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sentais pas que je vous appartiens, que désormais mon existence est |
invinciblement liée à la vôtre, si en un mot je ne vous aimais pas avec |
passion, je n’aurais pas l’audace de vous interroger. |
Ainsi ces doutes, ces inquiétudes que j’ai osé vous dire, tous ceux qui |
vous ont vue les partagent. Ils se demandent avec étonnement si vous |
êtes une existence maudite ou privilégiée, s’il faut vous aimer ou vous |
craindre, vous accueillir ou vous repousser; le grossier vulgaire même |
perd son insouciance pour s’occuper de vous. Il ne comprend pas |
l’expression de vos traits ni le son de votre voix, et, à entendre les |
contes absurdes dont vous êtes l’objet, on voit que ce peuple est |
également prêt à se mettre à deux genoux sur votre passage, ou à vous |
conjurer comme un fléau. Les intelligences plus élevées vous observent |
attentivement, les unes par curiosité, les autres par sympathie; mais |
aucune ne se fait comme moi une question de vie et de mort de la |
solution du problème; moi seul j’ai le droit d’être audacieux et de vous |
demander qui vous êtes; car, je le sens intimement, et cette sensation |
est liée à celle de mon existence: je fais désormais partie de vous, |
vous vous êtes emparée de moi, à votre insu peut-être, mais enfin me |
voilà asservi, je ne m’appartiens plus, mon âme ne peut plus vivre en |
elle-même. Dieu et la poésie ne lui suffisent plus; Dieu et la poésie, |
c’est vous désormais, et sans vous il n’y a plus de poésie, il n’y a |
plus de Dieu, il n’y a plus rien. |
Dis moi donc, Lélia, puisque tu veux que je te prenne pour une femme et |
que je te parle comme à mon égale, dis-moi si tu as la puissance |
d’aimer, si ton âme est de feu ou de glace, si en me donnant à toi, |
comme j’ai fait, j’ai traité de ma perte ou de mon salut; car je ne le |
sais pas, et je ne regarde pas sans effroi la carrière inconnue où je |
vais te suivre. Cet avenir est enveloppé de nuages, quelquefois |
brillants comme ceux qui montent à l’horizon au lever du soleil, |
quelquefois sombres comme ceux qui précèdent l’orage et recèlent la |
foudre. |
Ai-je commencé la vie avec toi, ou l’ai-je quittée pour te suivre dans |
la mort? Ces années de calme et d’innocence qui sont derrière moi, |
vas-tu les faner ou les rajeunir? Ai-je connu le bonheur et vais-je le |
perdre, ou, ne sachant ce que c’est, vais-je le goûter? Ces années |
furent bien belles, bien fraîches, bien suaves! mais aussi elles furent |
bien calmes, bien obscures, bien stériles! Qu’ai-je fait, que rêver et |
attendre, et espérer, depuis que je suis au monde? Vais-je produire |
enfin? Feras-tu de moi quelque chose de grand ou d’abject? Sortirai-je |
de cette nullité, de ce repos qui commence à me peser? En sortirai-je |
pour monter, ou pour descendre? |
Voilà ce que je me demande chaque jour avec anxiété, et tu ne me réponds |
rien, Lélia, et tu sembles ne pas te douter qu’il y a une existence en |
question devant toi, une destinée inhérente à la tienne, et dont tu dois |
désormais rendre compte à Dieu! Insoucieuse et distraite, tu as saisi le |
bout de ma chaîne, et à chaque instant tu l’oublies, tu la laisses |
tomber! |
Il faut qu’à chaque instant, effrayé de me voir seul et abandonné, je |
t’appelle et te force à descendre de ces régions inconnues où tu |
t’élances sans moi. Cruelle Lélia! que vous êtes heureuse d’avoir ainsi |
l’âme libre et de pouvoir rêver seule, aimer seule, vivre seule! Moi je |
ne le peux plus, je vous aime. Je n’aime que vous. Tous ces gracieux |
types de la beauté, tous ces anges vêtus en femmes qui passaient dans |
mes rêves, me jetant des baisers et des fleurs, ils sont partis. Ils ne |
viennent plus ni dans la veille ni dans le sommeil. C’est vous |
désormais, toujours vous, que je vois pâle, calme et silencieuse, à mes |
côtés ou dans mon ciel. |
Je suis bien misérable! ma situation n’est pas ordinaire; il ne s’agit |
pas seulement pour moi de savoir si je suis digne d’être aimé de vous. |
J’en suis à ne pas savoir si vous êtes capable d’aimer un homme, et--je |
ne trace ce mot qu’avec effort tant il est horrible--je crois que _non_! |
O Lélia! cette fois répondrez-vous? A présent je frémis de vous avoir |
interrogée. Demain j’aurais pu vivre encore de doutes et de chimères. |
Demain peut-être il ne me restera rien ni à craindre ni à espérer. |
V. |
Enfant que vous êtes! A peine vous êtes né, et déjà vous êtes pressé de |
vivre! car il faut vous le dire, vous n’avez pas encore vécu, Sténio. |
Pourquoi donc tant vous hâter? Craignez-vous de ne pas arriver à ce but |
maudit où nous échouons tous? Vous viendrez vous y briser comme les |
autres. Prenez donc votre temps, faites l’école buissonnière, et |
franchissez le plus tard que vous pourrez le seuil de l’école où l’on |
apprend la vie. |
Heureux enfant, qui demande où est le bonheur, comment il est fait, s’il |
l’a goûté déjà, s’il est appelé à le goûter un jour! O profonde et |
précieuse ignorance! Je ne te répondrai pas, Sténio. |
Ne crains rien, je ne te flétrirai pas au point de te dire une seule des |
choses que tu veux savoir. Si j’aime, si je puis aimer, si je te |
donnerai du bonheur, si je suis bonne ou perverse, si tu seras fait |
grand par mon amour, ou anéanti par mon indifférence: tout cela, |
vois-tu, c’est une science téméraire que Dieu refuse à ton âge et qu’il |
me défend de te donner. Attends! |
Je te bénis, jeune poëte, dors en paix. Demain viendra beau comme les |
autres jours de ta jeunesse, paré du plus grand bienfait de la |