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réalités sur lequel ma pensée, sereine ou sombre, pouvait avoir une
action quelconque.
Je fus donc très-étonnée du retentissement de ce livre, des partisans et
des antagonistes qu’il me créa. Je n’ai point à dire ce que je pense
moi-même du fonds de l’ouvrage: je l’ai dit dans la préface de la
deuxième édition, et je n’ai pas varié d’opinion depuis cette époque.
Le livre a été écrit de bonne foi, sous le poids d’une souffrance
intérieure quasi mortelle, souffrance toute morale, toute philosophique
et religieuse, et qui me créait des angoisses inexplicables pour les
gens qui vivent sans chercher la cause et le but de la vie. D’excellents
amis qui m’entouraient, avec lesquels j’étais gaie à l’habitude (car de
telles préoccupations ne se révèlent pas sans ennuyer beaucoup ceux qui
ne les ont point), furent frappés de stupeur en lisant des pages si
amères et si noires. Ils n’y comprirent goutte, et me demandèrent où
j’avais pris ce cauchemar. Ceux qui liront plus tard l’histoire de ma
vie intellectuelle ne s’étonneront plus que le doute ait été pour moi
une chose si sérieuse et une crise si terrible.
Pourtant je n’ai pas été une exception aux yeux de tous. Beaucoup ont
souffert devant le problème de la vie, mille fois plus que devant les
faits et les maux réels dont elle nous accable. De faux dévots ont dit
que c’était un crime d’exhaler ainsi une plainte contre le mystère dont
il plaît à Dieu d’envelopper sa volonté sur nos destinées. Je ne pense
pas comme eux; je persiste à croire que le doute est un droit sans
lequel la foi ne serait pas une victoire ou un mérite.
GEORGE SAND.
Nohant, 13 janvier 1854.
PRÉFACE.
Il est rare qu’une œuvre d’art soulève quelque animosité sans exciter
d’autre part quelque sympathie; et si, longtemps après ces
manifestations diverses du blâme et de la bienveillance, l’auteur, mûri
par la réflexion et par les années, veut retoucher son œuvre, il
court risque de déplaire également à ceux qui l’ont condamnée et à ceux
qui l’ont défendue: à ceux-ci, parce qu’il ne va pas aussi loin dans ses
corrections que leur système le comporterait; à ceux-là, parce qu’il
retranche parfois ce qu’ils avaient préféré. Entre ces deux écueils,
l’auteur doit agir d’après sa propre conscience, sans chercher à adoucir
ses adversaires ni à conserver ses défenseurs.
Quoique certaines critiques de _Lélia_ aient revêtu un ton de
déclamation et d’amertume singulières, je les ai toutes acceptées comme
sincères et parlant des cœurs les plus vertueux. A ce point de vue,
j’ai eu lieu de me réjouir, et de penser que j’avais mal jugé les hommes
de mon temps en les contemplant à travers un douloureux scepticisme.
Tant d’indignation attestait sans doute de la part des journalistes la
plus haute moralité jointe à la plus religieuse philanthropie. J’avoue
cependant, à ma honte, que si j’ai guéri de la maladie du doute, ce
n’est pas absolument à cette considération que je le dois.
On ne m’attribuera pas, je l’espère, la pensée de vouloir désarmer
l’austérité d’une critique aussi farouche; on ne m’attribuera pas non
plus celle de vouloir entrer en discussion avec les derniers champions
de la foi catholique; de telles entreprises sont au-dessus de mes
forces. _Lélia_ a été et reste dans ma pensée un essai poétique, un
roman fantasque où les personnages ne sont ni complètement réels, comme
l’ont voulu les amateurs exclusifs d’analyse de mœurs, ni
complètement allégoriques, comme l’ont jugé quelques esprits
synthétiques, mais où ils représentent chacun une fraction de
l’intelligence philosophique du XIXe siècle: Pulchérie, l’épicuréisme
héritier des sophismes du siècle dernier; Sténio, l’enthousiasme et la
faiblesse d’un temps où l’intelligence monte très-haut entraînée par
l’imagination, et tombe très-bas, écrasée par une réalité sans poésie et
sans grandeur; Magnus, le débris d’un clergé corrompu ou abruti; et
ainsi des autres. Quant à Lélia, je dois avouer que cette figure m’est
apparue au travers d’une fiction plus saisissante que celles qui
l’entourent. Je me souviens de m’être complu à en faire la
personnification encore plus que l’avocat du spiritualisme de ces
temps-ci; spiritualisme qui n’est plus chez l’homme à l’état de vertu,
puisqu’il a cessé de croire au dogme qui le lui prescrivait, mais qui
reste et restera à jamais, chez les nations éclairées, à l’état de
besoin et d’aspiration sublime, puisqu’il est l’essence même des
intelligences élevées.
Cette prédiction pour le personnage fier et souffrant de Lélia m’a
conduit à une erreur grave au point de vue de l’art: c’est de lui donner
une existence tout à fait impossible, et qui, à cause de la demi-réalité
des autres personnages, semble choquante de réalité, à force de vouloir
être abstraite et symbolique. Ce défaut n’est pas le seul de l’ouvrage
qui m’ait frappé, lorsqu’après l’avoir oublie durant des années, je l’ai
relu froidement. Trenmor m’a paru conçu vaguement, et, en conséquence,
manqué dans son exécution. Le dénoûment, ainsi que de nombreux détails
de style, beaucoup de longueurs et de déclamations, m’ont choqué comme
péchant contre le goût. J’ai senti le besoin de corriger, d’après mes
idées artistiques, ces parties essentiellement défectueuses. C’est un
droit que mes lecteurs bienveillants ou hostiles ne pouvaient me
contester.
Mais si, comme artiste, j’ai usé de mon droit sur la forme de mon
œuvre, ce n’est pas à dire que comme homme j’aie pu m’arroger celui
d’altérer le fond des idées émises dans ce livre, bien que mes idées