette affaire. Il est mal conseillé. J’ai osé l’insinuer dans une petite note dont vous me direz des nouvelles demain. Après cela, qu’il fasse ce qu’il veut, je m’en lave les mains ! — Vous avez raison, appuya Mosselman en donnant à sa mobile figure une expression de profonde gravité, l’État est très mal conseillé... Et, recevant le gros dossier dont il ne connaissait pas une seule pièce, il gravit précipitamment l’échelle et, vite, le replaça dans sa case pour qu’il n’en fût plus question. Mais M. Verbist, le nez en l’air, suivait le jeune homme d’un regard paternel. Comme Ferdinand s’apprêtait à redescendre, il l’interpella tout à coup : — Ah ! avant que je l’oublie ! Mon cher subordonné, Mme Verbist m’a prié de vous inviter à manger la soupe avec nous samedi prochain, sans façon, vous savez... Ma fille Emma a reçu tout un stock de nouvelles romances, surtout des duos, qu’elle voudrait bien déchiffrer avec vous. Affaire entendue, n’est-ce pas ? Adieu, mon ami ! Et M. Verbist, envoyant un bonjour de la main, se retira précipitamment. — Nom d’un tonnerre ! jura Ferdinand en se laissant dégringoler de son échelle... Une bonne odeur de goudron flottait dans le magasin d’agrès et de cordages, où Jérôme, le vieux commis, serré dans son tablier bleu, servait les pratiques d’un air bourru. Il pesait la ficelle tout en mâchonnant l’éloge de la marchandise ; puis, soulevant le plateau de la balance, il versait les pelotes dans les bras du client, sans nul emballage, car elles pouvaient, disait-il, supporter le grand jour. Il vendait aussi des brosses de toutes sortes pendues au plafond en robustes chapelets et des « loques à reloqueter » très épaisses, leur duvet encore tout semé de petites échardes noires. Il passait la main sur les objets, tapait dessus rudement : — Ça c’est inusable, prononçait-il, vous n’en verrez pas la fin. Il y avait grande affluence de clients et le bonhomme semblait un peu débordé, quand, vers cinq heures, Ferdinand Mosselman entra dans le magasin : — Bonjour, Monsieur Jérôme, dit-il avec force, d’un air dégagé. — À vos ordres, Monsieur Ferdinand ! s’écria le commis dont le visage grognon, mafflu comme celui d’un boule-dogue, exprima aussitôt un joyeux étonnement. Il voulut le servir tout de suite. — Non pas, mon brave, fit le jeune homme en l’arrêtant du geste, je suis le dernier. Pas d’injustice. Faites à votre aise, je ne suis pas pressé d’ailleurs, ça m’amusera de regarder la boutique... Mlle Verhoegen n’était pas là. Mosselman poussa un petit soupir de soulagement : son cœur reprit un battement normal. Pourtant, il éprouvait un vague déplaisir. Il était venu frémissant, mais résolu, persuadé qu’il allait se trouver face à face avec la jeune fille, et remettant à la grâce de Dieu ses premières paroles... Or, l’absence de Mlle Thérèse, si elle défaisait la boucle de ses craintes, lui promettait en revanche de nouvelles transes, et il éprouvait quelque chose comme la courte satisfaction du patient, enfin déterminé après mille hésitations, mais à qui l’on annonce tout à coup que le dentiste le recevra seulement demain... Mosselman se promena dans le vaste magasin, respirant la bonne odeur balsamique, s’arrêtant devant les énormes rouleaux de câbles et les poulies et les grands filets goudronnés qui donnent l’âpre nostalgie de l’océan... Comme il s’avançait vers le fond de la pièce, une petite serre, accotée à la boutique qu’elle dominait de quelques marches, retint tout à coup ses regards charmés. Une grosse vigne tordait ses vieux sarments le long des carreaux soigneusement lutés, et commençait de s’épanouir en feuilles tendres. Tout autour, sur des gradins, étaient rangés des pots de géranium et de fuchsia dont les fleurs vives contrastaient avec le feuillage maigre. Dans une cage verte accrochée au mur, sautillait un oiselet. Une lumière tranquille, blonde, fusant de la cour profonde, régnait dans la petite serre et venait doucement caresser un pupitre jaune sur le versant duquel reposait un énorme livre relié de toile. Mosselman se crut transporté dans le tableau d’un petit maître hollandais. Il demeurait là, ému de ravissement, évoquant la vie simple et méthodique des bourgeois disparus, quand une porte de la serre s’ouvrit et parut une belle demoiselle. Le jeune homme tressaillit. Il dut se retenir à la grande bascule : ses jambes flageolaient, un émoi indicible oppressait sa poitrine... Et il murmura comme au théâtre : — Elle, elle ! ⁂ Mlle Verhoegen jeta un rapide coup d’œil à travers la cloison vitrée, puis, sans apercevoir Ferdinand qui continuait à défaillir dans la pénombre propice, elle s’assit devant le pupitre, ouvrit le grand livre. Elle prit une plume d’oie qu’elle plongea dans la vasque d’un antique encrier à siphon et se mit à écrire, consultant de temps à autre un carnet de notes. Elle portait un joli corsage mauve, orné d’une collerette de dentelle, ce qui lui avenait beaucoup en dégageant son beau col dont la ferme ligne venait se perdre dans les frisons légers de la nuque et les magnifiques cheveux noirs relevés en proue. Sa figure, tout éclairée d’un regard vif et gai, resplendissait de jeunesse. Mosselman ne se lassait d’admirer les oreilles, le nez, la bouche pourprée, d’un dessin irréprochable, et les yeux noirs frangés de longs cils. Mais les mains potelées et les avant-bras qui jaillissaient nus, exquisement roses et duvetés, des grosses manches bouffantes, le plongèrent dans un enivrement décisif. Devant lui, surgissait l’amante idéale et telle qu’il avait toujours inventé, rêvé la femme, dans ses chimères. Une grande confusion lui vint encore de n’avoir pas deviné une métamorphose si belle. Cette fois, il sentait que son amour ne serait pas un passager désir. Son inconstance jetait l’encre. Il aimait, et il était près de tendre les bras, comme Faust ébloui à l’apparition d’Hélène, quand le vieux Jérôme s’écria gaiement : — Eh bien, monsieur Mosselman, ce sera quand vous voudrez, il n’y a plus personne... ⁂ Il devint écarlate. Mais, tout de suite, il se ressaisit. — Dites-moi donc, Jérôme, fit-il d’un ton détaché, elle doit être bien vieille cette vigne chevelue qui pousse sous la vérandah ? — Ma foi, repartit le commis malicieux, on dit qu’elle a deux cents ans, près de dix fois l’âge de la petite demoiselle qui écrit là-bas dans la serre... — Mlle Thérèse a vingt ans ! s’écria vivement Mosselman. — Mais oui, depuis hier à trois heures du matin, si ça vous intéresse. Parbleu, je le sais bien, puisque je la tenais dans mes bras quelques minutes après son entrée dans le monde. Et c’était déjà une gaillarde, allez ! Hein, la petite ne se doute pas de mes compliments... En effet, Mlle Thérèse continuait d’écrire avec application, relevant parfois la tête pendant une seconde pour sourire au petit oiseau qui sautillait dans la cage. — Vous la voyez, n’est-ce pas, ajouta Jérôme, l’œil demi cligné, eh bien, c’est tout le portrait de sa grand’mère, Mme Verhoegen, quand elle avait vingt ans. Ah, ça était une belle femme ! Le jeune homme, un peu contraint, se sentant deviné, fixait obstinément un collier de brosses à écurer... — Jérôme, dit-il enfin d’un accent où perçait l’embarras de ne point trouver une transition, je voudrais avoir une ficelle très mince mais très solide ; vous savez, c’est pour faire monter le cerf-volant de mon petit cousin Gustave. — Voilà, dit le bonhomme en jetant sur le comptoir des pelotes de toutes grosseurs, choisissez... Puis, sans cesser de braquer ses yeux affilés sur Mosselman, il poursuivit : — Oui, je suis quarante-trois ans dans la maison ! Ça commence à compter ! J’ai vu le mariage du grand-père, j’ai assisté à la noce du fils, et, qui sait, ce sera encore fête bientôt dans la famille... À ces mots, Ferdinand, les mains reliées par une ficelle qu’il tendait par saccades violentes pour en éprouver la solidité, laissa tomber ses bras sur le comptoir et devint très pâle. — Une fête bientôt, murmura-t-il, comment ça ? Pour toute réponse, Jérôme fit un petit hochement de tête du côté de la serre. Alors, une angoisse inexprimable lacéra le cœur du jeune homme. — Trop tard ! gémit-il tout haut, et, d’un effort enragé, il rompit la ficelle passée autour de ses mains. — Sapristi, vous saignez ! s’écria le commis. En effet, la ficelle avait pénétré dans les chairs. Mais Ferdinand n’y prenait pas garde, tant son âme était bouleversée de sinistres appréhensions. Il tournait avec anxiété ses yeux vers la serre, quand il poussa un cri de surprise... Mlle Verhoegen venait d’apparaître sur le haut de l’escalier. Un moment, elle se tint immobile, pensive, l’épaule au chambranle de la porte. Puis elle descendit lentement les marches de pierre comme une petite Salammbô... ⁂ — Jérôme, fit-elle en s’élançant vers le commis, il y a une grosse erreur dans ton carnet ! Tu as marqué cinq cents... Elle n’acheva pas : elle se trouva tout à coup en face de Mosselman qu’une pile de nattes et de paillassons avait dissimulé tout d’abord. — Monsieur Ferdinand ! dit-elle toute saisie et confuse. — Mademoiselle Thérèse ! s’écria le jeune homme en devenant blême comme la lune matinale. Il tendait la main par-dessus le comptoir, mais, brusquement, il la retira : elle était couverte de sang. — Mon Dieu, s’exclama la jeune fille, vous êtes blessé ! C’est à la bascule, je suis sûre. Attendez, je cours chercher de l’arnica ! Il voulut la retenir, elle avait déjà disparu. — Cher cœur ! exhala le bon Jérôme en continuant de regarder la porte par où l’enfant s’était envolée. Cependant, Mosselman avait retrouvé un peu d’assurance. Il fixa le commis : — Ah ça, qu’est-ce donc que vous vouliez dire tout à l’heure ? Jérôme souriait, voyant sa mine impatiente et soucieuse. Il mit un doigt sur la bouche : — Chut ! Mlle Verhoegen revenait justement les bras chargés d’une cuvette toute remplie de fioles, de ouate et de linge. — Vite, dit-elle au bonhomme, va me chercher de l’eau dans ce bassin. — Oh, mademoiselle, supplia Ferdinand, ne vous mettez pas en peine ainsi. Tenez, c’est déjà fini... Il montra sa main droite où, sur le dos des phalanges inférieures, apparaissaient de profondes meurtrissures. — Mon Dieu, gémit-elle apitoyée, comment donc avez-vous fait votre compte ? — C’est bien simple, fit-il en s’enhardissant. Je tenais une ficelle dans mes mains, comme ça... Alors, une idée folle, absurde, une idée qui ne tient à rien, m’a passé par la tête. Je me suis dit : tiens, gageons que si je parviens à casser cette petite corde, je romprai aussi autre chose... et crac ! Elle le considéra avec surprise et se sentit défaillir sous la caresse de ses yeux tendres et souriants. Soudain, ses joues s’empourprèrent ; dans un éclair, elle venait de comprendre le bizarre symbole du jeune homme... La ficelle était cassée : il rompait, il avait rompu avec Mme Posenaer ! ⁂ — Eh bien, Jérôme, tu n’es pas leste, dit-elle au commis, qui rentrait portant le bassin avec précaution. — Que veux-tu, petite, repartit le vieux renard, je ne suis plus jeune. Tout de même, je me serais dépêché davantage si j’avais su que tu étais si pressée de me revoir... Elle fit semblant de ne pas entendre, et, très agitée, s’occupa à déplier des linges. Vite, elle déboucha un flacon d’arnica dont elle épancha quelques gouttes dans l’eau de la cuvette. — Allons, dit-elle au jeune homme, muet de ravissement, un peu de courage, baignez votre main, c’est cela... — Oh, oh ! ça pique rudement ! s’écria Mosselman en faisant une grimace de torturé. — Ça n’est rien, c’est seulement les premiers moments... Mon Dieu, que va dire votre bonne maman ? Le vieux commis les avait quittés pour aller servir quelques clients : ils restèrent seuls, invisibles derrière l’échelle double et les tas de pelotes de ficelle qui encombraient l’étroit comptoir. — Grand’maman va certainement me gronder, reprit Mosselman en riant. — Je pense, dit Thérèse, que ce tête-à-tête avec le charmant blessé commençait à effaroucher un peu, je pense que vous pouvez maintenant retirer votre main... — Vous croyez... Elle est pourtant si bien comme ça, et je suis si heureux, moi, de pouvoir vous regarder ainsi tout à l’aise, de vous trouver si bonne, si gentille... À cet aveu, la jeune fille perdit contenance. — Oh, poursuivit Ferdinand d’une voix lente et pénétrée, je sais bien, vous êtes très indifférente. Vous n’avez jamais voulu me parler chez les Van Poppel, ni nulle part. Vous m’avez toujours évité avec soin. Dites, on a donc raconté des choses terribles sur moi... Je vous fais peur... Hein, j’ai une très mauvaise réputation... — Oh, monsieur Ferdinand ! protesta Mlle Verhoegen en baissant les yeux. — Oui, continua Mosselman, relevant sa manchette qui glissait dans l’eau, ce n’est pas possible autrement. Vous m’avez toujours témoigné la plus grande froideur. Si, si, ne dites pas non, je le sens, vous ne m’aimez pas... Depuis longtemps, je suis triste, et si, parfois, vous m’avez vu exubérant et gai dans ces réunions où vous me tendiez à peine la main, c’est que je voulais étourdir le chagrin qui me venait de vous... oui, qui me venait de vous... Mais, s’écria-t-il avec une véhémence progressive, je ne saurais plus vivre ainsi ! Vous me rendez bien malheureux... Tenez, depuis ce matin, il me semble que j’ai commencé une vie nouvelle, je suis un autre homme... Pardonnez-moi, mademoiselle Thérèse, mais je sens que je vous aime de tout mon cœur... Une émotion sincère vibrait dans ses paroles ; il souleva sa main droite ruisselante et saisit les mains de la jeune fille. — Oh, je vous en prie, Mademoiselle Thérèse, ne me désespérez pas. Répondez-moi, répondez-moi... Alors, elle releva lentement sa tête pâle et charmante et murmura, les yeux brillants de larmes : — Mais moi aussi je vous aime, monsieur Ferdinand ! Oh, depuis si longtemps, depuis que j’étais toute petite, et vous ne l’avez pas deviné... Il la contemplait éperdu de joie ; sous la compression de ses désirs, il ne pouvait plus articuler un mot... Alors, il prit doucement la tête de la jeune fille, et l’attirant par-dessus le comptoir, il la baisa longuement sur le front... ⁂ Quand ils revinrent à eux, Jérôme les regardait sévèrement, les bras croisés sur sa poitrine, la tête enfoncée dans les épaules, comme un Napoléon. — Monsieur, dit-il enfin à Mosselman d’un accent mélodramatique, vous venez de commettre une action indigne d’un homme d’honneur. Vous avez abusé de la confiance... Il ne put achever et partit d’un grand éclat de rire. — Mon bon Jérôme, s’écria la jeune fille en se jetant dans ses bras, il m’aime, il m’aime ! — Hé, je le savais, et je l’ai bien vu, repartit le brave homme avec émotion. Le rayon de soleil s’était évadé de la cour, et, dans la serre assombrie, la vieille vigne aux branches coursonnes éteignait doucement ses verdoyantes feuilles placées à contre-jour ; les fleurs de géranium s’avivaient au contraire et prenaient un contour plus précis. Le petit oiseau avait fini de sautiller : immobile sur son perchoir, il s’endormait dans ses plumes... Le pas des passants devant la porte de la rue se marquait plus net. L’ombre descendait dans le magasin, exaltant les parfums de goudron, appâlissant les trous noirs, estompant toutes les marchandises. Seules, les brosses de chiendent retenaient encore un peu de lumière et mettaient au plafond comme une douce clarté de nimbe. Ils babillaient pleins de joie. Maintenant, Mlle Verhoegen, enhardie par le crépuscule, bandait la main blessée de Ferdinand. Et son beau col rond émergeant du corsage, ses poignets délicats, et, surtout, la caresse de ses doigts frais donnaient à tous les nerfs du jeune homme une sensibilité de chanterelle. Il humait délicieusement l’arôme sensuel qui émanait de ce corps timide et charmant. — Hélas, mes enfants, dit Jérôme en se reprochant d’interrompre leur bonheur, il est temps de faire un peu de lumière. Et puis, c’est que vous n’avez point l’air de songer à Cappellemans ! — Cappellemans ! qu’est-ce que c’est que ça ! se récria Mosselman avec bonne humeur. Mais il sentit frémir la main de son amie. — Ah oui, Cappellemans ! murmura l’infirmière en éclatant en sanglots. Il la prit dans ses bras. — Eh bien, fit-il tout interdit, qu’est-ce qu’il y a maintenant ? Le vieux commis avait allumé un rat de cave : des ombres fantastiques dansaient sur le plafond et les murs. — Hélas, dit-il au jeune homme qui clignait des yeux, ébloui par la brusque flamme, Cappellemans, c’est son futur... À ces mots, Ferdinand resta immobile et comme pétrifié. Puis, brusquement, il dénoua les bras de Thérèse qu’il garda un moment devant lui, courbée sous ses yeux gonflés de stupeur ! Tout à coup, il la laissa tomber sur une pile de nattes, et, jetant un cri sauvage, bondissant par-dessus les poulies, les brosses et les câbles, il s’élança dans la rue... Justement, le petit Albert revenait de l’église Ste-Catherine, escorté de son grand-père et parrain M. Kaekebroeck, et de sa tante et marraine Pauline Platbrood. Il était exaspéré, poussait des cris de fureur, Adolphine, qui le guettait par « l’espion », s’élança dans la rue ; elle l’arracha des bras de la bonne, et, relevant l’immense voile de mousseline qui le couvrait, elle essaya de calmer le nourrisson. — Oh, le méchant ! Mais voyez un peu comme il est colère ! Dans le vestibule, elle lui chatouilla le nez, pinça tendrement ses babines : rien ne fit, Albert criait, se congestionnait toujours davantage. Alors, M. Kaekebroeck voulut s’en mêler ; il pencha sur le môme sa grosse tête barbue, fit une risette... Cette fois, l’enfant se tordit dans une vraie crise. — Mon Dieu, s’écria la jeune femme, partez, papa ! Il va gagner quelque chose ! Elle eut une inspiration : d’un coup de genou, elle redressa l’enfant afin qu’il reposât seulement sur son bras droit et, fouillant sous sa jupe, elle trouva une sucette qu’elle enfonça prestement dans la bouche du petit. Aussitôt, Albert s’arrêta de crier. — Vite, maintenant, dit Adolphine. Et, franchissant l’escalier de marbre, elle entra dans le salon. ⁂ La bonne-maman Kaekebroeck, Mme Timmermans et M. et Mme Rampelbergh, qui faisaient une partie, laissèrent tomber les cartes en poussant des exclamations. Tout le monde se leva ; on s’empressa autour du poupon qui sourit gentiment de ses pâles yeux bleus. — Mais bonjour Alberke ! Les femmes détaillaient chacune de ses performances, se récriaient d’admiration. — Mon Dieu, quel bel enfant ! — Oh ! il n’est pas gros, avouait modestement Adolphine, mais il a de la force savez-vous, sentez une fois comme ça est dur... Tous insinuèrent la main sous les langes dégrafés et tâtèrent les mollets du petit gas. On fut obligé de reconnaître que c’était en fer. Toutefois, M. Rampelbergh, venu le dernier, déclara finement qu’il avait tâté des choses qui ne lui paraissaient pas si dures que ça... — Oui, dit-il en faisant un clin d’œil significatif à la jeune Mlle Kaekebroeck... C’est, sans doute, quand on l’a baptisé... — Pas possible, n’est-ce pas ? interrogea Adolphine. Vivement, elle introduisit la main sous le maillot : — Oh ! le polisson ! vite, vite Léontine... Elle jeta le petit Albert dans les bras de sa bonne qui l’emporta au fond du salon, derrière un magnifique berceau tendu de soie rose, où l’on s’occupa, malgré ses pleurs, à le laver et à le changer de linges. Alors, on pensa à demander des nouvelles du baptême. Pauline reconnut timidement que son filleul avait été très sage, mais qu’il avait un peu pleuré en recevant l’eau sainte. — Och, mon Dieu ! soupirèrent toutes les femmes attendries. — Sapristi ! dit M. Kaekebroeck, il faisait un froid de loup dans cette grande coquine d’église. Tu sais, fille, c’est bon pour une foi. J’ai sûrement pincé un bon rhume là-dedans... Eh bien ! où reste maintenant ce sacré Joseph ? — Oh ! reprit Adolphine, il sera ici pour six heures, soyez tranquille. Et puis vous savez, lui n’est jamais pressé. Il a promis de ramener Mosselman. — Ferdinand Mosselman ! Tant mieux. Ça c’est un drôle de corps ! — Hé, on voit bien que vous ne l’avez plus vu depuis longtemps. Il est si fort changé, le pauvre garçon ! Vous ne mettriez plus son nom sur sa figure... — Qu’est-ce qu’il a ? demandèrent tous les invités. — Bé, je ne sais pas, répliqua Adolphine avec embarras, c’est un chagrin, je pense... — Allons donc, protesta M. Rampelbergh, ça je dois voir pour le croire ! — Eh bien, vous verrez, fit la jeune femme. Et elle s’échappa avec Pauline, sous prétexte d’aller surveiller la cuisinière. — Regardez un peu, dit M. Rampelbergh à M. Kaekebroeck en montrant les trois dames qui entouraient le nourrisson et parlaient nègre avec lui, ces femmes, ça sait qu’à même redevenir jeunes, ma parole ! — Sacrebleu, que j’ai faim ! s’écria M. Kaekebroeck. ⁂ Sous son globe, la pendule dorée sonna six coups lointains. — Le dîner est prêt, dit Adolphine. Tant pis, nous allons seulement nous mettre à table, venez ! Elle prit le berceau où s’endormait le petit Albert et le porta dans la salle à manger. On s’assit, et une forte fille déposa sur la nappe la soupière fumante. — Vous savez, dit Adolphine en confidence, comme si elle ne voulait prendre personne en traître, ce n’est pas un cordon bleu... Je ne l’ai que depuis huit jours. Mais elle est brave, ça je dois dire, et je ne peux pas me plaindre... Tout le monde certifia que la soupe était excellente. — C’est si rare le jour d’aujourd’hui d’avoir une bonne servante, assura Mme Timmermans. C’est une question de chance. Quelle misère, quand il faut changer ! On sait ce qu’on a, mais on ne sait pas ce qu’on aura. Je pense tout de même que vous êtes bien tombée... On entendit du bruit dans le vestibule, et, soudain, Joseph Kaekebroeck entra dans la salle, tout essoufflé. — Sapristi, nous avons couru ! Toutes nos excuses. Vous avez bien fait de commencer... — Et Mosselman ? s’écrièrent les convives d’une seule voix. — Il est là dans le vestibule. Il se brosse... Une minute, n’est-ce pas, le temps de me donner un coup de peigne. Il se sauva. — C’est toujours ainsi, dit Adolphine en se penchant vers sa belle-mère. Joseph n’est jamais pressé. Il a toujours du temps de reste et puis après, tout doit aller vite, vite... Sur ces entrefaites, Ferdinand Mosselman parut et fut salué par de grandes acclamations. Il s’était arrêté après un pas et, droit, les mains le long du corps, il inclinait doucement la tête : — Madame Adolphine, dit-il gravement, et vous, Mesdames et Messieurs, je vous prie de ne pas gronder Joseph, c’est moi seul qui suis le coupable. Je ne voulais pas venir... — Et pourquoi donc ! — Mais on dérange... et puis... enfin Joseph a tant insisté que je me suis laissé entraîner. — Ça n’est pas malheureux ! répondit Adolphine. Vous savez bien qu’ici, vous ne devez pas vous gêner. C’est la maison du bon Dieu. Voyez, votre couvert est là. Allons, mettez-vous... Il s’assit, sans se faire prier davantage, entre l’accueillante Mme Timmermans et Pauline Platbrood qui, très gênée, rougissante, ramenait vivement les coudes au corps, tentait de se recroqueviller et se proposait, dans sa ferme timidité, de rester bien coite, tout à fait insignifiante. Après un gracieux salut à ses voisines, Ferdinand déplia sa serviette et l’étendit sur ses genoux avec élégance. — Oh, très peu de potage, Madame ! fit-il dans un sursaut, arrêtant du geste Adolphine qui replongeait vigoureusement la louche dans la soupière... Il commença de manger avec lenteur, tandis que Mme Kaekebroeck s’informait de la santé de sa bonne-maman. Tous l’examinaient à la dérobée et restaient stupéfaits en le voyant si maigre, si pâle, l’air si las. Oui, il était changé. Un silence embarrassant tomba dans la pièce et personne, pas même M. Rampelbergh, si verbeux d’ordinaire, ne parvenait à desserrer les lèvres, quand Joseph entra bruyamment et s’affaissa sur sa chaise. — Ouf, dit-il en tendant son assiette à sa femme. Eh bien, le baptême, comment ça a-t-il marché ? — Mange seulement, dit Adolphine, j’attends après toi pour sonner... Joseph avala son potage avec une vitesse de deux cuillerées à la seconde. Mais, comme il s’essuyait les moustaches, il aperçut le berceau, placé un peu en arrière, entre sa mère et sa femme. Aussitôt, sa figure s’assombrit. Il fixa Adolphine : — Tu sais, fit-il d’un ton sévère, que ça je n’aime pas ! Quand nous sommes seuls, c’est très bien, si ça nous amuse de garder l’enfant à côté de nous... Par exemple, quand il y a du monde, Albert doit rester avec sa bonne, je l’ai dit plus de cent fois ! Tous les convives protestèrent avec force. Le petit ne bougeait pas, il têtait son biberon très gentiment... Cependant Adolphine, toute contrite, se levait pour obéir ; on l’obligea à se rasseoir. — Allons, allons, c’est une plaisanterie ! — Och, dit-elle prête à pleurer, Joseph réclame tout le temps... — Vous verrez, repartit celui-ci en adressant un clin d’œil au taciturne Mosselman, comme ce sera amusant tout à l’heure ! D’abord, moi je trouve que ça n’est pas appétissant. L’enfant est une petite bête très sale qui dégage un tas d’odeurs écœurantes, bizarres... — Tais-toi, dit sa mère avec une grosse voix, et toi, est-ce que tu sentais si bon à trois mois ! — Il y a quelqu’un, continua Joseph sans s’émouvoir, qui a dit qu’un berceau n’était poétique que lorsque l’enfant n’y était plus, car pendant qu’il y est, c’est un abominable cloaque ! — C’est peut-être un peu excessif, objecta Ferdinand avec douceur. — Non, non, celui-là était rudement dans le vrai ! — Celui-là, s’écria M. Kaekebroeck, ça devait être un fameux Jeanfoutre ! — C’était Barbey d’Aurevilly, répondit Joseph tout étonné de jeter un tel nom par-dessus une telle table. Un moment, il demeura rêveur, hanté par le ressouvenir de son passé littéraire. Mais, brusquement, on poussa devant lui un superbe gigot. Il saisit un grand couteau et s’apprêtait à trancher la pièce, quand Alberke s’agita dans sa barcelonnette, préluda à petites plaintes et, tout à coup, éclata en cris perçants. — Ça y est ! grinça Joseph en coupant nerveusement la viande ruisselante de jus. Mais Adolphine s’était levée. Elle saisit l’enfant et, sans mot dire, vivement elle se retira dans le salon avec sa belle-mère. — Hein, comme c’est gai ! fit Joseph, agacé, mais jubilant tout de même de voir sa prédiction accomplie. Derrière la porte, on entendait les deux femmes qui chantaient en se promenant pour endormir le bébé. — Tenez, c’est déjà fini, interrompit Mme Timmermans, qui se leva et passa dans la pièce voisine. Aussitôt, Mme Rampelbergh et Pauline, entraînées par l’exemple, disparurent à leur tour. Les hommes restèrent seuls et se regardèrent ahuris : Ferdinand lui-même ne put s’empêcher de sourire devant cet exode précipité. — Voilà, maugréa Joseph, est-ce que c’est agréable de dîner au milieu de toutes ces « courreries » ! — Oui, mais tu sais, tu es encore un drôle de pistolet ! dit M. Kaekebroeck. Que diable, quand on a un fils, il faut en subir les conséquences, ou bien on ne se marie pas ! — Moi, repartit M. Rampelbergh, en ne perdant pas un coup de fourchette, ça ne me gêne pas, vous savez. Pendant quarante ans, j’ai été dérangé tous les jours plus de vingt fois, quand j’étais en train de dîner, et souvent c’était pour une cens... Les affaires sont les affaires. Ça n’empêche que j’ai cédé ma droguerie à un bon prix... — J’entends que mon fils ne dérange personne, à commencer par moi, déclara Joseph avec humeur. Toutes ces femmes sont extraordinaires ! On dirait vraiment qu’il n’y a que leur enfant dans l’univers. Leur moutard, c’est une exception ! Elles l’imposent à tout le monde. Eh bien, moi, je sais qu’il y a des tas d’enfants sur la terre, des millions et des millions qui sont tous aussi gentils, plus gentils même, mais aussi embêtants que le mien ! Il vida un grand verre de bière. — Ça ne serait encore rien, mais c’est que tout refroidit ! — Chut ! fit Mme Timmermans en passant sa tête dans l’entre-bâillement de la porte. Il dort... Elle ouvrit les deux battants et toutes les dames s’avancèrent silencieusement dans la salle à manger. Avec mille précautions, Adolphine reposa le petit Albert dans son berceau. — Ce n’est pas malheureux, soupira Joseph. Maintenant dépêchez-vous, nous avons fini nous autres ! — Oh, je n’ai plus faim, répondit Adolphine avec amertume. — Tu vois, remarqua son mari d’une voix radoucie, comme c’est amusant de dîner avec un enfant. Tout le monde est embêté. On n’est pas une minute tranquille. On n’a plus d’appétit. Allons mange, voyons, mange, quand ce ne serait que pour me faire plaisir... — Oui, faites cela, chère madame, appuya Mosselman, autant par sincère amabilité que pour sortir un peu de son mutisme. — Enfin, c’est tout de même drôle, répliqua Adolphine, Alberke ne fait jamais ça ! Il est toujours si sage, pendant que nous dînons ! — Tiens, mais c’est toujours ainsi ! ricana Joseph. — Mais, je comprends moi, dit Mme Timmermans, ça l’agite de voir des nouvelles figures. — Et puis, il est encore si petit ! ajouta Mme Kaekebroeck sur un ton de tendre pitié. Alors, Mme Rampelbergh, qui finissait une cuisse de poulet, émit une parole imprudente : — Est-ce que vous croyez que le biberon est bien ce qui lui convient ? dit-elle d’un air profond. C’était la grande querelle du biberon et de la nourrice, qui avait déjà failli diviser toute la famille. Les Kaekebroeck, à l’exception de Joseph, préconisaient l’allaitement artificiel. On avait suivi leur avis, par déférence. Mais les Platbrood, ainsi que les Van Poppel, se montraient nettement partisans d’une nourrice. La discussion fut donc rouverte, où les vieux arguments, cent fois développés, furent de nouveau repris avec ardeur. Seuls, Ferdinand et Pauline, la jeune marraine, demeuraient neutres en ce débat et ne soufflaient mot, acquiesçant parfois seulement d’un signe de tête, quand on les prenait trop directement à témoin du positif d’un fait. — Une nourrice, affirmaient M. et Mme Kaekebroeck, c’était excessivement dangereux ; elle pouvait communiquer des maladies à l’enfant, sans compter qu’elle s’attachait trop à son nourrisson et qu’elle le dérobait pour ainsi dire à l’affection de sa mère... Et les exigences ! Mademoiselle se faisait dorloter comme une princesse. On n’était plus maître chez soi... — Et le biberon donc, répliquait Joseph, renforcé de sa femme et de Mme Timmermans, est-ce qu’on était sûr d’avoir toujours le lait de la même vache ? Et puis, le lait était trop fort, tantôt il était trop faible, il provoquait des inflammations d’estomac, des irritations de peau. Et c’étaient des chipots, des embarras ! — Dans le temps, fit M. Rampelbergh avec le désir de tout concilier, je vendais beaucoup de farine lactée. Ça, je pense que c’était très bon. On le conspua. Ce n’était pas la question. La farine lactée, oui, très bien, quand l’enfant était sur le point d’être sevré ! L’entente ne se faisait pas. Tout le monde parlait à la fois, quand Albert se réveilla et, d’un gémissement impérieux, obtint le silence. Adolphine jeta un regard craintif sur son mari qui déjà fronçait le sourcil. — Mais non, dit la belle-maman, il ne pleure pas. Regardez, il rit, le petit polisson ! En effet, Alberke riait. Tous les convives quittèrent leur place pour venir admirer ce phénomène, tandis que Joseph haussait les épaules et demeurait sur sa chaise, avec une mine de sombre impatience : — Voyons, si ça continue de la sorte, nos invités de ce soir vont encore nous trouver ici. Ce n’est pas convenable... On se rendit à la justesse de cette observation et tout le monde se rassit. — Moi, je trouve que le petit ressemble tout de même fort son père, déclara Mme Rampelbergh qui n’était pas encore au bout de son rouleau de gaffes. Joseph frémit ; le problème de la ressemblance était déchaîné. Aussitôt, il s’efforça d’endiguer la conversation, de lui donner un autre cours, mais déjà elle coulait en torrent et renversait tous ses petits ouvrages d’art. En vain, Ferdinand, qui avait compris la détresse de son ami, essayait-il de créer une diversion en portant la santé du petit Kaekebroeck, du parrain, de la marraine, sa voix se perdait dans les papotages. Joseph fut bel et bien obligé d’apprendre que son fils avait le nez aquilin des Van Poppel, les yeux bleus des Platbrood, le front haut et la bouche volontaire des Kaekebroeck. — Oh ! mais ça change si fort ! dit-il accablé. Soudain, n’y tenant plus, il consulta sa montre. — Hé mais ! savez-vous quelle heure il est ? Sept heures et demie ! Adolphine, sonne pour le café et dis à Léontine de mettre Albert coucher. Je suppose maintenant qu’on l’a assez vu ! Le petit Albert parti, il y eut comme une détente chez tous les convives. Joseph, perpétuellement inquiet, tourmenté de l’ennui que pouvait donner son fils — car il était un de ces rares pères arcboutés sur cette idée que l’enfant n’est réellement adorable qu’aux yeux de ses parents immédiats, tandis que c’est au contraire un être profondément quelconque, embêtant et fongible pour tous autres — Joseph déplissa le front, et prit sa bonne figure en retrouvant la liberté de son âme expansive et joviale. — Chère, et ce café ? dit-il gaîment à sa femme. Il était servi dans le salon et déjà Pauline s’occupait à le verser dans les tasses. Comme on se levait pour passer dans la pièce voisine, Adolphine fit un signe à Mosselman qui s’empressa de lui offrir le bras. — Eh bien, fit-elle aussitôt à voix basse, vous allez la voir... Je l’ai invitée. Elle sera ici dans une demi-heure... Il pâlit, étreint d’une absurde angoisse et s’affaissa sur le tabouret de piano. — Laissez-moi partir, murmura-t-il, je ne dois pas la revoir. Ça me ferait trop de mal. Elle ne put s’empêcher de rire : — Comme vous êtes bête ! Mais puisque je vous dis qu’elle n’aime que vous ! Elle ne sait pas sentir Cappellemans ! Écoutez, continua-t-elle d’un air mystérieux, je suis en train d’arranger quelque chose avec Joseph, nous avons une idée... Il tournait tristement sa cuiller dans une petite tasse. Il soupira : — Oh laissez-moi, je n’ai tout de même plus d’espoir ! Puis, brusquement, dans le réconfort inavoué que lui donnait la gaie assurance de la jeune femme, un flux de paroles jaillit de ses lèvres. Il dit combien il était malheureux. Jamais, il n’avait éprouvé un chagrin pareil. Il ne dormait plus, il ne mangeait plus. Il sentait sourdre en lui des fureurs homicides : il se demandait sérieusement s’il n’allait pas tuer Cappellemans ! — Ah, quand j’ai appris qu’elle était fiancée, tenez, je suis rentré chez moi comme un fou. J’ai sauté sur ma bicyclette et suis parti à fond de train dans les rues. Tous les agents de police couraient en criant à mes trousses parce que je n’avais pas de lanterne ! Mais j’allais comme une tempête, bondissant sur les pavés, les rails du tramway... J’ai fini par me casser la tête contre un wagon de marchandises, derrière l’Entrepôt ! Regardez, on voit encore la marque... — Si c’est permis ! s’écria Adolphine qui ne put réprimer une grimace douloureuse. Il avoua qu’il ne faisait plus rien du tout : il n’avait plus paru au ministère depuis huit jours ! — J’ai écrit à mon chef, M. Verbist, que j’étais malade, alité. Or, sa grosse pimbêche de fille m’a justement rencontré tout à l’heure rue Royale, monté sur mon vélo ! Et je devais dîner ce soir chez elle, déchiffrer des romances ! M. Verbist ne me pardonnera jamais ! Il vida sa tasse d’un seul coup et se courba anéanti. — Et votre bonne-maman, qu’est-ce qu’elle fait dans tout ça ? interrogea Adolphine avec sollicitude. — Oh, la bonne vieille ne sait rien. Elle aurait trop de peine en apprenant mon chagrin. Ah ! c’est surtout cela qui est pénible : dissimuler devant elle. Au dîner, par exemple, j’accomplis des prodiges de prestidigitation pour ne pas avaler tout ce qu’elle pousse dans mon assiette. Elle continue à croire que je me bourre et que je suis très heureux ! — Pauvre femme, dit Adolphine avec compassion. Ils causaient librement près du piano, sans que personne troublât leurs confidences. Joseph avait mis tout le monde au fait et entretenait avec son père et M. Rampelbergh une turbulence favorable de l’autre côté du salon. Toutefois, les dames, très troublées par la révélation du cas sentimental du beau Ferdinand, épiaient les aiguilles de la pendule dorée, et attendaient avec émotion le coup de huit heures qui ferait imminente la visite de M. et Mlle Verhoegen. — Allons, supplia Adolphine, en voyant s’humecter les yeux du jeune homme, je vous dis, moi, qu’il ne faut pas désespérer. J’ai été rue de Flandre cet après-midi... — Non, tenez, il vaut mieux que je m’en aille, je souffre trop ! gémit Mosselman. Elle se fâcha. — Ah ça, vous ne pensez qu’à vous ! Et Thérèse, est-ce que vous croyez par hasard qu’elle ne souffre pas ! La pauvre petite a sangloté tantôt dans mes bras pendant une heure ! Je vous jure, elle n’épousera pas Cappellemans, elle entrera plutôt chez les Sœurs... Elle conta sa visite en détail. Thérèse était si changée depuis huit jours, « on ne savait pas le croire ! » Pourtant, M. Verhoegen ne s’apercevait de rien. Seul, le bon Jérôme, très affligé, s’efforçait de consoler la chère enfant et cherchait avec elle le moyen d’éloigner Cappellemans. Fort heureusement, ce dernier, gaillard d’ailleurs très actif, passait en ce moment toutes ses journées à Anvers, où il préparait pour la prochaine exposition universelle la grande installation des lavatories brevetés de son père. Car M. Cappellemans était réellement l’inventeur de ces nouveaux récipients à bec, qui avaient la forme d’un cœur, on ne savait pas pourquoi par exemple... Alors, Ferdinand sourit imperceptiblement et, pour une seconde, l’ironie de sa nature affleura son immense tristesse. — Oh, dit-il, n’en déplaise à Pascal, ici le cœur a des raisons que la raison ne réprouve guère... — Plaît-il ? insista la jeune femme avec candeur. Il fit un geste vague et retomba dans sa morne attitude. — Écoutez, poursuivit Adolphine avec fermeté, si j’étais à votre place, je parlerais le père Verhoegen ! Thérèse n’est pas encore fiancée pour du bon. Elle n’a pas fait de visites... Voyons, son père ne vous déteste pas, au contraire. Tâchez un peu de l’amadouer tout à l’heure. C’est un si bon homme ! Parlez-lui de ses ficelles, de Bruxelles port-de-mer... — Vous avez raison, repartit Ferdinand en se redressant, vous avez raison ! — Oui mais, dit-il retournant à ses doutes, est-ce que vous êtes bien sûre que Mlle Thérèse... — Allo tenez, dit Adolphine en tirant un billet de son corsage, voilà ce qu’elle m’a chargée de vous remettre. Il saisit la lettre et lut avidement ces petits mots tremblés : Monsieur Ferdinand, Je vous jure que je n’aime pas M. Cappellemans. Je n’aime que vous. Et si je ne puis être votre femme, j’irai rejoindre ma tante Christine au couvent de Jette. Je suis bien malheureuse. Votre amie fidèle,xx Thérèse Verhoegen. De vraies traces de larmes brouillaient ces lignes pathétiques. D’un geste passionné, Mosselman pressa le tendre aveu sur ses lèvres. — Oh, comme vous êtes bonne ! s’écria-t-il ému en serrant brusquement la main de Mme Kaekebroeck. Sa physionomie s’éclaira. Pardieu, il fallait agir, l’emporter de haute lutte, comme on dit dans les discours. Il allait saper Cappellemans. Il s’était levé. Une audace héroïque, superbe, enflammait ses yeux, quand, soudain, la sonnette qui retentit dans le vestibule le fit retomber sur un pouf, aussi blême qu’un mort. ⁂ Tout le monde sortit pour s’élancer au-devant des nouveaux hôtes. Seul, Ferdinand demeura. Les coups de son cœur résonnaient dans le piano. Sa cervelle cessa de penser et il entendait dans sa tête le bruit ronflant d’une foule de petites mécaniques qui tournaient comme les folles ailettes des boîtes à musique... Cependant on menait grand tapage dans le vestibule où retentissaient des exclamations, des rires et des baisers sonores comme des giffles. On poussa la porte et M. Verhoegen, un petit homme court et trapu, tête sanguine couverte de cheveux drus et ras, s’avança dans la pièce avec solennité. Sa fille le suivait, très pâle ; un iris bleuâtre cernait ses beaux yeux. Alors Ferdinand Mosselman se leva d’un brusque élan. Il venait de se ressaisir, car il était de ces êtres défaillants dans l’attente de l’émotion, mais tout à coup braves et résolus au moment décisif. Il s’inclina devant le cordier, tandis que Thérèse, bouleversée par l’apparition inattendue du jeune homme, s’appuyait chancelante sur le bras d’Adolphine. Tout le monde était entré. Les dames, anxieuses, s’étaient groupées dans le fond de la salle et chuchotaient au milieu du sifflement de leurs robes de soie : quant aux hommes, ils s’efforçaient de composer une figure sérieuse, sillonnée de clins d’œil expressifs. — Ah ! ah ! Mosselman ! Comment ça va ? s’écria M. Verhoegen en serrant la main de Ferdinand dans une étreinte cordiale et chaleureuse. Ce fut une surprise. M. Verhoegen ne se doutait donc de rien ! On se rassura. Déjà, Joseph entraînait le bonhomme vers la table chargée de tasses et de carafons. Adolphine lui offrit une tasse de café : — Vous savez, dit-elle, vous qui êtes amateur, c’est du fameux : du Java doré ! — Du Java doré, qu’est-ce que c’est que ça ? fit M. Verhoegen en riant. — Eh bien, goûtez seulement, reprit la jeune femme. M. Verhoegen huma la vapeur odorante et but à petites gorgées. Puis il déposa la tasse sur le « cabaret ». — C’est bon, je ne dis pas, déclara-t-il avec sentence, mais, tout de même, ça ne vaut pas nos cafés du pays ! ⁂ Thérèse s’était laissée choir dans son fauteuil. Les mains posées sur les arcboutants du dossier, le buste penché en avant, elle ressemblait dans sa grande collerette de Valenciennes et sa blanche robe, dont l’opulent jupon se répandait en beaux plis moirés sur les ramages du tapis, à quelqu’une de ces chromolithographies qui montrent des reines soucieuses en face d’un grave et respectueux ambassadeur vêtu de velours et chaîné d’or. Elle ne savait plus la présence du jeune homme, tant l’émotion avait brouillé son esprit. Lui, cependant, appuyé, presqu’assis sur le clavier du piano, la regardait avec une tendresse angoissée et il sentait monter dans son âme l’exaltation des plus éperdus ténors. Il comprenait maintenant la crypte de Roméo, il approuvait Werther râlant sur le sol à côté de son pistolet. L’aboutissement tragique d’une passion lui paraissait une chose belle, consolante et logique, et il interdisait aux chroniqueurs de s’en moquer désormais... Cependant M. Verhoegen avait engagé une bruyante partie de bac avec M. Kaekebroeck père et tous les convives s’étaient assemblés autour de la table à jeu. Adolphine observait les deux jeunes gens à la dérobée : l’extatique réserve de Mosselman l’impatientait. Tout à coup, elle lui envoya dans l’espace une rude bourrade d’encouragement. Il se décida enfin et, s’avançant vers la jeune fille toujours prostrée : — Thérèse ! murmura-t-il. Il attendait, ému, la tête légèrement versée sur l’épaule gauche, les bras ballants. Grand, bien pris dans sa jaquette noire sur laquelle tranchait un large pantalon hachuré de gris, il formait un parfait modèle pour ces raides et curieuses gravures sur bois qui illustrent les situations pathétiques des romans du Young ladies’ journal. Lentement, la jeune fille releva la tête et sembla sortir d’une rêverie. Ses yeux se fixèrent sur Mosselman avec une expression de tristesse infinie. Et puis, brusquement, elle rompit sa pose, tendit la main au jeune homme. — Je vous aime, murmura Ferdinand d’un accent concentré, idolâtre, en saisissant sa main. La figure de la jeune fille s’éclaira. Un languide sourire passa sur ses lèvres. — Oh ! dit-elle, que je suis heureuse ! Je pensais que c’était fini et que vous m’aviez quittée pour toujours ! Il posa le doigt sur la cicatrice de son front, et, moqueur par contenance, il répondit d’une voix grave : — Regardez, j’ai failli mourir... Mais il sourit tout de suite, conta sa chevauchée à bicyclette et sa chute contre le wagon d’un brasseur de Munich, derrière l’Entrepôt. — Oh, dit-elle, la figure crispée à l’évocation du terrible accident, vous avez dû vous faire bien mal ! — Je ne sais pas, grand’mère m’a appliqué des compresses et m’a veillé toute la nuit. Il paraît que, dans mon délire, je voulais toujours tuer Cappellemans ! Hé, Cappellemans n’existe plus... Il riait, affranchi de toute crainte. Il ne comprenait plus comment il s’était si absurdement emballé dans un désespoir. Cappellemans ne pouvait plus rien contre lui... — Hélas, repartit la jeune fille, perdant soudain les belles couleurs que la joie lui avait fait recouvrer, Cappellemans existe toujours, il doit me conduire au bal de la Grande Harmonie... ⁂ — Le bal de la Grande Harmonie ! s’écria Ferdinand stupéfait. Adolphine était accourue. — Mais oui, dit-elle au jeune homme qui tombait des nues, le grand bal à l’occasion du mariage de la princesse Joséphine avec le prince Charles de Hohenzollern. Joseph doit danser dans le quadrille royal. Vous venez, j’espère ? Il répondit avec brusquerie : — Ah non, par exemple ! Mais, d’un signe, la jeune femme montra son amie qui semblait s’évanouir dans le fauteuil. — Écoutez, reprit-elle en s’asseyant à côté de Thérèse dont elle pressa tendrement les mains, vous êtes des enfants tous les deux. Est-ce que vous avez peur maintenant de Cappellemans ? Et puis, qui sait s’il viendra seulement, il est trop occupé avec ses installations d’aisance ! Le jeune homme tressaillit. Ces paroles libres, sans fard, jetées au milieu des fines tortures de son âme poétique, calmaient son effervescence sentimentale et le reposaient brutalement dans une atmosphère de vie normale et pratique. Toutefois, légèrement vexé, il ne put se retenir de lancer à la jeune femme : — Ah ! on voit bien que ça a été tout seul, quand vous avez aimé Joseph ! — Eh bien oui, ça a été tout seul, répliqua Adolphine impatientée, parce que Joseph n’a pas fait comme vous le « flauw Jef » ! — On parle de moi ! s’écria Joseph du fond de la salle. Il bondit, tout heureux de s’évader d’un whist où Mme Timmermans et Mme Rampelbergh s’apprêtaient à le capturer. Quand sa femme l’eut mis au fait : — Tu viendras au bal, dit-il en tapant sur l’épaule de son ami. J’ai une idée. Laisse-moi faire et je garantis la victoire ! ⁂ M. Verhoegen tendit la main à son adversaire : il venait de gagner la belle. — Mes sincères, dit M. Kaekebroeck en rangeant les palets dans la boîte tapissée. Vous êtes de première force, moi je ne suis qu’une mazette. — Non, non, vous jouez très bien, repartit M. Verhoegen, j’ai eu plus de chance que vous, voilà tout. Il se leva, satisfait, la figure large épanouie. Toutes les parties de cartes cessèrent et l’on entoura le cordier. Adolphine demanda ce qu’il désirait boire. — Faites comme chez vous, n’est-ce pas, lui dit-elle. Est-ce que vous ne prendriez pas un verre de stout de Bass ? — Jamais de la vie, s’écria M. Verhoegen, stout, scotch, munich, tout ça ne vaut pas nos bières du pays ! — Alors, nous avons de la gueuze que nous faisons chercher chez Bontemps au Duc de Brabant. — À la bonne heure, ça je prendrai ! On apporta des bouteilles bien ficelées et de grands verres où bientôt la bière pétilla. M. Verhoegen huma le parfum de son broc et, avec un regard de coin, il dit : — Fijn, zelle ! Dommage que Jérôme ne soit pas encore ici. À votre santé ! Il but d’un trait. — Et maintenant, mes amis, ajouta-t-il en essuyant ses petites moustaches coupées en brosse de chiendent, je ne vous ai pas encore annoncé la grande nouvelle... Il regarda sa fille : tout le monde comprenait et restait atterré. Sûrement, il allait annoncer les fiançailles de Thérèse avec le fils Cappellemans... Dans ce cas affreux, la jeune fille adressa un suprême appel à Ferdinand Mosselman, qui demeurait cloué sur le tabouret du piano, sans geste, sans voix, dans l’impassibilité de la statuaire... — Oui, mes chers amis, continua M. Verhoegen... Il s’arrêta, déjà une émotion le gagnait... Ferdinand se dressa tout à coup. — Je sais la nouvelle, s’écria-t-il, mon chef de bureau me l’a apprise ce matin au ministère. Tout est encore secret. Le gouvernement accorde le subside réclamé par la ville. Il n’y a plus que de petites questions de détail à résoudre, les péages... Voici d’ailleurs les bases principales de cet accord inespéré... Il s’était avancé jusqu’au milieu du salon, en face de M. Verhoegen, dont la figure, tandis que le jeune homme s’emballait dans un récit vertigineux, où des mots techniques tombaient drus comme grêle, exprimait une stupéfaction et une joie de plus en plus intenses. — Pas possible, pas possible, coupait-il par instants, ainsi Bruxelles port-de-mer... Les mains posées sur la table, Ferdinand « causait » comme un avocat. On était suspendu à ses lèvres. Parfois, fébrilement, il dépliait des pièces imaginaires, les frappait du dos des doigts. Puis, il traçait des lignes sur la nappe à thé, établissait des plans, peignait des épures, montrait les ponts, les écluses, désignait les emprises. — Il se renversait devant l’objection qu’il avait fait surgir, puis, fonçant dessus, il la réduisait à néant. — Mais, hasarda M. Verhoegen, profitant d’une pause où l’orateur ravalait un peu de salive, que faites-vous de... — Ah oui, le rachat ! s’écria le jeune homme avec impétuosité, écoutez ! Il repartit à fond de train, exposa toutes les combinaisons qui pouvaient donner satisfaction aux intérêts des parties en cause et amener l’entente définitive. Quand il eut parlé encore pendant un quart d’heure, le canal était fait, parachevé, et les navires entraient dans le port ! Alors seulement, il modéra son débit, prit un ris dans les voiles de son moulin, car il allait décrire la splendeur et les richesses sans pareilles de la nouvelle métropole commerciale. Au fond de la pièce, Adolphine et Joseph étouffaient de rire. Mosselman faillit en perdre son sérieux. Mais, puisant du sang-froid dans les candides yeux de son amie émerveillée de sa faconde, il commença de dérouler devant tous le sublime tableau de la cité maritime née comme par enchantement, au milieu des terres brabançonnes. Il dit le nombre et la grandeur des bassins, la superficie, la hauteur des entrepôts, la forêt de mâts aux cordages inextricables. Par un système ingénieux, inspiré des dernières baignoires brevetées dont les eaux s’élancent et s’écoulent par le même orifice, le niveau du canal et des bassins tantôt s’abaissait, laissant affleurer les gluantes vases où les coques s’enlisaient et se couchaient sur le flanc, et tantôt remontait avec méthode afin de simuler le mouvement de la marée. Ce « truc » était surtout pour faire enrager les Anversois et leur prouver que notre port était aussi sérieux que le leur. Alors, Mosselman fit mugir les gros vapeurs de 5,000 tonnes : les grues, les crics, les élévateurs travaillaient, gémissaient sur les quais où s’entassaient des pyramides de barils et de sacs, des montagnes de caisses et de marchandises de toutes sortes. Une multitude de chargeurs et de charrettes attelées de robustes chevaux donnaient à ce tableau l’aspect d’un fourmillement éperdu. Mais le jeune homme traversa un pont et déboucha dans la rue de Flandre. La vieille artère, l’une des plus anciennes et des plus glorieuses de la ville, avait repris toute sa beauté archaïque. Les pignons denticulés ou roulés en volute avaient été reconstruits tels qu’ils étaient au temps où Ulenspiegel aima la petite Sapermillemente dans le cabaret du Pot d’or. Seulement, les rez-de-chaussée des maisons avaient subi presque tous une transformation radicale, nécessitée d’ailleurs par les besoins du grand commerce. Des magasins profonds, fenestrés de hautes croisées, remplaçaient les primitives boutiques où ne retentissait plus la sonnette, la belleke des petites portes vertes à claire-voie. La rue s’était enrichie en devenant la route directe du port et des docks. Mais, parmi toutes les maisons embellies et consolidées, l’une d’elles attirait le regard par la splendeur de sa façade historiée et festonnée d’or. Derrière les admirables glaces des fenêtres, Ferdinand apercevait, posés sur un parquet de marbre blanc, des câbles gros comme des boas constrictors et des agrès de buis incrustés de fer nickelé. Et cette maison, c’était précisément celle du plus riche cordier de la ville. C’était la maison de M. Verhoegen !! Le jeune homme s’arrêta au milieu des exclamations ; il venait de produire une sensation énorme. Il regarda Thérèse dont les yeux étincelants et la jolie gorge oppressée lui découvrirent en ce moment tout le vertige de l’admiration et de l’amour. M. Verhoegen poussa un long gémissement et ses yeux se remplirent de larmes. — Hélas, hélas, s’écria-t-il en se laissant choir sur un canapé. Le ciel ne m’a pas donné de fils. Et mon gendre ne sera qu’un plombier ! La maison Verhoegen va mourir ! Cette douleur prophétique était émouvante. On entoura le cordier, tout le monde s’employait à le consoler. Alors, Ferdinand conduisit tendrement son amie dans la baie d’une croisée et là, tout à coup, sans qu’ils eussent échangé une seule parole, ils se saisirent, se « craquèrent » dans les bras l’un de l’autre, tandis que leurs lèvres, aimantées par un superbe désir, s’unissaient dans un long baiser. Au sortir de cette étreinte, la jeune fille avait rejeté tous les préjugés du monde. — Enlève-moi, dit-elle, et je serai ta femme cette nuit même pour toujours ! Un feu magnifique flambait dans ses yeux noirs. Mosselman frémit, l’esprit, les sens désemparés. — Viens, lui dit-elle. Il se laissa emmener. Personne ne les vit sortir. Mais, comme ils descendaient les marches du vestibule, la porte de la rue s’ouvrit et un homme surgit devant eux : — Jérôme ! — Halte-là, mes enfants, s’écria le commis en les prenant par le bras, pas de bêtises ! Vous allez attraper des ruses... Il allait lentement le long des maisons du Nouveau-Marché-aux-Grains. La place était silencieuse ; une fraîcheur tombait du ciel laiteux, où brillait une lune toute neuve. Il marchait calme, sérieux dans sa joie, car le doute était sorti de son cœur. Thérèse serait sa femme, dût-il l’obtenir par un coup de force. Mais la violence, la brutalité d’un rapt romanesque lui semblait maintenant bien superflue ; il avait ébranlé M. Verhoegen, il entendait encore les lamentations que versait le bon cordier dans le sein de l’ironique Jérôme, tandis que tous deux s’en retournaient rue de Flandre et qu’il les suivait à quelques pas, le bras passé autour de la taille frémissante de son amie. Il ne s’agissait plus que de vaincre les scrupules de l’honnête homme, qui ne voudrait pas tout de suite se dédire et retirer sans motif la parole si légèrement donnée à Cappellemans. Il songeait : « Pourquoi ne quitterais-je pas le ministère ? La haine de mon chef de bureau, dont je n’épouserai pas la grosse fille, m’y prépare des embûches redoutables. Si je me plongeais résolument dans l’étude des cordes ! » Il longeait la maison des Miroitiers quand une clarté soudaine éblouit son regard : c’était, assis sur son pliant, Van Helmont, douché de lune. Dans l’extrême sensivité de son âme et la puérilité de son esprit qui, en ce moment, lui faisaient donner un sens à ses moindres impressions, cette lumière lui parut un présage heureux et comme un prestige de son idée. — Oui, je m’en irai, dit-il, je ne veux plus de maîtres... Un avenir charmant s’ouvrait à ses espérances. Il voyait la jolie maison de la rue de Flandre, le magasin odorant, la petite serre où sa femme, douce et laborieuse, écrivait dans le grand cahier aux coins de cuivre. Parfois, apparaissait une vieille femme, un peu courbée, mais encore alerte, et c’était sa bien aimée bonne-maman qui venait arroser les géraniums, puis s’asseyait et se mettait à tricoter en regardant avec tendresse sa brave petite-fille... Un intérieur de Pieter de Hooghe... Il s’attarda un instant à écouter le joyeux clapot de la fontaine, puis il continua sa lente errance, goûtant le charme de la grande place solennelle, où le pas d’un agent de police ou de quelque faubourien attardé claquait dans la sonore tranquillité de la nuit. Il percevait la voix affaiblie, plaintive de lointaines locomotives, et, à tout instant, l’écho renvoyait le bruit sec et ricoché des wagons de l’Allée-Verte choquant leurs butoirs. Des horloges sonnaient minuit derrière les volets des maisons. Parfois, un bruyant fiacre débouchait de la rue de Jéricho, tournait et s’arrêtait brusquement sous le feu vert du commissariat. C’étaient des « gardes de ville » qui apportaient un ivrogne. Le cocher sautait à bas du siège, aidait ses clients à conduire l’homme dans le bureau. Déjà, surgis on ne sait d’où, des curieux entouraient la voiture et commentaient l’arrestation... Cependant, l’ivrogne, porté sous les bras, revenait, la tête enfoncée dans les épaules, balançant des jambes de marionnettes entre ses deux béquilles humaines. On le poussait dans le fiacre, qui virait et repartait avec fracas dans la direction de l’Amigo. Et la place retombait à son grand silence. — Pauvre diable ! murmurait Mosselman. Il songeait aux misères de la vie, à la fatale différence des sorts. « Par quel hasard ne suis-je pas cet homme, et pourquoi cet homme n’est-il pas l’heureux Mosselman ? » Il marchait toujours, sans souci de l’heure, l’esprit visité par des pensées courtes, les plus disparates, mais qui toutes le ramenaient au sentiment, au carrefour de son bonheur. Il jouissait intensément et le méritait. D’esprit narquois, enclin au persiflage, il était tendre de cœur. Sous une apparence railleuse, il n’y avait pas d’être qui ne ressentît chaque jour plus profondément que lui des tas de petites douleurs. Son âme était absurdement réceptive et vibrante. Souvent, il s’en est effrayé comme d’un commencement de sénilité. La vue d’un chien errant, d’un pauvre vieux cheval aux jambes couronnées, le plongeait dans une tristesse infinie, absorbante, pendant plusieurs jours. Il faisait de longs détours pour ne point voir les colporteuses traquées par les policiers, tant ce spectacle affreux le remplissait de chagrin et de colère. Sa pitié allait même aux anguilles qui se tordent sur le couvercle d’osier des grands paniers et que le marchand écorche, dégante de leur peau, devant une galerie d’impassibles et féroces gamins. Les homards expirant sur le marbre des poissonneries lui fendaient le cœur, et il continuait longtemps de voir osciller entre leurs pinces cette petite mécanique qui est comme le métronome de leur agonie... Et le navraient aussi, les jolis chevreuils éventrés, pendus à des crocs, la tête en bas, ou jetés dans un pêle-mêle décoratif sur le seuil sanglant des maisons où l’on dîne. Jusqu’aux sangliers hérissés, vautrés la hure entre les pattes, qui savaient l’attendrir ! Et puis, il trouvait encore l’émotion dans une foule de faits insignifiants pour tous autres, et dont le côté sentimental n’existait peut-être bien que pour lui. On pense si la vie lui était souvent pénible. Mais aujourd’hui, la joie de Mosselman était souveraine. Comme il béait aux étoiles, il aperçut, voguant dans le ciel pur, une caravelle à la coque et aux voiles d’or : c’était, dessus l’historique maison de l’Armateur, la vieille girouette éclairée de lune. Il revoyait le petit vaisseau gai ou sinistre, selon le caprice des ciels divers. Par exemple, quand il tournait affolé dans le vent, au milieu d’épais nuages couleur d’encre, il évoquait toujours pour lui le terrible naufrage du Saint-Géran, et la mort de la si bêtement chaste Virginie. Ce soir, il brillait dans l’air tranquille, et semblait l’heureux navire cinglant vers une étoile promise, paradis du firmament... Cependant, la place s’était assombrie : des hommes venaient d’éteindre un réverbère sur deux, la lune s’éloignait dans le ciel et l’obscurité avait envahi le milieu du terre-plein. Alors, il vit un spectacle étrange : des formes humaines, étendues sur les bancs du marché, se dressèrent comme des morts qui ressuscitent et se prirent à courir sous les gros marronniers, où s’agitaient déjà une foule d’autres fantômes. Intrigué, Ferdinand s’approcha du quinconce et distingua des hommes et des femmes, occupés silencieusement à une besogne dont, dans sa vision d’artiste, il ne cherchait pas à deviner la cause. Ces êtres fantastiques traçaient de larges raies blanchâtres sur le pavé, ou bien établissaient des lignes de délimitation avec des paniers jetés sur le sol. Dans l’encadrement de la grande porte du commissariat, sous l’œil vert du fanal, trois agents de police surveillaient ce fourmillement indistinct d’où montait une sourde rumeur. Cependant, de longues charrettes aux paniers étagés par-dessus les ridelles, arrivaient lentement, roulant bas et comme avec précaution, conduites par le maraîcher marchant à reculons, les mains à la bouche de son gros cheval. Et d’autres ombres prestes, la tête chargée de pyramides, sortaient de toutes les rues avoisinantes, comme une volée d’oiseaux de nuit, et couraient à pas feutrés, laissant derrière elles le sillage d’un exquis parfum de fraises. C’était un spectacle magnifique, un merveilleux grouillement d’êtres fantasmatiques sur qui la lumière clignotante de quelques réverbères jetait par-ci par-là, à travers les feuilles tendres, livides des arbres un rayon terne, inquiétant. Mosselman regardait de tous ses yeux ; peu à peu, il vit l’ordre s’établir sur la place : les ombres se démêlaient, se groupaient, devenaient moins fébriles, et quelques-unes déjà demeuraient droites, immobiles au milieu d’une ceinture de paniers. D’ailleurs, les noirs de l’eau-forte s’atténuaient, se bleutaient, se perçaient d’un jour lointain comme dans un tunnel ; des revifs accusaient maintenant le contour de toutes choses... Alors, les coqs de l’hôtel de la Verrerie claironnèrent : le petit jour se levait, moirant les tuiles des toits, pâlissant les façades des maisons. Van Helmont sortait progressivement de l’obscurité et devenait un grand bonhomme de neige sale. La rumeur s’enhardissait, se gonflait, et, tout à coup, aux sons de la grosse cloche de Sainte-Gudule, elle creva en voix perçantes, en hennissements, en abois furieux. Le vruege-met était ouvert... Dans la grande salle blanche et or, les lustres flamboyaient dessus la cohue convulsive des couples qui se bousculaient en attendant la première valse. L’air, chargé de fragrances grasses, bizarres, s’alourdissait toujours davantage, devenait irrespirable. La sueur dégoulinait des fronts en perles zigzaguantes, ravinait la poudre de riz des figures, moitait les épaules nues et marquait déjà sous les aisselles des robes claires une grande demi-lune sombre. Les jeunes gens criaient tout haut qu’il faisait une « chaleur de bête » et blâmaient les administrateurs de n’avoir pas, en prévision de l’affluence certaine, assuré la ventilation parfaite de la salle. Que dirait la famille royale en pénétrant dans une telle atmosphère ! Dans les entre-colonnes et les bas-côtés, les éventails battaient sans relâche sur les poitrines des mères, et l’on voyait de grosses dames cramoisies ouvrir par moment une grande bouche, comme ces poissons expirants sur des étals et buvant l’humidité de l’air. Mme Kaekebroeck et ses amies, Mmes Timmermans et Rampelbergh, assises au fond de la galerie de droite, juste en face de l’estrade royale, mais juste en face d’une épaisse colonne, échangeaient des propos amers. Pourtant, elles étaient arrivées de bonne heure et tenaient presque la tête de cette foule énorme qui s’écrasait dans le vestibule, et dont la poussée formidable faisait bomber la porte matelassée ouvrant sur le grand escalier. Et puis, quand, après une galopade sauvage, elles avaient bondi dans la salle, quelle n’avait pas été leur stupeur de voir toutes les bonnes places occupées par les femmes, les familles, les amis et connaissances des administrateurs et des membres influents ! — Non, déclarait Mme Rampelbergh avec colère, ça, on ne devrait pas permettre, c’est une injustice. Je l’avais dit à mon mari de nous faire entrer avant tout le monde par la rue de l’Empereur ou la rue de l’Hôpital. Mais non, c’était impossible, il devait aller chez les Van Poppel ! Vous verrez qu’il ne viendra pas seulement me rechercher ! Mme Timmermans, elle, ne récriminait plus et tendait alternativement son long cou à droite et à gauche. – Oeïe, dit-elle enfin découragée, avec cette colonne on ne sait qu’à même rien voir. C’est bon pour une fois, savez-vous ! – La salle est vraiment défectueuse, opina la vieille Mme Kaekebroeck en élevant sa voix fransquillonnante. Je vous demande à quoi servent ces grandes colonnes, si ce n’est à boucher la vue et à vous donner des torticolis... Enfin, reprit-elle avec philosophie, nous pouvons encore être contentes d’être ici. Voyez un peu là-bas quelle bousculade ! Des flots de gens continuaient d’entrer sans interruption, qui prenaient aussitôt une posture de boxe en s’engageant dans les remous de la foule de curieux massés devant les salons de conversation où devait apparaître le cortège royal. Dans cette mêlée, les robes à traîne subissaient d’irréparables accrocs. Cependant, le chef d’orchestre, nerveux, désorienté par le retard des augustes invités, cessa tout à coup d’hésiter. Brusquement, il se retourna, frappa deux coups de baguette sur son pupitre et, levant le bras d’où jaillit la manchette, il attaqua la première valse. La danse était impossible : elle eût été plus facile à des figues de Smyrne comprimées dans leurs caisses. Pourtant, telle est la puissance du rythme et telle la frénésie des jeunes filles, que le bloc se mit tout de même en mouvement. Des couples étouffés trouvaient un reste de force pour sauter en l’air, comme font, les soirs d’été au-dessus de l’eau, les grosses carpes avides d’oxygène... ⁂ – Tenez, s’écria tout à coup Mme Kaekebroeck, voilà Adolphine et M. Mosselman ! Ils venaient de s’accrocher au garde-fou de la galerie. Ferdinand, bien arcbouté, protégeait sa danseuse, opposait au torrent humain son dos, ses reins, solide comme une pile de pont. Tous deux riaient et faisaient des signes comiques, désespérés, aux trois dames. – Hein ça, comme Adolphine est bien ! dit Mme Timmermans avec emphase. En effet, la jeune femme resplendissait de grâce et de gaîté. Elle portait une robe de soie rose décolletée, qui montrait ses épaules et ses bras nus d’un galbe admirable. La figure, légèrement émaciée encore à la suite de couches difficiles, brillait d’un éclat ardent sous ses beaux cheveux roux opulemment torsés et sommés d’une dague d’or. — Figurez-vous, dit Mme Kaekebroeck, que c’est sa robe de noce qu’elle a fait teindre chez Spitaels. Hein ! comme le rose lui va ! Il n’y a pas à dire, elle sait s’habiller. Elle est bien avec une loque... La valse venait de finir. Beaucoup de danseurs suffoqués évacuèrent la piste, où les couples purent enfin circuler plus à l’aise et risquer quelques gestes. Ferdinand et Adolphine disparurent dans la multitude. — Eh bien, s’écria Mme Rampelbergh, où est donc Mlle Verhoegen ? — Elle doit être ici cependant, répondit Mme Timmermans, car je vois là-bas Mme Van Crombrugghe et toutes ses filles qui se prélassent au premier rang d’un entre-colonne. Il ne faut pas le demander ! Pour sûr M. Verhoegen les a fait entrer par la salle d’accords... — Hé, les voilà, dit Mme Kaekebroeck, regardez, c’est eux près de l’entrée... Mlle Verhoegen et Joseph Kaekebroeck, son cavalier, avaient été visiter le salon de repos tout illuminé de poires électriques multicolores. À grand’peine, ils avaient franchi l’épaisse muraille d’habits noirs et rentraient dans la fournaise. La jeune fille avait revêtu une jolie robe de mousseline blanche ceinturée d’un large ruban mauve dont les pattes voltigeaient mollement derrière elle. Elle était simple, belle à ravir et Joseph la menait avec orgueil. Mais Mme Timmermans ne la voyait pas, elle avait beau ajuster ses jumelles, elle ne rencontrait que les cannelures de l’odieuse colonne. Aussi, M. Rampelbergh fut-il de nouveau honni avec vigueur. La température avait encore augmenté de quelques degrés et les éventails ne remuaient plus qu’un air embrasé de sirocco. Les tristes spectateurs des galeries tombaient dans un grand affaissement et perdaient même toute impatience, quand soudain, au bout de la salle, un tumulte éclata qui produisit un sursaut et ranima les courages. Aussitôt, l’orchestre attaqua la Brabançonne. Enfin, la famille royale était là. Lente et grave, elle se portait, sous l’escorte du président et des commissaires, vers l’estrade meublée de chaises et de riches fauteuils. Seuls, le blond prince de Hohenzollern et sa blonde fiancée souriaient au milieu de la curiosité enthousiaste et s’avançaient, amoureux et ravis, dans l’hommage attendri de quinze cents : « Och arm ! » ⁂ Quand le quadrille royal fut en ligne, on s’aperçut qu’il manquait un cavalier, et c’était Joseph Kaekebroeck, le vice-bibliothécaire. Le président lançait de tous côtés des regards anxieux, irrités, et s’épongeait avec rage. Soudain, un commissaire s’approcha et lui parla bas à l’oreille. « Mais oui ! » fit le président d’une tête impatiente, et, sitôt, le messager piqua dans la foule. Quelques instants après, un jeune homme élégant, mais pâle, sortait des rangs épais des spectateurs, prenait place dans le quadrille et s’inclinait devant sa danseuse, une vieille dame d’honneur décolletée et constellée de cabochons précieux. – Mais c’est Ferdinand Mosselman ! s’écrièrent à la fois Mme Timmermans et Mme Rampelbergh stupéfaites. C’était lui. Son apparition causait une grande rumeur. L’orchestre joua et tous les quadrilles quadrillèrent au pied de l’estrade, sous les yeux du Roi et de la Reine qui souriaient finement, avec bonne humeur. – Tiens, c’est vrai, fit tout à coup Mme Kaekebroek, répondant à une question formulée en-dedans, pourquoi est-ce que Clémentine n’est pas venue ? À cette exclamation, une dame assise sur la banquette précédente, se retourna avec effort. Elle était louche, couperosée, et d’énormes dents sortaient de ses lèvres comme des boutoirs. Mais sa face trivale respirait la bonté. – Oeïe non, Madame, dit-elle avec sentiment, vous comprenez, ça lui aurait fait trop d’émotion ! Cette raison fut généralement approuvée et commentée avec bienveillance. Alors, d’autres dames, que la défectuosité de leur siège, leur compression et l’impossibilité de bien voir unissaient dans la même misère, se mêlèrent à la conversation, qui s’anima et prit un tour de bonne confidence. Les personnages des quadrilles formèrent le thème : ils étaient saisis, expliqués dès que, par bonheur, dans le mouvement des contredanses, ils sortaient de derrière la colonne maudite. On se pâma en parlant des jeunes fiancés, qui, bannissant toute contrainte d’étiquette, montraient une joie charmante et gamine au milieu de tous leurs partenaires solennels. Le prince Albert était aussi très gentil : on remarqua qu’il parlait beaucoup à sa danseuse, Mlle Putseys, une jolie demoiselle de la société. – Je croyais pourtant, dit Mme Rampelbergh, que c’était la fille de M. Stockman qui devait figurer dans le quadrille... La dame aux longues dents fournit tout de suite le motif de cette permutation imprévue. – Vous avez raison, dit-elle, c’était en effet Mlle Emma Stockman qui devait faire vis-à-vis avec le prince. Mais elle est qu’à même fiancée depuis huit jours avec M. Bollekens. Ce n’était plus la peine pour elle de se mettre en évidence, et, comme c’est un bon cœur, elle a cédé sa place à Mlle Putseys. Ça est plus juste que ce soit une jeune fille qui en profite... On en tomba d’accord. La princesse Henriette attendrit également tout le monde. Elle avait un air si modeste, si bon. Comme ce serait triste pour elle quand Joséphine partirait ! Ça ferait un grand vide ; les deux sœurs étaient toujours ensemble et s’aimaient si fort ! On n’avait qu’à voir leurs portraits. Dieu sait, la pauvre petite avait plutôt envie de pleurer que de sourire à M. Buls ! Et la comtesse de Flandre, quelle belle personne ! Et quel excellent homme, le comte de Flandre ! Ça c’étaient de braves gens, de bons bourgeois de Bruxelles, qui se promenaient sur le boulevard avec leur parapluie et leur petit chien, comme vous et moi. Ça c’était la vie de famille ! Et tous les traits de sociabilité de ces augustes hôtes furent de nouveau longuement racontés. On convint aussi que M. De Burlet avait beaucoup d’allure. Sa raideur était élégante. Quant au président de la Société, il représentait très bien. Et puis, c’était un si joyeux compère ! Dommage qu’il avait si chaud... Enfin, après l’éloge des officiers étrangers, on en vint à parler de ce jeune homme blond qui dansait avec la comtesse de Rasenfeld. On ne l’avait jamais vu. C’était sans doute un membre nouveau. – Ce n’est toujours pas le vice-bibliothécaire, déclara la dame louche. Je connais de vue M. Joseph Kaekebroeck, c’est lui qui avait été choisi... — En effet, repartit Mme Kaekebroeck en se rengorgeant, M. Kaekebroeck est mon fils. Il devait danser, mais, à la dernière minute, il s’est tourné le pied et a dû se faire remplacer par son ami Mosselman. — Och, ça est dommage ! firent toutes les dames en chœur. — Oh, je ne sais pas, dit Mme Kaekebroeck en souriant d’un air fin. Entre nous, je crois que mon fils l’a fait un peu en exprès. Il est marié depuis un an et père de famille. Alors, n’est-ce pas, il a préféré, lui aussi, que ce soit un autre qui profite... ⁂ Le quadrille était terminé. Princes et princesses regagnèrent l’estrade royale et reçurent le compliment des souverains. Ferdinand s’inclina devant la comtesse de Rasenfeld qui le félicita avec affabilité sur la belle correction de sa contredanse. Il se courba de nouveau très bas, pirouetta avec légèreté et disparut parmi les couples tourbillonnant déjà dans une valse de Strauss. Il rayonnait. Les jeunes filles le suivaient longuement des yeux par-dessus l’épaule de leur cavalier. Sa bonne mine et l’honneur d’avoir figuré dans la chaîne de princesses lui donnaient un prestige irrésistible. Dans le premier étourdissement du succès, il n’avait pas encore conscience de sa force. Un coup d’œil qu’il jeta vers les bas-côtés, où toutes les mères et tous les pères le contemplaient à travers une souriante hébétude, lui révéla sa gloire. Soudain, il aperçut, près de l’orchestre, M. Verhoegen, qui, de la main, lui envoyait un bonjour amical. Il répondit par un salut plein de déférence qui empourpra le cordier de joie et d’orgueil. Ah ! Cappellemans — qui d’ailleurs n’était pas venu — ne devait plus exister pour cet homme. Son absence inconvenante justifiait une rupture. Mosselman pressentait la victoire. Une détente se fit en lui : il dut s’appuyer contre une colonne, tant son émotion était forte. Il restait là, plongé dans une torpeur délicieuse, à cent lieues du bal resplendissant, quand on frappa sur son épaule : — Eh, pardieu, s’écria Joseph souriant, à quoi penses-tu donc derrière ce palmier, dans cette attitude poétique et fatale ? Ferdinand regarda son ami : tout son cœur attendri et reconnaissant s’élançait vers ce garçon charmant dont l’ingénieuse bonté venait de conquérir son bonheur ; mais, honteux d’être surpris en posture sentimentale, il voulut rallier encore : — Ma foi, répondit-il avec désinvolture, je fais des réflexions très spirituelles... et que m’envieraient certains journalistes. Je pense à notre premier ministre. As-tu remarqué comme il a bien dansé le Pantalon ? C’est apparemment la seule figure du quadrille qu’il approuve sans réserve... Il s’interrompit, incapable d’une plus longue feinte. — Eh bien, interrogea-t-il, d’une voix tremblante, que t’a dit le père Verhoegen ? Ah ! réponds-moi franchement, sans détour... Sa figure s’altérait et, soudain, l’émotion emportant les digues de son cœur, des larmes mouillèrent ses yeux. — Parbleu, s’écria Joseph d’un accent de triomphe, mais il te les donne, sa fille et sa corderie ! Ferdinand défaillait ; son ami dut le porter jusqu’au buffet. ⁂ Leurs majestés venaient de quitter l’estrade, et, suivies du fastueux cortège, elles faisaient le tour de la salle, s’arrêtant pour échanger quelques phrases aimables avec les sociétaires ou les uniformes qu’elles reconnaissaient dans les haies respectueuses. — Ah, dit Ferdinand tout bas, en pressant le bras de Thérèse, je suis mille fois plus heureux que ce petit hussard blanc et cette petite princesse ! Elle le regardait avec ses grands yeux noirs où brillait son âme passionnée : — Quand partons-nous pour Sigmaringen ? répondit-elle. C’était le repos. Ils se promenaient lentement au milieu des couples dont, en riant, ils notaient les paroles et les gestes bizarres. — Regardez une fois, disait un jeune homme à sa danseuse, hein on transpire ici ! Et il ouvrait devant elles ses larges pattes palmées d’abominables gants tout percés, tout noirs de sueur. Une jeune fille décolletée qu’ils suivaient depuis un instant s’arrêta tout à coup, renversa la tête et, d’un mouvement énervé, frotta sa nuque sur ses épaules. — Aïe, s’écria-t-elle, j’ai une démangeaison ! — C’est une puce, dit son cavalier finement. — Oeïe mon Dieu, taisez-vous, quand il y a une puce quelque part, elle est sûr pour moi... Ferdinand avait retrouvé la gaîté. Sa verve s’éveillait comme d’un long sommeil, fusait en brocards, en fines épigrammes. Parfois pourtant, une ombre passait sur sa joie. Il sentait une « lançure » de tristesse quand il coudoyait de pauvres jeunes filles, décolletées par ordre, bien que toutes couvertes de boutons mûrissants ; alors, il lui prenait une envie de les inviter à faire un tour de bal à son bras, dans la ferme espérance de les consoler gentiment, de les réhabiliter, de mettre leurs boutons à la mode ! Près du salon de repos, ils rencontrèrent Joseph et sa femme qui se disposaient à quitter le bal. — Oeïe, s’écria tout de suite Adolphine, Mlle Putseys, vous savez bien celle qui a dansé avec le prince Albert, elle est si malade dans la salle d’accord ! On a dû lui ôter son corset. Elle aura probablement mangé quelque chose de contraire... — C’est l’émotion, dit Thérèse avec indulgence. — Non, je sais ce que c’est, repartit Ferdinand, très grave. Elle a pris sans doute un souper aller et retour... Justement, une grosse fille passait à côté de lui dans l’orgueil de son épais corsage et de ses énormes bras rouges. Sur sa lourde et tremblotante gorge, se marquaient, à des distances graduelles, de petits plis de graisse qui formaient une échelle comme on voit sur les carafons de cognac. Le jeune homme s’apprêtait à saluer cette grande quantité de chair, quand la demoiselle se détourna brusquement en faisant une moue de suprême mépris. — Tiens, tiens ! s’écria Mosselman tout de même un peu interloqué. — Mais, n’est-ce pas la fille de ton chef de bureau, dit Joseph en riant, l’opulente Mlle Verbist qui chanta pour toi tant de suaves romances ! Bigre, elle devient de plus en plus jordaenesque... — Je la connais bien, ajouta Thérèse, elle était une classe au-dessus de moi chez les sœurs, rue Rempart-des-Moines. — Oui, jeta Adolphine, elle fait de ses embarras parce qu’elle va marier M. Verbruggen, le marchand de draps du Marché-aux-Herbes ! Mosselman sourit : il venait de trouver sa vengeance. — En temps d’épizootie, dit-il, le pauvre Monsieur Verbruggen sera bien inquiet... ⁂ Monsieur VERHOEGEN a l’honneur de vous faire part du mariage de sa fille Thérèse avec Monsieur Ferdinand MOSSELMAN. Madame Veuve DE DOBBELEER a l’honneur de vous faire part du mariage de son petit-fils Ferdinand MOSSELMAN avec Mademoiselle Thérèse VERHOEGEN. Absents. Madame Posenaer ne pouvait oublier l’injurieux abandon de Ferdinand Mosselman et roulait dans son âme de méchants projets. Elle ne souffrait plus ; une rage froide, réfléchie, qui, souvent, pâlissait sa mignonne figure, avait succédé aux premières incantations de son désespoir. Maintenant, dans le vide immense de ses journées, elle s’occupait en silence à ourdir le châtiment de l’heureux époux de Mlle Verhoegen. Où est-ce qu’il se trouvait à cette heure, le traître qu’elle n’avait pas su retenir et dont ses manigances exaspérées, ses lettres anonymes, n’avaient pas même retardé le bonheur d’un seul jour ? Il était en Suisse, à Ragatz, en attendant qu’il passât les monts et descendît à Lugano. C’est du moins ce que lui avait rapporté M. Posenaer, sur la foi d’une lettre récemment adressée par la jeune Mme Mosselman à son père et que celui-ci lisait avec émotion, la larme à l’œil, aux pratiques de la corderie. À l’évocation des époux, que leur tendresse promenait enlacés sur la marge fleurie des torrents, dans ces paysages magnifiques de la Via Mala au milieu desquels l’amour s’exalte et défie la satiété, Mme Posenaer ne pouvait réprimer un frisson d’angoisse. Alors, songeant aux caresses de l’amant perdu, une haine sulfurique ruisselait dans ses veines et sa pensée en dérive s’en allait, tournoyant comme une épave dans le remous d’un courant criminel... Oh cette petite Thérèse Verhoegen ! Quelle Sainte Nitouche ! Jamais astuce de grande coquette avait-elle égalé le manège de cette gamine, presque verte encore comme une stékebees ! Par quelles tendres amorces, par quels lacs introuvables dans le magasin de la piperie sentimentale, cette fillette insignifiante et timide sous ses bandeaux de vierge, au regard baissé, aux lèvres toujours closes, avait-elle pris le cœur de Ferdinand Mosselman ? Elle était riche ! Mais le jeune homme avait dédaigné des partis plus avantageux, notamment les cent mille écus de Mlle Cluyts, la fille du grand farinier du Marché-aux-Porcs. Non, personne ne pouvait accuser Mosselman de cupidité. Thérèse était jeune ! Mais elle, la jolie Mme Posenaer, comme partout on la nommait, est-ce qu’elle ne l’emportait pas sur cette gringalette par sa maturité souveraine, savante en amour ? Pourquoi repousser le fruit juteux qu’elle était et croquer cette petite groseille verte ? Et Mme Posenaer s’abîmait dans les conjectures. Pourtant, en cette brûlante matinée de juin, elle sentait parfois mollir sa rancune au souffle mûrissant d’un vague espoir. Accoudée à sa toilette, dans une pose rêveuse, ses jolis bras nus émergeant d’un peignoir de tulle, elle se reportait aux jours lointains. Une à une, elle refaisait toutes les étapes de son amour. C’était Ferdinand à la noce dramatique de Théodore Van Poppel ; et elle le voyait aussi au banquet de première communion du petit Spruyt et de la petite Platbrood. Oh, ses galants propos, ses aveux nargueurs ! Oh ce premier baiser sous la charmille, dans le parfum citronné des seringas ! Et soudain, toute frémissante au souvenir des caresses complètes : — Non, non, s’écriait-elle, c’est impossible, il doit m’aimer encore ! Car elle pensait que cette brusque passion pour la fille du cordier n’était bien sûr qu’un feu de paille dont les cendres allaient tantôt s’envoler, comme la poussière dans le vent. ⁂ Eh bien non, elle se trompait, la jolie Mme Posenaer : c’était fini, Ferdinand Mosselman ne l’aimerait jamais plus. Parmi les mille et trois qui avaient fait fleurir ses bountjes sensuelles, il n’en savait aucune dont il se fût dépris aussi vite que de cette coquette « fransquillonnante » qui posait à l’intellectuelle, bien qu’elle dévorât en cachette des liasses de romans-feuilletons. Mais ce qui l’avait promptement détaché d’elle et conduit à la rupture, c’était cette infatuation de soi-même qu’elle dissimulait sous un air innocent, cette très ferme conviction qu’elle incarnait un être rare, d’attirance suprême, et que tout le monde, les petits aussi bien que les grands, se relayaient pour la contempler. Il fallait l’entendre, contant avec une feinte candeur, une sorte de frais et naïf étonnement d’âme, ses succès quotidiens, tous ces hommages discrets et délicats que provoquait sa charmante personne... Elle ne pouvait sortir sans que d’effrontés suiveurs s’attachassent à ses pas. Dans les tramways, vieux et jeunes messieurs se disputaient à l’envi l’honneur de lui céder leur place, au point qu’elle en était « gênée » pour les autres dames qui demeuraient sur la plate-forme... Monsieur X... trouvait qu’elle s’habillait avec tant de goût : oh c’était un si grand moqueur ! Au spectacle les lorgnettes « savaient la fixer », n’est-ce pas ! Au bal, elle ne pouvait cependant pas danser avec tout le monde ! Cet après-midi, le petit garçon d’une de ses amies lui avait offert une rose en disant : « Tiens, elle te ressemble... » Je vous demande un peu ! Ferdinand opposait à ces historiettes un mutisme glacial. Le verbiage de cette fausse ingénue lui devenait chaque jour plus intolérable. Il cherchait alors ce qui avait bien pu l’enchanter dans une telle femme et s’avouait que c’étaient seulement ses fanfreluches. Il ne l’aimait plus, qu’elle le retenait encore par les séductions d’un amour coquet, en dentelles et nœuds de soie. Et puis, elle était tout de même « bien tournée », comme on dit. Mais le cœur de Ferdinand n’était plus satisfait. Au sortir des étreintes défendues, des aspirations vers une tendresse honnête, tranquille, le jetaient en des spleens toujours plus longs. Alors, la « demoiselle » de son chef de bureau, la rouge Emma Verbist, trouva même grâce à ses yeux. Il s’interrogeait avec inquiétude : le bonheur était peut-être dans les bras de cette dondon... Oh, le radieux jour de printemps qui l’avait enfin délivré des remords et du doute, en découvrant à ses regards charmés Thérèse Verhoegen, la jolie fille du cordier ! Il faisait grand silence dans la chambre assombrie, retraite d’exquise fraîcheur contre le torride soleil qui flambait au dehors. Et Mme Posenaer, le menton dans la main, continuait de s’abandonner au fil de chères souvenances. Parfois, les persiennes abaissées donnaient un petit toc sur la fenêtre ; des cristaux tintaient, ou bien c’était une grosse mouche bourdonnante qui, volant à travers la pièce, s’allait cogner à la glace, tombait sur la tablette de la cheminée où, un moment étourdie, elle musiquait en tournant sur le dos. Et tous ces bruits familiers assoupissaient doucement la jeune femme, quand une voix cria sur le palier : — On peut « rentrer » ? Et M. Posenaer parut, écarlate, ruisselant de sueur, dans un complet d’orléans gris. — Jésus Maria, dit-il en s’épongeant le front avec un immense mouchoir, il fait une chaleur de bête ! Et nous sommes seulement le trois juin. Qu’est-ce que ça va être au mois d’août ? Heureusement qu’on sera à Heyst... Il s’écroula sur le divan rose où il demeura comme anéanti, la tête souriante versée sur l’épaule gauche, les bras morts et les jambes ouvertes. C’était un gros homme — donc un bon homme, comme dit Cervantès — plein de santé et de belle humeur. Quarante-cinq ans, mais il ne les portait pas. De fait, aucun souci ne ridait son front étroit. Tout lui avait réussi d’ailleurs. Sa fortune gagnée dans les épiceries ou plutôt dans le « trafic des produits coloniaux » comme disait sa femme, était « rondelette » et solidement placée. À quarante ans, quelques mois après la mort de sa mère, il avait épousé Mlle Charlotte De Smet, la fille d’un petit cordonnier de la rue de Laeken. Il l’aimait, mais d’un sentiment tranquille, en vieux garçon chaste, couvé trop longtemps sous les jupes maternelles. Tout de suite, Mme Posenaer l’avait soumis à ses fantaisies. Elle ne le détestait pas au fond, mais elle en usait presque avec son mari comme fait une belle petite d’un protecteur inamovible. Pourtant, elle se gardait de le contrarier jamais. Elle était reconnaissante après tout de l’opulence qu’il lui avait donnée. Aussi, prenait-elle grand soin de sa maison qu’elle avait transformée au profit du style moderne. Avec cela, habile à flatter ses innocentes manies de parvenu, à lui montrer sans cesse l’envie sympathique qu’il excitait chez tous ses amis, à laisser sous-entendre que son bonheur était une preuve de supériorité. Il ne lui refusait rien ; en retour, il demandait peu, satisfait des très menus suffrages qu’elle dispensait avec mesure. On pense comme elle lui savait bon gré d’une continence naturelle qui ne la rendait que plus frémissante entre les bras de Ferdinand Mosselman ! En somme, ils s’entendaient bien : c’était un ménage paisible. Cependant, le bonhomme, envahi par une torpeur que la mollesse de son siège augmentait graduellement et menait sur la pente du sommeil, avait fermé les yeux. Et Mme Posenaer, les sourcils froncés, attachait sur lui un regard violent. N’était-ce pas à cette place même où le « papezac » séchait sa transpiration, que Ferdinand, il y aussi, avait trois mois à peine, se tenait renversé lui mais dans quelle attitude de gracieux abandon ! À ce souvenir, une fièvre sensuelle battait dans ses veines et ses yeux étincelaient comme des armes. Qui désormais serait digne de la posséder ? Elle dénombrait les petits jeunes gens de son entourage et convenait que nul d’entre eux ne remplacerait jamais le fringant Mosselman. Elle entrait dans une nouvelle crise de colère et de regret, quand M. Posenaer se redressa en sursaut : — Holà, dit-il, j’allais m’endormir ! — Et d’où venez-vous comme ça ? interrogea alors sa femme, d’un ton où perçait une pointe d’humeur. — J’ai été seulement rue de Flandre, dit-il avec bonhomie. Mais ce n’est pas à tenir. Il fait une chaleur ! Je le disais à Verhoegen, c’est absolument comme en septante-trois... En entendant prononcer le nom du cordier, la jeune femme ne put réprimer un sourire dédaigneux. — Eh bien, comment donc est-ce qu’il va aujourd’hui, ce pauvre homme ? Il pleure toujours après sa fille ? — Non, non, c’est fini ; maintenant il est raisonnable. Thérèse lui écrit presque tous les jours de longues lettres... — Tiens, moi je croyais qu’on ne savait pas écrire tant que ça en voyage de noces ! Ils s’ennuient donc, ces amoureux... — Oh, quand je dis tous les jours, c’est une manière de parler, reprit le brave homme sans s’étonner autrement de l’amertume de sa femme. Verhoegen reçoit des nouvelles souvent et Jérôme aussi. Mais non, ils ne s’embêtent pas du tout. Il paraît que Ferdinand est si gentil, il est aux petits soins... — Et où sont-ils ? interrompit Mme Posenaer durement. — Ça je ne sais pas dire au juste. Jérôme m’a parlé d’une montagne qu’ils ont traversée dans un traîneau au milieu de la neige. Hein, ils en ont de la chance ! — Mon Dieu que c’est ennuyant, dit la jeune femme avec aigreur, vous ne savez jamais retenir rien du tout. Une montagne, mais quelle montagne ? Je n’ai pas d’avance avec ça ! Et Mme Posenaer, qui oubliait volontiers de fransquillonner devant son mari et retrouvait sa langue et son accent originels, se leva brusquement afin de calmer ses nerfs. — Écoutez, répondit l’épicier sans s’émouvoir, tandis que sa femme, les coudes nus, pointés, tapotait ses cheveux de nuque devant la glace, ça ne sera pas tout de même bien difficile à savoir. Verhoegen vient ce soir au concert de la Zologie. On n’a qu’à lui demander... À ces mots, Mme Posenaer se retourna vivement : — Le concert de la Zologie ? interrogea-t-elle avec surprise. — Mais oui, le concert de charité organisé par la Grande Harmonie. Les Guides, le feu d’artifice, le diable et son train ! Nous allons toute une société, les Rampelbergh, les Kaekebroeck, le jeune ménage Van Poppel... — C’est vrai, fit la jeune femme, laissant retomber ses jolis bras. Ma foi, j’avais complètement oublié... Tout de suite, elle songea aux Kaekebroeck qu’elle se promettait d’interroger avec adresse sur le voyage et les impressions des nouveaux mariés. Qui sait, certaines indiscrétions lui dicteraient enfin sa vengeance. Cependant, midi sonnait à la pendule d’or. M. Posenaer consulta sa montre. — Hé mais, Charlotte, est-ce qu’on ne va pas bientôt déjeuner ? Mélanie est si fort en retard aujourd’hui... — Descendons seulement, fit la jeune femme. C’est vrai, depuis quelque temps je ne sais pas ce que cette fille a dans sa tête ! Le gros homme se leva en soufflant : — C’est bien ennuyeux, dit-il en posant un calme regard sur le corsage largement échancré de sa femme, que les hommes ne peuvent pas s’habiller comme les dames en été... Ils descendaient, lorsque Mme Posenaer s’arrêta brusquement sur le palier de la salle de bain : — Mon Dieu, s’écria-t-elle d’une voix d’angoisse, mais j’y pense, pour ce soir je n’ai rien à mettre ! Devant ce réflexe mensonge de toutes les femmes dont les tringles des armoires à glace s’incurvent et succombent sous le poids formidable de kapstocks couverts de robes de toutes sortes, M. Posenaer ne put garder son sérieux. Mais Charlotte lui lança un regard de fureur : — On voit bien, dit-elle rageusement, que vous ne connaissez rien à tout ça. Je ne peux pas mettre une robe d’hiver, n’est-ce pas ? Mes autres ne tiennent plus ensemble. Elles sont en loques. Vous voulez voir ? — Merci, s’écria M. Posenaer, et, gaiement, il prit le bras de sa femme qu’il baisa au front, comme pour se faire pardonner une innocente moquerie. — Allons, Charlotte, ne pleurez pas. Tenez, j’irai tantôt moi-même chez la couturière pour demander votre costume... — Och, dit-elle radoucie, en entrant dans la salle à manger, cette Madame Van Doren, c’est tout de même une assommante ! Elle m’avait bien promis, déjà pour hier matin. Je pouvais y compter sans faute, sans faute. Oui et voilà, c’est chaque fois la même chose, elle vous laisse en plan. Et ce n’est pas, maintenant, que je ne lui avais pas dit ! Joseph Kaekebroeck et sa femme arrivèrent seulement vers neuf heures, comme finissait la première partie du concert. On les accueillit avec de vifs reproches. — Excusez-nous, s’écria Joseph, mais ce n’est pas de notre faute. — Oui, Albert nous a fait la farce, affirma Adolphine. Il ne voulait pas s’endormir. On aurait dit que le petit coquin savait que nous allions au concert. Oh, il remarque déjà tout, vous savez ! Il faisait une vie ! M. Verhoegen les engagea à s’asseoir rapidement : — On est déjà venu demander plus de cent fois si ces deux chaises étaient disponibles. Hein, quelle cohue ! Cependant, Mme Posenaer s’était emparée des mains de Mme Kaekebroeck : — Mettez-vous, dit-elle en l’attirant au milieu du groupe qu’elle formait avec Mmes Théodore Van Poppel et Rampelbergh. Mais Adolphine voulut auparavant échanger à toute force sa bonne chaise à dossier contre l’inconfortable escabeau de son mari : — Prends-la, dit-elle à Joseph avec une gentille insistance. Moi j’ai des jupons, je sais là contre... Kaekebroeck protesta avec bonne humeur : — Est-ce que tu vas me faire passer pour un « péke » maintenant ! Non, non, je t’en prie, garde ton fauteuil, je m’arrangerai bien... Il cala son siège boiteux contre le tronc d’un arbre et s’assit entre son oncle Théodore et M. Posenaer. À la droite de ce dernier, se carrait le vieux Rampelbergh. Les quatre hommes faisaient ainsi vis-à-vis aux quatre dames, tandis que le père Verhoegen, établi un peu sur le côté, semblait présider ce quadrille immobile mais non pas silencieux. Chez les dames surtout, le moulin des langues se mit à tourner avec une rapidité extrême sans que le voisinage immédiat de nombreuses familles les embarrassât le moins du monde et les amenât un seul moment au ton adouci de la confidence. Adolphine, de sa voix forte, impétueuse, qui dominait presque toutes les conversations ambiantes, donnait d’intarissables détails sur l’intelligence précoce du petit Albert, oubliant un peu, et même tout à fait, que sa jeune tante Van Poppel avait une fillette de trois ans dont il eût été convenable de proclamer, en passant, la grosseur et les dispositions étonnantes. Mais Mme Van Poppel, créature effacée, à la figure fade et douce, ne sentait aucun dépit. Elle souriait au contraire de toute la sincérité de son bon cœur aux contes merveilleux de sa belle nièce qui ne s’arrêtait guère, sans cesse émoustillée d’ailleurs par les exclamations câlines, les « mais, mais, voyez un peu ça ! », les « pas possible ! » de l’habile Mme Posenaer. Les hommes, eux, parlaient à voix plus contenue, occupés pour l’heure à supputer le nombre de personnes qui s’étaient rendues au jardin zoologique. — On est bien deux mille, certifiait M. Verhoegen. — Plus que ça ! assurait M. Posenaer. Allez seulement un peu voir le monde qui se promène là-bas sur la pelouse du feu d’artifice. Pour sûr qu’on est bien quatre mille. C’était aussi l’avis de Joseph et de son oncle Van Poppel. Quant à M. Rampelbergh, esprit excessif et paradoxal, il opinait pour dix mille. Comme on se récriait devant l’absurdité d’un tel chiffre : — Est-ce qu’on veut une fois compter ? dit-il en se levant, car aussi bien un cliquetis de verres, qui venait de la buvette, desséchait son gosier depuis une grande heure. Aussitôt, MM. Verhoegen et Posenaer, pas fâchés de se dégourdir un peu, avouaient-ils, s’en furent avec le droguiste, non sans avoir recommandé à la société de défendre leurs chaises contre les entreprises des rôdeurs. — Dépêchez-vous seulement, insista Joseph, le repos est presque terminé, voilà les Guides qui reviennent... En effet, dans le joli kiosque japonais, aux montants tout enguirlandés de capucines fleuries et de vigne folle, un musicien avait déjà repris sa place. C’était le timbalier. Celui-ci, autant par humeur facétieuse que pour ne point déroger à une coutume ancienne, aussi vieille peut-être que la première grosse caisse, commença de préluder doucement sur la peau d’âne, imitant ainsi le roulement lointain de l’orage comme dans la pastorale de la Symphonie fantastique. L’effet fut instantané : mille têtes se renversèrent, interrogeant le ciel avec inquiétude. Mais sur le sombre azur ruisselait la voie lactée et, dans l’extrême pureté de l’air, les étoiles brillaient d’un éclat incisif, dardant vers la terre leurs pointes rétractiles. Nulle brise ; au-dessus du rayonnement des girandoles et des cordons de gaz, le feuillage immobile des grands arbres montait dans l’ombre et se profilait en masses arrondies sur la voûte stellaire. Le quinconce présentait un spectacle plein d’animation et de variété. Dans le premier chemin concentrique bordant le kiosque, tournaient en se tenant par la main de blanches fillettes et même des bébés, un grand nœud plaqué dans le dos. Puis, sous les petits ormes, c’était le cercle houleux et bruyant des familles auprès desquelles, après des zigs-zags que l’extrême rapprochement des chaises faisait compliqués, s’en revenaient toucher barre des garçonnets et des gamines, la figure tout empourprée par les « radeie coupeie ». À peine les mères avaient-elles le temps de s’exclamer sur le débraillé de leurs enfants, de tapoter avec un mouchoir leur front perlé de sueur, que les petits sauvages repartaient déjà en bondissant pour des courses nouvelles. Enfin, derrière ce public assis parce que venu de bonne heure, coulaient sans interruption des flots de promeneurs, messieurs entre deux âges, dandies coiffés du haut-de-forme gris, jeunes gens et jeunes filles flirtant, minaudant de leur mieux. Il faisait doux, léger dans l’air. La chaleur s’était un peu abaissée. La verdure épandait une fraîcheur délicieuse que toutes les poitrines aspiraient avec ivresse après une journée de feu. Cependant, les Guides, rentrés dans le kiosque, s’accordaient au milieu d’une cacophonie discrète où brochaient les fioritures de la petite flûte. Le chef monta au pupitre : d’un coup de son bâton, il imposa silence à l’orchestre, puis, après une pause, il attaqua l’ouverture du Tannhäuser. M. Verhoegen et ses amis regagnèrent leurs places aux premières mesures du Venusberg. « Dans notre clique », comme disait M. Posenaer, personne n’écoutait les musiciens, hormis le timide Van Poppel et surtout Joseph qui demeurait tout pensif en se rappelant sa jeunesse solitaire vouée au culte de tous les arts... Les dames, à l’exception de Mme Van Poppel toujours réservée et placide, continuaient de s’entretenir avec volubilité. Le chapitre qu’elles venaient d’aborder et qui n’était autre que celui de la toilette, justifiait d’ailleurs leur parlottage éperdu. D’abord, elles avaient émis sur leurs robes respectives des opinions flatteuses, louant le corsage de l’une, les crevés et la pièce plate de l’autre, décernant en toute justice un éloge à leurs diverses couturières, mais en convenant il est vrai — et c’était Mme Posenaer qui parlait ainsi — que ces dernières « l’avaient facile » avec des personnes comme elles qui n’étaient pas précisément contrefaites. Une telle louange péchait peut-être par trop de généralité. Certes, Adolphine était une « belle personne » et Mme Posenaer, très mignonne, mince sans maigreur, formait avec elle un contraste qui les faisait valoir toutes deux. Mais Mme Rampelbergh, une grosse femme à la taille courte, à la gorge adipeuse, remontée jusqu’à son double menton, et Mme Théodore Van Poppel très fluette, très « deux corinthes sur une planche » devaient donner certainement quelque tablature aux fées qui les habillaient. Toutefois, Mme Van Poppel n’affichait pas la moindre prétention, non plus que sa nièce Adolphine, bonne fille exubérante, ignorante de sa beauté, qui ne vantait jamais ses atours, encore qu’elle fût en train de chiffons, comme toutes les femmes. Mme Posenaer avait revêtu sa robe si impatiemment attendue. La couturière, qui ménageait cette bonne cliente, l’avait apportée elle-même à quatre heures afin d’y pouvoir faire tout de suite les retouches nécessaires. C’était une robe de soie gris de perle, rayée, dont le corsage, qui laissait le col à découvert, moulait le buste en perfection, telle une seconde peau moirée et vivante. Les manches, de même soie mais tailladées sur fond blanc, s’enflaient énormes aux épaules, puis s’amincissaient graduellement sur l’avant-bras pour s’épanouir autour du poignet en fraîches valenciennes. À la taille, une large ceinture vieux rose, agrafée d’une grande boucle Louis XV. Ainsi parée, coiffée d’une paille bien croquée en forme d’écaillé, toute fleurie d’églantines et de clématites, Mme Posenaer, avec son teint de biscuit de Saxe, semblait une jeune fille. Mais l’éclat de ses yeux changeants et ce triple collier de jolis plis que la maturité lui passait autour du cou, eussent dénoncé bien vite la femme à l’observateur tant soit peu perspicace. La toilette d’Adolphine accusait moins de recherche. C’était une simple robe de foulard bleue à pois blancs, mais très bien ajustée à son buste plantureux qui reprenait les belles rondeurs que lui avaient un moment fait perdre des couches assez laborieuses. Par exemple, le chapeau, un peu vaste et trop surchargé de fleurs et d’oiseaux, marquait son « bas de la ville ». Quant à Mme Pampelbergh, dont la face écarlate, vergetée de couperose, rutilait davantage encore sous les brides voyantes d’un chapeau scintillant de jais et de perles, elle crevait au pied de la lettre dans une robe de soie gris d’acier, couleur de rollmops, aux reflets aveuglants. Sur sa gorge étalée et qui s’en allait houleuse, débordante, se répandre jusque sous les aisselles en expropriant les bras, un camée ovale, énorme, montait et descendait, tel un ponton sur la mer. Sanglée dans son corset, elle étouffait comme feu Mme Keuterings et geignait à tout instant : — J’ai si chaud, n’est-ce pas ! Ça est pour mourir ! Enfin, Mme Van Poppel portait un costume de drap beige et un petit feutre noir à plume qui ne l’embellissaient d’aucune manière. Or, il arriva que les dames, un peu lasses de filer ainsi des compliments pour elles-mêmes, sinon de les recevoir, se rabattirent sur la toilette de leurs proches voisines, ce qui augmenta l’intérêt de cet entretien. Mme Rampelbergh se montrait naturellement la plus sévère de toutes : — Mais voyez un peu cette vieille toupie, dit-elle, si ça est permis de se mettre en blanc à son âge ! Au milieu de ce bavardage, Mme Posenaer se demandait avec impatience comment elle obtiendrait enfin les confidences d’Adolphine sur le voyage de noce des époux Mosselman. Aussi, redoublait-elle de gentillesse à l’égard de la jeune femme, approuvant toutes ses remarques, vantant la sûreté de son goût, alors qu’elle était en réalité à mille lieues de ce bruyant quinconce. — Quelle joie, pensait-elle, si j’apprenais tout à l’heure, par un détail insignifiant pour tous, excepté pour moi seule, le premier désenchantement de ce traître... Elle songeait depuis quelque temps à aiguiller la conversation sur le sujet qui lui tenait à cœur, quand Mme Kaekebroeck, d’une simple phrase, fournit ingénument la transition si vivement cherchée. — Tenez, dit-elle en désignant une jeune dame assise à quelque distance, ça est justement la robe de voyage de Thérèse, n’est-ce pas, M. Verhoegen ? En entendant prononcer le nom de sa fille, le cordier, que la musique assoupissait doucement, s’était redressé en sursaut. — Mais oui, clamèrent en même temps les Rampelbergh et les Posenaer, mais c’est juste, vous ne dites rien des jeunes mariés ! Est-ce que vous avez encore reçu des nouvelles ? Où est-ce qu’ils sont à présent ? Nous sommes curieux... Sous ces questions pressées, le père Verhoegen sourit d’un air de satisfaction. Il répondit en se rengorgeant un peu : — J’ai encore reçu cet après-midi à quatre heures une petite carte de Thérèse. Cher cœur ! Ils se portent très bien savez-vous... — Et Joseph a reçu une lettre de Ferdinand, s’écria Adolphine, une longue lettre très comique. C’est tout de même un amusant, ce Mosselman ! Il dit... — C’est vrai, interrompit soudain Kaekebroeck qui redoutait une étourderie de sa femme, je voulais apporter la lettre, mais nous avons dû si fort nous presser à cause du moutard... Je la prendrai avec moi samedi soir pour aller chez Rampelbergh. — Ça va, approuva l’ancien droguiste, on la lira en société. — Pour le moment, continua le père Verhoegen, ils sont encore en Suisse, mais ils partent demain pour Milan... Mme Posenaer éprouvait un étrange malaise et le cœur lui battait violemment. Elle n’avait pas prévu que cette conversation pût la troubler si fort, après l’avoir si ardemment désirée. Elle dut faire effort pour dire d’un ton d’indifférence que démentait l’émotion de son corsage : — Oh, c’est un long voyage... — Oui, reprit le cordier, il y a une bonne trotte, vous savez, d’ici en Italie... Mais ça n’est encore rien... C’est à Venise que je les attends. Ça doit être une drôle de ville où les rues ce sont des canaux et les vigilantes des gondoles... — Moi, je me figure très bien ce que c’est, dit Rampelbergh que rien ne pouvait surprendre. Venise, c’est comme qui dirait l’ancien Bruxelles quand la Senne coulait tout partout entre les straatjes. Le pont des Soupirs, ça est plus petit que le pont de la Carpe... — Ça est facile à Venise, remarqua en riant M. Verhoegen, on ne doit pas arroser dans les rues... — Eh bien c’est ce qui vous trompe, jeta soudain Kaekebroeck qui n’écoutait plus la musique depuis que les Guides exécutaient de gros pots-pourris, on arrose à Venise... — Pas possible ! fit M. Posenaer. — Mais si, on arrose, certifia Joseph, mais, comme de juste, pas avec de l’eau... — Et avec quoi donc ? interrogèrent tous les amis vivement intéressés. — Mais c’est bien simple, on arrose... on arrose avec de la poussière ! Cette saillie lancée d’un ton imperturbable égaya toute la société ; même les époux Van Poppel sourirent par-dessus leur timidité. — Oeïe, confia Adolphine à ses amies, ça est un zwanzeur mon mari, vous savez ! Je dois rire quelquefois avec lui ! Et, sans se douter qu’elle enfonçait une nouvelle aiguille dans l’âme de Mme Posenaer, elle ajouta : — C’est un bon pour aller avec Mosselman ! Tandis que Kaekebroeck, mis en train par le succès de sa petite farce, contait à présent ses impressions de voyage de noces, Mme Posenaer constatait non sans une vive contrariété que le programme des Guides touchait à sa fin. Déjà, quelques familles quittaient le quinconce pour se rendre sur l’esplanade où étaient plantées les pièces d’artifice. En somme, que lui avait appris Adolphine ? Rien qu’elle ne sût déjà, rien surtout qui lui permît de contenter son ressentiment. Toutes ses facultés étaient tendues vers la vengeance et pourtant elle restait très pauvre d’imagination : un génie malin stérilisait son esprit, protégeait Mosselman contre sa rancune. Il est vrai que la lettre de Ferdinand à son ami Kaekebroeck contenait peut-être des révélations précieuses. Mais il fallait attendre jusqu’au samedi pour avoir connaissance de ce curieux document. Mme Posenaer ne se sentait pas la force de patienter si longtemps. Aussi, voulut-elle de nouveau provoquer les indiscrétions de la naïve Mme Kaekebroeck en parlant de cette lettre si intéressante. Mais Adolphine ne se rappelait plus rien. — Bé, il raconte je ne sais pas tout quoi, dit-elle en haussant les épaules de ce mouvement brusque qui lui était familier, on doit lire ça, n’est-ce pas Joseph ? Puis, interpellant tout à coup M. Verhoegen, elle cria : — Vous savez, ils disent qu’ils se portent très bien et qu’ils ont un appétit ! Ils mangent comme deux loups ! Elle avait mis dans cette phrase toute la candide pétulance de sa nature. Aussi, demeura-t-elle interdite devant l’explosion de gaîté qu’elle provoqua chez les hommes. Déjà, M. Rampelbergh risquait de très fortes plaisanteries... — Allons, tu seras toujours la même gaffeuse, dit Joseph en regardant sa femme penaude, d’un air de découragement comique. Cependant, Mme Posenaer avait pâli. Les paroles d’Adolphine venaient de lui porter un rude coup. Et longtemps elle resta muette, les yeux fixes, braqués sur la foule remuante qu’elle ne voyait pas. — Eh bien vous ne dites plus rien ? observa Mme Rampelbergh. — J’ai un point, répondit-elle, ça va passer. Elle sortit de sa stupeur. Elle comprenait à présent que Mosselman était à jamais perdu pour elle. Chose étrange, et pour la première fois peut-être depuis la rupture, il se mêlait dans la violence de ses regrets une sorte de réel dépit contre elle-même de n’avoir pas mieux compris l’âme de Ferdinand Mosselman... Tandis qu’elle s’humiliait ainsi, son regard se posait parfois sur son épais mari : elle lui en voulait de sa bonne face sanguine qui montrait la parfaite santé de son corps et de son âme. Elle en arrivait presque à blâmer cette inaltérable confiance qu’il lui avait toujours témoignée ; et voilà que, doucement, sans qu’elle y prît garde, montait en elle une petite colère contre ce brave homme parce qu’il ne l’avait jamais désirée, parce que ses sens auprès d’elle restaient toujours imperturbablement calmes. Elle n’était pas loin aujourd’hui de qualifier d’un terme injurieux cette tendresse dont il ne cessait de l’entourer, tendresse paternelle si fort appréciée jadis, quand elle lui permettait de se donner sans partage à son amant. Aussi bien, une longue continence ayant enrichi ses veines, Mme Posenaer était surprise de se découvrir tout à coup la ferme volonté d’inspirer quelque frénésie sensuelle à ce mari trop insoucieux de son devoir, et d’expérimenter enfin dans ses bras la saveur d’un plaisir légitime. Et puis, le bonheur qui éclatait sur les visages d’Adolphine et de sa jeune tante, n’était pas non plus sans l’émouvoir profondément. Elle se disait qu’un enfant l’eût gardée de bien des fautes ; elle enviait à ses compagnes cette puérilité joyeuse de leur amour maternel, et s’affligeait cruellement de ce que la crainte de voir se déformer sa taille, la peur des souffrances, l’eussent ainsi privée des joies les plus pures. Une mélancolie tombait dans son âme, telle une pluie fine dont le brouillard voilait l’obsédante image de Ferdinand Mosselman. — Eh bien si on partait, nous autres ! s’écria soudain M. Rampelbergh. Allons retenir notre place pour le fils d’artifeu... Le droguiste ne manquait jamais l’occasion de lancer cette plaisanterie dont il avait hérité d’un grand-oncle. Toute la bande se leva et s’engagea dans une allée sombre qui menait devant la grande pelouse où étaient plantés les mâts pyrotechniques. — Ici derrière, dit M. Verhoegen tandis qu’on cheminait, c’était la cage des autruches n’est-ce pas ? Comme tout ça a changé depuis vingt ans ! — En effet, répondit Kaekebroeck, ce n’est presque plus à s’y reconnaître. Ici, tenez, dans cette allée toute noire, on jouait à gendarmes et voleurs avec Ferdinand et ses amis... — Oeïe oui, je me rappelle, ça était gai ! s’écria Adolphine. — Et c’est ici que Mosselman, quand il commença à avoir un peu de moustache, donnait des rendez-vous à cette petite Caroline... — Hein c’était déjà un « galiard » murmura Rampelbergh en poussant le coude de son compère Verhoegen. — Cette petite Caroline, poursuivit Joseph, avait un frère qui la suivait comme son ombre. Ce frère — il s’appelait Ernest — embêtait beaucoup Mosselman. Aussi, pour s’en débarrasser, Ferdinand n’avait rien trouvé de mieux que d’apporter tous les soirs des timbres : il faut vous dire qu’Ernest faisait collection. Alors, pendant que le frère examinait des « cap de Bonne-Espérance » sous un bec de gaz du quinconce, Caroline se sauvait avec son amoureux. Ferdinand appelait ça : « affranchir la sœur ! » — Eh bien, c’était du propre, ne put retenir Mme Rampelbergh qui soufflait comme la locomotive d’un train de marchandises. — Oh, ils n’étaient pas les seuls, vous savez, reprit Joseph, voulez-vous croire que mon oncle Théodore a fait la même chose ? À cette brusque botte, Monsieur et Madame Van Poppel rougirent très fort dans l’obscurité. Personne n’ignorait en effet qu’ils avaient fait connaissance au zologique et que, dans le temps des fiançailles, quand Mlle Spineux avait séjourné à Bruxelles pour l’achat du trousseau, ils se promenaient seuls le soir dans les allées écartées du beau jardin. — Hé vous ne dites rien, s’écria gaîment M. Rampelbergh. — Oui, oui c’est comme ça, assura Joseph ; allons est-ce que nous n’avons pas tous passé par là... Adolphine lui pinça le bras : — Eh bien, j’en apprends de belles maintenant ! Tu sais, ne te gêne pas. Et moi qui croyais que tu avais toujours été un petit saint ! — Oh moi, c’est vrai, j’étais très timide : les petites filles devaient m’embrasser de force ! — Continue seulement, dit joyeusement Adolphine qui le pinça derechef. Il poursuivit : — Tout ça n’était encore rien. Je me suis laissé dire que derrière la cage des singes et près de la fosse aux ours, il se célébrait dans les massifs des mystères encore plus tendres où l’on n’était pas seul mais pas plusieurs non plus. Enfin, c’était un peu comme Adam et Eve au milieu des bêtes... À cet endroit, M. Posenaer protesta avec énergie. Lui, il n’avait jamais entendu parler de ça. Dans son esprit la Zologie demeurait toujours un lieu de réunion très honnête, le grand jardin des familles par excellence. Peut-être sa femme, qui cheminait en silence à côté de lui, eût-elle pu détruire cette conviction naïve et apporter à Kaekebroeck une contribution de souvenirs personnels très concluants. Mais elle ne le jugea pas nécessaire. D’ailleurs, la conversation changea d’objet comme les amis débouchaient sur le plateau déjà tout encombré de foule. — Hé mais, s’écria M. Posenaer, regardez un peu là-bas ! Et il indiquait une épaisse couche de nuages au bas du ciel. À ce moment, une brise s’éleva qui jeta une vive rumeur dans le public. Ce fut bien autre chose quand on entendit dans le lointain un réel grondement d’orage. Cette fois, ça n’était plus les Guides. Les dames en toilettes claires poussaient des exclamations d’effroi : — Oeïe oeïe ! et on n’a pas de parapluie ! Elles voulaient quitter le parc tout de suite pour conjurer les désastres d’une averse probable. Mais les garçonnets et les fillettes s’accrochaient désespérément à leurs mains, implorant qu’on attendit au moins les premières fusées. Cependant, les Guides venaient de faire résonner là-bas leur dernier coup de grosse caisse ; aussitôt, un afflux de spectateurs se précipita sur l’esplanade. La brise soufflait maintenant très forte et menait grand tapage dans les branches. Quelques petits nuages détachés des hordes compactes s’avançaient en éclaireurs. Le tonnerre roulait plus proche. Des loustics criaient : « Il pleut ! » Alors, les artificiers, ne voulant pas faire languir plus longtemps cette foule dont l’inquiétude augmentait l’impatience, mirent le feu aux premières boîtes. Soit que les détonations eussent impressionné les nuages ou que ceux-ci fussent arrivés à maturité, soudain il y eut un coup de pluie. Des cris retentirent qui, subitement, s’apaisèrent. — Ça ne sera rien, affirmaient quelques personnes animées d’un espoir que refroidissaient aussitôt des gouttes nouvelles. Mme Rampelbergh était pour « prendre ses cliques et ses claques ». — On dirait qu’il veut pleuvoir et qu’il ne sait pas, remarqua Adolphine qui pressait le bras de son mari et pensait au petit Albert. — Pourvu que cette Léontine songe à fermer les fenêtres à la maison... Les fusées qui éclataient dans le ciel découvraient un horizon chargé et terrible. Mais la pluie attendait toujours. Tout à coup, au milieu de l’embrasement du premier meuleke, les nuages ouvrirent les vannes de leurs cataractes. Ce fut une déroute générale. La foule se rabattait vers le quinconce et le kiosque en poussant des clameurs aigües. M. Verhoegen, les Kaekebroeck, toute la bande enfin se trouva dispersée ........................ Mais, tandis que des éclairs superbes irradiaient les nues comme s’ils voulaient donner une leçon de pyrotechnie aux petits artificiers de la terre, M. et Mme Posenaer, tapis sous la capote ruisselante d’un fiacre ouvert, bondissaient sur les rails du passage à niveau de la rue Belliard et roulaient à fond de train vers la place Sainte-Catherine. — François, murmurait la jeune femme en simulant une grande frayeur, on ne peut mal n’est-ce pas ? Elle se blottissait contre son mari et l’étreignait presque dans ses bras, sans souci de sa fraîche toilette qu’elle avait sauvée du déluge. Et le brave homme souriait, faisait l’esprit fort que le plus effroyable tonnerre ne saurait émouvoir. — Frans, dit-elle encore, vous ne me quitterez pas ce soir. Je ne dormirais pas tranquille. Il la regarda, très étonné de ce ton de câlinerie qu’il ne connaissait pas, et vit ses yeux ardents qui brillaient dans l’ombre comme ceux des chats. Jamais, il ne lui avait vu ces yeux-là. À les fixer, il éprouvait tout à coup un émoi singulier. La voiture descendait maintenant la Montagne de la Cour et le sabot des freins qui mugissaient comme la sirène d’un steamer, mettait dans les jambes de M. Posenaer des tas de fourmis chatouillantes. Ils débarquèrent. Mais, comme ils s’engouffraient dans le vestibule, un éclair flamboya suivi d’un coup de tonnerre formidable qui ébranla toute la maison. La jeune femme poussa un cri et s’affaissa palpitante sur la poitrine de son mari. — Frans, ne me quittez pas ! J’ai trop peur ! Il dut la porter jusque dans sa chambre et la déposa sur le canapé. Alors, il lui dit avec un rire à la fois hardi et timide : — Allons Charlotte, déshabillez-vous seulement ; je vais mettre la chaîne et je reviens. Vous me ferez bien une petite place... La soirée du samedi n’assemblait d’ordinaire chez les Rampelbergh que de vieilles gens pour qui les cartes sont la plus essentielle distraction de la vie. Quand on pénétrait dans la maison de la Rue Rempart des Moines, on sentait réellement dès le vestibule comme une vague odeur de whist. Pourtant, ce n’était pas l’attrait de la grande ou de la petite misère qui faisait aujourd’hui plus nombreux que de coutume les hôtes de l’ancien droguiste. La réunion avait cette fois — et pour cette fois seulement — un autre objet que le jeu paisible à un centime la fiche : on y devait conclure des arrangements graves à l’occasion d’un prochain voyage à Heyst, projet depuis longtemps adopté par tous les amis et parents de la famille Kaeltebroeck, et qui, après avoir été étudié en sections, usurpait ce soir le tapis de la Dame de Pique pour un débat définitif. En réalité, la première idée de cette villégiature « sur le littoral », appartenait à Adolphine que les pâles joues de son petit Albert inquiétaient beaucoup, et qui s’était bien promis dans les fortes chaleurs de l’été de soustraire son fils à l’atmosphère viciée du Papenvest. Le docteur, consulté, avait fait le plus grand éloge de la mer et montré quels avantages durables l’air salin, chargé d’iode, procure aux jeunes organismes... Cet avis ne laissa pas que d’impressionner vivement Mme Van Poppel dont la petite Jeanne commençait à « courir comme un rat ». Aussi, déclara-t-elle bientôt qu’elle accompagnerait sa nièce à Heyst. Peu après, le voyage qui était devenu le grand sujet de conversation dans l’entourage de Joseph Kaekebroeck, rallia d’autres partisans. Les beaux-parents Platbrood prièrent leur fille d’emmener avec elle ses sœurs Pauline et Hermance, ainsi que son jeune frère Hippolyte ; l’excellente Adolphine y avait consenti avec d’autant plus de plaisir que Pauline, qui était la marraine d’Albert, l’aiderait à prendre soin du petit garçon. Or, les premières chaleurs étant venues, M. Posenaer proposa un jour en manière de plaisanterie d’imiter l’exemple des époux Kaekebroeck et de partir en bande pour la mer. Si cette invite excita peu d’enthousiasme chez le cordier et le droguiste, confits tous deux dans leurs habitudes et ennemis des déplacements, par contre elle séduisit tout à fait Mmes Posenaer et Rampelbergh qui voyaient une occasion d’étaler sur la plage des toilettes et des costumes de bains non pareils. Aussi, les deux femmes firent tant et si bien qu’elles vainquirent toute résistance, et le voyage fut décidé. Tout le monde s’accordait au départ ; mais il s’en fallut que l’entente s’établît tout de suite sur la manière la plus commode et la plus profitable de séjourner au bord de la mer. Pour les Kaekebroeck et les Van Poppel, la question était seulement résolue depuis ce matin. À bout d’hésitations, excédés de conseils aussi sages que contradictoires, ils venaient enfin de prendre en location sur la digue une grande villa qu’ils comptaient habiter à frais communs. Adolphine emmenait sa cuisinière ; la bonne du petit Albert et celle de la petite Jeanne assumeraient à tour de rôle la garde des enfants et feraient le service des chambres et de la table. De ce côté, tout allait bien. Mais dans le camp Rampelbergh — Posenaer — Verhoegen, régnait encore l’anarchie. De fait, nos gens ne savaient pas ce qu’ils voulaient et balançaient toujours, quant au choix d’un logis, entre la villa commune et l’hôtel. Or, il importait qu’ils prissent une décision ce soir même, car, en admettant qu’ils fussent d’avis d’occuper une maison, il devenait urgent qu’on la retînt sans délai. Un véritable engoûment se déclarait cette année pour la mer, et les chalets, de la digue surtout, s’enlevaient avec un entrain sans précédent. Déjà, M. Verhoegen, les époux Kaekebroeck et Van Poppel se trouvaient réunis autour de la grande table ronde de la salle à manger. On n’attendait plus que M. et Mme Posenaer. — C’est drôle, dit le droguiste en jetant un coup d’œil sur la pendule, ils devraient déjà être ici depuis un bon quart d’heure. — Oui mais, remarqua sa femme avec ironie, qu’est-ce que vous pensez, Madame doit se mettre sur son trente et un, et pour qui donc ! Ce sarcasme enhardit M. Verhoegen : il convint que Mme Posenaer était vraiment excentrique dans sa mise depuis quelque temps. — Ça est comme une cocotte, disait-il. Ça va être quelque chose à la mer ! Mais, minute, si elle fait de ses embarras avec ses bassolontjes, ça sera tout de suite fini avec moi, je mettrai un sale costume... Tout le monde approuva le cordier : en somme, on se rendait là-bas pour respirer l’air pur et non pour changer de toilette trois fois par jour et faire les chicards. Mme Rampelbergh, qui n’avait pas commandé moins de trois robes compliquées à sa couturière, dans le ferme propos de révolutionner la digue, soutint avec une rare effronterie que, du moment qu’on était convenable, c’était suffisant. Adolphine, elle, ne voulut cacher à personne qu’elle userait ses vieux « bidons », car elle entendait avant tout se mettre à l’aise et jouer dans le sable avec les enfants. Sa tante n’emportait aussi que des robes anciennes et une petite toilette de dimanche comme en-cas. Quant aux hommes, ils protestèrent pareillement du peu d’élégance de leurs costumes de touristes. M. Verhoegen et son ami Rampelbergh discutaient gravement à propos des chemises de couleur qui offraient la ressource de pouvoir se porter huit jours de suite et même davantage sans paraître sales, quand un violent coup de sonnette retentit dans le vestibule. Enfin, c’étaient les Posenaer ! Ils apparurent très gais l’un et l’autre et comme des gens qui s’en viennent d’une partie fine. L’épicier annonça qu’ils avaient été dîner au restaurant. On le devinait sans peine à son teint enluminé et à sa voix résonnante. Mais ce qui frappa immédiatement tout le monde, ce fut le sourire charmant de Mme Posenaer, son aménité de paroles et de manières, tout l’ensemble affectueux de sa personne, et, surtout, chose improbable, la parfaite simplicité de sa robe. La critique en resta toute interdite et désarmée. C’est avec un empressement sincère que la jeune femme alla s’asseoir auprès d’Adolphine et de Mme Van Poppel, pour s’enquérir aussitôt de la santé du petit Albert et de la petite Jeanne. Joseph Kaekebroeck, qui l’observait avec attention, n’en croyait pas ses oreilles quand il entendait cette mignonne créature, toujours si brève, si indifférente à l’égard de son mari, prodiguer maintenant à M. Posenaer des noms très tendres et détailler avec fanfare tous les achats utiles qu’elle avait faits à son intention dans la journée. Elle avait pensé à tout afin que le gros homme ne manquât de rien et ne pût prendre froid sur la digue. Une telle sollicitude était vraiment étrange de la part d’une femme qui n’en montrait d’ordinaire que pour elle-même. On ne reconnaissait plus cette petite dame si insatiablement coquette ; il semblait qu’elle eût subitement changé de nature. D’ailleurs, il n’y avait pas jusqu’à M. Posenaer qui, par-dessus la bonne humeur d’une légère « pointe », ne montrât quelque chose de particulier et d’indéfinissable qu’on n’avait jamais remarqué chez lui. Et c’était l’air glorieux de sa face épanouie, son œil plus vif, et ce penchant à une sorte de grivoiserie de langage et de mains, dont une pudeur innée l’avait sans cesse gardé jusqu’à ce jour... Cependant, M. Rampelbergh, qui était descendu à la cave, poussa doucement la porte du pied et s’avança avec précaution, tenant dans chacune de ses mains un petit berceau où dormait une bouteille de gueuse-lambic. Quand la bière fut versée et qu’on eût chanté ses louanges, le droguiste commanda le silence et déclara joyeusement que la séance était ouverte pour la discussion de l’ordre du jour : « le voyage à Heyst ». Sans autres préliminaires, il prit la parole et préconisa la location d’une villa pareille à celle de Kaekebroeck, découvrant les avantages et surtout l’économie d’un phalanstère. Il parla avec éloquence et fit valoir en manière de dernier argument que les habitants des deux villas pourraient s’inviter mutuellement les uns chez les autres et donner des banquets profitables, ce qui ne serait pas une mince distraction les jours de pluie. M. Verhoegen adhéra tout de suite à ce programme qui ouvrait devant lui de larges perspectives gastronomiques. — Moi, je suis content, s’écria-t-il emballé, et vous Posenaer ? Dans les pourparlers antérieurs, l’épicier, pressenti, s’était toujours dérobé soit qu’il en eût reçu l’ordre de sa femme, soit que la question le laissât encore très perplexe. Toutefois, on avait cru deviner qu’il penchait pour le séjour à l’hôtel. La table d’hôte n’offrait-elle pas à Mme Posenaer une belle occasion de parade ? On s’attendait donc à une vive opposition de sa part et M. Rampelbergh prenait déjà un air hargneux pour la riposte quand, à la surprise générale, l’épicier répondit : — Nous aussi nous sommes contents, n’est-ce pas, Charlotte ? Va pour la villa ! Les bravos éclatèrent et l’entente fut scellée au milieu de copieuses rasades. Sans perdre de temps, les dames s’étaient assemblées en conciliabule. Il n’y avait plus que dix jours avant le premier juillet : comment feraient-elles pour être prêtes ? C’est qu’il en fallait des malles, des paniers ! C’était pis qu’un déménagement. Pleines d’agitation, elles s’interrogeaient sur tout ce qu’il était indispensable d’emporter. Au milieu de ce bavardage de pies, M. Posenaer dont la bière multipliait les paroles, interpella son ami Verhoegen pour demander des nouvelles de ses « galiards ». Le cordier ne se fit pas prier : il annonça que les « tourtereaux » étaient arrivés à Venise. La place Saint-Marc, les canaux, les gondoles leur avaient déjà inspiré une carte postale écrite en long et en large et qu’il regrettait bien de n’avoir pas sur lui. Il se préparait néanmoins à la réciter de mémoire, quand Joseph, jugeant la minute favorable, tira de sa poche la fameuse lettre de Mosselman et la lui tendit par-dessus la table. Mais les dames s’interrompirent pour protester : non, non il fallait que Kaekebroeck lût cette lettre lui-même à haute voix. Alors Joseph déplia les feuillets, illustrés d’une bleuâtre vignette d’hôtel, et, après une petite tousserie de prôneur, il commença au milieu d’une vive attention la lecture de ce document plein d’intérêt. Dès les premières phrases Mme Posenaer avait tressailli, car il lui semblait entendre la voix même de Mosselman. Mais elle surmonta son trouble et réussit à prendre une attitude dégagée. Bientôt, elle sourit sans effort avec tout l’auditoire aux passages amusants de cette épitre fantaisiste où Ferdinand exprimait le charme de sa femme et la joie des heures présentes, d’une plume toute remplie de réticences moqueuses. Il y avait tant de bonne humeur entre ses parenthèses, un mouvement, une couleur si comique dans le récit de ses impressions de Brusseleer découvrant la Suisse et les lacs, une telle broderie de finesse autour d’une lourdeur voulue, qu’il eût déridé son plus mortel ennemi. Mais Mme Posenaer n’avait plus de haine. À voir la douce expression de sa physionomie, le regard humide et comme alangui qui filtrait à travers ses longs cils, on aurait dit qu’un souffle bienfaisant passait dans son cœur, et l’aérait et le purifiait. De fait, un remords tranquille, sans « lançures », un remords pacifiant et dont elle sentait presque une joie secrète, avait pénétré en elle depuis quelques jours, et lui laissait vaguement entrevoir le charme délicieux de ces tendresses légitimes si longtemps dédaignées. Ferdinand pouvait aimer la petite stékebees. L’affection de l’époux qui, au courant des lignes, s’épanchait sans fadeur et se voilait d’une constante et pudique ironie, loin de ressusciter sa passion, lui indiquait maintenant le devoir et mûrissait son repentir. Son cœur était affranchi. Elle se sentait doucement devenir heureuse... Cependant, après quatre feuillets, les jeunes époux débarquaient à l’hôtel du Splügen, au milieu des neiges. Ici, Ferdinand avait soudain assombri son style dans la manière noire des romans-feuilletons, pour conter un incident nocturne, au souvenir duquel, assurait-il, ses cheveux se dressaient encore sur sa tête, bravant les plus hongroises pommades ainsi que les plus plekkants cosmétiques ! On pense bien qu’il ne s’agissait en définitive que d’une hallucination d’un ordre peu romantique et dont voici l’histoire abrégée. Une nuit que Ferdinand s’était retiré pour une courte méditation dans un logis exigu de l’hôtel — sorte de kotje primitif surplombant un gave impétueux dont on pouvait apercevoir, en se penchant au-dessus d’une ouverture à air libre, les cabrioles écumeuses, toutes diamantées de lune — il sentit tout à coup contre ses joues comme un frôlement d’ailes. Aussitôt, il se dit de fuir, croyant d’abord que c’étaient des chauves-souris acharnées à sa chevelure. Mais, dans sa frayeur, il ne parvenait pas à ouvrir la porte du réduit. Frémissant d’épouvante, il se met à pousser des cris tandis que, s’étant emparé d’une espèce de disque, il l’agite et le lance désespérément en tous sens avec la force du citoyen antique élevé dans la palestre. Exercice dangereux s’il en fût, car ce disque lui étant une fois retombé sur la tête, il fut obligé de s’asseoir, tant le choc avait été rude... Il reprenait lentement ses esprits quand il s’étonna de ne plus ouïr aucun bruit : les chiroptères avaient disparu, chassés sans doute par la peur. Vain espoir ; à peine notre héros se fut-il relevé avec confiance que, de nouveau, par l’orifice découvert, ces bêtes maudites rentraient dans la place. Enfer et damnation ! Ferdinand s’apprêtait à appeler au secours. Mais en ce moment une idée fulgura dans sa cervelle et lui restitua tout son sang-froid. Il venait enfin de découvrir que ces chauves-souris n’étaient autre chose que des papelitos folâtres dont « le vent qui souffle à travers la montagne », le vent de Gastibelza, embarrassait la chute nécessaire au point de les relancer voletants et palpitants contre les parois du lieu. Cette aventure, que Mosselman à force d’expressions horrifiques, de périphrases élégantes et subtiles était parvenu à dépouiller de son caractère trivial, ne laissa pas tout d’abord que de rester assez nébuleuse pour quelques-uns. Mais quand Joseph et Adolphine l’eurent commentée d’une glose familière et expliquée avec des gestes expressifs, elle obtint un succès qui atteignit au délire. Le père Verhoegen, M. Posenaer et les époux Rampelbergh se claquaient sur les cuisses, riaient à pleine gorge, jetant à leur tour entre deux hoquets quelque remarque énorme qui les roulait dans une hilarité sans cesse renaissante. Les Van Poppel n’y résistèrent point et pour la première fois de leur vie peut-être, ils furent secoués de véritables convulsions dont le spectacle, si nouveau chez eux, redoubla la joie générale. Seule Mme Posenaer souriait d’un air indulgent mais sans aucune pruderie. Aussi bien, la face écarlate de son mari lui donnait de l’inquiétude : elle le suppliait vainement de modérer ses transports, l’avertissant qu’il allait se faire mal... Soudain, l’épicier recouvra un peu de calme, mais ce fut pour s’écrier : — Eh bien moi, j’ai eu une farce encore plus drôle ! Figurez-vous qu’une fois on avait peint et verni tout partout dans la maison. Or donc je descends la nuit... Je m’asseois. Oui, mais potferdéke quand je veux m’en aller, impossible ! Je ne savais plus me détacher à cause de la couleur ! Hein, voulez-vous croire que j’ai crié pendant deux heures comme un possédé ! À la fin, Mélanie est descendue... Elle m’a eu seulement dehors avec de l’eau chaude ! — Mais Frans, Frans ! s’écria Mme Posenaer en se voilant la figure. Cette anecdote, contée à la flamande avec une profusion d’idiotismes locaux qu’on ne saurait transcrire ici sans rompre la naturelle distinction de ce récit, récolta un bon regain de gaîté. Alors, M. Rampelbergh s’en fut chercher de nouvelles bouteilles de gueuse, tandis que sa grosse femme, ouvrant une armoire, en retirait une provision de mastels et de pain à la grecque qu’elle déposa sur la table. — Och, ça donne faim de rire comme ça ! dit-elle en essuyant avec le dos de sa main une larme qui restait au coin de son œil gauche. Elle se rappela tout à coup qu’elle avait fait des smoutbolles pour le dîner. — Il y en a encore de reste, est-ce que je veux les chauffer ? Mais on déclina cette offre empressée dans la crainte des indigestions. — Oeïe non, s’exclama Adolphine avec sa franchise habituelle, ça me gonfle de trop ! Il commençait à se faire tard. Joseph, qui devait partir pour Heyst le lendemain matin de très bonne heure afin de visiter sa villa et choisir celle de ses amis, protesta d’une certaine fatigue et annonça qu’il allait se coucher. Aussitôt, M. et Mme Posenaer échangèrent un doux clin d’œil et furent debout les premiers. Dans le sonore vestibule les amis s’attardèrent un moment encore pour discuter les derniers arrangements. On promit d’être prêts dans huit jours. M. Rampelbergh, tout glorieux de se rendre à la mer, raconta alors qu’il avait rencontré l’après-midi un tas de connaissances, des gens tirant le diable par la queue, qui allaient pour la plupart aussi « prend’ des bains ». Et il appuyait sur ces derniers mots avec une ironie à la Swift. Au fond, il était vexé de se découvrir tant d’imitateurs. — Oui, c’est la mode maintenant, dit-il en ouvrant la porte de la rue. Ils vont tous « prend’ des bains » pour faire des embarras, et les souris, elles meurent dans leurs armoires !... Allo la bonne nuit ! La petite troupe composée de dix-huit personnes en comptant les enfants, débarqua à Heyst le 30 juin par un temps épouvantable. Depuis la veille, un terrible vent soufflait de l’ouest, soulevant des vagues énormes dont le mugissement s’entendait jusqu’à Bruges. Debout sur le quai, parmi des paquets de toutes sortes, les Bruxellois se regardaient avec une angoisse comique. Comme si ce n’était pas assez que l’ouragan tourmentât sans relâche les jupes des dames et les buses des hommes, il fallut encore qu’une âpre bande de portefaix galonnés, aboyant des noms d’hôtels, s’abattît sur les voyageurs et tentât de s’emparer de leurs innombrables colis. Mais nos amis, enfermant au milieu d’eux les enfants et les bonnes, formèrent aussitôt le bataillon carré et se défendirent avec bravoure contre les entreprises des faquins. Ce fut une chaude lutte où Mme Rampelbergh se distingua entre tous par la vigueur de ses invectives flamandes et poussa des cris qui eussent réellement effrayé une locomotive avec son tender. Quand le tumulte causé par cette agression imprévue se fut apaisé, Joseph Kaekebroeck prononça quelques paroles éloquentes sous l’auvent de la station. Il célébra la tempête et proposa de se rendre incontinent sur la digue : l’occasion de contempler un gros temps n’était pas déjà si fréquente. Il plaisanta, remonta le moral de tout le monde ; puis, s’étant assuré que les enfants étaient assez chaudement vêtus, il donna le signal du départ. La troupe, courbée sous la bourrasque, s’engagea joyeusement au milieu de la place de la gare, enfila une rue et se trouva tout à coup sur la digue en face de la mer démontée, hurlante. Un grand cri d’admiration sortit des poitrines, tandis que les enfants, saisis de peur, se collaient aux jupes des femmes. Le spectacle était magnifique. Même les bonnes et les cuisinières étaient empoignées à l’aspect de ces vagues échevelées, furibondes. Léontine, qui portait le petit Kaekebroeck, restait bouche bée, les yeux fixes. Elle voyait la mer pour la première fois et ce phénomène l’emplissait de stupeur. Elle finit par s’écrier gentiment dans son bon cœur filial qui regrettait d’éprouver une joie qu’il ne pouvait partager : — Mon Dieu, si ma mère verrait ça ! Adolphine eut alors une inspiration charmante. Elle saisit le petit Albert endormi sur l’épaule de sa bonne, courut jusqu’au bord de l’estran. Et là, au milieu des flocons d’écume jaunâtre cueillis, éparpillés par la tempête, elle souleva son fils, le tint à bras tendus, face à la mer, devant sa valeureuse poitrine. C’est ainsi qu’elle le présentait solennellement à la « Grande Verte », demandant pour lui la santé et la force. L’enfant ouvrit ses yeux bleus et, tout à coup, il sourit à la mer. Et rien n’était si impressionnant que le calme sourire du petit garçon devant ces montagnes liquides qui roulaient, s’entrechoquaient, s’effondraient avec un fracas formidable ! ⁂ Le matin du troisième jour, ils se retrouvèrent tous sur la plage vers onze heures, afin de prendre leur premier bain. La mer, intensément verte au large, houlait sans colère et poussait sur la plage deux ou trois rangs de vagues. Joseph déclara que l’eau était à souhait et que la baignade serait gaie. Mais M. et Mme Van Poppel, pressés tendrement l’un contre l’autre, s’interrogeaient avec anxiété et ne pouvaient réprimer un frisson. On eût remis la partie au lendemain qu’ils en auraient éprouvé un vrai soulagement. M. Posenaer, les deux jambes écartées dans l’attitude du colosse de Rhodes, regardait l’eau avec une certaine crânerie. — C’est dommage, dit-il d’un ton mal affermi, c’est dommage que les vagues ne soient pas un peu plus fortes... Mais sa femme protesta et tout le monde avec elle. — Merci bien, s’écria Mme Rampelbergh de sa voix enrouée, la mer est déjà assez sale comme ça ! Ils restaient là hésitants, avec une petite émotion dans l’estomac, quand plusieurs baigneurs s’élancèrent joyeusement dans les flots. À cet exemple, ils cédèrent aux sollicitations des femmes de la plage et envahirent les cabines. Dix minutes après, ils sautaient sur le sable et partaient en éclats de rire à l’aspect de leur déguisement balnéaire. Adolphine et Mme Posenaer, sous un élégant costume de flanelle bleue avec collet et jupe bordés de rouge, ne démentaient pas les promesses de la robe. Si l’une était pleine de robustesse, l’autre avait la grâce ; tout le nu qu’on leur voyait, le cou, les attaches des épaules, les bras, les jambes, étaient d’une proportion et d’un galbe parfaits. Pauline était gentille aussi avec ses rondeurs naissantes. Par contre, la pauvre Mme Van Poppel affirmait une maigreur qu’on n’eût pas supposée si aiguë. Elle était vraiment « seiche comme ung os de cimetière ». Sans le bonnet de bain qui retenait ses cheveux assez opulents, on l’eût prise pour un homme. La plastique du sexe masculin n’avait rien de fort remarquable. Kaekebroeck et Van Poppel montraient une minceur nerveuse ; toutefois, M. Posenaer fut une surprise : en son costume rayé blanc et rouge, il révélait des lignes plus harmonieuses que ne l’aurait fait deviner sa forme habillée. Son « dodu » était de bon aloi, son nu fraîchement rosé et très ferme. Le plein air lui était évidemment favorable. Quant à M. Rampelbergh et au père Verhoegen, couverts d’abominables tricots de louage cent fois ravaudés et d’une couleur malade, ils apparaissaient peu séduisants, sans compter qu’ils étaient velus comme des singes et pourvus d’une lourde bedondaine. Leurs pieds aussi laissaient à désirer : ils manquaient de distinction et même de propreté, les gros orteils surtout dont les ongles étaient outrageusement longs et noirs. Tout cela ne les empêchait pas de poser les poings sur les hanches comme des athlètes olympiques et de se cambrer d’un air résolu. — Eh bien, est-ce que nous y sommes ? demanda soudain Joseph Kaekebroeck. En ce moment, on s’aperçut de l’absence de Mme Rampelbergh. Aussitôt, le droguiste s’en fut frapper de grands coups de poing contre la paroi d’une cabine en jetant des mots d’impatience. La porte de la maisonnette s’ouvrit brusquement et Mme Rampelbergh s’élança sur le sable. Mais soit qu’elle eût mal calculé son élan ou que sa corpulence hippopotamesque perdît facilement le centre de gravité, la grosse dame mit un genou en terre comme Christophe Colomb en débarquant sur le Nouveau Monde. Elle poussa un cri aigu, mais, se sentant observée, elle se força aussitôt à rire afin de décourager les railleurs. — Allons, fit son mari furieux, est-ce que vous allez vous relever, Malvina ? Tout le monde gèle à cause de vous. Elle se redressa non sans peine et apparut alors dans toute sa splendeur d’apoplectique. Elle était habillée comme Erôs d’un court chitton de serge rose où saillaient les arêtes d’un corset formidable. Au moindre mouvement, sa gorge flasque, presque liquide, ballottait comme ces tripailles sous les cahots des camions d’abattoir. Ses bras rouges, monstrueux, se contournaient en anses loin du corps, et les jambes sans dessin étaient pareilles aux fûts qui supportent le mastodonte. Telle, elle ressemblait à une de ces terribles femmes de foire qui se font tirer le canon sur le ventre ! À sa vue, toute la plage accourut. Ce fut un véritable événement. Joseph, redoutant l’honneur d’un burlesque triomphe, jugea qu’il était temps de chercher dans les flots une abri contre la curiosité publique. Il commanda à la bande de se prendre par la main. — Une, deux, trois ! Ils se précipitèrent dans la mer en poussant des cris de Peaux-rouges. Mais, à la première petite vague qui se jeta sur leurs cuisses, Mme Van Poppel et Mme Rampelbergh, suffoquées, rompirent la chaîne et s’enlacèrent à la grande joie des badauds massés sur les brise-lames. Les sauveteurs eux-mêmes, encore qu’ils fussent habitués au grotesque des baigneurs et des baigneuses, s’esbaudissaient au spectacle de cette infiniment grosse et de cette infiniment maigre cramponnées désespérément l’une à l’autre comme dans les affres suprêmes d’un naufrage. C’est en vain que les amis, qui avaient courageusement gagné des endroits plus profonds, invitaient les deux femmes à les rejoindre. Celles-ci s’obstinaient à demeurer là, grelottantes, avec de l’eau seulement jusqu’aux genoux. Pourtant, elles finirent par se rassurer. Alors, se prenant par la main, elles s’accroupirent et commencèrent tout un jeu de trempettes peureuses et comiques qui redoubla la gaieté de la plage. Le gros de la troupe, sans plus s’inquiéter d’elles, folâtrait maintenant au milieu des vagues. Après une ronde joyeuse dont une grosse lame avait brusquement disséminé tous les danseurs, Joseph craignant la traîtrise d’un courant, s’était rapproché de sa femme et de Pauline qu’il avait saisies toutes deux par la ceinture et retenait d’une main ferme. Adolphine, transportée de joie, signalait chaque paquet d’eau avec une feinte terreur. — Oeïe, oeïe, s’écriait-elle tandis qu’ils sautaient tous les trois dans l’écume, mon Dieu, ça est tout de même gai ! Ce n’était certes pas le sentiment de Théodore Van Poppel qui, resté seul là-bas, perdait à tout instant l’équilibre et s’abreuvait copieusement à l’onde amère. — Hé, ne buvez pas tout ! lança un vieux baigneur qui marsouinait dans ces parages. Le Bruxellois s’ébrouait de son mieux, quand une nouvelle vague lui passa sur la tête et le roula juste sous les pieds de M. Rampelbergh et du père Verhoegen qui tritonnaient de conserve. Les deux compères poussèrent un cri d’effroi à cet attouchement sous-marin qui leur faisait présager le voisinage de quelque monstre. Mais soudain, à leur stupéfaction, Van Poppel sortit de l’eau sa tête lamentable : — Je m’en vais, dit-il quand il eut repris un peu d’haleine, ça est trop dangereux... Et il se dirigea, non sans encombre, vers sa femme qui regagnait le sable avec Mme Rampelbergh au milieu d’un grand concours de spectateurs. Cependant, M. et Mme Posenaer s’ébattaient à quelque, distance de leurs amis. L’épicier, bien d’aplomb dans l’eau, souriait à la jeune femme qu’il pressait avec tendresse contre lui. Elle le regardait amoureusement, surprise de sa force, émerveillée de sa belle chair rose. Aussi, avec quelle fougue enfantine elle jetait ses jolis bras autour du cou robuste du brave homme quand s’avançait une vague sourcilleuse ! Et lui, tressaillant à ces caresses épeurées, sentait sourdre au fond de lui une inquiétude délicieuse et inexplicable. On eût dit qu’il voyait enfin la beauté de sa femme. Ses sens, autrefois si tranquilles, bougeaient à présent. — J’ai froid, dit enfin la mignonne baigneuse, rentrons, veux-tu ? Il rougit sous l’ardent regard de sa compagne. Soudain, il passa le bras autour de sa taille et l’entraîna vivement vers la plage... ⁂ En vérité, personne ne reconnaissait plus Mme Posenaer. La jeune femme étonnait ses amis par la bonté de son cœur et le naturel parfait de ses manières. Elle déployait une activité charmante. Levée de bonne heure, elle descendait la première dans la salle à manger, faisait de l’ordre, époussetait les meubles, renouvelait les bouquets dans les vases ; puis, montée sur un escabeau, elle arrosait les corbeilles fleuries de la véranda. Elle aimait ces mille petits soins de la maîtresse de maison et fredonnait sans cesse. Rien ne pouvait altérer sa bonne humeur. Vêtue d’une robe sombre, elle se rendait chaque matin au marché et se mêlait sans répugnance à la foule des cuisinières. Elle achetait les poissons, les viandes, les légumes, les épiceries et s’en revenait le long de la digue avec son filet chargé de provisions. Tant pis si l’on y trouvait à redire : elle ne voulait plus être qu’une bonne ménagère. Son mari la contemplait avec une tendresse qui n’avait plus rien de paternel. Elle charmait tout le monde, les jeunes et les vieux. Les bambins surtout l’adoraient, car souvent elle se joignait à Pauline pour les divertir sur la plage. Avec eux, elle bâtissait des forts, dansait à la corde, s’amusait à lancer la balle ou le volant, toute surprise de retrouver tant de plaisir aux jeux de sa jeunesse. Jusque dans son repos, elle s’occupait à des choses utiles. Elle avait entrepris de fleurir d’arabesques une toile flamande dont elle se proposait de faire une belle nappe de gala. Rien ne lui était si doux, par les chauds après-midi, que de venir s’asseoir auprès de ses amies, à l’ombre des cabines, de bavarder en brodant, tandis que la mer chantait là-bas au bord de la plage ensoleillée. La jeune femme éprouvait cette béatitude infinie des convalescents. Il lui montait au cerveau comme des bouffées d’espérance. La vue des enfants lui donnait une émotion délicieuse. Parfois, laissant tomber son ouvrage sur ses genoux, elle s’oubliait dans la contemplation du petit Albert qui, les membres libres, se roulait sur le sol, enfonçait dans le sable ses jolies poignes roses. Et alors elle faisait un beau rêve... ⁂ Au bout de quinze jours, ils furent méconnaissables. Les figures s’étaient hâlées profondément, fors celle de Mme Rampelbergh qui s’entourait d’un triple voile de gaze afin de protéger sa couperose contre l’ardeur brunisseuse du soleil. Le bout de leur nez brasillait. Presque tous, ils engraissaient à vue d’œil. — Oeïe, mais regardez une fois Joseph, disait joyeusement Adolphine à ses amies, est-ce que vous ne trouvez pas qu’il devient si gros ? Voyez un peu son derrière ! Je ne sais vraiment pas ce que ça va devenir... Par un phénomène étrange, et alors que la fluette Mme Van Poppel elle-même forcissait et s’étoffait, un seul d’entre eux semblait perdre chaque jour un peu de son embonpoint, devenait plus svelte, plus desgourd, et c’était M. Posenaer. Une révolution d’âme et de sens était en train de déboursoufler l’épicier. L’air chargé d’iode lui enflammait le sang. Une joie intérieure étincelait dans ses yeux, animait, transfigurait sa physionomie d’ordinaire si placide. Il s’éveillait d’un long sommeil ; il savait à présent le vrai mot de la vie. Sa femme avait commencé le doux miracle et la mer l’achevait. Pleins d’ivresse, les époux s’abandonnaient tous deux à des sensations neuves, se dépensaient avec cette folle et fougueuse générosité des jeunes amants. Ce fut une exquise idylle dont les dunes, dans leurs anfractuosités sablonneuses, abritèrent souvent les tendresses impatientes, bien mieux que ces blés d’or ne cachaient les amoureux de Fragonard... Ils ne se quittaient guère et recherchaient la solitude, peu embarrassés de fausser compagnie à leurs amis. Tous les après-midi, ils s’en allaient par les routes gazonnées et doux fleurantes du Hase Gras, en se répétant des mots d’amour. Ils entraient dans les fermes pour boire du lait, s’asseyaient au milieu des prairies, cueillaient des brassées de grandes marguerites et d’eupatoires. Alors, regagnant le sable, ils s’en revenaient le long de la mer sonore qui déjà s’empourprait sous le soleil déclinant. Ils sautaient par-dessus les amarres serpentines qui gardent les grosses barques échouées et rentraient à Heyst comme sonnait la cloche des hôtels pour le souper. Heure charmante de tranquille et mélodieuse lumière, où le spectacle de la plage toute fourmillante de bébés abandonnant à regret leurs châteaux-forts sur l’ordre des mamans et des bonnes, leur ôtait la voix et les attendrissait d’une vision de bonheur ineffable. Et quelle douceur, le soir, de se promener sur la digue loin de leurs bruyants compagnons, d’écouter les romances qui s’envolaient par les portes larges ouvertes des villas et se mêlaient à l’harmonieuse rumeur de la mer ! Jamais la musique ne leur avait semblé si impressionnante ni si belle. Elle retentissait jusqu’au fond d’eux-mêmes et leur tirait des larmes... Puis, fuyant les terrasses remplies de buveurs, ils descendaient sur la plage et s’en allaient au loin, près des petites vagues ourlées qui parlent sans cesse sur la grève, car elles sont les lèvres de la mer... De grands steamers passaient au large, mystérieux et illuminés, qu’ils contemplaient avec un émoi de pitié pour les voyageurs aventureux. Et ils sentaient mieux le charme du bonheur tranquille sur le sol bien-aimé... Souvent, ils s’attardaient aussi à guetter ces lumières lointaines, dansantes étoiles marines, qui annoncent le retour des hardis pêcheurs. Ils rentraient enfin, un peu las d’une journée si bien remplie. Et, quand le chant éternel des vagues les avait endormis aux bras l’un de l’autre, ils ne cessaient de se contempler encore et reprenaient en rêve leurs courses de joie et d’amour... ⁂ Un matin que Mme Posenaer arrosait les corbeilles de capucines suspendues aux poutres de la véranda, elle se sentit tout à coup mal à l’aise. Elle n’eut que le temps de descendre de son petit escabeau et tomba dans un fauteuil d’osier. Elle voulut appeler la cuisinière qui balayait là-bas dans la salle à manger, mais la voix lui resta dans la gorge. Elle faiblit. Quand elle reprit le sens, M. Posenaer la tenait sur ses genoux et la considérait avec angoisse. Elle lui jeta les bras autour du cou dans un élan de gratitude. En même temps, elle se redressa et regarda son mari dans les yeux, longuement, tendrement, sans mot dire, et soudain des pleurs se mirent à couler sur ses joues. — Mais qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que tu as ? s’écria enfin le brave homme bouleversé. Où souffres-tu ? Je vais chercher le docteur... Elle posa la main sur sa bouche : — Non, non, dit-elle, c’est inutile, mon bon Frans. Vois, c’est fini. Il me semble même que je suis bien plus forte qu’auparavant. Oh que je suis heureuse ! En ce moment Adolphine apparaissait sur la digue avec le petit Albert sur les bras. Aussitôt Mme Posenaer fut debout et s’élança au devant de son amie. — Oh donnez-moi Bébé, implora-t-elle, nous ferons une promenade de cinq minutes sur la plage avant de déjeuner. Déjà, elle emportait l’enfant qui riait, se trémoussait de joie à la vue des flocons d’écume soufflés par le vent. Et elle le baisait éperdûment, lui prodiguait ces mille petits noms absurdes et charmants, comme en invente la tendresse des mères. Du haut de la véranda, son mari ne la quittait pas des yeux. Il demeurait inquiet, ne sachant que penser de cette saute d’humeur joyeuse. — Hé papa Posenaer, cria en ce moment le jovial Kaekebroeck, si nous allions rejoindre la mère et l’enfant... À ces mots, l’épicier resta interdit : une pensée confuse se démêlait en sa grosse cervelle. Très ému, il regardait sa femme qui remontait l’escalier de la plage en lutinant le petit Albert avec des risettes et des claquements de langue. Et, tout à coup, il alla vers elle et, saisissant le blond fardeau qu’on lui offrait en souriant, il pressa contre sa poitrine le joli bambin, tandis que son visage s’éclairait d’une flamme paternelle... ⁂ Un dimanche, nos amis projetèrent une promenade à ânes en accomplissement d’une promesse faite aux enfants. On ne s’accorda pas tout de suite sur le but de l’excursion et l’on discuta avec quelque vivacité. Joseph et le gros de la troupe opinèrent enfin pour Knocke, proposant de pousser jusqu’au Zwin. Cela déplut à la femme du droguiste qui rêvait depuis longtemps de se rendre à Blankenberghe afin d’y paonner dans une robe de piqué blanc. À vrai dire, Heyst lui semblait déjà assez insipide comme cela : la mesquine population de bourgeois, de curés et d’Allemands qui arpentait la digue ne méritait pas ses frais de toilette. Dès lors, la grosse dame se souciait peu de parader sur une plage encore bien plus morne. Aussi fit-elle une horrible moue à la proposition de Kaekebroeck. Elle s’entêta, s’épuisa en mauvais arguments pour dissuader ses amis d’une expédition qu’elle prédisait fatigante, interminable, encore qu’elle ne l’eût jamais entreprise. Mais personne ne se ralliait à sa manière de voir. Alors, dans son dépit, elle prétexta une certaine lassitude et déclara qu’elle resterait à la maison. — C’est de l’enfantillage ! éclata M. Rampelbergh. Voyons où est-ce que vous voudriez aller ? — Nulle part, fit-elle sèchement. Elle enrageait davantage de n’être pas soutenue par son mari, et, comme ce dernier insistait imprudemment : — Laissez-moi tranquille, je vous dis. Allez seulement vous autres. On n’a pas besoin d’attendre après moi. Je suis assez grande pour rester toute seule ! — Eh bien, je vous tiendrai compagnie, dit la bonne Mme Van Poppel, saisissant l’occasion de demeurer à Heyst, car les ânes l’effrayaient un peu. — Et moi aussi ! s’écria Mme Posenaer qui ce matin-là ne laissait pas que d’être pâlotte. Il n’en fallut pas plus pour que MM. Van Poppel et Posenaer prétendissent ne pas abandonner leurs femmes. Ces défections successives provoquèrent un vif désappointement chez les excursionnistes que les enfants tourmentaient sans trêve et s’efforçaient d’entraîner vers le poste aux baudets. Joseph était devenu très fébrile tant cette mijaurée de Mme Rampelbergh lui portait sur les nerfs. Il se contint pourtant et s’avisa d’un stratagème pour vaincre la résistance de la boudeuse dondon. — Puisque c’est comme ça ; dit-il résolument, eh bien nous partirons seuls avec les petits. En même temps, il adressa un clin d’œil au cordier qui, flegmatiquement, attendait qu’on se décidât, en fumant sa pipe. — Dites-moi donc, père Verhoegen, est-ce que les De Myttenaere ne sont pas à Knocke pour le quart d’heure ? — En effet, répondit le bonhomme, Jérôme m’écrit ce matin qu’ils doivent être partis avant hier avec les Scheppens... Et Joseph de feindre un joyeux étonnement : — Ça tombe bien ! Une idée ! Si nous emportions nos costumes ? Nous nous baignerons là-bas avec nos amis. En apprenant que les De Myttenaere et les Scheppens se trouvaient si près d’elle, Mme Rampelbergh changea de physionomie. Ses traits contractés par la mauvaise humeur se détendirent comme par enchantement. Elle ne put résister à l’envie d’étaler en face de ses connaissances cette toilette de baigneuse dont la plage de Heyst se régalait tous les jours : — Non, non, dit-elle enfin à ses amies, vous êtes bien trop bonnes. Je ne veux pas qu’on se sacrifie à cause de moi. Eh bien j’irai à Knocke avec tout le monde... Ainsi croyait-elle dissimuler ses projets vaniteux et donner à son tardif consentement le mérite d’une concession arrachée à son bon cœur. ⁂ Les ânes partirent d’un pas allègre, malgré la charge qui enfonçait profondément leurs fins sabots dans le sable. En tête de la troupe, Adolphine et Mme Van Poppel s’en allaient de conserve, montées sur de sombres ânesses tandis que Joseph et son oncle, attentifs au moindre obstacle, accompagnaient de flanc, la main posée sur la peau de mouton de la selle. Puis, venaient Pauline sur un vieux roussin et ses jeunes frère et sœur chevauchant ensemble un paisible grisonnet. M. Rampelbergh et le père Verhoegen suivaient, bedonnant sur des montures vigoureuses et de tout repos. Un peu en retrait de la cavalcade, sur l’aile droite, trottait Mme Posenaer qui avait fait choix d’un petit baudet dont son mari tenait la bride et modérait l’allure quelque peu fringante. Enfin, tout en queue, c’était Mme Rampelbergh étalée sur une bourrique blanchâtre au ventre plein rasant presque le sable, et que les âniers excitaient de la voix, à défaut de la trique dont Joseph leur avait expressément interdit l’usage, sous quelque prétexte que ce fut. Encore que la bête marchât placidement, le cou baissé, le moindre remuement de ses oreilles jetait la grosse femme dans une feinte terreur qu’elle exprimait par des cris perçants. Furieux, le droguiste se retournait alors et, au risque de perdre un aplomb conquis non sans effort, il invectivait sa femme, lui enjoignant de se taire. Cependant, les âniers s’étant parlé bas, l’un d’eux s’avança et, sous couleur de resserrer une sangle, piqua traîtreusement la bourrique dans la fesse. La pauvre bête fit un écart et, soudain, partit au grand trot comme mordue par un taon. Cette fois, Mme Rampelbergh poussa des clameurs sincères. Presque renversée sur le dos, elle tressautait, hoquetait, bavait, tirant sur les guides de toute sa force. Dans ce péril évident, l’intrépide Kaekebroeck, oubliant sa rancune, vola au secours de l’absurde amazone et parvint à la maintenir en selle jusqu’à ce que la bourrique voulût bien stopper près d’une borne kilométrique. Aussitôt, Mme Rampelbergh mit pied à terre où elle s’empressa d’injurier la bête et les âniers. Cet incident maintint les excursionnistes en belle humeur, d’autant que le droguiste ne décolérait pas et fulminait contre la maladresse de Malvina. — Eh bien, savez-vous ce que vous faites, lui dit brusquement Joseph encore tout essoufflé, changez d’âne avec votre femme ! Le droguiste n’avait pas prévu cette permutation que la sollicitude conjugale ne lui eût du reste jamais suggérée. Il fit d’abord la sourde oreille, puis, devant l’ironique insistance de tous, il déclara qu’il se trouvait trop bien sur son âne pour en changer. On protesta si fort qu’il fut obligé de descendre de sa bête et de la céder à Malvina. Mais il se garda d’enfourcher la fantasque bourrique ; sous prétexte de se dérouiller les jambes, il marcha prudemment à côté d’elle en la guettant du coin de l’œil et sans entendre les brocards que le père Verhoegen lui décochait de loin. On s’était remis en route. Déjà, les cabines de la plage de Knocke se détachaient avec précision et les silhouettes des baigneurs prenait de la consistance. Dix minutes encore, et l’on serait arrivé. Il faisait un beau ciel clair avec de gros nuages blancs dont l’ombre glissait comme une caresse sur la mer ensoleillée. De nouveau, les Posenaer s’étaient écartés de leurs bruyants amis et cheminaient les yeux dans les yeux. La jeune femme avait recouvré ses bonnes couleurs. Dans la corolle du bolivar, sa figure souriait, rose et tendre comme l’églantine des haies ; son buste se balançait avec grâce sur les hanches au pas cadencé du baudet. Elle babillait avec gaité, s’interrompant sans cesse pour éponger le front de son cher conducteur : — Mais Frans, comme tu as chaud ! Je serai bien contente quand nous serons arrivés. Il assurait qu’il n’était pas fatigué et marcherait ainsi des heures comme Saint Joseph, pourvu qu’elle ne cessât pas de sourire... Il lui découvrait de nouveaux charmes en amazone et il hennissait en dedans. Très excité, il insinuait la main sous les jupes, tâtait ses mollets avec délices. — Mais Frans, voulez-vous finir ! On nous remarque... Alors, il remontait un peu plus haut afin d’atteindre la chair nue, si fraîche et si douce. Tout allait sans encombre, quand les deux petits Platbrood, Hermance et Hippolyte, qui chevauchaient le même âne se prirent de querelle. La sœur exigeait que son frère lui cédât la place sur le devant de la selle afin qu’elle pût tenir les guides à son tour. Mais le gamin refusait obstinément d’abandonner une position dont il était fier. Il se mit à donner du coude dans la poitrine de sa compagne qui, rageuse, riposta par des coups dans le dos et finit par saisir le cavalier aux cheveux. Pauline essaya bien d’intervenir, mais, obligée de tourner la tête, elle ne se sentait pas très ferme, si bien que ses objurgations manquaient d’autorité. — Pardaff ! s’écria le cordier. Les deux gosses venaient de rouler sur le sable. On s’arrêta au milieu des cris. Les enfants continuaient de se gourmer, sans compter qu’ils s’empêtraient dans un tas de cordes et de rênes. On eut fort à faire pour les séparer. Ils se relevèrent dans un état lamentable. Ils pleuraient. — Qu’est-ce que j’avais dit ? gronda Pauline. Regardez-vous maintenant, vous êtes tout noirs dans votre figure ! Elle prit son mouchoir qu’elle humecta à leurs bouches afin de les débarbouiller — car ils étaient heureusement parvenus à l’âge où l’on se sert enfin de votre salive à vous, pour vous nettoyer la figure... — Allons en route, dit Joseph, et tâchons cette fois de ne plus nous arrêter. Il avait à peine exprimé cet espoir que M. Rampelbergh poussa un cri. La bourrique, qu’il s’était décidé à enfourcher, venait de prendre le trot et se dirigeait tout droit vers la mer. Rien ne put la détourner de son projet. C’était chez elle une idée fixe. Elle entra dans le flot avec son cavalier pétrifié de peur et daigna seulement s’arrêter quand elle eut de l’eau jusqu’au poitrail. Alors elle ne bougea plus. On ne sait combien de temps elle serait demeurée là dans une immobilité parfaite si deux âniers ne se fussent dévoués pour la ramener sur la plage. — Godferdoum ! rugissait le droguiste en considérant ses bottines et son pantalon trempés, je suis propre maintenant ! Et il invectivait les âniers, déclarant qu’il ne paierait pas un centime et déposerait une plainte contre le propriétaire d’un animal aussi dangereux. Tandis que Joseph le calmait de son mieux, la petite troupe atteignait aux premières cabines de Knocke. En ce moment, Mme Posenaer s’inclina sur le cou de son l’âne. Elle fut certainement tombée si M. Posenaer ne l’avait attrappée dans ses bras. La jeune femme venait de s’évanouir. — Au secours, au secours ! s’écria l’épicier affolé, aidez-moi, aidez-moi ! On l’obligea d’étendre la malade sur le sable. Des baigneurs étaient accourus et bientôt toute la plage de Knocke entoura les amis. — Mais sacrebleu, écartez-vous, criait au centre du groupe un monsieur inconnu. Vous ne voyez donc pas que vous empêchez cette femme de respirer ! Et il repoussait brutalement les curieux, bousculait même M. Posenaer tout à fait ahuri, menait un tapage du diable. Gros, trapu, c’était le monsieur qu’on voit dans presque tous les accidents, principalement dans les attaques d’épilepsie, l’Auguste qui pérore, fait l’important, réclame de l’espace sans se douter que c’est lui qui tout le premier, avec sa gesticulation effrénée et le rempart de son corps, raréfie l’air autour de la victime. Soudain, à force de poings et de coudes, un homme perça la foule et repoussa violemment l’orateur. C’était encore une fois le bon Kaekebroeck. Il se pencha sur Mme Posenaer toujours inerte ; sans hésiter, il lui arracha sa bassolontje, la délaça en un tour de main ; puis il frotta ses tempes avec l’eau d’un flacon que lui avait passé Adolphine. La malade rouvrit les yeux. Alors, Joseph l’aida à se soulever, la mit sur son séant. Mais, dès qu’elle put distinguer tout ce monde assemblé autour d’elle, et se vit ainsi exposée, le corset défait, la gorge nue, elle rougit et, croisant les bras sur sa poitrine du geste charmant de la Vierge antique : — Frans, Frans, emmène-moi ! M. Posenaer enleva sa femme comme une plume et se mit en marche vers le plus proche hôtel. Une foule immense le suivait. Il monta lentement l’escalier de la digue. Vu de dos, il était vraiment majestueux et semblait un sublime sauveteur qui vient de repêcher une noyée... ⁂ Septembre était venu avec ses opulents nuages qui amortissaient les feux du soleil et faisaient la température d’une douceur exquise. Et la mer chatoyait, verdoyait comme une immense prairie où bondissent de joyeux agneaux blancs. Depuis longtemps, le père Verhoegen avait quitté ses amis afin de rejoindre les époux Mosselman qui rentraient enfin à Bruxelles après deux mois d’absence. M. et Mme Rampelbergh annonçaient leur départ pour la fin du mois. Mais les Kaekebroeck et les Van Poppel ne se décidaient pas encore, comptant bien du reste prolonger leur séjour jusqu’au 15 octobre. Quant aux Posenaer, ils fussent demeurés à Heyst toute leur vie, tant ils avaient de reconnaissance envers les flots magnifiques auxquels ils attribuaient une vertu d’amour. Toutefois, et bien qu’il pressentît maintenant la cause des fréquents malaises qui accablaient sa femme, l’épicier s’inquiétait souvent et parlait de mander à Heyst son médecin ordinaire. Mais Adolphine l’avait bientôt rassuré en lui expliquant sans fard ses premières sensations maternelles. Ainsi fuyait le temps, joyeux et rapide. Les enfants profitaient de ces derniers jours, ne quittaient plus la plage, bâtissaient des forteresses gigantesques que leurs disputes arrêtaient souvent en plein essor comme la Tour de Babel. Et ce n’était pas assez de Pauline et des bonnes pour gouverner ce monde turbulent et rageur où le petit Albert, quoiqu’il rampât encore comme un crabe, affichait déjà une humeur volontaire qui ravissait sa marraine. Souvent, Mme Posenaer venait regarder les bâtisseurs et causait tendrement avec eux. Elle affectionnait surtout Albert et Jeanne et ne se lassait pas d’entendre Pauline vanter leurs mérites extraordinaires : — C’est qu’il comprend tout, savez-vous, s’extasiait la jeune fille, même des mots très difficiles ! Oh ça sera un petit malin ! Et Jeanne, elle est si en avance pour son âge ! Elle sait déjà ses lettres. Moi je pense que ça n’est tout de même pas bon de leur apprendre si vite aux enfants... Et s’il arrivait en ce moment que la belle Adolphine et sa tante rejoignissent leur amie, on pense si la conversation s’éternisait sur ces mioches prodiges devant qui pâlissaient tous les autres bébés de la plage. ⁂ Cependant, les yeux de Mme Posenaer s’enfiévraient, se meurtrissaient de bistre. Sa figure maigrissait, s’amenuisait aux pommettes. Par contre, la taille n’apparaissait plus aussi fine : la gorge se gonflait, prenait une ampleur inaccoutumée. À vrai dire, pour qui l’eût regardée de face, rien n’aurait encore semblé anormal dans cette rotondité séduisante qui se contenait dans les limites de l’élégance et pouvait passer pour l’un des attributs de l’automne féminin. Mais de profil, à ce ressaut dessous la ceinture, à ce pli droit de la jupe dont le bord ne caressait plus la boucle des souliers et se relevait avec un léger flottement, personne ne s’y fût trompé et qui n’eût deviné le doux mystère. Malgré tout, et alors que les plaisanteries de leurs compagnons devenaient chaque jour plus transparentes, Frans et Charlotte n’osaient s’abandonner librement à la joie. Ils n’étaient pas sûrs... Tour à tour confiants et puis découragés, ils vivaient dans l’attente d’un phénomène qui tardait à se produire et dont seul pouvait dépendre pour eux la certitude du bonheur. Au milieu de cette anxiété, l’épicier ne perdait pas de vue que le 21 septembre était le jour anniversaire de la naissance de sa femme. Déjà, il avait longuement conféré avec Adolphine sur le banquet de fête. Mme Kaekebroeck s’était chargée de tous les apprêts, car aucune ne s’entendait comme elle à l’organisation des belles frairies. Et tout le monde se réjouissait de témoigner à Mme Posenaer, dans cette occasion solennelle, la gratitude que lui méritaient sa complaisance et ses bons offices, et d’exprimer les vœux ardents qu’on faisait pour la réalisation de ses espérances. Tandis que tous ces préparatifs se poursuivaient en cachette, Charlotte s’efforçait de ne se douter de rien, tant elle voulait que sa surprise doublât la joie de ses bons amis. Elle réussissait d’autant mieux dans la dissimulation que les doux soucis de son cœur l’emportaient le plus souvent au-delà des nuages et la laissaient indifférente à ce qui se tramait autour d’elle. Pour tout dire, elle avait des visions. Le regard fixé sur la mer, elle voyait venir l’ange Gabriel dans un vol de mouettes annonciatrices... ⁂ Le grand jour arriva où Mme Posenaer eut trente ans. Dès le matin, elle reçut les hommages de ses compagnons et sentit profondément la joie d’être aimée. Les bouquets des enfants l’émurent jusqu’aux larmes ; elle pressa longuement sur son cœur les jeunes Platbrood, Jeanne et surtout le petit Albert qui lui tendait à deux menottes un gros dalhia. La villa embaumait, toute fleurie d’œillets et de roses. Il faisait un temps magnifique. Le soleil, très chaud en dépit de la saison, rutilait sur la mer scintillante de paillettes. On se mit à table à une heure précise. Aussitôt après le potage, on commença de trinquer et la belle humeur prit son élan. Les soles normandes très réussies provoquèrent des acclamations générales que le vin blanc, un petit Sauterne d’or, fit encore monter de plusieurs tons. Tout le monde demanda la recette à Mme Posenaer qui attribua l’honneur de la préparation à la vieille Mélanie, un vrai cordon bleu d’archevêque. — Non, non, s’écria le droguiste déjà allumé, une cuisinière de pape, godferdoum ! Le filet jardinière n’eut pas moins de succès. On s’extasia sur les carottes à la crème et les pommes de terre rissolées. D’où venaient-elles ? Joseph expliqua que tous les légumes cultivés dans les environs, et principalement les pommes de terre, avaient une saveur exquise à raison de la nature du sol sablonneux. Et, très sérieusement, il entama un petit cours de culture maraîchère. — C’est une bonne idée, interrompit Mme Rampelbergh sanglée dans un corsage de piqué blanc. Moi je vais commander ma provision de patates ici. Ce sera meilleur et bien moins cher je suis sûre... M. Posenaer fit alors remarquer que, malheureusement, les pommes de terre n’étaient pas très abondantes dans le pays. Et puis, on ne devait pas l’oublier, il y avait les frais de transport... — Oui, dit Adolphine, ça coûte tout de suite. Mais moi, je ne peux qu’à même pas me plaindre. Nous avons de très bonnes pommes de terre à Bruxelles, n’est-ce pas, Jefke ? J’ai un marchand de confiance... Elle allait donner des détails très intéressants, quand elle s’arrêta pour allonger une taloche à son frère Hippolyte qui s’amusait à fourrer des boulettes de pain dans le cou de la petite Jeanne. — Vous n’aurez pas de dessert, savez-vous ! gronda-t-elle. — Je pense que ces enfants s’ennuient, intercéda Mme Posenaer, ils sont si vite fatigués de rester tranquilles ! Allons, mes chéris, je vous donne la permission de jouer sous la véranda... En ce moment, la bonne du petit Albert s’approcha d’Adolphine et lui parla à l’oreille. Elle paraissait bouleversée. Mme Kaekebroeck se leva aussitôt. — Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ? s’écrièrent en même temps tous les convives. — Rien, rien, répondit la jeune femme, je suis de suite de retour. Et elle disparut avant que Joseph eût pu la questionner davantage. Quelques instants après, elle revenait avec le petit Albert sur les bras. L’enfant avait la figure toute bouffie et décomposée par les larmes. Il ne pleurait plus, mais un hoquet intermittent lui rejetait la tête en arrière. Très émue, Pauline se précipita pour le caresser : — Figurez-vous, expliqua Adolphine, que le gamin ne voulait pas manger sa panade. Et c’était toujours « Maan, Maan ». La fille ne savait plus de chemin avec. Et puis il s’est mis à sangloter... Tout le monde s’attendrit. — Och, voyez un peu sa petite figure, dit Mme Posenaer, il a eu tant de chagrin ! Là c’est tout, c’est tout, mon amour. Allons faites risette à moi... Le gosse sourit et agita les bras en criant : « à ba, à ba. » — Mon Dieu, gémit Pauline, il a soif d’avoir si fort pleuré ! Vite, elle prépara un peu d’eau sucrée que l’enfant but à grand bruit. Après quoi, Adolphine assit le marmot sur une haute chaise à côté d’elle. Joseph essaya de protester : — Voyons, dit-il sévèrement à sa femme, ça va embêter le monde. Tu es incorrigible ! On se récria d’une voix unanime. — À votre aise alors, déclara le jeune père. Mais vous verrez comme ça sera drôle tout à l’heure avec ce pistolet ! Une poularde énorme que la servante apportait à bras levés, opéra une joyeuse diversion et retendit tous les esprits vers la gourmandise. — Passez-la à mon oncle Théodore, jeta Kaekebroeck en manière de farce, il découpe si bien ! M. Van Poppel, silencieux comme une tombe selon son ordinaire, tressauta sur sa chaise et rougit jusqu’aux oreilles. — Mais, mais, bégaya-t-il, je suis incapable... Je... n’est-ce pas, Adèle ? Il lançait des regards désespérés à sa femme. Mais celle-ci, partagée entre le désir de venir en aide à son mari et la crainte qu’on ne la chargeât à sa place d’une besogne dont elle était sûre qu’elle ne viendrait pas à bout devant une telle assemblée, affecta de ne pas comprendre et se leva brusquement sous prétexte d’aller voir un peu ce que faisait la petite Jeanne. — Allons, Frans, s’écria gaiement Mme Posenaer, rends-toi utile. Tu ne fais rien du tout. On sait bien que tu découpes comme un ange ! On poussa la poularde devant l’épicier qui, très flatté, aiguisa son couteau en souriant et fonça sur la bête avec vigueur. C’était décidément un virtuose, d’une dextérité sans égale. En un clin d’œil, il eut enlevé les cuisses, arraché les ailes. Mais son talent s’affirma surtout dans la manière dont il découpa les aiguillettes, en tranches fines, presque transparentes. Ce fut un plat délicieux et l’on en fit compliment à l’aimable jubilaire. — Oh ce n’est pas moi qu’il faut féliciter, protesta Charlotte avec modestie, mais cette dame que vous voyez là-bas... Et elle désignait Adolphine qui tendait justement un os de cuisse au petit Albert afin qu’il demeurât tranquille. — Oui, oui, c’est elle qui a tout fait, qui a soigné pour les provisions... car moi, vous comprenez, j’étais trop patraque... Mme Kaekebroeck se défendit, assura qu’elle n’avait aucun mérite à cela. — Non, non, dit Mme Rampelbergh en crachant des noyaux de compote sur son assiette, on a beau dire, au bord de la mer on ne l’a pas comme on veut. Et puis ça sont des voleurs ; ils font tout payer double et triple. Figurez-vous... Elle partait dans une histoire, quand le Champagne détonna. Joseph fit aussitôt sonner son verre et proposa de boire à la santé de Mme Posenaer. Les flûtes s’entrechoquèrent au milieu d’un grand tapage de voix et de rires qui arrêtaient les passants sur la digue. Et les enfants, rappelés du dehors, tournaient autour de la table pour trinquer avec tout le monde. Cependant, excité par le bruit, le petit Albert s’était dressé sur sa chaise et brandissait son os de cuisse en poussant des cris aigus. On eût dit d’un jeune chef d’orchestre prodige — beaucoup plus précoce que Mozart — dirigeant à huit mois une ouverture compliquée et superbement polyphonique. Par malheur, il continua de brailler quand l’animation des convives se fut apaisée ; et rien ne réussit à le réduire au silence, ni les mots de douceur d’Adolphine, ni les yeux chargés de menaces de son père. Il allait ainsi crescendo, s’enivrant de son vacarme, criant, riant, tapant son os de cuisse sur tout ce qui se trouvait à sa portée, lorsque Joseph, à bout de patience, courut à lui et le soulevant de sa chaise, le secoua dans les airs avec une frénésie furieuse : — Ah ça, est-ce que tu vas te taire, sacré crapaud ! Des clameurs indignées accueillirent cet acte violent. — Voyons, vous allez lui faire mal ! Non ça n’est pas permis ! Adolphine était devenue très pâle et des larmes brillaient dans ses yeux. — Donnez-le moi, donnez-le moi ! s’écria Pauline en pleurs, je l’emporterai à la cuisine. Elle arracha le gosse suffoqué de peur des mains de son beau-frère et disparut avec lui. Un silence tomba dans la pièce. Très bouleversée, Mme Posenaer se mouchait avec force. — C’est vrai aussi, grommela Joseph, regrettant déjà son emportement, ça vous ferait sortir de vos gonds. Ah je l’avais dit, je l’avais dit ! Le malaise ne se dissipa qu’à l’apparition d’une superbe bombe vanille framboise. — Vive la glace ! clama le droguiste. Sapristi elle fond déjà ! Regardez c’est la Tour de Pise. Il fait trop douf pour elle... De vrai, la chaleur était accablante et perlait en sueur au front des convives. Par surcroît, des petites bêtes d’orage s’abattaient à tout instant sur les figures, les chatouillaient, les picotaient, s’acharnant à leur besogne en dépit des coups de mouchoirs exaspérés. — Mais voyez un peu là-bas, dit M. Posenaer le bras étendu dans la direction de la mer, ça va se gâter tout à l’heure... En effet, de gros nuages noirs montaient lentement dans l’azur du ciel. — Écoutez... Des grondements lointains se faisaient entendre par intervalle. — Oui, oui ça y est, confirma M. Rampelbergh, le tonnerre se rapproche. Alors, Mme Posenaer, encore tout émue de l’éclat de Joseph, demanda la permission de se lever pendant une minute : — Je suis un peu drôle, dit-elle à son mari en souriant avec effort, je crois que c’est le Champagne... Le grand air me remettra... Non, non, je t’en prie, ne m’accompagne... Elle n’acheva pas. Soudain, elle jeta un cri étouffé et roula sur le tapis avant que personne eût pu la retenir... En ce moment, un coup de tonnerre éclatait qui fit tressauter les verres et les assiettes... ⁂ Quand Charlotte se réveilla sur le divan du salon, une joie intense rayonnait dans ses yeux. Elle jeta les bras au cou de son mari agenouillé près d’elle et s’écria d’une voix exaltée par le bonheur : — Il a remué ! Il a remué ! Il remua si bien que, cinq mois après ces événements surprenants, Mme Posenaer le mettait au monde, et c’était un beau gros garçon. L’année suivante, elle donna à son mari une belle grosse fille. Mme Posenaer s’est beaucoup épaissie, il est vrai, et accuse sur les bascules automatiques de très nombreux kilos. Elle a échangé sa vénusté juvénile contre les formes opulentes, les grosses joues du bonheur. Charlotte est devenue une bonne femme tout simplement. Et c’est là toute la vengeance de Mme Posenaer.
Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0478
Gustave Flaubert Correspondance Louis Conard, 1927 (Volume 4, p. 84-86). ◄ À Louis Bouilhet À Louis Bouilhet ► À Louis Bouilhet bookCorrespondanceGustave FlaubertLouis Conard1927ParisVVolume 4À Louis BouilhetFlaubert Édition Conard Correspondance 4.djvuFlaubert Édition Conard Correspondance 4.djvu/184-86 478. À LOUIS BOUILHET. Croisset, 18 août [1855]. Tu es un gentil bougre de m’avoir envoyé cette bonne nouvelle. Et d’abord et avant tout : crois-tu désormais au présage des bottes ? Te rappelles-tu que le jour où j’ai porté ta pièce chez Laffitte je t’ai dit dans la rue Sainte-Anne : « Ça ira bien, je viens de voir des bottes » ? Et elles étaient neuves et on les tenait par des tirants ! Oui, vieux, je suis moult satisfait. Ta lecture me paraît à peu près certaine maintenant. Fais que Blanche dise un petit mot à Laugier, ça ne peut pas nuire. Voici, sauf meilleur avis, ce qu’il faudrait faire, je crois : 1o Connaître exactement tous les noms du Comité. 2o Informe-toi si Laugier ne serait pas par hasard parent du Laugier médecin (agrégé à l’école). Par Cloquet ou tout autre, on pèserait dessus. 3o As-tu une lettre de Durey pour Judith ? Peux-tu te présenter chez elle ? Vas-y. Ne néglige rien. Trémousse-toi, profite de la bonne veine. 4o Je t’engage à aller chez Person qui demeure rue Montyon, 7. Tu auras soin de ne pas dire au portier ni à la femme de chambre que tu es mon ami, ce serait le moyen de te faire fermer la porte au nez. Évite même mon nom s’il y a un tiers avec vous. Elle connaît Samson qui a été son professeur et qu’elle aime beaucoup. Elle pourra aisément te donner des renseignements sur Beauvallet qui est très influent et qu’on gagne avec des petits verres. Ne te gêne pas avec Person. C’est une excellente femme et tu la connais assez pour te présenter chez elle. Elle fera certainement tout ce qu’elle pourra. 5o Il y a Got qui est un camarade de Maxime, mais ? 6o Édouard Delessert doit connaître assez intimement Provost, ils sont du même cercle. Quant à Provost, c’est par les peintres qu’on l’aurait, il en connaît beaucoup. Demande ces renseignements-là à Préault. Je crois que M. Cloquet connaît Samson. Important. Retourne immédiatement chez Sandeau, expose-lui la chose. Qu’il marche maintenant, puisque c’est engagé. Ne néglige rien, s... n... de D... ! fais plutôt quinze démarches qu’une seule. Allons, remonte-toi, mon pauvre vieux, et n’en sois pas moins persuadé que tu n’es pas encore au bout, mais que tu y arriveras, que tu seras un jour ou l’autre joué et applaudi. Nous aurons notre tour, n’aie pas peur. Quand ce ne serait « qu’en vertu de notre entêtement ». Il le faut. Passe toutes tes vacances à Paris, si tu vois que tu puisses t’y être le moindrement utile. Delamarre « connaît » peut-être, ou peut « connaître » des gens qui « connaissent » des membres du Comité ??? Vas-y, il demeure près de Laffitte, une ou deux maisons avant. Tu ne me dis rien de Rouvière ? N’oublie pas les Folies. Déploie une activité napoléonienne. Je suis au milieu des affaires financières de la Bovary. C’est d’une difficulté atroce. Il est temps que ça finisse, je succombe sous le faix. Adieu, je t’embrasse de toute la force de trente tirades.
Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0483
Gustave Flaubert Correspondance Louis Conard, 1927 (Volume 4, p. 97-100). ◄ À Louis Bouilhet À Louis Bouilhet ► À Louis Bouilhet bookCorrespondanceGustave FlaubertLouis Conard1927ParisVVolume 4À Louis BouilhetFlaubert Édition Conard Correspondance 4.djvuFlaubert Édition Conard Correspondance 4.djvu/197-100 483. À LOUIS BOUILHET. Croisset, 2 octobre [1855]. Va pour l’Odéon ( « Va pour le champagne, d’Arpentigny ! » ), mais ce n’est pas assez d’avoir les deux directeurs ; il y a un Comité de lecture à l’Odéon, il faut d’avance en connaître les membres... et qu’on les chauffe. Il faut saoûler R***, etc. Quant au sieur ***, je le regarde comme un farceur. La terre est pleine de ces bons enfants, excellents en parole et qui ne dépensent pour vous ni un sou de leur poche ni une minute de leur temps. J’ai la conviction que, s’il avait voulu, tu aurais eu une lecture. Son père m’a fait une crasse pareille au milieu des démarches que je faisais pour la nomination d’Achille en remplacement de mon père, il a mis tout à coup des bâtons dans les roues. Je lui ai passé par-dessus le corps, à lui et à d’autres, mais il m’en a coûté. Revenons à toi. Rappelle-toi d’abord qu’il faut toujours espérer quand on désespère et douter quand on espère. Il se peut que tu réussisses à l’Odéon par cette seule raison que tu ne t’attends plus à rien. Mais fais comme si tu t’attendais à beaucoup. Et, encore une fois, trémousse-toi. Grand poète, mais mince diplomate. Je t’en prie et supplie, puisque tu es ami avec Sandeau, va le voir, ne le perds pas de vue, et demande-lui ce que tout cela veut dire, ou autrement d’où tenait-il cette certitude de ta réception ? Va également chez Laffite (comme pour le remercier de l’intérêt qu’il a pris à toi) et tu sauras peut-être quelque chose. Laugier a-t-il fait un rapport ? l’as-tu lu ? as-tu vu enfin Houssaye ? Tu crois que tout cela est inutile puisque tu as renoncé aux Français. Non ! non ! au contraire. Dès que je serai à Paris, dans une quinzaine, vers le 20, ou plutôt dès que Mme Stroelin y sera, c’est-à-dire vers le 1er novembre, nous nous occuperons de toi. D’ici là tiens-toi tranquille, mais vois un peu ce que tu veux, car on ne peut pas comme des imbéciles aller demander vaguement une place et quand on vous répliquera « laquelle » dire : « Ah ! je ne sais pas ». Informe-toi. Il me semble que c’est le moins que tu puisses faire pour ta personne. Il y aurait encore autre chose, ce serait de demander une pension pour ta mère, qui te la donnerait. Mais il y aurait là beaucoup d’inconvénients que je te dirai. Quant à elle, ta mère, je lui en veux. Elle aurait pu t’épargner les conseils qu’elle t’a donnés et rester à Cany. C’était bien le moment de te décourager encore plus ! de te dire « renonce » quand tu ne reculais que déjà trop. Malédiction sur la famille qui amollit le cœur des braves, qui pousse à toutes les lâchetés, à toutes les concessions ! et qui vous détrempe dans un océan de laitage et de larmes ! Voyons, S... N... de D... ! doutes-tu que tu sois né pour faire des vers, et exclusivement pour cela ? Il faut donc t’y résigner. Doutes-tu, au fond même de ton découragement, qu’un jour ou l’autre tu ne sois joué aux Français et que tu réussisses ? Il faut donc attendre. C’est une affaire de temps, une affaire de patience, de courage et d’intrigue aussi. Tu as un talent que je ne reconnais qu’à toi. Il te manque ce qu’ont tous les autres, à savoir : l’aplomb, le petit manège du monde, l’art de donner des poignées de main et d’appeler « mon cher ami » des gens dont on ne voudrait pas pour domestiques. Cela ne me paraît pas monstrueux à acquérir, surtout quand « il le faut ». J’irai voir Léonie vers la fin de la semaine prochaine ou le commencement de l’autre. J’ai besoin d’aller à Rouen pour prendre des renseignements sur les empoisonnements par arsenic. De toute façon j’irai toujours lui dire adieu. Madame Bouilhet, craignant que son fils, désespéré par son échec au Théâtre Français, ne prît le parti extrême du suicide, avait aussitôt quitté Cany, et était venue, en pleurant, supplier Louis de renoncer à tout jamais au théâtre. (Letellier, p. 261.)
Histoire et roman/Texte entier
Louis-François-Hilarion Audibert Histoire et roman Histoire et roman, Dufey, Libraire, 1834 (p. 3-422). collectionHistoire et romanLouis-François-Hilarion AudibertDufey, Libraire1834ParisTAudibert Histoire et roman 1834.djvuAudibert Histoire et roman 1834.djvu/83-422 Je rencontrai l’évêque de Saint-David ; il me consulta pour savoir s’il devait prêter serment à Guillaume, ne voulant agir que d’après mon conseil. Je lui répondis qu’il ferait bien de s’en abstenir. Il m’embrassa. Le lendemain, le serment fut prêté à la chambre des lords, et par lui l’un des premiers. Sir John Reresby. Quatre mules noires traînaient un carrosse sur l’une des grandes routes d’Espagne : c’était l’équipage d’un marchand de Zamora, vieux et fort riche, qui s’en allait à Ségovie pour son commerce. Il avait donné l’ordre de s’arrêter avant la nuit ; aussi, le jour s’affaiblissant, on fit halte à la porte d’une hôtellerie d’assez mince apparence, mais la seule qu’offrît cet endroit de la route. Si la réputation des hôtelleries espagnoles était moins bien établie, je décrirais celle-ci. C’était une de ces masures où l’écurie est la plus belle salle, où les voyageurs d’habitude sont des muletiers. L’hôte vint recevoir le marchand, un flambeau à la main, la serviette sur le bras, cérémonial d’usage lorsqu’on va au devant des princes. En Espagne, comme dans tous les pays civilisés, un carrosse donne droit au respect des hommes. « Seigneur, dit l’hôte, soyez le bienvenu ; une heureuse étoile vous a conduit dans mon gîte, où l’hospitalité, pour n’être pas gratuite, le temps des paladins étant un peu passé, n’en sera ni moins courtoise ni moins chevaleresque. Vous goûterez un vin pour lequel Mahomet violerait l’Alcoran ; ma cuisine vous semblera aussi variée que la création ; ensuite vous reposerez dans un lit capable de faire dormir le grand inquisiteur, que Dieu bénisse. — Je ne crois guère aux promesses des aubergistes, répondit le marchand d’un ton sérieux, mais poli ; si je fais chez vous maigre chère, vos discours, quelque beaux qu’ils soient, n’y changeront rien. Si elle est au contraire délicate, je saurai bien m’en apercevoir : il n’y a pas long-temps que je suis riche. » L’hôte un peu déconcerté s’en étant tiré par une révérence pour montrer qu’il prenait de fort bonne grâce la réponse du marchand, s’empressa de le faire entrer dans une espèce de salon garni de quelques meubles épars. Sur les murs une grossière peinture représentait, ici les actions éclatantes du fameux chevalier de la Manche, là les hauts faits de l’amant de Chimène, ce grand exterminateur des Maures : car l’Espagne n’a que deux héros populaires, le Cid et Don Quichotte. Comme l’hiver faisait souffler l’un de ses vents les plus froids, des sarmens pétillaient et brillaient dans la cheminée, tandis qu’une lampe suspendue aux poutres d’un plafond noirci semblait brûler à regret le peu d’huile qu’une main économe lui avait versé. Le souper ne se fit pas attendre. Le voyageur aux mules noires ayant pris place, mangea sans rien dire, mais fort surpris de la bonté des mets. Ils contrastaient merveilleusement avec l’aspect d’un lieu si pitoyable. Pendant que le marchand mangeait, l’hôte debout poussait de fréquens soupirs. Il était demeuré pour servir, ne voulant laisser cet honneur à personne, ou peut-être parce qu’il était à lui seul dans son auberge le maître et le valet. « Qu’avez-vous ? lui dit enfin le marchand, dont l’appétit s’en allait avec les plats vides ; vous soupirez ; auriez-vous quelque chagrin ? — Seigneur, répondit l’hôte, j’ai un fils ; il est toute ma famille, il est aussi toute mon espérance. Demain il part ; il se rend à Salamanque pour étudier à l’Université. — Ah ! ah ! vous avez donc formé des desseins pour son avenir ? Et que sera votre fils ? — Tout ce qu’il voudra. À sa sortie de l’Université, je le lancerai dans le monde ; le gaillard ne peut manquer d’avoir de l’esprit, continua l’hôte avec un air de satisfaction vaniteuse, et il ira loin. D’après un chanoine de ma connaissance, l’esprit est la fortune de ceux qui en ont une à faire. » Cette fois pour toute réponse le marchand se contenta de sourire. L’aubergiste ne s’y trompa point, il vit un blâme dans ce sourire. « Serais-je assez heureux, ajouta-t-il aussitôt, pour recevoir de vous, seigneur, un bon conseil ? — Je n’en donne presque jamais, repartit le marchand. J’ai appris à connaître leur inutilité. Un conseil peut tout au plus éclairer la raison ; il ne saurait donner la force d’agir ; il ne suffit pas de voir pour marcher, il faut encore avoir la volonté et la puissance de remuer les pieds. Ajoutez que suivre un conseil, c’est avouer qu’un autre l’emporte sur nous en sagesse : or, l’amour-propre ne se laisse guère arracher de tels aveux. — La supériorité de votre sagesse sur la mienne ne peut être mise en doute, continua l’hôte : étant plus âgé, vous avez aussi plus d’expérience. Et d’ailleurs un père souffre tant à se séparer de son fils, que, dussiez-vous renverser mes projets les plus chers, mon cœur, je le sens, serait de votre côté. — Eh bien ! dit le marchand que le vin rendait plus causeur, eh bien ! je vais vous conter une petite histoire ; vous en saisirez la leçon, si vous avez du sens. Asseyez-vous pour m’écouter avec plus d’attention. » L’hôte prit une chaise, se plaça à une distance respectueuse du marchand qui, après s’être un moment recueilli, commença son récit à peu près en ces termes : « J’habite la ville de Zamora où mon père vendait de la serge. Lorsqu’il vit la mort s’approcher, il m’appela près de son lit. « Mon fils, me dit-il, ma boutique est ton héritage : tu n’auras pas à rougir d’être plus ou moins que moi ; voilà pour ce qui regarde ta position dans le monde. Tu partiras du point où je me suis arrêté ; voilà pour ce qui concerne ta fortune. J’ai fait la moitié du chemin, le reste te regarde. Sois honnête homme, quoique marchand ; suppose à chaque pas que je suis toujours devant toi ; de cette manière tu atteindras sans t’égarer le but de toute industrie : le repos dans l’aisance. » « Il expira. « Le dernier conseil de mon père étant pour moi une chose sacrée, je me livrai, malgré mon affliction profonde, aux soins de mon commerce. « Ma vie sans événemens marchait uniforme et douce. Si j’avais à raconter toutes mes journées, je ferais au hasard le récit d’une seule. C’était là mon bonheur. On peut appliquer aux hommes ce que l’on a dit des peuples : leurs désastres sont plus bruyans que leur prospérité ; aussi les plus courtes histoires sont les meilleures. « Je sortais rarement. Je ne fréquentais personne. Cependant, le ciel en soit loué, j’avais toujours chez moi nombreuse compagnie : c’étaient les acheteurs. « À cette époque, un nommé Gavino vint loger en face de ma demeure. Ayant pour revenu trois cents piastres bien comptées, il vivait dans l’oisiveté ; elle était même pour lui le résultat d’un système. Il prétendait que les plantes offrant dans la nature l’existence la moins tourmentée, précisément parce qu’elles sont privées de toute action, il fallait leur ressembler le plus possible. Un peu de promenade, c’est tout ce qu’il se permettait. Après nous être d’abord salués, nous avions échangé quelques paroles. Quand je l’eus une fois prié d’entrer dans ma boutique, la politesse l’y ramena ; puis l’habitude ; bientôt enfin ce fut l’amitié. « Un jour il me parut rêveur. « Qu’est-ce, lui dis-je ? — J’ai besoin de vous parler. — Faites ; notre voisinage est presqu’une parenté. — Faut-il vous l’avouer ? la solitude est trop vide pour moi. Quand je vous quitte, je suis tellement seul, que je ne me trouve plus moi-même. Cela m’a donné quelque désir de me marier. » À ce mot je le regardai. « Oui, voisin, poursuivit-il, on m’offre la main de dona Teresa. Elle a quinze ans ; sa dot est assez forte pour doubler ma fortune. Veuillez me conseiller avec une franchise que l’amitié rend facile, que je vous rendrai bien commode, tant je suis résolu d’avance à vous céder. — Vous l’exigez ? — Absolument. » « Peut-être je lui peignis le mariage sous des couleurs un peu sévères. Je m’attachai surtout à lui faire comprendre qu’en se mariant, il fallait au moins qu’une femme ne trouvât pas l’âge d’un père dans celui d’un époux. Il jeta ses deux bras autour de mon cou en s’écriant : « Cher Gaspard, votre sagesse est une vraie lumière. Teresa est charmante, sans doute ; mais comme vous le dites avec une justesse admirable, je suis venu trop tôt pour elle dans ce monde. J’aurais beau la tenir par la main, je serais toujours en avant. N’y pensons plus. » « Le lendemain je le revis. Rien entre nous ne rappela la conversation de la veille. Le jour suivant, même silence. Je ne retrouvai dans son esprit aucune trace de son projet. Je m’en réjouissais au moment même où un billet de sa main vint me prier de me rendre promptement à l’église. Une noce s’y préparait : c’était la sienne ; mon ami se mariait. « De l’église j’accompagnai chez eux les nouveaux époux. Nous y trouvâmes compagnie nombreuse, festin délicat, le tout embelli par la joie des visages. Le voisin vint à moi. Sa contenance était un peu embarrassée ; je le mis à l’aise en lui vantant les charmes de sa femme, en le félicitant sur son mariage ; il fut ravi. « Vous voilà tout étonné de me voir applaudir à ce que j’avais voulu empêcher. C’est qu’un voyageur français m’a appris, je ne sais à quel propos, qu’un philosophe de sa nation pensait qu’il ne faut jamais blâmer une chose à laquelle il n’y a point de remède. La maxime m’a paru sage ; je l’ai gardée pour en faire une des règles de ma conduite. « Moi-même, je l’avouerai, séduit par l’ivresse générale, peut-être plus encore par les grands yeux noirs de la jeune sœur de Teresa, j’allai jusqu’à considérer une noce comme un acte passé avec le bonheur. J’admirai la fiancée, son voile blanc, sa couronne de fleurs ; je me plaisais à la revoir, comme le matin, conduite ainsi parée au pied de l’autel. Je ne songeais même pas qu’à l’église un parent de la mariée, homme fort érudit, fort savant, m’avait appris que ce costume était exactement celui des jeunes filles que l’on sacrifiait dans les temples de l’antiquité. Ma pensée, loin de s’arrêter sur cette parure des victimes, se laissait distraire par le voluptueux Fandango dessinant ses pas aux sons de la castagnette. Si bien qu’en rentrant chez moi ma maison me sembla plus grande. Je rêvai sans le vouloir à ce mot de mariage pour moi jusqu’alors sans magie ; mais le sommeil traita toutes ces idées comme une ivresse : il les dissipa. « Je voyais Gavino moins souvent. Le plaisir ou le souci, on ne sait jamais bien lequel quand il s’agit de mariage, le retenait chez lui. En peu d’années il était devenu père de deux fils. L’aîné avait été nommé Pedro ; le second reçut le nom de Fabrice. À la naissance de ce dernier, je dis à mon voisin : « Cher Gavino, la fécondité de votre Teresa peuple la solitude dont vous vous plaigniez. L’ennui ne vous chasse plus du logis. — Non, me répondit-il ; mais l’ennui en s’en allant a laissé la porte ouverte au chagrin. » « Gavino avait raison. Son revenu était bien modique pour toute une famille. Il sentit combien il avait eu tort de n’avoir pas rendu le travail compagnon de sa jeunesse. « Mes fils seront plus heureux, me disait-il ; mon expérience leur sera profitable. Ils auront une carrière à parcourir ; je la leur choisirai belle. Ils y marcheront à la richesse, peut-être même aux honneurs, si ce n’est à la gloire. » « Vous le voyez, Gavino n’était pas dépourvu de sagesse ; mais ces mots de gloire et d’honneurs vous annoncent aussi qu’il n’était pas exempt de vanité ; et cette folle de vanité gâte les meilleures choses et trouble les têtes les plus saines. « La situation de mon voisin devint pénible. Son beau-père mourut. La succession était assez considérable ; mais huit enfans ne purent en faire le partage sans plaider, ce qui veut dire sans se ruiner. « Gavino restitua la dot : gêné dans ses ressources, il restreignit ses dépenses. Il fut donc obligé de contrarier parfois sa Teresa dans ses besoins de luxe, dans ses caprices de coquetterie. Elle se considéra dès lors comme une femme sacrifiée. Le chagrin, cette fièvre de l’âme, ne tarda pas à détruire, à ronger Teresa, naguère si fraîche, si riante. Les secours de l’art furent impuissans. Le pauvre Gavino, désolé, vint me voir un matin tout vêtu de noir. C’était son habit de noce ; il n’avait eu qu’à placer un long crêpe à son chapeau. « Malgré sa tendresse pour ses deux fils, mon voisin ne pouvait leur rendre ces soins de tous les instans dont le cœur d’une mère a seul le secret. Il résolut de hâter leur entrée au collège ; il les conduisit lui-même chez des moines, qui, séparés du monde pour être plus à Dieu, semblaient vouloir néanmoins, en se consacrant à l’enfance, dédommager la société des rigueurs de leur célibat. « À son retour, Gavino trouva sa maison plus triste encore qu’elle ne l’était avant son mariage ; aussi ne sortait-il presque plus de chez moi. L’avenir de ses enfans l’occupait au point de changer sa préoccupation en inquiétude. Oubliant le sort de mon premier conseil, je crus devoir en donner un nouveau ; l’amitié m’en imposait la loi. « Mettez, lui dis-je, vos deux fils dans ma boutique. Ils vivront sous mes yeux jusqu’au jour où ils me succéderont. Je vous offre pour eux un sort tout fait, peu brillant, mais solide. Ôter au présent tout ce qu’il peut avoir d’aventureux, c’est déjà faire beaucoup pour l’avenir. » Gavino réfléchit un moment, puis il me dit : « Vous avez raison, cher Gaspard ; mais je préfère un moyen de fortune plus prompt, un essor plus rapide, quelque chose d’éclatant. Vous travaillez opiniâtrement sans avoir pu jusqu’à ce jour vous rendre riche. Il faut donc à ces chers enfans une carrière moins lente, des chances moins restreintes. J’apprécie vos conseils, aussi n’adopterai-je qu’un parti assez raisonnable pour mériter votre assentiment. » « Dans l’attente de ce que le ciel devait inspirer à mon voisin, je cherchai quelque moyen de le distraire. Son antipathie pour le travail avait toujours éloigné les livres de ses yeux. Afin de le familiariser avec la lecture, je lui en parlai comme d’un amusement, je me gardai de la lui montrer comme une étude. « À défaut de bibliothèque, j’avais quelques volumes épars chez moi dans une chambre inhabitée. Ils faisaient partie de l’héritage d’un vieux parent. Je ne m’en servais guère ; mes livres de commerce sont les seuls que j’ouvre. Il me suffit d’y voir toutes mes opérations en ordre ; je n’ai besoin d’aucun autre plaisir, d’aucune autre instruction. « Parmi ces volumes, Gavino en prit un au hasard qu’il emporta. C’était l’histoire d’un maréchal de France, écrite par un évêque, commentée par un chanoine ; la traduction en espagnol était d’un bénédictin. « Le lendemain, devançant l’heure accoutumée, Gavino vint chez moi. La joie illuminait son visage. « Mon ami, me dit-il, plus d’indécision. J’ai trouvé, j’ai choisi pour mon fils une carrière. J’ai lu... La belle chose qu’un livre ! comme il vous ouvre un monde nouveau, comme il chasse vos propres idées pour vous donner celles des autres ! Mon cher voisin, si vous lisiez quelquefois, vous finiriez par ne plus songer à votre commerce. — Mais expliquez-moi, lui dis-je......» Ayant regardé de tous côtés pour bien s’assurer que personne ne pouvait l’entendre, il frappa sur le volume en s’écriant : « Voilà la vie de Pedro ; voilà son sort. — Fort bien, mais que sera-ce-t-il ? — Lieutenant-général des armées du roi. — Lieutenant-général des armées du roi ! — Vous ne vous attendiez guère à cette nouvelle ; le poste est brillant. — Mais n’est-ce pas un rêve laissé par la nuit dans votre esprit ? — Je n’ai pas dormi trois secondes. — C’est cela, vous êtes malade. — Du tout ; je ne me suis jamais mieux porté. — Il n’est pas étonnant qu’habitant l’Espagne, vous y bâtissiez des châteaux : vous économisez les frais de voyage. — Apprenez mon dessein, vous jugerez après : l’éducation de mon fils une fois achevée, je le fais entrer dans un régiment. — Soldat ? — Soldat. — Ceci est plus facile. Mais le voilà loin du généralat. — Patience ; Fabert dont je viens de lire l’histoire a commencé à peu près ainsi. Après avoir franchi tous les grades de l’armée, il a fini par la commander. — Mais parce ce que Fabert a réussi... — Pourquoi mon fils ne réussirait-il pas comme lui ? Était-il d’une trempe particulière, ce Fabert ? — Mais sa naissance ? — Il était fils d’un imprimeur. Pedro a pour père un bourgeois. — Mais ses talens ? — Mon fils en possède ; son régent, à qui j’ai envoyé quelques flacons d’excellent vin, m’a bien assuré, en me remerciant, que Pedro ne serait pas un homme ordinaire. Ah ! ah ! il ira loin, dit l’heureux Gavino parcourant à grands pas ma boutique. — Au moins, repris-je, faudrait-il consulter ses goûts. — Je vous attendais là. Mon fils a l’humeur belliqueuse ; il bat tout ses camarades. Quel avenir pour lui, quelle gloire pour moi, quand les sentinelles lui porteront les armes, quand il défilera sur la grande place de Madrid, à la tête de bataillons nombreux ! Mon ami, ce même livre renferme comme gage du succès une maxime excellente ; la voici : Pour réussir, que faut-il ? de l’audace et une volonté. Toute la destinée de mon fils est dans ces deux mots. » « Il me quitta. J’espérais le revoir plus calme le lendemain ; le contraire arriva. Il avait tellement familiarisé son esprit avec la même idée, qu’elle s’était changée pour lui en réalité. Décidément il se croyait le père d’un lieutenant-général. Aussi toute sa petite personne avait-elle un certain aplomb ; n’allait-il pas jusqu’à prendre le haut du pavé ? « Le temps vint où son fils allait quitter la robe d’écolier pour la casaque militaire. Gavino, rencontrant un jour chez moi mon médecin, j’étais un peu malade, se mit à parler de son projet. « Je voudrais connaître quelqu’un à Madrid, dit-il : mon fils va s’y rendre ; mais à qui l’adresser ? Je ne sais. — J’ai dans Madrid un ami ; je puis vous donner une lettre pour lui, répondit mon médecin. — C’est sans doute un de vos confrères ? — Oui, mais son sort est plus brillant : il est médecin du roi, décoré de ses ordres, logé au palais ; il a même reçu des lettres de noblesse. — Daignera-t-il accorder sa protection à Pedro ? — Il le doit pour peu qu’il se souvienne que, fils d’un paysan, il n’a pu s’élever sans le secours des autres. — Fils d’un paysan ! répéta Gavino en homme frappé de cette parole. — Oui, fils d’un paysan du village où je suis né. Notre amitié date du berceau. « Mon médecin est obligeant, dis-je, quand il fut parti. — Oui, reprit Gavino, j’ai lieu de m’en applaudir. Il paraît à son aise. L’état qu’il exerce tire ses revenus des souffrances humaines ; la ferme est bonne ; on peut même aller loin : son ami est devenu un grand personnage. Voisin, je songe à une chose. — Je la devine. — Pourquoi Fabrice ne serait-il pas médecin ? Par une autre route il n’en arriverait pas moins, comme son frère, aux honneurs, car la médecine, si elle ne devait pas lui servir de marche-pied, ne remplirait pas mes vues. Qu’en dites-vous, cher Gaspard ? mon fils est jeune, le médecin du roi doit être vieux, voilà une succession à recueillir. — Prenez garde, il y aura foule ; chacun se croira des droits à l’héritage. — Oui ; mais si son frère le général l’appuie de son crédit, le roi pourra-t-il refuser ? Que vous en semble ? Je place assez bien mes enfans dans ce monde. » « Je fus d’abord tenté de rire à cette nouvelle chimère de Gavino ; j’aimai mieux toutefois le laisser doucement rêver. Je fis plus : je me mis à rêver avec lui. « Gavino se hâta. Ses deux fils étant sortis du collège, leur départ se fit avec solennité. Après un banquet d’adieu auquel j’avais pris place, Gavino dit gravement à ses fils : « Enfans, prêtez-moi toute votre attention. J’ai passé ma vie sans rien faire, à quoi Dieu m’a aidé. J’ai mangé mon revenu, j’ai aussi mangé mon capital que j’ai considéré comme une rente plus large ; il m’a donc fallu vous donner une éducation pour remplacer votre patrimoine ; je veux aussi vous ouvrir une carrière. Vous travaillerez beaucoup sans doute ; mais vos enfans feront comme moi, ils se reposeront. Partez donc, je vous recommande à la gloire. Pedro, vous serez un jour lieutenant-général des armées d’Espagne ; vous serez, vous, Fabrice, premier médecin du roi. Le but marqué, il ne s’agit plus que d’aller bon train. Deux cents piastres sont dans cette bourse, mon cher Pedro, et dans ce livre est la règle de ta conduite. C’est la vie de Fabert ton prédécesseur. Remercie le seigneur Gaspard, ce trésor vient de lui. Dès ce moment tu as ta destinée dans ta poche. Toi, Fabrice, voilà une égale somme dans cette autre bourse. Je ne te donne point de livre. L’exemple du fameux docteur que tu dois remplacer t’en tiendra lieu ; ce sera pour toi un livre vivant. Embrassez-moi tous les deux. Adieu, général ; tâche de tuer les ennemis de ton pays ; et toi, docteur, guéris les sujets malades de ton roi. Si vous en agissez ainsi, Sa Majesté y trouvera un double avantage ; quant à l’humanité, il y aura compensation. » « La voix de Gavino était émue. Ses larmes demandaient à couler. Il les retint pour donner à ses fils l’exemple de la fermeté. Elles tombèrent en abondance après leur départ. Toute la gloire promise à ses fils ne le consolait pas d’une telle séparation. Peu à peu cependant le charme de ses rêves adoucit l’amertume de sa douleur. « Fabrice et Pedro écrivirent de Madrid pour annoncer l’accueil bienveillant du médecin du roi. L’un était déjà dans un régiment, l’autre dans une école de médecine. Pedro maniait le fusil, Fabrice la lancette. « Les voilà en route, disait le voisin ; ils arriveront. En toute chose le premier pas est seul difficile ; il ne faut ensuite pour continuer à marcher que mettre un pied devant l’autre. » « Mais hélas ! à quoi servent les vastes projets ! La mort d’un coup de sa faux se plaît à les renverser. Ces tristes réflexions, mon cher hôte, vous annoncent le moment douloureux où mon voisin Gavino me fut ravi pour toujours. Il avait dîné chez moi ; il me quitta à l’heure accoutumée. Le lendemain il m’envoya chercher ; je le trouvai dans son lit ; sa tête était brûlante. Je devinai sans peine que cette ardeur du sang provenait de la tension continuelle de son esprit. Je lui conseillai quelques remèdes dont l’emploi m’avait été salutaire. Mon ami me répondit : « Je suivrais aveuglément votre conseil, si je ne devais pas auparavant consulter le médecin de ma Teresa. Il ne l’a pas sauvée, il est vrai, mais ce n’est pas sa faute ; la nature est souvent bien entêtée ; quelquefois aussi elle nargue les médecins. Elle a contre eux de la rancune : elle ne leur pardonne pas de la contrarier, soit qu’ils guérissent quand elle veut qu’on meure, soit qu’ils tuent quand elle veut qu’on guérisse. » « Le médecin arrive ; le mal augmente. Voisin, me dit Gavino en serrant ma main dans les siennes, s’il me faut quitter la vie, ce sera sans regret. J’ai rempli mon devoir, j’ai fondé dans l’État une grande famille. Mon nom figurera dans l’histoire. La tristesse de mes derniers momens se perd dans la douceur de cette pensée. J’aurais bien voulu cependant voir Pedro après sa première bataille ; mais puisque Dieu en ordonne autrement, il faut obéir sans me plaindre. Mon ami, donnez à mes chers enfans la bénédiction de leur père. Pour de bons fils, cette couronne vaut bien une ce couronne de lauriers. Je donne l’une, la gloire donnera l’autre. » « Une heure après il n’était plus. » Ici le voyageur aux quatre mules noires suspendit sa narration. La tête cachée dans ses deux mains, il semblait oublier que l’hôte près de lui écoutait toujours. Après un moment de silence il toussa pour retrouver la voix. Ses yeux étaient humides, ceux de l’hôte avaient aussi quelques larmes. Le seigneur Gaspard continua de la sorte : « À ma douleur je connus toute mon amitié. Après avoir écrit aux deux frères pour leur apprendre leur malheur, après avoir payé les dettes de Gavino, seul reste de son patrimoine, je me mis à voyager. Mon âme déchirée ne me laissait plus sentir la vie. « J’entretins d’abord une correspondance active avec les deux frères : mais insensiblement leurs réponses à mes lettres se firent attendre. Jamais pour long-temps dans la même ville je ne pouvais indiquer le lieu précis de ma résidence, ce qui fournissait une excuse à la négligence et non certes à l’oubli des fils de Gavino. « Mes voyages augmentèrent mes relations ; par elles s’accrut ma richesse. Mes opérations absorbaient les jours et les mois. Enfin, vous le dirai-je ? oui, dussé-je par-là révéler un tort : je perdis la trace des deux frères. J’écrivis cependant à Madrid ; je priai l’un de mes correspondais de s’informer si dans l’armée, si dans la médecine, on ne connaissait point deux pauvres diables, l’un sous le nom de Fabrice, l’autre sous celui de Pedro. Ces recherches n’eurent aucun résultat. Un jour cependant la gazette me tomba par hasard dans les mains. J’y lus qu’une action éclatante venait d’élever au grade de colonel, quoique bien jeune encore, le seigneur Pedro. Il n’avait que vingt-huit ans ; c’était l’âge du fils de Gavino. Antagoniste de mon ami dans ses chimères vaniteuses, je n’allai pas tout d’abord les croire changées en réalité ; mais ne peut-il donc jamais se faire que la fortune soit aussi folle que nos projets ! Je trouvai d’ailleurs plaisant que Pedro fût en chemin d’inscrire dans les pages de l’histoire les rêves de son père. Il est vrai que la gazette ajoutait au nom de Pedro celui de Castella, et ceci me déroutait un peu. Mais je me dis : « Pedro, cédant aux petitesses des parvenus, aura, du haut de sa fortune nouvelle, embelli son nom pour que rien ne rappelle les jours de son obscurité, pas même sa signature. » J’écrivis donc à tout hasard au colonel don Pedro de Castella. Point de réponse. « Allons, dis-je, attendons que le cher Pedro, si toutefois c’est le mien, devienne général ; alors je monterai sur une de mes mules pour aller le complimenter à la tête de son armée. » « Dix ans s’étaient écoulés depuis la mort de Gavino, lorsque les soins de mon commerce m’appelèrent à Madrid. En route pour cette ville, j’arrivai dans un village bâti au milieu d’une plaine la plus belle de l’univers. Il me prit fantaisie de l’admirer à loisir, d’attendre l’heure où le soleil, prêt à la quitter, la saluerait de ses derniers rayons. Pendant qu’on préparait mon dîner à l’hôtellerie où j’étais descendu, je sortis pour visiter d’abord le village. Cette promenade avait aussi un but d’utilité. Ma barbe un peu longue me fit chercher un barbier ; je le trouvai. Il était seul dans sa boutique. J’entrai ; le barbier était un grand jeune homme fort laid, mais d’une figure assez noble. Elle me frappa. Je me mis à le regarder ; de son côté, il me regarda. Pendant que sa main agile faisait écumer le savon dans un plat d’étain, il me dit : « Seigneur, n’êtes-vous pas déjà venu dans ce village ? — Non, mon ami. — C’est singulier. Certainement je ne vois pas votre figure pour la première fois. — La vôtre aussi ne m’est pas inconnue. » « Tout en causant, le barbier d’une main légère dépouille mon menton. À peine eut-il achevé, qu’il s’écria : « Ah ! miséricorde divine ! maintenant que je vois mieux vos traits... n’êtes-vous pas un marchand de Zamora ? — Comment le savez-vous ? — Vous étiez l’ami d’Ambrosio Gavino. — Gavino ! L’auriez-vous connu ? — Ah ! seigneur Gaspard, pouvez-vous méconnaître son fils ? — Le fils de Gavino ! Et lequel ? — Fabrice. — Le premier médecin du roi ? — Pas même son barbier. — Est-il possible, vous, Fabrice, vous ! Mais oui, voilà bien les yeux, l’air, et jusqu’au son de voix de mon ami. » À ces mots, j’ouvris les bras, il s’y précipita. Les plus douces larmes témoignèrent de l’émotion de nos âmes prêtes à se confondre. J’accablai Fabrice de questions, mais je lui en faisais tant et tant à la fois, qu’il ne savait à laquelle répondre. « Nous parlerons de tout cela à table, lui dis-je, viens, viens dîner avec moi. » Il ferma sa boutique. Nous voilà nous acheminant vers mon hôtellerie. Je courus à la cuisine pour faire doubler mon repas, pour le changer, s’il était possible, en festin. Pendant ce temps, Fabrice qui m’avait suivi regardait un soldat debout, mais pas trop d’aplomb sur sa jambe de bois, et buvant dans un verre grossier un vin plus grossier encore. « Que regardes-tu donc, lui dis-je ? — Ce soldat. — Le connais-tu ? — Il me semble... Voyez comme mon cœur est ému. » Le soldat qui croit entendre parler de lui se retourne. « Mille bombes, s’écrie-t-il, voilà un barbier pareil de tout point à mon frère. — Voilà un soldat terriblement façonné sur le modèle de Pedro. — Pedro ! c’est mon nom. — Ton nom ? quoi ! c’est toi ? — Et toi aussi, mon frère ! » Et les voilà se précipitant dans les bras l’un de l’autre, et me voilà courant à eux, me mêlant à leurs embrassemens, pleurant, riant, m’écriant : « C’est donc là notre général ! — Sergent, me répondit Pedro, et sans ma jambe de bois... — Et où allais-tu, dit le barbier ? — À Madrid te chercher, répondit l’invalide. » Sans attendre de nouvelles questions, je les amène tous deux au salon où nous nous mettons à table. La joie double et triple notre appétit. « Le repas s’avançant, les questions recommencèrent. « Un moment, dis-je, procédons par ordre. Chacun à son tour va raconter comment ont été détruits les projets de votre bon père. » On adopta mon avis. Pedro prit la parole ; son histoire ne fut pas longue. Toute la protection du médecin du roi avait à peine pu lui obtenir un grade subalterne dans un régiment. Traîné de garnison en garnison, ses années s’écoulaient et se perdaient, lorsque la guerre s’étant déclarée, Pedro vit enfin la carrière ouverte à son ambition. Il allait se distinguer, il allait marcher au généralat, mais à la première affaire sa jambe partit, le laissant là sans qu’il ait pu jamais en avoir de nouvelles. Conduit dans un hospice, on le soigna, on le guérit, puis on le mit à la porte de l’hospice et du régiment, en lui délivrant pour cause de blessures son congé de réforme, honorable certificat qui vous déclare brave et inutile. Dans ses plans de grandeurs militaires, Gavino croyait avoir tout prévu ; il n’avait oublié qu’une bagatelle : le canon. « Fabrice mit la même brièveté dans son récit. Sa vie n’était pas trop chargée d’événemens. Il avait étudié la médecine, la chirurgie et jusqu’à la pharmacie ; mais les malades semblaient s’être donné le mot pour fuir sa triple science. Ils avaient plus de plaisir à mourir de la main des autres qu’à guérir de la sienne. Sa vie se consumait ainsi dans une activité stérile, lorsqu’enfin la misère, cette seconde fatalité qui jette les hommes hors de leurs projets, lui offrit pour dernière ressource une savonnette, un cuir et un rasoir, faute de mieux. Le voilà d’abord fort abattu de sa mauvaise fortune, puis la supportant par l’habitude, ce correctif du malheur ; enfin, après avoir traversé beaucoup de villes, séjourné dans un grand nombre de villages, toujours sans plaisir et sans joie, parce qu’il manquait de ce qui la donne, l’argent, il s’était arrêté là où le hasard lui avait amené son frère et l’ancien ami de sa famille. C’était pour Fabrice son premier bonheur. « Je fis monter les deux frères dans mon vieux carrosse. Leur caractère est si loyal, qu’un moment m’avait suffi pour l’apprécier. Nous prîmes la route de Zamora. Aussitôt arrivés, je les mis à la tête de mon commerce, où je les ai traités comme s’ils étaient mes enfans. Ils n’ont pas à s’en plaindre, car depuis que le lieutenant-général et le médecin du roi se sont faits marchands, ils lèvent la tête, et, forts de leur travail, forts de leur indépendance, n’ayant rien à demander aux hommes ni aux événemens, ils voient la fortune arriver par tous les côtés ; ils n’ont plus besoin, grâce au ciel, de courir après elle. Les voilà surtout bien convaincus que la vie est une chose trop sérieuse pour la jouer sur une carte. L’hôte, après avoir écouté avec une attention profonde, demeura pensif. Sans dire une seule parole, il prit un flambeau, conduisit le marchand à la chambre qui lui était destinée, puis l’ayant salué, se retira. Le lendemain, au moment où paraissait le jour, un grand bruit de chevaux réveilla notre marchand. Il ouvrit sa fenêtre, regarda dans la cour ; c’était le fils de l’hôte qui partait pour l’université de Salamanque. LA BATAILLE D’HENGES-DOWN. Egbert avait tenu son armée prête à marcher à la première nouvelle qu’il aurait des Danois. Dès qu’il eut appris qu’ils avaient mis pied à terre du côté de l’ouest, il y accourut avec toutes ses forces pour les combattre. Il les rencontra tout proche d’Henges-Down, appelé depuis Hengston, dans le pays de Cornwall, où il remporta sur eux une bataille signalée. Histoire d’Angleterre, par Rapin Thoyras. Ce prince avait toutes les qualités nécessaires à un conquérant. Idem. Il était l’idole du peuple. Hume. Eye no more from eye retreating, Heart with heart in concert beating, Lip with lip in rapture meeting... Bernal. « Qui vient de passer ? — C’est le messager de guerre. — L’as-tu vu, Genevière ? — Je l’ai vu sur son cheval noir ; dans ses mains il porte une flèche et une épée nue. C’est un soldat vieilli, dit-on, en faisant toutes les guerres de notre grand roi Egbert. La preuve, elle en est dans les cicatrices de son visage qu’il montre en tenant la visière levée, plus fier de ces cicatrices qu’une jeune fille de sa beauté. — Le roi va donc se battre encore ? — Sans doute, puisque le messager publie dans les bourgs la proclamation nationale. Allons l’entendre sur la grande place. » C’était Sardick, le Saxon, à qui Genevière sa fiancée parlait ainsi. Et ils arrivèrent sur la place. La foule s’y pressait. Deux hérauts en avant du messager firent par trois fois retentir leurs trompettes. Ces trompettes, d’un cuivre luisant, avaient une origine glorieuse. À la bataille d’Andred’s-Walt, leurs accens se mêlèrent aux cris des Saxons vainqueurs sous Ella. Pendant la paix on les suspend aux piliers de la salle des festins dans le palais d’Egbert. Leur voix est d’un bon augure ; elle appelle sous les drapeaux le peuple, et, à cet appel, la victoire comme le peuple ne manque jamais d’accourir. Voilà que les trompettes se taisent, voilà que les habitans de Tavestock font silence, et voilà que le messager, gonflant sa voix pour la rendre plus forte, prononce les paroles consacrées : « Que quiconque n’est pas un homme de rien, soit dans les bourgs, soit hors des bourgs, sorte de sa maison et se présente avec ses armes. Le roi d’Angleterre, Egbert le courageux, a déployé la bannière saxonne. » Il a dit. La foule émue se brise pour se reformer en une multitude de groupes. Le messager les traverse, retenant par la bride son cheval, pour qu’il ne blesse personne. Le messager se rend au bourg voisin. Il doit ainsi parcourir tout le royaume de Wessex, où Egbert a placé le siège de son empire. Dans les autres royaumes soumis à sa brave épée, ce sont les chieftans qui, frappant du bout de leur lance un bouclier attaché aux branches d’un arbre, rassemblent le peuple pour le faire soldat. « Mais contre qui marchera-t-il avec ses escadrons, notre roi ? disait-on dans les groupes, sur la place. Il n’a plus d’ennemis. — À moins que les mers lui en amènent des extrémités du monde, vous dites vrai, il n’en a plus. » C’était un vieillard qui parlait ainsi ; il fut bientôt entouré, et tous les groupes se fondirent dans un seul pour l’écouter, « Oui, mes amis, Egbert a tout vaincu, tout soumis, tout pacifié. J’ai été, moi, vieillard, témoin de ces grands événemens. Dans ma jeunesse, la patrie était divisée en sept royaumes qui, sous le nom d’heptarchie, se dévoraient entre eux. Tantôt vainqueur, tantôt vaincu, chacun de ces États n’imposait le joug aux autres que pour le subir à son tour. Cela durait depuis quatre siècles, depuis l’époque où nos ancêtres, sous la conduite de deux frères, Hengist et Horsa, fils de Witisile, partis de la Zélande avec neuf mille soldats, abordèrent à l’orient de Kent. Les Bretons de la plaine, qui les avaient appelés pour avoir secours de leurs lances contre les habitans des montagnes, leur cédèrent l’île de Thanet. Puis après la victoire ils reçurent en récompense le territoire de Lincoln ; mais comme chaque jour la guerre se rallumait, comme il leur fallait dès lors un plus grand nombre de champs de bataille, des champs larges comme des royaumes, ils prirent ce qu’ils n’avaient plus besoin qu’on leur donnât. N’était-il pas juste que la terre où ils venaient de vaincre, où fumait encore le sang de leurs frères, leur appartînt ? Les Bretons avaient renoncé à leur patrie du jour où ils ne surent plus la défendre. « Horsa périt à Eglesfort. Hengist, demeuré seul, s’endormit soldat le soir de cette bataille ; le lendemain, il se réveilla roi. L’épée est le véritable marteau qui forge les couronnes. Ainsi se fonda le royaume de Kent. Bientôt d’autres Saxons arrivèrent sur quarante vaisseaux commandés par Cerdick ; de ce grand capitaine, si l’on en croit une vieille prophétie, descendront tous les rois destinés dans la chaîne des siècles à régner sur notre île. Plusieurs royaumes se formèrent encore. Chaque flotte semblait en apporter un nouveau. Les mers peuplaient la terre. Quand il y en eut sept, rivaux en puissance, quand les Bretons exterminés ou soumis se furent effacés devant un peuple et plus jeune et plus viril, il fallut que la parole du glaive, ce grand discoureur des rois, décidât enfin lequel des sept lèverait au-dessus des autres sa tête sans, égale. « La gloire en était réservée au royaume de Wessex. Ses peuples appelèrent au trône Egbert qui était à Rome avec Charlemagne, où ce prince se faisait sacrer empereur d’Occident. Charlemagne estimait Egbert : les grandes âmes se comprennent. Egbert parut parmi nous l’épée à la main. Pour célébrer son avènement, il battit le peuple de Cornwall ; ensuite il tourna son cheval vers le pays de Galles qu’il conquit. Egbert savait que les diadèmes tiennent bien au front quand on les y attache avec des victoires. C’est alors que promenant sa pensée autour de lui, il la poussa aussi loin que son génie pouvait s’étendre. « Chacun des États de l’heptarchie, excepté celui de Wessex où régnait Egbert, était déchiré par les factions toujours prêtes à sortir du tombeau des rois massacrés. À force de meurtres, toutes les races royales, ce vrai ciment des nations, avaient été précipitées du trône. Partout le trône était vide, partout l’autorité était tombée. Egbert la ramassa. Couvert de la poudre de vingt batailles, nous le vîmes rentrer un jour dans sa capitale avec sept noms de royaume inscrits sur sept boules d’or qui formaient son diadème. De ce jour notre patrie, rangée sous une seule loi, s’est appelée l’Angleterre. C’était d’abord dans les anciens temps l’île de Miel, plus tard Albion, puis la Bretagne. Maintenant la conquête l’a nommée. Egbert, politique non moins habile que guerrier valeureux, a voulu, par ce titre, gagner, en flattant leur orgueil, les Angles qui, venus comme nous sur le dos des mers, habitaient trois royaumes de l’heptarchie : Northumberland, Mercie, Estangle ; les quatre autres, Essex, Sussex, Kent et Wessex, appartenaient à la race saxonne. Egbert a cédé aux Angles l’honneur de donner leur nom à l’île ; mais il s’est réservé pour lui la gloire plus solide de la gouverner. Partout les lions n’ont qu’une seule manière de partager. Vous le voyez, le roi n’a plus aucun peuple pour ennemi, à moins que l’un des royaumes n’ait cherché à rompre la chaîne dont il est l’un des anneaux, ce qui n’est pas croyable, car si Egbert a conquis par le glaive, il règne par la justice ; à moins encore, comme dès le premier moment je l’ai pensé, que tout ceci soit une affaire à traiter avec l’Océan. » On entendit en ce moment le galop d’un cheval. Un guerrier, couvert d’une armure éclatante et suivi de plusieurs archers, ne tarda pas à paraître. On l’arrêta pour l’interroger. « Je vais au camp dans votre pays de Cornwall, où le roi Egbert a dressé sa tente, dit-il. La patrie est menacée. Furieux comme la tempête qui, les conduisant où ils voulaient aller, les a jetés dans notre île, les Danois, enfans des terres lointaines, les Danois, sous les ordres de Vosbrick, le grand chef des forêts du nord, sont descendus de soixante vaisseaux, après avoir traversé en caravane l’Océan, cet immense désert. Déjà, il vous en souvient, ils ont une première fois, portant pour glaive une torche, ravagé par l’incendie vos moissons et vos bourgs. Maintenant ce n’est plus en pirates, qui pillent et s’en vont, qu’ils fondent sur nous. Ils ont avec eux leurs femmes, leurs enfans. Émigrés volontaires des côtes montagneuses de la Norvège, ils prétendent ne plus quitter les blancs rochers de nos rivages. On les a vus, lorsqu’ils se sont élancés de leur navire, enfoncer une flèche dans le sable en disant : « Ceci est à nous. » Par l’épée d’Egbert, ils en ont menti. Aux armes ! aux armes ! Saxons, levez-vous ! Moi, je pars l’un des premiers ; place à mon cheval ; dût-il expirer en arrivant, il n’ira jamais assez vite. » Dès le soir même, près d’un sorbier, sous un ciel que la lune remplissait d’une vapeur mélancolique, Sardick le Saxon, revêtu de ses armes, et Genevière sa fiancée, dépouillée en signe de douleur de toute parure, se tenaient entrelacés. Leurs cœurs l’un contre l’autre battaient ensemble ; leurs yeux ne quittaient pas leurs yeux ; leur bouche sur leur bouche les perdait tous deux dans une immensité d’amour. Enfin, Sardick put prononcer ces mots à demi-étouffés : « Je reviendrai. La patrie seule l’emporte sur toi ; la patrie, vois-tu, est encore plus sacrée que notre amour. La guerre conduite par Egbert sera courte. Il est aimé de la victoire comme je le suis de Genevière. Fais d’avance préparer l’autel. Nous allons moins combattre que rendre aux flots qui les ont vomis ces Danois, ces barbares dont l’approche, si nos bras ne les arrêtaient pas, ferait pâlir et trembler toi et tes compagnes, vous toutes si belles et si pures. Séparons-nous, mais pour peu de jours. » Et la jeune fille tomba à genoux, et la jeune fille suivit des yeux son amant dans la plaine, puis sur la haute colline d’où il se retourna, d’où il lui dit encore un adieu, qu’un nuage tout trempé d’une lumière argentée recueillit en passant sur sa tête pour l’apporter à Genevière, vers laquelle, poussé par les vents, il semblait se presser d’accourir. When the battle’s lost and won. Shakespeare. I. En vue du cap de Cornwall, dans le pays qu’on appelait autrefois Dammonie, lorque le roi Gorloüs, père du grand Arthur, le gouvernait, Egbert, non moins grand qu’Arthur, a planté, près d’Henges-Down, sur des rochers disposés en amphithéâtre, la noble bannière saxonne, où sur un fond cramoisi se dessine un cheval à la crinière blanche. Ces rochers, dépouillés de verdure, offrent à peine quelques claires broussailles, quelques sapins épars dont les racines se nourrissent sous la pierre stérile, tandis qu’à l’autre extrémité la plaine, arrosée par les eaux vives d’une large rivière, étale toutes les richesses de la plus belle végétation. C’est un tapis de gazon que la nature a préparé pour une fête de jeunes filles, non pour un champ de carnage livré à d’impétueux escadrons. Par une inspiration de son génie militaire, Egbert a choisi ces rochers à cause même de leur aridité. Il veut irriter par la soif le courage de ses soldats ; aussi lui crient-ils : « La soif est un ennemi de plus. » Il répond : « La rivière coule là-bas au pied du camp des Danois. Nous irons payer l’eau avec leur sang. — Donne donc le signal. — Attendez-le. À moi le commandement, à vous l’obéissance. » II. On se tait. III. Mais on médite la rébellion. Les plus indisciplinés, qui au besoin braveraient pour eux et la soif et la faim, veulent en épargner le supplice à leurs chevaux. Ils les rassemblent en troupes, ils les tiennent par la bride, et à la suite de ce premier détachement, voilà les chevaux de toute l’armée qui se mettent à suivre du côté de la rivière, derrière laquelle les Danois ont déployé leurs tentes, ces maisons de guerre qui par leur nombre présentent l’aspect d’une ville immense. Les guides de cette masse de chevaux hennissans se sont munis de vases d’argiles ; quelques uns ont pris leur courte épée, toujours si redoutable. L’eau sera leur butin. Les Danois, dont les uns se baignent pour échapper à la chaleur du jour, dont les autres, couchés sous l’orme et le chêne, respirent la fraîcheur qui tombe du feuillage, ne sauraient intimider leur cœur de Saxon. Mais voilà qu’à la vue de leurs coursiers aventurés ainsi dans la plaine à la face de l’ennemi, les cavaliers restés sur les rochers auprès des étendards tremblent pour les compagnons de leur vie guerrière. IV. Cependant les Danois croient qu’on vient les surprendre. Ils se lèvent. Leurs bataillons noircissent la plaine. On dirait une forêt, mais une forêt mouvante. Leur chef Wosbrick, surnommé brandon de feu, a saisi son large bouclier d’airain, sa lance dont la pointe d’acier poli est fixée par des clous de diamant ; à son cou un baudrier, formé de la peau d’un loup, suspend le cor d’ivoire qui lui sert à sonner la charge ou la retraite ; à son bras est attaché le bracelet d’or consacré à ses dieux, signe distinctif que portent aussi tous ses lieutenans. Les Danois ne courent point en désordre au combat cette fois ; ils ne poussent point d’épouvantables clameurs, ainsi que dans leurs premières excursions. En bon ordre ils s’avancent à pas réglés, faisant tous ensemble bruire leurs armes. Chose étrange ! pour s’exciter, ils s’invoquent eux-mêmes, comme si ce peuple, se prenant pour une divinité, se rendait un culte et se priait ; ou peut-être, avant de porter le fer dans les rangs ennemis, envoyait-il devant lui l’épouvante de son nom. V. À ces cris une partie du camp d’Egbert quitte ses rochers. Ce sont les Northumbres, ensuite les Estangles, les Merciens ; les Saxons viennent après, non en grand nombre, mais quelques bataillons plus formidables à eux seuls qu’une armée entière. Ils sont les dignes fils de ces compagnons d’Hengist qui les premiers parurent à Ebfleet, qui lavèrent leurs blessures dans la Severn, qui triomphèrent à Crécanford. Ils s’avancent en appelant Woden, source divine de tous leurs princes, Thor avec son char de feu d’où part le tonnerre. Ils semblent les avertir qu’on va combattre, qu’ils se hâtent. La guerre étant pour ce peuple une religion, il y mêle ses dieux. À mesure que les Saxons arrivent dans la plaine, ils s’y déploient en ailes étincelantes. Les Danois, au contraire, ayant à traverser la rivière dans leurs bateaux d’osier recouverts de cuirs, sont obligés de rompre l’ordre de leur marche, et, après leur passage, avant qu’ils puissent se ranger en batailles, les Estangles les chargent avec fureur. Aussitôt les Saxons, pour secourir les Estangles, s’élancent et accablent les Danois de leurs poids, de leurs armes, de leur discipline. VI. Ceux-ci fuient : ils regagnent les bateaux, ils en coupent les cordes ; ils glissent au large pour gagner l’autre rive. Quelques uns n’ayant pu trouver place dans ces bateaux étroits et fragiles, les suivent à la nage. Bientôt entraînés par le courant, ils roulent comme dans un orage les pins déracinés sont emportés par les flots. La plaine une fois balayée, les vainqueurs arrivent en foule aux bords de la rivière. Les plus téméraires s’y précipitent ; acharnés sur les malheureux qui se noient, ils descendent avec eux dans la nuit éternelle, comme pour les y poursuivre. Egbert, témoin de ce désordre, suspend le carnage. Une seule parole arrête toute une armée. VII. Elle allait, cette armée, revenir vers ses rochers, non sans frémir, au fond de son courage, de lâcher sa proie, lorsque d’une forêt voisine tout à coup s’élance, à quelques cents pas du lieu où l’on a combattu, et en remontant un peu vers la droite, une biche à la forme élégante, aux pieds agiles, aux jarrets nerveux. Plus légère que la feuille du bouleau roulée par le vent, elle effleure la pointe de l’herbe nouvellement poussée. Il y a du coursier dans sa beauté, de la gazelle dans sa grâce, il y a dans sa blancheur tout l’éclat de l’hermine des rois. Ce n’est point la frayeur qui la chasse, mais un impatient désir de joyeuse indépendance. Aussi, loin de se précipiter dans la rivière, elle sautille sur son bord, s’y plonge, puis après bondit, et, sans perdre pied, la traverse. On devine qu’elle touche le sable du fond, puisque, au lieu de nager, elle court. Dieu ! qu’elle est superbe ! la voyez-vous sur l’autre rive où elle s’ébat, où elle secoue son poil humide, relève sa tête charmante, dresse ses oreilles attentives, écoutant si quelque cerf désespéré d’amour ne rôde pas dans les détours mystérieux de la forêt pour la surprendre, elle, agaçante, mais jalouse de sa virginité coquette. La voilà maintenant qui se cabre, prend son élan, revient, s’éloigne, s’approche encore, trace en se jouant mille cercles divers, fuit tout à coup comme une flèche lancée, et disparaît dans l’horizon. Si c’est un message, il est accompli. VIII. On sait maintenant où la rivière offre un gué facile à passer. La biche est aux yeux d’Egbert et de son armée l’instrument de quelque divinité, si ce n’est la divinité elle-même. Pleins d’une ardeur nouvelle, Estangles, Northumbres, Merciens et Saxons entrent dans l’eau à la hauteur de la poitrine pour rejoindre sur la rive opposée les Danois qu’il poursuivent jusqu’auprès de leurs chariots, de leurs tentes, là où les femmes avec des pieux et des haches viennent au-devant d’eux, la rage au cœur, la honte au front, les cheveux dénoués et livrés au vent ; dans leur brûlante fureur, elles veulent s’opposer à la marche des victorieux ; c’est un corps de réserve chargé de ranimer le combat et de le faire changer de face ; leurs faibles mains saisissent par le milieu de la lame la courte épée des Saxons, et, sans pouvoir la retenir, elles la sentent glisser dans leurs doigts qui tombent coupés sur le sable ; puis agitant dans l’air leurs mains sanglantes et mutilées, elles en font un horrible étendard pour rallier cette troupe éparse de fils, de frères et d’époux assez lâches pour vivre. IX. Honteux de n’avoir que des femmes à immoler, voyant d’ailleurs les Danois reformer plus loin leurs lignes, les grossir de tous ceux qui, n’ayant point traversé la rivière, étaient demeurés étrangers au carnage, les Saxons, trop épuisés de fatigue pour engager une action générale, se décidèrent à revenir sur leurs pas ; dans un ordre parfait ils regagnent leurs rochers ; mais, quoique la nuit commence à les envelopper, ils n’en gardent pas moins leurs armes. Dérogeant à l’ancienne coutume, ils ne chantent pas le bardit à la louange de leurs héros ; ils ne dressent aucune table pour le festin ; sombres, silencieux, on les croirait défaits. Quelques uns, pour en finir d’un seul coup avec les Danois, proposent de livrer une bataille décisive dès que la nuit sera plus noire. Egbert s’y oppose ; il s’indigne à l’idée d’aller dans les ténèbres voler une victoire. X. À l’heure où le soleil baignait ses rayons naissans dans des flots de rosée, l’armée était déjà debout. Dans son impatience du combat, cette armée intrépide avait devancé tout à la fois le signal et le jour. Elle écoutait avec avidité un jeune soldat à l’air martial, aux yeux terribles autant qu’ils étaient doux près de Genevière sa fiancée, car ce soldat, c’était Sardick qui, monté sur un chariot de fer, chantait l’hymne consacrée, parmi les Saxons, pour annoncer une bataille. SARDICK. Elle est venue des antres du nord la horde noire, comme le vent lorsque dans sa furie il brise les mille portes de ses mille cavernes. La tempête a tenu lieu de rameurs a leurs barques. Elle a poussé ces farouches sur nos côtes. Là où ils passent les villes tombent, les torrens avec leurs cailloux roulent autant de têtes. Tout frémit à leur passage ; tout se tait jusqu’au souffle de l’air si pur de nos contrées. Frappez trois fois sur vos boucliers, compagnons ; le dieu Thor, roi du tonnerre, ne veut pas d’autre mélodie. Qui sont-ils ? le rebut des forêts de sapins de la Scandinavie. À quoi ressemblent-ils ? à des loups affamés. Vous les avez vus, vous les verrez encore ces vagues vivantes qui viendront se briser contre le roc de vos bataillons. Que veulent-ils ? faire jaillir sous la pierre la cervelle de vos enfans ; souiller la couche où leurs mères gardent pour vous seuls de pudiques baisers. Maintenant ils reposent étendus au loin sur la rive. Qu’ils s’y reposent pour jamais lorsque vos glaives les y auront couchés. À votre retour, vos femmes sentiront avec délices sur vos habits l’odeur de leur sang. Frappez trois fois sur vos boucliers, compagnons ; le dieu Thor, roi du tonnerre, ne veut pas d’autre mélodie. Viens défendre ton peuple, divinité dont l’haleine brûle au cœur des enfans de la terre des braves ; toi dont le trône est cette belle étoile qui brille au-dessus de la tente d’Egbert. Génie de la guerre, prends ta lance et ton bouclier. Sous la forme gigantesque d’un fantôme, descends sur nos rochers. La foudre marquera ta route en déchirant la nue. Que tes cris jettent le trouble dans les rangs de nos ennemis ; qu’a ces cris se joigne le bruit des fleuves précipitant leur course pour fuir plus vite ; que les arbres des forêts, prenant une âme, murmurent en signe de douleur ; que dans leurs sépulcres les morts gémissent, comme s’ils mouraient une seconde fois. Ces hommes des navires, ces Danois s’imagineront alors voir l’univers crouler sur leurs têtes. Ils voulaient faire de notre patrie un désert, leurs cadavres la rendront plus fertile. Frappez trois fois sur vos boucliers, compagnons ; le dieu Thor, roi du tonnerre, ne veut pas d’autre mélodie. XI. L’hymne achevée, Egbert appelle Therdick aux longs cheveux. La mère de Therdick l’enfanta au bruit de la foudre sur un bouclier de fer. Il reçoit l’ordre d’aller se tenir caché avec trois mille Saxons dans la forêt, vaste muraille de feuilles à l’extrémité de la vallée. De ce poste il fondra tout à coup sur les Danois lorsque la bataille, ainsi qu’une mer débordée, jettera de toute part le ravage et la destruction. Après avoir salué le soleil qui se montrait beau comme un présage de gloire, Egbert fait descendre son armée, mais seulement à moitié des rochers. Il ne lance dans la plaine que ses escadrons, pour attirer les barbares et les contraindre à passer la rivière. Ceux-ci tombent dans le piège, ils s’avancent armés du glaive et de la colère. Les Saxons sur leurs chevaux se replient à droite et à gauche pour les laisser passer. Les Danois, se croyant déjà vainqueurs par l’effroi de leur seule présence, marchent droit aux rochers qu’ils gravissent en se tenant aux broussailles. On les laisse avancer, Egbert commande à ses soldats la patience. « Lorsqu’ils ne seront plus séparés de vous, leur dit-il, que de la longueur d’une lance, vous vous précipiterez. Ces bataillons ne sont que des flots de neige, vous êtes l’ouragan. Ils rouleront comme l’avalanche. » XII. Tel est le plan d’Egbert. Nul ne l’égalait en prudence ; et quand il le fallait, nul n’avait plus de hardiesse. « Les voilà, les voilà », c’est le cri de toute l’armée ; si le Beins-Nevis se brisait, s’il croulait de toute sa hauteur, il ébranlerait moins la terre et les échos que ce cri terrible des Saxons : « Les voilà ! » Egbert, voyant les barbares parvenus à l’endroit qu’il leur a marqué dans son plan, donne le signal. Il n’a qu’à remuer les lèvres pour que soixante mille combattans frémissent, pour que tous, d’un pas réglé, marchent à la rencontre de l’ennemi ; alors celui-ci reculant, s’embarrasse dans sa retraite, alors il tombe plutôt qu’il ne descend dans la plaine, où ses chefs pourtant le rallient. Les Danois dirigent leur plus grande force contre les Estangles placés à la pointe de l’aile droite. Aussitôt s’engage une mêlée horrible. Chaque soldat Estangle porte d’avance la victoire dans ses yeux ; dans leurs milliers de glaives sont les destins d’un grand empire. Un succès tardif semblerait une défaite à ces braves. Tous élèvent leurs boucliers au-dessus de leur tête, pour combattre sous un toit de fer. Les trompettes, ces voix bruyantes du carnage, sonnent de toutes parts. Que de drapeaux éclatans traînent dans la poussière ! que de débris de casques, de lances et d’épées ! que de bataillons disparaissent tout entiers ! Renfermés dans un étroit espace, deux peuples se disputent la gloire, la vie et la domination. XIII. À l’aile gauche, les Saxons de pure race marchent sous le feu des regards d’Egbert. Armés d’un léger javelot, ils le jettent avec force dans les rangs danois comme pour préluder au combat ; ensuite la mêlée s’engage ; l’épée se croise avec l’épée ; le bouclier se joint au bouclier, le soldat au soldat, et sur les cimiers couverts d’épaisses crinières, se confondent les ondulations des aigrettes brillantes, tant les rangs sont pressés. En même temps, Egbert court aux Estangles sur qui pèse toute la bataille. Leurs membres étaient brisés de meurtrissures, leur poitrine haletante, leur front couvert de sueur ; mais la présence du roi répare tout, fait tout oublier, un feu nouveau circule dans leurs veines. Egbert est vraiment l’âme de son armée. XIV. La fortune indécise contemple cette grande lutte, ignorant encore de quel côté elle fera pencher la balance ; un caprice peut-être en décidera. Quel que soit ce caprice, son résultat sera terrible. La terre britannique sera-t-elle danoise ou saxonne ? C’est alors qu’on entend Therdick et les siens. Il a bien pris son temps pour placer les Danois entre deux glaives. Les malheureux, attaqués sur leur dernier rang, sont obligés de faire face à ces nouveaux ennemis, et combattant à la fois sur deux points opposés, ils s’affaiblissent en se divisant. À cette brusque attaque de Therdick, la fortune, à qui l’audace plaît, le regarde et sourit. XV. Fatigué d’agir comme chef, las de montrer la victoire aux autres, Egbert veut en prendre sa part de soldat. Il demande son coursier d’un noir égal à la nuit, son coursier bien-aimé qu’il a plus d’une fois nourri de ses mains ; le voici : comme il était triste et honteux ce fils des vents, attaché par des rênes qui, pour être d’or et de soie, ne le tenaient pas moins captif à l’une des branches d’un pin sauvage ! Maintenant, affranchi du joug, il bondit dans sa liberté. Ses ongles d’airain frappent la terre dont les cavités rendent un bruit sourd. Son haleine est brûlante, son œil étincelle, ses flancs écument. L’air, en se jouant dans les crins de sa longue queue, la soulève et lui donne, à mesure qu’elle se déploie, la forme d’un panache flottant. Il se complaît dans sa beauté. Il regarde, en baissant un peu la tête vers son poitrail, la trace d’une blessure qu’il reçut au combat. Jamais guerrier ne tira plus d’orgueil d’une cicatrice. Incapable de repos, tantôt il marche d’une majesté calme, comme s’il comptait ses pas ; tantôt il semble galoper, mais sur la même place, dressant la tête, paraissant savoir qu’il entrait dans sa destinée de porter la puissance et la gloire. S’il avait la parole, il vous dirait : Je suis un trône vivant. Dès qu’il aperçoit son maître, il remplit les échos de ses hennissemens joyeux. On croirait qu’il va fuir irrité, c’est pour revenir docile. Regardez-le : s’il partait avec la foudre, il la devancerait. XVI. Egbert promène son regard de tous côtés. La guerre est dans les traits de son visage ; dans les mouvemens de sa lance est la mort d’une armée : il précipite son coursier dont les pieds font voler les cailloux et les étincelles. Les narines gonflées, bouillant, impétueux, majestueusement animé, fier et beau de la frayeur qu’il inspire, il va sans qu’on ait besoin de le diriger. Egbert ne songe qu’à s’ouvrir une vaste arène pavée de cadavres, et dans laquelle il puisse combattre à l’aise. Qu’on le fuie ou qu’on lui résiste, tout est également exterminé. Ceux-ci attendent la mort, elle va chercher les autres, c’est toute la différence. Les javelots ennemis se brisent sur son bouclier fort comme les murs d’une citadelle ; cependant, tandis que du bouclier il couvre sa tête, un seul de ces javelots le frappe au-dessus du genou. Le trait pénètre, effleure les chairs, le sang coule ; Egbert n’y prend pas garde. Mais un cri de douleur, un cri qui épouvante les deux armées s’échappe de sa large poitrine, lorsqu’une flèche vient atteindre le flanc de son cheval bien-aimé. Le cheval se cabre, furieux il bondit ; mais aussitôt, comme s’il sentait sa blessure mortelle, il raidit ses jarrets pour ne pas tomber, pour que son maître, pour que son roi ne soit pas entraîné dans sa chute. Egbert s’est élancé à terre, il arrache le fer de la plaie ; le fidèle coursier, debout tant que le sang jaillit, chancelle, s’affaiblit, tourne vers son maître un œil de douleur dès que le sang ne coule plus. Il pousse enfin un dernier gémissement, se penche vers Egbert, semble lui dire adieu, et tombe. Egbert en a pâli. XVII. « Mon compagnon, te voilà donc, comme un brave guerrier, renversé sur le sable par le vent des batailles. Tu méritais cette mort, toi qui n’étais jamais plus beau qu’enveloppé d’ennemis ; toi, hardi et vaillant. Mais devait-elle être si prompte, mon ami ? Je puis te donner ce nom, car tu n’aimais que moi. Seul, je pouvais t’approcher ; malheur à l’imprudent qui aurait essayé de saisir ta crinière ! tu l’aurais foulé sous tes pieds ; mais à ma vue tu devenais docile. Je ne t’avais point dompté, tu t’étais soumis. Mes travaux guerriers tu les a tous partagés. Agile pour me défendre, tu voyais venir le trait lancé contre moi ; d’un bond tu l’évitais, ou bien tu le recevais pour m’en préserver. Tu étais pour moi une sorte de bouclier plein d’intelligence et de vie. Combien je serai triste lorsque, dans la joie de la victoire, il me faudra rentrer dans ma capitale sur un autre coursier ! Aux acclamations du peuple enivré de ma présence, il ne lèvera pas sa tête superbe ; il ne sentira pas qu’il porte un victorieux. Toi, dans ces solennités, tu semblais dire : « Nous avons combattu ensemble », et tu disais vrai, et le peuple de son côté s’écriait : « Voilà Egbert sur son beau cheval de bataille ! » Pour ta gloire, la postérité du moins recueillera mes larmes. Le misérable qui t’a tué, quel est-il ? Oh ! s’il avait un nom, mon glaive irait le chercher dans la mêlée. En te vengeant, je me vengerais. Que tout tremble ! Pour un qui l’a frappé, mille périront. Que la guerre recommence plus terrible ! En avant, qu’on me suive, pressez vos chevaux. Moi je n’ai plus le mien, je vais combattre à pied ; douleur, douleur, Egbert a perdu son beau cheval ! » XVIII. L’épée du roi Egbert voltige dans ses mains comme pour frapper à la fois et de tous côtés. Elle lance des étincelles, on dirait une gerbe de feu. Il désigne à peine une victime qu’elle est déjà frappée, elle est à terre. Jamais héros ne reçut d’un frère d’armes, pour venger sa défaite et sa mort, un sacrifice aussi sanglant que celui offert en ce jour aux mânes d’un coursier par un puissant monarque ; c’est que jamais aussi le cœur d’un roi saxon n’eut à effacer un affront mieux senti. XIX. Cependant la nuit descendait vers la terre pour mêler aux horreurs du carnage la terreur de ses ombres ; elle vient avec des nuages qui la rendent plus épaisse et plus noire. C’était l’instant où il fallait en se retirant abandonner la victoire ou bien continuer de la poursuivre ; mais dans le désordre de deux armées confondues qui allaient ne plus se reconnaître, ne plus se voir, comment pourrait-on saisir la fortune ? Le roi saxon frémit indigné. Pourquoi sa volonté, qui met en fuite les armées, ne peut-elle faire reculer la nuit elle-même ! Non, faute d’un peu de jour, Egbert ne rendra pas son épée au repos. Il ordonne d’aller sur les rochers attacher la flamme aux sapins et aux broussailles. Il a dit, et déjà la fumée monte dans les airs en colonne ondoyante. Les arbres pétillent, s’embrasent ; Egbert peut maintenant se passer du soleil. L’incendie, comme un flambeau, va lui prêter ses immenses clartés, flambeau bien digne d’un tel carnage. Mais comme l’incendie va vite, Egbert, pour que la bataille ne soit pas plus lente, sent le besoin de la hâter, de la finir par quelque coup de génie. De soldat qu’il était, redevenu général et roi, il se recueillait dans sa pensée, lorsque Wosbrick, qui craint encore plus la pensée que le glaive d’Egbert, Wosbrick vient droit à lui pour le troubler par une soudaine attaque. XX. À cette vue, Egbert prenant à l’un de ses officiers une lourde massue, pousse un cri affreux. Northumbres, Merciens, Saxons et Danois, tous reculent à l’aspect de ces deux chefs d’armée. Ainsi au milieu des mers, par un orage effroyable, les flots, cessant de battre tout à coup les flancs d’un rocher qui frappé de la foudre fume encore, se retirent et forment à l’entour un vaste abîme. Wosbrick, accourant, lance d’un bras nerveux son énorme javelot, comme s’il eût voulu se faire précéder par la mort ; le fer du javelot s’attache au bouclier d’Egbert qui, loin de perdre temps à l’arracher, se débarrasse du bouclier, et prenant à deux mains la massue hérissée de pointes d’acier, la soulève, menace, insulte à son ennemi ; mais soudain Wosbrick, par un mouvement adroit, ayant reculé d’un pas, la massue d’Egbert, après avoir fendu l’air, frappe la terre, et le roi saxon tombe entraîné par sa propre force. Il se redresse avec une agilité inconcevable. Déjà Wosbrick se précipitait sur lui ; Egbert plus prompt le saisit dans ses bras nerveux, le terrasse, et ramassant presque sans effort un roc noir et raboteux si lourd qu’il ferait succomber deux hommes vigoureux, il en écrase le front du chef des Danois. Puis, posant sur le cadavre un pied superbe, il fait entendre par trois fois le cri de victoire. Les différens corps de l’armée le répètent ; les bois, les rochers, la vallée semblent avoir des accens pour ajouter au bruit de cette grande voix des multitudes. XXI. Une bataille n’étant aux yeux du roi saxon qu’un sacrifice offert à la divinité terrible qui allume le feu de ses autels au feu des villes embrasées, il pense que plus la victime est grande, plus la divinité devient propice. Cette grande victime est immolée, c’est Wosbrick. Plus de doute dans l’esprit du vainqueur sur le sort de la journée. En effet, le courage des Danois s’éteint avec la vie de leur chef. Ils sentent qu’ils n’ont plus même l’espoir de la fuite ; qu’ils n’auront pas la consolation, en regagnant la patrie, de pleurer sur les flots, qu’ils n’iront pas raconter au foyer domestique leurs exploits malheureux. On se bat encore ; mais non pour le succès de l’entreprise, non pour le triomphe de l’armée : chacun se bat pour son propre salut ; l’œil chercherait en vain des bataillons, c’est un amas de guerriers sur qui les chefs n’ont plus d’autorité. Loin de songer à vaincre, c’est à qui se fera jour pour abandonner plus vite la bataille. On les chasse jusqu’à la rivière où la foule s’encombre : les uns parviennent à la franchir, les autres tombent et sont écrasés par ceux qui les suivent ; le plus grand nombre à genoux demande grâce. Trente mille demeurent captifs. De leurs chariots, de leurs tentes, de leurs armes, de leurs boucliers brisés, fracassés, on en fait un trophée énorme, au milieu même de la plaine fumante de carnage. Au-dessus de cet étrange monument on plante la bannière royale sur laquelle se dessine le coursier blanc des Saxons, non en repos, mais dans toute l’ardeur d’une course précipitée ; et comme la lune éclaire la bannière, comme les vents l’agitent, le coursier blanc semble galoper vers le ciel. XXII. Peu de jours après, la plaine était rentrée dans son silence ; à peine était-il troublé par quelques loups qui, pour achever l’ouvrage des hommes, venaient dévorer les cadavres de tant de soldats oubliés, et cependant tous morts en songeant qu’ils laissaient un nom immortel. Un seul, en expirant, l’infortuné Sardick, n’avait rêvé qu’à sa fiancée. BEDKANDIR. ...Dans un lieu désert où il s’était retiré, vivant frugalement du travail de ses mains. Lettres persanes. La stupidité d’une administration oppressive a presque effacé dans quelques provinces de la Perse, pays à nature riante, jusqu’à la trace de toute culture, de toute civilisation. Gémissantes dans la misère, tristes dans l’esclavage, les populations se sont éteintes ou dispersées ; ces contrées, jadis couvertes d’habitans, jadis si verdoyantes, ont fini par n’être plus qu’un silencieux désert ; mais par-là du moins, en échappant au despotisme des hommes, elles ont reconquis leur première et sauvage liberté. Dans un de ces déserts vivait ignoré, sans famille, tout-à-fait seul, un pâtre de vingt ans, nommé Bedkandir. À la jeunesse il joignait la beauté ; quelque chose de mieux encore : cette simplicité ingénue et gracieuse, dernier bienfait que la nature accorde pour parer tout ce qu’elle a donné ; mais Bedkandir soupçonnait peu ce qu’il valait, et nul flatteur ne pouvait l’en instruire. Trois chèvres, un cheval boiteux, c’était toute sa cour. J’oubliais un gros chien, vieux compagnon de son jeune maître. Ce chien l’aimait avec tendresse. Pendant la nuit, grondeur et sévère, il était sa garde ; pendant le jour, soumis et caressant, il était son ami. La chaumière de Bedkandir, construite de pieds d’arbres, tapissée de mousse, s’élevait sur le penchant d’une colline, ou plutôt d’une prairie en forme de pyramide. Tout autour, sous un ciel plus uni que l’eau calme d’un lac, on découvrait une vaste circonférence bordée par des masses de sycomores et par des pistachiers qui ployaient sous leurs fruits. À travers le silence, on entendait le bruit d’une cascade, lancée des hauteurs d’une montagne voisine jusqu’au fond de la vallée. Là, ce n’était plus qu’un ruisseau serpentant paisible dans la plaine qu’il fertilisait. Quelques pâtres y conduisaient parfois de bien loin leurs troupeaux ; Bedkandir leur en faisait les honneurs ; sans cela Bedkandir aurait ignoré qu’il n’était pas seul sur la terre. Pour être visité par les hommes, il faut toujours avoir quelque chose à leur offrir, ne fût-ce que de l’eau. Était-il heureux ce pâtre solitaire ? qu’en sais-je ? Il mangeait, se promenait, dormait bien et travaillait peu : c’est tout ce que je puis dire. N’est-ce pas là au surplus le bonheur ? Pour le trouver, on s’agite ; je pense, au contraire, qu’il est dans le repos. En courant après, on le fuit. Bedkandir était venu trop jeune dans cette solitude pour qu’aucun souvenir eût pu le suivre. Son père l’y avait amené. Son père, homme fantasque, voulut étudier les mœurs, les lois et les coutumes de la terre ; il voyagea. Après qu’il eut rencontré partout ce mépris superbe des puissans pour le peuple, et ce mépris poignant du peuple pour les puissans ; cette incurable crédulité des nations qui prennent pour de la liberté le court passage d’un joug à un autre ; ces lourds amas d’impôts, perçus tantôt au nom d’un seul, tantôt au nom de tous ; quand il eut bien vu toutes ces misères, un rire convulsif pensa l’étouffer. Sans doute, le monde est assez plein d’infirmités, les hommes ont assez d’injustices, leur caractère assez d’importunes inégalités pour lasser la patience du plus indulgent ; sans doute, ce grand bruit de la vie sociale, ce choc des passions, ces flots émus d’orgueil qui crèvent et ne laissent que de l’écume, méritent bien qu’on s’en plaigne ou qu’on s’en moque ; mais jamais on ne prit une résolution pareille à celle du père de Bedkandir. Un matin il parut sur la place publique, distribua tous ses biens à la foule, ne garda que sa femme et son fils, et quitta la ville pour oublier dans un exil volontaire cette sotte espèce humaine qu’il ne lui était pas donné de pouvoir changer, mais qu’il aurait pu supporter comme le font tant d’autres. En apprenant sa fuite, ses amis le regardèrent les uns comme un sage, les autres comme un fou. Peut-être était-il sage et fou tout à la fois. Je le crains, car il se séparait des hommes et ne put vivre sans eux. Il mourut, s’en allant comme un voyageur pressé. Sa femme l’avait précédé de quelque jours, c’est tout simple ; elle avait moins de philosophie. Bedkandir, orphelin à douze ans, déchira sa poitrine, et meurtrit son visage. Étendu sur la terre, il laissa passer deux jours sans prendre aucune nourriture. Vers la fin du troisième, il mangea un peu en pleurant beaucoup. Le lendemain il mangea davantage et pleura moins. Comme il était seul, sa douleur n’avait pas besoin de bienséance. Cette délicatesse qui nous fait verser des larmes pendant un laps de temps marqué d’avance, est une perfection dans le sentiment, tout-à-fait inconnue au désert. Un vieux pâtre, touché de l’isolement de Bedkandir, venait souvent l’aider à cultiver son jardin, dont il emportait, bien entendu, les plus beaux fruits. Ainsi s’écoulaient les paisibles années de Bedkandir, véritable ermite, aux prières près. J’accueille avec joie le voyageur, quand il s’offre à moi tourmenté par le besoin. Homère. Assis un jour près du ruisseau, Bedkandir respirait la fraîcheur sous un platane aux larges feuilles. Son chien, couché le nez en l’air, tenait les yeux attachés sur lui. C’était précisément le jour et l’heure où, à quelques cents lieues de là Bajazet vaincu échangeait son trône d’or pour une cage de fer. Bedkandir, sans songer à rien, s’amusait à jeter des cailloux dans l’eau. Tout à coup se présente à sa vue un homme se traînant avec effort. Il sortait du bois. Jamais notre solitaire n’en avait rencontré de semblable. Quelle opulence dans ses vêtements ! Les pierreries dont ils étaient ornés semblaient ne recevoir les rayons du soleil que pour les renvoyer plus étincelans. L’ingénu Bedkandir allait peut-être se croire en présence du prophète et s’écrier : « Dieu bénisse Mahomet », si le chien n’eût aboyé, si la voix suppliante de l’étranger ne lui eût adressé ces mots : « Par pitié, quelque peu de nourriture, ou je meurs. » Cette prière éloigna de l’esprit de Bedkandir toute idée de divinité. Il offrit aussitôt à l’étranger ses fruits, son lait et sa chaumière ; mais combien fut grande sa surprise, lorsque l’ayant fait entrer, il lui vit boire et dévorer avec une égale avidité et les fruits et le lait ! Il ne concevait pas comment avec un si bel habit on pouvait avoir une si grosse faim. Bedkandir en resta muet. Son hôte ne parlait guère plus. Les aboiemens du chien troublaient seuls le silence ; ce chien, inhabile à distinguer le riche du pauvre, s’étonnait que pour la première fois il n’eût point sa part du repas. La faim de l’inconnu étant apaisée, il se mit à examiner le lieu où il venait de rencontrer l’hospitalité. L’ameublement lui en parut si simple, qu’il s’écria en élevant les yeux vers le ciel : « Ô Mahomet, quelle misère ! » Bedkandir, qui, ne connaissant pas la richesse, ignorait la pauvreté, prit l’exclamation de l’étranger pour un remercîment. Plein d’un zèle plus chaleureux encore, il courut chercher une natte, l’étendit, la couvrit de feuilles, puis après s’éloigna pour laisser goûter à son hôte un sommeil de paix. Vers le soir l’un dormait encore, l’autre jouait avec son chien, lorsqu’une foule d’hommes, suivis de douze chameaux pesamment chargés, se présentent inopinément à la porte de la chaumière. Au bruit confus de leurs voix, l’inconnu se réveille. Il se montre ; à son aspect, ces hommes poussent des cris de joie, tombent à ses pieds, baissent leur front dans la poussière. Bedkandir, dont les genoux ne fléchissaient jamais que devant le soleil pour le remercier d’être venu, ou devant la tempête pour la conjurer de s’en aller, Bedkandir les regarde. Sa surprise n’échappe point à l’étranger qui lui dit en souriant : « Ce sont mes esclaves, ils ont sauvé mes chameaux et mes trésors. — Tes esclaves ! — Oui ; pourquoi cette exclamation ? N’as-tu donc ici aucun homme qui t’appartienne ? — Hélas ! non ; je n’ai que mes chèvres et mon chien. » Alors l’étranger raconte qu’ayant voulu guider lui-même un convoi de caisses d’or que ses chameaux transportaient vers les lointaines provinces de l’empire, les barbares Usbecks l’avaient audacieusement attaqué, lui laissant à peine le temps d’ordonner à ses esclaves de se faire tuer pour qu’il pût fuir ; mais il n’échappait au fer que pour rencontrer la faim ; la faim n’est pas moins impitoyable. Bedkandir de moins dans le monde, il périssait. « Jeune pâtre, connais ton bonheur, ajouta-t-il ; Abenhazir te doit la vie ; Abenhazir, le plus riche parmi les riches d’Ispahan. Il t’en rend grâce. Prends cette bourse, elle renferme mille sequins. Reçois aussi ses vœux. Que le prophète rende tes jours purs comme les perles d’un collier, et qu’il te fasse monter ensuite, à travers les nuages, jusque dans les bras de ses riantes houris. » Il dit, et s’élance avec grâce dans un palanquin improvisé par ses esclaves ; ils l’ont formé de quelques branches de palmier et des schalls détachés de leurs fronts. Abenhazir, après avoir salué une dernière fois, s’éloigne. Bedkandir, immobile, l’accompagne long-temps des yeux. Depuis cette aventure, un grand changement s’est opéré dans l’humeur de Bedkandir. Il ne cesse de rêver aux esclaves, au palanquin, aux habits somptueux ; sa bourse peut lui donner tous ces biens. Le vieux pâtre, l’ayant vue dans ses mains, lui a dit qu’avec un tel trésor on achèterait bien des chèvres et bien plus d’hommes encore. Les désirs de Bedkandir en sont devenus plus vifs. Son jardin, privé de culture, se sèche et se dépouille. Le petit troupeau a perdu son guide, le chien n’est plus caressé, les jours comme les nuits s’écoulent à voir en idée ce lieu de la terre où l’homme est porté sur les épaules de ses semblables. Son ivresse est telle, qu’il ne songe pas à ceux qui portent. Sous l’empire de ces images, il se décide à quitter le champ, tombeau de son père et trésor de son indigence. Il en confie la garde au vieux pâtre, lui laisse également ses chèvres et son cheval boiteux, et, sans qu’il ait même pensé à se faire suivre par son chien, qui n’en marche pas moins derrière lui, il sort du vallon pour entrer dans la plaine qui se déroule immense devant ses pas. En entrant dans cette ville qui brille au loin comme une cité céleste. Lord Byron. La plaine franchie, il fallut traverser une chaîne de montagnes, s’égarer dans les profondeurs d’une forêt, vrai labyrinthe d’où le hasard seul peut faire sortir ; se jeter ensuite dans une barque de joncs, lutter contre le torrent, et pour gagner l’autre rive, n’avoir que le secours d’une rame fragile. À ces fatigues s’en joignent de nouvelles, à ces périls d’autres succèdent. Quelques heures, quelques pas suffisaient à Bedkandir pour toucher à toutes les extrémités de sa vallée ; mais que d’heures, que de pas depuis qu’il est parti de cette vallée chérie, sans qu’il entrevoie encore le terme désiré du voyage ! Son courage allait l’abandonner, tout espoir s’éteignait dans son âme, lorsque des bois odorans, des coteaux chargés de fleurs, des plaines où semblent rouler, émues par les vents, des vagues de verdure, lui annoncent ce que des voyageurs, en passant près de lui, se disaient entre eux : « Ispahan est là devant nous ; Ispahan redevable au grand Abbaz de son antique splendeur. » En étalant à l’approche de ses murailles une fertilité merveilleuse, la nature a voulu faire fête à cette capitale d’un peuple dont le roi se proclame le fils du soleil. Enfin elle se montre avec ses mosquées saintes, ses coupoles d’or, ses jardins embaumés et ses bazars voluptueux où flottent sur les portiques des draperies d’azur, des banderolles à mille couleurs. Ispahan déploie à des yeux accoutumés aux grandes simplicités du désert les magnificences du luxe et de la cité. Long-temps Bedkandir contemple la demeure du maître absolu de l’empire, palais gardé par deux éléphans qui sont le juste emblème du despotisme oriental, bien plus lourd qu’il n’est fort. Qu’il y a loin de son humble chaumière à ces hauts monumens, à ces terrasses en l’air qui servent d’élégantes toitures aux blanches maisons, et sur lesquelles les habitans viennent respirer la fraîcheur sous des touffes de lilas ! Ah ! sans doute les hommes créateurs de ces merveilles sont bien autrement meilleurs que les pâtres de la vallée, qui savent à peine, dans leur grossière ignorance, creuser un roc pour se loger. Bedkandir traverse ensuite les ponts hardis, il parcourt les arcades du caravansérail ; il admire les fontaines de marbre, les bains aux colonnes de jaspe, le collège des prêtres décoré de portes d’argent massif, et ces rives si vantées du Zendehroud, où, sous les sycomores, une multitude d’oiseaux à plumages variés sautillent et s’ébattent sans s’effrayer de la foule du peuple, comme s’ils savaient qu’on se garderait de leur faire le moindre mal, eux charmans oiseaux, eux citoyens aussi d’une ville qu’ils réjouissent de leurs gazouillemens. La curiosité du pâtre est insatiable. Il va, vient, court, s’arrête et marche encore. Perdu dans la foule, personne ne prend garde à lui. Peu lui importe d’abord. Bientôt il s’en afflige ; Abenhazir se présente alors à son souvenir. Cette idée le console ; il lui faut Abenhazir, il a besoin d’un être à qui il puisse parler. Pourrait-il s’en voir mal accueilli ? Abenhazir, lui ayant souhaité la protection du prophète, ne saurait lui refuser la sienne. Si l’on ne le voyait de ses yeux, pourrait-on jamais s’imaginer l’étrange disproportion que le plus ou le moins de pièces de monnaies met entre les hommes ? La Bruyère. Bedkandir se dirige vers la demeure de l’homme au palanquin. Un passant la lui avait indiquée ; le palais du riche Abenhazir était connu de tout le monde. Il en touche le seuil, mais vainement demande-t-il à le franchir. On le repousse. Bedkandir se fâche. Avec quelle vivacité il raconte et détaille les soins qu’il a prodigués au maître du palais, à ce maître superbe, rendu si humble par la faim ! Heureusement l’un des nombreux esclaves qui l’écoutent en riant le reconnaît et consent à l’introduire. Le voilà devant Abenhazir. On lui dit de se prosterner, il n’en fait rien. Sa parole animée a bientôt rappelé la chaumière, les fruits et le laitage du désert. Au lieu de répondre, Abenhazir, nonchalamment couché sur de soyeuses étoffes, daigne à peine l’accueillir d’un regard. Cependant il a fait un geste ; aussitôt vingt esclaves se saisissent de Bedkandir, l’enlèvent dans leurs bras, passent dans une salle qu’un demi-jour éclaire ; là, après l’avoir déshabillé, ils le plongent dans un bassin de marbre où se balance la nappe d’une eau limpide. Les parfums qu’elle exhale ne rassurent point Bedkandir. Criant, se débattant, faisant jaillir autour de lui des flots d’écume, il emploie tour à tour la prière et la menace, lève la main à l’exemple d’Abenhazir ; inutiles soins, le même signe ne produit pas la même obéissance ; aussi ses emportemens vont-ils jusqu’à la fureur ; mais lorsque retiré du bain, on procède à sa toilette, lorsqu’il se voit vêtu d’une fine tunique de laine, toute blanche, tout ornée de broderies et sur laquelle flotte un caftan de la même blancheur, lorsqu’une aigrette où le saphir étincelle vient briller sur son front, la vanité se charge d’apaiser sa colère. Ainsi paré, Bedkandir, libre enfin de tout effroi, est ramené près d’Abenhazir. Il le trouve entouré de seigneurs de tout âge. Le luxe de leurs habits n’est effacé que par la beauté de ceux de Bedkandir, aussi se croit-il l’égal de tout le monde. Il ne tarde cependant pas à s’apercevoir qu’Abenhazir affectueux a pour chacun des paroles obligeantes. Le seul Bedkandir est méconnu ; le pauvre pâtre n’obtient rien. Quels services ont-ils donc rendus pour recevoir tant de faveurs ! Abenhazir n’a-t-il pas dormi sur la natte de Bedkandir ? que peut-on de plus ! Au milieu de ces convives, il est plus abandonné que dans son désert où son chien, son cheval et ses chèvres étaient ses compagnons et ses amis. Dans son inquiétude, il traverse la foule en tout sens, ouvre vingt fois la bouche sans oser parler, car chacun l’évite ou détourne la tête. Enfin il rencontre un vieillard dont le maintien modeste l’enhardit ; il s’approche, hésite, dit quelques mots, se tait... ô bonheur ! la réponse arrive, la conversation s’engage ; c’en est fait, Bedkandir dans Ispahan n’est plus un étranger. Il apprend du vieillard qu’il est oncle d’Abenhazir, qu’il se nomme Zahou. « Quoi, lui dit Bedkandir, tu es de sa famille, et il ne te parle pas ? — C’est que je suis un certificat vivant et irrécusable de l’obscurité de sa naissance ; sans moi il se donnerait peut-être des aïeux, lui, fils d’un tisserand. — Je ne te comprends pas, je ne sais pas ce que c’est que des aïeux, je n’en ai jamais vu. Informe-moi seulement pourquoi tu viens chez Abenhazir. — Si je cessais d’y paraître, il m’accuserait partout d’être un mauvais parent, et on le croirait. Chose singulière ! ma présence le gêne et lui est nécessaire. Elle le gène, parce qu’elle l’humilie ; elle lui est nécessaire, parce qu’il veut avoir l’air de ne pas mépriser les siens. L’orgueil est quelquefois bien bizarre et bien tyrannique dans ses contradictions. Il serait trop doux sans cela. » Bedkandir allait demander l’explication de ces paroles tout-à-fait inintelligibles pour lui, lorsque soudain l’assemblée s’émeut à l’apparition d’un petit vilain bossu. — Oh, oh, que veut dire ceci, dit Bedkandir au vieillard, quelle est cette espèce d’homme ? — C’est Ocktaïr. — Ce nom ne m’apprend rien. Conte-moi ses bienfaits envers ton parent qui l’accueille avec une grâce qu’il te refuse. — Ses bienfaits ! il n’oblige personne. — Quoi donc, il n’a rien fait pour cette foule qui s’ouvre avec respect et lui livre passage, pour ces hommes qui semblent, à force de se baisser devant lui, vouloir se mettre au-dessous de sa petite taille ? — Rien. — Est-il né sous une voûte d’or, comme celui qu’on appelle roi et dont on m’a montré le palais ? — Il est plutôt né sous le bâton. — C’est donc l’un des prêtres que j’ai vus passer priant le prophète ? — Il n’est pas même de notre religion, son culte est proscrit ; pas même de notre patrie, il n’en a point. Citoyen parasite, il vit chez toutes les nations, jamais dans la sienne. — Le sait-on ? — Personne ne l’ignore. — Et l’on se prosterne quand il paraît. Qu’a-t-il donc de particulier ? — Ce qu’il a ? ce que tu n’as pas, jeune homme, ce que tu n’auras jamais. » La surprise du pâtre le rendait immobile. Ses yeux étaient comme attachés sur Ocktaïr. Il cherchait à découvrir ce qui dans un tel personnage attirait l’hommage des hommes. Il aurait donné sa bourse pour savoir ce qu’avait Ocktaïr et ce que lui Bedkandir n’avait pas. En vain creusait-il sa pensée ; la seule chose qui le frappât dans le bossu, c’était sa bosse ; elle était en effet très-remarquable. Il se mit à la mesurer avec des yeux complaisans, envieux peut-être. Les apprêts du repas purent seuls le distraire. Les esclaves ont étendu sur le marbre des pavés un tapis où mille ornemens capricieux se dessinent en arabesques, et tout autour de ce tapis cent coussins moelleux tracent un vaste cercle pour un nombre égal de convives. Les flacons abondent ; ils versent au son des instrumens, aux éclats de la joie, les vins dorés du Korosan ; les mets se pressent et se multiplient. Pour orner une seule table, les mers ont laissé fouiller leurs abîmes, les bois leur profondeur, et l’aile des oiseaux n’a pu les mettre à l’abri dans les vastes plaines de l’air. L’or du riche est une baguette magique qui lui soumet l’univers. Oh ! comme parmi les convives les bruyans propos circulent avec l’appétit et le redoublent ! comme Abenhazir les encourage et les anime par son regard et son sourire ! Il sait, Abenhazir, qu’un festin ne serait qu’une aumône, si la figure riante de celui qui le préside n’en faisait un don de bienveillance et d’amitié. Ce n’est pas tout : dans cette féerie il faut que tous les sens aient leur part d’ivresse ; aussi dans vingt réchauds d’argent brûlent les aromates de Karagir dont le parfum remplit la salle du festin d’un brouillard embaumé ; aussi de jeunes filles voilées mêlent leurs chants mélodieux aux accens mélancoliques du luth qui vibre sous leurs doigts ; à juger de leur figure par l’élégance de leur taille, on en devine le charme ; on devine que leur bouche est formée pour les soupirs d’amour ; tout en elles doit être en harmonie : de telles créatures ne sauraient être inachevées. Il y a du délire dans l’émotion de Bedkandir. La table même du prophète ne saurait étaler plus de prodiges ; il n’en regrette que l’égalité. Là haut sans doute point de privilèges, pas même pour les bossus. Ce qu’il admirait également, c’était la facilité avec laquelle tous les convives prenaient l’esprit et l’humeur d’Abenhazir, qui semblait ainsi parler par cent bouches différentes. Ocktaïr seul tenait une place plus haute. Si la flatterie était un vasselage envers Abenhazir, envers Ocktaïr elle devenait un culte ; l’un était le roi de la fête, l’autre en était le dieu. Quoi que celui-ci pût dire, on était toujours de son avis. S’il vantait un mets, chacun en goûtait ; dès qu’il vidait sa large coupe, on applaudissait, et l’on applaudissait souvent. Le repas où venait de régner une abondance royale étant achevé, on se lève. La nuit était venue. Est-il rien qui aille plus vite, rien qui s’écoule, s’échappe et vole plus légèrement que les heures passées dans les délices ? Bedkandir, qui n’avait point quitté Zahou, lui dit : « Bon vieillard, ma joie serait sans regret si tous ces hommes daignaient comme toi me parler. Leur indifférence me fait douter si je suis leur semblable. Près de mon chien, je serais plus à l’aise. Regarde-les : leur bouche, leurs yeux, leur cœur, que sais-je ? tout est pour le bossu. Abenhazir lui-même m’oublie. Son repas est meilleur que le mien, je l’avoue ; mais quand je le lui offris, mes paroles pleines de joie durent lui paraître, j’en suis sûr, plus douces encore que mon lait. Chez vous, nourrir quelqu’un, ce n’est donc pas l’aimer ? » Zahou l’écoutait avec intérêt. Il lui demanda s’il connaissait Amadia, la jeune sœur d’Abenhazir. D’après la réponse du pâtre, il s’offrit à l’y conduire. Ils sortirent. On ne s’en aperçut pas. Abenhazir même ne fit pas la plus légère attention au départ de Bedkandir son bienfaiteur et de Zahou son vieux parent. Il était préoccupé : on venait de lui apporter sa pipe. Elle a une physionomie qui va se peindre dans tous les cœurs. Montesquieu. Pendant le trajet, Zahou parla de la belle Amadia à notre pâtre. « Elle diffère d’Abenhazir, lui disait-il, par ses goûts et son esprit. Aussi la recherche-t-il peu. Le palais du frère s’ouvre à la sottise en crédit, au vice heureux et puissant ; celui de la sœur n’accueille que le mérite et la vertu : elle voit peu de monde. « Nos femmes sont captives dans le harem. Ainsi les mœurs l’ont voulu ; mais celles qui appartiennent à nos grandes familles s’affranchissent de cette sévérité. La mère de l’héritier présomptif de la couronne peut même paraître à la cour et s’asseoir devant le prince qu’entoure l’éclat suprême. « Nous avons aussi dans les montagnes de Kerneau et de Luristan des tribus nomades et guerrières, les Ilias, chez qui les femmes ne portent pas même de voile, quoiqu’elles vivent sous la tente au milieu d’un camp. En causant ainsi, ils arrivent chez Amadia. Zahou a nommé Bedkandir ; il raconte comment Abenhazir fut au désert secouru par le pâtre. Amadia se lève, vient à eux. « Mon frère te doit la vie, dit-elle, tu ne saurais être un étranger pour moi. Viens, place-toi à mes côtés. Mes amis, ajouta-t-elle en se tournant avec vivacité vers ceux qui formaient sa cour modeste, vous l’avez entendu, voilà le sauveur de mon frère. » C’est à qui s’empressera auprès de Bedkandir. Il se crut bossu tant on le fêtait ; mais il s’y montra peu sensible ; tout son être venait de passer sous un charme magique. Ô qu’elle est ravissante cette jeune Amadia ! Le ciel est bien doux, la présence d’Amadia a bien plus de douceur encore. Un sourire enjoué, une taille élancée, un sein à peine caché sous une gaze plus transparente que la poussière des cascades, tout lui sied, tout lui fait parure, et la soie de sa tunique et la pourpre d’un voile ondoyant sur son front d’ivoire ; elle colore ce front de son éclat, cette belle pourpre, comme ce beau rouge des rayons du soir qui se reflète sur le bord des nuages. Bedkandir sent fuir son âme ; il bégaie quelques paroles. « Ne prends pas garde à mes discours, mais à mon trouble, dit-il ; mes discours sont à peine l’ombre de mes pensées. » Absorbé par la présence d’Amadia, le jeune pâtre cependant a très-bien jugé d’un coup d’œil le cercle au milieu duquel il vient d’être admis. Les visages lui paraissaient pleins de calme et de dignité. Dans chacun de ces hommes régnait une franchise extrême ; ils étaient unis par un sentiment commun d’égalité. S’il y avait là des parens, il était impossible de les distinguer des amis. Les paroles s’échangent avec bienveillance ; l’opinion d’un seul ne fait pas celle de tout le monde. Quelquefois on l’adopte, quelquefois aussi on la repousse ; et ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’on semble ravi de n’avoir pas raison. On sait gré aux autres de ce qu’ils ont pensé plus juste que soi. Bedkandir les considère ; puis il regarde encore Amadia. Quel enchantement pour le jeune pâtre ! Ici cependant point de festin à cent convives, point de vins ruisselant dans les coupes, point d’esclaves voluptueuses ; mais aussi c’était mieux que de l’ivresse, c’était du bonheur. Le pâtre dans sa vallée n’était pas plus libre, près de son chien il n’était pas plus aimé. Il se demandait s’il n’avait pas toujours vu et ces hommes et cette femme, s’il était là pour la première fois. « Comment te trouves-tu ici ? lui dit Zahou. — Comme je serais si je passais ma vie avec toi ; tiens, vois-tu, dans tout ce monde, je ne crois voir que des Zahou. » On reprit une conversation que l’arrivée du pâtre avait interrompue. Mais alors celui-ci eut beau écouter, il ne comprit rien. Des sons lui arrivaient, mais le sens d’aucune parole n’allait à son intelligence. Il crut qu’on ne parlait plus persan ; il en devint triste. Heureusement Amadia était là devant lui ; il se mit à la regarder de nouveau. Elle prenait part aussi à cette conversation ; mais, elle, en l’écoutant, il pouvait la comprendre ; il saisissait avec vivacité ce qu’elle disait : le cœur suffit pour deviner l’esprit d’une femme. Rentré fort tard au caravansérail, le sommeil ne vint pas visiter Bedkandir au fond de son hamac. Il avait emporté l’image d’Amadia ; il ressentait déjà dans son cœur cette divine maladie qu’on nomme amour. Abenhazir aussi s’offrait à lui. Le bienfait est un lien dont le bienfaiteur seul ne se dégage pas. Quelquefois aussi sa pensée le ramenait chez Amadia. Il cherchait à s’expliquer cette prodigieuse différence qui existait entre les hommes dont elle était entourée, et cette foule qu’il avait vue et admirée chez Abenhazir : d’un côté le calme, de l’autre le tumulte ; ici, un petit nombre ; là, tout une ville. Quelle en est la cause ? « Ah ! m’y voilà, se dit-il ; comme ces hommes ont le malheur de n’être pas bossus, ils se sont éloignés du monde, et ils ont bien fait. Il est si pénible de voir tous les hommages rendus à un autre, sans pouvoir en obtenir pour soi, de se prosterner avec la foule, tandis qu’Ocktaïr, par un étrange privilège, reste debout, lui, la tête haute, et les épaules aussi, il est vrai. « Oui, oui, les hommes de chez Amadia vivent en solitaires comme moi quand j’étais au désert. Cela est si évident, que je ne comprenais même pas leur langage ; ils en ont un pour eux. Chez Abenhazir, au contraire, rien n’échappait à mon intelligence ; c’est qu’on y parle tout bonnement, comme je parle à mes chèvres. » L’ingratitude des hommes, les rigueurs de la fortune, les dédains de l’opinion, vous ont fait de cuisantes blessures ; mais que le cœur d’une femme s’ouvre pour vous, il en sortira un baume d’amour qui viendra toutes les guérir. Sonetto. Le lendemain, Bedkandir était debout avec le jour. Son chien vint à lui ; il n’y prit pas garde. Il s’habilla, trouvant un plaisir extrême à se parer des présens d’Abenhazir. Lorsqu’il fut ainsi vêtu, son chien se mit à aboyer. Bedkandir eut quelque peine à s’en faire reconnaître. Arrivé au bazar, il s’aperçut qu’on le regardait un peu plus que la veille. « Cela va bien, se disait-il tout bas, j’attire déjà sur moi l’attention des promeneurs ; bientôt, je l’espère, ils viendront me parler. Cela tient peut-être à quelque chose qui me manque. » Ainsi rêvant, il s’achemine vers le palais d’Abenhazir où tout se préparait encore pour une fête, car les fêtes étaient les jours d’Abenhazir. Si ce n’étaient les plaisirs, par quoi donc le riche tiendrait-il aux hommes ? Déjà dans la vaste salle la foule se pressait. Elle étouffe presque Bedkandir. Le courant l’emporte. Il n’arrive qu’avec effort auprès d’Abenhazir, qui, cette fois, l’accueille d’un sourire. On s’en aperçoit. Personne encore ne l’aborde ; mais personne aussi n’affecte plus de l’éviter. Il avait obtenu un regard du maître. Le petit bossu ne tarda pas à se montrer. Il fut plus entouré que jamais. Il venait pour rendre service au roi d’avancer moitié des impôts, moyennant qu’on lui en abandonnât la totalité, et le roi, par reconnaissance, l’avait élevé au poste de nedim, ce qui veut dire compagnon du prince. Le nouveau nedim parlait peu ; mais dès qu’il ouvrait la bouche, l’assemblée frémissait de plaisir, et si par hasard il s’adressait à quelqu’un, celui-ci, dans sa joie, se courbait jusqu’à toucher du nez le tapis. C’est la manière la plus spirituelle de répondre à nos supérieurs ; c’est celle du moins qu’ils comprennent le mieux. Cette journée fut pour Bedkandir un sujet inépuisable de réflexions. Il alla jusqu’à s’imaginer, tant son esprit était saisi d’une sorte de vertige, que les bossus dans Ispahan étaient des êtres privilégiés. En effet, Abenhazir, parmi ses convives, ne comptait qu’un bossu, c’était Ocktaïr, et pour lui étaient tous les hommages. Cette idée, qui passerait pour de la folie chez un autre, n’avait chez lui rien que de très-naturel. Comment pouvait-il soupçonner que la véritable bosse d’Ocktaïr était dans son coffre-fort ? Ce n’est pas la solitude qui, pour de tels enseignemens, aurait été son maître. Le monde seul donne la clef de ses mystères. Dans son ignorance, voilà Bedkandir furieux contre la nature qui ne l’avait point fait bossu. Son dépit lui fit chercher un moyen de le devenir ou du moins de le paraître. Ainsi qu’il avait endossé un habit devant lequel chacun croyait être tenu de le saluer, ne pourrait-il pas se faire une bosse postiche pour qu’on vînt lui parler ? Fier de cette invention, il se crut un génie supérieur ; et l’amour-propre, de tous les flatteurs le plus fertile en trompeuses raisons, se chargea de lui dérober le ridicule de son projet. Dès le lendemain, ayant placé sous sa robe un énorme coussin, il se rendit de la sorte le bossu le plus lourdement chargé de toute la Perse. Il alla jusqu’à se féliciter de n’avoir pas été aperçu d’abord. « Ils en ignorent mieux comment sont mes épaules, se disait-il ; je suis donc libre de les grossir à ma fantaisie. Leur indifférence me sert ; ils m’ont hier refusé un regard, aujourd’hui je ne les tiendrais pas quittes avec du respect, il me faut de l’admiration. » Pour la trouver, pour en jouir, il se rend au palais d’Abenhazir. Il entre. À son aspect on se regarde, on parle, on murmure, le trouble va croissant. « Bon, bon, se dit Bedkandir, ma bosse produit son effet, le talisman opère. » Par une fatalité bien malheureuse, Zahou n’était pas là pour le protéger, pour lui faire comprendre son extravagance ; aussi, d’un air hardi, va-t-il se poser à côté même d’Ocktaïr. Abenhazir frémit ; trois fois il a frappé dans ses mains. Il se lève. « Je savais bien, dit Bedkandir, qu’il viendrait à moi. » Les muets paraissent. Leur présence annonce une mission sinistre. En Orient, pour trouver dans l’esclave une obéissance silencieuse, la langue captive ne suffirait pas, il faut qu’elle soit coupée. Dociles à la fureur du maître les muets ont saisi Bedkandir, ils l’entraînent, le meurtrissent sous le fouet du sérail, et le jettent ensuite, la honte au front, hors du palais. Le peuple s’assemble, les gardes accourent ; on leur livre le coupable mourant d’effroi. Bedkandir passe de l’éclat du jour aux ténèbres d’un cachot. Quelque chose de velu, en se précipitant sur lui, ajoute à sa frayeur : c’était son chien qui l’avait suivi, tout bossu qu’il s’était fait. Bedkandir n’a pas la force de caresser ce pauvre chien ; il ne voit en lui qu’une victime de plus. Jamais, jamais l’ombre de sa prison ne se dissipera ; il le croit : car la crainte persuade mieux que l’espérance. Tout à coup le cachot s’ouvre ; Bedkandir respire à peine. Est-ce la mort qui entre ; Oh ! non, la voix qu’il entend est trop douce « Lève-toi, lui dit-on, on ne peut être coupable avec tant de jeunesse et de candeur. Tu n’outrageras jamais personne, pas même un Ocktaïr. Sors de cet affreux séjour, et, puisse ta liberté venant d’Amadia, en avoir pour toi plus de charmes ! » Ces mots d’Amadia et de liberté se mêlent délicieusement aux oreilles du pâtre. Il baise le voile blanc de sa bienfaitrice et la suit en silence. Après de longs détours Bedkandir a revu le soleil, et le soleil lui fait revoir Amadia, belle de joie et de plaisir. Ses yeux enivrés s’attachent sur elle. « Ne trouves-tu pas ce jour bien pur ? lui dit Amadia. — Oh ! répond le jeune pâtre éperdu, il y a quelque chose de plus pur encore dans l’univers : c’est ton âme. » Amadia baissa son voile pour cacher sa rougeur. Ses femmes et ses esclaves la rejoignirent ; elle se plaça dans un palanquin, et disparut. Bedkandir, immobile, crut perdre une seconde fois le jour et la liberté. Des cris affreux l’arrachent à sa rêverie. Le peuple accourt en tumulte. « Aux armes ! aux armes ! crie-t-on de toutes parts ; aux armes ! les Usbecks fondent sur nous. » La ville est sans défense. Au milieu de cette foule éplorée, Bedkandir aperçoit Zahou. Il vole vers le vieillard. « Où vas-tu, lui dit-il ? — Mourir pour épargner à mes yeux le désastre et la honte de notre cité. Nos visirs ont usé leurs forces contre nous ; ils n’en ont plus contre l’ennemi. Une poignée de ces brigands suffit pour mettre tout en fuite. — Mourir ! toi ? Si j’ai sauvé Abenhazir qui m’était inconnu ; si, tout ingrat qu’il s’est fait, je donnerais encore pour lui mon sang, penses-tu que je te laisse périr, toi qui m’as accueilli, toi qui m’as aimé ? Viens, marchons. Plus d’une fois j’ai vu fondre dans ma vallée des animaux à la gueule affamée ; je sais comment il faut les combattre et les tuer. — Brave jeune homme, quelle ardeur brille dans tes yeux ! — J’en ai bien plus dans mes veines. » Bedkandir a pris un cimeterre des mains d’un soldat. « Au lieu d’attendre l’ennemi, dit-il, allons à sa rencontre. » Son courage, son air, sa jeunesse font renaître la confiance. On le suit. Dans leur marche, ils aperçoivent Ocktaïr qui, courant de toute la vitesse de son coursier vers la porte par où les Usbecks n’arrivaient pas, remettait de nouveau en voyage son patriotisme cosmopolite. Bedkandir et le peuple sont bientôt en présence des Usbecks. Un terrible combat s’engage. Les Usbecks résistent d’abord, cèdent enfin, et fuient pour aller tomber plus loin. Bedkandir se met à leur poursuite. C’est peu de les vaincre, il veut les exterminer. Il les presse... Quel spectacle s’offre à sa vue ! Une femme est lâchement entraînée par quelques uns de ces barbares qui, pour piller la ville, s’étaient détachés du combat. C’est Amadia. S’élancer sur eux, les disperser, tomber aux pieds d’Amadia délivrée, la rassurer : toutes ces actions auraient besoin, pour être décrites, de l’âme qui les fit entreprendre. « Bedkandir, Bedkandir, de quels périls, de quels outrages tu viens de me sauver ! Existe-t-il dans l’univers une récompense digne de toi ? — Oui, tu peux t’acquitter par un bienfait immense. Que je ne te quitte plus, n’importe à quel titre, ton ami, ton serviteur, ton esclave. — Toi, mon esclave, lorsque je t’appartiens. Ma vie et mon cœur, tout est à toi. » Zahou dans une joie inexprimable laissait couler ses larmes. « Tu seras mon père, lui dit Bedkandir. — Ô charme de tous mes momens ! ô mon Amadia ! ton frère m’a méconnu, lui que j’arrachai à la mort, et toi, pour un service semblable, tu me rends mille fois plus que je ne t’ai donné. Ô que le cœur des femmes est plus juste et plus tendre ! Leur reconnaissance, pour s’embellir encore, devient de l’amour. » Puis, revenant tout à coup sur le souvenir d’Ocktaïr, il s’écria : « Conçoit-on cette lâcheté ! il abandonne, au moment du péril, une ville où l’on semblait l’adorer. — Il n’a jamais fait autre chose, répondit Zahou ; sa vie est un long tissu de honteuses actions. Les hommes sont vraiment inexplicables : si l’on reste pauvre pour ne pas cesser d’être vertueux ils vous estiment, sans doute, mais ils vous délaissent. Si par mille infamies on acquiert la richesse, ils vous méprisent, disent-ils ; oui, mais leur foule adulatrice viendra se jeter sous vos pas. Eh ! de bonne foi, quel est le plus méprisable, de celui qui reçoit un encens qu’à tout prendre il peut croire avoir mérité, ou de celui qui, en le prodiguant, sait fort bien qu’on ne le mérite pas ? — Tu as raison, répliqua le pâtre, mais tu ne dis pas tout : jamais un Ocktaïr n’aura comme moi l’amour d’une femme et l’estime d’un vieillard. » À tant de bonheur se mêle pourtant l’inquiétude. Bedkandir n’aperçoit pas son chien. S’est-il perdu dans la mêlée ? a-t-il péri ? Cette crainte accablante le suit jusqu’à la demeure d’Amadia ; mais quelle est sa surprise en y trouvant le chien couché sur un coussin ! Il dormait. Le pauvre animal avait deviné qu’il était là chez lui. CLOVIS. Un vase précieux enlevé dans la basilique de Reims mit le chef barbare Lot-Wig en relations d’intérêt et bientôt d’amitié avec un prélat plus habile ou plus heureux que les autres. Sous les auspices de Remigny, évêque de Reims, les événemens parurent concourir d’eux-mêmes au grand plan des prêtres de la Gaule. Thierry, Conquête des Normands. Parmi les rois francs de la première race, Clovis est l’homme politique. Idem, Lettre VI sur l’Histoire de France. La simplicité de douze pêcheurs sans secours et sans art a changé la face de l’univers. Bossuet. Des soldats se pressent en foule autour de dépouilles amoncelées devant les portes de Reims : ce sont les Francs avec leur figure sauvage, avec leur chevelure rouge. Sans casques, et la tête toute nue, sans cuirasse et le corps à peine couvert d’une toile légère, ils ont pour arme dans la main une espèce de javelot terminé par deux pointes de fer recourbées en forme de crocs ; arme terrible avec laquelle, comme le lion avec ses dents, ils déchirent leur ennemi. D’où viennent-ils ? de vaincre, non loin dans la plaine, les Alains, peuples indisciplinés, qui, après avoir franchi le Tanaïs, le Danube, le Rhin, s’étaient un moment arrêtés sur les bords du Liger ; ils ne tardèrent pas à le traverser aussi pour se mettre encore une fois en marche au pas de course, ravageant et pillant jusque sous les murs de Reims. C’est là que les Francs leur ont appris qu’ils ne devaient pas aller plus loin. En fuyant, les vaincus abandonnent l’immense butin dont le partage va servir de récompense à la victoire. Au milieu des vainqueurs sanglans et joyeux, il en est un qui domine cette fête des camps. À sa chlamyde parsemée d’abeilles, à ses cheveux tressés et retenus sur le front par trois cercles d’or pur, à sa voix forte et nourrie dans l’habitude du commandement, la taille haute, une hache à la main, le regard fier, l’attitude imposante, si jeune qu’il serait à peine un homme s’il n’était un héros, le chef des Francs, le successeur des Ricimer, des Marcomir et des Teudôme, Clovis enfin, le superbe Clovis, laisse aisément deviner en lui la majesté du rang suprême. Dans ce butin où sont pêle-mêle les joyaux et les armes, où des captifs, jetés sous le pied des chevaux, attendent un maître comme dernière espérance ; où, dans des chars traînés par des taureaux, on a entassé les coupes d’or du festin et les vêtemens tissus par les vaincus dans l’espoir du triomphe : là, parmi tant de richesses, un vase du culte des chrétiens brille des feux de l’émeraude et du saphir. Les Alains le dérobèrent dans la basilique consacrée à celui qui, faisant de sa croix un autel, en fut tout à la fois la victime et le dieu. Devant ce dieu, Clovis a vu plus d’une fois Clotilde, sa royale compagne, baisser un front sur lequel ont coulé les ondes du baptême. « Je veux ce vase ; il sera ma part », dit-il en balançant sa hache menaçante. Tandis que l’armée entière se tait, un seul, plus audacieux que l’armée, s’écrie : « Pour qu’il soit ta part, attends du moins que le sort te le donne» ; et le monarque ne daigne pas même répondre à celui qui réclame son droit fondé sur l’égalité du partage. Plus tard, un an après, allant plus loin dans la hardiesse de sa puissance, Clovis saisira le plus frivole prétexte pour fendre d’un coup de hache la tête du téméraire soldat ; mais aujourd’hui, dévorant son offense, il affecte de prendre avec tranquillité le riche ornement de l’autel des chrétiens, qu’il remet à l’un de ses gardes, en lui montrant du doigt les murs de la ville. Du haut de ces murs, Clotilde, entourée d’une cour jeune et charmante, assistait à cette pompe toute guerrière. Elle était modeste sous la pourpre des rois, comme on l’est sous la bure de l’artisan ; elle était simple avec le sceptre, comme le sont les bergères avec leur houlette : mais sa simplicité avait quelque chose de ces bergères qui, à la voix du Très-Haut, chassent devant elles les conquérans ; mais sa modestie rappelait cette vierge visitée par un ange, et recevant de lui la promesse qu’elle enfanterait un fils qui serait tout ensemble prophète et roi, pontife et Dieu. C’est dans les mains de Clotilde que ce vase précieux est déposé. Clotilde le reconnaît avec une pieuse joie ; c’est elle, c’est sa ferveur qui en avait paré l’autel de la basilique, où plus chrétienne que reine, elle a plus d’une fois prié pour un époux qu’il lui tarde de voir prier lui-même. La nuit cependant est venue. Les Francs sont rentrés sous leurs tentes. Clotilde attend son époux ; il arrive, il se montre, terrible encore sous ses armes, mais le sourire dans les yeux. « Je vais m’éloigner de toi, Clovis, dit-elle, mais pour un seul moment. Ce vase que tu n’as pas laissé profaner par la main du soldat, est trop long-temps absent des lieux où chaque jour je vais placer sous la garde de mon Dieu tout le bonheur que tu me donnes. Jamais je n’eus tant besoin d’implorer ce Dieu. Des peuples guerriers ont franchi nos frontières et traversé les fleuves ; pour me rassurer, il ne faut rien moins, Clovis, que ton courage et le ciel. » Puis, comme par une illumination soudaine, Clotilde presse son époux de la suivre : « Tu veilleras sur ma prière ; tu joindras ton âme à ma voix ; Clovis, le vrai Dieu accueille tous ceux que lui amènent les dangers ou le malheur. » Elle achève à peine, et déjà tous deux sont sortis du palais. Tout est simple, tout est facile quand on marche dans les décrets de l’Éternel. Les remparts tombent, le jour s’arrête, la bouche des faibles est éloquente, la main du berger atteint le front des géans, et voilà tout à l’heure qu’un farouche Sicambre est conduit aux pieds du Christ par une femme, être timide et tremblant. Arrivés à un cloître construit non loin de la basilique, les époux sont reçus par un religieux qu’on eût dit placé là pour les attendre. La vue de ce religieux porte dans l’âme du monarque un sentiment qui lui était encore inconnu : le respect. Cette pâleur, cette sévérité de visage, l’horreur de ce cilice qui couvre le corps, de cette ceinture de fer qui serre les reins ; la retraite, la solitude, tout parle, tout crie, tout est animé dans cet homme. Chez lui les passions ont été si bien vaincues, que même avant de la quitter, il n’a déjà plus rien de la terre. « Depuis long-temps, Clovis, dit le vieillard, j’espérais ta présence. Plus tu avances dans les Gaules, plus le christianisme te cerne. Prenant place à tes côtés, il se trouve jusque sur ton trône. Refuseras-tu d’être aussi sa conquête ? L’Occident te demande un Constantin. Le lieu saint qui te reçoit ne dirait-il rien à ta pensée ? Ce n’est point le hasard qui t’a pris par la main ; car les actions de ceux qui règnent ne sont pas ainsi abandonnées. Pasteurs des peuples, les rois s’en font suivre ; et Dieu, pasteur des rois, les guide à son tour, pour que peuples et rois marchent d’un pas et plus ferme et plus sûr. « — Sans donner à ma présence, en ce lieu, une cause divine, vieillard, si par ta bouche je puis connaître ton culte, j’en rendrai grâce au hasard. Comme roi, il est important que je sache si ce culte n’est pas anti-social, ainsi que ses ennemis le lui reprochent. Comme homme, mes yeux ne se refuseront pas à ses clartés, s’il porte en effet avec lui la lumière. « Dis-moi : quel est le christianisme ? En nous promenant ici tous deux, nous respecterons la prière de Clotilde. » Le monarque prononça ces paroles avec une grande douceur. Il prit par la main le religieux, et tous deux s’enfoncèrent dans le cloître, dont les arcades, en se découpant sur le ciel d’une belle nuit, semblaient former une longue suite de tableaux à cadres de pierre sur un fond d’azur semé d’étoiles. Après un moment de silence, le religieux, d’un ton inspiré, dit à Clovis : « Notre culte, devant être universel, a pour chaque homme un langage particulier. Terrible ou consolant, simple ou sublime, le christianisme arrive par mille chemins divers aux esprits incultes comme aux intelligences éclairées, à la raison des rois comme au bon sens du peuple. Ma parole sera donc sans effort à la hauteur de ton diadème. « Connais ma religion : elle convertit en se révélant. L’obscurité des oracles est la langue des dieux imposteurs ; la bouche du vrai Dieu est, au contraire, pleine de clarté ; et de même que sa main, en passant sur la terre, a déchiré le bandeau des aveugles, de même la religion qu’il nous a laissée donne aux intelligences la lumière. « Le christianisme est empreint des deux caractères qui se manifestaient dans Jésus-Christ. Ouvrage d’un Dieu législateur, il est tout à la fois un culte et une législation. Par l’un il rapproche l’homme de la divinité ; par l’autre, il unit l’homme à ses semblables. Le chrétien est formé, en naissant, pour être citoyen de cette vie et citoyen de l’éternité. « Quelle société avait vu son harmonie réglée par la présence même de celui qui règle les grandes harmonies du Ciel ? Tout sage qui jusqu’alors avait réparé l’ordre des États, condamnait lui-même son ouvrage en doutant de sa durée. N’est-ce pas Lycurgue qui fait jurer qu’on ne touchera pas à ses lois avant son retour, et qui, maître de ce serment, fuit et ne reparaît plus ? ô faiblesse ! le législateur est obligé de cacher sa mort, pour que sa législation puisse vivre. « À Rome, Numa s’enveloppe dans une pieuse imposture : c’est une nymphe qui l’inspire. Il avait deviné que la loi, pour être quelque chose, a besoin de se couvrir des respects dus à la divinité. Aussi Rome baissa la tête en voyant sortir d’un bocage ce Moïse païen. « Pour la terre arrachée au mensonge, les temps sont accomplis où le vrai Dieu est venu faire des lois et les proclamer lui-même. Ce Dieu, homme, roi, législateur et victime, est arrivé sans royaume, sans armée, sans sceptre, sans tonnerre ; il ne vient même plus cette fois avec cette apparence terrible qu’il avait sur le mont Sinaï. Là cette montagne fumait de la majesté du Seigneur ; ici, dans les campagnes de la Judée, sur les bords du Jourdain, toute sa puissance est dans sa parole. Rien de plus simple que les discours de Jésus ; les enfans le comprennent et viennent à lui. « Dès ce moment, la société chrétienne existe. Les droits du fondateur de cette législation nouvelle ne pouvant plus être pesés, comme s’il s’agissait d’un de nos semblables venant nous dicter des lois : voilà l’autorité. « Nul ne se croyant plus sage que la sagesse suprême, ne tentera de renverser l’ouvrage établi : voilà la durée. « Se soumettre à un autre, c’est s’abaisser ; en cédant à Dieu, on s’élève : voilà l’obéissance, mais grande et noble. « Ce qui était vrai pour les uns ne l’était pas pour les autres ; désormais la vérité étant la même pour tous, puisque tous reconnaissent celui qui l’a révélée : voilà l’universalité. « Pour faire accepter des lois, il faut une force quelconque ; et qui la possède peut en abuser pour lui ou pour ceux qui l’aident ; mais Dieu, en qui toute force réside, ne tenant rien des autres, peut à chacun faire sa part : voilà la justice. « Les Codes humains, où sont enregistrés les châtimens, sont faits pour réprimer le crime. Le Code divin est fait pour inspirer la vertu ; ceux-là vengent la société ; celui-ci lui conserve son innocence : voilà les mœurs. « Enfin, ce farouche patriotisme, nourri de la haine contre l’étranger, cède à cet amour commun et fraternel dans lequel sont embrassés tous les chrétiens de toutes les patries : voilà la guerre plus difficile ; la voilà surtout plus humaine. « Telle est l’organisation sublime de cette société nouvelle. Pour l’établir sur la terre, où sont ses armées ? les voici : elles se composent de douze disciples pauvres comme le maître. « Ils partent, ces douze disciples, porteurs du nouveau Code des nations. Forts de leur faiblesse, les voilà s’acheminant, sans se douter que le but de leur voyage est d’aller placer la croix sur la couronne des Césars ; les maîtres du monde seront soumis aussi bien que le monde. Chose admirable ! Rome, par la victoire, s’était approprié non seulement les trésors, les terres, les cités des vaincus, mais encore leurs arts, leurs lumières et jusqu’à leurs religions. Elle concentrait ainsi dans ses murs la civilisation de l’univers pour la pousser en avant avec plus de force. Le génie de la Grèce respirait dans ses marbres et dans son éloquence ; à côté de l’Égyptien Sérapis, Bacchus l’Indien avait pris place au Panthéon. Les vaisseaux enlevés à Carthage portaient pour enseigne la louve de Romulus ; le bronze mêlé d’or venait de Corinthe pour se façonner en lauriers sur le front des empereurs ; la pourpre de Tyr, parure des rois, ornait la toge des patriciens ; tout à la fois vaste citadelle dressée au milieu des nations pour les contenir, vaste musée enrichi de tous les monumens de l’intelligence humaine, vaste olympe où tous les cultes de la terre semblaient avoir envoyé une députation de leurs dieux : Rome la superbe, Rome avait tout ramassé sur un point, pour que le christianisme, comme d’un seul coup, pût conquérir tant de conquêtes. C’est là qu’il marche en foulant la poussière des idoles brisées ; c’est là que, monté au plus haut sommet de l’esprit humain, il jette de toutes parts les flots de sa lumière inattendue, et vient avec sa miraculeuse civilisation remplacer la civilisation des hommes qui s’efface et qui s’éteint, emportant avec elle sa législation oppressive et ses dieux corrupteurs. « Admirons de tels prodiges ; comptons-en les effets en parcourant la ville païenne, où le christianisme, véritable fluide céleste, pénètre dans les lois, les mœurs, les institutions, afin d’opérer la révolution sociale la plus complète qui ait jamais étonné la terre. « Il change d’abord la guerre : c’est-à-dire qu’il change Rome tout entière et d’un seul coup, car la guerre c’est Rome. « Quand ses soldats attaquaient une nation idolâtre comme eux, il fallait que celle-ci songeât à défendre les dieux, la patrie et la liberté. Rome égorge les enfans, traîne les femmes en esclavage, promène la charrue sur la poussière des villes abattues ; mais dès qu’elle devient chrétienne, dès qu’elle n’a plus à combattre que des peuples également chrétiens, tout prend une face nouvelle ; le Christ donne des entrailles à la victoire ; le peuple qui succombe conserve la vie, la liberté, les lois, et toujours les autels où vaincus et vainqueurs viennent se réunir pour prier. « La guerre chez les chrétiens n’est qu’un différent, un simple duel entre deux armées. Le fond de la société n’est ni ébranlé, ni même atteint. Chez les nations idolâtres, la guerre est l’extermination même. Les Grecs si policés considéraient tous leurs ennemis comme des barbares ; ils les dégradaient par ce nom ; ils les jetaient hors du monde social, pour avoir le droit de les détruire. Parmi nous le baptême est une sorte de civilisation universelle ; quiconque l’a reçu est homme devant un homme. « Du champ de bataille cette religion arrive au Forum, où le tribun harangue la multitude, où il lui rappelle que des patriciens ont usurpé les terres prises à l’ennemi, et dues au peuple romain comme prix de la victoire ; qu’il peut donc par la violence reconquérir son droit de partage. Triste lutte entre le peuple et les grands, où la propriété est sans cesse disputée. Le sol tremble moins sous le pas des chrétiens ; un seul mot le raffermit, mais ce mot est venu de la bouche de son législateur : « Tu ne convoiteras jamais le bien d’autrui. » « Toujours en compagnie de cette religion, arrivons sur le marché public auprès de l’esclave : « Tu m’appartiens, lui dit-elle ; cet homme qui veut t’acheter m’appartient aussi ; vous êtes tous deux chrétiens. À quel titre l’un vient-il attenter à la liberté de l’autre ? Point de servitude ! Les enfans d’un Dieu ne sauraient être les esclaves de l’homme. » « Active et vigilante, nous la voyons accourir au-devant d’un père armé contre son fils. « Que fais-tu ? s’écrie-t-elle. — Sa vie est à moi. — Sa vie est à Dieu. — L’État me la donne. — Dieu la garde ; j’abolis une loi de sang ; je te fais, par mon autorité sacrée, protecteur et non bourreau des tiens. — Qui es-tu pour me parler ainsi ? — La religion chrétienne : tombe à mes pieds ; maintenant te voilà père. » « Elle dit, et déjà nous la trouvons auprès d’une femme dégradée au milieu de ses compagnes, nombreuses épouses d’un seul homme. Chassée, puis rappelée, vendue ou prêtée, n’est-elle pas une créature sortie de la main du Seigneur ? Femme, dont la noble tête fut trop long-temps humiliée, une place plus relevée t’appartient dans la famille. Le christianisme le veut ainsi : les lois obéiront. « Tu n’iras plus également, au jour du mariage, implorer Junon, compagne incestueuse d’un Dieu adultère. La vierge chrétienne, recevant un époux aux pieds de nos autels, trouve dans le ciel une Vierge à qui peuvent s’adresser les soupirs et le trouble de sa pudeur. Le mariage se ressent de cette pureté primitive ; il demeure chaste et pieux. Combien est admirable tout ce que fait la religion pour lui imprimer l’ordre, pour perpétuer sa durée ! Chaque fois que le mariage crée une famille nouvelle, c’est presqu’un petit royaume qui se trouve fondé : il a ses lois, ses coutumes ; l’autorité s’y partage entre deux époux. L’amour, à qui il n’est plus permis de s’égarer, les unit et se plaît à descendre sur les enfans, jeune peuple d’où sortiront à leur tour les souverains d’une foule d’autres familles. « Ne frémis-tu pas en rencontrant sur la voie publique le nouveau-né qui ne trouve pas même dans la vie la pitié de sa mère ? Ne frémis-tu pas à l’aspect de ce vieillard battu de verges pour un peu d’or qu’il ne peut rendre ? N’es-tu pas saisi d’horreur à la vue de ces esclaves massacrés sur le tombeau d’un maître ? Tu détournes les yeux de ces spectacles ; c’est pour en rencontrer un plus affreux : pressés, entassés dans un temple, là sont encore des esclaves expirant sous la main des bourreaux, parce que leur nombre surcharge la cité, comme un luxe inquiétant. « Partout, dans la législation païenne, la force lève une tête insolente. Le glaive des prétoriens fait les empereurs ; un citoyen tient dans les fers des milliers de citoyens ; le riche écrase le débiteur pauvre, le mari chasse sa femme, le père tue ses fils ; il fut même une république où la jeunesse égorgeait, comme devenue inutile, la vieillesse languissante. En proclamant la justice, le Christ, d’un mot, a tout affranchi. « Veux-tu suivre maintenant la marche du christianisme dans l’univers ? Victorieux, parce qu’il pose, partout où il arrive, les bases d’une société complète ; éternel, parce qu’il sera impossible de lui substituer quelque chose de meilleur, nous l’avons vu en Italie ; nous le retrouvons, tant il est rapide, en Grèce, où Paul convertit Corinthe ; en Afrique, où Tertullien se mesure avec les faux dieux et les écrase ; aux murs de Bysance, où il est allé chercher l’empire romain qui s’y était réfugié, croyant rajeunir en se donnant une ville nouvelle ; en Judée, où le Calvaire est devenu le Capitole du monde régénéré. Il vient de naître, il est partout. Les Barbares eux-mêmes se laissent apprivoiser par la doctrine modeste de Jésus. Puis il pénètre dans les Gaules ; puis toi-même, Clovis, et tes Francs, semblez n’être venus que pour vous incliner devant lui. Ce grand événement est commencé. Tu ne peux ignorer que déjà dans ton armée le Christ a répandu sa lumière. — Ta confiance appelle la mienne, interrompit vivement Clovis ; le christianisme avait été dénoncé à ma vengeance : on vint me dire qu’il éteignait toute ardeur guerrière. Le chrétien, m’assurait-on, n’a plus ni patrie, ni courage. Privé du combat que son culte interdit, au lieu de lauriers, on le couvre de cendres. Ma colère allait réveiller les supplices ; mais un jour, dans la chaleur d’une bataille indécise, il fallait un dernier effort ; quelques unes de mes légions en abusèrent. Pour marcher, elles m’imposèrent des conditions : d’avance elles me firent payer la victoire. Je triomphai. En revenant du carnage, j’aperçus une cohorte toute mutilée : « Soldats ! m’écriai-je, que voulez-vous pour tant d’exploits ? — Rien, me répondirent-ils ; notre récompense n’est pas de ce monde. Dieu nous a dit de te défendre, toi, le roi ; toi, le fils et le représentant de la patrie. Notre sang t’appartient : Dieu nous en tiendra compte... » C’étaient des chrétiens. Maintenant continue ; un tel exemple m’avait disposé à t’entendre. — Tu as donc pu le voir par toi-même, le christianisme pénètre aussi bien au fond des âmes que dans les lois et dans les institutions : comme la vie, il circule dans toutes les veines du corps social. « Compagnon de l’homme, il marche avec lui ; à la naissance, il nous reçoit ; à la mort, il nous assiste ; au combat, il bénit nos drapeaux ; dans nos misères, il a des palais pour le pauvre et pour le malade. Il m’est facile de dire tout ce que fera le christianisme, car je sais tout ce qu’il est. On le trouvera partout : on le verra, au milieu des glaces voisines du ciel, portant l’hospitalité dans des lieux qui ne sont pas même habités par des hommes ; on le verra, au pied de l’échafaud, recevant dans ses bras le criminel que la loi pousse à la mort. C’est ainsi que, ne bornant pas sa sollicitude à veiller sur l’ensemble de la société, il va chercher et prendre chacun de ses membres pour l’envelopper. « Il t’enveloppera, toi aussi. Clovis, je t’ai appris quel législateur est descendu du ciel pour nous en apporter la sagesse ; je t’ai montré la concorde née du précepte qu’il faut aimer les autres comme nous-mêmes, la paix des familles assurée par la bonne foi des mariages, les nations réconciliées, l’esclavage aboli, la propriété tellement protégée qu’on a interdit jusqu’au désir du bien étranger. Enfin, sans te remettre sous les yeux tous les détails de cet immense tableau, sache que, pour consacrer cette législation, ouvrage d’une puissance toute divine, un grand sacrifice fut nécessaire ; et, comme il n’y avait pas d’holocauste assez grand pour le consommer, Jésus-Christ se donna lui-même : l’autel fut à Jérusalem, mais le sang de la victime baigna l’univers. « Maintenant c’est à toi de juger : tel est le plan vaste et magnifique de cette société qu’on pourrait appeler une république céleste. Sans art, sans éloquence, j’ai laissé ses beautés immortelles te frapper de leur seule autorité : je n’ai fait que soulever le voile. Ainsi, dans le temple, à Jérusalem, la main d’un lévite inconnu, enfant ou vieillard, suffisait pour ouvrir le sanctuaire, et montrer l’arche sainte placée sous la garde des chérubins. » Il se tait. Si plusieurs religieux n’étaient entrés dans le cloître, Clovis serait demeuré long-temps absorbé dans ses pensées. « Mes compagnons de solitude viennent me chercher, reprend le vieillard ; nous allons prier ensemble pour les chrétiens que le sommeil délasse. Ainsi la terre n’est jamais sans commerce avec son Dieu : si quelqu’un souffre, nous demandons la fin de ses misères ; si quelque autre oublie le Créateur, nos cantiques suppléent à l’oubli de la créature. Tandis que, dans un culte grossier, c’était la flamme des réchauds qu’on ne laissait point éteindre, chez nous, dont le culte est fait pour l’âme et pour l’intelligence, c’est le feu des prières qu’on ne laisse jamais mourir. » Le monarque se joint au pieux cortège ; il entre dans l’église. Au milieu de l’obscurité profonde, les lampes de l’autel forment autour de la croix de Clotilde une sorte d’auréole. Rangés en cercle, des religieux de tout âge entonnent les louanges du Très-Haut. L’un d’eux accomplit les saints mystères. Pour la première fois, Clovis en est le témoin. Immobile, étonné, plein de respect, appuyé contre un pilier en face de l’autel, le fier Sicambre répète par un mouvement involontaire de ses lèvres des prières qu’il ne comprend pas encore. Combien ce sacrifice lui semble pur ! Dans les cérémonies du culte des druides, dans celles des païens, on ne sait prier qu’avec la hache ou le couteau. Mais ici, chez les chrétiens, point d’animaux égorgés ; ici la main du sacrificateur ne s’égare jamais dans des entrailles fumantes. Gloire au Messie, il a tout lavé, jusqu’aux parvis des temples. C’est de la sorte que cette nuit s’achève. Clovis en s’éloignant reconduit sa compagne chrétienne qui jamais ne lui sembla si belle. Rentré au palais tout ému, tout préoccupé, le monarque mande Hagdebert, son ami, son guide ; Hagdebert, de tous les mortels le plus renommé par sa sagesse. Clovis aurait plutôt quitté son épée dans un combat, qu’il ne se serait séparé de ce vieillard dans les conseils. Ils réunissent à eux deux ce qu’un homme à lui seul ne saurait posséder que difficilement : une âme de feu, un esprit froid. « Hagdebert, dit Clovis en le voyant paraître, je viens d’avoir un entretien secret avec l’un des prélats de la Gaule. — Quel en était l’objet ? — Son culte. Mais, je dois l’avouer, il a moins cherché à faire de moi un disciple de son dieu, qu’un législateur de sa nation. — Cela devait être. La religion, pour un homme isolé, n’est qu’une affaire entre lui et le ciel ; mais quand cet homme est chef d’empire, la religion alors est une affaire entre son peuple et lui. — Que faut-il faire ? — Se rendre. — Tu m’en diras la raison. — Sans hésiter. Je vais te montrer le côté politique de cette grande question dont le prélat t’a fait voir le côté social. Depuis long-temps je la médite, je serai bref ; la parole du soldat est comme son glaive : elle doit frapper vite et fort. « Quel a été le but de notre expédition dans les Gaules ? non sans doute de les traverser d’un pas plus ou moins rapide, de piller, de ravager, de donner de l’or et des femmes à nos soldats, de prendre de la gloire pour nous, puis de revenir comme des voyageurs dans nos huttes, au-delà du Rhin, près de nos marais fangeux. Nous avons conçu de plus vastes desseins : nous cherchons un ciel pur, une terre féconde ; nous voulons, en un mot, une nouvelle patrie. « Quelles sont nos ressources ? « Un chef vaillant, toi, que nous avons choisi, toi qui as dépassé toutes nos espérances ; à ta suite marche une armée peu nombreuse, mais bien aguerrie, et surtout animée d’un sentiment que j’appellerai fraternel. Chefs et soldats, tous ont ensemble répandu leur sang. C’est presque l’avoir reçu de la même mère que de le faire couler sur le même champ de bataille. Nous avons vaincu, nous vaincrons encore ; mais toujours se battre, ce n’est pas posséder : la paix seule assure la conquête. « Quels sont les obstacles ? « Ils sont immenses : il nous faut lutter non contre un roi, non contre ses légions, mais contre un peuple. C’est donc une lutte épouvantable et qui doit finir par nous écraser ; car les plus fortes armées périssent, tandis que les peuples ne meurent pas. Lors même qu’on ne parviendrait pas à nous exterminer, il suffirait de la haine nationale pour nous consumer. La haine nationale est un feu qui dévore. « Les Gaulois n’ont que trop sujet de nous haïr, et voilà pourquoi tout un peuple est contre nous. Ils savent ce qui nous attire chez eux : nous venons pour les dépouiller d’une portion de leur territoire, et, ce qui est peut-être plus cruel encore, nous leur apportons le despotisme, car jamais de l’injustice ne naquit la liberté. « Nous n’avons pas même le triste avantage d’être appelés par un parti qui, se fortifiant de nos secours, nous prêterait ses ressources en échange ; de plus, nous n’aurions devant nous qu’un peuple divisé, par conséquent affaibli. « Pour accroître les difficultés de notre entreprise, il se trouve encore que ce que nous voulons faire est déjà fait. Nous venons conquérir un pays conquis. Les Romains nous ont précédés ; leur rôle est donc meilleur et plus facile que le nôtre ; ils nous appelleront les barbares, et se serviront des Gaulois eux-mêmes pour nous combattre et nous chasser. Entre deux oppressions, le peuple choisit toujours celle à laquelle il est déjà façonné, tant qu’elle n’est pas trop impitoyable. « Ajoutons que les Romains, pour s’asseoir dans ce pays, ont fait alliance avec les familles riches et de vieille race, politique dont ils se servent partout où ils veulent enraciner leur domination. Ces familles puissantes ont très-bien compris qu’il valait mieux partager avec eux que de s’exposer à tout perdre en leur résistant : elles ont senti surtout que l’étranger est encore plus accommodant que le peuple auquel on a recours et auquel on donne des armes : car le peuple, une fois qu’il est armé, une fois qu’il est vainqueur, ce qu’il demande, c’est la liberté. « Tout cela, je l’avais calculé ; je n’en ai pas moins secondé ton entreprise, parce que je comptais sur ta fortune. Nous pouvions saisir quelque circonstance favorable. « Cette circonstance se présente-t-elle ? oui. « Malgré leur prudente habileté, les Romains ont commis une faute : ils ont étouffé le culte des druides, qui était celui de la Gaule, sans pouvoir lui substituer le culte païen qui est le leur. Ceci a deux causes : d’abord les Romains corrompus ne croient plus guère à leurs autels ; ensuite les peuples ne sont nullement tentés d’encenser les dieux de leurs vainqueurs. Le christianisme en a profité : il s’est fait la religion des vaincus. « Mettons-nous donc avec le christianisme. Par-là nous nous donnons pour auxiliaire contre nos ennemis le peuple même au milieu duquel nous voulons prendre place. À ses yeux nous ne sommes plus des envahisseurs, nous devenons des frères. C’est une grande et puissante alliance qu’une religion ! En mourant pour toi, Clovis, on croira mourir pour Dieu. « Ce n’est pas tout : ce Dieu est celui des pauvres, il est né dans une étable ; il s’adresse donc à la foule. Le Dieu des malheureux le sera bientôt de toute la terre. Il proclame aussi, dit-on, l’égalité ; par conséquent il détruit tous les privilèges et toutes les supériorités de convention. Voilà donc une religion opposée à tout ce que tu veux combattre. Elle chassera les Romains, tu succéderas à leur puissance ; elle anéantira l’aristocratie ; avec le temps, qui refait toujours les vieilles choses, tes chefs militaires la remplaceront ; par elle, en un mot, tu entres dans la nation gauloise. Dès lors, loin de maudire tes victoires, on les bénira ; loin d’appeler pour toi des désastres, on facilitera tes succès. Crois-moi, on est bien fort lorsque la terre même sur laquelle on combat semble vous crier : Courage ! » Pendant qu’il parlait encore, Clovis prenait déjà sa résolution. Jamais Hagdebert n’avait produit sur son esprit une impression si profonde ; jamais aussi le vieillard n’avait été l’instrument des desseins d’un Dieu qui, lorsqu’il veut les accomplir, fait tout mouvoir dans le cercle de sa volonté. L’instant va venir où, après avoir préparé les voies, il parlera lui-même. Dieu se découvre à ceux qui le cherchent. Pascal. Vastes contrées de la Gaule que déchirent tant de peuples divers ! à la voix maternelle de la religion chrétienne, tous ces peuples vont se réunir dans votre sein, pour ne plus former qu’une seule nation, la plus grande des nations. Quand le christianisme paraît, trône et patrie, pouvoir et liberté, tout se combine : tant il est un vrai ciment pour l’édifice social ! Une fois entrés dans cet édifice, les Francs et Clovis ne seront plus les conquérans, mais les citoyens de la Gaule. Elle leur donne sa religion, c’est leur nom qu’ils lui donnent : désormais ce sera la France, non conquise, mais délivrée. Ainsi les préceptes de Jésus-Christ vont semant la liberté dans le monde. L’Orient la reçut des apôtres, l’Occident la reçoit de leurs successeurs. Avec elle, des villes sortiront du désert ; les peuples se mettront en communication et en travail ; les forêts, arrachées au druide, donneront des épis ; les institutions, les lois, les mœurs s’adouciront pour se mettre en harmonie avec l’homme devenu chrétien ; de pieux cénobites défricheront les terres, cultiveront les sciences ; et de toutes parts on verra leurs mains occupées à bâtir cette civilisation nouvelle. Mais il est temps qu’une si grande révolution commence. Clovis s’est élancé sur un champ de bataille, car c’est là qu’il règne. Mais, ô désastre ! tout ploie, tout s’ébranle : les Francs, vaincus, dispersés, connaissent enfin la terreur. Un cri change tout : « Dieu de Clotilde, couvre-moi de ton bouclier ; vainqueur aujourd’hui, demain je suis chrétien. » L’Éternel répond à ce cri. Aux yeux du monarque, ce n’est plus sur un autel que brille la croix, mais c’est en lames de feu, dans les nues entr’ouvertes. Clovis est entré dans la route où se signalèrent les Josué, les Saül et les David : le Dieu fort l’échauffe de sa puissance. L’armée aussitôt ralliée se retourne, l’œil en feu ; d’un pas ferme et facile elle marche à la victoire la plus éclatante. Temple du Christ, élevé dans les murs de Reims, ouvrez vos portes à ces guerriers qui, sous le poids des trophées, demandent une autre gloire ; prêtres et lévites, conduits par Clotilde vêtue de blanc et la tête parée de fleurs, apportez la palme qui brillait aux mains des Machabées ; les Francs, en sortant du carnage, viennent à la fontaine où, pour laver toutes les souillures, il ne faut qu’une goutte d’eau et le nom du Seigneur. Entonnez les saints cantiques ; que les peuples accourent, qu’ils saluent le monarque de leurs longues acclamations. La joie d’un royaume est une sorte d’élection populaire, qui, si elle ne donne pas la royauté, la confirme du moins. Le voilà qui s’avance, le premier roi chrétien ! « Sicambre, s’écrie un nouveau Samuel, brûle ce que tu as adoré, et adore ce que tu as brûlé. » À cette voix, Clovis s’étonne, il regarde ; il reconnaît dans Remy, dans le saint évêque dont il va recevoir l’huile du ciel, le même vieillard qui, sous les voûtes d’un cloître, lui entr’ouvrit les grandeurs du christianisme. TALMA. Talma appartient à l’histoire des arts ; c’est sous ce point de vue que l’a envisagé Mme de Staël, en lui consacrant un chapitre dans son beau livre sur l’Allemagne. C’est donc ici de l’histoire, et de plus je la donne sans le moindre alliage, telle que me l’ont fournie des notes recueillies dans les premiers jours même où ma jeune admiration me conduisit vers cette grande renommée. Infidèle pour un moment au titre de mon ouvrage, j’écarte, cette fois, le roman. Il est inutile d’ajouter que je n’ai pas prétendu, dans ce travail, rapporter jusqu’aux moindres mots dont Talma se servait dans l’abandon d’un entretien plein de charmes ; c’eût été impossible. On rend compte d’une causerie, mais on ne la reproduit pas ; ce ne peut jamais être qu’une traduction plus ou moins rapprochée du texte. On pourra conclure qu’il valait mieux écouter Talma que de me lire. Rien n’est plus juste ; rien n’est plus vrai. Quel a donc été mon but ? de ne pas laisser perdre ces restes de l’intelligence d’un grand artiste, quelque décolorés qu’ils soient en sortant de mes mains. Talma peut être cité comme un modèle de hardiesse et de mesure, de naturel et de dignité. Mme de Staël. J’arrivai le matin de bonne heure à Brunoy. De l’extrémité d’une allée de tilleuls, je vis s’avancer Talma en sabots, vêtu d’un pantalon blanc, d’une veste rayée, la tête couverte d’un immense chapeau de paille. Cet habillement, si peu semblable à celui des héros de la Grèce et de Rome, m’étonna ; il s’en aperçut : il lisait merveilleusement sur les figures. Il en avait fait une si grande étude, que chacun, on peut le dire sans exagération, lui apportait en l’abordant une des pages de ce livre curieux appelé la physionomie humaine. Je n’avais pas encore parlé et il me répondit : « Vous ne voyez ici ni Oreste ni Cinna ; je suis un colon, un planteur d’Amérique. N’ayez donc aucune surprise, j’ai le costume de mon rôle. — Il vous sied à ravir ; il en est de certains hommes comme de certaines pensées : plus elles sont grandes, plus elles ressortent par la simplicité. C’est mon compatriote Vauvenargues qui l’a dit, et vous trouverez naturel que je me serve de l’esprit des gens de mon pays. » Il y eut à ce moment sur ses lèvres et dans ses yeux un sourire modeste et reconnaissant dont je ne saurais donner une idée. Ce sourire était expressif dans son genre comme un regard terrible d’Hamlet. Le colon avait beau faire, c’était toujours Talma. Comme nous marchions, il s’écria tout à coup : « Prenez garde, je vous prie. — Quoi donc ? — Vous écrasez ma haie d’aubépine. — Eh ! mon Dieu, où est-elle ? — Sous vos pieds. » Je baissai la tête. J’aperçus en effet de petites tiges qui s’efforçaient de poindre à travers la terre. Il continua : « Dans quelques années, une haie bordera de chaque côté cette allée, et mes tilleuls auront l’air d’être plantés dans deux longues caisses de verdure et de fleurs. Il faut vous résigner à voir mon domaine avec les yeux de l’avenir. Tout ici est mon ouvrage, et tout date d’un jour. En vérité, il n’est pas jusqu’à ma petite rivière d’Hyères qui, soumise à des contours tracés de ma main, ne serpente comme si elle était l’œuvre de mon caprice. J’ai acheté cette propriété presque toute délabrée : c’était m’imposer l’obligation d’être tout à la fois mon architecte et mon jardinier ; professions délicieuses, seulement elles me coûtent un peu cher. Aussi appelle-t-on mes dépenses des folies ; mais pourquoi ne pas envisager ces folies ou plutôt ces distractions sous leur véritable aspect ? Je leur dois de me reposer par momens des fatigues de mon art ; je dirai même que mon art me les inspire en partie. N’est-il pas naturel de me voir apporter dans la vie privée un peu de ce goût dont le public me sait gré au théâtre ? On l’a dit mille fois : les arts forment une seule famille. L’acteur est peintre et poëte, comme le peintre et le poëte sont acteurs. Doutez-vous que Le Nôtre ne soit un grand poëte ? Ne reconnaissez-vous pas dans David faisant agir et penser ses personnages sur la toile, un talent dramatique du premier ordre ? Après tout, si mes prodigalités sont des folies, vous conviendrez que je les raisonne assez bien. L’empereur, au fait de mes goûts, me disait avec son ton de raillerie piquante qu’il me nommerait volontiers intendant de ses bâtimens, sans la crainte de m’enlever au théâtre. Je lui répondis : « Sire, pendant que vous feriez sur les champs de bataille de l’histoire à la manière de Quinte-Curce, moi je vous ferais dans vos jardins des contes à la manière des Mille et Une Nuits. » « Mais ne voilà-t-il pas un plaidoyer dans toutes les règles ? J’ai peut-être un peu d’humeur contre ces bruits de prodigalité où la vérité est enflée par la malveillance. On me signale comme accablé de dettes, on me peint comme un dissipateur. Bientôt, à les en croire, Frédéric viendra me dire comme Dugazon : Le peu que je possède... Cette exagération est de l’injustice. — Eh ! mon Dieu, laissez courir ces bruits ; ne pouvant pas s’en prendre à votre talent, l’envie s’attaque à vos goûts de bâtimens et de plantations. » À ces mots il s’arrêta, et prenant un ton moins sérieux, il me dit : « Mais j’y songe et cela m’effraie, Brunoy a presque toujours appartenu à des fous, ou du moins à des personnages bizarres, extraordinaires. Un certain marquis de Brunoy ne s’avisa-t-il pas, sans être en rien un Charles-Quint, de se faire enterrer tout vivant pour jouir du spectacle de son cortège funèbre ! L’un de ses successeurs, moins plaisant, avait pris, dit-on, une part active dans la conspiration contre Gustave, drame sanglant, qui pour théâtre eut un bal, et pour acteurs des masques. Maintenant, c’est à mon tour, moi, conspirateur tout barbouillé de rouge sur les joues, et qui me fais enterrer trois ou quatre fois par semaine, après avoir été tué ou m’être tué moi-même par le poison ou le poignard. — Vous l’avouerai-je ? lui dis-je, si votre costume de colon m’a un peu surpris en arrivant, votre gaîté, dont je ne me faisais pas la moindre idée, me surprend davantage. Est-ce bien là Talma ? — Tout-à-fait lui. J’ai le caractère gai, et même un peu enfant. Expliquez cette bizarrerie. Dominique, car je n’ose nommer Molière, Dominique, si plaisant sur la scène, était triste et mélancolique chez lui ; moi, accoutumé aux grandes larmes de la tragédie, j’aime à rire dans le calme de la vie privée : je ris d’un rien. — C’est peut-être que la nature ne se délasse d’un extrême qu’en se jetant dans l’extrême contraire ; mais à votre tour rendez-moi compte de ceci : votre caractère est un peu enfant, dites-vous, et c’est ce qui arrive à presque tous les hommes de génie. La cause où en est-elle ? — Voilà notre conversation prête à s’élever jusqu’à la plus haute philosophie. Je ne vous y suivrai pas ; d’ailleurs, en m’assimilant à ces êtres supérieurs que j’admire trop pour croire que je les égale, vous m’avez ôté la possibilité de vous répondre. Cela les regarde. — N’allons pas faire de ceci une querelle de modestie qui nous écarterait de ma question ; je tiens à connaître votre opinion sur ce sujet, car pour peindre l’homme avec toutes ses passions, vous avez dû faire de l’homme un scrupuleux et profond examen. — Eh bien, selon moi, les hommes de génie sont toujours un peu enfans, parce que le génie vient de l’âme, et que l’âme ne vieillit jamais. Je me rappelle à ce propos qu’un jeune Italien, attaché au roi de Naples, me disait que dans toutes ces têtes d’anges qu’affectionnait le pinceau de Raphaël, il croyait voir notre âme tenant au ciel par leurs petites ailes, et à la terre par une figure d’enfant. » Le lendemain, il était déjà un peu tard lorsque j’allai joindre Talma au bois où je le trouvai couché par terre, arrosant avec une carafe de cristal un chêne de huit à dix pouces de haut. « Venez, me dit-il, venez admirer mon chêne. Comme il est plein de sève et de vie ! — Avant que, pareil à celui de La Fontaine, il ait la tête voisine du ciel et que ses pieds touchent à l’empire des morts, savez-vous qu’il a du chemin à faire ? — Vous ne comprenez donc pas le plaisir de planter, de voir croître, se développer un arbre en quelque sorte animé par notre souffle ? C’est par-là nous associer à la nature, c’est participer aux grands mystères de la création. Il y a dans ce plaisir, je vous l’assure, de la paternité. La poésie, toujours vraie même dans ses plus grandes images, la poésie a eu raison d’appeler Dieu le père de l’univers. — On dirait, à vous entendre, que vous aimez l’état de planteur comme votre art. — Pas tout-à-fait, car j’ai pour mon art de la passion. Du reste, j’aime tout ce que je fais, parce que je ne fais que ce que j’aime. Il est certain rôle dont je suis, à la lettre, amoureux. — Si j’osais, je vous demanderais à ce sujet quelques confidences. — Vous avez mis hier dans notre entretien une grande réserve : j’apprécie cette délicatesse ; mais croyez que je ne me borne pas à exercer ce bel art, j’en fais volontiers l’objet habituel de mes conversations. Son ascendant agit sur moi quelquefois même à mon insu. Au théâtre, je le mets en action ; hors du théâtre, il occupe ma parole, et, quand je me tais, c’est pour le méditer. Mettez-vous là près de moi. Écoutez : les esprits même éclairés s’imaginent que dans mes études je me pose devant une glace, comme un modèle devant un peintre dans l’atelier. Selon eux, je gesticule, j’ébranle de mes cris le plafond de ma chambre. Le soir sur la scène je fais entendre des accens appris le matin, des inflexions préparées, des sanglots dont je sais le nombre. J’imite Crescentini qui dans Roméo montre un désespoir noté d’avance dans une partition cent fois chantée chez lui avec accompagnement de piano. C’est une erreur : la réflexion est une des plus grandes parties de mon travail ; ainsi que le poëte, je marche, je rêve, ou bien je m’assieds au bord de ma petite rivière ; comme le poëte, je me gratte le front ; c’est le seul geste que je me permette, et encore vous voyez qu’il n’est pas des plus nobles. « En général, quand je compose un rôle, soit dans une tragédie nouvelle, soit dans quelque pièce de l’ancien répertoire où je ne me suis pas encore essayé, je cherche à me pénétrer du caractère donné par l’histoire, non seulement au personnage que je vais représenter, mais à tous ceux qui autour de moi doivent en se mêlant à mon jeu concourir à l’action. Je m’occupe peu des dates ; toute mon attention se porte sur l’époque. La chronologie m’est inutile, mais personne mieux que moi n’a devant les yeux Manlius, Néron, Brutus, avec leur maintien, leur costume, l’expression de leurs figures. Je les vois agir et marcher ; je marche et j’agis avec eux. Au lieu de lire Tite-Live, Suétone et Tacite pour appeler avec eux Rome dans mon cabinet, je me transporte plein de leur lecture dans Rome même ; je deviens romain, je vis là comme dans ma ville natale. Je m’aide aussi de la fréquentation des statues du Musée ; j’étudie l’attitude de leur corps, jusqu’aux plis de leur toge, pour que les mêmes plis puissent se dessiner sur mes épaules, pour que la grâce de leur manteau de marbre puisse se reproduire dans mon manteau de laine ou de pourpre. Après une représentation de Manlius, j’ai reçu de David un éloge qui m’a singulièrement flatté : « À ton entrée sur la scène, me dit-il, j’ai cru voir marcher une statue antique. » « Lorsque cette étude première est achevée dans ma pensée, lorsqu’elle m’a donné la physionomie, le caractère et jusqu’au costume du personnage, je me transporte en lui tout entier ; je me nourris de ses passions, je m’accoutume à sentir comme il sentirait s’il était vivant ; puis le soir, en présence du public, je laisse mon âme se développer, s’allumer, éclater dans cette grande figure que j’ai créée. Ce qu’on appelle mon talent n’est peut-être qu’une extrême facilité de m’exalter dans des sentimens qui ne sont pas les miens, mais que je m’approprie par l’imagination. Pendant quelques heures, je sais vivre de la vie des autres, et, s’il ne m’est pas accordé de ressusciter les personnages historiques avec leur enveloppe terrestre, du moins je rallume leurs passions que j’oblige à venir gronder dans mes entrailles. Je suis un peu comme la pythonisse : le théâtre c’est mon trépied. « Il n’est pas besoin de vous avertir, je pense, qu’il s’agit ici d’un acteur ayant déjà vingt ans d’exercice. Il y a dans notre art une partie en quelque sorte mécanique qu’il faut apprendre par d’autres moyens, par une sorte de routine. Ce n’est qu’après s’y être soumis, ce n’est qu’au moment où l’on va franchir la barrière devant laquelle s’arrête la médiocrité, qu’on peut se livrer à ce travail de méditation. Je le pousse si loin, que j’y apporte par le secours de la mémoire les inspirations imprévues de la scène. Les inflexions de ma voix, l’expression de mes traits, le langage du geste, je recueille tout. Mon intelligence soumet alors ces nouveautés à sa révision, les épure, les fixe dans mon souvenir et les y conserve en dépôt pour les renouveler à ma volonté dans les représentations suivantes. « Et d’ordinaire, c’est le soir même, dans la coulisse, que, mettant à profit l’intervalle d’une scène à l’autre, je me livre à cette manière d’étudier. Rarement je songe à la scène qui va commencer, mais toujours à celle qui vient de finir. Ainsi je me rends compte de mon jeu presque en jouant. Si j’ai bien fait, je le grave dans ma mémoire pour toujours faire de même ; aussi, quand je rencontre un effet heureux, c’est pour moi une richesse, et je ne la perds jamais. Si, au contraire, j’ai été faible, ou faux, ou exagéré, je me censure sur-le-champ, pour ne plus retomber, autant que cela m’est possible, dans les mêmes défauts. « Je consulte souvent aussi les hommes instruits et célèbres. J’interroge le souvenir de ceux de mes camarades qui ont vu Lekain, Brisard, Grandval, Clairon et Dumesnil, ces gloires de l’ancien théâtre français. Que d’applaudissemens, que de couronnes dont le public m’a fait hommage devraient retourner au front de Lekain ! Monvel, par sa mémoire qui avait tout retenu, et par son intelligence qui avait tout compris, Monvel m’a révélé quelques uns des secrets de ce grand maître. Les vers admirables qui signalent l’arrivée de Néron et dénoncent si bien son caractère, je les dis avec les mêmes sentimens dont s’animait Lekain. J’ai cru devoir montrer seulement un peu plus de jeunesse et de colère ; mais ce n’est là que la teinte générale du morceau. L’agitation de Néron, tout ce qu’il roule de fureur dans son esprit et qui doit impressionner sa parole, son trouble, son désordre, l’impétuosité de ses désirs, tout cela est du Lekain. Lekain est le peintre, moi le graveur ; oui, le graveur, car je n’ai pas pu rendre avec mon trait d’emprunt toute la profondeur de la pensée sortie d’un tel pinceau. Par exemple, lorsque Néron dit à son entrée : N’en doutez point, Burrhus, malgré ses injustices, C’est ma mère, et je veux ignorer ses caprices. il y avait dans la manière dont Lekain prononçait ces mots : C’est ma mère, une expression de respect filial, mais en même temps d’impatience contre le joug de ce respect, qui égalait Lekain à Tacite. Comment, sans Monvel, aurais-je su cela, moi venu après la mort de ce grand acteur ? — Vous avez raison, ces souvenirs, ces sortes d’initiations sont de véritables études. Sous ce rapport, il est tel homme qui vaut mieux qu’un livre. Je ne puis vous rendre un pareil service : je ne suis qu’un curieux, et dans notre conversation j’ai tout à recevoir, et rien à donner. — Vous vous trompez : vous ne savez pas combien j’aime et combien m’est utile la jeunesse. À votre âge, l’âme est toute neuve : ni les grandes peines, ni les grandes joies ne l’ont rendue, à force de l’agiter, difficile à s’émouvoir encore. De son côté l’esprit est pur, les souvenirs du passé ne l’obstruent pas ; il apporte surtout une disposition bien essentielle pour seconder l’acteur ; il se livre à lui. La jeunesse n’a pas peur de se laisser surprendre : elle sent le plaisir, elle ne le raisonne pas ; elle est, de plus, dégagée de tout système, de toute préoccupation, de tout préjugé. Elle me prend tel que je suis, non tel qu’elle me voudrait. Elle n’a pas cette singulière vanité des gens un peu âgés qui les porte à censurer l’acteur du jour pour rehausser l’acteur du passé, car c’est comme s’ils disaient : « Lekain était notre ouvrage, aussi était-il sans défauts. Talma a été formé par la génération actuelle, aussi est-il plein d’imperfections. » Cela fut de tous temps : les vieillards qui avaient vu Baron appelaient Lekain le taureau. « Quand les élèves de l’École polytechnique, ces braves jeunes gens pleins d’ardeur et de lumières, me demandent une représentation, je ne saurais vous dire quel plaisir je leur dois. Comme leur présence m’électrise, lorsqu’à mon entrée sur la scène je vois leurs yeux brillans m’envoyer des étincelles ! Ces soirées sont dans ma vie théâtrale de belles pages. Alors je cherche des effets nouveaux, je me livre à mon inspiration, je fais faire à mon art des pas de plus ; et ne croyez pas que j’ose beaucoup devant eux parce que je les redoute moins ; non, j’ose parce que je suis certain que ce qu’ils applaudiront est juste et vrai ; que ce qu’ils désapprouveront manque de mesure, et de vérité. J’interroge leur âme comme un merveilleux diapazon; il n’y a pas d’exemple qu’un accent qui les a fait tressaillir et qu’ils m’ont fait trouver, ait laissé sans émotion un autre public devant lequel je le reproduis. Un jeune homme, c’est la nature ; un vieillard, c’est la société. « Dites-moi, dans quel rôle m’avez-vous vu pour la première fois ? — Dans Pharan de la tragédie d’Abufar. Vous vîntes à Marseille, et l’on me fit sortir du lycée tout exprès pour cette grande solennité. — Eh bien ? — Eh bien, il m’arriva quelque chose de bien singulier ; à moi, du reste, comme à tout le public. Nous cherchâmes Talma pendant tout un acte et dans un état de surprise qui n’était pas sans tristesse, nous ne le trouvâmes point. Pharan nous parut morne, inanimé, sans éclat, parlant presque avec effort ; en un mot, fatigué. — C’est-à-dire que vous cherchiez Talma, et que je vous fis voir Pharan, Pharan brûlé du vent du désert, accourant épuisé à travers les sables ; consumé par son amour au point de n’avoir plus la force de respirer. — Oui, nous sentîmes tout cela lorsque dans l’acte suivant la passion eut brisé pour se faire jour le cœur du jeune Arabe. Alors ce ne fut plus Talma, ce fut le tonnerre. Le public avait eu tort. Les trépignemens, les transports, les battemens de mains devinrent une magnifique réparation. — Le public avait eu raison. Aussi n’aurais-je pas choisi Pharan pour mon début, si je n’avais voulu ménager à ma femme l’occasion de paraître dans un rôle où elle était ravissante, celui de Salema. Pour ma part, je savais très-bien qu’en se présentant pour la première fois sur un théâtre ou ailleurs, ne fût-ce même que dans un salon, encore faut-il ne pas être obligé de jouer avec le plus de vérité possible la fatigue et l’accablement. C’est se montrer sous un mauvais jour, à moins que chacun ne sache d’avance que ce n’est point votre nature, mais un effet de votre art. Néron ou Hamlet n’ont pas ce désavantage : ces deux personnages annoncent ce qu’ils sont. Hamlet arrive poursuivi par l’ombre de son père : c’est toute la pièce, c’est tout le rôle d’Hamlet. Néron, en sortant de la coulisse, s’emporte contre Agrippine et contre Britannicus : c’est Néron tout entier, c’est le drame avec son action et son dénoûment prévus, la disgrâce d’Agrippine et l’empoisonnement de Britannicus. Voilà deux rôles sans préfaces. Pharan, au contraire, en a une ; Pharan ne se révèle qu’au moment où sa jalousie éclate contre le Persan Pharasmin. Tout ce qui précède est la préparation du caractère de cet Arabe, dont le cœur, ainsi qu’il le dit lui-même, est brûlant comme la pointe du rocher que le soleil dévore. Il y a dans chaque rôle, quand il est bien fait, deux à trois vers qui en sont la clef. C’est là ce qu’il faut savoir saisir. Je vous révèle un des grands secrets de mon art. Avant toute chose, quand j’étudie, je m’attache à ces vers ; quelquefois même ce n’est qu’un mot. Une fois ce mot trouvé, le reste n’est rien. C’est de l’argile : le rayon de lumière qui doit l’animer est à moi, je l’ai dérobé au ciel, c’est-à-dire à l’intelligence. « Pour mettre un exemple à la suite de ces réflexions, je vous citerai Agrippine ; je la prends à dessein pour vous montrer que tous les rôles, hommes ou femmes, doivent être, d’après mes idées, soumis aux mêmes investigations. Agrippine est encore un de ces personnages que j’appelle tout d’une pièce ; Agrippine est le beau idéal de l’orgueil. Si elle n’en avait pas autant, peut-être aurait-elle moins d’ambition, car cette ambition a toute la hauteur d’un orgueil démesuré. D’après cela, il est tout naturel qu’elle se brise contre les obstacles ; et certes il n’est pas moins naturel qu’elle ne puisse comprendre comment l’empire lui échappe, à elle, qui dit : Moi, fille, femme, sœur et mère de vos maîtres. « Ce vers n’est-il pas tout le rôle ? « En effet, quand on touche au trône par tous les points, il est difficile de perdre l’envie de s’y asseoir : voilà l’ambition. Quand on est à soi toute seule une race royale, il est difficile de ne pas en avoir l’esprit enivré : voilà l’orgueil. « Ainsi, Tancrède encore, dont le caractère est formé de deux amours, Tancrède nous en fait la confidence dès son premier monologue. « Écoutons-le : Loin du camp des Césars et loin de l’Illyrie, Je viens enfin pour elle au sein de ma patrie, De ma patrie ingrate, et qui, dans mon malheur, Après Aménaïde, est si chère à mon cœur. « Vous l’entendez ! après son amante, ce qu’il a de plus cher au cœur, c’est sa patrie. Aussi vous le voyez combattre pour arracher Aménaïde à la mort ; puis, pour préserver Syracuse de l’ennemi, combattre une dernière fois et mourir. » Quiconque veut deviner la physionomie de notre esprit, savoir quels sont nos goûts intellectuels, nos prédilections de travail et de pensée, n’a besoin, ce me semble, que de consulter le choix de nos livres. Je faisais cette épreuve dans la bibliothèque de Talma lorsqu’il vint m’y retrouver. J’avais eu le temps de reconnaître ce que du reste il était facile de prévoir : la philosophie et l’histoire étaient là souveraines. On range ordinairement les volumes d’après la reliure ou le format ; ils étaient classés ici par genre d’ouvrage. D’un côté la poésie, de l’autre la morale, plus loin les voyages, vis-à-vis l’éloquence : c’étaient autant de bibliothèques distinctes. De distance en distance, des caractères dorés, incrustés dans la corniche, indiquaient chacun de ces genres. Talma avait fait de cette bibliothèque un livre divisé par chapitres. Le plus considérable était, je l’ai déjà dit, celui de l’histoire et de la philosophie. « Voilà le sanctuaire, me dit-il. Quelquefois, lorsque j’y médite, mon imagination va jusqu’à ranimer autour de moi toutes ces intelligences ; je me persuade qu’elles daignent s’intéresser à mon art, à mes efforts. « Que penseraient Homère et Virgile, s’ils lisaient mes vers ? » se demandait Racine ; « Que diraient Euripide et Sophocle, s’ils me voyaient jouer telle scène ? » je me demande à mon tour. Il faut toujours, quand on a l’ambition des grandes choses, se placer en idée devant quelques grands hommes. Un tel public m’a souvent rendu plus digne de cet autre public de tous les soirs, de ce juge dont l’impression est infaillible. Les masses, c’est le génie humain. — Lisez-vous beaucoup ? — Oui. Je puise des inspirations dans toutes les littératures. — Vous savez sans doute les langues étrangères ? — Je ne sais bien que l’anglais. — Vous avez passé, dit-on, une partie de votre jeunesse à Londres ? — Ce séjour m’a été fort utile. J’y ai rempli ma mémoire des scènes de Macbeth et d’Othello ; elles y sont restées à côté de mes rôles. Je pourrais jouer à Drury-Lane ; il faudrait cependant que le public eût quelque complaisance pour la pureté un peu douteuse de ma prononciation. — Vous avez dû nécessairement subir l’influence du système tragique des Anglais, plus rapproché que le nôtre de la nature ; la révolution opérée par vous dans votre art n’a peut-être pas d’autre origine. — L’origine en est ailleurs. D’abord j’ai été novateur, parce que je suis venu à une époque d’innovation. Mon siècle, en me rencontrant sous sa main, m’a pris comme un instrument ; ensuite il a fallu une circonstance. Je vous dirai comment elle s’est offerte. Jusqu’alors, comme tous les jeunes gens à leur début, je m’étais mis dans le moule vulgaire : nous jouions la tragédie comme on l’avait jouée avant nous : l’imitation remplaçait la nature. Plus on était un autre, plus on était content de soi. Ce qui surtout gâtait notre art, c’étaient les études historiques. Pour mon compte, je l’avoue, les Romains me semblaient hauts de plusieurs coudées. Rien de plus pompeux, d’après mes illusions, que leur langage. Aussi nous étions des rhétoriciens et non pas des personnages. Que de discours académiques sur le théâtre ! combien peu de paroles simples ! « Mais un soir le hasard me fit trouver dans un salon avec les chefs du parti de la Gironde. Leur figure sombre, inquiète, attira mon attention. Il y avait là écrits en caractères visibles de grands et puissans intérêts. Trop gens de cœur pour que ces intérêts fussent entachés d’égoïsme, j’y vis la preuve manifeste des dangers de la patrie. Tous accourus pour le plaisir, aucun d’eux n’y songea. On se mit à discuter : on toucha les questions les plus palpitantes du moment. C’était beau. Je crus assister à l’une des délibérations secrètes du sénat romain. « On devait y parler ainsi, me dis-je. La patrie, qu’elle s’appelle France ou Rome, se sert du même accent, du même langage : donc, si on ne déclame pas ici devant moi, point de déclamation là-bas dans les vieux siècles ; c’est évident. » Ces réflexions me rendirent plus attentif. Mes impressions, quoiqu’elles fussent produites par une conversation pure de toute emphase, devinrent profondes. « Un calme apparent, dans les hommes agités, fait donc remuer l’âme ! me disais-je. L’éloquence peut donc avoir de la force sans que le corps se livre à des mouvemens désordonnés ! » Je m’aperçus même que le discours, lorsqu’on le débite sans efforts et sans cris, rend le geste plus énergique, et donne à la physionomie plus d’expression. « Dès ce moment j’acquis une lumière nouvelle, j’entrevis mon art régénéré. Je travaillai à me faire, non plus un mannequin monté sur des échasses pour être à la hauteur du Capitole, et du Capitole encore tel qu’on se le figure au collége, mais je me fis, dis-je, un girondin, un césar-homme, s’entretenant de sa ville avec ce naturel que l’on met à parler de ses propres affaires. À tout prendre, les affaires de Rome c’étaient celles de César. Pompée lui-même, le vaniteux Pompée, montait bien quelquefois sur un char de triomphe ; mais là il n’était plus qu’une décoration, une grande figure donnée en spectacle au peuple. C’est donc ailleurs qu’il faut aller le chercher pour modèle. Il serait presque ridicule de le représenter en triomphateur quand il cause familièrement avec Sertorius, puisqu’en cette circonstance c’est l’homme politique, et de même qu’il a quitté le char et la robe de pourpre rayée d’or, il doit aussi renoncer à la pompe de l’attitude et du langage. — Ainsi, après avoir écouté les girondins vous vous écriâtes, en parodiant un mot célèbre : « Et moi aussi je suis peintre » ! Mais comment jusqu’à cette circonstance votre nature avait-elle pu s’ignorer ? — Elle s’agitait dans le vague. Je l’occupais par l’étude des costumes de l’antiquité. À vrai dire, je n’entrevoyais que là une réforme possible et radicale ; là j’avais de plus un antécédent ; on sait que Lekain, hardi pour son temps, osa, entre autres témérités, s’envelopper d’une peau de tigre, tandis que, jusqu’alors, on ne s’était permis que le taffetas chiné. Ces premiers pas vers la vérité je les continuai ; d’ailleurs le mouvement était donné dans la peinture : je n’avais qu’à m’en emparer pour le transporter sur le théâtre. David et son école avaient livré Boucher et ses bergers frisés et poudrés à la risée des ateliers et du public. Il avait d’une main ferme posé sur la tête de ses Horaces un casque tel qu’on les forgeait à Rome. Moi, je vins aussi prendre à mon tour un casque à forme antique, et j’en couvris mon jeune front. Je me permis même, dans un rôle tout-à-fait secondaire, le manteau de laine des Romains. Cela fit sensation. Cependant je sentis que de pareilles entreprises, pour n’être pas trop imprudentes, exigent qu’on ait pour soit la magie du nom et du talent. Il faut remplir surtout des rôles importans. Cette considération me ramena tout naturellement au travail et à la réflexion, seul moyen d’échapper aux utilités. « Je me souviens qu’après m’avoir vu jouer Antiochus dans Bérénice, Lemercier, à qui son caractère et ses ouvrages donnent une si grande et si juste autorité, Lemercier me prédit ma destinée. Il m’avait découvert derrière Titus, et à côté de Bérénice qui, du charme de sa passion, efface tout. Lemercier ne se doutait peut-être pas du service qu’il me rendait. Quand ces hommes à puissante intelligence devinent un artiste, et daignent l’en avertir, ils lui donnent d’abord de la confiance, et ensuite, ils lui apprennent que le public ne va pas tarder à venir. Ils en sont les avant-coureurs. « Bientôt toutes les routes s’ouvrirent pour moi, et dans toutes je posai mon pied libre. À mesure que je simplifiais mon jeu, je dépouillais mon costume de ces vains ornemens, de ces colifichets, de ces broderies insultantes pour la vérité historique. J’ai beaucoup fait, il me reste bien plus à faire. Croiriez-vous qu’il ne m’a pas encore été possible de jouer Œdipe vêtu comme il doit l’être ! Raucourt me tyrannisait. Cette coquette Jocaste tenait à ses paillettes, et pour ne pas lui donner de l’humeur, pour ne pas faire un contraste déplaisant pour l’œil du spectateur, il me fallait être pailleté comme elle. Nous avons perdu Raucourt, mais les paillettes sont restées. Quelle pitié, de venir en costume d’Alcibiade me jeter éploré aux pieds des autels, moi, incestueux et parricide, moi, cause du fléau sous lequel mon peuple tombe et meurt ; tandis que je devrais avoir la tête couverte de cendre et le corps revêtu de longs habits de deuil ! Est-ce aux supplians à se montrer magnifiques ? Patience : je ferai voir quelque jour le véritable Œdipe ; à mon seul aspect le public se dira : l’infortuné ! — Ainsi, vous avez été plus maître de votre volonté dans la conception des personnages que dans leur habillement. Si, d’un côté, il vous reste à faire, de l’autre, tout est fait. — Que votre erreur est grande ! hélas ! ma vie entière n’y suffira pas. Je m’avance vers un horizon sans bornes. Que de choses j’entrevois sans pouvoir les rendre ! combien d’autres plus faciles et que j’ose à peine me permettre ! Tenez, en voici un exemple : dans ce rôle d’Œdipe, dont je viens de parler, je crois avoir rétabli le véritable sens des vers fameux : J’étais jeune et superbe, et nourri dans un rang Où l’on puisa toujours l’orgueil avec le sang. c’est une excuse, et non une forfanterie ; aussi ces vers, dans ma bouche, produisent une grande impression ; mais en terminant ce beau récit, lorsque je m’écrie : ........ Je sentis dans mon âme Tout vainqueur que j’étais... Vous frémissez, Madame ! je laisse le spectateur froid. Il m’applaudit, sans doute, mais par complaisance, par réflexion ; il tâche d’oublier ce que je viens de dire à l’instant, pour songer à ce que j’ai dit plus tôt. Ses éloges remontent le récit pour en rencontrer le milieu et le début, je ne m’y trompe point ; et cependant il y a dans ces mots : Vous frémissez, Madame ! un grand sentiment de terreur que je conçois sans pouvoir le rendre : mon âme est rebelle à mon intelligence. Dans mon obstination pour vaincre la difficulté, j’ai osé dénaturer les vers ; j’ai dit : Ah ! vous frémissez, Madame ! vain effort, inutile changement. J’ai prêté un vers faux à Voltaire, c’est tout ce que j’ai obtenu. « Voici un autre exemple où le succès m’a pleinement satisfait. Je cherchais depuis long-temps à peindre l’ennui de Néron dans la scène où Agrippine vient lui rappeler longuement qu’il lui doit l’empire, lui le plus ingrat des hommes. Il est évident que Néron n’écoute pas sa mère ; il pense à autre chose, ou plutôt il ne pense à rien : il est obsédé. Comment rendre cela ? comment le traduire en geste ? J’essayai, à une représentation, en écoutant Agrippine, de promener de tous côtés ma vue distraite. Quelques amis, après le spectacle, me demandèrent ce qui m’avait préoccupé pendant cette scène, et pourquoi j’avais regardé dans la salle ; mon effet était donc manqué. J’eus recours à Monvel ; d’après ses souvenirs de Lekain je composai ma pantomime, mais je tremblais de la hasarder. Un soir, aux Tuileries, devant l’Empereur, je m’y décidai. Pendant qu’Agrippine parlait, je me mis à jouer avec mon manteau. J’avais l’air d’en examiner la richesse, mais en affectant de montrer sur ma figure une grande indifférence, comme si je remuais ce manteau machinalement, sans y prendre garde. Enfin, j’aurais voulu faire illusion au point de persuader que je bâillais. Eh ! mon Dieu ! dans une situation pareille Néron n’y aurait pas manqué. Seulement, vers la fin, je témoignai un peu d’impatience. Puis je marquai une colère concentrée pour préparer le vers qui m’échappe après le départ d’Agrippine, et qui foudroie d’avance Britannicus : Elle m’a fatigué de ce nom ennemi. « Le lendemain l’Empereur me parla de ce jeu muet, il l’avait suivi attentivement, j’étais désormais sûr de son effet. — L’Empereur entre donc avec vous dans les détails de votre art ? — Vous touchez là une corde délicate. » « J’ai coupé un peu court à notre dernier entretien. — Ma question avait été indiscrète. — En n’y répondant pas, j’ai pu vous le faire croire ; cependant il n’en est rien. Mais comme j’élude toujours ce qui concerne l’Empereur, je me suis laissé aller à l’habitude, et je vous ai traité un peu trop comme tout le monde. — Il est naturel que vos relations avec le chef de l’Empire vous obligent à beaucoup de circonspection. — Il serait si facile d’abuser de mes discours ! Aux vérités que je dirais on mêlerait des mensonges que je n’aurais point dits, afin de les accréditer de mon nom. J’aime mieux, par un silence en quelque sorte officiel, me mettre à couvert de toute responsabilité. — Eh bien ! causons d’autres choses. — Pourquoi donc ? l’intimité a ses privilèges, et je serai le premier à en jouir. Mon âme est heureuse quand elle peut se répandre sur l’Empereur : il me comble de ses bienfaits. D’ailleurs je vous assure que parler de lui, c’est le louer. — Vous le connaissez depuis long-temps ? — Lorsque je le vis pour la première fois, c’est tout au plus si sa campagne d’Italie était dans sa tête. — Vous doutiez-vous que c’était là votre souverain ? — Eh mon Dieu, je ne soupçonnais même pas le héros. Il y a si loin de mon paisible cabinet à un champ de bataille ! Ensuite les hommes, et moi comme tous les autres, nous aimons les jugemens tout faits. Quand la renommée crie : Le voilà ! on regarde, et l’on dit comme la renommée. Mais jusqu’alors on laisse le génie dans son obscurité ; on ne se donne même pas la peine de lui demander : Qui es tu ? Cependant le petit Bonaparte, nous l’appelions ainsi, m’avait souvent étonné par des traits d’une vive intelligence. — On me disait l’autre soir, chez le comte Andréossi, que ce petit Bonaparte se plaisait à raconter des histoires de revenans. — Rien n’est plus vrai : lui et Méhul étaient toujours prêts à effrayer par des récits remplis d’apparitions lugubres. Bonaparte excellait : il jouait son conte, il en faisait un drame. Pour agir plus fortement sur les imaginations, il éteignait toutes les lumières. De même que les fantômes dont il se constituait l’historien, il avait besoin de ténèbres. Au reste, c’était là pour lui plus qu’un amusement : il cherchait à dominer par la peur. Il ne fait pas autre chose encore aujourd’hui, demandez aux rois de l’Europe ! Ce sont de terribles fantômes que les grenadiers de la garde ! Mais c’était principalement dans ses observations sur mon jeu qu’il ne m’épargnait pas, alors, comme depuis, que brillait sa sagacité. Il me disait un jour : « Il y a un grand vide dans la tragédie française ; aussi, jusqu’à présent, la tragédie sur notre théâtre, sauf quelques rares essais, est demeurée grecque et romaine, et ce vide d’où vient-il ? de l’absence complète d’une pensée supérieure à l’action dramatique, ou, si vous aimez mieux, d’un ressort caché qui fasse tout mouvoir. Les anciens avaient la fatalité, à laquelle leurs dieux mêmes étaient soumis, et cette intervention était toute naturelle, puisque les événemens de leurs drames se mêlaient à leur religion. Chez nous il n’en est pas de même : il existe une séparation complète entre le théâtre et l’Église ; celle-ci même frappe l’autre d’anathème ; il faut donc chercher ailleurs : à défaut de la religion, qu’on ait recours à la politique. Oui, dans le drame moderne, la politique doit remplacer la fatalité. » « Long-temps après il est revenu sur cette idée, car il l’a développée à Raynouard, l’un des hommes les plus capables assurément de la comprendre. Je crois, si ma mémoire ne me trompe pas, que c’est au sujet du Cromwell, auquel Raynouard travaille. J’avoue que la tragédie, envisagée de la sorte, serait bien en harmonie avec mes goûts et mes études, mais il faudrait renoncer à l’antiquité qui, à vrai dire, ne peut avoir pour nous qu’un intérêt de souvenir et de curiosité. En puisant, au contraire, dans notre propre histoire, en se saisissant des événemens même dont nous avons été les témoins, la tragédie deviendrait nationale, et par-là ferait vibrer toutes les cordes de notre cœur. — Si l’Empereur, par exemple, voulait permettre qu’on mît en scène quelques traits de sa vie, et s’il en révélait à l’auteur les parties secrètes, la représentation serait curieuse, et l’Empereur lui-même pourrait juger de la bonté de ses théories. De toutes les manières son personnage vous reviendrait. — Je le jouerais bien. — Avec sa parole saccadée ? — Comme tous les hommes chez qui les pensées se pressent, ses phrases sont courtes, et il accentue avec force pour qu’on ne perde pas un seul mot, aucun n’étant inutile : voilà tout ce que j’ai remarqué dans son débit, et non cette affectation qu’on lui prête de hacher ses discours pour se singulariser. Au reste, il a toujours parlé ainsi. Seulement, à son retour d’Italie, sa parole était devenue impérative. Je ne saurais, à ce propos, vous peindre mon émotion, lorsque dans la rue Chantereine, dans cette même maison que j’avais habitée, j’entendis madame Bonaparte dire par la fenêtre, à son mari qui se promenait au jardin : « Bonaparte, viens donc, voilà Talma. » Je voulus aller au-devant de lui ; d’honneur mes jambes tremblaient. La porte s’ouvre, il entre, ses yeux brillaient... Savez-vous que c’est bien beau des yeux qui ont fait fuir des armées ! — Ce n’est pas ce jour-là précisément que j’aurais voulu le voir ; quoique grand déjà, il n’était pas sorti du cercle des événement naturels. C’est aux Tuileries que mes regards l’auraient cherché avec empressement lorsque, au retour de Notre-Dame, il venait de mettre la couronne sur sa tête. Là commence l’extraordinaire. — Je ne le vis que plusieurs mois après. J’avais cru devoir, et il m’en coûtait, renoncer à mes visites. L’Empereur remarqua mon absence, et il dit à Regnault de Saint-Jean-d’Angély, qui s’empressa de me le répéter : « Est-ce que Talma me boude ? » Dès le lendemain j’étais aux Tuileries. J’avais mis un habit à la française et je portais l’épée. La figure expressive de l’Empereur me montra tout à la fois un peu de surprise et en même temps beaucoup de satisfaction. Non qu’il eût la petitesse d’être flatté de mon costume de cour ; mais comme il m’aimait, il fut bien aise que j’eusse fait une chose convenable. « À dater de ce jour j’allais au moins une fois par semaine aux Tuileries. Je choisissais l’heure de son déjeuner. C’est ainsi que j’assistai aux dernières instructions qu’il donnait au grand-duc de Berg prêt à partir pour l’Espagne. Ce fut encore pour moi une bonne leçon, et j’appris là sur quel ton et avec quels discours un Empereur décide du destin des nations. « À Erfurt je l’ai vu très-souvent. Plus d’un monarque a dû envier ma faveur. Il s’occupait avec soin, avec intérêt des ouvrages à représenter : il me parla le premier de la Mort de César à laquelle je ne songeais guère. « Quoi ! sire, lui dis-je, c’est la pièce de circonstance que vous choisissez pour tant de Majestés ? — Oui, Talma, me répondit-il. Serait-ce donc si mal de prouver à l’Europe personnifiée autour de moi par ses souverains que des vers empreints d’une haine vigoureuse contre la royauté m’effraient peu ? qu’on me les dit en face et par mon ordre ? que ma puissance est à l’abri des allusions, et qu’enfin tout germe de républicanisme a disparu de mes armées impériales ? « Au surplus, l’esprit républicain a cessé de m’être hostile, parce qu’il y a de la république dans ma fortune et dans mon système de gouvernement ! La république, qu’est-ce autre chose que l’intelligence occupant toutes les sommités de l’ordre social ? Eh bien ! qu’on regarde : n’ai-je pas aidé à monter ceux qui sont nés pour s’élever ? Et en ce moment même, Talma, tandis que je cause avec vous, et que des princes sont là attendant leur tour d’audience, n’est-ce pas l’égalité ? Allez, allez, les républicains ne m’aiment pas trop, c’est possible, mais il me respectent, ils savent que ma tête vaut bien un sénat. » « Cette scène, entre l’Empereur et moi, que n’ai-je pu le soir même la reproduire sur le théâtre et en présence d’un parterre de rois ! Il y aurait eu là, pour eux, une leçon dans l’art de régner, donnée d’une manière assez vive, et surtout de main de maître. — Et moi aussi je les ai vus vos rois d’Erfurt. C’est à Paris, à l’Hôtel-de-Ville, dans un bal devenu historique, que mes yeux rencontrèrent cette éblouissante réunion. — C’est pourtant moi qui les y ai fait venir ! je suis en cela une de ces petites causes d’où naissent de grands effets. Dans une des conversations dont je vous parle, j’exprimai le regret de ne pas voir ce cortège de souverains transporté à Paris. « Ce serait, dis-je, un spectacle où les Parisiens trouveraient un amusement, le seul peut-être qu’ils n’aient pas encore goûté, et en même temps un sujet d’orgueil, le seul peut-être aussi que vous ne leur ayez pas donné. Sire, vous êtes ici, ajoutai-je, chez l’Europe ; serait-elle moins bien chez vous ? d’ailleurs vous faites une visite, il est juste qu’on vous la rende. » « Ces paroles me revinrent en souvenir, lorsqu’après Wagram une partie des cours de l’Europe accourut se mêler aux fêtes du mariage. « Rien n’échappe à la haute pensée qui nous gouverne ; elle profite de tout. Voici un autre fait bien propre à le prouver mieux encore. J’avais joué Assuérus aux Tuileries. Quelques jours après, m’étant présenté chez l’Empereur, il me parla des Juifs, de Racine, et de Saint-Cyr. « Chaque fois qu’une religion se mêle aux affaires humaines, me dit-il, c’est presque toujours par l’intermédiaire d’une femme. » Puis il ajouta aussitôt, en se répondant à lui-même, selon sa coutume : « Cela s’explique : il est de l’intérêt des prêtres et des femmes de se liguer autour du trône pour le dominer. Cette Esther est la Maintenon de ce temps-là : elle fait signer une espèce d’édit de Nantes, comme celle de Versailles le fit révoquer ; l’une protégea les Juifs, l’autre persécuta les réformés ; et cependant les courtisans de Saint-Cyr louaient dans Esther Mme de Maintenon ! c’est qu’ils ne voyaient dans tout cela ni Juifs, ni protestans, mais deux femmes qui, par leur empire sur l’esprit et le cœur d’un monarque, disposaient du sort des peuples... Quelle singularité dans cette nation juive ! tous les grands princes ont associé leur nom à son histoire. » Il se retourna à ces mots vers le ministre de l’intérieur, qui était entré pendant l’entretien, et il lui dit ces paroles restées dans ma mémoire : « On pourrait peut-être faire quelque chose des Juifs ! » « Peu de temps après nous eûmes le grand sanhédrin. « Sur un pareil sujet je suis inépuisable ; je fatiguerais tout le monde sans me lasser jamais. Cela se conçoit : je me suis imposé à cet égard une réserve dont je me dédommage en petit comité. Puisque je vous tiens, je veux que vous sachiez combien est grande envers moi la confiance de l’Empereur, combien il met de grâce dans les faveurs dont il me comble. « Il venait de faire exécuter des travaux fort curieux au théâtre des Tuileries, afin qu’on pût y représenter des ballets et des grands opéras. Les changemens à vue, les trappes, les vols de char, avaient exigé des machines difficiles à établir dans un emplacement si étroit, mais tout s’aplanissait devant cette puissante volonté ; la baguette d’Armide, qu’il allait faire venir chez lui, dans son palais, enfantait moins de prodiges que sa parole souveraine. « Je vais vous montrer tout cela », me dit-il, et, me prenant par le bras, il me guida lui-même à travers les corridors. Nous descendîmes par de petites échelles sous le plancher même du théâtre. Nous étions seuls. La pâle lueur d’un quinquet presqu’éteint nous éclairait à peine. Tout à coup, en me frappant sur l’épaule, l’Empereur me dit : « Savez-vous que les Anglais paieraient bien cher votre place, s’ils pouvaient y glisser un de leurs agens ! l’occasion serait belle pour une sanglante tragédie. — Ah ! Sire, m’écriai-je, vous me faites frémir ; si quelqu’un caché... — Rassurez-vous, rassurez-vous, Talma, continua-t-il, l’histoire se respecte trop pour me laisser périr dans une trappe comme un héros d’opéra. » « Un autre jour il me montrait un camée qu’il venait de recevoir d’Italie. Ce camée, d’une rare perfection, représente en profil la tête d’Alexandre. Après l’avoir admiré, je dis à l’Empereur qu’il y avait quelque ressemblance entre cette tête et la sienne, dont le caractère est tout-à-fait grec. « Vous me faites plaisir, Talma, de trouver là ma figure, me répondit-il ; comme pierre précieuse, je n’aurais osé vous la donner : c’eût été un cadeau ; mais comme portrait, acceptez-la : ce sera un souvenir. » « En feuilletant quelques unes des tragédies de votre répertoire, j’ai vu le rôle de Vendôme tout surchargé de ratures. Des mots, des hémistiches, souvent même des vers entiers sont substitués à ceux du poëte. Tout cela, je présume, est de votre main. Est-ce que vous corrigez Voltaire ? — Ce serait un sacrilège. Quoique familiarisé avec tous les crimes, je n’oserais cependant pas me permettre celui-là. — Qu’est-ce donc alors ? — Un travail scénique. Ces légères altérations ne changent rien à la clarté de la pensée ni à l’éclat de l’expression ; elles n’ont pour objet que les sons. Il ne s’agit point du charme de la poésie, mais bien du mécanisme du langage. Je ne suis pas seulement acteur et poëte, je suis aussi musicien. Pour pénétrer jusqu’à votre âme et lui faire sentir mes impressions d’amour, de terreur ou de pitié, il faut que je commence par m’emparer de tous vos sens qui seuls peuvent m’ouvrir passage jusqu’à elle. Quels sont mes moyens ? le geste et la physionomie qui s’adressent à vos yeux, la voix et la diction qui vont à votre oreille. Or, cette voix est remplie de modulations plus ou moins sonores ; cette diction rencontre des mots plus ou moins propres à se mêler ensemble ; ces gestes sont plus ou moins moelleux et cadencés, si j’ose m’exprimer ainsi. C’est là précisément à quoi il faut veiller pour qu’il y ait et dans le geste, et dans la voix, et dans la diction, un attrait irrésistible et si doux que vous ayez du plaisir à me laisser gouverner toutes vos sensations. Il n’y a pas à dire, quand j’ai besoin de vos larmes, il faut que vous pleuriez. « Cette harmonie du langage est une chose à part, tout-à-fait distincte de l’harmonie du style. Celle-ci regarde l’écrivain ou le poëte, l’autre me concerne : c’est mon lot, et il est pénible, je vous assure ; notre langue est quelquefois si rude, si rebelle ! elle se compose de tant d’élémens divers ! Ouvrage du nord et du midi, elle se ressent de cette double origine. Songez que les Romains nous sont arrivés d’un côté avec leur langue latine belle et si riche ; puis après eux l’Italie nous a donné quelques uns de ses mots amoureux et suaves. Par l’autre extrémité sont venus les Francs avec leur parole âpre et barbare. En vérité, si quelque chimiste décomposait notre langue comme il décompose les métaux, nous verrions quel prodigieux mélange de mots et de sons, appartenant à des peuples étrangers les uns aux autres, se combinent dans notre bouche. Eh bien, ce chimiste, c’est moi. Quand je prends un rôle, mon premier soin est de le faire passer à une sorte d’alambic, ensuite je fais aisément mon triage ; tel vers qui vous choquerait arrive alors plus adouci à votre oreille. Au reste, ce que je me permets au théâtre, il n’est personne qui ne se le permette dans le monde ; le peuple lui-même s’en va modifiant à chaque génération la rudesse de son langage. Que de mots, sans avoir perdu leur sens primitif, sont maintenant prononcés d’une manière si différente qu’ils ne sont plus les mêmes ! et comme on a fini par les écrire à peu près comme on les articule, les voilà devenus presque des mots nouveaux. Tel est celui de Karle dont on à fait Charles : le premier est plutôt un cri qu’une parole, le second est extrêmement doux ; mais ici c’est un mot métamorphosé, par conséquent hors de ma compétence. Voici une substitution, c’est mon affaire : lorsque je suis en scène, si vous m’entendiez dire d’une voix tendre à Adélaïde : Souffrez que mes lauriers attachées par vos mains Écartent le tonnerre et bravent les destins, Ou, si le ciel jaloux a conjuré ma perte, Souffrez que de nos noms ma tombe au moins couverte Apprenne à l’avenir que Vendôme amoureux Expira votre époux et périt trop heureux. Vous trouveriez avec raison que mon amour se sert de consonnances bien dures. Nos noms est insupportable, et deux fois le mot souffrez, en quatre vers, ne peut se tolérer. Que faire ? Il n’y a aucun moyen d’annuler un des souffrez, ni de séparer par un repos, ou seulement par la respiration, nos de noms. Vous allez voir comment je m’y prends. C’est le même Vendôme qui parle : Souffrez que mes lauriers attachés par vos mains Écartent le tonnerre et bravent les destins ; Ou, si le ciel jaloux a conjuré ma perte, Puisse de nos deux noms ma tombe au moins couverte, Apprendre à l’avenir que Vendôme amoureux Expira votre époux et périt trop heureux. Le poëte peut-être se plaindra, mais non pas le parterre. Voulez-vous une autre épreuve ? Elle sera plus courte. C’est un élan, une expression rapide de bonheur ; je m’écrie : Que mon cœur a de joie ! Que, venant heurter brusquement le mot cœur, doit nécessairement blesser la délicatesse de l’ouïe ; aussi je l’évite en m’écriant : Que mon âme a de joie ! Vous ne soupçonnez pas mon artifice, et cependant je touche à mon but ; je vous associe à ma joie, je vous la fais partager, et cela en vous attirant à moi par des sons caressans. Ajoutez encore qu’il eût fallu glisser sur le mot cœur, tandis que j’appuie sur le mot âme, autre avantage, puisque cette pause fait mieux comprendre la grandeur de ma joie, de cette joie qui est là, là tout au fond de mon âme. Quant au poëte, pourquoi aurait-il choisi entre deux mots qu’une nuance sépare à peine ? Pour lui c’était peu de chose, pour moi c’était important. Je vous ai cité un hémistiche vulgaire, peut-être même assez plat ; c’est de la poésie à la hauteur de la fameuse chanson de Marlborough, enjolivée par Chérubin : Que mon cœur, que mon cœur à de peine ; mais tenez, voici de beaux vers, des vers magnifiques : Oui, Mitrane, en secret l’ordre émané du trône Remet entre tes bras Arsace à Babylone. Que la reine en ces lieux brillans de sa splendeur De son puissant génie imprime la grandeur ! Quel art a pu former ces enceintes profondes Où l’Euphrate égaré porte en tribut ses ondes ? Ce temple, ces jardins dans les airs soutenus ; Ce vaste mausolée où repose Ninus, Éternels monumens moins admirables qu’elle ! « Il y a là un grand charme d’harmonie, et cependant les deux premiers de ces vers doivent être pour bien des acteurs presque impossibles à réciter. La lettre r s’y trouve répétée neuf fois en quinze mots, et malheureusement cette lettre est l’une des plus-difficiles à prononcer. Si vous la faites sortir de la gorge, le son est tellement vicieux que vous grasseyerez, défaut qui autrefois interdisait les abords du Théâtre-Français ; si vous la prononcez vers les dents, vous la rendez trop forte et elle forme un roulement désagréable. Il faut donc la briser, puis la laisser échapper à travers les lèvres qui achèveront de la velouter. « Mais ne me voilà-t-il pas comme le maître de philosophie, dans le Bourgeois gentilhomme ! Je n’ai plus qu’à dire u en faisant la moue. — Je vous en prie, restez, Talma ; ne soyez pas enfant. — Reprenons alors la partie intellectuelle de mon art, ceci n’en est que la partie mécanique. — Et pourtant elle me confond ! je ne me serais jamais douté de votre peine à dire si facilement des vers. — Eh mon Dieu, il en est de même dans tous les arts. Cette draperie au fond d’un tableau, ce simple accessoire sur lequel l’œil passe en courant, précisément parce que l’étoffe est naturelle et les plis vrais, cette draperie, pour l’amener à ce degré de perfection, combien a-t-elle coûté de veilles et d’essais ! Vous connaissez l’anecdote de ce financier qui disait à un peintre : « Quoi ! dix louis pour un arbre fait en deux heures ! — Non Monsieur, répondit celui-ci, mais dix louis prix de dix ans qu’il m’a fallu pour apprendre à le faire en deux heures. » — Et comment vous y prenez-vous pour les vers qui, réputés chefs-d’œuvre, sont dans la mémoire de tous les spectateurs ? — Ceux-là je les respecte ; et si, comme il arrive parfois, ils m’offrent des consonnances un peu rudes, ne pouvant les faire disparaître, je les dissimule de mon mieux, soit par la rapidité du débit, soit en appelant toute l’attention sur le vers qui précède ou qui suit. Au reste, il est peu de nos poëtes dont les vers soient tous sacrés. C’est un privilège que Racine ne partage avec personne. Bien loin de là, Voltaire, à l’exception de trois ou quatre tragédies, est coupable d’un bon nombre de vers auxquels on peut toucher sans craindre de les rendre plus défectueux. Voltaire n’avait pas le temps de relire, moins encore de refaire. « En général, je n’aime pas beaucoup à jouer son théâtre. Dans Œdipe, dans Arsace, dans Brutus de la Mort de César, il me met à l’aise, il ne contrarie pas ma nature et mes idées. Passionné parce qu’il a sous sa plume de fortes passions à peindre, il s’oublie, et, n’étant plus lui, il est le personnage. Mais dans ses autres ouvrages, c’est sa personne qu’il met en scène, et c’est sa philosophie qu’il débite au parterre. Mahomet et Gengiskan ne sont que des prête-noms. Toute cette déclamation, quoique très-brillante, très-élevée, me rend lourd et fatigant. Non que je veuille en faire un reproche à ce grand homme : il avait une mission à remplir, et il s’est servi du théâtre comme d’une chaire pour éclairer les hommes, pour faire marcher d’un pas plus hardi la civilisation sous la garde de la philosophie. C’était beaucoup d’aller parler à chaque intelligence dans le réduit silencieux d’une bibliothèque ou d’un cabinet. Mais c’était bien autre chose de les réunir en grand nombre dans une même enceinte et de les échauffer tous du feu de son génie. On va plus vite quand on s’adresse aux masses, et Voltaire n’avait pas de temps à perdre. Il lui fallait, pendant le cours de sa seule vie, enlever l’esprit humain à la domination de l’Église. — Il me semble qu’Orosmane cependant est plein de passion ; pourquoi l’excluez-vous ? — Par deux motifs. — Le premier ? — Parce qu’il n’est pas de son pays et qu’il m’est dès lors impossible de lui donner une physionomie locale. — Le second ? — Le second tient à l’expression de son amour. Quand cet amour est sombre et terrible, il me va ; mais quand il est fade et langoureux je ne le comprends plus. Orosmane, appuyé sur Shakespeare, me convient : c’est de la tragédie. Orosmane, se rapprochant de Mlle de Scudéry, me décourage ; ce n’est plus que du roman. Cependant c’est un rôle contre lequel je lutte. Souvent le soir, après l’avoir joué, lorsque nous rentrons ma femme et moi, nous nous mettons à analyser ensemble les passages dont je n’ai pas été satisfait et ceux qu’elle a blâmés de son côté. Ma femme a un goût exquis, un esprit vraiment supérieur : elle excelle surtout à peindre les sentimens tendres. Eh bien, rien de complet n’est encore sorti de cette double émulation. Je vous l’ai dit : c’est la fausse physionomie du personnage qui me gène. « Au reste, Voltaire lui-même l’a senti. Son Orosmane, dans presque la moitié du rôle, n’est plus un Soudan : rien en lui ne rappelle les mœurs asiatiques. La preuve, c’est qu’au moment où la rage de la jalousie le ramène violemment à sa nature, il s’écrie : Des rois de l’Orient suivons l’antique usage. « Il s’en était donc écarté ? Eh ! oui, sans doute, il était devenu dameret ; il languissait aux pieds d’une femme, il oubliait le sérail pour se faire un héros de boudoir. C’est encore lui qui le dit : Allons, que le sérail soit fermé pour jamais, Que la terreur habite aux portes du palais. « De bonne foi, qu’est-ce qu’un sultan dont le sérail est ouvert, et qui, ne le faisant plus garder par la terreur, laisse apparemment tout le monde y entrer, ou du moins y porter des regards dont la témérité devrait donner la mort. « Mon ami Geoffroy, le lendemain d’une représentation où j’avais joué ce rôle, imprima ceci : « Talma a retrouvé tout son talent dans ce vers : « Que tout ressente ici le frein de l’esclavage ! » « Oh l’étrange aveuglement de la malveillance ! ce n’était pas mon talent qui s’était retrouvé, mais bien Orosmane lui-même qui, jusqu’alors, s’était égaré et complètement perdu. Allez, allez, quand la passion éclate, tout rentre dans la vérité, aussi bien l’acteur que le poëte. « Cependant, pour être juste en tout, je dois ajouter que ce manque de physionomie, dont Voltaire est le premier coupable, je l’exagère peut-être à cause même de la difficulté que j’éprouve à exprimer les sentimens langoureux. La partie défectueuse du rôle est précisément celle où je le suis moi-même. Donc, loin de cacher le défaut, je le rends plus saillant. Oui, l’on a raison, et Geoffroy comme tout autre, de me flageller lorsque je dis des fadeurs telles que celle-ci : ........... Épargne-toi ce soin : L’art n’est pas fait pour toi, tu n’en as pas besoin. Ou bien encore : J’atteste ici la gloire et Zaïre et ma flamme De ne choisir que vous pour maîtresse et pour femme. De vivre votre ami, votre amant, votre époux, De partager ma vie entre la guerre et vous. « Comme poésie, cela est ravissant ; mais comme caractère, comme mœurs, c’est presque risible. Est-ce un chevalier qui parle ? Des images de guerre et d’amour empruntées à la galanterie belliqueuse des tournois sont-elles en harmonie avec ces musulmans dont la tendresse est un peu grossière, et qui, pour rendre la volupté éternelle, ont fait de leur paradis un sérail ? — Ces deux défauts qui, du reste, se tiennent dans Orosmane, une fausse couleur dans la physionomie et quelque fadeur dans l’expression de son amour, se rencontrent aussi dans plusieurs autres rôles. L’Achille de Racine n’est pas celui d’Homère. La critique y a vu plutôt un héros français qu’un héros grec. Néron même, si bien empreint de la couleur antique, Néron débite à Junie des madrigaux qui, vous ne l’ignorez pas, sentent un peu la cour de Versailles. — Oh ! quelle différence ! si Racine nous avait représenté l’Achille d’Homère, il nous aurait révoltés. Comment la délicatesse française se serait-elle accommodée de la grossièreté des mœurs d’une époque où les Grecs étaient encore si éloignés de la civilisation de Périclès, si éloignée elle-même de la civilisation de Louis xiv. Racine a agi avec son goût, qui était l’une des grandes parties de son génie : aujourd’hui il se permettrait davantage. Si nos mœurs sont toujours un peu molles, notre esprit est plus mâle ; il est moins exclusif. Mais ce qu’il n’a pas dû faire, moi je l’essaie. J’étudie son Achille, non dans la tragédie, mais dans l’Iliade. Il ne s’est pas tellement brouillé avec Homère qu’on ne puisse les réconcilier. Entre un sultan et Orosmane, il n’y a plus aucune ressemblance ; mais il y en a une très-grande entre l’amant d’Iphigénie et le vainqueur d’Hector. « J’agis de même avec Ducis. Dans son Macbeth il a été sans doute d’une grande hardiesse. Songez-y donc ! mettre sur notre théâtre une somnambule venant à la clarté d’une torche, armée d’un poignard, égorger son propre fils : cela est terrible. Shakespeare l’est davantage. Aussi c’est avec une étude du Macbeth anglais que j’ai composé la physionomie du Macbeth français. Dans le récit de mon entrevue avec les sorcières, savez-vous pourquoi je fais circuler la terreur dans la salle ? c’est que les trois sorcières je les vois : elles sont là devant mes yeux ; Shakespeare me les montre. « Quant à Néron, il est fade, je ne le sais que trop, mais dans une seule scène : aussi j’ai grand peine à la porter. Cette scène je la travaille sans relâche et avec un soin tout particulier. Je cherche, afin d’en dissimuler la langueur, à faire entrevoir la férocité de Néron à travers même les paroles les plus tendres ; je veux, par l’expression de mes yeux, par le son de ma voix, qu’on se souvienne de ce qu’il vient de dire : J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler. « Voilà bien l’amour de Néron ; et moi ayant à le peindre je songe au tigre. — Vous avez déjà songé au lion dans Othello, s’il faut en croire la renommée, car je n’ai pu vous voir encore dans cet ouvrage, et c’est un de mes regrets. — Je vous l’ôterai ; j’en ferai naître l’occasion. — Vous mettrez sur l’affiche : Spectacle demandé. — En attendant, je vais le mettre sur mon agenda... — Cet Orosmane au front basané vous convient mieux, n’est-ce pas ? son amour est sombre, et si je ne craignais de faire un mauvais jeu de mots, j’ajouterais comme sa figure. — Oh ! c’est qu’il y a dans ce personnage un vers que je savoure avec délices. Plains-moi de mes transports, de mes fureurs soudaines, De ce sang africain qui bouillonne en mes veines. Ce n’est plus Othello qui parle en ce moment, c’est Talma. — Qu’est-ce à dire ? — Que je suis d’origine more. Ma famille, j’ai quelques raisons de le croire, ou si c’est une illusion, elle me plaît, elle m’est chère ; ma famille, au lieu de regagner l’ancienne patrie lorsqu’il fallut abandonner celle que les Espagnols revendiquaient, se jeta vraisemblablement du côté des Pyrénées, et vint chercher la vie et l’hospitalité sur le sol de la France. Regardez-moi bien : vous verrez peut-être dans l’ensemble de mon visage quelques restes de cette origine. Si en même temps vous vous faites une idée bien juste des passions que je rends avec le plus de vérité, vous y reconnaîtrez ce mélange de fureur et de mélancolie, ce passage subit des sentimens tumultueux au repos d’une indolente rêverie, qui sont les effets habituels des feux du ciel africain. Je me suis toujours promis d’aller quelque jour sur la terre fleurie où Grenade fait briller son beau palais de l’Alhambra, saluer le tombeau de mes pères. Que sait-on ? je retrouverai peut-être mon nom dans quelques familles obscures d’une vallée ou d’une montagne oubliée du voyageur ; car mon nom, cela est évident, mon nom est tout-à-fait more. » « De nombreuses visites m’avaient privé tout un jour de Talma. Il s’était montré sous un nouvel aspect au milieu d’un salon où je venais de le voir, gai, charmant, poli, empressé ; se mêlant à la conversation n’importe le caractère qu’elle prenait, frivole ou sérieux ; mais je n’en regrettai pas moins cette journée perdue pour nos entretiens, d’autant que je devais quitter Brunoy le lendemain. Il le savait. Lorsque les équipages eurent emporté tout ce monde bruyant, lorsque nous nous trouvâmes seuls et tranquilles, il me dit : « Vous allez donc aussi m’abandonner ? — Non sans un vif regret ! Mon séjour près de vous ne s’effacera jamais de ma mémoire ; mais l’École de Droit me rappelle. Impitoyable dans sa chaire, M. Delvincourt noterait mon absence. — Vos momens de liberté, pour être plus rares, doivent en être plus doux. Vous m’en accorderez quelques uns, je l’espère ; vous vous délasserez près de moi de vos études arides, et je tâcherai de vous faire oublier un peu votre sévère professeur. L’hiver arrive : bientôt je quitterai tout-à-fait la campagne pour Paris, où j’aurai des devoirs à remplir plus exigeans que dans l’été. Vous viendrez me voir le matin vers neuf heures : je suis alors presque toujours seul. C’est un moment délicieux pour causer. Quand le sommeil se retire, nous rentrons dans nos idées en même temps que dans la vie et dans le jour, et tout cela avec un plaisir tout frais et tout nouveau : on renaît. Les anciens avaient raison de se visiter au lever du soleil. Vous viendrez aussi, les soirs où je joue, me trouver avant le spectacle dans ma loge. On vous ouvrira la porte qui communique du théâtre dans la salle ; par ce moyen vous choisirez votre place avant que le public soit entré. Je réserve cette faveur, si c’en est une, aux jeunes gens qui m’aiment assez pour trembler lorsque j’entre en scène, et qui, si je parviens à réaliser ce qu’attend de moi leur flatteuse admiration, s’en montrent heureux et pleins de joie. Un certain personnage dont je vous ai parlé a plus d’une fois passé par cette petite porte ; depuis il s’est fait donner ses grandes entrées. Les mardis je reste chez moi ; d’un seul regard vous rencontrerez là toutes les sommités intelligentes de la France, assemblage illustre qui m’honore et m’encourage. En sortant de cette sphère à hautes pensées, croyez que je me trouve plus à l’aise avec les grands auteurs dont je suis l’interprète. En vérité, lorsque je viens sur le théâtre me pénétrer de leur esprit, je crois n’avoir pas quitté mon salon ; et ce ne sont pas les artistes seuls que je recherche, ce sont toutes les illustrations de l’époque : Berthollet, La Place, Cuvier, Gérard, Guérin, Duval, Arnault, Lemercier, Raynouard, Daru, Corvisart, Méhul, Ginguené, et cent autres encore ; des jeunes gens pleins de talent et d’avenir y viennent aussi admirer leurs maîtres, en attendant qu’ils soient maîtres à leur tour. Croyez-moi, fréquentez les hommes supérieurs, c’est de tous les moyens de s’instruire le plus doux et le plus sûr. — Vous voyez bien que je n’ai pas attendu votre conseil. — Il faut aller plus haut. Je puis cependant vous être utile. Puisque, résolu à suivre les exemples paternels, votre ambition se tourne vers le barreau, venez m’entendre au théâtre, et non seulement moi, mais nous tous ; ainsi vos plaisirs deviendront en même temps des études. Il règne au Théâtre-Français une grande pureté de diction ; c’est là que la langue est parlée avec le plus de correction et de soin. Maintenant surtout qu’on y déclame moins, vous pourrez apprendre aussi comment il faut être vrai au barreau. La réforme opérée au théâtre doit s’étendre à tout ; le palais et la chaire la subiront. Le théâtre a donné le signal, le palais suivra. L’Église ne sera pas non plus récalcitrante. Pour n’être plus en tête de la société, elle ne fera pas la faute de rester en arrière. « Oh ! que ce serait une grande et merveilleuse chose que d’entendre un prédicateur, du haut de la chaire, remuer les cœurs de la foule par des accens simples et pathétiques, et non plus avec ces éclats de voix qui, après avoir frappé la voûte, retombent à terre et s’y étouffent, non plus avec ce chant plus triste que les sons du serpent, mais avec les tons harmonieux de la voix humaine ! Quelque jour je vous réciterai l’une des oraisons funèbres de Bossuet. J’en sais plusieurs, sinon entières, du moins par longs fragmens. Que je vous raconte à ce sujet une anecdote : je me trouvais à Lyon en même temps que Mme de Staël. Un soir chez elle l’assemblée étant comme de coutume et brillante et nombreuse, on désira m’entendre. Pendant que je me recueillais un instant, un vaste cercle se forma autour de moi. On se préparait à écouter Égisthe ou Cinna ; jugez de la surprise générale lorsque je me mis à dire : « Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires, à qui appartient la gloire, la majesté et l’indépendance... » « J’achevais à peine ces premiers mots, qu’un murmure glissa jusqu’à mon oreille. C’était l’expression involontaire d’un désappointement : on aurait volontiers imposé silence à Bossuet pour donner la parole à Corneille. Je n’en continuai pas moins. Peu à peu le calme se rétablit ; je m’emparai de l’attention, et lorsque j’en vins à ce sublime passage : « Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines : la félicité sans bornes aussi bien que les misères... » je sentis que j’allais obtenir un de ces triomphes qui me rendent mon art si cher. Cette soirée se passa toute en surprise. Après avoir fait entendre l’orateur, je ne voulus pas refuser de montrer le tragédien. Savez-vous quel rôle je choisis ? celui de Phèdre. C’est le plus beau et le mieux fait que je connaisse. L’amour criminel de Phèdre, parcourant tous les degrés et ne se consolant que par le suicide de n’avoir pu se perdre dans l’adultère, forme un drame complet : c’est la vie entière d’une passion. Pardonnez à mon orgueil de tels souvenirs, ce fut encore un triomphe. Ces soirées se renouvelèrent. Elles m’ont valu de Mme de Staël des lettres bien capables de m’enivrer. Ces lettres me sont précieuses comme doivent l’être à nos généraux les bulletins de la grande armée. — Oui, oui, je vous pardonne cet orgueil ; je vous prierai même d’en avoir un peu plus. On est souvent tenté de vous rappeler que vous êtes Talma. — Je ne veux pas ici feindre la modestie. Diderot a dit d’une manière piquante : « Entre un homme vain et un homme modeste, la seule différence, c’est que l’un est indiscret et que l’autre ne l’est pas. » Franchement, si je m’apprécie trop peu, c’est que mon art, quoique bien beau, est pourtant peu de chose ; il n’est, à vrai dire, qu’un bruit de paroles. — Ne vous a-t-il pas fait un nom destiné à vous survivre ? — Et quand cela serait ! qu’est-ce qu’un nom qui n’emporte pas avec lui chez la postérité l’ouvrage auquel il doit sa renommée ? On m’admirera, j’ai besoin de le croire, mais sur la foi d’autrui, ou plutôt on saura que j’ai été applaudi de mon temps : voilà tout. Chaque génération, en passant, n’aura pas sous ses yeux quelque production qui lui permette de ratifier le jugement de mes contemporains. Je n’ai pas, comme le sculpteur, le bronze ou le marbre pour éterniser ma pensée. Je n’ai pas, comme le poëte ou le peintre, l’imprimerie et la toile pour perpétuer les enfantemens de mon intelligence. Oh ! que je les envie ! qu’une simple feuille de papier, dépositaire à tout jamais de quelques beaux vers, de quelques profondes pensées, est préférable à ce théâtre où chaque soir j’écris, où tout s’efface aussitôt. Je n’entre jamais dans ma bibliothèque sans que mon cœur soit navré. Dans tous les siècles les hommes ont cherché à se survivre. Ce peuple si industrieux, les Égyptiens, nous ont légué leurs corps soigneusement embaumés ; nous, peuples modernes, supérieurs à l’Égypte, nous sommes parvenus à embaumer notre génie : ce sont de miraculeuses momies que nos livres ! L’âme ne périt pas, mais rien ne restait après elle pour constater son passage sur la terre. Maintenant elle laisse comme un long sillon de feu qui marque la route qu’elle a parcourue, elle laisse la pensée gravée sur l’airain. Et moi, moi... Tenez, quittons ce sujet, il me rend trop cruelle l’idée de la mort. — Ne dirait-on pas que la mort est là tout près ? n’avez-vous pas un long avenir devant vous ? — La mort ! elle est toujours là. Croiriez-vous qu’en sortant de chez moi, souvent je reviens sur mes pas pour mettre quelqu’ordre dans mes papiers, comme si je ne devais plus rentrer ? Et même sur la scène, combien de fois n’ai-je pas été assailli par de sinistres pressentimens, par de funèbres images ! En jouant Cinna il m’est arrivé, il n’y a pas très-long-temps, d’entrevoir tout autour de moi des abîmes sans fond. Je n’osais plus ni reculer ni avancer ; si cela eût duré, j’aurais demandé pitié au public. « Pour arracher des pleurs, il faut que vous pleuriez », a dit Boileau. Je puis dire à mon tour : « Pour vous faire frémir, je commence par frémir moi-même ». Oh ! que je comprends bien Pascal ! — Mais comment les spectateurs, attentifs à suivre le langage de vos gestes, l’expression de votre physionomie, les inflexions de votre voix, ne s’aperçoivent-ils pas du désordre de votre raison ? L’assemblée, dans ces pénibles momens, devrait se lever en masse, et, saisie de crainte et de douleur, vous crier : « Assez ! assez ! » — Au contraire : on attribue à mon art les agitations de ma nature ; mon regard exprime l’effroi, et l’on s’imagine que, pour m’épouvanter, moi et les autres, je porte à la main une tête sanglante. J’aurais besoin de compassion, je rencontre des applaudissemens. Ma mémoire seule venant à m’abandonner, pourrait avertir que Talma est anéanti. Mais heureusement jusqu’à ce jour elle m’est restée fidèle. C’est le prodige de ce mécanisme de la mémoire, déjà si prodigieux, alors même qu’il n’est pas soumis à de telles épreuves. « Je vous révèle là d’étranges faiblesses. Viennent-elles de mon âme, de mon imagination, de mes nerfs ? et qu’importe, puisque je souffre ! Mais pourquoi me plaindre ? Je subis la loi commune, je paie quelque peu de talent par une délicatesse d’organes qui est la source de cruelles douleurs, de pénibles et longs ennuis. Au reste, si je redoute la mort, si je tremble à chaque pas de la rencontrer, c’est peut-être aussi par une trop grande soif de l’immortalité : il me faut pousser loin ma vie pour achever mes travaux, pour leur donner plus d’éclat, afin que mon nom, condamné à rester isolé et vide après moi, ait du moins dans les âges futurs un glorieux retentissement. » Je revins à Paris. Des études graves s’emparant de toutes mes heures, m’éloignèrent du monde artiste. Je revis Talma sans doute : ce ne sont pas de tels hommes que l’on néglige ; mais dans son salon ou dans sa loge, c’est-à-dire au milieu d’une foule empressée. Jamais je ne le regardai sans songer aux terreurs que lui causait la mort ; jamais je ne l’entendis réciter le monologue d’Hamlet sans avoir la pénible pensée qu’il devait souffrir, et beaucoup ; que, devant moi, sur la scène, l’homme bien plus que le personnage demandait à l’éternité d’expliquer ses mystères. J’ai conservé dans mon souvenir non seulement les paroles de Talma, mais jusqu’à l’accent mélancolique dont il les prononça lorsqu’il me fit cette étrange confidence. Sa voix est là à mon oreille. Je crus l’entendre sortir du cercueil le jour où, suivi de la tristesse publique, ce cercueil s’avança lentement vers le dernier asile. Il m’a semblé hier encore qu’elle allait aussi s’échapper à travers le marbre de la tombe que j’ai voulu saluer de nouveau. Elle porte depuis peu le nom de Talma : ce sera son plus beau, son plus durable ornement, le seul qui lui convienne. Il y aurait outrage envers la mémoire de celui qui se passionna pour le vrai, si cette tombe, au lieu d’être d’un style simple, se trouvait surchargée de longues phrases et de grandes figures éplorées, ridicule appareil devant lequel l’âme reste glacée. N’ai-je pas vu sur le monument funèbre d’un Montmorency décapité je ne sais quel nombre de statues ! N’eût-il pas mieux valu un corps sans tête étendu sur une pierre noire, et pas autre chose ? Mais je me trompe : au moment où j’ai visité la poussière de Talma, sa tombe avait un ornement, le plus digne, le plus touchant à voir : c’était une vieille femme, pauvre, les yeux humides, qui déposait une couronne, gage d’une reconnaissance que le temps n’a pas éteinte. Moi, je rêvais à la gloire de Talma, elle à son bon cœur. NAPOLÉON. Mes compagnons, vous le rappelez-vous ce champ funeste où s’arrêta la conquête du monde, où vingt ans de victoires vinrent échouer, où commença le grand écroulement de notre puissance ? Ségur. Sans demander à la France le secret de sa fortune, si étrangement mêlée de prospérités et de revers ; sans chercher dans les révolutions ce qui les fait naître, montrons seulement ce qu’elles produisent. Disons d’abord que la royauté, dès son origine, eut à lutter tour à tour contre l’épée et l’encensoir ; tantôt elle se maintient par des alliances, tantôt par des ruptures. Elle invoque les évêques contre les hommes d’armes, elle s’aide de ceux-ci pour dépouiller l’Église. Les premières races ne font qu’aller et venir du sanctuaire au camp. Enfin, après bien des querelles et bien des siècles, le trône, resté le plus fort, a tout soumis et tout affaibli pour mieux soumettre. Sous Louis xiii, la victoire alla même trop vite et trop loin par la main d’un prêtre, roi sous son roi. En vain quelques vieux nobles essaient de reprendre leur armure ; la rouille l’avait rongée : cette fois l’audace ne donne pour conquête que l’échafaud. Ce prêtre, par une sorte de représailles, semble, après huit cents ans et plus, venir rendre à la noblesse l’oppression que le clergé avait reçue d’elle sous le père de Charlemagne. Quand on oublie le nom de Richelieu pour arriver jusqu’à la personne du ministre, les triomphes de ce ministre paraissent peu de chose. Ce ne fut pas son bras qui était fort, c’est la puissance féodale qui était faible ; ce ne fut pas sa volonté qui lui donna la domination, c’est l’absence d’une volonté royale qui la lui laissa prendre. On l’exalte depuis deux siècles, parce qu’on l’avait haï dans le sien ; car de la haine publique il reste toujours quelque renommée : les peuples, par pudeur pour eux-mêmes, ne permettent pas qu’on insulte le souvenir de qui les fit trembler. De nouveaux périls menaçaient la couronne. Après la mitre, après le casque, arrive contre elle le bonnet des faubourgs. Justement alarmée au bruit d’une nation qui s’agite, non plus comme au temps de la Fronde, sous la main d’un prélat turbulent et de quelques grands mutinés, mais à la voix de mille tribuns sortis du peuple, et peuple eux-mêmes. La couronne alors tâche, pour qu’on la soutienne, de réveiller tout ce qu’elle avait endormi pour qu’on la laissât tranquille. Il était bien tard ; le sommeil était déjà plus qu’un engourdissement passager. Les vieilles puissances sociales n’ayant conservé de leur force que l’appareil qui la couvrait, il fut aisé de constater, en soulevant la chape d’or et le manteau ducal, qu’il n’y avait plus que des morts sous ces riches couvertures. Une heure, une seule heure a fait de la Bastille, cet effroi de vingt millions d’hommes, un amas de pierres autour duquel viennent danser les enfans et les femmes. Les parlemens, respectés dans les émeutes, sont eux-mêmes renversés cette fois. Avec la Bastille disparaît le pouvoir sans limites ; avec les parlemens disparaît le pouvoir limité. Ainsi tout croule, rien ne tenait plus, on n’eut qu’à toucher : le passé démoli, on se met à détruire le présent. Le sous-lieutenant s’est fait connaître. Aux époques où les distinctions de rang et de naissance tout-à-fait abolies ne peuvent plus étouffer les supériorités de talent et de génie, les hommes vigoureusement trempés sont bientôt en évidence. Celui-ci se révèle sur les marches de Saint-Roch. Il vient foudroyer l’élite de Paris soulevée contre la Convention. Singulière fantaisie du hasard ! pour défendre la révolution qui a frappé d’exil le clergé catholique, il établit son quartier-général devant les portes d’une église dévastée et sans culte, lui qui, plus tard, doit rappeler le clergé et lui rouvrir la porte des cathédrales. Pour maintenir la puissance révolutionnaire contre les sections qui demandent en armes un retour vers l’ordre, il tire l’épée, lui qui, dans peu, tirera cette même épée contre la révolution pour la faire passer docile et soumise dans ses mains, afin qu’elle refasse l’ordre. C’est qu’au 13 vendémiaire les temps n’étaient pas accomplis : Paris se pressait trop. La révolution n’avait pas achevé son ouvrage, le vieil édifice social n’était pas assez détruit pour en reconstruire un nouveau. Lorsqu’il faudra, sous les formes d’une société rajeunie, rassembler les intérêts récemment créés, alors il se présentera, lui, le jeune révolutionnaire de Saint-Roch : c’est sa part dans ce grand drame populaire. En attendant, il confie au canon des guerres civiles le soin de sa naissante renommée ; la victoire ensuite prendra cette renommée, et, la faisant sortir de Paris, la portera vite en Italie, pour qu’elle se répande de là dans toute l’Europe. En l’apercevant, l’héroïque Italie le salue comme l’un de ses souvenirs : il passe, il va plus loin, il va s’incliner devant Thèbes. Privé d’aïeux, il songe à s’en donner d’une étrange sorte, en attachant son nom aux plus vieux monumens du globe. « Du haut de ces pyramides, dit-il à ses soldats, quarante siècles vous contemplent », et ces quarante siècles auxquels il se mêle deviennent à sa voix sa conquête, si ce n’est son héritage. Cependant la France menacée l’appelle : dès qu’il paraît, tous cherchent un abri sous les replis de ses drapeaux chargés de victoires. Accueilli comme un espoir, comme une nécessité, l’admiration et la peur lui fraient les voies du rang suprême, qu’il prend d’assaut à Saint-Cloud, peut-être avec les canons de Saint-Roch. Ne croyez pas que l’ardeur qui de lieutenant l’a fait général, et de général, consul, se soit éteinte : il devient empereur ; ce n’est pour lui qu’un grade de plus. Monté si haut, il voit plus loin, et veut avoir tout ce qu’il voit. Grand parce qu’il fait tout ce qui lui plaît des nations, il ne peut s’empêcher néanmoins de mépriser ces nations qui lui laissent tout faire. Enfin, après avoir relevé le sceptre de Charlemagne, planté de nouveau la croix de Constantin, tiré de l’exil les écussons des cours de Charles vii et de François ier ; après avoir rendu aux lois leur force, à la justice son glaive, la France est tentée de lui demander grâce. « Assez de gloire, dit-elle. — Pour vous, peut-être, répond-il ; jamais assez pour moi. » Il continue. Son ambition est de faire un seul royaume de l’univers. Le voilà sautant de fleuve en fleuve jusqu’à la Moskwa. Du milieu de la plus épouvantable des batailles, les foudres de son artillerie le jettent dans les murs de Moscow. L’incendie à son tour l’en rejette. Échappé de cette fournaise, le voyez-vous maintenant enveloppé de frimas, à pied, un bâton à la main ? Il parcourt, errant, un désert où le froid fait un marbre de la terre et des eaux ; mais dans ce désastre inouï, dans ce feu, dans cette glace, dans cette colère des élémens et des hommes, ce sont ses pas qui font encore le plus de bruit. Enfin il trouve pour hâter sa course, au lieu d’un char de victoire, un traîneau fragile qui le fait glisser sans soldats, mais armé de son nom, à travers les empires qu’il a foulés et vaincus. Toujours fuyant, il touche du pied les Tuileries, se retourne, et déjà il reporte sa forte épée au cœur de l’Allemagne. Il lui faut encore des victoires avant que de tomber ; il en trouve ; puis viennent des revers, puis encore des succès : on ne peut deviner ce que la fortune lui réserve, tant elle a de peine à le quitter ! Redevenu fugitif, il recule encore, mais cette fois jusqu’à Fontainebleau, où il n’arrive, après de si vives secousses données au monde, que pour en finir d’un trait de plume. Il abdique, abandonnant le trône avec ce dédain d’un homme qui sait bien qu’en emportant sa gloire c’est misère qu’un trône laissé derrière lui ; il abdique, et pour que tout soit extraordinaire dans cette destinée, lancée par le volcan d’une révolution, il ne pourra pas même poser sa tombe sur un continent qu’il asservit tout entier. À peine trouvera-t-il un peu de terre, au milieu de l’Océan dont les vagues viendront nuit et jour, et sans cesse, murmurer au pied de son ombre, comme les nations envoyaient aussi leur murmure au pied de sa puissance. Est-ce fini ? Pas encore. De tels hommes n’ont pas besoin d’être vivans pour agiter les peuples ; regardez. À défaut d’une tombe, la France lui a décerné un trophée de bronze, d’où il règne encore. Tout froid qu’il est, ce bronze échauffe la foule, et l’image du grand capitaine, debout sur le faîte, semble, à la tête de ces légions d’airain qui escaladent en tournoyant la colonne, être là-haut : placée pour les guider vers l’immortalité. L’ANNEAU. Mont serait bone vie De bien amer Cele qui ne vousist fauser. Gobin de Rains. Henri iii fut un moment l’idole de la France. Les premières années de son règne annonçaient un roman de chevalerie. Il eut besoin de dissiper bien des illusions avant que Paris, passant de la louange à la satire, fît éclater cette insurrection de pasquils qui transformaient les murs de la ville, où d’invisibles mains les écrivaient, la nuit et même le jour, en des milliers d’échos de la colère publique. Ces pasquils semblaient le chercher de préférence dans les solennités bigotes, lorsque, marchant pieds nus, un chapelet de têtes de morts à la main, et portant les livrées de la pénitence, il conduisait lui-même de longues processions, sorte de mascarades religieuses qui lui permettaient de courir les rues et de prolonger, à l’aide d’un prétexte pieux, les courtes folies d’un carnaval éhonté. Mais comme je n’ai nulle envie de peindre le Henri des pasquils ; comme ma prose n’a nul goût pour le fiel des vers de ce temps-là, laissons à d’autres un passé qui, à l’époque où je me place, était encore un avenir. Pour mon compte, je m’en tiens à ce Henri, jeune, vaillant, gracieux, aimé des belles ; à ce Henri paré des couleurs de sa dame, au milieu de ces joutes chevaleresques qu’il aimait autant que les combats. Là, du moins, au lieu de vers caustiques, les trophées d’un tournois n’offraient à ses yeux charmés que des écussons où son chiffre, parmi les fleurs, brillait entre deux mots sacrés : La gloire et l’amour. On entrait dans les mois qui ramènent l’été. Henri venait de quitter le Louvre pour les ombrages de Fontainebleau, palais où Marguerite lui préparait une fête guerrière. Henri laissait voir depuis peu dans ses traits l’empreinte de profonds soucis, mais non pas de ces soucis austères, fruits cuisans de la royauté. Leur cause véritable n’était point ignorée à la cour. Les ambassadeurs en avaient même écrit à leur cabinet comme d’une affaire d’État. C’en était une en effet. Il s’agissait d’une querelle survenue entre deux puissances, le roi et sa maîtresse. Le jour de la fête arriva, mais sombre et voilé de nuages ; vrai jour de tristesse et non pas de joyeux plaisirs. Bientôt on n’eut plus d’autre clarté que celle des éclairs, tant le ciel était sombre, d’autre bruit que celui du tonnerre, tant la nature était muette de frayeur. Il fallut ajourner la fête. Marguerite devint aussi triste que le temps. L’ennui la gagna ; elle voulut le fuir auprès de son frère, mais Henri s’était renfermé dans son cabinet. Elle s’informa s’il était avec ses ministres, on lui répondit qu’il ne les avait point mandés. Elle hasarda une autre question, on l’assura que la réconciliation n’était point encore faite. La curiosité de Marguerite s’en accrut. Pour la satisfaire, elle entra : c’était le meilleur moyen. Une sœur peut franchir le seuil où s’arrêtent princes, ducs et barons. Elle aperçut son frère debout près d’une croisée contre laquelle battait la pluie. Avec l’un des diamans, parure de ses doigts, il écrivait sur les vitraux de cette croisée. Deux petits chiens damerets étaient ses seuls compagnons ; pour le moment c’était là toute sa cour. Au bruit des pas de Marguerite, Henri, un peu confus, laissa tomber précipitamment le rideau de soie qu’il tenait levé. « Quelle est cette trahison, mon seigneur maître ? dit Marguerite ; pourquoi dérober à mes yeux ce que vous étiez à regarder ? ne puis-je pas le voir aussi ? — C’est effectivement une trahison, sœur de Valois, dit Henri ; je la cache à vous comme à tout autre. » Elle insista ; de son côté, le roi mit quelque persistance dans son refus. Une altercation vive, gaie, amicale, fut aussitôt engagée ; victoire demeura à Marguerite. Il fallut bien que Henri, chevalier auprès de toutes les dames, sa sœur assurément n’étant point exceptée, cédât, et de plus avec bonne grâce. Il s’éloigna de la croisée, s’assit dans un large fauteuil de chêne, laissant Marguerite, maîtresse du terrain conquis, lever à son tour le rideau. Un rire malicieux brillait dans les yeux de la sœur ; le frère, au contraire, prit un air sérieux et mélancolique. « Qu’est ceci ? s’écria Marguerite à l’aspect de quelques vers gravés par la main de Henri. Je ne vous savais pas poëte, cher sire ; mais il paraît que dans votre cœur brûle la noble envie d’imiter en tout notre royal aïeul, de si glorieuse mémoire. Comme à lui également les vitraux vous servent de tablettes. Voyons. Eh ! mais c’est un crime de lèse-majesté contre les dames ! » Elle se mit à lire les vers que voici : Mignonnes à l’œil doux, point ne manquez d’appas, Le clairon des tournois le proclame à voix haute. Mais ces biens vous gâtez par une seule faute : Vous faites des sermens et ne les tenez pas. « Voilà de félonnes paroles, voilà un quatrain qui pourrait être plus juste, sans être moins piquant. Il suffirait d’une légère variante. Écoutez, noble sire de Valois. » Et elle écrivit au dessous : Mignonnes, quand on vient encenser vos appas, Défiez-vous d’un sexe à la parole haute ; Pour lui c’est badinage, et jamais une faute De faire des sermens qu’il ne vous tiendra pas. « Je regrette que la croisée ne soit pas d’une plus grande dimension, pour contenir vingt histoires au moins sur l’inconstance des hommes qui toutes soutiendraient par des faits irrécusables la vérité de mon dire poétique. — Je conçois, ma sœur, qu’il en faille vingt en preuve de notre inconstance ; pour moi, je serais convaincu de la fidélité des femmes, si vous aviez un seul exemple à me produire. Mais laissez-moi là, sœur de Valois, j’ai l’esprit sombre ; cessons de parler, je vous prie, et de constance et d’infidélité, ce sont sujets de trop longue haleine. — Non, non, on n’accuse point ainsi mon sexe d’être d’une nature tant soit peu ondoyante sans que je le défende. Je suis comprise aussi dans le quatrain, car il est universel. Çà, de bonne foi, et boutade poétique à part, Votre Majesté pourrait-elle me citer l’inconstance bien réelle d’une seule dame, j’entends d’une dame vraiment noble et d’une renommée digne de son nom ? — Pas même Éléonore de Montcabel ! dit le roi. » C’était réveiller un souvenir bien douloureux. Éléonore avait été élevée dans la propre maison de Marguerite. C’était la plus belle, c’était la plus vertueuse de ses filles d’honneur ; celle sur qui elle comptait le plus. Avant de s’unir au sire de Montcabel, Éléonore était depuis long-temps la mieux aimée de ce chevalier. Leurs noces se célébrèrent avec de grandes joies, mais la fortune fut pour eux plus cruelle que l’amour. Un an après on accusa le jeune époux d’avoir traîtreusement livré à des rebelles une forteresse mise sous la garde de son épée et de sa foi. Il encourut une condamnation terrible. C’est pour jamais que sa liberté, ce premier des biens, devait lui être ravie. Éléonore se montra inconsolable ; elle visitait souvent le donjon crénelé où son mari languissait captif. Forcée quelquefois aussi de paraître à la cour, elle venait y souffrir davantage, tant la trahison de son époux excitait de mépris parmi les courtisans, tant grondait encore la colère du roi ! Tout à coup Éléonore disparut. Le bruit qui en courut ternit sa chaste renommée. On disait qu’elle avait quitté furtivement la France, emportant avec elle ses plus riches joyaux, et galopant en compagnie amoureuse avec son jeune page, Isoël de Rhaboul. Marguerite, profondément blessée de cette aventure, ordonna qu’on se tût, à l’avenir, sur Éléonore ; que le nom même de la fugitive ne fût jamais prononcé devant elle. Raillée par son frère, piquée de voir qu’il venait chercher ses preuves d’infidélité parmi ses femmes, dans sa favorite même, Marguerite se crut obligée d’embrasser la cause d’Éléonore. Elle déclara donc qu’elle ne la croyait pas coupable. Dans son chaleureux plaidoyer, elle alla jusqu’à promettre de fournir, dans l’espace d’un mois, les témoignages irrécusables de son innocence. « Prenez garde, ma sœur, Isoël le page est un gentil damoisel. Il joint à œil guerrier sourire de jeune fille. — Faisons un pari, répliqua Marguerite. Si je le perds, que le quatrain incivil soit gravé sur ma tombe pour me servir d’épitaphe ; si je le gagne... — Si vous le gagnez, répondit Henri, je brise les vitraux de la croisée, et mes faveurs pour vous n’auront d’autres limites que vos désirs. J’y engage ma foi royale. » Ce pari fut un événement. Les ménestrels, en viellant avec gentillesse, s’en allèrent le chanter par toute la joyeuse France. Marguerite fit promettre à son de trompe, dans les bourgs et devant la porte des chastels et des chastillons, de magnifiques récompenses à qui lui fournirait quelque indice sur la fuite mystérieuse d’Éléonore. Soins inutiles : le mois était près d’expirer, et Marguerite n’avait rien appris. Volontiers pour reprendre sa parole, pour annuler la gageure, elle aurait donné au roi son frère dix de ses bouillantes cavales, qui, sous le ciel du Béarn, aimaient à se plonger dans le Gave écumeux. La veille du jour où devait expirer le délai, on avertit Marguerite que le geôlier de la prison dans laquelle était renfermé le sire de Montcabel demandait à être admis devant elle. Elle le permit. Le geôlier accourait pour dire que le chevalier offrait à Marguerite de lui faire gagner son pari si, au nombre des conditions qu’elle serait alors en droit d’imposer à son royal adversaire, elle voulait mettre la liberté du pauvre captif, et obtenir pour lui la faveur de venir se jeter aux genoux du monarque irrité. L’allégresse fut grande au cœur de Marguerite ; elle promit tout, car Henri s’était engagé d’avance à tout accorder. Quel plus heureux dénoûment pouvait-elle espérer ? en gagnant son pari, elle satisfaisait son amour-propre ; en outre, Marguerite n’était pas de nature à se plaindre qu’en sus de sa victoire il lui advînt le plaisir d’une bonne action. Ce soir-là Henri était d’humeur gracieuse. Dès le matin un cavalier, ses armes toutes fracassées, son cheval tout haletant, s’était écrié : « Béni soit Dieu ! victoire ! » Guise, le pilier de l’Église romaine, venait, au prix d’une balafre, de vaincre les Reistres, accourus pour prêter secours à l’hérésie. Ce sont là nouvelles qui font battre le cœur d’un roi de France. Dans les dépêches, pleines du récit des plus beaux faits d’armes, il était dit que le messager, qu’on ne désignait pas autrement, en avait pris la plus belle part. Henri, charmé de tant de bravoure, le combla de présens, lui fit maintes caresses, l’appela fine fleur de sa chevalerie, non sans regretter toutefois qu’un vœu secret empêchât le jeune victorieux de lever sa visière et de déclarer son nom ; ce vœu, Henri le respecta. Qu’il eût été fait à Dieu ou aux dames, auprès d’un tel monarque il était également sacré. Vers le soir, comme le soleil, en frappant de ses derniers rayons la croisée au quatrain satirique, semblait se plaire à le dorer de mille feux, Henri se trouvait assis dans le même fauteuil de chêne où il était au moment du pari. À ses côtés, debout, les yeux remplis de son triomphe prochain, Marguerite venait en souveraine de dicter ses conditions. Sûre qu’elles seraient toutes remplies, que le roi, esclave de sa parole, ne refuserait rien, elle avait fait venir d’avance le prisonnier. Henri, qu’elle en instruisit, consentit à le voir, empressé de connaître par quel moyen on pourrait faire éclater l’innocence d’Éléonore. Le prisonnier parut, conduit par des hommes d’armes. Arrivé près du roi, il s’agenouilla et découvrit son front. De longs et beaux cheveux d’or tombèrent sur ses épaules, de grands yeux bleus se levèrent timidement sur le monarque, qui s’écria à cette vue : « Il y a de la trahison ici ; geôlier, vous jouez votre tête. — Hélas ! cher sire, ne le condamnez pas, dit la voix douce et tremblante d’Éléonore, car c’était elle ; des hommes plus vigilans que lui n’ont pu échapper aux ruses d’une femme. Montcabel, mon époux et mon seigneur, n’était pas coupable du crime pour lequel il a tant souffert. Mais vous étiez irrité, Sire ; il fallait vous fléchir. Dans cette espérance, Montcabel résolut d’aller combattre, sous Guise, vos ennemis ; de verser son sang pour la gloire de votre couronne. Aidée d’Isoël, mon page, dont l’adresse égala le courage, je favorisai l’évasion de mon époux. Le geôlier, vieux soldat, ému par la pitié, consentit à me garder en otage jusqu’au retour de son prisonnier. Montcabel a tenu parole : vos ennemis sont défaits, votre couronne vient d’acquérir une gloire nouvelle. Le valeureux chevalier qui ce matin a remis à Votre Majesté des dépêches, brillans feuillets pour votre histoire, celui que vous avez comblé d’honneurs, de louanges, est le sire de Montcabel. J’attendais ses hauts faits comme preuve de son innocence, car les traîtres ne sont jamais braves. Alors j’aurais tout avoué à ma maîtresse, votre noble sœur. N’a-t-elle pas gagné son pari, beau sire ? Et la grâce qu’elle demande... — Est la grâce du chevalier de Montcabel, dit Marguerite en cachant mal sa joie orgueilleuse. Mon noble frère, vous devez aujourd’hui pardonner à un féal chevalier, et punir un poëte bien discourtois. » Henri, avant de répondre, se leva, et, après avoir invité la dame de Montcabel à quitter son attitude suppliante, il alla du pommeau de son épée briser les vitraux menteurs de la croisée ; puis se tournant vers Marguerite, il lui dit avec un sourire qui valait son quatrain : « Ma sœur, vous avez la main heureuse ! Noble dame, ajouta-t-il en s’adressant à Éléonore, vous qui êtes belle comme la plus belle étoile du firmament, acceptez cet anneau émaillé ; il est d’un travail merveilleux. Vous le conserverez en souvenir de cette aventure et par déférence pour votre roi. Un juif me le vendit lorsque j’étais dans mon royaume de Pologne. Il avait appartenu à une jeune veuve qui n’eut pas long-temps à l’être, car elle mourut de douleur sur le tombeau de son mari. Le juif acheta l’anneau comme une curiosité ; il sera pour vous un gage de vertu ; il vous servira aussi de parure. Son bleu presque noir fera ressortir la blancheur de votre main. « Quant au geôlier, je lui fais grâce pour ne pas déroger à l’usage ; mais j’aurai soin dorénavant de ne plus choisir, pour ce poste, un vieux soldat. Il est temps d’en finir avec les geôliers sensibles. » Un tournoi célébra le triomphe de Marguerite. Henri le voulut ainsi. Généreux comme un vainqueur, tout vaincu qu’il était, il se fit le héraut de sa propre défaite. Joutes, castilles, pas d’armes, danses de toute espèce, surpassèrent ce qu’on avait vu jusqu’alors. Partout brillaient cuirasses d’acier, riches armoiries, lances, écus, heaumes et pennons. Là, se trouvait toute la fleur de la France, car nul chevalier ni écuyer, au bruit des cors sonnant haut et clair de réjouissantes fanfares, n’avait osé demeurer dans son manoir. La fête dura de longues heures. Les écharpes à franges d’or, à tissus d’argent furent distribuées aux heureux de la journée. Les barrières ne s’abaissèrent pour laisser écouler la foule riante et parée qu’au moment où le soleil semblait à demi-noyé dans les vapeurs du soir. À ce tournoi, le sire de Montcabel fit maintes gentilles prouesses. Éléonore y brilla de toute sa beauté ; sa pâleur, sa taille que les ennuis avaient amincie, étaient comme autant de preuves d’une tendresse sans égale, et, par cela même, ajoutaient à ses charmes tout ce qui pouvait leur faire effacer les attraits si vermeils, si enjoués des dames de la cour. Aussi l’hommage de mille regards s’élevait jusqu’à elle ; aussi mille bouches disaient tout bas que le malheur quelquefois sert à souhait la coquetterie. Les chroniques du temps, dont l’authenticité est par bonheur souvent douteuse, rapportent que Henri prit plus tard sa revanche envers sa sœur, sans avoir, cependant, fait un nouveau pari. Il s’était enflammé pour la dame de Montcabel. Le roi avait été clément, Éléonore ne fut point ingrate. Mais il paraît qu’en train de payer les dettes de sa reconnaissance, elle se rappela les services du page : la dame de Montcabel était très-consciencieuse. Aussi l’anneau voyageur passa de son doigt à celui d’Isoël, où l’œil jaloux de Henri ne tarda pas à le découvrir. Ce pauvre roi, jusqu’alors si fier de s’être substitué au mari d’Éléonore, se trouva confus de l’avoir trop bien remplacé ; cependant, pour toute vengeance, il se contenta d’écrire sur les vitraux de la croisée une seconde édition de son quatrain. Le poëte consola l’amant. C’est aussi une bonne fortune pour un roi qu’un quatrain ; Henri fut enchanté de n’avoir pas perdu le sien. LA CHARTREUSE DE BONPAS. Le vent avait aussi rongé les sculptures des piliers, usé les formes de la statue des saints, et effacé les angles saillans des tours ; mais l’abbaye restait encore debout, tel qu’un brave vétéran couvert de cicatrices. Walter Scott. En sortant d’Avignon pour aller à Vaucluse par la route de Caumont et de Thor, on trouve, avant d’arriver au premier de ces deux villages, une montagne que baigne une rivière, qu’une forêt ombrage. Au-dessus de cette rivière qu’on appelle la Durance, au-dessous de cette forêt qui n’a pas de nom, la Chartreuse, assise sur l’un des flancs de la montagne, se montre avec des ruines silencieuses, entre le murmure des flots et le bruit du feuillage. À l’endroit même où finissent les rochers de cette montagne, où le sable de la rivière commence, on a construit une large chaussée. Pour peu qu’en passant le voyageur lève la tête, il aperçoit dessinée en forme de balcon au pied de la Chartreuse une terrasse presque suspendue dans les airs. Du haut de cette terrasse, le regard plonge dans une vallée immense, la parcourt, s’y complaît, puis s’en va chercher en face, au-delà, la Provence, pays riant où le tambourin anime la danse, égaie même le travail qu’il transforme en plaisir. À droite, mais en ramenant la vue du côté de la Chartreuse, on découvre Avignon que l’on vient de quitter, Avignon, patrie de la gloire et des amours, de Crillon et de Laure, ville embellie plutôt que défendue par d’élégans remparts, sur lesquels s’élèvent un si grand nombre de petites tours qu’elles semblent en former les créneaux. La Chartreuse a des tours et des remparts aussi pour l’enceindre. Elle a de plus des herses, un pont-levis et des sarrasines, même un fossé large et digne d’elle ; ce fossé c’est la Durance roulant au pied du saint édifice ses vagues grises bordées d’une écume blanchâtre. On prendrait la Chartreuse pour une forteresse. Regardez : le pont-levis s’abaisse, les hommes d’armes, bardés de fer, vont porter dans les bourgs les ordres capricieux de quelque haut baron, l’effroi des serfs de la contrée. Devant eux marche leur chef avec son casque surmonté d’un vautour, dont les ailes se déploient au milieu d’un panache rouge ; le farouche oiseau semble se jouer dans le sang. À mesure que l’escadron s’avance, le vent déroule les replis de la bannière. Entendez-vous les échos se renvoyer le son bruyant des fanfares connue autant de trompettes formées par le creux des rochers ? Illusions ! illusions ! jamais ces lieux ne réfléchirent des images de guerre, ces lieux habités par des cénobites pieux ; jamais soldat ne franchit ce pont-levis : l’aumône seule le traversait. Lorsque les moines allaient visiter les villages, loin d’inspirer la crainte, ils répandaient la joie. Pourquoi donc cette enveloppe de guerre donnée à la paix de leur asile ? Voulant élever entre eux et les hommes un rideau impénétrable, ils le firent de pierre et de fer ; en lutte avec les passions, à peine se croyaient-ils assez forts derrière des tours et des créneaux : ils avaient raison, car cette précaution même fut impuissante. Vous vous étiez fortifiés contre les orages du monde, tranquilles hôtes d’un lieu de silence ; et le monde, au bruit de ses catastrophes, a brisé vos sarrasines, jeté sous l’herbe vos tourelles et dispersé votre cohorte inoffensive. Salut à toi, salut, Chartreuse de Bonpas ! Comme toutes les grandes choses, te voilà tombée ; mais on a cru te détruire, et tu vivras. La solitude a pris possession de tes cloîtres et les protège. Ouvrage des hommes, un édifice passe comme eux ; ouvrage du temps, les ruines semblent participer de son éternelle durée. Votre souvenir aussi vivra, moines cultivateurs. Cette contrée était sauvage, vous la rendîtes féconde. Ces nappes de verdure, ces touffes d’azeroliers, ces obiers, sur lesquels, le soir, quand tout se tait, le courlis jette son cri solitaire, et ces vergers, et ces épis, toutes ces merveilles, vos labeurs les donnèrent à ces climats. Pour fertiliser jusqu’au sable, vous l’avez, comme dit l’Écriture, arrosé d’un fleuve de miel. Le nom même de la Chartreuse rappelle un bienfait public. Dans un siècle déjà loin, sur la montagne même où l’on construisit plus tard la Chartreuse, des bandits s’étaient casernés dans une église abandonnée, vieux reste d’un couvent des Templiers entièrement détruit. Tout voyageur que menaçait leur poignard avait beau crier miséricorde ; après l’avoir dépouillé, on chargeait la Durance d’aller porter son cadavre dans le Rhône : aussi disait-on de toutes parts que c’était un mauvais pas à traverser. Ces brigands finirent par devenir si audacieux qu’au lieu d’attendre les voyageurs, ils allaient à leur poursuite ; même parfois, la nuit, ils pénétraient dans les villages, où l’on sonnait contre eux le tocsin. Voilà qu’un jour les moines arrivèrent ; ils avaient à la main la truelle et la bêche ; ils bâtirent, ils labourèrent. La Chartreuse se développa magnifique sur la montagne ; les moissons jaunirent dans la vallée ; de vingt lieues à la ronde on accourait pour profiter de ces richesses payées par les chartreux au prix de leurs sueurs. Les bandits, on le devine, avaient pris la fuite, chassés par la civilisation mieux que par une armée. Plus de désert, plus d’épouvante, plus de voyageurs égorgés ; la Chartreuse s’ouvrit pour leur donner asile. Dès ce moment on appela Bonpas un lieu si bien métamorphosé. Il suffit aux populations, pour éterniser leur reconnaissance, d’un nom qu’elles décernent : ce nom devient un monument impérissable. Mais où sont ces hommes de prières ? Quelques unes des voûtes sous lesquelles ils promenaient leur silence restent debout encore : eux seuls ont-ils tous disparu ? Hélas ! l’homme n’a pas de ruine qui lui survive. Il ne faut qu’un peu de terre pour tout couvrir. « Merci, jeune pâtre ; là-bas, près de Verdolier, je rencontrerai un ermitage où vit encore un chartreux. J’y cours. — Vous priez, mon père ; pardon. Je suis à la recherche de tout ce qui reste de Bonpas, — Et tu viens à moi ? tu ne t’es pas trompé. Quelques débris, voilà tout ce qu’a laissé le grand édifice ; un vieillard, autre débris, voilà la fin de trois cents religieux. L’Éternel l’a voulu ; soumettons-nous, soit que, pour détruire un cloître, il laisse tomber du haut de l’immensité un regard sur l’herbe, soit que, pour renverser un empire, il écrive l’arrêt sur le front de l’univers. — Quoi ! tous vos frères, tous ? — Quand ils eurent mis le pied hors de l’enceinte sacrée, on les crut dans le monde ; ils étaient dans la tombe. Moi, j’ai bâti cet ermitage d’argile, pour me tenir lieu des marbres de la Chartreuse. En venant ici, j’avais placé un crucifix sous mes vêtemens : car alors, mon fils, il fallait cacher Dieu. — Daignez, mon père, me suivre à cette Chartreuse tant regrettée. Mon âme se remplirait d’ineffables délices, si vous m’aidiez à visiter chaque pierre, si vous reconstruisiez devant moi le palais aux belles croix d’or, si vous le décriviez tel que vous le vîtes aux jours où, dans sa splendeur, toutes les cloches se balançaient, comme un chant de fête, pour célébrer sa beauté. — Non, je ne reverrai pas misérable ce que je vis glorieux. Enseveli dans ma solitude, je ne veux pas revivre. Crois-en mon expérience : les hommes s’épouvantent d’entrer dans la tombe, mais les morts s’effraieraient bien davantage s’il leur fallait revenir à la vie. » Je retournai seul à la Chartreuse, ne sachant plus à qui m’adresser pour m’en faire visiter les ruines. J’entendis un bruit lointain à travers les colonnes brisées, mais un bruit bien faible. Les ombres des chartreux reviendraient-elles, à l’heure accoutumée, réciter ensemble la prière ? Quoi donc ! la mort même n’a-t-elle pu éteindre leur zèle ni suspendre la règle austère de leur discipline ? Si ce n’est ce prodige, c’en est un autre. L’industrie s’est glissée dans les décombres de Bonpas ; elle a chargé de soie trois mille fuseaux, mis en mouvement par les doigts agiles de soixante jeunes filles exercées à ce genre de travail, au point que chacune d’elles pour sa part en fait tourner cinquante à la fois. Elles doublent, il est vrai, leur application par le silence. Rien pourtant ne leur serait plus facile que d’échanger quelques paroles, puisqu’elles sont placées les unes en face des autres sur deux longues lignes parallèles ; mais il entre dans la destinée de la Chartreuse, en changeant d’habitans, de rester toujours muette. Quelquefois cependant, à certaines heures du jour, un chant se mêle au bruit des fuseaux, non un chant d’allégresse ou de volupté, mais un de ces cantiques saints dont les églises retentissent quand on fête la Vierge s’élevant vers les cieux sur l’haleine des anges ; quand on célèbre le Christ laissant tomber, avec la dernière goutte de son sang, la semence d’un nouvel univers. Je surpris l’une de ces filles, la plus jeune, auprès d’une fontaine : je crus à une apparition. Elle baignait sa main déchirée par les épines d’un câprier. Vous vous rappelez, dans les poëtes de l’antiquité, ces vierges qui du sang d’un moineau rougissaient la source d’une eau vive en invoquant la naïade. « Enfant, lui dis-je, vous êtes au nombre des taveleuses. — Oh ! non, me répondit-elle ; le moulinier est mon père ; je suis née ici ; mon village à moi, c’est la Chartreuse. — Vous devez alors la bien connaître ? Vous avez dû compter souvent les statues des saints, couchées ou debout. Soyez mon guide ; montrez-moi ce que la Chartreuse offre de plus rare. — Venez. » Je la suivis. Nous traversâmes la cour dans toute sa longueur. À son extrémité se trouve une église qui, débris d’un autre âge, était déjà abandonnée à l’époque où les chartreux construisirent leur monastère ; ils la conservèrent par respect pour la mémoire des Templiers, cette église ayant fait partie d’un couvent où ces moines guerriers avaient vécu jusqu’au jour de l’abolition de leur ordre : ainsi la Chartreuse, bâtie à côté d’une ruine, était devenue ruine à son tour, et, par une singularité bien remarquable, elle est à terre, tandis que l’église des Templiers, quoique bien plus ancienne, est encore debout. Son architecture grossière la protégea lorsqu’on vint avec le marteau démolir la Chartreuse que les arts avaient ornée : la destruction aime à se jouer dans les chefs-d’œuvre. Après avoir descendu quelques marches tremblantes sous nos pas, je me vis dans une grande salle voûtée où le jour pénétrait par d’étroites fenêtres percées dans des murs très-épais. L’air sentait le tombeau ; les murs, jusqu’à moitié de leur hauteur, étaient taillés dans le roc ; des pierres couvertes de terre et usées par le temps formaient le pavé de ce souterrain ; l’humidité, qui se résolvait en gouttes de pluie, tombait des voûtes avec un bruit monotone. L’aimable fille s’arrêta devant un vieux coffre qu’elle entr’ouvrit. Je regardai. C’étaient des ossemens humains : un crâne, des bras, des doigts décharnés, tous les débris d’un squelette. Le visage de mon guide enfantin n’avait rien perdu de sa sérénité : pas la moindre trace d’effroi. Comprenant mieux la mort, parce que j’en suis plus près que cet enfant, j’éprouvai un peu de trouble. « Qu’est-ce que cela ? lui dis-je. — C’est un évêque ; on l’a trouvé en creusant tout au fond dans l’église. Les ouvriers furent bien trompés : ils croyaient que c’était un trésor. Parmi les os on découvrit une plaque de plomb sur laquelle on lisait le nom de l’évêque. Les vieillards de Cavaillon disent qu’il fut le bienfaiteur de leur ville, où il était né : aussi doit-on venir le chercher avec des bannières, des tambours, des branches de feuillage, pour le conduire en pompe et le déposer dans un monument ; mais le monument est à faire, et le cortège n’est pas venu. Dans l’espoir qu’il paraîtrait, j’ai été me placer souvent sur l’une des tours. Depuis long-temps je n’y monte plus. Je vois bien qu’il ont oublié l’évêque, mais moi je pense à lui ; je le garde. » Immobile, je devins pour la jeune fille un objet plus étonnant que les ossemens de l’évêque. Aussi me quitta-t-elle sans chercher le moins du monde à me comprendre, et, je l’avoue, de mon côté, je ne la comprenais guère plus, elle, à qui j’avais demandé de me faire voir les ruines d’un monument, et qui me montrait les tristes débris de l’homme ! En sortant de l’église, j’aperçus une tour contre laquelle elle est adossée. Cette tour domine trois routes. Je reconnus là le caractère et le génie des Templiers qui, en s’établissant sur cette montagne, avaient choisi une position militaire. Bien différens, les paisibles chartreux n’avaient vu dans ce lieu sauvage que des plaines à rendre fécondes. Les Templiers, au contraire, loin de semer des moissons, auraient pris plaisir à les fouler sous le pied de leurs chevaux. Ce qui les attira, ce fut précisément la nudité du sol, la solitude d’une immense vallée, où ne se trouvaient pour eux ni voisins ni ennemis. Ainsi, et toujours par le même instinct politique, ils s’étaient fortifiés au pied des rochers circulaires de Gavarnie, regardant d’un côté la France, de l’autre l’Espagne, si bien postés qu’ils avaient pour se défendre la triple chaîne des Pyrénées. On peut le dire, leurs cloîtres étaient des camps. Disséminés sur toute la surface du royaume, ces prêtres conquérans semblaient en avoir pris possession. Actifs derrière leurs tranquilles murs ; rangés sous un chef qui, à travers les monts, les forêts et les villes, imposait à l’obéissance de tous la volonté d’un seul ; correspondant entre eux, à travers les airs, par le langage de leurs clochers ; maîtres des contrées où leurs églises avaient des ponts-levis et des créneaux, imprimant le respect par la croix d’écarlate qu’ils portaient sur leur poitrine, la crainte par le glaive d’acier qui pendait à leur côté, ils pouvaient, à leur gré, lâcher ou retenir les flots populaires, puisqu’ils avaient dans leurs mains tout ce qui agit sur l’homme : le fer qui frappe, la religion qui subjugue. Alors les armées n’étaient pas permanentes, alors chaque village n’avait pas sa caserne. Avant qu’un roi de France eût, par ses hérauts, fait sonner la trompette à la porte des castels ; avant que les barons, sujets souverains, eussent déployé la bannière féodale, la révolte, plus ardente, plus prompte, pouvait avoir levé son bras et lancé contre le trône son croc de fer. J’y songeais, en contemplant un jour, dans la chapelle de Gavarnie, aux bords du Gave, cinq têtes de templiers, rangées sur la même pierre, depuis l’heure, dit-on, où, le bourreau les ayant jetées, on les ramassa sanglantes, laissant au temps le soin de les sécher. Ce triste spectacle me rappela l’un de ces abîmes légués par la politique à l’histoire, mystère dont les ténèbres s’obscurcissent au lieu de s’éclaircir par les accusations étranges dont on chargea les malheureux chevaliers. Ces orgies en présence de la croix du Seigneur, ces autels profanés, ce culte à des divinités bizarres ; tout ce luxe de débauches qu’on leur prête, révolte et ne persuade pas. On les fit coupables pour se donner contre eux une apparence de justice ; on les fit sacrilèges pour rendre leur supplice populaire dans un siècle superstitieux. Mais que cache-t-il donc, cet infernal procès ? Le voici : la puissance des templiers empêchait qu’on pût dormir sur le trône. Ils faisaient peur, c’était leur crime. La pâleur de la crainte va mal au front du despotisme, qui pour vivre a besoin d’effrayer. Les peuples n’aiment pas à trembler sous un roi qui tremble. On ne trouve point à Bonpas, comme à Gavarnie, des têtes de templiers ; elles roulèrent sans doute dans la Durance : ils en étaient si près ! On n’y rencontre pas non plus les cendres des chartreux : l’orage les a dispersées : il grondait si fort ! Oh ! l’étrange conformité dans la destinée de ces deux ordres religieux, qui, après avoir vécu tous deux à la même place, tombèrent, l’un par un jour de colère de la royauté, l’autre dans un moment de fureur populaire ! Que de révolutions sur cet humble coteau, qu’un aigle, de la hauteur de son vol, apercevrait à peine ! En vérité les siècles ne sont qu’un moment. Aux templiers frappés de la foudre royale succèdent des bandits rassemblés dans une vieille église dont ils font leur repaire ; les chartreux apportent leur prière et leur travail ; soudain les bandits emportent leur glaive et leurs crimes. Tout s’embellit alors ; c’est plus qu’un autre âge, c’est une autre nature. En présence des prodiges enfantés par les moines, l’industrie est venue à son tour prendre asile. L’or coule à flots de ses mains, et répand au loin l’aisance et le luxe, pour que le luxe, opérant aussi ses miracles, fasse une seconde création, qu’il change, qu’il varie, qu’il modifie le paysage, qu’il le soumette à des calculs, à des lois, comme s’il ne devait être qu’une œuvre sortie de la main des hommes. Ces trois faits marquent trois époques. Avec les templiers on retrouve les siècles où le prêtre, devenu redoutable, portait l’épée en aspirant au sceptre. Les bandits rappellent ces jours où les barons, vivant de rapines, descendaient de leur donjon pour rançonner les voyageurs. Que sait-on ? ces assassins de Bonpas étaient peut-être de hautains seigneurs qui, trop pauvres pour posséder quelques murs crénelés, faisaient camper leur noblesse sur un grand chemin. À l’aspect des chartreux il faut saluer le génie des sciences, des arts, de l’agriculture, tout ce qui développe et perfectionne les nations. Ce génie habile et souple se servait alors des corporations religieuses pour éclairer les intelligences, pour adoucir les mœurs, pour cultiver les terres. Les moines disparaissent à leur tour quand leur mission est finie, quand l’industrie est passée de leurs mains dans celles du peuple ; quand nos arts en progrès pourraient remplacer aujourd’hui la Chartreuse par quelque palais enchanté. La position de Bonpas est prête pour toutes les merveilles. Voyez quel tableau se déploie du haut des terrasses ! C’est une vallée dont l’horizon se courbe en cercle immense, mais qui ne se déroule qu’à moitié devant vous, parce que la montagne sur laquelle est la Chartreuse vous dérobe le reste. Si vous planiez dans l’un de ces globes qu’une flamme légère emporte dans les airs, vous apercevriez alors toute la vallée ; mais alors aussi la montagne ne serait plus qu’un coteau perdu dans ce vaste espace. Cette vallée, disons mieux ce demi-cercle, est fermé par une chaîne de collines inégales dont la crête semble une découpure faite par les ciseaux d’or de quelque fée. Elles sont incultes, sans gazon, sans même un brin de serpolet ou de thym sauvage ; c’est de la pierre, mais une pierre polie, brillante, presque du marbre, qui réfléchit la lumière quand le soleil est dans sa force, qui se colore de bleu quand le soleil s’affaiblit, de sorte qu’on prendrait ces collines pour un second ciel incliné vers la terre, descendant jusqu’à elle, venant mourir où la verdure commence, où l’on touche aux premiers arbres. Voyez ces arbres se pencher, se relever, se pencher encore, jouer, badiner avec les vents, offrir l’image d’une mer agitée dans laquelle se plongent des milliers d’oiseaux. À mesure que les arbres deviennent moins touffus, qu’ils se montrent épars, qu’ils se fuient, les fleurs se dressent, les unes avec leur tête ombellifère, les autres avec leurs feuilles panachées. Quelle scène majestueuse ! Rien n’en trouble le calme, car le silence s’en est emparé. La nature, voulant être seule dans cette vallée, en a banni les villages, qu’on ne rencontre qu’au-delà des collines, où ils forment une seconde chaîne, une enceinte de remparts habités. L’homme a senti qu’il devait venir dans la vallée pour admirer, mais non pour y construire son toit. Victorieuse cette fois de ce fier dominateur, la nature semble lui avoir dit : « Tu me serviras ici en esclave ; approche, laboure et va-t’en. Quand mes fruits seront mûrs, quand, prêts à se flétrir, ils cesseront d’être une parure, je te les donnerai pour te nourrir. » Comme dernière magie, la Durance, avec une voix de lion, traverse la vallée dans toute sa longueur de l’orient à l’occident ; elle coule sur un terrain irrégulier qui, se pliant à tous ses caprices, lui permet de se diviser en une foule de petits torrens assez paisibles ; mais lorsque l’orage vient à les gonfler, ils se rapprochent, se touchent, se mêlent, au point de ne plus offrir qu’un lac semé de petits monticules, à demi-submergés, à demi-couverts de gazon, laissant pointer leurs têtes vertes au-dessus de l’eau comme autant d’émeraudes sur une nappe d’argent. Enfin ce lac qui grossit toujours, qui s’étend, qui inonde ses rives, devient furieux ; moment terrible ! la Durance heurte le pont de quarante-sept arches, construit pour réunir le Comtat à la Provence ; ébranle les piliers sans pouvoir les abattre ; elle fuit irritée que le génie de l’homme ait pu la vaincre, confuse au point de ne vouloir plus de son nom qu’elle perd en se joignant au Rhône. C’est en allant toucher ce fleuve qu’elle passe près d’Avignon, qui, des terrasses de Bonpas, laisse apercevoir son palais et ses remparts. De l’autre côté du Rhône, mais dans une direction plus rapprochée de la Chartreuse, et sur l’une des collines, Château-Renard a conservé deux vieilles tours ressemblant de loin à deux colonnes placées comme un portique à l’entrée de la vallée. Toujours en remontant vers les lieux où le soleil se lève, on découvre la petite ville de Saint-Remy, fière que l’ancienne Rome ait laissé chez elle quelque poussière de ses trophées ; orgueilleuse qu’un cénotaphe encore debout près de ses murs constate et perpétue l’hommage qu’elle a su rendre aux mânes d’un héros, d’un grand homme peut-être, dont le nom perdu pour sa tombe ne l’est pas sans doute pour l’histoire. Enfin, du côté de l’orient, tout-à-fait à l’extrémité du demi-cercle, l’élégant village de Caumont montre ses toits rouges dominés par un clocher bâti en forme d’obélisque. Combien je regrette que la Chartreuse ait cessé d’être un monument en harmonie avec le paysage qu’elle avait fait naître, et pour lequel elle semblait née ! D’un côté, à Saint-Remy, on aurait eu les débris de l’ancienne Rome, et de l’autre, à Bonpas, ceux de la vieille France. Mais quand il s’agit de détruire, la main des hommes va plus vite que les siècles ; là où elle a passé, la faux du temps n’a plus qu’à glaner. Même dans cette vallée tranquille de Bonpas que la Durance seule trouble du bruit de ses eaux, je rencontrai le souvenir de Napoléon : je n’en fus point surpris ; tous les échos de l’univers ne sont-ils pas chargés de conserver ce grand nom ? Tenu captif par les généraux des nations qu’il avait vaincues, Napoléon traversa, il y a bientôt le quart d’un siècle, le pont à quarante-sept arches. On lui montra la Chartreuse. Il donna l’ordre aux postillons d’arrêter, car sa puissance allait encore jusque-là. Après avoir mis pied à terre, croisé ses bras sur sa poitrine, après avoir pris cette lorgnette qui, sur le champ de bataille, l’aidait à voir arriver la victoire, il regarda devant lui à quelques pas. Le gardien du pont regardait aussi, mais non pas la Chartreuse. Napoléon était allé dans les fossés boueux d’Austerlitz donner audience au souverain impérial d’Autriche, de Bohême et de Hongrie ; il avait mandé dans un radeau sur le Niémen le czar de la vieille Moscovie. Le garde alors aurait bien voulu voir cet homme dont l’épée miraculeuse opérait tant de prodiges. Mais comment suivre le conquérant aux fossés d’Austerlitz, au radeau du Niémen, lui, pauvre garde, dont la vie est attachée au pont, et qui, en fait de grands événemens, ne voit que la Durance couler ? Patience, les choses de ce monde coulent aussi ; voilà le flot qui lut amène Napoléon ; il peut l’examiner tout à son aise, sans qu’il ait à se déranger d’un seul pas. J’ai parlé à ce garde empressé de me dire : Je l’ai vu ; son instinct grossier lui faisant sentir que c’était quelque chose de l’avoir vu, et moi de lui demander s’il avait surpris sur son front quelques unes de ses pensées. Le garde, sans me comprendre, me répondit : « Il était pâle. — Ne dit-il rien ? — Oh ! que oui, quelques mots ; mon fils, qui était ce jour-là avec moi, les a écrits sur mon registre. Mon fils sait écrire. Arrivé de Paris, il s’était battu sur la butte Saint-Chaumont, où les Cosaques le blessèrent ; l’empereur vit son bras en écharpe et l’embrassa. J’étais plus pressé de connaître les paroles de Napoléon que d’écouter le bavardage de ce garde ; je le priai de me montrer sans retard son registre. J’y lus : « Dans un autre siècle, un caprice du destin m’aurait peut-être jeté dans ce cloître : là encore je me serais fait une place. Le catholicisme remuait alors le monde ; toutes ces aggrégations de moines étaient autant de régimens ; on pouvait en devenir le chef. » Un an écoulé, il reparut devant la forêt de Soignies, où son épée se brisa ; puis il alla s’engloutir à Sainte-Hélène, d’où il ne sortit plus, quoiqu’il eût invoqué, en forme de prédiction, le souvenir de Marius s’échappant de ses marais pour rentrer dans Rome étonnée ; il est vrai que les marais de Napoléon avaient toute l’immensité de l’Océan : il fallait bien qu’ils fussent vastes comme son génie. Mais sur le pont de la Durance sa rêveuse ambition le trompait. Le cloître l’aurait dompté : sa parole se fût éteinte au milieu du silence, sa pensée l’aurait consumé sans rien brûler autour de lui. C’est ce qui est arrivé à un autre, à un inconnu, dans la Chartreuse même, où l’on montre encore une pierre sur laquelle plane un mystérieux souvenir. Un jeune chartreux de vingt ans venait s’y reposer, lorsque, pour un instant affranchi, aux approches de la nuit, du joug d’une sévère discipline, il mêlait, pour mieux en jouir, deux biens également précieux : la solitude et la liberté. Objet d’intérêt et de curiosité pour tous, il était, dans la foule, un être à part. On le vit arriver un soir, pendant l’hiver, au bruit du vent, suivi de chevaux et de valets, avec tout l’étalage d’un cortége fastueux qu’il laissa à la porte sans même donner un regard de regret ou d’adieu à ces pompes du monde. Accompagné d’un vieux militaire, il monta d’un pas vite à la chambre du prieur, d’où le militaire descendit bientôt seul. Le jeune homme ne reparut que le lendemain avec l’aube pour marcher à l’église où, en présence des chartreux rassemblés, il baissa son front jusqu’à terre, se couvrit de cendres, puis il se releva couvert de la robe des novices. Jamais le prieur ne lui parla sans avoir la voix émue. Quand il dressait haut sa belle tête, toutes les autres s’inclinaient par un mouvement involontaire. Quand il sortait pour aller dans la campagne porter l’aumône, il n’avait pas même l’air d’apercevoir la foule empressée sur ses pas. Il jetait sa pièce d’or sans l’accompagner d’une parole, excepté un jour où il dit à un pauvre : Vivez, puisque c’est tout ce qu’il vous faut. Une fois il parut dans la chaire pour obéir à la règle qui prescrivait aux chartreux de s’instruire mutuellement des leçons de l’Évangile. Avant qu’il eût parlé, l’assemblée était saisie de cette émotion qui précède un événement : c’en était un en effet. On entendit des paroles nouvelles prononcées d’une voix inconnue aux voûtes d’une église. Il ne cherchait ni à séduire, ni à convaincre. Il commandait ; une armée aurait été plus familiarisée avec de tels accens qu’un cloître paisible où le discours a coutume de ressembler à une prière ; quand il eut fini, ses yeux disaient : « Un moment j’ai pris ma place ; j’ai vu au-dessous de moi la foule tremblante : vous le savez maintenant, j’étais né pour marcher sur le front des peuples. » On devine que la renommée du jeune chartreux s’en accrut. On accourait de très-loin le dimanche à la messe de Bonpas, dans l’espérance de le voir. Une nuit on vint l’appeler de la part d’un laboureur qui, à son heure suprême, implorait la bénédiction du jeune chartreux, de cet être qu’il croyait surnaturel, parce qu’il ne le comprenait pas. Le chartreux se rendit près du mourant. Il pria, il lui dit à l’oreille des paroles qu’on n’entendit point, mais qui portaient avec elles le courage. Quand le laboureur eut expiré, le chartreux le regarda quelque temps ; puis, avec un de ces sourires, langage des âmes fortes, il s’écria : « Voilà donc la mort ! Va, tu ne mérites pas qu’on te craigne. » Quelques jours après il était, suivant sa coutume, assis sur sa pierre, où il méditait. La cloche ayant sonné sans qu’il l’entendît, on vint le chercher ; mais cette fois on le conduisit, non dans sa cellule, mais à l’église, où son corps fut étendu sur le pavé, au pied de la croix, les mains jointes comme s’il priait. Sa belle physionomie conservait dans le sommeil du linceul une éloquence muette. Le prieur fit à l’instant partir un courrier, sans qu’on ait pu jamais savoir pour quelle destination. À la nouvelle de cet événement, on afflua des campagnes pour venir consulter le marbre de la tombe, mais le marbre n’apprit rien. Il était silencieux comme le cadavre, le cadavre de cet homme qui parmi les vivans garda le silence des morts. On n’a pu cependant étouffer toute cette destinée : au lieu du bruit qu’elle devait faire dans le monde, elle n’a laissé, il est vrai, qu’un mystère, mais ce mystère même l’a trahie. Demandez plutôt aux habitans des villages épars autour de la Chartreuse : tous vous parleront de ce singulier personnage. Non qu’il existe encore beaucoup de vieillards qui l’aient vu ; je n’en ai rencontré que deux : l’un à Morières, l’autre à Bollène ; mais la tradition en conserve le souvenir. La tradition est une histoire vivante gravée sur la parole humaine. Voyez le sort de nos calculs les plus habiles ! Quelqu’un, je ne sais qui, n’a pas voulu que la vie de ce jeune homme fût pleine et divulguée, et il arrive que de tous côtés, à Bonpas, on vous la raconte, cette vie, où pourtant il n’y a rien. C’est toi qui me l’as racontée, folâtre gardienne des ossemens de l’évêque. Plus heureuse que le jeune chartreux, tu ignores la puissance de tes charmes ; il savait trop la force de son génie ; ce fut sa perte. Aussi tes jours seront fleuris et nombreux. Tu te joues à travers la vie ; elle est pour toi comme ces forêts riantes où la gazelle bondit joyeuse. Ton avenir, c’est le soir, quand le matin tu vois luire le jour ; ta patrie, c’est la vallée de Bonpas, quand ton cœur s’émeut à l’aspect du paysage, où le soleil verse en pluie ses rayons ; à tes yeux, les bornes de l’univers sont aux vieux remparts de Nove, et tu ne connais pas de plus grande merveille dans ce monde que la roue tournant sur le ruisseau de Besaure pour broyer le blé. Si tu conduis à la fontaine la chèvre indocile, tu te plais à la suivre, à l’imiter dans ses pas capricieux ; si, vers l’un des coteaux près de Lauris, le genêt odorant se rencontre sous ta main, tu le cueilles, tu l’entrelaces dans ta chevelure, et te voilà fière comme les reines sous leur velours. Tes chagrins, la pluie les amène, le soleil les emporte. Ta seule ambition, c’est d’être assez sage, et tu l’es toujours, pour qu’au saint jour de Pâques le pain de l’Eucharistie fasse descendre dans ton âme une extase céleste. C’est là ce que tu demandes à Dieu, le tenant quitte de tout le reste. Vainement tu caches ton origine, on la soupçonne, on la comprend. Le ciel t’a prêtée à la terre, où ton existence ne sera que le moment d’un songe béni. Non, le sang de l’homme ne remplit pas tes veines d’une vie semblable à la nôtre ; une essence plus pure les colore d’un bleu céleste, et les fait serpenter sur ton front de neige, pour aller se perdre sous l’éclat de tes noirs cheveux. Cette haleine embaumée peut-elle sortir du sein d’une créature condamnée à mourir ? Quand tu cours à travers les ruines, on dirait ces flammes amantes des vieux monumens sur lesquels, la nuit, elles voltigent. Ici de toute part l’œil découvre des pierres muettes, dispersées ; mais voilà qu’au milieu de ces pierres, de ce silence, de cette destruction, tu t’élances soudain, toi, jeune fille, pleine de mouvement et de vie. Que t’importent ces conquérans qui, au bruit de leurs pas, dispersent les nations, et font de la gloire une tempête, pour que leur corps soit jeté par elle au milieu des mers, comme un navire brisé ? que t’importent ces têtes brûlantes, qui ne rencontrent dans la faculté de penser avec force qu’un malheur de plus donné à l’homme, et qui, supérieurs aux autres, se trouvent exilés dans la solitude de leur génie ? Chante un joyeux refrain, fille d’innocence, et laisse le conquérant passer et le rêveur s’éteindre. Promène ta vue sur la Durance, couverte comme par magie, pour le plaisir de tes yeux, d’un groupes d’îles presque fantastiques, toutes voilées de feuillage, toutes parfumées de l’encens des fleurs, toutes favorisées de la splendeur du soleil et de la fraîcheur des eaux. Écoute la cloche de Saint-Andiol ; à son bruit dans les airs, mets ton voile blanc pour aller, toute rayonnante de candeur, soupirer, avec tes jeunes amies les cantiques divins. Ou bien encore, par une belle matinée du mois de juin, lorsque les campagnes fidèles célèbrent la fête de Dieu même, qu’on te voie à côté de la bannière, mêlée aux lévites, perdue dans un nuage d’encens ; qu’on te voie avec la procession sainte t’avancer vers le hameau des Baumettes, où la chapelle brillante d’or et de lumières semble l’une des portes du ciel ouverte pour laisser entrer des anges comme toi. Mais il faut te dire adieu, Bonpas. Que de tristes pensées tu as jetées dans mon âme ! l’église des Templiers m’a fait songer à ces crimes nourris dans les entrailles de la politique ; les os de l’évêque m’ont parlé de l’ingratitude des hommes ; la pierre du jeune chartreux m’a fait rêver comme lui, mais sans pouvoir pénétrer ses rêves ; le pont de la Durance m’a rappelé Napoléon contre qui se précipitèrent tous les peuples du Nord comme sur une autre Rome ; car, aussi haut que le Capitole, ce Napoléon dominait l’univers. Puis, au moment où j’allais m’éloigner de ces ruines, tu t’es encore une fois montrée, charmante fille, arrosant d’une eau fraîche les plantes altérées, cherchant à faire durer la vie fragile d’une fleur sur la poussière des murs bâtis pour être éternels et si promptement renversés. Tu m’as ému, tu m’as instruit ; je t’ai prise pour le bonheur même, et je n’en doute plus, car tu as passé devant moi, et je ne dois plus te revoir. OTHON. Othon était le confident des secrets de Néron et le compagnon de ses débauches. Il contracta un mariage simulé avec Poppée, maîtresse de cet empereur, qu’on avait enlevée à son mari ; et, non content de s’en faire aimer, il devint jaloux de Néron même. Son prétendu mariage fut cassé, et on l’exila en Lusitanie avec le titre de questeur. Il gouverna cette province avec modération et désintéressement. La révolte de Galba, gouverneur de l’Espagne tarragonaise, lui offrit l’occasion de se venger. Il fut le premier à se déclarer pour lui, et conçut dès lors l’espérance de régner. Il croyait que Galba l’adopterait ; mais Galba ayant fait choix de Pison, Othon, pressé par l’ambition, et plus encore par ses dettes, résolut d’employer la violence. Suétone. Galba, proclamé empereur en Espagne, se mit en marche avec l’habit guerrier, un poignard pendu au cou, et ne reprit la toge qu’après la mort de ceux qui lui disputaient l’empire, c’est-à-dire de Nymphidius, préfet du prétoire ; de Fonteius Capiton, lieutenant en Germanie, et de Claudius Macer, commandant en Afrique. Sa réputation d’homme sévère jusqu’à la cruauté le précédait à Rome. Il confirma cette opinion. Voulant faire rentrer dans leur premier état les troupes maritimes, à qui Néron avait donné le rang de soldats légionnaires, il envoya de la cavalerie contre elles, et les décima, parce qu’elles refusaient d’obéir. Trois hommes logés dans son palais, et qui ne le perdaient pas de vue, le gouvernaient : c’étaient Vinius, son lieutenant en Espagne, homme d’une cupidité effrénée ; Lacon, d’assesseur devenu préfet du prétoire, insupportable par son arrogance, et l’affranchi Icélus, déjà honoré de l’anneau d’or et qui briguait le titre de chevalier. Idem. Othon avait voulu l’empire ; il l’avait voulu tout de suite, non comme un pouvoir, mais comme un plaisir. Trop voluptueux pour régner, trop faible pour vivre, il se trouva assez fort pour mourir. Chateaubruand. Othon, sans espérance dans un empire bien réglé, ne rêvait que le trouble. Plus d’un aiguillon le pressait à la fois. Un faste onéreux même pour un empereur, une pauvreté à peine tolérable pour un simple citoyen, la haine contre Galba, l’envie contre Pison ; il allait jusqu’à se forger des craintes pour avoir droit d’étendre ses désirs. Déjà ne fut-il pas à charge à Néron ? Aurait-il de nouveau pour expectative la Lusitanie et l’honneur d’un second exil ? À celui qui règne le successeur que l’on désigne est toujours suspect et même odieux. Il en souffrit près d’un vieux prince, il en souffrira davantage près d’un jeune homme farouche par instinct, et qu’une longue proscription a rendu barbare. D’ailleurs, on peut l’assassiner ; il faut donc qu’il ose, qu’il agisse pendant que l’autorité de Galba est chancelante, que celle de Pison n’est pas encore affermie. Quand le pouvoir change de mains, l’occasion est bonne pour les coups de hardiesse. Quel besoin d’hésiter alors que l’inaction est plus dangereuse que l’audace ? La mort, égale pour tous d’après la nature, n’est différente aux yeux de la postérité que par la gloire ou par l’oubli. Puisque, innocent ou coupable, même sort le menace, il est plus d’un homme de cœur, s’il périt, de l’avoir mérité. Les plus intimes de ses affranchis et de ses esclaves, d’une corruption qui surpassait tout ce qu’on voit dans les maisons privées, rappelant la cour de Néron, ses magnificences, ses adultères, ses mariages infâmes, et toutes ces débauches du rang suprême dont ils le savaient avide, les étalaient à ses yeux comme sa conquête s’il osait, et s’il restait oisif, les lui montraient avec reproche dans les mains d’un autre. Les astrologues l’excitaient aussi ; ils annonçaient, en consultant les astres, des révolutions nouvelles, et pour Othon une année pleine de prodiges. Race d’hommes funeste aux puissans qu’ils trahissent, aux ambitieux qu’ils trompent, et qui, toujours proscrite de Rome, saura toujours s’y maintenir. Plusieurs de ces astrologues avaient été pour Poppée et ses intrigues le plus détestable instrument de son mariage avec un empereur. L’un d’eux, Ptolémée, ayant accompagné Othon en Espagne, lui prédit qu’il survivrait à Néron. Ensuite, lorsque par l’événement il eut gagné sa confiance, s’appuyant sur les conjectures et les calculs de ceux qui pensaient à la vieillesse de Galba et à la jeunesse d’Othon, il lui avait persuadé qu’il arriverait à l’empire ; mais dans l’esprit d’Othon ces prophéties passaient pour le fruit d’une science profonde, et il les recevait comme un avertissement du destin ; tant l’amour du merveilleux rend les hommes crédules ! Ptolémée d’ailleurs le pressait de ses conseils et de sa présence ; il était l’instigateur d’un crime toujours facile quand on en caresse déjà le désir. La pensée de ce crime fut-elle soudaine ? On l’ignore. Depuis long-temps, soit qu’il espérât succéder à l’empire, soit qu’il préparât son usurpation, il briguait la faveur de l’armée. Sur la route, au milieu des marches, dans les campemens, il appelait les plus vieux soldats par leur nom, et, en souvenir de Néron qu’ils escortèrent tant de fois ensemble, il les traitait de camarades. Empressé à reconnaître les uns, à s’informer des autres, à les aider tous de son crédit ou de son or : laissant échapper contre Galba des plaintes, des paroles ambiguës, il employait tout ce qui peut émouvoir la multitude. La fatigue des voyages, la disette des vivres, la dureté du commandement, il avait l’art de tout envenimer. Jadis des flottes avaient coutume de les porter sur les lacs de la Campanie ou vers les cités de la Grèce ; maintenant c’est à travers les Alpes, les Pyrénées, et dans des routes interminables qu’il leur faut avec effort se traîner sous leurs armes. Les esprits étant déjà échauffés, Mevius Pudens, l’un des familiers de Tigellinus, vint accroître l’incendie ; il gagna tout soldat d’un caractère mobile, tous ceux que pressait le besoin d’argent, et ceux enfin toujours prêts à se jeter dans les entreprises téméraires ; il en vint au point, toutes les fois que Galba soupait chez Othon, de distribuer à la cohorte qui était de garde cent sesterces qui représentaient à chaque soldat sa part du festin. Ces largesses, presque publiques, Othon les soutenait secrètement par des dons particuliers ; corrupteur si ardent qu’un simple spéculator, Coccéius Proculus, étant en querelle avec un voisin pour les limites d’un champ, Othon, de ses propres deniers, acheta le champ tout entier du voisin et en fit présent à Proculus. Et cela grâce à la stupidité d’un préfet à qui tout échappait, les choses connues aussi bien que les choses cachées. Ce fut alors qu’Othon mit à la tête du crime qu’il méditait Onomastus, l’un de ses affranchis, qui lui amena Barbius Proculus et Veturius, l’un tesseraire, l’autre option des gardes. Lorsque, par divers entretiens, il les eut reconnus pleins de zèle et d’audace, il les combla de présens, de promesses, et leur compta de l’or pour acheter des complices. Deux soldats entreprirent de donner l’empire, et le donnèrent. Un petit nombre fut initié aux mystères du complot. Quant au reste, on employa mille artifices pour les agiter : les chefs, en les alarmant sur les bienfaits de Nymphidius qui les rendaient suspects ; les soldats, en exploitant leur dépit et leurs regrets d’être toujours frustrés des gratifications militaires tant de fois promises. Quelques uns s’enflammaient au souvenir de Néron, qui leur rappelait l’ancienne licence ; mais tous étaient travaillés par la crainte de voir la garde prétorienne frappée dans ses privilèges. La contagion gagna les légions et les auxiliaires, émus déjà par la nouvelle que l’armée de Germanie chancelait dans sa fidélité. Le complot était si bien ourdi, si bien favorisé par ceux même qui n’y trempaient pas, que, la veille des ides, en revenant de souper, Othon aurait été enlevé sans la crainte des méprises nocturnes, sans les postes militaires épars dans toute la ville, et sans la difficulté de s’entendre à travers les vapeurs du vin. Ce ne fut point l’amour de la patrie qu’ils s’apprêtaient à souiller du meurtre de son chef qui les retint, mais la peur que, dans les ténèbres, quelque autre ne fût pris par les soldats de l’armée de Pannonie ou de Germanie pour Othon que la plupart ne connaissaient pas. La conspiration sortait pour ainsi dire par tous les pores de la république. Les indices ne manquaient pas, mais les conjurés les étouffèrent. Quelques bruits arrivèrent jusqu’à l’empereur, mais le préfet Lacon les discrédita. Mal informé de l’esprit du soldat, ennemi de tout bon conseil qu’il n’avait pas donné, il opposait aux lumières d’autrui une invincible opiniâtreté. Le 18 des calendes de février, Galba, sacrifiant devant le temple d’Apollon, l’aruspice Umbricius, au triste aspect des entrailles, lui dénonça des embûches menaçantes et un ennemi à ses côtés. Othon était là. Frappé de ces paroles, il interpréta comme favorable à ses desseins ce présage funeste pour Galba. L’instant d’après, l’affranchi Onomastus vint lui annoncer que l’architecte et les entrepreneurs l’attendaient : c’était le signal convenu lorsque les conjurés seraient prêts et les soldats réunis. Interrogé sur son départ, Othon prétexta l’achat d’une maison dont la vétusté lui était suspecte et qu’il allait auparavant faire examiner. Alors, appuyé sur son affranchi, il se rend au Vélabre par le palais de Tibère, et ensuite vers le Milliaire d’or en face du temple de Saturne. Là, vingt-trois prétoriens le saluent empereur, et, tandis qu’effrayé de leur petit nombre, il hésite, les soldats, plus résolus, le jettent tout pâle dans une litière et l’enlèvent en agitant leurs glaives. À peu près autant de leurs camarades se joignent à eux sur la route ; les uns complices, la plupart étonnés et curieux : ceux-ci avec des cris de joie, ceux-là en silence. Ils attendaient conseil de l’événement. Le tribun Martialis était de garde au camp. Soit que ce crime énorme et soudain l’eût frappé de stupeur, soit qu’il jugeât le mal plus profond et qu’il craignît de se perdre s’il résistait, sa conduite laissa croire qu’il était complice. Le reste des tribuns et des centurions préférèrent les chances certaines de la trahison aux chances douteuses de la fidélité. Telle fut enfin la disposition des esprits dans cette abominable entreprise, que, peu l’ayant conçue, quelques uns l’ayant approuvée, tous la souffrirent. Galba ignorait tout. Attaché au sacrifice, il fatiguait de ses prières les dieux d’un empire qui déjà n’était plus à lui. Tout à coup le bruit se répand qu’on entraîne au camp un sénateur. On ne sait lequel ; bientôt son nom circule : c’est Othon qu’on enlève. En même temps accourent de tous les côtés de la ville ceux qui l’ont rencontré. Les uns augmentent l’effroi, les autres le diminuent, flattant encore jusque dans un pareil moment. On tint conseil. L’avis fut de faire sonder l’esprit de la cohorte qui était de garde au palais, mais par un autre que Galba dont on réservait toute l’autorité pour une occasion plus décisive. Les soldats ayant été rassemblés devant les degrés du palais, Pison leur parla en ces termes : « Compagnons, six jours s’achèvent depuis qu’ignorant s’il fallait en désirer ou craindre le titre, je fus nommé César. Ce choix a mis dans vos mains le sort de ma maison et les destins de la république. Non que je redoute pour moi-même quelque sinistre événement ! J’ai connu l’adversité, et j’apprends qu’une haute fortune n’a pas de moindres dangers ; mais je plains mon père, le sénat et l’empire lui-même s’il nous faut périr aujourd’hui, ou, ce qui n’est pas moins douloureux pour des gens de bien, s’il nous faut donner la mort. La dernière révolution avait eu cet avantage que Rome était restée pure de sang, et que le pouvoir avait été transféré sans trouble. Mon adoption semblait avoir pourvu à ce que même, après Galba, la guerre n’eût aucun prétexte. « Je ne vous vanterai ni ma naissance ni mes mœurs. Qu’est-il besoin d’étaler des vertus dans un parallèle avec Othon ? Ses vices, dont il fait sa seule gloire, ont déjà ruiné la république alors qu’il n’était que l’ami d’un empereur. Est-ce par son maintien et sa démarche ou par sa parure efféminée qu’il mériterait l’empire ? Ils se trompent ceux à qui son faste impose par une apparence de libéralité. Un tel homme saura dissiper ; donner, il ne le saura jamais. Maintenant il roule dans son esprit les débauches, les festins, un vil entourage de courtisanes ; ce sont là, à ses yeux, les privilèges du rang suprême. Les joies et la volupté seraient pour lui seul, la rougeur et la honte pour tous. Qui prend le pouvoir par un crime, régnera sans vertus. Galba, lui, fut proclamé par les suffrages du genre humain, et Galba m’a proclamé d’après vos suffrages. « Compagnons, si la république, le sénat et le peuple ne sont plus qu’un vain nom, il est de votre gloire que des misérables ne fassent pas vos empereurs. Plus d’une fois la révolte des légions contre leurs chefs a retenti ; mais jusqu’à ce jour votre foi et votre renommée sont demeurées sans tache. Sous Néron même, l’abandon vint de lui et non de vous. Une trentaine au plus de transfuges et de déserteurs, à qui on ne laisserait même pas choisir leurs centurions ou leurs tribuns, disposeront-ils de l’empire ? Autoriserez-vous cet exemple, et votre inaction va-t-elle vous associer à leur attentat ? Eh bien ! l’anarchie passera dans les provinces, et si nous sommes victimes du forfait, vous le serez, vous, de la guerre. Du reste, on ne reçoit pas davantage pour égorger son prince que pour faire son devoir, et nous garantissons à la fidélité les largesses promises à la trahison. » Les spéculators ayant seuls disparu, le reste de la cohorte écoute le discours en silence ; et, comme il arrive d’ordinaire dans les séditions, ce fut sans avoir encore aucun dessein qu’elle prit ses enseignes, plutôt que par feinte et par trahison, ainsi qu’on l’a cru depuis. Marius Celsus fut envoyé à un corps d’élite de l’armée d’Illyrie, campé sous le portique de Vipsanius ; ordre aux primipilaires Amulius Sérénus et Domitius Sabinus d’amener de l’atrium de la liberté les soldats de Germanie. On se défiait des soldats de la marine, aigris par le supplice de leurs camarades, qu’à sa première entrée dans Rome Galba avait fait sur-le-champ mettre à mort. On dirige vers le camp même des prétoriens les tribuns Cétrius Sévérus, Subrius Dexter, et Pompéius Longinus, pour voir si la sédition qui naissait à peine ne pourrait pas, avant de grandir, céder à de sages conseils. Les soldats, qui se bornent à accueillir Sévérus et Dexter par des menaces, saisissent Longinus et le désarment, parce que ce n’est pas à son rang de service, mais à l’amitié de Galba qu’il doit son grade, et que sa fidélité au prince le rendait d’autant plus suspect à ceux qui le trahissaient. La légion de la marine n’hésita pas à se joindre aux prétoriens. Le corps d’élite de l’armée d’Illyrie repousse Celsus à coups de javelots. Les soldats de Germanie balancèrent long-temps. Rappelés d’Alexandrie, où Néron les avait envoyés pour l’attendre, fatigués par cette longue navigation, ils étaient encore sans forces et languissans ; mais les soins paternels de Galba pour les rétablir avaient adouci leur esprit. Déjà le peuple entier, mêlé aux esclaves, remplissait le palais, et tous ensemble, avec des cris confus, demandaient la mort d’Othon et le supplice des conjurés, comme au cirque, comme au théâtre, ils eussent demandé des jeux. Ce n’était chez eux ni raison ni préférence, car ce jour-là même ils mirent une égale fureur à exiger tout le contraire ; mais ils suivaient le stupide usage de flatter le prince quel qu’il soit par des acclamations effrénées et de vains empressemens. Cependant Galba flottait entre deux avis. Titius Vinius pensait qu’il fallait rester dans le palais, armer les esclaves, fortifier les avenues, et ne pas affronter cette première ardeur de colère. On donnerait par-là aux factieux le temps de se repentir, aux hommes dévoués celui de se concerter. Le crime a besoin d’aller vite, la lenteur sert une cause juste. Enfin, si les circonstances veulent qu’on se porte en avant, on en reste le maître. On ne le serait plus de revenir sur ses pas, s’il le fallait. Selon les autres, on devait se hâter avant de laisser s’étendre cette conjuration encore si faible d’une poignée de révoltés. Othon même en tremblerait, lui, qui s’étant échappé furtivement, lui, qui porté vers des soldats qui ne le connaissent pas, profite du temps perdu dans ces lâches délais, pour s’essayer au rôle d’empereur. Veut-on attendre que, maître paisible du camp, il envahisse le Forum, et sous les yeux de Galba, il monte au Capitole, pendant que ce grand capitaine se retrancherait avec ses braves amis derrière les portes d’un palais sans doute pour y soutenir un siège ! Ô le merveilleux secours que celui des esclaves, si l’ardeur d’une immense multitude et le premier élan de son indignation, cet élan si puissant vient à languir ! Le parti le plus lâche est encore le moins sûr. Au surplus, dût-on périr, il faut aller au-devant du danger. Othon en sera plus odieux, Galba et ses amis en auront plus de gloire. Vinius, qui repoussait cet avis, est menacé par Lacon qu’excitait Icélus, et cet acharnement de haines privées tournait à la ruine publique. Galba n’hésite plus, il se rend au parti le plus digne. Toutefois Pison le précèdera vers le camp. On se fiait au grand nom de ce jeune homme, à sa popularité toute nouvelle, à son état d’hostilité contre Vinius, soit que cette hostilité existât réellement, soit qu’elle fût un rêve de ceux qui la désiraient, car dans le doute, c’est toujours la haine que l’on soupçonne. Pison à peine sorti, une sourde et vague rumeur se répand qu’Othon vient d’être massacré. Bientôt, comme il arrive dans toutes les grandes impostures, plusieurs affirment qu’ils y étaient, qu’ils l’ont vu, et comme la joie accueille tout ce qui la flatte, on y croit. On a pensé que ce bruit, inventé et accrédité par les Othoniens déjà mêlés à la foule, avait eu pour objet d’attirer Galba hors du palais en lui donnant le faux appât d’une heureuse nouvelle. Alors, ce ne sont pas seulement les citoyens et la multitude imbécile qui battent des mains et s’abandonnent à des transports immodérés, mais les chevaliers, les sénateurs eux-mêmes, passant de la crainte à l’imprudence, brisent les portes, se précipitent en aveugles dans le palais, et viennent effrontément se plaindre à Galba qu’on leur ait ravi l’honneur de le venger. Les plus lâches, ceux même, comme l’apprit l’événement, qui dans le péril devaient oser le moins, élèvent le plus la voix et parlent avec le plus d’arrogance. Tous attestent ce que personne ne sait. Enfin, dans l’impuissance de connaître la vérité, séduit lui-même par un mensonge qui était dans toutes les bouches, Galba revêt sa cuirasse ; mais n’étant ni de force ni d’âge à lutter contre la foule qui le presse, il monte dans une litière. Il n’avait pas franchi le seuil du palais qu’un speculator, Julius Atticus, arrive et s’écrie, en agitant son glaive ensanglanté, que c’est par lui qu’Othon a été tué. « Qui te l’a commandé, lui répondit Galba ? » tant il avait de présence d’esprit et de courage à réprimer la licence militaire, tout à la fois inébranlable aux menaces et inaccessible aux flatteries. L’esprit du camp n’était pas douteux. Une ardeur si vive l’agitait, que, non contens de presser Othon de leur corps et de leurs armes, les soldats le placent sur le socle où peu auparavant était la statue d’or de Galba, et l’entourent de leurs enseignes et de leurs drapeaux ; ni centurions, ni tribuns, ne pouvaient approcher. Les soldats ordonnaient qu’on se défiât de leurs chefs ; tout retentissait de cris tumultueux et d’exhortations mutuelles, mais ce n’était point, comme chez le peuple, de ces cris confus d’une impuissante adulation ; dès qu’ils apercevaient quelques uns de leurs camarades qui accouraient de toutes parts, ils leur pressaient les mains, les embrassaient, les entraînaient vers Othon, leur dictaient le serment. Tantôt ils recommandaient l’empereur aux soldats et tantôt les soldats à l’empereur. Othon répondait à tant de zèle, il leur tendait les mains ; il se prosternait devant la multitude, lui jetait des baisers, et faisait, pour devenir maître, toutes les bassesses d’un esclave. Lorsqu’il eut reçu le serment de toute la légion de la marine, ayant enfin confiance dans sa force, et voulant, après avoir excité chaque soldat, les enflammer en masse, il leur parla de la sorte à la tête du camp : « Compagnons, je ne puis dire avec quel titre je me présente à vous. Je ne saurais me regarder comme simple citoyen, puisque vous m’avez fait empereur, ni comme empereur, un autre ayant l’empire. J’ignore même quel nom vous donner, aussi longtemps qu’on doutera si vous avez parmi vous le chef ou l’ennemi du peuple romain. Entendez-vous comme on demande à la fois mon châtiment et votre supplice, tant il est vrai que c’est forcément ensemble qu’il faut périr ou nous sauver. Ce Galba si clément nous a déjà promis la mort peut-être, lui qui, sans qu’une seule voix le lui demandât, fit massacrer tant de milliers de soldats tous innocens. L’horreur pénètre mon âme chaque fois que je me rappelle sa funeste entrée dans Rome, et cette victoire, la seule qu’il ait jamais remportée, alors qu’il donna l’ordre qu’à la face même du Capitole fussent décimés des supplians qui s’étaient livrés à sa foi. Arrivé dans nos murs sous de pareils auspices, de quelle gloire a-t-il enrichi l’empire, si ce n’est du meurtre de Sabinus et de Marcellus en Espagne, de Bétuus Chilon dans la Gaule, de Fontéius Capiton en Germanie, de Macer en Afrique, de Cingonius sur la voie publique, de Turpilianus dans la ville, et de Nymphidius au camp ? Quelles sont donc les provinces, quels sont les camps, qu’il n’ait souillés et ensanglantés, ou, comme il le dit lui-même, qu’il n’ait lavés et purifiés, car ce qui pour tout autre serait crime, pour lui c’est une rigueur salutaire. Dénaturant le sens des mots, il appelle la barbarie sévérité, l’avarice économie, et vos supplices et vos humiliations une sage discipline. Sept mois sont à peine passés depuis la mort de Néron, et déjà Icélus a dérobé plus d’or que les Polyclètes, les Vatinius et les Elius n’en amassèrent jamais. Vinius lui-même, s’il eût régné, aurait montré moins de cupidité et commis moins de brigandages, au lieu qu’il nous a opprimés comme si nous étions ses sujets et méprisés comme ceux d’un autre. Ses seules richesses suffiraient aux récompenses militaires que l’on ne vous donne jamais, que l’on vous reproche toujours ; et pour que toute espérance nous fût ravie jusque dans son successeur, voilà que Galba rappelle de l’exil celui qu’il juge, à son humeur sombre et à son avarice sordide, lui ressembler davantage. Vous avez vu, compagnons, dans une tempête mémorable, les dieux même se prononcer contre cette sinistre adoption. Une même indignation anime le peuple et le sénat ; ils ont les yeux sur votre vaillance ; en elle les grands desseins trouvent leur force ; sans elle sont impuissans les desseins les plus généreux. Je ne vous appelle ni au péril ni à la guerre. Tous les soldats armés sont à nous ; il ne reste à Galba qu’une seule cohorte en toge qui sert moins encore à le défendre qu’à le tenir captif. Dès qu’elle vous apercevra, dès qu’elle aura reçu de moi le signal, elle ne combattra que de zèle à mériter ma reconnaissance. Au surplus, il n’est pas question d’hésiter dans une entreprise qui sera louable seulement quand nous l’aurons achevée. » Il fit ouvrir ensuite l’arsenal. Aussitôt on enlève les armes sans ordre, sans discipline, sans que le prétorien ou le légionnaire choisissent les enseignes qui les distinguent. En prenant au hasard des casques, des boucliers, ils se confondent avec les auxiliaires. Ni centurion, ni tribun ne les dirigent. Chacun est pour soi son conseil et son guide. Mais l’aiguillon le plus puissant pour ces pervers, c’est la consternation des gens de bien. Déjà Pison, effrayé du frémissement de la sédition toujours croissante, et des clameurs qui retentissaient jusque dans la ville, avait rejoint Galba qui, sorti pendant ce temps, s’approchait du Forum. Marius Celsus avait apporté de sinistres nouvelles. Les uns étaient d’avis de retourner au palais, les autres de gagner le Capitole ; la plupart d’occuper les rostres. Plusieurs, pour toute opinion, contrariaient celle des autres. Enfin, comme il arrive toujours dans les circonstances désespérées, le parti qu’il n’était plus temps de suivre paraissait le meilleur. On dit que Lacon, à l’insu de Galba, projeta de tuer Vinius, soit qu’il espérât par cette mort apaiser la fureur du soldat, soit qu’il le crût complice d’Othon, peut-être aussi pour assouvir sa propre haine. Les conjonctures et le lieu le retinrent. Le carnage une fois commencé, il eût été difficile de l’arrêter. D’ailleurs, les nouvelles alarmantes des courriers et la dispersion du cortége troublèrent tous les conseils. La tiédeur éteignit le zèle de ceux-là même qui d’abord avaient fait un si grand étalage de bravoure et de fidélité. Galba était poussé çà et là par les flots de la multitude qui le pressait. Du haut des basiliques et des temples inondés par la foule, on contemplait ce lugubre spectacle. Pas un cri ne s’échappe du milieu des citoyens et du peuple, mais la stupeur est sur tous les visages. Chacun prête l’oreille ; ce n’est ni du tumulte ni du calme : c’était le silence des grandes terreurs, des grandes colères. On vint dire pourtant à Othon que le peuple prenait les armes contre lui. Aussitôt il ordonne de se hâter afin de maîtriser le danger. Alors des soldats romains, comme s’il se fût agi de précipiter Vologès ou Pacorus du trône antique des Arsacides, et non d’aller égorger leur empereur, vieillard faible et désarmé, dispersent le peuple, foulent au pied le sénat, menacent de leurs glaives, hâtent la rapidité de leurs chevaux, et s’élancent dans le Forum. Ni l’aspect du Capitole, ni la sainteté des temples qui s’élèvent autour d’eux, ni le souvenir des anciens empereurs, ni la crainte des empereurs à venir, rien ne les effraie dans la consommation d’un crime dont le vengeur est toujours celui-là même qui en profite. À peine eut-on vu de près la marche de cette troupe armée, que le porte-étendard de la cohorte qui accompagnait Galba, c’était, dit-on, Vergilio Attilius, arrache l’image de son empereur, et la jette contre terre ; à ce signal tous les soldats se déclarent hautement pour Othon. La fuite du peuple laisse le Forum désert ; le fer menace quiconque hésite encore. Dans leur fuite, ceux qui portaient Galba le précipitent de sa litière, près du lac Curtius, et le font rouler sur la poussière. Ses dernières paroles ont été diversement rapportées, selon qu’elles ont passé par la bouche de ses ennemis ou de ses partisans. D’après les uns, il demanda d’une voix suppliante quel mal il avait fait, et il implora quelques jours de grâce pour payer le don militaire. D’après les autres, il tendit son cou aux meurtriers en les excitant à frapper s’ils croyaient faire par-là le bien de la république. Peu importait à ceux-ci ce qu’il pouvait dire. On ne sait pas au juste qui l’a tué. Les uns nomment Térentius, un évocat ; d’autres Lécanius. Le bruit le plus répandu désigne Camurius, soldat de la 15e légion, qui tira son épée, et la lui plongea dans la gorge. Tous vinrent après déchirer cruellement ses jambes et ses bras, car la cuirasse défendait la poitrine. Par une brutale férocité, il reçut la plupart des blessures lorsque déjà la tête était séparée du tronc. Ils se précipitèrent ensuite sur Titius Vinius, dont la mort laisse également quelques doutes. On ne sait si la peur étouffa sa voix, ou s’il s’écria qu’Othon ne pouvait avoir ordonné de le tuer. Est-ce la crainte qui lui dicta ce mensonge, ou bien était-ce l’aveu de sa complicité ? Sa vie et sa triste réputation portent plutôt à croire qu’il était dans le secret d’un crime dont il fut l’une des causes. Il tomba devant le temple de Jules César, frappé d’un premier coup aux jarrets, ensuite Jurius Garnis, un légionnaire, le perça de part en part. Notre siècle vit ce jour-là une vertu bien mémorable dans Sempronius Densus. Centurion d’une cohorte prétorienne, chargé par Galba d’accompagner Pison, il se jette, armé d’un poignard, au-devant des soldats, leur reproche leur trahison, et tantôt du geste et tantôt de la voix, appelant sur lui seul leur furie, il donna à Pison, quoique blessé, le temps de fuir. Pison se réfugia dans le temple de Vesta, où l’accueillit la pitié d’un esclave qui le cacha sous son toit hospitalier. C’était moins la sainteté du lieu et des autels que l’obscurité de cette retraite qui retardait sa mort inévitable. Bientôt arrivèrent, par l’ordre d’Othon, avide avant tout du sang de cette victime, Sulpicius Florus, de la cohorte britannique, récemment fait citoyen par Galba, et Statius Murcus, spéculator : ils arrachèrent Pison du temple et le massacrèrent sur les degrés. Nul autre meurtre ne causa un aussi vif plaisir à Othon. Sur aucune autre tête il ne promena si long-temps, dit-on, ses insatiables regards ; soit que son esprit, libre enfin de toutes craintes, commençât à s’ouvrir à la joie, soit que l’idée de la majesté dans Galba et de son amitié pour Vinius eussent troublé d’un sentiment douloureux son cœur tout impitoyable qu’il était, et qu’il crût plus légitime et plus permis de se réjouir de la mort de Pison, son rival et son ennemi. Les têtes attachées à des piques furent portées en triomphe au milieu des enseignes des cohortes près de l’aigle de la légion. C’était à qui ferait parade de ses mains sanglantes, à qui se vanterait d’avoir tué ou vu massacrer ; que cela fût ou non, tous s’en glorifiaient comme de grands et mémorables exploits. Vitellius trouva par la suite plus de cent vingt placets de gens qui réclamaient un salaire pour quelque notable coopération aux crimes de cette journée. Il les fit tous chercher et mettre à mort, non par honneur pour Galba, mais par une politique de tradition chez tous les princes. Ils se protègent dans le présent par l’image de la vengeance déjà prête dans l’avenir. On eût cru voir alors un autre sénat, un autre peuple. Tous de se précipiter dans le camp, de vouloir dépasser les plus proches, de rivaliser avec les plus avancés, de vociférer contre Galba, d’applaudir au choix de l’armée, de baiser les mains d’Othon, et plus sont faux les témoignages de ce zèle, et plus ils les prodiguent. Othon de son côté ne rebutait personne, comprimant des yeux et de la voix l’exaspération du soldat avide et menaçant. Ils demandaient à grands cris le supplice de Marius Celsus, consul désigné et resté jusqu’au dernier moment fidèle ami de Galba. Ses talens et sa vertu sont comme autant de forfaits qui les irritent. Il était visible qu’ils voulaient un meurtre pour signal du pillage et de mort contre les gens de bien. Mais Othon, sans autorité pour empêcher le crime, en avait assez pour le commander. Il feint la colère, fait enchaîner Celsus, et par la promesse qu’il lui réservait un châtiment plus rigoureux, il le dérobe à une perte certaine. Tout se fit ensuite au gré des soldats. Ils choisirent eux-mêmes les préfets du prétoire. À Plotius Firmus, autrefois simple soldat, maintenant chef des gardes de la nuit, et qui, du vivant même de Galba, s’était déjà rangé dans le parti d’Othon, ils associèrent Licinius Proculus, que son étroite familiarité avec Othon fit soupçonner d’avoir favorisé son entreprise. Favius Sabinus eut la préfecture de Rome : c’était faire revivre le choix de Néron sous lequel il avait rempli cette charge ; quelques uns se plaisaient à voir en lui Vespasien son frère. On demanda vivement ensuite la remise du droit qu’il était d’usage de payer aux centurions pour les congés, tribut annuel auquel le soldat était assujetti. Le quart de chaque compagnie pouvait se disperser ou bien errer dans le camp même, pourvu qu’on payât la taxe aux centurions. Personne ne songeait à tout ce qu’il y avait d’injuste et d’illégal dans ce mode d’impôt et dans ce genre de trafic. C’était ensuite à l’aide de vols, de brigandages et de travaux mercenaires que le soldat acquittait le prix de ses loisirs. Quand l’un d’eux possédait quelque peu d’or, on l’accablait de rigueur et de travail jusqu’à ce qu’il achetât son congé. Lorsqu’épuisé par cette dépense il s’était en outre amolli dans le repos, il rentrait pauvre et lâche dans son corps, de riche et brave qu’il était ; et c’est ainsi que tous, chacun à leur tour, corrompus par la même pauvreté et la même licence, se ruaient à travers la sédition, les discordes, et pour dernier excès dans les guerres civiles. Othon, pour que cette largesse, que le soldat se concédait, ne lui aliénât pas l’esprit des centurions, promit de faire acquitter tous les ans par son trésor particulier le prix des congés. Mesure utile et que depuis les princes sages perpétuèrent pour maintenir la discipline. Le préfet Lacon, que l’on feignit d’exiler dans une île, fut tué par un évocat qu’Othon avait envoyé d’avance, et qui le frappa de son épée. Icélus, n’étant qu’un affranchi, fut publiquement mis à mort. La journée s’était passée dans le crime ; pour dernière misère, on la finit dans la joie. Le préteur de la ville convoque le sénat. Les autres magistrats rivalisent de basse flatterie. Les sénateurs accourent. On décerne à Othon la puissance tribunitienne, le nom d’Auguste, et tous les honneurs du principat ; c’est à qui fera oublier ses invectives et ses outrages confusément jetés à Othon, et dont personne du reste ne sut s’il en avait gardé le ressentiment, la brièveté de son règne ayant laissé dans le doute s’il avait dédaigné ou différé sa vengeance. À travers le Forum encore sanglant, au milieu des cadavres amoncelés, Othon, porté au Capitole et de là au palais, permit que l’on rendît les corps à la sépulture et aux honneurs du bûcher. Quant à Pison, ce furent Vérania sa femme et Scribonianus son frère ; quant à Vinius, c’est Crispina sa fille qui les ensevelirent, après avoir cherché et racheté leurs têtes que les meurtriers avaient gardées pour en faire trafic. Pison achevait sa trente-unième année d’une vie plus honorable que fortunée. Ses frères Magnus et Crassus avaient péri victimes l’un de Claude, l’autre de Néron. Lui-même longtemps exilé, quatre jours César, il ne sembla, dans cette adoption précipitée, l’emporter sur son aîné que pour être égorgé le premier. Vinius vécut cinquante-sept ans avec des mœurs diverses. Son père était d’une famille prétorienne, son aïeul maternel fut proscrit. Il déshonora ses premières armes qu’il fit sous Calvisius Sabinus. La femme de ce lieutenant, poussée par une coupable curiosité à visiter l’intérieur d’un camp, s’y glissa la nuit sous l’habit d’un soldat. Après avoir avec la même indiscrétion affronté les gardes et porté sur tout le service des regards téméraires, elle osa se prostituer dans l’enceinte même des aigles, infamie dont Vinius était accusé d’être complice ; aussi, chargé de fers par ordre de Caïus, il fallut la révolution qui survint pour le rendre à la liberté. Il parcourut alors et sans reproches la carrière des honneurs. Après la préture il commanda une légion et se fit estimer. Mais ensuite il se souilla d’une bassesse indigne même d’un esclave. Il fut soupçonné d’avoir volé une coupe d’or à la table de Claude, et Claude le lendemain ordonna que Vinius seul parmi les convives serait servi dans des vases de terre. Toutefois, étant proconsul de la Gaule Narbonnaise, il la gouverna avec une sévère intégrité. Enfin l’amitié de Galba l’entraîna dans l’abîme : audacieux, rusé, actif, et toujours, selon qu’il tournait les ressorts de son âme, bon ou méchant avec la même énergie. Les immenses richesses de Vinius firent casser son testament ; la pauvreté protégea les dernières volontés de Pison. Le corps de Galba, long-temps abandonné, fut recueilli, après avoir subi les outrages du soldat pendant les désordres de la nuit, par Argius, son intendant, son ancien esclave, qui lui donna une humble sépulture dans les jardins mêmes que ce prince possédait n’étant encore que citoyen. Sa tête, mutilée et attachée à une pique par des vivandiers et des valets de l’armée, fut retrouvée le lendemain devant le tombeau de Patrobe, affranchi de Néron que Galba avait fait périr, et les cendres en furent réunies à celles du corps déjà brûlé. Ainsi finit Servius-Sulpicius Galba, à soixante-treize ans, après avoir traversé cinq règnes avec une fortune toujours propice, et plus heureux sous l’empire d’un autre qu’étant lui-même empereur. Sa famille avait une ancienne illustration et de grandes richesses. Son esprit était médiocre, plutôt exempt de vices que vertueux. Sans dédaigner la renommée, il n’en chercha jamais le bruit ; point avide du bien d’autrui, sobre du sien, avare de celui de la république. D’une faiblesse extrême envers ses amis et ses affranchis ; on pouvait l’en excuser lorsqu’il rencontrait des gens de bien ; mais il devenait coupable lorsque, aveuglé par elle, il se livrait à des pervers. La grandeur de sa naissance et le malheur des temps décorèrent chez lui ce qui n’était qu’indolence d’un renom de sagesse. Dans la vigueur de l’âge, il se distingua en Germanie par ses talens militaires. Nommé proconsul, il régit l’Afrique avec modération. Déjà vieux, il apporta dans son gouvernement de l’Espagne le même esprit de justice. Il parut au-dessus de la condition privée tant qu’il fut simple citoyen, et de l’aveu général, digne de l’empire s’il n’eût été empereur. UNE FÊTE EN PROVENCE. Cette fête a eu lieu ; elle est historique. La Provence ayant érigé un monument à l’auteur d’Anacharsis, l’inauguration en a été faite avec une solennité dont le Moniteur a donné dans les temps tous les détails. Vos murailles sont sans cesse devant mes yeux. Isaïe. Doux souvenir de l’enfance, me disais-je à l’aspect lointain de Marseille, fille de la Grèce et ma patrie, doux et précieux souvenir ! Et moi aussi j’ai voulu revoir le ciel que rencontrèrent mes yeux pour la première fois ; la terre où ma mère, avant de balancer mon berceau, l’avait souvent rêvé. M’exilant, jeune encore, de ces lieux aimés, pour la vaste cité des arts, j’étais venu, comme tous les enfans de la civilisation nouvelle, me placer au bas de ces tribunes d’où s’échappent la parole et la science. Aujourd’hui le même culte me ramène au point du départ. La Provence, dans une fête toute patriotique, élève un monument à l’auteur d’Anacharsis, à celui qui, dans ses pages, faisant revivre la Grèce, donne à Marseille le double orgueil de connaître à la fois quel homme elle a produit et de quel peuple elle est sortie. Que les temps ont grandi ! que les lettres ont pris de puissance ! Tout une province se lève pour rendre hommage à un modeste antiquaire, au vertueux et simple Barthélémy. Ainsi je réfléchissais en voyageant au milieu de cette double muraille de rochers sombres qui précèdent Marseille et servent de voile à sa magnificence, d’abord cachée. Dans cette route, ou plutôt dans ce fossé large et profond, tout est triste. Pour ménager un merveilleux contraste, la nature a placé la stérilité du désert à l’entrée du site le plus pittoresque. Lorsque la dernière roche est enfin dépassée, une vallée immense se découvre à la vue. Les pins, les cyprès, l’olivier, les mâts de vaisseaux qui s’élèvent et se confondent, les couleurs de mille bastides élégantes et belles sous leurs toits rouges, la mer qui étend sous ce monde poétique ses nappes mobiles et bleuâtres, et au-dessus de ce champ d’azur le bel azur des cieux : voilà Marseille ! la voilà avec son air de force, de richesse et de majesté ; avec cette élégante simplicité presque ionienne, encore revêtue de cette blancheur toute grecque, comme étaient les Cyclades du vieil Homère. Puis, au-dessus de ces bords, de ces pins, de cette ville, un mont sacré s’élève ; il domine la mer. Riante et couronnée des bluets de la dernière moisson, la Vierge, amie des matelots, y réside dans un temple modeste. Vierge miséricordieuse, elle a choisi ce promontoire pour être mieux aperçue des vaisseaux en péril. Traversons les allées où Belzunce, au milieu de la contagion, promenait sa charité, son zèle et la prière. Pour trophées, chaque arbre le rappelle ; et cette voûte de verdure est comme un temple où se perpétue le religieux souvenir de son héroïsme. Mais quelle est cette fête ? Pourquoi le nom d’Anacharsis est-il inscrit sur ces blanches bannières ? Où va ce cortège avec ses magistrats, ses savans, ses soldats, ses flots nombreux d’habitans ? Suivons-le. Enfant de la cité, je puis, par droit légitime, me ranger parmi ses autres enfans. Nous marchons, puis nous entrons dans Aubagne, lieu charmant que la nature a placé vis-à-vis Marseille, comme l’heureux échantillon de notre terre provençale. Le jour s’est paré de son plus beau soleil ; c’est un de ces jours où les parfums de la cassie et du genêt sauvage, où le son du tambourin bruyant et les chansons d’une jeunesse folâtre se mêlent harmonieusement. La population des villages voisins s’était donné rendez-vous sur la place, au pied des grands ormes, dont le feuillage mobile fléchissait sous la rosée. De tous côtés régnait cette confusion si gracieuse, si vive, lorsque tout un peuple semble n’avoir qu’un sourire. Jusque dans les humides vallées de Gémenos le nom de Barthélémy va chercher les échos : il revit au milieu de ses concitoyens, il revit par des souvenirs d’enfance, et par ce marbre où, sous le ciseau de l’artiste, il a repris sa forme, son air, sa tête et le calme de Platon au milieu de ses disciples sur le cap de Sunium. C’est un des grands privilèges du génie et de la vertu de répandre sur les lieux où ils vécurent, où ils naquirent, où se ferma leur tombe, l’éclat brillant de leur renommée. Mais Barthélémy, par le monument qu’on lui élève, doit être utile encore. Point de ces hautes colonnes, vains ornemens qui charment les regards oisifs ; point de ces portiques, fastueuse et inutile parure ; une fontaine au murmure éternel soutient son buste. Limpide et salutaire, elle s’en va féconder la contrée ; elle reflétera le visage des jeunes filles qui viendront le soir y baigner leurs pieds nus ; elle accompagnera la voix du vieillard qui, pour charmer ses petits-fils, leur lira sur ses bords Anacharsis. La solennité commence. D’abord la foule est bruyante, puis attentive. Des magistrats ont pris la parole, fiers de présider à cette fête de famille où la parenté vient du titre même de citoyen. Ils décernent le triomphe à celui qui rassembla les débris épars de la Grèce intelligente, rendit aux échos du Lycée les douces maximes de la philosophie, évoqua Démosthènes, remit le glaive aux mains de Miltiade, et, s’inspirant à la lyre de Sapho, ralluma l’amour de Périclès aux banquets d’Aspasie. Le héros de cette journée doit être, en effet, pour les murs qui le virent naître, une double source de souvenirs ; car, s’il appartient par sa naissance aux temps modernes, son savoir le donne à l’antiquité ; et si ses concitoyens ont droit de se le représenter enfant sous les ombrages de la ville natale, l’Europe littéraire se le figure comme l’un de ces vieillards qui, sortis du port de Phalère, allaient vers les légions lointaines chercher la science et la sagesse. Les harangues achevées, le bruit de la foule répond, les cloches s’ébranlent, le canon frappe les airs, le peuple se presse autour du monument ; il semble se contempler lui-même dans ces traits si fidèlement reproduits, et chez lui la joie d’une pareille apothéose est un élan d’orgueil. Qui pourrait peindre une fête nationale dans tous ses détails ? Qui pourrait compter les cris de tout un peuple ? Dès que les magistrats ont fini l’éloge public, la voix d’un seul est remplacée par des milliers de voix, et, quand il disparaît au milieu des applaudissemens, la multitude enivrée se met en fonctions à son tour, et, se faisant une magistrature à elle-même, elle trouve spontanément de vives paroles pour redire de nouveau et à sa manière les faits qui déjà viennent d’être racontés. Voilà ce qui se passait dans la ville d’Aubagne, impatiente de prendre possession de la gloire d’un de ses fils, pour qu’on ne vienne pas lui disputer un jour l’honneur de l’avoir vu naître. En attendant qu’une plume plus éloquente que la mienne ait pu faire son éloge, il faut que j’en jette ici quelques traits. Montesquieu. Livré à sa joie, on devine ce qu’est un peuple heureux. Les magistrats se sont éloignés, et la ville entière n’est plus qu’une grande famille. Voilà comment la vallée d’Aubagne retentit une seconde fois de bruyans transports. Peuple, vous avez raison ; il n’y a vraiment que la reconnaissance nationale qui sauve un nom de l’oubli. C’est là le plus difficile de la gloire, et non les chants de Pindare, et non les pyramides qui pèsent sur un cadavre royal et sans nom ; le plus difficile de la gloire, ce sont les larmes d’une population en deuil, ce sont les fleurs que l’on dépose sur la pierre tumulaire ; c’est, en un mot, cette sympathie affectueuse d’une nation pour son concitoyen qui n’est plus. Le plus difficile surtout de cette gloire impérissable, c’est le souvenir plus froid et plus méthodique des vieillards, c’est le récit gravement animé d’une vie qui fut utile et belle. Ces souvenirs s’étaient vivement réveillés, et les récits du soir les avaient exaltés jusqu’à l’enthousiasme. Vous avez vu la fin du jour sous le ciel pur de la Provence, vous avez respiré les fleurs parfumées de l’oranger. Cette chaleur d’une terre toute poétique est si pressante, qu’elle devient irrésistible. Aussi, quand la nuit eut rassemblé les vieillards, ils se regardèrent entre eux, cherchant à découvrir quelque narrateur qui n’eût pas épuisé tous les récits. Ceux qui disent que la vie de l’homme est courte, n’ont pas songé combien facilement s’épuise tout ce qui remplit cette vie, combien de fois, pour alimenter notre âme, il nous faut revenir sur notre pensée et sur nos souvenirs. Cependant, presque étranger parmi les miens, j’attendais qu’on parlât de nouveau de mon compatriote. Après l’éloge public, je voulais comme un éloge de famille, plus sympathique et plus complet. Quand tout à coup un bon vieillard, avec un sourire paternel, me tendant la main : « Parle-nous de Barthélémy, mon cher fils, me dit-il, raconte-nous sa vie, que nous savons peut-être mieux que toi, mais qui, dans ta bouche, nous paraîtra nouvelle ; car tu arrives de cette grande cité où la littérature et les arts sont soumis à d’étranges révolutions. Parle, explique-nous le changement des esprits ; montre-nous la place de Barthélémy dans l’estime des hommes ; nous sommes prêts à t’écouter. » Et moi, chose singulière, si je fus heureux de cette prière, je ne m’en sentis pas accablé. De quoi s’agissait-il en effet ? De raconter simplement une vie qui fut simple ; de parler avec enthousiasme de grands travaux suivis d’un enthousiasme mérité. D’ailleurs, quoi de plus facile qu’un tel récit ? Le positif de notre siècle s’est fait sentir jusque dans l’éloquence. Le naturel et la vérité ont conquis de nos jours même l’éloge. Je commençai : « Rappelez-vous à quel moment de décadence littéraire apparut cette vie si pleine et si laborieuse. Lorsque Barthélémy à trente ans, et suivi de cette réputation précoce qui l’avait fait regarder parmi vous comme un savant et un sage, quitta pour la première fois les murs tranquilles d’Aubagne, il allait se trouver, non plus parmi les vieux siècles qui avaient fait jusqu’alors son admiration, mais dans une époque où s’agitaient des rivalités envieuses et médiocres pour la plupart. La littérature du dix-septième siècle ne jetait plus que de pâles reflets de sa gloire. Le faux et l’affectation avaient remplacé le grandiose et le vrai. Dorât effaçait La Fontaine, Marmontel balançait Despréaux, le larmoyant Lachaussée avait usurpé la scène où Molière n’était plus qu’un roi dépossédé. Le scepticisme de Voltaire avait envahi l’histoire. La délicieuse mélancolie de Jean-Jacques Rousseau était sur le point de se retirer devant le génie sombre des Anglais, devant les méditations vaporeuses des Allemands : nous n’étions pas loin du suicide de Werther, nous avions déjà les sépulcres d’Young. Aussi, dans cette ville encombrée de petits vers, de petits hommes, de petits écrits ; au milieu de tout ce luxe ambigu des palais déjà moins rians de Louis XV, où des bouquets à Chloris donnaient le ministère, on peut dire avec assurance que l’ennui était partout : au théâtre et dans la chaire, à la ville et à la cour ; partout augmenté par ce malaise général qui annonce toujours que les dieux s’en vont. « Vous comprenez que tout imbu qu’il était de nos simples mœurs provençales, et pénétré de cette idée que le beau n’est jamais séparé de l’honnête, que l’utile n’existe pas sans le bon, notre jeune concitoyen dut reculer au premier abord devant cette gloire bâtarde. » Ici le même vieillard qui m’avait donné la parole me la retira. « Tu fais bien, me dit-il, de nous peindre les temps où vécut Barthélémy. C’est une bonne règle de ne pas détacher de son siècle l’homme qu’on veut juger. Ainsi l’on apprécie ce que le siècle et l’homme se sont mutuellement prêté. Barthélémy n’a rien à rendre à son époque, il ne lui doit rien. Il eut le bonheur d’échapper pur à ses fatales séductions. « Mais pourquoi nous montrer si vite Barthélémy à trente ans, homme déjà ? Son enfance, sa jeunesse, ses travaux, sont également nos biens ; d’ailleurs cette génération, qui près de nous croît et nous chasse, est avide d’entendre jusqu’aux moindres détails d’une vie assez belle pour offrir tout à la fois un cours d’étude et de morale. Laissons-lui ces souvenirs pour qu’elle les laisse à son tour. Les souvenirs sont aussi un patrimoine ; par eux se perpétue la vie de l’intelligence humaine. Mais ce soin nous regarde ; je vais parler à ta place. Je conduirai Barthélemy hors de nos murs ; là tu le reprendras. « Sa vie commença au milieu des douleurs. La maison paternelle était en deuil, des sanglots furent son premier langage ; dans un lieu écarté dont le silence protégeait le recueillement, son père et lui allaient chaque jour, soir et matin, pleurer ensemble, l’un son épouse, l’autre sa mère. Ces scènes attendrissantes firent sur Barthélémy une impression qui ne s’est jamais effacée. Lui-même nous l’apprend dans ses Mémoires que nous voudrions voir déposés dans les archives de notre ville. Ce culte pieux qui pour autel avait la tombe d’une mère, ces larmes qui lui révélaient un bien qu’il avait perdu avant même de le connaître ; ce père qui faisait de son fils un disciple de sa douleur ; cette sorte d’initiation aux souffrances de la vie dans un âge où la vie n’a que des jeux ; ne sont-ce pas là des émotions propres à développer une sensibilité dont la douce chaleur prépare les vertus, et fait du génie, gloire d’un seul, un bienfait pour tout le monde ? « Les impressions de l’âme tournent toujours au profit de l’esprit. Aussi son père le conduisit bientôt au collège de l’Oratoire à Marseille ; il avait douze ans. Celui qui devait être l’auteur d’Anacharsis y marqua de bonne heure sa place en prenant au milieu des enfans de son âge le même rang qu’il tint plus tard parmi ses contemporains. Sa précoce renommée jeta de l’éclat sur le collège d’où elle partait ; il est arrivé que la gloire du disciple a rejailli sur quelques pauvres oratoriens qui, par lui et presqu’à leur insu, ont rencontré la célébrité dans le cloître même où ils étaient allés chercher l’oubli. » À cet endroit de son récit, le vieillard se fit apporter un gros livre ; c’étaient les Mémoires de Barthélémy. « Vous allez l’entendre lui-même, ajouta-t-il ; pourquoi dire différemment ce qu’il a dit si bien ? Nous n’avons pas à rétablir la vérité : était-il homme à l’altérer ? Pour tout ce qui le concerne, la meilleure autorité c’est la sienne ; sans compter qu’en le lisant, nous croirons qu’il nous parle lui-même ; ainsi dans un sujet plus solennel, à ces heures où la religion absorbe mon âme lorsque j’ouvre l’Évangile, c’est avec Dieu que je crois converser. « Je ne change rien à ses paroles. « Un jour le père Raynaud nous demanda la description d’une tempête en vers français ; il parut content de la mienne. Un mois après, il donna publiquement un exercice littéraire ; dès l’ouverture, le voilà qui se lève, me découvre et me fait signe d’approcher. Je baisse la tête, je me raccourcis et veux me cacher derrière quelques uns de mes camarades qui me trahissent. Enfin le père Raynaud m’ayant appelé à haute voix, je crus entendre mon arrêt de mort. Je fus obligé de traverser la salle dans toute sa longueur, tombant à chaque pas, à droite, à gauche, par devant, par derrière ; accrochant robes, mantelets, coiffures ; après une course désastreuse, me prenant par la main, il me présente à l’assemblée et fait un éloge pompeux de ma tempête. J’en étais d’autant plus honteux, que je l’avais prise presque tout entière dans l’Illiade de Lamothe. » « Je n’ai plus besoin de lire, poursuivit le vieillard ; je voulais seulement vous montrer comment sa modestie, par l’aveu d’un plagiat, effeuille de ses mains sa première couronne. Le reste, je le prendrai dans ma mémoire. Destiné à l’état ecclésiastique, il fallut le placer dans un autre collége ; là, rien que là, l’évêque venait chercher des élus pour le sanctuaire ; cet évêque, c’était Belzunce. » À ce nom, le vieillard se leva et l’assemblée fit de même. Puis, après un moment de silence, chacun s’étant assis de nouveau, le vieillard continua : « Barthélémy s’était fait un plan d’études dont l’exécution altéra sa santé ; à peine convalescent, on le fit entrer au séminaire où ses goûts le maîtrisèrent encore. Pour se distraire, cet étrange écolier apprend l’hébreu ; pour s’amuser, ce singulier enfant débite des sermons dans la langue de Job. Au bruit de ses succès, des Maronnites, des Arméniens, et quelques autres chrétiens orientaux habitans de Marseille, viennent le supplier de les entendre au tribunal de la pénitence. Un mot spirituel colore son refus. « Je ne comprends pas, leur dit-il, la langue des péchés arabes. » « Sorti du séminaire, et quoique pénétré des sentimens de la religion, peut-être même parce qu’il en était pénétré, ses idées le détournèrent du ministère ecclésiastique. Un autre sacerdoce l’appelait. Déjà pour lui la science était une religion. Retiré dans Aubagne, après avoir erré d’une étude à une autre, cultivé tout ce qu’il y avait d’hommes instruits dans la contrée, sans état, à vingt-neuf ans, Paris s’offre à sa pensée. On le presse, on le décide, il part. Sa destinée va s’accomplir. « Voilà les principaux faits de sa jeunesse ; son caractère s’y réfléchit comme dans une onde pure ; sensible, et, quoique bien jeune encore, comprenant déjà tout ce qu’il y a de douleur dans la perte d’une mère ; actif, laborieux, donnant sa santé en échange de l’étude ; modeste au milieu de l’un de ces triomphes dont l’enivrement pourrait séduire un esprit plus froid et plus mûr que celui de l’enfance ; livrant aux langues de l’Orient un âge où toute langue étrangère rebute ; se jetant dans les bras de la science qui l’encourage pour échapper à l’autel qui l’intimide ; telle s’annonce une vie qui commence à Belzunce, pour finir au duc de Choiseul, touchant ainsi, par ses points opposés, à deux sommités : l’une de la politique, l’autre de l’Église. » Le vieillard s’arrêta ; son regard sembla me donner l’ordre de poursuivre : j’obéis. « Voilà qu’un soir, par un hasard bien remarquable, ce jeune antiquaire frappe à la porte du garde du cabinet des antiques, de M. de Boze. Arrivé du fond de sa province, inconnu, il vient là, comme s’il descendait au sein de son héritage. Le fils du grand Racine s’y trouvait pour le recevoir. Duclos, Caylus, une foule d’autres formant l’élite des sciences et des lettres, y brillaient aussi. D’abord notre jeune homme écoute, se tait, fort étonné de les comprendre. Puis il les examine, les juge, en fait autant de la société, qui valait moins qu’eux ; de son siècle placé plus bas encore. Des livres, le voilà passant à l’étude des hommes, toujours en se demandant ce que l’avenir lui garde de fortune et de renommée. « En même temps qu’il aperçoit l’affaiblissement moral des écrits, la décadence sensible de leurs auteurs ne lui échappe pas. C’étaient pour la plupart de grands homme improvisés. Peu ou point d’études premières ; l’ignorance devenue presque une mode ; du bruit à propos de tout. Barthélémy résolut donc de rentrer dans les lettres par les sciences. Justement M. de Boze était là devant lui. Le scrupuleux vieillard se mit à observer cette âme bonne et féconde. L’esprit sagace de l’élève frappa l’esprit pénétrant du maître, qui dès lors, l’admettant aux avantages d’une docte familiarité, finit par l’introduire dans les mystères d’une science à laquelle ils ont fait faire tous les deux d’incalculables progrès. « Je veux parler de la connaissance des médailles antiques, sortes de tombeaux portatifs, qui, voyageant à travers les siècles, nous livrent, au lieu d’une vaine poussière, les traits parlans des héros et des rois. Vous savez combien c’est vanité que les histoires des hommes ; ce sont toujours pour la plupart des récits calculés pour le blâme ou la louange, dans lesquels la vérité est comptée pour peu de chose, et tellement disposée, que l’écrivain s’arrange de manière à se mettre plus en évidence que le peuple dont il parle. Grâce aux médailles antiques, justement appelées les sceaux de l’histoire, un moyen nouveau d’investigation est ouvert à l’esprit humain. Une médaille est comme un cri de joie ou de rage frappé sur l’airain, qui subsiste tel qu’il a été proféré, intelligible et sonore pour tous les siècles ; soit que la flatterie ou la bassesse l’aient produite, vices ou vertus, gloire ou opprobre, Trajan ou Tibère, tout cela vit de la même vie, tout cela prouve une passion qui ne pouvait mieux s’exprimer ; tout cela est un éternel monument de l’histoire passée, si défigurée par nos conteurs. Mais aussi si elles sont véridiques, qu’elles sont difficiles à déchiffrer ces pages spontanées des annales publiques dont la collection forme un manuscrit d’or ou de bronze ! qui les reconnaîtra au milieu de tant de caractères effacés, de tant de dates incertaines, de tant de têtes sans nom ? qui voudra user ses années à expliquer, à commenter, à dévoiler ces pages mystérieuses ? En vérité, n’est-ce pas une effrayante chose que ce dévouement d’un seul qui répudie fortune, honneurs, bien-être, repos, sommeil, pour faire dévorer sa vie à la science, vautour sans cesse renaissant et qui vous voit mourir sans être rassasié ? « Voilà ce qu’a fait Barthélémy. Ne cherchez pas ses plaisirs de jeune homme ailleurs que dans les médailles du cabinet du roi. Ne demandez pas quelles furent ses passions : un vase brisé, un morceau de terre antique, quelques mots sortis presque effacés des cendres d’Herculanum, et qu’il a fallu dérober en chargeant la mémoire du larcin ; c’est là son culte et son idolâtrie. « À Rome, il reporte sa vie à vingt siècles en arrière, pour mieux voir, pour mieux comprendre les statues, les inscriptions, les bas-reliefs, merveilleux débris où respire encore le génie d’un peuple détruit. Ces vastes galeries, non pas ornées, mais remplies, mais comblées de philosophes, de guerriers, d’empereurs, lui paraissent des carrières inépuisables d’antiquités, ou plutôt un véritable arsenal de chefs-d’œuvre. L’herbe même le captive : elle verdit peut-être sur la place d’un temple, sur les lignes d’un camp. Dans l’ancienne Préneste, d’où Pyrrhus contempla Rome comme sa proie, au fond du riche palais des princes Barberins, avec quelle promptitude il devine cette belle mosaïque sur laquelle toute l’ancienne Égypte est reproduite ! Mille explications en avaient été données, toutes fort ingénieuses. La sienne est la plus simple ; elle se trouve la plus juste. Au nom d’Alexandre il a substitué celui d’Adrien, et tout est dit. Arrivé devant l’arc de Septime-Sévère, un coup d’œil lui apprend que l’inscription est altérée. Interrogeant, non pas les lettres, mais la trace des lettres enlevées, sa patience infatigable rétablit l’inscription primitive. Pour être plus à l’aise avec sa passion, il passe huit jours dans le palais Farnèse, dans ce palais rempli de bustes, de statues, de fragmens et de bronzes. « J’y suis tout seul, écrit-il au comte de Caylus ; seul, fermé à clef, je jouis, je règne. » Veut-on mieux juger encore jusqu’où va sa persévérante ardeur ? Voyez-le à la poursuite des médailles antiques, objet principal de son voyage. Entendez-le s’écrier : « J’agite Rome et l’Italie par mes lettres et mes intrigues. » Aucun musée, aucun cabinet, nulle collection ne peut être dérobée à ses recherches. Parmi des médailles sans nombre, il en est une curieuse, importante ; dans tout l’univers elle est unique. Barthélémy s’en empare. Quelle est cette tête ? Celle d’un roi. Son nom ? Abdissar. Qu’en dit l’histoire ? Rien. L’oubli sur son front a remplacé la couronne. Qu’il se rassure ; voici un homme qui le rend au monde. La science fait pour lui ce que n’a pu son sceptre ; et du néant où il était tombé, si rien de ce qui était sa gloire n’est sorti, du moins son nom s’échappe et ne périra plus. Avouons-le, c’est presque faire un roi que de le rétablir ainsi dans la mémoire des hommes. « À Naples, que lui font ce paysage, ce golfe, cette mer et ce beau soleil ? Ce sont les laves et les cendres qu’il admire ; il se plaît à creuser une terre dont les entrailles cachent des villes. « À Venise, qu’on prendrait de loin pour un vaste navire en repos sur les mers, à Venise, au milieu des fraîches sérénades d’une nuit argentée et des gondoles noires qui glissent au bruit des rames dans ces rues qui marchent, on l’aurait vu, s’il avait pu s’y rendre, interrogeant aux clartés d’une lampe les archives de cette ville curieuse. Venise n’est-elle pas pour le moyen âge ce qu’est Rome pour les temps antiques ? « L’Italie était bien propre à nourrir cette passion de science ; on n’y peut faire un pas sans remuer l’histoire. Où le vestige manque, un souvenir se montre. Sur ce vaste champ de bataille qu’on nomme l’Italie, Rome, pendant plusieurs siècles, promena la victoire pour s’exercer chez elle, et comme en famille, à vaincre ensuite l’univers. « Ces urnes, ces tombes furent aussi des sujets d’études. Nul homme ne sut mieux lire des ruines. Les colonnes mutilées, les marbres informes, la poudre même de la destruction lui servent à reconstruire les monumens ; mais c’est avec raison qu’il interroge les débris épars sur un sol ébranlé tant de fois par les révolutions, les volcans et les barbares. De ces débris notre civilisation est sortie ; sur ces ruines Léon X a relevé l’architecture. Aussi Barthélémy voulait-il faire alors pour l’Italie ce qu’il exécuta plus tard pour la Grèce. Le plan de son Anacharsis était consacré, dans sa fraîche imagination, au siècle des Médicis, siècle de prodiges qui, secouant le passé, se serait déroulé devant nous avec un assemblage inouï de grands hommes : Michel-Ange dans Rome, où de sa pensée jaillit en quelque sorte la coupole de Saint-Pierre ; Raphaël au Vatican ; Dèce à Padoue, Dèce, illustre génie, que se disputent un roi et une république ; l’Arioste à Ferrare, Machiavel à Florence ; Christophe Colomb s’élançant de Palos sur une méchante barque pour aller, sans autre armée que son génie, conquérir tout un monde. Quel incroyable mouvement imprimé aux esprits ! La nature livre ses mystères, la philosophie ses vérités, l’industrie ses miracles. On croit assister à la naissance d’un nouveau genre humain. Un tableau si majestueux, si varié, si instructif, Barthélémy nous en a privés, non sans motifs peut-être. Ce siècle n’est qu’une résurrection : il lui fallait un siècle créateur. « À la seule Italie laissons les regrets. Sa fortune n’est plus complète. La Grèce qu’elle écrasa, un livre l’a relevée. Il l’a presque dédommagée d’avoir été vaincue. Anacharsis et le Capitole sont deux monumens qui rediront long-temps de grandes choses. La Grèce est sortie de sa poussière toute pleine de ses temples, de ses dieux et de ses héros, comme cette ville qui, secouant le linceul de cendres dont le Vésuve l’avait enveloppée, nous est apparue riche et parée de tous ses monumens. « Mais, avant la publication d’Anacharsis, que d’études et de soins ! Pas un jour négligé, pas un instant sans fruit ; et encore l’infatigable savant n’est-il pas satisfait : « Je voudrais être quatre, dit-il dans l’une de ses lettres : un pour voir, un pour réfléchir, un pour écrire, et un pour mes devoirs à remplir. » Quoiqu’il fût un et non pas quatre, voici pourtant ses immenses travaux. La collection du maréchal d’Estrées et celle de l’abbé de Rothelin, toutes deux si nombreuses, étaient sans ordre et sans indications ; besoin fut d’en compter, d’en choisir chaque pièce, de les classer, pour que désormais on pût lire couramment dans une série de trente siècles et plus ; par des mémoires pleins de recherches curieuses, il décrivait aussi les monumens égyptiens, persans, hébreux et phéniciens ; toutes les nations s’ouvraient aux excursions de sa pensée. En vain le temps n’avait laissé que des mots incomplets sur un marbre apporté par M. de Choiseul. Notre antiquaire, pour qui le passé n’a point d’énigme, remplace les lettres et recompose les mots : c’était une feuille du budget d’Athènes. Soulevant la main des siècles qui pèse sur les ruines d’Héliopolis, il nous montre trois temples merveilleusement reconstruits. Jamais l’architecture ancienne ne brilla plus gracieuse et plus fraîche. En propageant les vérités, sa science redressait aussi les erreurs : la preuve en est dans sa dissertation lumineuse sur les inscriptions de Palmyre, publiées par l’anglais Robert Wood. Avec l’unique secours de quelques lettres recueillies sur des éclats de pierres brisées, il recrée l’alphabet palmyrénien. Barthélémy, acquittant la reconnaissance du genre humain, restitue l’écriture à cette Palmyre, qui avait enseigné l’art d’écrire aux nations. Une telle découverte servira peut-être à ressusciter les faits d’un peuple qui eut aussi sa grandeur, et dont il ne reste guère plus que de Carthage. Triste sort réservé à tous les peuples abattus par Rome ! Implacable, elle les poursuivait jusque dans la mémoire de l’univers, et faisait passer tout à la fois l’oubli sur leur souvenir et la charrue sur leurs villes. « Il est vrai qu’à voir tant d’inépuisables travaux, quelques amis des lettres, et surtout les gens éclairés qui ne conçoivent pas qu’on s’instruise pour soi tout seul, qui ne voient dans l’étude que la production, et dans la pensée que l’espèce de récolte que l’on doit en faire plus tard, se demandaient avec inquiétude si quelque œuvre ne s’échapperait pas enfin de tant de veilles ; si ce gigantesque savoir ne prendrait pas enfin assez de belles formes pour être saisi en un clin d’œil comme un monument antique. Quand on n’avait rien à répondre, on se regardait avec regret ; car, il faut le dire, cette société encore élégante, quoique égarée, savante encore, quoique corrompue, se fatiguait de tant de mauvais poëtes, de tant de frivoles écrivains, et voulait, avant d’aller se perdre dans l’abîme commun où s’engloutissent les siècles, pouvoir attacher son nom à quelque belle pensée d’un homme de génie qui, par la date même de son livre et la pureté de sa vie, devînt pour son époque comme une expiation prématurée. « Voici donc que lentement se prépare, lentement s’élève, lentement s’achève le monument du Voyage d’Anacharsis. À la première annonce de cette nouvelle, l’attention nationale, si dominée par les premiers accens de Mirabeau, se porte tout entière sur cet ouvrage. Il paraît, on le lit et l’on s’étonne de n’avoir pas connu la Grèce, cette malheureuse Grèce où le jeune abbé de Fénelon, en sortant de Saint-Sulpice, voulait aller chercher le martyre. Vous avez tous étudié ce livre, vous l’avez lu par patriotisme, si vous ne l’avez pas lu par séduction ; que pourrais-je donc vous dire de cette forme si naturelle, de cette fable si simple, de cet amas de faits si habilement encadrés ? « Un voyage plutôt qu’une histoire, parce que tout est en action dans un voyage, et qu’on y permet des détails interdits à l’histoire : voilà la forme. « Un Scythe venant en Grèce quelques années avant la naissance du héros de l’Indus, et retournant dans sa patrie dès qu’il voit la Grèce asservie à Philippe, père de ce héros : voilà la fable. « D’un côté, pour les lettres, le siècle de Périclès se liant à celui d’Alexandre ; pour la politique, une révolution ébranlant ici la république, plus loin la monarchie, comme preuve que le glaive vainqueur ou vaincu secoue également les empires : voilà les faits. « Et pour que rien ne soit omis, tout ce qui est antérieur se trouve reproduit dans une brillante introduction. Aux premières pages, une nation commence avec Phoronée. Vous sortez à peine des chants d’Homère, déjà l’Asie s’avance s’imaginant du poids de ses soldats innombrables étouffer la Grèce sans la combattre, et la Grèce avec une poignée d’hommes, avec un combat de quelques heures, la terrasse et la refoule ; la mer chargée de chaînes par un despote de l’Orient, qui la traite et la méprise comme si elle était un peuple. Alors les rivalités de Sparte et d’Athènes, Solon et Lycurgue, la lyre de Tyrtée produisant des héros là où il faut les faire, et privée d’une corde à Lacédémone où ils naissent tout faits ; après quoi l’éloquence aux prises avec la royauté, représentées l’une par Démosthène et l’autre par Philippe ; celle-ci léguant à la postérité le nom d’Alexandre, l’autre d’immortelles harangues. Socrate réhabilité par Platon, héritier de son âme ; Xénophon, soldat historien, vivant en sage dans sa retraite de Scillonte ; puis le temple de Thésée, le Parthénon, le Propylée ; puis Thémistocle, Cimon, Nicias, Lamachus ; puis encore Alcibiade, cachant sous un casque de fer des cheveux parfumés. Toute la Grèce, toute sa philosophie, tous ses poëtes, tous ses guerriers, Pindare et Sapho, Pisistrate et Timoléon ; le vieux Sophocle faisant de la lecture de son Œdipe un plaidoyer pour venger son génie ; Aspasie montrant à des juges son sein nu. Silence, traversez avec précaution ces lentes et souterraines avenues. Saluez en passant les sept sages. Nous sommes aux mystères de la bonne déesse : loin d’ici les profanes ; et quand tout à coup vous êtes rendus aux clartés du soleil, voici la Grèce encore ; voici le rocher des Thermopyles avec sa prière aux passans d’aller, courriers de sa gloire, porter à Sparte la funèbre nouvelle. Voici les bords où Léda naquit pour un Dieu. C’est grande fête aujourd’hui. Les théâtres se remplissent, Eschyle prête ses vers aux Euménides ; de jeunes filles, les épaules découvertes, chantent des hymnes à Vénus, et posent pour que Phidias donne au marbre les traits charmans de la déesse ; l’air, la vie, les mœurs, les lois, la liberté ; les immortels sur le mont Olympe, et les muses dans leurs bois harmonieux, tout est là. L’auteur d’Anacharsis a tout vu : son imagination a des yeux ; tout deviné : son génie a refait un peuple. Par sa pensée c’est un sage ; par ses chants, un poëte ; par ses paroles, un orateur. Grand écrivain ! et tout cela tu le produisais à l’approche d’un temps où, jeté dans les fers, on te destinait la mort d’André Chénier, pour que la hache frappât à la fois toutes les renommées et tous les âges ! « Ici l’éloge de tout autre serait achevé ; le sien commence. Autant la vertu l’emporte sur le savoir, autant son caractère surpasse ses ouvrages. « Oubliez donc, c’est un service à lui rendre, oubliez sa vaste érudition et ses voyages, et sa haute critique ; le cabinet du roi devenu si riche, que le gardien se qualifiait lui-même de trésorier de l’antiquité ; quatre cent mille médailles jugées avec un goût exquis ; vingt mémoires lus à l’Académie des inscriptions en même temps qu’un grand nombre de dissertations étaient adressés au Journal des Savans ; cinquante ans de correspondance avec les hommes de l’Europe les plus versés dans la numismatique et l’archéologie ; car ces explorateurs de l’ancien monde, ces voyageurs toujours en route vers le passé, ces contemporains de tant de peuples disparus, s’appellent et se répondent de tous les points du globe pour mettre en commun leurs découvertes. Oubliez son rang parmi les Hérodote, les Varron, les Spanheim ; ce qu’il a lu et médité ; les langues vivantes et mortes, si profondément entrées dans sa mémoire ; celles perdues, si bien retrouvées à la clarté de sa raison ; oubliez également Anacharsis et les trente ans qu’il a coûtés ; et les vingt mille notes supprimées en Angleterre et en Allemagne, comme inutiles à force d’être exactes. Oubliez tout, nous avons mieux à vous offrir. Vous allez connaître l’homme, l’un des meilleurs qui aient honoré les lettres. « Dès son enfance la modestie en lui se décèle. La voix qui le loue dans un collége lui semble un cruel reproche ; plus tard, devenu homme, on le verra, confus à l’Académie, n’oser s’asseoir dans une des chaises curules de la république des lettres. Ses yeux se tournent vers la porte, comme tenté de fuir. Arrivé à la fortune, la même vertu modeste lui fait dire : « J’aurais pris une voiture, si je n’avais craint de rougir en rencontrant à pied sur mon chemin des savans, mes collègues, qui valaient mieux que moi. » « Bientôt la vie du sanctuaire lui offre ses jours purs et ses heures paisibles ; l’ambition même l’y appelle. Alors la liberté de la parole ne régnait que dans la chaire ; elle s’y était réfugiée ; interdite aux peuples, elle avait été se mettre sous la garde de Dieu. Pour aider à sa fortune, lui, de tous les hommes le plus dénué d’intrigues, M. de Beausset veut l’associer à ses fonctions épiscopales ; il refuse : sa main tremble à l’idée qu’elle devra consacrer le sang de Jésus-Christ ; il a tant de vertus, qu’il ne s’en croit pas assez pour s’approcher de Dieu. « Sorti de sa province, admis sur un théâtre plus vaste, théâtre qui le livre à l’envie, dont la médiocrité s’est de tout temps fait un privilège, rien n’égale la noblesse de sa conduite. C’est le désintéressement des temps antiques. En fouillant le passé, il a retrouvé les vieilles mœurs. « Une place reste vacante à l’Académie des inscriptions ; un concurrent redoutable, au seul nom de Barthélémy, se retire. Quelques années après, le secrétaire perpétuel de cette même Académie s’étant démis de ses fonctions, on jette les yeux sur Barthélémy. Loin d’accepter, le voilà faisant des démarches pour que le choix tombe, sur qui ? sur le concurrent qui s’était mis à l’écart pour le laisser passer, et qui depuis était devenu son collègue. Le succès fut entier, Barthélémy le fit nommer. Quelque chose pesait à son cœur : on avait été généreux, et lui n’avait pu l’être. « De méchans vers attribués à Marmontel font punir sans preuve ce poëte honnête homme ; le Mercure, dont la prospérité était son ouvrage, est arraché de ses mains. C’est Barthélémy qu’on désigne pour le remplacer. Cette fois il accepte, mais pour être à même de restituer quand l’orage sera passé ; et comme l’orage ne passe pas, Barthélémy donne sa démission ; et comme il n’a pas réussi dans ses projets généreux, on l’entend s’accuser d’avoir accepté la place d’un autre ; prendre à titre de dépôt ce qu’on ne sera pas libre de rendre, c’est une faute. Excellent homme ! sa délicatesse allait trop loin ; soyons plus justes, et comptons-lui pour une bonne action d’avoir tenté d’en faire une. « Cette âme si belle acheva de s’épanouir à la chute de M. de Choiseul. Barthélémy donne sa démission de secrétaire des Suisses le jour même où celui de qui il la tenait est privé de sa charge de colonel-général. Le bienfait ne doit pas survivre à la fortune du bienfaiteur. On lui épargne la disgrâce ; c’est un outrage. Courant à Versailles, jamais place ne fut sollicitée avec l’ardeur qu’il mit à se la faire ôter. « Ces actions, que vous en semble ? Ne sont-elles pas également des chefs-d’œuvre ? il y a du Malesherbes dans cet homme, aussi Malesherbes fut-il son ami. C’est pour de pareilles amitiés que Voltaire a si bien dit qu’elles viennent du ciel. « Le nom sacré d’amitié nous ramène à M. de Choiseul, non à Rome, non à Vienne, non à Versailles, la foule nous y gênerait, mais à Chanteloup. La foule qui grossissait tant que dura l’espoir de son rappel, peu à peu diminue, puis se dissipe. Le voilà seul, délaissé, mais seul avec Barthélémy ; mais délaissé, si l’on peut l’être lorsque l’amitié nous reste. Quand l’ordre du roi fait monter Choiseul au ministère, Barthélémy est là ; quand un nouvel ordre l’en fait descendre, Barthélémy est encore là. Aussi, lorsqu’on voulut emprisonner Barthélémy, c’est à Chanteloup qu’on alla le chercher ; on ne se trompait pas, il y était. « Secourable à Barthélémy jusqu’à son dernier terme, l’amitié des Choiseul couronna tous ses bienfaits par le plus grand de tous ; elle lui fit rendre la liberté. Ce fut Mme de Choiseul elle-même qui courut, sollicita et réussit. Bientôt prisonnière à son tour, elle trouva dans Barthélémy le même dévouement et le même succès. Mais l’âme ardente de cet homme de bien sembla s’épuiser dans ce dernier effort. La France d’ailleurs devenait bien sombre. L’Académie renversée sur les débris des statues de Bossuet et de Corneille ; Choiseul échangeant contre la mort le tombeau de sa disgrâce ; ô deuil ! ô douleurs ! Que faire dans une société prête à s’écrouler ? La fuir. Que faire quand tout ce que nous aimons a péri ? périr aussi. La mort vint en effet pour lui, mais lentement, comme un sommeil. La veille encore il avait été chez Mme de Choiseul. Il était bien naturel qu’avant de s’en aller de ce monde, sa dernière visite fût pour elle. En paix avec sa conscience, satisfait de ses jours passés sans reproches, tranquille sur les actions qu’il va soumettre à Dieu, il se fait apporter les Épîtres d’Horace, et tout en lisant il expire. « C’est mourir en soldat, au champ d’honneur. Un livre était pour lui comme pour Bayard une épée, son arme et sa gloire. » Le ciel s’ouvre en se retirant comme un livre que l’on déroule. Saint Jean. Mon discours achevé, nous nous séparâmes. Mais je ne sais quel écho fixait obstinément dans mon âme les paroles de ces nobles vieillards, pontifes soudainement créés pour la cérémonie. J’étais sous la puissance d’un charme indéfinissable qui me suivit, dans mon sommeil. On m’avait placé dans un de ces appartemens longs et solennels, aux panneaux de chêne noir, aux larges poutres, aux sombres vitraux ; une chambre comme celle de ma mère quand je n’étais qu’un jeune enfant ; mais mon sommeil fut moins un repos que la continuation de ma journée. Toujours des mots de gloire, toujours des louanges, toujours de l’enthousiasme. Cependant, au plus fort de mon agitation, la Provence ne s’éloignait pas de ma vue, de cette vue de l’âme qui dure encore alors que nos sens ne sont plus éveillés. C’était bien la Provence, son ciel, son air, ses flots, son parfum. Seulement le jour était plus pur. On ignorait, chose étrange, d’où il venait ; point de soleil, quoiqu’il n’y eût point de nuages pour le cacher. Au lieu de recevoir la lumière, les objets semblaient la donner ; ils s’éclairaient eux-mêmes. Les arbres se balançaient, l’onde courait, l’air soufflait mollement, et le ciel semblait laisser tomber sur la terre une rosée de volupté. Tout à coup le ciel paraît descendre ; il s’ouvre en se retirant comme un livre que l’on déroule. Un palais, dont les colonnes posent sur des nuages dorés et flottans çà et là, s’élève dans toute sa splendeur, dans toute son immensité. De longues galeries sont peuplées de vieillards aux visages encore jeunes, et de jeunes hommes aux cheveux déjà blanchis. Leurs traits étaient célestes ; sur leur front, néanmoins, se peignait quelque chose d’humain qui faisait assez connaître qu’ils avaient passé par la terre. On aurait dit de belles statues à moitié animées. Mon ravissement redoubla : une voix forte, qui partait d’un corps invisible, me nomma tous ces hommes ; ce musée vivant n’eut plus de mystères. Je voyais là tout ce qu’a produit d’illustre la Provence et les villes voisines de sa frontière. Heureuse patrie ! que de grands noms ! guerriers, orateurs, poëtes, historiens, citoyens avant tout, gens de renommée et de courage, et de style et de génie, et de noble sang et d’enthousiasme, dont l’aspect attendrit le regard et fait battre le cœur ! Là, dans cette foule, dans cette espèce de mêlée, chaque siècle a fourni son élite ; l’antiquité la plus reculée comme les temps plus voisins de nous. Pithéas, l’un des premiers navigateurs de Marseille, mère alors de plusieurs colonies ; Anthymène, dont le génie devinait et mesurait la marche de ces globes de lumière que Dieu, sur le firmament, a semés à pleines mains ; Agricola, qui donna sa fille à Tacite et reçut en échange l’immortalité ; Crillon, tout confus encore de ne s’être pas trouvé à la bataille d’Arques ; Pujet, grand peintre en sculpture, et dont la main a si bien fait parler le marbre ; ce jeune et spirituel Vauvenargues, moitié soldat, moitié philosophe, bien digne de prouver que les grandes pensées viennent du cœur ; puis, au milieu d’eux, un marin, qu’on aurait pris pour Jean Bart sur son bord, et pour le modèle des courtisans à Versailles. Silence ! prosternez-vous ! Assis sur un cheval paisible, voici le bon roi René, qui nous appartient par ses bienfaits, si ce n’est par la naissance ; le voilà comme aux jours où, parcourant les campagnes, il rendait la justice sous de grands arbres, touchant et doux continuateur de saint Louis. Silence encore ! toute la poésie provençale s’éveille. Les trouvères sont les maîtres de la rime ; la cadence paraît tout ornée sur ces rivages en fleurs. Les jeux de poésie et de musique ; les combats d’amour, les joûtes d’esprit, la noble dame dans son château crénelé, le damoisel sur son destrier, les pages, les hérauts, les tournois, les fanfares, tout ce qui embellit un peuple élégant et civilisé. Et en même temps ces majestueux personnages, parmi lesquels se groupaient aussi Mascaron, Tournefort, Mignard, Fléchier, Gassendi, Folard, Massillon, et Mirabeau, et Portalis, et Maury, et cent autres encore, tous, s’arrêtant parfois dans leur marche silencieuse, se plaisaient à suivre les événemens mémorables de notre âge. Ils tenaient encore à nous par le patriotisme et la gloire. Crillon, le soldat et l’ami de Henri, voyait, plein d’un orgueil guerrier, Fleurus, Arcole, Zurich et Marengo. Mirabeau, dont la voix soulevait d’un mot les tempêtes, comme d’un mot Neptune savait les calmer, Mirabeau écoutait les accens de notre tribune, où vint briller Portalis, également réclamé par l’éloquence et la religion ; où plus tard s’élevèrent Foy, de Serres, Martignac, morts tous trois dans la maturité de l’âge et du talent. Suffren, noirci de fumée, portait les yeux sur Navarin. J’ai vu aussi Barthélémy avec sa belle tête, ses cheveux blancs, et son regard si vif, si spirituel. Et moi, j’ai pu pénétrer dans ce paradis du génie ! j’ai pu me mêler à ces grands noms. Hélas ! pour moi ce n’est qu’un rêve, mais un rêve bien doux ; un rêve tout national ; un instant fugitif comme le sourire, mais dont le souvenir ne périt jamais. Et le lendemain, quand je m’éveillai, je saluai avec transport les montagnes au sommet azuré, le fleuve aux ondes pures, le village aux toits de chaume, les arbres aux fruits d’or, et surtout le buste de l’auteur d’Anacharsis. C’était saluer ma patrie dans sa gloire. Correspondance de Diderot. À leur arrivée en Angleterre, les Saxons étaient idolâtres ; le christianisme ne pénétra chez eux que cent cinquante ans après. Il ne put s’y établir ; il disparut même tout-à-fait. Plus tard, quand il revint, ses progrès furent timides. Pendant un siècle et plus il y eut un grand mélange d’idolâtres et de chrétiens. Dans le Dissipateur. — Frédéric était le valet de chambre de Talma. Ce devait être le salon de la rue de la Victoire où fut décidé le 18 brumaire. Terme dont on se sert pour désigner les rôles subalternes. Il l’a prouvé dans Sylla. L’endroit où il s’habillait au théâtre ; c’était un salon fort élégamment meublé. MM. Soumet, Lebrun, de Jussieu, Brifaut, etc. Et sa tête à la main demandant son salaire. Cinna. Nom des ouvriers qui travaillent la soie. On appelle ainsi le chef de la fabrique. Dix-neuf livres de notre monnaie. 12 janvier. 15 janvier. Mémoires. Voyages en Italie. Le tombeau de la famille Tuccia. On le découvrit pendant son séjour à Rome. Ita ruinas ipsas urbium diruit. Florus. M. Villemain.
Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0591
Gustave Flaubert Correspondance Louis Conard, 1927 (Volume 4, p. 282-283). ◄ À Mademoiselle Leroyer de Chantepie À Ernest Feydeau ► À Ernest Feydeau bookCorrespondanceGustave FlaubertLouis Conard1927ParisVVolume 4À Ernest FeydeauFlaubert Édition Conard Correspondance 4.djvuFlaubert Édition Conard Correspondance 4.djvu/1282-283 591. À ERNEST FEYDEAU. [Croisset, seconde quinzaine de novembre 1858.] Combien je suis peiné de ce que tu m’écris sur Mme Feydeau ! Donne-m’en des nouvelles le plus souvent que tu pourras. Ma mère part après-demain pour Paris, elle se présentera chez toi pour la voir, sera-t-elle reçue ? Quant à moi, mon cher vieux, me revoilà à Carthage, « again on the sea » ! Quelle besogne ! quelle besogne ! Tu m’édifies avec le plaisir que tu prends à des sujets difficiles ; moi, je déclare qu’ils m’embêtent. Néanmoins je crois que ça va aller ; j’ai à peu près écrit, depuis mon retour, six pages, ce qui est beaucoup pour ton serviteur. Rien ne donne une idée plus nette de l’abaissement esthétique où nous rampons, que les critiques sur Hélène Peyron. Le jugement définitif de ces abrutis du lundi est : 1o que les vers sont trop beaux, et 2o qu’il ne faut plus faire de vers. Je trouve cela énorme ! Quand m’enverras-tu le paquet de Daniel ? Attendras-tu que tout soit fini ? C’est peut-être meilleur, je lirai tout d’une haleine et verrai l’ensemble. Sais-tu l’époque où le Théo revient. Quel polisson de froid ! Je me carbonise les tibias. Il y a loin du paysage qui m’entoure et de la température où je grelotte à ce qui se passait dans la plaine du Rieff, 247 ans avant Notre-Seigneur, et pour remonter là, il faut quelque effort, avec lequel je t’embrasse. Ton collègue.
Les hommes du jour : Joseph Marmette
Henry de Puyjalon Les hommes du jour : Joseph Marmette 28 La Compagnie des moulins de papier de Montréal, 1893. bookLes hommes du jour : Joseph MarmetteHenry de PuyjalonLa Compagnie des moulins de papier de Montréal1893MontréalV28 Puyjalon - Les hommes du jour Joseph Marmette, 1893.djvuPuyjalon - Les hommes du jour Joseph Marmette, 1893.djvu/6Image-14 JOSEPH MARMETTE Il y a bien des années déjà, obéissant à une habitude qui m’était, hélas ! devenue trop chère, j’entrais chez Dunn, que je quittais le moins possible pendant la durée de mes courts séjours à Québec. Quelques instants après mon entrée se présentait un homme jeune encore, très brun, petit de corps, mais droit et bien pris dans sa taille. Ses yeux, que recouvrait un binocle destiné bien plus à en atténuer l’éclat qu’à remédier à leur faiblesse, me frappèrent tout d’abord. J’y lus sur-le-champ ce que j’y ai toujours lu depuis : la franchise et la bonté, l’imagination et l’énergie. — Monsieur Marmette, me dit Oscar Dunn. Je m’inclinai avec sympathie. J’avais lu le Chevalier de Mornac et François de Bienville, et j’eusse reconnu leur auteur sans l’aide de l’ami à jamais regretté qui prononçait son nom. Joseph Marmette est né le 25 octobre 1844, à Saint-Thomas-de-Montmagny, de l’union de M. le Dr J. Marmette, médecin de distinction, avec Mlle Éliza Taché, fille de sir E. P. Taché. Il entra au séminaire de Québec en 1857 et en sortit en 1864 pour suivre les cours de l’école de droit à l’Université Laval. Cette tentative, si étrange pour ceux qui connaissent Marmette et sa répulsion pour toutes les chicanes qui ne sont pas celles de l’esprit, dura trois années, trois bien longues années, sans doute, malgré les nombreuses compensations que les étudiants savent trouver dans leur jeunesse et dans le plaisir. Puis, comme il fallait s’y attendre, fatigué d’un travail plein d’aridité, ennemi de toute imagination et de tout élan, il abandonna Pothier et Dalloz, accepta la situation qui lui fut offerte et pénétra à la trésorerie provinciale. C’était abandonner Charybde pour s’approcher de Scylla ! Marmette financier me paraît aussi original que Marmette bazochien. Mais, en ce bon pays du Canada, comme en bien d’autres, le talent rapporte peu et la position nouvelle assurait cette aurea mediocritas que bien des poètes ont désirée sans l’atteindre jamais. En 1882, grâce à un ami influent, il échangea cette situation, aussi peu faite pour satis%ire ses appétits de romancier et de littérateur que l’étude des lois, contre le poste, qui lui convenait entre tous, d’agent du gouvernement fédéral à Paris. Il allait enfin voir Paris, que les imbéciles et les Allemands ont nommé la « Babylone moderne » et que les gens d’esprit de tous les mondes appellent la « ville-lumière. » C’était un rêve qui se réalisait. Le rêve fut court. Parti en mai 1882, il revint en novembre 1883. Malgré l’accueil mérité qu’il reçut en France, malgré des travaux pleins d’intelligence et d’utilité, il fut rappelé et dut rentrer avant l’heure au Canada. Dans cette circonstance comme dans bien d’autres, la place aimée et bien remplie ne fut pas conservée au plus digne. Quelle que fût la rapidité de son passage à Paris, grâce à une activité peu ordinaire, à des facultés de chercheur toutes spéciales et aux sympathies nombreuses qu’il sut s’attirer, il parvint à cataloguer plus de douze cents volumes manuscrits des archives de Paris concernant le Canada. Ce travail, appelé à rendre dans un avenir prochain les plus incontestables services à l’histoire canadienne, lui fait le plus grand honneur, et M. l’abbé Casgrain, qui eut l’occasion de s’en servir pour les recherches qu’il dut faire lui-même, le tient en très grande estime. Le gouvernement si regrettablement inspiré qui le faisait trop tôt revenir le créa adjoint du directeur des archives historiques du Dominion. Le choix était parfait et, puisque l’on ne remplaçait pas encore ce haut fonctionnaire, l’on ne pouvait le compléter, en attendant, d’une manière plus heureuse. Depuis, le bruit de la retraite de M. Brymner s’est répandue et la voix publique, que l’on dit aussi être celle de la divinité — vox populi vox dei — a désigné Marmette au choix de nos gouvernants comme successeur naturel de l’homme distingué qui se propose de quitter la direction des archives. Cette nomination, conforme à toutes les lois de la hiérarchie administrative, sera non seulement un acte de justice, mais encore, en quelque sorte, la consécration et le couronnement d’un talent reconnu et universellement apprécié. Marmette s’est exercé dans tous les genres et ses Récits et souvenirs sont venus nous montrer à quel degré de délicatesse et d’élégance pouvaient parvenir et sa plume et sa pensée. Mais sur cette route choisie quelques écrivains canadiens l’ont précédé ou l’accompagnent et, s’il reste inimitable, ce sera comme barde et comme historien des héros qui illustrèrent sa patrie au XVIIe et au XVIIIe siècles. Ce qui charme surtout, dans les chroniqueurs des siècles éloignés de nous, c’est la saveur étrange de leurs récits, c’est le moule dans lequel ils les ont coulés, l’enveloppe dont ils les ont revêtus. Leurs tableaux ignorent l’ombre, tout à est en pleine lumière et d’une éclatante réalité. On dirait qu’après avoir arraché un morceau de l’arène où avaient su vaincre ou mourir leurs héros, ils l’ont fixé tout pantelant sur leur toile, sans y amollir une saillie, sans y polir une aspérité, sans y étancher une goutte de sang. Lisez ces pages du Dernier boulet et dîtes-moi si Marmette n’en a point usé ainsi que ses devanciers. « Pierre s’approcha du canon avec son père et parla au soldat, qui tendit la mèche au vieil invalide : — Volontiers, l’ancien, dit-il, si ça peut vous être agréable. Au commandement : « Haut la mèche ! » le vieux se redressa comme autrefois. — Feu ! cria l’officier. Le canon tonne et se cabre. Mais en même temps, un boulet venu de la ville frappe la pièce et, ricochant, coupe le vieillard en deux et fracasse la poitrine du fils. Le vieux tombe comme une masse inerte, tandis que Pierre, frappé de flanc, tourne sur lui-même et, pantelant, s’abat à côté de sa femme qu’il inonde d’un flot de sang. D’abord paralysée par l’épouvante, celle-ci resta sans mouvement et sans voix. Et puis, avec un cri qui n’avait rien d’humain, elle se jeta sur le corps de son mari. Le cœur emporté, il était étendu sur le dos, les yeux démesurément ouverts. Tout auprès, l’enfant, échappé des bras de sa mère et roulé dans le sang de l’aïeul et du père, poussait de pitoyables vagissements. Comme on se précipitait vers ce lamentable groupe, la guerre est sans merci — trois coups de clairon retentirent. — Cessez le feu ! commanda l’officier. Un aide-de-camp accourait. — Qu’on encloue les pièces, cria-t-il, et qu’on se prépare à battre en retraite ! Une demi-heure pour enterrer les morts ! M. de Lévis venait d’apprendre que Vauquelain, écrasé par le nombre, avait eu nos derniers vaisseaux foudroyés par l’Anglais. C’était l’espérance suprême que nous arrachait le ciel. » Ne vous semble-t-il pas assister à ce drame poignant et glorieux ? Mais voyez plus loin. Lisez encore. « Les funérailles terminées, le sergent qui soutenait la veuve voulut l’arracher du bord de la fosse, maintenant comblée, où la malheureuse semblait voir encore celui qui pour toujours dormait dans la terre des braves. Mais elle résistait. — Ma pauvre dame, vous ne pouvez pas rester ici, dit-il ; voici que la retraite a commencé. Elle remua la tête, mais ne bougea point. — Où demeurez-vous ? — À l’Ange-Gardien, murmura-t-elle. — Mais comment allez-vous faire pour y retourner ? — Je ne sais pas, moi. Avant de me tuer mon mari et le père, ils avaient brûlé notre maison... Je n’ai plus rien au monde. — Et votre enfant ? dit la voix grave du prêtre. — Ah ! C’est vrai ! s’exclama la mère en embrassant son fils. — Sergent, dit l’aumônier, vous allez la conduire jusqu’aux premières maisons de Sainte-Foye. Elle y trouvera bien un asile jusqu’à ce qu’elle puisse retourner vers ceux qui la connaissent. Quelques instants plus tard, l’arrière-garde, qui couvrait la retraite, tournait le dos à la ville et s’engageait à son tour sur la route enténébrée de Sainte-Foye. Soutenue par son guide, la mère, emportant son fils, s’en allait avec eux... » Celui qui a écrit les lignes qui précèdent doit sentir profondément ce qu’il excelle à si bien faire vibrer chez les autres. Il a su s’identifier à tel point avec son sujet, qu’il a vu ce qu’il nous raconte, qu’il a éprouvé les douleurs qu’il nous décrit. Ce sont là, à mon sens, des qualités qui, dans le roman historique, prennent avantage sur toutes les autres. Certes, la correction et le style sont deux fort belles choses, que je suis loin de contester à Marmette ; mais je leur préfère ce que je trouve à un si haut de degré dans toutes ses œuvres : l’imagination qui séduit, la vérité qui frappe et l’action qui émeut. Cependant il sait atteindre également l’effet sans raideur et la grâce sans mièvrerie, et je trouve charmante la peinture qu’il nous fait d’une nuit floridienne : « Sereine et tiède comme une de nos belles soirées du mois d’août, cette nuit du 12 février descend sur la ville qui, contrairement à nos cités du nord, semble plutôt s’éveiller que se laisser aller doucement au sommeil. Pendant la chaleur du jour, à part les étrangers qui errent dans les rues, promenant leur personne ennuyée, marchant sans but ou regardant d’un air distrait les curiosités étalées dans les vitrines, on aperçoit assez peu les gens de la place, les femmes surtout, qui se tiennent au frais à l’intérieur des maisons ou dans leur jardin. Mais à peine les dernières clartés du jour sont-elles éteintes que la vie renaît dans la ville jusqu’alors engourdie par l’ardeur d’un soleil du midi. Hommes et femmes sortent des habitations pour jouir de la douce fraîcheur d’une nuit floridienne. » Puis, après cette entrée en matière pleine de désinvolture et de fraîcheur : « Des fenêtres ouvertes du salon d’un hôtel s’échappe la mélodie langoureuse d’une valse que chante une harpe accompagnée d’un piano, et j’aperçois des danseurs enlacés qui tourbillonnent sous l’éclat des lustres. Le propriétaire de l’établissement d’à côté a retenu les services des musiciens de la garnison, qui, installés dans un coin de la cour, jettent à la brise, parfumée des senteurs de l’oranger, de l’acacia, du magnolia ou des lauriers-roses en fleurs, les accords voluptueux de la valse de Faust, pendant que, à travers les traînées de lumière multicolore que projettent les lanternes suspendues aux branches des chênes toujours verts ou au panache mouvant des palmiers, ondulent et se croisent les valseurs, dont les pieds glissent sans bruit sur les feuilles de roses ou d’orangers parsemées sur la pelouse. Du haut d’un balcon tombent les notes perlées d’une romance chantée par une voix pénétrante comme un regard de ces grands yeux noirs de créole qui m’ont fixé tantôt, près de la piazza, et dont le brûlant souvenir hante encore ma mémoire... » N’est-ce point là de la poésie en prose charmante ? Trop charmante, peut-être ; mais au milieu de tant de fleurs, dans un climat si doux et sous le fou de pareils yeux noirs !... Quoi qu’il en soit, l’on ne peut nier au peintre qui brossa ce tableau la richesse du coloris et la vivacité des sensations. Je ne saurais lui en taire un crime, ayant toujours préféré les splendeurs de tons d’un Delacroix à la rectitude sans couleur d’un Puvis de Chavannes. Le sentiment est une faculté exquise qui ne vit pas sous les tropiques et qui ne résista jamais au parfum des orangers en fleurs. Le véritable écrivain sait modifier l’expression de son talent avec les milieux et avec les sujets qui l’inspirent. Lisez la page qui suit et que j’extrais encore de ses Récits et souvenirs : vous y reconnaîtrez comme moi que Marmette sut obéir à cette loi du talent réel. Cela s’appelle : Une promenade dans Paris, et se passe sur le quai rêvé par tous les bibliophiles, sur le quai Voltaire. « Depuis le commencement du quai Voltaire, en passant par le quai Malaquais et celui de Conti, jusqu’au Pont-Neuf, d’où Henri IV, du haut de son fier cheval de bronze, laisse tomber son sourire sceptique sur le bon peuple de Paris, la librairie, le bric-à-brac envahissent tout : parapets des quais, devantures des boutiques et rez-de-chaussée au plafond bas d’en face. À l’étalage en plein air s’offrent partout les livres, l’imagerie de moindre valeur, les trop fréquentes averses du ciel parisien ne permettant pas d’exposer aux intempéries de l’air les éditions princeps et les gravures avant la lettre. Voulez-vous plutôt admirer des incunables authentiques, de vrais elzévirS ; des pasdeloups irréprochables ? Traversez la rue et vous arrêtez aux vitrines qui longent les quais à perte de vue. Là des milliers de chefs-d’œuvre de l’imprimerie, de la reliure et du burin charmeront votre regard, tandis que, tout à côté, s’amuseront à vous tirer l’œil toutes les merveilles du bric-à-brac : vieilles armures damasquinées d’or ou d’argent, épées à poignée finement ciselée par quelque maître armurier des XVe et XVIe siècles, bahuts d’ébène, coffrets mauresques aux délicates et fantasques incrustations de cuivre ou de nacre, lustres en vieux cuivre fouillé à jour, émaux cloisonnés, faïences de Bernard Palissy, ivoires, potiches, statuettes, porcelaines de Chine, de Saxe ou de Sèvres, — tout cela vrai souvent, mais parfois aussi imité avec une perfection telle que des connaisseurs sérieux ont pu s’y laisser prendre. » Il me serait possible de citer encore une multitude de pages attachantes, et je résiste difficilement au désir de les donner à mes lecteurs. Mais je suis contraint de les priver de ce plaisir si délicat. Cela m’entraînerait au-delà du cadre d’une étude biographique nécessairement limitée à de rapides esquisses par l’œuvre déjà considérable de mon sujet, car M. Marmette est l’un de nos auteurs canadiens les plus féconds. La première en date de ses œuvres sérieuses est Frauçois de Bienville, roman historique qui parut en 1870. On trouve dans ce livre beaucoup d’imagination, une mise en scène très soignée, très émouvante, et des personnages bien accusés et très vivants. La couleur locale y est parfaite, toujours observée, et le côté archéologique traité avec le plus grand soin et la plus grande netteté. Ces qualités précieuses sont l’ornement constant de toutes les œuvres de Marmette. Il fut peut-être le premier écrivain de notre pays qui apporta une étude aussi consciencieuse et aussi approfondie de notre histoire dans ses romans de cape et d’épée. L’Intendant Bigot fut publié deux ans après. Cette histoire des faits et gestes du plus complet des boodlers de cette époque est extrêmement intéressante. Plus fortement charpentée que François de Bienville, la trame en est plus habilement, plus solidement ourdie, l’action plus vivement conduite que dans l’ouvrage précédent. On y sent plus d’habileté, plus de savoir-faire. Le style en est plus châtié, plus uni. Le Chevalier de Mornac, qui parut moins de deux ans après 1’Intendant Bigot, est le tableau de l’existence d’aventures et de la vie sauvage d’un cadet de famille sans fortune du XVIIe siècle. Le principal personnage de ce roman est un gentillâtre sympathique, brave, d’apparence généreuse, très vantard, un peu trop né sur les bords de la Garonne, mais amusant, quoique manquant un peu d’originalité à cause de l’usage immodéré qu’en ont fait certains romanciers modernes qui n’étaient point encore des Zolalâtres. Le Chevalier de Mornac parut pour la première fois dans l’Opinion Publique, et les lecteurs lui firent l’accueil favorable qu’il méritait. La Fiancée du rebelle fut publiée dans la Revue Canadienne en 1875. C’est, à mon avis, la mieux écrite des œuvres de Marmette. Elle a été composée à tête plus reposée. Moins mouvementée, peut-être, que l’Intendant Bigot, elle lui est supérieure comme forme et comme style. Le temps a fait son oeuvre et la plume de l’écrivain s’est affinée. La phrase est devenue plus serrée. Elle y est mieux conduite, plus régulière. La pensée et l’intrigue y sont mieux enveloppées. La Fiancée du rebelle est l’histoire bien sombre du siège de Québec par les Bostonnais en 1775 ; mais cela respire encore l’odeur de la poudre. On y trouve toujours les plus vaillants coups d’épée et ce goût du terroir canadien qui est l’un des charmes difficilement imitables du Chevalier de Mornac et de François de Bienville. Que l’on en juge par les deux morceaux qui suivent, tous deux extraits de cette dernière œuvre. « James Evil avait donc brusquement interrompu le tête-à-tête d’Alice et de Marc Evrard. — Mademoiselle, dit-il, en assez bon français qu’il avait appris en France, où il avait voyagé après la guerre de sept ans, mademoiselle me fera-t-elle l’honneur de sa compagnie à la prochaine danse ? — J’en suis bien fâchée, répondit Alice, mais M. Evrard, que voici et que vous n’avez pas semblé apercevoir, m’en a priée avant vous. — Oh ! pardonnez-moi. Mais vous êtes engagée pour l’autre danse aussi ? - Oui, monsieur. — Toujours avec M. Evrard ? — Oui, monsieur, répondit Alice en rougissant un peu, mais enchantée, au fond, de faire cette malice à l’officier, qu’elle détestait. — Oh ! Oh ! C’est bien, répondit Evil, qui lança un regard haineux à Marc et pirouetta sur ses talons en se dirigeant vers un groupe de femmes auxquelles il demanda de vouloir bien organiser une contredanse. Ce genre de danse n’était que peu ou point connu au Canada, où elle fut apportée par les conquérants. La contredanse (country dance) était une innovation anglaise. James Evil avait un certain plaisir à l’imposer à une société canadienne, sachant bien que les invités de M. Cognard étaient presque tous des gens à se plier aux caprices d’un officier de l’armée britannique. Marc et Alice furent forcés de figurer dans la contredanse, que James Evil dut diriger du commencement à la fin. Quand la danse fut terminée, Marc dit à Alice, qu’il ramenait à sa place : — Je crois que vous avez un peu durement reçu ce pauvre capitaine. Marc, en parlant ainsi, n’était point sincère ; au contraire, il était enchanté d’avoir vu humilier devant lui cet arrogant officier. — Vous pensez ? dit Alice, en glissant un malin regard entre ses longs cils. Bah ! Tant pis pour lui ! S’il vous avait salué, encore, je ne dis pas ! Pour lui prouver que j’aime autant danser avec vous que je le déteste lui-même et pour faire pièce à sa vilaine danse anglaise, venez exécuter un pas de gavotte avec moi. » Tout cela n’est-il pas agréablement dit et pensé ? N’est-ce point ainsi que devaient agir et penser les Marc Evrard et les James Evil de cette époque ? Et ne devaient-ils pas combattre et mourir comme Marmette le décrit dans les pages qui suivent ? « En voyant monter vers lui ce mourant, armé d’une épée qu’il pouvait à peine tenir, Evil eut un sourire d’infernal contentement. Il fit signe à Gauthier, qui venait d’armer son mousquet, de déposer son arme, et attendit sans bouger, avec le rire satanique de la vengeance aux lèvres, ce spectre vivant qui se traînait vers lui. — Attends... balbutia Evrard en s’approchant, il me reste encore... assez de force pour te tuer. Le bras tendu, l’épée au poing, il arriva enfin près d’Evil. — Ô mon Dieu ! dit Evrard, donnez-m’en la force. Evil bondit sur Marc, lui arracha son épée, qu’il jeta loin d’eux, saisit Evrard par les poignets et la gorge, et, traînant le malheureux jusqu’au bord du rocher : — Tu as tort d’invoquer Dieu en ce moment, lui dit-il. L’esprit de la vengeance est Satan, et c’est mon Dieu, à moi. Vois-tu comment il t’a jeté sans défense dans mes mains vengeresses ? Tu m’as vaincu d’abord, et pourtant je vais rester le dernier sur la brèche. Mais avant de piétiner sur ton cadavre, je veux, là, sous tes regards mourants, que le feu infernal de la jalousie te ronge aussi le coeur : avant que tu rendes au diable ton âme maudite, ta femme, entends-tu ? ta femme sera mienne, ici, sous tes yeux. Dans un dernier effort, Evrard se débattit pour échapper à l’étreinte de son ennemi. Mais Evil le souleva de terre et le poussa dans le vide. L’infortuné jeta un cri étouffé et s’en alla tomber au fond du ravin. — Maintenant, la belle enfant, dit l’officier d’une voix horrible, à nous deux !!! » Heureusement que cet officier aux principes un peu relâchés n’a pas le temps d’accomplir le forfait qu’il médite. Il est tué d’un coup de mousquet par Tranquille, le serviteur d’Evrard, au moment où il allait atteindre la jeune femme. Celle-ci profite de sa délivrance inespérée pour se précipiter vers son mari... « Elle accourait en toute hâte, autant que le lui permettaient ses forces surexcitées par l’émotion du moment, quand elle se trouva inopinément sur le faîte du rocher qui surplombait le ravin. La vue de son mari gisant tout au fond la frappa d’épouvante, et le vertige l’empoigna et la précipita du haut en bas du rocher. — Malédiction ! cria Tranquille, qui arrivait comme elle tombait. Il avisa quelques crans saillants de la roche et s’en aida pour descendre. Lorsque, tremblant de douleur, il arriva près de ses maîtres, il vit immédiatement, qu’ils étaient perdus. La chute d’Evrard avait déterminé en lui une lésion intérieure du poumon déjà blessé ; il perdait le sang à pleine bouche. Quant à la jeune femme, outre les meurtrissures de sa chute, la faiblesse, la misère, la douleur et l’effroi venaient de la jeter dans une syncope mortelle. À travers le nuage de l’agonie qui voilait à demi ses yeux, Marc aperçut son fidèle serviteur et le reconnut. — Evil ? demanda-t-il. — Mort ! répondit Tranquille. Evrard lui serra la main et lui fit signe de le rapprocher d’Alice étendue à quelques pieds de lui. Quand ils furent à côté l’un de l’autre, Evrard enlaça de ses bras le corps de sa chère femme et le pressa sur son coeur dans une étreinte suprême. Elle tressaillit, ouvrit les yeux et lui sourit ; leurs lèvres se cherchèrent et leur vie s’exhala dans un dernier baiser !!! » Peut-être eût-on désiré un peu plus de naturel et de vraisemblance dans le caractère des héros de ce récit : les passions et les actes sortent un peu trop violemment de l’ordinaire. Mais l’action est bien conduite, très dramatique, très « empoignante », pour me servir d’un mot de l’auteur, et l’on ne saurait tenir compte d’un si léger défaut. Marmette fait partie de la Société Royale du Canada. Il y entra dès sa création. L’an dernier, l’Université Laval le faisait docteur ès-lettres. « Il y a tant de charmes à trouver l’homme véritable sous l’écrivain officiel ! » dit Vecchio dans l’Opinion Publique et cette vérité me paraît tellement indiscutable que je veux vous parier encore, non de l’auteur de la Fiancée du rebelle et de l’Intendant Bigot, mais de Marmette dépouillé de tous les titres qu’il a acquis à la postérité, de mon ami Marmette, enfin, du charmant camarade, de l’homme d’esprit et de cœur que ses œuvres vous ont fait déjà concevoir. Ce qu’il a de plus grand, c’est le cœur, et ce viscère a pris chez lui un tel développement qu’il a nui à l’expansion des autres organes : du moins est-ce ainsi que j’explique la petitesse de sa taille. Cependant, je l’ai dit plus haut, il est bien pris dans cette taille exiguë et son œil dit tout un poème. Dans la joie, dans le chagrin et dans la colère, je ne connais pas un regard plus éloquent que le sien. C’est une caresse, une larme, ou une épée très acérée. Son binocle, seul effort diplomatique qu’il ait jamais daigné se permettre, n’est placé devant ses yeux que pour dissimuler la vivacité de ses impressions. Je crois même m’être aperçu qu’il le laissait négligemment retomber lorsque son heureuse étoile le mettait en présence d’une jolie femme. Les lecteurs d’Une nuit floridienne — et ils sont très nombreux — me croiront. Ils ne peuvent avoir oublié ces grands yeux noirs de créole qui le fixèrent, un soir, près de la piazza « et dont le brûlant souvenir hante encore sa mémoire » ! Son binocle lui devient également inutile lorsque sa mauvaise fortune le force à subir le contact odieux d’un homme discourtois. Il est resté le gardien incorruptible des traditions de la politesse de nos pères, et rien ne saurait altérer chez lui le goût parfait des manières qu’il a su conserver, avec un soin jaloux, dans toute leur intégrité. Tout ce qui est beau le séduit ; tout ce qui est grand l’attire ; il est l’amant du bien. Une nature semblable devait éprouver d’inénarrables jouissances à Paris. C’est là que je le retrouvai en 1882. C’est là que la liaison commencée au Canada se continua et ne tarda pas à marcher à grands pas vers l’intimité si douce et si appréciée qui vivra, je l’espère, autant que nous. C’est à Paris, ce cloaque de tous les vices, s’il faut en croire les imbéciles, ce foyer de toutes les sciences et de toutes les fêtes de l’esprit et de l’art, si l’on écoute les gens d’esprit, que nous vécûmes, pendant quelques mois trop courts, de la même existence, buvant la coupe des mêmes joies et poussés par les mêmes aspirations. À cette époque, les Hydropathes, nés un soir de réveillon, au café Latin, de l’amitié de quelques Bohêmes devenus célèbres et d’une valse allemande ou autrichienne de Gung’l, je crois, — Hydropathen — venaient de sombrer au milieu des flots houleux de la misère noire. Les Hirsutes, qui gisaient alors dans un sous-sol du boulevard Saint-Michel, les avaient remplacés et battaient leur plein. Le Chat Noir, qu’un homme d’esprit, en un jour d’amère bêtise, confondit avec un mauvais lieu, réunissait dans l’atelier de Salis tous les talents que caressait l’avenir et qu’il a consacrés depuis : Goudeau, Harry Alis, Haraucourt, Montancey, Richepin, Henry Somm, Willette, etc. s’y rencontraient chaque soir. C’était un milieu intéressant au plus haut degré et je fis connaître à Marmette quelques-unes des personnalités très singulières qui le composaient. Il sut s’en faire apprécier et aimer, ce qui lui était facile ; mais il sut aussi, ce qui était beaucoup plus délicat, en scruter les qualités avec une habileté parfaite. Il sut encore trouver très vite le cœur, sous le flot de théories étranges et de sophismes prodigieux dont s’enveloppaient la plupart des hommes qui végétaient encore dans cette pépinière de l’art, d’où, quelques années plus tard, devaient venir les arracher le succès et la célébrité. Si j’ai bonne mémoire, c’est vers les Hirsutes que nous nous dirigeâmes tout d’abord. Je tenais à lui présenter Émile Goudeau, président de cette réunion de poètes, de littérateurs, de musiciens et de peintres qui n’avaient de cette peuplade mal léchée que le nom. Nous trouvâmes ce dernier sur les tréteaux, occupé à déclamer des vers de sa composition. La salle était comble et nous ne savions trop où nous asseoir, lorsque des voix amies me guidèrent, et nous nous dirigeâmes vers le fond de la pièce, où Léo Montancey et Marie Krysinska, qui m’avaient reconnu et appelé, nous offrirent des sièges à côté d’eux. Je présentai Marmette à Marie Krysinska et Léo Montancey à Marmette. Ce devoir accompli, j’abandonnai mon excellent camarade à Marie, qui me parut disposée à s’en occuper activement, et je me mis à causer avec Léo. Quelques instants après, je me retournai vers le couple que j’avais abandonné pour accabler Montancey de questions de tous genres, car il y avait plusieurs années que je ne l’avais vu. Marmette n’avait plus son binocle et Marie, qui venait de composer une valse que tout Paris devait danser quelques jours après, lui parlait de cette composition en femme pénétrée de sa valeur. — Et vous le voyez, monsieur, disait-elle, dans cette circonstance j’ai été bien inspirée et particulièrement heureuse. — Oh ! madame, répondit Marmette, ce sont surtout les notes que vous avez conçues qui sont heureuses... Ne viennent-elles pas de vous ? C’était du Trousac, un peu malicieux, peut-être ; mais c’était du Trousac et du plus pur. Marie Krysinska en était toute saisie. Il était temps d’intervenir. D’ailleurs, Goudeau arrivait et la conversation devint générale. — Enchanté de vous voir à Paris, cher monsieur, dit Goudeau. — Et vous arrivez de ce beau Canada dont mon ami Puy m’a tant parlé ? J’espère que vous êtes pour longtemps des nôtres ? — C’est mon plus vif désir, cher monsieur, répondit Marmette. — Et serait-il indiscret de vous demander dans quel but vous êtes à Paris ? S’il m’était possible de vous être agréable ou utile, j’en serais vraiment très heureux. — Mais, cher monsieur, je suis perfectible, et le but que je me propose d’atteindre, c’est le perfectionnement. J’accepte donc avec reconnaissance les offres de services que vous voulez bien me faire, et veuillez croire — ajouta Marmette — que j’en userai sans retard. Goudeau se mit à rire. — Ah ! cher monsieur, dit-il, vous ne pouvez nier votre origine : vous êtes resté bien Français, et si tous vos compatriotes vous ressemblent, c’est nous qui devrions nous rendre à Québec ! Mais, hélas ! nos imperfections sont trop grandes et ne nous laissent espérer aucun perfectionnement. J’entraînai Marmette. Il m’eût fait oublier de mes amis de tous les sexes. Le cœur humain est rempli de petitesse, et je tenais à conserver ma place dans leur souvenir. Arrivés sur le boulevard, je le regardai. Il avait remis son binocle. — Tu l’as replacé, lui dis-je ? — Oh ! je puis le laisser retomber, répondit-il. Et, sur cette parole épique et peu rassurante, qui me ramenait au Chevalier de Mornac, nous nous dirigeâmes vers le café Voltaire, où nous devions dîner. — C’est une institution charmante que ces Hirsutes, me dit-il. — N’est-ce pas ? répondis-je. — Oui, cette réunion d’hommes de haute intelligence et de femmes de talent est unique en son genre. — Rien n’est plus vrai, dis-je à mon tour ; mais ce qu’il y a de plus curieux dans cet alliage, c’est qu’il est pur. Les Russes et les Polonaises qui viennent étudier en France et qui fréquentent ces cercles de l’esprit y restent au-dessus de tout reproche et, malgré la liberté de leurs allures, ne sont que de charmants camarades. — De telle sorte, me répondit-il en souriant, que, si l’ami Faucher était ici, il pourrait dire de sa belle voix de contralto et en martyrisant sa royale : « Mon cher, honni soit qui mal y pense ! » Et il remit philosophiquement son binocle, qu’il avait laissé tomber pour allumer son cigare et prendre son café. HENRY de PUYJALON. Montréal, 10 mars 1893.
Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0708
Gustave Flaubert Correspondance Louis Conard, 1929 (Volume 5, p. 10). ◄ À Mademoiselle Leroyer de Chantepie À Charles Baudelaire ► À Jules Sandeau bookCorrespondanceGustave FlaubertLouis Conard1929ParisVVolume 5À Jules SandeauFlaubert Édition Conard Correspondance 5.djvuFlaubert Édition Conard Correspondance 5.djvu/110 708. À JULES SANDEAU. Croisset, 16 [19] janvier 1862. J’ai une singulière requête à vous faire, mon cher ami. Voici l’histoire : J’ai reçu hier une lettre de Baudelaire m’invitant à solliciter votre voix pour sa candidature à l’Académie. Or, comme je trouve insolent de vous donner, en cette matière, un conseil, je vous prie de lui donner votre voix, si vous ne l’avez déjà promise à quelqu’un. Le candidat m’engage à vous dire « ce que je pense de lui ». Vous devez connaître ses œuvres. Quant à moi, certainement, si j’étais de l’honorable assemblée, j’aimerais à le voir assis entre Villemain et Nisard ! Quel tableau ! Faites cela ! Nommez-le ! Ce sera beau. Il paraît que Sainte-Beuve y tient. Je ne sais rien de toutes ces choses dans mon petit trou, étant acharné à la fin de Carthage, qui aura lieu dans deux ou trois semaines ; après quoi j’irai vous serrer les deux mains. C’est ce que je fais à distance, en vous priant de me déposer aux pieds de Mme Sandeau et de me croire, mon cher maître, Tout à vous.
Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0609
Gustave Flaubert Correspondance Louis Conard, 1927 (Volume 4, p. 319-321). ◄ À Ernest Feydeau À Ernest Feydeau ► À Mademoiselle Leroyer de Chantepie bookCorrespondanceGustave FlaubertLouis Conard1927ParisVVolume 4À Mademoiselle Leroyer de ChantepieFlaubert Édition Conard Correspondance 4.djvuFlaubert Édition Conard Correspondance 4.djvu/1319-321 609. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE. [Rouen, 15 juin 1859.] Enfin ! c’est moi ! Comme il y a longtemps que je n’ai causé avec vous ! Je me promets ce plaisir tous les matins et je l’ajourne tous les soirs ; car, lorsque ma journée est finie, je me trouve aussi brisé que si j’avais cassé du caillou sur la grande route. Je travaille beaucoup cet été et je n’avance guère ; c’est un ouvrage très long et fort difficile. Je dirai plus : il faut être à moitié fou pour l’entreprendre. Vous me demandez quand je l’aurai fini ? Je commence mon cinquième chapitre ; le livre entier en aura quinze ; vous voyez où j’en suis ! Enfin (manquée ou réussie) ce sera, je l’espère, une tentative honorable. Tout est là : il faut faire ce qu’on juge bien dans la vie et ce qu’on croit beau dans l’Art. Mais parlons de vous ! En relisant vos deux dernières lettres (celle du mois d’avril et celle du mois de mai), je suis désolé de vous voir si triste. Pourquoi vous obstinez-vous à vouloir vous confesser puisque cette idée seule vous trouble et que le confessionnal occasionne vos rechutes ? Soyez donc votre prêtre à vous-même. Devenez stoïque (ou plus chrétienne, si vous voulez) ; détachez-vous de l’idée de votre personne. Toutes les fois que l’on réfléchit sur soi-même, on se trouve malade ; cela est un axiome, soyez-en sûre ! Des gens qui commencent à étudier la médecine se découvrent toutes les infirmités, et quand on s’inquiète du bonheur pur, de son âme, de son corps, de sa vie ou de son salut, comme l’infini est au bout de tout cela, on devient fou. J’y ai passé et j’en puis dire quelque chose. Oui ! venez à Paris — quand même — et tout de suite ! Il vous faut sortir, voir du monde et des tableaux, entendre de la musique et du bruit. Vous menez une existence détestable, au milieu de souvenirs amers et dans un centre qui vous étouffe. La tristesse de tous vos jours vécus retombe de votre plafond, comme un brouillard ; votre cœur en est noyé ! Mais vous ne voulez pas guérir ! Vous vous inquiétez d’avance de mille petits détails secondaires. Comment me loger ? comment me nourrir ? que ferai-je de ceci ? emporterai-je cela ? etc. Oh ! Comme on tient à ses douleurs ! Avouez-le. Si j’étais votre médecin, je vous ordonnerais immédiatement le séjour de Paris, et si j’étais votre directeur, je vous interdirais le confessionnal. Il vous faudrait un travail forcé, quelque chose de difficile et d’obligatoire à exécuter tous les jours. Vous me dites que vous écrivez votre vie ; cela est bien. Mais j’ai peur que cette besogne ne vous soit funeste. Vous rouvrez vos plaies pour les regarder ; j’aimerais mieux, à votre place, écrire l’histoire d’une autre. L’analyse d’une individualité étrangère vous écarterait de la vôtre. J’ai vu, dans les derniers temps de mon séjour à Paris, Mme Sand ; j’allais lui parler de vous quand quelqu’un est entré, et je n’y suis pas retourné, car elle n’est restée à Paris que huit jours environ. Voyons ! que lisez-vous ? connaissez-vous la Question romaine d’abord ? Cela vous intéresserait. C’est un tableau fort exact, quoi qu’on dise. Connaissez-vous les romans de Dickens ? Vous les trouverez peut-être d’un réalisme un peu vulgaire ; mais c’est plein de talent, du plus vrai et du plus fort. Avez-vous lu Daniel, qui m’est dédié ? Qu’en pensez-vous ? Lisez-donc Marc-Aurèle. J’ai connu des gens qui s’en sont bien trouvés. Je vous baise les deux mains et j’espère vous voir dans six mois à Paris. Mille tendresses et écrivez-moi tant que vous voudrez ; il me semble que le visage d’un ami me sourit quand j’aperçois votre bonne grosse écriture. À vous.
Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0617
Gustave Flaubert Correspondance Louis Conard, 1927 (Volume 4, p. 334-335). ◄ À Ernest Feydeau À Ernest Feydeau ► À Jules Duplan bookCorrespondanceGustave FlaubertLouis Conard1927ParisVVolume 4À Jules DuplanFlaubert Édition Conard Correspondance 4.djvuFlaubert Édition Conard Correspondance 4.djvu/1334-335 617. À JULES DUPLAN. [Croisset, fin septembre-début octobre 1859]. Je voulais savoir quel était de nous deux le plus ignoble personnage ! Mais à toi le pompon, mon bonhomme. « Vincis forma, vincis magnitudine » comme dit Me Lhomond ; et tu l’emportes par l’oubli. Oui, je sais bien, tu vas gueuler : « Mon commerce ! ma boutique ! mes registres ! le grand-livre ! mes commis ! ces messieurs ! ces dames ! les commettants, dito, report, font 72 fr 75 c. » N’importe ! J’ai à te dire que tu es un sale cochon, voilà tout. Narcisse lui-même en pleure ; il s’ennuie de ne pas avoir de tes nouvelles ; tu révoltes et attendris jusqu’à la livrée. Ça va-t-il, au moins ? Es-tu content ? gagnes-tu des monacos pour subvenir à tes débauches dans ta vieillesse ?... Depuis près de cinq mois que nous ne nous sommes vus, j’ai eu assez d’ennuis. Au milieu du mois dernier j’en ai été physiquement malade. Ça remonte un peu ; n’importe ! Ce polisson de livre-là sera raté, j’en ai peur, je marche sur un terrain trop peu solide ! C’est un dédale de difficultés enchevêtrées les unes dans les autres à rendre fou ! J’ai écrit à peu près six chapitres. J’espère au jour de l’an en avoir fait encore un, ce qui sera la moitié du livre. J’aurai donc, mon cher monsieur, quatre chapitres à te lire, car tu dois n’en connaître que trois ? Je t’ai attendu tout l’été. De dimanche en dimanche j’espérais ta gentille personne, mais pas de Cardoville. J’ai été indigné, et puis, ma foi, je n’y ai plus tenu. Ç’a été plus fort que moi ! As-tu lu la Légende des siècles du père Hugo ? J’ai trouvé cela tout bonnement énorme. Ce bouquin m’a fortement calotté ! Quel immense bonhomme ! On n’a jamais fait de vers comme ceux des Lions !
Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0623
Gustave Flaubert Correspondance Louis Conard, 1927 (Volume 4, p. 343-345). ◄ À Ernest Feydeau À Madame Jules Sandeau ► À Ernest Feydeau bookCorrespondanceGustave FlaubertLouis Conard1927ParisVVolume 4À Ernest FeydeauFlaubert Édition Conard Correspondance 4.djvuFlaubert Édition Conard Correspondance 4.djvu/1343-345 623. À ERNEST FEYDEAU. Samedi soir [du 12 au 15 novembre 1859]. Tu m’as l’air d’un homme, puisque tu t’es remis à travailler ! et que dans son malheur ton esprit rue au lieu de geindre. Sois persuadé que te t’apprécie, et je crois que peu de messieurs mèneraient, comme tu le fais, une double existence. Nous en avons souvent causé avec le père Sainte-Beuve. Continue, mon pauvre vieux ! acharne-toi sur une idée ! ces femmes-là au moins ne meurent pas et ne trompent pas ! Veux-tu te distraire ? Fais-moi (ou plutôt fais-toi) le plaisir d’acheter Lui, roman contemporain par Mme Louise Colet. Tu y reconnaîtras ton ami arrangé d’une belle façon. Mais pour comprendre entièrement l’histoire et surtout l’auteur, procure-toi d’abord : 1o la Servante, poème (où le gars Musset est aussi éreinté qu’il est exalté dans Lui) et 2o Une histoire de soldat, roman dont je suis le principal personnage. Tu n’imagines pas ce que c’est comme canaillerie. Mais quel piètre coco que le sieur Musset ! Ce livre (Lui), fait pour le réhabiliter, le démode encore plus que Elle et Lui ! Quant à moi j’en ressors blanc comme neige, mais comme un homme insensible, avare, en somme un sombre imbécile. Voilà ce que c’est que d’avoir coïté avec des Muses ! J’ai ri à m’en rompre les côtes. Si le Figaro savait ce que je possède dans mes cartons, il m’offrirait des sommes exorbitantes ! C’est triste à penser. Quelle drôle de chose que de mettre ainsi la littérature au service de ses passions, et quelles tristes œuvres cela fait faire, sous tous les rapports ! J’ai savouré le Cuvillier-Fleury. L’article ne manque pas de mauvaise foi ; mais je trouve qu’il est simplement bête. Il ne t’éreinte pas assez. Peut-être le Cuvillier t’admire-t-il, au fond ? Je te plains, alors ! Est-ce que notre ami Turgan tourne au catholicisme ? Il m’a envoyé un article de lui, très orthodoxe. Dans ce même numéro de la Revue Européenne, j’ai lu un éreintement de Renan qui m’a indigné. Dans quelle m... nous pataugeons, mon Dieu ! C’est en haine de tout cela, pour fuir toutes les turpitudes qu’on fait, qu’on dit et qu’on pense, que je me réfugie en désespéré dans les choses anciennes. Je me fiche une bosse d’antiquité comme d’autres se gorgent de vin. Carthage ne va pas trop mal, bien que lentement. Mais au moins je vois, maintenant. Il me semble que je vais atteindre à la Réalité. Quant à l’exécution, c’est à en devenir fou ! Dans ce livre de la mère Colet il y a des choses atroces d’intention. Ainsi elle fait tout ce qu’elle peut pour me brouiller avec Sainte-Beuve, etc. Ah ! c’est bien joli ! Mais garde tout cela pour toi, car tout ce que je souhaite c’est de ne plus en entendre parler. D’ailleurs j’ai pour principe qu’il ne faut jamais rien répondre. Les œuvres, voilà tout. Qu’importe le Nous, le Moi et surtout le Je ? Je suis curieux de savoir si Théo est revenu chez toi. Il me semble que si j’avais été à Paris, tout cela ne serait pas arrivé. Est-ce que tu vois souvent la Présidente ? C’est une excellente et surtout saine créature. Ma mère termine ses préparatifs. Tu la verras dans le milieu de la semaine prochaine. Merci de ton Athénée. Allons, mon pauvre vieux, adieu ! que veux-tu que je te dise ? que je t’aime et t’embrasse. Il se publie dans le Constitutionnel un roman-feuilleton où l’héroïne m’accuse sérieusement (c’est l’auteur qui parle par sa bouche) d’écrire en vue de l’argent. Sens-tu la profondeur du reproche ? Journal des Débats, 29 octobre 1859, sur Daniel. Revue européenne du 15 octobre : article de Turgan sur Le Sanctuaire catholique de Bétharam, et de L. Benloew, sur M. Renan et son rôle dans la science contemporaine. Mme Sabatier, la maîtresse en titre du banquier Mosselmann, l’amie de Baudelaire et le modèle célèbre du marbre de Clésinger, Femme piquée par un serpent.
Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0535
Gustave Flaubert Correspondance Louis Conard, 1927 (Volume 4, p. 186-188). ◄ À Mademoiselle Leroyer de Chantepie À Ernest Feydeau ► À Jules Duplan bookCorrespondanceGustave FlaubertLouis Conard1927ParisVVolume 4À Jules DuplanFlaubert Édition Conard Correspondance 4.djvuFlaubert Édition Conard Correspondance 4.djvu/1186-188 535. À JULES DUPLAN. [Croisset, mai 1857, vers le 18 ou le 20.] Non, mon bon vieux, malgré votre conseil je ne vais pas abandonner Carthage pour reprendre Saint Antoine, parce que je ne suis plus dans ce cercle d’idées et qu’il faudrait m’y remettre, ce qui n’est pas pour moi une petite besogne. Je sais bien qu’au point de vue de la critique (mais de la critique seulement) ce serait habile pour la dérouter ; mais, du moment que j’écrirais en pensant à ces drôles, je ne ferais plus rien qui vaille, il me faudrait rentrer dans la peau de saint Antoine, laquelle est plus tatouée et plus profonde que celle de Chollet. Je suis dans Carthage et je vais tâcher, au contraire, de m’y enfoncer le plus possible et de m’ex-halter. Saint Antoine est d’ailleurs un livre qu’il ne faut pas rater. Je sais maintenant ce qui lui manque, à savoir deux choses : 1o le plan ; 2o la personnalité de saint Antoine. J’y arriverai. Mais il me faut du temps, du temps ! D’ailleurs, m... pour la critique ! Je me f... de on et c’est parce que je m’en suis f... que la Bovary mord un tantinet. Que l’on me confonde tant que l’on voudra avec Barrière et le jeune Dumas, cela ne me blesse nullement, pas plus que les prétendues fautes de français relevées par ce bon M. Deschamps. Seulement, je prie Gleyre d’inonder Buloz de traits piquants. Bouilhet, qui pense trop au public et qui voudrait plaire à tout le monde tout en restant lui, fait si bien qu’il ne fait rien du tout. Il oscille, il flotte, il se ronge. Il m’écrit de sa retraite des lettres désespérées. Tout cela vient de son irrémédiable janfoutrerie. Il ne faut jamais penser au public, pour moi, du moins. Or je sens que si je me mettais à Saint Antoine maintenant, je l’accommoderais selon les besoins de la circonstance, ce qui est un vrai moyen de chute. Réfléchissez à cela, mon bon, et vous verrez que je ne suis pas si entêté que j’en ai l’air. Carthage sera d’ailleurs plus amusant, plus compréhensible et me donnera, j’espère, une autorité qui me permettra de me lâcher dans Saint Antoine. Pensez-vous à couper Candide en tableaux pour une féerie ? Tâchez d’avoir fait cette besogne quand vous viendrez ici. Et Siraudin ? Quid ? Je compatis d’autant mieux à vos embêtements financiers que je suis pour le moment dans une dèche profonde. J’ai dépensé depuis le 1er janvier plus de 10 000 francs, ce qui est trop pour un mince rentier comme moi, et j’ai encore mille écus de dettes. Aussi vais-je rester à la campagne le plus longtemps possible ; raison d’économie, Monsieur ! raison de travail aussi. Je me ficherais de ça complètement si les phrases roulaient bien ! Espérons que ça va venir. J’ai reçu l’article Limayrac. Quel crétin avec son grand écrivain sur le trône ! Lévy m’a écrit qu’il allait faire un second tirage : voilà 15 000 exemplaires de vendus ; aliter : 30 000 francs qui me passent sous le nez !... Sainte-Beuve avait rapproché Flaubert de Dumas fils, et Madame Bovary des Faux Bonshommes de Barrière. L’éditeur Michel Lévy avait acheté à Flaubert, pour la somme de 500 francs, le droit de vendre Madame Bovary pendant cinq années.
Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0518
Gustave Flaubert Correspondance Louis Conard, 1927 (Volume 4, p. 155-157). ◄ À son frère Achille À Eugène Crépet ► Au docteur Jules Cloquet bookCorrespondanceGustave FlaubertLouis Conard1927ParisVVolume 4Au docteur Jules CloquetFlaubert Édition Conard Correspondance 4.djvuFlaubert Édition Conard Correspondance 4.djvu/1155-157 518. AU DOCTEUR JULES CLOQUET. Paris, 23 janvier 1857 [vendredi]. Mon cher Ami, Je vous annonce que demain, 24 janvier, j’honore de ma présence le banc des escrocs, 6e chambre de police correctionnelle, 10 heures du matin. Les dames sont admises, une tenue décente et de bon goût est de rigueur. Je ne compte sur aucune justice. Je serai condamné, et au maximum, peut-être, douce récompense de mes travaux, noble encouragement donné à la littérature. Je n’ose même espérer que l’on m’accordera la remise des débats à quinzaine, car Me Sénard ne peut plaider pour moi ni demain, ni dans huit jours. Mais une chose me console de ces stupidités, c’est d’avoir rencontré pour ma personne et pour mon livre tant de sympathies. Je compte la vôtre au premier rang, mon cher ami. L’approbation de certains esprits est plus flatteuse que les poursuites de la police ne sont déshonorantes. Or, je défie toute la magistrature française avec ses gendarmes et toute la Sûreté générale, y compris ses mouchards, d’écrire un roman qui vous plaise autant que le mien. Voilà les pensées orgueilleuses que je vais nourrir dans mon cachot. Si mon œuvre a une valeur réelle, si vous ne vous êtes pas trompé enfin, je plains les gens qui la poursuivent. Ce livre qu’ils cherchent à détruire n’en vivra que mieux plus tard et par leurs blessures mêmes. De cette bouche qu’ils voudraient clore, il leur restera un crachat sur le visage. Vous aurez peut-être, un jour ou l’autre, l’occasion d’entretenir l’Empereur de ces matières. Vous pourrez, en manière d’exemple, citer mon procès comme une des turpitudes les plus ineptes qui se passent sous son régime. Ce qui ne veut pas dire que je devienne furieux et que vous soyez obligé prochainement de me tirer de Cayenne. Non, non, pas si bête ! Je reste seul dans ma profonde immoralité, sans amour pour aucune boutique ni parti, sans alliance même, et n’étant soutenu, naturellement, par aucun. Je déplais aux Jésuites de robe courte comme aux Jésuites de robe longue ; mes métaphores irritent les premiers, ma franchise scandalise les seconds. Voilà tout ce que j’avais à vous dire, et que je vous remercie encore une fois de vos bons services inutiles, car la sottise anonyme a été plus puissante que votre dévouement. Mille poignées de main. Tout à vous.
Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0626
Gustave Flaubert Correspondance Louis Conard, 1927 (Volume 4, p. 350-353). ◄ À Ernest Feydeau À un grave bibliothécaire ► À Mademoiselle Amélie Bosquet bookCorrespondanceGustave FlaubertLouis Conard1927ParisVVolume 4À Mademoiselle Amélie BosquetFlaubert Édition Conard Correspondance 4.djvuFlaubert Édition Conard Correspondance 4.djvu/1350-353 626. À MADEMOISELLE AMÉLIE BOSQUET. Mercredi matin [novembre ou décembre 1859]. Vous vous êtes trompée sur le sens de ma dernière lettre, et j’ai été sans doute trop loin dans mes reproches puisque vous me faites des excuses. Ce qu’il y a de sûr, c’est que la réparation m’a fait plus que de plaisir que l’offense ne m’avait fait de mal ; il n’y a que les femmes pour blesser et caresser ! Que nous avons la main lourde à côté d’elles ! Ma liaison avec Mme Colet ne [m’a] pas laissé aucune blessure dans l’acception sentimentale et profonde du mot ; c’est plutôt le souvenir (et encore maintenant la sensation) d’une irritation très longue. Son livre a été le bouquet final de la chose. Joignez à cela les commentaires, questions, plaisanteries, allusions, dont je suis l’objet depuis la publication de ladite œuvre. Quand j’ai vu que vous aussi, vous vous en mêliez, j’ai un peu perdu patience, je l’avoue, parce qu’en public je fais bonne figure, comprenez-vous ? N’allez pas croire que je vous en veuille, non, je vous embrasse très tendrement pour les gentilles choses que vous me dites. Voilà le vrai. Pourquoi aussi plaisantiez-vous ? pourquoi faisiez-vous comme les autres, car on a sur moi une opinion toute faite et que rien ne déracinera (je ne cherche pas, il est vrai, à détromper le monde), à savoir : que je n’ai aucun espèce de sentiment, que je suis un farceur, un coureur de filles (une sorte de Paul de Kock romantique ?), quelque chose entre le Bohème et le Pédant ; quelques-uns prétendent même que j’ai l’air d’un ivrogne, etc., etc. Je ne crois être, cependant, ni un hypocrite ni un poseur. N’importe ! on se méprend toujours sur moi. À qui la faute ? à moi sans doute ? Je suis plus élégiaque qu’on ne croit, mais je porte la pénitence de mes cinq pieds huit pouces et de ma figure rougeaude. Je suis encore timide comme un adolescent et capable de conserver dans des tiroirs des bouquets fanés. J’ai, dans ma jeunesse, démesurément aimé, aimé sans retour, profondément, silencieusement. Nuits passées à regarder la lune, projets d’enlèvement et de voyages en Italie, rêves de gloire pour elle, tortures du corps et de l’âme, spasmes à l’odeur d’une épaule, et pâleurs subites sous un regard, j’ai connu tout cela, et très bien connu. Chacun de nous a dans le cœur une chambre royale ; je l’ai murée, mais elle n’est pas détruite. On a parlé à satiété de la prostitution des femmes, on n’a pas dit un mot sur celle des hommes. J’ai connu le supplice des filles de joie, et tout homme qui a aimé longtemps et qui voulait ne plus aimer l’a connu, etc. Et puis, il arrive un âge où l’on a peur, peur de tout, d’une liaison, d’une entrave, d’un dérangement ; on a tout à la fois soif et épouvante du bonheur. Est-ce vrai ? Il serait pourtant si facile de passer la vie d’une manière tolérable ! Mais on cherche les sentiments tranchés, excessifs, exclusifs, tandis que le complexe, le grisâtre est seul praticable. Nos grands-pères, et surtout nos grand’mères, avaient plus de sens que nous, n’est-ce pas ? Il me semble que notre petite dissension nous a faits encore meilleurs amis qu’auparavant. Est-ce une illusion ? non ! vous avez compris que j’étais plus sérieux que je n’en ai l’air, et je vous ai trouvée très bonne. Aussi je vous serre les mains très longuement. À vous. Parlez-moi de vous quand vous n’aurez rien de mieux à faire. Travaillez le plus possible, c’est encore le meilleur ! La morale de Candide « il faut cultiver notre jardin » doit être celle des gens comme nous, de ceux qui n’ont pas trouvé. Trouve-t-on jamais d’ailleurs ? et quand on a trouvé, on cherche autre chose. Les autographes des lettres de Flaubert à Mlle Amélie Bosquet, sa compatriote, ont été donnés par celles-ci, en 1892, à la Bibliothèque municipale de Rouen. Malheureusement, ils ne sont pas datés, ni classés, et il est souvent fort difficile de leur assigner un rang chronologique précis. À ce dossier, est jointe une note manuscrite de Mlle Bosquet que je crois utile de reproduire, parce qu’elle complétera, avec les lettres elles-mêmes, et les notes que j’y ai ajoutées, ce qu’il faut savoir des relations du maître avec sa correspondante : « Malgré ce qu’il y a d’un peu épris dans les lettres que G. Flaubert m’a adressées et leur liberté d’expression, à vrai dire, il ne m’a jamais, suivant la vieille expression, « fait la cour », et je n’ai jamais désiré qu’il me la fît. En outre, tous ses amis savent que du jour où il s’est livré entièrement à la vie littéraire, à partir de la publication de Madame Bovary, il eût redouté, jusqu’au point le plus extrême, tout lien qui eût mis une entrave à son travail. Pourtant, nos conversations étaient fort animées, et il nous est arrivé bien des fois de causer deux ou trois heures en tête à tête. Mais l’ivresse qui s’emparait alors de nous était toute intellectuelle, et si je juge de ce qui se passait en lui par ce que j’éprouvais moi-même, je dirai que cette flamme qui nous montait au cerveau absorbait complètement toutes les puissances de notre être. » (Note de M. René Descharmes, édition Santandréa). Lui.
Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1588
Gustave Flaubert Correspondance Louis Conard, 1930 (Volume 7, p. 314-315). ◄ À Tourgueneff À sa nièce Caroline ► À sa nièce Caroline bookCorrespondanceGustave FlaubertLouis Conard1930ParisVVolume 7À sa nièce CarolineFlaubert Édition Conard Correspondance 7.djvuFlaubert Édition Conard Correspondance 7.djvu/1314-315 1588. À SA NIÈCE CAROLINE. [Croisset.] Nuit de lundi, 2 heures [26 juin 1876]. Si je ne lui écrivais pas ce soir, ma pauvre fille serait plus de quatre jours sans avoir des nouvelles de Vieux, qui tient à lui donner le bon exemple, en tout ! Oui, chérie, il faut se tenir le bec hors de l’eau, autant que possible, et quand on n’a pas de courage, faire semblant d’en avoir pour en donner aux autres. Ils vous le rendront à l’occasion. Tu dois, par ta gentillesse, fortifier ton mari dans ses moments de langueur. Si le petit coin d’azur, qui apparaît maintenant à l’horizon, s’efface, il en reviendra un autre plus large, et la bourrasque sera finie. En allant hier dîner chez nos bons amis de Saint-Sever (où je croyais trouver G. Pouchet qui n’a point comparu), j’ai fait 1o une visite à Mme Censier (en reconnaissance de celles qu’elle nous a faites l’été dernier) ; 2o j’ai contemplé un reposoir, rue Haranguerie, et 3o assisté au retour des courses ! Spectacle pitoyable ! Quelle triste ville que Rouen ! nom d’un nom ! quelle piètre localité ! Mon Moscove m’a écrit une lettre charmante où il me charge de présenter ses meilleurs souvenirs à Mme Commanville et à son mari. Il y a ici, pour vous, un billet annonçant la naissance d’un enfant de M. Lezéleuc de Kerouara ; l’enfant est une fille, Yvonne, nom chic ! Et voilà tout, pauvre chat ! Je me baigne dans la rivière tous les soirs, puis je dîne en compagnie de Julio, tout en continuant à retourner mes phrases. Ta Nounou travaille raide et t’embrasse tendrement.
Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1375
Gustave Flaubert Correspondance Louis Conard, 1930 (Volume 7, p. 26). ◄ À la Princesse Mathilde À sa nièce Caroline ► À Georges Charpentier bookCorrespondanceGustave FlaubertLouis Conard1930ParisVVolume 7À Georges CharpentierFlaubert Édition Conard Correspondance 7.djvuFlaubert Édition Conard Correspondance 7.djvu/126 1375. À GEORGES CHARPENTIER. Croisset, près Rouen, 17 juin [1873]. Mon cher Éditeur, Je vous attends vendredi prochain. En partant de Paris par l’express du matin (8 heures), vous serez à Rouen à 10 heures et demie. Là, vous prendrez à la gare une citadine, en lui disant de vous mener à Croisset, chez M. Gustave Flaubert, et à 12 heures vous serez chez le susdit qui, immédiatement, vous fera déjeuner. Il me paraît impossible que nous puissions expédier notre besogne dans l’après-midi. Donc, vous resterez à coucher et vous ne repartirez que le lendemain. Voilà qui est bien convenu. J’ai un scrupule à vous soumettre, mais nous en causerons. Présentez, je vous prie, mes hommages à Mme Charpentier et croyez-moi tout à vous. Si quelquefois vous ne pouviez venir, prévenez-moi par un mot ; mais je compte sur vous.
Revue de Paris, année 24, tome 4, 1917.djvu/662
{{nr|662|{{sm|LA REVUE DE PARIS}}|}}''et Tzeretelli particulièrement, qui en est l’expression et l’organe, n’ont jamais varié sur ce point précis.'' C’est encore à cette même date que Tzeretelli a prononcé ces paroles : <p style="font-size:90%;">Qui doit décider s’il y a lieu de passer à l’offensive ou que l’attaque est nécessaire ? Est-ce aux soldats de scruter dans chaque cas la nature de l’opération ? C’est seulement au point de vue politique que nous disons que nous ne faisons pas une guerre de conquête ; il serait désastreux que les soldats nous comprennent comme leur conseillant de s’abstenir de toute opération offensive.</p> Désormais, la guerre sera définie ''guerre pour la liberté''. C’est le titre de l’article paru en première page dans les ''Informations du Soviet'' du 17 mars 1917. En voici un extrait : <p style="font-size:90%;">N’est-ce pas, camarades soldats, ne vaut-il pas mieux remplacer le mot d’ordre obscur et comportant des interprétations contradictoires « la guerre jusqu’à la victoire », par un autre mot qui exprime plus complètement notre pensée : « guerre pour la liberté »... Par le viril courage de nos cœurs qu’a enflammés la victoire remportée sur l’ancien régime, ''nous allons rendre invincible l’armée russe qui a été désorganisée par la maladresse criminelle de l’ancien régime''. Et, ayant reconquis notre liberté, nous allons accomplir la grande œuvre de l’émancipation de tous les peuples.</p> Pour faire ressortir plus complètement la tendance et l’esprit du ''Soviet'', il faut faire remarquer que son ''Bulletin'' insérait les résolutions votées par d’autres corps, qui insistaient sur la nécessité de vaincre l’Allemagne en vue de consolider les libertés russes : par exemple, une résolution votée par les délégués des officiers de Pétrograd, de la flotte baltique et de quelques autres détachements, qui s’étaient déclarés pour la dévolution dès le premier jour : <p style="font-size:90%;">Le Conseil des députés des officiers décide de conduire la guerre contre le militarisme allemand jusqu’à la victoire, de lutter contre les tentatives de la contre-révolution d’où qu’elle vienne ; de saluer l’entente intervenue entre le Conseil des Ouvriers et des Soldats et le Gouvernement provisoire ; d’envoyer des vœux à l’armée active et à la flotte, les assurant que l’arrière travaille avec énergie et sans aucune interruption pour leur fournir les approvisionnements nécessaires, tout en veillant aux libertés conquises.</p> <references/>
Mes souvenirs (Stern)/Deuxième partie/VIII
Daniel Stern (Marie d’Agoult) Mes souvenirs Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine), 1880 (p. 353-366). ◄ VII. — La bouderie du faubourg Saint-Germain Appendice ► VIII. — Les mères et les commères de l’Église bookMes souvenirsDaniel Stern (Marie d’Agoult)Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine)1880ParisVVIII. — Les mères et les commères de l’ÉgliseStern - Mes souvenirs, 1880.djvuStern - Mes souvenirs, 1880.djvu/5353-366 VIII Les mères et les commères de l’Église. — La princesse Belgiojoso, Madame Récamier et l’Abbaye-au-Bois. — M. Brifaut. — La femme et le salon dans l’État démocratique. Dans l’année 1835, je quittai la France. Lorsque j’y revins cinq ans après, je n’allai plus dans le monde et je ne vis que d’un peu loin ce qui s’y passait. Je remarquai que les salons dont on parlait le plus étaient les salons de quatre étrangères : celui de la princesse de Lieven, celui de madame Swetchine, celui de la princesse Belgiojoso et celui de madame de Circourt : trois dames russes et une italienne. Ce n’était pas bien bon signe, à mon avis, pour l’esprit français. Par une suite de causes et d’effets qui m’échappaient, la dévotion aussi était en affiche. Là où l’on s’était contenté, sous la Restauration, malgré l’influence de la Dauphine, d’être, sans en parler, régulière, on affectait, à cette heure, les habitudes dévotes. Dans les antichambres, les laquais ne disaient plus « madame est sortie », mais « madame est à vêpres ; madame est au sermon du père un tel, » etc. Les belles dames, quand elles avaient de la voix, chantaient dans les églises, au mois de Marie. Celles qui se persuadaient savoir écrire publiaient de petits livres d’édification ; celles à qui l’on avait enseigné le latin embrassaient la théologie. Elles étalaient à grand bruit, chez les libraires, des traités sur la Chute, sur la Grâce, sur la Formation des dogmes, etc. Les goguenards appelaient ces dames théologiennes : les Mères de l’Église. Le spirituel curé de la Madeleine, l’abbé Deguerry, impatienté de tout ce zèle, demandait qu’on le délivrât de ces commères de l’Église. Les plus galantes étaient les plus touchées de la grâce. Chacune mettait son grappin, qui sur un prélat, qui sur un déchaux, qui sur un dominicain, qui sur un père. Les hommes du monde se piquaient à ce jeu dévot. Nourris au suc des fleurs du paradis mondain de madame Swetchine, tout un essaim de convertis convertisseurs se répandaient dans le monde et l’emplissaient d’un bourdonnement pieux. Comme ils avaient la grâce congrue, ils se jetaient vivement aux tentations de la chair. On les voyait au bal, au théâtre, poursuivant de leur zèle les belles pécheresses. Ils avaient chacun son œuvre particulière qui voulait les entretiens à deux, les tendres billets, les confidences, les rendez-vous à Saint-Roch, à l’Assomption, à Saint-Thomas d’Aquin, les soupirs et les repentirs, les rosaires et les scapulaires : tout un catholicisme de boudoir, tout un galimatias séraphique dont nos mères auraient bien ri. D’autre part, et comme pour faire contraste, en réaction sans doute contre le « comme il faut » trop monotone du faubourg Saint-Germain, il s’était produit après 1830, parmi les jeunes femmes, un dédain des bienséances de leur sexe, une recherche de l’excentricité tapageuse, qui, se rencontrant avec les premiers essais de clubs et de sport, avec l’invasion du cigare, avaient créé un type nouveau : la lionne. À l’imitation des héroïnes de George Sand, la lionne affecta de dédaigner les grâces féminines. Elle ne voulut ni plaire par sa beauté, ni charmer par son esprit, mais surprendre, étonner par ses audaces. Cavalière et chasseresse, cravache levée, botte éperonnée, fusil à l’épaule, cigare à la bouche, verre en main, toute impertinence et vacarme, la lionne prenait plaisir à défier, à déconcerter en ses extravagances un galant homme. Incompatible avec l’élégance tranquille des salons, elle les quitta. Le vide se fit à la place qu’elle avait dû occuper et personne ne se présenta pour le remplir. Dans la vie retirée que je menais, le rugissement des lionnes arrivait à peine. Mais, vers cette même époque, j’eus occasion de voir d’assez près deux personnes qui, d’une autre manière, occupaient les entretiens : la princesse Belgiojoso et madame Récamier. La princesse Belgiojoso était alors au plus aigu de sa crise théologique. Lorsqu’on lui rendait visite dans son petit hôtel de la rue d’Anjou, on la surprenait d’ordinaire à son prie-dieu, dans son oratoire, sous le rayon orangé d’un vitrail gothique, entre de poudreux in-folio, la tête de mort à ses pieds ; un saint homme la quittait, le prédicateur en vogue, l’abbé Combalot ou l’abbé Cœur. Avant que d’arriver à l’oratoire, on avait traversé une chambre à coucher tendue de blanc, avec un lit de parade rehaussé d’argent mat, tout semblable au catafalque d’une vierge. Un nègre enturbanné, qui dormait dans l’antichambre, faisait en vous introduisant dans toute cette candeur un effet mélodramatique. Jamais femme, à l’égal de la princesse Belgiojoso, n’exerça l’art de l’effet. Elle le cherchait, elle le trouvait dans tout ; aujourd’hui dans un nègre et dans la théologie ; demain dans un Arabe qu’elle couchait dans sa calèche pour en ébahir les promeneurs du Bois ; hier dans les conspirations, dans l’exil, dans les coquilles d’œufs de l’omelette qu’elle retournait elle-même sur son feu, le jour qu’il lui plaisait de paraître ruinée. Pâle, maigre, osseuse, avec des yeux flamboyants, elle jouait aux effets de spectre ou de fantôme. Volontiers elle accréditait certains bruits qui, pour plus d’effet, lui mettaient à la main la coupe ou le poignard des trahisons italiennes à la cour des Borgia. Quoi qu’il en soit. lorsqu’elle vint me voir, elle ne put cacher son dépit. On m’avait dit mourante, elle accourait à mon chevet ; elle venait me donner des soins, me disputer à la mort, me convertir à la foi : c’eût été un effet de sœur de charité ou de Mère de l’Église. Par malheur, je n’étais qu’enrhumée. Je la reçus debout. Comme elle vit que l’effet n’était ni en moi ni autour de moi, elle cessa de me rechercher, et tout se borna, entre nous, a un rapide échange de politesses. Quant à madame Récamier, l’occasion de nous voii fut plus simple et plus sérieuse. Nous avions des amis communs. L’un d’eux, M. Brifaut, lui ayant parlé d’un travail sur madame de Staël, que je me proposais de faire, l’amie de Corinne me fit dire obligeamment qu’elle tenait à ma disposition des correspondances qui pour raient, peut-être, me servir. Nous convînmes avec M. Brifaut d’une visite à l’Abbaye-au-Bois. À quelques jours de là — c’était vers la fin du mois de mars 1849 — une après-midi, je montais les degrés humides et nombres de l’escalier en pierre qui conduisait au premier étage d’un corps de logis isolé dans la cour du couvent de la rue de Sèvres, où logeait cette beauté merveilleuse, qui avait ébloui de son éclat plus d’un quart de siècle. Je la trouvai dans un salon assez grand et d’un aspect vieux, assise à l’angle de la cheminée, sur une causeuse en soie bleue qu’enveloppait un paravent de couleur grise. Elle se leva pour venir à ma rencontre et s’avança vers moi avec l’hésitation d’une personne dont la vue est obscurcie. Elle était svelte encore et d’une taille élevée. Elle portait une robe et un mantelet noirs ; son bonnet blanc, orné de rubans gris, encadrait son visage pâle, des traits fins, un tour en faux cluveux bruns, frisés à la mode ancienne. Sa physionomie était douce, sa voix aussi ; son accueil fort gracieux, quoique embarrassé. En murmurant quelques paroles confuses sur le plaisir de me voir, elle me faisait asseoir à ses côtés ; et tout en regardant vers M. Brifaut, comme pour chercher une contenance, elle entama l’entretien sur le sujet qui m’amenait. C’était un bien grand sujet, celui-là, dit-elle ; aucun critique n’y avait encore réussi complètement, pas même M. X. ; cela m’était réservé. Mon talent était à la hauteur d’un tel sujet. Ce talent était grand, bien grand ; M. Brifaut l’avait dit, et aussi M. Ballanche, et M. Ampère encore ; M. de Chateaubriand en avait parlé un jour. Elle avait depuis longtemps le désir de me connaître ; j’avais apprécié son pauvre Ballanche ; ç’avait été entre elle et moi un premier lien. « Les tendances de M. Ballanche étaient en accord avec vos idées, » reprit-elle d’une voix insinuante et hésitante. Je répondais de mon mieux ; elle se disait charmée. Quand je la quittai, elle insista de la manière la plus aimable pour fixer tout de suite l’heure d’une prochaine séance de lecture. Je vins le surlendemain, et cette fois je vins seule. Son valet de chambre m’attendait au bas de l’escalier. Les lettres de madame de Staël, dont je devais prendre connaissance, étaient disposées, par ordre de dates, sur un guéridon ; deux fauteuils auprès. Elle me fit asseoir sur l’un ; je l’aidai à s’asseoir sur l’autre. Elle semblait plus à l’aise, et comme soulagée de n’avoir pas là un tiers pour l’observer. Elle se plaignit de sa vue très-affaiblie, et caressant de sa petite main effilée mon manchon d’hermine, dont la blancheur attirait sans doute son regard : « J’ai mis mes lunettes pour tâcher de vous voir un peu, me dit-elle ; j’entrevois une ravissante apparition, une figure pleine d’élégance... Voudriez-vous lire haut ? ajouta-t-elle avec un accent affectueux, que j’aie du moins, ne pouvant vous voir à mon gré, le plaisir de vous entendre. » Impossible de mieux dire. Je commençai cette lecture qui ne dura pas moins d’une heure, fréquemment interrompue par de douces paroles sur le charrue de ma voix, sur ses inflexions qui lui rappelaient mademoiselle Mars, etc. À quelques questions que je lui fis sur les relations de madame de Staël avec M. de Narbonne, avec Benjamin Constant, etc. : « Oh ! me dit-elle, il ne faudrait pas parler de ces choses-là dans un éloge. Il ne faudrait pas toucher à ce côté romanesque de sa vie. Madame Necker de Saussure en a dit tout ce qu’il en faut dire. » Un peu surprise de cette épithète de romanesque appliquée à la vie de madame de Staël, je me rabattis sur les détails de famille. Madame de Broglie aimait et respectait passionnément sa mère, me dit madame Récamier. Elle craignait toujours de ne pas lui plaire assez. Le mariage avec M. de Rocca, déclaré à M. de Broglie dans la dernière maladie, aurait pu l’être beaucoup plus tôt. Il n’eût pas soulevé une objection, etc. Madame Récamier me parla ensuite de personnes et de choses diverses. Elle s’informa de ma fille, obligée d’être une personne distinguée, me dit-elle courtoisement ; de mes travaux. Le nom de Lamartine arriva. Elle m’assura qu’elle l’aimait beaucoup ; qu’elle le défendait constamment auprès de ses amis, trop sévères à son égard. « C’est un artiste, » ajouta-t-elle d’un ton qui signifiait : « il ne faut pas trop le prendre au sérieux. » Quand je pris congé d’elle, elle me fit promettre de venir souvent à l’Abbaye. Je n’y retournai plus qu’une fois. J’avais vu à sa conversation qu’il n’était pas temps de dire la vérité, du moins telle que je la voyais, sur madame de Staël ; qu’il y avait dans le cercle de l’Abbaye-au-Bois une Corinne de convention et selon le monde, très-inférieure à l’autre, à la grande, à la vraie Corinne, mais à laquelle on ne pourrait toucher sans offenser beaucoup de personnes fort respectables. N’ayant aucun motif pour le faire, je renonçai à ce travail. Madame Récamier mourut peu après. Elle me laissait un souvenir agréable. Pourtant je n’avais pu, en la voyant et en l’entendant, m’empêcher de faire cette réflexion qui n’était pas tout à son avantage : c’est qu’il ne fallait rien apparemment de bien extraordinaire pour avoir le salon le mieux fréquenté de Paris et pour charmer les grands hommes. Non-seulement je ne trouvais pas à madame Récamier d’esprit, au sens propre du mot, mais rien de particulier à elle, ni de bien intéressant. Pour langage, un petit gazouillement ; pour grâces, la cajolerie ; rien de nature et rien non plus d’un art supérieur ; rien surtout de la grande dame assurée en son maintien et qui porte haut son âge : l’hésitation dans la voix, l’hésitation dans le geste, et tout un embarras de pensionnaire vieillie. Le salon de madame Récamier allait bientôt se fermer. Elle mourut dans cette même année 1849, d’une atteinte de choléra. Déjà la révolution de 1848 avait eu son effet sur la vie du monde, et cet effet n’était pas, comme on peut croire, très-favorable. Après la proclamation de la république démocratique , les salons du juste milieu prirent l’attitude qu’avaient eue les salons du faubourg Saint-Germain après la proclamation de la royauté bourgeoise. On bouda ; on eut peur ; on resserra les dépenses. Les hommes du gouvernement nouveau n’avaient ni le loisir ni la faculté d’improviser des salons. Madame de Lamartine, qui seule l’aurait pu, n’en avait pas le désir. À supposer qu’elle l’eût eu, elle était entourée d’un cercle de dames légitimistes qui lamentaient chez elle sur le malheur des temps, et ne l’auraient point aidée à reprendre les allures de la belle conversation. Quand vint le coup d’État, il n’y avait plus grand’chose à faire pour achever de déconcerter et de disperser la bonne compagnie. Lorsque, au bout de quelques années, l’empire ramena le luxe et les fêtes, on s’aperçut que nos mœurs avaient entièrement changé, et que rien ne serait plus impossible que de faire revivre en France l’ancien esprit français. Le monde d’autrefois n’existait plus. Se formerait-il un monde nouveau ? il n’y avait guère apparence. Sans parler des circonstances particulières à l’empire, qui s’opposaient à la formation des salons : la vie politique très-amoindrie, une cour sans ancienneté et plutôt cosmopolite que française ; la condition générale des mœurs, l’instabilité des fortunes, le triompha des parvenus, le milieu ne donnait plus cette fleur délicate des loisirs aristocratiques, sans laquelle point de compagnies exquises : la grande dame. Ni la bourgeoisie privilégiée du règne de Louis-Philippe, ni la démocratie égalitaire qui, à partir de la république, envahit et absorbe chez nous toutes choses, n’avaient le secret, le don inné, qui avaient fait de la grande dame française, pendant deux siècles, la reine des élégances européennes. Sous le règne de Louis-Philippe, la bourgeoisie parvenue l’imita, mais gauchement ; l’importation des habitudes anglo-américaines : le club, le sport, le cigare, la lionne, hâtèrent la déconvenue des salons. Sous l’empire, dans le bouleversement des traditions, dans la déroute de toutes les anciennes fiertés, la femme qu’on ne sait comment qualifier, la femme qu’on appelle du demi-monde entra brusquement en scène, avec fracas. Ce fut elle qui donna le ton ; et quel ton ! À la place des intimités discrètes et des fines galanteries, elle apporta une familiarité brusque et criarde ; à la place du langage choisi, un argot ; à la place des élégances, les tapages de la richesse ; à la place des raffinements de l’esprit, les grossièretés de la chair ! Quand un tel monde prendra fin, et il ne saurait durer si la décadence de l’esprit français n’est pas chose fatale, on sera stupéfait du néant qu’il laissera après lui. Les habitudes sérieuses d’une saine démocratie remplaceront un jour ces déviations, ces dérèglements de notre goût national ; elles seront à leur tour en honneur, je n’en fais pas doute ; mais les grâces de la vie aristocratique, l’élégance des châteaux et des salons ne refleuriront point, telles que je les ai vues. La démocratie française, en eût-elle un jour le loisir, ne chercherait point à les retrouver. Dans notre pays, tout ce qui est du passé semble très-vite absurde ou ridicule. À nos générations révolutionnaires, les nobles traditions sont suspectes, la courtoisie semble une gène, la politesse une hypocrisie, l’influence des femmes dans un salon paraîtrait un renversement des lois. Le démocrate français honore, en principe et dans ses écrits, la mère et l’épouse, mais, en réalité, dans sa maison, il la veut subalterne, et sans autre contenance que celle de ménagère. La femme du démocrate ne sait à cette heure ni ce qu’elle pourrait ni ce qu’elle devrait être et vouloir. Trop humble ou trop roide, trop soumise ou trop guindée, un peu apprêtée toujours, la bourgeoise n’a point encore l’allure simple et gracieuse que donne le sentiment héréditaire d’une valeur et d’une liberté incontestées. Il faudrait beaucoup de choses que l’on n’entrevoit pas encore pour qu’elle prît à son tour une importance dans la société nouvelle, pour qu’elle y exerçât son ascendant et qu’elle ramenât en nos mœurs l’aménité. Elle le souhaite tout bas, bien qu’elle ose à peine le dire. La femme a le sentiment inné des délicatesses sociales. Même inculte, elle devine la coquetterie de l’esprit, elle inventerait le salon si on la laissait faire. J’ai vu, même au village, des finesses d’instinct, des grâces naturelles qui m’ont charmée. L’Éternel-féminin du poëte germanique ne disparaîtra jamais entièrement du milieu de nous ; mais combien il sera lent, n’y étant point aidé par un esprit chevaleresque, à pénétrer la rudesse de nos mœurs industrielles et la pesanteur de nos calculs ! FIN. Quant à l’impératrice Eugénie, elle avait dans sa tenue et dans sa conversation le mouvement et la familiarité des dames espagnoles, mais non du tout la manière d’être et de dire de la grande dame française Qui leur donna, où prirent-elles ce nom de lionnes ? Je ne sais. Vers la fin du xvie siècle, une demoiselle Paulet, dont parle Tallemant des Réaux, l’avait porté, « à cause, dit-il, de l’ardeur avec laquelle elle aimait, de son courage, de sa fierté, de ses yeux vifs, et de ses cheveux trop dorés. » Chateaubriand disait, lui aussi, « mon pauvre Ballanche », (Alfred de Vigny, Journal d’un poëte). M. Brifaut me dit plus tard que des lettres de madame de Staël à madame Récamier, très-intimes, très-confidentielles, avaient été déposées entre les mains de madame X. La famille, paraît-il, s’en inquiéta, les réclama. M. Brifaut les croyait détruites ; il le regrettait infiniment. On m’a conté récemment une particularité assez piquante touchant ce travail projeté et abandonné. Quand les Éloges de madame de Staël (1849) furent soumis aux académiciens, il y en eut un, le n° 12, qui parut supérieur aux autres. On allait lui décerner le prix, lorsque Alfred de Vigny crut reconnaître que ce travail était de moi ; il le dit et vanta mon style avec une très-grande vivacité. Aussitôt les immortels se ravisèrent ; et, dans la crainte de donner le prix à Daniel Stern, ils en privèrent très-injustement un excellent écrivain, et le plus académique du monde : M. Caro. Un mot me revient qui me donnerait tort. « Madame Récamier est arrivée à faire de la coquetterie une vertu », dit un jour un homme d’esprit. C’est à coup sûr une originalité curieuse et que j’aurais dû étudier avec plus de soin. Je demeurai touchée néanmoins d’un mot, le seul, qu’elle me dit très-simplement. Comme elle cherchait à se rappeler je ne sais plus quelle circonstance de sa vie d’autrefois : « C’est triste de vieillir, me dit-elle en s’interrompant ; les souvenirs deviennent confus ; mais ils restent aussi douloureux », ajouta-t-elle avec un accent profond de vérité. Elle était âgée de soixante et onze ans. Sans vouloir donner aux bruits de ville plus d’importance qu’ils n’en méritent, il faut bien dire que l’aspect de Napoléon lll n’avait absolument rien de français, et que ses manières tenaient de l’Angleterre ou de la Hollande beaucoup plus que de la France.
Blanqui - Histoire de l’économie politique en Europe.djvu/464
{{table|titre= CHAPITRE V. De l’économie politique des Romains, aux différens âges. — Ils sont essentiellement guerriers et pillards sous la république. — Ingénieurs et administrateurs sous l’empire. — Leur mépris pour le travail. — Immenses dévastations qu’ils commettent. — Ruine de Carthage. — Premiers essais d’organisation sous les empereurs|page= 60}} {{table|titre= CHAPITRE VI. De l’Économie politique chez les Romains depuis le commencement de l’empire. — Abus des conquêtes. — Mépris du commerce. — Condition des classes laborieuses. — Aristocratie insolente. — Populace famélique. — On se réfugie dans le célibat. — Égoïsme public et privé. — Absence de manufactures. — L’utilité sacrifiée à la grandeur|page= 75}} {{table|titre= CHAPITRE VII. De l’importances des moyens de communication chez les Romains. ^er ? lf)es qma Imxn grands chemins auraient pu rendre à U ci ? Hisatioii et au eommef « ei*-Bs^isse des principales lois romaines en matière d’éconemie politiqee. •^ Tue générale. de leor. commerce..,.. 85 CHAPITRE VIII. Décaéenee rapide de l’EaÉpire.^*tfies ptîn^ dpales causes. —-^ Première apparitieadii chrisUMiisme.r-^iiflnence des mœurs asiatiqaes à Constantinople » -*Hodificatien dans les idées eiviles, religieuses, industrielles, commerciales. IM {{table|titre= CHAPITRE IX. Changemens survenus dans l’économie sociale de l’Europe par l’influence du christianisme. — Son organisation vigoureuse et savante. — Les monastères créent la vie de communauté. — Le principe religieux donne naissance aux hôpitaux, aux asiles. — Le prêtre est aujourd’hui au-dessous de sa tâche. — Opinion à ce sujet|page= 110}} {{table|titre= CHAPITRE X. Des conséquences économiques de l’invasion des Barbares et du démembrement de l’Empire romain. — Nouveaux élémens introduits dans l’organisation sociale|page= 124}} {{table|titre= CHAPITRE XI. Dernières lueurs de civilisation à Constantinople sous Justinien. — Cet empereur résume toute la législation des Romains. — Ce que c’était que son ''Code''. — Les ''Pandectes''. — Les ''Institutes''. Les lois de Justinien sont les archives du passé ; les ''Capitulaires'' de Charlemagne, le programme de l’avenir|page= 144}} <references/>
Ponson du Terrail - Le Bal des victimes.djvu/46
Le fossé était large, mais ils le franchirent d’un seul bond. Sur la route était une voiture fermée, attelée de deux vigoureux percherons harnachés en poste. L’un des ravisseurs ouvrit la portière, et Barras, à moitié suffoqué par le bâillon, fut jeté dans la voiture. L’un des trois hommes monta sur le siège, les deux autres se placèrent à la gauche et à la droite de Barras, et comme la voiture avait deux sièges, Marion s’assit vis-à-vis de lui. Alors Barras s’aperçut, à la lueur que projetaient à l’intérieur les lanternes, que les trois hommes étaient masqués et couverts d’amples manteaux. Et le directeur se souvint du billet anonyme qu’il avait reçu le matin et dans lequel on le prévenait qu’il courait risque d’être assassiné. — Je suis un homme perdu ! pensa-t-il. Mais comme il était brave, il songea à bien mourir. Tout cela s’était accompli sans bruit, et aucun des trois hommes n’avait parlé. Aussitôt la portière fermée, le postillon fit claquer son fouet, et la voiture partit au grand trot de deux percherons. Alors un des trois hommes prit un stylet à sa ceinture, et un rayon de la lanterne qui tomba sur la lame en fit jaillir un éclair. Barras tressaillit. — Monsieur, dit alors le ravisseur, vous pouvez crier maintenant, on ne vous entendra pas, et comme j’ai besoin <references/>
Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T15.djvu/452
{{tiret2|ouvra|ges}} des autres, que le vieux Béroalde avait coutume de dire qu’en pareille matière il ne connaissait point de juge plus sévère et plus pénétrant. Il avait beaucoup adresse à enseigner des enfans ; il savait les corriger et s’en faire aimer, toujours prêt à leur rendre tous les services dont il était capable : il lui est cependant arrivé de les châtier avec excès ; car, quoiqu’il eût l’air doux et complaisant, il était toutefois extrêmement sévère et colère. Blanchini en rapporte des exemples. Un des défauts dont il l’accuse encore, c’est de ne louer presque jamais aucun moderne. Lorsqu’on lui demandait son jugement sur les plus grands hommes de ce temps-là, il répondait ordinairement sur le sujet de tous, ''{{lang|la|Sibi scire videntur}}'', ils croient savoir. Personne de son temps n’a plus, ajouté de foi aux présages que lui ; il croyait qu’il y avait quelque providence qui s’en mêlait. Si, par exemple, la lampe de son garçon s’éteignait, « Prends garde, prends garde, malheureux, lui criait il, un grand malheur te menace ; » et pour l’en préserver, s’il y avait quelque chose à faire, Codrus le faisait alors lui-même. Mais ce qu’il y a de singulier, c’est que lorsqu’on annonçait quelque prodige, au lieu d’aller songer que ce fût ou un prince ou un état menacé de quelque malheur, il croyait seulement que c’était un présage qui le menaçait lui ou quelque autre professeur. Son historien nous apprend qu’il y a eu plusieurs choses plaisantes prononcées dans ses oraisons, et qui n’ont pas été écrites. On peut juger par celles que Codrus y a laissées, quelles doivent être ces choses plaisantes qu’il en a retranchées. Quelqu’un lui demandant sur ce sujet pourquoi il mêlait tant de plaisanteries dans ses discours, il répondit, « que la nature avait ainsi formé les hommes ; que les railleurs étaient agréables et les conteurs réjouissans. » Codruas fit son testament quelques jours avant sa mort. Ce testament commence ainsi : ''Moi'' {{sc|Antoine Urcéus}}, ''fils de'' Corthese Urcéus, ''j’espère et souhaite'' ''vie et salut de Dieu immortel...'' Ensuite il recommande à Dieu son ''esprit'', et ajoute qu’''il l’a'' ''toujours cru immortel, contre le'' ''sentiment d’Épicure, et de ceux'' ''qui, sous le nom de chrétiens, ne'' ''font rien de chrétien.'' Après des legs pieux, et quelques autres qu’il fait à ses frères et sœurs d’un second lit, il nomme avec beaucoup d’amitié son frère utérin ''Pierre-Antoine'', son héritier et légataire universel. Touchant ses ouvrages, Blanchini dit que Codrus n’y a pas mis la dernière main : qu’il s’appliqua d’abord à faire des vers en grec et en latin : qu’il ajouta beaucoup de choses au ''Vocabulaire'' ''grec'' : qu’il corrigea beaucoup d’autres ouvrages : qu’il rétablit quelques autres choses qui s’étaient perdues dans les ruines de la langue latine. « Parmi les œuvres les plus considérables de cet habile homme, on trouve, ''dit-il'', plusieurs belles Oraisons, qu’on peut comparer à une table chargée de mets aussi agréables {{tiret|qu’abon|dans}}<section end="Remarque2"/> <references/>
Le Tour du monde, nouvelle série - 09.djvu/459
RESTES DE LA SUCRERIE DE WALIBOU, PRÈS DE CHÂTEAU-BELAIR. — D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE. assez foncée à certains endroits, et proviennent des dernières éruptions. Celles du 7 mai avaient absolument la teinte gris-perle des cendres du mont Pelé, lesquelles, pendant les éruptions ultérieures, ont toujours été de la même couleur et présentent toutes, au toucher, une subtilité étonnante : on croirait toucher à de la poudre de riz. Beaucoup de cendres de la Soufrière, des mois de juin, septembre et octobre, ressemblent à des grenailles ; j’en ai ramassé dans les environs de Georgetown qui faisaient l’effet de plombs de chasse. Depuis mon retour en Europe, il y a eu encore une assez forte éruption à Saint-Vincent ; c’était le 22 mars. Le gouverneur m’a envoyé un échantillon des cendres tombées dans la ville de Kingstown même ; celles-là sont toutes fines, presque noires, et ont un léger reflet métallique. Je reste en stupéfaction devant le désert qui s’étend de tous côtés, et je vais pendant une heure ou deux, dans différentes directions, tout en me méfiant des fentes qui se sont produites dans le sol. Les pluies torrentielles de l’été et de l’automne ont fortement raviné et fendillé la couche énorme de cendres qui s’étend à perte de vue ; elles ont créé, en certains passages, de véritables petits ravins, Mes compagnons m’ont quitté depuis longtemps, un sac sur l’épaule et le bâton ferré à la main. Je regagne la plage, et mes bateliers, après m’avoir reconduit à Château-Belair, reçoivent l’ordre de retourner à l’anse pour attendre le retour des ascensionnistes. Château-Belair, que l’éruption du 7 mai avait épargné, en s’arrêtant à 3 kilomètres plus au nord, a été moins heureux, quinze jours plus tard. Une pluie de « lapillis » et de pierres a démoli tous les toits, lesquels toutefois, à mon passage, étaient pour la plupart remplacés. Il n’y a pas eu de morts, rien qu’un petit nombre de blessés, La dévastation de Saint-Vincent, qui a la forme d’un œuf, se décrit par une ligne presque droite, tracée de l’ouest à l’est. Toute la partie nord, que j’évalue à 45 pour 100 de l’île, est complètement ravagée ; la partie sud, soit 55 pour 100, est indemne. La superficie dévastée est évaluée à 48 milles carrés par le professeur Hovey, tandis que pour la Martinique, il en compte 36. Le mille anglais est de {{formatnum:1609}} mètres. Cette estimation, par rapport à la Martinique, me conduit à l’observation que généralement on se fait une idée bien exagérée de la dimension de la partie détruite. En somme, cette partie dévastée est à la superficie totale de la Martinique ce que la Bretagne et une grande partie de la Normandie sont à la superficie totale de la France. Vers le coucher du soleil, interrogeant l’horizon, j’aperçois, au détour d’une falaise, le bateau qui ramène les deux vaillants explorateurs. Ils sont brisés de fatigue, couverts de sueur et non moins de cendres, mais sains et saufs. Pendant que M. Sapper dépose son sac, qui contient des matières volcaniques <references/>
Metzger - Newton, Stahl, Boerhaave et la doctrine chimique, 1930.djvu/337
TABLE DES MATIÈRES - Pge. INTRODUCTION 3 L’influence de la philosophie nèwtonienne sur le développement de la science chimique. {{c|I. — {{sc|Introduction}}.}} {{table|titre= L’œuvre de Newton exerça sur l’ensemble de la science une véritable domination. — Sans toucher à la chimie, elle dirigera l’évolution théorique de la chimie. — Ce que nous devons retenir de cette œuvre : sa définition de la quantité de matière, sa théorie de l’attraction universelle, sa théorie de la lumière, sa méthodologie|page= 17}} {{c|II. — {{sc|Définitions de la quantité de matière}}.}} {{table|titre= La définition newtonienne de la quantité de matière. — Cette quantité, mesurable à la balance, est un produit de la densité par le volume. — Ce qu’est la densité dans les anciennes doctrines. — Ce que les anciens entendaient par le mot ''poids''. — Descartes mesurait la quantité par le volume. — Le sens commun admet simultanément les points de vue de Descartes et de Newton. — Ils ne s’identifieraient que si tous les corps avaient la même densité. — C’est ce qu’à la réflexion Newton reconnait. — Le rôle du vide dans sa philosophie à ce point de vue. — Analogies et différences avec les doctrines atomistiques. — Critique de Leibniz. — Conséquence. — Constance de la quantité de matière. — Loi de la conservation de la masse. — La définition newtonienne empirique de la quantité de matière sert d’axiome fondamental à la chimie de Lavoisier|page= 20}} {{c|III. — {{sc|L’attraction universelle et la réaction chimique}}.}} {{table|titre= Les chimistes admettent sans discussion ni analyse la définition de la quantité de matière et la loi d’attraction universelle de <references/>
Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T15.djvu/453
{{tiret2|qu’abon|dans}} : elles sont châtiées, ornées, brillantes, remplies de science et d’une profonde érudition. Je n’ai rien entendu, ''continue-t-il'', de plus agréable : la diction en est si pure, qu’on dirait que Codrus seul sait parler latin : et quoique ses Oraisons soient pleines de tant de grâces, de plaisanteries, de joie et d’agrément, toutefois la gravité du discours n’en est point affaiblie. » Voilà le jugement de Blanchini, où l’amitié peut avoir eu beaucoup de part. Après tout, Codrus a passé pour un savant, et il mérite ce titre plus que bien d’autres à qui on l’a donné, si ce n’est pas la vanité qui lui a fait dire au sujet des savans : {{lang|la|''Hic vivimus'' ''ambitiosâ paupertate omnes ;'' ''sumus litterarum pauperes,'' ''et volumus videri omnia'' ''scire.''}} « Nous vivons tous dans une pauvreté orgueilleuse, nous sommes pauvres de science, et nous voulons paraître tout savoir. » Entre les amis de Codrus on compte les princes de Forli et de Ferrare, ceux de Bologne ; Politien, Buti, Alde, Tiberti, Magnani, Garzoni ; Guarini et Ripa qui avaient été ses maîtres ; Lambertini, Mimo Roscio, Laurent Roscio, et Pompée Foscarini, Galéace Bentivoglio, protonotaire apostolique, le fit peindre par Francia, homme qui soutenait merveilleusement le nom que les Francia se sont acquis par la peinture. Parmi le grand nombre de ses disciples, on distingue Jean-Baptiste Palmari, Corneille Volta, Camille Paléoti, Antoine Albergatti, Pérégrin Blanchini, et Philippe Béroalde le jeune, qui fut aussi professeur à Bologne. Les Œuvres de Codrus furent imprimées pour la première fois à Bologne, en 1502, par Jean-Antoine Platonide, ''in-folio''. Elles consistent en quinze ''Oraisons'' ; dix ''Lettres'' ; deux livres de ''Silves'', avec quelques ''Odes'' au nombre de vingt-deux ; deux ''Satires'' ; une ''Églogue'' ; quatre-vingt-seize ''Épigrammes'' ; et une ''Chanson'' pour le jour de la Saint-Martin. Mais entre les ouvrages de Codrus, on trouve encore dans ce volume une préface de Philippe. Béroalde le jeune, adressée à Antoine Galéace Bentivoglio, où l’on nous apprend que c’est à ce dernier qu’on doit le recueil des œuvres de Codrus, dont plusieurs cherchaient à se parer. On y trouve aussi une lettre de Béroalde ; sept poésies de Virgilius Portus ; une Lettre et une épigramme d’un savant de Toulouse, nomme Jean Pin, et une épitaphe de sa façon pour Codrus ; une épître de Blanchini ; et la Vie de Codrus, écrite par ce même Blanchini. Les œuvres de Codrus, avec les pièces dont on vient de parler, furent réimprimées à Venise en 1506, ''in-folio'' : à Paris, en 1515, ''in''-4°. : et à Bâle, en 1540, aussi ''in''-4°. Nous avons vu que Blanchini, parlant des ouvrages de Codrus, dit « qu’il rétablit quelques choses qui s’étaient perdues dans les ruines de la langue latine : » il entend principalement l’''Aulularia'' de Plaute, que Codrus rétablit en suppléant la fin, qui s’est perdue. Ce supplément contient cent vingt-deux vers. Il y a une édition de cette comédie,<section end="Remarque2"/> <references/>