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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE En mai 2003, les requérantes adressèrent au superviseur international du district de Brčko ainsi qu’au président de l’assemblée et au gouverneur de ce district une lettre à propos de la nomination du directeur de la station de radio publique du district dans laquelle elles se référaient en particulier à la candidature de M.S à ce poste. M.S. était à l’époque des faits responsable des programmes culturels de cette radio. Les parties pertinentes de la lettre se lisaient ainsi : « Nous sommes conscients de votre soutien et des efforts que vous déployez pour créer une radio multiethnique et nous vous en remercions (...) Malheureusement, il semble qu’une omission majeure ait été commise au tout début de cette importante entreprise. Le jury de sélection du directeur [de la radio] a été composé en infraction au statut du district de Brčko. Ce jury comprend en effet trois membres serbes, un membre croate et un membre bosniaque. Ainsi, une fois de plus, il a été fait fi de ce statut, qui exige au sein des institutions publiques une représentation proportionnelle des trois peuples constituants (...) Malheureusement, rien n’a été fait pour remédier à ce manquement. Les informations officieuses que nous avons reçues, indiquant que la candidature de Mme M.S. au poste de directeur de la radio avait été proposée par les membres serbes du jury (...) alors que l’ancien directeur était bosniaque, confirment ce qui précède. Cette proposition est inacceptable, et ce d’autant plus qu’elle concerne une personne qui ne présente ni les qualités professionnelles ni les qualités morales requises pour un tel poste. D’après les informations que nous avons reçues (...) dans une interview qui est parue dans NIN [un hebdomadaire serbe publié à Belgrade], Mme M.S. a dit, à propos de la destruction de mosquées à Brčko, que les musulmans ne formaient pas un peuple et ne possédaient pas de culture propre et que, par conséquent, la destruction de mosquées ne pouvait pas être considérée comme une destruction de monuments culturels, (...) dans les locaux de la radio (...), elle a tenu à retirer du mur sur lequel il avait été affiché (et à le déchirer en morceaux) le calendrier mentionnant les offices religieux prévus pendant le mois du ramadan, (...) dans les locaux de la radio, elle a recouvert les armoiries de la BosnieHerzégovine par celles de la Republika Srpska, en sa qualité de responsable des programmes culturels, elle a interdit la diffusion de sevdalinka au motif que ce genre de chansons n’avait aucune valeur culturelle ou musicale. Nous sommes absolument persuadés que les actes décrits ci-dessus disqualifient totalement la candidature de Mme M.S. au poste de directeur de la radio et télévision multiethnique du district de Brčko (...) Nous espérons que vous agirez en conséquence (...) Si vous ne donnez pas de suite à notre lettre, nous serons contraints de prendre contact avec les médias ainsi qu’avec les autres organes nationaux et internationaux compétents. » Peu après, cette lettre fut publiée dans trois quotidiens différents. Le 29 mai 2003, M.S. engagea une action civile en diffamation contre les requérantes et demanda une indemnisation de 50 000 marks convertibles (BAM). M.S alléguait qu’elle avait eu connaissance du contenu de la lettre peu après l’envoi de celle-ci par les requérantes, mais qu’elle ne savait pas qui l’avait transmise aux médias. Après la publication de la lettre, le gouverneur du district de Brčko annula la procédure de nomination d’un nouveau directeur pour la station de radio publique. Le 29 septembre 2004, M.S. fut déboutée par le tribunal de première instance du district de Brčko (« le tribunal de première instance »). Le tribunal estima que les requérantes ne pouvaient pas être tenues pour responsables de diffamation car ce n’était pas elles qui avaient fait publier la lettre dans les médias. La partie pertinente du jugement était ainsi libellée : « Il ressort clairement de la lettre écrite par les défenderesses que celle-ci a été adressée à titre privé au gouverneur, au président de l’assemblée et au superviseur du district de Brčko (...) et qu’elle n’a pas été envoyée aux médias (...) [C]ette lettre n’avait pas pour objectif de diffuser auprès du public des informations non vérifiées, mais d’attirer l’attention des autorités compétentes sur certaines questions et de permettre à ces autorités d’en tirer des conclusions après vérification de ces informations. Après examen des articles parus dans les médias, le tribunal conclut qu’aucun d’entre eux n’a été publié par les défenderesses. » M.S. introduisit un recours devant la cour d’appel du district de Brčko (« la cour d’appel »). Le 16 mai 2005, la cour d’appel infirma le jugement du 29 septembre 2004 et décida de tenir une nouvelle audience. Le 11 juillet 2007, après avoir entendu plusieurs témoins (dont les deux personnes travaillant à la radio publique du district de Brčko desquelles les requérantes avaient reçu les informations mentionnées dans leur lettre), la cour d’appel conclut que la lettre litigieuse contenait certains jugements de valeur mais aussi des déclarations de fait qui étaient contraires à la vérité et préjudiciables à la réputation de M.S. Elle estima que, pour établir si elles devaient être tenues pour responsables de diffamation au titre de l’article 6 § 1 de la loi de 2003 sur la diffamation, peu importait que les requérantes n’eussent pas été à l’origine de la publication de la lettre. La cour d’appel ordonna aux requérantes d’informer dans les quinze jours le superviseur international, le président de l’assemblée et le gouverneur du district de Brčko qu’elles retiraient leurs déclarations, faute de quoi elles seraient tenues de verser à M.S. 2 500 BAM à titre de dommages et intérêts, à majorer d’intérêts moratoires à calculer selon le taux d’intérêt légal à compter du 11 juillet 2007. La cour ordonna également aux requérantes de faire publier à leurs frais l’arrêt les condamnant. Le 15 novembre 2007, M.S. déposa auprès du tribunal de première instance une demande d’exécution de l’arrêt rendu par la cour d’appel. Elle proposa notamment que le tribunal fasse publier l’arrêt du 11 juillet 2007 aux frais des requérantes. Le 5 décembre 2007, le tribunal de première instance rendit une ordonnance d’exécution. Le 12 décembre 2007, les requérantes payèrent 2 825 BAM (environ 1 445 euros (EUR)) en exécution de l’arrêt du 11 juillet 2007. Le 27 mars 2009, le tribunal de première instance clôtura la procédure d’exécution. Dans l’intervalle, le 15 octobre 2007, les requérantes avaient formé devant la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine (« la Cour constitutionnelle ») un recours pour atteinte à leur droit à la liberté d’expression. Le 13 mai 2010, la Cour constitutionnelle jugea que l’ingérence dans l’exercice par les requérantes de leur droit à la liberté d’expression était « nécessaire dans une société démocratique » et conclut à la non-violation de l’article II/3.h) de la Constitution de la Bosnie-Herzégovine et de l’article 10 de la Convention. Les passages pertinents de la décision étaient ainsi libellés : « 34. La Cour constitutionnelle note d’emblée que les appelantes n’ont pas contesté qu’elles ont été tenues pour responsables de diffamation sur le fondement de la loi de 2003 sur la diffamation et que, par conséquent, l’ingérence dans l’exercice du droit [à la liberté d’expression] protégé par l’article 10 de la Convention européenne était prévue par la loi (...) L’arrêt attaqué a été rendu dans le cadre d’une action civile en diffamation qui avait été engagée par la demanderesse contre les appelantes (...) partant, l’ingérence poursuivait un but légitime : protéger la « réputation ou les droits d’autrui ». Il reste à déterminer si l’ingérence contestée était « nécessaire dans une société démocratique » (...) (...) La Cour constitutionnelle considère que la cour d’appel a établi au-delà de tout doute que les déclarations de fait litigieuses concernant M.S. étaient fausses et que les appelantes étaient responsables de diffamation. En s’appuyant sur les dépositions des deux témoins, qui étaient les personnes qui avaient communiqué aux appelantes les informations qu’elles avaient reprises dans leur lettre [dans le passage dans lequel il était écrit que M.S. a « tenu à retirer du mur sur lequel il avait été affiché (et à le déchirer en morceaux) le calendrier mentionnant les offices religieux prévus pendant le mois du ramadan [et] en sa qualité de responsable des programmes culturels (...) interdit la diffusion de sevdalinka au motif que ce genre de chansons n’avait aucune valeur culturelle ou musicale »], la cour d’appel a établi qu’il existait une incohérence manifeste entre ce qui avait été dit aux appelantes et ce qu’elles avaient rapporté dans leur lettre. De plus, l’affirmation, figurant dans la lettre litigieuse, selon laquelle M.S. avait donné une interview à propos de la destruction de mosquées, a été réfutée par un autre témoin, lequel a indiqué qu’une vérification ultérieure avait révélé que M.S. n’était pas l’auteur de l’interview en cause. Enfin, les appelantes n’ont pas été en mesure de prouver la véracité des allégations selon lesquelles M.S. aurait recouvert les armoiries de la Bosnie-Herzégovine par celles de la Republika Srpska. Eu égard à ce qui précède, la Cour constitutionnelle considère qu’en l’espèce, le droit des appelantes de signaler aux autorités compétentes des irrégularités dans la conduite d’un fonctionnaire ne saurait reposer sur l’énoncé de faits manifestement contraires à la vérité et dépassant le degré de critique acceptable à l’endroit de fonctionnaires. Dès lors, la Cour estime que c’est à juste titre que la cour d’appel a conclu qu’il existait en l’espèce « un besoin social impérieux » [justifiant l’ingérence dans l’exercice par les appelantes de leur droit à la liberté d’expression]. De plus, la Cour constitutionnelle note que la cour d’appel a accordé à M.S. une indemnisation au titre du préjudice moral au motif que les fausses déclarations contenues dans la lettre litigieuse avaient porté atteinte à la réputation de l’intéressée. (...) La Cour constitutionnelle a déjà précisé dans sa jurisprudence que la réputation d’une personne faisait partie de son identité personnelle et de son intégrité psychologique (...) (...) Les appelantes (...) ont omis de vérifier en amont les déclarations litigieuses, alors qu’il était de leur devoir de le faire. La cour d’appel a établi que, par ces fausses allégations, les appelantes avaient porté atteinte à la réputation de M.S. et lui avaient infligé des souffrances morales (...) Au moment de statuer sur la demande d’indemnisation pour préjudice moral et sur le montant à accorder, la cour d’appel a pris en compte la finalité d’une telle indemnisation et a cherché à éviter d’encourager des aspirations incompatibles avec la nature et le but social d’une telle mesure. [L]a Cour constitutionnelle considère que la mesure imposée en l’espèce aux appelantes était proportionnée au but poursuivi (...) Elle juge en outre que la cour d’appel n’a pas outrepassé les limites de son pouvoir discrétionnaire lorsqu’elle s’est prononcée sur la demande d’indemnisation du préjudice moral (...) [L]a Cour constitutionnelle juge que les motifs qui ont été invoqués par la cour d’appel étaient « pertinents » et « suffisants » au sens de l’article 10 de la Convention européenne. Eu égard à ce qui précède, la Cour constitutionnelle considère que l’ingérence dans l’exercice par les appelantes de leur droit à la liberté d’expression était « nécessaire dans une société démocratique » et conclut par conséquent à la nonviolation de l’article II/3.h) de la Constitution de la Bosnie-Herzégovine et de l’article 10 de la Convention européenne. » Le 21 septembre 2010, la décision de la Cour constitutionnelle fut signifiée aux requérantes. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. La Constitution de la Bosnie-Herzégovine La Constitution de la Bosnie-Herzégovine (annexe 4 à l’accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine) est entrée en vigueur le 14 décembre 1995. Les parties pertinentes de l’article II de cet instrument sont libellées comme suit : « 3. Énumération des droits Toutes les personnes se trouvant sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine jouissent des droits de l’homme et des libertés fondamentales mentionnés au paragraphe 2 cidessus ; ces droits et libertés comprennent : (...) h) La liberté d’expression (...) » B. La loi de 2003 sur la diffamation (Zakon o zaštiti od klevete Brčko Distrikta, Journal officiel du district de Brčko no 14/03) Les dispositions pertinentes de la loi de 2003 du district de Brčko sur la diffamation se lisent ainsi : Article 2 « (...) a) le droit à la liberté d’expression, garanti par la Convention européenne des droits de l’homme (...), par la Constitution de la Bosnie-Herzégovine et par le statut du district de Brčko, joue un rôle fondamental dans une société démocratique, en particulier lorsqu’il concerne des questions de politique ou d’intérêt général ; b) le droit à la liberté d’expression protège la teneur de l’information ainsi que les modes de transmission de l’information (...) (...) » Article 6 « Quiconque porte atteinte à la réputation d’une autre personne en avançant ou en diffusant de fausses informations à son sujet et en assimilant cette personne à une autre sera tenu pour responsable de diffamation. Si une information diffamatoire est publiée dans les médias, seront tenus pour responsables de diffamation l’auteur, le directeur de la publication et l’éditeur, ainsi que toute autre personne ayant supervisé, de quelque manière que ce soit, le contenu de la publication. La responsabilité de ces personnes pour diffamation sera engagée dans les situations visées ci-dessus dès lors que les fausses informations ont été avancées ou diffusées avec la volonté de nuire ou par négligence. Lorsqu’une déclaration diffamatoire porte sur une question d’intérêt général, son auteur sera tenu pour responsable de diffamation s’il a avancé de fausses informations en toute connaissance de cause ou si, par négligence, il n’a fait aucun cas de leur inexactitude. La responsabilité est définie selon les mêmes critères qu’indiqué ci-dessus lorsqu’une déclaration diffamatoire vise un fonctionnaire (...) ou un candidat à un poste dans la fonction publique (...) » Exonération de responsabilité Article 7 « La responsabilité pour diffamation n’est pas engagée : a) si les déclarations diffamatoires sont des jugements de valeur ou si elles reflètent pour l’essentiel la vérité et ne s’en éloignent que par des détails non pertinents (...) (...) c) si l’énoncé ou la diffusion de pareilles déclarations présentait un caractère raisonnable. (...) » C. La loi de 1978 sur les obligations civiles (Zakon o obligacionim odnosima, Journal officiel de la République socialiste fédérative de Yougoslavie nos 29/78, 39/85 et 57/8, et Journal officiel de la République de Bosnie-Herzégovine nos 2/92, 13/93 et 13/94) La disposition pertinente de la loi de 1978 sur les obligations civiles se lit comme suit : Réparation du dommage moral Article 200 « Le tribunal octroie une indemnité pour dommage moral dans les cas de douleur physique, de souffrance morale due à la limitation des activités, de défiguration, d’atteinte à la réputation, à l’honneur, à la liberté ou aux droits de la personne, ou de décès d’un proche, et d’angoisse, si pareille indemnité se justifie au vu des circonstances de l’espèce, notamment l’intensité et la durée de la douleur, de la souffrance morale ou de l’angoisse, indépendamment de l’octroi éventuel d’une indemnité pour dommage matériel. Lorsqu’il statue sur une demande d’indemnisation pour dommage moral et sur son montant, le tribunal devra prendre en compte (...) la finalité d’une telle indemnisation et devra chercher à éviter d’encourager des aspirations incompatibles avec la nature et le but social d’une telle mesure. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants, tous ressortissants français, sont M. Pierre Lambert et son épouse Mme Viviane Lambert, nés respectivement en 1929 et 1945 et résidant à Reims, M. David Philippon, né en 1971 et résidant à Mourmelon et Mme Anne Tuarze, née en 1978 et résidant à Milizac. Ils sont respectivement les parents, un demi-frère et une sœur de Vincent Lambert, né le 20 septembre 1976. Victime d’un accident de la route le 29 septembre 2008, Vincent Lambert subit un grave traumatisme crânien qui le rendit tétraplégique et entièrement dépendant. Selon l’expertise médicale ordonnée par le Conseil d’État le 14 février 2014, il est dans un état végétatif chronique (paragraphe 40 ci-dessous). De septembre 2008 à mars 2009, il fut hospitalisé dans les services de réanimation, puis de neurologie du centre hospitalier de ChâlonsenChampagne. De mars à juin 2009, il fut pris en charge au centre héliomarin de BercksurMer puis, à compter du 23 juin 2009, au Centre hospitalier universitaire (CHU) de Reims, dans l’unité des patients en état paucirelationnel (unité de soins de suite et de réadaptation) où il est toujours hospitalisé. Cette unité accueille huit patients en état végétatif ou en état de conscience minimale. Vincent Lambert bénéficie d’une hydratation et d’une alimentation artificielles par voie entérale, à savoir au moyen d’une sonde gastrique. En juillet 2011, il fit l’objet d’une évaluation dans un service spécialisé du centre hospitalier universitaire de Liège, le Coma Science Group, qui conclut qu’il était dans un état neurovégétatif chronique qualifié d’état pauci-relationnel (conscience minimale plus). Conformément aux préconisations du Coma Science Group, il bénéficia de séances quotidiennes de kinésithérapie entre septembre 2011 et fin octobre 2012, qui ne donnèrent pas de résultats, ainsi que de quatre-vingt-sept séances d’orthophonie entre mars et septembre 2012, en vue d’établir un code de communication. Toutefois, aucun code ne put être établi. Des essais de mise en fauteuil furent également réalisés. A. La première décision prise en vertu de la loi Leonetti Les soignants de Vincent Lambert ayant cru percevoir en 2012 chez lui des signes de plus en plus marqués d’opposition aux soins et à la toilette, l’équipe médicale engagea au cours des premiers mois de 2013 la procédure collégiale prévue par la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie dite « loi Leonetti » (paragraphe 54 ci-dessous), en y associant son épouse, Rachel Lambert. Cette procédure aboutit à la décision du Dr Kariger, médecin en charge de Vincent Lambert et chef du service où il est hospitalisé, d’arrêter sa nutrition et de réduire son hydratation. Cette décision fut mise en œuvre le 10 avril 2013. B. L’ordonnance de référé du 11 mai 2013 Le 9 mai 2013, les requérants saisirent le juge des référés du tribunal administratif de ChâlonsenChampagne d’une action fondée sur l’article L. 521-2 du code de justice administrative (référé liberté) visant à enjoindre sous astreinte au centre hospitalier de rétablir l’alimentation et l’hydratation normales de Vincent Lambert et de lui prodiguer les éventuels soins nécessités par son état. Par une ordonnance du 11 mai 2013, le juge des référés fit droit à leurs demandes. Le juge considéra que, faute de directives anticipées de Vincent Lambert et en l’absence d’une personne de confiance conformément aux dispositions pertinentes du code de la santé publique, la procédure collégiale devait être poursuivie avec sa famille, quand bien même elle était divisée sur son devenir. Le juge releva que, si l’épouse de Vincent Lambert avait été associée à cette procédure, il ressortait de l’instruction que ses parents n’avaient pas été informés de sa mise en œuvre, et que la décision d’arrêter l’alimentation et de limiter l’hydratation, dont ils ne connaissaient ni la nature ni les motifs, ne respectait pas leurs souhaits. Le juge estima en conséquence que ces manquements procéduraux caractérisaient une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, à savoir le droit au respect de la vie, et enjoignit au centre hospitalier de rétablir l’alimentation et l’hydratation normales de Vincent Lambert et de lui prodiguer les soins nécessaires à son état de santé. C. La seconde décision prise en vertu de la loi Leonetti À compter de septembre 2013, une nouvelle procédure collégiale fut engagée. Le Dr Kariger consulta six médecins, dont trois médecins extérieurs à l’établissement (un neurologue, une cardiologue et un anesthésiste ayant une expérience de médecine palliative), choisis respectivement par les parents, l’épouse de Vincent Lambert et l’équipe médicale. Il prit également connaissance d’une contribution écrite d’un médecin responsable d’un service comprenant une unité de vie spécialisée dans une maison de santé. Par ailleurs, il réunit deux conseils de famille les 27 septembre et 16 novembre 2013, comprenant l’épouse, les parents et les huit frères et sœurs de Vincent Lambert. Rachel Lambert et six des huit frères et sœurs se prononcèrent pour l’interruption de son alimentation et de son hydratation artificielles, tandis que les requérants se prononcèrent pour leur maintien. Le 9 décembre 2013, le Dr Kariger réunit l’ensemble des médecins, ainsi que la presque totalité de l’équipe soignante. À l’issue de cette réunion, le Dr Kariger et cinq des six médecins consultés se déclarèrent favorables à l’arrêt du traitement. Au terme de cette consultation, le Dr Kariger annonça le 11 janvier 2014 son intention d’interrompre la nutrition et l’hydratation artificielles à compter du 13 janvier, sous réserve d’une saisine du tribunal administratif. Sa décision, un rapport motivé de treize pages dont une synthèse de sept pages fut lue à la famille, constatait notamment que la situation de Vincent Lambert se caractérisait par la nature irréversible de ses lésions cérébrales, que le traitement apparaissait inutile, disproportionné et n’ayant d’autre effet que le maintien artificiel de la vie et qu’il était certain que Vincent Lambert ne souhaitait pas avant son accident vivre dans de telles conditions. Le Dr Kariger concluait que la prolongation de sa vie par la poursuite de traitements de nutrition et l’hydratation artificielles relevait d’une obstination déraisonnable. D. Le jugement du tribunal administratif du 16 janvier 2014 Le 13 janvier 2014, les requérants saisirent le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne d’une nouvelle requête en référé liberté fondée sur l’article L. 521-2 du code de justice administrative, afin que soit interdit au centre hospitalier et au médecin concerné de faire supprimer l’alimentation et l’hydratation de Vincent Lambert et que soit ordonné le transfert immédiat de ce dernier dans une unité de vie spécialisée à Oberhausbergen gérée par l’association AmrésoBethel (paragraphe 8 cidessus). Rachel Lambert et François Lambert, neveu de Vincent Lambert, intervinrent dans la procédure en qualité de tierces parties. Le tribunal administratif, siégeant en formation plénière de neuf juges, tint son audience le 15 janvier 2014. Par un jugement du 16 janvier 2014, il suspendit l’exécution de la décision du Dr Kariger du 11 janvier 2014. Le tribunal affirma tout d’abord que l’article 2 de la Convention ne s’opposait pas à ce qu’un État règlemente la possibilité pour un individu de s’opposer à un traitement qui pourrait avoir pour effet de prolonger sa vie, ou celle ouverte à un médecin en charge d’un patient hors d’état d’exprimer sa volonté et dont il estimait, après avoir mis en œuvre un ensemble de garanties, que le traitement administré au patient consistait en une obstination déraisonnable, de mettre fin à ce traitement, cette possibilité s’exerçant sous le contrôle du conseil de l’ordre des médecins, du comité d’éthique du centre hospitalier, le cas échéant, ainsi que du juge administratif et du juge pénal. Le tribunal estima ensuite qu’il résultait des dispositions pertinentes du code de la santé publique, telles qu’issues de la loi Leonetti et éclairées par les travaux parlementaires, que l’alimentation et l’hydratation artificielles par voie entérale –, lesquelles empruntent aux médicaments le monopole de distribution des pharmacies et ont pour objet d’apporter des nutriments spécifiques aux patients dont les fonctions sont altérées et nécessitent le recours à des techniques invasives en vue de leur administration – constituent des traitements. Observant que la décision du Dr Kariger était fondée sur la volonté qu’aurait exprimée Vincent Lambert, lequel n’avait pas rédigé de directives anticipées ni désigné de personne de confiance, de ne pas être maintenu en vie dans un état de grande dépendance, le tribunal considéra que la position qu’il avait exprimée devant son épouse et l’un de ses frères émanait d’une personne valide qui n’était pas confrontée aux conséquences immédiates de son souhait et ne se trouvait pas dans le contexte d’une manifestation formelle d’une volonté expresse, quelle qu’ait été sa connaissance professionnelle de patients dans une telle situation. Le tribunal estima par ailleurs que le fait que Vincent Lambert ait eu des relations conflictuelles avec ses parents, dont il ne partageait pas les valeurs morales ou les engagements religieux, ne permettait pas de le regarder comme ayant manifesté une volonté certaine de refuser tout traitement, et qu’il ne pouvait pas être déduit de ses manifestations d’opposition aux soins une volonté univoque quant à sa volonté de rester ou non en vie. Le tribunal conclut que le Dr Kariger avait apprécié de manière erronée la volonté de Vincent Lambert. Par ailleurs, le tribunal releva que, selon le rapport établi en 2011 par le Coma Science Group du centre hospitalier universitaire de Liège (paragraphe 13 ci-dessus), Vincent Lambert était dans un état pauci-relationnel impliquant la persistance d’une perception émotionnelle et l’existence de possibles réactions à son environnement et que, dès lors, l’alimentation et l’hydratation artificielles n’avaient pas pour objet de le maintenir artificiellement en vie. Enfin, le tribunal estima qu’en l’absence de contraintes ou souffrances engendrées par le traitement, celui-ci ne pouvait être qualifié d’inutile ou disproportionné. Il conclut donc que la décision du Dr Kariger constituait une atteinte grave et manifestement illégale au droit à la vie de Vincent Lambert, ordonna la suspension de son exécution et rejeta par ailleurs la demande visant à le transférer dans une unité de vie spécialisée à Oberhausbergen. E. La décision du Conseil d’État du 14 février 2014 Par trois requêtes du 31 janvier 2014, Rachel Lambert, François Lambert et le centre hospitalier firent appel de ce jugement devant le juge des référés du Conseil d’État. Les requérants formèrent un appel incident, en demandant le transfert immédiat de Vincent Lambert dans l’unité de vie spécialisée. L’Union nationale des associations de familles de traumatisés crâniens et de cérébrolésés (UNAFTC) forma une demande de tierce intervention. À l’audience de référé du 6 février 2014, le président de la section du contentieux du Conseil d’État décida de renvoyer l’affaire devant la formation plénière de dix-sept membres, l’assemblée du contentieux. L’audience eut lieu le 13 février 2014. Dans ses conclusions devant le Conseil d’État, le rapporteur public cita notamment les propos tenus par le ministre de la Santé aux sénateurs qui examinaient le projet de loi dite Leonetti : « Si le geste d’arrêter un traitement (...) entraîne la mort, l’intention du geste [n’est pas de tuer : elle est] de restituer à la mort son caractère naturel et de soulager. C’est particulièrement important pour les soignants, dont le rôle n’est pas de donner la mort.» Le Conseil d’État rendit sa décision le 14 février 2014. Après avoir joint les requêtes et admis l’intervention de l’UNAFTC, le Conseil d’État précisa dans les termes suivants l’office du juge des référés appelé à statuer sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Considérant qu’en vertu [de l’article L. 521-2], le juge administratif des référés, saisi d’une demande en ce sens justifiée par une urgence particulière, peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une autorité administrative aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale ; que ces dispositions législatives confèrent au juge des référés, qui se prononce en principe seul et qui statue, en vertu de l’article L. 511-1 du code de justice administrative, par des mesures qui présentent un caractère provisoire, le pouvoir de prendre, dans les délais les plus brefs et au regard de critères d’évidence, les mesures de sauvegarde nécessaires à la protection des libertés fondamentales ; Considérant toutefois qu’il appartient au juge des référés d’exercer ses pouvoirs de manière particulière, lorsqu’il est saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 (...) d’une décision, prise par un médecin sur le fondement du code de la santé publique et conduisant à interrompre ou à ne pas entreprendre un traitement au motif que ce dernier traduirait une obstination déraisonnable et que l’exécution de cette décision porterait de manière irréversible une atteinte à la vie ; qu’il doit alors, le cas échéant en formation collégiale, prendre les mesures de sauvegarde nécessaires pour faire obstacle à son exécution lorsque cette décision pourrait ne pas relever des hypothèses prévues par la loi, en procédant à la conciliation des libertés fondamentales en cause que sont le droit au respect de la vie et le droit du patient de consentir à un traitement médical et de ne pas subir un traitement qui serait le résultat d’une obstination déraisonnable ; que, dans cette hypothèse, le juge des référés ou la formation collégiale à laquelle il a renvoyé l’affaire peut, le cas échéant, après avoir suspendu à titre provisoire l’exécution de la mesure et avant de statuer sur la requête dont il est saisi, prescrire une expertise médicale et solliciter, en application de l’article R. 625-3 du code de justice administrative, l’avis de toute personne dont la compétence ou les connaissances sont de nature à éclairer utilement la juridiction. » Le Conseil d’État affirma qu’il résultait des termes mêmes des articles pertinents du code de la santé publique (articles L. 11105, L. 11114 et R. 412737) et des travaux parlementaires que ces dispositions étaient de portée générale et s’appliquaient à Vincent Lambert comme à tous les usagers du système de santé, en précisant ce qui suit : « Considérant qu’il résulte de ces dispositions que toute personne doit recevoir les soins les plus appropriés à son état de santé, sans que les actes de prévention, d’investigation et de soins qui sont pratiqués lui fassent courir des risques disproportionnés par rapport au bénéfice escompté ; que ces actes ne doivent toutefois pas être poursuivis par une obstination déraisonnable et qu’ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris lorsqu’ils apparaissent inutiles ou disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, que la personne malade soit ou non en fin de vie ; que lorsque celle-ci est hors d’état d’exprimer sa volonté, la décision de limiter ou d’arrêter un traitement au motif que sa poursuite traduirait une obstination déraisonnable ne peut, s’agissant d’une mesure susceptible de mettre en danger la vie du patient, être prise par le médecin que dans le respect de la procédure collégiale définie par le code de déontologie médicale et des règles de consultation fixées par le code de la santé publique ; qu’il appartient au médecin, s’il prend une telle décision, de sauvegarder en tout état de cause la dignité du patient et de lui dispenser des soins palliatifs ; Considérant, d’autre part, qu’il résulte des dispositions des articles L. 1110-5 et L. 1111-4 du code de la santé publique, éclairées par les travaux parlementaires préalables à l’adoption de la loi du 22 avril 2005, que le législateur a entendu inclure au nombre des traitements susceptibles d’être limités ou arrêtés, au motif d’une obstination déraisonnable, l’ensemble des actes qui tendent à assurer de façon artificielle le maintien des fonctions vitales du patient ; que l’alimentation et l’hydratation artificielles relèvent de ces actes et sont, par suite, susceptibles d’être arrêtées lorsque leur poursuite traduirait une obstination déraisonnable. » Le Conseil d’État considéra ensuite qu’il lui incombait de s’assurer, au vu de l’ensemble des circonstances de l’affaire, qu’avaient été respectées les conditions mises par la loi pour que puisse être prise une décision mettant fin à un traitement dont la poursuite traduirait une obstination déraisonnable et qu’il devait disposer à cette fin des informations les plus complètes, notamment sur l’état de santé de Vincent Lambert. Il estima en conséquence nécessaire, avant de statuer sur la requête, d’ordonner une expertise médicale confiée à des praticiens disposant de compétences reconnues en neurosciences, aux fins de se prononcer, de façon indépendante et collégiale, après avoir examiné le patient, rencontré l’équipe médicale et le personnel soignant et pris connaissance de l’ensemble de son dossier médical, sur l’état actuel de Vincent Lambert et de donner au Conseil d’État toutes indications utiles sur ses perspectives d’évolution. Le Conseil d’État décida que l’expertise serait confiée à un collège de trois médecins désignés par le président de la section du contentieux sur proposition respectivement des présidents de l’Académie nationale de médecine, du Comité consultatif national d’éthique et du Conseil national de l’ordre des médecins, avec la mission suivante, à remplir dans un délai de deux mois à compter de sa constitution : « – de décrire l’état clinique actuel de M. Lambert et son évolution depuis le bilan effectué en juillet 2011 par le Coma Science Group du centre hospitalier universitaire de Liège ; – de se prononcer sur le caractère irréversible des lésions cérébrales de M. Lambert et sur le pronostic clinique ; – de déterminer si ce patient est en mesure de communiquer, de quelque manière que ce soit, avec son entourage ; – d’apprécier s’il existe des signes permettant de penser aujourd’hui que M. Lambert réagit aux soins qui lui sont prodigués et, dans l’affirmative, si ces réactions peuvent être interprétées comme un rejet de ces soins, une souffrance, le souhait que soit mis fin au traitement qui le maintient en vie ou comme témoignant, au contraire, du souhait que ce traitement soit prolongé. » Par ailleurs, le Conseil d’État estima nécessaire, vu l’ampleur et la difficulté des questions d’ordre scientifique, éthique et déontologique qui se posaient à l’occasion de l’examen de l’affaire, d’inviter, en application de l’article R. 625-3 du code de justice administrative, l’Académie nationale de médecine, le Comité consultatif national d’éthique et le Conseil national de l’ordre des médecins ainsi que M. Jean Leonetti, rapporteur de la loi du 22 avril 2005, à lui présenter avant la fin du mois d’avril 2014 des observations écrites d’ordre général de nature à l’éclairer utilement sur l’application des notions d’obstination déraisonnable et de maintien artificiel de la vie au sens de l’article L. 1110-5 précité, en particulier au regard des personnes qui sont, comme Vincent Lambert, dans un état paucirelationnel. Enfin, le Conseil d’État rejeta la demande des requérants visant son transfert dans une unité de vie spécialisée (paragraphe 29 ci-dessus). F. L’expertise médicale et les observations générales L’expertise médicale Les experts examinèrent Vincent Lambert à neuf reprises. Ils prirent connaissance de la totalité du dossier médical, incluant notamment le rapport du Coma Science Group de Liège (paragraphe 13 cidessus), du dossier de soins, du dossier administratif et eurent accès à tous les examens d’imagerie. Ils consultèrent également toutes les pièces du dossier contentieux utiles pour l’expertise. Par ailleurs, ils rencontrèrent entre le 24 mars et le 23 avril 2014 toutes les parties (famille, équipe médicale et soignante, médecins-conseils et représentants de l’UNAFTC et du centre hospitalier) et effectuèrent sur Vincent Lambert une série d’examens. Le 5 mai 2014, les experts adressèrent aux parties leur pré-rapport en vue de recueillir leurs observations. Leur rapport définitif, déposé le 26 mai 2014, donna les réponses suivantes aux questions posées par le Conseil d’État. a) Sur l’état clinique de Vincent Lambert et son évolution Les experts indiquèrent que l’état clinique de Vincent Lambert correspondait à un état végétatif, sans aucun signe en faveur d’un état de conscience minimale. Par ailleurs, ils soulignèrent qu’il présentait des troubles de la déglutition et une atteinte motrice très sévère des quatre membres avec d’importantes rétractions tendineuses. Ils notèrent que son état de conscience s’était dégradé depuis l’évaluation faite à Liège en 2011. b) Sur le caractère irréversible des lésions cérébrales et sur le pronostic clinique Les experts rappelèrent que les deux principaux éléments à prendre en compte pour apprécier le caractère réversible ou non de lésions cérébrales sont, d’une part, le délai écoulé depuis la survenue de l’accident qui les a provoquées et, d’autre part, la nature même des lésions. En l’espèce, ils notèrent que cinq ans et demi s’étaient écoulés depuis le traumatisme crânien initial et que les examens d’imagerie avaient montré une atrophie cérébrale majeure témoignant d’une perte neuronale définitive, une destruction quasi-complète de régions stratégiques telles que les deux thalamus et de la partie haute du tronc cérébral, et une atteinte sévère des voies de communication cérébrales. Ils conclurent que les lésions cérébrales étaient irréversibles. Par ailleurs, ils indiquèrent que la longue durée d’évolution, la dégradation clinique depuis juillet 2011, l’état végétatif actuel, la nature destructrice et l’étendue des lésions cérébrales, les résultats fonctionnels, joints à la sévérité de l’atteinte motrice des quatre membres, constituaient autant d’éléments en faveur d’un mauvais pronostic clinique. c) Sur la capacité de Vincent Lambert à communiquer avec son entourage Au vu des examens effectués, et tenant compte notamment de ce que le protocole de rééducation orthophonique suivi en 2012 n’était pas parvenu à établir un code de communication, les experts conclurent que Vincent Lambert n’était pas en mesure d’établir une communication fonctionnelle avec son entourage. d) Sur l’existence de signes permettant de penser que Vincent Lambert réagit aux soins prodigués et sur leur interprétation Les experts constatèrent que Vincent Lambert réagissait aux soins ou stimulations douloureuses, mais conclurent qu’il s’agissait de réponses non conscientes. Ils estimèrent qu’il n’était pas possible de les interpréter comme un vécu conscient de souffrance ou comme l’expression d’une intention ou d’un souhait à l’égard de l’arrêt ou de la prolongation du traitement. Les observations générales Les 22 et 29 avril et le 5 mai 2014, le Conseil d’État reçut les observations générales du Conseil national de l’ordre des médecins, de M. Jean Leonetti, rapporteur de la loi du 22 avril 2005, de l’Académie nationale de médecine et du Comité consultatif national d’éthique. Le Conseil national de l’ordre des médecins précisa notamment que, par les termes de « seul maintien artificiel de la vie » à l’article L. 1110-5 du code de la santé publique, le législateur visait la situation des personnes chez lesquelles non seulement le maintien de la vie n’est assuré que par le recours à des moyens et techniques de substitution de fonctions vitales essentielles, mais aussi et surtout chez lesquelles on constate une altération profonde et irréversible des fonctions cognitives et relationnelles. Il mit en exergue l’importance de la notion de temporalité, en soulignant qu’en présence d’un état pathologique devenu chronique, entraînant une détérioration physiologique de la personne et une perte de ses facultés cognitives et relationnelles, l’obstination pourrait être considérée comme déraisonnable dès lors qu’aucun signe d’amélioration n’apparaîtrait. M. Leonetti souligna que la loi s’appliquait à des patients cérébrolésés, et donc atteints d’une maladie grave et incurable dans un état avancé de leur maladie, mais qui n’étaient pas obligatoirement « en fin de vie », ce qui avait amené le législateur à intituler la loi « droits des malades et fin de vie » et non pas « droits des malades en fin de vie ». Il précisa les critères de l’obstination déraisonnable ainsi que ses éléments d’évaluation et indiqua que la formulation de traitement n’ayant « d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie », plus stricte que celle initialement envisagée de traitement « qui prolonge artificiellement la vie », était plus restrictive et faisait référence au maintien artificiel de la vie « au sens purement biologique, avec la double caractéristique qu’il s’agit d’un patient présentant des lésions cérébrales majeures et irréversibles et que son état ne présente plus de possibilité de conscience de soi et de vie relationnelle ». Il indiqua que la loi faisait porter la responsabilité de la décision d’arrêt de traitement au seul médecin et n’avait pas voulu transférer cette responsabilité à la famille, pour éviter tout sentiment de culpabilité et pour que la personne qui a pris la décision soit identifiée. L’Académie nationale de médecine rappela l’interdit fondamental pour le médecin de donner délibérément la mort à autrui, qui est à la base de la relation de confiance entre le patient et le médecin. L’Académie se référa à l’analyse qu’elle faisait de longue date selon laquelle la loi Leonetti s’appliquait non seulement aux diverses situations de « fin de vie », mais aux situations posant le très difficile questionnement éthique « d’arrêt de vie » d’un patient en « survie », en état de conscience minimale ou état végétatif chronique. Le Comité consultatif national d’éthique examina de façon approfondie les difficultés posées par les notions d’obstination déraisonnable, de traitements, de maintien artificiel de la vie, rappela les données médicales sur l’état pauci-relationnel ou état de conscience minimale et exposa le questionnement éthique relatif à de telles situations. Il préconisa notamment qu’une réflexion soit engagée pour que le processus de délibération collective puisse aboutir à un véritable processus de décision collective et qu’en cas d’absence de consensus il puisse être fait recours à une possibilité de médiation. G. La décision du Conseil d’État du 24 juin 2014 L’audience eut lieu le 20 juin 2014 devant le Conseil d’État. Dans ses conclusions, le rapporteur public souligna notamment ce qui suit : « (...) à ceux dont la vocation [est] de soigner, le législateur [n’a] pas voulu imposer de franchir le fossé existant entre laisser la mort faire son œuvre, lorsque plus rien ne peut l’empêcher, et celui de l’infliger directement par l’administration d’un produit létal. En interrompant un traitement, le médecin ne tue pas, il se résout à se retirer lorsqu’il n’y a plus rien à faire. » Le Conseil d’État rendit sa décision le 24 juin 2014. Après avoir admis l’intervention en qualité de tierce partie de MarieGeneviève Lambert, demi-sœur de Vincent Lambert, et rappelé les dispositions de droit interne applicables, telles que commentées et éclairées par les observations générales reçues, le Conseil d’État examina successivement les arguments des requérants fondés sur la Convention et sur le droit interne. Sur le premier point, le Conseil d’État réitéra que lorsque le juge des référés était saisi sur le fondement de l’article L. 5212 du code de justice administrative (référé liberté) d’une décision prise par un médecin en application du code de la santé publique, conduisant à interrompre ou ne pas entreprendre un traitement au motif que ce dernier traduirait une obstination déraisonnable et que l’exécution de cette décision porterait d’une manière irréversible une atteinte à la vie, il lui appartenait d’examiner un moyen tiré de l’incompatibilité des dispositions en cause avec la Convention (paragraphe 32 cidessus). En l’espèce, le Conseil d’État répondit dans les termes suivants aux arguments fondés sur les articles 2 et 8 de la Convention : « Considérant, d’une part, que les dispositions contestées du code de la santé publique ont défini un cadre juridique réaffirmant le droit de toute personne de recevoir les soins les plus appropriés, le droit de voir respecter sa volonté de refuser tout traitement et le droit de ne pas subir un traitement médical qui traduirait une obstination déraisonnable ; que ces dispositions ne permettent à un médecin de prendre, à l’égard d’une personne hors d’état d’exprimer sa volonté, une décision de limitation ou d’arrêt de traitement susceptible de mettre sa vie en danger que sous la double et stricte condition que la poursuite de ce traitement traduise une obstination déraisonnable et que soient respectées les garanties tenant à la prise en compte des souhaits éventuellement exprimés par le patient, à la consultation d’au moins un autre médecin et de l’équipe soignante et à la consultation de la personne de confiance, de la famille ou d’un proche ; qu’une telle décision du médecin est susceptible de faire l’objet d’un recours devant une juridiction pour s’assurer que les conditions fixées par la loi ont été remplies ; Considérant ainsi que, prises dans leur ensemble, eu égard à leur objet et aux conditions dans lesquelles elles doivent être mises en œuvre, les dispositions contestées du code de la santé publique ne peuvent être regardées comme incompatibles avec les stipulations de l’article 2 de la Convention (...), ainsi qu’avec celles de son article 8 (...) » Le Conseil d’État rejeta par ailleurs les moyens des requérants fondés sur les articles 6 et 7 de la Convention, en retenant que le rôle confié au médecin par les dispositions du code de la santé publique n’était pas incompatible avec l’obligation d’impartialité résultant de l’article 6 précité et que l’article 7, qui s’applique aux condamnations pénales, ne pouvait être utilement invoqué en l’espèce. Sur l’application des dispositions pertinentes du code de la santé publique, le Conseil d’État énonça ce qui suit : « Considérant que, si l’alimentation et l’hydratation artificielles sont au nombre des traitements susceptibles d’être arrêtés lorsque leur poursuite traduirait une obstination déraisonnable, la seule circonstance qu’une personne soit dans un état irréversible d’inconscience ou, à plus forte raison, de perte d’autonomie la rendant tributaire d’un tel mode d’alimentation et d’hydratation ne saurait caractériser, par elle-même, une situation dans laquelle la poursuite du traitement apparaîtrait injustifiée au nom du refus de l’obstination déraisonnable ; Considérant que, pour apprécier si les conditions d’un arrêt d’alimentation et d’hydratation artificielles sont réunies s’agissant d’un patient victime de lésions cérébrales graves, quelle qu’en soit l’origine, qui se trouve dans un état végétatif ou dans un état de conscience minimale le mettant hors d’état d’exprimer sa volonté et dont le maintien en vie dépend de ce mode d’alimentation et d’hydratation, le médecin en charge doit se fonder sur un ensemble d’éléments, médicaux et non médicaux, dont le poids respectif ne peut être prédéterminé et dépend des circonstances particulières à chaque patient, le conduisant à appréhender chaque situation dans sa singularité ; qu’outre les éléments médicaux, qui doivent couvrir une période suffisamment longue, être analysés collégialement et porter notamment sur l’état du patient, sur l’évolution de son état depuis la survenance de l’accident ou de la maladie, sur sa souffrance et sur le pronostic clinique, le médecin doit accorder une importance toute particulière à la volonté que le patient peut avoir, le cas échéant, antérieurement exprimée, quels qu’en soient la forme et le sens ; qu’à cet égard, dans l’hypothèse où cette volonté demeurerait inconnue, elle ne peut être présumée comme consistant en un refus du patient d’être maintenu en vie dans les conditions présentes ; que le médecin doit également prendre en compte les avis de la personne de confiance, dans le cas où elle a été désignée par le patient, des membres de sa famille ou, à défaut, de l’un de ses proches, en s’efforçant de dégager une position consensuelle ; qu’il doit, dans l’examen de la situation propre de son patient, être avant tout guidé par le souci de la plus grande bienfaisance à son égard (...) » Le Conseil d’État précisa ensuite qu’il lui revenait de s’assurer, au vu de l’ensemble des circonstances de l’affaire et des éléments versés dans le cadre de l’instruction contradictoire menée devant lui, en particulier du rapport de l’expertise médicale, que la décision prise par le Dr Kariger le 11 janvier 2014 avait respecté les conditions posées par la loi pour que puisse être prise une décision mettant fin à un traitement dont la poursuite traduirait une obstination déraisonnable. À cet égard, le Conseil d’État statua comme suit : « Considérant, en premier lieu, qu’il résulte de l’instruction que la procédure collégiale menée par le Dr Kariger (...), préalablement à l’intervention de la décision du 11 janvier 2014, s’est déroulée conformément aux prescriptions de l’article R. 4127-37 du code de la santé publique et a comporté, alors que les dispositions de cet article exigent que soit pris l’avis d’un médecin et, le cas échéant, d’un second, la consultation de six médecins ; que le Dr Kariger n’était pas légalement tenu de faire participer à la réunion du 9 décembre 2013 un second médecin désigné par les parents de M. Lambert, lesquels en avaient déjà désigné un premier ; qu’il ne résulte pas de l’instruction que certains membres du personnel soignant auraient été délibérément écartés de cette réunion ; que le Dr Kariger était en droit de s’entretenir avec M. François Lambert, neveu du patient ; que les circonstances que le Dr Kariger se soit opposé à une demande de récusation et au transfert de M. Lambert dans un autre établissement et qu’il se soit publiquement exprimé ne traduisent pas, eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce, de manquement aux obligations qu’implique le principe d’impartialité, auquel il a satisfait ; qu’ainsi, contrairement à ce qui était soutenu devant le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, la procédure préalable à l’adoption de la décision du 11 janvier 2014 n’a été entachée d’aucune irrégularité ; Considérant, en deuxième lieu, qu’il ressort, d’une part, des conclusions des experts que « l’état clinique actuel de M. Lambert correspond à un état végétatif », avec « des troubles de la déglutition, une atteinte motrice sévère des quatre membres, quelques signes de dysfonctionnement du tronc cérébral » et « une autonomie respiratoire préservée » ; que les résultats des explorations cérébrales structurales et fonctionnelles effectuées du 7 au 11 avril 2014 (...) sont compatibles avec un tel état végétatif et que l’évolution clinique, marquée par la disparition des fluctuations de l’état de conscience de M. Lambert qui avaient été constatées lors du bilan effectué en juillet 2011 au Coma Science Group du centre hospitalier universitaire de Liège, ainsi que par l’échec des tentatives thérapeutiques actives préconisées lors de ce bilan, suggère « une dégradation de l’état de conscience depuis cette date » ; Considérant qu’il ressort, d’autre part, des conclusions du rapport des experts que les explorations cérébrales auxquelles il a été procédé ont mis en évidence des lésions cérébrales graves et étendues, se traduisant notamment par une « atteinte sévère de la structure et du métabolisme de régions sous-corticales cruciales pour le fonctionnement cognitif » et par une « désorganisation structurelle majeure des voies de communication entre les régions cérébrales impliquées dans la conscience » ; que la sévérité de l’atrophie cérébrale et des lésions observées conduisent, avec le délai de cinq ans et demi écoulé depuis l’accident initial, à estimer les lésions cérébrales irréversibles ; Considérant, en outre, que les experts ont conclu que « la longue durée d’évolution, la dégradation clinique depuis 2011, l’état végétatif actuel, la nature destructrice et l’étendue des lésions cérébrales, les résultats des tests fonctionnels ainsi que la sévérité de l’atteinte motrice des quatre membres » constituaient des éléments indicateurs d’un « mauvais pronostic clinique » ; Considérant, enfin, que si les experts ont relevé que M. Lambert peut réagir aux soins qui lui sont prodigués et à certaines stimulations, ils ont indiqué que les caractéristiques de ces réactions suggèrent qu’il s’agit de réponses non conscientes et n’ont pas estimé possible d’interpréter ces réactions comportementales comme témoignant d’un «vécu conscient de souffrance » ou manifestant une intention ou un souhait concernant l’arrêt ou la poursuite du traitement qui le maintient en vie ; Considérant que ces conclusions, auxquelles les experts ont abouti de façon unanime, au terme d’une analyse qu’ils ont menée de manière collégiale et qui a comporté l’examen du patient à neuf reprises, des investigations cérébrales approfondies, des rencontres avec l’équipe médicale et le personnel soignant en charge de ce dernier ainsi que l’étude de l’ensemble de son dossier, confirment celles qu’a faites le Dr Kariger quant au caractère irréversible des lésions et au pronostic clinique de M. Lambert ; que les échanges qui ont eu lieu dans le cadre de l’instruction contradictoire devant le Conseil d’État postérieurement au dépôt du rapport d’expertise ne sont pas de nature à infirmer les conclusions des experts ; que, s’il ressort du rapport d’expertise, ainsi qu’il vient d’être dit, que les réactions de M. Lambert aux soins ne peuvent pas être interprétées, et ne peuvent ainsi être regardées comme manifestant un souhait concernant l’arrêt du traitement, le Dr Kariger avait indiqué dans la décision contestée que ces comportements donnaient lieu à des interprétations variées qui devaient toutes être considérées avec une grande réserve et n’en a pas fait l’un des motifs de sa décision ; Considérant, en troisième lieu, qu’il résulte des dispositions du code de la santé publique qu’il peut être tenu compte des souhaits d’un patient exprimés sous une autre forme que celle des directives anticipées ; qu’il résulte de l’instruction, en particulier du témoignage de Mme Rachel Lambert, qu’elle-même et son mari, tous deux infirmiers, avaient souvent évoqué leurs expériences professionnelles respectives auprès de patients en réanimation ou de personnes polyhandicapées et qu’à ces occasions, M. Lambert avait clairement et à plusieurs reprises exprimé le souhait de ne pas être maintenu artificiellement en vie dans l’hypothèse où il se trouverait dans un état de grande dépendance ; que la teneur de ces propos, datés et rapportés de façon précise par Mme Rachel Lambert, a été confirmée par l’un des frères de M. Lambert ; que si ces propos n’ont pas été tenus en présence des parents de M. Lambert, ces derniers n’allèguent pas que leur fils n’aurait pu les tenir ou aurait fait part de souhaits contraires ; que plusieurs des frères et sœurs de M. Lambert ont indiqué que ces propos correspondaient à la personnalité, à l’histoire et aux opinions personnelles de leur frère ; qu’ainsi, le Dr Kariger, en indiquant, dans les motifs de la décision contestée, sa certitude que M. Lambert ne voulait pas avant son accident vivre dans de telles conditions, ne peut être regardé comme ayant procédé à une interprétation inexacte des souhaits manifestés par le patient avant son accident ; Considérant, en quatrième lieu, que le médecin en charge est tenu, en vertu des dispositions du code de la santé publique, de recueillir l’avis de la famille du patient avant toute décision d’arrêt de traitement ; que le Dr Kariger a satisfait à cette obligation en consultant l’épouse de M. Lambert, ses parents et ses frères et sœurs lors des deux réunions mentionnées précédemment ; que si les parents de M. Lambert ainsi que certains de ses frères et sœurs ont exprimé un avis opposé à l’interruption du traitement, l’épouse de M. Lambert et ses autres frères et sœurs se sont déclarés favorables à l’arrêt du traitement envisagé ; que le Dr Kariger a pris en considération ces différents avis ; que, dans les circonstances de l’affaire, il a pu estimer que le fait que les membres de la famille n’aient pas eu une opinion unanime quant au sens de la décision n’était pas de nature à faire obstacle à sa décision ; Considérant qu’il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent que les différentes conditions mises par loi pour que puisse être prise, par le médecin en charge du patient, une décision mettant fin à un traitement n’ayant d’autre effet que le maintien artificiel de la vie et dont la poursuite traduirait ainsi une obstination déraisonnable peuvent être regardées, dans le cas de M. Vincent Lambert et au vu de l’instruction contradictoire menée par le Conseil d’État, comme réunies ; que la décision du 11 janvier 2014 du Dr Kariger de mettre fin à l’alimentation et à l’hydratation artificielles de M. Vincent Lambert ne peut, en conséquence, être tenue pour illégale. » En conséquence, le Conseil d’État, réformant le jugement du tribunal administratif, rejeta les demandes des requérants. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Le code de la santé publique Selon l’article L. 11101 du code de la santé publique (ciaprès « le code »), le droit fondamental à la protection de la santé doit être mis en œuvre par tous moyens disponibles au bénéfice de toute personne. L’article L. 11102 du code énonce que la personne malade a droit au respect de sa dignité et l’article L. 11109 garantit à toute personne dont l’état le requiert le droit d’accéder à des soins palliatifs, définis par l’article L. 111010 comme des soins actifs et continus visant à soulager la douleur, à apaiser la souffrance psychique, à sauvegarder la dignité de la personne malade et à soutenir son entourage. La loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, dite « loi Leonetti » du nom de son rapporteur, M. Jean Leonetti (paragraphe 44 cidessus), a modifié un certain nombre d’articles du code. Cette loi a été adoptée à la suite des travaux d’une mission parlementaire d’information présidée par M. Leonetti, qui avait pour objectif d’appréhender l’ensemble des questions posées par la fin de vie et d’envisager d’éventuelles modifications législatives ou réglementaires. Lors de ses travaux, la mission d’information a procédé à l’audition de nombreuses personnes ; elle a rendu son rapport le 30 juin 2004. La loi a été votée à l’unanimité à l’Assemblée nationale le 30 novembre 2004 et au Sénat le 12 avril 2005. La loi n’autorise ni l’euthanasie, ni le suicide assisté. Elle ne permet au médecin d’interrompre un traitement que si sa poursuite manifeste une obstination déraisonnable (autrement dit relève de l’acharnement thérapeutique) et selon une procédure réglementée. Les articles pertinents du code, dans leur rédaction résultant de la loi, se lisent ainsi : Article L. 1110-5 « Toute personne a, compte tenu de son état de santé et de l’urgence des interventions que celui-ci requiert, le droit de recevoir les soins les plus appropriés et de bénéficier des thérapeutiques dont l’efficacité est reconnue et qui garantissent la meilleure sécurité sanitaire au regard des connaissances médicales avérées. Les actes de prévention, d’investigation ou de soins ne doivent pas, en l’état des connaissances médicales, lui faire courir de risques disproportionnés par rapport au bénéfice escompté. Ces actes ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable. Lorsqu’ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris. Dans ce cas, le médecin sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de sa vie en dispensant les soins visés à l’article L. 1110-10 (...) Toute personne a le droit de recevoir des soins visant à soulager sa douleur. Celle-ci doit être en toute circonstance prévenue, évaluée, prise en compte et traitée. Les professionnels de santé mettent en œuvre tous les moyens à leur disposition pour assurer à chacun une vie digne jusqu’à la mort (...) » Article L. 1111-4 « Toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé. Le médecin doit respecter la volonté de la personne après l’avoir informée des conséquences de ses choix (...) Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. Lorsque la personne est hors d’état d’exprimer sa volonté, aucune intervention ou investigation ne peut être réalisée, sauf urgence ou impossibilité, sans que la personne de confiance prévue à l’article L. 1111-6, ou la famille, ou à défaut, un de ses proches ait été consulté. Lorsque la personne est hors d’état d’exprimer sa volonté, la limitation ou l’arrêt de traitement susceptible de mettre sa vie en danger ne peut être réalisé sans avoir respecté la procédure collégiale définie par le code de déontologie médicale et sans que la personne de confiance prévue à l’article L. 1111-6 ou la famille ou, à défaut, un de ses proches et, le cas échéant, les directives anticipées de la personne, aient été consultés. La décision motivée de limitation ou d’arrêt de traitement est inscrite dans le dossier médical (...) » Article L. 1111-6 « Toute personne majeure peut désigner une personne de confiance qui peut être un parent, un proche ou le médecin traitant, et qui sera consultée au cas où elle-même serait hors d’état d’exprimer sa volonté et de recevoir l’information nécessaire à cette fin. Cette désignation est faite par écrit. Elle est révocable à tout moment. Si le malade le souhaite, la personne de confiance l’accompagne dans ses démarches et assiste aux entretiens médicaux afin de l’aider dans ses décisions. Lors de toute hospitalisation dans un établissement de santé, il est proposé au malade de désigner une personne de confiance dans les conditions prévues à l’alinéa précédent. Cette désignation est valable pour la durée de l’hospitalisation, à moins que le malade n’en dispose autrement (...) » Article L. 1111-11 « Toute personne majeure peut rédiger des directives anticipées pour le cas où elle serait un jour hors d’état d’exprimer sa volonté. Ces directives anticipées indiquent les souhaits de la personne relatifs à sa fin de vie concernant les conditions de la limitation ou l’arrêt de traitement. Elles sont révocables à tout moment. À condition qu’elles aient été établies moins de trois ans avant l’état d’inconscience de la personne, le médecin en tient compte pour toute décision d’investigation, d’intervention ou de traitement la concernant (...) » La procédure collégiale prévue par le cinquième alinéa de l’article L. 11114 du code est précisée à l’article R. 412737 du code, qui fait partie du code de déontologie médicale et se lit ainsi : «I. En toutes circonstances, le médecin doit s’efforcer de soulager les souffrances du malade par des moyens appropriés à son état et l’assister moralement. Il doit s’abstenir de toute obstination déraisonnable dans les investigations ou la thérapeutique et peut renoncer à entreprendre ou poursuivre des traitements qui apparaissent inutiles, disproportionnés ou qui n’ont d’autre objet ou effet que le maintien artificiel de la vie. II. Dans les cas prévus au cinquième alinéa de l’article L. 1111-4 et au premier alinéa de l’article L. 1111-13, la décision de limiter ou d’arrêter les traitements dispensés ne peut être prise sans qu’ait été préalablement mise en œuvre une procédure collégiale. Le médecin peut engager la procédure collégiale de sa propre initiative. Il est tenu de le faire au vu des directives anticipées du patient présentées par l’un des détenteurs de celles-ci mentionnés à l’article R. 1111-19 ou à la demande de la personne de confiance, de la famille ou, à défaut, de l’un des proches. Les détenteurs des directives anticipées du patient, la personne de confiance, la famille ou, le cas échéant, l’un des proches sont informés, dès qu’elle a été prise, de la décision de mettre en œuvre la procédure collégiale. La décision de limitation ou d’arrêt de traitement est prise par le médecin en charge du patient, après concertation avec l’équipe de soins si elle existe et sur l’avis motivé d’au moins un médecin, appelé en qualité de consultant. Il ne doit exister aucun lien de nature hiérarchique entre le médecin en charge du patient et le consultant. L’avis motivé d’un deuxième consultant est demandé par ces médecins si l’un d’eux l’estime utile. La décision de limitation ou d’arrêt de traitement prend en compte les souhaits que le patient aurait antérieurement exprimés, en particulier dans des directives anticipées, s’il en a rédigé, l’avis de la personne de confiance qu’il aurait désignée ainsi que celui de la famille ou, à défaut, celui d’un de ses proches. (...) La décision de limitation ou d’arrêt de traitement est motivée. Les avis recueillis, la nature et le sens des concertations qui ont eu lieu au sein de l’équipe de soins ainsi que les motifs de la décision sont inscrits dans le dossier du patient. La personne de confiance, si elle a été désignée, la famille ou, à défaut, l’un des proches du patient sont informés de la nature et des motifs de la décision de limitation ou d’arrêt de traitement. III. Lorsqu’une limitation ou un arrêt de traitement a été décidé en application de l’article L. 1110-5 et des articles L. 1111-4 ou L. 1111-13, dans les conditions prévues aux I et II du présent article, le médecin, même si la souffrance du patient ne peut pas être évaluée du fait de son état cérébral, met en œuvre les traitements, notamment antalgiques et sédatifs, permettant d’accompagner la personne selon les principes et dans les conditions énoncés à l’article R. 4127-38. Il veille également à ce que l’entourage du patient soit informé de la situation et reçoive le soutien nécessaire. » L’article R. 412738 du code dispose : « Le médecin doit accompagner le mourant jusqu’à ses derniers moments, assurer par des soins et mesures appropriés la qualité d’une vie qui prend fin, sauvegarder la dignité du malade et réconforter son entourage. Il n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort. » B. La proposition de loi du 21 janvier 2015 Deux députés (MM. Leonetti et Claeys) ont déposé le 21 janvier 2015 à l’Assemblée nationale une proposition de loi contenant notamment les modifications suivantes à la loi Leonetti : – l’article 2 de la proposition de loi précise que la nutrition et l’hydratation artificielles constituent un traitement ; – les directives anticipées seront contraignantes pour le médecin et n’auront plus de limite de validité (actuellement leur validité est de trois ans), leur rédaction sera encadrée et elles seront plus accessibles. En l’absence de directives anticipées, le rôle de la personne de confiance est précisé (elle exprime la volonté du patient et son témoignage prévaut sur tout autre témoignage) ; – la proposition de loi reconnaît expressément que toute personne a « le droit de refuser ou de ne pas subir tout traitement », sans que le médecin insiste pour le poursuivre (rédaction antérieure) ; ce dernier doit néanmoins continuer à assurer l’accompagnement du malade, notamment palliatif ; – le droit de ne pas souffrir est reconnu (le médecin doit mettre en place l’ensemble des traitements antalgiques et sédatifs pour répondre à la souffrance en phase avancée ou terminale, même s’ils peuvent avoir comme effet d’abréger la vie), – le droit à une sédation profonde et continue jusqu’au décès en phase terminale est également reconnu : sédation et arrêt de traitement (y compris hydratation et nutrition artificielles) sont obligatoirement associés. Lorsque le patient n’est pas en état d’exprimer sa volonté, la proposition de loi prévoit que, sous réserve de la prise en compte de la volonté du patient et selon une procédure collégiale, le médecin a l’obligation de suspendre ou de ne pas entreprendre les traitements qui « n’ont d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie » (dans la rédaction actuelle, le médecin peut les suspendre). Si ces conditions sont réunies, le patient a droit à une sédation profonde et continue jusqu’au décès. La proposition de loi a été adoptée le 17 mars 2015 par l’Assemblée nationale et est en cours d’examen au Sénat. C. Le code de justice administrative L’article L. 5212 du code de justice administrative, relatif au référé liberté, est ainsi rédigé : « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. » L’article R. 6253 du même code dispose : « La formation chargée de l’instruction peut inviter toute personne, dont la compétence ou les connaissances seraient de nature à l’éclairer utilement sur la solution à donner à un litige, à produire des observations d’ordre général sur les points qu’elle détermine. L’avis est consigné par écrit. Il est communiqué aux parties (...) » III. TEXTES DU CONSEIL DE L’EUROPE A. La Convention d’Oviedo sur les Droits de l’Homme et la biomédecine La Convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine (dite Convention sur les sroits de l’homme et la biomédecine), adoptée en 1997 et entrée en vigueur le 1er décembre 1999, a été ratifiée par vingt-neuf des États membres du Conseil de l’Europe. Ses dispositions pertinentes se lisent ainsi : Article 1 – Objet et finalité « Les Parties à la présente Convention protègent l’être humain dans sa dignité et son identité et garantissent à toute personne, sans discrimination, le respect de son intégrité et de ses autres droits et libertés fondamentales à l’égard des applications de la biologie et de la médecine (...) » Article 5 – Règle générale « Une intervention dans le domaine de la santé ne peut être effectuée qu’après que la personne concernée y a donné son consentement libre et éclairé. Cette personne reçoit préalablement une information adéquate quant au but et à la nature de l’intervention ainsi que quant à ses conséquences et ses risques. La personne concernée peut, à tout moment, librement retirer son consentement. » Article 6 – Protection des personnes n’ayant pas la capacité de consentir « 1. Sous réserve des articles 17 et 20, une intervention ne peut être effectuée sur une personne n’ayant pas la capacité de consentir, que pour son bénéfice direct. (...) Lorsque, selon la loi, un majeur n’a pas, en raison d’un handicap mental, d’une maladie ou pour un motif similaire, la capacité de consentir à une intervention, celleci ne peut être effectuée sans l’autorisation de son représentant, d’une autorité ou d’une personne ou instance désignée par la loi. La personne concernée doit dans la mesure du possible être associée à la procédure d’autorisation. Le représentant, l’autorité, la personne ou l’instance mentionnés aux paragraphes 2 et 3 reçoivent, dans les mêmes conditions, l’information visée à l’article 5. L’autorisation visée aux paragraphes 2 et 3 peut, à tout moment, être retirée dans l’intérêt de la personne concernée. » Article 9 – Souhaits précédemment exprimés « Les souhaits précédemment exprimés au sujet d’une intervention médicale par un patient qui, au moment de l’intervention, n’est pas en état d’exprimer sa volonté seront pris en compte. » B. Le Guide sur le processus décisionnel relatif aux traitements médicaux dans les situations de fin de vie Ce guide a été élaboré par le Comité de bioéthique du Conseil de l’Europe, dans le cadre de ses travaux relatifs aux droits des patients et dans le but de faciliter la mise en œuvre des principes établis dans la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine. Il a pour objet de proposer des repères pour la mise en œuvre du processus décisionnel relatif aux traitements médicaux dans les situations de fin de vie, de rassembler les références tant normatives qu’éthiques, ainsi que les éléments relevant de la bonne pratique médicale utiles aux professionnels de santé confrontés à la mise en œuvre de ce processus décisionnel et de participer, par les clarifications qu’il apporte, à la réflexion globale sur ce sujet. Le guide cite comme cadre juridique et éthique du processus décisionnel les principes d’autonomie (consentement libre, éclairé et préalable du patient), de bienfaisance et de nonmalfaisance, et de justice (équité dans l’accès aux soins). Le guide précise que le médecin ne doit pas mettre en œuvre un traitement inutile ou disproportionné au regard des risques et contraintes qu’il présente ; il doit délivrer au patient des traitements proportionnés et adaptés à sa situation. Il a de plus l’obligation de prendre soin de lui, de soulager sa souffrance et de l’accompagner. Les traitements recouvrent les interventions visant à améliorer l’état de santé d’un patient en agissant sur les causes de la maladie, mais également celles qui n’agissent pas sur l’étiologie de la maladie mais sur des symptômes, ou qui répondent à une insuffisance fonctionnelle. Sous la rubrique « Ce qui fait débat », le guide expose ce qui suit : « La question de la limitation, de l’arrêt ou de la non-mise en place de l’hydratation et de la nutrition artificielles La nourriture et la boisson données à un patient encore en capacité de se nourrir et de boire constituent des apports extérieurs relevant des besoins physiologiques qu’il convient de satisfaire. Elles relèvent des soins qui devraient être apportés, sauf en cas de refus du patient. La nutrition et l’hydratation artificielles sont apportées au patient en réponse à une indication médicale et supposent le choix d’une procédure et d’un dispositif médical (perfusion, sonde entérale). Dans un certain nombre de pays, la nutrition et l’hydratation artificielles sont ainsi considérées comme des traitements, et sont donc susceptibles d’être limitées ou arrêtées dans les conditions et selon les garanties prévues pour les limitations et arrêts de traitement (refus de traitement exprimé par le patient, refus de l’obstination déraisonnable ou d’un traitement disproportionné évalué par l’équipe soignante, et admis dans le cadre d’une procédure collective). Les questions posées les concernant sont celle de la volonté du patient et celle du caractère approprié du traitement dans la situation considérée. Toutefois, dans d’autres pays, il est considéré que l’hydratation et la nutrition artificielles ne sont pas des traitements susceptibles de faire l’objet d’une décision de limitation ou d’arrêt, mais sont des soins répondant à des besoins essentiels de la personne que l’on ne peut arrêter à moins que le patient, en phase terminale de sa fin de vie, en ait exprimé le souhait. La question du caractère approprié, au plan médical, de la nutrition et de l’hydratation artificielles en phase terminale est elle-même débattue. Pour certains, la mise en œuvre ou le maintien d’une nutrition et d’une hydratation artificielles sont considérés comme nécessaires au confort du patient en fin de vie. Pour d’autres, le bénéfice pour le patient d’un recours à la nutrition et l’hydratation artificielles en phase terminale, compte tenu des recherches dans le domaine des soins palliatifs, ne va pas de soi. » Le guide concerne le processus décisionnel relatif aux traitements médicaux dans les situations de fin de vie (qu’il s’agisse de leur mise en œuvre, de leur modification, de leur adaptation, de leur limitation ou de leur arrêt). Il ne porte ni sur la question de l’euthanasie, ni sur celle du suicide assisté, que certaines législations nationales autorisent. Même si le processus décisionnel comprend d’autres acteurs, le guide souligne que le sujet et acteur principal en est le patient. Lorsque ce dernier ne peut pas ou plus participer à la décision, celle-ci est alors prise par un tiers, selon des modalités prévues par la législation nationale en vigueur, mais le patient est néanmoins intégré au processus décisionnel par l’intermédiaire des souhaits qu’il a pu précédemment exprimer. Le guide en énumère les différentes modalités : ils peuvent avoir été confiés oralement à un membre de la famille ou à un proche, ou à une personne de confiance désignée comme telle ; ils peuvent revêtir une expression formelle, telles les directives anticipées ou testament de vie, ou le mandat donné à un tiers, parfois appelé mandat de protection future. Parmi les autres acteurs du processus décisionnel figurent, le cas échéant, le représentant légal ou mandataire, les membres de la famille et les proches, ainsi que les soignants. Le guide souligne que la place du médecin est essentielle, voire prépondérante, en raison de sa capacité à apprécier la situation de son patient sur le plan médical. Lorsque le patient n’est pas ou plus en mesure d’exprimer sa volonté, il est celui qui, dans le cadre du processus décisionnel collectif ayant impliqué l’ensemble des professionnels de santé concernés, prendra la décision clinique, guidé par l’intérêt supérieur du patient, après avoir pris connaissance de l’ensemble des éléments de contexte (consultation de la famille, des proches, de la personne de confiance, etc.) et pris en compte les souhaits précédemment exprimés lorsqu’ils existent. Dans certains systèmes, la décision est prise par un tiers, mais le médecin est dans tous les cas le garant de la bonne marche du processus décisionnel. Le guide réitère que le patient est toujours au centre du processus décisionnel, lequel revêt une dimension collective lorsque le patient ne peut plus ou ne veut plus y participer directement. Le guide distingue trois grandes étapes dans le processus décisionnel : individuelle (chaque acteur construit son argumentation sur la base des informations collectées), collective (les différents acteurs échangent et débattent entre eux) et conclusive (la prise de décision proprement dite). Le guide précise qu’il est parfois nécessaire, en cas de divergence importante des positions ou de grande complexité ou de spécificité de la question posée, de prévoir la consultation de tiers soit pour enrichir le débat, soit pour lever une difficulté ou pour résoudre un conflit. La consultation d’un comité d’éthique clinique peut par exemple se révéler opportune. Au terme de la délibération collective, un accord doit être trouvé et une conclusion dégagée et validée collectivement, puis formalisée et transcrite par écrit. Si le médecin prend la décision, il doit le faire sur la base des conclusions de la délibération collective et l’annoncer, le cas échéant, au patient, à la personne de confiance et/ou à l’entourage du patient, à l’équipe soignante et aux tiers concernés qui ont pris part au processus. La décision doit en outre être formalisée (sous la forme d’un écrit reprenant les motivations) et conservée en un lieu défini. Le guide expose, comme point faisant débat, le recours à la sédation profonde en phase terminale, qui peut avoir pour effet de raccourcir la durée de vie restante. Le guide suggère enfin une évaluation du processus décisionnel après sa mise en œuvre. C. Recommandation du Comité des Ministres Dans sa Recommandation CM/Rec(2009)11 sur les principes concernant les procurations permanentes et les directives anticipées ayant trait à l’incapacité, le Comité des Ministres a recommandé aux États membres d’encourager ces pratiques et a défini un certain nombre de principes pour les aider à les réglementer. D. Textes de l’Assemblée Parlementaire Dans sa Recommandation 1418 (1999) sur la protection des droits de l’homme et de la dignité des malades incurables et des mourants, l’Assemblée recommande au Comité des Ministres d’encourager les États membres à respecter et à protéger la dignité des malades incurables et des mourants à tous égards, notamment leur droit à l’autodétermination, en prenant les mesures nécessaires : - pour faire respecter leurs instructions ou leur déclaration formelle («living will») rejetant certains traitements médicaux données ou faites par avance lorsqu’ils sont désormais incapables d’exprimer leur volonté, - pour que, sans préjudice de la responsabilité thérapeutique ultime du médecin, les volontés qu’ils ont exprimées en ce qui concerne une forme particulière de traitement soit prise en compte, pour autant qu’elle ne porte pas atteinte à leur dignité d’êtres humains. La Résolution 1859 (2012) de l’Assemblée, intitulée « Protéger les droits humains et la dignité de la personne en tenant compte des souhaits précédemment exprimés par les patients » rappelle les principes d’autonomie personnelle et de consentement, incorporés dans la convention d’Oviedo (paragraphe 59 ci-dessus), dont il résulte notamment que nul ne peut être contraint de subir un traitement médical contre sa volonté. La résolution fixe les lignes directrices à respecter par les parlements nationaux en matière de directives anticipées, de testaments de vie et de procurations permanentes. IV. LE DROIT COMPARÉ A. Législation et pratique des États membres du Conseil de l’Europe Selon les renseignements dont la Cour dispose concernant 39 des 47 États membres du Conseil de l’Europe, il n’existe pas dans la pratique de consensus pour autoriser l’arrêt d’un traitement n’ayant d’autre objet que la seule prolongation artificielle de la vie. Dans une majorité d’États, l’arrêt est possible sous certaines conditions. La législation d’autres États l’interdit ou demeure silencieuse à ce sujet. En ce qui concerne les États qui l’autorisent, cette possibilité est prévue soit par la législation, soit par des instruments non contraignants, le plus souvent des codes déontologiques des professions médicales. En Italie, en l’absence de cadre juridique, l’arrêt du traitement a été reconnu par la jurisprudence. Bien que les modalités qui encadrent l’arrêt du traitement varient d’un État à l’autre, il y a un consensus sur le rôle primordial de la volonté du patient dans la prise de la décision. Le principe du consentement aux soins médicaux étant l’un des aspects du droit au respect de la vie privée, les États ont mis en place différentes procédures pour assurer l’expression du consentement ou pour en vérifier l’existence. L’ensemble des législations qui autorisent l’arrêt du traitement prévoit la possibilité pour le patient d’émettre des directives anticipées. À défaut de telles directives, la décision appartient à une tierce personne : au médecin traitant ou aux proches du patient ou à son représentant légal, voire au juge. Dans tous les cas de figure, l’intervention des proches du patient est possible, sans toutefois que les législations opèrent un choix entre les proches en cas de désaccord. Certains États ont toutefois instauré une hiérarchie parmi les proches et font prévaloir le choix du conjoint sur ceux des autres. Outre la recherche du consentement du patient, l’arrêt du traitement est soumis à d’autres conditions. Ainsi, selon les cas, il est requis que le patient soit mourant ou atteint d’une affection aux conséquences médicales graves et irréversibles, que le traitement ne soit plus dans le meilleur intérêt du patient, qu’il soit vain et que l’arrêt soit précédé d’une phase d’observation suffisamment longue et d’un réexamen de l’état de santé du patient. B. Observations de la Clinique des droits de l’homme La Clinique des droits de l’homme, tiers intervenante (paragraphe 8 ci-dessus), présente un état des lieux des législations et pratiques nationales s’agissant de la question de l’euthanasie active et passive et du suicide assisté dans les États appartenant aux continents européen et américain. L’étude aboutit à la conclusion qu’il n’existe, à l’heure actuelle, aucun consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, comme au sein des États tiers, pour autoriser ou non le suicide assisté ou l’euthanasie. En revanche, il y a un consensus pour encadrer strictement les modalités de l’euthanasie passive dans les États qui l’autorisent. À cet égard, la législation de chaque État prévoit des critères pour déterminer le moment de l’euthanasie eu égard à l’état du patient et pour s’assurer de son consentement à la mise en œuvre de cette mesure. Cependant, ces critères varient sensiblement d’un État à l’autre.
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LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1921 et réside à Neuilly-Sur-Seine. Il est propriétaire d’un ensemble immobilier situé sur le territoire de la commune de Naves, en Corrèze, comprenant le château de Bach, ses dépendances et un terrain dont la superficie initiale était de 27 hectares. Le château, le portail d’entrée et les vestiges d’un cloître sont inscrits à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques depuis 1993. Le 10 janvier 1996, le projet de construction de d’autoroute A 89 entre le Puy-de-Dôme et la Gironde fut déclaré d’utilité publique. Le Gouvernement indique que, comme l’a souligné dans ses conclusions la commission chargée de l’enquête publique, l’objectif était de créer une liaison rapide entre Bordeaux et Clermont Ferrand. Il précise qu’au regard du schéma national autoroutier, il apparaissait nécessaire d’établir des « voies transversales structurantes ». Une parcelle d’environ 88 ares adjacente au portail susmentionné et appartenant au requérant fit l’objet d’une expropriation dans le cadre de la réalisation de ce projet. Par un jugement du 13 octobre 2000, le tribunal de grande instance de Tulle fixa les indemnités d’expropriation dues au requérant à 118 906 francs (18 127,10 euros (EUR)), dont 95 125 francs au titre de l’indemnité principale et 23 781 francs au titre de l’indemnité de remploi (l’indemnité de remploi vise à couvrir le montant des frais et droits que devrait supporter l’exproprié pour reconstituer en nature son patrimoine). Il débouta le requérant de sa demande d’indemnité pour dépréciation du surplus de sa propriété, au motif que « l’amputation foncière proprement dite ne causera à la propriété de M. Couturon aucun dommage », et que « les seuls dommages susceptibles d’être subis par la propriété (...) seront les nuisances causées par la proximité de l’autoroute, qui constitueront des dommages de travaux publics dont l’indemnisation ne relève pas de la compétence du juge de l’expropriation ». Le requérant interjeta appel de ce jugement devant la cour d’appel de Limoges en ce qu’il rejetait cette demande. Il faisait valoir que l’autoroute dévasterait le paysage dans lequel se trouvait le château et que l’emprise, qui allait jusqu’au portail, reléguerait celui-ci dans un cul-de-sac. Soutenant que l’ensemble immobilier restant s’en trouverait déprécié, il réclamait une indemnité de 231 722,50 EUR. Il se fondait à cet égard sur une estimation de la moins-value réalisée par un notaire le 17 juin 2002 sur la base d’une expertise de la valeur de la propriété ordonnée à sa demande le 15 décembre 1999 par le tribunal administratif de Limoges. Cette estimation précise ce qui suit : « (...) la moins-value résultant d’une autoroute peut être évaluée de moins 20 à moins 40 % en l’espèce, compte tenu de la proximité du voisinage, et, du fait que l’emprise de l’autoroute rompt totalement l’esthétique remarquable du lieu et de ces vues directes, on doit considérer qu’il perd le caractère excellent de son emplacement qui lui apportait une plus-value de 20 %. Dès lors, la moins-value résultant de la traversée de l’autoroute doit être estimée au maximum de la fourchette indiquée, soit 40 %. La valeur estimée par l’expert judiciaire étant de 579 306,26 francs, cette moins-value est de 231 722,50 EUR ». La cour rejeta l’appel par un arrêt du 16 décembre 2002. Elle souligna notamment que, si l’environnement du domaine du requérant allait perdre son esthétique, cela ne résulterait pas de la dépossession en elle-même de la parcelle susmentionnée, mais des aménagements qui y auront été pratiqués et de l’ouvrage qui y aura été construit. Elle en déduisit que cette question ne relevait pas de la procédure relative aux indemnités dues à raison de l’expropriation de cette parcelle. L’autoroute fut ouverte à la circulation le 24 février 2003. Elle est située à environ 250 mètres du château, face à celui-ci. Le 8 décembre 2003, le requérant saisit le tribunal administratif de Limoges d’une requête tendant à la condamnation de l’État et la société d’économie mixte concessionnaire de l’autoroute à lui verser une rente annuelle de 5 000 EUR en réparation des troubles sonores liés au fonctionnement de l’ouvrage routier ainsi que la somme de 231 722,50 EUR, en réparation du préjudice causé par la dépréciation de sa propriété du fait de la construction de l’autoroute (qu’il évaluait à 40 %). Par un jugement du 29 juillet 2006, le tribunal administratif rejeta la demande en son premier volet mais, l’accueillant partiellement en son second volet et se fondant sur l’expertise et l’évaluation de la moins-value susmentionnées, condamna le concessionnaire à verser 115 861,25 EUR au requérant. Il souligna notamment que « la présence visible et audible d’une autoroute à proximité immédiate d’une propriété telle qu’un château, alors même qu’elle n’emporterait pas pour les occupants de celui-ci des troubles de jouissance par eux-mêmes anormaux et spéciaux, constitu[ait] un élément particulièrement défavorable pour la quasi-totalité des acquéreurs potentiels de ce type de résidence à la recherche d’une qualité environnementale particulière ». Eu égard à cette circonstance, il retint que l’implantation de l’autoroute A 89 avait entraîné une perte de valeur vénale de la propriété du requérant. Il évalua cette perte de valeur à 20 % plutôt qu’à 40 %, au motif que « cette propriété n’[était] pas située dans le voisinage immédiat de l’ouvrage litigieux et que l’impact de l’autoroute sur l’environnement, et en l’espèce sur la vue de la propriété [du requérant, était] limité du fait de l’optimisation du tracé et de la présence d’écrans végétaux ». Ce jugement fut infirmé le 17 avril 2008 par la cour administrative d’appel de Bordeaux. Elle jugea que la présence visible et audible de l’autoroute située à 250 mètres du château appartenant au requérant n’était pas en elle-même de nature à générer une perte de valeur vénale indemnisable, la dépréciation alléguée ne pouvant ouvrir droit à réparation, quelles que soient les particularités de la propriété en cause, que pour autant qu’elle puisse être regardée comme présentant un caractère anormal eu égard à la gravité des troubles de jouissance liés à la présence de l’ouvrage et à l’importance du trafic routier. En l’absence de troubles de cette nature « excédant ceux que, dans l’intérêt général, peuvent être amenés à supporter les propriétaires résidant à proximité d’un tel ouvrage », elle conclut que la perte de valeur vénale dont se plaignait le requérant ne pouvait donner lieu à réparation. Le requérant saisit le Conseil d’État, soutenant notamment que la cour d’appel avait violé l’article 1 du Protocole no 1 en ne lui accordant pas une juste indemnisation de la perte de valeur vénale affectant sa propriété. Le 2 octobre 2009, le Conseil d’État conclut qu’« aucun [des] moyens [du requérant] n’était de nature à permettre l’admission du pourvoi ».
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1980 et réside à Helsinki. Il exerce la profession de journaliste photographe pour le compte de l’hebdomadaire Suomen Kuvalehti. Le 9 septembre 2006, son employeur le chargea de prendre des clichés d’une manifestation organisée le même jour en guise de protestation contre une réunion Asie-Europe (ASEM) qui se tenait à Helsinki. Cette manifestation, qui présentait une ampleur exceptionnelle pour la Finlande, était suivie de près par tous les médias. Le requérant avait pour mission de réaliser un reportage détaillé sur la manifestation, qui devait être publié dans la version papier de l’hebdomadaire et mis en ligne immédiatement après la fin de l’événement. La description des circonstances de l’affaire exposée ci-après est fondée sur les observations des parties, notamment sur les enregistrements vidéo de la manifestation « à bas l’ASEM » fournis sur support DVD (paragraphe 7 ci-dessus), et sur le jugement du tribunal de district d’Helsinki (paragraphe 37 ci-dessous). A. La manifestation « à bas l’ASEM » Le 30 août 2006, avant la tenue de la manifestation « à bas l’ASEM », les services de renseignements finlandais avaient procédé à une évaluation des risques liés à cet événement. Ils avaient prévenu la police d’Helsinki que la manifestation serait hostile et qu’elle ne serait pas porteuse d’un message politique précis. À ce moment-là, en dépit des efforts déployés, la police d’Helsinki n’avait pas réussi à entrer en contact avec les organisateurs de la manifestation. Elle se fonda notamment sur ces considérations pour la mise en place du dispositif ultérieur. Deux manifestations qui s’étaient déroulées à Helsinki plus tôt la même année et qui avaient dégénéré en violences avaient également donné lieu à une évaluation des risques. Au cours de la première, la manifestation EuroMayDay organisée le 30 avril 2006, un défilé rassemblant quelque 1 500 personnes avait tourné à l’émeute, avec jets de projectiles et dégradation de biens. À la suite de cet événement, le tribunal de district avait reconnu huit personnes coupables d’émeute et de rébellion envers la police et les avait condamnées à des peines d’emprisonnement avec sursis. Des incidents similaires avaient eu lieu le 24 août 2006 au cours de la Nuit des arts d’Helsinki, qui avaient occasionné des dégradations de biens et des violences et avaient abouti à la détention de cinquante-six personnes. La police avait été informée le 8 septembre 2006 par la « Coalition Dongzhou » de la tenue de la manifestation « à bas l’ASEM ». D’après le rapport de l’Ombudsman parlementaire adjoint (paragraphe 34 ci-dessous), la police ne disposait d’aucun renseignement sur le groupe en question, si bien qu’elle ne savait pas au juste qui était l’organisateur de la manifestation. Selon des informations émanant de sources publiques, ladite « coalition » était un groupe informel ouvert à quiconque adhérait à l’idée défendue par la manifestation « à bas l’ASEM » et s’engageait à ne pas apporter d’emblèmes de parti politique sur le site où celle-ci devait se tenir. Les manifestants avaient annoncé qu’ils défileraient le 9 septembre 2006 de 17 h 45 à 21 heures depuis le Kiasma (le musée d’art contemporain d’Helsinki) – un secteur où la circulation est dense – jusqu’au Centre des expositions et des congrès d’Helsinki, distant de 4,9 km, où le sommet de l’ASEM devait se tenir. Le cortège devait emprunter le parcours suivant : Mannerheimintie – Kaivokatu – Siltasaarenkatu – Agricolankatu – Kaarlenkatu – Helsinginkatu – Läntinen Brahenkatu – Sturenkatu – Aleksis Kivenkatu – Ratapihantie – Asemapäällikönkatu – Ratamestarinkatu – Rautatieläistenkatu, pour arriver au parc qui jouxte le vélodrome, situé à proximité du lieu où se tenait le sommet de l’ASEM. Les manifestants entendaient protester contre la tenue de ce sommet, en mettant notamment l’accent sur des problèmes liés aux droits de l’homme. Les affiches appelant à la manifestation invitaient les personnes intéressées à s’y rendre habillées en noir. Elles comportaient une illustration qui représentait un manifestant lançant un cocktail Molotov, et elles incitaient les participants potentiels à « causer un peu de désordre dans les rues d’Helsinki » (tuoda edes hieman sekasortoa myös Helsingin kaduille, att få även en liten bit av kaos också på gatorna i Helsingfors). Le Gouvernement explique que la police avait réussi à joindre par téléphone l’un des organisateurs de la manifestation désigné comme personne de contact. Il indique toutefois que cette personne, qui agissait au nom des organisateurs, avait refusé d’aborder certaines questions, notamment celle des conditions dans lesquelles les manifestants pourraient défiler depuis le site de la manifestation jusqu’au voisinage du centre des expositions où le sommet de l’ASEM devait se tenir. Il ajoute que les forces de l’ordre s’étaient aussi heurtées à un refus lorsqu’elles avaient essayé de prendre contact avec les organisateurs sur les lieux mêmes de la manifestation. Le Gouvernement affirme que la police avait réservé aux représentants des médias pour qu’ils puissent couvrir l’événement une zone séparée, située place Paasikivi, face au Kiasma, de l’autre côté de l’avenue Mannerheimintie. Il ajoute que, conformément à la pratique habituelle, la police avait averti les principaux médias finlandais de la tenue de la manifestation « à bas l’ASEM » et qu’elle leur avait fourni les coordonnées de l’unité de la police du district d’Helsinki chargée des relations publiques, laquelle était prête à répondre à toute question des représentants des médias au sujet de l’événement et à les informer qu’une zone avait été mise à leur disposition. Il indique en outre que cette unité avait affecté un officier supérieur à cette zone pour répondre aux questions des médias et leur accorder des interviews sur les événements de la journée. La manifestation devait commencer à 18 heures le 9 septembre 2006. Quelque 500 passants, un noyau d’une cinquantaine de manifestants et près de cinquante journalistes se rassemblèrent au point de départ du défilé. La police avait mis en place un dispositif de sécurité constitué de 480 policiers et gardes-frontières. Ce dispositif était d’une ampleur exceptionnelle pour la Finlande. Dès le début de la manifestation, des bouteilles, des pierres et des pots de peinture furent jetés sur le public et sur les policiers, lesquels furent agressés à coups de pied et de poing par des manifestants. Vers 18 h 5 semble-t-il, la police encercla le secteur de la manifestation. À ce moment-là, il était encore possible de franchir librement le cordon policier. La police adressa aux manifestants plusieurs avertissements par mégaphone, leur signalant qu’ils pouvaient manifester pacifiquement sur place, mais qu’il leur était interdit de défiler. À 18 h 30, constatant que les violences s’intensifiaient, la police estima que la manifestation tournait à l’émeute. Pour la contenir, elle boucla le périmètre de 18 h 30 à 19 h 17 par un cordon policier que la foule tenta de franchir. Toutefois, durant ce laps de temps, elle laissa passer les familles avec enfants et les représentants des médias. Des bouteilles et d’autres projectiles furent lancés en direction du passage par lequel des personnes quittaient les lieux. La police annonça par mégaphone qu’elle mettait fin à la manifestation et enjoignit à la foule de se disperser. Après que cette annonce eut été réitérée à plusieurs reprises, des centaines de personnes décidèrent de quitter les lieux en empruntant les passages ménagés par la police. Il leur fut alors demandé de présenter leurs papiers d’identité et leurs effets personnels furent contrôlés. Le requérant indique que le cordon policier était extrêmement dense, qu’il se composait de plusieurs rangées, qu’il était pratiquement impossible de voir ce qui se passait à l’intérieur du cordon depuis l’extérieur de celui-ci et que ce manque de visibilité était aggravé par la présence de fourgonnettes de police et de fourgons cellulaires. Il affirme qu’à 19 h 15 la police commença à établir un second cordon, plus étendu, et à boucler l’ensemble du centre-ville, et qu’après cette opération il devint impossible de voir le secteur du Kiasma depuis les rues adjacentes. La police eut recours à la force pour appréhender plusieurs manifestants à l’intérieur de la zone délimitée par le cordon. Pour procéder à ces interpellations, elle employa une méthode consistant notamment à ouvrir le cordon policier pour laisser agir les agents chargés des interpellations, puis à le refermer dès que la personne visée se trouve sous leur contrôle. La police somma à plusieurs reprises la foule de se disperser. Le requérant affirme avoir entendu pour la première fois à 20 h 30 l’ordre d’évacuation des lieux lancé par la police. Il indique avoir téléphoné à son employeur pour s’entretenir avec lui de la question de savoir s’il devait ou non quitter les lieux, et ajoute que cette conversation fut l’un des éléments qui le convainquit de la nécessité de sa présence à l’intérieur du cordon. Le requérant soutient qu’il s’était placé entre la police et les manifestants vers la fin de la manifestation, alors que la police continuait à ordonner à la foule de se disperser en l’avertissant que quiconque refuserait d’obtempérer à cet ordre serait appréhendé. Il avance que, vers 21 heures, un agent lui avait dit qu’il lui laissait une dernière chance de quitter les lieux. Il lui aurait répondu qu’il était en reportage pour Suomen Kuvalehti et qu’il devait couvrir l’événement jusqu’à son terme, à la suite de quoi l’agent en question se serait désintéressé de lui. Il aurait alors cru que les policiers ne l’empêcheraient pas de travailler après les explications qu’il leur avait données. À 21 heures, quelque 500 personnes avaient quitté les lieux en empruntant les points de contrôle mis en place par la police. Le requérant indique qu’une vingtaine de manifestants étroitement encerclés par la police étaient toujours assis par terre dans la première zone délimitée par le cordon, serrés les uns contre les autres et se tenant par les bras. Il avance qu’à ce moment-là le calme était déjà revenu depuis une heure à l’intérieur du cordon et que, quelque temps après, la police dispersa la foule des manifestants et appréhenda les contestataires. Le requérant dit que, avant d’être interpellé, il avait entendu un policier crier « Attrapez le photographe ! » et que, au moment de son interpellation, il se trouvait près d’un ancien député et prenait des photos. Il affirme avoir expliqué qu’il était journaliste au policier qui l’avait appréhendé, ce que ce dernier aurait confirmé par la suite. Au cours de l’enquête préliminaire, ce policier déclara que le requérant n’avait pas opposé de résistance à son interpellation, qu’il avait demandé à passer un appel téléphonique et qu’il y avait été autorisé. Le requérant indique qu’il avait téléphoné à l’un de ses collègues de l’hebdomadaire, lui expliquant que la police l’avait arrêté, qu’il ignorait ce qui allait se passer ensuite, mais qu’il pensait être remis en liberté assez vite. Il ajoute avoir dit au policier qui l’avait arrêté qu’il avait des appareils photos dans son sac, et que ce dernier en avait tenu compte en l’autorisant à y ranger son matériel photographique. Il assure avoir présenté sa carte de presse à ce policier après que celui-ci lui eut demandé de décliner son identité. Un autre agent de police qui avait assisté à l’interpellation du requérant déclara, dans le cadre de l’enquête préliminaire, que celui-ci n’avait pas opposé de résistance à son interpellation, mais qu’il ne l’avait pas entendu dire qu’il était journaliste. Le policier qui avait arrêté le requérant indiqua avoir rédigé le procès-verbal d’interpellation et y avoir consigné les motifs de l’interpellation de l’intéressé, ainsi que les renseignements d’identité du requérant. Il ressort du procès-verbal de l’enquête préliminaire que le requérant avait été interpellé pour atteinte à l’autorité de la police. Le requérant fut conduit dans un fourgon cellulaire. Il affirme avoir expliqué de nouveau à la police, alors qu’il se trouvait dans le fourgon, qu’il était photographe pour un magazine. Il fut emmené au commissariat, où il demanda à s’entretenir avec le chef de la police. Il assure avoir expliqué derechef qu’il était journaliste, mais ses demandes auraient été ignorées. Il indique qu’il avait d’abord « brandi » sa carte de presse, puis qu’il avait commencé à la porter de manière visible sur le torse. Il allègue que l’agent du commissariat préposé à l’accueil avait dû lui retirer cette carte, qu’il portait autour du cou, et qu’il ne pouvait donc ignorer qu’il était journaliste. Il ajoute qu’il avait crié aux agents qui passaient devant la cellule où il était gardé à vue qu’ils avaient arrêté un journaliste, mais qu’ils ne lui avaient prêté aucune attention. Le requérant se plaint de s’être vu confisquer son matériel photographique et ses cartes mémoire. Pour sa part, le Gouvernement soutient que, dès que les policiers eurent découvert que le requérant travaillait pour la presse, son appareil photo, ses cartes mémoire, ainsi que ses autres équipements furent traités comme des sources journalistiques et ne furent pas confisqués. Il avance également que l’intéressé fut autorisé à conserver ses clichés et qu’aucune restriction quant à l’usage qui pouvait en être fait ne lui fut imposée à quelque moment que ce fût par une quelconque autorité. Il ressort du rapport de l’Ombudsman parlementaire adjoint (paragraphe 34 ci-dessous) que la police a contrôlé le contenu des téléphones mobiles des personnes gardées à vue. Toutefois, on ne sait pas au juste si le téléphone et les cartes mémoire du requérant ont été examinés. Le requérant fut maintenu en garde à vue du 9 septembre à 21 h 26 au 10 septembre à 15 h 5, soit pendant dix-sept heures et demie. Il fut interrogé par la police le 10 septembre de 13 h 32 à 13 h 57. Le rédacteur en chef de l’hebdomadaire pour lequel le requérant travaillait apprit apparemment que celui-ci avait été appréhendé et qu’il se trouvait en garde à vue. Il semble qu’il ait téléphoné au poste de police, mais qu’il n’ait obtenu aucune information au sujet de l’arrestation de l’intéressé. Le requérant allègue que ce n’est que lorsque le rédacteur en chef prit contact, le lendemain, avec un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur (dont le nom ne figure pas dans les observations du requérant) que des dispositions furent prises en vue de sa libération. La police arrêta cent vingt-huit personnes au total à la manifestation. Elle relâcha les mineurs (soit seize personnes) quelques heures après leur interpellation. La majorité des personnes appréhendées furent libérées le 11 septembre 2006. Le requérant fut la septième personne détenue à être interrogée et la sixième à être relâchée après les mineurs. Le dernier suspect fut remis en liberté le 12 septembre à 11 h 7. B. Événements ultérieurs Les médias nationaux et internationaux relatèrent largement la manifestation et les mesures prises par la police, et une vaste enquête fut menée par l’Ombudsman parlementaire adjoint en 2006 et 2007. Toutefois, en raison des règles de procédure applicables, l’Ombudsman parlementaire adjoint ne put examiner l’affaire du requérant, car celui-ci se trouvait alors sous le coup de poursuites pénales. Le rapport établi par l’Ombudsman parlementaire adjoint le 9 septembre 2006 indiquait notamment que la police ne disposait d’aucune information sur la « Coalition Dongzhou », qu’elle ne savait pas au juste qui était l’organisateur de la manifestation et qu’elle avait contrôlé les téléphones mobiles des personnes gardées à vue. En outre, dans ce rapport, l’Ombudsman parlementaire adjoint critiquait notamment l’insuffisance du nombre de points de contrôle par rapport au nombre de personnes présentes sur les lieux et la durée inutilement longue – trois heures – de la rétention de celles-ci à l’intérieur du cordon policier. Il émettait également des doutes quant à la légalité des fouilles de sécurité. Le 5 février 2007, la police informa trente-sept suspects que l’enquête préliminaire les concernant était close et qu’ils ne seraient pas déférés au parquet en vue d’une inculpation. Au total, quatre-vingt-six personnes furent inculpées. C. Les poursuites pénales dirigées contre le requérant Le 23 mai 2007, le parquet inculpa le requérant d’atteinte à l’autorité de la police (niskoittelu poliisia vastaan, tredska mot polis), infraction réprimée par l’article 4 § 1 du chapitre 16 du code pénal (rikoslaki, strafflagen). Le 17 décembre 2007, le tribunal de district (käräjäoikeus, tingsrätten) déclara le requérant coupable d’atteinte à l’autorité de la police sur le fondement de l’article 4 § 1 du chapitre 16 du code pénal, mais ne lui infligea aucune peine. À l’audience, le requérant plaida qu’il avait entendu les ordres de dispersion lancés par la police vers 20 h 30, mais qu’il avait cru que ceuxci ne s’adressaient qu’aux manifestants. Le tribunal jugea établi que les mesures prises par les policiers étaient légales et que l’intéressé avait eu connaissance de leurs ordres de dispersion, mais qu’il avait décidé de les ignorer. Il ressortait des dépositions faites par des témoins à l’audience que le requérant n’avait pas dit ou indiqué qu’il était journaliste au policier qui se trouvait près de lui au moment de son interpellation. Le policier en question déclara qu’il ne l’avait appris qu’au moment de la parution du numéro de l’hebdomadaire relatant les événements. Dans sa déposition, un autre journaliste indiqua qu’il se trouvait avec un photographe dans le secteur bouclé, mais qu’ils avaient pu quitter les lieux sans être inquiétés juste avant l’interpellation du requérant. Le photographe en question déclara qu’il avait pris son dernier cliché à 21 h 15 et qu’il était parti deux ou trois minutes avant l’interpellation du requérant. Le tribunal considéra que les ordres donnés par la police étaient clairs et qu’ils s’adressaient manifestement à l’ensemble de la foule, qui regroupait des manifestants, des passants et d’autres personnes. Par ailleurs, le tribunal rechercha si l’ingérence dans le droit du requérant découlant de l’article 10 de la Convention était justifiée de la manière suivante : « (...) La question de savoir si M. Pentikäinen avait le droit, en sa qualité de journaliste et dans l’exercice de sa liberté d’expression, de ne pas obtempérer à des ordres que la police lui avait donnés prête à controverse. M. Pentikäinen entendait exercer sa liberté d’expression en tant que photographe. Cette liberté a donc été restreinte par les ordres de dispersion lancés par la police. Se pose dès lors la question de savoir si la restriction litigieuse était justifiée. L’article 12 de la Constitution et l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme garantissent à toute personne le droit à la liberté d’expression. Celle-ci comprend le droit de publier et de diffuser des informations sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques. La Constitution énonce que les modalités d’exercice de la liberté d’expression sont précisées par la loi. L’article 10 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose que l’exercice de la liberté d’expression peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi. Selon cette disposition et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, l’appréciation d’une restriction apportée à cette liberté doit tenir compte de trois exigences : 1) la restriction doit être prévue par la loi, 2) elle doit être justifiée par une raison valable et 3) elle doit être nécessaire dans une société démocratique. Le tribunal note en premier lieu que les articles 18 et 19 de la loi sur la police confèrent à la police le pouvoir d’établir un cordon autour d’une zone et de disperser une foule. Il relève que la police a exercé ce pouvoir en sommant les personnes qui se trouvaient dans le secteur Kiasma-Postitalo de se disperser, sommation à laquelle M. Pentikäinen a refusé d’obtempérer. La restriction litigieuse était donc prévue par la loi. En deuxième lieu, le tribunal constate que les pouvoirs prévus aux articles 18 et 19 de la loi sur la police visent à assurer le maintien de l’ordre et de la sécurité publics, ainsi que la prévention des troubles et des infractions, et que l’ordre de dispersion donné entre autres à M. Pentikäinen avait pour but de prévenir des troubles. Il s’ensuit que la restriction litigieuse était justifiée par une raison valable. En troisième et dernier lieu, se pose la question de savoir si l’ordre de dispersion donné à M. Pentikäinen et l’obligation pour lui d’obtempérer étaient nécessaires dans une société démocratique. Le tribunal estime qu’il était impératif de mettre fin aux événements qui se déroulaient place Kiasma en ordonnant à la foule de se disperser et de quitter les lieux. Le tribunal conclut qu’en l’espèce la restriction apportée à la liberté d’expression de M. Pentikäinen sous la forme d’un ordre lui enjoignant de quitter les lieux en même temps que le reste de la foule a satisfait aux conditions requises. Le tribunal statuera ci-après sur les éléments ayant un effet sur la punissabilité du comportement de M. Pentikäinen. L’affaire à laquelle renvoie M. Pentikäinen (Dammann c. Suisse, [no 77551/01,] 25 avril 2006) concernait un journaliste qui avait été condamné en Suisse pour instigation à la violation du secret de fonction, parce qu’il avait demandé à une assistante administrative du parquet et obtenu d’elle des informations enregistrées dans la base de données du parquet. Dans cette affaire, la Cour [européenne] a estimé que la condamnation du requérant risquait de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions intéressant la vie de la collectivité. Jugeant que la condamnation ne représentait pas une mesure raisonnablement proportionnée à la poursuite des buts visés, la Cour a conclu à la violation de l’article 10 de la Convention. Cela étant, le tribunal considère que l’affaire en question est différente du cas d’espèce. (...) » Toutefois, le tribunal fit application de l’article 12 du chapitre 6 du code pénal et n’infligea aucune peine au requérant, estimant que l’infraction commise par celui-ci était assimilable à un « acte excusable » (anteeksiannettavaan tekoon rinnastettava, jämförbar med en ursäktlig gärning). Le tribunal poursuivit ainsi : « (...) En application de l’article 12 § 3 du chapitre 6 du code pénal, M. Pentikäinen est dispensé de peine, l’infraction qu’il a commise étant assimilable à un acte excusable pour des raisons particulières tenant à l’acte lui-même. En sa qualité de journaliste, M. Pentikäinen a dû adapter son comportement à la situation en fonction d’exigences contradictoires, celles de la police, d’une part, et celles de sa profession et de son employeur, d’autre part. (...) » Par une lettre du 23 janvier 2008, le requérant contesta cette décision devant la cour d’appel (hovioikeus, hovrätten) d’Helsinki, soutenant qu’il aurait dû bénéficier d’une relaxe. Dans son recours, il arguait que son interpellation et le fait qu’il ait été reconnu coupable contrevenaient à la Constitution et à l’article 10 de la Convention, alléguant qu’il était journaliste et qu’il n’avait ni participé à la manifestation ni causé le moindre trouble. Il avançait en outre que, faute d’avoir expliqué en quoi son interpellation et la reconnaissance de sa culpabilité étaient « nécessaires dans une société démocratique », le tribunal de district n’avait pas justifié l’ingérence litigieuse. Le 30 avril 2009, la cour d’appel débouta le requérant sans autre motivation. Par une lettre du 24 juin 2009, l’intéressé réitéra devant la Cour suprême (korkein oikeus, högsta domstolen) les moyens qu’il avait soulevés devant la cour d’appel. Le 1er septembre 2009, la Cour suprême refusa au requérant l’autorisation de la saisir. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La loi sur la police L’article 14 de la loi sur la police (poliisilaki, polislagen, la loi no 493/1995, telle qu’en vigueur à l’époque pertinente) habilitait les agents de police, à la demande de l’occupant d’un lieu privé ou public ou de son représentant, à expulser quiconque s’était introduit illégalement, subrepticement ou par ruse dans ce lieu, ou s’y était dissimulé ou n’avait pas obtempéré à un ordre de le quitter. De même, les agents de police pouvaient expulser toute personne qui se trouvait licitement dans un tel lieu si elle troublait la tranquillité d’autrui ou causait d’importantes nuisances d’une autre nature et s’il existait des raisons plausibles de soupçonner que pareils troubles se reproduiraient. S’il apparaissait probable que l’expulsion n’empêcherait pas la réitération des troubles, les agents de police pouvaient arrêter le perturbateur et le placer en garde à vue. Celui-ci pouvait être maintenu en garde à vue tant que les troubles risquaient de se reproduire, sans toutefois que la durée de sa détention pût excéder douze heures à compter de son interpellation. L’article 18 § 1 de la loi sur la police autorisait les agents de police à établir un cordon autour d’un lieu public, à fermer ou faire évacuer un tel lieu ou encore à y interdire ou à y restreindre la circulation si pareilles mesures étaient nécessaires au maintien de l’ordre et de la sécurité publics, à la bonne conduite d’une enquête ou encore à la préservation de mesures prises sur les lieux d’un accident, de la vie privée des personnes visées par ces mesures ou de biens menacés. L’article 19 de la même loi habilitait la police à ordonner à la foule de se disperser ou de se diriger vers un autre lieu lorsqu’un rassemblement menaçait l’ordre et la sécurité publics ou entravait la circulation routière. Si cet ordre n’était pas suivi d’effet, la police pouvait faire usage de la force pour disperser la foule et appréhender les personnes qui refusaient d’obtempérer. Les personnes appréhendées devaient être remises en liberté aussitôt que l’objectif des mesures prises avait été atteint, et en tout état de cause dans un délai maximal de douze heures à compter de leur interpellation. Une nouvelle loi sur la police (poliisilaki, polislagen, la loi no 872/2011) est entrée en vigueur le 1er janvier 2014. Les articles 5, 8 et 9 du chapitre 2 de ce texte reprennent les dispositions précitées, notamment celles qui autorisent le maintien en garde à vue des personnes appréhendées tant que les troubles risquent de se reproduire, sans toutefois que la durée de leur détention puisse excéder douze heures à compter de leur interpellation. B. La loi sur les mesures de contrainte L’article 2, alinéa 2, du chapitre 1 de la loi sur les mesures de contrainte (pakkokeinolaki, tvångsmedelslagen, la loi no 450/1987, telle qu’en vigueur à l’époque pertinente) disposait que si les conditions d’une arrestation étaient réunies, un agent de police pouvait appréhender même sans mandat d’arrêt un suspect dont l’arrestation risquait autrement d’être compromise. Un policier ayant appréhendé un suspect devait en informer immédiatement un fonctionnaire habilité à procéder à des arrestations, qui devait décider, dans un délai de vingt-quatre heures à compter du moment où le suspect avait été appréhendé, si celui-ci devait être relâché ou arrêté. Une nouvelle loi sur les mesures de contrainte (pakkokeinolaki, tvångsmedelslagen, la loi no 806/2011) est entrée en vigueur le 1er janvier 2014. L’article 1 du chapitre 2 de cette loi se lit ainsi : « Un agent de police est habilité, en vue d’élucider une infraction, à appréhender un suspect surpris en flagrant délit ou tentant de s’enfuir. Il est également autorisé à appréhender un suspect dont l’arrestation ou le placement en détention a été ordonné. Il peut aussi, à l’audience ou pendant le délibéré du tribunal, appréhender un prévenu dont le placement en détention a été ordonné dans le cadre du jugement, si le placement en détention est nécessaire pour l’empêcher de partir. Si les conditions d’une arrestation sont réunies, un agent de police peut appréhender sans mandat d’arrêt un suspect dont l’arrestation risquerait autrement d’être compromise. Un agent de police ayant appréhendé un suspect doit en informer immédiatement un fonctionnaire habilité à procéder à des arrestations, qui doit décider, dans un délai de vingt-quatre heures à compter du moment où le suspect a été appréhendé, si celui-ci doit être relâché ou arrêté. Le suspect ne peut être retenu pendant plus de douze heures que si les conditions d’une arrestation sont réunies. » C. La loi sur les enquêtes pénales Selon l’article 21 de la loi sur les enquêtes pénales (esitutkintalaki, förundersökningslagen, la loi no 449/1987, telle qu’en vigueur à l’époque pertinente), un suspect qui n’avait pas été arrêté ou placé en détention provisoire ne pouvait pas être retenu dans le cadre de l’enquête pénale pendant plus de douze heures consécutives, ou pendant plus de vingt-quatre heures si les conditions d’une arrestation posées par la loi sur les mesures de contrainte étaient réunies. L’article 24, alinéa 2, de la loi en question disposait que des interrogatoires ne pouvaient être conduits entre 22 heures et 7 heures que : « 1) si la personne interrogée en [faisait] la demande ; 2) si, dans le cadre d’une enquête simplifiée, la personne interrogée [était] sommée de rester ou de se présenter immédiatement ; ou 3) s’il exist[ait] une autre raison impérieuse de procéder ainsi. » Ces règles ont été insérées dans l’article 5, alinéa 2, du chapitre 6 et dans l’article 5, alinéa 2, du chapitre 7 de la nouvelle loi sur les enquêtes pénales (esitutkintalaki, förundersökningslagen, la loi no 805/2011) entrée en vigueur le 1er janvier 2014. D. Le code pénal L’article 4 du chapitre 16 du code pénal (rikoslaki, strafflagen, loi no 39/1889, modifiée par la loi no 563/1998) est ainsi libellé : « Quiconque 1) désobéit à un ordre ou à une interdiction formulés par un agent de police dans l’exercice de ses fonctions aux fins du maintien de l’ordre ou de la sécurité publics ou de l’accomplissement d’un devoir, ou 2) refuse de fournir à un agent de police les éléments d’identification énumérés à l’article 10 § 1 de la loi sur la police, ou 3) refuse d’obtempérer alors qu’un agent de police lui a donné l’ordre ou lui a clairement fait signe d’arrêter ou de déplacer un véhicule, conformément à l’article 21 de la loi sur la police, ou 4) manque au devoir de prêter assistance à la police imposé par l’article 45 de la loi sur la police, ou 5) alerte sans raison la police, ou entrave l’action de celle-ci en lui fournissant de fausses informations, se rend coupable d’atteinte à l’autorité de la police et encourt une amende ou une peine d’emprisonnement de trois mois au plus, à moins qu’une autre peine plus sévère ne soit prévue par la loi. » L’article 12 du chapitre 6 du même code se lit ainsi : « Le tribunal peut prononcer une dispense de peine lorsque 1) il estime que l’infraction, appréciée globalement, au regard notamment de ses effets dommageables ou du degré de culpabilité qu’elle révèle chez son auteur, doit être considérée comme mineure, ou que 2) l’auteur de l’infraction était âgé de moins de dix-huit ans au moment où il l’a commise et que celle-ci doit être considérée comme résultant d’un manque de discernement ou d’une imprudence, ou que 3) l’infraction doit être considérée comme excusable pour des raisons particulières tenant à l’infraction elle-même ou à l’auteur de celle-ci, ou que 4) le prononcé d’une peine serait déraisonnable ou inutile, eu égard notamment aux éléments énoncés aux articles 6 § 3 et 7 ci-dessus ou aux démarches entreprises par les autorités sociales et sanitaires, ou que 5) l’infraction n’aurait pas une incidence fondamentale sur la peine totale compte tenu des dispositions relatives à la fixation de la peine en cas de cumul d’infractions. » E. La loi sur le casier judiciaire L’article 2, alinéas 1 et 2 de la loi sur le casier judiciaire (rikosrekisterilaki, straffregisterlagen, loi no 770/1993) est ainsi libellé : « Sur notification des tribunaux, sont enregistrés au casier judiciaire les renseignements relatifs aux décisions de justice prononcées en Finlande portant condamnation à une peine d’emprisonnement ferme, à une peine de travail d’intérêt général, à une peine d’emprisonnement avec sursis, à une peine d’emprisonnement avec sursis assortie d’une amende, d’un travail d’intérêt général ou d’un contrôle judiciaire, à une peine pour mineurs, à une peine d’amende remplaçant une peine pour mineurs, à une destitution, ainsi qu’aux décisions accordant une dispense de peine dans les conditions prévues à l’article 4 du chapitre 3 du code pénal (no 39/1889). En revanche, ne sont inscrites au casier judiciaire ni les décisions convertissant une peine d’amende en peine d’emprisonnement ni les peines d’emprisonnement prononcées en application de la loi sur le service civil (no 1723/1991). Les renseignements relatifs aux peines d’amende prononcées en application des dispositions régissant la responsabilité pénale des personnes morales sont inscrits au casier judiciaire. En outre, sont inscrites au casier judiciaire dans les conditions prévues par décret les décisions prononcées à l’étranger portant condamnation d’un ressortissant finlandais ou d’un étranger résidant à titre permanent en Finlande à une peine correspondant à l’une de celles énumérées à l’alinéa 1. » III. NORMES INTERNATIONALES ET EUROPÉENNES Les normes internationales et européennes dont la Cour a connaissance ne comportent que peu de dispositions spécifiques concernant le comportement des journalistes dans le cadre de manifestations. Il existe toutefois un certain nombre de règles et de recommandations encadrant le comportement de la police à l’égard des journalistes qui couvrent des manifestations ou des événements analogues, mais faisant aussi obligation aux journalistes de ne pas empêcher la police de maintenir l’ordre et la sécurité publics. Par exemple, les passages pertinents des lignes directrices élaborées par le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH) de l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (OSCE) et par la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) se lisent ainsi : « 168. Si la dispersion est réputée nécessaire, l’organisateur de la réunion et les participants doivent être clairement informés oralement avant la moindre intervention des forces de l’ordre. Les participants devraient également bénéficier d’un délai raisonnable pour se disperser volontairement. Ce n’est que si les participants s’abstiennent de se disperser que les responsables des forces de l’ordre pourront intervenir plus avant. Les tierces parties (comme les observateurs, les journalistes et photographes) peuvent également se voir demander de se disperser, mais ne sauraient être empêchées d’observer et de filmer/photographier l’opération de maintien de l’ordre (...) 169. Les photographies et les enregistrements vidéo (pris soit par les membres des forces de l’ordre soit par les participants) ne devraient pas faire l’objet de restrictions, même si la rétention de données peut constituer une violation du droit à la vie privée : pendant les réunions publiques, la police est en droit de photographier ou de filmer les participants. Cependant, si la surveillance d’individus réunis dans un lieu public aux fins d’identification ne constitue pas nécessairement une ingérence dans le droit des intéressés à la vie privée, l’enregistrement de ces données et le traitement systématique ou le caractère permanent des documents conservés peuvent donner lieu à des violations de la vie privée. De plus, le fait de photographier ou de filmer des réunions dans le but de collecter des renseignements peut décourager les individus d’exercer leur liberté et, par conséquent, ne devrait pas constituer une procédure systématique. Il ne faut pas empêcher les participants et les tiers de photographier ou de filmer l’opération de police et toute demande de remise des films ou des images enregistrés numériquement aux policiers devrait d’abord être approuvée par une instance judiciaire. Les services de maintien de l’ordre devraient élaborer et publier une politique visant leurs pratiques en matière de films et de photographies tournés/prises lors de réunions publiques. » La plupart des réglementations, normes, recommandations et déclarations publiques européennes et internationales concernant le comportement des journalistes sont muettes relativement à la couverture de manifestations ou d’événements analogues. Il en va de même des codes de conduite ou de déontologie élaborés par les journalistes eux-mêmes. IV. DROIT COMPARÉ Les éléments dont la Cour dispose, notamment une étude de droit comparé portant sur trente-quatre États membres du Conseil de l’Europe (l’Allemagne, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, Chypre, l’Espagne, l’Estonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la France, la Géorgie, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, l’Italie, la Lettonie, le Liechtenstein, la Lituanie, le Luxembourg, la République de Moldova, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Russie, la Serbie, la Slovaquie, la Slovénie, la Suède, la Suisse et l’Ukraine), indiquent que tous ces États appliquent des dispositions de droit pénal général aux journalistes qui couvrent des manifestations. Aucun des États en question ne prévoit de régime spécial en matière d’arrestation, de détention et de condamnation des journalistes. En conséquence, la responsabilité pénale des représentants des médias à raison des infractions commises par eux au cours d’une manifestation est identique à celle des manifestants. S’il existe dans la jurisprudence de cinq des États étudiés – l’Autriche, l’Espagne, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la Hongrie et la Suède – des affaires analogues à la présente espèce, on ne peut en tirer des conclusions générales. En ce qui concerne les pouvoirs de la police, la grande majorité des États étudiés ne réglementent pas la question spécifique de la collecte d’informations au cours de manifestations violentes. Douze États membres (l’Allemagne, la Belgique, la Bulgarie, l’Espagne, la Grèce, la Hongrie, le Luxembourg, la République de Moldova, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Russie et la Suède) se sont dotés de directives ou de règlements généraux applicables aux relations entre la police et les médias. En règle générale, ces textes invitent les représentants des médias qui couvrent des événements à s’identifier comme tels pour qu’on les distingue des autres participants. Cependant, si la distinction ainsi opérée vise à permettre et à faciliter le travail des journalistes, elle n’a pas pour effet de leur conférer une quelconque immunité lorsqu’ils refusent d’obtempérer à des ordres de la police leur enjoignant de quitter le lieu d’une manifestation. Seul un petit nombre d’États (la Géorgie, la République de Moldova, la Russie et la Serbie) ont adopté des normes spécifiques réglementant la collecte d’informations dans le cadre de manifestations. Dans ces États, les journalistes se voient assigner des zones protégées depuis lesquelles ils peuvent couvrir une manifestation ou sont informés de la zone la plus sûre pour exercer leurs fonctions. Néanmoins, il apparaît que la mise en balance des intérêts en présence privilégie globalement la protection de l’ordre et de la sécurité publics par le respect des instructions de la police. Si la grande majorité des États membres étudiés se sont dotés de codes de conduite professionnelle ou de codes de déontologie applicables aux journalistes, ces textes ne contiennent pas de dispositions spécifiques réglementant les relations entre les journalistes et la police dans le cadre de manifestations. Les codes en question portent plutôt sur les techniques d’enquête, les sources des journalistes et la protection de la vie privée des tiers.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en septembre 1991 et réside actuellement à Chania (Crète). A. L’arrestation du requérant et la procédure d’expulsion Le requérant, d’origine palestinienne, allègue qu’il a grandi au Liban où il vivait dans le camp de réfugiés palestiniens de Nahr El Bared, qui fut bombardé et détruit en 2007. Il affirme que pendant son enfance il subit plusieurs atteintes à ses droits, les réfugiés palestiniens n’ayant pas accès aux services d’éducation, de santé et de travail. Il était enregistré par l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine du Proche-Orient (UNRWA), un programme de l’Organisation des Nations Unies pour l’aide aux réfugiés palestiniens dans la bande de Gaza, en Cisjordanie, en Jordanie, au Liban et en Syrie. Le frère du requérant, A. A., se trouvait à l’époque des faits en Grèce, à savoir sur l’île de Crète, où il avait déposé une demande d’asile politique. Le 11 juillet 2009, le requérant pénétra par voie de mer en territoire grec sans être muni des documents de voyage requis. En particulier, vers deux heures du matin un canot pneumatique à moteur sur lequel se trouvaient vingt-huit personnes, y compris le requérant, fut localisé au large de l’île de Chios par la garde côtière grecque. Le Gouvernement affirme qu’à l’approche de la garde côtière les personnes à bord du canot le détruisirent et se jetèrent dans la mer. Suite à l’intervention de la garde côtière, ces dernières furent recueillies et transportées sur l’île de Chios en vue de leur identification et enregistrement. Les autorités policières enregistrèrent le requérant en tant que Bahram Orabi, né le 1er janvier 1982. Le requérant signa le rapport de son arrestation sur lequel l’année 1982 était mentionnée comme son année de naissance. Il ressort du même rapport d’arrestation, sur lequel apparaissaient toutes les personnes ayant été appréhendées ce jour-là par la garde côtière, que trois autres personnes avaient déclaré être des mineurs et qu’elles avaient été enregistrées en tant que telles. Leurs années de naissance respectives étaient aussi mentionnées sur le rapport précité. Le même jour, le requérant fut soumis à des examens médicaux à l’hôpital « Skylitsio » sur l’île de Chios. Le 13 juillet 2009, il fut présenté devant le procureur près le tribunal correctionnel de Chios qui s’est abstenu d’engager des poursuites pénales. Le requérant fut en même temps renvoyé devant le directeur de la police de Chios pour engager la procédure d’expulsion. Le 15 juillet 2009, l’organe de police compétent soumit auprès du chef de police de Chios la proposition d’expulser le requérant (document no 32/20/2680-Δ). Sa mise en détention provisoire en vue d’expulsion fut aussi ordonnée. Comme il ressort du récépissé de notification signé par le requérant et daté du 15 juillet 2009, le requérant reçut une note d’information, rédigée en grec et en arabe, relatant les droits des personnes mises sous écrou en vue d’expulsion. Le 18 juillet 2009, le chef de police de Chios, faisant droit à la proposition datée du 15 juillet 2009, ordonna l’expulsion du requérant, pour entrée et séjour illégaux en territoire grec. Selon la même ordonnance, rédigée en grec et mentionnant aussi le requérant comme Bahram Orabi, sa détention était reconduite pour un délai qui ne pouvait pas excéder, en vertu de l’article 48 de la loi no 3772/2009, six mois au total (ordonnance no 32/1/1839-λβ). Il ressort du dossier qu’une avocate de la Préfecture de Chios se rendait deux fois par semaine au centre de rétention de Mersinidi où le requérant était détenu et offrait à titre gratuit des conseils juridiques aux détenus notamment sur des questions d’asile politique. Le 26 juillet 2009, le requérant, en compagnie de cinquante-neuf autres détenus, fut transféré au port de Chios pour être embarqué sur le navire « Theofilos » à destination de la région d’Evros, via la ville de Thessalonique. Le requérant allègue que le même jour, une avocate, mandatée par son frère, qui se trouvait toujours en Crète, est venue d’Athènes sur l’île de Chios afin de le rencontrer et d’entreprendre en son nom les démarches nécessaires pour déposer une demande d’asile et contester la légalité de son expulsion. Les autorités auraient informé l’avocate que le requérant était en train d’être transféré vers un autre lieu de détention et que, pour cette raison, il n’était pas possible de prendre contact avec lui. Le 27 juillet 2009, après un voyage de vingt heures pendant lequel le requérant est resté, selon ses dires, dans une cabine située dans la cale du navire, il arriva à Thessalonique et fut transféré le jour même au centre de rétention de Tychero, à la frontière de la Turquie. Le 28 juillet 2009, l’avocate du requérant saisit le Médiateur de la République avec notification au Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, dénonçant notamment le fait que malgré son âge mineur, le requérant avait été transféré non accompagné de Mersinidi vers le nord de la Grèce. Elle se plaignait aussi en son nom des conditions de détention à Tychero et de l’éventualité d’une expulsion collective vers la Turquie. Le même jour, une question à ce sujet fut aussi déposée au Parlement. Par une lettre datée du 28 juillet 2009, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés informa le directeur de la police des étrangers, que les prénom et nom corrects du requérant étaient Mahran Aarabi respectivement et qu’il était né en 1991 et non pas en 1982. Le Haut-commissariat des Nations Unies releva aussi dans la même lettre que selon les allégations de l’avocate du requérant, celui-ci avait déjà oralement demandé l’asile pendant sa détention au centre de rétention de Chios, sans que les autorités prennent d’initiative à cet égard. Il était aussi indiqué que les autorités policières de Chios n’avaient pas informé les centres de rétention où le requérant serait transféré de son intention de déposer une demande d’asile. Le 30 juillet 2009, la direction de la police des étrangers ordonna le transfert du requérant à Thessalonique afin que le procureur compétent prenne les mesures nécessaires pour le transfert du requérant dans un centre d’hébergement pour mineurs (décision no 6634/1-1223145/30.7.2009). Le 31 juillet 2009, le procureur près le tribunal correctionnel de Thessalonique accorda la permission à l’organisation non gouvernementale « La maison d’Arsis » d’héberger le requérant. Par sa décision no 356552/1-β/1.8.2009, le directeur de la police de Thessalonique suspendit l’exécution de l’expulsion du requérant pour une période de trois mois. Le même jour, le requérant fut transféré au centre d’hébergement de « La maison d’Arsis ». Le 3 août 2009, la « Maison d’Arsis » informa la direction de la police de Thessalonique que le requérant souhaitait se rendre à l’île de Crète où résidaient ses deux frères, ayant déjà demandé l’asile. À une date non précisée, le requérant se rendit en Crète et déposa une demande d’asile. Le 17 juin 2010, le requérant obtint une fiche de demandeur d’asile valable jusqu’au 17 décembre 2010. À cette date, sa validité fut prorogée et le 4 février 2011 fut fixée comme date d’entretien sur sa demande d’asile. La suite de l’affaire ne ressort pas du dossier. B. Les conditions de détention du requérant Le requérant fut détenu du 11 au 13 juillet 2009 dans les locaux de détention au sein du bâtiment de la garde côtière de Chios. Du 14 au 26 juillet 2009, il fut détenu au centre de rétention des étrangers de Mersinidi à Chios. Du 27 au 30 juillet 2009, il fut détenu au centre de rétention de Tychero ; enfin, les 30 et 31 juillet 2009, il fut détenu à la direction de la police de Thessalonique et au commissariat de police d’Aghios Athanassios à Thessalonique. La version du requérant Le requérant allègue que sur l’île de Chios il fut mis avec des adultes, qu’il dormait sur un matelas insalubre et qu’il ne pouvait pas se procurer de draps et de couvertures propres. Dans sa cellule, il n’y avait aucun meuble et il était contraint de manger à même le sol. De plus, il prétend que pendant toute la durée de sa détention, il ne put sortir du bâtiment et qu’il n’eut aucun contact avec le monde extérieur. En ce qui concerne ses conditions de détention au centre de Tychero, le requérant affirme qu’elles étaient inacceptables. Le centre de rétention était situé près d’un fleuve, la chaleur était insupportable et les détenus subissaient constamment des attaques de moustiques. Le requérant ne pouvait pas se procurer de draps et de couvertures propres. De plus, il prétend que pendant toute la durée de sa détention, il ne put sortir du bâtiment et qu’au sein du centre de rétention il n’y avait aucun poste téléphonique. La version du Gouvernement En ce qui concerne les locaux au sein de la garde côtière de Chios, le Gouvernement relève qu’ils étaient destinés à des détentions de courte durée, qu’ils étaient équipés de toilettes, de lits et de draps et qu’ils étaient régulièrement aérés et suffisamment lumineux. S’agissant du centre de rétention de Mersinidi, le Gouvernement affirme que lesdits locaux correspondaient de manière satisfaisante aux conditions de sécurité et d’hygiène prescrites par les textes nationaux et internationaux. Il note que les cellules étaient suffisamment aérées et lumineuses, et qu’un nombre suffisant de lits, de toilettes, de douches et de postes de téléphone étaient à la disposition des détenus. De plus, le Gouvernement affirme que le centre de Mersinidi était équipé d’un dispensaire et qu’une ambulance était toujours disponible pour le transfert éventuel de patients à l’hôpital « Skylitsio ». Enfin, le Gouvernement note que la décision de transférer le requérant avec cinquante-neuf autres personnes du centre de Mersinidi à un autre centre de rétention au nord de la Grèce, fut prise parce que le premier avait dépassé sa capacité d’hébergement de soixante-douze personnes. S’agissant du centre de rétention de Tychero et des centres de police à Thessalonique, le Gouvernement affirme tout d’abord que le requérant y a séjourné respectivement quatre et un jour. Il allègue que les conditions de détention dans les locaux précités n’étaient pas mauvaises, tout en relevant que les centres en question sont destinés à des détentions de courte durée avant le transfert des étrangers sous expulsion vers des centres équipés pour des détentions plus longues. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS A. Les droit et pratique internes relatifs à l’expulsion administrative des étrangers Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont décrits dans les arrêts Bygylashvili c. Grèce (no 58164/10, 25 septembre 2012), Barjamaj c. Grèce (no 36657/11, 2 mai 2013), Horshill c. Grèce (no 70427/11, 1er août 2013), Khuroshvili c. Grèce (no 58165/10, 12 décembre 2013) et B.M. c. Grèce (no 53608/11, 19 décembre 2013). B. Les textes internationaux pertinents Le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants (CPT) Suite à sa visite en Grèce du 17 au 29 septembre 2009, le CPT relevait ce qui suit dans son rapport publié le 17 novembre 2010 (page 41) : « 81. Dans le bâtiment de l’administration portuaire de Chios, une cellule (4.6 m²) était adéquate pour détenir des personnes pour des courtes périodes de temps, comme c’était généralement le cas. Cependant, elle n’était pas appropriée pour passer la nuit en détention (par exemple, deux personnes y étaient détenues du 20 au 23 juillet 2009) ; toute personne susceptible de passer une nuit ou plus en détention devrait être transférée au commissariat de la ville de Chios. Les migrants en situation irrégulière appréhendés par la garde côtière sont détenus dans une structure préfabriquée (40 m²) avec un toit de tuiles, composé de trois chambres communicantes, une toilette et un lavabo. L’accès à l’éclairage artificiel et la lumière naturelle est appropriée et la ventilation est suffisante. En règle générale, les migrants en situation irrégulière ne sont détenus dans cet établissement que le temps nécessaire pour le traitement de leur cas (enregistrement des données personnelles, prise des empreintes digitales, examen médical à l’hôpital), ce qui prend généralement quelques heures; par la suite, ils sont transférés au centre de rétention spécial pour les étrangers situé en dehors de la ville. (...) » Suite à sa visite en Grèce du 19 au 27 janvier 2011, le CPT relevait dans son rapport publié le 10 janvier 2012 que les conditions de détention au centre de rétention de Tychero étaient mauvaises. Au temps de la visite, il y avait 139 personnes détenues et cent environ étaient « entassées » dans une chambre de 35 m2. L’annexe avec trois toilettes et une douche n’avait pas de lumière et était en état crasseux. Dans sa déclaration publique du 15 mars 2011, faite en vertu de l’article 10 § 2 de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants, le CPT relevait ce qui suit : « Les rapports relatifs aux visites de 2005, 2007, 2008 et 2009 brossent tous un tableau similaire des très mauvaises conditions dans lesquelles les étrangers en situation irrégulière étaient retenus dans les commissariats de police et dans d’autres locaux inadaptés, souvent des entrepôts désaffectés, pour des périodes pouvant aller jusqu’à six mois, voire pour des périodes encore plus longues, sans aucune possibilité de faire de l’exercice en plein air ni de s’adonner à des activités et sans bénéficier de soins de santé adéquats. Les recommandations visant à améliorer la situation ont continué cependant d’être ignorées. Bien que des étrangers en situation irrégulière soient arrivés en Grèce en nombres importants par ses frontières terrestres et maritimes orientales pendant plusieurs années, aucune mesure n’a été prise afin d’adopter une approche coordonnée et acceptable concernant leur rétention et leur prise en charge. (...) Malheureusement, les constatations faites pendant la récente visite du CPT en Grèce, en janvier 2011, ont montré que les informations fournies par les autorités n’étaient pas fiables. Les établissements de police et des gardes-frontière abritaient un nombre sans cesse plus important d’étrangers en situation irrégulière dans des conditions bien pires encore. (...) » Le rapport d’Amnesty International Un rapport publié en 2010 en anglais par Amnesty International et intitulé « Grèce : des immigrés irréguliers et des demandeurs d’asile régulièrement détenus dans des conditions déficientes », constate qu’en Grèce la détention des immigrés irréguliers est appliquée sans avoir égard à la proportionnalité de la mesure et sans être employée comme une mesure de dernier ressort. En ce qui concerne le centre de rétention de Mersinidi à Chios le rapport affirme notamment ce qui suit (page 36) : « 5.1.1. Lors de la visite d’Amnesty International en septembre 2009, plusieurs familles avec enfants (beaucoup d’eux très jeunes), quatre mineurs non accompagnés et une femme enceinte étaient détenus dans le centre. (...) Les délégués d’Amnesty International ont constaté que trois familles avec de jeunes enfants (au total quinze personnes) dormaient dans un dortoir conçu pour huit personnes. Ils ont également vu des personnes dormir sur des matelas à même le sol. Des parents ont dit aux délégués qu’ils avaient rarement accès à du lait pour leurs enfants. Des produits d’hygiène personnelle, tels que du shampooing et des savons, n’étaient pas fournis par les autorités. Les détenus devaient passer une commande et payer pour ces produits qui étaient achetés par le personnel du centre de rétention. (...) » Les textes du Rapporteur spécial des Nations unies Le Rapporteur spécial des Nations unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, M. Manfred Nowak, a effectué une visite en Grèce du 10 au 20 octobre 2010. En ce qui concerne le centre de rétention de Mersinidi à Chios, il a noté dans sa déclaration datée du 20 octobre 2010 qu’en raison de la baisse récente des arrestations de migrants en situation irrégulière sur les îles grecques, les conditions de détention à Mersinidi, à part quelques défauts, pouvaient être décrites comme adéquates. Dans son rapport daté du 4 mars 2011, M. Manfred Nowak, a affirmé ce qui suit sur le sujet des conditions de détention de migrants en situation irrégulière en Grèce : « Un exemple positif est le centre de rétention de [Mersinidi] à Chios, où le directeur, employé par la préfecture, prenait de manière adéquate soin des détenus. En raison de la baisse de l’immigration par voie de la mer méditerranéenne, le centre n’était plus surpeuplé. Les détenus pouvaient accéder à l’extérieur, les cellules étaient propres et bien équipées, et leurs besoins les plus élémentaires étaient suffisamment pris en charge. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1966 et réside à Brno. Le 29 mai 2006, il fut formellement accusé par le procureur municipal de Brno d’avoir, au moins au cours de la période comprise entre l’année 2000 et le 8 février 2006, itérativement maltraité son épouse physiquement et psychologiquement lorsqu’il était en état d’ébriété. Il était accusé de l’avoir agressée verbalement, de l’avoir frappée à la tête avec la main et le poing, de l’avoir giflée, de l’avoir prise à la gorge, d’avoir tenté de l’étrangler, de l’avoir jetée contre les meubles ou au sol, de l’avoir poussée dans les escaliers et de lui avoir donné des coups de pied. Il était aussi accusé d’avoir battu les enfants, d’avoir dilapidé l’argent de la famille dans des machines à sous et d’avoir cassé la vaisselle. Il aurait ainsi causé des hématomes, des contusions et une fracture du nez à son épouse, ce qui aurait obligé celle-ci à consulter un médecin le 26 juin 2000, le 18 juillet 2003 et le 8 février 2006, à la suite d’agressions commises respectivement le 24 juin 2000, le 17 juillet 2003 et le 8 février 2006. Il aurait cherché à détruire son épouse psychologiquement afin de s’assurer une emprise sur elle. Selon le procureur, le requérant s’était ainsi rendu coupable de l’infraction pénale « continue » (trvající trestný čin) de maltraitance sur personne vivant sous le même toit, au sens de l’article 215a §§ 1 et 2 b) du code pénal tchèque (« le code pénal »), ses agissements antérieurs à l’introduction de cette infraction le 1er juin 2004 étant constitutifs de violences contre un individu ou un groupe d’individus, délit prévu par l’article 197a du code pénal, et de coups et blessures, délit prévu par l’article 221 du code pénal. Le 18 avril 2007, le tribunal municipal de Brno jugea le requérant coupable de maltraitance sur personne vivant sous le même toit, infraction qu’il avait commise au moins au cours de la période comprise entre l’année 2000 et le 8 février 2006 de la manière indiquée dans l’acte d’accusation, lequel précisait aussi que les sévices étaient répétés. Il le condamna à une peine de deux ans et demi de prison avec sursis, assortie d’un délai d’épreuve de cinq ans, et lui imposa une surveillance et un traitement antialcoolique. Le tribunal fonda son verdict sur les dépositions du requérant, de la victime (son épouse) et de plusieurs témoins, dont les deux enfants du couple, qui avaient signalé parmi d’autres incidents dix cas où le requérant avait insulté verbalement son épouse, quatre cas où il l’avait attrapée par les bras avant de tenter de l’étrangler et des agressions verbales et/ou physiques qu’il lui faisait subir tous les mois, et il prit en considération des pièces écrites et des expertises. Il tint compte aussi des aveux du requérant, qui avait reconnu l’existence de disputes et de violences physiques dans sa relation avec son épouse et avait admis en particulier avoir parfois donné des gifles et des coups de poing à celle-ci. Retenant la qualification de maltraitance sur personne vivant sous le même toit, au sens de l’article 215a §§ 1 et 2 b) du code pénal tel qu’en vigueur depuis le 1er juin 2004, le tribunal estima que cette qualification s’étendait aussi aux méfaits commis par l’intéressé avant cette date puisqu’au moment de leur perpétration ils étaient constitutifs au moins de l’infraction de violences contre un individu ou un groupe d’individus, prévue par l’article 197a du code pénal. Il considéra enfin que, compte tenu de la durée des agissements en question, l’infraction commise en l’espèce revêtait un degré de dangerosité assez élevé justifiant une peine allant de deux à huit ans de prison en vertu du paragraphe 2 de l’article 215a du code pénal. Eu égard à certaines circonstances atténuantes, notamment les aveux du requérant et son casier judiciaire vierge, il lui infligea une peine d’emprisonnement proche de la durée minimale, assortie d’un sursis. Le requérant saisit le tribunal régional de Brno d’un appel dans lequel il contestait l’établissement des faits auquel s’était livré le tribunal municipal et l’appréciation, unilatérale selon lui, des preuves qu’il avait faite. Le 6 septembre 2007, le tribunal le débouta de son recours. Il ne constata aucun vice dans la procédure antérieure et estima conforme aux dispositions du code pénal la qualification donnée aux agissements de l’intéressé. Le 21 février 2008, la Cour suprême rejeta pour défaut manifeste de fondement le pourvoi en cassation formé par le requérant. Celui-ci soutenait que le juge du fond avait étendu l’application de l’article 215a du code pénal aux actes qu’il avait commis avant le 1er juin 2004, alors que l’infraction de maltraitance n’existait pas encore en droit interne. Sur ce point, se référant à sa décision no Tzn 12/93 du 8 décembre 1993, la Cour suprême déclara que lorsqu’il y avait, comme en l’espèce, « continuation de l’infraction pénale » (pokračování v trestném činu), celle-ci étant réputée constitutive d’un seul et même acte, la qualification pénale devait s’apprécier à l’aune de la loi en vigueur à la date de la dernière des manifestations de l’infraction. Elle dit que cette loi s’appliquait donc même aux faits commis avant son entrée en vigueur pourvu que ceux-ci fussent pénalement réprimés par la loi antérieure. En l’occurrence, elle considéra que les agissements auxquels le requérant s’était livré avant la modification du code pénal intervenue le 1er juin 2004 étaient au moins constitutifs d’une infraction visée par les articles 197a ou 221 § 1 du code pénal. Elle conclut en outre, au vu du dossier, que les agissements de l’accusé tels qu’exposés dans le dispositif du jugement de première instance réunissaient tous les éléments légaux de l’infraction de maltraitance sur personne vivant sous un même toit, au sens de l’article 215a §§ 1 et 2 b) du code pénal. Sur la question de la continuation de l’infraction, elle releva que la maltraitance s’analysait ellemême en un mauvais traitement caractérisé par une certaine durée. Elle estima que, pour être considérée comme s’étant inscrite dans la durée, cette infraction devait avoir été commise sur une période de plusieurs mois. Le requérant ayant perpétré l’infraction au moins au cours de la période comprise entre l’année 2000 et le 8 février 2006, c’est-à-dire sur une période de plusieurs années, elle jugea que les agissements de celui-ci satisfaisaient manifestement à l’élément matériel de continuation de l’infraction de maltraitance, au sens de l’article 215a § 2b) du code pénal. Le 10 juin 2008, la Cour constitutionnelle rejeta pour défaut manifeste de fondement le recours constitutionnel du requérant, qui s’était plaint d’un manque d’équité de la procédure et d’une application rétroactive du code pénal à son détriment. Se référant à la décision attaquée de la Cour suprême ainsi qu’à la jurisprudence pertinente de celle-ci, elle jugea que les décisions rendues par les tribunaux en l’espèce étaient logiques et cohérentes et n’avaient pas donné à la loi une application rétroactive prohibée par la Constitution. Ayant commis une autre infraction pendant le délai d’épreuve et ne s’étant pas soumis à un traitement antialcoolique, le requérant fut contraint d’exécuter la peine de prison prononcée par le jugement du 18 avril 2007. Il commença à la purger le 3 janvier 2011. D’après le Gouvernement, il bénéficia d’une mise en liberté conditionnelle le 17 mai 2012. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Le code pénal (loi no 140/1961, telle qu’en vigueur jusqu’au 31 décembre 2009) Aux termes de l’article 16 § 1, la nature pénale d’un fait s’appréciait à l’aune de la loi en vigueur à la date de sa commission. Une loi postérieure ne s’appliquait que si elle était plus favorable à l’auteur de l’infraction. L’article 34k énonçait qu’un tribunal prononçant une peine devait considérer comme une circonstance aggravante notamment le fait que le coupable avait commis plusieurs infractions. L’article 35 § 1 disposait que lorsqu’un tribunal reconnaissait une personne coupable de plusieurs infractions, la confusion des peines (úhrnný trest) devait être ordonnée et une peine unique fixée sur la base de la disposition légale réprimant la plus grave des infractions. En cas de différences quant à la durée des peines d’emprisonnement minimales, la plus longue de celles-ci était retenue aux fins de la détermination de la durée minimale de cette peine unique. L’article 67 § 1 d) prévoyait que la responsabilité pénale pour une infraction emportant une peine d’emprisonnement d’une durée maximale inférieure à trois ans se prescrivait à l’expiration d’un délai de trois ans. Les paragraphes 3 et 4 de ce même article précisaient que ce délai était interrompu et recommençait à courir a) en cas d’inculpation de l’auteur de l’infraction en question ou d’adoption de toute mesure y faisant suite (par exemple un acte d’accusation délivré par le parquet, une citation à comparaître, etc.) en vue de poursuites pénales contre lui ou b) en cas de perpétration par l’intéressé, pendant ce délai, d’une nouvelle infraction punissable d’une peine identique ou plus lourde. Aux termes de l’article 89 § 3, inséré dans le code pénal par la loi no 290/1993, entrée en vigueur le 1er janvier 1994, la continuation d’une infraction pénale (pokračování v trestném činu) s’entendait de l’accomplissement de plusieurs faits distincts (jednotlivé dílčí útoky) mus par le même but, réunissant chacun les éléments d’une même infraction et présentant un lien parce que exécutés d’une manière identique ou similaire, proches dans le temps et poursuivant le même objet. L’article 197a punissait d’une peine d’emprisonnement de un an au plus ou d’une amende quiconque menaçait de tuer une autre personne ou de lui faire subir un préjudice corporel ou un autre dommage grave, d’une manière le lui faisant raisonnablement craindre. Le paragraphe 1 de l’article 215a, introduit le 1er juin 2004, punissait d’une peine d’emprisonnement de trois ans au plus quiconque maltraitait un membre de sa famille ou une autre personne vivant sous le même toit. Le paragraphe 2 disposait que l’auteur de cette infraction était passible d’une peine de deux à huit ans d’emprisonnement a) si ses agissements étaient particulièrement brutaux ou si l’infraction était commise contre plusieurs personnes ou b) si ses agissements s’étendaient sur une longue durée. Le rapport explicatif pertinent précisait que l’introduction de la disposition ci-dessus avait pour but de remédier à l’absence de législation spéciale en la matière, les règles pénales de droit commun applicables ne permettant la répression que des seuls faits de violence domestique physique les plus graves (par exemple les infractions prévues par les articles 197a ou 221, c’est-à-dire, selon la pratique judiciaire, celles entraînant une incapacité de travail d’une durée d’au moins sept jours, ce qui était rare dans les cas de violences domestiques). Il ajoutait que la nouvelle disposition ne posait pas comme condition l’existence de violences physiques ou de séquelles sur la santé de la victime, et qu’elle visait à aplanir les difficultés que posaient pour le parquet les particularités de la violence domestique. Le rapport indiquait que la notion de « maltraitance » n’était pas nouvelle, car il existait déjà une infraction de maltraitance sur personne à charge. Selon l’interprétation qui en avait été donnée, cette dernière infraction s’analysait en un mauvais traitement persistant caractérisé par un degré particulièrement élevé de cruauté et d’indifférence, et considéré par la victime comme un tort grave. Il ne s’agissait pas forcément d’un comportement systématique ou s’étendant sur une longue durée. L’article 221 § 1 disposait que l’infraction de coups et blessures intentionnels emportait une peine d’emprisonnement de deux ans au plus. Le paragraphe 2 prévoyait une peine d’emprisonnement de un à cinq ans notamment lorsque l’auteur de l’infraction causait à la victime un préjudice corporel grave, et le paragraphe 3 une peine d’emprisonnement de trois à huit ans lorsque les agissements de l’auteur de l’infraction entraînaient la mort. B. La doctrine et la jurisprudence de la Cour suprême D’après la doctrine tchèque, la continuation d’une infraction pénale, c’est-à-dire une infraction « continuée » (pokračování v trestném činu), s’analyse en un seul et même acte ; si l’une des conditions posées à l’article 89 § 3 du code pénal fait défaut, l’infraction en question est dite répétitive. Selon la jurisprudence bien établie de la Cour suprême (décisions nos 3 Tz 155/2000, 3 Tdo 1115/2003, 6 Tdo 1314/2003, 11 Tdo 272/2007, 6 Tdo 181/2012, 11 Tdo 258/2012 et 6 Tdo 1553/2012), une infraction continuée est réputée prendre fin à la date de sa dernière manifestation. Le Gouvernement cite également les décisions publiées dans le Recueil des décisions et avis judiciaires sous les nos 103/1953, 44/1970, 7/1994, ainsi que la décision de la Cour suprême no 5 Tdo 593/2005. Il découle de cette jurisprudence que, lorsque la législation applicable change au cours d’une période sur laquelle s’étend une infraction continuée, celle-ci passe pour être régie par la nouvelle loi, à condition qu’au moins certains des faits concernés aient été commis après l’entrée en vigueur de cette loi et que, à la date de leur perpétration, les faits antérieurs à l’entrée en vigueur de cette loi fussent constitutifs d’une infraction (décision no Tzn 12/93 de la Cour suprême), même passible d’une peine moins lourde. Par son arrêt no 11 Tdo 272/2007 du 27 août 2007 adopté dans une affaire similaire du point de vue des faits, la Cour suprême annula les décisions rendues par les juridictions inférieures qui avaient reconnu l’accusé coupable de deux infractions pénales (l’une de violences contre un individu, au sens de l’article 197a du code pénal, commise avant le 1er juin 2004, l’autre de maltraitance sur personne vivant sous le même toit, commise après cette date) et lui avaient infligé deux ans et six mois d’emprisonnement, toutes peines confondues. Elle jugea erronée cette interprétation des tribunaux qui distinguaient les faits commis avant et ceux commis après l’entrée en vigueur de l’article 215a du code pénal, la situation s’analysant selon elle en une infraction continuée. Elle confirma néanmoins la peine, déclarant en particulier : « La question est de savoir si une infraction pénale continuée peut, sans violer les dispositions de l’article 16 § 1 du code pénal, englober des faits dont certains ont été perpétrés avant et d’autres après l’entrée en vigueur des règles pénales applicables (...) S’agissant de la continuation d’une infraction qui, d’un point de vue matériel, s’analyse en un seul et même acte [skutek], la date de sa perpétration est réputée être celle de la dernière de ses manifestations (qui forme une unité avec les manifestations précédentes). La continuation d’une infraction s’apprécie donc à l’aune de la nouvelle loi, fût-elle plus sévère, telle qu’en vigueur à la date où l’infraction s’achève, quand bien même certaines de ses manifestations (quelle qu’en soit l’ampleur) relèveraient du champ d’application temporel de règles pénales antérieures plus favorables à l’auteur de l’infraction. Cette conclusion va dans le sens de la jurisprudence existante, selon laquelle une infraction continuée est réputée commise sous l’empire de la nouvelle loi (postérieure) pourvu qu’au moins certaines de ses manifestations (c’est-à-dire des faits distincts) soient postérieures à l’entrée en vigueur de cette loi. Cette infraction est donc réputée commise dans son intégralité sous l’empire de la nouvelle loi, postérieure (...), à condition que les agissements en cause fussent aussi punissables en vertu de la loi antérieure. » Pour ce qui est de l’application de l’article 89 § 3 du code pénal dans le cas précis de faits relevant des articles 197a, 215a et 221 du même code ou d’agissements comparables, le Gouvernement renvoie également aux décisions de la Cour suprême nos 3 Tdo 1431/2006 du 10 janvier 2007, 6 Tdo 548/2008 du 28 mai 2008 et 7 Tdo 415/2013 du 21 mai 2013. La Cour suprême a confirmé dans ces décisions que la notion de lien de proximité temporelle n’était pas précisément définie et que chaque cas d’espèce appelait dès lors un examen global de l’ensemble de ses circonstances et des critères formels pertinents énoncés à l’article 89 § 3. Elle a ajouté que les éléments constitutifs d’une infraction pouvaient être réunis de différentes façons et que l’infraction n’avait donc pas à être toujours exécutée de la même manière, pourvu que les faits eussent porté atteinte au même bien juridique. III. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT COMPARÉ ET DE DROIT INTERNATIONAL A. Terminologie Il découle de l’analyse des systèmes juridiques des États contractants qu’il y a lieu de distinguer entre deux cas de figure, le second étant celui à retenir en l’espèce : a) une infraction pénale « continue » (trvající trestný čin, continuing offence, Dauerdelikt, reato permanente), qui se définit par une action (ou une omission) s’étendant sur une certaine durée, par exemple le fait d’assister et d’héberger des membres d’une organisation illégale, situation dont la Cour a connu comme dans l’affaire Ecer et Zeyrek c. Turquie (nos 29295/95 et 29363/95, CEDH 2001II) ; et b) une infraction pénale « continuée » (pokračující trestný čin, continuous offence, Fortgesetzte Handlung, reato continuato), qui s’entend d’une action consistant en plusieurs faits réunissant tous les éléments de la même infraction (ou d’une infraction similaire) commise sur une certaine durée, par exemple la dissimulation intentionnelle, persistante et importante de revenus imposables dont il était question dans l’affaire Veeber c. Estonie (no 2) (no 45771/99, CEDH 2003I). De plus, en cas de pluralité d’infractions, les États contractants prévoient plusieurs types de peine : a) des peines cumulées ou consécutives (consecutive/cumulative sentence) lorsqu’une peine distincte est infligée pour chaque infraction commise et que toutes les peines sont additionnées ou purgées l’une après l’autre ; b) des peines confondues ou des peines simultanées (úhrnný trest, concurrent sentence) lorsque l’auteur des infractions se voit infliger la peine la plus lourde conformément à la disposition légale réprimant la plus grave des infractions ou plusieurs peines à purger simultanément ; c) une peine globale ou d’ensemble (souhrnný trest, aggregate/consolidated/overall sentence), calculée d’après des méthodes qui varient selon qu’elle est infligée pour des infractions commises simultanément ou consécutivement ou qu’elle englobe d’autres peines imposées auparavant ; sa durée oscille en général entre celle de la somme de toutes les peines et celle de la peine la plus lourde. B. Droit comparé La notion d’infraction pénale continuée, telle qu’entendue dans la présente affaire, fut introduite en droit européen au Moyen Âge aux fins d’un adoucissement de la règle draconienne de droit romain quod criminae tot poenae, qui consacrait le cumul matériel de toutes les peines. Elle fut appréhendée de deux manières différentes tant par les auteurs que par les législateurs : selon une conception subjective ou selon une conception objective. D’après la conception subjective, dont on trouvait un exemple en Italie (article 81 du code pénal italien de 1930), une infraction pénale continuée était un groupe de faits unis par une seule et même intention, un seul et même dessein criminel. D’après la conception objective, développée principalement en Allemagne (voir, par exemple, l’article 110 du code pénal bavarois de 1813), l’infraction pénale continuée reposait sur l’intention répétée de son auteur de s’attaquer à un même objet ou bien juridique (Rechtsgut) ou à un objet ou bien juridique similaire. De surcroît, le fait que la répétition des actes délictueux et de l’intention criminelle était facilitée par les circonstances matérielles – entre autres, l’auteur de l’infraction, le lien de proximité temporelle et la nature du bien juridique touché – était considéré comme justifiant l’imposition d’une peine plus légère. Cette conception objective rencontra une adhésion aux quatre coins de l’Europe, et certains pays européens l’adoptèrent dans leur législation. Cependant, de manière à ne pas faire preuve de trop de clémence à l’égard des récidivistes, certains législateurs limitèrent l’application de cette notion à des catégories d’infractions précises. La recherche conduite par la Cour concernant l’ensemble des quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe confirme l’existence d’une tradition européenne consacrant la notion d’infraction pénale continuée dans sa conception objective. La vaste majorité d’entre eux ont de fait introduit cette notion dans leurs ordres juridiques, par le biais soit de dispositions légales expresses, soit de la doctrine et/ou de la pratique judiciaire. Sur la base de cette étude comparative, les États contractants se divisent en trois groupes distincts : a) trente États membres qui connaissent dans leur législation la notion d’infraction pénale continuée : Andorre (article 59 du code pénal), l’Arménie (article 21 § 2 du code pénal), la Belgique (article 65 § 1 du code pénal), la Bosnie-Herzégovine (article 54 § 2 du code pénal), la Bulgarie (article 26 du code pénal), la Croatie (article 52 du code pénal), l’Espagne (article 74 du code pénal), l’ex-République yougoslave de Macédoine (article 45 du code pénal), la Géorgie (article 14 du code pénal), la Grèce (article 98 § 1 du code pénal), la Hongrie (article 6 § 2 du code pénal), l’Italie (article 81 § 2 du code pénal, qui prévoit une infraction continuée stricto sensu), la Lettonie (article 23 du code pénal), Malte (article 18 du code pénal), la République de Moldova (article 29 du code pénal), le Monténégro (article 49 du code pénal), la Norvège (article 219 du code pénal, concernant les seules violences domestiques), les Pays-Bas (article 56 du code pénal), la Pologne (article 12 du code pénal), le Portugal (article 30 § 2 du code pénal), la République tchèque (article 89 § 3 du code pénal), la Roumanie (article 35 du nouveau code pénal), le Royaume-Uni (article 14.2(2) des règles de procédure pénale de 2013), Saint-Marin (article 50 du code pénal), la Serbie (article 61 du code pénal), la Slovaquie (article 122 § 10 du code pénal), la Slovénie (article 54 § 1 du code pénal), la Suède (article 4a du chapitre 4 du code pénal), la Turquie (article 43 du code pénal) et l’Ukraine (article 32 du code pénal) ; b) quatorze États membres qui connaissent la notion d’infraction pénale continuée dans la théorie du droit et dans la pratique : l’Albanie, l’Allemagne, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, le Danemark, l’Estonie, la France, l’Islande, le Liechtenstein, la Lituanie, le Luxembourg, Monaco, la Russie et la Suisse ; et c) trois États membres où n’est signalée ni dans la législation ni dans la théorie du droit l’existence de la notion d’infraction pénale continuée, telle qu’entendue en l’espèce : Chypre, la Finlande et l’Irlande. Les éléments de droit comparé dont dispose la Cour au sujet de l’existence d’une notion d’infraction pénale continuée (paragraphes 31-32 ci-dessus) indiquent une forte convergence entre les systèmes de droit nationaux des États membres du Conseil de l’Europe dans ce domaine particulier. Il apparaît en effet qu’il existe un large consensus issu d’une longue tradition européenne (paragraphe 30 ci-dessus) quant aux caractéristiques suivantes de l’infraction pénale continuée, l’unité en droit des faits en cause étant établie tant par des éléments objectifs (actus reus) que par des éléments subjectifs (mens rea) : a) l’auteur doit commettre un certain nombre de faits délictueux identiques, similaires ou différents contre le même bien juridique (legally protected interest, Rechtsgut, bene giuridico) et, souvent, lui et la victime doivent à chaque fois être les mêmes ; b) il doit y avoir au moins une similitude des modes opératoires des différents faits concernés (modus operandi) ou d’autres circonstances matérielles doivent unir ceux-ci comme un tout (actus reus) ; c) il doit exister entre chacun des faits un lien temporel, celui-ci devant s’apprécier au vu des circonstances de chaque cas d’espèce ; d) chacun des faits doit être mû par la même intention ou le même dessein criminels à chaque fois renouvelés (mens rea), même s’ils ne doivent pas tous être projetés ab initio ; e) chacun des faits doit réunir, explicitement ou implicitement, les éléments constitutifs de la ou des infraction(s) pénale(s) en cause. Il y a aussi une convergence de vues sur le principe voulant que la loi en vigueur à la date de cessation de l’activité délictueuse continuée s’applique aux faits antérieurs à cette loi, pourvu que ceux-ci satisfassent aux conditions de la nouvelle loi, et dans la plupart des pays également à celles de la loi antérieure. Dans la vaste majorité des États membres, tel est aussi le cas lorsque la nouvelle loi est plus sévère, le raisonnement étant qu’en persistant dans ses agissements après la modification de la loi, l’auteur de l’infraction a tacitement consenti à se voir infliger une peine plus lourde. Par ailleurs, dans l’ensemble des États membres, l’auteur d’une infraction pénale continuée est condamné à une peine unique. Lorsque les faits composant une infraction pénale continuée sont régis par plusieurs dispositions, c’est celle qui prévoit la peine la plus lourde qui s’applique. Enfin, la peine infligée pour une infraction pénale continuée est invariablement plus clémente que les peines cumulées, consécutives ou simultanées prononcées pour des infractions multiples. Au vu de ce qui précède, la Cour constate que la notion d’infraction pénale continuée est une solution législative et judiciaire communément retenue qui non seulement permet de réprimer certains agissements particuliers mais vise précisément à appliquer des règles plus clémentes de fixation des peines (voir, à titre de comparaison, l’arrêt Maktouf et Damjanović c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 2312/08 et 34179/08, § 70, CEDH 2013). On peut dire en effet que cette notion présente deux avantages pour l’auteur de l’infraction : a) il se voit infliger une peine unique et non des peines cumulées, consécutives ou simultanées pour plusieurs infractions ; et b) en cas d’adoption d’une nouvelle loi, il faut que les éléments constitutifs de l’infraction telle que définie par la nouvelle loi aient été réunis dès le début des agissements, c’est-à-dire aussi pour les faits antérieurs à l’entrée en vigueur de cette loi. C. Droit international La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, adoptée par le Comité des Ministres le 7 avril 2011 et entrée en vigueur le 1er août 2014 Cette convention, que la République tchèque n’a pas ratifiée, impose aux États qui y sont parties de tout faire pour lutter contre les violences faites aux femmes sous toutes leurs formes et de prendre des mesures afin de les prévenir, de protéger ses victimes et d’en poursuivre les auteurs. Elle énonce notamment ce qui suit : Article 46 – Circonstances aggravantes « Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires afin que les circonstances suivantes, pour autant qu’elles ne relèvent pas déjà des éléments constitutifs de l’infraction, puissent, conformément aux dispositions pertinentes de leur droit interne, être prises en compte en tant que circonstances aggravantes lors de la détermination des peines relatives aux infractions établies conformément à la présente Convention : (...) b. l’infraction, ou les infractions apparentées, ont été commises de manière répétée ; (...) » Le paragraphe 237 du rapport explicatif de ce traité indique : « La circonstance aggravante énoncée à l’alinéa b [de l’article 46] s’applique aux infractions commises de manière répétée. Elle englobe toutes les infractions établies par cette convention, ainsi que toutes les infractions connexes commises par la même personne plus d’une fois pendant une certaine période. Les rédacteurs ont décidé de souligner ainsi l’effet particulièrement dévastateur pour la victime soumise de manière réitérée à un même type d’actes criminels. Cette circonstance étant fréquente dans les situations de violence domestique, les rédacteurs ont cru judicieux d’exiger la possibilité pour les tribunaux d’imposer des peines plus lourdes. Il convient de noter que les faits de l’infraction de nature analogue ayant conduit à la condamnation du même auteur ne peuvent pas être considérés comme un acte répété au sens de l’alinéa b, mais constituent une circonstance aggravante spécifique en vertu de l’alinéa i. » La jurisprudence du Tribunal de l’Union européenne Dans l’arrêt qu’il a rendu en l’affaire Trelleborg Industrie SAS et Trelleborg AB c. Commission européenne (affaires jointes T-147/09 et T148/09), le Tribunal de l’Union européenne a traité de la distinction entre infractions pénales « continues » et infractions pénales « répétées ».
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Mustafa Tunç est né en 1946 et est décédé en 2006. Fecire et Yüksel Tunç, nés respectivement en 1952 et 1975, résident à Istanbul. Ils sont le père, la mère et le frère de Cihan Tunç, né le 20 novembre 1983 et décédé le 13 février 2004. A. La genèse de l’affaire Cihan Tunç rejoignit l’armée en août 2003 pour effectuer son service militaire obligatoire. Le rapport médical dressé avant son incorporation indique qu’il ne présentait aucune contre-indication à cet égard. Par ailleurs, on ne lui connaissait aucun trouble d’ordre psychologique ou problème particulier. À une date non précisée, Cihan Tunç obtint le grade de caporal. À l’issue d’une formation qui s’acheva le 31 novembre 2003, le diplôme de sergent lui fut décerné. Il fut ensuite affecté à la protection du site de la société pétrolière privée NV Turkse Perenco (« Perenco »), dont la gendarmerie centrale de Kocaköy assurait la sécurité. Le 13 février 2004, vers 5 h 50, il fut blessé par un tir d’arme à feu. Il faisait partie des gendarmes de garde et était en faction au poste de surveillance appelé « tour no 3 ». L’incident survint au poste de surveillance appelé « tour no 2 ». Cihan Tunç fut transporté à l’hôpital immédiatement après l’incident par le sergent A.A. et le soldat M.D., accompagnés du soldat M.S., dernière personne à avoir vu Cihan Tunç avant l’incident. Le décès de Cihan Tunç fut constaté peu après son arrivée à l’hôpital militaire de Diyarbakır. Le parquet militaire du 7ème corps de l’armée de terre, situé à Diyarbakır, fut informé immédiatement après l’incident et une enquête judiciaire fut ouverte d’office. Quelques heures après l’incident, un membre de ce parquet, le procureur militaire E.Ö. se rendit à l’hôpital où Cihan Tunç avait été admis et y fut rejoint, sur ses instructions, par une équipe d’experts en recherche criminelle de la gendarmerie nationale. En outre, il dépêcha une autre équipe sur les lieux de l’incident et demanda au procureur (civil) de Kocaköy de s’y rendre lui aussi afin de superviser les premières recherches et de prendre les mesures qui pouvaient se révéler nécessaires à la préservation des éléments de preuve. B. Les premières mesures d’instruction À l’hôpital À son arrivée à l’hôpital, le procureur militaire fit pratiquer, sous sa supervision, un examen externe et une autopsie de la dépouille. Plusieurs clichés du corps furent pris. Les vêtements du défunt lui furent retirés et furent soumis à des analyses en laboratoire qui devaient permettre de déterminer la distance de tir. Il fut procédé au relevé des empreintes digitales du défunt et de celles de M.S., qui était la dernière personne à avoir vu Cihan Tunç vivant et pouvait de ce fait être impliqué dans l’incident. En outre, on effectua des prélèvements sur leurs mains en vue de vérifier la présence de résidus de tir. Enfin, les poches du défunt furent vidées et un inventaire de leur contenu fut établi. Le procureur requit ensuite du médecin légiste L.E. qu’il examinât le corps dans le but de déterminer la cause de la mort et qu’il fît part de ses observations éventuelles sur les circonstances du décès. Le médecin légiste fit les constatations suivantes : la taille du corps était d’1,75 mètre ; l’orifice d’entrée de la balle, avec présence d’une collerette érosive, se situait sur la partie droite du cou, et l’orifice de sortie de 4 x 2 centimètres sur la partie gauche du dos, sous l’extrémité inférieure de l’omoplate. Le médecin légiste ne releva aucune trace de coups ou de violence sur le corps. Il indiqua que la mort était survenue à la suite d’une hémorragie due à une blessure par balle, et que celle-ci avait touché la trachée et le poumon gauche. Il mentionna en outre qu’il s’agissait probablement d’un tir à bout portant (yakın atış). Il se fonda à cet égard sur la présence de certains résidus. Dans son rapport, le passage pertinent sur ce point se lit ainsi : « On ne constate aucune coloration cutanée due à une brûlure ou à de la fumée sur la partie droite du visage ou sur la zone du cou. Seules des traces de poudre ont été observées sur la partie droite du visage, sur la courbe inférieure du menton. » L’ensemble de ces éléments furent consignés dans un document intitulé « Procès-verbal d’examen post mortem et d’autopsie ». Par ailleurs, le procureur militaire procéda à l’audition du soldat M.S. et du sergent A.A. (paragraphes 37 à 45 et 46 à 50 cidessous) qui étaient arrivés à l’hôpital à bord du véhicule ayant transporté le corps de Cihan Tunç. Sur le site de Perenco Parallèlement, une équipe d’experts du laboratoire d’analyses criminelles de la gendarmerie nationale de Diyarbakır et le procureur civil de Kocaköy se rendirent sur les lieux quelques heures après les faits, sur commission rogatoire du procureur militaire en charge de l’affaire. D’après le rapport du procureur de Kocaköy, le site disposait au total de six postes de surveillance : un mirador, appelé « tour haute », et cinq guérites. Le lieu où l’incident s’était produit était une construction de deux mètres sur deux, avec une hauteur sous plafond de 2,33 m et des ouvertures placées à 1,50 m du sol. Toujours selon le rapport, deux cartouches et une douille avaient été retrouvées à l’intérieur de la guérite, posée à même le sol en terre. Le plafond présentait un impact semblable à celui d’un tir. De petits débris de ciment provenant du plafond avaient été découverts sur le sol, également maculé d’importantes traces de sang. Le rapport mentionnait également qu’un examen sommaire de l’arme du défunt, un fusil de type G-3 qui avait été mis sous clé en attendant l’arrivée du procureur, avait permis d’affirmer que celle-ci avait été utilisée peu de temps auparavant. Selon le rapport, cette arme ainsi que celle du soldat M.S., un fusil MG-3 qui semblait ne pas avoir été utilisé, avaient été envoyées au laboratoire pour y être soumises à des analyses scientifiques. Enfin, le rapport précisait qu’on avait dressé un procès-verbal détaillé, dessiné deux croquis, pris des clichés photographiques et réalisé un enregistrement vidéo. C. Les mesures administratives Conformément à la pratique habituelle, une enquête administrative fut diligentée sur l’ordre du commandant départemental de la gendarmerie pour faire la lumière sur l’incident et en tirer toutes les conclusions afin que semblable incident ne se reproduisît pas. À une date non précisée, le corps du défunt, escorté par le sergent-chef V.Ç., fut envoyé à Ankara afin d’être transféré à Istanbul et remis à la famille. Il fut demandé à la direction départementale de la gendarmerie d’Istanbul de prendre contact avec celle-ci pour organiser l’enterrement. D. Les résultats des examens scientifiques Le 16 février 2004, le laboratoire d’analyses criminelles de la gendarmerie rendit son rapport d’expertise (rapport no 2004/90/chimique). Celui-ci indiquait que l’analyse, par la technique dite du « spectromètre d’absorption atomique », des prélèvements effectués sur les mains du défunt et sur celles de M.S. avait révélé la présence de plomb, de baryum et d’antimoine sur les mains du défunt, et de baryum et d’antimoine sur celles de M.S. Après avoir précisé que ces éléments étaient des résidus de décharge d’armes à feu, le rapport rappelait que les résidus de poudre contenaient des particules de taille micrométrique, que celles-ci passaient très facilement d’une surface à une autre et qu’une migration de ces résidus sur les mains, notamment au moment des premiers secours, était chose fréquente. Le rapport ajoutait que les examens effectués sur les vêtements de Cihan Tunç indiquaient qu’il avait été victime d’un tir à bout portant. Le 17 février 2004, le laboratoire d’analyses criminelles de la police nationale de Diyarbakır rendit lui aussi son rapport d’expertise (rapport no BLS-2004/464) à l’issue des examens balistiques effectués sur la douille et sur les deux armes retrouvées sur les lieux de l’incident. Les expertises indiquaient que les deux fusils fonctionnaient normalement et confirmaient que la douille retrouvée provenait de l’arme de Cihan Tunç. E. Les auditions Dans le cadre des investigations menées par le parquet militaire et de l’enquête interne de la gendarmerie, de nombreux militaires furent entendus le jour de l’incident. L’audition de M.S. Dans sa déposition devant le procureur militaire, M.S. déclara : « Cihan est arrivé dans la tour où j’étais de garde quinze à vingt minutes avant l’heure de la relève, car c’est là que la passation de garde devait se faire (...) Il m’a dit qu’il n’avait pas le moral. Quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu : « Laisse tomber, occupe-toi de tes affaires, de toute façon tu ne pourrais pas comprendre. » Sa réponse m’a énervé, j’ai eu le sentiment qu’il me prenait pour un idiot. J’ai allumé une cigarette et [Cihan] est entré dans la tour (...) il a commencé à jouer avec le levier d’armement de son fusil. Je suis entré et lui ai dit d’arrêter (...) Il m’a dit de m’occuper de mes affaires et d’aller fumer (...) Je suis alors sorti (...) J’étais à cinq ou six mètres de la tour lorsque j’ai entendu une détonation. Je me suis précipité à l’intérieur. [Cihan] gisait sur le sol (...) son fusil reposait sur sa main droite et le canon sur son épaule. J’ai enlevé le fusil et essayé de faire reprendre conscience [à Cihan] en le secouant, du sang a commencé à couler (...) Le sergent A.A. est arrivé [avec d’autres soldats] ». Aux questions posées par le procureur, M.S. répondit qu’il n’avait pas eu d’altercation ou de problème avec Cihan Tunç, ni lors de la garde ni auparavant. Il affirma qu’à aucun moment il n’avait tenté de lui prendre l’arme des mains. Il assura qu’il n’avait pas tiré sur son camarade. En réponse à une autre question, il indiqua que, lorsque Cihan Tunç avait chargé puis déchargé l’arme à plusieurs reprises, il avait vu les cartouches pleines être éjectées par le côté du fusil. Lors de son interrogatoire par l’enquêteur interne de la gendarmerie, il déclara : « Le sergent A.A. est passé vers 5 heures, durant sa ronde, pour faire un contrôle. Cihan Tunç est arrivé un peu plus tard, aux alentours de 5 h 50 (...) il est entré dans la guérite de la tour et a commencé à jouer avec son arme, il l’a chargée puis déchargée à trois ou quatre reprises, il a enlevé puis remis le chargeur. Je lui ai demandé d’arrêter et lui ai dit que nous serions tous les deux sanctionnés si un supérieur nous surprenait (...) Il s’est arrêté un moment. Je me tenais à sept ou huit mètres de lui. Ensuite, j’ai entendu deux ou trois fois le bruit du levier d’armement depuis l’extérieur puis celui de la détonation de l’arme (...) [Cihan] gisait au sol, l’arme sur sa poitrine. J’ai essayé de lui faire reprendre conscience. À ce moment-là, le sergent A.A. et les soldats qui devaient nous relever sont arrivés. Nous avons transporté Cihan près du conteneur puis nous l’avons emmené à l’hôpital de Diyarbakir dans une Renault appartenant à la société Perenco. (...) » A la question « comment expliquez-vous que deux cartouches ont été retrouvées sur les lieux de l’incident ? », M.S. répondit qu’il n’avait pas d’explication. Il ajouta qu’il s’agissait peut-être des cartouches qui étaient tombées au moment où Cihan Tunç chargeait et déchargeait l’arme. Répondant à une autre question, il indiqua qu’il ne pouvait pas dire si le chargeur se trouvait sur l’arme au moment de l’incident car il n’avait pas prêté attention à cela. L’enquêteur interrogea également M.S. sur la position de l’arme et sur celle de Cihan Tunç. Plus particulièrement, il demanda si celui-ci était assis ou debout pendant qu’il maniait son fusil. M.S. indiqua que, lorsqu’il était à l’intérieur de la cabine avec Cihan Tunç, celui-ci avait pointé l’arme vers le plafond et l’avait chargée, qu’il avait ensuite enlevé le chargeur puis actionné le levier pour faire sortir la cartouche chargée. Lorsqu’il était sorti de la guérite, il aurait vu Cihan Tunç s’asseoir sur une caisse de munitions. Toujours à l’extérieur, il aurait encore entendu deux fois le bruit du levier d’armement puis une détonation. Enfin, l’enquêteur interrogea M.S. sur l’endroit où se trouvaient les armes. D’après M.S., son propre fusil se trouvait sur la grille, à l’intérieur de la cabine, et le trépied en était replié. Quant à l’arme de Cihan, elle se serait trouvée sur sa poitrine. Dans ces deux dépositions, le lieu où l’incident s’est produit est désigné indifféremment par les termes « poste de surveillance no 4 » (4 no.lu nöbet mevzisi) ou « tour no 2 » (2 no.lu kule). Les autres auditions Dans sa déposition devant le procureur militaire, le sergent A.A. indiqua qu’il avait entendu un coup de feu et qu’il s’était précipité avec plusieurs soldats vers l’endroit d’où provenait la détonation. Ils auraient trouvé Cihan Tunç gisant au sol. Après avoir cherché à sentir le pouls du blessé, A.A. aurait ordonné que celui-ci fût transporté à la cantine puis à l’hôpital. Quant aux postes de surveillance, le sergent A.A. indiqua que seuls trois d’entre eux étaient utilisés. Il précisa que le premier poste était situé à l’entrée du site (nizamiye) et que le deuxième poste, appelé « tour basse », était, bien que situé en réalité en quatrième position à partir de l’entrée, aussi appelé « tour no 2 », car les deux postes qui le précédaient n’étaient pas utilisés. Quant au troisième poste, il était appelé « tour no 3 » ou « tour haute ». A.A. précisa en outre qu’à sa connaissance qu’il n’y avait aucun problème entre Cihan Tunç et M.S. En réponse à une question du procureur, il rapporta le récit que lui aurait fait M.S. au sujet des évènements, qui correspondait à la déposition faite par M.S. A.A. fit une déposition similaire devant l’enquêteur interne de la gendarmerie. Le capitaine S.D. et le sergent-chef C.Y. indiquèrent avoir été avertis de l’incident alors qu’ils se trouvaient à la caserne de Kocaköy. À leur arrivée sur le site, ils déclarèrent avoir très brièvement inspecté les lieux en se gardant de perturber la scène de l’incident. Ils auraient vu une douille vide et deux cartouches de fusil G-3, l’une par terre et l’autre sur la grille, et auraient également observé la présence de sang sur le sol. Le sergent A.K. fit devant l’enquêteur les déclarations suivantes : « Cihan était de garde au poste de surveillance no 2 (...) Lors de ma ronde, vers 5 h 15, (...) tout était normal. J’ai d’ailleurs échangé quelques mots avec Cihan qui était de garde à la tour haute (...) Lorsque je suis arrivé sur les lieux de l’incident, M.S. était en train d’essayer de relever Cihan. » Concernant la position du chargeur, le sergent A.K. précisa n’y avoir pas fait attention sur le moment. Il se souvint néanmoins que, après avoir porté Cihan jusqu’à la cantine, le soldat S.K. était allé chercher l’arme pour la lui remettre et qu’il avait alors remarqué que le chargeur n’était pas en place sur le fusil. A la question « comment se fait-il que l’incident ait eu lieu au poste de surveillance no 4, où était posté M.S., alors que Cihan Tunç avait été affecté à la tour haute ? », il répondit : « Je ne sais pas. Il est possible que Cihan ait quitté son poste pour venir là parce que la fin de la garde approchait. Lorsque j’ai fait ma ronde, vers 5 h 15, Cihan se trouvait à son poste à la tour haute. » Le soldat S.K. confirma la déclaration d’A.K. en indiquant que l’arme et le chargeur se trouvaient à l’intérieur de la guérite mais que le chargeur n’était pas monté sur l’arme. Le soldat E.C. déclara que, à son arrivée sur les lieux, M.S. tentait de relever Cihan Tunç. Il confirma lui aussi que le chargeur ne se trouvait pas sur l’arme. Les éléments additionnels suivants ressortent des autres dépositions. Cihan Tunç était arrivé une semaine auparavant dans l’unité de protection du site de Perenco, composée au total de seize personnes. Il n’avait pas de problème connu ni de différend avec les autres soldats. Au moment de l’incident, c’est le soldat S.S. qui était en faction au premier poste de surveillance situé à l’entrée du site. Après l’arrivée du sergent A.A. et des autres soldats sur les lieux de l’incident, M.S. fut envoyé chercher du secours à la cantine. F. Le rapport de l’enquête administrative Eu égard à l’absence de problème d’ordre familial, social ou psychologique du défunt, au fait qu’il se trouvait au poste de surveillance de l’un de ses camarades ainsi qu’à la position et à la distance (à bout portant) du tir, l’enquête conclut qu’il s’agissait d’un accident. L’éventualité d’un homicide semble toutefois avoir été envisagée au début de l’enquête. G. L’ordonnance de non-lieu Le 30 juin 2004, considérant qu’aucun élément ne permettait d’engager la responsabilité d’un tiers quant au décès de Cihan Tunç, le procureur rendit une ordonnance de non-lieu. Il y exposait tous les éléments recueillis au cours de l’enquête. Il concluait que le coup était parti alors que le jeune homme, buste plié, était penché vers la droite et que le canon de son fusil était dirigé vers son cou, ajoutant que cela permettait d’expliquer notamment l’impact de balle présent au plafond. L’ordonnance ne précisait cependant pas la raison pour laquelle le coup était parti soudainement. Le 16 juillet 2004, en réponse à une demande de l’avocate des requérants, le procureur adressa à celle-ci une lettre à laquelle était jointe une copie de l’ordonnance et dans laquelle il indiquait qu’en vertu de la loi relative à la profession d’avocat l’ensemble du dossier était à sa disposition et qu’elle pouvait l’examiner et se faire délivrer copie de toute pièce qu’elle jugerait utile d’obtenir. Par ailleurs, une copie de l’ordonnance de non-lieu fut notifiée en mains propres à Aysel Tunç, une sœur du défunt, le 27 juillet 2004. Les requérants firent opposition à cette ordonnance, alléguant que plusieurs zones d’ombre subsistaient quant aux circonstances du décès de Cihan Tunç. Ils soutinrent notamment que la trajectoire suivie par la balle n’avait pas été clairement définie. Ils ne mentionnèrent pas l’absence d’audition de M.D. ni le fait qu’aucune recherche d’empreintes digitales n’avait été réalisée sur l’arme. H. Le complément d’instruction et ses suites Le 14 octobre 2004, le tribunal militaire du 2ème corps d’armée aérien de Diyarbakır fit droit à l’opposition des requérants et ordonna au parquet de procéder à un complément d’instruction. Il considéra notamment que la trajectoire de la balle et la position de tir devaient être clairement établies à partir des points d’entrée et de sortie de la balle sur le corps ainsi que de l’impact de balle au plafond. Il précisa en outre qu’aucun motif plausible de suicide n’avait été identifié. Il ajouta que, au demeurant, la position du corps au moment du tir était inhabituelle pour un suicide. Enfin, il indiqua qu’aucune explication n’avait été fournie quant aux résidus de tir retrouvés sur les mains de M.S., la dernière personne à avoir vu Cihan Tunç avant l’incident. Le 24 novembre 2004, le procureur militaire se transporta sur le site de Perenco en compagnie de trois experts en recherche criminelle. Le groupe se rendit au poste de surveillance où l’incident s’était produit. Après examen de l’ensemble des pièces du dossier, il fut procédé à une reconstitution avec un individu d’une corpulence similaire à celle du défunt. Des mesures visant à la détermination de la trajectoire de la balle furent effectuées notamment à l’aide d’un fil tendu entre le point d’impact sur le plafond et le canon d’un fusil G-3. Des clichés photographiques furent réalisés. Les experts constatèrent que le sol était en béton alors que les procès-verbaux antérieurs faisaient état d’un sol en terre. D’après les renseignements fournis à ce sujet par les responsables du site, divers endroits, dont plusieurs chemins en terre, avaient, depuis l’incident, été ainsi cimentés dans le souci de préserver la propreté des tenues des soldats. Lors de cette opération, les sols n’avaient pas été surélevés. Ce point fut confirmé par les mesures qui établirent que la hauteur sous plafond était toujours de 2,33 mètres, comme au moment de l’incident. A la lumière de l’ensemble des éléments recueillis, les experts parvinrent à la conclusion suivante : au moment de l’incident, Cihan Tunç était assis ou accroupi et tenait son fusil de la main droite ; lorsqu’il avait tenté de se relever en s’appuyant sur son arme, alors que ses genoux étaient toujours pliés, sa main avait pressé la détente et le coup était parti. Au cours de sa visite sur le site, le procureur interrogea le soldat E.C. les autres soldats en poste au moment de l’incident ayant achevé leur service militaire. Celui-ci indiqua que, lorsqu’il était arrivé, M.S. était accroupi derrière Cihan Tunç, qu’il essayait de relever en le tenant sous les bras. L’ensemble de ces éléments furent consignés dans un procès-verbal daté du 24 novembre 2004. Le 8 décembre 2004, le procureur mit un terme aux investigations et renvoya le dossier au tribunal militaire, accompagné d’un rapport relatif au complément d’instruction demandé (rapport no 2004/632E.O), dans lequel il présentait les mesures prises et répondait aux insuffisances relevées par le tribunal. Concernant les traces sur les mains, il rappelait que le dossier contenait un rapport d’expertise indiquant que les résidus de tir étaient très volatils et qu’ils avaient pu migrer des vêtements ou des mains du défunt sur les mains de M.S. immédiatement après l’incident. Il ajoutait que plusieurs dépositions renforçaient d’ailleurs cette hypothèse dans la mesure où elles confirmaient que M.S. avait été en contact physique avec le défunt lorsqu’il avait tenté de le relever. Concernant l’observation du tribunal selon laquelle la position de tir ne correspondait guère à celle d’un individu ayant le dessein de se suicider et de son argument relatif à l’absence de mobile, le procureur précisait que l’ordonnance de non-lieu ne contenait aucun élément permettant d’affirmer qu’il s’agissait d’un suicide et que la thèse du suicide n’avait d’ailleurs pas été envisagée. Quant à la détermination de la trajectoire de la balle au regard de l’impact sur le plafond et des orifices d’entrée et de sortie du projectile sur le corps, le procureur indiquait que la thèse suivante avait été retenue : Cihan Tunç était assis sur une caisse de munitions et jouait avec le levier d’armement et le chargeur de son fusil ; alors qu’il tenait l’arme délestée de son chargeur en biais sur son côté droit, il s’était plié en avant et penché vers sa droite pour se relever en prenant appui sur le fusil, la main sur la partie de l’arme proche de la détente, et le coup était parti ; la balle était entrée par la droite de son cou et ressortie sous l’extrémité inférieure de l’omoplate gauche avant de percuter le plafond ; Cihan Tunç ne s’était donc pas suicidé, il avait été victime d’un accident. Le procureur ajoutait qu’il avait procédé à une reconstitution sur les lieux le 24 novembre 2004 afin de vérifier la crédibilité de cette thèse, eu égard aux points d’entrée et de sortie de la balle, au point d’impact sur le plafond et à la corpulence du défunt, et que les conclusions de la reconstitution confirmaient ce déroulement des faits. À ce rapport était joint le procès-verbal de reconstitution. Le 17 décembre 2004, le tribunal militaire rejeta l’opposition des requérants. Une lettre datée du 21 décembre 2004 fut adressée à l’avocate des requérants pour l’informer de cette décision. Ni la date d’envoi ni la date de réception de cette lettre n’apparaissent dans le dossier. Les requérants soutiennent que la lettre en question leur est parvenue fin décembre 2004. Le Gouvernement ne se prononce pas sur cette question. I. Le rapport d’expertise privée Les requérants ont produit un rapport d’expertise privé, réalisé à leur demande par un expert britannique, le docteur Allen M. Anscombe, et daté du 11 octobre 2005. Cet expert a rédigé son rapport en anglais, sur la base de l’examen d’un certain nombre de pièces du dossier traduites vers cette même langue. Les parties pertinentes en l’espèce de ce rapport se lisent comme suit: « Expert en médecine légale, je suis accrédité par la commission consultative pour la médecine légale du ministère de l’Intérieur (...). Aux fins de l’établissement du présent rapport, je me suis vu remettre des traductions en anglais de documents concernant Cihan Tunç, à savoir : Un rapport d’enquête et d’autopsie daté du 13 février 2004 ; Un rapport d’instruction préparatoire (document no 2004/632EO) intitulé « élargissement de l’enquête » ; Deux rapports d’expertise datés respectivement du 16 et du 17 février 2004 et portant les numéros de référence 2004/464 et 2004/90/chimique ; Trois photographies en couleurs de Cihan Tunç, dont une a été prise du vivant de l’intéressé. Les deux autres, sur lesquelles il semble se trouver dans un cercueil, ont été prises post mortem ; Un cliché d’un fusil G-3. (...) Le défunt a été conduit dans un hôpital militaire voisin. Une autopsie de son corps a été pratiquée le jour de son décès. Une telle promptitude est exemplaire. (...) Il apparaît que, au cours de l’examen initial du corps, celui-ci a été déshabillé et photographié, que des prélèvements ont été effectués pour être analysés dans un laboratoire médicolégal, que le contenu de ses poches a été répertorié, etc. Il apparaît que ces opérations ont été correctement réalisées et, en particulier, que les prélèvements effectués étaient judicieux compte tenu de la nature de l’incident. Le rapport [d’autopsie] indique que, à l’issue de ces opérations, un médecin – le docteur E. – a été « appelé », ce qui signifie pour moi qu’il n’a pu procéder à un premier examen du corps du défunt qu’à ce moment-là. Il serait très inquiétant que j’aie raison sur ce point car, en particulier lorsqu’il est confronté à un décès par balle, le médecin légiste doit obtenir autant d’informations que possible sur la scène de l’incident et l’état du défunt, ce qui implique qu’il puisse inspecter et examiner les vêtements de celui-ci dans l’état où ils se trouvaient au moment du décès. (...) Les autres observations auxquelles l’examen a donné lieu sont quelque peu succinctes et incomplètes. Par ailleurs, les principales conclusions de l’autopsie figurent dans le rapport. La conclusion à laquelle le rapport aboutit quant à la cause du décès est raisonnable au regard des constats opérés à l’occasion de l’autopsie (en d’autres termes, il n’existe aucune contradiction entre les constats opérés et les conclusions qui en ont été tirées). (...) Cihan Tunç présente une blessure d’entrée de balle au cou et une blessure de sortie derrière l’épaule gauche. Les clichés montrent que l’orifice d’entrée de la balle est d’une taille inférieure à l’orifice de sortie, et il est à mon avis impossible que le premier et le second aient été « intervertis ». Si l’on admet que la balle a traversé le corps de Cihan Tunç pour se loger dans le plafond, il faut à mon sens nécessairement en conclure que l’intéressé était penché au moment où l’arme a fait feu, sinon la balle n’aurait pas pu suivre cette trajectoire. Le rapport d’autopsie indique que des résidus de poudre non brûlée ont été retrouvés sur la partie droite du visage et sur la courbe inférieure du menton, mais qu’aucune coloration cutanée due à une brûlure ou à la fumée n’a été constatée. Cela prouve que la bouche de l’arme était proche du corps de Cihan Tunç sans pour autant le toucher. [La dispersion] des résidus de décharge dépend dans une certaine mesure du type d’arme et de munitions utilisées. Cela étant, la distance probable de tir (c’est-à-dire la distance entre la bouche du canon et le corps de l’intéressé) devait être comprise entre 15 et 30 cm. Selon mes informations, un fusil G-3 – l’arme que le défunt est supposé avoir utilisée – mesure 102,3 cm de longueur. La photographie dont je dispose montre que la distance entre la détente et la bouche du fusil correspond approximativement à deux tiers de la longueur du fusil. À supposer que, au moment de l’incident, Cihan Tunç ait été penché sur l’arme et qu’il ait eu le bras assez long, il a pu atteindre de justesse la détente (en tendant le doigt). Selon moi, il n’existe que deux autres hypothèses possibles : soit le fusil n’a pas fonctionné correctement et a fait feu accidentellement pour une raison ou pour une autre (par exemple en tombant au sol), soit quelqu’un d’autre a tiré avec cette arme. Mais cette dernière hypothèse suppose que cette personne était allongée sur le sol au moment de l’incident, qu’elle pointait l’arme vers le haut et que Cihan Tunç était penché sur la bouche du fusil, son cou en étant éloigné de 15 à 30 centimètres. L’autopsie n’a décelé aucun signe permettant de conclure que l’intéressé s’était battu. » J. L’arrêt de la Haute Cour administrative militaire Le 13 janvier 2005, l’avocate des requérants forma un recours de plein contentieux devant la Haute Cour administrative militaire tendant à l’obtention d’une indemnité pécuniaire en raison du décès de Cihan Tunç. Après le rejet de l’acte introductif d’instance pour un motif d’ordre procédural, une nouvelle demande fut introduite le 9 septembre 2005. Les requérants réclamèrent 3 500 livres turques (TRY) au titre du préjudice matériel et 3 000 TRY au titre du préjudice moral pour chacun des parents, ainsi que 1 000 TRY pour chacun des sept frères et sœurs du défunt. Le 9 octobre 2006, l’expert mandaté par la Haute Cour pour évaluer le préjudice matériel rendit son rapport. Il estima celui-ci à 721 TRY pour le père et à 8 779 TRY pour la mère du défunt. Les parties ne contestèrent pas cette évaluation. Le 10 janvier 2007, la haute juridiction fit partiellement droit aux prétentions des requérants. Elle constata que le décès trouvait sa cause dans une mauvaise manipulation du fusil de service. Elle estima que celle-ci dénotait une absence de formation suffisante au maniement des armes ainsi qu’une négligence dans la surveillance et la protection des appelés. En conséquence, le décès était selon elle partiellement imputable à une faute de service de l’administration. Prenant également en compte l’existence d’une faute imputable au défunt et précisant qu’elle était liée par la demande et qu’elle ne pouvait statuer ultra petita, la haute juridiction alloua les sommes suivantes : - 3 500 TRY au titre du préjudice matériel et 3 000 TRY au titre du préjudice moral à la mère du défunt - 400 TRY au titre du préjudice matériel et 1 000 TRY au titre du préjudice moral au père du défunt - 1 000 TRY au titre du préjudice moral à chacun des frères et sœurs du défunt. Ces sommes furent assorties d’intérêts moratoires à calculer sur la période allant de la date de l’incident au jour du paiement. Le 12 juin 2007, l’administration procéda au paiement de 23 500 TRY (environ 13 200 euros (EUR) à cette date) au service de l’exécution de Bakırköy qui avait été saisi par l’avocate des requérants. Les requérants affirment qu’ils n’étaient pas au courant de cette procédure devant la Haute Cour administrative militaire jusqu’à ce que le Gouvernement la mentionne et qu’aucune somme ne leur a été versée par leur avocate. K. L’aide financière versée par la fondation Mehmetçik Le 21 avril 2004, la fondation Mehmetçik, qui est une émanation des forces armées et dont l’un des buts principaux est de soutenir les familles des soldats décédés en service, octroya 4 916 700 000 anciennes livres turques (soit un peu plus de 3 000 euros à cette date) à la famille du défunt à titre de soutien matériel. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. L’indépendance des juges et procureurs militaires La justice militaire se compose de juges et de procureurs. Tout magistrat a vocation à être nommé au cours de sa carrière à des fonctions tant du siège que du parquet. Les termes « juge militaire » (askeri hâkim) utilisés dans les dispositions normatives relatives au statut de la magistrature couvrent en principe aussi bien les magistrats du siège que ceux du parquet. La Constitution Les dispositions de la Constitution pertinentes en l’espèce se lisent comme suit : Article 9 « Le pouvoir judiciaire est exercé au nom de la nation turque par des tribunaux indépendants. » Article 138 « Les juges sont indépendants dans l’exercice de leurs fonctions ; ils statuent selon leur intime conviction, conformément à la Constitution, à la loi et au droit. Aucun organe, aucune autorité, aucune instance ni aucun individu ne peut donner d’ordre ou d’instruction aux tribunaux ou aux juges dans l’exercice de leur pouvoir juridictionnel ni leur adresser de circulaire ou leur faire des recommandations ou des suggestions. » Article 139 « Les juges et procureurs sont inamovibles et ne peuvent être mis à la retraite avant l’âge prévu par la Constitution, à moins qu’ils n’y consentent ; ils ne peuvent être privés de leurs traitements, indemnités et autres droits relevant de leur statut, pas même en cas de suppression d’un tribunal ou d’un poste. » Article 145 « La justice militaire est assurée par les tribunaux militaires et les tribunaux de discipline militaire. Ces tribunaux sont chargés de statuer sur les affaires relatives aux infractions à caractère militaire commises par des militaires ou contre des militaires, ou commises dans le cadre du service militaire et des missions qui s’y rapportent. (...) Eu égard aux nécessités de la fonction militaire, la loi réglemente la création et le fonctionnement des organes de la juridiction militaire, les questions liées au statut des juges militaires, les relations des juges militaires assumant des fonctions de procureur militaire avec le commandement dans le ressort duquel se trouve le tribunal où ils exercent, l’indépendance des tribunaux et les garanties dont bénéficient les juges. » Les règles législatives pertinentes La loi no 357 relative aux « juges militaires » pose le principe de l’indépendance de la magistrature et reprend les termes des articles 138 et 139 de la Constitution. L’article 16 du même texte prévoit que les juges et procureurs militaires sont mutés par un décret signé par le ministre de la Défense et le Premier ministre et approuvé par le président de la République (« décret tripartite »). Il précise en outre les périodes dans la carrière des intéressés durant lesquelles les mutations ne peuvent avoir lieu. L’article 232 du code pénal en vigueur à l’époque des faits incriminait la tentative d’influencer, de donner des ordres ou d’excercer des pressions sur les juges. La peine prévue variait selon les circonstances entre six mois et cinq ans d’emprisonnement. Lorsque l’auteur de l’infraction était un fonctionnaire, la peine devait être assortie d’une interdiction d’exercer toute fonction publique. La même incrimination a été reprise par l’article 277 du nouveau code pénale qui érige en infraction « la tentative d’influencer les personnes exerçant une fonction judiciaire ». Toutefois, la loi no 357 prévoit la possibilité pour le ministre de la Défense d’ordonner à un procureur militaire qui aurait rendu un non-lieu de traduire le suspect devant le tribunal pour que celui-ci décide de son innocence ou de sa culpablité. La composition des tribunaux militaires L’article 2 de la loi no 353 relative aux tribunaux militaires, tel qu’applicable à l’époque des faits, se lisait ainsi : « Sauf dispositions contraires de la présente loi, les tribunaux militaires se composent de deux magistrats militaires et d’un officier (subay üye). » Les termes « et d’un officier » ont été annulés par la Cour constitutionnelle, statuant sur un recours en annulation, dans une décision du 7 mai 2009, publiée au Journal officiel le 7 octobre 2009. La Cour constitutionnelle a estimé que le juge officier, contrairement aux magistrats militaires, ne présentait pas toutes les garanties requises dans la mesure où il n’était pas dispensé de ses obligations militaires durant son mandat et qu’il était soumis à l’autorité de ses supérieurs. Par ailleurs, elle a jugé incompatible avec l’article 9 de la Constitution le fait qu’aucune disposition n’empêchait les autorités militaires de nommer un officier différent pour chaque affaire. À la suite de cet arrêt, la législation a été modifiée. L’article 2 de la loi no 353 se lit désormais comme suit : « Sauf dispositions contraires de la présente loi, les tribunaux militaires se composent de trois magistrats militaires. » L’appréciation des juges et procureurs militaires Selon l’article 12 de la loi no 357 relative aux « juges militaires » tel qu’en vigueur à l’époque des faits, la promotion, l’avancement et la prise d’échelon des « juges militaires » (aussi bien du siège que du parquet) étaient fonction de leurs fiches d’appréciation, et notamment de la « fiche d’appréciation professionnelle » (mesleki sicil belgesi) et de la « fiche d’appréciation d’officier » (subay sicil belgesi). Cette disposition prévoyait que, relativement à « la fiche d’appréciation d’officier », les juges et procureurs étaient soumis à l’appréciation du commandant de l’unité militaire au sein de laquelle se trouvait le tribunal. Elle indiquait également que les juges expérimentés étaient les appréciateurs directs des juges qui travaillaient avec eux et que les procureurs étaient les appréciateurs directs de leurs adjoints et substituts. Les compétences qui devaient faire l’objet de la « fiche d’appréciation officier » étaient décrites comme suit : « 1. L’apparence générale, la situation sociale et la capacité à représenter l’institution La conformité aux principes de justice et d’équité La conformité et la soumission aux règles de la discipline militaire Les connaissances professionnelles, les connaissances militaires de base et la culture générale L’esprit d’équipe et la capacité à former, à expliquer et à convaincre La vitalité, la résistance, la volonté et la persévérance Les facultés intellectuelles et la capacité à juger et décider La capacité à planifier, exécuter, suivre et surveiller les tâches La liberté et la créativité La capacité à diriger et le leadership » Par un arrêt du 8 octobre 2009, la Cour constitutionnelle jugea contraire au principe de l’indépendance des tribunaux (mahkemelerin bağımsızlığı) la justice une partie de ce dispositif et annula les dispositions de l’article 12 de la loi no 357 concernant la « fiche d’appréciation officier ». 100. La Cour constitutionnelle avait été saisie par voie d’exception d’inconstitutionnalité par la Haute Cour administrative militaire, dans le cadre de trois recours introduits par des magistrats militaires qui contestaient leur appréciation d’officier et en demandaient l’annulation. Les intéressés considéraient que même la simple éventualité qu’un haut gradé puisse être tenté d’exercer une influence indue sur les magistrats au travers de « la fiche d’appréciation officier » portait atteinte à l’apparence d’indépendance que la justice se devait de présenter. 101. La Cour constitutionnelle releva que les juges militaires étaient soumis à une notation des chambres militaires de la Cour de cassation appelées à exercer un contrôle sur leurs jugements. Elle constata que, si cette notation constituait leur appréciation professionnelle et visait à vérifier leur compétence, l’appréciation « administrative » (fiche d’appréciation officier) émanant des juges expérimentés et des officiers suscitait quant à elle des appréhensions quant au respect de l’exigence d’indépendance des tribunaux inscrite dans la Constitution. 102. Partant, selon la haute juridiction, ce dispositif était contraire à la Constitution et devait être annulé pour autant qu’il concernait les magistrats du siège. La Cour constitutionnelle estima en effet qu’il n’était pas nécessaire de statuer sur la conformité à la Constitution du système d’appréciation des procureurs, étant donné que la réponse à cette question n’était pas utile à la solution des affaires dont se trouvait saisie la Haute Cour administrative militaire. 103. L’arrêt fut publié au Journal officiel le 8 janvier 2010 et produisit ses effets le même jour. 104. Le 22 avril 2012, l’article 12 de la loi no 357 fut modifié de façon à mettre en conformité avec la Constitution l’appréciation des procureurs militaires. B. L’accès au dossier d’instruction des proches de la victime 105. L’article 2 de la loi sur la profession d’avocat en vigueur à l’époque des faits précise que les organes judiciaires, les services de police et les autres institutions publiques sont tenus de faciliter l’exercice des missions de l’avocat notamment en lui donnant accès, sous réserve de dispositions législatives contraires, aux documents et informations que ce dernier estime utiles. C. La gendarmerie 106. La gendarmerie est régie par la loi no 2803. Elle se définit comme une force armée placée sous la tutelle du ministère de l’Intérieur en ce qui concerne ses missions liées à la sûreté et la sécurité et sous celle de l’état-major des armées quant aux activités de formation et à ses missions militaires. Le commandant en chef de la gendarmerie est responsable devant le ministre de l’Intérieur (article 4 de la loi). 107. Les gendarmes assurent des missions administratives (relatives à la sécurité publique ou au maintien de l’ordre), des missions judiciaires (enquêtes judiciaires sous les formes prévues par le code de procédure pénale) ainsi que des missions militaires. 108. Ils exercent leurs missions administratives et judiciaires dans les zones rurales ou dans les zones ne disposant pas de structure de police nationale. 109. D’après le Gouvernement, la gendarmerie dispose d’un service de police technique et scientifique basé à Ankara et de trois laboratoires d’analyses criminelles régionaux. En outre, il existe des équipes techniques spécialisées dans les investigations criminelles dans 81 départements. 110. En vertu de l’article 97 de la loi régissant la procédure pénale devant les juridictions militaires, les enquêteurs de la gendarmerie sont placés sous l’autorité du procureur et sont tenus d’exécuter ses instructions.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le syndicat requérant fut créé en 1984 et constitue le syndicat majoritaire qui regroupe les ertzainas, fonctionnaires de la police du Pays basque qui exercent leurs fonctions dans le territoire de cette communauté autonome. En 2004, le syndicat requérant convoqua un mouvement de grève des ertzainas afin de contester la politique du département de l’Intérieur du Gouvernement de la communauté autonome du Pays basque relative aux conditions de travail des fonctionnaires. En particulier, le requérant prétendait à la signature d’un nouvel accord qui aurait remplacé celui de 1999, insuffisant à ses yeux quant aux exigences de sécurité. À titre d’exemple, le syndicat requérant demandait une augmentation du nombre de véhicules blindés et de gilets pare-balles, ou encore le respect systématique des protocoles de sécurité. Face à l’échec des négociations avec le département de l’Intérieur, le 28 mai 2004 le comité de direction du syndicat requérant sollicita auprès du département de la Justice, du Travail et de la Sécurité Sociale de la communauté autonome du Pays basque, l’autorisation d’organiser une grève des ertzainas les 13 et 30 juin 2004, s’appuyant sur l’article 28 § 2 de la Constitution. Le 10 juin 2004 ce département rejeta la demande au motif que l’article 6 § 8 de la Loi organique 2/1986, du 13 mars, des corps et forces de sécurité prévoyait que les membres des Forces et Corps de Sécurité de l’État ne pouvaient en aucun cas exercer le droit de grève. La décision de rejet considéra que la police autonome basque faisait partie des corps visés dans cette loi en application de la première disposition finale de ladite Loi organique. Le syndicat requérant interjeta un recours contentieux-administratif contre cette décision. Parallèlement, il souleva une question d’inconstitutionnalité à l’encontre de l’article 6 § 8 de la Loi organique, qui fut considérée comme non pertinente par une décision rendue le 8 juin 2005 par le juge contentieux-administratif no 1 de Bilbao. En particulier, le juge releva que : « La Constitution elle-même ne prévoit pas un droit syndical illimité. Il peut donc être sujet à des exceptions. (...). Ainsi, le fait que dans la loi organique [2/1986] le droit de grève ne soit pas automatiquement lié au droit syndical constitue un choix du législateur qui ne peut être contesté du point de vue du respect de l’article 28 §§ 1 et 2 de la Constitution. L’article 6 § 8 de la Loi organique 2/1986 ne présente pas d’éléments d’inconstitutionnalité, les limitations que cette loi prévoit pour les corps et forces de sécurité, y compris la police autonome basque, étant liées aux fonctions spécifiques attribuées par la loi à ce collectif ». Par un arrêt du 29 décembre 2005 le même juge contentieux-administratif rejeta le recours contentieux-administratif du requérant au motif que ses droits fondamentaux n’avaient pas été enfreints. Le juge renvoya pour le reste à la motivation de la décision du 8 juin 2005 et rappela le caractère spécifique des fonctions déférées par la loi à ce collectif. Le syndicat requérant fit appel. Le 11 septembre 2006 le Tribunal supérieur de justice du Pays basque rejeta le recours. Il considéra que : « (...) l’interdiction que les membres des Forces et Corps de Sécurité exercent le droit de grève ou des actions substitutives de ce droit, prévue par l’article 6 § 8 de la Loi organique 2/1986, ne constitue qu’une concrétisation, raisonnablement restrictive, du droit à la liberté syndicale ». Invoquant les articles 7 (reconnaissance du rôle des syndicats), 14 (interdiction de la discrimination) et 28 (droit à la liberté syndicale et à la grève) de la Constitution, le syndicat requérant forma un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel et réitéra sa question d’inconstitutionnalité à l’encontre de l’article 6 § 8 de la Loi organique 2/1986, du 13 mars, des corps et forces de sécurité. Par une décision du 23 mars 2009, la haute juridiction déclara le recours irrecevable au motif que l’article litigieux n’était pas contraire aux prévisions constitutionnelles sur le droit de grève ou l’interdiction de discrimination. En particulier, la haute juridiction nota que le droit de grève ne pouvait être conçu sans les limitations énoncées par l’article 28 § 1 lui-même pour les forces armées et les fonctionnaires publics, et les développements législatifs y afférents, également prévus par la disposition constitutionnelle. Dès lors, la loi organique 2/1986 ne constituait que la concrétisation législative de ces limitations. Dans la mesure où les prétentions du requérant étaient fondées sur l’illégalité de cette loi, le Tribunal constitutionnel rejeta le recours comme étant dépourvu de contenu constitutionnel. S’agissant du grief tiré de l’interdiction de la discrimination, la haute juridiction signala que les termes de comparaison fournis par le requérant n’étaient pas valables pour considérer qu’il y avait eu une atteinte au principe d’égalité. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution espagnole sont libellées comme suit : Article 14 « « Les Espagnols sont égaux devant la loi ; ils ne peuvent faire l’objet d’aucune discrimination pour des raisons de naissance, de race, de sexe, de religion, d’opinion ou pour n’importe quelle autre condition ou circonstance personnelle ou sociale ». Article 28 « 1. Le droit de se syndiquer librement est garanti pour tous. La loi pourra limiter ou exclure l’exercice de ce droit aux Forces ou Instituts armés ou aux autres Corps soumis à la discipline militaire. Elle réglementera les particularités de l’exercice de ce droit pour les fonctionnaires publics. La liberté syndicale englobe le droit à fonder des syndicats et à s’affilier à celui de son choix, ainsi que le droit des syndicats à former des confédérations et à fonder des organisations syndicales internationales ou à s’y affilier. Nul ne pourra être obligé de s’affilier à un syndicat. Le droit de grève des travailleurs pour la défense de leurs intérêts est garanti. La loi (...) établira les garanties (...) pour assurer le maintien des services essentiels de la communauté ». Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Loi organique nº 2/1986, du 13 mars des corps et forces de sécurité, énoncent ce qui suit : Article 6 § 8 « Les membres des Forces et Corps de Sécurité ne pourront en aucun cas exercer le droit de grève, ni des actions substitutives de ce droit ou concertées avec le but de perturber le fonctionnement normal des services. » Première disposition finale « (...) Les articles 5, 6, 7 et 8 [de la présente loi] (...) s’appliquent à la police autonome du Pays basque. (...) » Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Loi 4/1992, du 7 juillet, relative à la Police du Pays Basque, disposent comme suit : Article 25 « Les Corps qui composent la Police du Pays Basque sont des instituts armés à caractère civil et à structure hiérarchisée. Leurs membres auront le statut de fonctionnaires publics de l’Administration de la Communauté autonome ou de la ville respective et ils seront considérés comme des agents de l’autorité dans l’exercice de leurs fonctions et à tous les effets légaux ». III. LES TEXTES PERTINENTS ADOPTÉS PAR LES ORGANES COMPETENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Charte sociale européenne (révisée) sont libellées comme suit : Article 5 – Droit syndical « En vue de garantir ou de promouvoir la liberté pour les travailleurs et les employeurs de constituer des organisations locales, nationales ou internationales, pour la protection de leurs intérêts économiques et sociaux et d’adhérer à ces organisations, les Parties contractantes s’engagent à ce que la législation nationale ne porte pas atteinte, ni ne soit appliquée de manière à porter atteinte à cette liberté. La mesure dans laquelle les garanties prévues au présent article s’appliqueront à la police sera déterminée par la législation ou la réglementation nationale. Le principe de l’application de ces garanties aux membres des forces armées et la mesure dans laquelle elles s’appliqueraient à cette catégorie de personnes sont également déterminés par la législation ou la réglementation nationale. » La Recommandation (Rec (2001) 10) du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur le code européen d’éthique de la police, adoptée le 19 septembre 2001 énonce, dans ses parties pertinentes en l’espèce, ce qui suit : Article 32 du code « Les personnels de police doivent bénéficier, en tant que fonctionnaires, d’une gamme de droits sociaux et économiques aussi étendue que possible. Ils doivent en particulier bénéficier du droit syndical ou de participer à des instances représentatives, du droit de percevoir une rémunération appropriée, du droit à une couverture sociale et de mesures spécifiques de protection de la santé et de la sécurité tenant compte du caractère particulier du travail de la police ». Commentaire du Comité des Ministres Cet article concerne les droits sociaux et économiques qui sont garantis par la Charte sociale européenne, instrument complétant en la matière la Convention européenne des droits de l’homme. (...) La Charte sociale européenne (article 5) donne une interprétation spéciale du droit de se syndiquer dans le cas de la police, laissant à cet égard une marge d’appréciation aux États. Toutefois, selon la jurisprudence relative à la Charte, même s’il ne peut être question d’accorder à la police un droit illimité de se syndiquer, on ne saurait, sans violer la Charte, interdire aux fonctionnaires de police de créer leurs propres organisations représentatives. Le droit interne peut prévoir des organisations composées uniquement de policiers, comme cela est le cas dans certains États membres. Cela étant, l’interdiction totale du droit de grève pour la police n’est pas contraire à la Charte et à la jurisprudence s’y rapportant, et la présente Recommandation ne va pas plus loin. (...)
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants étaient tous détenus à la prison de Larissa à la date de l’introduction de la requête. A. Situation dénoncée par tous les requérants Tous les requérants dénoncent leurs conditions de détention à la prison de Larissa en raison : - du surpeuplement : ils sont placés dans des cellules de 25 m² avec douze ou treize autres détenus. Les cellules contiennent dix lits seulement et une toilette ; - du manque d’hygiène : aucun produit de nettoyage ne leur est fourni ; - du manque de chauffage suffisant, notamment pendant la période hivernale, du manque d’eau chaude, d’aération et d’eau potable ; - de la non séparation entre prévenus et condamnés, malades et bien portants, condamnés pour des crimes de sang et condamnés pour infractions économiques ; - de la nourriture insuffisante ; - de l’absence d’activités récréatives et de discrimination dans l’attribution de postes de travail. Le 17 juillet 2013, certains des requérants saisirent, en vertu de l’article 572 du code de procédure pénale, le procureur près le tribunal correctionnel de Larissa, responsable de la prison, pour demander l’amélioration de leurs conditions de détention, de manière à la rendre conforme à la Convention. Le requérant Attalidis fut détenu du 14 janvier 2010 au 16 mai 2013, date à laquelle il fut mis en liberté. Le requérant Alvanos fut détenu du 5 juin 2012 au 7 mai 2013, date à laquelle il fut aussi mis en liberté. B. Situation générale selon le Gouvernement Les détenus reçoivent à intervalles réguliers du papier hygiénique, du savon et des produits d’entretien. En raison de la crise économique actuelle et pour faire face aux restrictions budgétaires de la prison, le service social de la prison, en collaboration avec des organisations de charité, fournissent aux détenus indigents et étrangers des produits d’hygiène corporelle. Le Gouvernement affirme que des désinfections et des dératisations ont lieu régulièrement dans la prison par une entreprise extérieure et que le linge de lit est nettoyé à la laverie de la prison. Le Gouvernement fournit, à titre d’exemple, dix menus hebdomadaires prévus pour les détenus pendant la période d’incarcération du requérant et précise que l’eau potable dans la prison est la même que celle qui alimente la ville de Larissa. Pour leur divertissement, les détenus peuvent regarder la télévision ou faire du sport (basketball, football) et de l’exercice dans la cour de la prison ou dans la salle de sport qui est dotée d’équipements d’haltérophilie et d’un sac de boxe. En outre, au deuxième étage de chaque aile, il y a un tennis de table. C. Situation du requérant Rasho-Halijani selon le Gouvernement Le requérant Rasho-Halijani y est toujours détenu depuis le 6 mai 2010. Selon les informations fournies par le Gouvernement, ce requérant est placé, depuis le 20 juin 2011, dans l’aile D, réservée à ceux qui travaillent dans la prison, dans une chambrée de 221 m² avec 40 à 56 autres détenus. À côté de la chambrée, il y a une salle d’eau d’une surface de 23,56 m² équipée de plusieurs douches, toilettes et lavabos. Par conséquent, l’espace personnel du requérant variait de 3,43 m² à 4,81 m² en fonction du nombre total des détenus qui variait de 40 à 56. Le Gouvernement précise que la chambrée du requérant dispose de 28 lits superposés, une dizaine de tables, de tabourets, un réfrigérateur et un congélateur et plusieurs cintres. Il y a, en outre, un téléviseur pour chaque lit et une table de nuit par détenu. La chambrée est chauffée et l’eau chaude est disponible de 19 h à 19 h 30 et de 20 h 30 à 21 h en hiver et de 12 h à 13 h et de 20 h à 21 h en été. L’aération et la lumière naturelle dans la chambrée sont assurées par cinq fenêtres (mesurant chacune 1,55 m sur 1,65 m) et par une fenêtre dans la salle d’eau (de la même dimension). II. DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Pour le droit et la pratique internes pertinents, se référer à la décision Chatzivasiliadis c. Grèce (no 51618/12, §§ 17-21, 26 novembre 2013). III. LES CONSTATS DU COMITE POUR LA PREVENTION DE LA TORTURE ET DES PEINES OU TRAITEMENTS INHUMAINS OU DEGRADANTS (CPT) Dans son rapport du 5 juillet 2013, établi à la suite de sa visite du 4 au 16 avril 2013, le CPT relevait ce qui suit en ce qui concerne la prison de Larissa. La prison était constituée de cinq ailes et avait une capacité officielle de 600 détenus. À l’époque de la visite, elle accueillait 892 détenus. La surpopulation était apparente à travers l’ensemble de la prison. Les ailes A, B et C accueillaient entre 220 et 270 personnes chacune dans des cellules. Une cellule ordinaire avait une surface de 23 m² et était équipée de cinq lits superposés, une table et quelques chaises. Dans l’aile A, la délégation du CPT a constaté que dans certaines cellules séjournaient jusqu’à douze détenus et qu’en conséquence certains dormaient sur des matelas posés à même le sol ou à deux sur les lits. Un certain nombre de cellules étaient humides et avaient besoin de travaux d’entretien (peinture murale écaillée, vitres cassées) et plusieurs autres de réparations plus importantes. Chaque cellule disposait d’un espace supplémentaire de 5 m² contenant un WC, une douche et un robinet. L’aile D accueillait dans deux chambrées environ 135 détenus qui travaillaient ou sein de la prison ou qui avaient un certain âge. Les chambrées avaient des rangées de lits superposés, qui laissaient à chaque détenu un espace personnel de 3 m². À côté de chaque lit, il y avait une table et deux tabourets. La salle d’eau adjacente contenait six douches, six WC et quatre robinets. Toutefois, le CPT a constaté que les ailes de la prison étaient infestées d’insectes et de poux et que les conditions d’hygiène n’étaient pas satisfaisantes. Les détenus se sont aussi plaints auprès des représentants du CPT que les matelas et les couvertures fournis étaient sales, ce que ces derniers ont pu constater par eux-mêmes. Des produits d’hygiène corporelle n’étaient pas fournis ou alors fournis en quantité limitée, de sorte que les détenus étaient obligés de les acheter eux-mêmes au magasin de la prison ou demander à la famille ou des amis d’en apporter lors de leurs visites. Enfin, le chauffage était allumé pour des périodes très courtes pendant les mois d’hiver, ce qui obligeait les détenus à dormir avec leurs vêtements.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. L’origine des plaintes contre UBS SA Le requérant est né en 1960 et réside à Miami. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. Au cours de l’année 2008, l’administration fiscale américaine (l’Internal Revenue Service [IRS], à Washington) découvrit – essentiellement à partir d’une dénonciation émanant d’un exemployé de la banque UBS SA à Genève, ancien gestionnaire de patrimoine pour la clientèle privée nord-américaine – que des milliers de contribuables de nationalité américaine étaient titulaires auprès d’UBS de comptes bancaires non déclarés à leurs autorités nationales, ou bien ayants droit économiques vis-à-vis de tels comptes. Du fait du rôle qu’elle semblait avoir joué à cet égard, la banque fut mise devant le risque d’un procès pénal. Le 18 février 2009, un « accord sur la suspension de poursuites pénales » (deferred prosecution agreement, ou « DPA ») fut conclu entre UBS SA et le département de la Justice (DOJ) des États-Unis. La banque y reconnaissait avoir notamment permis à des contribuables américains, par le biais de comptes extraterritoriaux (off-shore), de dissimuler leur fortune et leurs revenus aux autorités fiscales américaines, et avoir rencontré et conseillé sur place, aux États-Unis, des clients qui n’avaient pas déclaré leurs comptes au fisc américain. L’abandon des poursuites était convenu en contrepartie du paiement d’une somme transactionnelle (settlement amount) de 780 millions de dollars américains (USD). Le 19 février 2009, l’IRS introduisit devant le même tribunal une procédure civile (dite John Doe summons, ou « JDS ») tendant à ce qu’il soit enjoint à UBS SA de livrer l’identité de ses 52 000 clients américains et un certain nombre de données sur les comptes dont ils étaient titulaires auprès d’elle. La Suisse ayant émis la crainte que le différend entre les autorités américaines et UBS n’engendre un conflit entre le droit suisse et le droit américain si l’IRS obtenait ces informations, la procédure civile fut suspendue dans la perspective d’une conciliation extrajudiciaire. Afin de permettre l’identification des contribuables concernés, le Conseil fédéral (gouvernement) de la Confédération suisse et les États-Unis d’Amérique (« les États-Unis ») conclurent le 19 août 2009 un « Accord concernant la demande de renseignements de l’Internal Revenue Service des États-Unis relative à la société de droit suisse UBS SA » (dit « Accord 09 » ; paragraphe 30 ci-dessous). Selon l’article premier de l’Accord 09, la Suisse s’engageait à traiter la demande d’entraide administrative des États-Unis concernant les clients américains d’UBS SA selon les critères établis dans l’annexe dudit accord et conformément, par ailleurs, à la Convention du 2 octobre 1996 entre la Suisse et les États-Unis en vue d’éviter les doubles impositions en matière d’impôts sur le revenu (CDI-US 96 ; paragraphe 29 ci-dessous). Sur la base desdits critères, les parties à l’Accord 09 estimaient que la demande d’entraide administrative portait sur « environ 4 450 comptes ouverts ou clos ». La Suisse s’engageait en outre à créer « une unité opérationnelle spéciale » permettant à l’Administration fédérale des contributions (AFC) suisse de rendre dans certains délais ses décisions finales dans le cadre de la demande d’entraide administrative. En contrepartie, l’accord prévoyait que les États-Unis et UBS SA présenteraient au tribunal américain du district sud de Floride une requête conjointe tendant au classement de la demande d’exécution du John Doe summons (voir l’article 3 de l’Accord 09 ; paragraphe 30 cidessous). Le 31 août 2009, l’IRS adressa à l’AFC une demande d’entraide administrative, en vue d’obtenir des informations sur les contribuables américains qui, dans la période comprise entre le 1er janvier 2001 et le 31 décembre 2008, avaient eu « le droit de signature ou un autre droit de disposer » des comptes bancaires « détenus, surveillés ou entretenus par une division d’UBS SA ou une de ses succursales ou filiales en Suisse ». Le 1er septembre 2009, l’AFC prit une décision imposant à UBS SA de fournir des renseignements au sens de l’ordonnance du 15 juin 1998 concernant la convention américano-suisse du 2 octobre 1996 sur la double imposition (CDI-US 96, voir paragraphe 29 ci-dessous). Elle décida d’ouvrir une procédure d’entraide administrative et demanda à UBS SA de fournir en particulier les dossiers complets des clients visés par l’annexe de l’Accord 09. Par un arrêt du 21 janvier 2010 (A-7789/2009), le Tribunal administratif fédéral (TAF) admit un recours contre une décision de l’AFC qui concernait, dans le cadre de l’annexe à l’Accord 09, une contestation relevant de la catégorie définie sous le point 2/A/b. Dans ses motifs, le TAF considéra : – que l’Accord 09 était un accord mutuel, qui devait rester à l’intérieur du cadre fixé par la convention dont il dépendait, à savoir la CDI-US 96 ; – qu’aux termes de cette dernière, l’entraide administrative était accordée en cas de fraude fiscale, mais pas en cas de soustraction à l’impôt (c’estàdire, de simple omission de déclarer un compte bancaire au fisc ; sur cette distinction en droit fiscal suisse, voir paragraphes 36 et 37 cidessous) ; – que, partant, la CDI-US 96 ne permettait l’échange d’informations qu’en cas de « fraude ou délit semblable » au sens du droit suisse, c’estàdire en cas d’escroquerie fiscale (soustraction à l’impôt par le biais d’un montage astucieux) ou d’usage de faux dans les titres ; – qu’au vu des obligations qu’il mettait à la charge de la Suisse, cet accord aurait dû revêtir la forme d’un traité international ratifié par le parlement fédéral suisse et être soumis à « référendum facultatif » ; – que, partant, la forme d’un simple accord amiable conclu par le Conseil fédéral seul était insuffisante. En conséquence, le Tribunal administratif fédéral invalida les décisions rendues par l’AFC sur la base de l’Accord 09. Avec l’entrée en force de cet arrêt du TAF du 21 janvier 2010, l’application de l’Accord 09 se trouvait remise en cause. En effet, sur les quelque 4 450 cas individuels visés par cet accord, environ 4 200 concernaient des cas de soustraction continue à l’impôt atteignant une ampleur importante. Or, de l’avis du gouvernement suisse, l’impossibilité de fournir une entraide administrative dans ces cas était de nature à mettre la Suisse en grande difficulté dans ses relations bilatérales avec les États-Unis. Le Conseil fédéral estima qu’il était probable que les États-Unis imposeraient des mesures compensatoires et qu’il fallait s’attendre, au minimum, à ce qu’ils réactivent la procédure d’exécution pour les clients d’UBS par la voie de l’entraide administrative. Un tribunal américain pourrait alors, craignait-il, condamner UBS SA à fournir à l’IRS les données en question et faire exécuter le jugement au moyen d’astreintes très élevées. Afin d’éviter cela, après de nouvelles négociations avec les États-Unis, le Conseil fédéral conclut le 31 mars 2010 un « Protocole modifiant l’Accord entre la Suisse et les États-Unis concernant la demande de renseignements de l’IRS relative à la société de droit suisse UBS SA, signé à Washington le 19 août 2009 », dit « Protocole 10 ». Les dispositions de ce protocole venaient s’intégrer à l’Accord 09. Elles étaient applicables à titre provisoire dès le jour de sa signature par les parties. Par un arrêté fédéral du 17 juin 2010 « portant approbation de l’Accord entre la Suisse et les États-Unis concernant la demande de renseignements relative à UBS SA, ainsi que du protocole modifiant cet accord », l’Assemblée fédérale (parlement suisse) approuva l’Accord 09 et le Protocole 10, et autorisa le Conseil fédéral à les ratifier. La version consolidée de l’Accord 09 tel que modifié par le Protocole 10 est parfois désignée sous l’appellation de « Convention 10 » (voir au paragraphe 30 ci-dessous la traduction française du texte, l’original étant rédigé en anglais). L’arrêté fédéral susmentionné précisait que la possibilité de référendum facultatif prévue par l’article 141 de la Constitution fédérale pour certains traités internationaux conclus par la Suisse (paragraphe 35 ci-dessous) n’était pas ouverte en l’espèce. Le 15 juillet 2010, le Tribunal administratif fédéral rendit un arrêt dans une affaire pilote (A-4013/2010) au sujet de la validité de la Convention 10. Dans cet arrêt, le TAF jugea : – que la Convention 10 le liait pleinement au sens de l’article 190 de la Constitution (voir paragraphe 34 ci-dessous) ; – que le droit international ne connaissait pas de hiérarchie matérielle (hormis la prééminence du ius cogens) ; et que, partant, la Convention 10 était de même rang que la CDI-US 96 ; – que la CDI-US 96 étant, tout comme la Convention (de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« Pacte ONU II »), antérieure à la Convention 10, ses dispositions ne trouvaient application que pour autant qu’elles n’étaient pas contredites par les règles de cette dernière, la Convention 10 primant en vertu de sa postériorité. B. La procédure concernant le requérant L’origine de l’affaire Le dossier du requérant fut transmis par UBS à l’AFC le 19 janvier 2010. Dans sa décision finale, qui fut prise le 7 juin 2010, l’AFC retint que toutes les conditions étaient réunies pour accorder l’entraide administrative à l’IRS et ordonner que lui soient fournis les documents édités par UBS SA. Le 7 juillet 2010, le requérant introduisit un recours contre cette décision auprès du Tribunal administratif fédéral. Par un arrêt du 21 septembre 2010, sans entrer dans l’examen de sa légalité intrinsèque, le tribunal annula la décision du 7 juin 2010, en relevant que le droit du requérant d’être entendu n’avait pas été respecté. En conséquence, il renvoya l’affaire à l’AFC pour qu’elle donne l’occasion au requérant de présenter ses observations et rende une nouvelle décision au sujet de l’entraide administrative à accorder ou non aux autorités américaines dans son cas. Par une lettre du 28 septembre 2010, l’AFC impartit au requérant un délai allant jusqu’au 29 octobre 2010 pour transmettre ses éventuelles observations avant qu’une nouvelle décision ne soit rendue. Le 13 octobre 2010, le requérant déposa l’exposé de sa position. Dans sa décision finale du 4 novembre 2010, l’AFC considéra derechef que toutes les conditions étaient réunies pour accorder l’entraide administrative à l’IRS et enjoindre à UBS SA de lui communiquer les documents demandés. Le 8 décembre 2010, le requérant forma un recours contre la décision du 4 novembre 2010 auprès du Tribunal administratif fédéral. Il dénonçait, en substance, l’absence de base légale des décisions du 1er septembre 2009 et du 4 novembre 2010, ainsi que la violation de la Convention et d’autres traités internationaux, à travers notamment le nonrespect selon lui de l’interdiction de la rétroactivité des lois, du droit au respect de sa vie privée, de la présomption d’innocence, du principe de l’égalité et de la non-discrimination, ou encore de son droit de se taire. L’arrêt du Tribunal administratif fédéral (TAF) du 2 mars 2011 Statuant en tant que dernière instance nationale, le Tribunal administratif fédéral rendit son arrêt le 2 mars 2011. Il jugea tout d’abord, en substance, que la Convention 10 liait les autorités suisses, considérant que celles-ci n’avaient pas à vérifier sa conformité au droit fédéral et aux conventions antérieures. Se référant ensuite à l’affaire pilote A-4013/2010 du 15 juillet 2010 (voir paragraphe 18 ci-dessus), le Tribunal administratif fédéral s’exprima comme suit : « 3.2. La décision du 1er septembre 2009 de l’AFC à l’égard d’UBS SA ne porte pas sur l’octroi de l’entraide administrative. Il s’agit simplement d’une décision par laquelle l’autorité inférieure a requis d’UBS SA des renseignements au sens de l’article 20c alinéa 3 CDI-US 96. Dès lors, il y a lieu d’admettre que l’Accord 09, en relation avec la disposition précitée, constituait une base légale suffisante pour permettre à l’AFC de prendre une décision à l’encontre d’UBS SA, exigeant en particulier que les dossiers complets des clients tombant sous l’annexe à l’Accord 09 lui soient fournis. Dans ces conditions, le grief du recourant est mal fondé. 1.1. Dans l’affaire pilote A-4013/2010 du 15 juillet 2010, le Tribunal de céans est arrivé à la conclusion que la Convention 10 était contraignante pour les autorités suisses. Ni le droit interne ni la pratique interne des autorités ne permettaient d’y déroger. Il a exposé que, en vertu de l’article 190 [de la Constitution], les autorités étaient tenues d’appliquer le droit international, dont fait en particulier partie la Convention 10 et que – en tout état de cause – la conformité du droit international avec la constitution fédérale et les lois fédérales ne pouvait être examinée lorsque le droit international était plus récent. Le Tribunal administratif fédéral a ainsi admis que la Convention 10 devait être appliquée, même si elle était contraire à la constitution fédérale ou à des lois fédérales (cf. arrêt du Tribunal administratif fédéral du 15 juillet 2010 considérant 3 et les références citées ; cf. également arrêts du Tribunal administratif fédéral du 3 février 2011 considérant 4.1.1 et les références citées, du 11 janvier 2011 considérant 5.1.1 et du 10 janvier 2011 considérant 2.1). 1.2 Concernant plus précisément la relation entre les différentes conventions (la Convention 10, la CDI-US 96 [en particulier son article 26], la CEDH [en particulier son article 8] et le Pacte ONU II [en particulier son article 17]), il a indiqué qu’elle était déterminée d’après les seules règles de l’article 30 de la convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 (CV) et que le droit international ne connaissait pas – à l’exception de la prééminence du ius cogens – de hiérarchie matérielle. Le Tribunal de céans a ainsi considéré que les règles de la Convention 10 primaient sur les autres dispositions de droit international, y compris l’article 8 CEDH et l’article 17 Pacte ONU II, ces deux dernières dispositions ne contenant pas de ius cogens. Il a toutefois retenu que, même si l’article 8 alinéa 1 CEDH était applicable, les conditions prescrites à l’article 8 alinéa 2 CEDH, qui permet de restreindre le droit au respect de la vie privée et familiale, étaient réalisées. La Convention 10 était en effet une base juridique suffisante à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Les importants intérêts économiques de la Suisse ainsi que l’intérêt à pouvoir respecter les engagements internationaux pris prévalaient en outre sur l’intérêt individuel des personnes concernées par l’entraide administrative à tenir secrète leur situation patrimoniale (...). 1.3 Le Tribunal de céans a également exposé, dans l’arrêt précité, que l’article 7 alinéa 1 CEDH (pas de peine sans loi) n’était pas pertinent en matière de procédure d’entraide administrative. Cette disposition était exceptionnellement applicable dans le cadre de la procédure d’entraide suisse si la personne concernée par l’entraide était menacée, dans l’État requérant, par une procédure violant l’article 7 CEDH (...). Or, tel n’était pas le cas en l’espèce (...). 1.5 Le Tribunal de céans a aussi jugé que les parties à un accord international étaient libres de prévoir expressément ou de manière implicite son application rétroactive (...). Des règles de procédure pouvaient par ailleurs être appliquées de manière rétroactive à des faits antérieurs, car l’interdiction de la non-rétroactivité ne valait que pour le droit pénal matériel et non pas pour le droit de procédure, dont les dispositions en matière d’entraide administrative faisaient partie (...). Par ailleurs, les parties à la Convention 10 avaient voulu qualifier différemment des faits qui s’étaient déroulés antérieurement à la signature de l’Accord 09, ce qui était communément appelé « effet rétroactif ». Cette volonté d’appliquer avec effet rétroactif l’Accord 09 – devenu la Convention 10 – ressortait clairement des critères pour accorder l’entraide fixés dans l’annexe à la Convention 10. Bien que les parties eussent précisé, à l’article 8 de la Convention 10, que cette dernière entrerait en vigueur au moment de sa signature, elles avaient voulu cet effet rétroactif (...). 1.7. En l’espèce, il y a lieu de constater, à la lumière des arrêts susdits, que les objections suivantes relatives à la validité et à l’applicabilité de la Convention 10 peuvent sans autre être écartées : contradiction avec la CEDH et d’autres traités internationaux, violation du principe de l’interdiction de la rétroactivité des lois (cf. article 7 CEDH et article 15 Pacte ONU II), ainsi que violation du droit au respect de la sphère privée (cf. article 8 CEDH). De plus, contrairement à l’opinion du recourant, la Convention 10 est en l’occurrence une base légale suffisante pour accorder l’entraide et ce nonobstant la non-soumission au référendum (facultatif). Enfin, même si la Suisse ne pouvait – dans le cas précis – obtenir les mêmes informations selon son propre droit, elle reste liée par ses engagements internationaux et doit accorder l’entraide lorsque les conditions sont remplies. 2. Le recourant considère en outre que la Convention 10 violerait le principe de l’égalité et celui de non-discrimination, en pénalisant uniquement une certaine catégorie de personnes, c’est-à-dire les clients d’UBS SA. La Convention 10 ne s’appliquerait en effet qu’aux clients d’UBS SA et non pas aux clients d’autres banques. Le recourant invoque les articles 8 Cst., 14 CEDH, 2 paragraphe 2 du Pacte international du 16 décembre 1966 relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Pacte ONU I ; RS 0.103.1) ainsi que 2 paragraphe 1 et 26 Pacte ONU II. Comme exposé ci-avant, le Tribunal de céans ne peut pas vérifier la conformité de la Convention 10 avec la constitution fédérale et les lois fédérales. Celle-là prime en outre les accords internationaux antérieurs qui lui seraient contraires (cf. considérant 4.1.2 ci-avant). La Convention 10 doit dès lors être appliquée même si elle instaure un régime juridique différent pour les clients d’UBS SA par rapport à des clients d’autres banques (cf. arrêt du Tribunal administratif fédéral du 17 janvier 2011 considérant 5.2.1). (...). » Par ces motifs, le Tribunal administratif fédéral rejeta le recours du requérant. Développements ultérieurs Le 24 mars 2011, le requérant forma un recours en matière de droit public devant le Tribunal fédéral, au motif que les considérations de l’arrêt attaqué seraient propres à l’entraide pénale et non pertinentes en matière d’entraide administrative. Par un arrêt du 11 avril 2011, celui-ci déclara le recours irrecevable, en renvoyant essentiellement à un arrêt du 20 décembre 2010 (ATF 137 II 128) selon lequel les recours dirigés contre les décisions de l’AFC rendues en application de la convention de double imposition et des accords ultérieurs passés avec les États-Unis relevaient bien de l’entraide administrative. Le 14 décembre 2012, les données bancaires concernant le requérant ont été transmises aux autorités fiscales américaines. Par une lettre du 14 juin 2013, la Cour a demandé au requérant de bien vouloir lui faire connaître les développements ultérieurs de l’affaire ; et, en particulier, d’exposer succinctement en quoi consistaient les conséquences ou sanctions pénales qu’il aurait personnellement et effectivement subies aux États-Unis après la divulgation des données bancaires le concernant ordonnée par l’Administration fédérale des contributions. Par une lettre du 7 août 2013, le requérant a indiqué ne pas être alors en mesure de répondre à la demande de la Cour. Par une autre lettre du 30 juin 2014, le requérant précisa que le contrôle fiscal des autorités américaines était toujours en cours et qu’il n’avait pas jusqu’à ce moment-là été inculpé sur le plan pénal. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX ET INTERNES PERTINENTS A. Droit international La Convention du 2 octobre 1996 entre la Suisse et les États-Unis en vue d’éviter les doubles impositions en matière d’impôts sur le revenu (« CDI-US 96 ») Conclue le 2 octobre 1996 et approuvée par l’Assemblée fédérale le 10 octobre 1997, la CDI-US 96 est entrée en vigueur le 19 décembre 1997, jour de l’échange des instruments de ratification. Sur la question de l’échange de renseignements pour prévenir les fraudes et délits semblables (« tax fraud or the like »), il y est stipulé ce qui suit : « Article 26 – Échange de renseignements Les autorités compétentes des États contractants échangent les renseignements (que les législations fiscales des deux États contractants permettent d’obtenir) nécessaires pour appliquer les dispositions de la présente Convention, ou pour prévenir les fraudes et délits semblables portant sur un impôt visé par la présente Convention. Dans les cas de fraude fiscale, (a) l’échange de renseignements n’est pas limité par l’article 1 (Personnes visées) et (b) s’il est expressément demandé par l’autorité compétente d’un État contractant, l’autorité compétente de l’autre État contractant fournira les renseignements conformément au présent article sous forme de copie authentique des données ou documents originaux non modifiés. Tout renseignement reçu par un État contractant doit être tenu secret, de la même manière que les renseignements obtenus en application de la législation fiscale de cet État, et n’est communiqué qu’aux personnes ou autorités (y compris les tribunaux et organes administratifs) concernées par l’établissement ou le recouvrement des impôts visés par la Convention, par l’administration et la mise en exécution de ces impôts, ou par les décisions sur les recours relatifs à ces impôts. Ces personnes ou autorités n’utilisent ces renseignements qu’à ces fins. Il ne pourra pas être échangé de renseignements qui dévoileraient un secret commercial, d’affaires, industriel ou professionnel ou un procédé commercial. Chaque État contractant peut percevoir les impôts levés par l’autre État contractant comme si ces impôts étaient les impôts du premier État afin d’assurer que l’exemption ou le taux réduit d’impôt accordé par cet autre État aux articles 10 (Dividendes), 11 (Intérêts), 12 (Redevances) et 18 (Pensions et rentes) de la présente Convention ne bénéficie pas à des personnes qui n’ont pas droit à de tels avantages. Les dispositions du présent article ne peuvent en aucun cas être interprétées comme imposant à l’un des États contractants l’obligation de prendre des mesures administratives dérogeant à la réglementation propre ou à la pratique administrative de l’un des États contractants, ou qui sont contraires à sa souveraineté, à sa sécurité ou à l’ordre public, ou de transmettre des indications qui ne peuvent être obtenues ni sur la base de sa propre législation, ni de celle de l’État qui les demande. Les autorités compétentes peuvent mettre à disposition de la commission d’arbitrage établie selon le paragraphe 6 de l’article 25 (Procédure amiable) les renseignements nécessaires pour exécuter la procédure d’arbitrage. Les membres de cette commission d’arbitrage sont astreints aux prescriptions sur le secret décrites dans le présent article. » L’Accord sur la demande de renseignements de l’IRS relative à UBS SA, dans sa version consolidée (dit aussi « Convention 10 ») La demande de renseignements de l’IRS relative à UBS SA a fait l’objet d’un accord bilatéral (« Accord entre la Confédération suisse et les États-Unis d’Amérique concernant la demande de renseignements de l’Internal Revenue Service des États-Unis d’Amérique relative à la société de droit suisse UBS SA »), dit « Accord 09 », ultérieurement suivi d’un protocole modificatif (le « Protocole 10 »). Par un arrêté fédéral du 17 juin 2010, le parlement suisse a approuvé ces deux instruments et autorisé le Conseil fédéral à les ratifier. La version consolidée de l’Accord 09, intégrant le Protocole 10, est aussi désignée sous le nom de « Convention 10 ». La langue originale du texte étant l’anglais, la traduction française qui en a été publiée se lit comme suit (sans les notes de bas de page) : « La Confédération suisse et les États-Unis d’Amérique, (...) sont convenus des dispositions suivantes en référence à l’article 26 de la Convention : Article premier – Demande d’entraide administrative La Confédération suisse traite la demande d’entraide administrative des ÉtatsUnis concernant les clients américains d’UBS SA (ci-après «demande d’entraide administrative») selon les critères établis dans l’annexe au présent Accord. Se fondant sur lesdits critères, les Parties estiment que la demande d’entraide administrative porte sur environ 4 450 comptes ouverts ou clos. La Confédération suisse met sur pied une unité opérationnelle spéciale permettant à l’Administration fédérale des contributions (AFC), dans le cadre de la demande d’entraide administrative, de rendre ses décisions finales au sens de l’article 20j de l’ordonnance du 15 juin 1998 concernant la Convention de double imposition américano-suisse du 2 octobre 1996 selon une procédure accélérée. Les délais sont les suivants : – les 500 premières décisions doivent être rendues dans les 90 jours suivant la réception de la demande d’entraide administrative ; et – les décisions restantes sont traitées en continu dans les 360 jours suivant la réception de ladite demande. Dès réception de la demande d’entraide administrative, l’AFC en informe UBS SA. Elle soutient en toute priorité la procédure prévue au présent article en se fondant sur les critères établis en annexe. Elle s’engage à traiter toutes les questions qui pourraient survenir à cet égard selon le mécanisme défini à l’article 5 du présent Accord. En vue d’accélérer le traitement de la demande d’entraide administrative par l’AFC, l’IRS demandera à tous les clients d’UBS SA s’associant au programme de divulgation volontaire à compter de la date de signature du présent Accord de déclarer qu’ils autorisent UBS SA à lui fournir des renseignements sur leurs comptes. La Confédération suisse est prête à traiter des demandes d’entraide administrative complémentaires de l’IRS relatives à l’affaire UBS SA, en vertu de l’article 26 de la Convention, si, dans un arrêt futur, le Tribunal administratif fédéral étend les critères établis dans l’annexe. (...) Article 3 – Retrait du John Doe Summons Immédiatement après la signature du présent Accord, les États-Unis et UBS SA présenteront au Tribunal américain du district du sud de la Floride une requête conjointe de classer la demande d’exécution du JDS. Sous réserve de l’article 5, les États-Unis ne demanderont pas l’exécution du JDS tant que le présent Accord sera en vigueur. Sous réserve de l’observation des dispositions de l’article 4 par UBS SA, les États-Unis retireront le JDS sans conditions au plus tard le 31 décembre 2009 pour les comptes qui ne sont pas concernés par la demande d’entraide administrative. Les États-Unis retireront le JDS sans conditions le 1er janvier 2010 ou à une date ultérieure pour les comptes concernés par la demande d’entraide administrative lorsqu’ils auront reçu tous les renseignements pertinents, quelle qu’en soit la source, fournis le 18 février 2009 ou à une date ultérieure, concernant 10 000 comptes non déclarés, ouverts ou clos, d’UBS SA. Les États-Unis renseigneront régulièrement l’AFC sur le nombre de cas dans lesquels les renseignements ont été fournis. Sous réserve de l’observation des dispositions de l’article 4 par UBS SA et sous réserve de l’article 5, les États-Unis retireront le JDS sans conditions au plus tard 370 jours après la signature du présent Accord pour les comptes concernés par la demande d’entraide administrative. Article 4 – Obligations d’UBS Dans l’accord séparé conclu avec l’IRS, UBS SA s’est engagée à se conformer à la demande de l’AFC relative à la transmission d’informations dans le cadre de la demande d’entraide administrative, en respectant les délais suivants : – dans les 60 jours après qu’UBS SA aura été informée par l’AFC que cette dernière a reçu ladite demande, elle lui soumettra les 500 premiers cas ; – dans les 180 jours après qu’UBS SA aura été informée par l’AFC que cette dernière a reçu ladite demande, elle lui soumettra les cas restants mentionnés respectivement aux paragraphes 2.A.b et 2.B.b de l’annexe ; et – dans les 270 jours après qu’UBS SA aura été informée par l’AFC que cette dernière a reçu ladite demande, elle lui soumettra tous les cas restants. Dans l’accord séparé conclu avec l’IRS, UBS SA s’est engagée à continuer d’apporter son soutien au programme de divulgation volontaire. L’Office fédéral de la justice (OFJ), avec le soutien de l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA), veille à la stricte observation par UBS SA de ses engagements. Article 6 – Confidentialité Les premières déclarations publiques auront lieu simultanément le 19 août 2009 à 15 h 30. Afin d’éviter d’entraver l’administration fiscale tant aux États-Unis qu’en Suisse, les Parties conviennent de ne révéler les clauses de l’annexe au présent Accord et de ne publier cette dernière que 90 jours après la date de signature. Rien n’empêche cependant l’AFC d’expliquer aux titulaires des comptes concernés les critères spécifiques sur lesquels se fonderont ses décisions finales. Lesdits titulaires de comptes encourront une peine en vertu du droit pénal suisse s’ils révèlent ces critères à des tiers avant la date de publication de l’annexe. Article 8 – Entrée en vigueur Le présent Accord entre en vigueur dès sa signature. Article 10 – Validité et dénonciation Le présent Accord reste en vigueur jusqu’à ce que les Parties aient confirmé par écrit qu’elles se sont acquittées des obligations qui en découlent. En foi de quoi, les soussignés, dûment autorisés à cet effet par leurs gouvernements respectifs, ont signé le présent Accord. Fait en deux exemplaires à Washington DC le 19 août 2009 en langue anglaise. » L’annexe à la Convention 10 (« l’Annexe ») La Convention 10 comporte une annexe qui définit les critères permettant d’accorder l’entraide administrative dans le cadre d’une demande de renseignements de l’IRS. Les conditions générales y sont rassemblées sous le point 1, les conditions pour établir les « fraudes et délits semblables » (tax fraud or the like) se trouvent sous le point 2, où sont définies quatre catégories (2/A/a ; 2/A/b ; 2/B/a et 2/B/b). Cette annexe se lit ainsi : « 1. Une demande d’entraide administrative implique en principe l’identification claire et précise des personnes concernées. Cependant, vu (i) le comportement fautif mis en évidence chez certains contribuables américains, titulaires de comptes non déclarés au moyen du formulaire W-9 (non-W-9) auprès d’UBS SA Suisse (UBS) à leur nom ou au nom d’une société offshore sans activités opérationnelles dont ils étaient ayants droit économiques, et (ii) la spécificité du groupe de personnes concerné, décrit au ch. 4 de l’exposé des faits du Deferred Prosecution Agreement (DPA) conclu entre les États-Unis d’Amérique et UBS le 18 février 2009, il n’est pas nécessaire de mentionner les noms des clients américains d’UBS dans la demande d’entraide administrative. Ainsi, en conformité avec le ch. 4 de l’exposé des faits du DPA, la condition générale relative à l’identification des personnes sur lesquelles porte l’entraide administrative est considérée comme remplie pour les personnes suivantes : A. les clients d’UBS domiciliés aux États-Unis qui, pendant une période située entre 2001 et 2008, étaient les titulaires directs et les ayants droit économiques de comptes-titres non déclarés (non-W-9) et de comptes de dépôt d’UBS d’une valeur de plus d’un million de francs et dont il y a de sérieuses raisons de penser qu’ils ont commis des « fraudes ou délits semblables », ou B. les ressortissants américains (indépendamment de leur domicile) ayants droit économiques de comptes de sociétés offshore fondées ou exploitées entre 2001 et 2008 dont il y a de sérieuses raisons de penser qu’ils ont commis des « fraudes ou délits semblables ». Les critères convenus pour établir les « fraudes et délits semblables » dans le cadre de la présente demande d’entraide administrative en référence à la Convention sont les suivants : A. concernant les comptes-titres non déclarés (non-W-9) et les comptes de dépôt au sens du ch. 1.A de la présente annexe, l’existence d’états de fait pour lesquels il y a de sérieuses raisons de penser que des contribuables domiciliés aux États-Unis s’adonnaient aux activités suivantes : a. (...) ou b. des agissements représentant des comportements délictueux graves et durables à l’égard desquels la Confédération suisse peut obtenir des renseignements conformément à sa législation et à sa pratique administrative. Selon l’interprétation des Parties, ces agissements incluent également les cas où (i) le contribuable domicilié aux États-Unis n’a pas fourni de formulaire W-9 pendant au moins trois ans (dont un an au moins couvert par la demande d’entraide administrative) et (ii) le compte détenu auprès d’UBS a généré des revenus de plus de 100 000 francs en moyenne par an pour toute période de trois ans comprenant un an au moins couvert par la demande d’entraide administrative. L’analyse prend en compte le revenu brut (intérêts et dividendes) et les gains en capital (équivalant, dans le cadre de la demande d’entraide administrative, à 50 % du produit brut des ventes réalisées sur le compte durant la période considérée). Message du Conseil fédéral relatif à l’approbation de l’Accord 09 et du Protocole 10 La teneur du message du Conseil fédéral relatif à l’approbation de l’Accord 09 et du Protocole 10 (Feuille fédérale 2010, p. 2698 et suiv.) est la suivante dans la partie pertinente : « Si UBS SA avait refusé de fournir les données exigées, elle n’aurait certes pas violé le secret bancaire suisse, ni enfreint des dispositions du code pénal. Pour avoir ignoré une injonction d’un tribunal américain, elle aurait cependant dû compter avec une astreinte très élevée imposée conformément au droit américain et, compte tenu du lien avec le JDS établi dans le DPA, avec la réactivation de la procédure pénale. (...) Les unités commerciales américaines représentent une part importante des affaires opérationnelles d’UBS : au 31 décembre 2008, 35 % des effectifs (27 362 personnes) étaient employés aux États-Unis et environ 40 % des capitaux de la gestion de fortune provenaient des États-Unis (onshore). Les retombées négatives de la mise en accusation d’UBS auraient ainsi touché non seulement les unités commerciales aux États-Unis, mais l’ensemble du groupe, à cause de sa forte présence sur le marché intérieur américain. L’insolvabilité d’UBS aux États-Unis, en raison des engagements financiers internationaux au sein du groupe UBS et de ses liens financiers avec des tiers et des clients, aurait immanquablement entraîné l’insolvabilité de la maison mère (UBS SA en Suisse). Compte tenu de l’importance systémique d’UBS SA, sa défaillance aurait causé des dommages considérables au reste du secteur bancaire en Suisse et à l’économie du pays dans son ensemble. Via le marché interbancaire, les autres banques suisses auraient subi des pertes importantes sur leurs créances sur UBS. En cas d’effondrement d’UBS SA, de nombreux ménages et entreprises dont les comptes auraient été bloqués et les relations de crédit interrompues n’auraient plus été en mesure de faire face à leurs dépenses courantes ni d’effectuer des investissements. Dans toute la Suisse, près de 128 000 PME et plus de trois millions de comptes, en incluant les particuliers, auraient été touchés. La défaillance d’UBS qui aurait inéluctablement suivi sa mise en accusation aurait ainsi à court terme présenté une grave menace pour l’approvisionnement en liquidités et dangereusement déstabilisé le système de paiement en Suisse – dont un tiers passe par UBS SA. (...). » La Convention de Vienne sur le droit des traités Les dispositions pertinentes de la Convention de Vienne de 1969 (CV) sont libellées comme suit : Article 26 – Pacta sunt servanda « Tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi. Article 27 – Droit interne et respect des traités Une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité. Cette règle est sans préjudice de l’article 46. Article 28 – Non-rétroactivité des traités À moins qu’une intention différente ne ressorte du traité ou ne soit par ailleurs établie, les dispositions d’un traité ne lient pas une partie en ce qui concerne un acte ou fait antérieur à la date d’entrée en vigueur de ce traité au regard de cette partie ou une situation qui avait cessé d’exister à cette date. Article 46 – Dispositions du droit interne concernant la compétence pour conclure des traités Le fait que le consentement d’un État à être lié par un traité a été exprimé en violation d’une disposition de son droit interne concernant la compétence pour conclure des traités ne peut être invoqué par cet État comme viciant son consentement, à moins que cette violation n’ait été manifeste et ne concerne une règle de son droit interne d’importance fondamentale. Une violation est manifeste si elle est objectivement évidente pour tout État se comportant en la matière conformément à la pratique habituelle et de bonne foi. » B. Droit interne La Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 L’article 190 de la Constitution fédérale est libellé comme suit : Article 190 – Droit applicable « Le Tribunal fédéral et les autres autorités sont tenus d’appliquer les lois fédérales et le droit international. » Pour l’adoption de certains traités internationaux est prévu, de façon générale, le droit pour une partie de la population ou des cantons de demander l’organisation d’un référendum : Article 141 – Référendum facultatif « Si 50 000 citoyens et citoyennes ayant le droit de vote ou huit cantons le demandent dans les 100 jours à compter de la publication officielle de l’acte, sont soumis au vote du peuple : a. – c. (...) d. les traités internationaux qui : 1. sont d’une durée indéterminée et ne sont pas dénonçables, 2. prévoient l’adhésion à une organisation internationale, 3. (...) contiennent des dispositions importantes fixant des règles de droit ou dont la mise en œuvre exige l’adoption de lois fédérales. » La législation fédérale en matière fiscale Pour comprendre l’étendue de la notion de « tax fraud or the like », il est opportun de réitérer la distinction opérée par la législation suisse, entre la fraude fiscale et la soustraction fiscale. Ainsi, selon la loi fédérale sur l’impôt fédéral (« LIFD ») du 14 décembre 1990, à la différence de la fraude fiscale, qui constitue une infraction pénale (article 186), la soustraction fiscale ne constitue qu’une infraction de droit administratif (article 175). L’ordonnance du 15 juin 1998 concernant la convention américanosuisse du 2 octobre 1996 sur la double imposition La section 4a de ladite ordonnance règle de la manière suivante l’échange de renseignements entre la Suisse et les États-Unis en cas de soupçon de fraude fiscale (tax fraud or the like) : « Article 20c – Examen préliminaire des demandes américaines Les demandes d’échange de renseignements de l’autorité américaine compétente en vue de prévenir les fraudes visées à l’article 26 de la convention font l’objet d’un examen préliminaire par l’Administration fédérale des contributions. S’il ne peut être donné suite à une demande d’échange de renseignements, l’Administration fédérale des contributions en fait part à l’autorité américaine compétente. Cette dernière peut compléter sa demande. Lorsque, selon l’examen préliminaire, les conditions de l’article 26 de la convention, en relation avec le ch. 10 de son protocole, sont vraisemblablement remplies, l’Administration fédérale des contributions informe la personne qui détient en Suisse des renseignements s’y rapportant (détenteur de renseignements) de l’existence de la demande et des renseignements demandés. Le reste du contenu de la demande ne doit pas être communiqué au détenteur de renseignements (article 26, paragraphe 1, 3e phrase, de la convention). L’Administration fédérale des contributions demande simultanément au détenteur de renseignements de lui remettre les renseignements et d’inviter la personne concernée à désigner en Suisse un mandataire ayant pouvoir de recevoir des notifications. Article 20d – Obtention des renseignements 1 Si le détenteur de renseignements remet à l’Administration fédérale des contributions les renseignements demandés, cette dernière examine les renseignements et prend une décision finale. 2 Si le détenteur de renseignements, la personne concernée ou son mandataire ayant pouvoir de recevoir des notifications ne consent pas à la remise des renseignements demandés dans un délai de quatorze jours, l’Administration fédérale des contributions prend une décision à l’encontre du détenteur de renseignements, par laquelle elle exige la remise des renseignements désignés dans la demande américaine. 3 Le secret bancaire ou un secret professionnel ne fait pas obstacle à l’obtention des renseignements. Article 20e – Droits de la personne concernée 1 L’Administration fédérale des contributions notifie également à la personne concernée qui a désigné un mandataire suisse habilité à recevoir des notifications, la décision adressée au détenteur de renseignements ainsi qu’une copie de la demande de l’autorité américaine compétente, pour autant que la demande n’exige pas expressément le maintien du secret. 2 Si la personne concernée n’a pas désigné de mandataire habilité à recevoir des notifications, la notification devra être entreprise par l’autorité américaine compétente selon le droit américain. Simultanément, l’administration fédérale des contributions fixe à la personne concernée un délai pour consentir à l’échange de renseignements ou pour désigner un mandataire habilité à recevoir des notifications. 3 La personne concernée peut prendre part à la procédure et consulter le dossier. La consultation du dossier et la participation à la procédure ne peuvent être refusées que : a. pour les pièces et les actes de procédure qu’il y a lieu de garder secrets ; ou b. lorsque l’article 26 de la convention l’exige. 4 Les objets, documents et pièces qui ont été remis à l’Administration fédérale des contributions ou que cette dernière a obtenus ne doivent pas être utilisés à des fins d’application du droit fiscal suisse. L’article 20j, alinéa 4, est réservé. Article 20f – Mesures de contrainte 1 Si les renseignements exigés dans la décision ne sont pas remis à l’Administration fédérale des contributions dans le délai fixé, des mesures de contrainte peuvent être exécutées. Des objets et des documents et pièces présentés sous forme écrite ou sur des supports de données ou d’images peuvent être saisis et des perquisitions opérées. 2 Les mesures de contrainte doivent être ordonnées par le directeur de l’Administration fédérale des contributions ou par son remplaçant. Elles doivent être exécutées par des fonctionnaires formés à cet effet et seuls peuvent être saisis les objets, les documents et les pièces qui pourraient être en relation avec la demande d’échange de renseignements. 3 S’il y a péril en la demeure et qu’une mesure ne puisse pas être arrêtée à temps, le fonctionnaire peut prendre une mesure de contrainte de sa propre initiative. La mesure doit être approuvée dans les trois jours par le Directeur de l’Administration fédérale des contributions ou par son remplaçant. 4 La police des cantons et des communes soutient l’Administration fédérale des contributions dans l’exécution des mesures de contraintes. Article 20l – Demande sans indications personnelles 1 Si les personnes concernées ne sont pas identifiées par des indications personnelles dans la demande mais par un modèle de comportement déterminé, l’Administration fédérale des contributions invite le détenteur de renseignements à identifier ces personnes et à faire désigner par celles-ci une personne en Suisse habilitée à recevoir des notifications. 2 L’Administration fédérale des contributions informe en outre les personnes concernées par une publication dans la Feuille Fédérale de l’existence d’une demande d’assistance administrative et de leur devoir de désigner une personne en Suisse habilitée à recevoir des notifications. 3 Elle fait référence dans la publication à l’exécution simplifiée prévue à l’article 20i et indique qu’elle notifiera sa décision finale à une personne habilitée à recevoir des notifications qu’elle aura désignée si la personne concernée n’en désigne pas une dans le délai prescrit. Les personnes concernées doivent également être informées du fait qu’elles peuvent obtenir des informations complémentaires sur la procédure auprès de la personne habilitée à recevoir des notifications désignée par l’Administration fédérale des contributions. 4 L’Administration fédérale des contributions annonce la publication dans la Feuille Fédérale dans les médias américains. 5 Les personnes concernées doivent désigner une personne habilitée à recevoir des notifications dans le délai de 20 jours. Si l’obligation individuelle mentionnée à l’alinéa 1 ne peut être notifiée, le délai commence à courir à partir du jour de la publication dans la Feuille Fédérale mentionnée à l’alinéa 2. » C. Pratique interne Dans plusieurs arrêts, le Tribunal fédéral a jugé que les dispositions sur l’entraide administrative et pénale qui obligent des tiers à donner certains renseignements sont de nature procédurale ; et que, dès lors, elles s’appliquent en principe à toutes les procédures en cours ou à venir, y compris lorsque ces procédures portent sur des exercices fiscaux antérieurs à leur adoption. Il a estimé que le droit international ne saurait empêcher l’application rétroactive de telles dispositions, dans la mesure où le principe de non-rétroactivité des traités au sens de l’article 28 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 n’est pas absolu (voir, entre autres, les arrêts (ATF) 2A.551.20001, du 12 avril 2002, cons. 2 ; et 2A.250/2001, du 6 février 2002, cons. 3).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La première requérante est une société d’avocats ayant son siège à Lisbonne. Les deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants sont nés respectivement en 1948, 1963, 1975 et 1974 et résident à Lisbonne. A. La genèse de l’affaire Les deuxième, troisième, quatrième requérants [personnes physiques] sont avocats membres (sócios) et le cinquième [requérant personne physique] est associé (associado) de la société requérante. En août 2006, le Département central d’enquête et action pénale (« Departamento central de investigação e ação penal- « DCIAP ») ouvrit des poursuites contre plusieurs ressortissants portugais et allemands pour les chefs de corruption, prise illégale d’intérêts et blanchiment d’argent concernant l’achat, le 21 avril 2004, de deux sous-marins par le gouvernement portugais à un consortium allemand. Ces poursuites donnèrent lieu à deux enquêtes pénales, la première relative à l’achat même des sous-marins (procédure interne no 56/06.2TELSB puis procédure interne no 222/11.9TELSB) et la seconde (procédure interne no 125/08.4TELSB) concernant les contreparties prétendument fournies par le consortium allemand en faveur de certaines sociétés portugaises. Le DCIAP soupçonnait des agents de l’État d’avoir obtenus des avantages patrimoniaux au cours de ces négociations au détriment de l’État. Les deux enquêtes furent conduites sous le contrôle du juge d’instruction (juiz de instrução criminal), C.A. qui était, au moment des faits, le seul juge du Tribunal central d’instruction criminelle (« TCIC »). La première procédure a été conclue par une ordonnance de classement sans suite du DCIAP du 17 décembre 2014 (voir ci-après). Quant à la seconde procédure, par un jugement du tribunal de Lisbonne du 14 février 2014, confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 19 mars 2015, les accusés furent tous acquittés des chefs qui leur étaient reprochés. La première requérante avait été mandatée par le ministère de la Défense du Portugal pour l’assister et le représenter dans le cadre des négociations ayant mené aux contrats relatifs à l’achat des deux sous-marins. Maître B.A était l’avocat au sein de la société qui avait coordonné l’accompagnement juridique du dossier. Suite au départ de cet avocat de la société, le dossier fut repris par le quatrième requérant. B. La perquisition dans les locaux professionnels des requérants et la saisie de documents et de données informatiques dans le cadre de l’enquête pénale Le 24 septembre 2009, le DCIAP saisit le juge d’instruction du TCIC d’une demande visant la réalisation d’une perquisition dans les locaux professionnels de trois cabinets d’avocats, dont celui de la première requérante, et la saisie de tout document pertinent pour l’enquête en cours. À l’appui de sa demande, le DCIAP exposa : - que la société requérante avait été engagée par le ministère de la Défense pour l’assister dans les négociations portant sur l’achat des sous-marins ; - que Me B.A. qui n’exerçait plus son activité professionnelle dans ladite société avait été en charge du dossier ; - que la majeure partie des documents concernant les contrats n’avait pas été retrouvée au ministère de la Défense et qu’il était possible qu’ils se trouvent dans les locaux de la société requérante ; - qu’il existait de forts indices que la société requérante ait participé, à travers notamment de ses avocats, à des agissements frauduleux ; - que des éléments importants pour l’enquête pouvaient se trouver dans les bureaux concernés, notamment dans les ordinateurs et les serveurs informatiques de la société requérante et qu’il y avait lieu de procéder à des recherches sur la base d’une liste de 35 mots clés. Sur celle-ci figurait, entre autres : - le nom du quatrième requérant, - le nom de Me B.A, - les noms des sociétés allemandes qui avaient vendu les sous-marins, - le nom du ministre de la Défense en fonction à l’époque des négociations ayant mené aux contrats relatifs à l’achat des sous-marins, actuel vice-premier ministre au Portugal, - les noms des banques Banco Espírito Santo et Crédit Suisse Boston, - d’autres mots tels que « contreparties », « financement », « spread » ou « swap ». Les 25 et 29 septembre 2009, le juge d’instruction du TCIC délivra deux mandats de perquisition concernant les locaux professionnels de la société requérante situés à deux adresses différentes à Lisbonne. Fixant la réalisation des opérations au 29 septembre 2009, il déclara que celles-ci seraient présidées (presididas) par un juge d’instruction. En raison d’un empêchement, il demanda à être remplacé, le jour des opérations, par deux juges d’instruction du tribunal d’instruction criminelle de Lisbonne. Les mandats autorisaient l’accès à tous les bureaux de la société requérante ayant été occupés ou utilisés par les avocats qui avaient accompagné les négociations de l’achat des sous-marins et les contreparties et ordonnaient : - que soient saisis tout document, objet et autres éléments, notamment en support informatique, en rapport avec les crimes faisant l’objet de l’enquête, - que soit levé le secret de la correspondance, indiquant que l’accès aux fichiers informatiques devait être fait sur la base des 35 mots clés indiqués par le DCIAP. - que les fichiers couverts par le secret professionnel soient copiés dans un support numérique autonome et lui soient présentés conformément à l’article 179 § 3 et l’article 188 §§ 1 et 4 du code de procédure pénale (« CPP »). Pour finir, le juge d’instruction sollicita la présence d’un représentant de l’Ordre des avocats pendant les opérations conformément aux articles 177 § 3 du CPP et 70 du statut de l’Ordre des avocats. Le 29 septembre 2009, l’avocat Me B.A fut mis en examen (constituído arguido) du chef de prévarication dans le cadre de l’enquête portant sur l’achat des sous-marins. Le même jour, de 13h05 à 21h00, les opérations eurent lieu dans les locaux professionnels de la société requérante, soit aux deux adresses indiquées dans les mandats de perquisition. La perquisition à l’adresse principale fut présidée par la juge A.C.S., juge d’instruction du tribunal d’instruction criminelle de Lisbonne, en présence d’un représentant de l’Ordre des avocats ainsi que des deuxième, troisième et cinquième requérants. Avant que les recherches ne démarrent, se prévalant de l’article 72 du statut de l’Ordre des avocats, les requérants formèrent une opposition à la perquisition devant le président de la cour d’appel de Lisbonne. Ils invoquèrent le secret professionnel et soulignèrent qu’aucun des avocats du cabinet n’avait été mis en examen, dans le cadre de la procédure en cause ce qui allait à l’encontre de l’article 71 § 4 du statut de l’Ordre des avocats. Ils soutinrent également que l’utilisation de termes couramment utilisés dans le cadre de négociations, comme « contreparties » et « financement » pour procéder à la recherche informatique pourrait conduire à une perquisition et une saisie disproportionnées. Constatant qu’à l’exception de l’ancien avocat associé de la société requérante, Me B.A, les avocats de la société n’avaient pas été mis en examen dans le cadre des enquêtes en cause, la juge d’instruction accepta l’opposition et ordonna la mise sous scellés, sans consultation, et la transmission de tous les documents qui seraient saisis au président de la cour d’appel de Lisbonne afin qu’il se prononce sur la validité de l’invocation du secret professionnel conformément à l’article 72 §§ 2 et 3 du statut de l’Ordre des avocats. La perquisition démarra alors dans les locaux de la société requérante. Elle fut conduite par l’un des procureurs chargés de l’enquête, assisté de neuf agents des forces de l’ordre. À l’issue des opérations, un procès-verbal fut dressé et signé par toutes les personnes présentes, à l’exception d’un agent qui avait dû s’absenter avant la fin des opérations. Une liste des documents et pièces saisis fut jointe au procès-verbal. Il y était indiqué qu’il avait été saisi dans le bureau du quatrième requérant les éléments suivants : - quatorze boîtes et chemises de classement contenant des documents ; - les fichiers informatiques et boîtes de courriers électroniques extraits de l’ordinateur du quatrième requérant et des différents serveurs du cabinet d’avocats, sélectionnés sur la base des mots-clés indiqués dans le mandat de perquisition et gravés sur quatre DVD-ROM ; - un disque dur externe contenant des archives. - le disque dur de l’ordinateur portable qui avait été utilisé par Me B.A et qui se trouvait dans les installations informatiques de la société. Tous les documents et données informatiques saisis furent mis sous scellés à l’intention du juge d’instruction du TCIC aux fins de la procédure devant le président de la cour d’appel de Lisbonne. Par une ordonnance du 6 octobre 2009, le quatrième requérant, M. Ricardo Guimarães, fut mis en examen au motif qu’il était apparu au cours de la perquisition que celui-ci avait également assisté l’État dans le cadre des négociations et des contrats qui faisaient l’objet de l’enquête. Le 8 octobre 2009, les requérants déposèrent au TCIC leur mémoire adressé au président de la cour d’appel de Lisbonne. Ils dénonçaient la saisie, au moyen de mots clés fréquents dans tout contexte juridique, des documents, fichiers informatiques et messageries électroniques à partir du poste de travail du quatrième requérant et des serveurs de la société requérante. Ils se plaignaient aussi de la saisie des deux disques durs. Ils faisaient également valoir que le nombre de documents et de données informatiques saisis était tel que des éléments couverts par le secret professionnel avaient nécessairement été emportés, notamment la correspondance d’avocats n’ayant pas été mis en examen dans le cadre de la procédure ou des documents qui concernaient d’autres procédures pénales pendantes devant le TCIC et dans lesquelles les requérants agissaient en qualité d’avocats. À titre d’exemple, ils citèrent deux procédures dans le cadre desquelles les troisième et cinquième requérants intervenaient comme représentants des accusés. Les requérants soulignaient qu’étant le seul juge d’instruction au sein du TCIC, le juge C.A prendrait nécessairement connaissance d’éléments couverts par le secret professionnel. Ils demandaient ainsi au président de la cour d’appel d’ouvrir et de sélectionner lui-même les documents et données informatiques mis sous scellés et de ne pas envoyer au juge C.A. ceux qui étaient couverts par le secret professionnel et qui n’étaient pas liés aux enquêtes concernant les sous-marins, sous peine de violation du droit à la protection de la vie privée, du domicile et de la correspondance garanti par la Constitution. Pour finir, les requérants s’élevaient contre la mise en examen du quatrième requérant, estimant qu’il s’agissait là d’un moyen de contourner la législation applicable en matière de protection du secret professionnel, aucun fait ne lui ayant été imputé ni avant ni au moment de sa mise en examen. Le 14 octobre 2009, le juge d’instruction du TCIC adressa la réclamation au président de la cour d’appel. Dans ses observations, le juge d’instruction du TCIC réitéra que tous les éléments saisis étaient susceptibles de constituer des moyens de preuve dans le cadre des enquêtes en cours. Le 19 octobre 2009, le quatrième requérant saisit le juge d’instruction du TCIC d’une demande en nullité de sa mise en examen. Il dénonçait le fait de ne pas avoir été entendu en qualité d’accusé et de ne pas avoir été informé des faits qui lui étaient reprochés. Il faisait également valoir que sa mise en examen avait seulement pour but de justifier la saisie des données informatiques qui avait eu lieu. Le 21 octobre 2009, les requérants adressèrent une requête au président de la cour d’appel de Lisbonne. Ils contestaient à nouveau la mise en examen du quatrième requérant. Invoquant le secret professionnel, ils réitéraient qu’il appartenait au président de la cour d’appel de prendre lui-même en main l’ouverture et la sélection des éléments saisis au motif que le juge d’instruction du TCIC était l’unique juge d’instruction en charge des « grandes affaires » dans le pays. Par une décision du 29 octobre 2009, le vice-président de la cour d’appel de Lisbonne rejeta la réclamation des requérants présentée le 8 octobre précédent. À titre préliminaire, il rappela que son intervention en l’espèce tendait à vérifier s’il existait un risque flagrant et disproportionné de porter atteinte au secret professionnel. Ensuite, il exposa que : - l’avocat Me B.A et le quatrième requérant avaient participé aux négociations qui faisaient l’objet de l’enquête ; - la saisie des données informatiques à partir du poste de travail du quatrième requérant était conforme à l’article 71 § 4 du statut de l’Ordre des avocats étant donné que celui-ci avait entretemps été mis en examen et que ces données n’avaient en outre pas auparavant été consultées vu leur mise sous scellés après la présentation de l’opposition au titre de l’article 72 du statut de l’Ordre des avocats ; - la question de la nullité de la mise en examen du quatrième requérant échappait à son domaine d’intervention dans le cas concret, lequel relevait uniquement de l’article 72 du statut de l’Ordre des avocats ; - après ouverture et visualisation, tous les documents et fichiers informatiques saisis semblaient revêtir un intérêt, direct ou indirect, pour l’enquête en cause, et à elle seule, la saisie litigieuse ne portait pas, à première vue, atteinte au secret professionnel des avocats ; - les mots clés utilisés pour procéder aux recherches semblaient en rapport avec l’enquête en cours et, même s’ils avaient pu permettre d’accéder à d’autres matières, il appartenait au juge d’instruction de le vérifier ; - dans la mise en balance des intérêts en jeu dans le cas concret, l’administration de la justice et la découverte de la vérité prévalaient sur le secret professionnel des avocats. Le vice-président de la cour d’appel en conclut que la saisie des documents et fichiers informatiques était proportionnée au but recherché, à savoir l’administration de la justice concernant des affaires d’une grande complexité et qu’il n’y avait eu aucune violation du principe constitutionnel du respect de la vie privée. Jugeant que les craintes exprimées à l’égard du juge d’instruction du TCIC étaient hasardeuses et que la loi ne prévoyait pas qu’il soit éloigné pour les raisons invoquées, cette question n’étant en outre pas de son ressort dans le cas concret, il ordonna, conformément à la loi, la remise sous scellés des documents saisis et leur transmission au TCIC. Par une ordonnance du 3 novembre 2009, le juge d’instruction du TCIC rejeta la demande en nullité déposée le 19 octobre précédent par le quatrième requérant concernant sa mise en examen. Ce dernier attaqua cette ordonnance devant la cour d’appel de Lisbonne. Le 12 novembre 2009, les requérants déposèrent un recours constitutionnel devant le Tribunal constitutionnel contre la décision du 29 octobre 2009 du vice-président de la cour d’appel de Lisbonne. Entre autres, ils invoquaient le secret de la correspondance et le droit à la vie privée de leurs clients, dénonçant la mise en examen du quatrième requérant et le pouvoir du juge d’instruction du TCIC. Dans une requête déposée le 17 décembre 2009 auprès de la cour d’appel de Lisbonne, les requérants déclarèrent qu’ils renonçaient, sur indication du ministère de la Défense, à la partie de leur recours constitutionnel concernant la saisie des documents papiers portant sur les négociations entreprises entre l’État portugais et le consortium allemand en vue de l’acquisition des sous-marins. Ils demandaient alors l’ouverture de ces documents et leur transmission au juge d’instruction du TCIC. Ils déclarèrent qu’ils maintenaient néanmoins la partie du recours portant sur la saisie des données informatiques contenues dans les deux disques durs saisis et celles qui avaient été gravées dans les quatre DVDs. Par un arrêt du 15 avril 2010, la cour d’appel de Lisbonne annula la décision du 3 novembre 2009 du juge d’instruction du TCIC, jugeant que la mise en examen du quatrième requérant était illégale. Elle estima que la loi ne permettait pas qu’une mise en examen soit ordonnée postérieurement à une perquisition, pour justifier la saisie de documents professionnels. Outre l’annulation de la mise en examen du quatrième requérant, la cour d’appel ordonna la restitution de toute la « correspondance » le concernant qui avait été saisie. Le 14 juillet 2010, le Tribunal constitutionnel prononça son arrêt concernant le recours qui avait été formé par les requérants. Il décida d’abord que, s’agissant de la saisie de la correspondance concernant le quatrième requérant, le recours constitutionnel était dépourvu d’utilité, la cour d’appel de Lisbonne ayant déjà ordonné la restitution de toute correspondance saisie qui le concernait. Quant à la question portant sur la saisie des documents et données informatiques et le pouvoir du juge du TCIC, le Tribunal constitutionnel déclara le recours irrecevable, considérant qu’aucune question d’inconstitutionnalité normative n’avait été soulevée de manière adéquate par les intéressés, les requérants ayant uniquement mis en cause les décisions judiciaires prises dans le cadre de la procédure. Le 10 novembre 2010, le juge d’instruction du TCIC procéda à l’ouverture des scellés, en présence des deuxième, quatrième et cinquième requérants, de deux procureurs, d’un greffier du DCIAP et de trois experts informatiques. Faisant droit à la demande des procureurs, le juge d’instruction ordonna que, dans la mesure où ils présentaient un intérêt pour l’enquête, tous les documents papiers soient joints au dossier de l’enquête pénale, à l’exception d’un classeur et d’une lettre, lesquels furent rendus aux requérants. Le juge d’instruction ouvrit ensuite les scellés des quatre DVDs sur lesquels avaient été gravés les fichiers informatiques et les boîtes de courriers électroniques extraites de l’ordinateur du quatrième requérant et des différents serveurs du cabinet d’avocats, après avoir été sélectionnées sur la base des mots-clés indiqués dans le mandat de perquisition (voir ci-dessus paragraphe 19). Après audition des parties, le juge d’instruction ordonna que les deux boîtes de messageries électroniques de l’avocat Me B.A et les fichiers informatiques présentant un intérêt pour l’enquête qui avaient été gravés sur ces DVDs soient copiés et mis sous scellés et que les DVDs originaux soient rendus à la société requérante. Il déclara ensuite que le TCIC procéderait au visionnage des éléments copiés dans un délai de soixante jours. Tous les fichiers informatiques identifiés comme « correspondance » du quatrième requérant furent rendus à celui-ci. S’agissant des deux disques durs qui avaient été saisis, il ordonna la réalisation, par des experts informatiques, d’une opération visant la sélection de fichiers informatiques sur la base des mots clés qui avaient été utilisés lors de la perquisition. Le 17 janvier 2011, les experts informatiques remirent au DCIAP deux rapports, accompagnés des deux disques durs et de leurs copies respectives. Ils annexèrent également un troisième disque dur contenant les copies des fichiers sélectionnés, à partir des deux disques durs, sur la base des mots clés utilisés dans le cadre de l’enquête. Le matériel fut remis sous scellés à l’intention du juge du TCIC. Par une ordonnance du 2 février 2011, le juge d’instruction prit note que les experts informatiques avaient conclu l’analyse des fichiers informatiques des disques durs et que les fichiers (messageries électroniques) sélectionnés au moyen des mots clés avaient été copiés sur un disque dur séparé et mis sous-scellés. Il ordonna que cette copie soit gardée sous coffre, en attendant qu’il fixe une date pour le visionnage des contenus respectifs et l’élimination des fichiers relevant de la vie privée des personnes visées. Les 1er 4, 5, 6 et 11 avril 2011, le juge d’instruction du TCIC procéda à l’ouverture des scellés des DVDs. Il visionna les fichiers informatiques qui y avaient été copiés (voir ci-dessus paragraphe 34), ordonnant la suppression des fichiers présentant des informations de caractère personnel, couverts par le secret professionnel ou ne concernant pas les personnes mises en examen conformément à l’article 188 § 6 alinéas a) à c) du CPP, comme suit : - Séance du 1er avril 2011 (matin) : il visionna 4 500 fichiers dont 115 fichiers furent supprimés ; - Séance du 1er avril 2011 (après-midi : il visionna 4356 fichiers dont 100 furent supprimés ; - Séance du 4 avril 2011 (matin) : il visionna 2698 fichiers dont 16 fichiers furent éliminés ; - Séance du 5 avril 2011 (après-midi) : il visionna 4946 fichiers dont 260 furent supprimés ; - Séance du 6 avril 2011 (après-midi) : il visionna 6802 fichiers et 336 furent éliminés ; - Séance du 11 avril 2011 (après-midi) : il visionna 1504 fichiers et 36 furent éliminés. Il visionna ensuite 3539 fichiers du deuxième DVD, estimant qu’aucun élément n’était à supprimer. À l’issue de la séance du 11 avril, le juge d’instruction ordonna que les fichiers informatiques du premier DVD jugés pertinents pour l’enquête soient copiés sur un support autonome, ce qui fût fait le 12 avril 2011. Cette copie fut alors mise sous scellés. Au cours de la séance du 4 avril 2011, le juge d’instruction conclut également le visionnage des messages électroniques qui avaient été sélectionnés à partir des disques durs (voir ci-dessus paragraphes 37-38). Après une analyse sommaire de leur contenu, il considéra qu’ils ne contenaient pas d’informations à caractère personnel, couvertes par le secret professionnel ou concernant des personnes autres que celles qui avaient mises en examen conformément à l’article 188 § 6 alinéas a) à c) du CPP. Par conséquent, il ordonna qu’ils soient envoyés au DCIAP afin que soit faite la sélection des éléments pertinents pour l’enquête. Par une ordonnance du 21 juin 2011, le DCIAP estima nécessaire d’autonomiser l’enquête concernant les faits par rapport auxquels l’avocat Me B.A. n’était pas intervenu, comme suit : « (...) Le noyau des faits faisant l’objet de la présente enquête, pour autant qu’il s’agisse de la personne mise en examen, B.A., concerne l’accompagnement qu’il a fait des négociations et conclusion des contrats (...), faits susceptibles d’intégrer, entre autres, la pratique du crime de prévarication (...). (...) ces faits ont fait l’objet d’une enquête commune avec l’ensemble des investigations concernant l’exécution du « Programme relatif à l’acquisition des sous-marins » (PRAS), seulement pour des questions de célérité et d’économie procédurales. En effet, bien qu’on puisse admettre l’existence d’un lien avec les faits faisant l’objet des investigations mentionnées, il est certain que l’accusé B.A. n’a eu aucun type d’intervention par rapport à celles-ci. (...) le ministère public considère que l’on devra procéder à l’autonomisation de l’enquête portant sur les faits qui ne concernent pas l’intervention de l’accusé B.A., tout en garantissant l’exercice de ses droits de défense, préservant et permettant néanmoins la poursuite de l’intérêt public à une enquête efficace et rapide des faits ci-dessus. (...) (...) afin qu’une enquête soit ouverte pour investiguer de façon autonome les faits relatifs aux circonstances dans lesquelles ont été négociés les contrats avec le GSC concernant l’acquisition des sous-marins, les contreparties et le financement, il est demandé à M. le juge d’instruction qu’il autorise l’extraction du présent dossier d’enquête et des annexes 54, 58, 62, 63, 70, 73 à 82, 86, 87, 89, 90, 91, 92, 94, 95, 97 et 98. (...) » Par une ordonnance du 24 juin 2011, le juge du TCIC fit droit à la demande du DCIAP, comme suit : « (...) En ce qui concerne la séparation des procédures, au vu des éléments indiqués par le ministère public/DCIAP qui, en l’occurrence et quant à la substance de la question posée, a reçu l’accord écrit de l’accusé Me B.A, nous accueillons la demande, l’autorisant dans ses termes précis et exacts et nous la reproduisons ici dans l’intégralité (même si nous ne connaissons pas la teneur entière des pièces procédurales (annexes) qui y sont indiquées). (...) » Le 1er juillet 2011, le DCIAP ordonna qu’une copie soit faite des pièces du dossier demandées dans le but d’ouvrir une nouvelle enquête concernant les autres suspects et activités. Celle-ci fut enregistrée sous le numéro de procédure no 222/11.9TELSB. Le 17 mai 2012, les agents du DCIAP terminèrent l’analyse de 89 000 fichiers informatiques et de 29 000 messages électroniques saisis dans les équipements informatiques de la société requérante et dans la résidence de Me B.A et établirent un rapport concernant la participation de l’avocat Me B.A aux négociations qui faisaient l’objet de l’enquête. Le 4 juin 2012, le DCIAP classa l’enquête ouverte à l’encontre de l’avocat Me B.A sans suite. Il considéra qu’aucun élément du dossier ne permettait de prouver que celui-ci avait commis les crimes qui lui étaient imputés. Le DCIAP tint, entre autres, compte de messages électroniques échangés entre Me B.A et des représentants du ministère de la Défense et d’autres avocats. En l’absence de tout recours, cette ordonnance devint définitive. Le 6 juin 2012, les deux disques externes durs qui avaient été saisis furent rendus à la société requérante. Le 15 juillet 2013, constatant que le classement sans suite de l’enquête qui portait sur l’avocat Me B.A. était devenu définitif, le DCIAP ordonna que les pièces dont la copie avait été demandée soient simplement extraites du dossier et jointes à celui de l’enquête concernant les autres suspects et faits (procédure no 222/11.9TELSB). Par une ordonnance du DCIAP du 17 décembre 2014, cette dernière fut classée sans suite. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Sur la procédure pénale en général au Portugal Au Portugal, la conduite de l’enquête appartient au ministère public, lequel se trouve sous l’autorité du Procureur-général de la République. Au sein du ministère public, le Département central d’enquête et action pénale est l’autorité qui coordonne et conduit toute enquête portant sur la criminalité hautement organisée ou particulièrement complexe (article 46 de la loi no 47/86 du 15 octobre 1986 dans la rédaction introduite par la loi no 60/98 du 27 août 1998). On entend par instruction (instrução), le contrôle judiciaire de l’enquête par le juge d’instruction. À cet égard, dans ses parties pertinentes, l’article 286 du CPP stipule : « 1. L’instruction vise le contrôle judiciaire de la décision d’inculper (acusar) ou de classer une enquête sans suite (arquivar) dans le but de renvoyer ou non la cause en jugement. L’instruction est facultative. (...) » En outre, l’article 32 § 4 de la Constitution dispose : « Toute instruction est de la compétence d’un juge qui peut, aux termes de la loi, déléguer à toute autre entité la pratique des actes d’instructions qui ne portent pas direction sur les droits fondamentaux. » S’il appartient au ministère public de diriger l’enquête, avec l’assistance des organes de police criminelle (article 263 du CPP), certains actes ne peuvent être réalisés que par le juge d’instruction et d’autres requièrent son autorisation. À cet égard, les dispositions pertinentes du CPP se lisent ainsi : Article 17 Compétence du juge d’instruction « Il est de la compétence du juge d’instruction de procéder à l’instruction, de décider le renvoi en jugement (pronúncia) et d’exercer toutes les fonctions juridictionnelles jusqu’à ce que l’affaire soit transmise aux fins du jugement, aux termes prescrits dans ce code. » Article 268 Actes relevant de la compétence du juge d’instruction « 1. Au cours de l’enquête, il est de la compétence exclusive du juge d’instruction de : a) Procéder au premier interrogatoire judiciaire d’un accusé détenu ; b) Procéder à l’application d’une mesure de contrainte ou de garantie patrimoniale (...) ; c) Procéder aux perquisitions et saisies dans un cabinet d’avocats, un cabinet médical ou un établissement bancaire (...) ; d) Prendre connaissance en premier lieu de la correspondance saisie aux termes de l’article 179 § 3 ; e) Déclarer la perte, en faveur de l’État, de tout bien saisi en cas de classement sans suite d’une affaire par le ministère public (...) ; f) Réaliser tout acte expressément réservé par la loi au juge d’instruction. Le juge accomplit les actes indiqués au paragraphe précédent, à la demande du ministère public, de l’autorité de la police criminelle en cas d’urgence ou risque de retard, de l’accusé ou de l’assistente (auxiliaire du ministère public). (...) » Article 269 Actes devant être ordonnés ou autorisés par le juge d’instruction « 1. Au cours de l’enquête, il est de la compétence exclusive du juge d’instruction d’ordonner ou d’autoriser : a) La réalisation d’expertises (...) ; b) La réalisation d’examens (...) ; c) Les perquisitions au domicile aux termes et dans les limites de l’article 177 ; d) La saisie de correspondance, aux termes de l’article 179 § 1 ; e) L’interception, l’enregistrement ou le registre de conversations ou de communications, aux termes des articles 187 et 189 ; f) La réalisation de tout acte dont la loi prévoit qu’il dépende de l’ordre ou l’autorisation du juge d’instruction. (...) » Dans un arrêt du 18 mai 2006 (procédure no 54/2006-9), la cour d’appel de Lisbonne a observé : « (...) L’enquête comprend un ensemble de démarches visant à investiguer sur l’existence d’un crime, identifier ses agents et leurs responsabilité et découvrir et recueillir des preuves aux fins de la décision portant sur les réquisitions (acusação) (...). Il revient au ministère public de la diriger, avec l’assistance des organes de police criminelle (...). L’enquête est donc une procédure relevant du ministère public et non du juge, il appartient donc au premier, et non à ce dernier, de sélectionner et recueillir la preuve. Il est incontestable que l’investigation criminelle appartient au ministère public durant l’enquête, le juge d’instruction étant, néanmoins, par impératif constitutionnel, compétent en ce qui concerne les actes qui ont directement à voir avec les droits fondamentaux. (...). Par conséquent, dans la mesure où le juge d’instruction est le juge des libertés et des garanties, il lui appartient « à peine » d’assurer (...) que la collecte des preuves- dont la sélection, nous le rappelons, est de la compétence du ministère public- s’effectue légalement (et constitutionnellement). (...) » L’article 399 du code de procédure pénale pose le principe général en matière de recours en matière pénale, disposant ce qui suit : « Il est permis de faire appel des arrêts, jugements et ordonnances dont le caractère inattaquable n’est pas prévu par la loi. » B. Sur la procédure de perquisition et saisie Concernant la procédure de perquisition et de saisie, le code de procédure pénale prévoit ce qui suit : Article 174 Conditions « 1. S’il existe des indices qu’une personne dissimule sur elle-même des objets ayant un lien avec un crime ou pouvant servir de preuve, une fouille corporelle est ordonnée. S’il existe des indices que les objets mentionnés à l’alinéa précédent, ou si la personne mise en examen (arguido) ou une autre personne devant être détenue, puisse se trouver dans un lieu réservé ou n’étant pas librement accessible au public, une perquisition est ordonnée. Les fouilles corporelles et les perquisitions sont autorisées ou ordonnées par une ordonnance de l’autorité judiciaire compétente, celle-ci devant, dans la mesure du possible, présider l’opération. L’ordonnance prévue à l’alinéa précédent est valable pendant 30 jours, sous peine de nullité. Les exigences prévues à l’alinéa 3 ne s’appliquent pas aux fouilles corporelles et aux perquisitions effectuées par un organe de la police criminelle dans les cas : a) De terrorisme, criminalité violente ou hautement organisée, lorsqu’il y a des indices fondés de la commission imminente d’un crime pouvant mettre gravement en danger la vie ou l’intégrité physique d’une personne ; b) Où les personnes visées donnent leur consentement (...) ; c) Au moment d’une détention en flagrant délit pour un crime auquel s’applique une peine de prison. Dans les cas indiqués à la lettre a) de l’alinéa précédent, la réalisation de l’opération est, sous peine de nullité, immédiatement portée à la connaissance du juge d’instruction qui doit l’apprécier afin de pouvoir la valider. » Article 176 Formalités de la perquisition « 1. Sauf dans les cas indiqués à l’alinéa 5 de l’article 174, avant de procéder à la perquisition, l’occupant du lieu concerné reçoit une copie de l’ordonnance ayant déterminée celle-ci indiquant : - qu’il peut assister à l’opération et - se faire accompagner ou remplacer par une personne de sa confiance ; - qu’il se présente sans attendre. Si les personnes indiquées à l’alinéa précédent sont absentes, une copie est, dans la mesure du possible, remise à un membre de la famille, un voisin, un concierge ou la personne qui le remplace. (...) » Article 177 Perquisition « (...) La perquisition d’un cabinet d’avocats (...) est, sous peine de nullité, présidée (presidida) par le juge en personne, lequel informe au préalable le président du conseil local de l’Ordre des avocats (...) afin que celui-ci ou une autre personne agissant en son nom soit présent. (...) » Article 178 Objets pouvant être saisis et sous quelles conditions « 1. Sont saisis les objets ayant servi ou étant destinés à servir à commettre un crime, ceux qui en sont le produit, le bénéfice, le prix ou la récompense et tous les objets laissés par l’auteur du crime sur les lieux, ainsi que tout autre pouvant servir de preuve. Les objets saisis sont versés au dossier de la procédure (...). Les saisies sont autorisées, ordonnées et validées par ordonnance de l’autorité judiciaire. Les organes de police criminelle peuvent faire des saisies au cours des fouilles corporelles ou des perquisitions lorsqu’il y a urgence ou risque de perte en cas de retard (...). (...) Les propriétaires des objets ou les titulaires des biens saisis peuvent demander au juge d’instruction la modification ou l’annulation de la mesure. (...) (...) » Article 179 Saisie de correspondance « 1. Sous peine de nullité, le juge peut autoriser ou requérir, par ordonnance, la saisie (...) de lettres, paquets, valeurs, télégrammes ou tout autre correspondance s’il existe des raisons fondées de croire que : a) La correspondance a été expédiée ou reçue par le suspect (...) ; b) Est en cause un crime pouvant être puni d’une peine supérieure à trois ans de prison ; c) L’acte se révèle d’un grand intérêt pour la découverte de la vérité ou pour la preuve. Sous peine de nullité, il est interdit de saisir ou d’exercer un contrôle, sous une autre forme, de toute correspondance entre l’accusé et son défenseur, sauf si le juge a des raisons fondées de croire que celle-ci constitue l’objet ou l’élément d’un crime. Le juge ayant autorisé ou ordonné l’acte est la première personne à prendre connaissance du contenu de la correspondance saisie. S’il considère qu’elle présente un intérêt aux fins des preuves, il la fera joindre au dossier de la procédure ; dans le cas contraire, il la rend à qui de droit, celle-ci ne pouvant être utilisée comme moyen de preuve, il reste alors lié au secret par rapport à tout ce dont il a pris connaissance et qui ne présente pas d’intérêt pour la preuve. » Article 180 Saisie dans un cabinet d’avocats ou médical « 1. Ce qui est prévu à l’alinéa 5 (...) de l’article 177 s’applique aux saisies réalisées dans un cabinet d’avocats (...). Il est interdit, sous peine de nullité, de saisir des documents couverts par le secret professionnel (...) sauf si ces documents ont eux-mêmes servi en tant qu’objet ou élément d’un crime. Ce qui est prévu à l’alinéa 3 de l’article précédent s’applique en conséquence. » Article 183 Photocopie et copies certifiées conformes (certidões) « 1. Il est possible de joindre une photocopie des documents saisis au dossier de la procédure (autos), l’original devant être rendu. S’il est nécessaire de conserver l’original, il est possible d’en faire une photocopie ou une copie certifiée conforme (certidão) et de remettre celle-ci à qui appartenait l’original. (...) (...) » Article 184 Mise sous scellés et ouverture des scellés « Dans la mesure du possible, les objets saisis sont mis sous scellés. L’ouverture des scellés est faite, si possible, en présence des personnes qui étaient présentes au moment de leur apposition, celles-ci vérifiant si les scellés n’ont pas été violés et que les objets saisis n’ont pas été changés. » Article 186 Restitution des objets saisis « 1. Les objets saisis sont restitués à qui de droit dès qu’il apparaît que le maintien de la saisie aux fins de la preuve n’est plus nécessaire. Dès que le jugement devient définitif, les objets saisis sont rendus à qui de droit sauf s’ils ont été déclarés perdus en faveur de l’État. » Article 187 Admissibilité [écoutes téléphoniques] « 1. L’interception et l’enregistrement de conversations ou communications téléphoniques ne peuvent être utilisés pendant un enquête que s’il existe des raisons de croire que cette mesure est indispensable à la découverte de la vérité ou si la preuve serait, d’une autre façon, impossible ou très difficile à obtenir, par une ordonnance fondée du juge d’instruction et sur demande du ministère public, s’agissant de crimes : a) punis par une peine de prison supérieure, dans son délai maximum, à trois ans ; b) relatifs au trafic de stupéfiants ; c) de détention d’arme interdite ou de trafic d’armes ; d) de contrebande ; e) d’injure, menace, contrainte, intrusion dans la vie privée ou perturbation de la paix et de la tranquillité, lorsqu’ils sont commis par la voie du téléphone ; f) de menace de crime ou d’abus et simulation de signes de dangers ; ou g) d’évasion, lorsque l’accusé a été condamné à un des crimes prévus aux lettres précédentes. (...) L’interception et l’enregistrement (...) ne peuvent être autorisés (...) qu’à l’encontre de : a) Un suspect ou une personne mis en examen ; b) Une personne utilisée comme intermédiaire, par rapport à laquelle il existe des raisons fondées qui permettent de croire qu’elle reçoit ou transmet des messages destinés ou provenant d’un suspect ou d’une personne mis en examen ou ; c) La victime d’un crime, avec son consentement (...). L’interception et l’enregistrement de conversations ou de communications entre une personne mise en examen et son défenseur sont interdits, sauf si le juge a des raisons fondées de croire qu’elles constituent l’objet ou un élément du crime. (...) Sans préjudice de ce qui est prévu à l’article 248, l’enregistrement de conversations ou de communications ne peut être utilisé dans une autre procédure, en cours ou à instaurer, que s’il résulte de l’interception d’un moyen de communication utilisé par une personne indiquée à l’alinéa 4 et dans la mesure où il est indispensable pour prouver un des crimes figurant à l’alinéa 1. 8 Dans les cas prévus à l’alinéa précédent, les supports techniques des conversations ou des communications et les ordonnances qui ont fondé les interceptions respectives sont joints, par ordonnance judiciaire, à la procédure pour laquelle elles doivent être utilisées comme élément de preuve, une copie devant être extraite si nécessaire. » Article 188 Formalités des opérations [écoutes téléphoniques] « (...) (...) le juge ordonne la destruction immédiate des supports techniques et des rapports manifestement étrangers à la procédure : a) Qui concernent des conversations où ne sont pas intervenues les personnes indiquées à l’alinéa 4 de l’article précédent ; b) Qui portent sur des domaines couverts par le secret professionnel, de fonctionnaire ou de l’État ; ou c) Dont la divulgation peut porter gravement atteinte aux droits, libertés et garanties ; (...). » Article 248 Communication de la notitia criminis « 1. Les organes de police criminelle qui ont eu connaissance d’un crime, par leurs propres moyens ou après une dénonciation, transmettent cette information au ministère public dans le délai le plus court, lequel ne peut dépasser dix jours. (...) » Article 189 Extension « 1. Les dispositions prévues aux articles 187 et 188 sont applicables aux conversations ou communications transmises par n’importe quel autre moyen technique autre que le téléphone, notamment le courrier électronique (...). (...) » Dans un arrêt du 23 octobre 2002 (procédure no 125/00), la Cour suprême a considéré qu’il fallait distinguer les connaissances relevant d’une enquête (conhecimentos de investigação) des « connaissances fortuites » (conhecimentos fortuitos). Dans le premier cas, les informations ont été obtenues dans le cadre de la propre enquête en cours, il existe donc plus ou moins une certaine proximité entre les situations recherchées (il s’agit par exemple du concours réel d’infractions, des cas de coparticipations). Dans de telles situations, rien n’empêche et il est même justifié que les données légalement obtenues à travers des écoutes téléphoniques concernant certains faits soient utilisées pour prouver d’autres faits présentant avec elles une certaine affinité. Dans le second cas de figure, les informations sont obtenues de façon latérale et sont sans rapport avec l’enquête en cours. Les informations obtenues de façon fortuite dans le cadre d’écoutes téléphoniques peuvent être admises dans le cadre d’une autre procédure si celles-ci ont été réalisées conformément à la loi, si le crime faisant l’objet de l’autre procédure fait partie de la liste des crimes indiquées à l’article 187 § 1 du CPP, si les informations présentent un intérêt pour la découverte de la vérité ou la preuve dans la procédure vers où elles sont transférées, si l’accusé a la possibilité de contrôler ou contredire les résultat obtenus par cette voie. Dans un arrêt du 29 avril 2010 (procédure no 128/05.0JDLSB-A.S1), la Cour suprême a relevé que par « connaissances fortuites », il fallait entendre les informations recueillies de façon légale au cours notamment de l’enregistrement de conversations téléphoniques, ne concernant pas le crime à l’origine de ce moyen d’obtention de preuves. C. Sur la conservation des dossiers relatifs à une procédure pénale Au moment des faits, en ce qui concerne la conservation des supports techniques de conversations ou de communications téléphoniques enregistrées dans le cadre d’une enquête pénale, l’alinéa 3 de la directive du procureur général de la République du 9 janvier 2008 prévoyait ce qui suit : « (...) Les supports techniques de conversations ou de communications téléphoniques enregistrées dans le cadre d’une enquête pénale ayant fait l’objet d’une ordonnance finale de classement sans suite sont conservés, pour la durée correspondante au délai de prescription de l’enquête pénale, dès lors que la réouverture de l’enquête se montre possible d’un point de vue juridique (...) » Adopté le 24 décembre 2013 par l’arrêté ministériel (Portaria) no 368/2013, le règlement sur la conservation aux archives des tribunaux prévoit la conservation et le versement aux archives de tout dossier d’une procédure pénale relative à une enquête pénale classée sans suite jusqu’au terme du délai de prescription du crime qui faisait l’objet de l’enquête. Conformément à l’article 118 § 1 a) et c) du code pénal (dans sa rédaction issue de la loi no 32/2010 du 2 septembre 2010), les délais de prescription sont les suivants : - 15 ans en ce qui concerne les crimes de corruption, prise illégale d’intérêts et blanchiment d’argent ; - 10 ans pour le crime de prévarication. D. Sur la saisie de données informatiques Entrée en vigueur le 15 octobre 2009, la loi sur la cybercriminalité (approuvée par la loi no 109/2009 du 15 septembre 2009) transpose dans l’ordre juridique portugais la directive du Conseil de l’Union européenne no 2005/222/JAI du 24 février 2005 relative aux attaques visant les systèmes d’informations. Les dispositions pertinentes de cette loi se lisent ainsi : Article 15 Recherche de données informatiques « 1. Lorsqu’au cours d’une procédure il devient nécessaire, pour produire une preuve, en vue de la découverte de la vérité, d’obtenir des données informatiques spécifiques et déterminés, stockés dans un système informatique, l’autorité judiciaire compétente autorise ou ordonne par ordonnance qu’une recherche soit effectuée dans ce système informatique, et doit, dans la mesure du possible, présider (presidir) cette opération (diligência). Sous peine de nullité, l’ordonnance prévue à l’alinéa précédent a une durée de validité pouvant aller jusqu’à 30 jours. (...) » Article 16 Saisie de données informatiques « 1. Si au cours d’une recherche informatique ou d’un tout autre accès légitime à un système informatique, sont découverts des données ou des documents informatiques nécessaires pour produire une preuve en vue de la découverte de la vérité, l’autorité judiciaire compétente autorise ou ordonne, par ordonnance, leur saisie. L’organe de police criminelle peut effectuer des saisies, sans autorisation préalable de l’autorité judiciaire, au cours d’une recherche informatique ordonnée de façon légale aux termes de l’article précédent, ou bien lorsqu’il existe une urgence ou un risque de perte en cas de retard. Si des données ou des documents informatiques saisis contiennent des éléments personnels ou intimes, pouvant mettre en cause la vie privée de la personne respective ou d’un tiers, ceux-ci sont, sous peine de nullité, présentés au juge, qui déterminera leur jonction au dossier de l’enquête en tenant compte des intérêts du cas concret. Les saisies effectuées par un organe de police criminelle sont toujours sujettes à validation de l’autorité judiciaire, dans un délai maximum de 72 heures. Les saisies relatives aux systèmes informatiques utilisés dans le cadre de l’exercice de la profession d’avocat et des activités médicales ou bancaires sont sujettes, avec les adaptations nécessaires, aux règles et formalités prévues dans le code de procédure pénale (...). (...) Les saisies de données informatiques (...) peuvent notamment présenter les formes suivantes : a) Saisie du support où est installé le système ou saisie du support où sont stockés les données informatiques, ainsi que les dispositifs nécessaires à leur lecture respective ; b) Réalisation d’une copie des données, en support autonome, qui sera versée au dossier ; c) Préservation, par des moyens technologiques, de l’intégrité des données, sans réalisation d’une copie ou retrait de celles-ci ; ou d) Élimination irréversible ou blocage de l’accès aux données. (...) » E. Sur le Tribunal central d’instruction criminelle La loi relative à l’organisation des tribunaux judiciaires (loi no 3/99, du 13 janvier 1999) prévoit dans son article 80 § 1 que, si l’activité délictuelle a lieu dans des ressorts (comarcas) appartenant à divers districts judiciaires, l’instruction des affaires portant sur la « criminalité violente, hautement organisée ou particulièrement complexe » est de la responsabilité du Tribunal central d’instruction criminelle. Aux termes du règlement d’application de la loi d’organisation des tribunaux judiciaires (décret-loi nº 186-A/99 du 31 mai 1999), ce tribunal a son siège à Lisbonne. Au moment des faits, il disposait d’un seul juge d’instruction. Depuis septembre 2014, il est composé de deux juges d’instruction. F. Sur le secret professionnel L’article 87 du statut de l’Ordre des avocats (Estatuto da Ordem dos Advogados), approuvé par la loi no 15/2005 du 26 janvier 2005, dispose : « 1. L’avocat est tenu au secret professionnel concernant tous les faits dont il a connaissance étant donné ses fonctions et la prestation de ses services (...). (...) » Les autres dispositions du statut de l’Ordre des avocats pertinentes sont les suivantes : Article 70 (...) perquisitions (buscas) dans un cabinet d’avocats « 1. (...) les perquisitions (...) dans un cabinet d’avocats ou dans tout autre local destiné aux archives, l’interception et l’enregistrement de conversations ou communications, par voie téléphonique ou électronique, utilisés par l’avocat dans l’exercice de sa profession, figurant dans le registre de l’Ordre des Avocats, ne peuvent être ordonnés et présidés que par le juge compétent. (...) le juge doit convoquer, pour assister (...) aux recherches, l’avocat concerné, le président du conseil du district, le président de la délégation ou le délégué de l’Ordre des avocats, selon les cas, lesquels peuvent déléguer à un autre membre du conseil du district ou de la délégation. (...) Les membres de la famille ou les employés de l’avocat concerné peuvent aussi assister aux procédures indiquées à l’alinéa 2 de cet article lorsqu’ils se présentent à celles-ci ou si le juge les convoque. (...) Le procès-verbal de la procédure fait mention expresse des personnes présentes, ainsi que de tout événement survenu au cours de celle-ci. » Article 71 Saisie de documents « 1. Indépendamment du support utilisé, il n’est pas possible de saisir la correspondance relative à l’exercice de la profession. (...) Sont comprises dans la correspondance les instructions et les informations écrites sur l’objet de la désignation [d’office] ou du mandat ou l’avis demandé. Est exclue la correspondance portant sur un acte criminel pour lequel l’avocat a été mis en examen. » Article 72 Réclamation « 1. Au cours [de la perquisition], l’avocat concerné (...) peut présenter une réclamation. La réclamation ayant pour but de préserver le secret professionnel, le juge doit immédiatement prendre en compte la demande pour ce qui est des documents ou objets en cause ; le juge met de suite ces documents ou objets sous scellés, sans les lire ou les examiner. Les motifs de la réclamation sont déposés, sous cinq jours, auprès du tribunal où la procédure est pendante ; le juge remet au président de la cour d’appel, dans le même délai, la réclamation accompagnée de son avis et, le cas échéant, des documents ou objets mis sous scellées. Le président de la cour d’appel peut, sous réserve du secret, procéder à l’ouverture des scellés, les retournant à nouveau scellés, avec sa décision. » G. Sur le recours en inconstitutionnalité S’agissant du recours en inconstitutionnalité, selon la jurisprudence constante et réitérée du Tribunal constitutionnel, seules des questions d’inconstitutionnalité « normative » peuvent être examinées dans le cadre d’un recours constitutionnel, le recours direct en protection d’un droit fondamental n’existant pas en droit constitutionnel portugais. Tout recours dirigé contre la décision judiciaire elle-même est ainsi jugé irrecevable par le Tribunal constitutionnel (voir, par exemple, les arrêts du Tribunal constitutionnel nos 192/94 du 1er mars 1994, 178/95 du 5 avril 1995 et 18/96 du 16 janvier 1996). H. Sur les sociétés d’avocats Les sociétés d’avocats sont des sociétés civiles formées par deux ou plusieurs avocats dans le but d’exercer conjointement leur activité professionnelle et de répartir entre eux les recettes (article 1 du décret-loi nº 229/2004 du 10 décembre 2004). Contrairement aux membres (sócios), les associés (associados) ne disposent pas de parts sociales dans la société et ne participent pas à ses assemblées générales (article 6, 12, 13 et 25). Tous les membres d’une société sont tenus au respect du secret professionnel (article 5).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1970. Il est actuellement incarcéré à la prison de Korydallos. A. Le suivi médical du requérant lors de sa détention dans les prisons de Khalkida, de Patras et de Korydallos Le requérant commença à purger, à la prison de la ville de Khalkida, de longues peines de prison auxquelles il avait été condamné par dix-neuf décisions de justice rendues entre 2008 et 2011 (entre autres, pour tentative d’homicide, instigation à port et usage illégaux d’arme, fraude, faux et usage de faux, tentative de chantage, vol, diffamation calomnieuse). Souffrant d’une grave maladie cardiovasculaire et alors qu’il était à l’époque détenu à la prison de la ville de Grevena, il subit une intervention chirurgicale de revascularisation du myocarde à l’hôpital Evangelismos d’Athènes le 10 mai 2011. Le 20 août 2012, le requérant fut transféré à l’hôpital de Khalkida où le médecin qui l’examina lui prescrivit un examen par scintigraphie du myocarde et un examen coronarographique. Le 27 août 2012, il fut emmené à l’hôpital de la prison de Korydallos en vue de cet examen, qui eut lieu à l’hôpital Evangelismos le 16 octobre 2012. Dans son rapport y relatif, la directrice du service de médecine nucléaire de l’hôpital notait : « Étude négative quant à l’existence d’une ischémie du myocarde ». Le 24 octobre 2012, le requérant reçut une fiche de sortie de l’hôpital de la prison de Korydallos, sur laquelle le cardiologue de cet hôpital mentionnait : « (...) la scintigraphie du myocarde n’a pas indiqué de trouble du flux sanguin dans le ventricule gauche (...) il sort avec le traitement [suivait la prescription des médicaments] ». Le 24 octobre 2012, le requérant fut autorisé à quitter l’hôpital. Le 29 octobre 2012, le requérant revint à la prison de Khalkida. Le 5 décembre 2012, l’hôpital Evangelismos émit un certificat d’hospitalisation à la demande du requérant, qui indiquait qu’en cas de complication de la maladie coronarienne et compte tenu du fait que celui-ci avait été opéré dans le service de cardiologie, il pouvait et devait être hospitalisé dans ce même hôpital. En outre, un certificat médical délivré par les médecins traitants du requérant, C.C. et M.A., soulignait que l’opération subie par le requérant avait pallié provisoirement la maladie qui avait mis sa vie en danger. Toutefois, si les facteurs qui influençaient l’évolution de la maladie (alimentation, environnement stressant) n’étaient pas mis sous contrôle, le pronostic vital du requérant serait gravement engagé, malgré la réussite de l’opération. Le 21 décembre 2012, le requérant déposa auprès des autorités de la prison, par l’intermédiaire de son avocat, une demande tendant à son transfert à l’hôpital de Korydallos pour un examen coronarographique. Il soulignait que lors de son dernier séjour à l’hôpital, il n’avait été soumis qu’à une scintigraphie et non à une coronarographie, alors que le cardiologue de l’hôpital de Khalkida avait recommandé les deux examens. Le 21 décembre 2012, le médecin de la prison de Khalkida informa les autorités de la prison que le 16 octobre 2012, le cardiologue de l’hôpital Evangelismos avait considéré que la coronarographie n’avait pas été jugée nécessaire, car la scintigraphie avait été négative quant à l’ischémie. Le 28 décembre 2012, le cardiologue de l’hôpital de Korydallos confirma dans son rapport la décision en ce sens prise par le cardiologue de l’hôpital Evangelismos. Le 29 décembre 2012, le requérant, qui s’était plaint d’une douleur précordiale rétrosternale et d’un épisode d’évanouissement, fut transféré à l’hôpital de Khalkida pour de nouveaux examens médicaux. Le 31 décembre 2012, le directeur de la clinique de cardiologie de cet hôpital diagnostiqua une douleur thoracique sans indices d’ischémie aigüe et recommanda un examen plus approfondi dans un hôpital d’Athènes. Le 2 janvier 2013, le requérant fut transféré à l’hôpital de la prison de Korydallos. Il en sortit le 11 janvier. La fiche de sortie indiquait : « Le patient est arrivé pour un examen coronarographique, mais il a refusé de le subir. La scintigraphie qu’il avait faite en octobre 2012 était négative et il sort avec le traitement qui lui avait déjà été prescrit ». Le 2 février 2013, le requérant fut admis à la clinique de cardiologie de l’hôpital de Khalkida. La fiche de sortie de cet établissement, du 5 février 2013, mentionnait que le requérant avait été admis avec une « douleur thoracique non déterminée » et sortait en présentant une certaine « amélioration ». Le 11 février 2013, le directeur du service de cardiologie de l’hôpital Evangelismos, C.C., se fondant sur les résultats des examens effectués à l’hôpital de Khalkida, demanda par écrit le transfert immédiat du requérant à l’hôpital Evangelismos. Selon le requérant, ce transfert ne fut pas effectué, car la demande précitée avait été soustraite de son dossier médical. À la même date, le médecin de la prison de Khalkida informa les autorités de la prison que le requérant avait refusé de poursuivre son traitement, qu’il l’avait convoqué au dispensaire de la prison pour lui expliquer les conséquences de son attitude et que, malgré ces conseils, le requérant persistait à ne pas accepter ses médicaments. L’examen médical effectué le même jour fit apparaître que le requérant souffrait de tachycardie. Le 12 février 2013, le même médecin informa à nouveau les autorités de la prison que le requérant persistait dans son refus pour le deuxième jour, ce qui avait entraîné l’augmentation de son rythme cardiaque. Il recommanda l’admission du requérant à la clinique de cardiologie de l’hôpital de Khalkida, laquelle eut lieu le même jour. Le 13 février 2013, le requérant sortit de l’hôpital, son état présentant une « amélioration », selon la fiche de sortie. En même temps, un rapport du médecin de l’hôpital de la prison de Korydallos, daté du 12 février 2013, recommandait le transfert du requérant à l’hôpital Evangelismos. Le 18 février 2013, le requérant fut transféré à l’hôpital de la prison de Korydallos. Le 19 février 2013, le cardiologue de cet hôpital rédigea une note de renvoi du requérant à l’hôpital Evangelismos. Ce jour-là, vers 16 heures environ, les agents de police devant escorter le requérant vers cet hôpital furent intrigués par le fait que celui-ci savait dans quel hôpital il allait être transféré alors que la note de renvoi n’en faisait pas mention, et qu’il avait rassemblé pour emporter avec lui « des affaires personnelles de première nécessité en quantité excessive ». Saisis de doutes en ce qui concernait la sécurité du transfert, ceux-ci consultèrent leur supérieur hiérarchique. Il fut décidé de changer la destination prévue, et de conduire le requérant à l’hôpital universitaire Atticon. Arrivé à cet hôpital et constatant que ce n’était pas l’hôpital Evangelismos, le requérant refusa de se soumettre à l’examen. Le 21 février 2013, le requérant fut transféré à l’hôpital Thriasio dans la ville d’Elefsina. Les examens d’ordre clinique, électrocardiographique et écho-cardiographique n’indiquèrent pas d’éléments d’ischémie. Le 22 février 2013, le requérant fut admis au service de cardiologie de l’hôpital de Nikaia, à cause de gênes d’angine de poitrine. L’électrocardiogramme effectué indiqua une légère tachycardie sans altération de type ischémique. Le 23 février le requérant sortit de l’hôpital et le 29 février il rentra à la prison de Khalkida. Le 12 mars 2013, alors que le requérant avait été transféré à la prison de Korydallos (afin de comparaître devant la cour d’appel), il fut examiné par son médecin traitant à l’hôpital Evangelismos, qui lui diagnostiqua pour la première fois qu’il était affecté d’une fibrillation du ventricule et lui prescrivit de rester alité pendant dix jours et de faire un examen avec un holter rythmique. Le 12 avril 2013, le requérant fut transféré à l’hôpital Aghia Varvara pour l’examen avec le holter. Le 13 mai 2013, le médecin traitant du requérant à l’hôpital Evandelismos lui prescrivit un nouvel examen sous une dizaine de jours pour un problème d’arythmie. Rendez-vous fut pris pour le 21 mai 2013 dans ce même hôpital. Toutefois, arrivé à l’hôpital pour l’examen programmé, le requérant refusa de s’y soumettre parce qu’il insistait pour être examiné par ses deux médecins traitants dans cet hôpital, C.C. et M.A. Le 22 mai 2013, le requérant adressa au procureur près la Cour de cassation une plainte contre toute personne responsable pour mise en danger de sa personne, violation des devoirs professionnels et induction en erreur de ses médecins traitants. Le 27 mai 2013, le requérant fut transféré à la prison de Patras. Le 28 mai 2013, il fut examiné au dispensaire de la prison. Le 29 mai 2013, il fut transféré à l’hôpital universitaire de Patras pour un examen cardiologique. Le médecin recommanda un changement du traitement médicamenteux. Le 30 mai 2013, le requérant fut à nouveau examiné par un médecin du dispensaire de la prison de Patras, qui estima que le requérant devait faire l’objet d’examens cardiologiques réguliers à l’hôpital universitaire de Patras. Toutefois, le 31 mai 2013, le requérant refusa de s’y rendre, car il souhaitait être transféré à l’hôpital Evangelismos. Le 3 juin 2013, le requérant se présenta de sa propre initiative au dispensaire de la prison de Patras pour se faire examiner. Le médecin recommanda que le requérant soit examiné par un cardiologue et un spécialise de chirurgie cardiothoracique. Le 5 juin 2013, le requérant fut transféré aux consultations extérieures de l’hôpital universitaire de Patras, où le cardiologue qui l’examina lui prescrivit un traitement médicamenteux et une épreuve d’effort. Le 6 juin 2013, le médecin du dispensaire de la prison de Patras prescrivit au requérant un examen hématologique, mais celui-ci refusa de se rendre à l’hôpital universitaire de Patras, tant le 10 juin pour subir cet examen que le 11 juin pour l’épreuve d’effort. Le 17 juin 2013, le requérant fut transféré à un hôpital de garde en raison d’une douleur d’angine dont il se plaignait. Il sortit le lendemain avec une prescription pour un nouveau traitement médicamenteux et un suivi cardiologique régulier. Le 27 juin 2013, le requérant fut transféré à l’hôpital universitaire de Patras pour un examen hématologique, car il avait modifié de son propre chef son anticoagulant. Le 1er juin 2013, à la suite d’un contrôle des facteurs de coagulation du sang, le requérant se vit modifier son traitement et le 10 juin, le médecin du dispensaire de la prison lui augmenta le dosage. Le 19 juillet 2013, le requérant refusa son transfert à l’hôpital universitaire de Patras, mais il y consentit le 23 juillet pour y subir un nouvel examen hématologique. Le 14 août 2013, alors que le requérant se trouvait à la prison de Korydallos pour assister à une audience le concernant, il fut examiné à l’hôpital de la prison où on ne lui diagnostiqua pas de syndrome clinique. Le 21 août 2013, alors qu’il s’y trouvait encore, il se plaignit d’un angor. Il fut transféré à l’hôpital Tzaneio où il subit un électrocardiogramme. Il en sortit le 22 août 2013, « sans fièvre, asymptomatique et hémodynamiquement stable » avec le conseil de maintenir son poids, de suivre un régime sans sel ni graisse et de consulter ses médecins traitants à l’hôpital Evangelismos. Le 23 août 2013, après l’avoir examiné, son médecin traitant à l’hôpital Evangelismos affirma que le requérant ne devait pas subir d’opération chirurgicale. Le 17 septembre 2013, le cardiologue de l’hôpital de la prison de Korydallos, constatant la dégradation de l’état de santé du requérant, demanda le transfert de celui-ci à l’hôpital Evangelismos. Dans son rapport, il soulignait que tout retard dans le transfert risquait de causer au requérant un dommage irréparable. Le 20 novembre 2013, le requérant fut transféré à l’hôpital public de Patras pour un examen hématologique, puis à l’hôpital universitaire de Patras pour un examen cardiologique dans le cadre de ses contrôles réguliers. L’échocardiographie ne décela pas d’indices d’ischémie du myocarde. Le 1er décembre 2013, après une bagarre avec un codétenu, le requérant fut emmené au dispensaire de la prison de Patras se plaignant de gênes d’angine de poitrine. En raison de son historique, il fut jugé opportun de le transférer à l’hôpital de garde. Le diagnostic indiqua qu’il souffrait de « douleur précordiale ». Le lendemain, il sortit de l’hôpital. Le 10 décembre 2013, le requérant subit l’examen cardiologique régulier qui s’effectuait à l’hôpital universitaire de Patras, mais le 3 janvier 2014, il s’y refusa. Le 12 février 2014, le requérant, se plaignant d’une gêne d’angine de poitrine, fut admis à l’hôpital public de Patras, mais il en sortit le lendemain. Le 14 février 2013, après une bagarre avec un codétenu, le requérant fut emmené au dispensaire de la prison, puis à l’hôpital de garde de la ville pour être examiné par un ophtalmologiste. Le 5 mars 2014, le requérant fut transféré pour un examen cardiologique et cardiothoracique à l’hôpital universitaire de Patras. Toutefois, le 6 mars 2014, il refusa de subir un examen hématologique et ophtalmologique. Le 6 mai 2014, ayant fait état d’une douleur thoracique, le requérant fut emmené à l’hôpital Tzanneio. Le 29 mai 2014, le requérant refusa de se soumettre à une coronarographie à l’hôpital Atticon, où rendez-vous avait été pris à l’avance. Il justifia son refus par son souhait que tout examen clinique soit effectué à l’hôpital Evangelismos. B. Les demandes du requérant tendant à la suspension de l’exécution de sa peine, en application de l’article 557 du code de procédure pénale La demande du 16 octobre 2012 et la décision no 178/2013 du tribunal correctionnel de Khalkida Le 16 octobre 2012, alors que le requérant se trouvait à l’hôpital de la prison de Korydallos, il introduisit une demande de suspension de l’exécution de sa peine (article 557 du code de procédure pénale) devant le tribunal correctionnel du Pirée. Il soulignait que l’aggravation de la sténose l’exposait de plus en plus à un risque accru d’infarctus et par conséquent au risque d’une dégradation irréversible de son état de santé. Il demandait à être transféré à la clinique de cardiologie de l’hôpital Evangelismos et à y rester jusqu’à ce que le tribunal correctionnel du Pirée se prononce sur sa demande. L’audience eut lieu le 3 décembre 2012 devant le tribunal correctionnel de Khalkida, car le requérant avait entre-temps été transféré de l’hôpital de la prison de Korydallos à la prison de Khalkida. À cette date, l’audience fut reportée au 12 décembre 2012 afin que le requérant produise des justificatifs manquants prévus à l’article 557 précité. Elle fut à nouveau ajournée au 20 décembre puis au 31 décembre 2012. Il est rappelé que le 5 décembre 2012, l’hôpital Evangelismos émit un certificat d’hospitalisation attestant que le requérant y avait été hospitalisé du 3 au 30 mai 2011 et qu’en cas de complication de la maladie coronarienne il devait y être transféré à nouveau pour recevoir des soins (paragraphe 10 ci-dessus). À la suite d’un nouveau report, l’audience eut lieu le 9 janvier 2013. Par une décision no 178/2013 de la même date, le tribunal correctionnel de Khalkida ordonna la suspension de l’exécution de la peine du requérant pendant cinq mois à condition que celui-ci soit hospitalisé à l’hôpital Evangelismos. La décision relevait ce qui suit : « (...) Le demandeur a présenté une maladie coronarienne grave et a subi une intervention chirurgicale (pontage) le 10 mai 2011 à l’hôpital Evangelismos. À la suite de cette opération, il a été hospitalisé à l’hôpital Tzaneio et à l’hôpital Attiko pour fibrillation du ventricule et a subi un nouvel examen coronarien à l’hôpital Evangelismos et à l’hôpital Attiko pour une angine de poitrine. Compte tenu de la gravité de son état de santé, l’hôpital de Khalkida a considéré qu’un contrôle cardiologique plus approfondi dans un hôpital d’Athènes était nécessaire et pour cette raison il a été transféré à l’hôpital de la prison de Korydallos. Comme il est précisé dans l’attestation du service de cardiologie de l’hôpital Evangelismos, du 5 décembre 2012, signée par les directeurs [C.C. et M.A.], “l’intervention chirurgicale précitée n’a pas apporté une solution définitive à son problème de santé ; elle a pallié provisoirement la maladie qui a mis sa vie en danger. Si les facteurs qui influencent l’évolution de la maladie (alimentation, environnement stressant) ne sont pas mis sous contrôle, le pronostic vital du requérant sera gravement engagé, malgré la réussite de l’opération”. Dans l’hôpital de la prison de Korydallos où il est actuellement hospitalisé, il n’est pas possible de suivre son état de santé ni de faire face à des complications éventuelles. (...) » Le procureur près le tribunal correctionnel de Khalkida invita alors le directeur de la prison à suspendre l’incarcération du requérant afin de se conformer à la décision no 178/2013. Toutefois, les autorités de la prison demandèrent des éclaircissements au procureur quant à la possibilité d’exécuter la décision précitée : elles informèrent le procureur que le 28 décembre 2012, la cour d’appel criminelle d’Athènes avait rendu un arrêt no 1123/2012 (à la demande du requérant, qui sollicitait une confusion des peines) qui augmentait tant la durée de la réclusion que le montant de la sanction pécuniaire qui lui étaient infligées. Or, la décision no 178/2013 se fondait sur l’arrêt antérieur (arrêt no 2084/2010 portant confusion des peines) à l’arrêt no 1123/2012, qui s’y substituait. Le procureur demanda alors au tribunal correctionnel de Khalkida de rectifier sa décision no 178/2013. Par une décision no 588/2013 du 29 janvier 2013, le tribunal correctionnel de Khalkida considéra qu’il n’y avait pas lieu à rectification, car l’arrêt no 1123/2012 n’avait jamais été portée à sa connaissance et ne faisait donc pas partie du dossier. Le 29 janvier 2013, le procureur notifia la décision no 588/2013 au requérant et lui suggéra de déposer une nouvelle demande de suspension, car la décision no 178/2013 ne pouvait pas être exécutée. La demande du 31 janvier 2013 Le 31 janvier 2013, le requérant introduisit une demande tendant à son transfert immédiat à l’hôpital Evangelismos. La demande était fondée sur l’article 557 du code de procédure pénale. L’audience devant le tribunal correctionnel de Khalkida fut fixée au 11 février 2013. Elle fut ajournée au 13 février, puis aux 18 février, 25 février, 4 mars et 27 mars 2013, chaque fois à la demande du requérant (pour cause d’indisponibilité de son avocat). À l’audience du 27 mars 2013, le requérant, par l’intermédiaire de son avocat, déclara se désister de sa demande. En fait, depuis un arrêt du 8 mars 2012 mettant fin à certaines poursuites pour cause de prescription, il ne purgeait que les peines prononcées par l’arrêt no 2084/2010 auquel se référait la décision no 178/2013. Le requérant donna aussi pouvoir à ses avocats de saisir le procureur compétent afin de faire exécuter la décision précitée. Par une décision no 1974/2013 du 27 mars 2013, le tribunal correctionnel de Khalkida rejeta la demande du requérant comme irrecevable. C. Les objections du procureur près le tribunal correctionnel de Patras et la décision no 3330/2013 du tribunal correctionnel de Patras Le 7 août 2013, le procureur près le tribunal correctionnel de Khalkida demanda que la décision no 178/2013 soit exécutée. Toutefois, le 9 août 2013, le procureur près le tribunal correctionnel de Patras (ville dans laquelle le requérant était détenu depuis le 27 mai 2013) décida de présenter, en application de l’article 565 du code de procédure pénale, des objections concernant le caractère exécutoire des quinze arrêts de condamnation du requérant mentionnés dans le dispositif de la décision no 178/2013. Il soulignait qu’il n’était pas possible d’ordonner la suspension des peines prononcées, car le requérant n’avait pas encore commencé à les purger. Par une décision no 3330/13 du 10 août 2013, le tribunal correctionnel de Patras accueillit les objections. Il considéra que ces arrêts étaient encore exécutoires, car, à la date de l’adoption de la décision no 178/2013, le requérant n’avait pas encore commencé à purger les peines qu’ils lui avaient infligées. D. Les recours du requérant et les décisions judiciaires internes postérieures à la saisine de la Cour Le 12 décembre 2013, le requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt no 3330/2013. Il soutenait que le retard dans l’exécution de la décision no 178/2013 emportait violation de l’article 3 de la Convention, en raison de la dégradation irréversible de son état de santé. Les 3 février 2014 et 26 mars 2014, le requérant envoya respectivement au procureur près la Cour de cassation et le procureur près le tribunal correctionnel du Pirée deux rapports dans lesquels il prétendait que la Cour européenne (qu’il avait déjà saisie) avait rendu le 7 janvier 2014, date de la communication de la requête au Gouvernement, sa décision dans son affaire et avait conclu à la violation des articles 2 et 3 de la Convention en raison de la non-exécution de la décision no 178/2013. Le 5 février 2014, la cour d’appel criminelle d’Athènes, prononçant la confusion des peines du requérant, fixa à 60 ans, 4 mois et 15 jours la peine de réclusion du requérant (dont il devait purger 25 ans), et à 25 000 euros la sanction pécuniaire à son encontre (arrêt no 412/2014). L’arrêt no 412/2014 cessa de produire ses effets à compter du 6 juin 2014, lorsque le tribunal correctionnel d’Athènes suspendit les peines prononcées par certains arrêts de condamnation sur lesquels l’arrêt no 412/2014 se fondait. À partir de cette date, le requérant était donc détenu en vertu de l’arrêt no 2084/2010 portant confusion de ses peines et auquel la décision no 178/2013 se référait. Par un arrêt no 778/2014 du 11 juin 2014, la Cour de cassation accueillit le pourvoi du requérant et renvoya l’affaire au tribunal correctionnel de Patras, siégeant dans une composition différente, pour nouvel examen. La Cour de cassation considéra que dans son arrêt no3330/13, le tribunal correctionnel avait statué ultra petita, car les objections du procureur contre le caractère exécutoire des arrêts de condamnation étaient en réalité destinées à contester la légalité de la décision no 178/2013, devant le même tribunal que celui qui les avait rendues, ce qui ne pouvait être fait que par le procureur près la Cour de cassation. Le 8 août 2014, le tribunal correctionnel de Khalkida rejeta les objections du procureur (jugement no 3066/2014). Il releva que la décision no 178/2013 n’était pas une décision de condamnation et ne prononçait pas une peine et que l’article 565 du code de procédure pénale visait la procédure d’objections concernant le caractère exécutoire seulement des arrêts de condamnation. En outre, l’arrêt no 778/2014 ne rendait pas irrévocable la décision no 178/2013 qui n’avait jamais fait l’objet d’une voie de recours. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale se lisent ainsi : Article 557 « 1. L’exécution d’une peine privative de liberté peut être suspendue dans les cas prévus par les articles 429 § 3 et 556 al. a, b et c, ainsi que par les paragraphes 2 et 7 du présent article. Dans le cas où le détenu qui purge sa peine est hospitalisé, comme le prévoient les dispositions pertinentes, et s’il souffre d’une maladie tellement grave que le maintien de son hospitalisation dans tout hôpital ne permet pas d’empêcher la dégradation irréversible de son état de santé ou présente un danger pour sa vie, celui-ci peut, si ladite prévention nécessite son hospitalisation dans un autre établissement spécifiquement mentionné, solliciter son admission dans celui-ci pour poursuivre son traitement à ses propres frais. Le traitement médical à domicile est exclu. Le tribunal compétent se prononce sur cette demande par une motivation spécifique et circonstanciée. Cette décision est rendue après la production de a) l’avis de deux médecins légistes ou, à défaut, de deux médecins engagés par un établissement public sur la nécessité de transférer le demandeur au centre hospitalier proposé par lui-même, b) l’avis de l’établissement où l’intéressé est hospitalisé et c) l’avis du centre hospitalier vers lequel l’intéressé sollicite son transfert. Si le tribunal fait droit à la demande du requérant, il ordonne le sursis à exécution de la peine de l’intéressé pour une période maximale de cinq mois. À la demande de l’intéressé et du procureur, soumise avant l’expiration de ce délai, le tribunal peut proroger le sursis à exécution de la peine par périodes de six mois au maximum, dans le cas où cela est nécessaire. (...) Dans des cas exceptionnels, le tribunal peut, à la demande du détenu, ordonner son élargissement si le sursis à exécution de la peine ne peut empêcher un dommage irréversible à la santé de l’intéressé ou si son pronostic vital est engagé. Le traitement médical du patient à domicile doit véritablement [être de nature à] empêcher la détérioration irréversible de son état de santé. (...) » Article 560 « 1. Le tribunal examine la question sur demande [du] condamné ou du procureur (...). Celui qui demande la suspension ou l’interruption de l’exécution de la peine est cité à comparaître devant le tribunal (...) ou [à s’y faire] représenter (...). Lorsque le tribunal est saisi d’une demande de suspension ou d’interruption de l’exécution de la peine pour cause de grossesse, ou de maladie physique ou mentale, le procureur chargé de l’exécution de la peine a l’obligation d’ordonner préalablement l’examen [de la personne condamnée] par deux médecins, si possible spécialistes. (...) » Article 561 « Les décisions des tribunaux compétents selon les dispositions de l’article 559 ne sont pas susceptibles d’appel (...). Celui qui a formulé la demande peut interjeter appel contre la décision du procureur prise en vertu de l’alinéa c) de l’article 559. Le procureur peut aussi renvoyer au tribunal la demande, s’il doute ou s’il hésite sur la décision à prendre (...). Le tribunal se prononce de manière définitive (...). » Article 565 « Tout doute ou objection concernant le caractère exécutoire de la peine et le type ou la durée de celle-ci est examiné par le tribunal correctionnel du lieu où la peine est purgée. (...) Le procureur ou le condamné peuvent se pourvoir en cassation contre la décision du tribunal correctionnel. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1966. Elle est actuellement détenue à la prison de Forest. Le 28 février 2007, la requérante appela le numéro du service de secours d’urgence. Elle dit avoir tué ses cinq enfants et avoir voulu se suicider sans y parvenir. Lorsque la police, les ambulanciers et l’équipe médicale arrivèrent sur place, ils découvrirent la requérante blessée ainsi que cinq corps d’enfants égorgés. Par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles du 17 juin 2008, la requérante fut mise en accusation d’avoir : « à Nivelles, le 28 février 2007, volontairement, avec intention de donner la mort et avec préméditation, commis un homicide sur les personnes de : [Y.M.], [N.M.], [My.M.], [Mi.M.] et [Me.M.]. » Il ressort de l’acte d’accusation du 16 octobre 2008 les éléments suivants. Lors de l’admission de la requérante au service des soins intensifs le jour du drame, le médecin traitant avait noté l’expression « d’idéations dépressives, autodestructrices dans un contexte de traitement médicamenteux psychotrope, anxiolytique et antidépresseur ». Au cours du premier entretien avec la police, la requérante avait expliqué son geste par un accès de désespoir en raison de la dépendance de sa famille vis-à-vis du Dr S., une personne qui entretenait financièrement la famille et vivait dans la même maison que celle-ci, son mari et leurs cinq enfants. Le magistrat instructeur fit procéder à plusieurs expertises psychologiques. Deux psychologues examinèrent la requérante et rendirent un rapport respectivement le 30 octobre 2007 et le 8 novembre 2007. D’après ces psychologues, la requérante souffrait d’une fragilité intérieure nécessitant des défenses massives et rigides pour préserver une façade parfaite. Elle avait développé une toute-puissance maternelle et une absence de distance psychique entre les enfants et elle-même. Ainsi, en tuant ses enfants, objets d’amours surinvestis, la requérante se tuait elle-même et la mère qu’elle était. Une expertise psychiatrique fut également demandée par le magistrat instructeur. Un collège de trois experts psychiatres examina la requérante et établit un très long rapport daté du 30 octobre 2007 dans lequel il conclut comme suit : « Nous estimons que [la requérante] était dans un état anxieux-dépressif sévère qui a favorisé ce passage à l’acte et a altéré profondément – mais non aboli – son discernement. (...) L’inculpée n’était pas au moment des faits et n’est pas actuellement dans un état de démence ou dans un état grave de déséquilibre mental ou de débilité mentale la rendant incapable du contrôle de ses actions. » Le procès de la requérante se tint devant la cour d’assises de la province du Brabant wallon du 8 au 19 décembre 2008. Au cours des débats, le Dr V., psychiatre de la requérante, fit état de deux lettres que la requérante lui avait adressées quelques jours avant les faits et qui n’avaient pas été versées au dossier jusqu’alors. Le président de la cour d’assises chargea dès lors les trois experts psychiatres qui étaient déjà intervenus au cours de l’instruction d’établir un rapport complémentaire à la lumière de ces éléments nouveaux. Le 14 décembre 2008, les trois experts psychiatres rendirent leur rapport unanime en ces termes : « La lettre du 13 février [2007] évoque tous les signes d’une dépression majeure d’intensité mélancolique. [...] Ces indications mélancoliques sont des indications d’hospitalisation voire de mise en observation si nécessaire. [...] Ces documents montrent donc indubitablement que [la requérante] ne se sentait plus capable de contrôler ses actions, [...] elle a développé un état dissociatif de dépersonnalisation transitoire l’amenant à accomplir des actes d’une violence extrême. Seule la pensée opératoire persiste, la conscience réflexive est totalement abolie. [...] Conclusion : l’accusée était au moment des faits dans un état grave de déséquilibre mental la rendant incapable du contrôle de ses actions et est actuellement dans un état grave de déséquilibre mental justifiant un traitement au long cours. » À l’issue de la session d’assises, le jury fut appelé à répondre à cinq questions soumises par le président de la cour d’assises et ainsi libellées : « 1ère question (principale de culpabilité) Geneviève LHERMITTE, accusée ici présente, est-elle coupable d’avoir, à Nivelles, le 28 février 2007, volontairement, avec intention de donner la mort, commis un homicide sur les personnes de [Y.M.], [N.M.], [My.M.], [Mi.M.] et [Me.M.]? 2ème question (accessoire à la 1ère question et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a répondu affirmativement à cette 1ère question) Est-il constant que l’homicide volontaire décrit à la première question a été commis avec préméditation ? 3ème question (principale subsidiaire relative à la perpétration du fait qualifié crime et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a répondu négativement à la 1ère question) Est-il constant que Geneviève LHERMITTE, accusée ici présente, a commis le fait qualifié crime d’avoir, à Nivelles, le 28 février 2007, volontairement, avec intention de donner la mort, commis un homicide sur les personnes de [Y.M.], [N.M.], [My.M.], [Mi.M.] et [Me.M.]? 4ème question (accessoire à la 3ème question et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a répondu affirmativement à la 3ème question) Est-il constant que le fait qualifié crime décrit à la 3ème question a été commis avec préméditation ? 5ème question (principale de défense sociale relative à l’état mental actuel de l’accusée et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a répondu affirmativement à la 1ère question ou affirmativement à la 3ème question) Est-il constant que Geneviève LHERMITTE, accusée ici présente, est, soit en état de démence, soit dans un état grave de déséquilibre mental ou de débilité mentale la rendant incapable du contrôle de ses actions ? ». Le jury répondit « oui » aux deux premières questions et « non » à la dernière. Par un arrêt du 19 décembre 2008, la cour d’assises, composée des trois magistrats et du jury, reprit le verdict de culpabilité prononcé par le jury et condamna la requérante à la réclusion à perpétuité. L’arrêt est motivé en ce qui concerne la fixation de la peine. La cour tint compte de l’atrocité particulière des faits et considéra que : « Les lourdes charges familiales de l’accusée ainsi que ses sentiments pénibles d’isolement et de dépendance peuvent expliquer un désir légitime de plus de liberté personnelle. Sa fragilité mentale, son état dépressif et sa personnalité ont pu rendre plus difficiles la gestion de ce désir ainsi que la recherche, par le dialogue, des aménagements possibles dans les limites de sa situation réelle en tenant compte de tous ses proches. Mais ni ces circonstances, ni même une volonté de se sortir par un suicide d’une situation qu’elle considérait comme une impasse, ni un manque d’aide adéquate, ne peuvent suffire à expliquer les actes d’une extrême violence auxquels elle s’est résolue et qu’elle a froidement exécutés. [...] Dans les conditions concrètes tant de la personnalité de l’accusée que de son contexte de vie, les difficultés réelles vécues par l’accusée ne constituent pas des circonstances atténuantes, au regard de la gravité extrême des faits commis. » À titre accessoire, la requérante fut destituée de tous titres, grades et fonctions dont elle était revêtue et elle fut interdite à perpétuité de certains droits en application des articles 19 et 31 du code pénal en vigueur au moment des faits. Enfin, l’arrêt devait être imprimé et affiché dans la commune où le crime avait été commis en application de l’article 18 du code pénal. Le 8 janvier 2009, la requérante introduisit un pourvoi en cassation, invoquant les mêmes griefs que ceux présentés devant la Cour. Le 6 mai 2009, la Cour de cassation débouta la requérante de son pourvoi. S’agissant du verdict de culpabilité du jury, la Cour de cassation souligna que la cour d’assises avait été saisie d’un concours matériel de crimes au sens de l’article 62 du code pénal et non pas d’un délit collectif au sens de l’article 65, qui exigeait une unité d’intention, et que les parties avaient marqué leur accord quant au libellé des questions posées au jury. La Cour de cassation rappela que l’article 6 de la Convention n’exigeait pas que le tribunal soit composé de magistrats professionnels, de juristes ou d’experts et que la requérante n’avait invoqué aucun élément concret justifiant sa crainte que les jurés ne soient pas impartiaux. De plus, la formulation du verdict de culpabilité du jury par réponse uniquement affirmative ou négative était prescrite par l’article 348 du code d’instruction criminelle. Quant à la responsabilité pénale de la requérante, la Cour de cassation estima que l’arrêt de la cour d’assises donnait les raisons pour lesquelles les conditions d’application de la loi de défense sociale n’étaient pas réunies : « En relevant le sang-froid et la détermination mis par l’accusée à l’exécution de ses crimes, l’arrêt [de la cour d’assises] donne le motif pour lequel la cour d’assises n’a pas retenu l’existence d’un déséquilibre mental propre à rendre l’auteur incapable du contrôle de ses actes au moment des faits. » S’agissant de la motivation sur la fixation de la peine, la Cour de cassation jugea qu’aucune disposition légale n’interdisait à la cour d’assises de considérer que les circonstances de fait de l’espèce ne pouvaient atténuer la culpabilité de son auteur et qu’aucune disposition légale ne créait une autorité, sur le pénal, de la chose jugée au civil lors d’un jugement de divorce. Par ailleurs, les considérations de l’arrêt de la cour d’assises critiquées par la requérante ne sanctionnaient pas son refus de se déclarer coupable mais indiquaient les raisons pour lesquelles la cour d’assises n’avait pas admis de circonstances atténuantes. En outre, s’agissant des peines accessoires, la Cour de cassation rappela que la destitution des fonctions ainsi que l’interdiction à perpétuité étaient des peines accessoires obligatoires (articles 19 et 31 du code pénal) pour toute condamnation à perpétuité et ne devaient dès lors pas être motivées. Elle estima également que la publicité d’une condamnation pénale n’atteignait pas le seuil de gravité minimale requis par l’article 3 de la Convention. Enfin, l’absence de recours à l’encontre de la déclaration du jury (article 350 du code d’instruction criminelle) était une disposition dont la cour d’assises n’avait pas fait application dans sa décision même et qui était donc étrangère à la décision attaquée. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans l’arrêt Taxquet c. Belgique ([GC], no 926/05, §§ 22-42, CEDH 2010). S’agissant des personnes condamnées à la réclusion à perpétuité, le code pénal, tel qu’en vigueur au moment des faits, prévoyait ce qui suit : Article 18 « L’arrêt portant condamnation à la réclusion à perpétuité ou à la détention à perpétuité, à la réclusion ou à la détention de vingt ans à trente ans sera imprimé par extrait et affiché dans la commune où le crime aura été commis et dans celle où l’arrêt aura été rendu. » Article 19 « Tous arrêts de condamnation à la réclusion à perpétuité ou à la détention à perpétuité, à la réclusion à temps, à la détention de vingt ans à trente ans ou de quinze ans à vingt ans prononceront, contre les condamnés, la destitution des titres, grades, fonctions, emplois et offices publics dont ils sont revêtus. » Article 31 « Tous arrêts de condamnation à la réclusion ou à la détention à perpétuité ou à la réclusion pour un terme de dix à quinze ans ou un terme supérieur prononceront, contre les condamnés, l’interdiction à perpétuité du droit : 1o De remplir des fonctions, emplois ou offices publics; 2o D’éligibilité; 3o De porter aucune décoration, aucun titre de noblesse; 4o D’être juré, expert, témoin instrumentaire ou certificateur dans les actes; de déposer en justice autrement que pour y donner de simples renseignements; 5o D’être appelé aux fonctions de tuteur, subrogé tuteur ou curateur, si ce n’est de leurs enfants; comme aussi de remplir les fonctions de conseil judiciaire, d’administrateur judiciaire des biens d’un présumé absent ou d’administrateur provisoire. 6o De fabriquer, de modifier, de réparer, de céder, de détenir, de porter, de transporter, d’importer, d’exporter ou de faire transiter une arme ou des munitions, ou de servir dans les Forces armées. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1953 et réside à Béziers. Le requérant est l’ancien chef de l’organisation séparatiste basque Iparretarrak. Détenu à partir de 1988, il a été condamné plusieurs fois : le 4 mars 1991, à 6 ans d’emprisonnement, pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime terroriste ; le 10 novembre 1992, à la réclusion criminelle à perpétuité, pour assassinat dans le cadre d’une activité terroriste, les victimes étant deux membres des compagnies républicaines de sécurité (« CRS ») ; le 9 avril 1993, à 6 ans de réclusion criminelle, pour vol avec arme ; le 9 juin 1993, à la réclusion criminelle à perpétuité, pour meurtre dans le cadre d’une entreprise terroriste, la victime étant un gendarme ; le 31 mars 2000, à vingt ans de réclusion criminelle, pour complicité de tentative de meurtre, complicité de meurtre et vols avec arme. Par un arrêt du 1er février 2007, la chambre de l’application des peines de la cour d’appel de Paris l’admit au bénéfice de la libération conditionnelle à compter du 14 février 2007 et jusqu’au 14 février 2014, la durée des mesures d’assistance et de contrôle étant fixées à 7 ans. Le Gouvernement précise que le requérant est le premier condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour des faits en lien avec une entreprise terroriste à avoir bénéficié d’une mesure de libération conditionnelle. La chambre d’application des peines rappelle dans son arrêt que la libération conditionnelle du requérant est assortie des obligations générales suivantes (article 132-44 du code pénal) : répondre aux obligations du juge de l’application des peines ou du travailleur social du service pénitentiaire d’insertion et de probation ; recevoir les visites de ce dernier et lui communiquer les renseignements ou documents de nature à permettre le contrôle de ses moyens d’existence et de l’exécution de ses obligations ; le prévenir de ses changements d’emploi et, lorsqu’ils sont de nature à mettre obstacle à l’exécution de ses obligations, obtenir une autorisation préalable du juge de l’application des peines ; prévenir le travailleur social de ses changements de résidence et de tout déplacement de plus de quinze jours et rendre compte de son retour ; obtenir l’autorisation du juge de l’application des peines pour tout déplacement à l’étranger et, lorsqu’il est de nature à mettre un obstacle à l’exécution de ses obligations, pour tout changement d’emploi et de résidence. Elle y ajoute les obligations spéciales suivantes (article 132-45 1o, 3o, 5o et 14o du code pénal) : exercer une activité professionnelle ou suivre un enseignement ou une formation professionnelle ; établir sa résidence à Béziers ; poursuivre, en fonction de ses facultés contributives, ses versements au fonds de garantie d’indemnisation des victimes des actes de terrorisme ; s’abstenir de détenir ou de porter une arme. Le 7 novembre 2007, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le procureur général près la cour d’appel de Paris. Le 24 décembre 2007, le requérant participa à une manifestation pacifique devant la maison d’arrêt d’Agen visant à soutenir des basques détenus dans cet établissement. Les médias en firent état. En conséquence, le tribunal de l’application des peines de Paris décida, par un jugement du 14 mai 2008, de le soumettre à des obligations particulières supplémentaires : ne pas paraître devant tout établissement pénitentiaire pour manifester tout soutien à des personnes détenues pour la commission d’actes de terrorisme ou en faveur d’association ou mouvement commettant ou ayant commis des actes de terrorisme (article 135-45 9o du code pénal) ; s’abstenir de diffuser tout ouvrage ou œuvre audiovisuelle dont il serait l’auteur ou le co-auteur et qui porterait, en tout ou partie, sur l’infraction commise, et s’abstenir de toute intervention publique relative à cette infraction (article 132-45 16o du code pénal). Ce jugement fut confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Paris du 2 octobre 2008, lequel fut toutefois cassé par un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 10 juin 2009, au motif que le tribunal de l’application des peines n’était pas compétent pour modifier les obligations de la libération conditionnelle, cette compétence appartenant au juge de l’application des peines. Le 18 février 2010, le ministère public saisit le juge de l’application des peines du tribunal de grande instance de Paris de réquisitions tendant à ce que les obligations de la libération conditionnelle du requérant soient complétées par les deux obligations précitées ainsi que par l’interdiction « d’entrer en relation avec toute personne militant pour le séparatisme basque ou soutenant des détenus condamnés ou mis en examen pour des actes de terrorisme incriminés aux articles 421-1 à 421-6 du code pénal, notamment pour manifester tout soutien à ces personnes détenues (article 132-42 12o du code pénal) ». Par un jugement du 28 juin 2010, le juge de l’application des peines décida d’imposer au requérant l’obligation de l’article 132-45 16o du code pénal : « s’abstenir de diffuser tout ouvrage ou œuvre audiovisuelle dont il serait l’auteur ou le co-auteur et qui porterait, en tout ou partie, sur l’infraction commise et s’abstenir de toute intervention publique relative à cette infraction, [ces] dispositions [n’étant] applicables qu’en cas de condamnation pour crimes ou délits d’atteintes volontaires à la vie, d’agressions sexuelles ou d’atteintes sexuelles ». Il releva à cet égard que, dans son arrêt du 1er février 2007, la cour d’appel de Paris avait décrit le requérant « comme une personne calme et respectueuse, qui pass[ait] l’essentiel de son temps à la rédaction de son mémoire ». Il en déduisit que, « bien que ne sachant pas le contenu du terme mémoire, il n’[était] pas exclu que M. Bidart ne soit tenté de publier ses mémoires et de faire des déclarations sur les faits pour lesquels il a été condamné ». Le jugement n’est pas davantage motivé sur ce point. Il précise cependant qu’« il a été rappelé à M. Bidart lors du débat contradictoire que le ministère public requérait uniquement l’interdiction d’écrits ou de déclarations liées aux infractions pour lesquelles il avait été condamné ». Le juge de l’application des peines rejeta en revanche les autres demandes de modification. Ce jugement fut confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Paris du 31 août 2010, qui souligne que cette obligation « se limite à interdire tout commentaire et toute apologie des infractions commises », et « qu’elle ne constitue pas une mesure disproportionnée au regard de la nécessaire sauvegarde de l’ordre public et n’interdit nullement à Philippe Bidart d’exprimer ses convictions politiques ». Par un arrêt du 30 mars 2011, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant, jugeant qu’en se prononçant ainsi, la cour d’appel avait fait une exacte application de l’article 132-45 16o du code pénal, sans méconnaître les textes légaux et conventionnels visés par le pourvoi (dont l’article 10 de la Convention). II. LE DROIT INTERNE PERTINENT L’article 729 du code de procédure pénal indique que « la libération conditionnelle tend à la réinsertion des condamnés et à la prévention de la récidive ». Il en fixe les conditions : les condamnés ayant à subir une ou plusieurs peines privatives de liberté peuvent bénéficier d’une libération conditionnelle s’ils manifestent des efforts sérieux de réadaptation sociale et lorsqu’ils justifient : 1o soit de l’exercice d’une activité professionnelle, d’un stage ou d’un emploi temporaire ou de leur assiduité à un enseignement ou à une formation professionnelle ; 2o soit de leur participation essentielle à la vie de leur famille ; 3o soit de la nécessité de suivre un traitement médical ; 4o soit de leurs efforts en vue d’indemniser leurs victimes ; 5o soit de leur implication dans tout autre projet sérieux d’insertion ou de réinsertion. Il précise que, sous réserve des dispositions de l’article 132-23 du code pénal, la libération conditionnelle peut être accordée lorsque la durée de la peine accomplie par le condamné est au moins égale à la durée de la peine lui restant à subir ; le temps d’épreuve ne peut alors excéder quinze années ou, si le condamné est en état de récidive légale, vingt années. Il précise également que le temps d’épreuve est de dix-huit années pour les condamnés à la réclusion à perpétuité, et de vingt-deux années si le condamné est en état de récidive légale. L’article 731 du code de procédure pénale est ainsi libellé : « Le bénéfice de la libération conditionnelle peut être assorti de conditions particulières ainsi que de mesures d’assistance et de contrôle destinées à faciliter et à vérifier le reclassement du libéré. Celui-ci peut en particulier être soumis à une ou plusieurs des mesures de contrôle ou obligations mentionnées aux articles 132-44 et 132-45 du code pénal. (...) ». Les articles 132-44 et 132-45 du code pénal sont rédigés comme il suit : Article 132-44 « Les mesures de contrôle auxquelles le condamné doit se soumettre sont les suivantes : 1o Répondre aux convocations du juge de l’application des peines ou du travailleur social désigné ; 2o Recevoir les visites du travailleur social et lui communiquer les renseignements ou documents de nature à permettre le contrôle de ses moyens d’existence et de l’exécution de ses obligations ; 3o Prévenir le travailleur social de ses changements d’emploi ; 4o Prévenir le travailleur social de ses changements de résidence ou de tout déplacement dont la durée excéderait quinze jours et rendre compte de son retour ; 5o Obtenir l’autorisation préalable du juge de l’application des peines pour tout déplacement à l’étranger et, lorsqu’il est de nature à mettre obstacle à l’exécution de ses obligations, pour tout changement d’emploi ou de résidence. » Article 132-45 (version applicable à l’époque des faits) « La juridiction de condamnation ou le juge de l’application des peines peut imposer spécialement au condamné l’observation de l’une ou de plusieurs des obligations suivantes : 1o Exercer une activité professionnelle ou suivre un enseignement ou une formation professionnelle ; 2o Établir sa résidence en un lieu déterminé ; 3o Se soumettre à des mesures d’examen médical, de traitement ou de soins, même sous le régime de l’hospitalisation. Ces mesures peuvent consister en l’injonction thérapeutique prévue par les articles L. 3413-1 à L. 3413-4 du code de la santé publique, lorsqu’il apparaît que le condamné fait usage de stupéfiants ou fait une consommation habituelle et excessive de boissons alcooliques ; 4o Justifier qu’il contribue aux charges familiales ou acquitte régulièrement les pensions alimentaires dont il est débiteur ; 5o Réparer en tout ou partie, en fonction de ses facultés contributives, les dommages causés par l’infraction, même en l’absence de décision sur l’action civile ; 6o Justifier qu’il acquitte en fonction de ses facultés contributives les sommes dues au Trésor public à la suite de la condamnation ; 7o S’abstenir de conduire certains véhicules déterminés par les catégories de permis prévues par le code de la route ; 8o Ne pas se livrer à l’activité dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de laquelle l’infraction a été commise ou ne pas exercer une activité impliquant un contact habituel avec des mineurs ; 9o S’abstenir de paraître en tout lieu, toute catégorie de lieux ou toute zone spécialement désignés ; 10o Ne pas engager de paris, notamment dans les organismes de paris mutuels ; 11o Ne pas fréquenter les débits de boissons ; 12o Ne pas fréquenter certains condamnés, notamment les auteurs ou complices de l’infraction ; 13o S’abstenir d’entrer en relation avec certaines personnes, dont la victime, ou certaines catégories de personnes, et notamment des mineurs, à l’exception, le cas échéant, de ceux désignés par la juridiction ; 14o Ne pas détenir ou porter une arme ; 15o En cas d’infraction commise à l’occasion de la conduite d’un véhicule terrestre à moteur, accomplir, à ses frais, un stage de sensibilisation à la sécurité routière ; 16o S’abstenir de diffuser tout ouvrage ou œuvre audiovisuelle dont il serait l’auteur ou le co-auteur et qui porterait, en tout ou partie, sur l’infraction commise et s’abstenir de toute intervention publique relative à cette infraction ; les dispositions du présent alinéa ne sont applicables qu’en cas de condamnation pour crimes ou délits d’atteintes volontaires à la vie, d’agressions sexuelles ou d’atteintes sexuelles ; 17o Remettre ses enfants entre les mains de ceux auxquels la garde a été confiée par décision de justice ; 18o Accomplir un stage de citoyenneté ; 19o En cas d’infraction commise soit contre son conjoint, son concubin ou son partenaire lié par un pacte civil de solidarité, soit contre ses enfants ou ceux de son conjoint, concubin ou partenaire, résider hors du domicile ou de la résidence du couple et, le cas échéant, s’abstenir de paraître dans ce domicile ou cette résidence ou aux abords immédiats de celui-ci, ainsi que, si nécessaire, faire l’objet d’une prise en charge sanitaire, sociale ou psychologique ; les dispositions du présent 19o sont également applicables lorsque l’infraction est commise par l’ancien conjoint ou concubin de la victime, ou par la personne ayant été liée à elle par un pacte civil de solidarité, le domicile concerné étant alors celui de la victime. » L’article 733 du code de procédure pénale est ainsi libellé : « En cas de nouvelle condamnation, d’inconduite notoire, d’infraction aux conditions ou d’inobservation des mesures énoncées dans la décision de mise en liberté conditionnelle, cette décision peut être révoquée, suivant les distinctions de l’article 730, soit par le juge de l’application des peines, soit par le tribunal de l’application des peines, selon les modalités prévues par les articles 712-6 ou 712-7. Il en est de même lorsque la décision de libération conditionnelle n’a pas encore reçu exécution et que le condamné ne remplit plus les conditions légales pour en bénéficier. (...) Après révocation, le condamné doit subir, selon les dispositions de la décision de révocation, tout ou partie de la durée de la peine qu’il lui restait à subir au moment de sa mise en liberté conditionnelle, cumulativement, s’il y a lieu, avec toute nouvelle peine qu’il aurait encourue ; le temps pendant lequel il a été placé en état d’arrestation provisoire compte toutefois pour l’exécution de sa peine. Si la révocation n’est pas intervenue avant l’expiration du délai prévu à l’article précédent, la libération est définitive. Dans ce cas, la peine est réputée terminée depuis le jour de la libération conditionnelle. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés respectivement en 1928, 1947, 1935, 1928, 1937, 1933, 1942 et 1920. Ils résident à Monaco. La convention fiscale franco-monégasque signée le 18 mai 1963 et modifiée par un avenant du 25 juin 1969, prévoyait en son article 7, dans sa rédaction initiale, que les personnes de nationalité française résidentes à Monaco étaient « assujetties en France à l’impôt sur le revenu des personnes physiques et à la taxe complémentaire dans les mêmes conditions que si elles avaient leur domicile ou leur résidence en France ». Au cours de l’année 2001, la France et Monaco négocièrent une modification de cette convention qui aboutit, le 18 octobre 2001, à la signature d’un relevé de conclusions fixant le cadre d’un avenant à la Convention, suivi de la signature à Monaco de l’Avenant rédigé sur cette base, le 26 mai 2003. Aux termes de ce dernier, les Français ayant transporté leur domicile ou leur résidence à Monaco à compter du 1er janvier 1989 se voyaient assujettis à l’impôt sur la fortune (« ISF ») à compter du 1er janvier 2002, dans les mêmes conditions que les contribuables français fiscalement domiciliés en France, c’est-à-dire à la fois sur leurs biens situés sur le territoire national et sur ceux situés à l’étranger. Cette mesure fut publiquement annoncée le 24 octobre 2001, avec indication de sa prise d’effet à compter du 1er janvier 2002. Les contribuables concernés par cette mesure en furent informés, notamment par une lettre du 5 mai 2002 dans laquelle le ministre délégué au Budget et à la Réforme budgétaire informa les délégués de Monaco au Conseil supérieur des Français de l’étranger de l’adoption prochaine de la loi et de l’effet rétroactif envisagé. Par ailleurs, il leur fut indiqué qu’il était préférable pour eux d’anticiper l’entrée en vigueur de ce texte en déclarant et en payant leur impôt dès l’année 2002, malgré l’absence d’obligation légale à ce stade. Dans une réponse ministérielle publiée dans le journal officiel du 7 avril 2005, l’administration fiscale précisa qu’aucune pénalité ne serait appliquée pour la période antérieure à la ratification de l’Avenant à la convention bilatérale et que de larges facilités de paiement seraient accordées aux contribuables concernés. La loi no 2005-227 du 14 mars 2005 autorisa l’approbation par la France de l’Avenant à la convention fiscale. Le décret no 2005-1078 du 23 août 2005 porta publication de ce dernier au Journal officiel de la République française. Après avoir déposé des déclarations d’ISF au titre de l’année 2005 pour M. et Mme Le Lan et des exercices 2002 à 2005 pour les autres requérants, puis s’être acquittés spontanément de l’imposition en cause, les intéressés réclamèrent aux services fiscaux la restitution des sommes ainsi versées. À la suite du rejet de leurs réclamations, les requérants assignèrent le directeur des services fiscaux des Alpes-Maritimes devant le tribunal de grande instance de Nice. Par des jugements du 24 janvier 2008, cette juridiction débouta les requérants de leurs demandes. Elle observa qu’aucun recouvrement illégal de l’impôt ne pouvait être intervenu, celui-ci ayant été acquitté spontanément. S’agissant de la conformité de la mesure à la Convention, elle considéra qu’aucune créance au sens de l’article 1 du Protocole no 1 n’avait pu naître dans le patrimoine des contribuables du fait du versement de l’ISF conformément au droit interne. Elle ajouta que l’Avenant à la convention fiscale n’avait entraîné aucune discrimination entre les nationaux français, son objectif étant d’éviter l’évasion fiscale en alignant la situation des contribuables résidant à Monaco sur celle de ceux résidant en France. S’agissant de la distinction entre les Français de l’étranger selon qu’ils étaient installés à Monaco où dans un autre pays, le tribunal releva qu’il n’existait aucune situation analogue à celle de la Principauté compte tenu de l’enclavement territorial de cette dernière et du fait de la soumission des intéressés aux lois fiscales du pays qui les hébergent. Il ajouta qu’en toute hypothèse une éventuelle discrimination de traitement serait motivée par l’intérêt général tendant à éviter l’évasion fiscale et se révèlerait objective et raisonnable. Enfin, le tribunal jugea que le caractère rétroactif de la disposition fiscale contestée n’était contraire ni à la constitution ni au droit communautaire. Par des arrêts du 18 décembre 2008, la cour d’appel d’Aix-en-Provence confirma les jugements du tribunal de grande instance de Nice. Elle constata qu’aucune irrégularité n’affectait la perception des sommes versées volontairement et par anticipation par les requérants. Elle considéra que l’ISF n’est pas contraire à l’article 1 du Protocole no 1, qu’il s’applique aux Français résidant à Monaco ou à ceux vivant en France. S’agissant du respect de l’article 14 de la Convention, elle ajouta que l’Avenant à la convention franco-monégasque ne faisait pas de discrimination parmi les Français se trouvant dans la même situation, à savoir ceux qui résident à Monaco, son objectif étant de mettre ces-derniers dans la même situation que leurs compatriotes résidant sur le territoire français. Elle précisa que la situation de la Principauté vis-à-vis de la France n’était pas comparable à celle des autres États, compte tenu de sa proximité géographique. Elle estima également que le texte n’avait rien de discriminatoire, s’appliquant à tous les Français pour éviter l’évasion fiscale. Enfin, elle jugea que le caractère rétroactif de la mesure, en l’absence de création d’une infraction pénale ou d’application de pénalité fiscale sur la période 2002-2005, ne portait pas une atteinte exorbitante au droit de propriété, puisqu’elle ne présentait pas de caractère confiscatoire et que les intéressés avaient été informés dès 2001 de la mise en place du dispositif. Par des arrêts du 26 octobre 2010, la Cour de cassation rejeta les pourvois des requérants. Elle estima, d’une part, que l’Avenant ne procédait à aucune discrimination et ménageait un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et les impératifs de la protection des droits des contribuables et, d’autre part, que le paiement par anticipation n’ouvrait pas droit à restitution dès lors que l’imposition était due. II. LE DROIT PERTINENT Les dispositions pertinentes de l’Avenant à la convention fiscale franco-monégasque (du 18 mai 1963, modifiée par l’Avenant du 25 juin 1969) signé à Monaco le 26 mai 2003 se lisent comme suit : Article 2 « À l’article 7 de la Convention, il est inséré le paragraphe 3 ainsi rédigé : " 3. Les personnes physiques de nationalité française qui ont transporté à Monaco leur domicile ou leur résidence à compter du 1er Janvier 1989 sont assujetties à l’impôt sur la fortune à compter du 1er janvier 2002 dans les mêmes conditions que si elles avaient leur domicile ou leur résidence en France. " » Article 6 « 2. (...) l’Avenant s’appliquera en matière d’impôt de solidarité sur la fortune à compter du 1er janvier 2002 (...) » Les dispositions pertinentes du code général des impôts, applicables à l’époque des faits, se lisent comme suit : Article 885 A « Sont soumises à l’impôt annuel de solidarité sur la fortune, lorsque la valeur de leurs biens est supérieure à la limite de la première tranche du tarif fixé à l’article 885 U : 1o Les personnes physiques ayant leur domicile fiscal en France, à raison de leurs biens situés en France ou hors de France ; 2o Les personnes physiques n’ayant pas leur domicile fiscal en France, à raison de leurs biens situés en France. Sauf dans les cas prévus aux a et b du 4 de l’article 6, les couples mariés font l’objet d’une imposition commune. Les partenaires liés par un pacte civil de solidarité défini par l’article 515-1 du code civil font l’objet d’une imposition commune. Les conditions d’assujettissement sont appréciées au 1er janvier de chaque année. Les biens professionnels définis aux articles 885 N à 885 R ne sont pas pris en compte pour l’assiette de l’impôt de solidarité sur la fortune. » Article 885 L « Les personnes physiques qui n’ont pas en France leur domicile fiscal ne sont pas imposables sur leurs placements financiers. Ne sont pas considérées comme placements financiers les actions ou parts détenues par ces personnes dans une société ou personne morale dont l’actif est principalement constitué d’immeubles ou de droits immobiliers situés sur le territoire français, et ce à proportion de la valeur de ces biens par rapport à l’actif total de la société. Il en est de même pour les actions, parts ou droits détenus par ces personnes dans les personnes morales ou organismes mentionnés au deuxième alinéa du 2o de l’article 750 ter. » Article 885 U (version applicable au 1er janvier 2002) « Le tarif de l’impôt est fixé à (...) : FRACTION DE LA VALEUR nette taxable du patrimoine / TARIF APPLICABLE (en pourcentage) N’excédant pas 720 000 euros : 0 Comprise entre 720 000 euros et 1 160 000 euros : 0,55 Comprise entre 1 160 000 euros et 2 300 000 euros : 0,75 Comprise entre 2 300 000 euros et 3 600 000 euros : 1 Comprise entre 3 600 000 euros et 6 900 000 euros : 1,3 Comprise entre 6 900 000 euros et 15 000 000 euros : 1,65 Supérieure à 15 000 000 euros : 1,8. (...) » Article 885 U (version applicable au 1er janvier 2005) « Le tarif de l’impôt est fixé à : FRACTION DE LA VALEUR nette taxable du patrimoine / TARIF APPLICABLE (en pourcentage) N’excédant pas 732 000 euros : 0 Supérieure à 732 000 euros et inférieure ou égale à 1 180 000 euros : 0,55 Supérieure à 1 180 000 euros et inférieure ou égale à 2 339 000 euros : 0,75 Supérieure à 2 339 000 euros et inférieure ou égale à 3 661 000 euros : 1 Supérieure à 3 661 000 euros et inférieure ou égale à 7 017 000 euros : 1,3 Supérieure à 7 017 000 euros et inférieure ou égale à 15 255 000 euros : 1,65 Supérieure à 15 255 000 euros : 1,8 Les limites des tranches du tarif prévu au tableau ci-dessus sont actualisées chaque année dans la même proportion que la limite supérieure de la première tranche du barème de l’impôt sur le revenu et arrondies à la dizaine de milliers d’euros la plus proche. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant réside à Bilbao. Par une décision no 25/2002 du 12 juillet 2002, le directeur de l’hôpital psychiatrique de Zamudio sanctionna le requérant, qui exerçait comme aide-soignant dans cet hôpital, pour une faute disciplinaire très grave prévue par l’article 125 § 9 du Statut du personnel sanitaire non médical des institutions sanitaires de la sécurité sociale. Il considéra que les faits dénoncés – à savoir, notamment, la tentative de parvenir, par des intimidations et des manœuvres exercées à l’encontre de patients hospitalisés, à des actes sexuels non consentis – avaient été prouvés. Le requérant fut sanctionné par une interdiction de travailler au sein des hôpitaux psychiatriques pour une durée d’un an. Le recours administratif introduit par le requérant fut rejeté par une décision rendue le 10 octobre 2002 par le directeur général du service basque de santé - Osakidetza. Le requérant saisit alors la juridiction statuant en matière de contentieux administratif de Bilbao d’un recours de contentieux administratif. Par un jugement du 15 mai 2003, le juge du contentieux administratif donna gain de cause au requérant aux motifs que la preuve à charge ayant fondé la condamnation disciplinaire du requérant n’était pas suffisante pour contrecarrer le principe de la présomption d’innocence et que le dossier de la procédure disciplinaire comportait des défauts. La sanction qui avait été infligée au requérant fut annulée. Le service basque de santé fit appel. Par un arrêt du 31 mars 2005, le Tribunal supérieur de justice du Pays basque rejeta l’appel en cause au motif que, dans le cadre de la procédure administrative disciplinaire, le requérant n’avait pas été informé des faits passibles de sanction qui avaient été retenus contre lui, ce qui l’aurait mis dans l’impossibilité de se défendre. Il laissa sans effet le jugement attaqué et ordonna la reprise de la procédure administrative à partir de la survenance du vice de procédure. Le 19 mai 2005, le directeur de l’hôpital psychiatrique de Zamudio nomma de nouveaux instructeur et secrétaire pour s’occuper de la procédure disciplinaire et ordonna la poursuite de celle-ci. Au terme de cette procédure, par une décision du 9 novembre 2005, le requérant se vit infliger une interdiction de travailler pour une durée d’un an au sein des hôpitaux psychiatriques pour la faute disciplinaire très grave qui avait fait l’objet de la sanction prononcée en 2002. À la suite du rejet du recours administratif qu’il avait formé, le requérant saisit la juridiction du contentieux administratif de Bilbao d’un recours de contentieux administratif. Par un jugement du 19 février 2007, le juge du contentieux administratif rejeta ce recours, concluant que l’arrêt du 31 mars 2005 n’avait pas l’autorité de la chose jugée invoquée par le requérant. Dans l’appel qu’il interjeta contre ce jugement, le requérant indiquait que le juge du contentieux administratif de la première procédure avait examiné les preuves administrées et qu’il les avait estimées insuffisantes pour pouvoir conclure à sa condamnation, et que la juridiction d’appel avait alors confirmé le bien-fondé du jugement a quo. Il estimait par conséquent qu’il y avait autorité de la chose jugée matérielle parce qu’il y avait, selon lui, identité des faits, des parties et du raisonnement juridique entre les deux procédures. Par un arrêt du 9 février 2010, le Tribunal supérieur de justice du Pays basque rejeta l’appel du requérant, rappelant que l’arrêt rendu en appel le 31 mars 2005 dans le cadre de la première procédure n’avait pas confirmé le bien-fondé du jugement rendu par le juge du contentieux administratif de Bilbao le 15 mai 2003. Dans son arrêt, le Tribunal supérieur de justice examinait en détail les allégations du requérant relatives à l’autorité de la chose jugée et concluait que l’arrêt prononcé en appel le 31 mars 2005 n’avait pas examiné la violation alléguée du principe de la présomption d’innocence, mais uniquement la régularité de la procédure administrative, laissant sans effet tant le jugement du juge contentieux administratif que la sanction infligée et ordonnant la poursuite de la procédure administrative. Il ne s’agissait donc pas, pour le tribunal, d’une décision préalable d’acquittement et, par conséquent, il n’existait aucun risque de contradiction entre les deux procédures. Le requérant présenta alors une demande en nullité, qui fut rejetée le 28 mai 2010 par le Tribunal supérieur de justice du Pays basque. Enfin, le 9 juillet 2010, le requérant saisit le Tribunal constitutionnel d’un recours d’amparo, qui fut déclaré irrecevable le 13 septembre 2010 par une décision du Tribunal constitutionnel, au motif que le requérant n’avait pas satisfait à l’obligation de démontrer que son recours revêtait une « importance constitutionnelle spéciale ». II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Le droit interne Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution espagnole sont libellées comme suit : Article 24 « 1. Toute personne a le droit d’obtenir la protection effective des juges et des tribunaux pour exercer ses droits et intérêts légitimes, sans jamais pouvoir être mise dans l’impossibilité de se défendre. (...) » Article 53 § 2 « Tout citoyen peut demander la protection des libertés et des droits reconnus à l’article 14 et à la section première du chapitre 2 devant les tribunaux ordinaires par une action fondée sur les principes de priorité et de la procédure sommaire (...) et, le cas échéant, au moyen du recours d’amparo, devant le Tribunal constitutionnel. (...) » Article 117 « 1. La justice émane du peuple et elle est administrée au nom du Roi par des juges et des magistrats qui constituent le pouvoir judiciaire et sont indépendants, inamovibles, responsables et soumis exclusivement à l’empire de la loi. (...) » Article 161 « 1. Le Tribunal constitutionnel exerce sa juridiction sur tout le territoire espagnol et il est compétent pour connaître : (...) b) du recours individuel d’amparo pour violation des droits et libertés énumérés à l’article 53, paragraphe 2, de la (...) Constitution, dans les cas et suivant les formes établis par la loi ; (...) » Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Loi organique nº 2/1979 relative au Tribunal constitutionnel du 3 octobre 1979 (LOTC), telles que modifiées par la Loi organique no 6/2007 du 24 mai 2007, entrée en vigueur le 25 mai 2007, énoncent ce qui suit : Article 49 § 1 « 1. Le recours d’amparo constitutionnel débutera par une demande dans laquelle les faits qui la fondent seront exposés avec clarté et concision, les dispositions constitutionnelles estimées méconnues seront mentionnées et la protection demandée pour préserver ou rétablir le droit ou la liberté considéré(e) comme violé(e) sera déterminée avec précision. En toute hypothèse, la demande démontrera que le recours revêt une importance constitutionnelle spéciale. » Article 50 « 1. Le recours d’amparo doit faire l’objet d’une décision de recevabilité. La section prononcera, à l’unanimité, par décision non motivée (providencia), la recevabilité totale ou partielle du recours une fois toutes les conditions suivantes remplies : a) Le recours doit satisfaire aux conditions figurant dans les articles 41 à 46 et 49. b) Le contenu du recours justifie une décision au fond du Tribunal constitutionnel s’il revêt une importance constitutionnelle spéciale, laquelle sera appréciée eu égard à l’importance [du recours] pour l’interprétation, l’application ou l’efficacité générale de la Constitution, et pour la détermination du contenu et de la portée des droits fondamentaux. (...) Toute décision d’irrecevabilité (...) devra préciser la condition de recevabilité non remplie et sera notifiée à l’auteur du recours et au Ministère public. (...) » Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Loi organique no 6/1985 du 1er juillet 1985 relative au pouvoir judiciaire (LOPJ) se lisent comme suit : Article 7 « Les droits et les libertés reconnus au titre Ier, chapitre 2, de la Constitution sont contraignants, dans leur intégralité, pour tous les juges et les tribunaux, et sont garantis sous la protection effective de ceux-ci. En particulier, les droits énoncés à l’article 53 § 2 de la Constitution sont reconnus, dans tous les cas, conformément au contenu constitutionnellement déclaré, sans que les décisions de justice puissent restreindre ce contenu, y porter atteinte ou ne pas le respecter. (...) » Article 241 § 1, tel que modifié par la première disposition finale de la Loi organique no 6/2007 du 24 mai 2007 « En règle générale, les incidents de nullité de la procédure doivent être déclarés irrecevables. Toutefois, exceptionnellement, les parties légitimes ou celles qui auraient dû l’être pourront demander par écrit que la procédure soit déclarée nulle pour violation d’un droit fondamental reconnu par l’article 53 § 2 de la Constitution, pourvu qu’une telle violation n’ait pas pu être dénoncée avant le prononcé de l’arrêt ou de la décision mettant un terme à la procédure et que, dans l’un ou l’autre cas, l’arrêt ou la décision ne soient susceptibles d’aucun recours ordinaire ou extraordinaire. » B. La jurisprudence constitutionnelle La décision du Tribunal constitutionnel no 188/2008 du 21 juillet 2008 précise que l’auteur du recours d’amparo a pour obligation de démontrer que son recours revêt une importance constitutionnelle spéciale. Elle comporte, entre autres, les réflexions suivantes : « L’exposé des motifs [de la Loi organique no 6/2007] souligne que, alors que le système antérieur était fondé sur l’énoncé de « motifs d’irrecevabilité limitativement énumérés », la réforme a instauré un dispositif obligeant l’auteur du recours « à alléguer et à prouver que le contenu de son recours requiert une décision au fond du Tribunal constitutionnel en raison de l’importance constitutionnelle spéciale que revêt ce recours pour l’interprétation, l’application ou l’efficacité générale de la Constitution ». Comme l’indique l’exposé des motifs, cette nouveauté inverse la logique sur laquelle repose l’examen de la recevabilité, car « il s’agit non plus de s’assurer que le recours d’amparo ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité, mais de déterminer s’il revêt une importance constitutionnelle ». Par conséquent, l’examen de la recevabilité consistera matériellement en la vérification des allégations du requérant quant à la réalité de l’importance constitutionnelle du recours. (...) Par conséquent, conformément à l’article 50 § 1 a) de la Loi organique relative au Tribunal constitutionnel (LOTC), le recours d’amparo ne peut être déclaré recevable que s’il satisfait non seulement aux conditions de recevabilité prévues aux articles 42 à 44 LOTC, mais aussi à l’exigence impérative énoncée à l’article 49 § 1 in fine LOTC, laquelle impose à l’auteur du recours de justifier explicitement dans son recours de l’importance constitutionnelle spéciale de celui-ci (...) Cette exigence (...) constitue une condition dont l’inobservation ne peut être régularisée. » La décision du Tribunal constitutionnel no 289/2008 du 22 septembre 2008 expose, entre autres, les réflexions suivantes : « (...) l’obligation de justification de l’importance constitutionnelle spéciale du recours d’amparo appelle un raisonnement différent de celui portant sur l’existence de la violation d’un droit fondamental par l’acte attaqué. Celle-ci (...) constituait et constitue encore aujourd’hui « une exigence impérative à laquelle doit satisfaire toute demande d’amparo. L’article 49 § 1 LOTC se réfère à cette exigence lorsqu’il impose que la demande d’amparo comporte un exposé clair et concis des faits sur lesquels elle s’appuie, qu’elle mentionne les dispositions constitutionnelles dont la violation est alléguée, et qu’elle détermine précisément l’amparo sollicité pour protéger ou pour rétablir le droit ou la liberté censés avoir été violés. » (Décision du Tribunal constitutionnel no 188/2008, du 21 juillet 2008, fondement juridique no 2). Cette exigence est à distinguer de l’obligation de justifier explicitement de l’importance constitutionnelle spéciale du recours. Il n’incombe pas à ce tribunal de reformuler d’office un recours dont l’auteur n’a pas démontré l’importance constitutionnelle spéciale qu’il lui attribue. » L’arrêt du Tribunal constitutionnel (Plénière) no 155/2009 du 25 juin 2009 énumère, de façon non exhaustive, les cas qui présentent l’importance constitutionnelle spéciale qu’il revient au demandeur de démontrer. Il comporte, entre autres, les réflexions suivantes : « L’aspect le plus novateur ou la « caractéristique principale » (décision 188/2008, rendue par le Tribunal constitutionnel le 21 juillet 2008, fondement juridique no 3) de la [nouvelle] réglementation du recours d’amparo est la condition de fond que constitue « l’importance constitutionnelle spéciale », à laquelle l’article 50 § 1 b) LOTC subordonne la recevabilité d’un recours. Cette condition reflète le choix opéré par le législateur, dans l’exercice légitime des pouvoirs que lui reconnaît la Constitution espagnole (CE) [article 161 § 1 b) combiné avec l’article 53 § 2], de conférer au recours d’amparo un nouveau régime dans la mesure où, après la réforme mise en œuvre, la violation d’un droit fondamental ou d’une liberté publique susceptibles d’être protégés par l’amparo ne sera en principe plus suffisante à elle seule pour que le recours soit jugé recevable. Il est [désormais] nécessaire que [la violation alléguée] revête une « importance constitutionnelle spéciale », alors que, selon la réglementation précédente, le recours d’amparo visait essentiellement à la réparation des atteintes portées aux droits fondamentaux et aux libertés publiques du demandeur susceptibles d’être protégés par l’amparo. Désormais, pour qu’un recours d’amparo soit jugé recevable, la violation d’un droit fondamental ou d’une liberté publique de l’auteur du recours susceptibles d’être protégés par l’amparo n’est pas suffisante à elle seule [articles 53 § 2 et 161 § 1 b) CE, et article 41 LOTC], l’importance constitutionnelle spéciale du recours étant une condition supplémentaire indispensable [article 50 § 1 b) LOTC]. Cela étant, le recours d’amparo demeure un recours visant à la protection des droits fondamentaux. Le législateur définit donc le système de garantie des droits fondamentaux en en confiant la charge aux juges et aux tribunaux, qu’il considère comme étant les premiers gardiens et les protecteurs naturels desdits droits (arrêt du Tribunal constitutionnel (STC) 227/1999, rendu le 13 décembre 1999, fondement juridique no 1), et auxquels il accorde un rôle plus important (élargissement du champ d’application de l’exception de nullité de la procédure), le Tribunal constitutionnel étant pour sa part le garant ultime et l’interprète suprême de ces droits (articles 5 § 2 et 123 CE, et article 1 § 1 LOTC). Bien que, conformément à l’article 49 § 1 in fine LOTC, l’auteur du recours doive nécessairement satisfaire à l’obligation de justifier de l’importance constitutionnelle spéciale de son recours (décisions du Tribunal constitutionnel 188/2008, du 21 juillet 2008 ; et 289/2008 et 290/2008, du 22 septembre 2008), il incombe au Tribunal constitutionnel d’apprécier au cas par cas si cette « importance constitutionnelle spéciale » existe ou non, ou en d’autres termes, de rechercher, conformément à l’article 50 § 1 b) LOTC, si le contenu du recours justifie une décision au fond du Tribunal constitutionnel en raison de son importance constitutionnelle spéciale. Pour ce faire, il doit tenir compte des trois critères énoncés dans la loi, à savoir « l’importance [du recours] pour l’interprétation, pour l’application ou pour l’efficacité générale de la Constitution, et pour la détermination du contenu et de la portée des droits fondamentaux ». Le caractère manifestement ouvert et indéterminé de la notion d’« importance constitutionnelle spéciale » ainsi que des critères définis par la loi pour l’apprécier confère au Tribunal constitutionnel une grande latitude pour apprécier si le contenu d’un recours d’amparo justifie une décision au fond (...) en raison de son importance constitutionnelle spéciale. Il va sans dire que le fait que le Tribunal conclue à titre liminaire à la recevabilité d’un recours au motif que celui-ci lui paraît satisfaire à la condition précitée ne restreint pas ses pouvoirs quant à la décision définitive qu’il devra prendre sur le fond de l’affaire. (...) Compte tenu du temps qui s’est écoulé depuis la réforme du recours d’amparo, le Tribunal considère qu’il convient de faire progresser l’interprétation de la condition visée à l’article 50 § 1 b) LOTC. À cet égard, il estime que le recours d’amparo justifie une décision au fond en raison de son importance constitutionnelle spéciale dans les cas énumérés ci-après, étant entendu que ceux-ci ne sauraient être considérés comme constituant une liste définitive et exhaustive des circonstances dans lesquelles le recours d’amparo revêt une importance constitutionnelle spéciale, car une telle conception des choses s’opposerait inévitablement au caractère dynamique de l’exercice de la juridiction du Tribunal, lequel peut lui imposer, en fonction des cas qui se présentent, d’affiner ou de perfectionner certains concepts, de redéfinir des hypothèses déjà établies, d’en ajouter ou encore d’en supprimer. Un recours d’amparo satisfait à la condition d’importance constitutionnelle spéciale : a) lorsqu’il soulève un problème ou révèle un aspect d’un droit fondamental susceptible d’amparo sur lequel il n’existe pas de jurisprudence du Tribunal constitutionnel, cas de figure déjà envisagé dans la STC 70/2009, du 23 mars 2009 ; b) lorsqu’il donne au Tribunal constitutionnel l’occasion de clarifier ou de modifier sa jurisprudence au terme d’une réflexion menée en son sein – comme en l’espèce – ou en raison de nouvelles réalités sociales ou de modifications légales importantes pour la définition du contenu d’un droit fondamental, ou d’un changement de doctrine des organes chargés de l’interprétation des traités et accords internationaux visés à l’article 10 § 2 CE ; c) lorsque la violation alléguée d’un droit fondamental trouve son origine dans la loi ou dans une autre disposition à caractère général ; d) lorsque la violation du droit fondamental est fondée sur une interprétation jurisprudentielle réitérée de la loi que le Tribunal constitutionnel considère comme attentatoire au droit fondamental et qu’il estime nécessaire d’en donner une autre interprétation conforme à la Constitution ; e) lorsque, de manière générale et réitérée, les juridictions ordinaires ne respectent pas la jurisprudence du Tribunal constitutionnel sur le droit fondamental en cause, ou lorsqu’il existe des décisions judiciaires revêtant un caractère contradictoire en ce qu’elles n’interprètent pas de la même manière la jurisprudence constitutionnelle sur le droit fondamental ou qu’elles l’appliquent dans certaines affaires mais pas dans d’autres ; f) lorsqu’un organe judiciaire refuse manifestement de suivre la jurisprudence constitutionnelle [article 5 de la Loi organique relative au pouvoir judiciaire, RCL 1985, 1578, 2635)] ; g) enfin, lorsque l’affaire objet du recours, bien que ne relevant pas des hypothèses exposées ci-dessus, possède une portée qui dépasse le cas d’espèce en ce qu’elle pose une question juridique ayant des répercussions sociales ou économiques importantes, ou des conséquences politiques générales, ce qui pourrait être le cas, principalement mais pas exclusivement, de certains amparos électoraux ou parlementaires. » Dans son arrêt no 140/2013 du 8 juillet 2013, postérieur aux faits de l’espèce, le Tribunal constitutionnel s’est exprimé dans les termes suivants : « 3. L’article 50 § 1 a) LOTC indique que la recevabilité du recours d’amparo est subordonnée au respect des conditions fixées par les articles 41 à 46 et 49 LOTC. Le premier paragraphe in fine de cette dernière disposition énonce de manière non équivoque – « en toute hypothèse » – que la demande doit justifier de l’importance constitutionnelle spéciale du recours, ce que le Tribunal a déjà souligné (AATC 188/2008, du 21 juillet 2008, FJ 1 ; 289/2008 et 290/2008, du 22 septembre 2008, FFJJ 2). Celui-ci a aussi précisé, dans un arrêt prononcé par sa chambre Plénière, que l’auteur du recours « doit nécessairement satisfaire, conformément à l’article 49 § 1 in fine LOTC, à l’obligation de justifier de l’importance constitutionnelle spéciale de son recours » (STC 155/2009, du 25 juin 2009, FJ 2). L’appréciation par le Tribunal de l’importance constitutionnelle spéciale de chaque recours doit toujours être précédée des arguments de la partie requérante exposés dans la demande introduite par celle-ci (SSTC 17/2011, du 28 février 2011, FJ 2 ; 176/2012, du 15 octobre 2012, FJ 3 et 2/2013, du 14 janvier 2013, FJ 3). Le non-respect [de cette condition] ne peut être régularisé, les délais applicables au dépôt d’un recours d’amparo étant des délais de forclusion. Par conséquent, [un recours d’amparo] ne peut pas être rouvert pour permettre à son auteur de satisfaire à cette condition, qui a une incidence directe sur la réponse à donner à la prétention formulée dans le recours (ATC 188/2008, du 21 juillet 2008, FJ 3 et SSTC 69/2011, du 16 mai 2011, FJ 2 et 176/2012, du 15 octobre 2012, FJ 3). Pour ce qui est de la manière dont cette condition doit être respectée, et bien qu’il n’y ait pas de modèle rigide préétabli en la matière – chose qui serait extrêmement difficile à concevoir compte tenu des particularités de chaque recours d’amparo –, il faut tenir compte des conclusions auxquelles le Tribunal est parvenu à cet égard dans plusieurs décisions et des précisions qu’elles apportent quant à la façon dont cette exigence procédurale peut se traduire. a) Le Tribunal avait déjà souligné dans la décision ATC 188/2008 (du 21 juillet 2008, FJ 2) que, si l’exposé de moyens relatifs à la violation d’un droit fondamental par l’acte attaqué est une condition essentielle à laquelle doit satisfaire toute demande d’amparo, l’obligation de justification de l’importance constitutionnelle spéciale du recours d’amparo « appelle un raisonnement différent de celui portant sur l’existence de la violation d’un droit fondamental [par l’acte attaqué] (voir, parmi beaucoup d’autres, AATC 284/2009, du 17 décembre 2009, FJ 2 et 186/2010, du 29 novembre 2010, FJ unique, ainsi que SSTC 89/2011, du 6 juin 2011, FJ 2 ; 107/2012, du 21 mai 2012, FJ 2 et 178/2012, du 15 octobre 2012, FJ 3). Par conséquent, pour ce qui nous intéresse ici, la demande d’amparo doit contenir deux lignes d’argumentation clairement différenciées : d’une part, celle portant sur la violation du droit fondamental motivant la demande d’amparo et, d’autre part, celle relative à l’importance constitutionnelle spéciale du recours tendant à la sauvegarde et au rétablissement du droit en question. Ces deux lignes d’argumentation sont indispensables, l’exposé des moyens relatifs à l’existence alléguée d’une violation d’un droit fondamental ne pouvant remédier à l’absence d’un raisonnement explicite sur l’importance constitutionnelle spéciale du recours d’amparo (ATC 252/2009, du 19 octobre 2009, FJ 1 et SSTC 69/2011, du 16 mai 2011, FJ 3 ; 178/2012, du 15 octobre 2012, FJ 3 et 2/2013, du 14 janvier 2013, FJ 3). b) L’arrêt STC 155/2009 (du 25 juin 2009, FJ 2) a présenté de manière systématique – sans toutefois se vouloir exhaustif – d’importantes précisions en la matière, en identifiant – sur la base des trois critères énoncés à l’article 50 § 1 b) LOTC, c’est-à-dire, « l’importance [du recours] pour l’interprétation, l’application ou l’efficacité générale de la Constitution et pour la détermination du contenu et de la portée des droits fondamentaux » – certains cas dans lesquels un recours pourrait être réputé avoir une « importance constitutionnelle spéciale ». c) Par conséquent, le demandeur doit faire un effort raisonnable d’argumentation pour lier les atteintes alléguées à la Constitution à l’un des éléments mentionnés dans l’article 50 § 1 b) LOTC. Le simple fait d’affirmer, sans exposer les arguments indispensables à l’appui d’une telle affirmation, que le recours possède l’importance constitutionnelle spéciale [requise] ne suffit évidemment pas à faire conclure que cela est bien le cas. Bien au contraire, il est nécessaire d’exposer la raison pour laquelle « le contenu du recours d’amparo justifie une décision sur le fond eu égard à son importance pour l’interprétation, l’application ou l’efficacité générale de la Constitution ou pour la détermination du contenu et de la portée des droits fondamentaux » invoqués dans la demande (voir SSTC 69/2011, du 16 mai 2011, FJ 3; 143/2011, du 26 septembre 2011, FJ 2 ; 191/2011, du 12 décembre 2011, FJ 3 ; 176/2012, du 15 octobre 2012, FJ 3 y 2/2013, du 14 janvier 2013, FJ 3). d) Pour orienter l’analyse du problème qui nous occupe, il est nécessaire d’apporter une dernière précision sur le contexte temporel dans lequel il s’inscrit, et dont l’arrêt STC 155/2009 précité (adopté le 25 juin 2009 et publié le 28 juillet 2009) a fait état. En effet, en ce qui concerne les demandes antérieures à cette dernière date, le Tribunal a tenu compte du fait qu’elles avaient été déposées avant celle-ci et a en conséquence atténué la rigueur de son contrôle du respect de l’obligation de justifier de l’importance constitutionnelle spéciale [du recours d’amparo], sans toutefois – cela va sans dire – omettre de procéder au contrôle en question ou le priver de sens (SSTC 69/2011, du 16 mai 2011, FJ 3 ; 143/2011, du 26 septembre 2011, FJ 2 et 178/2012, du 15 octobre 2012, FJ 3). Cela étant, l’intérêt que présente un contrôle atténué du respect de l’obligation de justifier [de l’importance constitutionnelle spéciale du recours d’amparo] diminuera au fur et à mesure de l’écoulement du temps et du développement corrélatif d’une jurisprudence constitutionnelle consolidée sur cette question. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1940 et réside à Athènes. A. La plainte portée contre la requérante par A.S. le 5 janvier 2003 Le 5 janvier 2003, A.S. porta plainte auprès du procureur près le tribunal correctionnel d’Ilia contre la requérante, qui était son avocate, pour détournement de fonds, fraude et abus de confiance. Plus particulièrement, A.S. alléguait qu’il avait confié à la requérante un litige contre une compagnie d’assurance au sujet d’un accident de la route et que la première avait conclu avec la deuxième pour le compte d’A.S. un règlement amiable pour une somme de 17 millions de drachmes (49 889 euros) qu’elle aurait détournée. Par la suite, la requérante lui aurait déclaré qu’elle avait reçu 7 millions de drachmes et qu’elle aurait détourné 10 millions. Enfin, A.S. soutenait que la requérante lui avait montré un reçu mais qui ne mentionnait aucun montant. En 2004, le procureur décida de ne pas donner suite à la plainte. A.S. en appela alors contre cette décision et le procureur près la cour d’appel de Patras ordonna l’ouverture de poursuites contre la requérante pour « détournement d’objet de grande valeur » et pour faux et usage de faux. Par une décision du 26 juillet 2006, la chambre d’accusation du tribunal correctionnel d’Ilia renvoya la requérante en jugement devant la cour d’appel criminelle de Patras, composée de trois juges. Le recours de la requérante contre ce renvoi fut rejeté. Par un jugement no 17-20/2010 du 25 janvier 2010, la cour d’appel criminelle de Patras condamna la requérante à une peine d’emprisonnement de trois ans et six mois pour détournement et usage de faux. Par un arrêt no 583-584/2010 du 7 décembre 2010, la cour d’appel criminelle de Patras, composée de cinq juges, confirma la condamnation mais réduisit la peine à trois ans et quatre mois d’emprisonnement. Le 25 janvier 2011, la requérante se pourvut en cassation contre cet arrêt mais, le 12 janvier 2012, la Cour de cassation la débouta. B. La plainte de la requérante du 20 février 2004 Le 20 février 2004, la requérante porta plainte auprès du procureur près le tribunal correctionnel d’Ilia contre trois personnes, dont A.S., pour fausse dénonciation, parjure et diffamation à répétition. Elle se constitua partie civile en réclamant la somme de 33 euros. Le 3 juin 2004, la requérante fut convoquée à déposer dans le cadre de l’enquête préliminaire. Le 28 juin 2005, l’enquêteur convoqua aussi les trois personnes contre lesquelles la plainte était dirigée. La requérante avait porté à la connaissance des autorités qu’une procédure suite à une plainte d’A.S. était pendante contre elle. Le 23 janvier 2006, le procureur près le tribunal correctionnel d’Ilia ajourna, sur le fondement de l’article 59 du code de procédure pénale, l’examen de la plainte jusqu’à ce que la procédure pénale à l’encontre de la requérante soit terminée, car l’issue de cette procédure aurait une incidence déterminante sur le sort de la plainte contre A.S. Le 20 mars 2006, le procureur près la cour d’appel de Patras entérina l’ajournement. Le 10 mai 2009, le procureur près le tribunal d’Ilia rejeta la plainte au motif que les infractions qui y étaient mentionnées et commises en 2002 et 2003 étaient couvertes par la prescription quinquennale. Le procureur releva que l’article 59 constituait une loi plus sévère pour l’accusé en ce qui concernait la suspension du délai de prescription et ne pouvait pas être appliqué de manière rétroactive, c’est-à-dire pour des actes commis avant l’entrée en vigueur de la loi no 3346/2005. Par conséquent, pour ces actes-là le délai de la prescription courait normalement et ne pouvait pas être suspendu. S’il en allait autrement, la situation de l’accusé serait aggravée car au moment où ces actes avaient été commis, il n’existait pas de loi prévoyant la suspension du délai de prescription. Le 8 juillet 2009, la requérante interjeta appel contre la décision du 10 mai 2009 devant le parquet près la cour d’appel de Patras. Le 18 février 2010, ce dernier rejeta l’appel et confirma la prescription des infractions reprochées à A.S. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS L’article 59 du code de procédure pénale (questions préjudicielles dans le procès pénal), tel qu’amendé par la loi no 3346/2005 relative à l’accélération des procédures devant les juridictions civiles et pénales, dispose : « 1. Lorsque la décision dans un procès pénal dépend d’une autre affaire dans laquelle des poursuites ont été engagées, la première est ajournée jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue dans le deuxième procès. » Dans le cas des articles (...) lorsque des poursuites pénales sont engagées quant au fait étant l’objet litigieux du serment prêté, de la plainte déposée ou de la divulgation, le procureur près le tribunal correctionnel suspend la procédure par son propre acte, après l’instruction préliminaire de l’affaire et avec l’avis conforme du procureur près la cour d’appel, jusqu’à la fin des poursuites pénales. » Le rapport explicatif de la loi no 3346/2005 précisait que la suspension de la prescription sans limite temporelle, prévue par l’article 59, était jugée nécessaire car le procès principal, dont dépendait l’issue d’un procès subsidiaire (παρεπόμενη), ainsi que la question de savoir si des poursuites pénales devaient être ou non engagées, durait d’habitude trop longtemps.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés respectivement en 1981 et en 1976 et résident à Cascante. Par un jugement rendu le 25 juin 2008 après la tenue d’une audience publique, le juge pénal no 7 de Saragosse acquitta les requérants des chefs d’escroquerie et de faux en document privé, dont ils étaient accusés dans le cadre de la vente d’un véhicule. Par le même jugement, le juge acquitta les sociétés K.S.L. et H.R.M.S.L., qui étaient la propriété des requérants et qui avaient été attraites en justice au titre de leur responsabilité civile subsidiaire. Au cours de l’audience, les accusés avaient été entendus et le juge avait examiné comme autres éléments de preuve des témoignages et des rapports d’expertise. Dans sa décision, le juge concluait à l’absence de volonté d’escroquer, après avoir retenu ce qui suit : « (...) il n’a pas été prouvé que les accusés ont fait preuve d’un comportement trompeur avec l’intention d’obtenir un bénéfice patrimonial aux dépens de l’acheteur (...). L’acheteur a signé le document de vente après avoir pris connaissance de l’état et des caractéristiques du véhicule ». Le ministère public et la partie lésée, qui s’était constituée partie accusatrice privée (acusación particular), firent appel. Le 10 novembre 2008, l’Audiencia provincial de Saragosse accepta la demande d’administration de preuves présentée par la partie accusatrice privée, tendant au recueil de deux nouveaux témoignages, et elle rejeta celle formulée par les requérants. Elle fixa en outre la date de la tenue d’une audience publique au 15 décembre 2008 et notifia cette décision au représentant des requérants, conformément à l’article 791 § 2 du code de procédure pénale. Elle décida par ailleurs l’assignation personnelle de chacun des requérants. Bien que seule celle du premier requérant figure dans le dossier, il ressort du procès-verbal de l’audience que c’est le deuxième requérant qui était présent, accompagné de son représentant. La question de l’absence du premier requérant fut soulevée par l’Audiencia provincial, mais les parties ne fournirent aucune explication à ce sujet. Au cours de l’audience du 15 décembre 2008, les deux témoins proposés par la partie accusatrice privée furent entendus, mais pas le deuxième requérant. À l’issue de cette audience, l’Audiencia provincial modifia partiellement les faits considérés comme établis en première instance et parvint à une conclusion opposée à celle du juge a quo concernant la signature du document de vente ainsi que la connaissance par les accusés des anomalies présentées par le véhicule. Par un arrêt rendu le 14 janvier 2009, l’Audiencia provincial de Saragosse accueillit partiellement le recours formé par le ministère public et par la partie accusatrice privée et condamna les requérants, comme auteurs d’un délit d’escroquerie, à neuf mois d’emprisonnement et au paiement d’une indemnité. Elle confirma par ailleurs l’acquittement des requérants en ce qui concernait le délit de faux en document privé. En outre, elle déclara les sociétés K.S.L. et H.R.M.S.L. responsables civiles subsidiaires. Dans sa décision, l’Audiencia provincial relevait en particulier que : « (...) la question doit être examinée conformément à la jurisprudence du Tribunal constitutionnel (...), selon laquelle, en règle générale, il n’est pas possible de conclure à une condamnation en appel sur la base des déclarations des accusés et témoignages intervenus lors de l’audience publique tenue devant le tribunal de première instance. Les preuves dont l’appréciation nécessite [de respecter] l’immédiateté et l’oralité (...) ne pourront pas être prises en compte lorsqu’elles n’ont pas été administrées devant le tribunal chargé de prononcer la condamnation. Celle-ci [la condamnation] sera possible quand la question à débattre est de nature juridique, [ou] quand il existe d’autres preuves à charge (...) dont l’examen ne nécessite pas un débat contradictoire ou [encore] quand de nouvelles preuves auront été administrées en appel. Cela dit, cette jurisprudence (...) a été nuancée à certains égards. (...)[D’une part], (...) l’expertise (...) peut être (...) appréciée (...) sans (...) reproduction intégrale du débat (...) lorsque l’Audiencia [provincial l’] apprécie exclusivement sur la base de documents. (...) D’autre part, il n’est pas nécessaire de reproduire le débat oral en appel (...) lorsqu’il s’agit simplement d’effectuer une déduction conforme aux règles de la logique et de l’expérience et que le contact direct avec les intervenants au procès n’apporte aucune garantie supplémentaire. (...) ». Dans son arrêt, l’Audiencia provincial se référait aux rapports d’expertise examinés par le juge pénal et notait que les conclusions auxquelles celui-ci était parvenu manquaient de fondement et d’exhaustivité. S’agissant des faits qui avaient été considérés comme établis en première instance, elle observait que certains indices ressortaient des documents versés, lesquels mettaient en évidence l’état défectueux du véhicule, et elle mentionnait à cet égard la déposition effectuée par un des témoins devant elle. À la lumière de ces arguments, l’Audiencia provincial concluait que : « la logique rationnelle porte à penser, à la différence [de ce qui a été retenu dans le] jugement contesté, que (...) [l’état réel] du véhicule n’était pas connu par l’acheteur, (...) l’expérience montr[ant] qu’un véhicule d’occasion ne s’achète pas seulement [en fonction de] son apparence extérieure (...). Il convient de considérer que la signature sur le document de vente n’appartient pas à l’acheteur. [Cette signature] a été apposée a posteriori. (...) (...) Les accusés ont dissimulé l’état [réel] du véhicule à l’acheteur. À cet égard, le jugement contesté ne nie pas qu’ils aient été au courant de [cet] état mais considère qu’il n’est pas avéré que cet état a été dissimulé à l’acheteur. Cette chambre [de l’Audiencia provincial] estime que la dissimulation a bel et bien existé, car [les accusés] ont trompé l’acheteur pendant la négociation pour l’achat du véhicule et l’ont induit en erreur afin qu’il achète un bien qu’il n’aurait pas acquis [s’il avait connu son véritable état]. Cela constitue un délit [d’escroquerie] prévu aux articles 248 et 249 du code pénal. Par ailleurs, en ce qui concernait le délit de faux, l’Audiencia provincial confirmait l’acquittement au motif que, pour déterminer lequel des deux accusés avait commis les faits reprochés, il lui aurait été nécessaire d’apprécier à nouveau les rapports d’expertise administrés par le juge a quo, et par conséquent d’aborder des questions qui échappaient à ses compétences. Un des magistrats formula une opinion dissidente. Il contestait, d’une part, l’appréciation des expertises effectuée par l’Audiencia provincial et déplorait, d’autre part, une absence, en droit espagnol, de moyens de recours contre les arrêts des Audiencias provinciales rendus à la suite d’une interjection d’appel. Les requérants sollicitèrent la nullité de la procédure, alléguant que le principe d’immédiateté n’avait pas été respecté. Par une décision du 31 mars 2009, l’Audiencia provincial de Saragosse rejeta la demande des requérants et considéra que l’arrêt contesté avait respecté les exigences constitutionnelles relatives à la possibilité de révision en appel des jugements d’acquittement prononcés en première instance. Elle indiquait que les moyens de preuve qui avaient été pris en compte par l’arrêt contesté ne concernaient que ceux administrés dans le respect du principe d’immédiateté ou encore ceux dont l’appréciation n’exigeait pas le respect de ce principe en raison de leur nature documentaire intrinsèque. Les requérants formèrent un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. À l’appui de leur recours, ils invoquaient l’article 24 § 2 de la Constitution (droit à un procès équitable et à la présomption d’innocence). Par un arrêt notifié le 25 octobre 2011, la haute juridiction rejeta le recours d’amparo. Elle notait d’abord que, pour parvenir à sa conclusion, l’Audiencia provincial avait pris en compte des éléments de preuve documentaires, ainsi que les rapports d’expertise et les deux nouveaux témoignages recueillis lors de l’audience en appel. Elle considérait que l’ensemble de ces éléments avait permis à l’Audiencia provincial de conclure à l’existence du délit d’escroquerie. À cet égard, la haute juridiction constatait, d’une part, qu’il ne ressortait pas du dossier que le représentant des requérants avait sollicité l’interrogatoire de ses clients devant l’Audiencia provincial et, d’autre part, que ceux-ci ne pouvaient pas se retrancher derrière les limitations de l’article 790 § 3 du code de procédure pénale. Le Tribunal constitutionnel rappelait ainsi sa propre jurisprudence selon laquelle il avait interprété favorablement l’administration, devant la juridiction d’appel, de preuves de nature personnelle – tels les témoignages – déjà administrées devant le tribunal a quo, lorsqu’il était question de contestation de faits établis (entre autres, STC 120/2009 du 18 mai 2009, F.J. 2 d)). Pour ce qui était de la nécessité d’entendre personnellement les accusés, le Tribunal constitutionnel soulignait que l’Audiencia provincial avait effectué une nouvelle appréciation des faits établis par le juge pénal et les avait modifiés en dehors de considérations strictement juridiques. Il estimait qu’il incombait à l’Audiencia provincial d’entendre les intéressés. Le Tribunal constitutionnel relevait que, afin de remplir cette exigence constitutionnelle, l’Audiencia provincial ne s’était pas limitée à notifier, conformément à l’article 791 § 2 du code de procédure pénale, la décision rendue le 10 novembre 2008 au représentant des requérants. Il notait en effet que cette juridiction avait décidé d’office l’assignation personnelle des requérants, alors que celle-ci n’était pas prévue par la loi et qu’elle n’avait pas été sollicitée par le représentant des accusés, et que seul le deuxième requérant avait comparu à l’audience. À cet égard, il observait que l’Audiencia provincial avait soulevé ce point devant les parties lors de l’audience publique sans toutefois obtenir de réaction de leur part. Pour le Tribunal constitutionnel, le droit des requérants à se défendre avait été suffisamment garanti devant l’Audiencia provincial par le biais de l’assignation à comparaître, laquelle avait ainsi permis aux intéressés d’être entendus lors de l’audience publique quand bien même cette possibilité n’avait pas été mise à profit par eux. Se penchant finalement sur le grief tiré de la présomption d’innocence, la haute juridiction constatait que la condamnation des requérants était intervenue après l’administration d’un ensemble de preuves conformément aux principes du contradictoire, de l’immédiateté et de la publicité de la procédure. Pour le Tribunal constitutionnel, aucun indice d’arbitraire ne pouvait être décelé dans la conclusion à laquelle l’Audiencia provincial était parvenue. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Les articles pertinents en l’espèce du code de procédure pénale, tel qu’en vigueur à l’époque du procès des requérants, étaient ainsi libellés : Article 790 § 3 « Dans le mémoire introductif [d’appel], le requérant pourra demander l’administration des moyens de preuve qu’il n’a pas pu proposer devant la [juridiction de] première instance, de ceux proposés mais indûment rejetés, (... ) et de ceux déclarés recevables mais non administrés pour des raisons qui ne lui sont pas imputables. » Article 791 « 1. Si le mémoire introductif [d’appel] ou [le mémoire contenant l’exposé des griefs] comportent une demande d’administration de preuves, l’Audiencia provincial se prononcera dans un délai de trois jours sur la recevabilité de la demande et, par la même occasion, elle fixera un jour pour l’audience. Il sera aussi possible de tenir une audience lorsque, d’office ou à la demande d’une des parties, le tribunal l’estime nécessaire pour l’établissement d’une conviction fondée. L’audience sera fixée dans les quinze jours suivants et toutes les parties y seront assignées (...). L’audience débutera, le cas échéant, par l’administration des preuves. Ensuite, les parties résumeront oralement le résultat de celle-ci et le fondement de leurs prétentions. » L’arrêt du Tribunal constitutionnel no 170/2005 du 20 juin 2005 résume l’approche suivie par les juridictions nationales relativement à la nécessité de tenir une audience publique en appel. Les passages pertinents en l’espèce de cette décision sont ainsi rédigés : « (...) En effet, tant l’arrêt du Tribunal constitutionnel no 167/2002 que les arrêts postérieurs ayant conclu à la violation du droit à un procès et à toutes ses garanties (article 24 § 2 de la Constitution), rendus en application de cette jurisprudence et ayant nuancé celle-ci, ont trait à des cas où un jugement pénal d’acquittement en première instance est infirmé en appel et remplacé par un arrêt de condamnation, après qu’une appréciation différente de la crédibilité des [personnes entendues] (déclarations des accusés ou des témoins) eut été faite. [Cette nouvelle appréciation] constitue le fondement de la modification des faits [établis] et de la conclusion condamnatoire. Étant donné leur nature personnelle, ces moyens de preuve ne pouvaient à nouveau être appréciés [en faisant fi des principes] d’immédiateté, du contradictoire et de publicité, c’est-à-dire sans l’audition directe et personnelle des accusés ou témoins, dans le cadre d’un débat public et dans le respect [du principe du contradictoire] (...). Cependant, [le Tribunal constitutionnel] a également expressément affirmé qu’il exist[ait] d’autres preuves, concrètement celles documentaires, dont l’appréciation [était] possible en deuxième instance sans qu’[il fut nécessaire de les reproduire] lors d’un débat (...), puisque, en raison de leur nature, elles ne requièrent pas [de respecter le principe d’]immédiateté (arrêt no 198/2002 du 28 octobre 2002, fondement juridique 5, arrêt no 230/2002 du 9 décembre 2002, fondement juridique 8, arrêt no 119/2005 du 9 mai 2005, fondement juridique 2, décision no 220/1999 du 20 septembre 1999, fondement juridique 3, et décision no 80/2003 du 10 mars 2003, fondement juridique 1). Et depuis l’arrêt no 170/2002 du 30 septembre 2002, fondement juridique 15, nous soutenons que la solution retenue dans l’arrêt no 167/2002 n’est pas applicable aux cas où la divergence entre [la sentence] absolutoire et [celle condamnatoire] constitue une question strictement juridique (sur la base de faits que le jugement de première instance considérait également comme établis), dont la résolution ne nécessite pas d’entendre l’accusé lors d’un procès oral, même si le tribunal peut en décider autrement sur la base du dossier. Nous rappelons que la Cour européenne des droits de l’homme (arrêt Jan-Åke Andersson c. Suède du 29 octobre 1991 et arrêt Fejde c. Suède) a précisé sa jurisprudence établie dans l’arrêt Ekbatani c. Suède du 26 mai 1988 et a établi qu’il n’y avait pas de violation du droit à un procès équitable en cas d’absence de débat public en appel lorsqu’il « n’y a[vait] pas de question de fait ou de droit qui ne [pouvait] être résolue pertinemment sur la base du dossier ». Cette jurisprudence a été ultérieurement appliquée dans les arrêts du Tribunal constitutionnel no 113/2005 du 9 mai 2005, fondements juridiques 3, 4 et 5, et no 119/2005 du 9 mai 2005, fondement juridique 3 ».
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés respectivement en 1950 et 1956 et résident à Adana. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. A. La genèse de l’affaire Le 4 décembre 2003, Ferid Şahinkuşu, fils des requérants, rejoignit l’unité de formation militaire des nouvelles recrues à Kırkağaç (Manisa). D’après les éléments du dossier, il n’a informé les autorités d’aucun problème particulier. Après les classes préparatoires, il bénéficia d’un congé de sept jours, puis, le 7 février 2004, il rejoignit son nouveau lieu d’affectation au commandement de la gendarmerie de district à Erbaa (Tokat). À une date non précisée, le sergent-chef M.A.D. (« le sergent-chef »), commandant de la gendarmerie de Kozlu, établit une fiche sur Ferid Şahinkuşu où il nota, entre autres, que Ferid Şahinkuşu avait des « problèmes psychologiques ». Les 30 mars, 22 avril, 6 mai et 21 juin 2004, Ferid Şahinkuşu fut examiné au centre de consultation psychologique, où les spécialistes constatèrent chez lui des « troubles d’adaptation ». À l’issue d’un dernier examen effectué le 9 septembre 2004, les spécialistes du même centre constatèrent que l’état psychologique de Ferid Şahinkuşu était bon et que l’intéressé n’avait plus besoin de traitement. Ils précisèrent en outre que l’on pouvait sans risque lui confier une arme. Le 29 décembre 2004, Ferid Şahinkuşu ne participa pas au rassemblement du matin. Le sergent-chef et son adjoint, le sergent A.A.K., s’entretinrent avec lui. Ferid Şahinkuşu leur dit : « Je ne veux pas rester ici, je n’y ai aucun ami, je souhaite m’entretenir avec le commandant du district pour demander un nouveau lieu d’affectation. » Le même jour, Ferid Şahinkuşu et son unité partirent à Erbaa pour un exercice de tir, sous le commandement du sergent-chef. Après le tir, vers 14 heures, le sergent-chef demanda à Ferid Şahinkuşu s’il avait pu s’entretenir avec le commandant du district. Ferid Şahinkuşu répondit que le commandant était absent et qu’il le verrait une autre fois. Le sergent-chef lui proposa de passer la nuit à Erbaa et de voir le commandant le lendemain, mais Ferid Şahinkuşu souhaita regagner sa caserne à Kozlu. Plus tard dans la même journée, Ferid Şahinkuşu, le sergent-chef et un autre appelé, M.K., se rendirent au centre-ville. Le sergent-chef, qui voulait acheter du matériel en vue de la réparation de l’installation de chauffage et régler des affaires personnelles, demanda aux deux appelés de rester jusqu’à son retour près du véhicule, garé à proximité d’un supermarché. Ferid Şahinkuşu proposa à M.K. d’acheter de quoi manger au supermarché en attendant le retour du sergent-chef. Vers 18 heures, devant le supermarché, le sergent-chef croisa les deux appelés et les réprimanda, leur laissant entendre qu’ils seraient sanctionnés à leur retour à la caserne pour non-respect de ses ordres. Toujours le même jour, vers 19 heures, le sergent-chef frappa et menotta Ferid Şahinkuşu au motif qu’il avait enfreint ses ordres. Le lendemain matin, le 30 décembre 2004, vers 7 h 30, Ferid Şahinkuşu se tira une balle dans la tête dans le dortoir avec le fusil de son camarade. Il fut immédiatement héliporté à l’hôpital où il succomba à ses blessures. B. La procédure pénale concernant le suicide de Ferid Şahinkuşu Immédiatement après l’incident, le procureur de la République de Erbaa (« le procureur ») se rendit sur les lieux. Il fit un premier constat et ouvrit une enquête. Il fut procédé à des reconnaissances détaillées des lieux de l’incident et des procès-verbaux furent dressés. Une douille vide, un fusil de type G-3 portant le numéro de série 743158, qui avait été confié à l’appelé Y.A. en tant qu’arme de service, et un noyau de la balle furent retrouvés sur les lieux de l’incident et saisis pour expertise balistique. Des fragments de tissu furent décelés sur l’extrémité du fusil. Les dépositions des témoins oculaires furent recueillies. Les affaires personnelles, l’armoire et le lit du fils des requérants furent examinés. Des prélèvements furent effectués sur les mains du défunt en vue de la recherche de résidus de tir. Un procès-verbal fut dressé à 10 h 55. Le 1er janvier 2005, une autopsie classique fut pratiquée sur le corps du défunt. Elle permit de conclure que le décès avait pour cause l’insuffisance cardio-pulmonaire provoquée par la destruction du tissu cérébral, elle-même due à une blessure par balle. Dans un rapport du 3 janvier 2005, les expertises balistiques établirent que le fusil retrouvé sur les lieux de l’incident fonctionnait correctement et que la douille vide et le noyau de la balle retrouvés provenaient bien du fusil de type G-3 portant le numéro de série 743158. L’expertise balistique du 24 janvier 2005 établit que, à la surface des prélèvements effectués, il y avait des particules de plomb et d’antimoine correspondant aux résidus de tir. Le 31 décembre 2004 et le 3 janvier 2005, le procureur entendit des appelés et le sergent-chef dans le cadre de l’enquête pénale. Les passages pertinents en l’espèce de certaines auditions se lisent comme suit : M.K., appelé : « Le 29 décembre 2004, nous nous sommes réveillés à 6 heures (...) Nous n’avons pas eu de déjeuner. Puis le sous-officier [M.A.D.] est parti. (...) Nous avons attendu jusqu’à 15 heures-15 h 30. Plus tard, le sous-officier [M.A.D.] est revenu, accompagné de son épouse, il a pris un véhicule pour emmener son épouse chez le médecin. Nous l’avons attendu dans l’autre véhicule jusqu’à 18 heures. Nous avions très faim, car nous n’avions rien mangé. Entre-temps, le sous-officier [M.A.D.] avait déposé son épouse à la maison. Ferid a dit que nous avions faim et il a proposé d’acheter à manger au supermarché. Sur le chemin, le sous-officier [M.A.D.] nous a vus. Il m’a demandé de m’éloigner un peu. Il a tiré les oreilles de Ferid dans la rue. À son retour, Ferid m’a dit que [le sous-officier] lui avait dit que nous le verrions plus tard. Il a ajouté : « Le sous-officier [M.A.D.] va m’insulter, je ne peux pas le supporter. S’il m’insulte, je tirerai une balle en l’air. » Je lui ai dit : « Ne fais pas ça, ce serait dommage pour les mois de service militaire déjà effectués. » Ferid était très orgueilleux, il devenait dingue quand on l’insultait. Nous sommes rentrés au poste vers 19 heures. Pour l’exercice de la sécurité, nous avons levé les armes en l’air. [M.A.D.] s’est approché de moi et m’a donné deux coups de poing au visage, en me disant : « Tu connais ta faute, n’est-ce pas ? » J’ai dit : « Oui, mon commandant, je la connais. » Il est passé à côté de moi et il a frappé Ferid. Ferid lui a dit : « Qu’est-ce que je vous ai fait ? » Il n’a absolument pas insulté le sous-officier [M.A.D.]. Il a encore dit : « Cela suffit, qu’est-ce que je vous ai fait pour que vous me frappiez ? » Sur ce, les sous-officiers [M.A.D.] et A.A.K. et d’autres appelés ont mis Ferid par terre, se sont assis sur lui et l’ont menotté, puis ils l’ont amené à l’intérieur. Je suis allé dans la partie des dortoirs. Je ne sais pas ce qui s’est passé à l’intérieur. Je ne porte pas plainte contre le sous-officier [M.A.D.] qui m’a frappé. » M.D., appelé : « Le 29 décembre 2004 (...) [d]ans le bureau, il était par terre, menotté. Le sous-officier [M.A.D.] lui a dit : « Lève-toi, n’essaie pas de m’apitoyer ! » Il l’a relevé et je lui ai demandé pourquoi il l’insultait. Ferid a dit qu’il ne l’insultait pas. Sur ce, le sous-officier [M.A.D.] lui a dit : « Fils de pute, (...) je vais te détruire » en le frappant une nouvelle fois. Et puis on l’a mis dans le bureau à côté. Je ne connais pas la suite des événements. Le sous-officier [M.A.D.] nous a ensuite demandé de signer un procès-verbal, et il nous a demandé avec insistance, à moi et à (...) de ne dire à personne qu’il avait frappé Ferid. » H.F., appelé : « Le 29 décembre 2004 (...) vers 18 h 30 (...) Ferid était par terre, il a secoué son pied en demandant qu’on le lâche. Ce coup de pied a touché le sous-officier [M.A.D.] au visage. Je n’ai pas entendu Ferid dire des gros mots. Puis nous avons menotté Ferid et l’avons amené au bureau du commandant du poste. On nous a demandé de partir. Ferid est resté seul avec les sous-officiers [M.A.D.], A.A.K. et le sergent [spécial] Cemil. Ensuite, ils l’ont mis dans le bureau à côté. Plus tard, alors que j’étais à la cantine, j’ai entendu des bris de verre. » M.A.D., sergent-chef : « Le 29 décembre 2004, lors du rassemblement du matin, mon adjoint, le sous-officier [A.A.K]., m’a dit que Ferid ne voulait pas participer au rassemblement. Quand j’ai parlé à Ferid, il m’a dit : « Je ne veux pas y participer. Je vais voir le capitaine [A.A.]. » Je lui ai dit : « D’accord, aujourd’hui je t’amène à Erbaa, là-bas, tu le verras. » J’ai emmené Ferid à Erbaa et l’ai laissé au régiment pour qu’il voie le capitaine [A.A.]. Quand je l’ai revu l’après-midi, il m’a dit qu’il ne l’avait pas vu. Au centre-ville d’Erbaa, je suis allé acheter du matériel en laissant les appelés près du véhicule. Il faisait déjà sombre. À mon retour, j’ai vu Ferid et l’appelé M.K. se promener dans la rue (...) M. est parti en courant, Ferid est venu vers moi, je lui ai tiré les oreilles en lui demandant pourquoi il se comportait ainsi et je lui ai ordonné de monter dans le véhicule. À notre retour, j’ai [réprimandé] M.K. en lui demandant pourquoi ils s’étaient comportés ainsi. Puis je suis allé voir Ferid pour lui demander pourquoi il avait agi de cette façon. Ferid a commencé à s’énerver et il a insulté ma mère. Ses propos m’ont choqué. Je l’ai attrapé par le col de sa chemise et je lui ai demandé pourquoi il m’insultait. Il est devenu agressif et j’ai demandé aux soldats de m’apporter des menottes. Alors que j’essayais de neutraliser Ferid avec l’aide des soldats, il m’a frappé d’un coup de pied au visage tout en continuant à m’insulter. J’ai emmené Ferid dans mon bureau pour le calmer. Après je suis revenu pour le rassemblement des soldats. Je leur ai dit que Ferid m’avait manqué de respect et qu’il s’était comporté de manière malhonnête. Je leur ai dit aussi que j’allais voir le médecin pour obtenir un rapport médical et j’ai demandé à mon adjoint [A.A.K.] de surveiller Ferid. J’ai vu le médecin et il m’a donné cette attestation, datée du 29 décembre 2004, de deux jours d’arrêt de travail, que je vous présente. J’ai appris que, pendant que j’étais chez le médecin, Ferid avait cassé les vitres en se cognant la tête. J’ai entendu que, plus tard, le capitaine [A.A.] était venu et qu’il avait emmené l’appelé à Erbaa. » Parallèlement, le 30 décembre 2004, une enquête administrative fut déclenchée contre le capitaine A.A. et le sergent-chef pour suicide et négligence. Les passages pertinents en l’espèce de la déposition du capitaine A.A., du sous-officier C.A. et de l’appelé F.D. se lisent comme suit : A.A. : « (...) Après le premier entretien, j’ai remarqué que Ferid ŞAHİNKUŞU était psychologiquement souffrant. J’ai alors pris les mesures nécessaires pour qu’il y ait des contrôles médicaux et pour qu’il soit suivi lors des contrôles au RDM [Centre d’orientation et de consultation]. J’ai toujours assuré son suivi. Jusqu’à maintenant, nous ne l’avons pas transféré à l’hôpital, car les médecins qui le suivaient au RDM ne nous ont pas demandé de transfert. C’est au médecin de nous le demander. D’ailleurs, tous les documents à ce sujet sont dans notre dossier. Lors de mes rencontres avec l’appelé Ferid ŞAHİNKUŞU, j’ai compris qu’il avait des soucis familiaux et que son comportement posait problème dans l’unité et avec ses amis. Mais comme son dossier personnel n’indiquait rien à ce sujet, on l’a envoyé dans l’équipe de Kozlu. Et il a continué sa mission jusqu’à maintenant. Jusqu’à aujourd’hui, ni le commandant du poste ni qui que ce soit d’autre ne m’ont fait part de problèmes. De plus, comme les contrôles étaient effectués, on ne se faisait pas de souci. (...) [Après les événements,] on m’a téléphoné pour m’apprendre l’incident. J’ai ordonné que Ferid soit emmené au commandement de la gendarmerie en disant qu’on le transférerait à l’hôpital si nécessaire. Je n’étais pas tranquille, alors je me suis rendu au poste de la gendarmerie de Kozlu. En y arrivant, j’ai vu l’appelé Ferid ŞAHİNKUŞU couché par terre dans le bureau de l’adjoint au commandant, son corps était tout raide, il avait une crise. Je l’ai soulevé et emmené dans le dortoir à trois lits, à côté (...) Un peu plus tard, il allait mieux. (...) Je l’ai pris avec moi, et nous sommes rentrés ensemble au commandement de la gendarmerie. Je pensais que, le lendemain, on pourrait l’envoyer à l’hôpital si besoin. Sur le chemin et au commandement, j’ai parlé avec l’appelé Ferid ŞAHİNKUŞU. J’ai constaté qu’il allait bien. Lors de notre conversation, il m’a dit qu’il avait des soucis, qu’il ne s’entendait pas bien avec ses amis. Je lui ai dit qu’il ne devait pas se faire de souci, que je l’enverrais à l’hôpital, qu’il pourrait se reposer s’il voulait, et qu’il devait se ressaisir et que l’on se verrait le lendemain. (...) » C.A. : « (...) le matin, vers 7 h 30, le sergent de garde est venu me voir pour me dire que l’appelé qui s’appelait Ferid et qui était arrivé la veille avait pris un fusil et qu’il voulait se suicider. Je suis allé dans le dortoir, il y avait des soldats à trois mètres de lui. Je lui ai dit : « Mon fils, nous avons parlé hier soir, tu m’as dit que tu allais demander au commandement de la gendarmerie de te transférer à un autre commandement de la gendarmerie, tu m’as dit cela hier soir. Tu m’as dit que tu n’avais pas de problèmes. » Il m’a répondu qu’il ne voulait plus parler avec le commandant. (...) Puis il m’a dit que c’étaient les supérieurs qui l’avaient mis dans cet état. Je ne sais plus s’il a cité des noms. (...) » F.D., appelé : « (...) [Le jour de l’incident] (...) Alors que nous dormions, le garde du dortoir a crié : « Fevzi, Ulaş, Kamil, réveillez-vous, ce gars se suicide ! » Nous nous sommes levés. Ulaş est arrivé près de lui avant moi. Quand je suis arrivé près de lui, il avait mis le chargeur au fusil qu’il tenait contre son menton, il s’appuyait dos au casier et a mis le doigt sur la détente. Je lui ai dit : « Il ne nous reste que peu de jours pour terminer l’armée ensemble, ce genre de chose arrive pendant le service militaire. » Lui, il répétait en hurlant : « Ne vous approchez pas, je vais me buter ! » Ulaş a parlé avec lui, mais il n’a pas lâché l’arme. Ulaş lui a dit d’allumer une cigarette. Il a accepté. Comme il n’avait pas de cigarette, le sergent de garde en a trouvé une, qu’il ne lui a finalement pas donnée. Le sergent de garde a couru avertir le sous-officier de garde. Après que Ulaş lui eut parlé, il s’est un peu calmé. On a pensé qu’il n’allait plus se suicider, mais il est redevenu nerveux, il n’a pas baissé l’arme. Ensuite, le sous-officier [C.A.] est venu, il lui a parlé pendant cinq minutes, il lui a dit : « Nous avons parlé hier soir, tu m’as promis de ne pas toucher à l’arme. » L’appelé Ferid ŞAHİNKUŞU a dit : « Le seul responsable est le sous-officier [M.A.D.]. » Le sous-officier [C.A.] l’a supplié, mais il n’a pas écouté, il a appuyé sur la détente. (...) » À l’issue de l’enquête administrative, le rapporteur établit (à une date non précisée) un rapport interne dans lequel il concluait que l’appelé Ferid Şahinkuşu avait insulté le sergent-chef publiquement ; que ce dernier s’était vu délivrer une attestation médicale d’interruption de travail de deux jours ; qu’en apprenant cela l’appelé Ferid Şahinkuşu avait relaté ses problèmes psychologiques à ses amis et leur avait dit qu’il était fini, que son service militaire était détruit, que le commandant du poste avait reçu un rapport ; qu’il s’était suicidé parce qu’il pensait que son service militaire (qu’il n’aimait pas d’ailleurs) ne se terminerait pas à la date prévue et parce qu’il avait peur d’être puni. Le rapporteur concluait également que le sergent-chef et le capitaine A.A. n’avaient fait qu’appliquer le règlement dans le but d’assurer la discipline, mais qu’ils étaient responsables de négligence au motif qu’aucun des deux n’avait fait hospitaliser Ferid Şahinkuşu malgré ses problèmes psychologiques et que le sergent-chef n’avait pas fait le nécessaire quant à la faute commise par Ferid Şahinkuşu. Le 26 juillet 2005, le procureur militaire de Sivas rendit une ordonnance de non-lieu au motif qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre le décès de Ferid Şahinkuşu et les actes du sergent-chef. Il estima que le suicide avait été réalisé par Ferid Şahinkuşu seul et qu’aucune tierce personne n’était responsable. Il considéra que le suicide avait pour cause des problèmes financiers et familiaux et que, à la suite de l’incident survenu le 29 décembre 2004 avec le sergent-chef, l’appelé avait eu peur d’être puni et de voir son service militaire – qu’il n’aimait pas, du reste – prolongé. Le 5 septembre 2005, les requérants attaquèrent l’ordonnance de non-lieu. Ils soutinrent que leur fils s’était suicidé en raison des mauvais traitements que lui aurait infligés le sergent-chef ; que, tout en prétendant – selon eux – que leur fils avait des problèmes psychologiques, les autorités n’avaient pas pris les mesures adéquates ; qu’elles n’avaient pas non plus pris de mesures après l’incident et qu’elles avaient renvoyé le jeune homme dans le dortoir alors qu’elles auraient dû, d’après eux, le transférer à l’hôpital. Ils demandèrent l’élargissement de l’enquête, ainsi que la poursuite et la condamnation des responsables. Le 21 septembre 2005, le tribunal militaire de Malatya ordonna l’élargissement de l’enquête quant à la question de savoir s’il existait des instructions selon lesquelles des armes et des munitions devaient être gardées dans les dortoirs. Il constata que, d’après un ordre du commandement général de la gendarmerie du 22 mai 2004, des armes et des munitions avaient dû être gardées dans les dortoirs et non pas à l’armurerie comme c’était l’usage, en raison d’éventuelles attaques de l’organisation séparatiste, et que cet ordre avait été appliqué au commandement de la gendarmerie de district à Erbaa à partir du 3 juin 2004. Le 7 juillet 2006, le tribunal militaire de Malatya confirma l’ordonnance attaquée. Il constata qu’aucun lien de causalité direct ne pouvait être établi avec une tierce personne au sujet de la mort de l’appelé, qui était seul responsable de l’acte de suicide. C. La procédure pénale engagée contre le sergent-chef pour coups et blessures Entre-temps, par un acte d’accusation déposé le 26 juillet 2005, le procureur militaire avait, sur le fondement de l’article 117 § 1 du code pénal militaire, inculpé le sergent-chef pour coups et blessures sur des subordonnés, à savoir Ferid Şahinkuşu et un autre appelé, M.K. Les requérants s’étaient constitués partie intervenante. Lors des audiences, l’accusé nia avoir frappé Ferid Şahinkuşu et M.K., indiquant seulement qu’il avait mis la main sur la joue de M.K. et qu’il avait poussé celui-ci en lui disant : « Tu connais ta faute, n’est-ce pas ? ». En ce qui concernait Ferid Şahinkuşu, il admit avoir été conscient de ses problèmes psychologiques. Il exposa qu’il avait mis sa main sur la poitrine de Ferid Şahinkuşu en lui disant : « (...) tu nous dis que tu vas partir (...), mais tu ne vas pas voir le commandant de la gendarmerie alors même que l’on t’y a envoyé, tu te balades en ville, tu es indiscipliné, qu’est-ce qu’on va faire de toi ? ». Il soutint que Ferid Şahinkuşu l’avait alors insulté. Il indiqua encore que, comme il aurait posé une main sur la poitrine de Ferid Şahinkuşu et une autre sur son épaule, celui-ci avait sans doute craint d’être frappé, qu’il avait commencé à s’énerver et qu’ils étaient tombés par terre ; Ferid Şahinkuşu lui aurait donné un coup de pied et lui-même aurait alors demandé aux soldats de maintenir l’appelé et de le menotter. Le 19 juin 2007, après avoir entendu les témoins, le tribunal militaire de Sivas du commandement des armées de terre (« le tribunal militaire ») considéra comme établi que le sergent-chef avait commis le délit en question. Lors de la fixation de la peine, il s’écarta de la peine minimale pour la raison suivante : « (...) le prévenu avait, d’abord à la station de contrôle, donné cruellement d’innombrables coups de pied et gifles sur toutes les parties du corps de la victime sans distinction ; il ne s’en était pas tenu là et, après avoir fait menotter la victime, il avait continué à la frapper dans son bureau, tout en l’insultant en continu pour l’humilier. » Le tribunal militaire reconnut le sergent-chef coupable de coups et blessures volontaires sur un subordonné et le condamna à une peine d’emprisonnement de deux mois. Prenant en compte sa bonne conduite devant le tribunal, il ramena sa peine à un mois et vingt jours. Il rejeta ses demandes tendant à une commutation de la peine en amende et à un sursis. Le 16 juillet 2008, la Cour de cassation militaire cassa le jugement du tribunal militaire. Elle constata que ce dernier n’avait pas pris en considération « la situation antérieure » du prévenu et « sa propension à commettre un crime ». Le 4 novembre 2010, le tribunal militaire, à la majorité, condamna le sergent-chef à la même peine d’un mois et vingt jours. Il décida de surseoir à l’exécution de cette peine en application de l’article 231 § 6 du code de procédure pénale à raison de l’absence de casier judiciaire et de la bonne conduite de l’accusé. Le juge-colonel M.S. Kök émit une opinion dissidente selon laquelle il ne devait pas être sursis à l’exécution de la peine de l’accusé. Le 6 janvier 2011, le tribunal militaire de Malatya du commandement de la deuxième armée rejeta l’opposition formée par les requérants. D. La procédure en dommages et intérêts Auparavant, le 27 janvier 2006, les requérants avaient assigné le ministère de la Défense devant la Haute Cour administrative militaire en vue d’obtenir des dommages et intérêts. Ils avaient demandé chacun 15 000 livres turques (TRY) (environ 12 300 euros (EUR)) pour dommage matériel et chacun 15 000 TRY (environ 12 300 EUR) pour dommage moral, soit un montant total de 60 000 TRY (environ 49 200 EUR). Les sept frères et sœurs du défunt avaient quant à eux demandé 5 000 TRY chacun (soit un montant total de 35 000 TRY (environ 28 700 EUR)). Un rapport d’expertise du 15 janvier 2007 évaluait le montant du dommage matériel de la mère du défunt à 25 630 TRY (environ 13 930 EUR) et celui du père à 16 079 TRY (environ 8 740 EUR). Par un arrêt du 14 février 2007, la Haute Cour administrative militaire accueillit partiellement les demandes des requérants, par trois voix (celles du président – juge militaire – et deux autres juges militaires) contre deux (celles des deux officiers de carrière) et leur octroya les sommes suivantes : au titre du dommage matériel, 7 000 TRY (environ 3 845 EUR) à la mère du défunt et 4 000 TRY (environ 2 000 EUR) à son père ; au titre du dommage moral, 2 500 TRY (environ 1 375 EUR) à chacun de ses parents ; soit un montant total de 16 000 TRY (environ 8 595 EUR). Elle accorda à chacun des sept frères et sœurs du défunt 1 000 TRY (environ 550 EUR), soit un montant total de 7 000 TRY (environ 3 850 EUR). Après s’être référée aux faits de la cause, à l’ordonnance de non-lieu et à l’action pénale engagée contre le sergent-chef, la Haute Cour releva que Ferid Şahinkuşu s’était donné la mort un jour après avoir été frappé par le sergent-chef. Elle souligna que le fait dommageable s’était produit à la suite de l’agissement de cet agent de l’État à qui il était interdit de frapper les appelés. Elle en déduisit que la réglementation régissant le comportement des agents de l’État, telle qu’elle avait été appliquée en l’espèce, s’était révélée défaillante concernant l’aptitude et l’encadrement professionnels du sergent-chef. Elle ajouta qu’il y avait lieu de réparer le dommage sur le fondement du principe de la responsabilité pour faute de service dans la mesure où l’incident avait pour origine le comportement fautif d’un agent de l’État dans l’accomplissement de ses fonctions. Elle conclut cependant à la faute concourante de la victime dans la mesure où son décès était dû à un suicide. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS L’article 117 § 1 du code pénal militaire se lit ainsi : « Quiconque, qu’il soit commandant ou supérieur hiérarchique, se rend coupable de coups et blessures volontaires sur la personne d’un subordonné (...) est puni d’une peine pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement. » L’article 454 du code pénal réprime, en cas de suicide avéré, le fait pour une personne d’avoir poussé ou aidé l’intéressé à se donner la mort. D’après la jurisprudence pertinente en l’espèce de la Cour de cassation, l’expression « pousser au suicide » doit s’entendre comme une incitation à commettre l’acte de suicide, une simple provocation ne suffisant pas à remplir ce critère ; de plus, il faut que l’auteur ait agi en vue de faciliter matériellement l’acte de suicide. En tout état de cause, l’incitation en cause doit être intentionnelle. Les actes de suicide commis à la suite de coups et blessures ou de mauvais traitements infligés par autrui font l’objet d’une jurisprudence quelque peu divergente. Toutefois, il est généralement admis qu’il ne suffit pas d’établir que la personne en question s’est réellement suicidée à la suite de mauvais traitements infligés par une autre personne ; encore faut-il prouver que cette dernière a agi en toute connaissance de cause et dans le but de pousser au suicide. L’article 17 de la loi no 211 sur le fonctionnement interne des forces armées turques dispose : « Le supérieur hiérarchique se doit d’inspirer respect et confiance à ses subordonnés. Il doit en permanence surveiller et protéger leur état moral, physique et psychique (...) » Lue en relation avec, notamment, l’article 13 du règlement portant application de la loi no 211, cette disposition exige que la situation personnelle, l’aptitude et l’état de santé des appelés soient surveillés de près par leurs supérieurs, qui sont responsables de leur bien-être et donc de l’accomplissement, dans les meilleures conditions, de leurs obligations sous les drapeaux. L’objet et l’étendue des devoirs incombant à ce titre aux supérieurs hiérarchiques varient selon les circonstances dans lesquelles pareils devoirs s’imposent (Kılınç et autres c. Turquie, no 40145/98, §§ 32 et 33, 7 juin 2005, et Salgın c. Turquie, no 46748/99, § 53, 20 février 2007).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1950 et réside à Duillier. Le 9 avril 2010, le véhicule que le requérant conduisait fut contrôlé à une vitesse de 132 km/h sur une portion de l’autoroute où la vitesse était limitée à 100 km/h. Le 6 juillet 2010, le Service des contraventions du Canton de Genève infligea au requérant une amende de 600 francs suisses (CHF) pour infraction aux articles 27, 32 et 90 de la Loi fédérale sur la circulation routière (« LCR »), en relation avec les articles 4a et 45 de l’Ordonnance fédérale du 13 novembre 1962 sur la circulation routière. Cette décision devint exécutoire et le requérant s’acquitta de l’amende. Le 2 septembre 2010, le Service des automobilistes et de la navigation du canton de Vaud ordonna le retrait du permis de conduire du requérant pour une durée d’un mois, qualifiant l’infraction pour laquelle le requérant avait été condamné à Genève de « moyennement grave » au sens de l’article 16b LCR. La réclamation que le requérant avait formulée contre cette deuxième décision fut rejetée le 8 octobre 2010 par la même administration. Par arrêt du 28 janvier 2011, le Tribunal cantonal du Canton de Vaud rejeta le recours du requérant contre cette décision. Le requérant attaqua l’arrêt du Tribunal cantonal devant le Tribunal fédéral invoquant l’article 4 § 1 du Protocole no 7 à la Convention estimant que la sanction administrative dont il avait fait l’objet violait le principe non bis in idem, dans la mesure où il avait déjà subi une amende pénale pour les mêmes faits. Le 26 septembre 2011, le Tribunal fédéral rejeta le recours du requérant s’exprimant notamment en ces termes : « 2. Invoquant l’art. 4 ch. 1 du Protocole additionnel no 7 à la CEDH, le recourant estime que la mesure administrative prononcée sur la base des mêmes faits que la sanction pénale, violerait le principe « ne bis in idem ». Il se réfère à l’interprétation que donne de cet article l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme Zolotoukhine contre Russie du 10 février 2009 (ci-après : l’arrêt Zolotoukhine) (...) Dans son argumentation, la Cour européenne a relevé que la diversité des approches adoptées pour vérifier si l’infraction pour laquelle un requérant a été poursuivi était en fait la même que celle pour laquelle il avait déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif, était source d’une insécurité juridique incompatible avec ce droit fondamental qu’est le droit de ne pas être poursuivi deux fois pour la même infraction. Elle a décidé d’harmoniser l’interprétation de la notion de « même infraction » – l’élément « idem » du principe « ne bis in idem » – aux fins de l’art. 4 du Protocole no 7 (arrêt précité, § 78). Elle a retenu à cet égard que l’approche qui privilégie la qualification juridique des deux infractions est trop restrictive des droits de la personne, car si la Cour européenne s’en tient au constat que l’intéressé a été poursuivi pour des infractions ayant une qualification juridique différente, elle risque d’affaiblir la garantie consacrée par l’art. 4 du Protocole no 7 et non de la rendre concrète et effective comme le requiert la CEDH (arrêt précité, § 81). En conséquence, l’art. 4 du Protocole no 7 doit être compris comme interdisant de poursuivre ou de juger une personne pour une seconde « infraction » pour autant que celle-ci a pour origine des faits identiques ou des faits qui sont en substance les mêmes (arrêt précité, § 82). Il s’agit donc d’adopter une approche fondée strictement sur l’identité des faits matériels et de ne pas retenir la qualification juridique de ces faits comme critère pertinent (...) 3 Le droit suisse prévoit une double procédure pénale et administrative en matière de répression des infractions relatives à la circulation routière : le juge pénal se prononce sur les sanctions pénales (amende, peine pécuniaire, travail d’intérêt général ou peine privative de liberté) prévues par les dispositions pénales de la LCR (art. 90 ss LCR) et par le Code pénal (art. 34 ss, 106 et 107 CP), tandis que les autorités administratives compétentes décident de mesures administratives (avertissement ou retrait de permis) prévues par les art. 16 ss LCR. La question à résoudre en l’espèce est uniquement celle de savoir si la double procédure pénale et administrative prévue par la LCR est conforme à l’interprétation de l’art. 4 ch. 1 du Protocole additionnel no 7 à la CEDH, telle qu’elle ressort de l’arrêt Zolotoukhine (...) 3.2 Selon la jurisprudence constante du Tribunal fédéral, la double procédure pénale et administrative prévue en droit suisse pour les infractions relatives à la circulation routière ne viole pas le principe "ne bis in idem". En effet, l’application dudit principe suppose en particulier que le juge de la première procédure ait été mis en mesure d’apprécier l’état de fait sous tous ses aspects juridiques. Cette condition fait défaut en l’espèce en raison des pouvoirs de décision limités de chacune des autorités compétentes. Ainsi, seules les deux autorités prises ensemble peuvent examiner l’état de fait dans son intégralité sous tous ses aspects juridiques (ATF 125 II 402 consid. 1b p. 404 s.). Le Tribunal fédéral a toutefois précisé que l’autorité administrative statuant sur un retrait du permis de conduire ne peut, en principe, pas s’écarter des constatations de fait d’un prononcé pénal entré en force. La sécurité du droit commande en effet d’éviter que l’indépendance du juge pénal et du juge administratif ne conduise à des jugements opposés, rendus sur la base des mêmes faits (ATF 109 Ib 203 consid. 1 p. 204 ; 96 1 766 consid. 4 p. 774). L’autorité administrative ne peut s’écarter du jugement pénal qu’à certaines conditions (ATF 129 II 312 consid. 2.4 p. 315 ; 123 II 97 consid. 3c/aa p. 104). 3.3 En matière d’infractions aux règles de la circulation routière, la Cour européenne s’est déjà prononcée sur la dualité des procédures administrative et pénale. Après avoir relevé que l’annulation du permis de conduire revêt, par son degré de gravité, un caractère punitif et dissuasif et s’apparente à une sanction pénale, elle a considéré que le retrait du permis de conduire ordonné par une autorité administrative, consécutivement à une condamnation pénale à raison des mêmes faits, n’emporte pas une violation de l’art. 4 du Protocole no 7, lorsque la mesure administrative découle de manière directe et prévisible de la condamnation, dont elle ne constitue que la conséquence (arrêt Nilsson contre Suède du 13 décembre 2005 no 73661/01 Recueil CourEDH 2005-XIII p. 333 ss ; arrêt R.T. contre Suisse du 30 mai 2000, in : JAAC 64.152). L’étroite connexion entre les deux sanctions a amené la Cour européenne à conclure que la mesure administrative s’apparente à une peine complémentaire à la condamnation pénale, dont elle fait partie intégrante (arrêt Maszni contre Roumanie du 21 septembre 2006 § 69 et les arrêts cités). 4 Si l’arrêt Zolotoukhine a clarifié l’application du principe "ne bis in idem" en tranchant en faveur du critère de l’identité des faits, il ne s’est pas prononcé sur le cumul des procédures administrative et pénale en matière d’infractions contre la circulation routière. Ce domaine est particulier à différents titres. D’abord, même si le retrait du permis de conduire présente un caractère pénal (ATF 128 II 173 consid. 3c p. 176 et les arrêts cités), il s’agit d’une sanction administrative indépendante de la sanction pénale, avec une fonction préventive et éducative prépondérante (ATF 128 II 173 consid. 3c p. 177 ; 125 II 396 consid. 2a/aa p. 399). Son but principal est de garantir le respect des règles de la circulation routière et la sécurité des usagers de la route (voir également Message du 21 septembre 1998 concernant la modification du Code pénal suisse et du Code pénal militaire ainsi qu’une loi fédérale régissant la condition pénale des mineurs, FF 1999 p. 1787 ss., p. 1865). Ensuite, le système dual prévu par la LCR, dans lequel le juge pénal n’est pas compétent pour ordonner le retrait du permis de conduire, mesure qui relève de l’autorité administrative, a pour conséquence que seul le concours des deux autorités permet de subsumer l’état de fait à toutes les règles juridiques. Toutes les conséquences de l’acte délictueux ne pouvant pas être jugées ensemble, deux autorités aux compétences distinctes, ne disposant pas du même type de sanction, poursuivant des buts distincts, sont successivement amenées à statuer sur le même état de fait dans le contexte de deux procédures distinctes. Tel n’est pas le cas du système sanctionné par l’arrêt Zolotoukhine, dont les considérants se rapportent à deux procédures (administrative et pénale) sanctionnant un même état de fait, conduites par le même tribunal disposant des mêmes sanctions. Dans ces circonstances, il est difficile de savoir si, en rendant l’arrêt Zolotoukhine, la Cour européenne a voulu remettre en cause l’arrêt topique Nilsson contre Suède susmentionné, au regard duquel la coexistence des procédures administrative et pénale en matière de répression d’infractions routières ne viole pas le principe "ne bis in idem". On ne peut pas non plus déduire du bref paragraphe 82 de l’arrêt Zolotoukhine (cf. supra consid. 2.2) que toutes les doubles procédures prévues par les systèmes légaux soient à proscrire. De surcroît, ce raisonnement est renforcé par le fait que le législateur fédéral a clairement rejeté la proposition de transférer le retrait d’admonestation au juge pénal. Dans le cadre de la révision de la partie générale du Code pénal, lors de la procédure de consultation, la proposition de transférer le retrait du permis de conduire au juge pénal n’a recueilli l’adhésion que de la moitié des cantons environ et a été rejetée par la quasi-unanimité des organisations et services spécialisés (Message du 21 septembre 1998 précité, p. 1865). Dans la procédure de consultation relative au projet de révision de la LCR, 23 cantons ont souhaité que le conducteur fautif puisse faire l’objet d’une procédure administrative indépendante de la procédure pénale (Message du 21 septembre 1998 précité, p.1865). Dans son Message, le Conseil fédéral a notamment relevé que la pratique suisse était très bien acceptée et que tel qu’il était prévu dans la LCR, le retrait inconditionnel du permis de conduire représentait une mesure d’intérêt public très efficace (Message du 21 septembre 1998 précité, p. 1866). Plus récemment, le Conseil fédéral a décidé que les tribunaux de la circulation – dont la création simplifierait, rationaliserait et unifierait les procédures concernant les infractions aux règles de la circulation routière – ne pouvaient être institués contre la résistance claire de 22 cantons (Message du 20 octobre 2010 concernant Via sicura, le programme d’action de la Confédération visant à renforcer la sécurité routière, FF 2010 p. 7703 ss, p. 7745). Par conséquent, il n’y a pas lieu de s’écarter de la jurisprudence prévalant jusqu’à ce jour. Ce d’autant moins que la procédure pénale fédérale et les procédures administratives cantonales assurent toutes les garanties juridiques au sens des art. 29 à 30 Cst. et 6 CEDH (...) ». II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Loi fédérale sur la circulation routière du 19 décembre 1958 Art. 16 – Retrait des permis « 1Les permis et les autorisations seront retirés lorsque l’autorité constate que les conditions légales de leur délivrance ne sont pas ou ne sont plus remplies ; ils pourront être retirés lorsque les restrictions ou les obligations imposées dans un cas particulier, lors de la délivrance, n’auront pas été observées (...) 3Les circonstances doivent être prises en considération pour fixer la durée du retrait du permis d’élève conducteur ou du permis de conduire, notamment l’atteinte à la sécurité routière, la gravité de la faute, les antécédents en tant que conducteur ainsi que la nécessité professionnelle de conduire un véhicule automobile. La durée minimale du retrait ne peut toutefois être réduite. 4Le permis de circulation peut être retiré pour une durée adaptée aux circonstances : a. en cas d’usage abusif du permis ou des plaques de contrôle (...) Art. 16b – Retrait du permis de conduire après une infraction moyennement grave 1Commet une infraction moyennement grave la personne : a. qui, en violant les règles de la circulation, crée un danger pour la sécurité d’autrui ou en prend le risque (...) 2Après une infraction moyennement grave, le permis d’élève conducteur ou le permis de conduire est retiré : a. pour un mois au minimum (...) Art. 16c – Retrait du permis de conduire après une infraction grave 2Après une infraction grave, le permis d’élève conducteur ou le permis de conduire est retiré : (...) d. pour une durée indéterminée, mais pour deux ans au minimum, si, au cours des dix années précédentes, le permis lui a été retiré à deux reprises en raison d’infractions graves ou à trois reprises en raison d’infractions qualifiées de moyennement graves au moins ; il est renoncé à cette mesure si, dans les cinq ans suivant l’expiration d’un retrait, aucune infraction donnant lieu à une mesure administrative n’a été commise ; e. définitivement si, au cours des cinq années précédentes, le permis a été retiré en application de la let. d ou de l’art. 16b, al. 2, let. e. Art. 27 – Signaux, marques et ordres à observer 1Chacun se conformera aux signaux et aux marques ainsi qu’aux ordres de la police. Les signaux et les marques priment les règles générales ; les ordres de la police ont le pas sur les règles générales, les signaux et les marques. 2Lorsque fonctionnent les avertisseurs spéciaux des voitures du service du feu, du service d’ambulances, de la police ou de la douane, la chaussée doit être immédiatement dégagée. S’il le faut, les conducteurs arrêtent leur véhicule. Art. 32 – Vitesse 1La vitesse doit toujours être adaptée aux circonstances, notamment aux particularités du véhicule et du chargement, ainsi qu’aux conditions de la route, de la circulation et de la visibilité. Aux endroits où son véhicule pourrait gêner la circulation, le conducteur est tenu de circuler lentement et, s’il le faut, de s’arrêter, notamment aux endroits où la visibilité n’est pas bonne, aux intersections qu’il ne peut embrasser du regard, ainsi qu’aux passages à niveau. 2Le Conseil fédéral limitera la vitesse des véhicules automobiles sur toutes les routes. 3L’autorité compétente ne peut abaisser ou augmenter la vitesse maximale fixée par le Conseil fédéral sur certains tronçons de route qu’après expertise. Le Conseil fédéral peut prévoir des exceptions. Art. 90 – Violation des règles de la circulation 1Celui qui aura violé les règles de la circulation fixées par la présente loi ou par les prescriptions d’exécution émanant du Conseil fédéral sera puni de l’amende. 2Celui qui, par une violation grave d’une règle de la circulation, aura créé un sérieux danger pour la sécurité d’autrui ou en aura pris le risque, sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. 3Dans les cas de ce genre, l’art. 237, ch. 2, du code pénal suisse n’est pas applicable. » Code de procédure pénale suisse du 5 octobre 2007 Art. 11 – Interdiction de la double poursuite « 1Aucune personne condamnée ou acquittée en Suisse par un jugement entré en force ne peut être poursuivie une nouvelle fois pour la même infraction. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE À l’époque des faits, le premier requérant X était directeur général délégué de la banque d’Orsay (« la banque »), responsable de l’activité de négociation pour compte propre. Le second, Y, était employé par cette banque et exerçait ses fonctions au sein du desk « Risque arbitrage ». Au cours du mois de février 2005, la banque intervint dans l’opération d’augmentation de capital de la société Euro Disney. La période de souscription s’étendait du 31 janvier au 8 février 2005 inclus. La souscription des actions nouvelles était réservée aux détenteurs d’actions anciennes ou aux cessionnaires de leurs droits préférentiels de souscription. L’intervention de la banque consista, d’une part, à acheter des droits préférentiels de souscription et souscrire à des actions nouvellement émises et, d’autre part, à couvrir cette position par la vente d’actions non encore détenues, en ayant recours à des emprunts de titres. À compter du 5 février, la banque ne parvint plus à emprunter la quantité nécessaire de titres pour couvrir sa position. Elle poursuivit toutefois ses achats de droits préférentiels jusqu’à la clôture de la période de souscription, ce qui occasionna par la suite des retards (« suspens ») de règlement-livraison des actions vendues. Le 9 mars 2005, le secrétaire général adjoint de l’Autorité des marchés financiers (AMF) procéda à un premier acte de contrôle sur pièce afin d’obtenir toute information concernant les transactions passées par la banque sur le titre Euro Disney. Le 30 mars 2005, il décida l’ouverture d’une procédure de contrôle du respect par la banque de ses obligations professionnelles en matière d’investissement. Le 7 novembre 2005, le rapport de contrôle fut transmis à la banque. Le 8 décembre, celle-ci présenta ses observations en réponse. Lors de sa séance du 25 avril 2006, la commission spécialisée no 1 du Collège, organe de poursuite de l’AMF, considéra que le contrôle avait démontré que la banque n’avait pas respecté plusieurs dispositions du Règlement général de l’AMF, ainsi que des règles de fonctionnement de l’organisation du marché des actions, Euronext, et des institutions de compensation, LCH.Clearnet S.A. et d’Euroclear France. Le 22 mai 2006, le président de l’AMF, en sa qualité de président de la commission spécialisée no 1 du Collège, adressa une notification de griefs à la banque, au premier requérant en sa qualité de directeur général délégué, responsable de l’activité de négociation pour compte propre, ainsi qu’aux deux membres du desk « Risque arbitrage », dont le second requérant, qui avaient réalisé les opérations litigieuses. Il leur fut reproché d’avoir méconnu les règles relatives au délai de livraison des titres, en ce qu’elles prescrivaient à tout prestataire de service d’investissement habilité, opérant pour compte propre, de ne pas procéder à des ventes de titres sans disposer de l’assurance raisonnable de pouvoir, notamment par le recours à des emprunts de titres, procéder à la livraison des instruments financiers correspondants dans un délai de trois jours à compter de la transaction (article 4-8-5-1 des Règles de fonctionnement de la banque centrale de compensation (chambre de compensation) renvoyant à l’Instruction IV.8-1 de ce même organisme pour la fixation de ce délai (voir ci-dessous le droit interne pertinent). Il fut également reproché aux requérants d’avoir méconnu le calendrier de l’augmentation de capital et à la banque de ne pas avoir mis en place des procédures de contrôle des services d’investissement. Le 10 juillet 2006, la banque et les requérants adressèrent leurs observations en réponse aux notifications de griefs. Les 17 octobre et 21 novembre 2006, le rapporteur désigné par le président de la Commission des sanctions de l’AMF, organe compétent pour prononcer des sanctions (« le rapporteur »), procéda à l’audition des requérants et du directeur général de la banque. Le 12 septembre 2007, le rapporteur déposa son rapport dans lequel il estima que les manquements visés par les notifications de griefs étaient constitués et proposa des sanctions à l’encontre de la banque et des requérants. Le 1er octobre 2007, les requérants et la banque adressèrent à la Commission des sanctions leurs observations sur ce rapport. S’agissant du premier grief, ils indiquèrent que les textes applicables ne prévoyaient pas de sanction pour les faits reprochés. Ils ajoutèrent que la seule sanction possible du défaut de livraison des titres dans le délai de trois jours fixé par l’Instruction IV.8-1 pouvait, éventuellement, être la procédure de dénouement forcé le soir du septième jour de compensation (rachat des titres par la Chambre de compensation) définie par l’Instruction IV.8-3 de LCH.Clearnet SA. Lors de sa séance du 8 novembre 2007, la Commission des sanctions demanda au rapporteur, sur le fondement des dispositions du II de l’article R 621-40 du code monétaire et financier (CMF), un supplément d’instruction portant notamment sur l’interprétation et la combinaison des délais fixés par l’Instruction IV.8-1 relative aux délais de règlement et de livraison, avec la procédure prévue par l’Instruction IV.8-3 relative aux procédures de régularisation des suspens sur les transactions effectives sur les marchés de valeurs mobilières d’Euronext Paris. Le rapporteur sollicita les observations de la banque et des requérants, celles du président de l’AMF, pris en sa qualité de président de l’autorité de poursuite, ainsi que celles de la société LCH.Clearnet SA. Le 30 avril 2008, le rapporteur déposa son rapport complémentaire, auquel les requérants répondirent par des observations communes. À l’issue de sa séance du 4 septembre 2008, la Commission des sanctions prononça à l’encontre de chacune des personnes mises en cause un avertissement, ainsi que des sanctions pécuniaires, de 300 000 euros (EUR) à l’encontre de la banque et de 25 000 et 20 000 EUR à l’égard, respectivement, du premier et du second requérant. Au soutien de sa décision, la Commission des sanctions rappela que l’opération d’arbitrage en cause consistait à acheter des droits de souscription aux actions Euro Disney à émettre en février 2005 et à vendre à découvert par anticipation des actions existantes, afin de tirer parti d’éventuelles différences entre, d’une part, le prix de revient des actions que la banque escomptait obtenir lors de l’augmentation de capital en cours et, d’autre part, le prix de vente des actions existantes, auquel il y avait lieu d’ajouter le coût de l’emprunt des titres nécessaires au respect du délai de livraison. Elle releva que si la banque avait pu trouver à emprunter 17 250 000 titres au cours des journées des 3 et 4 février 2005, elle ne disposa plus, à compter de cette date, de l’assurance de pouvoir procéder en temps voulu à la livraison des titres qu’elle vendrait à découvert, et ce en raison de l’assèchement des possibilités d’emprunts et de la très forte hausse corrélative des taux auxquels avaient été réalisés les derniers emprunts. Elle constata encore que, malgré cela, la banque avait poursuivi ses achats de droits de souscription jusqu’au dernier jour de leur cotation, soit le 8 février 2005, augmentant ainsi de plus de 35 % entre ces deux dates sa position acheteuse en droits de souscription et, corrélativement, sa position vendeuse de titres existants. Elle retint, enfin, qu’à compter du 9 février 2005, la banque avait demandé et obtenu à plusieurs reprises l’exécution d’ordres d’achat qui s’étaient appariés à des ordres de vente pour des quantités et des prix identiques, qu’elle avait elle-même transmis à quelques secondes d’intervalle à des membres négociateurs distincts, et que ceci avait eu pour conséquence de masquer la méconnaissance du délai de livraison de trois jours. Sur la question de l’articulation du délai fixé par l’Instruction IV.8-1 avec la procédure de dénouement forcé prévue par l’Instruction IV.8-3, la Commission des sanctions précisa que cette dernière : « (...) se situ[e] dans le cadre exclusif des relations entre la Chambre de compensation et ses adhérents ; qu’en revanche, la fixation d’un délai à partir de la date de la transaction pour la livraison des instruments financiers - lequel, en l’état actuel des textes, est de trois jours - a été édictée par le régulateur directement dans l’intérêt du marché, pour en préserver la fluidité et prévenir les suspens ; que, contrairement à ce que soutient la banque mise en cause, les opérations d’arbitrage, dont le déroulement n’est pas incompatible avec le respect de cette règle, ne sauraient en être exonérées, d’une façon qui au demeurant porterait atteinte à l’égalité des conditions d’intervention des différents opérateurs sur le marché ; que, dès lors, un dépassement du délai de livraison peut - notamment dans le cas d’un prestataire habilité opérant pour compte propre - constituer un manquement dans les conditions précisées ci-après, alors même que les conditions nécessaires à la mise en œuvre par la Chambre de compensation de la procédure de dénouement forcé ne sont pas remplies ; » Pour justifier les sanctions prononcées à l’encontre des requérants, la Commission considéra ce qui suit : « (...) en raison de son incidence sur la fluidité et l’intégrité du marché, un manquement relatif à un dépassement du délai de livraison provoqué par la prise de positions vendeuses en dépit de l’absence de l’assurance raisonnable de pouvoir procéder à la livraison en temps voulu des instruments financiers correspondants, revêt un caractère particulier de gravité ; qu’en l’espèce, la façon dont la Banque d’Orsay a accru après le 4 février 2005 la taille de l’opération d’arbitrage qu’elle avait engagée est spécialement critiquable ; qu’il y a lieu en revanche, pour déterminer les sanctions encourues, de tenir compte de ce qu’antérieurement à la présente décision - prononcée, ainsi qu’il a été dit, après un supplément d’instruction - la portée exacte de la règle relative au délai de livraison et la combinaison de celle-ci avec les dispositions relatives à la procédure de dénouement forcé des transactions pouvaient ne pas apparaître pleinement ; (...) » Le 28 novembre 2008, les requérants et la banque demandèrent l’annulation de cette décision devant le Conseil d’État. Ils prétendirent que l’intervention du président de l’AMF, autorité de poursuite, au cours de la procédure de sanction avait porté atteinte au principe d’impartialité. En particulier, ils dénoncèrent la demande d’avis adressée à cette autorité par le rapporteur, sur l’interprétation et la combinaison des règles pertinentes en la matière. Par ailleurs, invoquant le principe de légalité des délits et des peines, les requérants firent valoir qu’ils ne pouvaient pas être sanctionnés au titre du manquement à une règle dont la portée n’était pas précisément définie. Le 18 février 2011, le Conseil d’État rejeta leur recours. Sur le moyen tiré du défaut d’impartialité, il considéra que le rapporteur pouvait entendre toute personne dont l’audition lui paraissait utile et notamment le président de l’AMF, pris en sa qualité d’autorité de poursuite. Il ajouta que l’avis de cette autorité ne liait pas le rapporteur ni la Commission des sanctions. Le Conseil d’État précisa à ce titre qu’il ne résultait pas de l’instruction de l’affaire que le rapporteur ou la Commission des sanctions s’étaient, en l’espèce, estimés liés par cet avis et que l’intervention de cette autorité n’avait donc pas porté atteinte au principe d’impartialité. Il considéra enfin que l’assistance technique apportée par les services de l’AMF pour l’instruction de l’affaire menée sous l’autorité du rapporteur n’avait pas davantage porté atteinte à ce principe. Sur le moyen concernant la possibilité de sanctionner la méconnaissance du délai de livraison des titres et la prévisibilité d’une telle sanction, le Conseil d’État considéra que le principe de légalité des délits et des peines, « lorsqu’il est appliqué à des sanctions qui n’ont pas le caractère de sanctions pénales », ne fait pas obstacle à ce que les infractions soient définies par référence aux obligations auxquelles est soumise une personne en raison de l’activité qu’elle exerce, de la profession à laquelle elle appartient ou de l’institution dont elle relève, conformément à l’article L 621-15 II du CMF (voir ci-dessous le droit interne pertinent). Il ajouta ce qui suit : « (...) Considérant qu’il résulte de la combinaison des dispositions rappelées ci-dessus que, parmi les obligations auxquelles sont soumis les prestataires habilités opérant pour compte propre, figure la livraison des instruments financiers dans un délai de trois jours de bourse à compter de la date de la transaction ; que la méconnaissance de cette obligation n’a pas, contrairement à ce qui est soutenu, comme sanction la procédure de rachat forcé pouvant être engagée par la chambre de compensation le soir du septième jour de compensation suivant la date de dénouement théorique, procédure qui intervient dans le cadre exclusif des relations entre cette chambre et ses adhérents ; que la circonstance que les règles de fonctionnement de la société LCH. Clearnet SA, qui instituent une telle obligation, n’assortissent pas explicitement sa méconnaissance d’une sanction - ce qu’il ne leur appartenait pas de faire - ne fait pas obstacle à ce que le non-respect de cette obligation, qui est au nombre des obligations professionnelles visées au II de l’article L. 621-15 du code monétaire et financier, soit sanctionné sur le fondement de cette disposition législative ; que, ni le principe de légalité des délits et des peines, ni celui de non rétroactivité de la loi répressive plus sévère, ne fait obstacle à ce qu’à la faveur de la première application d’une règle applicable à la date des faits litigieux, la commission des sanctions précise sa portée et en fasse application aux faits à l’origine des manquements qu’elle sanctionne, dès lors qu’à la date des faits litigieux, la règle en cause est suffisamment claire, de sorte qu’il apparaisse de façon raisonnablement prévisible par les professionnels concernés, eu égard aux textes définissant leurs obligations professionnelles et à l’interprétation en ayant été donnée jusqu’alors par l’AMF ou la Commission des sanctions, que le comportement litigieux constitue un manquement à ces obligations, susceptible comme tel d’être sanctionné en application de l’article L. 621-15 du code monétaire et financier ; Considérant qu’en l’espèce, la règle méconnue est dénuée d’ambiguïté et qu’il résulte de l’instruction qu’elle était connue des professionnels ; que ni la circonstance que sa méconnaissance par un prestataire de services d’investissement opérant pour compte propre n’avait pas encore été sanctionnée, ni le fait que la commission des sanctions ait ordonné un supplément d’instruction afin de soumettre au débat contradictoire la question de l’articulation entre la règle de livraison des titres dans un délai de trois jours et la procédure de rachat forcé pouvant être engagée par la chambre de compensation, ne font obstacle à ce que la sanction de sa méconnaissance puisse être regardée comme ayant été raisonnablement prévisible ; que, par suite, en estimant que le défaut de livraison des titres avant l’expiration du délai de trois jours constituait un manquement, susceptible d’être sanctionné, aux obligations définies aux articles 321-24, 332-32 et 321-76 du règlement général de l’AMF dans leur version alors applicable, ainsi que par les règles relatives au dénouement des opérations auxquelles renvoient ces dispositions, la Commission des sanctions n’a méconnu ni le principe de légalité des délits et des peines ni celui de non rétroactivité de la loi répressive plus sévère ; (...) ». II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Née de la fusion, par la loi de sécurité financière no 2003-706 du 1er août 2003 (entrée en vigueur le 4 août 2003), de la Commission des opérations boursières (COB) et du Conseil des marchés financiers, l’AMF est une autorité publique indépendante en charge de la régulation des marchés financiers. La loi du 1er août 2003 a notamment été l’occasion de mettre en conformité les procédures de sanction disciplinaire et administrative, jusqu’alors dévolue au Conseil des marchés financiers et à la COB, avec l’article 6 de la Convention, à la suite de plusieurs arrêts de la Cour de cassation ayant appliqué cet article à la procédure de sanction en vigueur devant la COB (Cass., com., 18 juin 1996, Bull. civ. IV, no 179, et Cass. Ass. plén., 5 février 1999, deux arrêts, Bull. civ., no1). Cette loi a ainsi mis en place une séparation organique au sein de l’AMF entre les fonctions réglementaire et de poursuite, relevant du Collège, et les fonctions de jugement et de sanction, confiées à la Commission des sanctions. Les dispositions pertinentes à ce sujet ont été rappelées par la Cour dans la décision sur la recevabilité dans l’affaire Messier c. France ((déc), no 25041/07, 19 mai 2009), à laquelle il est renvoyé. Par ailleurs, cette loi a unifié la procédure et le régime des sanctions disciplinaires et administratives, ainsi que le barème des sanctions pécuniaires (ibid., § 293). Les dispositions pertinentes du CMF, en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées : Article L 621-9-1 « Lorsque le secrétaire général de l’Autorité des marchés financiers décide de procéder à des enquêtes, il habilite les enquêteurs selon des modalités fixées par le règlement général. (...) » Article L 621-15 « I. - Le collège examine le rapport d’enquête ou de contrôle établi par les services de l’Autorité des marchés financiers, ou la demande formulée par le gouverneur de la Banque de France, président de la Commission bancaire, ou par le président de l’Autorité de contrôle des assurances et des mutuelles. S’il décide l’ouverture d’une procédure de sanction, il notifie les griefs aux personnes concernées. Il transmet la notification des griefs à la Commission des sanctions, qui désigne un rapporteur parmi ses membres (...). II. - La Commission des sanctions peut, après une procédure contradictoire, prononcer une sanction à l’encontre des personnes suivantes : a) Les personnes mentionnées aux 1o à 8o et 11o à 15o du II de l’article L 621-9 (...) b) Les personnes physiques placées sous l’autorité ou agissant pour le compte de l’une des personnes mentionnées aux 1o à 8o et 11o à 15o du II de l’article L. 621-9 au titre de tout manquement à leurs obligations professionnelles définies par les lois, règlements et règles professionnelles approuvées par l’Autorité des marchés financiers en vigueur, sous réserve des dispositions de l’article L. 613-21 ; III.- Les sanctions applicables sont : (...) b) Pour les personnes physiques placées sous l’autorité ou agissant pour le compte de l’une des personnes mentionnées aux 1o à 8o, 11o, 12o et 15o du II de l’article L. 621-9, l’avertissement, le blâme, le retrait temporaire ou définitif de la carte professionnelle, l’interdiction à titre temporaire ou définitif de l’exercice de tout ou partie des activités ; la Commission des sanctions peut prononcer soit à la place, soit en sus de ces sanctions une sanction pécuniaire dont le montant ne peut être supérieur à 1, 5 million d’euros ou au décuple du montant des profits éventuellement réalisés en cas de pratiques mentionnées aux c et d du II ou à 300 000 euros ou au quintuple des profits éventuellement réalisés dans les autres cas ; les sommes sont versées au fonds de garantie auquel est affiliée la personne morale sous l’autorité ou pour le compte de qui agit la personne sanctionnée ou, à défaut, au Trésor public ; » Article R 621-39 « (...) I. - Le président de la Commission des sanctions attribue l’affaire soit à cette dernière soit à l’une de ses sections. Il désigne le rapporteur. Celui-ci procède à toutes diligences utiles. Il peut s’adjoindre le concours des services de l’Autorité des marchés financiers. La personne mise en cause peut être entendue à sa demande ou si le rapporteur l’estime utile. Le rapporteur peut également entendre toute personne dont l’audition lui paraît utile. (...) II. - Le rapporteur consigne par écrit le résultat de ces opérations dans un rapport. Celui-ci est communiqué à la personne mise en cause par lettre recommandée avec demande d’avis de réception, remise en main propre contre récépissé ou acte d’huissier. III. - La personne mise en cause est convoquée devant la Commission des sanctions ou la section par lettre recommandée avec demande d’avis de réception, remise en main propre contre récépissé ou acte d’huissier, dans un délai qui ne peut être inférieur à 30 jours francs. Cette lettre précise que la personne mise en cause dispose d’un délai de 15 jours francs pour faire connaître par écrit ses observations sur le rapport. » Article R 621-40 « II. - Lors de la séance, le rapporteur présente l’affaire. Le commissaire du Gouvernement peut présenter des observations. La personne mise en cause et, le cas échéant, son conseil présentent la défense de celle-ci. Le président de la formation saisie peut faire entendre toute personne dont il estime l’audition utile. Dans tous les cas, la personne mise en cause et, le cas échéant, son conseil doivent pouvoir prendre la parole en dernier. Lorsque la formation s’estime insuffisamment éclairée, elle demande au rapporteur de poursuivre ses diligences selon la procédure définie aux II et III de l’article R. 621-39. » Les dispositions invoquées par la Commission des sanctions à l’appui de sa condamnation, telles qu’applicables à l’époque des faits, étaient les suivantes : Article 321-24 du Règlement général de l’AMF « Les services mentionnés à l’article 311-1 sont exercés avec diligence, loyauté, équité, dans le respect de la primauté des intérêts des clients et de l’intégrité du marché. Les prestataires habilités s’efforcent d’éviter les conflits d’intérêts et lorsque ces derniers ne peuvent être évités, veillent à ce que leurs clients soient traités équitablement (...) » Article 321-76 du Règlement général de l’AMF « Le prestataire habilité exerce ses activités dans le respect de l’ensemble des règles organisant le fonctionnement des marchés. » Article 332-32 du Règlement général de l’AMF « La livraison d’instruments financiers consécutives à une opération effectuée par le prestataire habilité pour compte propre, en relation ou non avec des opérations réalisées par des clients, fait l’objet d’un contrôle systématique de disponibilités en conservation propre, afin d’éviter un défaut de livraison ou d’empêcher l’usage des instruments financiers inscrits au nom de tiers. Faute de disponibilités en conservation propre suffisantes, le teneur de compte conservateur recourt à un emprunt des instruments financiers en cause. » Article 4601 du livre I des Règles de marché d’Euronext « Les transactions effectuées sur un marché de titres d’Euronext sont compensées conformément aux règles de compensation. Leur règlement-livraison s’effectue via les systèmes désignés par Euronext. » Article 4-8-5-1 des Règles de fonctionnement de la banque centrale de compensation (LCH.CLEARNET SA), approuvées en tant que règles de fonctionnement d’une chambre de compensation par décision de l’AMF en date du 2 mars 2004 « Les règlements de capitaux et la livraison des instruments financiers, entre les adhérents compensateurs entre eux d’une part, et entre les collecteurs d’ordres et les adhérents compensateurs d’autre part, a lieu dans un délai maximal à partir de la date de la transaction. Ce délai (...) est indiqué dans une instruction. » L’article 1er de l’Instruction IV.8-1 de LCH.CLEARNET SA publiée le 2 mai 1997 relative aux délais de règlement et de livraison fixe à trois jours le délai pour les achats et ventes au comptant prévu par l’article 4851 précité. L’Instruction IV.8-3 de LCH.CLEARNET SA publiée le 20 août 2004 relative aux procédures de régularisation des suspens sur les transactions effectuées sur les marchés de valeurs mobilières d’Euronext Paris, en vigueur à l’époque des faits, prévoit qu’à défaut du dénouement à bonne date d’une position ouverte, LCH.CLEARNET SA déclenche une procédure de régularisation des suspens dite « procédure de rachat » au « soir du septième jour de compensation suivant la date de dénouement théorique ».
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE I.H., jeune homme de vingt-trois ans, fut attiré le 20 janvier 2006 dans un guet-apens par une jeune fille rencontrée quelques jours plus tôt sur son lieu de travail. Le lendemain, sa famille reçut une demande de rançon avec une photographie sur laquelle son visage était masqué par du ruban adhésif argenté. Seuls apparaissaient son nez ensanglanté et une partie de son front, l’ensemble du visage donnant l’impression d’être enflé sous le bandage de ruban adhésif. Ses poignets étaient entravés avec le même ruban adhésif. Un journal était posé sur ses bras, il tenait son trousseau de clés entre ses mains et un pistolet était braqué sur sa tempe, l’épaule gauche de son vêtement suggérant la soumission imposée et la torture. Le jeune homme fut séquestré et torturé pendant vingt-quatre jours. Il fut retrouvé le 13 février 2006 près d’une voie ferrée, nu, bâillonné et menotté, portant de nombreuses brûlures et quatre plaies faites par un objet « tranchant et piquant ». Il décéda au cours de son transport à l’hôpital. Cette affaire fut particulièrement médiatisée en France. Le 29 avril 2009, le procès de vingt-sept personnes soupçonnées d’avoir participé à cette affaire débuta, à huis clos, devant la cour d’assises des mineurs de Paris. Dans son numéro 120 daté du mois de juin 2009 mais publié antérieurement, le magazine « Choc », édité par la requérante, publia en couverture et quatre fois en pages intérieures la photographie décrite ci-dessus, ainsi qu’un article de plusieurs pages, accompagné également d’autres photographies, sur l’affaire. L’éditorial précisait notamment ce qui suit : « (...) A Choc, nous avons décidé de revenir longuement sur cette triste affaire. Et de publier cette terrible photo qui, bien plus que tous les mots, raconte le calvaire d’un être humain tombé au champ de la barbarie. » Le 19 mai 2009, la mère et deux sœurs d’I.H. assignèrent la requérante en référé devant le tribunal de grande instance de Paris. Elles alléguèrent qu’en publiant cette photographie, la requérante avait gravement porté atteinte au respect de leur vie privée et créé un trouble manifestement illicite qu’il convenait de faire cesser dans les plus brefs délais. Invoquant les articles 9 et 16 du code civil, elles demandèrent, sous astreinte, le retrait de la vente du magazine en cause, l’insertion de la décision à venir dans le magazine tel que modifié après suppression des photographies litigieuses, ainsi que le versement de sommes au titre de provisions sur des dommages et intérêts. Par une ordonnance de référé du 20 mai 2009, le vice-président du tribunal de grande instance de Paris condamna la requérante à retirer le numéro du magazine de tous les points de vente, sous astreinte de 200 euros (EUR) par infraction constatée à partir du 22 mai 2009 à 14 h 00. Il alloua en outre, à titre de provision indemnitaire, 20 000 EUR à la mère d’I.H et 10 000 EUR à chacune des sœurs. Il releva que les trois demanderesses n’avaient jamais donné l’autorisation de publier cette photographie et se prévalaient d’une grande atteinte à leur sentiment d’affliction et donc à leur vie privée. Par ailleurs, il rejeta les arguments de la défense tirés, d’une part, de ce que des images similaires avaient été diffusées par une chaîne de télévision en octobre 2008 et, d’autre part, de ce que des articles antérieurs, mais ne contenant pas ce cliché, avaient été publiés. Le magistrat estima en outre que la requérante était mal fondée à invoquer les dispositions de l’article 10 de la Convention et les nécessités de l’information liées au procès en cours, aux motifs qu’il ne s’agissait pas d’une photographie réalisée dans un lieu public, mais prise par les tortionnaires d’I.H. pendant sa séquestration et adressée à la famille en vue du versement de la rançon, et qu’elle n’avait aucune vocation à être publiée. Il ajouta qu’il n’était pas contestable que la publication de cette photographie, tant à la une du magazine qu’en page de sommaire et en pages intérieures, au moment de l’évocation d’une telle tragédie, était de nature à heurter profondément les sentiments de la mère et des sœurs d’I.H. Il considéra que s’y ajoutait l’atteinte grave à la dignité humaine que constituait une telle représentation de la victime au regard des conditions de sa séquestration et de son sort tragique. Le juge conclut à une atteinte exceptionnelle au sentiment d’affliction des demanderesses et à la dignité de la personne humaine résultant de la publication, surtout sur la couverture d’un magazine à grand tirage, causant un trouble manifestement illicite. La requérante interjeta appel de cette ordonnance. Par un arrêt du 28 mai 2009, la cour d’appel de Paris confirma l’ordonnance pour l’essentiel. Elle souligna qu’aux termes des articles 9 et 16 du code civil, chacun a droit au respect de sa vie privée. Elle jugea que la liberté de la presse incluait celle d’illustrer des articles par des photographies et que les crimes commis pouvaient donner lieu à une information légitime du public, notamment par des photographies. Elle estima cependant que la photographie litigieuse avait été publiée sans autorisation, qu’elle n’avait aucune vocation à être diffusée dans le public, appartenant à la famille d’I.H. et au dossier de l’instruction de l’affaire, qu’elle suggérait la soumission et la torture, était indécente et portait atteinte à la dignité humaine. Elle considéra en outre : que la publication de cette photographie et l’utilisation qui en était faite, en rappelant la demande de rançon, au moment où le procès des ravisseurs avait lieu, ravivait la souffrance des proches d’I.H. et pouvait à juste titre être ressentie par eux comme constituant une atteinte grave à leur sentiment d’affliction, autrement dit à leur vie privée ; que le fait que cette photographie ait été montrée lors d’une émission de télévision, de manière nécessairement fugitive et que les tortures subies par I.H. aient été abondamment décrites dans la presse, n’enlevait rien au caractère attentatoire de cette publication à leur vie privée ; enfin, qu’une telle utilisation, qui dénotait une volonté de recherche de sensationnel, n’était nullement justifiée par les nécessités de l’information et n’autorisait pas cette atteinte à la vie privée des plaignantes. Relevant que le magazine devait être en vente pendant un mois et qu’il n’apparaissait pas nécessaire d’interdire en totalité ce numéro, la cour d’appel ordonna que soient occultées, par tout moyen utile et inaltérable, les cinq reproductions de la photographie dans tous les magazines mis en vente ou en distribution, sous peine d’astreinte de 50 euros par infraction, constituée par la présence d’une photographie non occultée. S’agissant des provisions allouées aux plaignantes, elle confirma l’ordonnance et leur accorda des sommes au titre des frais irrépétibles. La requérante se pourvut en cassation contre cet arrêt. Elle invoqua l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression et d’information, arguant notamment du fait que le sentiment provoqué chez un proche d’une victime d’un crime par la publication ne pouvait être assimilé à une intrusion dans la vie privée. Selon elle, la publication d’une photographie montrant le calvaire de la victime d’un crime ne fait que révéler l’atteinte à la dignité subie par celle-ci du fait des violences infligées et ne saurait être considérée comme constituant une atteinte à la vie privée. Enfin, elle soutint que l’ingérence dans la liberté d’expression et d’information n’était pas justifiée, la publication de la photographie s’inscrivant au cœur de l’actualité du moment, cette photographie ayant par ailleurs déjà été communiquée au public lors d’une émission télévisée. Par un arrêt du 1er juillet 2010, la Cour de cassation rejeta son pourvoi. Après avoir rappelé que les proches d’une personne peuvent s’opposer à la reproduction de son image après son décès, dès lors qu’ils en éprouvent un préjudice en raison d’une atteinte à la mémoire ou au respect dû au mort, elle jugea que la cour d’appel avait justement estimé que la publication de la photo, qui dénotait une recherche de sensationnel, n’était nullement justifiée par les nécessités de l’information et que, contraire à la dignité humaine, elle constituait une atteinte à la mémoire ou au respect dû au mort et, dès lors, à la vie privée de ses proches. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Les dispositions pertinentes du code civil se lisent comme suit : Article 9 « Chacun a droit au respect de sa vie privée. Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé. » Article 16 « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requête no 63066/14 a été introduite par 6 311 requérants, la requête no 64297/14 par 7 requérants et la requête no 66106/14 par 2 requérants. A. La genèse de l’affaire Les requérants sont des personnes physiques ayant souscrit des obligations de l’État grec. Leurs avoirs en titres obligataires variaient entre 10 000 euros (EUR) et 1 510 000 EUR. En tant que porteurs d’obligations et en application de l’article 8 de la loi no 2198/1994, ils auraient eu droit, à l’échéance de celles-ci, de recevoir de l’État un montant équivalent à la valeur nominale des obligations litigieuses tandis que, dans l’intervalle, ils recevaient des coupons (τοκομερίδια). De 2009 à 2011, la Grèce dut faire face à l’une des plus grandes crises économiques de son histoire. Devant l’impossibilité d’emprunter sur les marchés financiers, elle fut obligée d’avoir recours au mécanisme de stabilité financière auquel participent les États membres de la zone euro et le FMI. Aux sommets européens des 11 et 25 mars 2011, ainsi qu’à ceux des 21 juillet et 26 octobre 2011, la zone euro invita les investisseurs privés à participer eux aussi à la résolution du problème de la viabilité de la dette grecque et à accepter une diminution de la valeur de leurs créances. Plus particulièrement, en mai 2010, les États parties de la zone euro conclurent une convention de prêt avec l’État grec et la Banque de Grèce d’un montant de 80 milliards d’EUR. De son côté, le FMI prêta à l’État 30 milliards d’EUR. En dépit de cette assistance, la Grèce ne parvint pas à faire face à ses obligations financières, de sorte que, en juillet 2011, le Sommet des États de la zone euro consentit à accorder une aide financière supplémentaire. Ce projet prévoyait la participation du secteur public (Official Sector Involvement, « OSI ») par le biais d’un nouveau prêt d’un montant de 109 milliards d’EUR, consenti par les États parties de la zone euro et le FMI ; à cela devaient s’ajouter 12 milliards d’EUR issus de l’achat des obligations de l’État grec. Enfin, 37 milliards d’EUR devaient provenir de la participation volontaire du secteur privé (Private Sector Involvement, « PSI »). La durée des obligations, dont l’échéance était fixée à 2020, fut allongée de quinze à trente ans. À la suite de l’annonce de la décision de soutenir financièrement la Grèce, les agences de notation Fitch et Moody’s, considérant que le pays se trouvait dans un état de « faillite contrôlée », dégradèrent la note de la Grèce. À la fin du mois d’août 2011, il fut annoncé que les finances publiques de la Grèce étaient hors contrôle au motif qu’il y avait une augmentation des dépenses publiques et un retard de la rentrée des recettes. Le 11 octobre 2011, la Commission européenne, la BCE et le FMI soulignèrent, dans une déclaration commune, que la récession était supérieure à celle initialement prévue en juin 2010 et que le succès du programme dépendait de la participation d’un capital suffisant de la part du secteur privé. Compte tenu de cette évolution, le Sommet des États de la zone euro du 26 octobre 2011 décida de prêter à la Grèce 130 milliards d’EUR supplémentaires et invita « la Grèce, les investisseurs privés et toutes les parties intéressées à mettre en place un échange volontaire d’obligations comportant une réduction nominale de 50 % sur la dette théorique grecque détenue par les investisseurs privés » (PSI plus). Le Sommet en question se félicita des négociations menées entre la Grèce et les investisseurs privés et souligna le rôle crucial de la participation du secteur privé (PSI) à la viabilité de la dette grecque. Dans ce contexte, il fut aussi décidé de recapitaliser les banques grecques avec un montant de 30 milliards d’EUR. Pendant toute la période – de juin 2011 jusqu’à la réalisation du PSI – les investisseurs institutionnels, notamment internationaux, c’est-à-dire les banques et autres organismes de crédit qui détenaient la plus grande partie de la dette grecque, négocièrent tant en ce qui concerne l’ampleur de la décote (« haircut », c’est-à-dire la baisse de la valeur nominale de leurs titres et le mode de remboursement du restant) qu’en ce qui concerne les compensations qu’ils obtiendraient en contrepartie de leur préjudice économique et de leur participation volontaire à la réduction de la dette publique de la Grèce. Les négociations furent menées avec des cadres du Institute of International Finance qui représentaient les investisseurs institutionnels (banques grecques et étrangères, organismes de crédit, hedge funds). En revanche, les personnes physiques, qui ne formaient qu’une minorité de porteurs d’obligations de l’État grec, ne furent jamais appelées à participer aux négociations ni informées de l’évolution de celles-ci. Pendant toute la durée des négociations, tant les autorités grecques que les autorités européennes affirmèrent que la procédure concernait seulement les investisseurs institutionnels et que les personnes physiques ne seraient pas concernées par l’accord qui serait conclu. Les obligations possédées par des personnes physiques, dont les requérants, correspondaient à 1 % environ de la dette publique globale de la Grèce. Dans le cadre des négociations, et alors que les indices quant au pourcentage de participation à l’échange volontaire étaient positifs (le pourcentage des participants s’élevant à 70 %-80 % en décembre 2011), la pression en faveur d’une augmentation de la participation grandissait. Tous les communiqués de presse soulignaient l’importance qu’avait la participation du secteur privé pour la viabilité de la dette grecque. En décembre 2011, le FMI invita les autorités grecques à faire en sorte que la participation de la totalité des particuliers créanciers fût assurée. Au début de 2012, le gouvernement grec publia un projet de loi concernant l’échange des titres de l’État contre de nouveaux titres. Dans son avis du 17 février 2012 relatif à ce projet de loi, la BCE précisait que « le but du projet [était] de faciliter la participation du secteur privé (...) en introduisant dans le droit grec une procédure visant à favoriser, au moyen de clauses d’action collective, la négociation avec les porteurs d’obligations et la conclusion d’un accord pour l’échange des titres de l’État grec ». Selon les requérants, le véritable but du projet de loi était de faire pression afin que le plus grand nombre d’investisseurs institutionnels fussent parties à l’accord et de réduire ainsi le montant de la dette. Le 23 février 2012 fut votée la loi no 4050/2012 relative aux règles modifiant les titres d’émission ou de garantie de l’État avec l’accord des porteurs de ceux-ci. Un acte du Conseil des Ministres (5/24.02.2012) du 24 février 2012 détermina les titres qui seraient inclus dans le programme d’échange, lança la procédure de modification de ces titres (à compter du 24 février 2012), dont ceux des requérants, et fixa les conditions de l’échange (paragraphes 49-51 ci-dessous). L’information des intéressés se fit de manière électronique, par le biais du site internet créé en vue de l’échange () et publiant tous les éléments nécessaires. En outre, les banques et les institutions financières s’engagèrent à informer sur une base plus personnelle leurs propres clients. La procédure d’échange prévoyait que les titres sélectionnés seraient échangés contre d’autres titres émis par l’État qui seraient régis par le droit britannique. Plus précisément, la loi prévoyait que, pour chaque obligation d’une valeur nominale de 1 000 EUR, seraient donnés : a) vingt nouvelles obligations arrivant à échéance entre 2023 et 2042 d’une valeur nominale de 315 EUR et portant un coupon augmentant progressivement (2 % entre 2012 et 2015, 3 % entre 2016 et 2020, 3,65 % en 2021 et 4,30 % à partir de 2021), régies par le droit britannique et soumises à l’accord de cofinancement (co-financing agreement) entre la Grèce, la Banque de Grèce et le Fonds européen de stabilité financière (European Financial Stability Facility) ; b) deux obligations émises par le Fonds européen de stabilité financière, la première d’une durée d’un an, la deuxième de deux ans, et d’une valeur nominale totale de 150 EUR, et c) un titre de garantie (security), dont le rendement était lié au produit intérieur brut (PIB). De plus, par un bon du Trésor émis par le Fonds européen de stabilité financière et arrivant à échéance le 12 septembre 2012, furent versés les intérêts échus des anciennes obligations pour la période du 20 mars 2011 au 24 février 2012. En outre, la loi prévoyait l’introduction et l’activation de « clauses d’action collective » (Collective Action Clauses – clauses permettant d’obliger à participer à l’opération tous ceux qui n’avaient pas souhaité y participer), tout en précisant que, si deux tiers des porteurs des créances non acquittées adhéraient à l’accord, la procédure s’appliquerait à tous les porteurs d’obligations, y compris les requérants, et ce malgré leur non-participation aux négociations précitées. En novembre 2010 déjà, les ministres des Finances de la zone euro avaient décidé de rendre obligatoire ce type de clauses dans la législation des États membres, comme moyen permettant d’assurer la stabilité financière dans cette zone. Cette décision fut entérinée par le Sommet européen des 24 et 25 mars 2011. Les clauses d’action collective étaient courantes dans la pratique des marchés internationaux de capitaux et elles furent incluses, en application de l’article 12 § 3 de la convention instituant le Mécanisme européen de stabilité, dans tous les titres d’une durée supérieure d’un an portant sur des dettes publiques des États membres de la zone euro. Par la suite, l’Organisme de gestion de la dette publique (ODDIKH) publia l’invitation faite par l’État aux porteurs d’obligations de prendre part à la procédure et d’échanger leurs titres. Les requérants, refusant le « haircut » de leurs titres, ne donnèrent aucune suite à cette invitation. Ils indiquent qu’ils avaient ajouté foi aux assurances des agents gouvernementaux selon lesquels les personnes physiques seraient exclues de cette réglementation et qu’elles ne perdraient pas leur argent. Dans un acte du 9 mars 2012, le gouverneur de la Banque de Grèce, qui avait été désignée comme l’administrateur de la procédure, affirmait : – que les porteurs d’obligations avaient consenti aux modifications proposées, dès lors que le montant global des créances non acquittées se serait élevé à 177 218 697 615,45 EUR, et – qu’un pourcentage de 91,05 % des créances non acquittées avait participé à la procédure, soit 161 350 946 065,54 EUR. Le gouverneur ajoutait que, par conséquent, la majorité requise avait été atteinte à la suite de l’acceptation des modifications proposées par les porteurs d’obligations dont les créances non acquittées s’élevaient à 152 042 932 772,40 EUR (soit un pourcentage de 94,23 % des créances non acquittées qui avaient participé à la procédure). Par un acte no 10/9.3.2012 (paragraphe 52 ci-dessous), le Conseil des Ministres entérina le résultat de la procédure, qui liait désormais la totalité du capital des titres sélectionnés, y compris la minorité (25 milliards d’EUR environ sur un total de 177 milliards). L’acte précisait aussi les modalités de l’échange (paragraphe 17 ci-dessus). Cette phase de la procédure fut complétée par la décision no 2/20964/0023A/9.3.2012 du ministre de l’Économie, laquelle entérina l’échange des anciennes obligations contre de nouvelles dont la valeur nominale était inférieure de 53,5 % à celle des anciennes. Avant la mise en œuvre de l’opération d’échange, le ministre de l’Économie avait proposé l’exemption des petits porteurs, au moins ceux qui avaient acheté les obligations à la date de leur émission. Toutefois, il était revenu sur cette proposition à la suite du refus que le président de l’Eurogroupe de l’époque avait opposé à cette exemption. Dans une interview du 7 mars 2012, le ministre avait déclaré qu’il y aurait un « mécanisme de compensation » pour les petits porteurs. Dans un discours public prononcé le 22 avril 2012, le premier ministre grec déclarait que « les porteurs d’obligations qui [avaient] perdu à cause de la décote les économies de toute une vie [devaient] être indemnisés » et que cela se ferait par des « arrangements fiscaux », dont les modalités restaient cependant non précisées. Selon les informations fournies par le Gouvernement, l’opération d’échange a contribué à diminuer la dette grecque de 107 milliards d’EUR environ. À la fin de 2012, un pourcentage de 85 % de la dette est passé des personnes privées aux États membres de la zone euro. En 2013, le coût du service de la dette a baissé considérablement : alors que les intérêts prévus initialement pour 2012 devaient s’élever à 17,5 milliards d’EUR, à la suite de l’échange, une somme de 12,2 milliards a dû être versée alors qu’en 2013 les intérêts n’ont pas dépassé 6 milliards. B. La procédure concernant les requérants dans la requête no 63066/14 Le 18 avril 2012, certains des requérants auteurs de cette requête saisirent le Conseil d’État d’un recours en annulation des actes 5/24.02.2012 et 10/9.03.2012 du Conseil des Ministres, et de l’acte susmentionné du gouverneur de la Banque de Grèce du 9 mars 2012. En raison de l’importance de l’affaire, l’audience eut lieu le 22 mars 2013 devant le Conseil d’État siégeant en formation plénière. Par son arrêt no 1507/2014 du 28 avril 2014, le Conseil d’État rejeta le recours. Certains autres requérants qui avaient saisi le Conseil d’État à des dates différentes virent leurs recours regroupés devant la quatrième chambre et une date d’audience fixée en juin 2014. Plusieurs requérants, qui étaient parties à la requête susmentionnée et qui avaient aussi saisi le Conseil d’État, préférèrent alors se désister de leurs recours, l’arrêt no 1570/2014 adopté par la formation plénière faisant jurisprudence. À l’égard de ces requérants, le Conseil d’État clôtura la procédure et rejeta leurs recours. En premier lieu, le Conseil d’État rejeta le grief des requérants selon lequel, à la date de l’émission des titres qu’ils avaient acquis, d’une part, des clauses de modification n’auraient été prévues ni par voie législative ni par voie conventionnelle et, d’autre part, la modification de ces titres n’aurait pas été permise eu égard à l’article 5 § 1 de la Constitution et aux principes de l’État de droit, de la protection de la confiance du citoyen envers l’État, ainsi qu’à la sécurité juridique. À cet égard, le Conseil d’État considéra que l’investissement dans des obligations et d’autres titres d’État n’était pas exempt du risque d’un préjudice patrimonial subi conformément à la loi, même si le droit régissant ces titres ne prévoyait pas la possibilité, avant leur échéance, de renégocier certaines modalités, telles la valeur nominale, le coupon couru et l’échéance. Il exposa que la raison en était que, à compter de l’émission du titre et jusqu’à son échéance, il s’écoulait un grand laps de temps pendant lequel des imprévus risquaient de limiter substantiellement, voire d’anéantir, les capacités financières de l’État, émetteur ou garant de ces titres. Selon le Conseil d’État, si de tels imprévus survenaient, l’État était en droit de tenter une renégociation sur le fondement de la clause rebus sic stantibus. Se référant aux travaux préparatoires notamment de la loi no 4050/2012, le Conseil d’État souligna ensuite que les prévisions étaient de mauvais augure pour les recettes publiques, qui se réduisaient d’après lui de manière continue en raison de la récession prolongée, et que de nouveaux emprunts étaient prohibitifs en raison de la perte des capacités de remboursement. Au vu de la modification du climat économique qui aurait pris de court l’État grec et l’aurait mis dans l’impossibilité de régler à temps et dans leur intégralité ses obligations financières, c’est-à-dire au vu du risque de la cessation de paiement et de l’effondrement de l’économie nationale, la tentative, au moyen de l’article 1 de la loi no 4050/2012, de renégociation d’une partie de la dette publique (soit de la dette due au secteur privé) n’était, selon le Conseil d’État, contraire ni à la Constitution ni au droit européen ni à la Convention européenne des droits de l’homme. Dans le recours en annulation, les requérants se plaignaient aussi d’une violation du principe d’égalité garanti par l’article 4 § 1 de la Constitution au motif que l’article 1 de la loi no 4050/2012 les avait contraints à participer à la procédure d’échange de titres (alors qu’ils auraient été des personnes physiques soumises à une durée de vie limitée et dépourvues des connaissances spécifiques nécessaires à l’évaluation des risques relatifs au placement de leurs économies), et ce, d’après eux, sans que soient prises des mesures législatives comparables à celles prévues pour garantir la suffisance en capitaux des établissements bancaires. À l’égard de ce grief, le Conseil d’État jugea que le principe d’égalité n’imposait pas à l’État de réserver un traitement privilégié à certains de ses créanciers sur la base des données personnelles et d’éléments subjectifs, et notamment à des personnes physiques ayant des capacités financières limitées et exerçant leur activité économique dans un but d’épargne et non d’investissement. En revanche, il estima que le principe d’égalité, appliqué dans le cadre de relations de plusieurs créanciers et d’un seul débiteur, imposait le déroulement de cette relation sur un pied d’égalité (on equal footing), de sorte que, en cas d’impossibilité de satisfaire l’ensemble des créanciers, chaque créancier devait être remboursé au prorata du montant de sa créance. Pour atteindre ce but, selon le Conseil d’État, l’engagement des créanciers non consentants (binding effect) s’imposait. Les requérants dénonçaient en outre une violation de l’article 17 de la Constitution (droit à la propriété) et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Ils soutenaient que leurs titres qui avaient été échangés constituaient un bien qui ne pouvait pas faire l’objet d’une ingérence, excepté pour un but légitime et sous réserve du respect des principes de légalité et de proportionnalité. Ils mettaient en doute la légalité de la réglementation qui avait entraîné la restriction de leur propriété, alléguant qu’il était « probable que le sauvetage des finances publiques du pays échoue » en raison de l’exclusion de la procédure d’échange d’une grande partie de la dette due au secteur public (BCE, États membres de la zone euro et banques centrales de ces États). Ils mettaient aussi en doute la nécessité de cette réglementation, alléguant que les autorités n’avaient pas recherché de mesures alternatives à la fois plus clémentes et plus efficaces. Enfin, ils contestaient la proportionnalité de la restriction faite à leur propriété, alléguant que celle-ci était disproportionnée au point qu’elle aboutissait, selon eux, à porter atteinte au noyau dur de leur droit. À ces arguments, le Conseil d’État répondit que la restriction de la propriété des requérants résultait de l’application des dispositions de la loi no 4050/2012, une loi édictant selon lui des mesures générales en matière de politique économique et sociale au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Il indiqua que l’allégation des requérants selon laquelle l’opération de sauvetage des finances publiques grecques risquait d’échouer échappait à son contrôle qui ne pouvait, selon lui, s’exercer sur la question de l’opportunité des choix du législateur. Il releva que l’État avait adopté plusieurs mesures législatives complexes pour faire face à la crise financière, notamment des mesures de restriction des dépenses publiques et des mesures tendant à faire augmenter les recettes fiscales. Par conséquent, à ses yeux, c’était à tort que les requérants contestaient la nécessité de la réglementation introduite par la loi no 4050/2012. En outre, selon le Conseil d’État, le rendement de nouveaux titres en cas de vente de ceux-ci aurait dû être examiné sur la base de la date d’arrivée à maturité de chacun des titres échangés, au motif que, avant cette date, les requérants ne pouvaient pas prétendre percevoir leur capital. En tout état de cause, le Conseil d’État constata l’absence d’éléments permettant d’estimer la valeur marchande future des nouveaux titres. Il constata aussi qu’il ressortait des informations fournies par l’État grec et par le groupe financier Bloomberg que la valeur marchande moyenne des nouveaux titres s’élevait à 23,085 % de la valeur nominale des anciens au 12 mars 2012 et à 29,246 % au 8 février 2013. Le Conseil d’État conclut que la valeur marchande des nouveaux titres des requérants, même si elle était inférieure à leur valeur nominale, tendait à la hausse, et que si les requérants, malgré cette tendance, décidaient de monnayer les nouveaux titres au 8 février 2013, ils recueilleraient 29,246 % de la valeur nominale des titres échangés. En effet, indiqua le Conseil d’État, l’échange des titres des requérants par de nouveaux titres avait entraîné une perte en capital de l’ordre de 53,5 %, voire plus en raison de la modification de la date d’échéance. Selon le Conseil d’État, cette perte patrimoniale, si elle était particulièrement importante, n’était pas déraisonnable, non nécessaire ou disproportionnée au point de pouvoir être jugée contraire à l’article 17 de la Constitution et à l’article 1 du Protocole no 1. Le Conseil d’État ajouta que, compte tenu des circonstances exceptionnelles telles qu’elles auraient été évaluées par le parlement, par le Conseil des ministres et la grande majorité du secteur privé, la limitation des droits de ce dernier sur la dette publique ne constituait pas une mesure disproportionnée par rapport au but consistant à sauver l’économie de la Grèce du risque de cessation de paiement et d’effondrement, situation de nature à avoir des conséquences économiques et sociales imprévisibles. C. La procédure concernant les requérants dans la requête no 64297/14 Le 23 avril 2012, les requérants saisirent le Conseil d’État. Ils dénonçaient notamment une violation de l’article 17 de la Constitution et de l’article 1 du Protocole no 1, arguant que les dispositions de la loi no 4050/2012 avaient permis l’annulation des titres et la privation de tous les droits des obligations des investisseurs résultant de la propriété sur les titres, et ce sans indemnité, du moins sans une indemnité raisonnable. D’une part, ils exposaient que l’octroi de nouveaux titres n’équivalait pas à une indemnité de nature à permettre, aux termes de la Constitution, l’expropriation de la propriété, au motif que ces titres étaient non pas des espèces, mais une contrepartie donnée de manière forcée. D’autre part, ils indiquaient que, à supposer même que l’octroi de nouveaux titres eût constitué une indemnité légale pour une privation de propriété au sens de l’article 1 du Protocole no 1, cette indemnité ne pouvait être considérée comme raisonnable : en effet, selon les requérants, en tant que personnes physiques jouissant d’une espérance de vie limitée, ils avaient reçu des titres dont l’échéance était fixée à 2042 ; dès lors, si les porteurs voulaient en bénéficier de leur vivant, une vente éventuelle des titres avant cette date leur rapporterait 21,3 % de la valeur nominale du titre ; or, selon les requérants, ce pourcentage ne respectait pas le principe de proportionnalité. Par un arrêt no 1116/2014 du 21 mars 2014, le Conseil d’État, siégeant en formation plénière, débouta les requérants par les mêmes motifs que ceux exposés sous la requête no 63066/14. En particulier, il précisa que le paragraphe 2 de l’article 17 de la Constitution ne concernait que des droits réels et non des obligations. Se référant à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et à la jurisprudence de la Cour (notamment Olczak c. Pologne (déc.), no 30417/96, CEDH 2002-X, et Grainger et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 33940/10, 10 juillet 2012), il indiqua que, pour une cause d’utilité publique et dans des cas exceptionnels imposant l’adoption des mesures de politique économique et sociale, il était possible d’apporter des restrictions au droit de propriété. Par ailleurs, le Conseil d’État affirma que le principe constitutionnel de l’égalité n’imposait pas à l’État de réserver un traitement favorable à certains de ses créanciers, personnes physiques, en fonction de leur situation personnelle (espérance de vie et situation économique), qui percevaient leur propre comportement comme étant celui d’un épargnant et non celui d’un investisseur. En revanche, il estima que ce principe imposait une action « sur une base égalitaire » (on an equal footing), de sorte que, en cas d’impossibilité de satisfaire l’ensemble des créanciers, chaque créancier puisse être satisfait au prorata du montant de sa créance. Il ajouta que soumettre les requérants et les autres personnes physiques aux dispositions de l’article 1 de la loi no 4050/2012, n’était pas contraire à l’article 4 § 1 de la Constitution, car, selon lui, en cas d’évolution défavorable de la situation, les personnes physiques n’avaient pas droit à un traitement privilégié par rapport aux autres créanciers de l’État, même si la valeur nominale de leurs titres, en termes de volume et de pourcentage du capital total, était faible. Il ajouta que la restriction des créances à l’encontre de l’État, établie par la loi no 4050/2012, avait porté atteinte aux droits des investisseurs, personnes physiques ou morales, nationaux grecs et étrangers, mais dont la jouissance n’était pas exempte des risques. D’après le Conseil d’État, cette restriction à un pourcentage déterminé et au prorata, en fonction du montant de la dette publique envers le secteur privé, s’inscrivait dans le cadre de l’adoption d’une loi, aux conséquences certes lourdes pour les requérants, mais visant à faire face à une conjoncture particulièrement défavorable, de sorte qu’il n’aurait pas été possible de la considérer comme contraire à l’article 4 § 1 de la Constitution. Enfin, aux yeux du Conseil d’État, l’existence de pourparlers entre l’État et l’Institute of International Finance et le Private Creditor Investor Committee avant l’adoption des dispositions législatives litigieuses n’avait exercé aucune influence sur l’affaire sous examen, ces pourparlers n’ayant créé, selon lui, aucune obligation juridique à l’égard des investisseurs. D. La procédure concernant les requérants dans la requête no 66106/14 Le 18 avril 2012, les requérants saisirent le Conseil d’État. Ils alléguaient eux aussi qu’il y avait eu violation de l’article 17 de la Constitution et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi qu’une violation du principe de l’égalité de traitement garanti par l’article 4 § 1 de la Constitution. À cet égard, ils estimaient que, en tant que personnes physiques n’ayant aucune activité professionnelle dans le domaine de l’investissement, ils devaient à ce titre être distingués d’autres catégories d’intéressés tels que les personnes morales et les investisseurs professionnels opérant sur le marché secondaire des titres et tirant profit de la fluctuation des valeurs. En outre, ils soutenaient qu’eux-mêmes, qui avaient acquis des titres obligataires, avaient subi une discrimination par rapport à ceux qui avaient placé leurs économies dans des établissements bancaires sous la garantie de l’État. Par un arrêt no 1506/2014 du 28 avril 2014, le Conseil d’État, siégeant en formation plénière, rejeta les griefs des requérants relatifs à l’atteinte à leur droit de propriété par des motifs similaires à ceux exposés dans les deux arrêts susmentionnés. Quant au grief relatif à l’article 4 § 1 de la Constitution, le Conseil d’État indiqua que le principe d’égalité n’imposait pas à l’État de réserver un traitement favorable à certains de ses créanciers sur la base de données personnelles et de critères subjectifs. Pour le Conseil d’État, l’assujettissement des requérants aux dispositions de l’article 1 de la loi no 4050/2012 ne méconnaissait pas l’article 4 § 1 de la Constitution au motif que les personnes physiques n’avaient pas droit à un traitement préférentiel par rapport aux autres créanciers de l’État, même si la valeur nominale de leurs titres était faible et que ces titres formaient une petite partie seulement du capital non acquitté. À ses yeux, les allégations des requérants selon lesquelles ils avaient fait confiance à la solvabilité de la République hellénique à l’époque de l’émission des titres et avaient reçu des promesses de la part des hommes politiques ne suffisaient pas pour étayer leur argument selon lequel ils auraient fait l’objet d’un traitement discriminatoire au sens de la Constitution. Selon le Conseil d’État, l’achat de titres de l’État et le dépôt des liquidités dans des établissements bancaires créaient deux catégories de rapports juridiques différents, et relevaient du choix des intéressés et non d’un événement fortuit, ce qui, toujours d’après le Conseil d’État, ne rendait pas nécessaire l’adoption d’une réglementation identique pour ces deux catégories. La qualité des différents créanciers de l’État ne pouvait pas constituer un critère de différenciation du point de vue de l’incapacité de ce dernier à faire face à ses obligations de débiteur : les établissements bancaires, les sociétés offrant à des tiers des services liés à l’investissement, les négociateurs spéciaux œuvrant sur les marchés financiers ou les professionnels disposant de l’expérience et de connaissances spécialisées en matière d’investissements seraient régis par des règles de droit prévoyant des conditions à l’exercice de leur activité mais ne définissant pas le rang de leurs créances vis-à-vis de leur débiteur. Le Conseil d’État affirma encore que des exonérations fiscales au profit des personnes morales ayant pour but de limiter leur préjudice résulté de l’échange ne contrevenaient pas au principe d’égalité, car elles auraient été établies pour préserver la viabilité et la crédibilité des établissements financiers dont la fragilité aurait constitué une menace grave pour l’économie nationale. Selon le Conseil d’État, il était bien établi que, à l’époque critique, les conditions de fonctionnement du système financier exigeaient la prise par l’État de mesures complexes afin de soutenir le système (dont l’emprunt d’un montant important auprès du Fonds européen de stabilité monétaire pour la recapitalisation des banques – paragraphe 11 in fine ci-dessus). II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La Constitution Les articles pertinents en l’espèce de la Constitution disposent : Article 4 « 1. Les Grecs sont égaux devant la loi. (...) Les citoyens hellènes contribuent sans distinction aux charges publiques en proportion de leurs moyens. » Article 17 « 1. La propriété est placée sous la protection de l’État. Les droits qui en dérivent ne peuvent toutefois s’exercer au détriment de l’intérêt général. Nul ne peut être privé de sa propriété si ce n’est pour cause d’utilité publique, dûment prouvée, dans les cas et suivant la procédure prévus par la loi, et toujours moyennant une indemnité préalable et complète, qui doit correspondre à la valeur du bien exproprié au moment de l’audience sur la fixation provisoire de l’indemnité par le tribunal saisi de l’affaire. Dans le cas d’une demande visant à la fixation immédiate de l’indemnité définitive, est prise en considération la valeur du bien à la date de l’audience du tribunal sur cette demande. Si l’audience visant à la fixation de l’indemnité définitive a lieu plus d’un an après l’audience visant à la fixation de l’indemnité provisoire, c’est la valeur à la date de l’audience visant à la fixation de l’indemnité définitive qui est prise en compte. Le jugement garantit la disponibilité des fonds permettant le règlement de l’indemnité. (...) » Article 25 « 1. Les droits de l’homme, en tant qu’individu et en tant que membre du corps social, et le principe de l’État-providence constitutionnel sont garantis par l’État. Tous les organes de l’État sont tenus d’en assurer l’exercice libre et effectif. Ces principes s’appliquent également aux relations privées et à tout ce qui s’y rapporte. Les restrictions de tous ordres qui, conformément à la Constitution, peuvent être apportées à ces droits doivent être prévues soit directement par la Constitution soit par la loi sans préjudice de celle-ci et dans le respect du principe de proportionnalité. La reconnaissance et la protection par la République des droits fondamentaux et imprescriptibles de l’homme visent à la réalisation du progrès social dans la liberté et la justice. L’exercice abusif d’un droit n’est pas permis. L’État a le droit d’exiger de la part de tous les citoyens l’accomplissement de leur devoir de solidarité sociale et nationale. » B. La loi no 2198/1994 portant, entre autres, sur les titres immatériels de l’État L’article 8 (créances des investisseurs) de la loi no 2198/1994 prévoit : « 1. Les établissements qui se chargent pour le compte de leurs clients d’investir des capitaux dans des titres de l’État sont tenus d’investir immédiatement ces capitaux dans des titres du choix de leurs clients. La créance de l’investisseur résultant de son titre est exigible de l’établissement auprès duquel l’investisseur dispose d’un compte. Si l’État ne respecte pas ses obligations en application du paragraphe 6 du présent article, l’investisseur peut exiger sa créance seulement à l’encontre de l’État. (...) Le versement des intérêts échus et des capitaux par l’État à la Banque de Grèce entraîne l’extinction des obligations de l’État. La Banque de Grèce rend à chaque établissement les intérêts et le capital des titres dus au moment de l’échéance du prêt. Ce versement entraîne l’extinction des obligations de la Banque de Grèce. (...) » C. La loi no 4050/2012 relative aux règles modifiant les titres d’émission ou de garantie de l’État avec l’accord des porteurs Les dispositions pertinentes de l’article 1 de la loi no 4050/2012 sont ainsi libellées : « (...) Le Conseil des Ministres, suite à la proposition du ministère de l’Économie, décide d’engager la procédure de modification des titres éligibles par les porteurs, détermine les titres éligibles qui seront échangés, et fixe le capital ou la valeur nominale, le taux d’intérêt ou le rendement, la durée, le droit (anglais ou autre) qui régira les nouveaux titres qui seront émis par l’État et donne pouvoir à l’ODDIKH de publier une ou plusieurs invitations de la part de l’État. Par cette invitation, les porteurs des titres éligibles qui y sont mentionnés sont appelés à déclarer, dans un délai déterminé, s’ils acceptent la modification des titres éligibles, comme le propose l’État et conformément à la procédure prévue par le présent article. (...) Les dispositions du présent article tendent à la protection de l’intérêt général suprême, constituent des règles obligatoires d’application immédiate, l’emportent sur toute disposition législative ou réglementaire contraire, qu’elle soit de caractère général ou particulier, (...) et leur application ne fait naître et n’active aucun droit, contractuel ou découlant de la loi, au bénéfice du porteur ou de l’investisseur, et aucune obligation au détriment de l’émetteur ou du garant des titres (...) » D. L’acte du Conseil des Ministres du 24 février 2012 fixant le début de la procédure de modification des titres sélectionnés et les conditions de l’échange L’acte du Conseil des Ministres du 24 février 2012 a fixé le début de la procédure au 24 février 2012. Il indiquait en annexe les titres sélectionnés par l’acte. Il précisait que la modification de ces titres aurait lieu au moyen de leur échange contre de nouveaux titres édités par l’État, mais aussi par le Fond européen de stabilité financière. Les nouveaux titres édités par l’État seraient constitués cumulativement par de nouvelles obligations de l’État et par des titres dont le rendement serait lié au PIB. Les nouvelles obligations de l’État auraient un taux annuel de 2 % pour le paiement des coupons de 2013 à 2015 ; de 3% pour celui des coupons de 2016 à 2020 ; de 3,65 % pour celui des coupons 2021 ; de 4,3 % pour celui des coupons de 2022 à 2042. Elles seraient régies par le droit britannique. Les titres dont le rendement serait lié au PIB arriveraient à maturité en 2042, seraient régis par le droit britannique et auraient un rendement calculé selon le capital nominal des obligations qui serait dégressif de 2024 à 2042. E. L’acte du Conseil des Ministres du 9 mars 2012 entérinant la décision des porteurs d’obligations concernant la modification des titres sélectionnés, telle qu’attestée par la Banque de Grèce agissant comme administrateur de la procédure L’acte du Conseil des Ministres du 9 mars 2012 a entériné une décision du gouverneur de la Banque de Grèce, datée elle aussi du 9 mars 2012, qui attestait que les porteurs d’obligations avaient consenti aux modifications suggérées des titres sélectionnés. Le gouverneur déclarait avoir tenu compte, entre autres, de la loi no 4050/2012, de l’acte du Comité des Ministres du 24 février 2012, de l’invitation faite aux porteurs d’obligations d’approuver ou de rejeter la modification des titres sélectionnés, du montant des créances non acquittées de ces titres qui s’élevait à 177 218 697 615,45 EUR, du quorum obtenu quant à la participation des porteurs d’obligations et dont le montant non acquitté s’élevait à 161 350 946 065,54 EUR (soit un pourcentage de 91,05 % des créances non acquittées) et du fait que les créances non acquittées détenues par l’État n’avaient pas été prises en considération pour le calcul du montant des créances non acquittées ni pour celui du quorum. F. La décision no 2/20964/0023A du ministre adjoint de l’Économie du 9 mars 2012 relative à la mise en œuvre de la modification des titres sélectionnés et à l’édition de nouvelles obligations et de nouveaux titres liés au PIB Par sa décision no 2/20964/0023A, le ministre adjoint de l’Économie a lancé la mise en œuvre des modifications décidées au moyen de l’échange des titres sélectionnés contre de nouveaux titres édités par l’État et le Fonds européen de stabilité financière (au sujet des modalités de cet échange, voir le paragraphe 17 ci-dessus). III. LA JURISPRUDENCE DU TRIBUNAL DE L’UNION EUROPÉENNE Par un arrêt du 7 octobre 2015, dans l’affaire Alessandro Accorinti c. Banque centrale européenne (T-79/13) qui avait pour objet un recours visant à obtenir la réparation du préjudice subi à la suite, notamment, de l’adoption par la BCE, le 5 mars 2012, de la décision 2012/153/UE relative à l’éligibilité des titres de créance négociables émis ou totalement garantis par la République hellénique dans le cadre de l’offre d’échange d’obligations par celle-ci, ainsi qu’à d’autres mesures de la BCE liées à la restructuration de la dette publique grecque, le Tribunal de l’Union européenne s’est prononcé ainsi : « 82 (...) l’achat par un investisseur de titres de créance d’État constitue, par définition, une transaction comportant un certain risque financier, parce que soumis aux aléas de l’évolution des marchés des capitaux, et que certains des requérants ont même acquis des titres de créance grecs durant la période au cours de laquelle la crise financière de la République hellénique était à son comble. Or, au regard de la situation économique de la République hellénique et des incertitudes la concernant à l’époque, les investisseurs concernés ne sauraient prétendre avoir agi en tant qu’opérateurs économiques prudents et avisés, au sens de la jurisprudence visée au point 76 ci-dessus, pouvant se prévaloir de l’existence d’attentes légitimes. Au contraire, eu égard aux déclarations publiques invoquées par les requérants à l’appui de leurs griefs (voir point 78 ci-dessus), lesdits investisseurs étaient censés connaître la situation économique hautement instable déterminant la fluctuation de la valeur des titres de créance grecs acquis par eux ainsi que le risque non négligeable d’un défaut ne fût-ce que sélectif de la République hellénique. Par ailleurs, ainsi que l’avance à juste titre la BCE, un opérateur économique prudent et avisé ayant eu connaissance de ces déclarations publiques n’aurait pas pu exclure le risque d’une restructuration de la dette publique grecque, compte tenu des divergences de vue régnant à cet égard au sein des États membres de la zone euro et des autres organes impliqués, tels la Commission, le FMI et la BCE. (...) 91 Par conséquent, force est de constater que les requérants, en tant qu’investisseurs ou épargnants ayant agi pour leur propre compte et dans leur intérêt exclusivement privé à obtenir un rendement maximal de leurs investissements, se trouvaient dans une situation distincte de celle des banques centrales de l’Eurosystème. Alors même que, en vertu du droit privé applicable, lesdites banques centrales ont acquis, lors de l’achat de titres de créance étatiques, à l’instar des investisseurs privés, le statut de créancier de l’État émetteur et débiteur, ce seul point commun ne saurait justifier de les considérer comme se trouvant dans une situation semblable, voire identique, à celle desdits investisseurs. En effet, une telle approche adoptée du point de vue du seul droit privé ne tiendrait compte ni de l’encadrement juridique de l’opération d’achat desdits titres par les banques centrales ni des objectifs d’intérêt public que celles-ci étaient appelées à poursuivre dans ce contexte en vertu des règles de droit primaire applicables, dont les principes et les objectifs doivent être pris en considération pour apprécier la comparabilité des situations en cause au regard du principe général d’égalité de traitement (voir la jurisprudence citée au point 87 ci-dessus). 92 Il convient donc de conclure que les requérants, en tant qu’investisseurs privés ayant acheté des titres de créance grecs dans leur seul intérêt patrimonial privé, quel que soit le motif précis de leurs décisions d’investissement, se trouvaient dans une situation différente de celle des banques centrales de l’Eurosystème dont la décision d’investissement était exclusivement guidée par des objectifs d’intérêt public, tels que visés à l’article 127, paragraphes 1 et 2, TFUE, lu conjointement avec l’article 282, paragraphe 1, TFUE, ainsi que l’article 18, paragraphe 1, premier tiret, des statuts. (...) 121 (...) indépendamment du principe général selon lequel tout créancier doit supporter le risque d’insolvabilité de son débiteur, y compris étatique, de telles transactions s’effectuent sur des marchés particulièrement volatils, souvent soumis à des aléas et à des risques non contrôlables s’agissant de la baisse ou de l’augmentation de la valeur de tels titres, ce qui peut inviter à la spéculation pour obtenir des rendements élevés dans un laps de temps très court. Dès lors, à supposer même que tous les requérants ne soient pas engagés dans des transactions de nature spéculative, ils devaient être conscients desdits aléas et risques quant à une éventuelle perte considérable de la valeur des titres acquis. C’est d’autant plus vrai que, même avant le début de sa crise financière en 2009, l’État grec émetteur faisait déjà face à un endettement et à un déficit élevés. Partant, le préjudice subi en raison du PSI ne peut être qualifié d’« anormal » au sens de la jurisprudence précitée. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. La genèse de l’affaire Le 28 juillet 1998, le requérant arriva au Club M, un village de vacances sis au lieu-dit Değirmen Burnu (village de Gümbet, district de Bodrum, département de Muğla). Le Club M était titulaire d’une habilitation à organiser des activités touristiques sportives, délivrée le 25 mai 1998 pour une durée d’un an par le conseil de tourisme sportif de Bodrum (Sportif turizm kurulu), où siégeaient entre autres le directeur consultatif du tourisme (Turizm danıșma müdürü) et le sous-préfet (paragraphe 37 ci-dessous). D’après cette habilitation, le Club M était autorisé à disposer, entre autres, de deux bateaux à moteur rapides destinés à tracter des skis nautiques et autres bouées. Toujours selon cette habilitation, ces activités devaient se pratiquer dans la zone située « sur le côté de l’hôtel Club M », étant par ailleurs entendu que, dans le décret sous-préfectoral no 651 du 31 juillet 1998, le site du Club M figurait sur la liste des « parcours ouverts aux activités touristiques sportives » (paragraphe 38 ci-dessous). Le 4 août 1998, vers 19 heures, alors qu’il était en train de nager à une distance de 15 à 18 m du quai d’accostage, le requérant fut percuté par l’un des deux bateaux, d’une puissance de 115 chevaux, piloté par Y.Ç., auquel le Club M avait confié l’exploitation de son centre d’activités et de loisirs nautiques (« le centre de loisirs »). Y.Ç. et un vacancier, A.Ü., secoururent le requérant. Vers 19 h 30, l’intéressé fut transporté aux urgences de l’hôpital privé de Bodrum ; son pronostic vital se trouvait engagé. À l’examen, il présentait quatre lésions de 25 à 30 cm ayant déchiré le sphincter anal et, au niveau des membres inférieurs, de nombreuses coupures profondes ayant sectionné le tendon d’Achille ainsi que les muscles et les nerfs locaux, accompagnées de fractures ouvertes. Le requérant fut opéré en urgence. Il subit une ablation du côlon et les lésions nerveuses et les fractures furent en partie réduites. Alors que le requérant se trouvait en soins intensifs, les médecins programmèrent une opération de chirurgie reconstructive pour le 8 septembre 1998. Ils estimèrent que la convalescence nécessiterait huit à dix mois au minimum. Le 6 août 1998, par un arrêté no 652, le directeur consultatif du tourisme de Bodrum retira son habilitation au Club M (paragraphe 6 cidessus) en raison de l’accident en question et exhorta ce dernier à cesser toute activité nautique et à retirer du centre de loisirs tous les engins à moteur avec leur équipement. Le même jour, vers 15 h 30, des policiers se rendirent sur les lieux ; ils placèrent le centre de loisirs sous scellés et confièrent au directeur du Club M l’ensemble des engins et du matériel appartenant à Y.Ç. Par une lettre no 680 du 13 août 1998, le directeur consultatif informa son homologue près la préfecture de Muğla de l’arrêté qu’il avait pris. Sa lettre se lisait comme suit : « Je vous informe que, par un arrêté no 652 du 6 août 1998 de l’autorité sous-préfectorale, l’habilitation à organiser des activités touristiques sportives délivrée au Club M, exerçant au lieu-dit Değirmen Burnu de notre district, en vertu du permis de notre ministère, lui a été retirée. » Le 5 juin 2000, le requérant fut examiné à l’hôpital de recherches d’Haydarpaşa Numune aux fins de l’évaluation de son taux d’invalidité, qui fut fixé à 45 %. Contraint de porter en permanence et à vie une poche d’évacuation des selles, il souffrait de plus – notamment sur le plan orthopédique – d’une mauvaise consolidation de la fracture tibiale et, au niveau du pied gauche – dont le petit orteil avait été amputé –, d’une ankylose à la cheville, d’une ostéomyélite au quatrième métatarse et d’une paresthésie généralisée. Jusqu’à cette date, tous les soins médicaux postopératoires et ultérieurs ainsi que les traitements de réadaptation et de rééducation avaient été prodigués à Istanbul, à l’International Hospital. B. Les procédures diligentées en l’espèce L’action en constatation de preuve Le lendemain de l’accident, le représentant du requérant saisit le tribunal d’instance de Bodrum d’une demande en constatation de preuve. Le 6 août 1998, vers 14 heures, l’expert désigné à cette fin se rendit au Club M, accompagné des avocats des parties et de certains témoins de l’incident. Dans son rapport daté du 10 août, l’expert concluait comme suit : « (...) après avoir manœuvré pour virer devant le quai d’accostage, Y.Ç. a avancé en accélérant, mais, son cockpit étant à tribord, il n’a pas aperçu M. Tınarlıoğlu qui nageait du côté gauche du quai, vers la plage (...) et il l’a percuté, le blessant grièvement. Y.Ç. est fautif à proportion de 8/8 dans la survenance de l’accident, parce qu’il : A – a omis de matérialiser un chenal d’entrée et de sortie des bateaux à moteur et des motomarines du centre de loisirs, ce qui était obligatoire dans tous les zones destinées aux sports nautiques ; B – a enfreint les décrets préfectoraux interdisant l’accès des bateaux à moteur rapides dans les zones balisées par des bouées, dites « lignes de sécurité », (...) visant à assurer la protection des vies, et n’a [de surcroît] pas été en mesure de présenter un permis [de pilotage] pour les bateaux de plaisance ; et C – a fait preuve de négligence et d’inattention au moment de l’incident. Il ressort des dires des clients de l’hôtel et de la victime (...) que, à la date de l’accident, l’établissement disposait bien d’une ligne de sécurité délimitant la zone de baignade, mais pas d’un parcours d’entrée et de sortie des bateaux destinés aux sports nautiques. Durant mes fonctions de capitaine du bateau de patrouille Muğla 1 de la direction de la sûreté de Bodrum, j’avais moi-même observé que, dans la baie en question (...), il n’existait aucun chenal d’entrée et de sortie ; lors du constat des lieux, il avait d’ailleurs été remarqué que toutes les cordes reliant les bouées du chenal visible in situ étaient en nylon et minces, ce qui démontrait que le parcours avait bien été balisé après l’incident. » La procédure pénale a) Les investigations préliminaires Le 4 août 1998, entre 20 h 45 et 21 heures, la police entendit S.G. et A.Ü., clients du Club M. Ils racontèrent avoir été témoins des faits et avoir vu Y.Ç. se jeter à l’eau, s’être eux-mêmes précipités pour aider celui-ci à secourir le requérant, et avoir vu Y.Ç. et A.Ü. hisser le blessé sur le quai puis le conduire aux urgences. Vers 20 h 50, Y.Ç. fut appréhendé à l’hôpital de Bodrum et, à 22 heures, il fut interrogé. Il protesta de son innocence. Après avoir relaté comment il avait piloté son bateau avant l’accident et comment il avait porté secours au requérant, il indiqua notamment que ce dernier nageait à une distance de 15 m du quai d’accostage et à environ 30 m de la plage, à savoir, selon lui, dans « le chenal d’entrée et de sortie des bateaux balisé par des bouées jusqu’à 200 mètres du rivage ». Il précisa que ce chenal était strictement réservé aux bateaux et aux motomarines et interdit d’accès au public. Il déclara par ailleurs que, si le requérant avait nagé normalement, il aurait été décapité. Or, d’après lui, le fait que l’intéressé avait été blessé au niveau des membres inférieurs démontrait qu’il était à ce moment-là en position de plongée, jambes hors de l’eau, corps submergé, et donc qu’il nageait en faisant des plongées, raison pour laquelle il n’aurait pu l’apercevoir depuis le bateau. Le 5 août 1998, à 11 h 30 et à 12 heures respectivement, la police entendit S.U.K. puis N.Ç., deux autres vacanciers. Après avoir confirmé les dires de S.G. et de A.Ü. (paragraphe 13 ci-dessus), S.U.K. et N.Ç. ajoutèrent avoir toujours craint les engins à moteur circulant dans la zone de baignade et avoir été surpris en voyant sur la plage – juste avant de venir témoigner – un balisage de chenal qui ne s’y serait pas trouvé la veille. Le même jour, vers midi, deux policiers dressèrent un croquis des lieux de l’incident ; dans ce croquis, le requérant était représenté nageant au centre d’un chenal balisé, de dix mètres de large, censé être réservé aux engins à moteur et interdit à la baignade. Cependant, lorsqu’ils inspectèrent de près le matériel de balisage, les policiers notèrent que les cordes et les bouées en liège qui le constituaient étaient toutes neuves et ne présentaient pas de formation d’algues, d’usure ou de corrosion saline (paragraphe 12 in fine ci-dessus). Le 6 août 1998, à 13 h 10, le requérant déposa : « Le 4 août 1998, aux environs de 19 heures, les clients de l’hôtel étaient allés dîner et la mer était déserte. Un bateau à moteur effectuait des manœuvres devant l’amarrage des engins de sports nautiques ; persuadé qu’il était en train de s’y amarrer, je suis entré dans l’eau. (...) Comme je nageais le crawl, je ne pouvais rien voir ; soudain, j’ai été percuté par quelque chose et, lorsque j’ai regardé, j’ai compris que c’était ce même bateau. (...) Il n’y avait aucun [chenal] quel qu’il fût pour les motomarines et les bateaux ; s’il y en a un maintenant, c’est qu’ils l’ont mis en place après [l’accident] (...) » À 16 h 30, la police interrogea M.Ş., le directeur du Club M. Celui-ci indiqua qu’il avait confié l’exploitation du centre de loisirs de l’hôtel à Y.Ç., qui aurait été titulaire d’une habilitation pour assurer de tels services et à qui aurait appartenu tout le matériel nécessaire aux activités. M.Ş. se dit exempt de tout reproche, estimant que Y.Ç. était censé avoir pris toutes les mesures de sécurité inhérentes à son travail. b) L’action publique À la suite de la plainte déposée par le requérant contre Y.Ç. et M.Ş., un dossier d’instruction no 1998/2592 fut ouvert par le procureur de la République de Bodrum. Le 6 août 1998, Y.Ç. fut traduit devant le juge du tribunal d’instance pénal de Bodrum, lequel le plaça en détention provisoire. Le 14 août 1998, le procureur déféra Y.Ç. au parquet de Muğla et conclut à un non-lieu dans le chef de M.Ş. Le 18 août 1998, le parquet de Muğla mit Y.Ç. en accusation devant la cour d’assises de Muğla pour mise en danger de la vie d’autrui par imprudence et inattention. Le lendemain, les juges accédèrent à la demande de remise en liberté présentée par Y.Ç. et, le 5 octobre, ils déclinèrent leur compétence en faveur du tribunal correctionnel de Bodrum (« le tribunal »). Le 5 mai 1999, les débats furent ouverts devant le tribunal. Le 8 septembre suivant, le requérant se constitua partie intervenante dans la procédure. À l’audience du 26 avril 2000, le tribunal décida de missionner un comité d’experts composé de spécialistes en matière de sécurité du travail. Le rapport d’expertise du 2 septembre 2000 concluait ainsi : « (...) En tant que personne avisée, le prévenu ne pouvait ignorer que, à cette époque de l’année, la nuit ne commencerait à tomber qu’à partir de 20 h 30 et que des clients pouvaient vouloir se baigner à des heures tardives, lorsqu’il fait plus frais (...) ; il aurait donc dû être particulièrement vigilant aux alentours du quai et effectuer ses entrées et sorties à partir de son point d’amarrage, et ce, à la vitesse minimum et avec les plus grandes précautions pour ne pas mettre les clients en danger. Or, dans cette zone – où l’hôtel n’avait auparavant aménagé aucun (...) chenal réservé aux bateaux et engins de sports nautiques –, le prévenu, qui a fait une sortie tant imprudente qu’à grande vitesse, est fautif et responsable du fait d’avoir percuté et blessé grièvement la victime qui, vers 19 heures, pratiquait le crawl à 18 m du quai. Même à supposer, comme le prévenu l’a affirmé, que la victime faisait des plongées, il n’en demeure pas moins que, sans bouteille d’oxygène, il ne pouvait rester sous l’eau plus (...) d’une minute (...), et que les choses ne se seraient pas terminées aussi tragiquement si le prévenu avait fait sa sortie lentement, attentivement et suffisamment loin du quai (...). Quant à la victime, puisqu’elle avait choisi de nager à l’heure du dîner (...) à laquelle la plage était généralement peu fréquentée, dans un lieu où la zone de baignade et la zone d’activités sportives nautiques n’étaient pas nettement séparées par des bouées, elle aurait dû rester dans les parties moins profondes, vers la côte (...), surveiller son environnement à chaque brasse, être à l’écoute des bruits de moteur des bateaux qui sont facilement détectables dans la mer et se tenir à l’écart des zones de manœuvre des engins motorisés (...). N’ayant pas agi de la sorte, la victime avait donc une responsabilité concurrente. En conclusion, (...) la direction du Club M était fautive à raison de 3/8, le prévenu Y.Ç., de 3/8 (...) et le plaignant-victime de 2/8 (...). » Par un jugement du 25 octobre 2000 – devenu définitif le 2 octobre 2001, faute de pourvoi –, le tribunal condamna Y.Ç. à une peine d’emprisonnement de six mois ainsi qu’à une amende pénale de 1 520 000 livres turques (TRL). Tenant compte des efforts sincères que Y.Ç. aurait déployés pour secourir la victime, le tribunal commua cette peine en une amende de 1 210 000 TRL. Par ailleurs, les juges réservèrent les droits du requérant à réclamer séparément un dédommagement au civil en vertu des dispositions du code des obligations puis chargèrent le parquet de Bodrum de considérer la mesure qui pourrait s’imposer à l’endroit du Club M, dont la responsabilité se serait également trouvée établie. Toutefois, rien n’indique qu’une quelconque démarche ait été entreprise relativement à ce dernier point. L’action administrative de pleine juridiction Le 2 décembre 1998, le requérant adressa au cabinet du Premier ministre une demande préalable d’indemnisation, démarche nécessaire à l’ouverture d’une action de plein contentieux. Il réclama 200 milliards TRL, dénonçant la responsabilité de l’administration qui aurait manqué à son devoir de réglementer et de surveiller les activités nautiques pratiquées de manière sauvage sur le littoral. Le 2 mars 1999, le secrétariat d’État chargé des Affaires maritimes (« le secrétariat d’État ») près le cabinet du Premier ministre repoussa cette demande pour les motifs suivants : « (...) En vertu du pouvoir conféré par la loi no 618 sur les ports, la loi no 4922 sur la protection de la vie et des biens sur les mers et le décret-loi no 491 portant instauration de notre secrétariat d’État, nous avons, à différentes dates et de concert avec les instances et institutions concernées, publié plusieurs décrets et directives visant à la surveillance et au contrôle [efficace] des engins de sports nautiques, à la protection de la vie et des biens sur notre littoral et à la prévention des risques liés au trafic maritime. Or les activités liées aux sports nautiques relèvent de l’autorité du ministère du Tourisme et sont régies par le règlement sur les activités touristiques sportives élaboré par ledit ministère et entré en vigueur avec sa publication au Journal officiel no 23020 du 15 juin 1997 [paragraphe 37 et suivants ci-dessous] ; c’est ce ministère qui délivre aux établissements les autorisations nécessaires à l’exploitation touristique d’activités sportives nautiques. En dépit des objections que nous avons soulevées à l’endroit de ce règlement, qui a été préparé sans avoir égard aux missions et responsabilités de notre secrétariat d’État, et qui s’est révélé insuffisant par rapport aux standards de contrôle nationaux et internationaux, nous n’avons pu empêcher son entrée en vigueur. Comme il l’a fait lors des travaux préparatoires du règlement [en question], notre secrétariat d’État est resté vigilant après l’entrée en vigueur de ce texte et, en considération des défaillances qu’il présentait, nous avons organisé avec les instances et les institutions concernées une série de réunions visant à la recherche de solutions. Afin d’empêcher que les engins de sports nautiques ne nuisent à l’environnement et à la santé humaine, afin d’assurer la sécurité pour la vie et les biens et de réglementer ce type d’activités, un nouveau projet de ‘Règlement relatif aux sports nautiques’ [paragraphe 42 ci-dessous] avait été proposé par nos soins, en collaboration avec les parties prenantes, mais cela n’a pas abouti en raison de l’attitude négative du ministère. Dans le contexte de la situation actuelle et en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés par la législation, (...) notre secrétariat d’État a [néanmoins] préparé une directive relative à la sécurité et à l’exploitation des activités sportives nautiques (Su üstü deniz sporları güvenlik ve işletme talimatnamesi) [paragraphe 41 ci-dessous], laquelle a été diffusée aux institutions et établissements concernés par une lettre no 04386 du 4 septembre 1998 (...). Au vu de ce qui précède, force est de constater que la situation litigieuse relève du règlement (...) et que c’est le ministère qui devrait en répondre, aucune faute ni responsabilité ne pouvant être imputée à notre secrétariat d’État dans la survenance de l’accident (...). » Entre-temps, le 1er mars 1999, le requérant introduisit contre le cabinet du Premier ministre une action de pleine juridiction devant le Conseil d’État, réclamant 200 milliards de TRL pour son préjudice tant moral que matériel. Il soutint avoir été victime d’un accident survenu à cause d’une lacune législative, estimant que l’État avait failli à son devoir de réglementer les modalités d’exploitation touristique du littoral, et ce, d’après lui, en violation de l’article 43 §§ 1 et 3 de la Constitution. Cette disposition se lit comme suit : « Les côtes relèvent de la juridiction et du pouvoir de l’État. (...) Selon le but poursuivi par leur affectation, l’étendue des bandes côtières et littorales ainsi que les modalités et les conditions d’utilisation de ces zones par des personnes sont régies par la loi. » Dans le cadre ainsi défini, le requérant se référa à l’ensemble des normes pertinentes à l’époque des faits (paragraphes 37 à 45 ci-dessous) et tira argument, notamment, des deux éléments suivants : – en l’espèce, selon lui, l’État avait omis de mettre en place une réglementation adéquate concernant l’exploitation privée du littoral, et il avait manqué à assurer le respect et le suivi du règlement et des directives existants, aussi défaillants fussent-ils ; – toujours selon l’intéressé, les autorités concernées par les activités pratiquées dans les stations balnéaires étaient unanimement de l’avis que les engins motorisés amarrés près des quais devaient accéder au large via des chenaux sécurisés par des balises (délimitant les zones de baignade) et circuler à plus 200 m du rivage ; or, comme l’aurait constaté le rapport d’expertise du 10 août 1998 (paragraphe 12 ci-dessus), l’accident aurait eu lieu près d’un quai d’accostage, où il n’y aurait eu aucun chenal. Par des décisions avant dire droit du 25 mars et du 26 octobre 1999 respectivement, le Conseil d’État déclina sa compétence ratione personae en faveur du tribunal administratif d’Ankara puis transmit – pour action – copie du mémoire introductif d’instance au ministère du Tourisme (« le ministère ») qui rejoignit ainsi la partie défenderesse. Le cabinet du Premier ministre déposa un mémoire en réponse le 3 juillet 1999. Il excipa d’emblée de l’absence d’un quelconque acte administratif qui eût pu justifier l’introduction d’une telle action à l’encontre de l’État et encore moins à l’encontre du Premier ministre. Quant au fond, il indiqua que, à la date de l’incident, le Règlement sur les activités touristiques sportives du 15 juin 1997 était le seul texte régissant le domaine d’activité en cause et qu’en vertu de celui-ci tout établissement touristique devait impérativement disposer d’un permis d’exploitation pour pouvoir offrir à ses clients des activités sportives. Or aucun permis de la sorte n’aurait été délivré au Club M. Le cabinet du Premier ministre ajoutait que le pilote du bateau avait été reconnu comme seul responsable de l’accident et, au demeurant, condamné au pénal, et que, dès lors, le requérant était malvenu de rechercher un autre responsable en la personne du Premier ministre. De son côté, le ministère du Tourisme déposa son mémoire en réplique le 30 décembre 1999. Il tirait également argument de ce que le Club M n’était pas titulaire d’un permis d’exploitation, au sens de l’article 8 du règlement (paragraphe 37 ci-dessous) pour affirmer qu’il lui était dès lors interdit de proposer les activités en question. Il ajoutait qu’aucun lien de causalité ne pouvait être établi entre un acte ministériel quel qu’il fût et l’accident. Il précisait en outre que, en tout état de cause, il ne lui appartenait nullement de gérer les services de surveillance de la zone côtière ou les travaux de recherche et de sauvetage des personnes s’y trouvant en danger et, encore moins, l’organisation du trafic maritime de façon à faciliter pareils travaux. Dans une réplique du 9 février 2000, le requérant exposait que les activités de tous les établissements touristiques relevaient de l’autorité du ministère, fort selon lui d’un pouvoir de contrôle et de surveillance par le biais de ses antennes locales. Il ajoutait que, partant, affirmer que le Club M avait pu fonctionner en tant que village de vacances sans détenir de permis d’exploitation et sans jamais être inquiété par les agents chargés des contrôles revenait à admettre l’incapacité totale de l’État à faire appliquer la loi sur son propre littoral, et ce sachant que – dans la région de Bodrum – aucun fonctionnaire ne pouvait ignorer que cet hôtel proposait tout un volet d’activités et de loisirs nautiques. Le requérant concluait qu’il paraissait invraisemblable que le ministère, qui aurait fait hisser devant le Club M un pavillon bleu, pût prétendre que cet établissement fonctionnait sans permis d’exploitation. Le ministère du Tourisme répondit le 2 mai 2000. Rappelant que les missions de surveillance et de contrôle des établissements touristiques relevaient des conseils de tourisme sportif (paragraphes 6 ci-dessus et 37 cidessous), il répéta que, faute d’un permis d’exploitation délivré au Club M, il ne pouvait être tenu pour responsable à aucun titre. Le requérant rétorqua qu’en vertu de la jurisprudence du Conseil d’État (10e chambre, arrêt no E.92/3372-K.93/3777 du 13 octobre 1993), la responsabilité de l’administration se trouvait engagée dès lors que celle-ci n’aurait pas été en mesure de s’acquitter de l’obligation qui serait la sienne et qui consisterait à réglementer et à prévenir la matérialisation d’un « risque social ». Après avoir tenu une audience de clôture le 24 octobre 2000, le tribunal administratif d’Ankara, s’alignant sur l’établissement des faits et responsabilités du rapport d’expertise du 10 août 1998 (paragraphe 12 in fine ci-dessus), rendit son jugement le 31 octobre suivant. Ses attendus se lisaient comme suit : « Au vu de la législation en vigueur, des documents du dossier et des circonstances de la cause, et considérant : – qu’aucun permis d’exploitation de tourisme sportif n’avait été délivré par le ministère du Tourisme au village de vacances dénommé Club M en vertu du [règlement], – qu’il était donc impossible d’imputer aux instances défenderesses la responsabilité juridique d’un incident survenu dans le site non autorisé du Club M (...) et résultant totalement de la faute personnelle d’un individu, – qu’il n’existait aucun lien de causalité entre l’événement et les instances défenderesses, ni une quelconque action susceptible d’engager la responsabilité de celles-ci en raison de l’incident survenu et de ses conséquences, il y a donc lieu de débouter le requérant de ses demandes de dédommagement au titre du préjudice matériel et moral. » Le requérant se pourvut devant le Conseil d’État le 12 mars 2001. Il tirait derechef moyen d’une lacune réglementaire qui aurait entraîné une absence totale de contrôle sur les exploitations touristiques, au mépris non seulement de l’obligation faite à l’État par l’article 43 §§ 1 et 3 de la Constitution (paragraphe 26 ci-dessus), mais aussi des avertissements lancés par nombre d’autorités administratives au sujet des nombreux problèmes d’insécurité qui auraient affecté le littoral turc (paragraphes 42, 44 et 45 cidessous). Il soutenait que, en vertu des principes de l’État de droit et de risque social, l’administration était purement et simplement responsable de l’accident dont il avait été victime dans des circonstances qu’elle ne pouvait, selon lui, ignorer, et ce au sein du Club M qui aurait été de son ressort. Par un arrêt du 12 mai 2003, le Conseil d’État confirma le jugement attaqué pour « absence de l’un ou de l’autre des motifs de cassation » prévus par la loi. Ainsi qu’il ressort d’une mention (« T.T. 07.08.2003 ») apposée sur l’enveloppe de notification dudit arrêt, dont une copie a été versée au dossier, de même que de l’original du talon de ladite enveloppe conservé au greffe du tribunal administratif d’Ankara ainsi que d’un écrit de ce tribunal attestant ce fait – produits ultérieurement –, l’avocat du requérant a accusé réception de l’arrêt le 7 août 2003. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Les textes légaux et réglementaires À l’époque des faits, la pratique des activités sportives et de loisirs nautiques et aquatiques (« les activités nautiques ») au sein des établissements touristiques sis sur le littoral était régie par le Règlement sur les activités touristiques sportives (Turizm amaçlı sportif faaliyet yönetmeliği – « le règlement »), publié au Journal officiel du 15 juin 1997 et entré en vigueur à cette même date ; ce texte est resté en vigueur jusqu’au 23 février 2011 (paragraphe 39 ci-dessous). D’après son article premier, le règlement définissait son but, à savoir imposer aux établissements des mesures de sécurité relativement auxdites activités et contrôler l’exploitation qui en était faite à des fins touristiques. À cet égard, le devoir de contrôle au niveau de l’ensemble du pays incombait au ministère. Quant aux niveaux préfectoraux et souspréfectoraux, il appartenait notamment aux conseils de tourisme sportif (Sportif turizm kurulları) – où siégeaient les sous-préfets (ou préfets) et les directeurs consultatifs du tourisme (Turizm danıșma müdürleri) – de veiller au respect du règlement et de contrôler les activités nautiques des établissements de leur ressort (article 15 du règlement). Aux termes de l’article 8 du règlement, les établissements désireux de proposer des activités nautiques aux estivants devaient, pour chaque année d’exercice, obtenir du ministère un permis d’exploitation de tourisme sportif (« le permis d’exploitation »). Selon l’article 10 du règlement, les conseils de tourisme sportif susmentionnés avaient également compétence pour délivrer les habilitations à organiser des activités touristiques sportives (« l’habilitation »), sans laquelle un permis d’exploitation ne pouvait être obtenu (article 11 § 1 du règlement). Pour bénéficier d’une telle habilitation, les établissements devaient entre autres fournir la liste du matériel qui serait utilisé aux fins des activités souhaitées et du personnel qui serait employé avec, en particulier, une copie des permis de conduire des pilotes des engins nautiques (article 11 § 4 d) du règlement). Selon l’article 13 du règlement, il était « interdit » de proposer des activités ; 1) sans être titulaire d’un permis d’exploitation, 2) en dehors de la branche d’activité ou de la zone d’activité autorisée par le ministère, 3) par le biais d’un personnel et d’un équipement non couverts par l’habilitation délivrée. Selon l’article 14 du règlement, en cas de non-respect des deuxième et troisième cas prohibés, le permis d’exploitation et l’habilitation de l’établissement concerné devaient être annulés respectivement par le ministère et par le conseil de tourisme sportif émetteur. En revanche, les sanctions encourues en cas de contravention au premier cas d’interdiction n’étaient pas mentionnées. Il importe de rappeler que le texte du 23 février 2011 actuellement en vigueur, qui a remplacé le règlement, opte généralement pour un régime similaire à celui de son prédécesseur, sauf pour ce qui est des points cidessous. En premier lieu, l’article 8 b) du nouveau règlement charge les préfectures de « réglementer » : « (...) la délimitation des chenaux de sécurité, qui doivent être séparés des zones de baignade et balisés par des bouées, afin d’assurer des entrées et des sorties sécurisées des bateaux entre leur zone d’amarrage sur la côte et la zone maritime sûre réservée aux sports nautiques. » Quant aux établissements qui proposeraient des activités nautiques sans disposer du permis d’exploitation et de l’habilitation correspondants, l’article 14 § 2 du nouveau règlement prévoit qu’ils se verront immédiatement interdire l’exercice de leur activité et qu’ils encourront une amende de 100 livres turques (TRY) pour désobéissance aux ordres visant la sûreté publique, au sens de l’article 32 de la loi no 5326 du 30 mars 2005 sur les contraventions. D’après l’article 2 c) du décret-loi no 491 portant instauration du secrétariat d’État (paragraphe 25 ci-dessus), celui-ci était tenu « de prendre les mesures propres à assurer la sécurité des vies et des biens sur les mers ». Cela dit, au niveau des stations balnéaires, c’est le règlement qui prévalait en sa qualité de lex specialis. Le règlement prévoyait notamment la délimitation géographique des zones maritimes, dites « parcours », qui seraient réservées aux activités en question et que le ministère préciserait chaque année (article 7 du règlement). Le règlement ne contenait pas de norme précise concernant, par exemple, le balisage des zones de baignade et des plages ou la mise en place des chenaux d’entrée et de sortie pour les voiliers ou les bateaux à moteur destinés à la pratique des activités nautiques. Son article 6 énonçait néanmoins que « la discipline sportive faisant l’objet de l’activité touristique » serait « pratiquée en conformité avec les règles fixées par les fédérations ou les institutions nationales constituées aux fins de ladite discipline et, à défaut, par les institutions internationales » ; par ailleurs, article 18 du règlement se lisait ainsi : « Pour ce qui est de la pratique des disciplines sportives dans le cadre d’activités touristiques, telles que le rafting, le parapente, le deltaplane, les sports sous-marins et nautiques (avec ou sans bateau), l’équitation, l’escalade, l’autocross, le motocross, la spéléologie et les disciplines similaires, ainsi que d’autres disciplines qui pourraient se développer dans le cadre de la diversification de l’offre touristique, ce règlement s’applique en combinaison avec la législation en vigueur relativement aux règles sportives et aux spécifications du matériel destiné à l’activité en question. » B. Mise en œuvre du cadre législatif et réglementaire Selon la directive no 04386 du 4 septembre 1998 du secrétariat d’État relative à la sécurité et à l’exploitation des activités sportives nautiques (Su üstü deniz sporları güvenlik ve işletme talimatnamesi), dans les zones placées sous la responsabilité des directions des ports, les établissements proposant des activités nautiques devaient mettre en place, pour leurs bateaux, un chenal de 200 m de long et de 25 m de large, balisé par des bouées. Les bateaux utilisés pour la pratique de sports nautiques ne pouvaient opérer à moins de 200 m de la côte, devaient circuler dans le chenal à une vitesse maximum de 3 nœuds et garder entre eux une distance de sécurité de 100 m. Les établissements devaient faire surveiller les personnes pratiquant des sports nautiques à l’aide de jumelles et, en cas d’accident, leur porter secours par bateau à moteur rapide. Dans le cadre des travaux du secrétariat d’État a été élaboré un projet de « Règlement relatif aux sports aquatiques » (paragraphe 25 in fine cidessus). Bien que ce projet n’ait jamais abouti, le commandement de la sécurité côtière près le ministère de l’Intérieur a néanmoins publié, le 21 novembre 1997, une circulaire no 1997/01 dans le but de fixer un certain nombre de règles transitoires dans l’attente de la finalisation du projet. Les passages pertinents en l’espèce de cette circulaire se lisent ainsi : « 1. Au cours des dernières années, notamment pendant les saisons estivales, l’on a observé dans les lieux de baignade tels que les stations balnéaires et les plages des cas de blessures et d’accidents mortels survenus en raison de l’absence de critères et de règles relatifs aux activités de sports nautiques, lesquelles sont pratiquées de façon incontrôlée, et de l’absence d’un système de contrôle et de surveillance efficace [d’application de la réglementation]. En vue de prévenir de tels incidents, un règlement a été élaboré et publié le 15 juin 1997 (paragraphe 37 ci-dessus). Cependant, ce texte s’est révélé ne répondre que partiellement aux exigences de contrôle et de surveillance et ne pas correspondre aux standards internationaux de contrôle ; partant, des travaux préparatoires ont été coordonnés par le secrétariat d’État en vue de l’élaboration d’un « Règlement relatif aux sports nautiques » qui s’alignerait sur les normes internationales. Par conséquent, jusqu’à l’entrée en vigueur de ce règlement, on veillera à ce que les activités de sports nautiques soient pratiquées conformément aux normes cidessous : a. Sur le littoral, les sports aquatiques seront pratiqués : (1) dans les zones où le trafic maritime n’est pas dense et où la paix et la sérénité des résidents avoisinants ne risquent pas d’être perturbées ; (2) sans qu’ils entraînent de pollution de la mer ou de pollution de l’air ; (3) sans qu’ils entravent l’usage de la bande côtière dans l’intérêt public. Dans les lieux ouverts à l’usage du public, aux abords des plages et des zones habitées, aucune activité ne sera autorisée si elle ne s’accompagne pas – en sus de ce qui précède – de la création soit d’un chenal d’accès à la zone maritime sûre qui mesurera 10 m de large et 200 m de long et sera balisé par des bouées de couleur, soit de plateformes arrimées à 200 m au large auxquelles les engins nautiques pourront s’amarrer. b. Les établissements, personnes et bateaux qui assurent la pratique des sports nautiques seront contrôlés et : (1) tout bateau anonyme ou non enregistré au port, (2) tout conducteur/pilote sans permis, (3) quiconque s’approchant à moins de 200 m du rivage dans les zones habitées et à moins de 50 m en dehors de celles-ci ; (4) quiconque naviguant à une vitesse de plus de 3 nœuds à moins de 200 m des plages et/ou dans les sites de mouillage des yachts, sera interdit d’activités et déféré au procureur de la République pour la prise de mesures judiciaires à son encontre. c. Les mineurs de moins de 18 ans et les personnes ayant consommé de l’alcool ne seront pas autorisés à utiliser des engins de sports nautiques tels que les motomarines, les bateaux à moteur rapides, etc. (...) e. (...) Ce sont les autorités administratives et les forces de l’ordre/unités de surveillance en poste dans le ressort [de la commune] qui contrôlent la mise en œuvre des mesures de sécurité et leur conformité avec les normes et réglementations. En cas de constat de manquement ou d’omission, le formulaire ci-joint sera rempli et envoyé aux procureurs de la République afin qu’il soit mis un terme aux activités concernées. » D’après une directive diffusée le 3 avril 1991 par la préfecture de Muğla, les sous-préfets (dont celui de Bodrum) étaient notamment tenus, à partir du 8 avril 1991 : – de veiller à ce qu’aucune activité commerciale impliquant l’utilisation de bateaux à moteur puissants, de skis nautiques, de motomarines, de parachutes aquatiques et d’autres équipements similaires ne soit exercée en dehors des plages et des bandes littorales désignées par les souspréfectures ; – de délimiter des zones spécifiques à 200 m au minimum du tracé du littoral et au-delà des bouées flottantes formant le balisage, de manière à ce que les activités nautiques soient pratiquées loin des secteurs à forte densité de trafic maritime et des plages à forte affluence ; – d’imposer aux établissements l’obligation de délimiter à l’aide de bouées les zones d’activités nautiques qui leur ont été attribuées, de manière à exclure le passage de bateaux à moteur des zones de baignade ; – d’interdire à tout engin à moteur d’accéder aux zones se trouvant à moins de 200 m des rivages ou plages à forte affluence ; – de veiller à ce que les conducteurs de tels engins soient titulaires des documents techniques et des permis nécessaires, et qu’ils respectent toutes les règles de prudence et de sécurité relevant de la réglementation régissant les métiers et gens de mer ; – de s’assurer que les forces de sécurité locales surveillent en permanence les activités des établissements ; – de prendre les mesures judiciaires nécessaires contre les établissements qui ne respectent pas les règles, qui agissent de manière à mettre en danger la vie et les biens des personnes venues sur les plages pour se détendre ou se baigner, et qui provoquent des nuisances sonores ou polluent l’environnement ; – de retirer à de tels établissements les permis d’exploitation ou les habilitations qui leur ont été accordés. Aux termes de cette directive, les directeurs des ports ainsi que les directeurs consultatifs de tourisme étaient, eux aussi, tenus de surveiller les activités en question et de signaler aux instances préfectorales toute infraction observée. Dans une autre directive no 2008114 du 11 septembre 1995, le ministre de l’Intérieur exhortait les préfectures (dont celle de Muğla) à agir : « Il ressort des informations faisant état d’incidents tragiques, publiées par les différents médias, que les conducteurs d’engins à moteur – adeptes de vitesse – causent des blessures et des accidents mortels dans les stations balnéaires et près des plages où la population jouit de la mer. Aussi s’impose-t-il de prohiber, aux abords des plages publiques du littoral ainsi que des hôtels et des villages de vacances situés sur les rivages, toute pratique de vitesse et de ski nautique à l’aide de bateaux à moteur à moins de 200 m des côtes et d’interdire, dans cette bande de 200 m, toute navigation à une vitesse supérieure à 3 nœuds ». Enfin, il y a lieu de rapporter la réaction, à l’époque des faits, du ministère des Transports face aux demandes d’information formulées par les parties prenantes quant aux modalités d’usage des engins de sports aquatiques. À ce sujet, dans une circulaire no 13686 du 14 juillet 1998, adressée aux instances relevant de son autorité, ledit ministère avait déclaré : « À l’issue de la réunion qui s’est tenue le 23 avril 1998 au sein de notre ministère à la suite des demandes pressantes que nous avons reçues à ce sujet, il a été unanimement reconnu que, aux abords des ports et des plages, la pratique des sports nautiques dénoncée est susceptible de mettre en danger la vie et les biens. Dans ces conditions, [il échet de prendre des mesures] pour surveiller et contrôler les engins de sports nautiques, pour assurer la sécurité des vies et des biens dans les ports, sur les côtes et les plages et pour ne pas mettre en péril le trafic maritime. » C. La pratique interne À titre de comparaison, il convient de rappeler l’affaire G. introduite contre le cabinet du Premier ministre, qui a fait l’objet d’un arrêt du 25 mars 2003 du Conseil d’État (10e chambre, arrêt no E.2002/4177 - K.2003/1089), auquel le requérant fait référence (paragraphe 52 in fine ci-dessous). Cette affaire concernait un accident survenu en mer le 7 septembre 1997, non pas dans un village de vacances, mais dans la zone de baignade et d’amarrage de l’île Saint-Nicolas, dans la baie de Gemile, à Fethiye (district de Muğla). Dans cette affaire, un bateau à moteur non enregistré et dépourvu d’autorisation de naviguer, circulant à une vitesse de plus de 30 nœuds – au lieu des 3 nœuds autorisés – avait percuté deux nageurs, membres de la famille G., tuant l’un et blessant grièvement l’autre. Le 30 juillet 1998, la famille, s’appuyant sur des expertises et des rapports médicolégaux accablants, avait intenté une action de pleine juridiction contre le cabinet du Premier ministre, reprochant au secrétariat d’État d’avoir manqué à son devoir consistant à assurer la protection efficace de la vie au moyen de la loi et de mesures concrètes. Le 11 décembre 2001, le tribunal administratif de Muğla avait donné gain de cause à la famille et lui avait alloué 20 milliards de TRL pour préjudice moral. Dans ses attendus, le tribunal s’était exprimé ainsi : « – en vertu de l’article 2 c) du décret-loi no 491 portant instauration du secrétariat d’État, celui-ci a pour tâche de prendre les mesures propres à assurer la sécurité des vies et des biens sur les mers (paragraphe 38 in limine ci-dessus) ; – selon la jurisprudence constante du Conseil d’État, l’administration est tenue, aux fins de la mise en œuvre des services publics, de mettre préalablement en place un organe, de s’assurer que celui-ci dispose de personnel, de moyens et d’un financement suffisants, et de garantir son bon fonctionnement et son contrôle ; – si une personne est lésée du fait d’un manquement à ces obligations, l’administration est tenue de la dédommager ; – en l’espèce, que le bateau à l’origine de l’accident ait pu circuler depuis si longtemps, alors qu’il n’était ni enregistré ni autorisé à naviguer, constitue une faute lourde de service dans le chef de l’administration qui a manqué à son devoir de contrôle et de surveillance ; – à la différence de ce qui a été allégué par l’administration défenderesse, en l’espèce, l’obligation de dédommager ne relève pas d’« une responsabilité pour actes illicites » au sens du droit privé, mais d’« une faute lourde de service » au sens du droit administratif ; – par ailleurs, l’administration défenderesse est également malvenue d’arguer de l’impossibilité pour elle de surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre des dizaines de milliers d’engins nautiques de toutes tailles, car la mise en œuvre des services publics par l’administration ne saurait être tributaire de telle ou de telle condition. » Par un arrêt du 25 mars 2003, le Conseil d’État a confirmé le dispositif en tant qu’il portait sur la réparation du dommage moral, mais l’a infirmé dans la mesure où la somme allouée n’était pas assortie d’intérêts. Le 23 novembre 2004, le tribunal administratif de Muğla s’est corrigé et a assorti l’indemnité d’intérêts moratoires à compter du 30 juillet 1998, date de l’action.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1968 et réside à Herstal. A. La procédure pénale Le 23 octobre 2003, W. fut trouvée grièvement blessée au pied de l’immeuble habité par le requérant. Il s’avéra au cours de l’instruction que cette personne était tombée du balcon de l’appartement du requérant. Ce dernier fut arrêté le 30 octobre 2003, placé le 31 octobre 2003 sous mandat d’arrêt et inculpé de s’être abstenu de venir en aide à W. ou de lui procurer une aide alors qu’elle était exposée à un péril grave et ce sans danger sérieux pour lui-même. Le requérant resta en détention préventive jusqu’à sa libération provisoire suite à une ordonnance de la chambre du conseil du tribunal de première instance de Liège du 9 juillet 2004. Par un jugement du 9 février 2006, le tribunal de première instance de Liège acquitta le requérant en ces termes : « L’enquête va faire apparaître que le prévenu et [W.] se sont rencontrés le 23.10.2003 en fin de nuit, au café L., et qu’ils sont revenus ensemble au domicile du prévenu (...) Le prévenu prétend que [W.] n’avait aucun endroit où aller, qu’elle était désespérée et qu’il a donc décidé de lui accorder l’hospitalité. Après avoir tenté, selon lui, d’obtenir l’accord de sa compagne qui dormait déjà, enfermée à clé dans l’une des deux chambres de l’appartement, il a installé [W.] dans le divan du living, avant d’aller lui-même se coucher – après avoir bu une cannette de bière – dans la petite chambre qui lui était réservée lorsqu’il sortait la nuit. Le prévenu explique que quelque temps plus tard, il s’est réveillé puis rendu dans le living où il n’a plus trouvé que la veste et les chaussures de [W.], et constaté que la porte-fenêtre donnant sur le balcon était largement ouverte. Puisqu’il avait verrouillé la porte d’entrée de l’appartement, il explique qu’il a cru, ne voyant personne sur le balcon, que l’intéressée avait pris la fuite par les balcons, passant chez l’un ou l’autre des voisins. Il ajoute que [sa compagne], qui avait pris des somnifères, n’était pas encore levée, et qu’il est retourné se coucher. Hormis l’heure à laquelle [un piéton] a trouvé [W.] au pied de l’immeuble, la chronologie exacte des faits est impossible à déterminer. Tout d’abord, le prévenu n’apporte pas la moindre précision à ce sujet : il n’avait pas de montre ; de plus, durant la soirée et la nuit, il avait bu, à plusieurs reprises, du whisky. De même, le médecin légiste indique dans son rapport complémentaire du 15 septembre 2005, qu’il n’est pas en mesure de déterminer l’heure de la chute, rappelant simplement que [W.] était en hypothermie lors de sa prise en charge. De son côté, le patron du café L. (...) affirme que la jeune femme a quitté son établissement vers 05 heures 30, tandis que [la compagne du requérant] prétend avoir été réveillée, avoir regardé sa montre, et vu, par le trou de la serrure de sa chambre, de la lumière entre 05 heures et 06 heures du matin. Le prévenu soutient qu’il a sombré une première fois dans le sommeil, après avoir installé la jeune femme dans le salon, sans pouvoir en préciser la durée, ni dire à quelle heure exactement il s’est réveillé. Toutefois, à suivre ses déclarations, c’était avant que [la compagne du requérant] ne se lève pour aller à sa formation et d’après lui, il faisait clair. Or, cette dernière a déclaré qu’elle s’était réveillée vers 08 heures 15 – 08 heures 30. Ainsi, entre d’une part, 05/06 heures, et d’autre part, 08 heures 15 – 08 heures 30, [le requérant] s’est à un moment donné relevé et a constaté la disparition de [W.], sans qu’il soit possible d’en déterminer de quelque manière que ce soit l’heure, même approximativement. En d’autres termes, le prévenu a très bien pu se lever après que le corps de la malheureuse ait été découvert et emporté par les secours. Il n’est donc pas établi que le prévenu ait eu connaissance du péril grave auquel [W.] était exposée, ni que ce péril grave existait toujours, au sens de l’article 422bis du code pénal, au moment où il s’est relevé et qu’il a constaté sa disparition. En tout état de cause, son comportement à ce moment consistant à ne pas sortir sur le balcon et à ne pas refermer la porte ne suffit pas à l’établir, d’autant que le dossier ne révèle pas qu’il y ait eu des cris et/ou bruit de chute (seule [une voisine] parle d’un bruit terrible à 07 heures comme un immeuble qui tombait), ni comme déjà relevé ci-avant que le corps était toujours présent au bas de l’immeuble (l’ambulance est arrivée vers 07 heures 30 suivant notamment les déclarations des infirmiers urgentistes). Dans ces conditions, la prévention (...) n’est pas établie à charge [du requérant] ; il y a lieu dès lors de le renvoyer des poursuites de ce chef. » Cet acquittement fut confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Liège du 19 décembre 2006, qui constata « que, comme l’indique le premier juge, il subsiste un doute quant à la question de savoir à quel moment le prévenu s’est relevé et a constaté la disparition de [W.] ; que les précisions apportées par le ministère public devant la cour ne permettent pas d’affirmer avec suffisamment de certitude que les secours n’étaient pas déjà, à ce moment, occupés à prodiguer les premiers soins à la victime ». Par un arrêt du 9 mai 2007, la Cour de cassation cassa l’arrêt du 19 décembre 2006 de la cour d’appel de Liège en ce qu’il avait condamné le demandeur aux frais des deux instances, et renvoya la cause ainsi limitée à la cour d’appel de Mons. Par un arrêt du 3 octobre 2007, la cour d’appel de Mons déchargea le requérant des frais en question. B. La procédure en indemnisation pour détention préventive inopérante Par une requête du 16 janvier 2007, le requérant demanda au ministre de la Justice de se voir accorder une indemnité sur base de l’article 28 de la loi du 13 mars 1973 relative à l’indemnité en cas de détention préventive inopérante. Par une décision du 12 juillet 2007, le ministre de la Justice déclara la requête non fondée. Il considéra notamment ce qui suit : « Le requérant a rencontré la victime dans un café et lui a proposé de l’héberger chez sa compagne dont on apprend qu’elle s’enferme dans sa chambre, redoutant ses accès de violence, notamment quand il boit ; Il déclare avoir essayé d’obtenir l’accord de sa compagne pour héberger la victime ; Bien qu’il indique que la victime, en se manifestant bruyamment dans le couloir de l’appartement, ne lui aurait pas laissé d’autre choix que de la faire dormir dans le salon, son voisin déclare par contre n’avoir entendu aucun bruit ; Les enquêteurs relèvent qu’il a cependant et quoiqu’il en dise, consommé de l’alcool plus que de raison ; Il a d’abord nié avoir vu la victime et ce n’est que confronté aux déclarations du patron du café dans lequel il l’avait rencontrée, qu’il admit les faits ; À sa compagne, constatant la présence d’une veste de femme dans la chambre où le requérant dort, il déclare l’avoir trouvée au pied de l’immeuble ; Il reconnaît aussi, après être confronté aux déclarations de sa compagne, avoir fait disparaître le blouson et les baskets de la victime ; Il dit avoir constaté le départ de la victime et aussi que la porte-fenêtre du balcon était ouverte ; Il déclare aux enquêteurs qu’il n’a pas refermé la porte-fenêtre par peur d’y laisser des empreintes ; Dans les circonstances de la cause, il faut donc déclarer la requête en indemnité pour détention préventive inopérante non fondée. » Contre cette décision, le requérant saisit la commission relative à l’indemnité en cas de détention préventive inopérante qui, en date du 10 juin 2008, rejeta son recours en considérant ce qui suit : « 3. Le requérant se plaint de ce que la décision de refus du ministre de la Justice viole la présomption d’innocence dont il doit jouir. La présomption d’innocence n’exclut pas toute prise en compte du comportement d’un prévenu ayant fait l’objet d’un acquittement, dans le cadre de la procédure d’indemnisation pour détention préventive inopérante. Contrairement à ce que soutient le requérant, la règle de la présomption d’innocence n’exclut pas l’appréciation de son « propre comportement » au sens de l’article 28, §1er, a), à l’aune du dossier répressif. En l’espèce, la décision ministérielle refusant l’indemnisation apprécie le comportement du requérant dans le cadre de la procédure d’indemnisation pour détention préventive inopérante, mais ne comporte pas une déclaration de culpabilité, ni une motivation, un raisonnement ou un langage donnant à penser que le requérant est considéré comme coupable. La notion précitée de « propre comportement » ne renvoie pas aux seules hypothèses où une personne se serait dénoncée pour protéger un tiers ou aurait avoué la matérialité des faits en étayant ses aveux par des détails variés, nombreux et précis. Elle doit s’entendre de toute cause de la mise en détention ou de son maintien, qui a trait au requérant et qui ressort du dossier répressif. Il ressort du dossier répressif que la victime a été retrouvée gisante au pied de l’immeuble du requérant, après avoir rencontré ce dernier dans un café tard dans la nuit et après avoir été hébergée par lui dans l’appartement qu’il occupait avec sa compagne. Le requérant a reconnu que le jour de la découverte du corps de [W.] il a dit à la police qu’il « ne l’avai(t) jamais vue même dans le quartier » (auditions du [30 octobre] 2003 et du 2 décembre 2003). Ce n’est qu’à la suite de l’insistance des policiers, que le requérant a relaté les circonstances particulières dans lesquelles il a rencontré et hébergé [W.] (audition du [30 octobre] 2003). Le requérant a admis qu’ « (il) aurai(t) dû contacter (les) services (de police) pour (les) prévenir de ce que cette fille togolaise avait dormi chez (lui) », mais qu’il ne l’a pas fait de « peur d’avoir des problèmes avec cette histoire » (audition du [30 octobre] 2003). Le requérant a tenu des propos contradictoires quant à la question de savoir si, après ladite visite de la police, il avait parlé, avec sa compagne, de [W.] (audition du 2 décembre 2003) ainsi que quant au fait de savoir s’il est allé ou non sur le balcon (audition du [30 octobre] 2003, interrogatoire par le juge d’instruction du 31 octobre 2003 et audition du 2 décembre 2003). Le requérant a reconnu qu’il n’a pas parlé à sa compagne « du passage d’une femme noire [W.] dans (leur) appartement durant (la) nuit » des faits (audition du [30 octobre] 2003) et ce, alors même que sa compagne lui a signalé « qu’une femme noire avait été retrouvée morte sur la pelouse de (leur building) et que la police s’était présentée à l’appartement » (audition du [30 octobre] 2003), de « peur d’avoir des problèmes avec la police » (audition du 2 décembre 2003). Le requérant a déclaré avoir « caché » dans sa chambre les baskets et la veste de [W.] (audition du [30 octobre] 2003). Le requérant ne sait pas dire pourquoi il s’est levé pour savoir si [W.] était toujours présente, alors qu’il avait fermé la porte d’entrée de son appartement (audition du [30 octobre] 2003). Le requérant a déclaré ne pas avoir regardé par-dessus le balcon car il a « eu peur que (...) on (le) voi(e) sur le balcon » de l’appartement dans lequel il habite (auditions du [30 octobre] 2003 et du 2 décembre 2003). Le requérant n’a pas fermé la porte du balcon de l’appartement dans lequel il habite, de « peur de laisser (ses) empreintes dessus et que la police les découvre » (audition du [30 octobre] 2003 ; voy. également audition du 2 décembre 2003) et qu’on l’accuse « d’avoir jeté la fille ou de l’avoir fait tomber » (interrogatoire par le juge d’instruction du 31 octobre 2003). Il ressort de ces éléments que par son propre comportement, le requérant a, tout en étant innocent, provoqué sa détention et son maintien jusqu’au 9 juillet 2004. » II. LE DROIT INTERNE PERTINENT À l’époque des faits, l’article 28 de la loi du 13 mars 1973 relative à l’indemnité en cas de détention préventive inopérante disposait en ses passages pertinents ce qui suit : « § 1er. Peut prétendre à une indemnité toute personne qui aura été détenue préventivement pendant plus de huit jours sans que cette détention ou son maintien ait été provoqué par son propre comportement : a) si elle a été mise hors cause directement ou indirectement par une décision judiciaire coulée en force de chose jugée; (...) § 2. Le montant de cette indemnité est fixé en équité et en tenant compte de toutes les circonstances d’intérêt public et privé. § 3. A défaut pour l’intéressé de pouvoir intenter une action en indemnisation devant les juridictions ordinaires, l’indemnité doit être demandée par requête écrite adressée au Ministre de la Justice, qui statue dans les six mois. L’indemnité sera allouée par le Ministre de la Justice à charge du Trésor, si les conditions prévues au § 1er sont remplies. Si l’indemnité est refusée, si le montant en est jugé insuffisant ou si le Ministre de la Justice n’a pas statué dans les six mois de la requête, l’intéressé pourra s’adresser à la Commission instituée conformément au § 4. (...) § 4. Il est institué une commission qui statue sur les recours contre les décisions prises par le Ministre de la Justice ou sur les demandes introduites lorsque, dans les conditions déterminées par le § 3, le Ministre n’a pas statué. (...) § 5. Les recours et les demandes sont formés par requête en double signée par la partie ou son avocat et déposée au greffe de la Cour de cassation dans les soixante jours de la notification de la décision du Ministre ou de l’expiration du délai dans lequel il aurait dû statuer. Le Roi règle la procédure devant la commission siégeant à huis clos. Elle statue sur l’avis donné à l’audience par le procureur général près la Cour de cassation, après avoir entendu les parties en leurs moyens. Ses décisions sont prononcées en séance publique. Elles ne sont susceptibles d’aucun recours. (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1954 et réside à Garkalne (district de Riga). À l’époque des faits se trouvant à l’origine de la présente requête, il exerçait la profession de consultant en investissement. A. La procédure menée devant le tribunal de district de Limassol Le 4 mai 1999, le requérant et F.H. Ltd., une société commerciale de droit chypriote, signèrent un acte notarié de reconnaissance de dette (acknowledgment of debt deed). Par cet acte, le requérant déclarait emprunter 100 000 dollars américains (USD) à F.H. Ltd. et s’engageait à rembourser ce montant, augmenté d’intérêts, avant le 30 juin de la même année. L’acte contenait aussi des clauses de choix de loi et de for, selon lesquelles il était régi « à tous égards » par la loi chypriote, et les tribunaux chypriotes avaient une compétence non exclusive pour connaître de tous les litiges pouvant en découler. Il indiquait que le requérant avait son adresse rue G. à Riga. Cette mention prenait la forme suivante : (Original en anglais) “[FOR] GOOD AND VALUABLE CONSIDERATION, I, PĒTERIS AVOTIŅŠ, of [no.], G. [street], 3rd floor, Riga, Latvia, [postcode] LV-..., (“the Borrower”) ... ” (Traduction en français) « MOYENNANT CONTREPARTIE À TITRE ONÉREUX ET VALABLE, je soussigné PĒTERIS AVOTIŅŠ, du [no], [rue] G., 3e étage, Riga, Lettonie, [code postal] LV-(...), (« l’Emprunteur ») (...) » En 2003, F.H. Ltd. assigna le requérant devant le tribunal de district de Limassol (Επαρχιακό Δικαστήριο Λεμεσού, Chypre), déclarant qu’il n’avait pas remboursé la dette susmentionnée et demandant sa condamnation au paiement du principal et des intérêts. Devant la Cour, le requérant soutient qu’en fait, il s’était déjà acquitté de cette dette avant que le tribunal chypriote ne fût saisi, non pas en versant à F.H. Ltd. la somme d’argent en question, mais par un autre moyen lié au capital de la société mère de celle-ci. Il reconnaît toutefois que ce fait n’est attesté par aucun document. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant. Par une ordonnance du 27 juin 2003, le tribunal de district autorisa « l’apposition du sceau du tribunal sur l’assignation et l’enregistrement de celle-ci » (sealing and filing of the writ of summons). Le 24 juillet 2003, une citation décrivant en détail les faits de la cause (specially endorsed writ) fut rédigée. Elle indiquait comme adresse pour le requérant celle qui figurait sur l’acte de reconnaissance de dette : rue G. à Riga. Le requérant ne résidant pas à Chypre, F.H. Ltd. saisit le même tribunal de district, le 11 septembre 2003, d’une requête unilatérale le priant de rendre une nouvelle ordonnance qui permettrait d’assigner le requérant en dehors de Chypre et de fixer le délai de sa comparution à trente jours à compter de la délivrance de la citation à comparaître. L’avocat de la société demanderesse produisit un affidavit (déclaration écrite sous serment) attestant que le lieu de résidence habituelle du défendeur se trouvait rue G., à Riga, et qu’il pouvait effectivement y recevoir des documents judiciaires. Le requérant affirme pour sa part qu’il ne pouvait matériellement pas recevoir la citation à l’adresse en question, car il s’agissait simplement de l’adresse où il avait signé le contrat de prêt et l’acte de reconnaissance de sa dette en 1999, et non de son domicile personnel ou professionnel. Le 7 octobre 2003, le tribunal de district de Limassol ordonna la notification de la procédure au requérant à l’adresse fournie par la société demanderesse. Le requérant était assigné à comparaître ou à se manifester dans les trente jours suivant la réception de la citation, faute de quoi le tribunal ne tenterait plus de prendre contact avec lui mais annoncerait seulement toutes les mesures concernant l’affaire par voie d’affichage au palais de justice. Il ressort d’un affidavit produit par une employée du cabinet d’avocats qui représentait F.H. Ltd. que, conformément à l’ordonnance du tribunal, la citation fut envoyée à l’adresse située rue G., à Riga, le 16 novembre 2003, sous pli recommandé. Cependant, il est indiqué sur la copie de la citation communiquée par le Gouvernement que celle-ci a été rédigée le 17 novembre 2003. Le bordereau émanant des services postaux chypriotes indique que la citation a été envoyée le 18 novembre 2003, à l’adresse située rue G., et remise contre signature le 27 novembre 2003 ; toutefois, la signature figurant sur le bordereau semble ne pas correspondre au nom du requérant. Celui-ci affirme ne jamais avoir reçu la citation. Le requérant n’ayant pas comparu, le tribunal de district de Limassol statua en son absence le 24 mai 2004. Il le condamna à verser à la demanderesse 100 000 USD, ou une somme équivalente en livres chypriotes (CYP), plus des intérêts s’élevant à 10 % du montant susmentionné pour chaque année écoulée à compter du 30 juin 1999 et jusqu’au règlement de la dette. Le requérant fut également condamné au paiement des frais et dépens, soit 699,50 CYP bruts plus 8 % d’intérêts par an. Selon le jugement, dont la version définitive fut établie le 3 juin 2004, il avait été dûment informé de la tenue de l’audience mais n’avait pas comparu. Le texte du jugement n’indiquait pas s’il s’agissait d’une décision définitive ni quels étaient les recours dont il pouvait faire l’objet. B. La procédure en reconnaissance et en exécution menée devant les juridictions lettonnes Le 22 février 2005, la société F.H. Ltd. saisit le tribunal de première instance de l’arrondissement de Latgale de la ville de Riga (Rīgas pilsētas Latgales priekšpilsētas tiesa, Lettonie) d’une demande de reconnaissance et d’exécution du jugement du 24 mai 2004. Dans sa demande, elle sollicitait également l’application d’une mesure conservatoire. Elle indiquait que le requérant était propriétaire de biens immobiliers sis à Garkalne (district de Riga) et que, d’après le registre foncier, ces biens étaient déjà grevés d’une hypothèque au profit d’une banque ; par conséquent, de crainte que l’intéressé ne cherchât à se soustraire à l’exécution du jugement, elle priait le tribunal d’appliquer aux biens en question une hypothèque conservatoire et d’inscrire celle-ci au registre foncier. Enfin, elle lui demandait de condamner le requérant aux dépens. Dans sa demande, elle mentionnait en tant que lieu de résidence du requérant une adresse située à Riga, rue Č., et différente de celle qui avait précédemment été communiquée au tribunal chypriote. Le 28 avril 2005, le tribunal de l’arrondissement de Latgale suspendit l’examen de la demande de F.H. Ltd. en indiquant à l’intéressée que cette demande comportait plusieurs défauts qu’elle avait un mois pour corriger. En particulier, F.H. Ltd. n’avait pas expliqué pourquoi l’adresse qu’elle indiquait pour le requérant se trouvait rue Č. alors que le domicile de celui-ci était censé se trouver rue G. Le 26 mai 2005, F.H. Ltd. déposa un acte rectificatif dans lequel elle expliquait notamment que, d’après les informations figurant dans le registre des résidents (Iedzīvotāju reģistrs), le domicile officiellement déclaré du requérant se trouvait à l’adresse située rue Č. Quant à l’autre adresse, située rue G., les représentants de la société demanderesse avaient présumé qu’il s’agissait de la résidence de fait du requérant. À cet égard, le Gouvernement a communiqué à la Cour la copie d’une lettre émanant du service du registre des résidents qui atteste qu’avant le 19 juin 2006, l’adresse officielle du requérant était située rue Č. Par une ordonnance du 31 mai 2005, le tribunal de l’arrondissement de Latgale jugea l’acte rectificatif déposé par F.H. Ltd. insuffisant pour remédier à tous les défauts de sa demande, refusa donc d’examiner cette demande, et la renvoya à F.H. Ltd. Celle-ci forma un recours devant la cour régionale de Riga (Rīgas apgabaltiesa), qui, le 23 janvier 2006, annula l’ordonnance du 31 mai 2005, et renvoya l’affaire devant le tribunal de l’arrondissement pour que celui-ci examine la demande de reconnaissance et d’exécution telle que rectifiée par l’acte du 26 mai 2005. Par une ordonnance du 27 février 2006, prise en l’absence des parties, le tribunal de l’arrondissement de Latgale fit droit à la demande de F.H. Ltd. dans son intégralité. Il ordonna la reconnaissance et l’exécution du jugement rendu par le tribunal de district de Limassol le 24 mai 2004, ainsi que l’inscription au registre foncier de la commune de Garkalne d’une hypothèque conservatoire grevant les biens du requérant sis dans cette commune. En outre, il condamna le requérant aux dépens. Le requérant allègue que ce ne fut que le 15 juin 2006 qu’il apprit, par l’huissier de justice chargé de l’exécution du jugement chypriote, l’existence tant de ce jugement que de l’ordonnance du tribunal de l’arrondissement de Latgale en ordonnant l’exécution. Le lendemain (16 juin 2006), il se rendit au tribunal de l’arrondissement, où il prit connaissance du texte du jugement et de celui de l’ordonnance. Le Gouvernement ne conteste pas ces faits-ci. Le requérant ne tenta pas de contester le jugement chypriote devant les instances chypriotes. En revanche, il saisit la cour régionale de Riga d’un recours incident (blakus sūdzība) contre l’ordonnance du 27 février 2006, tout en demandant au tribunal de l’arrondissement de Latgale de proroger le délai de ce recours. Arguant qu’aucune pièce du dossier ne confirmait qu’il eût été averti de l’audience du 27 février 2006 ou que l’ordonnance rendue à l’issue de cette audience lui eût été communiquée, il soutenait que le délai de trente jours fixé par la loi sur la procédure civile devait commencer à courir le 16 juin 2006, date à laquelle il avait pris connaissance de l’ordonnance. Par une ordonnance du 13 juillet 2006, le tribunal de l’arrondissement de Latgale accueillit la demande du requérant et prorogea le délai de recours. Il indiqua notamment ceci : « (...) Il ressort de l’ordonnance du 27 février 2006 que la question de la reconnaissance et de l’exécution du jugement étranger a été tranchée en l’absence des parties, sur la base des documents fournis par la demanderesse, [F.H. Ltd.]. Par ailleurs, il est indiqué dans l’ordonnance que le défendeur peut la contester dans un délai de trente jours à compter de la date de réception de la copie [de ladite ordonnance], conformément à l’article 641 § 2 de la loi sur la procédure civile. Le tribunal estime fondés les arguments avancés par le requérant, P. Avotiņš, à savoir le fait qu’il n’a reçu l’ordonnance (...) du 27 février 2006 que le 16 juin 2006, cet élément étant attesté par la mention figurant dans la liste des consultations [versée au dossier] ainsi que par le fait que l’ordonnance, notifiée [au requérant] par le tribunal, a été retournée le 10 avril 2006 (...). Il ressort des pièces annexées au recours que le requérant n’habite plus à l’adresse déclarée rue [Č.] depuis le 1er mai 2004 ; cela confirme (...) les explications données à l’audience par son représentant, qui a indiqué que le requérant n’habite plus à l’adresse susmentionnée. Dès lors, il y a lieu de conclure que le délai de trente jours (...) court à partir de la date où le requérant a reçu l’ordonnance en question (...) Par ailleurs, le tribunal ne souscrit pas à l’avis de la représentante de [F.H. Ltd.] selon lequel le requérant serait lui-même responsable du fait qu’il n’a pas reçu la correspondance, car il n’aurait pas promptement déclaré son changement de domicile, de sorte qu’il n’y aurait pas lieu de proroger le délai [de recours]. En effet, le fait que l’intéressé n’ait pas accompli les démarches légales relatives à l’enregistrement du domicile qui lui incombaient n’est pas suffisant pour justifier que le tribunal lui refuse la possibilité d’exercer des droits fondamentaux garantis par l’État en matière d’accès aux tribunaux et de protection judiciaire, y compris le droit de recourir contre une décision, avec les conséquences que cela serait susceptible d’emporter. (...) » Dans son mémoire de recours adressé à la cour régionale de Riga, le requérant soutenait que la reconnaissance et l’exécution du jugement chypriote en Lettonie enfreignaient le règlement (CE) no 44/2001 du Conseil de l’Union européenne du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (règlement Bruxelles I) ainsi que plusieurs dispositions de la loi lettonne sur la procédure civile. Il soulevait deux moyens. En premier lieu, il arguait qu’aux termes de l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I (correspondant en substance à l’article 637 § 2, point 3, de la loi lettonne sur la procédure civile), une décision provenant d’un autre État membre ne pouvait pas être reconnue si l’acte introductif d’instance n’avait pas été notifié au défendeur défaillant en temps utile et de telle manière qu’il puisse se défendre. Il soutenait qu’il n’avait pas été dûment averti de la procédure chypriote, alléguant que, pourtant, aussi bien les avocats chypriotes qui avaient représenté la société demanderesse devant le tribunal de district de Limassol que les avocats lettons qui la représentaient devant les juridictions lettonnes connaissaient parfaitement son adresse professionnelle à Riga. À l’appui de cette allégation, il faisait valoir qu’il avait eu des contacts professionnels avec les avocats chypriotes et que ceux-ci lui avaient téléphoné et envoyé des télécopies à son bureau, et qu’il avait rencontré en personne les avocats lettons. Il estimait donc que ni les uns ni les autres ne pouvaient ignorer son adresse professionnelle. Il ajoutait qu’il aurait aussi pu être joint à son adresse privée à Garkalne, car, d’une part, il y avait un domicile officiellement déclaré conformément à la loi et, d’autre part, les avocats auraient pu consulter le registre foncier de la commune, où les biens immobiliers qu’il y possédait étaient inscrits à son nom. Or, au lieu de lui adresser la notification de la procédure à l’une de ces adresses, selon lui connues ou accessibles, les avocats avaient communiqué aux tribunaux une adresse dont il estimait qu’ils auraient dû savoir qu’elle ne pouvait pas être utilisée. En deuxième lieu, le requérant arguait qu’aux termes des articles 38 § 1 du règlement Bruxelles I et 637 § 2, point 2, de la loi sur la procédure civile, une décision devait être exécutoire dans l’État d’origine pour pouvoir l’être dans l’État requis. Selon lui, en l’espèce, ces exigences avaient été méconnues à triple titre. Premièrement, la partie demanderesse n’avait soumis au tribunal letton que le texte du jugement du tribunal chypriote, mais non le certificat requis par l’annexe V du règlement Bruxelles I. À cet égard, le requérant reconnaissait que l’article 55 § 1 du règlement Bruxelles I autorisait dans certains cas la juridiction requise à dispenser la partie demanderesse de l’obligation de produire le certificat, mais il arguait qu’en l’occurrence, le tribunal de l’arrondissement de Latgale n’avait pas dit s’il estimait que la demanderesse pouvait être dispensée de cette obligation ni expliqué, dans l’affirmative, pour quelle raison. Deuxièmement, le jugement chypriote ne comportait aucune mention quant à son caractère exécutoire ni aux recours dont il pouvait faire l’objet. Troisièmement, alors que pour être exécuté en vertu du règlement Bruxelles I, un jugement devait être exécutoire dans le pays émetteur, la société demanderesse n’avait produit aucune pièce de nature à démontrer que le jugement du 24 mai 2004 fût exécutoire à Chypre. Compte tenu de l’ensemble de ces circonstances, le requérant soutenait que ce jugement ne pouvait en aucun cas être reconnu et exécuté en Lettonie. Par un arrêt du 2 octobre 2006, la cour régionale de Riga estima fondés les moyens soulevés par le requérant, infirma l’ordonnance contestée et rejeta la demande de reconnaissance et d’exécution du jugement chypriote. F.H. Ltd. contesta cet arrêt devant le sénat de la Cour suprême, par un recours qui fut examiné le 31 janvier 2007. Au début de l’audience, F.H. Ltd. soumit au sénat des copies de plusieurs documents dont le certificat visé à l’article 54 et à l’annexe V du règlement Bruxelles I. Ce certificat portait la date du 18 janvier 2007 et était signé par un juge temporaire du tribunal de district de Limassol. Il indiquait que l’acte introductif d’instance avait été signifié au requérant le 27 novembre 2003. Le dernier champ du certificat, censé mentionner le nom de la personne contre laquelle la décision judiciaire était exécutoire, avait été laissé vide. Invité à s’exprimer sur ces pièces, l’avocat du requérant soutint qu’elles étaient manifestement insuffisantes pour rendre le jugement exécutoire. Par un arrêt définitif du 31 janvier 2007, la Cour suprême cassa et annula l’arrêt de la cour régionale du 2 octobre 2006. Faisant droit à la demande de F.H. Ltd., elle ordonna la reconnaissance et l’exécution du jugement chypriote ainsi que l’inscription au registre foncier d’une hypothèque conservatoire sur les biens immobiliers du requérant sis à Garkalne. Les passages pertinents de cet arrêt se lisent ainsi : « (...) Il ressort des éléments du dossier que le jugement du tribunal de Limassol est devenu définitif. Cela est confirmé d’une part par les explications qu’ont fournies les deux parties à l’audience de la cour régionale du 2 octobre 2006, où elles ont déclaré que ce jugement n’avait pas fait l’objet d’un appel, et d’autre part par le certificat délivré le 18 janvier 2007 (...) [Le requérant] n’ayant pas interjeté appel du jugement, les arguments de son avocat selon lesquels l’examen de l’affaire par un tribunal étranger ne lui aurait pas été dûment notifié sont dénués de pertinence [nav būtiskas nozīmes]. Eu égard à ce qui précède, le sénat conclut que le jugement du tribunal de Limassol (Chypre) du 24 mai 2004 doit être reconnu et exécuté dans l’État letton. L’article 36 du règlement [Bruxelles I] prévoit que la décision étrangère ne peut en aucun cas faire l’objet d’un réexamen au fond ; et, en vertu de l’article 644 § 1 de la loi sur la procédure civile, une fois reconnue, la décision étrangère est exécutée selon les modalités prévues par cette loi. (...) » Le 14 février 2007, le tribunal de l’arrondissement de Latgale, se fondant sur l’arrêt de la Cour suprême, délivra une injonction de payer (izpildu raksts). Le requérant s’y conforma aussitôt et versa à l’huissier de justice engagé par la société demanderesse une somme totale de 90 244,62 lati lettons (LVL) (soit environ 129 000 euros), dont 84 366,04 LVL pour la dette principale et 5 878,58 LVL au titre des frais d’exécution. Il demanda alors la levée de l’hypothèque conservatoire grevant ses biens sis à Garkalne. Par deux ordonnances du 24 janvier 2008, le juge des registres fonciers (Zemesgrāmatu nodaļas tiesnesis) refusa de faire droit à cette demande. Le requérant forma alors un pourvoi devant le sénat de la Cour suprême. Par une ordonnance du 14 mai 2008, celui-ci leva l’hypothèque. II. LES ÉLÉMENTS PERTINENTS DU DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE ET DU DROIT INTERNATIONAL A. Le droit général de l’Union européenne Les droits fondamentaux dans le droit de l’Union européenne À l’époque des faits, les parties pertinentes de l’article 6 du Traité sur l’Union européenne (TUE) se lisaient ainsi : « 1. L’Union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l’État de droit, principes qui sont communs aux États membres. L’Union respecte les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes généraux du droit communautaire. (...) » Depuis le 1er décembre 2009, date de l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, l’article 6 du TUE se lit comme suit : « 1. L’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu’adoptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités. Les dispositions de la Charte n’étendent en aucune manière les compétences de l’Union telles que définies dans les traités. Les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte sont interprétés conformément aux dispositions générales du titre VII de la Charte régissant l’interprétation et l’application de celle-ci et en prenant dûment en considération les explications visées dans la Charte, qui indiquent les sources de ces dispositions. L’Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Cette adhésion ne modifie pas les compétences de l’Union telles qu’elles sont définies dans les traités. Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux. » En outre, depuis le 1er décembre 2009, les dispositions pertinentes du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) prévoient ceci : Article 67 « 1. L’Union constitue un espace de liberté, de sécurité et de justice dans le respect des droits fondamentaux et des différents systèmes et traditions juridiques des États membres. (...) L’Union facilite l’accès à la justice, notamment par le principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires et extrajudiciaires en matière civile. » Article 81 § 1 « L’Union développe une coopération judiciaire dans les matières civiles ayant une incidence transfrontière, fondée sur le principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires et extrajudiciaires. Cette coopération peut inclure l’adoption de mesures de rapprochement des dispositions législatives et réglementaires des États membres. » Article 82 § 1 « La coopération judiciaire en matière pénale dans l’Union est fondée sur le principe de reconnaissance mutuelle des jugements et décisions judiciaires et inclut le rapprochement des dispositions législatives et réglementaires des États membres dans les domaines visés au paragraphe 2 et à l’article 83. (…) » Enfin, l’article 249, deuxième alinéa, du Traité instituant la Communauté européenne (applicable à l’époque des faits et identique à l’article 288, deuxième alinéa, du TFUE) se lisait ainsi : « Le règlement a une portée générale. Il est obligatoire dans tous ses éléments et il est directement applicable dans tout État membre. » Les dispositions pertinentes de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (qui n’avait pas encore de force juridique contraignante à l’époque des faits) prévoient ce qui suit : Article 47 Droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial « Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter. (...) » Article 51 Champ d’application « 1. Les dispositions de la présente Charte s’adressent aux institutions, organes et organismes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. (...) (...) » Article 52 Portée et interprétation des droits et des principes « 1. Toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui. (...) Dans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention. Cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue. Dans la mesure où la présente Charte reconnaît des droits fondamentaux tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, ces droits doivent être interprétés en harmonie avec lesdites traditions. (...) » Article 53 Niveau de protection « Aucune disposition de la présente Charte ne doit être interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et libertés fondamentales reconnus, dans leur champ d’application respectif, par le droit de l’Union, le droit international et les conventions internationales auxquelles sont parties l’Union, ou tous les États membres, et notamment la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que par les constitutions des États membres. » Dans l’arrêt Krombach c. Bamberski (C-7/98, 28 mars 2000, Rec. p. I-1935, EU:C:2000:164), la Cour de justice de l’Union européenne (appelée « Cour de justice des Communautés européennes » avant l’entrée en vigueur, le 1er décembre 2009, du Traité de Lisbonne – ciaprès, la CJUE) a dit ceci : « 25. Selon une jurisprudence constante, les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect (voir, notamment, avis 2/94, du 28 mars 1996, Rec. p. I-1759, point 33). À cet effet, la Cour s’inspire des traditions constitutionnelles communes aux États membres ainsi que des indications fournies par les instruments internationaux concernant la protection des droits de l’homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») revêt, à cet égard, une signification particulière (voir, notamment, arrêt du 15 mai 1986, Johnston, 222/84, Rec. p. 1651, point 18). La Cour a ainsi reconnu expressément le principe général de droit communautaire selon lequel toute personne a droit à un procès équitable, qui s’inspire de ces droits fondamentaux (arrêts du 17 décembre 1998, Baustahlgewebe/Commission, C-185/95 P, Rec. p. I-8417, points 20 et 21, et du 11 janvier 2000, Pays-Bas et Van der Wal/Commission, C-174/98 P et C-189/98 P, Rec. p. I-1, point 17). L’article F, paragraphe 2, du traité sur l’Union européenne (devenu, après modification, article 6, paragraphe 2, UE) a consacré cette jurisprudence. Aux termes de cette disposition, « l’Union respecte les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes généraux du droit communautaire ». » Dans l’arrêt ASML Netherlands BV c. Semiconductor Industry Services GmbH (SEMIS) (C-283/05, 14 décembre 2006, Rec. p. I-12041, EU:C:2006:787), la CJUE a rappelé ceci : « 26. Selon une jurisprudence constante, les droits fondamentaux font en effet partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect (...). À cet effet, la Cour s’inspire des traditions constitutionnelles communes aux États membres ainsi que des indications fournies par les instruments internationaux concernant la protection des droits de l’homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») revêt, à cet égard, une signification particulière (...) Or, il résulte de la CEDH, telle qu’interprétée par la Cour européenne des droits de l’homme, que les droits de la défense, qui dérivent du droit à un procès équitable consacré à l’article 6 de cette convention, exigent une protection concrète et effective, propre à garantir l’exercice effectif des droits du défendeur (voir Cour eur. D. H., arrêts Artico c. Italie du 13 mai 1980, série A no 37, § 33, et T. c. Italie du 12 octobre 1992, série A no 245 C, § 28). » Dans l’arrêt DEB Deutsche Energiehandels- und Beratungsgesellschaft mbH c. Bundesrepublik Deutschland (C279/09, 22 décembre 2010, Rec. p. I-13849, EU:C:2010:811), rendu après l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne et donc après que la Charte des droits fondamentaux eut acquis la même valeur juridique que les traités, la CJUE a dit ceci : « 29. La question posée concerne ainsi le droit d’une personne morale à un accès effectif à la justice et donc, dans le contexte du droit de l’Union, le principe de protection juridictionnelle effective. Ce principe constitue un principe général du droit de l’Union, qui découle des traditions constitutionnelles communes aux États membres et qui a été consacré par les articles 6 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH » ) (...). S’agissant de droits fondamentaux, il importe, depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, de tenir compte de la Charte, laquelle a, aux termes de l’article 6, paragraphe 1, premier alinéa, TUE, « la même valeur juridique que les traités ». L’article 51, paragraphe 1, de ladite charte prévoit en effet que les dispositions de celle-ci s’adressent aux États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. À cet égard, l’article 47, premier alinéa, de la Charte prévoit que toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues audit article. Selon le deuxième alinéa du même article, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter. Quant au troisième alinéa dudit article, il prévoit spécifiquement qu’une aide juridictionnelle est accordée à ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, dans la mesure où cette aide serait nécessaire pour assurer l’effectivité de l’accès à la justice. Selon les explications afférentes à cet article, lesquelles, conformément à l’article 6, paragraphe 1, troisième alinéa, TUE et à l’article 52, paragraphe 7, de la Charte, doivent être prises en considération pour l’interprétation de celle-ci, l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte correspond à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH. » Dans l’arrêt Gascogne Sack Deutschland GmbH c. Commission (C-40/12 P, 26 novembre 2013, EU:C:2013:768), la CJUE a énoncé en ces termes la continuité du régime juridique avant et après l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne : « 28. Quant à la question de savoir si l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne aurait dû être considérée, ainsi que le soutient la requérante, comme un élément qui se serait révélé pendant la procédure devant le Tribunal et qui, à ce titre, aurait justifié, conformément à l’article 48, paragraphe 2, premier alinéa, du règlement de procédure du Tribunal, la production de nouveaux moyens, il convient de rappeler que la Cour a déjà jugé que cette entrée en vigueur, comportant l’inclusion de la Charte dans le droit primaire de l’Union, ne saurait être considérée comme un élément de droit nouveau au sens de l’article 42, paragraphe 2, premier alinéa, de son règlement de procédure. Dans ce contexte, la Cour a souligné que, même avant l’entrée en vigueur de ce traité, elle avait déjà constaté à plusieurs reprises que le droit à un procès équitable tel qu’il découle, notamment, de l’article 6 de la CEDH constitue un droit fondamental que l’Union européenne respecte en tant que principe général en vertu de la l’article 6, paragraphe 2, UE (voir, notamment, arrêt du 3 mai 2012, Legris Industries/Commission, C289/11 P, point 36). » En ce qui concerne, enfin, la portée des droits garantis par la Charte des droits fondamentaux, la CJUE a, dans l’arrêt J. McB. c. L.E. (C400/10 PPU, 5 octobre 2010, p. I-08965), dit ceci : « 53. De plus, il résulte de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte que, dans la mesure où celle-ci contient des droits correspondant à des droits garantis par la CEDH, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère celle-ci. Cependant, cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue. Aux termes de l’article 7 de la même charte, « [t]oute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications ». Le libellé de l’article 8, paragraphe 1, de la CEDH est identique à celui dudit article 7, sauf dans la mesure où il utilise les termes « sa correspondance » au lieu et place de « ses communications ». Cela étant, il y a lieu de constater que cet article 7 contient des droits correspondant à ceux garantis par l’article 8, paragraphe 1, de la CEDH. Il convient donc de donner à l’article 7 de la Charte le même sens et la même portée que ceux conférés à l’article 8, paragraphe 1, de la CEDH, tel qu’interprété par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (voir, par analogie, arrêt du 14 février 2008, Varec, C450/06, Rec. p. I-581, point 48). » Les droits fondamentaux et le principe de la confiance mutuelle Dans l’arrêt N.S. c. Secretary of State for the Home Department et M.E. et autres c. Refugee Applications Commissioner, et Minister for Justice, Equality and Law Reform (affaires jointes C-411/10 et C-493/10, 21 décembre 2011, Rec. p. I13905, EU:C:2011:865), rendu dans le cadre de l’application du règlement (CE) no 343/2003 du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers (le « règlement Dublin II »), la CJUE a dit ceci : « 77. Il convient également de relever que, selon une jurisprudence bien établie, il incombe aux États membres non seulement d’interpréter leur droit national d’une manière conforme au droit de l’Union, mais également de veiller à ne pas se fonder sur une interprétation d’un texte du droit dérivé qui entrerait en conflit avec les droits fondamentaux protégés par l’ordre juridique de l’Union ou avec les autres principes généraux du droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 6 novembre 2003, Lindqvist, C-101/01, Rec. p. I12971, point 87, ainsi que du 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophone e.a., C305/05, Rec. p. I5305, point 28). Il ressort de l’examen des textes constituant le système européen commun d’asile que celui-ci a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des États y participant, qu’ils soient États membres ou États tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la convention de Genève et le protocole de 1967, ainsi que dans la CEDH, et que les États membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard. (...) Dans ces conditions, il doit être présumé que le traitement réservé aux demandeurs d’asile dans chaque État membre est conforme aux exigences de la Charte, à la convention de Genève ainsi qu’à la CEDH. Il ne saurait, cependant, être exclu que ce système rencontre, en pratique, des difficultés majeures de fonctionnement dans un État membre déterminé, de sorte qu’il existe un risque sérieux que des demandeurs d’asile soient, en cas de transfert vers cet État membre, traités d’une manière incompatible avec leurs droits fondamentaux. (...) En effet, il en va de la raison d’être de l’Union et de la réalisation de l’espace de liberté, de sécurité et de justice et, plus particulièrement, du système européen commun d’asile, fondé sur la confiance mutuelle et une présomption de respect, par les autres États membres, du droit de l’Union et, plus particulièrement, des droits fondamentaux. (...) Il découle de ce qui précède que, dans des situations telles que celles en cause dans les affaires au principal, afin de permettre à l’Union et à ses États membres de respecter leurs obligations relatives à la protection des droits fondamentaux des demandeurs d’asile, il incombe aux États membres, en ce compris les juridictions nationales, de ne pas transférer un demandeur d’asile vers l’« État membre responsable » au sens du règlement no 343/2003 lorsqu’ils ne peuvent ignorer que les défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans cet État membre constituent des motifs sérieux et avérés de croire que le demandeur courra un risque réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. (...) Il importe, cependant, que l’État membre dans lequel se trouve le demandeur d’asile veille à ne pas aggraver une situation de violation des droits fondamentaux de ce demandeur par une procédure de détermination de l’État membre responsable qui serait d’une durée déraisonnable. Au besoin, il lui incombe d’examiner lui-même la demande conformément aux modalités prévues à l’article 3, paragraphe 2, du règlement no 343/2003. Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent, ainsi que l’a relevé Mme l’avocat général au point 131 de ses conclusions dans l’affaire C-411/10, qu’une application du règlement no 343/2003 sur la base d’une présomption irréfragable que les droits fondamentaux du demandeur d’asile seront respectés dans l’État membre normalement compétent pour connaître de sa demande est incompatible avec l’obligation des États membres d’interpréter et d’appliquer le règlement no 343/2003 d’une manière conforme aux droits fondamentaux. 100. De plus, ainsi que l’a souligné N. S., si le règlement no 343/2003 imposait une présomption irréfragable de respect des droits fondamentaux, il pourrait lui-même être considéré comme remettant en cause les garanties visant à la protection et au respect des droits fondamentaux par l’Union et par ses États membres. 101. Tel serait le cas, notamment, d’une disposition prévoyant que certains États constituent des « États sûrs » en ce qui concerne le respect des droits fondamentaux, si cette disposition devait être interprétée comme constituant une présomption irréfragable, interdisant toute preuve contraire. (...) 104. Dans ces conditions, la présomption, constatée au point 80 du présent arrêt, sous-tendant les réglementations en la matière, que des demandeurs d’asile seront traités de manière conforme aux droits de l’homme doit être considérée comme réfragable. 105. Eu égard à ces éléments, il convient de répondre aux questions posées que le droit de l’Union s’oppose à l’application d’une présomption irréfragable selon laquelle l’État membre que l’article 3, paragraphe 1, du règlement no 343/2003 désigne comme responsable respecte des droits fondamentaux de l’Union. » Dans l’arrêt Stefano Melloni c. Ministerio Fiscal (C-399/11, 26 février 2013, EU:C:2013:107), qui concernait notamment la question de savoir si un État membre de l’Union européenne peut refuser d’exécuter un mandat d’arrêt européen sur le fondement de l’article 53 de la Charte des droits fondamentaux au motif de la violation des droits fondamentaux de la personne concernée garantis par la Constitution nationale, la CJUE a dit ceci : « 60. Certes, l’article 53 de la Charte confirme que, lorsqu’un acte du droit de l’Union appelle des mesures nationales de mise en œuvre, il reste loisible aux autorités et aux juridictions nationales d’appliquer des standards nationaux de protection des droits fondamentaux, pourvu que cette application ne compromette pas le niveau de protection prévu par la Charte, telle qu’interprétée par la Cour, ni la primauté, l’unité et l’effectivité du droit de l’Union. Toutefois, (...) l’article 4 bis paragraphe 1, de la décision-cadre [régissant le mandat d’arrêt européen] n’accorde pas aux États membres la faculté de refuser l’exécution d’un mandat d’arrêt européen lorsque l’intéressé se trouve dans l’un des quatre cas de figure énumérés à cette disposition. Il convient de rappeler par ailleurs que l’adoption de la décision-cadre 2009/299, qui a inséré ladite disposition dans la décision-cadre 2002/584, vise à remédier aux difficultés de la reconnaissance mutuelle des décisions rendues en l’absence de la personne concernée à son procès résultant de l’existence, dans les États membres, de différences dans la protection des droits fondamentaux. À cet effet, cette décision-cadre procède à une harmonisation des conditions d’exécution d’un mandat d’arrêt européen en cas de condamnation par défaut, qui reflète le consensus auquel sont parvenus les États membres dans leur ensemble au sujet de la portée qu’il convient de donner, au titre du droit de l’Union, aux droits procéduraux dont bénéficient les personnes condamnées par défaut qui font l’objet d’un mandat d’arrêt européen. Par conséquent, permettre à un État membre de se prévaloir de l’article 53 de la Charte pour subordonner la remise d’une personne condamnée par défaut à la condition, non prévue par la décision-cadre 2009/299, que la condamnation puisse être révisée dans l’État membre d’émission, afin d’éviter qu’une atteinte soit portée au droit à un procès équitable et aux droits de la défense garantis par la Constitution de l’État membre d’exécution, aboutirait, en remettant en cause l’uniformité du standard de protection des droits fondamentaux défini par cette décision-cadre, à porter atteinte aux principes de confiance et de reconnaissance mutuelles que celle-ci tend à conforter et, partant, à compromettre l’effectivité de ladite décision-cadre. Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre à la troisième question que l’article 53 de la Charte doit être interprété en ce sens qu’il ne permet pas à un État membre de subordonner la remise d’une personne condamnée par défaut à la condition que la condamnation puisse être révisée dans l’État membre d’émission, afin d’éviter une atteinte au droit à un procès équitable et aux droits de la défense garantis par sa constitution. » Dans l’arrêt Alpha Bank Cyprus Ltd c. Dau Si Senh et autres (C519/13, 16 septembre 2015, EU:C:2015:603), qui concernait l’application du règlement (CE) nº 1393/2007 du Parlement européen et du Conseil du 13 novembre 2007 relatif à la signification et à la notification dans les États membres des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile ou commerciale, la CJUE a jugé : « 30. Ainsi, dans le but d’améliorer l’efficacité et la rapidité des procédures judiciaires et d’assurer une bonne administration de la justice, ledit règlement établit le principe d’une transmission directe des actes judiciaires et extrajudiciaires entre les États membres (voir arrêt Leffler, C443/03, EU:C:2005:665, point 3), ce qui a pour effet de simplifier et d’accélérer les procédures. Ces objectifs sont rappelés aux considérants 6 à 8 de celui-ci. Toutefois, ainsi que la Cour l’a déjà jugé à plusieurs reprises, lesdits objectifs ne sauraient être atteints en affaiblissant, de quelque manière que ce soit, les droits de la défense de leurs destinataires, qui dérivent du droit à un procès équitable, consacré aux articles 47, deuxième alinéa, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et 6, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (voir, notamment, arrêt Alder, C325/11, EU:C:2012:824, point 35 et jurisprudence citée). » L’avis 2/13 Dans son avis 2/13 du 18 décembre 2014, qui avait pour objet le projet d’accord portant adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme, la CJUE a considéré que ce projet n’était pas compatible avec le TUE. Les parties pertinentes de cet avis se lisent ainsi : « 187. À cet égard, il importe, en premier lieu, de rappeler que l’article 53 de la Charte prévoit qu’aucune disposition de celle-ci ne doit être interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits fondamentaux reconnus, dans leur champ d’application respectif, par le droit de l’Union, le droit international et les conventions internationales auxquelles sont parties l’Union ou tous les États membres, et notamment la CEDH, ainsi que par les Constitutions de ces derniers. 188. Or, la Cour a interprété cette disposition dans le sens que l’application de standards nationaux de protection des droits fondamentaux ne doit pas compromettre le niveau de protection prévu par la Charte ni la primauté, l’unité et l’effectivité du droit de l’Union (arrêt Melloni, EU:C:2013:107, point 60). 189. Dans la mesure où l’article 53 de la CEDH réserve, en substance, la faculté pour les Parties contractantes de prévoir des standards de protection des droits fondamentaux plus élevés que ceux garantis par cette convention, il convient d’assurer la coordination entre cette disposition et l’article 53 de la Charte, tel qu’interprété par la Cour, afin que la faculté octroyée par l’article 53 de la CEDH aux États membres demeure limitée, en ce qui concerne les droits reconnus par la Charte correspondant à des droits garantis par ladite convention, à ce qui est nécessaire pour éviter de compromettre le niveau de protection prévu par la Charte ainsi que la primauté, l’unité et l’effectivité du droit de l’Union. (...) 191. En deuxième lieu, il convient de rappeler que le principe de la confiance mutuelle entre les États membres a, dans le droit de l’Union, une importance fondamentale étant donné qu’il permet la création et le maintien d’un espace sans frontières intérieures. Or, ce principe impose, notamment en ce qui concerne l’espace de liberté, de sécurité et de justice, à chacun de ces États de considérer, sauf dans des circonstances exceptionnelles, que tous les autres États membres respectent le droit de l’Union et, tout particulièrement, les droits fondamentaux reconnus par ce droit (voir, en ce sens, arrêts N. S. e.a., C-411/10 et C-493/10, EU:C:2011:865, points 78 à 80, ainsi que Melloni, EU:C:2013:107, points 37 et 63). 192. Ainsi, lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, les États membres peuvent être tenus, en vertu de ce même droit, de présumer le respect des droits fondamentaux par les autres États membres, de sorte qu’il ne leur est pas possible non seulement d’exiger d’un autre État membre un niveau de protection national des droits fondamentaux plus élevé que celui assuré par le droit de l’Union, mais également, sauf dans des cas exceptionnels, de vérifier si cet autre État membre a effectivement respecté, dans un cas concret, les droits fondamentaux garantis par l’Union. 193. Or, l’approche retenue dans le cadre de l’accord envisagé, consistant à assimiler l’Union à un État et à réserver à cette dernière un rôle en tout point identique à celui de toute autre Partie contractante, méconnaît précisément la nature intrinsèque de l’Union et, en particulier, omet de prendre en considération la circonstance que les États membres, en raison de leur appartenance à l’Union, ont accepté que les relations entre eux, en ce qui concerne les matières faisant l’objet du transfert de compétences des États membres à l’Union, soient régies par le droit de l’Union à l’exclusion, si telle est l’exigence de celui-ci, de tout autre droit. 194. Dans la mesure où la CEDH, en imposant de considérer l’Union et les États membres comme des Parties contractantes non seulement dans leurs relations avec celles qui ne sont pas des États membres de l’Union, mais également dans leurs relations réciproques, y compris lorsque ces relations sont régies par le droit de l’Union, exigerait d’un État membre la vérification du respect des droits fondamentaux par un autre État membre, alors même que le droit de l’Union impose la confiance mutuelle entre ces États membres, l’adhésion est susceptible de compromettre l’équilibre sur lequel l’Union est fondée ainsi que l’autonomie du droit de l’Union. » Les dispositions relatives au renvoi préjudiciel L’article 234 du Traité instituant la Communauté européenne (applicable à l’époque des faits et remplacé ultérieurement par l’article 267 du TFUE) se lisait comme suit : « La Cour de justice est compétente pour statuer, à titre préjudiciel : (...) b) sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions de la Communauté et par la BCE ; (...) Lorsqu’une telle question est soulevée devant une juridiction d’un des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de justice de statuer sur cette question. Lorsqu’une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour de justice. » Dans l’arrêt Srl CILFIT et Lanificio di Gavardo SpA c. Ministère de la Santé (283/81, 6 octobre 1982, Rec. p. I-3415, EU:C:1982:335), la CJUE a précisé la portée de l’obligation posée par l’ancien article 177, alinéa 3, du Traité instituant la Communauté économique européenne (équivalent au troisième alinéa de l’article 234 du Traité instituant la Communauté européenne). Elle s’est prononcée en ces termes : « L’article 177, alinéa 3, (...) doit être interprété en ce sens qu’une juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne est tenue, lorsqu’une question de droit communautaire se pose devant elle, de déférer à son obligation de saisine, à moins qu’elle n’ait constaté que la question soulevée n’est pas pertinente ou que la disposition communautaire en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour ou que l’application correcte du droit communautaire s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable; l’existence d’une telle éventualité doit être évaluée en fonction des caractéristiques propres au droit communautaire, des difficultés particulières que présente son interprétation et du risque de divergences de jurisprudence à l’intérieur de la Communauté. » La portée de cette jurisprudence a été précisée notamment dans l’affaire João Filipe Ferreira da Silva e Brito et autres c. Estado português (C160/14, 9 septembre 2015). La CJUE s’y est prononcée ainsi : « 36. Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi cherche à savoir si, compte tenu de circonstances telles que celles en cause au principal, et, notamment, en raison du fait que des instances juridictionnelles inférieures ont adopté des décisions divergentes relatives à l’interprétation de la notion de « transfert d’établissement », au sens de l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2001/23, l’article 267, troisième alinéa, TFUE doit être interprété en ce sens qu’une juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un recours juridictionnel de droit interne est en principe tenue de saisir la Cour aux fins de l’interprétation de cette notion. À cet égard, s’il est vrai que la procédure instituée par l’article 267 TFUE est un instrument de coopération entre la Cour et les juridictions nationales, grâce auquel la première fournit aux secondes les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui leur sont nécessaires pour la solution du litige qu’elles sont appelées à trancher, il n’en demeure pas moins que, lorsqu’il n’existe aucun recours juridictionnel de droit interne contre la décision d’une juridiction nationale, cette dernière est, en principe, tenue de saisir la Cour, conformément à l’article 267, troisième alinéa, TFUE, dès lors qu’une question relative à l’interprétation du droit de l’Union est soulevée devant elle (voir arrêt Consiglio nazionale dei geologi et Autorità garante della concorrenza e del mercato, C136/12, EU:C:2013:489, point 25 et jurisprudence citée). S’agissant de la portée de ladite obligation, il résulte d’une jurisprudence consolidée depuis le prononcé de l’arrêt Cilfit e.a. (283/81, EU:C:1982:335) qu’une juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un recours juridictionnel de droit interne est tenue, lorsqu’une question du droit de l’Union se pose devant elle, de déférer à son obligation de saisine, à moins qu’elle n’ait constaté que la question soulevée n’est pas pertinente ou que la disposition du droit de l’Union concernée a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour ou que l’application correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable. La Cour a en outre précisé que l’existence d’une telle éventualité doit être évaluée en fonction des caractéristiques propres au droit de l’Union, des difficultés particulières que présente l’interprétation de ce dernier et du risque de divergences de jurisprudence à l’intérieur de l’Union (arrêt Intermodal Transports, C495/03, EU:C:2005:552, point 33). Certes, il appartient à la seule juridiction nationale d’apprécier si l’application correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable et, en conséquence, de décider de s’abstenir de soumettre à la Cour une question d’interprétation du droit de l’Union qui a été soulevée devant elle (voir arrêt Intermodal Transports, C495/03, EU:C:2005:552, point 37 et jurisprudence citée). À cet égard, l’existence, à elle seule, de décisions contradictoires rendues par d’autres juridictions nationales ne saurait constituer un élément déterminant susceptible d’imposer l’obligation énoncée à l’article 267, troisième alinéa, TFUE. La juridiction statuant en dernier ressort peut en effet estimer, nonobstant une interprétation déterminée d’une disposition du droit de l’Union effectuée par des juridictions subordonnées, que l’interprétation qu’elle se propose de donner de ladite disposition, différente de celle à laquelle se sont livrées ces juridictions, s’impose sans aucun doute raisonnable. Il convient toutefois de souligner que, en ce qui concerne le domaine considéré en l’occurrence et ainsi qu’il résulte des points 24 à 27 du présent arrêt, l’interprétation de la notion de « transfert d’établissement » a soulevé de nombreuses interrogations de la part d’un grand nombre de juridictions nationales qui, dès lors, se sont vues contraintes de saisir la Cour. Ces interrogations témoignent non seulement de l’existence de difficultés d’interprétation, mais également de la présence de risques de divergences de jurisprudence au niveau de l’Union. Il s’ensuit que, dans des circonstances telles que celles de l’affaire au principal, marquées à la fois par des courants jurisprudentiels contradictoires au niveau national au sujet de la notion de « transfert d’établissement », au sens de la directive 2001/23, et par des difficultés d’interprétation récurrentes de cette notion dans les différents États membres, une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un recours juridictionnel de droit interne doit déférer à son obligation de saisine de la Cour et ce afin d’écarter le risque d’une interprétation erronée du droit de l’Union. Il résulte des considérations qui précèdent qu’il y a lieu de répondre à la deuxième question que l’article 267, troisième alinéa, TFUE doit être interprété en ce sens qu’une juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un recours juridictionnel de droit interne est tenue de saisir la Cour d’une demande de décision préjudicielle relative à l’interprétation de la notion de « transfert d’établissement », au sens de l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2001/23, dans des circonstances, telles que celles de l’affaire au principal, marquées à la fois par des décisions divergentes d’instances juridictionnelles inférieures quant à l’interprétation de cette notion et par des difficultés d’interprétation récurrentes de celle-ci dans les différents États membres. » B. Les dispositions relatives à la reconnaissance et à l’exécution des décisions étrangères en matière civile et commerciale Le règlement no 44/2001 : version appliquée en l’espèce a) Texte du règlement Le règlement (CE) no 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (règlement Bruxelles I) est entré en vigueur le 1er mars 2002. Il remplaçait la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, et liait tous les États membres de l’Union européenne sauf le Danemark. Applicables dans la présente affaire, les dispositions citées ci-après sont restées en vigueur jusqu’au 10 janvier 2015, date de l’entrée en vigueur de la nouvelle version refondue. Les seizième à dix-huitième considérants du règlement Bruxelles I énonçaient ceci : « (16) La confiance réciproque dans la justice au sein de la Communauté justifie que les décisions rendues dans un État membre soient reconnues de plein droit, sans qu’il soit nécessaire, sauf en cas de contestation, de recourir à aucune procédure. (17) Cette même confiance réciproque justifie que la procédure visant à rendre exécutoire, dans un État membre, une décision rendue dans un autre État membre soit efficace et rapide. À cette fin, la déclaration relative à la force exécutoire d’une décision devrait être délivrée de manière quasi automatique, après un simple contrôle formel des documents fournis, sans qu’il soit possible pour la juridiction de soulever d’office un des motifs de non-exécution prévus par le présent règlement. (18) Le respect des droits de la défense impose toutefois que le défendeur puisse, le cas échéant, former un recours, examiné de façon contradictoire, contre la déclaration constatant la force exécutoire, s’il considère qu’un des motifs de non-exécution est établi. Une faculté de recours doit également être reconnue au requérant si la déclaration constatant la force exécutoire a été refusée. » Les articles pertinents du règlement se lisaient ainsi : Article 26 « 1. Lorsque le défendeur domicilié sur le territoire d’un État membre est attrait devant une juridiction d’un autre État membre et ne comparaît pas, le juge se déclare d’office incompétent si sa compétence n’est pas fondée aux termes du présent règlement. Le juge est tenu de surseoir à statuer aussi longtemps qu’il n’est pas établi que ce défendeur a été mis à même de recevoir l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent en temps utile pour se défendre ou que toute diligence a été faite à cette fin. (...) » Article 33 « 1. Les décisions rendues dans un État membre sont reconnues dans les autres États membres, sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure. En cas de contestation, toute partie intéressée qui invoque la reconnaissance à titre principal peut faire constater, selon les procédures prévues aux sections 2 et 3 du présent chapitre, que la décision doit être reconnue. (...) » Article 34 « Une décision n’est pas reconnue si : 1) la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis ; 2) l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent n’a pas été signifié ou notifié au défendeur défaillant en temps utile et de telle manière qu’il puisse se défendre, à moins qu’il n’ait pas exercé de recours à l’encontre de la décision alors qu’il était en mesure de le faire ; (...) » Article 35 « 1. De même, les décisions ne sont pas reconnues si les dispositions des sections 3, 4 et 6 du chapitre II ont été méconnues, ainsi que dans le cas prévu à l’article 72. Lors de l’appréciation des compétences mentionnées au paragraphe précédent, l’autorité requise est liée par les constatations de fait sur lesquelles la juridiction de l’État membre d’origine a fondé sa compétence. Sans préjudice des dispositions du paragraphe 1, il ne peut être procédé au contrôle de la compétence des juridictions de l’État membre d’origine. (...) » Article 36 « En aucun cas, la décision étrangère ne peut faire l’objet d’une révision au fond. » Article 37 § 1 « L’autorité judiciaire d’un État membre devant laquelle est invoquée la reconnaissance d’une décision rendue dans un autre État membre peut surseoir à statuer si cette décision fait l’objet d’un recours ordinaire. » Article 38 § 1 « Les décisions rendues dans un État membre et qui y sont exécutoires sont mises à exécution dans un autre État membre après y avoir été déclarées exécutoires sur requête de toute partie intéressée. » Article 41 « La décision est déclarée exécutoire (...) sans examen au titre des articles 34 et 35. La partie contre laquelle l’exécution est demandée ne peut, en cet état de la procédure, présenter d’observations. » Article 43 « 1. L’une ou l’autre partie peut former un recours contre la décision relative à la demande de déclaration constatant la force exécutoire. (...) Le recours est examiné selon les règles de la procédure contradictoire. (…) » Article 45 « 1. La juridiction saisie d’un recours prévu à l’article 43 (...) ne peut refuser ou révoquer une déclaration constatant la force exécutoire que pour l’un des motifs prévus aux articles 34 et 35. Elle statue à bref délai. En aucun cas la décision étrangère ne peut faire l’objet d’une révision au fond. » Article 46 § 1 « La juridiction saisie d’un recours prévu à l’article 43 (...) peut, à la requête de la partie contre laquelle l’exécution est demandée, surseoir à statuer, si la décision étrangère fait, dans l’État membre d’origine, l’objet d’un recours ordinaire ou si le délai pour le former n’est pas expiré ; dans ce dernier cas, la juridiction peut impartir un délai pour former ce recours. » Article 54 « La juridiction ou l’autorité compétente d’un État membre dans lequel une décision a été rendue délivre, à la requête de toute partie intéressée, un certificat en utilisant le formulaire dont le modèle figure à l’annexe V du présent règlement. » b) Exposé des motifs de la proposition de règlement Dans la mesure où il est pertinent en l’espèce, l’exposé des motifs de la proposition de règlement (CE) du Conseil concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale présentée par la Commission (document COM/99/0348 final, publié au Journal officiel des Communautés européennes, no C 376 E du 28 décembre 1999, pp. 1-17) énonçait ceci : « 2.2. Base juridique La matière couverte par la convention de Bruxelles relève depuis l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam de l’article 65 du traité CE et la base juridique de cette proposition est l’article 61, point c), de ce traité. La forme choisie, un règlement, se justifie pour plusieurs raisons. Il ne peut en effet être laissé de marge d’appréciation aux États membres non seulement quant à la détermination des règles de compétence, dont l’objectif est d’assurer la sécurité juridique au profit des citoyens et opérateurs économiques, mais encore quant à la procédure de reconnaissance et d’exécution qui répond à un impératif de clarté et d’homogénéité au sein des États membres. (...) Section 2 – Exécution Cette section décrit les modalités de la procédure à utiliser soit en vue de la reconnaissance formelle (...), soit en vue de l’exequatur aux fins de l’exécution dans un État membre autre que l’État d’origine du jugement. Bien entendu, cette procédure a pour objet de rendre exécutoire la décision exécutoire dans l’État d’origine et ne préjuge en rien des procédures visant à l’exécution proprement dite de cette décision dans l’État membre requis. Cette procédure est conçue de manière à permettre une décision très rapide. À cette fin, des modifications notables ont été apportées au mécanisme prévu dans la convention de Bruxelles. En premier lieu, la juridiction ou l’autorité compétente chargée de constater la force exécutoire dans l’État requis d’une décision n’a aucune possibilité de procéder de sa propre initiative, au vu de cette décision, à un contrôle de l’existence d’un des motifs de non-exécution prévus aux articles 41 et 42. Ces motifs ne peuvent être examinés, le cas échéant, que dans le cadre d’un recours de la partie contre laquelle l’exécution a été autorisée. Cette juridiction ou cette autorité compétente doit seulement exercer un contrôle formel des documents qui lui sont soumis à l’appui de la requête et qui sont prévus par le règlement. D’autre part, les motifs de non reconnaissance ou de non-exécution ont été fortement réduits. (...) Article 41 [correspondant à l’article 34 du règlement CE] Cet article fixe les seuls motifs qui peuvent être retenus par la juridiction saisie d’un recours pour refuser ou révoquer la déclaration constatant la force exécutoire de la décision. Dans un objectif d’amélioration de la libre circulation des jugements, ces motifs ont été réaménagés de manière restrictive. En premier lieu, l’adjonction, au point 1, de l’adverbe « manifestement » souligne le caractère exceptionnel du recours à l’ordre public. En second lieu, le motif le plus couramment évoqué par le débiteur pour faire échec à l’exécution a été revu pour éviter les abus de procédure. Il suffit, pour qu’il ne puisse être fait échec à l’exécution, que le défendeur défaillant dans l’État d’origine ait été assigné en temps utile et d’une manière telle qu’il ait eu la possibilité d’assurer sa défense. Une simple irrégularité formelle de la notification ou de la signification ne peut donc entraîner le rejet de la reconnaissance ou de l’exécution si elle n’a pas empêché le débiteur d’assurer sa défense. En outre, si le débiteur a été à même de former un recours dans l’État d’origine en invoquant une irrégularité procédurale et ne l’a pas fait, il ne peut être autorisé à soulever cette irrégularité procédurale comme motif de refus ou de révocation de la déclaration dans l’État requis. (...) » c) Jurisprudence de la CJUE Dans l’arrêt Klomps c. Michel (C-166/80, 16 juin 1981, Rec. p. I1593, EU:C:1981:137), la CJUE a précisé l’étendue des garanties que pose l’article 27, point 2, de la Convention de Bruxelles (correspondant en partie à l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I). Elle a jugé que cette disposition restait applicable dans une situation où le défendeur avait fait opposition contre un jugement rendu par défaut et où la juridiction compétente du pays d’origine avait déclaré l’opposition irrecevable au motif que le délai pour faire opposition était expiré. Elle a dit en outre que, même lorsqu’un tribunal de l’État d’origine avait jugé, à l’issue d’une procédure contradictoire distincte, que la signification ou la notification était régulière, la disposition précitée exigeait que le juge requis examinât néanmoins la question de savoir si cette signification ou notification avait été faite en temps utile pour que le défendeur pût se défendre. Dans l’arrêt ASML Netherlands BV c. Semiconductor Industry Services GmbH (SEMIS), précité, la CJUE a dû répondre à la question de savoir si la condition d’avoir été « en mesure d’exercer un recours à l’encontre de la décision rendue par défaut », au sens de l’article 34, point 2 in fine, du règlement Bruxelles I, impliquait que cette décision devait avoir été régulièrement signifiée ou notifiée au défendeur défaillant ou s’il suffisait que celui-ci eût tout simplement eu connaissance de son existence au stade de la procédure d’exécution dans l’État requis. Elle a tenu le raisonnement suivant : « 20. (...) [L]’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 requiert non pas nécessairement la régularité de la signification ou de la notification de l’acte introductif d’instance, mais le respect effectif des droits de la défense. Enfin, ledit article 34, point 2, prévoit une exception au refus de reconnaissance et d’exécution de la décision, à savoir le cas où le défendeur défaillant n’a pas exercé de recours à l’encontre de celle-ci alors qu’il était en mesure de le faire. Dès lors, il y a lieu d’interpréter l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 à la lumière des objectifs et du système dudit règlement. En ce qui concerne, en premier lieu, les objectifs dudit règlement, il ressort de ses deuxième, sixième, seizième et dix-septième considérants qu’il vise à assurer la libre circulation des décisions émanant des États membres en matière civile et commerciale en simplifiant les formalités en vue de leur reconnaissance et de leur exécution rapides et simples. Cet objectif ne saurait toutefois être atteint en affaiblissant, de quelque manière que ce soit, les droits de la défense (...) La même exigence résulte du dix-huitième considérant du règlement no 44/2001, en vertu duquel le respect des droits de la défense impose que le défendeur puisse, le cas échéant, former un recours, examiné de façon contradictoire, contre la déclaration constatant la force exécutoire d’une décision, s’il considère que l’un des motifs de non-exécution est établi. (...) En second lieu, en ce qui concerne le système établi par le règlement no 44/2001 en matière de reconnaissance et d’exécution, il importe de relever (...) que le respect des droits du défendeur défaillant est assuré par un double contrôle. Durant la procédure initiale dans l’État d’origine, il résulte en effet de l’application combinée des articles 26, paragraphe 2, du règlement no 44/2001 et 19, paragraphe 1, du règlement no 1348/2000 que le juge saisi est tenu de surseoir à statuer aussi longtemps qu’il n’est pas établi soit que le défendeur défaillant a été mis à même de recevoir l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent en temps utile pour se défendre, soit que toute diligence a été faite à cette fin. Durant la procédure de reconnaissance et d’exécution dans l’État requis, si le défendeur exerce un recours contre la déclaration constatant la force exécutoire de la décision rendue dans l’État d’origine, le juge statuant sur ce recours peut être amené à examiner un motif de refus de reconnaissance ou d’exécution, tel que celui visé à l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001. C’est à la lumière de ces considérations qu’il convient de déterminer si, en cas d’absence de signification ou de notification de la décision rendue par défaut, la simple connaissance de l’existence de cette décision au stade de la procédure d’exécution par la personne contre laquelle l’exécution est demandée suffit pour juger que cette personne était en mesure, au sens de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001, d’exercer un recours contre ladite décision. Dans l’affaire au principal, il est constant que le jugement par défaut n’a pas été signifié ni notifié au défendeur défaillant, de sorte que ce dernier n’a pas eu connaissance du contenu de ce jugement. Or, ainsi que l’ont fait valoir à bon droit les gouvernements autrichien, allemand, néerlandais et polonais ainsi que la Commission des Communautés européennes dans leurs observations présentées devant la Cour, l’exercice d’un recours contre une décision n’est possible que si l’auteur de ce recours a été mis à même de connaître le contenu de celle-ci, la simple connaissance de l’existence de cette décision ne suffisant pas à cet effet. En effet, la possibilité pour le défendeur d’exercer un recours effectif lui permettant de faire valoir ses droits, au sens de la jurisprudence rappelée aux points 27 et 28 du présent arrêt, requiert qu’il puisse prendre connaissance des motifs de la décision rendue par défaut afin de pouvoir les contester utilement. Il s’ensuit que seule la connaissance par le défendeur défaillant du contenu de la décision rendue par défaut permet de garantir, conformément aux exigences de respect des droits de la défense et de l’exercice effectif de ceux-ci, que ce défendeur a été en mesure, au sens de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001, d’exercer un recours à l’encontre de cette décision devant le juge de l’État d’origine. (...) L’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 n’implique pas cependant que le défendeur soit tenu d’accomplir des démarches nouvelles allant au-delà d’une diligence normale dans la défense de ses droits, telles que celles consistant à s’informer du contenu d’une décision rendue dans un autre État membre. Par conséquent, pour considérer que le défendeur défaillant a été en mesure, au sens de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001, d’exercer un recours contre une décision rendue par défaut à son encontre, il doit avoir eu connaissance du contenu de cette décision, ce qui suppose que celle-ci lui ait été signifiée ou notifiée. (...) Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre aux questions posées que l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens qu’un défendeur ne saurait être « en mesure » d’exercer un recours contre une décision rendue par défaut à son encontre que s’il a eu effectivement connaissance du contenu de celle-ci, par voie de signification ou de notification effectuée en temps utile pour lui permettre de se défendre devant le juge de l’État d’origine. » Dans l’arrêt Bernardus Hendrikman et Maria Feyen c. Magenta Druck & Verlag GmbH (C-78/95, 10 octobre 1996, Rec. p. I-4943, EU:C:1996:380), la CJUE a déclaré que le défendeur restait « défaillant », au sens de l’article 27, point 2, de la Convention de Bruxelles, lorsqu’il avait luimême ignoré la procédure entamée contre lui et qu’un avocat qu’il n’avait pas mandaté avait comparu en son nom, et ce, même si la procédure devant le juge d’origine avait pris un caractère contradictoire. Dans l’arrêt Trade Agency Ltd c. Seramico Investments Ltd (C619/10, 6 septembre 2012), la CJUE était saisie de la question de savoir si, lorsqu’une décision rendue par défaut dans l’État d’origine était accompagnée du certificat visé à l’annexe V du règlement Bruxelles I, le juge de l’État requis pouvait néanmoins vérifier la concordance entre les informations figurant sur ledit certificat et les éléments de preuve. Elle a dit ceci : « 32. S’agissant précisément du motif mentionné à l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001, auquel renvoie l’article 45, paragraphe 1, de ce dernier, il y a lieu de constater qu’il vise à assurer le respect des droits du défendeur défaillant au cours de la procédure ouverte dans l’État membre d’origine à travers un système de double contrôle (...) En vertu de ce système le juge de l’État membre requis est tenu de refuser ou de révoquer, en cas de recours, l’exécution d’une décision étrangère rendue par défaut, si l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent n’a pas été signifié ou notifié au défendeur défaillant en temps utile et de telle manière que celui-ci puisse se défendre, à moins qu’il n’ait pas exercé de recours à l’encontre de cette décision devant les juridictions de l’État membre d’origine, alors qu’il était en mesure de le faire. Or, dans ce contexte, il est constant que le fait de savoir si ledit défendeur a reçu notification de l’acte introductif d’instance constitue un élément pertinent de l’appréciation globale, de nature factuelle (...), qui doit être conduite par le juge de l’État membre requis afin de vérifier si ce défendeur a disposé du temps nécessaire en vue de préparer sa défense ou d’entreprendre les démarches nécessaires pour éviter une décision rendue par défaut. Cela étant, il importe alors de relever que le fait que la décision étrangère est accompagnée du certificat ne saurait limiter l’étendue de l’appréciation qui doit être effectuée, en vertu du double contrôle, par le juge de l’État membre requis, dès lors qu’il analyse le motif de contestation mentionné à l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001. (...) Ensuite, il y a lieu de relever (...) que dans la mesure où la juridiction ou l’autorité compétente pour délivrer ce certificat ne correspond pas nécessairement à celle qui a rendu la décision dont l’exécution est demandée, ces mêmes informations ne peuvent que présenter un caractère purement indicatif, ayant une valeur de simple renseignement. Cela découle également du caractère seulement éventuel de la production dudit certificat, à défaut de laquelle, conformément à l’article 55 du règlement no 44/2001, le juge de l’État membre requis, compétent pour délivrer la déclaration constatant la force exécutoire, peut accepter un document équivalent ou, s’il s’estime suffisamment éclairé, se dispenser de réclamer cette production. Enfin (...), il importe de préciser que, ainsi qu’il ressort du libellé même de l’annexe V dudit règlement, les informations contenues dans le certificat se limitent à l’indication de la « [d]ate de la signification ou de la notification de l’acte introductif d’instance, au cas où la décision a été rendue par défaut », sans pour autant faire mention d’autres indications utiles afin de vérifier si le défendeur a été mis en mesure de se défendre, telles que notamment les modalités de signification et notification ou l’adresse de ce dernier. Il s’ensuit que, dans le cadre de l’analyse du motif de contestation visé à l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001, auquel renvoie l’article 45, paragraphe 1, de celui-ci, le juge de l’État membre requis est compétent pour procéder à une appréciation autonome de l’ensemble des éléments de preuve et pour vérifier ainsi, le cas échéant, la concordance entre ceux-ci et les informations figurant dans le certificat, afin d’évaluer, en premier lieu, si le défendeur défaillant a reçu la signification ou la notification de l’acte introductif d’instance et, en second lieu, si cette éventuelle signification ou notification a été effectuée en temps utile et de telle manière qu’il puisse se défendre. (...) En effet, la Cour a déjà jugé qu’il ressort expressément des considérants 16 à 18 du règlement no 44/2001 que le système de recours prévu à l’encontre de la reconnaissance ou de l’exécution d’une décision vise à établir un juste équilibre entre, d’une part, la confiance réciproque dans la justice au sein de l’Union et, d’autre part, le respect des droits de la défense, qui impose que le défendeur puisse, le cas échéant, former un recours, examiné de façon contradictoire, contre la déclaration constatant la force exécutoire, s’il considère que l’un des motifs de non-exécution est établi (voir, en ce sens, arrêt du 28 avril 2009, Apostolides, C420/07, Rec. p. I3571, point 73). (...) Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la première question que l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001, auquel renvoie l’article 45, paragraphe 1, de ce règlement, lu en combinaison avec les considérants 16 et 17 dudit règlement, doit être interprété en ce sens que, lorsque le défendeur forme un recours contre la déclaration constatant la force exécutoire d’une décision rendue par défaut dans l’État membre d’origine et accompagnée du certificat, en faisant valoir qu’il n’avait pas reçu notification de l’acte introductif d’instance, le juge de l’État membre requis, saisi dudit recours, est compétent pour vérifier la concordance entre les informations figurant dans ledit certificat et les preuves. » D’autre part, dans l’arrêt Apostolides c. Orams (C-420/07, 28 avril 2009, Rec. p. I3571, EU:C:2009:271), la CJUE a dit ceci : « 55. À titre liminaire, il y a lieu de rappeler que l’article 34 du règlement no 44/2001 doit recevoir une interprétation stricte en ce qu’il constitue un obstacle à la réalisation de l’un des objectifs fondamentaux dudit règlement (...) S’agissant plus précisément du recours à la clause de l’ordre public, figurant à l’article 34, point 1, de ce règlement, il ne doit jouer que dans des cas exceptionnels (...) (...) (...) [I]l ressort des seizième à dix-huitième considérants du règlement no 44/2001 que le système de recours qu’il prévoit à l’encontre de la reconnaissance ou de l’exécution d’une décision vise à établir un juste équilibre entre, d’une part, la confiance réciproque dans la justice au sein de l’Union, qui justifie que les décisions rendues dans un État membre soient, en principe, reconnues et déclarées exécutoires de plein droit dans un autre État membre, et, d’autre part, le respect des droits de la défense, qui impose que le défendeur puisse, le cas échéant, former un recours, examiné de façon contradictoire, contre la déclaration constatant la force exécutoire, s’il considère que l’un des motifs de non-exécution est établi. La Cour a eu l’occasion, dans son arrêt du 14 décembre 2006, ASML (C283/05, Rec. p. I12041), de souligner les différences entre l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 et l’article 27, point 2, de la convention du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (...) Ledit article 34, point 2, à la différence dudit article 27, point 2, requiert non pas nécessairement la régularité de la signification ou de la notification de l’acte introductif d’instance, mais plutôt le respect effectif des droits de la défense (...) En effet, aux termes des articles 34, point 2, et 45, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, la reconnaissance ou l’exécution d’une décision rendue par défaut doit être refusée, en cas de recours, si l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent n’a pas été signifié ou notifié au défendeur défaillant en temps utile et de telle manière qu’il puisse se défendre, à moins que ce dernier n’ait pas exercé de recours à l’encontre de cette décision devant les juridictions de l’État membre d’origine alors qu’il était en mesure de le faire. Il ressort du libellé desdites dispositions qu’une décision rendue par défaut sur la base d’un acte introductif d’instance non signifié au défendeur défaillant en temps utile et de telle manière qu’il puisse se défendre doit être reconnue si ce dernier n’a pas pris l’initiative d’introduire un recours contre ce jugement, alors qu’il était en mesure de le faire. (...) Au vu de ce qui précède, il convient de répondre à la (...) question [préjudicielle] que la reconnaissance ou l’exécution d’une décision prononcée par défaut ne peuvent pas être refusées au titre de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 lorsque le défendeur a pu exercer un recours contre la décision rendue par défaut et que ce recours lui a permis de faire valoir que l’acte introductif d’instance ou l’acte équivalent ne lui avait pas été signifié ou notifié en temps utile et de telle manière qu’il puisse se défendre. » Le règlement no 1215/2012 : nouvelle version refondue La nouvelle version du règlement Bruxelles I (règlement Bruxelles Ibis), issue du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (refonte), est entrée en vigueur le 10 janvier 2015. L’article 39 de ce nouveau texte supprime la procédure d’exequatur et consacre le caractère exécutoire de plein droit des jugements rendus dans un autre État membre. Il est ainsi libellé : « Une décision rendue dans un État membre et qui est exécutoire dans cet État membre jouit de la force exécutoire dans les autres États membres sans qu’une déclaration constatant la force exécutoire soit nécessaire. » Toutefois, l’article 45 § 1 de la nouvelle version reprend les termes de l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I : « À la demande de toute partie intéressée, la reconnaissance d’une décision est refusée: a) si la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis ; b) dans le cas où la décision a été rendue par défaut, si l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent n’a pas été notifié ou signifié au défendeur en temps utile et de telle manière qu’il puisse se défendre, à moins qu’il n’ait pas exercé de recours à l’encontre de la décision alors qu’il était en mesure de le faire ; (...) » C. Les dispositions relatives à la signification et à la notification des actes judiciaires Avant le 1er mai 2004, date de l’adhésion de Chypre et de la Lettonie à l’Union européenne, la signification et la notification des actes judiciaires entre ces deux pays était régie par la Convention de La Haye du 15 novembre 1965 relative à la signification et la notification à l’étranger des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile ou commerciale, ratifiée tant par Chypre (où elle était en vigueur depuis le 1er juin 1983) que par la Lettonie (où elle était en vigueur depuis le 1er novembre 1995). Cette convention s’applique dans tous les cas où un acte judiciaire ou extrajudiciaire doit être transmis à l’étranger pour y être signifié ou notifié, sauf si l’adresse du destinataire de l’acte n’est pas connue. Depuis l’adhésion de Chypre et de la Lettonie à l’Union européenne, le 1er mai 2004, la signification et la notification des actes judiciaires sont régies par le règlement (CE) relatif à la signification et à la notification dans les États membres des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile et commerciale. La première version de ce règlement (règlement (CE) no 1348/2000 du Conseil du 29 mai 2000) a été abrogée et remplacée le 30 décembre 2007 par une nouvelle version (règlement (CE) nº 1393/2007 du Parlement européen et du Conseil du 13 novembre 2007). III. LE DROIT PERTINENT DE L’ÉTAT DÉFENDEUR À l’époque des faits, les articles pertinents de la loi lettonne sur la procédure civile (Civilprocesa likums) étaient ainsi libellés : Article 8 § 1 « Le tribunal établit les circonstances de l’affaire en appréciant des preuves obtenues conformément à la loi. » Article 9 « 1. Les parties ont des droits procéduraux égaux. Le tribunal assure aux parties la possibilité d’exercer de façon égale les droits qui leur sont accordés pour la défense de leurs intérêts. » Article 230 § 1 « Dans la décision [lēmums, ne tranchant pas le litige sur le fond], le tribunal ou le juge indiquent : (...) 7) les modalités et les délais de recours contre la décision. » Article 637 § 2 « La reconnaissance de la décision étrangère n’est refusée qu’en présence de l’un des motifs suivants : (...) 2) la décision étrangère n’est pas devenue exécutoire conformément à la loi ; 3) le défendeur n’a pas pu défendre ses droits, notamment s’il s’agit d’un défendeur défaillant qui n’a pas été dûment et promptement cité à comparaître devant le tribunal, à moins que ce défendeur ait manqué à exercer un recours à l’encontre de la décision alors qu’il était en mesure de le faire ; (...) 6) il serait contraire à l’ordre public [sabiedriskā iekārta] de Lettonie de reconnaître la décision étrangère ; (...) » Article 644 « 1. Une fois qu’elle a été reconnue, la décision étrangère qui est exécutoire dans l’État où elle a été prise est exécutée conformément à la présente loi. S’agissant des modalités d’exécution d’un jugement prévues par le règlement du Conseil no 44/2001 (...), les dispositions du [présent] chapitre (...) relatives à la reconnaissance des décisions des juridictions étrangères s’appliquent dans la mesure où [le règlement no 44/2001] le permet. » IV. LES ÉLÉMENTS PERTINENTS DU DROIT CHYPRIOTE En vertu des dispositions pertinentes du droit chypriote communiquées par le gouvernement chypriote (paragraphe 10 ci-dessus), le défendeur contre lequel un jugement a été rendu par défaut peut faire opposition contre ce jugement (Order 17, Règle 10 des règles de procédure civile). Cette possibilité n’est soumise à aucun délai ; cependant, le défendeur doit fournir une justification raisonnable pour sa noncomparution. Ainsi, il ressort de la jurisprudence chypriote que le défendeur peut former opposition dans deux hypothèses : a) lorsqu’il n’a pas été dûment convoqué devant le juge du fond – dans ce cas, le juge a l’obligation d’annuler le jugement rendu par défaut, il ne jouit sur ce point d’aucun pouvoir d’appréciation ; b) lorsqu’il a été dûment convoqué, mais qu’il produit une déclaration sous serment (affidavit) qui contient des arguments défendables et qui explique la raison de sa non-comparution (par exemple, il n’était pas au courant du procès, il avait mandaté un avocat pour comparaître en son nom mais l’avocat ne l’a pas fait, il a commis de bonne foi une erreur excusable quant aux délais de comparution, etc.). Dans ce cas, le tribunal peut faire droit à l’opposition, mais il n’est pas obligé de le faire (arrêt de la Cour suprême chypriote dans l’affaire Phylactou c. Michael (1982, 1 A.A.D., 204)).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants, M. K.S. et sa femme, Mme M.S., sont nés respectivement en 1939 et en 1942 ; ils résident à Lauf. A. La genèse de l’affaire En 2006, les services secrets allemands (Bundesnachrichtendienst) achetèrent à un certain K., pour une importante somme d’argent, un support de données qui contenait des informations financières provenant de la Liechtenstein L. Bank et relatives à 800 personnes. Ces données avaient été illégalement copiées par K., ancien employé de la L. Bank. Le support de données fut ensuite remis aux autorités fiscales allemandes, qui ouvrirent alors, notamment contre les requérants, des poursuites pour évasion fiscale. B. Le mandat de perquisition et la perquisition du domicile Le 10 avril 2008, le tribunal de district de Bochum (« le tribunal de district »), sur demande du parquet de Bochum, délivra un mandat de perquisition du domicile des requérants, qui étaient soupçonnés de s’être rendus coupables d’évasion fiscale entre 2002 et 2006. Le mandat autorisait la saisie de papiers et autres documents concernant le patrimoine des requérants en Allemagne et à l’étranger, en particulier de documents contenant des informations relatives à des fondations et de tous autres documents susceptibles d’aider à déterminer le véritable montant de l’impôt qui aurait dû être acquitté depuis 2002. Le mandat de perquisition indiquait qu’au cours de ses enquêtes dirigées contre un autre suspect, le parquet avait été informé que les requérants avaient constitué la « K. Foundation » le 17 janvier 2000 et la « T.U. S.A. » le 14 juin 2000. Le mandat précisait qu’ils étaient soupçonnés d’avoir réalisé, par l’intermédiaire de ces deux sociétés, des placements financiers auprès de la L. Bank au Liechtenstein, pour lesquels ils étaient assujettis à l’impôt en Allemagne. Il ajoutait que, dans leurs déclarations de revenus de 2002 à 2006, les requérants avaient omis de déclarer environ 50 000 (EUR) euros d’intérêts annuels, ainsi que le capital de la K. Foundation et de la T.U. S.A., faits constitutifs de fraude fiscale pour des montants de 16 360 EUR en 2002, 24 270 EUR en 2003, 22 500 EUR en 2004, 18 512 EUR en 2005 et 18 000 EUR en 2006. Le mandat exposait enfin que la perquisition du domicile était requise compte tenu de l’urgente nécessité de recueillir d’autres preuves et qu’elle était proportionnée au regard de la mise en balance de la gravité des infractions reprochées et des droits constitutionnels des requérants. Le 23 septembre 2008, l’appartement des requérants fut perquisitionné et une enveloppe contenant des documents de la L. Bank ainsi que cinq dossiers informatiques furent saisis. C. La procédure devant le tribunal de district de Bochum Les requérants contestèrent le mandat de perquisition, arguant qu’il n’avait pas été délivré conformément au droit. Ils estimaient en effet qu’il était fondé sur des éléments de preuve qui avaient été obtenus en violation du droit international, en particulier de la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale du 20 avril 1959 et de la Convention relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime du 8 novembre 1990, les données en question ayant été dérobées à la L. Bank et achetées par les services secrets. Ils considéraient par ailleurs que l’acquisition de ces données avait également violé le droit interne en ce que les services secrets n’étaient pas habilités à recueillir des données fiscales. Un tel acte était en effet, selon eux, contraire aux articles 17(1) et 17(2)(2) de la loi sur la concurrence déloyale (« divulgation de secrets officiels » (Geheimnisverrat)) et donc constitutif d’une infraction en vertu du droit allemand. Invoquant enfin le principe de droit allemand consacrant la séparation des services secrets et des autorités de police et de poursuite (Trennungsprinzip), les requérants soutenaient que les services secrets n’étaient pas autorisés à transmettre des données fiscales aux autorités financières ou de poursuite. Le 8 avril 2009, le tribunal de district de Bochum rejeta le recours. Il confirma la légalité de la perquisition du domicile, qu’il estima avoir été effectuée sur le fondement d’un mandat de perquisition conforme au droit. Il ne vit aucune illégalité dans le fait que le mandat avait été basé sur les informations contenues dans le support de données provenant du Liechtenstein, considérant que les données n’avaient été saisies ni en violation directe du droit international ni au prix d’un contournement des traités internationaux. Le tribunal de district de Bochum estima également que les services secrets n’avaient joué qu’un rôle passif dans l’acquisition des informations contenues dans le support de données et que la délivrance du mandat litigieux sur la base de celles-ci était donc justifiée. Il considéra que rien n’indiquait que les services secrets eussent incité un tiers à dérober des données : ils les avaient simplement acceptées lorsqu’elles leur avaient été offertes par le tiers concerné, et le fait qu’ils avaient pu rétribuer le vendeur ne changeait en rien le caractère passif du rôle qu’ils avaient joué. Pour le tribunal, en acquérant le support de données selon les règles prescrites et en remettant les informations aux autorités de poursuite les services secrets n’avaient pas méconnu leurs attributions, étant donné que le support de données contenait 9 600 séries de données concernant des flux financiers internationaux. D. La procédure devant le tribunal régional de Bochum Le 7 août 2009, le tribunal régional de Bochum rejeta le recours des requérants. Il estima que le mandat de perquisition était légal, indépendamment du point de savoir si les autorités allemandes avaient enfreint le droit pénal interne pour obtenir les preuves. Il considéra en effet que, à supposer même que les autorités allemandes se fussent rendues coupables de « complicité » (Begünstigung, article 257 § 1 du code pénal allemand) et d’« d’assistance à la divulgation de secrets officiels » (Beihilfe zum Geheimnisverrat, articles 17(1) et 17(2)(2) de la loi sur la concurrence déloyale, combinés avec l’article 27 du code pénal allemand) en achetant à K. les données provenant du Liechtenstein et que K. eût commis une infraction d’« espionnage industriel » (Betriebsspionage, article 17(2)(1) de la loi sur la concurrence déloyale), cela ne remettait pas en cause la légalité du mandat. Il se déclara sceptique quant à l’allégation des requérants selon laquelle les données avaient été obtenues en violation du droit international. Concernant la question de savoir si des preuves obtenues illégalement pouvaient être utilisées dans une procédure pénale, le tribunal régional renvoya à une décision qu’il avait rendue le 22 avril 2008 dans une affaire similaire et relativement au même support de données et dans laquelle il avait déclaré que l’intérêt de poursuivre les suspects prévalait sur les possibles violations du droit pénal dès lors que l’acte criminel principal du « vol de données » avait été commis par un tiers et non pas par les autorités allemandes. Il rappela que, conformément à une jurisprudence constante de la Cour fédérale de justice, des preuves recueillies illégalement par un tiers pouvaient généralement être produites dans un procès pénal, sauf si elles avaient été obtenues par la contrainte ou par la force. Il considéra également que l’utilisation des données « dérobées » concernait non pas un domaine essentiel de la vie privée des requérants mais leurs activités commerciales et que le « vol de données » n’avait pas porté atteinte au premier chef aux droits des requérants, mais au droit à la protection des données de la banque à laquelle elles avaient été « dérobées ». Il estima donc que les données provenant du Liechtenstein pouvaient être admises en tant que preuves et fondement du mandat de perquisition. Quant à la présumée violation du droit international, il déclara qu’une telle violation ne pouvait entraîner l’illégalité du mandat de perquisition, d’une part parce que le droit international ne reconnaissait aucun droit subjectif aux requérants, et, d’autre part, parce que l’utilisation des preuves ne constituait pas en ellemême une violation du droit international. E. La procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale Le 11 septembre 2009, les requérants introduisirent un recours devant la Cour constitutionnelle fédérale. Ils estimaient que le tribunal régional et le tribunal de district auraient dû juger que le mandat de perquisition était illégal au motif que l’utilisation des données provenant du Liechtenstein comme fondement d’un mandat de perquisition avait violé des traités internationaux et la souveraineté du Liechtenstein, qui avait protesté contre l’utilisation de ces données. Ils soutenaient également que, fondé sur des preuves obtenues par les services secrets et transmises aux autorités de poursuite en violation du droit interne, le mandat de perquisition avait porté atteinte à leur droit au respect de leur domicile garanti par l’article 13 de la Loi fondamentale. Ils plaidaient que l’achat des données à K. s’analysait en une infraction et que le droit allemand n’habilitait pas les services secrets à acheter de telles données. Ils estimaient par ailleurs qu’en transférant les données provenant du Liechtenstein aux autorités financières et de poursuite les services secrets avaient violé le principe de séparation des services secrets et des autorités de poursuite qui était en vigueur en Allemagne. Selon eux, la violation du droit interne était si grave que les juridictions pénales auraient dû conclure que les données provenant du Liechtenstein ne pouvaient servir de fondement à un mandat de perquisition et déclarer le mandat litigieux illégal. Le 9 novembre 2010, la Cour constitutionnelle fédérale déclara le recours constitutionnel manifestement mal fondé et conclut que le fait que le mandat de perquisition eût été fondé sur les données provenant du Liechtenstein n’avait pas porté atteinte à l’article 13 de la Loi fondamentale. La Cour constitutionnelle fédérale rappela qu’aucune règle absolue n’interdisait l’utilisation dans un procès pénal de preuves recueillies en violation des règles procédurales (comparer avec le paragraphe 28 cidessous). Elle souligna également qu’il convenait de garder à l’esprit qu’il ne s’agissait pas, en l’espèce, de savoir si des preuves pouvaient être admises dans un procès pé nal, mais seulement si des preuves qui avaient pu être obtenues en violation des règles procédurales pouvaient servir de fondement à un mandat de perquisition dans le cadre d’une enquête pénale. Elle ajouta que l’irrecevabilité d’une preuve au procès pénal n’emportait pas automatiquement son irrecevabilité à tous les stades de l’enquête pénale. La Cour rappela également qu’il ne lui appartenait pas de se substituer aux autorités dans l’interprétation et l’application du droit interne, mais qu’il lui revenait d’examiner, au regard de la Loi fondamentale, les décisions prises par les autorités dans l’exercice de leur marge d’appréciation. Appliquant ces principes généraux au cas d’espèce, la Cour constitutionnelle fédérale jugea d’emblée qu’il n’était pas nécessaire de se prononcer sur la question de savoir si les données avaient été obtenues en violation du droit interne ou international, ou du principe de séparation des services secrets et des autorités de poursuite en Allemagne, puisque le tribunal régional avait précisé dans sa décision qu’il avait pour statuer supposé correcte l’allégation des requérants selon laquelle ces preuves avaient été recueillies en violation du droit interne et du droit international, y compris du droit pénal. La Cour constitutionnelle fédérale conclut que le fait pour le tribunal régional d’avoir fondé son appréciation juridique sur la supposition selon laquelle les données avaient été obtenues en violation du droit interne et/ou international ne pouvait être considéré comme arbitraire et ne portait donc pas atteinte à l’article 13 de la Loi fondamentale. Selon elle, la conclusion du tribunal régional selon laquelle les requérants ne pouvaient invoquer le droit international en leur faveur ne faisait qu’exprimer une opinion juridique différente, sans méconnaître les droits fondamentaux des requérants. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle fédérale jugea raisonnable l’appréciation juridique faite par le tribunal de district et le tribunal régional quant à la non-violation du principe de séparation des services secrets et des autorités de poursuite, dans la mesure où il ressortait des faits de l’espèce que c’était K. qui, de sa propre initiative, avait offert les données aux services secrets et que rien n’indiquait que ces derniers eussent ordonné ou coordonné le « vol de données ». Pour la haute juridiction, recueillir des données de cette manière et les transmettre aux autorités de poursuite ne pouvait violer le principe de séparation ni, par conséquent, emporter inconstitutionnalité du mandat de perquisition pour la délivrance duquel elles avaient servi de fondement. La Cour constitutionnelle fédérale jugea également que l’appréciation juridique du tribunal régional, qui avait abouti à la conclusion selon laquelle le mandat de perquisition pouvait se fonder sur les données provenant du Liechtenstein, avait suffisamment tenu compte des droits fondamentaux des requérants dès lors que, pour y parvenir, le tribunal était parti de la supposition la plus favorable aux requérants, à savoir que ces preuves avaient été recueillies en violation du droit interne. La Cour constitutionnelle fédérale considéra enfin que le tribunal régional avait ménagé un juste équilibre entre les différents intérêts en jeu. Selon elle, la violation alléguée du droit interne et/ou international n’emportait pas une interdiction impérative d’utiliser les preuves dans la procédure litigieuse. La haute juridiction estima par ailleurs que le tribunal régional avait souligné à juste titre que les données ne relevaient pas d’un domaine essentiel de la vie privée des requérants mais de leurs activités commerciales. Elle jugea que, ce faisant, il avait reconnu l’intérêt déterminant en jeu, à savoir le droit des requérants à l’inviolabilité de leur domicile, et en avait suffisamment tenu compte, rien n’indiquant que les autorités allemandes eussent volontairement et systématiquement méconnu le droit international ou le droit interne pour obtenir le support de données. F. La procédure pénale devant le tribunal de district de Nuremberg Le 2 août 2012, le tribunal de district de Nuremberg relaxa les requérants de l’infraction d’évasion fiscale, estimant qu’il n’avait pas été prouvé au-delà de tout doute raisonnable que le capital de la fondation constituée par ces derniers eût été investi de manière à rapporter des intérêts. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Les dispositions de la Constitution allemande (« la Loi fondamentale ») L’article 13 de la Loi fondamentale, qui garantit l’inviolabilité du domicile, est ainsi libellé : Article 13 de la Loi fondamentale « (1) Le domicile est inviolable. (2) Des perquisitions ne peuvent être ordonnées que par le juge ainsi que, s’il y a péril en la demeure, par les autres organes prévus par les lois ; elles ne peuvent être effectuées que dans la forme y prescrite (...) » B. Les dispositions du code de procédure pénale Les règles et garanties relatives à la perquisition du domicile d’une personne et la saisie des objets trouvés pendant la perquisition sont exposées dans les articles 102 à 108 du code de procédure pénale, dont les parties pertinentes sont ainsi libellées : Article 102 « Il peut être procédé à la perquisition du domicile ainsi qu’à la fouille à corps et à la fouille des effets de la personne soupçonnée d’être l’auteur d’une infraction, d’y avoir pris part, de l’avoir facilitée ou d’être l’auteur d’un recel, s’il s’agit d’arrêter cette personne ou s’il y a lieu de présumer que la perquisition pourra conduire à la découverte de preuves. » Article 105 « (1) Les perquisitions ne peuvent être ordonnées que par le juge, et en cas de grande urgence par le ministère public et ses auxiliaires (...) » C. Les règles et pratiques sur la recevabilité des preuves La seule règle générale que contienne le code allemand concernant la recevabilité des preuves est l’article 136a, qui prévoit que les aveux obtenus par la torture, par des traitements inhumains ou dégradants ou par une contrainte illégale ne peuvent être utilisés comme moyen de preuve contre l’accusé. En dehors de l’interdiction consacrée par l’article 136a, en revanche, selon une jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle fédérale (voir, entre autres, les arrêts nos 2 BvR 2017/94 et 2 BvR 2039/94 du 1er mars 2000, et no 2 BvR 784/08 du 28 juillet 2008) et de la Cour fédérale de justice (voir, entre autres, l’arrêt no 5 StR 190/91 du 27 février 1992), aucune règle absolue n’interdit l’utilisation dans un procès pénal de preuves recueillies en violation des règles procédurales (Beweisverwertungsverbot). Les juridictions doivent en principe tenir compte de toutes les preuves disponibles pour établir objectivement si un accusé est coupable ou non, car un État ne peut fonctionner s’il ne garantit pas que les auteurs d’infraction seront poursuivis et condamnés (Cour constitutionnelle fédérale, no 2 BvL 7/71 du 19 juillet 1972). L’interdiction d’utiliser une preuve doit donc demeurer une exception (Cour constitutionnelle fédérale, no 3 StR 181/98 du 11 novembre 1998). Pareille interdiction est toutefois impérative lorsque l’on est en présence d’une violation grave, délibérée ou arbitraire des règles procédurales qui a systématiquement ignoré les garanties constitutionnelles, ou lorsque la preuve a été obtenue en violation de droits constitutionnels qui relèvent d’un domaine essentiel de la vie privée (voir, entre autres, l’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale, no 2 BvR 1027/02 du 12 avril 2005). La question de savoir si l’utilisation d’une preuve doit être interdite ne peut être tranchée de manière générale mais doit être déterminée au cas par cas.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est journaliste de profession. Le 15 octobre 2003, il fit paraître dans l’hebdomadaire L’Illustré un article intitulé « Drame du GrandPont à Lausanne – la version du chauffard – l’interrogatoire du conducteur fou ». L’article en question concernait une procédure pénale dirigée contre M.B., un automobiliste ayant été placé en détention préventive pour avoir foncé sur des piétons avant de se jeter du pont de Lausanne le 8 juillet 2003. Cet incident, qui avait fait trois morts et huit blessés, avait suscité beaucoup d’émotion et d’interrogations en Suisse. L’article commençait de la manière suivante : « Nom : B. Prénom : M. Né le 1er janvier 1966 à Tamanrasset (Algérie), fils de B.B. et de F.I., domicilié à Lausanne, titulaire d’un permis C, époux de M.B. Profession : aide-infirmier. (...) Il est 20h15, ce mardi 8 juillet 2003, dans les locaux austères de la police judiciaire de Lausanne. Six heures après sa tragique course folle sur le Grand-Pont, qui a fait trois morts et huit blessés, le chauffard se retrouve seul, pour la première fois, face à trois enquêteurs. Va-t-il se mettre à table ? En fait, il ne semble pas vraiment comprendre ce qui lui arrive, comme s’il était imperméable aux événements et à l’agitation qui l’entourent. L’homme, qui a mis tout Lausanne en émoi, en cette belle journée d’été n’est guère bavard. C’est un Algérien renfermé, introverti, hermétique, voire totalement opaque. Pourtant, les questions fusent. Quelles sont les raisons de cet « accident », écrit assez maladroitement un des policiers, comme si sa conviction était déjà faite. La réponse tient en quatre mots : « Je ne sais pas ». » L’article se poursuivait par un résumé des questions des policiers et du juge d’instruction et des réponses de M.B. Il mentionnait également que M.B. était « inculpé d’assassinat, subsidiairement de meurtre, lésions corporelles graves, mise en danger de la vie d’autrui et violation grave des règles de circulation » et qu’il « ne para[issait] avoir aucun remords ». L’article était accompagné de plusieurs photographies de lettres que M.B. avait adressées au juge d’instruction. Il s’achevait par le paragraphe suivant : « Du fond de sa prison, M.B. ne cesse désormais d’envoyer des courriers au juge d’instruction (...) : au début de sa détention, il veut qu’on lui rende sa montre, qu’on lui apporte une tasse pour le café, des fruits secs et du chocolat. Le 11 juillet, trois jours après les faits, il demande même à bénéficier de « quelques jours » de liberté provisoire. « J’aimerais bien téléphoner à mon grand frère en Algérie », supplie-t-il encore un peu plus tard. Enfin, le 11 août, il annonce qu’il a pris « une décision définitive » : il a congédié son avocat, Me M.B., par « manque de confiance ». Deux jours plus tard, nouvelle lettre : le juge peut-il lui envoyer « le livre d’ordre d’avocats vaudois », pour qu’il puisse trouver un nouveau défenseur ? Mais avec ces mensonges à répétition, ces omissions, ce mélange de naïveté et d’arrogance, d’amnésie et de douce folie qui caractérisent toutes ses dépositions, [M.]B. ne fait-il finalement pas tout pour se rendre indéfendable ? » L’article comportait également un bref résumé, intitulé « Il a perdu la boule... » qui incluait notamment des déclarations de l’épouse de M.B. et du médecin traitant de celui-ci. Il ressort du dossier que l’article du requérant ne fut pas le seul à être publié sur le drame du Grand-Pont de Lausanne. Les autorités chargées de l’enquête pénale avaient décidé elles-mêmes d’informer la presse de certains aspects de l’enquête, ce qui avait donné lieu notamment à un article paru dans la Tribune de Genève le 14 août 2003. M.B. ne porta pas plainte contre le requérant. Ce dernier fit cependant l’objet de poursuites pénales d’office pour avoir publié des documents secrets. Au cours de l’instruction, il apparut que l’une des parties civiles à la procédure dirigée contre M.B. avait photocopié le dossier, dont elle aurait égaré un exemplaire dans un centre commercial. Un inconnu l’aurait alors apporté à la rédaction de l’hebdomadaire dans lequel était paru l’article litigieux. Par une ordonnance du 23 juin 2004, le juge d’instruction de Lausanne condamna le requérant à un mois de prison avec sursis pendant un an. Sur opposition du requérant, le tribunal de police de Lausanne, par un jugement du 22 septembre 2005, remplaça la condamnation à une peine de prison par une amende de 4 000 francs suisses (CHF) (environ 2 667 euros (EUR)). À l’audience du 13 mai 2015, en réponse à une question de la Cour, le représentant du requérant indiqua que cette somme avait été avancée par l’employeur de son client et que celui-ci entendait la rembourser à l’issue de la procédure devant la Cour. Il confirma par ailleurs que le montant fixé par la juridiction pénale tenait compte des antécédents judiciaires du requérant. Le requérant se pourvut en cassation. Il fut débouté le 30 janvier 2006 par la cour de cassation pénale du canton de Vaud. Le requérant saisit d’un recours de droit public et d’un pourvoi en nullité le Tribunal fédéral, qui les rejeta le 29 avril 2008. La décision fut notifiée au requérant le 9 mai 2008. Les passages pertinents de cette décision sont les suivants : « 7. En résumé, le recourant fait valoir que sa condamnation pour violation de l’art. 293 CP est contraire au droit fédéral. Il ne conteste pas que les informations qu’il a publiées, puissent relever de l’art. 293 CP. Il soutient en revanche, dans la perspective d’une interprétation des art. 293 et 32 CP à la lumière des principes dégagés de l’art. 10 CEDH par la Cour européenne des droits de l’homme, qu’ayant reçu de bonne foi et sans se les procurer de façon illicite ces informations, il avait, en qualité de journaliste professionnel, le devoir au sens de l’art. 32 CP de les publier en raison de l’intérêt, qu’il qualifie d’évident, de l’affaire dite « du Grand Pont » pour l’opinion publique de Suisse romande. 1. Conformément à l’art. 293 CP (Publication de débats officiels secrets), celui qui, sans en avoir le droit, aura livré à la publicité tout ou partie des actes, d’une instruction ou des débats d’une autorité qui sont secrets en vertu de la loi ou d’une décision prise par l’autorité dans les limites de sa compétence sera puni d’une amende (al. 1). La complicité est punissable (al. 2). Le juge pourra renoncer à toute peine si le secret livré à la publicité est de peu d’importance (al. 3). Selon la jurisprudence, cette disposition procède d’une conception formelle du secret. Il suffit que les actes, débats ou instructions concernés aient été déclarés secrets par la loi ou une décision de l’autorité, autrement dit, que l’on ait voulu en exclure la publicité, indépendamment de la classification choisie (p. ex « top secret » ou confidentiel). Le secret au sens matériel suppose, en revanche, que son détenteur veuille garder un fait secret, qu’il y ait un intérêt légitime, et que le fait ne soit connu ou accessible qu’à un cercle restreint de personnes (ATF 126 IV 236 consid. 2a, p. 242 et 2c/aa, p. 244). L’entrée en vigueur de l’alinéa 3 de cette disposition, le 1er avril 1998 (RO 1998 852 856; FF 1996 IV 533) n’y a rien changé. Cette règle n’a en effet pas trait à des secrets au sens matériel, mais à des cachotteries inutiles, chicanières ou exorbitantes (ATF 126 IV 236 consid. 2c/bb, p. 246). Pour exclure l’application de cet alinéa 3, le juge doit donc examiner à titre préjudiciel les raisons qui ont présidé à la classification du fait comme secret. Il ne doit cependant le faire qu’avec retenue, sans s’immiscer dans le pouvoir d’appréciation exercé par l’autorité qui a déclaré le fait secret. Il suffit que cette déclaration apparaisse encore soutenable au regard du contenu des actes, de l’instruction ou des débats en cause. Le point de vue des journalistes sur l’intérêt à la publication n’est, pour le surplus, pas pertinent (ATF 126 IV 236 consid. 2d, p. 246). Dans l’arrêt Stoll c. Suisse, la Cour européenne des droits de l’homme a confirmé que cette conception formelle du secret n’était pas contraire à l’art. 10 CEDH, dans la mesure où elle n’empêchait pas le Tribunal fédéral de contrôler la compatibilité d’une ingérence avec l’art. 10 CEDH, en procédant, sous l’angle de l’examen de l’art. 293 al. 3 CP, à un contrôle de la justification de la classification d’une information, d’une part, et à une mise en balance des intérêts en jeu, d’autre part (arrêt Stoll c. Suisse [[GC], no 69698/01], §§ 138 et 139, [CEDH 2007-V]). 2. En l’espèce, l’infraction reprochée au recourant avait trait à la publication de procès-verbaux d’audition et de correspondances figurant dans le dossier d’une instruction pénale en cours. Conformément à l’art. 184 du Code de procédure pénale du canton de Vaud (CPP/VD), toute enquête demeure secrète jusqu’à sa clôture définitive (al. 1). Le secret s’étend aux éléments révélés par l’enquête elle-même ainsi qu’aux décisions et mesures d’instruction non publiques (al. 2). La loi précise en outre que sont tenus au secret tant les magistrats ou collaborateurs judiciaires (sous réserve de l’hypothèse où la communication est utile à l’instruction ou justifiée par des motifs d’ordre public, administratif ou judiciaire; art. 185 CPP/VD), que les parties, leurs proches et familiers, leurs conseils, les collaborateurs, consultants et employés de ceux-ci, ainsi que les experts et les témoins, envers quiconque n’a pas accès au dossier, la révélation faite aux proches ou familiers par la partie ou son conseil n’étant cependant pas punissable (art. 185a CPP/VD). La loi aménage enfin diverses exceptions. Ainsi, en dérogation à l’article 185, le juge d’instruction cantonal et, avec l’accord de celui-ci, le juge chargé de l’enquête ou les fonctionnaires supérieurs de police spécialement désignés par le Conseil d’État (art. 168, al. 3) peuvent renseigner la presse, la radio ou la télévision sur une enquête pendante, lorsque l’intérêt public ou l’équité l’exige, notamment lorsque la collaboration du public s’impose en vue d’élucider un acte punissable, lorsqu’il s’agit d’une affaire particulièrement grave ou déjà connue du public ou lorsqu’il y a lieu de rectifier des informations fausses ou de rassurer le public (art. 185b al. 1 CPP/VD). On se trouve donc dans l’hypothèse où le secret est imposé par la loi et non par une décision d’autorité. 3. L’existence d’un tel secret de l’enquête, que connaissent la plupart des procédures pénales cantonales, est en règle générale motivée par les nécessités de protéger les intérêts de l’action pénale, en prévenant les risques de collusion, ainsi que le danger de disparition et d’altération de moyens de preuve. On ne peut cependant méconnaître non plus les intérêts du prévenu, notamment sous l’angle de la présomption d’innocence, et, plus généralement de ses relations et intérêts personnels (Hauser, Schweri et Hartmann, Schweizerisches Strafprozessrecht, 6e éd., 2005, § 52, n. 6, p. 235; Gérard Piquerez, op. cit., § 134, n. 1066, p. 678; le même, Procédure pénale suisse, Manuel, 2e éd., 2007, n. 849, p. 559 s.), ainsi que la nécessité de protéger le processus de formation de l’opinion et de prise de décision au sein d’un organe de l’État, que tend précisément à protéger l’art. 293 CP (ATF 126 IV 236 consid. 2c/aa, p. 245). La Cour européenne des droits de l’homme a déjà eu l’occasion de juger qu’un tel but était en soi légitime. Il s’agit de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire selon la terminologie de l’art. 10 § 2 CEDH, qui mentionne en outre notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui (affaire Weber c. Suisse, 22 mai 1990, § 45, [série A no 77] ; affaire Dupuis et autres c. France, [no 1914/02], § 32, 7 juin 2007). Aussi, dans la mesure où la publication litigieuse portait sur des extraits de procès-verbaux d’audition de l’inculpé et reproduisait certaines correspondances adressées par ce dernier au juge d’instruction, il est soutenable de soumettre ces éléments au secret, soit d’en prohiber l’accès au public, comme l’a fait le législateur cantonal vaudois. Cette conclusion s’impose en ce qui concerne les procès-verbaux d’audition de l’inculpé, dont il n’est pas admissible qu’ils puissent faire, avant clôture de l’instruction, avant jugement et hors contexte, l’objet d’exégèses sur la place publique, au risque d’influencer le processus des décisions du juge d’instruction et de l’autorité de jugement. Elle s’impose de la même manière en ce qui concerne les correspondances adressées par l’inculpé au juge d’instruction, qui avaient essentiellement trait à des problèmes pratiques et des critiques envers son conseil (jugement, consid. 4, p. 7). On peut préciser sur ce point qu’il ressort de la publication litigieuse que les autorités cantonales n’ont pas reproduite in extenso dans leurs décisions, mais à laquelle elles se réfèrent et dont le contenu n’est pas discuté, que les problèmes pratiques mentionnés portaient sur des demandes de mise en liberté provisoire et d’accès à des effets personnels (lettres du 11 juillet 2003), de changement de cellule (lettre du 7 août 2003) ou d’autorisation de téléphone (lettre du 6 août 2003). Indépendamment de la garantie de la présomption d’innocence et de ce qui pourrait être déduit dans le procès pénal de telles correspondances sur la personnalité du détenu, ce dernier dont la liberté est restreinte dans une mesure importante même pour des actes de la vie courante relevant de sa sphère privée, voire intime, peut prétendre de l’autorité qui restreint sa liberté qu’elle le protège d’un étalage public des contingences pratiques de sa vie de détenu et de prévenu (cf. art. 13 Cst.). Il s’ensuit que l’on ne peut, en l’espèce, qualifier de secret de peu d’importance au sens de l’art. 293 al. 3 CP les informations publiées par le recourant en tant qu’elles avaient trait au contenu des procès-verbaux d’audition de l’inculpé et à sa correspondance avec le juge d’instruction. Cela étant, la publication litigieuse réalisait l’état de fait visé par l’art. 293 al. 1 CP. 4. Au demeurant, les informations en cause peuvent être qualifiées de secret matériel. Elles n’étaient en effet accessibles qu’à un nombre restreint de personnes (le juge d’instruction et les parties à la procédure). L’autorité d’instruction avait par ailleurs la volonté de les maintenir secrètes et non seulement un intérêt légitime mais l’obligation de le faire, imposée par la loi de procédure pénale cantonale, dont la justification a été rappelée ci-dessus (v. supra consid. 7.3). 5. Seule demeure ainsi litigieuse l’existence d’un fait justificatif. En bref, le recourant soutient qu’il avait le devoir de profession (ancien art. 32 CP) en tant que journaliste professionnel de publier les informations en cause en raison de l’intérêt pour l’opinion publique de Suisse romande de l’affaire « du Grand-Pont », qu’il qualifie d’évident. Selon lui, il y aurait lieu, à la lumière de la jurisprudence européenne, de partir de l’idée que la publication est a priori justifiée, sauf s’il existe un besoin social impérieux de maintenir le secret. Sous l’angle de la bonne foi, l’art. 32 devrait être appliqué au journaliste qui n’est pas à l’origine de l’indiscrétion commise par un tiers et qui reçoit des informations sans commettre lui-même d’autre infraction que la violation du secret résultant de la publication. Enfin, la forme de la publication ne constituerait pas un critère pertinent. 1. Sur le premier point, la cour cantonale a constaté que si l’accident du 8 juillet 2003, dont les circonstances sont sans nul doute inhabituelles, avait suscité une vive émotion au sein de la population, il n’en demeurait pas moins que cela restait, sur le plan juridique, un accident de la circulation aux conséquences mortelles, ce qui ne revêtait pas en soi un intérêt général évident. On ne pouvait à cet égard parler de traumatisme collectif de la population lausannoise, qui aurait justifié qu’elle soit rassurée et renseignée séance tenante sur l’état de l’enquête (arrêt entrepris, consid. 2, p. 9). Il est vrai que l’affaire « du Grand-Pont » a été largement médiatisée (jugement, consid. 4 p. 8, auquel renvoie l’arrêt cantonal [arrêt entrepris, consid. B, p. 2]). Cette seule circonstance, de même que le caractère inhabituel de l’accident, ne suffisent pourtant pas à justifier l’existence d’un intérêt public considérable à la publication des informations confidentielles en question. Sauf à se justifier par lui-même, l’intérêt éveillé dans le public par la médiatisation des faits ne peut en effet constituer un intérêt public à la révélation d’informations classifiées, car il suffirait alors de susciter l’intérêt du public pour un événement pour justifier ensuite la publication d’informations confidentielles permettant d’entretenir cet intérêt. Un tel intérêt public fait en outre manifestement défaut en ce qui concerne les correspondances publiées. On a vu ci-dessus (v. supra consid. 7.3) que ces correspondances ne concernaient quasiment que des critiques émises par l’inculpé à l’adresse de son conseil et des problèmes pratiques tels que des demandes de mise en liberté provisoire et d’accès à des effets personnels, de changement de cellule ou d’autorisation de téléphone. De telles informations n’apportent aucun éclairage pertinent sur l’accident et les circonstances l’entourant. Elles ressortissent à la sphère privée, voire intime, de la personne détenue préventivement et l’on perçoit mal à quel autre intérêt leur publication pouvait répondre qu’une certaine forme de voyeurisme. Il n’en va pas différemment des démarches entreprises par l’intéressé auprès du juge d’instruction en relation avec le choix de son défenseur. On ne discerne pas non plus, en ce qui concerne les procès-verbaux d’audition, quelle question politique ou d’intérêt général se serait posée ou aurait mérité d’être débattue sur la place publique et les autorités cantonales ont expressément exclu l’existence d’un traumatisme collectif qui aurait justifié de rassurer la population ou de la renseigner. Cette constatation de fait, que le recourant ne discute pas dans son recours de droit public, lie la cour de céans (art. 277bis PPF). Dans ces conditions, le recourant ne démontre pas en quoi résiderait l’intérêt « évident » pour le public des informations publiées et l’on ne saurait faire grief à la cour cantonale d’avoir retenu qu’un tel intérêt relevait tout au plus de la satisfaction d’une curiosité malsaine. 2. Les deux autres éléments invoqués par le recourant ont trait à son comportement (bonne foi dans l’accès aux informations et forme de la publication). 2.1. Il convient tout d’abord de relever que l’art. 293 CP réprime la seule divulgation des informations, indépendamment de la manière dont l’auteur y a eu accès. Par ailleurs, même en application de l’art. 10 CEDH, la Cour européenne n’attache pas une importance déterminante à cette circonstance lorsqu’il s’agit d’examiner si l’intéressé a respecté ses devoirs et responsabilités. Le facteur prépondérant réside plutôt dans le fait qu’il ne pouvait ignorer que la divulgation l’exposait à une sanction (arrêt Stoll, précité, § 144 et arrêt Fressoz et Roire c. France [[GC], no 29183/95, CEDH 1999I]). Ce point est constant en l’espèce (v. supra consid. B). 2.2. Quant à la forme de la publication, elle peut en revanche jouer un rôle plus important, sous l’angle de la garantie de la liberté d’expression. La Cour européenne des droits de l’homme, tout en rappelant qu’il ne lui appartient pas – pas plus qu’aux juridictions internes – de se substituer à la presse dans le choix d’une technique de compte rendu, tient néanmoins compte, dans la pesée des intérêts en jeu, du contenu de la publication, du vocabulaire utilisé, de la mise en page de la publication ainsi que des titres et sous-titres (sans qu’il importe qu’ils aient été choisis par le journaliste ou sa rédaction) ou encore de la précision des informations (arrêt Stoll, précité, §§ 146 ss, spéc. 146, 147 et 149). En l’espèce, la cour cantonale a jugé que le ton adopté par le recourant dans son article démontrait qu’il n’était pas, comme il le prétend, principalement animé par la volonté d’informer le public sur l’activité étatique que constituait l’enquête pénale. Le titre de l’article (« L’interrogatoire du conducteur fou », « la version du chauffard ») manquait déjà d’objectivité. Il suggérait que l’affaire était déjà jugée pour l’auteur, en ce sens que les morts du Grand-Pont n’étaient pas le fait d’un conducteur ordinaire mais d’« un conducteur fou », d’« un homme imperméable aux événements et à l’agitation qui l’entourent », dont le journaliste se demandait en conclusion s’il ne faisait pas tout « pour se rendre indéfendable ». La mise en situation des extraits des procès-verbaux des auditions et la reproduction de lettres du prévenu au juge étaient révélatrices des mobiles qui avaient animé l’auteur des lignes litigieuses, qui s’était borné à faire dans le sensationnel, ne cherchant par son opération qu’à satisfaire la curiosité relativement malsaine que tout un chacun ressent pour ce genre d’affaires. En prenant connaissance de cette publication très partielle, le lecteur se faisait une opinion et préjugeait sans aucune objectivité de la suite qui serait donnée par la justice à cette affaire, sans le moindre respect pour la présomption d’innocence (arrêt entrepris, consid. 2, p. 9 s.). La cour cantonale en a conclu que cet élément d’appréciation ne parlait pas en faveur de la prédominance de l’intérêt public à l’information. On ne saurait lui en faire grief. 3. Le recourant soutient encore que les procès-verbaux et la correspondance étaient, quoi qu’il en soit, appelés à être évoqués en audience publique ultérieurement. Il en déduit que le maintien de la confidentialité de ces informations ne pouvait ainsi se justifier par un « besoin social impérieux ». Toutefois, la seule possibilité que le secret qui domine l’instruction pénale puisse être levé dans une phase ultérieure de la procédure, notamment lors des débats qui, dans la règle, sont soumis au principe de la publicité, ne remet pas en cause la justification du secret de l’instruction, dès lors qu’il en va notamment de protéger le processus de formation de l’opinion et de prise de décision non seulement de l’autorité de jugement mais également de l’autorité d’instruction jusqu’à la clôture de cette phase secrète de la procédure. La publication en cause, loin d’être neutre et complète, comportait du reste des commentaires et des appréciations qui présentaient sous un jour particulier les informations litigieuses, sans offrir les possibilités de discussion contradictoire qui sont l’essence même des débats devant l’autorité de jugement. 4. Le recourant ne formule enfin expressément aucune critique quant à la quotité de la peine qui lui a été infligée. Il ne remet pas non plus en question le refus d’un délai d’épreuve et de radiation de cette amende (ancien art. 49 ch. 4 en corrélation avec l’ancien art. 106 al. 3 CP) au regard de l’application du droit suisse. Dans la perspective de la pesée de l’intérêt à l’ingérence, on peut se borner à relever que l’amende infligée, dont la quotité tenait compte d’un antécédent en 1998 (condamnation à une amende de 2000 francs avec délai d’épreuve pour la radiation de 2 ans pour contrainte et diffamation) n’excède pas la moitié d’un revenu mensuel que le recourant réalisait au moment des faits (jugement, consid. 1, p. 5) et rien n’indique que sa situation d’indépendant au moment du jugement de première instance ait conduit à une diminution significative de ses revenus. Il convient également de souligner que par 4000 francs le montant de l’amende n’atteint pas le maximum légal prévu par l’ancien art. 106 al. 1 CP (dans sa teneur en vigueur jusqu’au 31 décembre 2006) et que ce montant maximal, fixé par le législateur il y a plus de trente ans, n’a pas été réévalué avant l’entrée en vigueur de la nouvelle partie générale du Code pénal, qui le fixe dorénavant à 10 000 francs (art. 106 al. 1 CP dans sa teneur en vigueur depuis le 1er janvier 2007). La sanction de la contravention reprochée au recourant ne l’a, par ailleurs, pas empêché de s’exprimer puisqu’elle est intervenue après la publication de l’article (cf. arrêt Stoll, précité, § 156). Dans ces conditions, on ne voit pas que compte tenu de la nature de l’infraction retenue (la moins grave dans la classification du code pénal suisse), de la quotité de la sanction et du moment où elle est intervenue, la sanction infligée au recourant puisse être appréhendée comme une sorte de censure. 5. Il résulte de ce qui précède que le recourant a divulgué un secret au sens de l’art. 293 al. 1 CP et qu’il ne peut invoquer aucun fait justificatif en sa faveur. La décision entreprise ne viole pas le droit fédéral, interprété à la lumière des dispositions conventionnelles invoquées par le recourant. » II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Le code pénal suisse du 21 décembre 1937 (version en vigueur jusqu’au 31 décembre 2006) Les dispositions pertinentes du code pénal suisse se lisent ainsi : Article 39 – Arrêts « 1Les arrêts sont la peine privative de liberté la moins grave. Leur durée est d’un jour au moins et de trois mois au plus. (...) » Article 293 – Publication de débats officiels secrets « 1Celui qui, sans en avoir le droit, aura livré à la publicité tout ou partie des actes, d’une instruction ou des débats d’une autorité qui sont secrets en vertu de la loi ou d’une décision prise par l’autorité dans les limites de sa compétence sera puni des arrêts ou de l’amende. 2La complicité est punissable. 3Le juge pourra renoncer à toute peine si le secret livré à la publicité est de peu d’importance. » B. Le code pénal suisse du 21 décembre 1937 (version en vigueur à partir du 1er janvier 2007) Les dispositions du code pénal suisse se lisent ainsi : Article 293 – Publication de débats officiels secrets « 1Celui qui, sans en avoir le droit, aura livré à la publicité tout ou partie des actes, d’une instruction ou des débats d’une autorité qui sont secrets en vertu de la loi ou d’une décision prise par l’autorité dans les limites de sa compétence sera puni de l’amende. 2La complicité est punissable. 3Le juge pourra renoncer à toute peine si le secret livré à la publicité est de peu d’importance. » C. Le code de procédure pénale du canton de Vaud du 12 septembre 1967 Les dispositions du code de procédure pénale du canton de Vaud du 12 septembre 1967 se lisent ainsi : Article 166 – Secret « Les recherches préliminaires de la police judiciaire sont secrètes. Les articles 184 à 186 sont applicables par analogie. » Article 184 – Secret de l’enquête « 1Toute enquête demeure secrète jusqu’à sa clôture définitive. 2Le secret s’étend aux éléments révélés par l’enquête elle-même ainsi qu’aux décisions et mesures d’instruction non publiques. » Article 185 – Personnes tenues « Les magistrats ou collaborateurs judiciaires ne peuvent communiquer ni pièces, ni renseignements sur l’enquête à quiconque n’a pas accès au dossier, sinon dans la mesure où la communication est utile à l’instruction ou justifiée par des motifs d’ordre public, administratif ou judiciaire. » Article 185a « 1Les parties, leurs proches et familiers, leurs conseils, les collaborateurs, consultants et employés de ceux-ci, ainsi que les experts et les témoins sont tenus de respecter le secret de l’enquête envers quiconque n’a pas accès au dossier. 2La révélation faite aux proches ou familiers par la partie ou son conseil n’est pas punissable. » Article 185b « 1En dérogation à l’article 185, le juge d’instruction cantonal et, avec l’accord de celui-ci, le juge chargé de l’enquête ou les fonctionnaires supérieurs de police spécialement désignés par le Conseil d’État (art. 168, al. 3) peuvent renseigner la presse, la radio ou la télévision sur une enquête pendante, lorsque l’intérêt public ou l’équité l’exige, notamment dans l’un des cas suivants : a. lorsque la collaboration du public s’impose en vue d’élucider un acte punissable ; b. lorsqu’il s’agit d’une affaire particulièrement grave ou déjà connue du public ; c. lorsqu’il y a lieu de rectifier des informations fausses ou de rassurer le public. 2Lorsqu’une conférence de presse est organisée, les conseils des parties et le Ministère public sont conviés à y participer. 3Lorsqu’une information inexacte a été transmise à la presse, la radio ou la télévision, les parties peuvent requérir du juge d’instruction cantonal qu’il en ordonne la rectification, par la même voie. » Article 186 – Sanction « 1Celui qui aura violé le secret de l’enquête sera puni d’une amende jusqu’à cinq mille francs, à moins que l’acte ne soit punissable en vertu d’autres dispositions protégeant le secret. 2Dans les cas de très peu de gravité, il pourra être exempté de toute peine. (...) » D. Les directives du Conseil suisse de la presse Les directives relatives à la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste émises par le Conseil suisse de la presse se lisent ainsi, en leurs passages pertinents en l’espèce : Directive 3.8 – Audition lors de reproches graves « En vertu du principe d’équité (fairness) et du précepte éthique général consistant à entendre les deux parties dans un conflit (audiatur et altera pars), les journalistes ont pour devoir d’entendre avant publication une personne faisant l’objet de reproches graves. Ce faisant, ils doivent décrire avec précision les reproches graves qu’ils comptent publier. Il n’y a pas d’obligation de donner à la partie touchée par des reproches graves la même place, en termes quantitatifs, qu’à la critique la concernant. Mais sa prise de position doit être reproduite de manière loyale dans le même récit médiatique. » Directive 7.2 – Identification « Les journalistes soupèsent avec soin les intérêts en jeu (droit du public à être informé, protection de la vie privée). La mention du nom et/ou le compte rendu identifiant est admissible : – si la personne concernée apparaît publiquement en rapport avec l’objet de la relation médiatique ou si elle donne son accord à la publication de toute autre manière ; – si la personne jouit d’une grande notoriété et que la relation médiatique est en rapport avec les causes de sa notoriété ; – si la personne exerce un mandat politique ou une fonction dirigeante étatique ou sociale et que la relation médiatique s’y rapporte ; – si la mention du nom est nécessaire pour éviter une confusion préjudiciable à des tiers ; – si la mention du nom ou le compte rendu identifiant est justifié par ailleurs par un intérêt public prépondérant. Dans les cas où l’intérêt de protéger la vie privée l’emporte sur l’intérêt du public à une identification, les journalistes ne publient ni le nom, ni d’autres indications qui permettent l’identification d’une personne par des tiers n’appartenant pas à l’entourage familial, social ou professionnel, et qui donc sont informés exclusivement par les médias. » III. TEXTES EUROPÉENS ET ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ PERTINENTS A. Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales (adoptée par le Comité des Ministres le 10 juillet 2003) Dans ses passages pertinents, la Recommandation Rec(2003)13 se lit ainsi : « (...) Rappelant que les médias ont le droit d’informer le public eu égard au droit de ce dernier à recevoir des informations, y compris des informations sur des questions d’intérêt public, en application de l’article 10 de la Convention, et qu’ils ont le devoir professionnel de le faire ; Rappelant que les droits à la présomption d’innocence, à un procès équitable et au respect de la vie privée et familiale, garantis par les articles 6 et 8 de la Convention, constituent des exigences fondamentales qui doivent être respectées dans toute société démocratique ; Soulignant l’importance des reportages réalisés par les médias sur les procédures pénales pour informer le public, rendre visible la fonction dissuasive du droit pénal et permettre au public d’exercer un droit de regard sur le fonctionnement du système judiciaire pénal ; Considérant les intérêts éventuellement conflictuels protégés par les articles 6, 8 et 10 de la Convention et la nécessité d’assurer un équilibre entre ces droits au regard des circonstances de chaque cas individuel, en tenant dûment compte du rôle de contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme pour garantir le respect des engagements contractés au titre de la Convention ; (...) Désireux de promouvoir un débat éclairé sur la protection des droits et intérêts en jeu dans le cadre des reportages effectués par les médias sur les procédures pénales, ainsi que de favoriser de bonnes pratiques à travers l’Europe, tout en assurant l’accès des médias aux procédures pénales ; (...) Recommande, tout en reconnaissant la diversité des systèmes juridiques nationaux en ce qui concerne les procédures pénales, aux gouvernements des États membres : de prendre ou de renforcer, le cas échéant, toutes mesures qu’ils considèrent nécessaires en vue de la mise en œuvre des principes annexés à la présente recommandation, dans les limites de leurs dispositions constitutionnelles respectives, de diffuser largement cette recommandation et les principes qui y sont annexés, en les accompagnant le cas échéant d’une traduction, et de les porter notamment à l’attention des autorités judiciaires et des services de police, et de les mettre à la disposition des organisations représentatives des juristes praticiens et des professionnels des médias. Annexe à la Recommandation Rec(2003)13 – Principes concernant la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales Principe 1 – Information du public par les médias Le public doit pouvoir recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police à travers les médias. Les journalistes doivent en conséquence pouvoir librement rendre compte de et effectuer des commentaires sur le fonctionnement du système judiciaire pénal, sous réserve des seules limitations prévues en application des principes qui suivent. Principe 2 – Présomption d’innocence Le respect du principe de la présomption d’innocence fait partie intégrante du droit à un procès équitable. En conséquence, des opinions et des informations concernant les procédures pénales en cours ne devraient être communiquées ou diffusées à travers les médias que si cela ne porte pas atteinte à la présomption d’innocence du suspect ou de l’accusé. (...) Principe 6 – Information régulière pendant les procédures pénales Dans le cadre des procédures pénales d’intérêt public ou d’autres procédures pénales attirant particulièrement l’attention du public, les autorités judiciaires et les services de police devraient informer les médias de leurs actes essentiels, sous réserve que cela ne porte pas atteinte au secret de l’instruction et aux enquêtes de police et que cela ne retarde pas ou ne gêne pas les résultats des procédures. Dans le cas des procédures pénales qui se poursuivent pendant une longue période, l’information devrait être fournie régulièrement. (...) Principe 8 – Protection de la vie privée dans le contexte de procédures pénales en cours La fourniture d’informations sur les personnes suspectées, accusées ou condamnées, ainsi que sur les autres parties aux procédures pénales devrait respecter leur droit à la protection de la vie privée conformément à l’article 8 de la Convention. Une protection particulière devrait être offerte aux parties qui sont des mineurs ou d’autres personnes vulnérables, aux victimes, aux témoins et aux familles des personnes suspectées, accusées ou condamnées. Dans tous les cas, une attention particulière devrait être portée à l’effet préjudiciable que la divulgation d’informations permettant leur identification peut avoir à l’égard des personnes visées dans ce Principe. » B. Droit comparé En ce qui concerne la question des sanctions prévues en cas de violation du secret de l’instruction, la Cour dispose d’éléments de droit comparé concernant 30 États membres du Conseil de l’Europe (Allemagne, Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bulgarie, Espagne, Estonie, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Lettonie, l’exRépublique yougoslave de Macédoine, Lituanie, Luxembourg, Monaco, Moldavie, Pologne, Portugal, République tchèque, Roumanie, Royaume-Uni, Russie, Slovaquie, Slovénie, Suède, Turquie et Ukraine). La divulgation d’informations couvertes par le secret de l’instruction est sanctionnée en tant que telle dans tous ces États. Dans 23 États membres sur 30, les sanctions ont une portée générale, c’est-à-dire qu’elles peuvent frapper toute personne ayant divulgué des informations couvertes par le secret de l’instruction. Dans les sept États restants (Autriche, Espagne, Lituanie, Luxembourg, Moldova, Roumanie et Ukraine), les sanctions ne visent que les personnes impliquées dans l’enquête pénale. La majorité de ces 23 États ont opté pour des sanctions de nature pénale, tandis qu’en Estonie, en Fédération de Russie et en République tchèque, la violation du secret de l’instruction n’entraîne que des sanctions administratives.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1974 et réside à Přimda (République tchèque). Le 27 juillet 2010, un commissaire de police demanda au parquet municipal de Prague de solliciter le juge compétent aux fins de l’adoption d’un mandat de perquisition. La perquisition devait avoir lieu dans un appartement, identifié à partir des données figurant dans le registre cadastral, qui appartenait à une société à responsabilité limitée et qui, selon une note policière du même jour faisant état d’informations issues de l’enquête menée jusqu’alors (notamment d’écoutes téléphoniques), était occupé par le requérant, qualifié de suspect dans la note en question. D’après la demande de la police, une enquête préliminaire était en cours depuis le 6 avril 2010 sur une infraction de fabrication illicite de substances psychotropes par deux groupes criminels ; parmi les membres principaux de ces groupes était citée T.T.H., mais non le requérant. De l’avis de la police, l’appartement pouvait abriter des substances addictives, des moyens financiers, des documents importants et des équipements cybernétiques liés à l’activité criminelle en cause. Enfin, la perquisition constituait selon la police un acte non susceptible d’être reporté, en ce qu’il fallait l’effectuer immédiatement après l’arrestation des suspects qui, autrement, pouvaient essayer de détruire les objets précités pouvant servir de preuves de leur activité. Elle constituait également, toujours d’après la police, un acte non susceptible de répétition puisque l’état matériel des objets dans l’appartement pouvait connaître des modifications à même d’entraîner des répercussions négatives sur la procédure pénale en cours. La police nota que le caractère non susceptible de report et de répétition de l’acte ressortait également de la nature de l’activité criminelle en cause, décrite dans le dossier joint. Le 28 juillet 2010, le procureur municipal de Prague demanda au tribunal d’arrondissement de Prague 4 d’ordonner la perquisition de l’appartement susmentionné, occupé par le requérant en tant que suspect. Reprenant les motifs pour lesquels la police avait qualifié la perquisition d’acte non susceptible de report et de répétition, le procureur indiqua également que la suspecte T.T.H. pouvait se trouver dans l’immeuble et que l’appartement pouvait abriter des moyens financiers, des documents importants et des équipements cybernétiques liés à l’activité criminelle. Le même jour, faisant suite à cette demande, le juge du tribunal d’arrondissement de Prague 4 émit un mandat de perquisition formulé comme suit : « Le juge du tribunal d’arrondissement de Prague 4 ordonne, en application de l’article 83 § 1 du code de procédure pénale, dans l’affaire pénale menée (...) à l’encontre de T.T.H., née le 1er janvier 1980, et autres, soupçonnés d’avoir commis l’infraction de fabrication illicite de substances psychotropes prévue à l’article 283 §§ 1, 3 c), 4 du code pénal la perquisition domiciliaire de l’appartement no 4 situé à l’adresse P., rue (...), inscrit sur la fiche de propriété no (...) sur la parcelle cadastrale (...), lot de terrain (...), appartenant à H. s.r.l. siégeant à P., (...), utilisé par la suspecte H.D.T.T., ainsi que des locaux attenants à l’immeuble. Il est ordonné conformément à l’article 83 § 2 du code de procédure pénale que la perquisition domiciliaire soit réalisée par un organe de la police tchèque, qui doit aussi notifier ce mandat de perquisition domiciliaire à la personne chez qui la perquisition a lieu, soit lors de la perquisition, soit, si ce n’est pas possible, dans les 24 heures à compter du moment où aura cessé d’exister l’obstacle empêchant la notification. Selon l’article 82 § 1 du code de procédure pénale, une perquisition domiciliaire peut être effectuée lorsqu’il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’un objet ou une personne importants pour la procédure pénale se trouvent dans les lieux en question. Après avoir examiné le dossier, le juge a établi que les conditions légales pour ordonner la perquisition domiciliaire dans l’immeuble susmentionné et les locaux attenants sont remplies. Il ressort des preuves obtenues jusqu’alors, c’est-à-dire du dossier – résultats des moyens de surveillance, relevé des télécommunications et autres –, que l’immeuble en question était utilisé aussi par la suspecte H.D.T.T. Dès lors qu’il existe des soupçons plausibles que l’immeuble susmentionné peut abriter les objets importants pour la procédure pénale – moyens de télécommunication, pièces écrites, moyens financiers, coordonnées d’autres suspects, éventuellement des substances psychotropes – cannabis, etc., le mandat de perquisition domiciliaire, qui sera effectuée par les organes de la police, a été émis. » Le juge renvoya enfin aux libellés des articles 78, 79, 85 et 85a du code de procédure pénale (« le CPP »), relatifs à la saisie d’objets et au déroulement de la perquisition. Le 4 août 2010, après avoir entendu et arrêté le requérant, qui nia toute présence de drogues ou d’objets liés à une activité criminelle à son domicile, et après lui avoir notifié le mandat (à 3 h 10), la police effectua la perquisition de l’appartement en question. Celui-ci était occupé par le requérant et des membres de sa famille sur la base d’un contrat de location, mais non par T.T.H. La perquisition eut lieu en présence du requérant et d’une tierce personne. Le procès-verbal de perquisition comportait le nom et les coordonnées du requérant ainsi que la transcription de son interrogatoire préalable. Puis, il contenait la motivation, identique à celle exposée par la police dans sa demande du 27 juillet 2010, du caractère non susceptible de report et de répétition de la perquisition, ainsi que la liste des objets saisis, incluant des téléphones portables, des billets de banque, une balance de cuisine et un filtre de charbon avec des restes d’une matière végétale. À l’issue de la perquisition, le requérant fut inculpé et placé en détention. Le même jour, sur le fondement d’autres mandats, la police effectua des perquisitions dans d’autres immeubles occupés par d’autres suspects et y découvrit plusieurs cultures de cannabis. Le requérant a soumis à la Cour cinq de ces mandats de perquisition émis dans l’affaire de T.T.H. le même jour par le juge ayant délivré le mandat concernant son appartement. Il a indiqué que ces mandats différaient de celui visant son domicile seulement dans l’identification des immeubles concernés et de leurs propriétaires et qu’ils ne spécifiaient pas les motifs pour lesquels ces perquisitions devaient être qualifiées de non susceptibles de report et de répétition. Selon le requérant, seul l’un de ces mandats, rendu par un autre juge, était irréprochable. Le 30 septembre 2010, le requérant introduisit un recours constitutionnel. Invoquant ses droits au respect de la vie privée et du domicile et à un procès équitable, il soutenait que le mandat de perquisition visant son appartement était entaché de vices, ce qui, à ses yeux, rendait la perquisition irrégulière et invalidait la saisie d’objets et les preuves ainsi obtenues. Se référant à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, il dénonçait un défaut de motivation du mandat, lequel n’aurait pas fait état de justifications suffisantes à la perquisition et n’aurait pas explicité pour quelles raisons la perquisition devait être effectuée avant même l’ouverture des poursuites pénales en tant qu’acte qui ne pouvait pas être reporté ou répété. Le requérant reprochait en outre au juge d’avoir omis d’indiquer les faits l’ayant amené à conclure que l’appartement en question était occupé par T.T.H., ce qui était contraire à la réalité, et de n’y avoir pas fait figurer son propre nom. Sur invitation de la Cour constitutionnelle, le parquet municipal fit observer avoir indiqué dans sa demande de perquisition qu’il s’agissait d’une mesure qui ne pouvait être ni reportée ni répétée car il était nécessaire de l’effectuer immédiatement après l’arrestation des suspects pour éviter la destruction des objets importants pour la procédure pénale et des modifications dans l’état matériel des lieux. Il précisa que le requérant avait d’ailleurs été informé de ces motifs par le biais du procès-verbal dressé à l’issue de la perquisition. Le parquet releva également que les lieux avaient été dûment identifiés dans la demande, y compris par la mention du nom du requérant en tant qu’occupant de l’appartement, l’intéressé étant suspecté de faire partie du groupement criminel constitué autour de T.T.H. Par la décision no I. ÚS 2816/10 du 16 mars 2011, la Cour constitutionnelle rejeta le recours constitutionnel pour défaut manifeste de fondement. Premièrement, tout en admettant que le mandat ne spécifiait pas pour quelles raisons la perquisition devait être effectuée avant l’ouverture des poursuites pénales en tant qu’acte ne pouvant être ni reporté ni répété, la Cour constitutionnelle considéra que ce manquement n’avait pas atteint une dimension constitutionnelle. Se référant à sa jurisprudence, entre autres à sa décision no III. ÚS 231/05, elle releva qu’il n’y avait pas lieu de compliquer l’enquête à son stade initial par un formalisme excessif en exigeant une formulation détaillée des motifs justifiant l’urgence de certains actes : en effet, l’absence d’une motivation détaillée n’entraînait pas automatiquement une « ineffectivité probante » de l’acte en question s’il pouvait être constaté lors d’un contrôle a posteriori que ces motifs existaient. La Cour constitutionnelle rappela également que, appelée à examiner ces questions a posteriori, après un certain laps de temps et sur la base du dossier, elle devait agir avec un maximum de retenue, sauf dans les cas extrêmes d’abus manifeste, telle l’absence totale de motifs justifiant l’urgence. Elle considéra en revanche que l’insuffisance de motivation ne constituait pas un manquement tel qu’il devait mener à l’annulation des décisions en question : sur ce point, la présente affaire se distinguait donc de celles étant à l’origine des décisions citées par le requérant, caractérisées par une absence de motifs justifiant les mesures contestées. La cour admit que, en l’espèce, le mandat aurait pu être rédigé avec plus de diligence et qu’il ne contenait pas de mention du caractère non susceptible de report et de répétition de la perquisition. Elle releva néanmoins que les motifs pertinents ressortaient des circonstances de l’affaire et du dossier et qu’ils figuraient dans la demande du parquet ainsi que dans le procès-verbal dressé à l’issue de la perquisition. Deuxièmement, la Cour constitutionnelle souscrivit à l’argument du requérant selon lequel le mandat ne spécifiait pas suffisamment les preuves sur la base desquelles la perquisition avait été ordonnée. Cependant, à ses yeux, cette motivation n’était pas succincte au point de devenir arbitraire. La Cour constitutionnelle releva enfin que le fait que le nom du requérant ne figurait pas dans le mandat était dû seulement à une mauvaise transcription des données à partir de la demande du parquet. À l’issue d’une procédure pénale concernant vingt-trois personnes, en 2012, le requérant fut reconnu coupable de fabrication illicite de substances psychotropes et condamné à six ans d’emprisonnement. Selon les dires du Gouvernement, le requérant s’était prévalu de son droit de garder le silence devant le tribunal de première instance et les objets saisis lors de la perquisition litigieuse ne constituaient pas la preuve unique à sa charge. Le 19 novembre 2013, la Cour suprême rejeta le pourvoi en cassation du requérant. Le 27 février 2014, le requérant contesta les décisions portant sur le bien-fondé de son accusation pénale en introduisant un recours constitutionnel, en critiquant entre autres la perquisition d’un autre immeuble dans lequel la police avait découvert une culture de cannabis. Il soutenait que cette perquisition n’avait pas été précédée d’un interrogatoire préalable de la personne occupant cet immeuble et que le mandat n’était dûment motivé ni au regard du caractère non susceptible de report et de répétition de la perquisition ni au regard du fond de l’affaire. Par ailleurs, il formulait des objections similaires à l’encontre du mandat autorisant les écoutes téléphoniques, qui n’aurait pas été suffisamment individualisé et concret. Dès lors, les preuves issues de la perquisition susmentionnée et de ces écoutes étaient selon lui entachées de vices. Par un arrêt du 21 mai 2014, la Cour constitutionnelle rejeta le recours constitutionnel du requérant, n’ayant constaté aucune violation des droits invoqués. Dans l’ensemble, elle souscrivit aux conclusions des tribunaux du fond qui avaient examiné les différentes objections du requérant. Elle releva que, en plus des résultats de la perquisition contestée dans le recours constitutionnel soumis à son examen, les tribunaux s’étaient fondés, pour condamner le requérant, sur les éléments suivants : les dépositions de témoins ; les résultats de la perquisition effectuée dans l’appartement du requérant où une balance avec des traces d’une substance psychotrope et des empreintes digitales de l’intéressé avait été trouvée (sur ce point, la cour rappela sa décision du 16 mars 2011 portant sur le premier recours constitutionnel introduit par le plaignant) ; le contenu des enregistrements des conversations téléphoniques ; et un procès-verbal concernant les déplacements du requérant à une date précise. La cour estima ensuite que le droit à un procès équitable ne pouvait être enfreint lorsque les preuves issues de la perquisition d’un immeuble occupé par une autre personne au cours de laquelle aucun droit subjectif de l’accusé n’avait été atteint étaient utilisées à charge de ce dernier. Quant à l’absence de motivation relative au caractère non susceptible de report de la perquisition de l’immeuble en question, la Cour constitutionnelle estima qu’il était très souhaitable, pour le contrôle et la transparence de la conduite des autorités publiques, d’expliquer pour quelles raisons un acte était effectué avant l’ouverture des poursuites pénales : en effet, dans certaines circonstances, l’absence d’une telle justification pouvait violer le droit à un procès équitable. La cour considéra que tel n’était cependant pas le cas en l’espèce, au motif que ce manquement n’avait pas atteint une dimension constitutionnelle. Pour parvenir à cette conclusion, la cour se référa à sa jurisprudence (décisions nos III. ÚS 2260/10, II. ÚS 1517/13 et Pl. ÚS 47/13) selon laquelle l’absence d’une motivation écrite détaillée sur ce point, bien que critiquable, n’avait pas pour conséquence l’inadmissibilité de la preuve tant que les motifs pour qualifier un acte de non susceptible de report ressortaient de toutes les circonstances de l’affaire, qui se dégageaient du mandat de perquisition ou du dossier pénal. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La charte des droits et libertés fondamentaux (loi no 2/1993) L’article 12 § 2 de la charte des droits et libertés fondamentaux prévoit que la perquisition domiciliaire n’est admissible qu’aux fins d’une procédure pénale, sur la base d’un mandat judiciaire motivé et écrit. Les modalités de l’exécution de la perquisition sont fixées par la loi. B. Le code de procédure pénale (loi no 141/1961) L’article 82 § 1 du CPP dispose qu’une perquisition domiciliaire peut être effectuée lorsqu’il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’un objet ou une personne importants pour la procédure pénale se trouvent dans les lieux en question. D’après l’article 83 § 1 du CPP, une perquisition domiciliaire peut être ordonnée lors de la phase préliminaire de la procédure par le juge saisi d’une demande du procureur. Le mandat doit être écrit et motivé ; il est notifié à la personne concernée lors de la perquisition ou, si ce n’est pas possible, au plus tard dans les vingt-quatre heures après que l’obstacle empêchant la notification a cessé d’exister. L’article 84 du CPP dispose que la perquisition ne peut avoir lieu qu’après un interrogatoire préalable de la personne concernée et seulement si l’interrogatoire n’a pas mené à la remise volontaire des objets recherchés. Dans le cas où la perquisition ne peut être reportée, l’interrogatoire préalable n’est pas exigé s’il ne peut pas être fait sur le champ. Selon l’article 85 §§ 1 et 2 du CPP, l’autorité effectuant la perquisition doit prouver qu’elle dispose d’un mandat et permettre à la personne concernée, ou à un membre adulte du foyer ou à un employé, de participer à la perquisition, ce dont ces personnes doivent être informées ; une personne neutre doit également être présente. L’article 85 § 3 du CPP dispose que le procèsverbal de perquisition doit spécifier si les dispositions relatives à un interrogatoire préalable ont été respectées, ou indiquer les motifs pour lesquels elles ne l’ont pas été, et qu’il doit également mentionner la remise ou la saisie d’objets. D’après l’article 85 § 4 du CPP, l’autorité ayant effectué la perquisition doit remettre à la personne concernée, immédiatement ou au plus tard dans les vingt-quatre heures, une attestation écrite sur le résultat de l’acte ainsi que sur la remise ou la saisie d’objets, ou bien une copie du procès-verbal. L’article 85a § 1 du CPP enjoint à la personne chez qui la perquisition doit avoir lieu de se soumettre à cette mesure. L’article 158 du CPP réglemente la conduite des autorités, notamment de la police, avant l’ouverture des poursuites pénales, dont le but est de prévenir les infractions ainsi que d’établir si une infraction a été commise et, le cas échéant, d’identifier son auteur. Lorsque la police entame des actes de la procédure pénale afin d’élucider et de vérifier les faits donnant à penser qu’une infraction a été commise, l’article 158 § 3 du CPP lui impose de dresser, sans délai inutile, une note officielle dans laquelle elle doit consigner tous les éléments l’ayant amenée à ouvrir la procédure et la manière dont elle a pris connaissance de ceux-ci. Une copie de cette note doit être envoyée au procureur dans les quarantehuit heures suivant l’ouverture de la procédure pénale. En cas d’urgence, la police peut dresser la note officielle seulement après avoir effectué les actes ne pouvant être ni reportés ni répétés. Afin d’élucider et de vérifier les faits donnant à penser qu’une infraction a été commise, la police rassemble les pièces et les explications nécessaires et conserve les traces de l’infraction. Dans ce cadre, l’article 158 § 3 i) du CPP l’autorise entre autres à effectuer, de la manière prévue au chapitre 4 (articles 67-88a), les actes qui ne peuvent être ni reportés ni répétés. Selon l’article 160 § 4 du CPP, un acte ne pouvant pas être reporté est celui qui, compte tenu du but de la procédure pénale, ne peut pas attendre l’ouverture des poursuites pénales car il existe un risque qu’il soit compromis ou que la preuve soit détruite ou perdue. Un acte qui ne peut pas être répété est celui qu’il sera impossible d’effectuer devant le tribunal. Le procès-verbal de réalisation d’un acte qui ne peut pas être reporté ou répété doit toujours consigner les faits sur la base desquels cet acte a été considéré comme tel. C. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle Il ressort de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle que ses exigences ont fluctué, du moins jusqu’à l’arrêt no Pl. ÚS 47/13 adopté par le plénum de la Cour constitutionnelle le 7 mai 2014, quant à la question de savoir dans quelle mesure et sous quelle forme un mandat de perquisition devait indiquer pour quels motifs la perquisition ne pouvait pas être reportée. La Cour constitutionnelle a relevé en général qu’une perquisition effectuée en tant qu’acte ne pouvant pas être reporté constituait une ingérence particulièrement grave (arrêt no III. ÚS 287/96 du 22 mai 1997), qui limitait substantiellement la réalisation des droits de la défense par les suspects (décisions no III. ÚS 1033/07 du 13 décembre 2007, et no 3001/09 du 26 mars 2010), ce qui exigeait une diligence particulière de la part des autorités. Elle a également rappelé que le fait de considérer un acte comme ne pouvant pas être reporté ne faisait pas l’objet d’une décision formelle, qu’on ne pouvait soumettre cette étape initiale de l’enquête nécessitant d’agir en urgence à des exigences de forme exagérées (décisions no III. ÚS 1033/07 du 13 décembre 2007, et no 3001/09 du 26 mars 2010) et que, en examinant a posteriori la question de savoir si des actes d’enquête étaient susceptibles ou non d’être reportés, elle devait agir avec un maximum de retenue (décision no III. ÚS 231/05 du 15 mars 2006). Dans certaines affaires, la Cour constitutionnelle a souligné que le mandat de perquisition devait expliciter de manière suffisante et claire les motifs ayant amené les autorités à le délivrer : une simple référence aux dispositions légales pertinentes (ou leur citation) ne suffisait pas si les circonstances sous-tendant le mandat n’étaient pas manifestes ou s’il n’apparaissait pas en quoi les conditions prévues par la loi étaient remplies (arrêt no III. ÚS 287/96 du 22 mai 1997). La cour a notamment estimé que, dès lors qu’il permettait au juge de « finaliser » le pouvoir de la police de s’ingérer dans les droits fondamentaux, le mandat devait constater le caractère justifié de la perquisition ainsi que la légalité de sa réalisation et des éventuelles conditions de son exécution. Ce rôle de réexamen et de surveillance ne pouvait pas être endossé par la police lorsque celle-ci, malgré le silence du mandat, indiquait dans le procès-verbal de réalisation de la perquisition qu’il s’agissait d’un acte qui ne pouvait être ni reporté ni répété. De même, quant à la question de savoir si cet acte était susceptible ou non d’être répété et reporté, la Cour constitutionnelle a considéré qu’il était sans grande importance du point de vue d’un réexamen a posteriori, effectué soit par un tribunal statuant sur le bienfondé de l’accusation soit par elle, de savoir si la demande du procureur tendant à l’adoption du mandat de perquisition avait été motivée et, dans l’affirmative, de quelle manière (arrêts no II. ÚS 3073/10 du 10 mars 2011, I. ÚS 3369/10 du 10 janvier 2012, no IV. ÚS 3370/10 du 23 février 2012, et no II. ÚS 2979/10 du 29 mars 2012). Dans d’autres affaires, la Cour constitutionnelle a en revanche souligné l’importance du contrôle a posteriori, offrant aux parties la possibilité de vérifier a posteriori l’existence des motifs relatifs au caractère non susceptible de report, notamment à l’aide d’un procès-verbal de perquisition dressé par la police (décisions no III. ÚS 1033/07 du 13 décembre 2007 et no 3001/09 du 26 mars 2010). Il existe également des affaires dans lesquelles la Cour constitutionnelle a sanctionné uniquement l’absence dans le mandat d’une quelconque motivation quant au caractère non susceptible de report, qui constituait selon elle un vice grave transgressant les limites de la constitutionnalité. Elle a en revanche considéré comme acceptable un mandat qui ne contenait pas de mention explicite du caractère non susceptible de report d’une perquisition mais dans lequel ce caractère pouvait être déduit, par voie d’interprétation et au moins dans une mesure minime, de son contenu, à savoir de ses motifs et de l’argumentation du tribunal. Dans ces affaires, la Cour constitutionnelle a également admis que le caractère non susceptible de report d’une perquisition pouvait ressortir du type d’infraction en cause (décision no II. ÚS 1517/13 du 13 juin 2013), du dossier et des circonstances de l’affaire (arrêt no I. ÚS 2787/13 du 28 novembre 2013). Enfin, le 7 mai 2014, le plénum de la Cour constitutionnelle s’est prononcé sur la question par l’arrêt no Pl. ÚS 47/13. Par cette décision, il a rejeté les recours constitutionnels visant les perquisitions réalisées avant l’ouverture des poursuites pénales sans entérinement par les mandats y afférents de leur caractère non susceptible de report et sans insertion d’une mention à cet égard dans les procèsverbaux, ainsi que les preuves obtenues lors de celles-ci. Après avoir récapitulé sa jurisprudence abondante en la matière, le plénum a indiqué que ses conclusions en l’espèce résumaient, précisaient et complétaient cette jurisprudence. Il a décidé en particulier ce qui suit : « La communication sur les actes non susceptibles de report et de répétition est, certes, destinée notamment aux autorités pénales, mais elle concerne aussi de manière significative les personnes visées par la procédure pénale et d’autres personnes (...). La légalité des actes non susceptibles de report et de répétition qui doivent être effectués avant l’ouverture des poursuites pénales contre une personne déterminée est conditionnée d’une part par la nécessité d’effectuer l’acte et [d’autre part] par l’exigence des droits de la défense du futur inculpé. Cela s’applique aussi à une perquisition domiciliaire. Il faut avant tout prouver qu’il s’agit réellement d’un acte qui ne pouvait pas être effectué après l’ouverture des poursuites pénales contre la personne concernée par l’acte. Une telle conclusion doit ressortir d’un besoin réel, urgent ou singulier de réaliser cet acte mais elle doit également se refléter concrètement dans le procès-verbal portant sur un tel acte (article 160 § 4 du CPP in fine). (...) Il peut y avoir une ingérence dans les droits de la défense notamment parce que le sujet de la procédure pénale – l’inculpé – ne peut faire valoir ses droits procéduraux, notamment le droit à un défenseur, qu’à partir du moment de l’inculpation, ce qui peut se réaliser seulement après la perquisition. Le défenseur ne peut donc pas participer à la perquisition. Le CPP compense cet état en partie. Dans les cas où la perquisition s’effectue en présence de la personne concernée, l’interrogatoire préalable [de celle-ci] est généralement exigé (article 84 § 1 du CPP). Lors de l’interrogatoire, cette personne a sans doute le droit de demander l’assistance d’un avocat (article 158 §§ 3 et 5 du CPP a pari). Une autre compensation consiste en l’obligation de l’autorité effectuant la perquisition d’indiquer dans le procès-verbal les faits sur la base desquels l’acte a été réalisé en tant que mesure non susceptible d’être reportée ou répétée, ce qui permettra ensuite au tribunal d’examiner [cet acte] à l’audience afin d’admettre ou de rejeter une telle preuve. Le CPP ne prévoit explicitement une exigence similaire ni pour la demande adressée par la police au procureur, ni pour la demande adressée par le procureur au tribunal, ni pour la décision du tribunal sur la perquisition. De par la nature de la perquisition, et au regard notamment des droits garantis par l’article 6 § 3 a) et c) de la Convention, il est cependant exclu que ces trois actes ne contiennent pas les motifs relatifs au caractère non susceptible de report ou de répétition de la perquisition. En l’absence d’une réglementation explicite, il est laissé à la discrétion de l’autorité pénale le choix de la forme pour satisfaire à cette exigence, pourvu qu’un contrôle soit possible. (...). À l’aide du critère de l’effectivité du triple contrôle (police – procureur – tribunal), la Cour constitutionnelle est parvenue à la conclusion que, en l’espèce, l’organe de la police avait soumis une demande dûment motivée au procureur, qui avait ensuite soumis une demande au tribunal, et que ceux-ci ont tous considéré le mandat de perquisition comme un acte dont le caractère non susceptible de report ou de répétition était contenu [dans le dossier] et démontré par [celui-ci]. Il est vrai que ni les motifs de la demande du procureur et de la décision du juge ni le procès-verbal de perquisition ne contiennent formellement de [mention explicite du] caractère non susceptible de report ou de répétition de la perquisition, mais ce caractère ressort du dossier, des circonstances de l’affaire et de la nature procédurale de cette phase de la procédure. À l’audience, tenue en présence des plaignants et de leurs défenseurs, le tribunal n’a pas mis en doute le caractère non susceptible de report et de répétition de la perquisition. Le triple contrôle a donc été effectué. Dès lors que la Cour constitutionnelle a en l’espèce considéré que le caractère non susceptible de report et de répétition de la perquisition effectuée ressortait du dossier et des circonstances de l’affaire et qu’il était donc possible de dégager des raisons matérielles pour une telle conduite, le fait que cet acte n’était pas explicitement qualifié de non susceptible de report ou de répétition ne constitue pas un manquement atteignant une dimension constitutionnelle. En revanche, dans une situation dans laquelle une perquisition serait dûment formellement qualifiée de non susceptible de report et de répétition mais ne serait pas matériellement justifiée, cet acte porterait atteinte à un droit fondamental. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La première requérante, Les Authentiks, association déclarée en préfecture le 24 janvier 2002 et la seconde requérante, Supras Auteuil 91, association créée au début des années 1990, furent dissoutes par deux décrets du 28 avril 2010 (paragraphes 11 et 12 ci-dessous). Les associations requérantes, dont les adhérents se regroupaient dans la « Tribune Auteuil » au sein du stade où avait lieu les matchs de leur équipe, avaient pour objet statutaire de promouvoir le club de football du Paris-Saint-Germain (ci-après PSG). Elles expliquent qu’elles furent créées afin de contrebalancer l’image déplorable qui était donnée par une partie importante des supporters de ce club, issus des milieux d’extrême droite, racistes et antisémites, qui se regroupaient à l’intérieur du stade au sein de la « Tribune Boulogne ». Elles indiquent que la dissolution en 2008 de cette branche de supporters, regroupés au sein de l’association « Boulogne Boys » (voir la décision de la Cour sur la dissolution de cette association, Association nouvelle des Boulogne Boys c. France (déc.), no 6468/09, 22 février 2011), ne mit pas fins aux comportements racistes et violents. Dans ce contexte, le 28 février 2010, en marge du match entre le PSG et l’Olympique de Marseille, des échauffourées eurent lieu entre certains de leurs membres et ceux des « Boulogne Boys », qui se terminèrent par la mort d’un supporter, Y.L. Par des courriers du 12 avril 2010, la Commission nationale de prévention des violences lors des manifestations sportives (ci-après « la Commission ») informa les présidents, trésoriers et vice-présidents des requérantes de « l’intention du Gouvernement de prononcer leur dissolution sur le fondement de l’article L. 332-18 du Code du sport (ci-après CDS), issu de la loi du 5 juillet 2006 relative à la prévention des violences lors des manifestations sportives (paragraphes 30 et 31 ci-dessous) ». La Commission indiqua aux requérantes les griefs retenus contre elles : huit à l’encontre de la première, six à l’encontre de la seconde, consistant en une série d’incidents au cours de la saison sportive 2009-2010, dont celui du 28 février 2010 (paragraphe 6 ci-dessus). Sur ce dernier fait, elle précisa que l’un des leaders de la seconde requérante, C.L., ainsi que deux membres de la première requérante (J.B, incarcéré le 19 mars 2010 pour ces faits, et M.K. « qui reconnaît sa présence dans le groupe incriminé »), étaient impliqués dans l’agression mortelle. La Commission invita les requérantes à présenter leurs observations écrites avant le 23 avril 2010, ainsi qu’à l’informer de leur souhait de présenter des observations orales devant elle le 27 avril suivant. Par un courrier du 16 avril 2010, la première requérante sollicita du président de la Commission que lui soit accordé un délai supplémentaire pour présenter ses observations écrites et que lui soient transmis les éléments de preuve dont la Commission disposait s’agissant des griefs tirés des événements des 9 et 28 février 2010. Enfin, elle souhaita que lui soit communiquées les éventuelles observations écrites des dirigeants du PSG. Le président répondit le même jour qu’il n’entendait satisfaire à aucune de ces demandes. Le 19 avril 2010, les requérantes déposèrent leurs observations. Le 27 avril 2010, les représentants des requérantes, avocats au barreau de Paris, furent entendus par la Commission, après le représentant du ministère de l’Intérieur, et avant les membres de la préfecture de police et le représentant du directeur général de la police nationale (paragraphe 34 ci-dessous). Le même jour, la Commission rendit un avis favorable à leur dissolution. Par un décret du 28 avril 2010, motivé comme suit, le premier ministre prononça la dissolution de la première requérante : « (...) Considérant que les trois associations « Paris 1970 ― La Grinta », « Supras Auteuil 1991 » et « Les Authentiks » font partie de la mouvance « ultras » du Paris Saint-Germain ; que si elles sont distinctes, leurs membres sont le plus souvent impliqués dans les mêmes faits et agissent le plus souvent de concert en vue d’entretenir une confusion sur l’identité des auteurs des troubles ; Considérant que depuis le début de la saison 2009-2010, des membres de l’association « Les Authentiks » ont, en réunion, répété des actes de violence ou de dégradation de biens lors de rencontres sportives ; Considérant que, le 26 avril 2009, des membres de l’association « Les Authentiks » ont participé à l’agression, à Asnières (Hauts-de-Seine), des supporters de l’Olympique de Marseille, membres d’un groupe de supporters, résidant en région parisienne, qui s’apprêtaient à se rendre à Lille pour assister à un match de leur équipe ; Considérant que, le 12 septembre 2009, des membres de l’association « Les Authentiks » ont participé à l’agression de supporters marseillais, demeurant en région parisienne, qui s’apprêtaient à embarquer dans un car à Paris pour se rendre au Mans, afin d’assister à un match de leur équipe ; que lors de cette agression, quatre personnes ont été blessées, dont une mineure de 12 ans, et des vols ont été perpétrés dans les soutes du véhicule ; Considérant que, le 13 septembre 2009, des membres de l’association « Les Authentiks » ont, aux côtés de supporters d’autres associations, fait usage d’engins pyrotechniques dans le stade Louis-II de Monaco, mettant notamment en danger des personnels de sécurité du club et provoquant des dégâts matériels importants ; Considérant que, le 9 février 2010, des membres de l’association « Les Authentiks » ont dégradé des grilles séparatives en tribunes, contraignant les forces de l’ordre à intervenir ; Considérant que, le 28 février 2010, des membres de l’association « Les Authentiks » ont jeté sur les forces de l’ordre de nombreux projectiles (bouteilles, fumigènes, bombes agricoles, mortiers, lance-fusées) ; que des membres de l’association « Les Authentiks » ont participé à la bagarre à la suite de laquelle l’un des participants est décédé ; Considérant que la répétition de ces événements a créé de véritables tensions, source de violences, et qu’en outre, les dirigeants du club PSG confirment ces faits et demandent qu’il soit mis fin à l’activité de cette association ; Considérant que de tels faits, commis en réunion, en relation ou à l’occasion de manifestations sportives, constituent des actes répétés de dégradations de biens et de violences sur des personnes qui, aux termes des dispositions de l’article L. 332-18 précitées, sont de nature à justifier la dissolution de l’association dont des membres ont commis lesdits faits ; Considérant, en conséquence, qu’il y a lieu de prononcer la dissolution de l’association « Les Authentiks ». » Par un décret du même jour, motivé comme suit, le Premier ministre prononça la dissolution de la seconde requérante : « (...) [voir premier paragraphe du décret, paragraphe 11 ci-dessus] ; Considérant que, depuis le début de la saison 2009-2010, des supporters ont, en tant que membres de « Supras Auteuil 91 », en nombre variable, répété des actes de violence ou d’incitation à la haine ou à la discrimination lors de rencontres sportives ; Considérant que, le 12 septembre 2009, des membres de l’association « Supras Auteuil 91 » ont participé à l’agression de supporters marseillais demeurant en région parisienne, qui s’apprêtaient à embarquer dans un car à Paris, pour se rendre au Mans, afin d’assister à un match de leur équipe ; que, lors de cette agression, quatre personnes ont été blessées, dont une mineure de 12 ans et des vols ont été perpétrés dans les soutes du véhicule ; Considérant que, le 13 septembre 2009, des supporters de l’association « Supras Auteuil 91 » ont, aux côtés de supporters d’autres associations, fait usage d’engins pyrotechniques dans le stade Louis-II de Monaco mettant notamment en danger des personnels de sécurité du club et provoquant des dégâts matériels importants ; Considérant que, le 5 décembre 2009, l’agression d’un supporter du PSG Club d’Angers par un membre de l’association « Supras Auteuil 91 » a dégénéré en bagarre générale ; Considérant que, le 9 février 2010, des membres de « Supras Auteuil 91 » ont dégradé des grilles séparatives en tribunes, contraignant les forces de l’ordre à intervenir ; Considérant que, le 28 février 2010, les membres de l’association « Supras Auteuil 91 » ont jeté sur les forces de l’ordre de nombreux projectiles (bouteilles, fumigènes, bombes agricoles, mortiers, lance-fusées) ; que des membres de « Supras Auteuil 91 » ont participé à la bagarre à la suite de laquelle l’un des participants est décédé ; (...) Considérant que de tels faits, commis en réunion, en relation ou à l’occasion de manifestations sportives, constituent des actes répétés de dégradations de biens et de violences sur des personnes qui, aux termes des dispositions de l’article L. 332-18 précitées sont de nature à justifier la dissolution de l’association dont des membres ont commis lesdits faits ; (...) » Une troisième association de supporters du PSG de la Tribune Auteuil « Paris 1970 la Grinta », ainsi que deux groupements de fait de la Tribune Boulogne (« Commando Loubard » et « Milice Paris »), furent également dissous par décret du même jour. Le 7 mai 2010, les requérantes demandèrent au juge des référés du Conseil d’État de suspendre l’exécution des décrets du 28 avril 2010. Le même jour, elles déposèrent devant le Conseil d’État, compétent en premier et dernier ressort (paragraphe 35 ci-dessous), une requête visant à faire annuler les décrets de dissolution. Ces requêtes sont dispensées du ministère d’un avocat spécialisé selon l’article R. 432-2-1o du code de justice administrative (CJA, paragraphe 35 ci-dessous). Dans leurs mémoires ampliatifs, elles invoquèrent, au titre de l’illégalité externe des décisions attaquées, plusieurs violations des droits de la défense devant la Commission et une atteinte grave portée de ce fait à la liberté d’association constitutionnellement garantie (paragraphe 27 cidessous). Elles firent notamment valoir que les griefs notifiés n’étaient pas suffisamment précis et que l’intervention des dirigeants du PSG, dont les observations ne leur avaient pas été communiquées, ainsi que des représentants de la police, hors la présence de leurs représentants (paragraphe 10 ci-dessus), contrevenaient au respect du contradictoire. Des moyens tirés de l’illégalité interne des décrets furent également invoqués par les requérantes. Reprenant un à un les faits reprochés, les requérantes les contestèrent au motif qu’ils n’étaient pas établis et/ou qu’ils ne leur étaient pas imputables, mais qu’ils concernaient seulement un ou deux de leurs membres, et soulignèrent qu’ils n’avaient donc pas été commis en réunion, comme l’exige l’article L. 332-18 du CDS. Elles soutinrent encore que les mesures de dissolution, radicales et définitives, étaient disproportionnées, faute de gravité suffisante des faits reprochés, soulignant qu’elles ne présentaient aucun risque pour l’ordre public, leur comportement n’ayant jamais été mis en cause mais seulement celui de certains de leurs membres ayant agi en dehors de leur cadre. La seconde requérante demanda au juge d’enjoindre à l’administration de lui communiquer plusieurs pièces : rapports établis par les autorités préfectorales et rendant compte des griefs reprochés, dossier complet dont a été saisi la Commission y compris les observations présentées par les représentants du PSG, procès-verbal des débats devant la Commission et procès-verbal de la séance et du vote de la Commission, ainsi que l’avis rendu. Par ordonnances du 7 juin 2010, les demandes de suspension des mesures de dissolution furent rejetées par le juge des référés du Conseil d’État. Celui-ci considéra que, malgré « l’atteinte (...) nécessairement portée à la liberté d’association », les circonstances particulières des espèces n’étaient pas constitutives d’une situation d’urgence car les jugements au fond devaient intervenir avant la reprise des compétitions auxquelles le PSG était appelé à participer au cours de l’été 2010. Dans son mémoire en défense du 10 juin 2010 déposé dans le cadre du recours pour excès de pouvoir dont était saisi le Conseil d’État, le ministre de l’Intérieur fit valoir que les différences entre les faits présentés dans la lettre du 12 avril 2010 et ceux retenus in fine dans le décret étaient normales puisqu’elles résultaient de la prise en considération des observations écrites et orales déposées devant la Commission, et qu’elles étaient minimes. Il indiqua également que l’article 6 § 1 de la Convention ne pouvait être utilement invoqué à l’encontre des décrets litigieux car ils constituaient des mesures de police administrative et souligna, en tout état de cause, que la procédure avait été contradictoire en dépit de l’urgence. Sur la légalité interne des décrets, et s’agissant des faits retenus pour justifier les dissolutions, le ministre les reprit un à un et s’exprima notamment de la manière suivante : « (...) 4. Les faits du 9 février 2010 (...) Il résulte de l’examen des quatre premiers griefs fondant la dissolution que l’ensemble des faits invoqués sont établis, entrent dans le champ d’application de l’article L. 332-18 et que leur imputabilité partielle à des supporters de l’association « les Authentiks » résulte de l’observation des services de police, matérialisée par la note des renseignements généraux, qui révèle la culture de violence des associations de la mouvance ultra à laquelle elle appartient. De ce point de vue, la tentative de l’association pour les minimiser en les isolant et en les commentant un par un est vouée à l’échec dès lors que si pris isolément, chacun de ces faits ne serait dans doute pas de nature à justifier la dissolution, leur accumulation et leur gravité croissante, pour arriver jusqu’au point culminant du lynchage, suivi du décès, d’un supporter le 28 février 2010, imposait que l’administration prit ses responsabilités pour endiguer la montée de la violence résultant de cette agression, qui n’aurait manqué de ressurgir lors des matchs suivants mettant en scène le PSG. En tout état de cause, à supposer que l’imputation de ces faits à l’association soit considérée comme insuffisamment établie pour fonder la dissolution contestée, ceux du 28 février 2010 constituent, à eux seuls des actes suffisamment graves de nature à la justifier. Les faits du 28 février 2010 (...) Il ressort des pièces du dossier qu’à la suite de ces faits, deux membres de l’association ont fait l’objet de mesures d’interdiction de stade [paragraphe 32 cidessous]. La requérante estime dès lors que seulement deux de ses membres aient été impliqués dans ces faits ne suffit pas à caractériser la Commission des faits en réunion. Il est toutefois établi que des membres de l’association [les Authentiks] ont participé à l’affrontement généralisé. La circonstance à la supposer établie que les Boulogne Boys soient à l’origine de la bagarre importe peu. Par ailleurs, il convient de souligner que plusieurs des membres ont été mis en examen. Quand bien même la procédure judiciaire n’a pas abouti à ce jour à la détermination des responsabilités individuelles, il n’en reste pas moins que l’association est, par l’intermédiaire de ses membres, impliquée dans ces évènements. Ces incidents répétés et ces exactions commises en réunion par des membres de l’association requérante et à l’occasion de manifestations sportives, entrent bien dans le champ d’application des dispositions de l’article L. 332-8 du CDS et justifient la mesure de dissolution prononcée en ce qu’ils caractérisent la culture de violence des supporters de cette association. » En dernier lieu, sur la proportionnalité des mesures litigieuses, le ministre fit valoir que seule une dissolution « était de nature à casser la spirale de la violence, à éviter l’émulation malsaine entre les différentes associations, au demeurant toutes dissoutes ». Dans un mémoire complémentaire du 15 juin 2010, le ministre de l’Intérieur fit part d’observations « visant essentiellement à mieux établir l’imputabilité des faits motivant le décret de dissolution » et conclut au rejet des requêtes. Sur la gravité des faits reprochés, et la proportionnalité des mesures litigieuses, il fit valoir qu’avant d’envisager une mesure de dissolution, la préfecture de police avait été amenée à prendre de nombreuses mesures d’interdiction du stade qui se révélèrent insuffisantes. Dans un mémoire en réplique du 21 juin 2010, la seconde requérante réitéra ses observations quant aux inexactitudes factuelles contenues dans le dossier de l’administration, dénonça des irrégularités de la procédure devant la Commission et soutint que la mesure de dissolution était disproportionnée. À cet égard, elle fit valoir que l’année 2009–2010 s’était traduite par une régression globale du niveau de violence dans le stade du Parc des Princes grâce à une politique très ferme de ses dirigeants (avant les évènements du 28 février 2010, trois membres étaient interdits de stade contre dix–sept l’année précédente). Elle conclut qu’elle ne pouvait être regardée comme instigatrice de violences, en qualité de personne morale, et qu’elle avait au contraire fait des efforts pour les empêcher. Dans un dernier mémoire du 28 juin 2010, le ministre de l’Intérieur fit valoir que les mesures de police n’impliquaient pas que l’administration soit tenue à une procédure contradictoire identique à celle gouvernant les instances disciplinaires, « mais seulement tenue de mettre à même les requérantes de présenter leurs observations sur la mesure envisagée et ses fondements, ainsi que le prévoit l’article R. 332-12 du Code du sport (paragraphe 33 ci-dessous) ». Il expliqua que les requérantes avaient pu discuter de tous les motifs de la décision, et que, « à supposer même qu’en raison du changement de qualification des faits résultant des débats, elles aient dû être à même de présenter de nouvelles observations, l’urgence ne permettait pas de satisfaire à cette obligation ». Sur le bien-fondé des dissolutions et la proportionnalité de celles-ci, le ministre indiqua que l’ensemble des faits reprochés étaient étayés par les rapports du préfet de police et/ou des clubs, par les interdictions de stade prononcées, les coupures de presse, les photographies et les éléments recueillis devant la Commission. Enfin, sur les faits du 28 février 2010, « particulièrement graves », le ministre écrivit que les requérantes ne pouvaient se poser en victimes des « Boulogne boys » et que cela ne les exonérait pas, en tout état de cause, « des violences commises et pour lesquelles de nombreuses interdictions de stade avaient été prononcées, et des procédures pénales sont en cours ». Dans des mémoires en réplique et duplique des 23 et 30 juin 2010, la première requérante contesta encore une fois la matérialité des faits reprochés en soulignant l’inadmissibilité des preuves produites par le ministre et figurant dans les notes blanches des services de renseignement. À propos des faits du 28 février 2010, elle souligna que la simple mise en examen de deux sympathisants ne pouvait nullement conduire à retenir le grief comme établi, et conclut qu’en l’absence de sa mise en cause « structurelle » par le ministre, la dissolution était totalement disproportionnée. Dans ses conclusions devant le Conseil d’État, le rapporteur public demanda à cette juridiction d’annuler les décrets pour deux raisons. La première tenait à l’impossibilité pour les requérantes de répondre aux observations de la préfecture de police présentées en dernier lieu lors de l’audition devant la Commission, et ayant apporté des précisions et des compléments sur la matérialité et l’imputabilité des faits (paragraphe 10 cidessus). La seconde portait sur le vice de légalité interne affectant les décrets dès lors que l’administration ne paraissait établir qu’un seul fait imputable aux deux associations, ceux survenus le 28 février 2010, le dossier étant « beaucoup plus circonstancié sur ces derniers événements » (noms, interdictions de stades prononcées à l’encontre des supporters des deux associations, éléments de la procédure pénale en cours), alors que les décrets fondaient expressément la dissolution sur la commission d’actes répétés et qu’aucune demande de substitution de motifs, en application de la jurisprudence Hellal (paragraphe 36 ci-dessous), n’était expressément formulée au dossier. Les représentants des requérantes furent informés, par des avis d’audience du 23 juin 2010, de l’inscription des affaires au rôle de l’audience publique du 5 juillet 2010. Le 3 juillet 2010, à la suite de leur demande, ils furent informés du sens des conclusions du rapporteur public. Par un arrêt du 13 juillet 2010 (no 339257), le Conseil d’État rejeta la requête de la première requérante. Sur la légalité externe, il indiqua que ses représentants avaient adressé des observations écrites, puis présenté des observations orales devant la Commission. Rappelant que la dissolution d’une association de supporters présentait le caractère d’une mesure de police administrative, « de sorte que le principe général des droits de la défense ne leur est pas applicable en l’absence de texte, pas davantage au demeurant que les stipulations de l’article 6 § 1 de la Convention », il considéra que la circonstance que l’association n’avait pas été mise à même de répliquer aux observations présentées par écrit, par les représentants du PSG, ou oralement, par des représentants du préfet de police ou du directeur général de la police nationale n’entachait pas d’irrégularité l’avis émis par la Commission. Sur la légalité interne, il s’exprima comme suit : « Considérant que pour justifier la dissolution de l’association les Authentiks, le décret attaqué retient que des faits commis les 26 avril 2009, 12 septembre 2009, 13 septembre 2009, 9 février 2010 et 28 février 2010 peuvent être qualifiés d’actes répétés de dégradations de biens et de violences sur des personnes au sens de l’article L. 332-18 du Code du sport et sont de nature à justifier la dissolution de l’association dont des membres ont commis ces faits ; que, toutefois, il n’est pas établi par les pièces versées au dossier que les agressions de supporters marseillais commises les 26 avril 2009 et 12 septembre 2009 puissent être imputées à plusieurs membres de l’association, condition requise par les termes de l’article L. 332-18 ; qu’il n’est pas davantage établi que l’usage d’engins pyrotechniques le 13 septembre 2009 dans le stade Louis II de Monaco, au vu des circonstances dans lesquelles ces engins ont été utilisés, constitue en l’espèce des actes de violence sur des personnes ou des dégradations de biens au sens des dispositions de l’article L. 332-18 ; que, de même, les éléments versés au dossier ne permettent pas d’établir que des grilles séparatives installées dans l’enceinte du stade de Vesoul le 9 février 2010 auraient subi des dégradations susceptibles d’être relevées pour l’application de l’article L. 332-18 ; qu’en revanche, les faits survenus le 28 février 2010 consistant en des jets de projectiles sur les forces de l’ordre et en la participation à des faits graves de violence ayant notamment conduit au décès d’un supporter sont avérés, ne sont d’ailleurs pas sérieusement contestés, et sont susceptibles d’être retenus à l’encontre de l’association requérante pour l’application de l’article L. 332-18 du Code du sport ; Considérant que si, pour prononcer la dissolution de l’association, le décret du 28 avril 2010 s’est expressément fondé sur le motif d’actes répétés de dégradations de biens et de violences sur des personnes, alors qu’il vient d’être dit que les seuls faits que le décret pouvait légalement retenir étaient ceux du 28 février 2010, le ministre de l’intérieur (...) invoque, dans son mémoire en défense du 10 juin 2010, communiqué à l’association les Authentiks, un autre motif, tiré de ce que les faits du 28 février 2010 constituent, à eux seuls, des actes suffisamment graves de nature à le justifier ; Considérant, d’une part, que l’article L. 332-18 du Code du sport, dans sa nouvelle rédaction résultant de l’article 10 de la loi du 2 mars 2010, applicable aux faits de l’espèce, eu égard à la nature de police de la mesure en cause, permet de dissoudre par décret une association de supporters dont des membres ont commis en réunion, en relation ou à l’occasion d’une manifestation sportive, un acte d’une particulière gravité, constitutif, notamment, de violence sur des personnes ; que les faits survenus le 28 février 2010, au cours desquels ont été commis à l’encontre des forces de l’ordre et d’autres supporters des actes graves de violence ayant conduit à la mort d’un supporter, présentent le caractère d’un acte d’une particulière gravité au sens de l’article L. 332-18, justifiant à lui seul la dissolution de l’association ; qu’une telle dissolution ne constituait pas une mesure excessive et disproportionnée au regard des risques pour l’ordre public que présentaient les agissements de certains des membres de l’association ; Considérant, d’autre part, qu’il résulte de l’instruction que le Premier ministre aurait pris la même décision s’il avait entendu se fonder initialement sur le motif tiré des actes de particulière gravité du 28 février 2010 ; Considérant que, dès lors, il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de procéder à la substitution de motifs demandée ; qu’il résulte de ce qui précède et sans qu’il ait lieu d’enjoindre au ministre de l’intérieur, de l’outre-mer et des collectivités territoriales de produire certains documents, que l’association requérante n’est pas fondée à demander l’annulation du décret attaqué. » Par un arrêt du 13 juillet 2010 (no 339293), le Conseil d’État rejeta la requête de la seconde requérante dans les mêmes termes que ceux de l’arrêt concernant la première requérante. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE ET INTERNATIONAUX PERTINENTS A. Liberté d’association et dissolution d’association Régie par la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association, la liberté d’association a valeur constitutionnelle depuis une décision du Conseil constitutionnel rendue le 16 juillet 1971 (no 71-44 DC). Une déclaration en préfecture et le dépôt des statuts sont suffisants pour obtenir la personnalité juridique. Il n’existe pas de contrôle a priori des déclarations d’association et le préfet est tenu de délivrer un récépissé administratif. Les articles 3 et 7 de la loi de 1901 prévoient la possibilité pour le juge judiciaire, soit à la demande de tout intéressé, soit sur diligence du ministère public, de prononcer la dissolution d’une association qui serait « fondée sur une cause ou en vue d’un objet illicite, contraire aux lois, aux bonnes mœurs, ou qui aurait pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement ». Parallèlement à la dissolution judiciaire de droit commun, l’autorité administrative dispose d’un pouvoir de dissolution des associations. La dissolution administrative couvre trois hypothèses. La première concerne les groupes de combats et les milices privées depuis une loi du 10 janvier 1936, régulièrement modifiée, et désormais codifiée à l’article L. 212-2 du Code de la sécurité intérieure. La deuxième, en cause en l’espèce, concerne les associations sportives, depuis la loi du 5 juillet 2006 précitée (paragraphe 30 ci-dessous). L’article 6 de la loi no 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi no 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence a ajouté une troisième hypothèse, celle de la dissolution des associations ou groupements de fait qui participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent. B. Le Code du sport (CDS) et la lutte contre la violence dans les stades La loi no 2006-784 du 5 juillet 2006 relative à la prévention des violences lors des manifestations sportives a intégré dans le CDS l’article L. 332-18, libellé ainsi : « Peut être dissous par décret, après avis de la Commission nationale consultative de prévention des violences lors des manifestations sportives, toute association ou groupement de fait ayant pour objet le soutien à une association sportive mentionnée à l’article L. 122-1, dont des membres ont commis en réunion, en relation ou à l’occasion d’une manifestation sportive, des actes répétés constitutifs de dégradations de biens, de violence sur des personnes ou d’incitation à la haine ou à la discrimination contre des personnes à raison de leur origine, de leur orientation sexuelle, de leur sexe ou de leur appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Les représentants des associations ou groupements de fait et les dirigeants de club concernés peuvent présenter leurs observations à la Commission. (...) » Selon le rapport no 3011 fait sur la proposition ayant abouti à cette loi, l’instauration de la possibilité de dissoudre les associations visait à prendre en compte « la dimension collective des violences » commises lors des rassemblements sportifs et à « responsabiliser les associations de supporters, qui ne doivent pas cautionner des comportements illégaux récurrents de la part de leurs membres lors de leurs réunions ». La loi no 2010-209 du 2 mars 2010 renforçant la lutte contre les violences de groupe et la protection des personnes chargées d’une mission de service public a complété la loi de 2006 et modifié l’article L. 332-18 du CDS. Celui-ci autorise désormais le prononcé d’une mesure de dissolution non plus seulement en cas d’« actes répétés » de violence ou de dégradation de biens commis en réunion mais aussi dans le cas d’un « acte d’une particulière gravité ». Il a également ouvert la faculté de prononcer la suspension d’une association, comme mesure alternative à la dissolution, pour une durée de douze mois au plus, après avis de la Commission. Selon le rapport no 2237 fait sur la proposition ayant abouti à la loi du 2 mars 2010, « les deux applications qu’a reçues l’article L. 332-18 du CDS depuis 2006 ont montré l’utilité de cette possibilité de dissolution pour mettre fin aux activités d’associations ou groupements portant gravement atteinte à l’ordre public. Cependant, la mise en œuvre de cette disposition a mis en évidence l’absence de graduation de la riposte actuellement prévue (...). Comblant ce vide, le 2o du présent article modifie l’article L. 332-18 pour permettre de prononcer une mesure de suspension d’activité, mesure intermédiaire avant la dissolution, ce qui permettra de graduer la riposte à l’encontre des associations de supporters. (...). Ensuite (...), le texte actuel exige (...) des « actes répétés » empêchant la dissolution d’une association dont les membres commettraient un acte d’une gravité telle qu’une dissolution immédiate apparaîtrait nécessaire (...). Le 2o du présent article permet de recourir à la dissolution d’une association dont les membres commettraient « un acte d’une particulière gravité » (...). La possibilité d’agir sans devoir attendre la répétition d’actes apparaît d’autant plus justifiée que l’autorité administrative pourra également désormais prononcer une mesure d’interdiction d’exercice des activités, moins définitive que la dissolution ». À côté de ces sanctions spécifiques contre les associations et groupements de supporters, la France dispose d’un arsenal répressif en vue de sanctionner les agissements répréhensibles des supporters. Ceux-ci peuvent relever du droit commun (violences, dégradations, rebellions, menaces ou encore outrage à l’hymne national) mais le législateur a prévu des infractions spécifiques aux supporters, avec des sanctions aggravées car perpétrées dans une enceinte sportive. Une interdiction judiciaire de stade a également été instituée en 1993 en tant que peine complémentaire (codifié à l’article L. 332-11 du Code du sport). Il existe aussi des interdictions administratives de stade (IAS). Introduite avec la loi no 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers (désormais article L. 332-16 du CDS), puis complétée par la loi du 2 mars 2010 précitée, l’IAS permet à un préfet de prononcer une mesure d’interdiction d’accès à un stade (pour une durée de six mois) à l’encontre de personnes qui, « par leur comportement d’ensemble » ou « par la Commission d’un acte grave » constituent « une menace pour l’ordre public ». La loi du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure a porté la durée maximale de l’interdiction administrative à douze mois (vingt-quatre mois en cas de récidive) et a élargi les motifs pouvant justifier une interdiction à l’appartenance à une association dissoute ou suspendue. La loi de 2011 a également prévu la possibilité pour le ministre ou le préfet d’interdire le déplacement de supporters sur les lieux d’une manifestation sportive ou de restreindre leur liberté d’aller et de venir (articles L. 332-16-1 et L. 332-16-2 du CDS). La loi no 2016-564 du 10 mai 2016 renforçant le dialogue avec les supporters et la lutte contre le hooliganisme a encore allongé la durée maximale de l’interdiction administrative à trente-six mois pour les personnes ayant fait l’objet d’une telle mesure dans les trois années précédentes (article L. 332-16 du CDS). Les dispositions réglementaires pertinentes figurant dans le code du sport sont ainsi libellées : Article R 332-11 « Saisie par le ministre de l’intérieur d’un projet de dissolution d’une association ou d’un groupement de fait mentionnés à l’article L. 332-18, la Commission rend son avis dans le mois qui suit sa saisine. Le ministre chargé des sports est tenu informé de cette demande d’avis. » Article R 332-12 « Le président de la Commission définit les modalités de l’instruction de l’affaire et invite les représentants des associations ou des groupements de fait mentionnés par le projet de dissolution à présenter leurs observations écrites ou orales. Les dirigeants des clubs sportifs concernés sont informés qu’ils peuvent également présenter leurs observations écrites ou orales. » Afin de lutter contre le « hooliganisme », les autorités françaises ont décidé, en octobre 2009, de créer au sein de la police nationale la division nationale de lutte contre le hooliganisme (DNLH). Cette division est chargée, au sein de la direction centrale de la sécurité publique, de coordonner les capacités de renseignement, d’identifier les personnes à risque et d’apporter aux préfets des appuis pour l’organisation des dispositifs d’ordre public lors des matchs. C. Le code de justice administrative Les dispositions pertinentes du code de justice administrative sont ainsi libellées : Article R. 311-1 « Le Conseil d’État est compétent pour connaître en premier et dernier ressort : 1o Des recours dirigés contre les ordonnances du président de la République et les décrets ; (...) » Article R. 432-1 « La requête et les mémoires des parties doivent, à peine d’irrecevabilité, être présentés par un avocat au Conseil d’État. Leur signature par l’avocat vaut constitution et élection de domicile chez lui. » Article R. 432-2 « Toutefois, les dispositions de l’article R. 432-1 ne sont pas applicables : 1o Aux recours pour excès de pouvoir contre les actes des diverses autorités administratives ; (...) Dans ces cas, la requête doit être signée par la partie intéressée ou son mandataire. » Article R. 712-1 « Le rôle de chaque séance de jugement est préparé par le rapporteur public chargé de présenter ses conclusions et arrêté par le président de la formation de jugement. (...) Quatre jours au moins avant la séance, les avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation sont avisés que les affaires pour lesquelles ils sont inscrits figurent au rôle. En cas d’urgence, ce délai peut être réduit à deux jours par décision du président de la section du contentieux. Les parties qui ne sont pas représentées par un avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation sont informées de l’inscription au rôle de leur affaire. Si le jugement de l’affaire doit intervenir après le prononcé de conclusions du rapporteur public, les parties ou leurs mandataires sont mis en mesure de connaître, avant la tenue de l’audience, le sens de ces conclusions sur l’affaire qui les concerne. (...) » Article R. 731-3 (à l’époque des faits) « Postérieurement au prononcé des conclusions du rapporteur public, toute partie à l’instance peut adresser au président de la formation de jugement une note en délibéré. » Article R. 733-1 « Après le rapport, les avocats au Conseil d’État représentant les parties peuvent présenter leurs observations orales. Le rapporteur public prononce ensuite ses conclusions. Les avocats au Conseil d’État représentant les parties peuvent présenter de brèves observations orales après le prononcé des conclusions du rapporteur public. » D. Jurisprudence du Conseil d’État Dans sa décision Hellal du 6 février 2004, le Conseil d’État a posé les conditions dans lesquelles le juge peut procéder à une substitution de motif : « Considérant que l’administration peut, en première instance comme en appel, faire valoir devant le juge de l’excès de pouvoir que la décision dont l’annulation est demandée est légalement justifiée par un motif, de droit ou de fait, autre que celui initialement indiqué, mais également fondé sur la situation existant à la date de cette décision ; qu’il appartient alors au juge, après avoir mis à même l’auteur du recours de présenter ses observations sur la substitution ainsi sollicitée, de rechercher si un tel motif est de nature à fonder légalement la décision, puis d’apprécier s’il résulte de l’instruction que l’administration aurait pris la même décision si elle s’était fondée initialement sur ce motif ; que dans l’affirmative il peut procéder à la substitution demandée, sous réserve toutefois qu’elle ne prive pas le requérant d’une garantie procédurale liée au motif substitué (...) » E. Travaux du Conseil de l’Europe Il est renvoyé, sans les développer, aux « Lignes directrices conjointes sur la liberté d’association » (CDL-AD(2014)046-f), adoptées par la Commission de Venise à sa 101e session plénière (Venise, 1213 décembre 2014), et en particulier aux paragraphes 242 à 258 de ce document. Il est également renvoyé à la Convention européenne du 19 août 1985 sur la violence et les débordements de spectateurs lors des manifestations sportives et notamment de matches de football (STCE no 120). La Convention sur une approche intégrée de la sécurité, de la sûreté et des services lors des matchs de football et autres manifestations sportives adoptée par le Comité des Ministres le 4 mai 2016 (STCE no 218) remplacera à terme la Convention du 19 août 1985. Ce nouveau texte privilégie la mise en œuvre d’une approche intégrée de la sécurité, de la sûreté et des services lors des manifestations sportives par une pluralité d’acteurs travaillant en partenariat dans un esprit de coopération, y compris les supporters. Son préambule rappelle que l’objet du texte est de faire en sorte que les matchs de football notamment se déroulent dans un environnement sécurisé, sûr et accueillant pour tous les individus. Il énonce que le sport et l’ensemble des organismes et des parties prenantes intervenant dans l’organisation et la gestion d’un match de football doivent défendre les valeurs fondamentales du Conseil de l’Europe, telle que la cohésion sociale, la tolérance, le respect et la non-discrimination.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés respectivement en 1939 et 1971 et résident à Paris. A. La genèse de l’affaire À la suite du décès de plusieurs personnes de la maladie de Creuzfeld-Jacob, éventuellement contaminées à l’occasion de la consommation de viande issus de bovidés atteints d’encéphalopathie spongiforme bovine, une information judiciaire fut ouverte en décembre 2000 contre X pour homicide involontaire, atteinte involontaire à l’intégrité physique et mise en danger d’autrui. L’enquête fit naître des soupçons quant à la violation par la société Districoupe – une filiale de la chaîne de restaurants Buffalo Grill qui fournissait celle-ci en viande – de l’embargo sur l’importation de viande bovine en provenance du Royaume-Uni, pays touché par une épizootie importante. Le 2 décembre 2002, le procureur de la République de Paris saisit le juge d’instruction d’un réquisitoire supplétif contre X des chefs de tromperie sur la nature, la qualité, l’origine ou la quantité d’une marchandise dangereuse pour la santé de l’homme, faux et usage de faux en écriture, mise en danger d’autrui et complicité de ces délits par fourniture d’instructions et de moyens ou abus d’autorité. Avocat, le requérant était alors en charge de la défense des intérêts de Christian Picart, président directeur général de Districoupe et président du conseil de surveillance de Buffalo Grill. Avocate également, la requérante était sa collaboratrice. Dans le cadre d’une commission rogatoire délivrée le 2 décembre 2002 par le juge d’instruction, la ligne téléphonique de M. Picart fut placée sous écoute. Des conversations téléphoniques entre lui et les requérants furent ainsi interceptées du 16 décembre 2002 au 28 janvier 2003 et transcrites sur procès-verbal. Il en fut en particulier ainsi d’une conversation avec la requérante, du 17 décembre 2002, et d’une conversation avec le requérant, du 14 janvier 2003. M. Picart fut placé en garde à vue le 17 décembre 2002. Il fut mis en examen le 18 décembre 2002, ainsi que trois autres personnes. M. Picart saisit la Cour le 31 mars 2004 d’une requête dans laquelle il dénonçait une violation des articles 6 §§ 1 et 3 c) et 8 de la Convention dans le contexte de la procédure pénale qui fut ensuite conduite contre lui. Cette requête fut déclarée irrecevable par une décision du 18 mars 2008 (Picart c. France (déc.), no 12372/04). B. L’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris du 12 mai 2003 et l’arrêt de la Cour de cassation du 1er octobre 2003 Le 12 mai 2003, saisie par le juge d’instruction et M. Picart afin qu’elle statue sur la régularité des procès-verbaux de transcription des écoutes en cause, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris annula celle d’une conversation intervenue le 24 janvier 2003 entre M. Picart et le requérant, au motif qu’elle se rapportait à l’exercice des droits de la défense du mis en examen et que son contenu comme sa nature n’étaient pas propres à faire présumer la participation de l’avocat à une infraction. Elle refusa en revanche d’annuler les autres transcriptions, estimant que les propos tenus par les requérants étaient de nature à révéler de leur part une violation du secret professionnel et un outrage à magistrat. Par un arrêt du 1er octobre 2003, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par M. Picart. Elle retint en particulier que « le juge d’instruction tient des articles 81 et 100 du Code de procédure pénale, le pouvoir de prescrire, lorsque les nécessités de l’information l’exigent, l’interception, l’enregistrement et la transcription des correspondances émises par la voie des télécommunications par une personne mise en examen, dès lors que n’est pas en cause l’exercice des droits de la défense ». Elle ajouta que « le principe de la confidentialité des conversations échangées entre une personne mise en examen et son avocat, ne saurait s’opposer à la transcription de certaines d’entre elles, dès lors qu’il est établi, comme en l’espèce, que leur contenu est de nature à faire présumer la participation de cet avocat à des faits constitutifs d’une infraction, fussent-ils étrangers à la saisine du juge d’instruction ». C. La procédure disciplinaire diligentée contre les requérants Entretemps, le 27 février 2003, le procureur général près la cour d’appel de Paris avait adressé une lettre au bâtonnier de l’ordre des avocats l’invitant à initier une procédure disciplinaire à l’encontre des requérants. Cette lettre était ainsi rédigée : « J’ai l’honneur de vous adresser, sous ce pli, copie de procès-verbaux de la transcription de conversations téléphonique sur les lignes attribuées à M. C. Picart. Il en résulte en premier lieu, que [la requérante] aurait, le 17 décembre 2002, commis une violation délibérée du secret professionnel et des dispositions combinées des articles 63-4 et 154 du code de procédure pénale régissant la garde à vue en téléphonant à M. Picart pour l’informer de l’état du dossier et des propos tenus par d’autres personnes, alors en garde à vue, qu’elle venait de rencontrer. Il convient d’observer que M. Picart, qui n’était pas alors partie au dossier, faisait l’objet d’une convocation par les services de gendarmerie pour être lui-même entendu quelques instants plus tard dans la même affaire. En second lieu, le 14 janvier 2003, [le requérant], au cours d’une conversation sur la ligne de M. Picart, a volontairement tenu des propos gravement injurieux à l’encontre de [la] juge d’instruction en charge du dossier. Ces comportements me paraissant constituer de graves manquements déontologiques, je vous serai obligé de bien vouloir me faire connaître les suites que vous vous proposez de leur donner sur le plan disciplinaire, étant observé que des poursuites pénales ne sont pas envisagées, pour le moment, par le ministère public ». Le 21 mars 2003, le bâtonnier avait ouvert une procédure disciplinaire à l’encontre de la requérante, pour violation du secret professionnel. Il avait en revanche procédé au classement des faits reprochés au requérant à raison des propos qu’il avait tenu le 14 janvier 2003. Ce dernier lui avait alors écrit le 5 mai 2003 pour lui demander d’être également poursuivi pour les faits reprochés à la requérante, indiquant qu’elle n’était intervenue auprès de M. Picart qu’en sa qualité de collaboratrice. En conséquence, le 20 mai 2003, le bâtonnier avait également ouvert une procédure disciplinaire à son encontre pour violation du secret professionnel. La décision du conseil de l’ordre des avocats au barreau de Paris, du 16 décembre 2003 Devant le conseil de l’ordre des avocats au barreau de Paris, les requérants demandèrent notamment que la transcription de l’écoute téléphonique du 17 décembre 2002 soit écartée des débats en raison de son illégalité. Ils arguaient de son caractère déloyal et illicite, soulignant que la liberté de communication entre l’avocat et son client était un principe à valeur constitutionnelle. Le 16 décembre 2003, le conseil de l’ordre des avocats, siégeant comme conseil de discipline, rejeta la demande des requérants. Il écarta le moyen tiré de l’illégalité de la transcription par les motifs suivants : « Considérant que le conseil de l’Ordre ne peut que déplorer la pratique trop systématique consistant à intercepter des conversations téléphoniques entre avocats et clients sous couvert de surveillance légale des lignes attribuées à ces derniers. Que cette pratique est d’autant plus contestable que les écoutes sont mises en œuvre par des services de police ou de gendarmerie agissant sur délégation, lesquels sont sans compétence pour apprécier ce qui, relevant des droits de la défense, est strictement couvert par le secret professionnel et ce qui peut, le cas échéant, justifier qu’il y soit fait exception, le contrôle ne s’effectuant qu’à posteriori, et alors que les transcriptions ont été versées au dossier de la procédure et ainsi portées à la connaissance de tous ceux qui y ont accès ; Que, cependant, le conseil relève qu’en l’espèce, pour rejeter le pourvoi formé contre l’arrêt rendu par la chambre de l’instruction du 12 mai 2003, la chambre criminelle a expressément distingué les transcriptions de conversations intéressant les droits de la défense de M. Picart, annulées par la chambre de l’instruction, et les transcriptions de propos propres à faire présumer la commission par l’avocat d’une infraction ; (...) Considérant que (...) l’arrêt de la chambre criminelle, par la distinction qui est ainsi opérée, prive de pertinence le moyen tiré de la violation prétendue des droits de la défense de M. Picart par l’interception et la transcription de l’entretien visé par les poursuites, dont les termes sont de nature à faire présumer la commission par [la requérante] d’une infraction ; Que dès le début de cet entretien en effet, [la requérante] déclare d’emblée à son interlocuteur qu’elle est la collaboratrice [du requérant] et qu’elle l’appelle pour l’informer « de ce qui s’est passé » pendant la garde à vue de [C. et V.], qu’elle vient de rencontrer et des « questions qui leur ont été posées » ; qu’ainsi, dès les premiers instants de cet entretien téléphonique, [la requérante] révélait l’existence de l’entretien qu’elle venait d’avoir avec [C. et V.] et tout ou partie du contenu de celui-ci, alors que leur garde à vue se poursuivait, contrevenant ainsi aux dispositions de l’article 63-4 du code de procédure pénale (...) ; (...) que l’avocat n’est autorisé à rencontrer une personne gardée à vue qu’en raison du secret professionnel auquel il est soumis (...), lequel est général, absolu et d’ordre public, et lui fait interdiction de révéler à un tiers toute information dont il est dépositaire du fait de sa profession, à peine de commettre le délit de violation du secret professionnel (...) ; Qu’il est indéniable que c’est en sa qualité d’avocat de MM. [C.] et [V.] que [la requérante] a pu s’entretenir avec eux dans le cadre de leur garde à vue et dans les conditions fixées par l’article 36.4 du code de procédure pénale, et non en sa qualité, accessoire pour l’appréciation des faits soumis au Conseil, d’avocat de M. C. Picart avec lequel elle devait par conséquent s’abstenir de toute révélation relative à ces entretiens ; Que, dès lors, il ne peut être utilement argué du secret attaché aux conversations entre l’avocat et son client pour contester la légalité de la transcription sur laquelle se fonde la poursuite, les propos tenus au cours de la conversation interceptée étant de nature à faire présumer la violation par [la requérante] des dispositions légales spécifiques applicables en matière de garde çà vue ; Considérant qu’en violant ces dispositions, qui imposent expressément à l’avocat de taire l’existence de l’entretien qu’il a eu avec une personne gardée à vue, celui-ci révèle une information que le législateur a voulu qu’elle soit secrète aux termes d’une disposition particulière, cette révélation d’une information à caractère secret caractérisant le délit de violation du secret professionnel (...) ; Que le secret professionnel et la protection qui s’y attache, trouvent leur limite dans la violation de la loi par l’avocat ; Considérant enfin que la validité de l’écoute ne peut être contestée dès lors qu’il résulte des mentions figurant au procès-verbal de transcription de celle-ci que la ligne placée sur écoute l’a été en exécution d’une commission rogatoire (...) ordonnant la surveillance de l’abonné C. Picart (...) et non celle de [la requérante], avocat ; que les règles légales relatives à l’interception des correspondances émises par la voie des télécommunications ont été respectées dès lors que ladite commission rogatoire précisait encore la durée de l’interception et les infractions la motivant ; (...) ». Sur le fond, le conseil de l’Ordre jugea que les propos tenus par la requérante le 17 décembre 2002 contrevenaient à l’article 63-4 du code de procédure pénale et portaient atteinte au secret professionnel auquel elle était obligée en sa qualité d’avocate. Constatant qu’elle avait opéré sur instructions du premier requérant, il retint qu’ils avaient agi de concert. Considérant que leur comportement avait porté atteinte à la crédibilité et à l’honorabilité de la profession, il prononça contre le requérant la peine de l’interdiction temporaire d’exercer la profession d’avocat pendant deux ans, assortie d’un sursis de vingt-et-un mois, et, contre la requérante, la peine de l’interdiction temporaire d’exercer la profession d’avocat pendant un an, avec sursis. L’arrêt de la cour d’appel de Paris du 12 mai 2004 Le 12 mai 2004, la cour d’appel de Paris rejeta le recours des requérants contre la décision du 16 décembre 2003. Elle souligna notamment que le moyen relatif au caractère illicite du procédé de preuve sur lequel la poursuite disciplinaire était fondée se heurtait à l’autorité de la chose jugée de l’arrêt de la chambre de l’instruction du 12 mai 2003 ayant dit n’y avoir lieu à annulation. L’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 10 octobre 2008 Le 10 octobre 2008, la chambre criminelle de la Cour de cassation cassa et annula l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 12 mai 2004 et renvoya cause et parties devant la cour d’appel de Paris autrement composée, considérant que l’on ne pouvait retenir que la décision du 12 mai 2003 était revêtue de l’autorité de la chose jugée alors que « les décisions des juridictions d’instruction, qui tranchent un incident de procédure, ne se prononcent pas sur l’action publique ». L’arrêt de la cour d’appel de Paris du 24 septembre 2009 et l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 3 février 2011 La cour d’appel de Paris rejeta le recours des requérants par un arrêt du 24 septembre 2009. Elle rappela que les poursuites étaient intentées sur la seule base de la transcription d’une conversation téléphonique entre M. Picart et la requérante, intervenue le 17 décembre 2002 à l’initiative de cette dernière, alors que la ligne téléphonique du premier était placée sous surveillance dans des conditions conformes aux articles 100 et suivants du code de procédure pénale. Elle rappela également que, ces surveillances ne portant pas sur une ligne téléphonique dépendant d’un cabinet d’avocat ou de son domicile, les dispositions de l’article 100-7 du code de procédure pénale n’avaient pas vocation à s’appliquer. Elle souligna ensuite que le pouvoir conféré au juge d’instruction par l’article 100 du code de procédure pénale de prescrire, lorsque les nécessités de l’information l’exige, l’interception et la transmission de correspondances émises par voie de télécommunication, trouvait sa limite dans le respect des droits de la défense, qui commande notamment la confidentialité des correspondances entre la personne mise en examen et l’avocat qu’elle a désigné. Elle releva cependant à cet égard que, le 17 décembre 2002, M. Picart n’était pas encore mis en examen, et – pour cause – n’avait pas désigné le requérant comme son avocat pour la suite de la procédure pénale. Elle ajouta qu’une conversation téléphonique entre une personne mise en examen et son avocat pouvait être transcrite et versée au dossier dès lors que son contenu et sa nature étaient propres à faire présumer la participation de cet avocat à une infraction, même si ces faits étaient étrangers à la saisine du juge d’instruction, et qu’il en allait a fortiori ainsi d’une conversation entre une personne non mise en examen et un avocat qui avait été son conseil habituel dans des matières non pénales. Sur le fond, la cour d’appel de Paris constata qu’il ressortait de la transcription susmentionnée que la requérante avait rendu compte à M. Picart des entretiens qu’elle avait eus avec des collaborateurs de ce dernier alors qu’ils étaient en garde à vue. Elle se référa aux propos suivants : « je vous téléphone, je viens d’aller voir Monsieur [C.] et Monsieur [V.] en garde à vue, pour vous informer un petit peu de ce qui s’est passé et des questions qui leur ont été posées » ; « ils les ont interrogés principalement sur l’origine des produits après l’embargo à savoir si eux-mêmes avaient eu connaissance ou vu de la viande de provenance anglaise postérieurement à l’embargo de 1996 » ; « ils essayaient surtout de connaître les relations qui existaient entre eux, le fonctionnement de Districoupe, les relations qu’il y avait entre Monsieur [C.] et Monsieur [B.] par rapport à son train de vie à lui » ; « ils supposent que Monsieur [B.] aurait touché des enveloppes de fournisseurs » ; « Monsieur [V.] me disait qu’ils l’avaient interrogé là-dessus ». La cour d’appel jugea qu’en agissant de la sorte alors que l’article 63-4 du code de procédure pénale interdit à l’avocat désigné par une personne gardée à vue de faire état à quiconque, pendant la durée de la garde à vue, de son entretien avec cette personne, et malgré le secret professionnel qui s’imposait à elle, la première requérante avait manqué à l’honneur et à la probité et avait commis une faute disciplinaire. Elle jugea qu’il en allait de même pour le requérant dès lors qu’il avait demandé à sa collaboratrice, alors avocate stagiaire, d’accomplir une telle démarche contraire à la loi. Les requérants se pourvurent en cassation, invoquant notamment le principe de la confidentialité de la correspondance entre les avocats et leurs clients et l’article 8 de la Convention. Par un arrêt du 3 février 2011, la première chambre civile de la Cour de cassation déclara le pourvoi non admis. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. Code de procédure pénale À l’époque des faits de la cause, l’article 63-4 du code de procédure pénale se lisait ainsi : « Lorsque vingt heures se sont écoulées depuis le début de la garde à vue, la personne peut demander à s’entretenir avec un avocat. Si elle n’est pas en mesure d’en désigner un ou si l’avocat choisi ne peut être contacté, elle peut demander qu’il lui en soit commis un d’office par le bâtonnier. (...) L’avocat désigné peut communiquer avec la personne gardée à vue dans des conditions qui garantissent la confidentialité de l’entretien. Il est informé par l’officier de police judiciaire ou, sous le contrôle de celui-ci, par un agent de police judiciaire de la nature de l’infraction recherchée. (...) L’avocat ne peut faire état de cet entretien auprès de quiconque pendant la durée de la garde à vue. (...) ». L’article 81 du code de procédure pénale est ainsi libellé : « Le juge d’instruction procède, conformément à la loi, à tous les actes d’information qu’il juge utiles à la manifestation de la vérité. Il instruit à charge et à décharge. Il est établi une copie de ces actes ainsi que de toutes les pièces de la procédure ; chaque copie est certifiée conforme par le greffier ou l’officier de police judiciaire commis mentionné à l’alinéa 4. Toutes les pièces du dossier sont cotées par le greffier au fur et à mesure de leur rédaction ou de leur réception par le juge d’instruction. (...) Si le juge d’instruction est dans l’impossibilité de procéder lui-même à tous les actes d’instruction, il peut donner commission rogatoire aux officiers de police judiciaire afin de leur faire exécuter tous les actes d’information nécessaires dans les conditions et sous les réserves prévues aux articles 151 et 152. Le juge d’instruction doit vérifier les éléments d’information ainsi recueillis. (...) ». À l’époque des faits de la cause, les articles 100 à 100-7 du code de procédure pénale, relatifs aux interceptions de correspondances émises par la voie des télécommunications, étaient rédigés comme il suit : Article 100 « En matière criminelle et en matière correctionnelle, si la peine encourue est égale ou supérieure à deux ans d’emprisonnement, le juge d’instruction peut, lorsque les nécessités de l’information l’exigent, prescrire l’interception, l’enregistrement et la transcription de correspondances émises par la voie des télécommunications. Ces opérations sont effectuées sous son autorité et son contrôle. La décision d’interception est écrite. Elle n’a pas de caractère juridictionnel et n’est susceptible d’aucun recours. » Article 100-1 « La décision prise en application de l’article 100 doit comporter tous les éléments d’identification de la liaison à intercepter, l’infraction qui motive le recours à l’interception ainsi que la durée de celle-ci. » Article 100-2 « Cette décision est prise pour une durée maximum de quatre mois. Elle ne peut être renouvelée que dans les mêmes conditions de forme et de durée. » Article 100-3 « Le juge d’instruction ou l’officier de police judiciaire commis par lui peut requérir tout agent qualifié d’un service ou organisme placé sous l’autorité ou la tutelle du ministre chargé des télécommunications ou tout agent qualifié d’un exploitant de réseau ou fournisseur de services de télécommunications autorisé, en vue de procéder à l’installation d’un dispositif d’interception. » Article 100-4 « Le juge d’instruction ou l’officier de police judiciaire commis par lui dresse procès-verbal de chacune des opérations d’interception et d’enregistrement. Ce procès-verbal mentionne la date et l’heure auxquelles l’opération a commencé et celles auxquelles elle s’est terminée. Les enregistrements sont placés sous scellés fermés. » Article 100-5 « Le juge d’instruction ou l’officier de police judiciaire commis par lui transcrit la correspondance utile à la manifestation de la vérité. Il en est dressé procès-verbal. Cette transcription est versée au dossier. Les correspondances en langue étrangère sont transcrites en français avec l’assistance d’un interprète requis à cette fin. » Article 100-6 « Les enregistrements sont détruits, à la diligence du procureur de la République ou du procureur général, à l’expiration du délai de prescription de l’action publique. Il est dressé procès-verbal de l’opération de destruction. » Article 100-7 « Aucune interception ne peut avoir lieu sur la ligne d’un député ou d’un sénateur sans que le président de l’assemblée à laquelle il appartient en soit informé par le juge d’instruction. Aucune interception ne peut avoir lieu sur une ligne dépendant du cabinet d’un avocat ou de son domicile sans que le bâtonnier en soit informé par le juge d’instruction. Les formalités prévues par le présent article sont prescrites à peine de nullité. » Dans un arrêt du 15 janvier 1997, la Cour de cassation a jugé que, « si le juge d’instruction est, selon l’article 100 du code de procédure pénale, investi du pouvoir de prescrire, lorsque les nécessités de l’information l’exigent, l’interception, l’enregistrement et la transcription de correspondances émises par la voie des télécommunications, ce pouvoir trouve sa limite dans le respect des droits de la défense, qui commande notamment la confidentialité des correspondances téléphoniques de l’avocat désigné par la personne mise en examen ; qu’il ne peut être dérogé à ce principe qu’à titre exceptionnel, s’il existe contre l’avocat des indices de participation à une infraction (Cass. Crim, 15 janver 1997, no 96-83753, Bulletin criminel, no 14). Elle a ajouté dans un arrêt du 8 novembre 2000, que, « même si elle est surprise à l’occasion d’une mesure d’instruction régulière, la conversation entre un avocat et son client ne peut être transcrite et versée au dossier de la procédure que s’il apparaît que son contenu est de nature à faire présumer la participation de cet avocat à une infraction » (Cass. crim., 8 novembre 2000, no 00-83570, Bulletin criminel 2000, no 335). Comme indiqué précédemment (paragraphe 12 ci-dessus), la Cour de cassation a jugé le 1er octobre 2003, dans un arrêt rendu dans le contexte de la présente affaire, que « le juge d’instruction tient des articles 81 et 100 du code de procédure pénale, le pouvoir de prescrire, lorsque les nécessités de l’information l’exigent, l’interception, l’enregistrement et la transcription des correspondances émises par la voie des télécommunications par une personne mise en examen, dès lors que n’est pas en cause l’exercice des droits de la défense », et que « le principe de la confidentialité des conversations échangées entre une personne mise en examen et son avocat, ne saurait s’opposer à la transcription de certaines d’entre elles, dès lors qu’il est établi, comme en l’espèce, que leur contenu est de nature à faire présumer la participation de cet avocat à des faits constitutifs d’une infraction, fussent-ils étrangers à la saisine du juge d’instruction » (Cass. Crim., 1er octobre 2003, no 03-82909). L’article 100-5 du code de procédure pénale a par la suite été complété par, notamment, la disposition suivante (loi no 2005-1549 du 12 décembre 2005) : « à peine de nullité, ne peuvent être transcrites les correspondances avec un avocat relevant de l’exercice des droits de la défense. » Par un arrêt du 7 décembre 2005 (Cass crim, 7 décembre 2005, pourvoi no 05-85.876), la Cour de cassation a admis que la chambre de l’instruction examine la régularité des écoutes téléphoniques accomplies dans le cadre d’une procédure distincte et annexées à la procédure dont elle est saisie. Le Gouvernement a précisé dans le cadre de la procédure d’exécution des arrêts Lambert c. France (24 août 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998V) et Matheron c. France (no 57752/00, 29 mars 2005), que la chambre de l’instruction vérifie ainsi, en particulier, la finalité de l’interception téléphonique ordonnée, la régularité des écoutes, leur nécessité et la proportionnalité de l’atteinte portée à la vie privée du requérant au regard de la gravité des infractions commises (voir la résolution CM/ResDH(2009)66 adoptée par le Comité des Ministres le 5 juin 2009 lors de la 1059ème réunion des délégués des ministres et son annexe). B. Code pénal Aux termes de l’article 226-13 du code pénal, la révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. C. Éléments relatifs à la discipline des avocats L’article 160 du décret du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat était ainsi rédigé à l’époque des faits : « L’avocat, en toute matière, ne doit commettre aucune divulgation contrevenant au secret professionnel. Il doit, notamment, respecter le secret de l’instruction en matière pénale, en s’abstenant de communiquer, sauf à son client pour les besoins de la défense, des renseignements extraits du dossier ou de publier des documents, pièces ou lettres intéressant une information en cours. » L’article 183 du décret du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat précise ce qui suit : « Toute contravention aux lois et règlements, toute infraction aux règles professionnelles, tout manquement à la probité, à l’honneur ou à la délicatesse, même se rapportant à des faits extraprofessionnels, expose l’avocat qui en est l’auteur aux sanctions disciplinaires énumérées à l’article 184. » À l’époque des faits de la cause, chaque conseil de l’ordre siégeant comme conseil de discipline poursuivait et réprimait les fautes disciplinaires commises par les avocats inscrits au tableau ou sur la liste du stage. Le conseil de l’ordre pouvait agir d’office, sur demande du procureur général ou à l’initiative du bâtonnier (article 22 de la loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1945 et réside à Konstancin Jeziorna. Le 27 décembre 2002, la Gazeta Wyborcza – grand quotidien national – publia un article intitulé : « Une loi en contrepartie d’un pot-de-vin : quand Rywin se rend chez Michnik » (Ustawa za łapówke, czyli przychodzi Rywin do Michnika). L’article traitait de la corruption à l’occasion de travaux législatifs tendant à l’adoption d’une modification de la loi sur l’audiovisuel. Selon l’article, en juillet 2002, Lew Rywin (le requérant), célèbre producteur de cinéma, aurait fait aux représentants d’Agora S.A., société éditrice de la Gazeta Wyborcza, une proposition visant à les corrompre. Le requérant aurait agi en étant commandité par un supposé « groupe détenant le pouvoir » (grupa trzymająca władze), auquel auraient appartenu certains hauts membres de l’appareil d’État, dont le Premier ministre. Plus particulièrement, le requérant aurait offert aux représentants d’Agora son aide pour amender la loi sur l’audiovisuel de façon à permettre à ladite société d’acheter la chaîne de télévision privée Polsat, en échange de certains avantages, dont : le versement d’une somme de 17,5 millions de dollars américains (USD), sa nomination au poste du président de la chaîne Polsat, et la promesse d’une renonciation de la Gazeta Wyborcza à publier des écrits critiques à l’égard du gouvernement. La proposition susmentionnée aurait été émise par le requérant au cours d’un entretien avec Adam Michnik, rédacteur en chef de la Gazeta Wyborcza. L’entretien en cause avait été enregistré par ce dernier avant d’être retranscrit dans l’article publié par son journal. A. Les poursuites contre le requérant, les travaux de la commission d’enquête parlementaire et leur couverture médiatique À la suite de la révélation de l’affaire par la presse, le 31 décembre 2002, le parquet d’appel de Varsovie engagea des poursuites contre le requérant pour trafic d’influence (przestępstwo płatnej protekcji), infraction réprimée par l’article 230 du code pénal. Le 10 janvier 2003, la Diète (Sejm) – chambre basse du Parlement adopta une résolution (uchwała) créant une commission parlementaire d’enquête (« la commission »). Selon les termes de cette résolution, la commission fut constituée pour : « 1) enquêter sur les circonstances autour de la tentative d’extorsion par Lew Rywin d’avantages financiers et politiques en échange de son action visant à empêcher une révision de la loi sur l’audiovisuel défavorable aux médias privés et à garantir que le Conseil de l’audiovisuel statue de manière favorable pour ces derniers, et déterminer l’identité des personnes susceptibles d’avoir engagé ces démarches, révélées par la Gazeta Wyborcza et par d’autres médias ; 2) examiner, à la lumière des circonstances mentionnées au paragraphe 1, la procédure parlementaire de révision de la loi sur l’audiovisuel ; 3) examiner la question de savoir si la façon dont les autorités ont réagi aux révélations médiatiques concernant l’affaire susmentionnée au point 1 a[vait] été régulière. La résolution prévoyait que les séances de la commission seraient tenues publiquement, sauf en cas de disposition contraire des lois ou du règlement de la Diète. » Le 14 janvier 2003, la commission, composée de dix députés, entama ses travaux. Le même jour, le parquet entendit le requérant et lui notifia le chef d’inculpation retenu à son encontre. Le requérant fut contraint de présenter une garantie sous la forme d’une hypothèque immobilière et se vit saisir son passeport. Le 23 février 2003 parut le numéro 8 de l’hebdomadaire Wprost, avec en couverture un photomontage où figurait l’image du requérant : la tête de ce dernier émergeait d’une cuvette de toilettes alors que trois mains de personnes inconnues appuyaient sur le bouton de la chasse d’eau. Le photomontage était accompagné de l’inscription suivante : « Combien d’hommes au pouvoir Rywin fera-t-il tomber avec lui ? » (Ilu ludzi wladzy pociagnie za soba Rywin ?). À l’intérieur du même numéro de l’hebdomadaire Wprost était publié un article intitulé « La Rywinothérapie » (Rywinoterapia), traitant de la corruption en Pologne. À la suite de cette publication, le requérant engagea contre l’hebdomadaire Wprost une action en protection de sa réputation, se plaignant d’une atteinte à son droit d’être présumé innocent. Le 25 juin 2003, le tribunal régional de Varsovie rejeta l’action du requérant, en relevant notamment : « Jusqu’à l’adoption du jugement définitif de condamnation, le plaignant doit être traité comme étant présumé innocent. Il n’en reste pas moins qu’il avait été inculpé d’infractions précises, que l’acte d’accusation le concernant avait été déposé et que l’affaire est examinée par la commission d’enquête parlementaire. Il est important de souligner que le public a été informé du [sic] “groupe détenant le pouvoir”. Dans cette situation, les journalistes avaient non seulement le droit mais aussi le devoir, en vertu de la loi sur la presse, de poser des questions sur des personnalités au pouvoir mêlées à l’affaire (...) De l’avis du tribunal, l’image du plaignant était largement connue du public dans le contexte de “l’affaire Rywin” avant même que l’article soit publié. L’image de Lew Rywin est apparue à plusieurs reprises dans les médias en rapport avec cette affaire. Le plaignant a été entendu par la commission parlementaire d’enquête lors de séances retransmises par la télévision. Compte tenu de ce contexte, la publication par l’hebdomadaire Wprost de l’image du requérant n’a pas porté atteinte à sa réputation. (...) Ce qui importe en l’espèce, c’est le fait que la couverture ne contient pas d’éléments de nature à préjuger de la culpabilité du plaignant dans [ce qu’il est convenu d’appeler] l’affaire “Rywin”. Selon le tribunal, cette couverture peut être perçue par les lecteurs comme une [simple] indication que le plaignant a pu être mêlé à l’affaire. L’implication du plaignant dans cette affaire dont le public était amplement informé avant la publication incriminée n’est pas imputable à celle-ci. (...) La gravité de la corruption justifiait en l’espèce le recours à des expressions cinglantes et à des symboles très expressifs. (...) La corruption est tellement dangereuse et blâmable que le fait de la représenter en utilisant comme symbole une cuvette de toilettes n’est pas une exagération (...) L’image où la tête du plaignant émerge de la cuvette de toilettes, symbole de corruption, signifie seulement qu’il peut être impliqué dans l’affaire et que l’élucidation de celle-ci peut conduire à l’établissement de l’identité d’autres personnalités impliquées (...) » Entre-temps, l’enquête pénale et les travaux de la commission se poursuivirent. Ces derniers s’étendirent sur toute l’année 2003 et jusqu’au 5 avril 2004, date à laquelle eut lieu la dernière séance de la commission. Les séances tenues par la commission entre le 8 février et le 21 novembre 2003 furent consacrées aux auditions des témoins, tels que les dirigeants d’Agora, les agents de l’administration gouvernementale, à commencer par le Premier ministre, les journalistes, les membres du parquet de Varsovie et les hommes d’affaires représentant les médias. Le requérant, qui s’était présenté devant la commission à la séance du 22 février 2003, refusa de répondre à l’ensemble de ses questions. Les séances tenues par la commission furent publiques et furent retransmises en direct par la radio et la télévision. Seules deux des séances consacrées à l’audition des témoins auraient été tenues à huis clos. Les comptes rendus des travaux de la commission, comptant plus de huit mille pages sténographiées, furent systématiquement publiés sur le site internet du Parlement. Les travaux de la commission furent largement commentés dans les médias, y compris par ses membres. En application de la loi sur les commissions d’enquête parlementaires (paragraphe 83 ci-dessous), la commission travailla en étroite coopération avec le parquet de Varsovie, chargé de l’enquête pénale contre le requérant. Ainsi, en février 2003, le président de la commission demanda au parquet d’effectuer certains actes d’instruction, et notamment : de recueillir les relevés des conversations téléphoniques du requérant ; de déterminer les endroits dans lesquels étaient entreposés ses documents ; de saisir les disques durs de ses ordinateurs ; et d’effectuer une perquisition dans ses locaux privés et professionnels. Le 6 février 2003, le procureur chargé de l’enquête contre le requérant autorisa la commission à divulguer, dans le cadre de la procédure devant elle, les éléments du dossier de l’enquête pénale. Le 6 mars 2003, le Procureur national (Prokurator Krajowy) rejeta le recours du requérant contre cette mesure, en observant que la divulgation de tels éléments était permise sous réserve de ne pas être préjudiciable à la résolution de l’affaire. Le 24 mars 2003, la commission transmit à sa demande au procureur chargé de l’enquête les procès-verbaux et les enregistrements de ses séances, y compris celles consacrées aux auditions de témoins. Des échanges d’éléments d’information entre la commission et le parquet eurent lieu à plusieurs reprises. Dans ce cadre, les membres du présidium de la commission s’entretinrent avec le Procureur national et le procureur chargé de l’enquête contre le requérant. En juin 2003, l’enquête pénale contre le requérant fut clôturée et l’acte d’accusation avec le dossier comptant dix-huit volumes fut déposé auprès du tribunal de district de Varsovie. Selon ses termes, le requérant était inculpé de tentative de trafic d’influence, infraction punie par l’article 230 du code pénal combiné avec l’article 12 du même code. Le 8 août 2003, la cour d’appel de Varsovie ordonna la transmission de l’affaire au tribunal régional de Varsovie, au motif de son caractère inédit et de son importance (sprawa szczególnej wagi) tenant aux fonctions exercées par les personnalités impliquées dans les faits, à l’intérêt porté à l’affaire par les médias et l’opinion publique et aux travaux menés par la commission. Le 6 octobre 2003, le tribunal régional de Varsovie déclara que la décision du parquet du 6 février 2003 (paragraphe 17 ci-dessus) s’appliquait à la phase juridictionnelle de la procédure pénale. Notant que la commission avait pris connaissance de l’intégralité du dossier de l’enquête contre le requérant, le tribunal rappela qu’en cas d’utilisation des éléments dudit dossier dans la procédure devant elle, la commission devrait veiller à ne pas occasionner de préjudice aux personnes concernées par ladite enquête, telles que les témoins et le requérant. Le 20 octobre 2003, l’affaire fut attribuée à une formation de jugement de trois magistrats professionnels. Le 2 décembre 2003, lors de l’ouverture des débats, le tribunal régional de Varsovie autorisa la retransmission du procès en direct par la radio et la télévision, tout en soulignant que les journalistes ne devraient pas entraver le bon déroulement de la procédure et qu’ils devraient observer l’interdiction pour les témoins cités à comparaître de se familiariser avec le contenu des dépositions d’autres témoins. Le tribunal autorisa en outre la divulgation médiatique de l’identité et de l’image du requérant, en observant que l’intérêt du public à suivre les débats l’emportait sur l’éventuel intérêt contraire des personnes visées par la procédure. Le tribunal régional de Varsovie entendit plusieurs témoins, dont ceux qui avaient été auparavant interrogés par la commission. Lors de ces auditions, le tribunal compara de façon systématique les déclarations faites par ces témoins devant lui avec celles qu’ils avaient faites devant la commission. Le tribunal régional et la commission échangèrent à plusieurs occasions les éléments recueillis dans leurs procédures respectives. Le 31 mars 2004, après la clôture des auditions des témoins, le tribunal rendit publics l’ensemble des éléments de preuve, y compris ceux que lui avait transmis la commission. Le tribunal informa les parties de la possible modification de la qualification juridique des faits imputés au requérant, à savoir que ceux-ci pouvaient tomber sous le coup de l’article 13 § 1 combiné avec l’article 286 § 1 du code pénal, c’est-à-dire être qualifiés de tentative d’escroquerie (usiłowanie doprowadzenia do niekorzystnego rozporzadzenia mieniem). En réponse à une demande de la défense tendant à l’ajournement des débats pour une semaine au maximum, le tribunal suspendit l’audience jusqu’au 14 avril 2004, en fixant au 16 avril 2014 la date des plaidoiries finales. Le 14 avril 2004, le tribunal rejeta une demande de la défense tendant à l’admission de nouveaux éléments de preuve. En réponse à une demande de la défense, le tribunal suspendit les débats jusqu’au 20 avril, en déclarant que le prononcé de jugement aurait lieu le 26 avril. Le 21 avril 2004, la Gazeta Wyborcza publia un article intitulé « Avant le jugement » (« Przed wyrokiem ») qui commençait en ces termes : « Le plus grand scandale de corruption de la IIIe République va assurément se terminer par un échec de la justice. Et cela indépendamment des faits pour lesquels Lew Rywin sera condamné et de la peine par laquelle il sera puni. (...) je pense que le jugement va décevoir quant à l’intention et à la capacité de la justice de parvenir – c’est bien la mission des tribunaux et du parquet – à la découverte de la vérité par-delà la politique. Après l’affaire de Rywin les citoyens seront toujours convaincus que les lois ne sont pas adoptées mais achetées, et que même les plus hauts fonctionnaires de l’État – je cite ici Madame le procureur – “placent leurs intérêts personnels au-dessus de ceux de la société”, c’est-à-dire – si on appelle les choses par leur nom – [qu’ils] sont corrompus. (...) » Par un jugement du 26 avril 2004, le tribunal régional de Varsovie déclara le requérant coupable de tentative d’escroquerie, au sens de l’article 13 du code pénal combiné avec les articles 286 § 1, 294 § 1 et 12 du même code. Il lui infligea à ce titre une peine d’emprisonnement de deux ans et six mois et une peine d’amende d’un montant de 100 000 zlotys (PLN). Dans ses motifs, le tribunal jugea : – qu’il était établi qu’entre le 15 et le 22 juillet 2002, le requérant avait tenté d’amener Wanda Rapaczyńska, présidente du conseil d’administration d’Agora, et Adam Michnik, rédacteur en chef de la Gazeta Wyborcza, à disposer défavorablement pour elle des biens de cette société pour une valeur équivalente à 17,5 millions d’USD ; – qu’il n’était pas établi que le requérant ait été commandité par le Premier ministre ou par des personnalités de son entourage. L’un des membres de la formation de jugement présenta un avis séparé, considérant que le requérant aurait dû bénéficier d’un sursis avec mise à l’épreuve, compte tenu de son âge, de son actif professionnel et de son état de santé. Postérieurement au prononcé du jugement, le président de la formation de jugement du tribunal régional de Varsovie publia une déclaration. Il y saluait les efforts de ses confrères pour mener le procès à terme dans le calme, nonobstant les divers commentaires médiatiques parus au sujet de la procédure. Notant que certains de ces commentaires s’apparentaient à une tentative d’influencer le travail du tribunal, le président indiquait avec insistance : que tout au long du procès, les juges avaient agi en application des seules dispositions de la loi pénale ; que la finalité de ce procès se distinguait de celle poursuivie par la commission d’enquête parlementaire ; qu’en tant que juges professionnels, les membres du tribunal avaient été à même de résister aux éventuelles pressions susceptibles de résulter des déclarations médiatiques prononcées en rapport avec l’affaire par divers journalistes et hommes politiques, voire par certains membres de la commission. Soulignant qu’une déclaration comme la sienne en l’espèce était inhabituelle, compte tenu du devoir de réserve des magistrats, le président expliquait qu’il ne pouvait passer sous silence les propos de l’auteur de l’article « Avant le jugement », publié durant la période où les juges étaient en délibéré, et qui s’apparentaient selon lui à une tentative, de la part du journaliste, d’influencer le jugement : semblables déclarations étaient à ses yeux inadmissibles et blâmables, même à l’occasion d’une affaire suscitant, comme la présente et à juste titre, un grand intérêt des médias. Le 23 août 2004, le requérant et le parquet firent l’un et l’autre appel du jugement du 26 avril 2004. Dans son recours, le requérant alléguait, entre autres, qu’en raison de l’influence des travaux de la commission sur ses juges, aggravée par la campagne de presse autour des deux procédures, son procès n’avait pas revêtu le caractère équitable voulu par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. A l’issue de sa dernière séance du 5 avril 2004, la commission adopta son rapport final dont la conclusion constatait que le requérant avait agi seul. Plusieurs membres de la commission présentèrent à la Diète leurs propres projets de rapport. Après l’avoir examiné en séance plénière du 28 mai 2004, la Diète rejeta le rapport de la commission et se prononça en faveur de celui du député Zbigniew Ziobro, considéré comme étant le plus radical. Il ressort du dossier que ce dernier rapport fut élaboré afin d’éventuellement mettre en jeu la responsabilité des personnes visées devant la Cour d’État. Compte tenu des doutes quant à la portée du vote du 28 mai, la Diète entérina le rapport du député Zbigniew Ziobro par le vote final du 24 septembre 2004. La thèse présentée dans ledit rapport était la suivante : « Leszek Miller, Premier ministre, Aleksandra Jakubowska, secrétaire d’État au ministère de la Culture, Lech Nikolski, chef du cabinet politique du Premier ministre, Robert Kwiatkowski, président du comité d’administration de la TVP S.A., et Wlodzimierz Czarzasty, membre du Conseil de l’audiovisuel, ont commis par leur action délibérée et concertée en juillet 2002 le délit de corruption active, au sens de l’article 228 § 5 du code pénal combiné avec l’article 13 § 1 de ce code, en ce sens que [tout] en influençant le contenu de la loi sur l’audiovisuel en cours de révision et les travaux parlementaires y afférents, ils ont, en juillet 2002, par le truchement de Lew Rywin agissant en tant que commandité du “groupe détenant le pouvoir”, adressé une proposition corruptrice aux représentants d’Agora S.A, à savoir le 15 juillet 2002 à Wanda Rapaczyńska et à Piotr Niemczycki et le 22 juillet 2002 à Adam Michnik, consistant à exiger un avantage financier de 17,5 millions de dollars américains (USD), la nomination de Lew Rywin au poste de président de la Polsat et une promesse de la part d’Agora aux termes de laquelle la Gazeta Wyborcza renoncerait aux attaques à l’égard du Premier ministre et du gouvernement, en échange de dispositions favorables pour Agora dans la loi sur l’audiovisuel, lui permettant d’acheter la chaîne de télévision Polsat. Les éléments rassemblés dans l’affaire rendent très plausible (w wysokim stopniu uprawdopodabnia) la thèse susmentionnée, au point de justifier les poursuites pénales à l’encontre des personnes susvisées. » Le rapport, diffusé par les médias, fut amplement discuté et commenté par les différents acteurs de la vie publique. À la suite de la publication du rapport entériné par la Diète, l’une des personnes visées par ses constats engagea contre la Diète une action en protection de sa réputation et de son honneur. Les juridictions nationales le déboutèrent, en relevant notamment qu’en ayant entériné le rapport dans lequel l’un des membres de la commission d’enquête parlementaire avait en empruntant des termes et méthodes de la loi pénale – examiné la conduite des personnes concernées, la Diète n’avait pas enfreint la loi mais avait agi en application de la Constitution et de la loi sur la commission d’enquête parlementaire. L’adoption du rapport susmentionné constituait une prérogative de la Diète relevant de la sphère de son autonomie constitutionnelle. Les juridictions nationales observèrent que la commission d’enquête avait été créée conformément à la Constitution et que ses travaux avaient porté sur des questions relevant du champ d’application du droit du Parlement de s’informer de l’activité de certaines institutions publiques et d’exprimer son avis en la matière. Dès lors que la partie demanderesse était une personne occupant des fonctions officielles, son activité pouvait faire l’objet du contrôle parlementaire. La commission d’enquête avait droit d’établir les circonstances factuelles autour de l’affaire même si elles étaient susceptibles d’étayer la thèse d’une éventuelle responsabilité pénale du demandeur à l’action. Le fait que dans la résolution incriminée, la Diète avait exprimé son avis sur la conduite de ce demandeur à l’action ne portait pas atteinte, selon les juridictions nationales, aux principes d’indépendance et d’impartialité du pouvoir judiciaire ou de la séparation des pouvoirs. La Diète ne s’était pas prononcée sur la responsabilité pénale du demandeur à l’action mais avait seulement constaté que les éléments recueillis justifaient les poursuites pénales à son encontre du chef de l’infraction punie par l’article 228 § 5 du code pénal combiné avec l’article 13 de ce code. L’avis exprimé par la Diète ne pouvait se substituer à une éventuelle décision de justice en la matière et ne liait pas les tribunaux. Les constats du rapport de la commission d’enquête contenaient un jugement de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de son exactitude. Ils ne concernaient pas la vie privée du demandeur à l’action et ne visaient pas non plus à le rabaisser ou à l’humilier aux yeux de l’opinion publique. L’éventuelle appréciation erronée par la Diète de sa conduite ne rendait pas la résolution susmentionnée illégale. Enfin, la responsabilité de la Diète ne pouvait être engagée du fait des déclarations médiatiques autour de l’affaire. Entre-temps, le procès du requérant se poursuivit devant la cour d’appel de Varsovie. Le 23 novembre 2004, la cour d’appel informa les parties que la qualification juridique des faits imputés au requérant était susceptible d’être changée en complicité de trafic d’influence (pomocnictwo do płatnej protekcji), infraction punie par l’article 18 § 3 du code pénal combiné avec l’article 230 de ce code. La cour d’appel suspendit les débats jusqu’au 8 décembre 2004 pour que la défense puisse adapter sa stratégie à la modification envisagée. Le jour venu, la défense présenta ses observations. Par un arrêt du 10 décembre 2004, la cour d’appel déclara le requérant coupable de complicité de trafic d’influence (pomocnictwo do płatnej protekcji), infraction punie par l’article 18 § 3 du code pénal combiné avec les articles 230 et 12 du même code, et lui infligea une peine d’emprisonnement de deux ans ainsi qu’une amende de 100 000 PLN. Dans ses motifs, la cour d’appel jugea que le requérant avait facilité la commission par d’autres personnes – dont l’identité n’avait pas été établie du délit de corruption active. Elle retint à cet égard comme établi qu’entre le 15 et le 22 juillet 2002, le requérant avait présenté à Wanda Rapaczyńska et Adam Michnik une offre formulée par les personnes susmentionnées qui, en se prévalant de leurs fonctions au sein de l’État, proposaient en tant qu’intermédiaires leur aide pour amender la loi sur l’audiovisuel d’une manière favorable pour Agora, lui permettant d’acheter la chaîne de télévision Polsat, en échange d’une somme de 17, 5 millions d’USD, qui devrait être versée au parti social-démocrate (SLD) par le truchement du compte bancaire d’une société appartenant au requérant. En réponse au grief du requérant selon lequel les travaux menés par la commission et leur couverture médiatique avaient porté atteinte à l’équité du procès, la cour d’appel jugea que ce grief n’était étayé par aucun élément tangible : le requérant n’expliquait pas concrètement de quelle manière les publications médiatiques parues à l’occasion des travaux de la commission auraient influencé le raisonnement des juges lors du délibéré ou la résolution de la procédure pénale, ni comment les travaux et le rapport de la commission auraient eu une quelconque incidence sur l’impartialité des juges ou sur la fiabilité des témoignages effectués devant le tribunal. Somme toute, estima la cour d’appel, ce grief revenait à sous-entendre que seule une suspension de la procédure pénale dans l’attente de l’issue des travaux de la commission aurait pu préserver son caractère équitable. Notant que les tribunaux étaient fréquemment confrontés à l’intérêt des médias pour telle ou telle procédure juridictionnelle, la cour d’appel considéra que cette circonstance à elle seule ne suffisait pas à remettre en cause l’équité de la procédure pénale engagée à l’encontre du requérant. S’agissant du grief du requérant selon lequel les témoignages retenus à l’appui de sa condamnation étaient viciés du fait que les témoins avaient été entendus par le tribunal régional après avoir déjà été interrogés sur les mêmes circonstances par la commission au cours de séances publiques et très médiatisées, la cour d’appel l’estima dépourvu de fondement : les témoignages étaient toujours appréciés par les juges selon les règles énoncées par l’article 7 du code de procédure pénale et à la lumière de l’ensemble des éléments de preuve ; en l’espèce, la cour ne décelait aucune circonstance permettant de croire que les témoins entendus par le tribunal régional aient pu être influencés par le contenu de leurs déclarations antérieures devant la commission ou par celles des autres témoins. Se référant au grief du requérant selon lequel la motivation du jugement du tribunal régional était lacunaire, la cour d’appel reconnut qu’à certains égards, cette motivation était succincte. Néanmoins, elle l’entérina dans une large mesure, en notant que le tribunal régional avait examiné les aspects pertinents de l’affaire et que sa conclusion était fondée. En dernier lieu, la cour d’appel rejeta le grief du requérant portant sur le refus du tribunal régional d’admettre certains éléments de preuve proposés par la défense : c’était selon elle à juste titre que le tribunal les avait jugés superflus pour la résolution de l’affaire ; aux yeux de la cour, l’exercice des droits de la défense ne pouvait consister dans des demandes d’éclairer ad infinitum les circonstances de l’affaire, notamment celles sans aucune pertinence pour sa résolution. Le requérant et le parquet se pourvurent en cassation. Par une décision (postanowienie) du 20 octobre 2005, la Cour suprême rejeta les deux pourvois, en souscrivant aux motifs de la cour d’appel. Après avoir répondu aux différents moyens formulés par le requérant, la Cour suprême observa que, en motivant son arrêt de manière très détaillée et exhaustive, la cour d’appel avait remédié aux lacunes de motivation du jugement du tribunal régional. La Cour suprême rejeta notamment le moyen du requérant tiré de la prétendue violation de l’article 2 § 1 du Protocole additionnel no 7 à la Convention européenne des droits de l’homme. Observant que celui-ci ne prescrivait aucun modèle particulier de contrôle juridictionnel en matière pénale, la Cour suprême ne vit pas de violation dans le fait que le droit polonais autorisait la juridiction pénale d’appel à apprécier de novo les éléments de preuve recueillis par le tribunal de première instance et à réformer en conséquence le jugement attaqué, dans le respect du principe ne peius. B. L’application de la peine infligée au requérant et les procédures y afférentes Entre-temps, le 4 mars 2005, les avocats du requérant demandèrent au tribunal de reporter l’exécution de sa peine (wniosek o odroczenie kary) pour au moins six mois, au motif que son application immédiate serait de nature à créer un risque pour sa vie et sa santé. Ils indiquaient à l’appui de cette demande que le requérant souffrait de plusieurs maladies chroniques : en particulier, cardiomyopathie hypertrophique (przerost mięśnia lewej komory sercowej), hypertension et diabète. Ils affirmèrent que son état de santé s’était détérioré en raison du stress occasionné par les procédures et l’acharnement médiatique à son encontre. Le 8 mars 2005, le tribunal régional de Varsovie ordonna un rapport d’expertise sur la compatibilité de l’état du requérant avec une incarcération. Entre-temps, le requérant informa le tribunal que la coronarographie devait être réalisée le 15 ou le 18 avril 2005, et que le 23 mars 2005, il devait subir une tomographie du cœur. Le 14 mars 2005, les experts de l’Institut de médecine légale de Varsovie informèrent le tribunal que pour établir leurs conclusions, ils avaient besoin des résultats de l’examen coronarographique du requérant. Le 22 mars 2005, les avocats du requérant prièrent le tribunal de surseoir, dans l’attente de son examen coronarographique, à l’application de l’injonction prononcée à son encontre de se constituer prisonnier (wniosek o wstrzymanie się z wezwaniem do stawienia się w zakładzie karnym). Le 24 mars 2005, le tribunal rejeta la demande et ordonna au requérant de se constituer prisonnier le 18 avril 2005 au plus tard. Le 11 avril 2005, les avocats du requérant demandèrent au tribunal de reporter le délai susmentionné et de surseoir à l’application de la peine infligée à leur client (zawieszenie wykonania kary). Le 13 avril 2005, le requérant fut examiné par les experts. Le 14 avril 2005, le tribunal refusa de reporter le délai imparti au requérant pour se constituer prisonnier, en soulignant que ses demandes tendant à la suspension de sa peine seraient examinées le 18 avril 2005 à la lumière des conclusions d’expertise. Le 18 avril 2005, le tribunal refusa d’ajourner la peine infligée au requérant, en observant que, selon le rapport d’expertise, son incarcération ne posait pas de risque pour sa vie ou sa santé. Se référant au rapport en question, le tribunal nota que le requérant souffrait d’une hypertension artérielle improprement suivie, d’un diabète de type deux improprement suivi, d’une maladie cardiaque ischémique stable, d’une hernie discale, de troubles du métabolisme et d’une importante obésité. Toutefois, il pouvait être incarcéré à condition d’être détenu dans un établissement pénitentiaire doté d’une unité hospitalière, où il pourrait avoir un accès rapide aux soins en cas d’urgence, suivre son traitement médicamenteux et observer son régime alimentaire pour diabétique. Le tribunal observa que, selon le rapport d’expertise, le requérant devrait bénéficier le moment venu d’un congé pénal afin de pouvoir se soumettre à l’examen coronarographique dans une structure spécialisée hors milieu carcéral. Dans l’attente de l’examen en question, il suffisait qu’il soit mis en mesure de relever quotidiennement son taux de glycémie et sa tension artérielle. Le même jour, le requérant se constitua prisonnier, tout en formant un recours contre la décision du 18 avril. Le 26 avril 2005, le tribunal régional de Varsovie rejeta la demande du requérant tendant à l’obtention d’un congé pénal (wniosek o przerwe w odbywaniu kary), au motif que l’examen coronarographique pouvait être réalisé sans interruption de sa peine. Entre le 27 et le 29 avril 2005, le requérant fut hospitalisé dans un établissement spécialisé dans les soins cardiovasculaires (Instytut Kardiologii w Warszawie), où il subit une coronarographie. Par une lettre du 4 mai 2005, les spécialistes ayant pratiqué la coronarographie informèrent les avocats du requérant que, sous peine de complications, y compris la possibilité d’un infarctus, celui-ci devrait en outre subir une angioplastie coronaire (zabieg angioplastyki wieńcowej). Le même jour, le responsable de la maison d’arrêt de Varsovie informa les médecins du requérant que, pour des raisons de procédure, l’intéressé ne pourrait être conduit à la clinique à la date prévue pour la réalisation de l’angioplastie, et qu’il devrait présenter à cet effet une demande de congé pénal. Le 5 mai 2005, le requérant présenta une demande de congé pénal en rapport avec l’angioplastie coronaire. Un certificat établi le 6 mai 2005 par les médecins pénitentiaires indiqua que l’angioplastie coronaire n’était réalisée que dans des cliniques spécialisées et que le traitement pré- et post-opératoire pouvait être dispensé au requérant à la maison d’arrêt. Le 9 mai 2005, le requérant subit son angioplastie coronaire dans une clinique hors milieu carcéral. Durant son hospitalisation à la clinique en question, le requérant fut surveillé par des gardiens. Par des lettres qu’ils firent parvenir au tribunal les 12 et 13 mai 2005, les spécialistes de la clinique dans laquelle le requérant était hospitalisé informèrent les autorités : – que le patient était soumis à des soins postopératoires intensifs ; – qu’après son hospitalisation, il devrait faire l’objet d’un suivi cardiologique pendant au moins six mois, et suivre une thérapie de plusieurs mois dans un établissement spécialisé dans les soins cardiovasculaires ; – qu’en l’absence d’éventuelles complications, le requérant pourrait quitter la clinique sous deux à trois jours. Entre le 14 et le 23 mai 2005, le requérant séjourna à l’hôpital pénitentiaire. Le 16 mai 2005, le tribunal refusa d’accorder au requérant un congé pénal. Se basant sur les avis des médecins de la clinique et des médecins pénitentiaires, le tribunal constata que le requérant pouvait être soigné en milieu carcéral. À l’appui de cette conclusion, il releva notamment : – que le certificat établi à l’issue de l’hospitalisation du requérant à la clinique en cause faisait apparaître que son état de santé était stable ; – qu’à la maison d’arrêt, le requérant bénéficiait d’une prise en charge médicale adéquate ; qu’il y était suivi par un personnel médical qualifié, comprenant un cardiologue, qui veillait à la bonne application des instructions des spécialistes au sujet de son traitement médicamenteux. Le requérant forma un recours contre la décision du 16 mai, mais le 17 juin 2005, la procédure y afférente fut abandonnée en raison de sa libération intervenue dans l’intervalle (paragraphe 67 ci-dessous). Dans des lettres qu’ils firent parvenir les 17 et 19 mai 2005 au tribunal et au responsable de la maison d’arrêt de Varsovie, les avocats du requérant se plaignirent que les instructions des spécialistes relatives à son traitement médicamenteux n’étaient pas appliquées. Par une lettre du 20 mai 2005, le médecin-chef pénitentiaire informa le tribunal du caractère infondé de ces allégations. Le 31 mai 2005, statuant sur le recours du requérant contre la décision du 18 avril 2005, la cour d’appel de Varsovie annula cette décision et renvoya l’affaire pour réexamen, en ordonnant de surseoir à l’incarcération du requérant. Elle demanda aussi une nouvelle évaluation de l’état de santé du requérant, considérant qu’il y avait lieu de tenir compte des interventions médicales réalisées dans l’intervalle. Le jour même, le requérant fut libéré. Le 28 juillet 2005, statuant en application de la décision de la cour d’appel, le tribunal régional ordonna une expertise par l’Institut de médecine légale de Varsovie. Dans ce cadre, un examen médical du requérant par les experts fut ordonné. Or, malgré la convocation lui ayant été adressée, le requérant ne se présenta devant le collège d’experts ni le 24 août ni le 7 septembre 2005. Le 22 septembre 2005, le tribunal reporta l’examen du requérant au 12 octobre, en l’informant qu’en cas de défaut de comparution devant le collège, il y serait conduit sous contrainte. Le tribunal rejeta une demande du requérant tendant à la récusation d’un membre du collège, jugeant cette démarche purement dilatoire. Le 10 octobre 2005, le tribunal jugea que la non-comparution du requérant devant le collège d’experts le 7 septembre 2005 n’avait aucune justification. Le 12 octobre 2005, le requérant fut examiné par les experts. Dans leur rapport, ceux-ci indiquèrent : – que sans examen coronarographique préalable du requérant, ils ne seraient pas en mesure de se prononcer de manière concluante sur la compatibilité de son état avec l’incarcération ; – que, dans l’attente de l’examen en question, le requérant ne devrait pas être incarcéré. Le 13 octobre 2005, le tribunal ordonna au requérant de verser au dossier les résultats de la coronarographie, sous douze jours. Le 25 octobre, l’échéance du délai fut reportée au 31 octobre 2005. Le tribunal instruisit le requérant qu’en cas de défaut d’observation de ce délai, il serait incarcéré sous contrainte. Le 26 octobre 2005, le requérant se présenta à la clinique dans laquelle la coronarographie devait être pratiquée. Toutefois, son examen fut reporté au 2 novembre 2005, apparemment pour cause d’indisponibilité du médecin censé le réaliser. Le 27 octobre 2005, les avocats du requérant demandèrent au tribunal de reporter au 30 novembre 2005 le délai imparti au requérant pour la présentation des résultats de la coronarographie. Le 28 octobre 2005, leur demande fut rejetée. Le 31 octobre 2005, le tribunal ordonna que le requérant fût conduit à la maison d’arrêt. Le tribunal observa : – que, selon les éléments que lui avait fait parvenir le personnel de la clinique où la coronarographie devait être pratiquée, cet examen aurait pu être réalisé à la date initialement prévue à cet effet ; – que les circonstances de l’affaire faisaient apparaître que le requérant tentait de se soustraire à son examen médical et que, ce faisant, il entravait le bon déroulement de la procédure relative à l’établissement de la compatibilité de son état avec l’incarcération ; – qu’à la maison d’arrêt, le requérant serait pris en charge par le personnel de santé pénitentiaire, ce qui faciliterait l’évaluation de son état de santé. Le 2 novembre 2005, le requérant fut conduit à la maison d’arrêt. Le 3 novembre 2005, les avocats du requérant firent appel de la décision du 31 octobre, en demandant qu’il soit sursis à son application, et déposèrent aussi une plainte pour acte illégal (skarga na niezgodność z prawem zarządzenia). Ils expliquaient que, contrairement aux conclusions de l’expertise, leur client avait été incarcéré sans la consultation préalable par les experts des résultats de son examen coronarographique. Avant dire droit, le tribunal régional de Varsovie demanda à la Cour suprême de dire si la décision du 31 octobre 2005 était susceptible de recours juridictionnel. Par une décision du 11 janvier 2006, la Cour suprême répondit à la question posée par la négative, en observant que la décision en cause était destinée non pas au requérant, mais à la police. Le 8 février 2006, se conformant à cet avis, le tribunal régional de Varsovie déclara les recours du requérant irrecevables. Le 28 mars 2006, la cour d’appel de Varsovie confirma cette décision. Entre-temps, le 8 novembre 2005, le requérant présenta une demande de congé pénal pour motif de santé ; celle-ci fut rejetée le 8 février 2006, au motif qu’il pouvait être soigné en milieu carcéral. Se référant au rapport d’expertise présenté le 29 novembre 2005 par un cardiologue, le tribunal nota en effet : – que l’état de santé du requérant était stable, qu’aucune coronarographie urgente n’était indiquée et qu’une éventuelle interruption de son incarcération serait sans incidence sur son état de santé, compte tenu du caractère chronique de ses maux ; – que le 8 février 2006, les membres du collège étaient revenus sur leur conclusions initiales, en déclarant que, pour se prononcer sur la compatibilité de son état avec l’incarcération, ils n’avaient plus besoin d’un examen coronarographique ; – que, selon les médecins pénitentiaires, le requérant recevait bien des soins adaptés à son état de santé et conformes aux recommandations des spécialistes, et qu’en outre, son régime alimentaire était respecté. Le 17 mars 2006, la cour d’appel de Varsovie rejeta le recours du requérant contre l’ordonnance du 8 février. Le 29 mai 2006, le requérant présenta une demande de permission de sortie de cinq jours, au motif qu’il voulait faire contrôler son diabète dans un établissement de soins hors milieu carcéral. Le 9 juin 2006, le responsable de la prison de Varsovie Białołęka rejeta la demande, au motif que, d’après les examens réalisés en milieu carcéral, son état de santé était satisfaisant. Le 20 octobre 2006, statuant sur une demande présentée par le requérant le 30 août 2006, le tribunal régional de Varsovie décida : – d’ordonner sa libération anticipée, avec une période de mise à l’épreuve de deux ans ; – d’assortir cette mesure d’une surveillance par un tuteur judiciaire et d’une interdiction pour le requérant de changer de domicile sans l’accord du juge. Le 14 novembre 2006, le recours du parquet contre la décision du 20 octobre fut rejeté par la cour d’appel de Varsovie. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET COMPARÉS PERTINENTS EN L’ESPÈCE A. La Constitution polonaise de 1997 Les dispositions pertinentes de la Constitution polonaise sont les suivantes : Article 111 « 1. La Diète (Sejm) peut créer une commission d’enquête pour examiner une affaire donnée. Le mode de fonctionnement des commissions d’enquête est régi par la loi. » Article 156 « 1. Les membres du Conseil des ministres sont poursuivis devant la Cour d’État en cas de violation de la Constitution ou des lois et pour les délits commis dans l’accomplissement de leurs fonctions. La Diète vote, sur proposition du président de la République ou sur celle d’au moins cent quinze deputés, la mise en jeu de la responsabilité devant la Cour d’État contre un membre du Conseil des ministres, à la majorité des trois cinquième du nombre constitutionnel des deputés. » Article 175 « En République de Pologne, la justice est rendue par la Cour suprême, les juridictions de droit commun, les juridictions administratives et les juridictions militaires. (...) » Article 178 « 1. Les juges sont indépendants dans l’exercice de leurs fonctions et ne sont soumis qu’à la Constitution et aux lois. Les juges ont des conditions d’emploi et de salaire garanties, correspondant à la dignité des fonctions qu’ils remplissent et à l’étendue de leurs devoirs. Les juges ne peuvent être affiliés à aucun parti politique ou syndicat, ni exercer d’activité publique incompatible avec le principe d’indépendance des tribunaux et des juges. » Article 198 « 1. Le président de la République, le Président et les membres du Conseil des ministres, le président de la Banque nationale de Pologne, le président de la Chambre suprême de contrôle, les membres du Conseil national de la radiodiffusion et de la télévision, les personnes auxquelles le président du Conseil des ministres a confié la mission de diriger un ministère ainsi que le Commandant en chef des Forces armées sont constitutionnellement responsables devant la Cour d’État en cas de violation de la Constitution ou des lois dans l’exercice de leurs fonctions. (...) Une loi defini les peines prononcées par la Cour d’État. » B. La loi sur les commissions d’enquête parlementaires (Ustawa o sejmowej komisji śledczej) du 21 janvier 1999 (dans sa formulation en vigueur à l’époque des faits) Les dispositions pertinentes de la loi sur les commissions d’enquête parlementaires sont ainsi libellées : Article 1 « 1. La présente loi régit le mode de fonctionnement des commissions d’enquête parlementaires (ci-après “la (les) commission(s)”). Une commission est créée pour examiner une affaire donnée. Le règlement de la Diète s’applique à la commission, sauf dispositions contraires de la présente loi. » Article 2 « 1. La création d’une commission d’enquête parlementaire est décidée par la Diète (...) à la majorité absolue des suffrages. La commission peut être composée de onze membres au plus. Sa composition doit refléter la proportion des groupes parlementaires représentés au sein du Bureau (Konwent Seniorow) (...) La résolution qui met en place la commission détermine le champ de ses activités ; elle peut également définir les règles précises de son fonctionnement ainsi que le délai dans lequel sera présenté son rapport définitif. » Article 8 « 1. L’existence d’une procédure pendante ou terminée devant une autre autorité publique ne fait pas obstacle à l’ouverture de la procédure devant la commission. L’appréciation de la conformité des décisions judiciaires à la loi n’entre pas dans le champ des activités de la commission. Avec l’accord du Président de la Diète, la commission peut suspendre ses activités jusqu’à ce qu’une procédure pendante devant une autre autorité soit entièrement ou partiellement terminée. La procédure devant la commission peut notamment être suspendue en cas de conviction justifiée que les éléments rassemblés dans la procédure devant une autre autorité ou une décision prise par cette dernière pourraient lui être utiles à l’examen approfondi de l’affaire. » Article 11 « 1. Toute personne convoquée par la commission est tenue de comparaître devant elle et de s’exprimer. La personne indiquée au § 1 peut désigner un représentant. Sauf disposition contraire de la présente loi, sont applicables par analogie aux actes indiqués aux §§ 1 et 2 les dispositions du code de procédure pénale relatives aux convocations et auditions de témoins et celles concernant la désignation d’un représentant. » Article 12 « 1. Lorsque, sans justification, une personne indiquée à l’article 11 de la loi ne se présente pas devant la commission ou que, sans autorisation de cette dernière, elle quitte l’endroit où se tiennent ses activités avant leur clôture ou encore que, sans justification, elle refuse de faire une déclaration ou de prêter serment, la commission peut demander au tribunal régional de Varsovie d’infliger à cette personne une sanction réglementaire (kara porządkowa). Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale s’appliquent par analogie tant à la procédure relative à la demande indiquée au § 1 qu’à l’application de la sanction prononcée à l’issue de celle-ci. » Article 14 « 1. À la demande de la commission, les autorités de l’État et celles d’autres personnes morales ou entités dépourvues de la personnalité juridique lui fournissent des explications écrites ou lui présentent les documents en leur possession ou les dossiers de toute affaire pendante devant elles. La commission peut prendre connaissance de ces documents ou dossiers sur place. Lorsque des éléments qu’elle a recueillis sont en rapport avec une procédure pénale en cours, la commission autorise tout tribunal ou parquet qui le demande à en prendre connaissance. Avec l’accord du président de la Diète, la commission peut autoriser une autre autorité à prendre connaissance des éléments recueillis [...] lorsqu’elle estime que cela est dans l’intérêt de la procédure conduite par cette autorité. » Article 15 « 1. La commission peut demander au Procureur général d’accomplir certains actes. Le président de la commission peut participer aux actes indiqués au § 1, ou déléguer à cette fin un membre de la commission. Le Parquet général procède aux actes mentionnés au § 1 selon les dispositions du code de procédure pénale et de la loi du 20 juin 1985 sur le parquet. (...) » Article 16 « 1. Les actes indiqués aux articles 11 § 1, 14 et 15 § 1 sont accomplis dans le respect des dispositions sur le secret légalement protégé (tajemnica ustawowo chroniona). » Article 18 « 1. Lorsqu’au cours de la procédure devant elle, la commission parvient à la conclusion que les circonstances qu’elle a établies justifient la notification aux personnes mentionnées à l’article 1 § 1 3-7 de la loi sur la Cour d’État (Trybunał Stanu) du grief consistant à dire qu’elles ont commis de manière préméditée, durant leur mandat ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions, un acte qui enfreint la Constitution ou la loi, elle émet une motion préliminaire visant à engager la responsabilité desdites personnes devant la Cour d’État. (...) » Article 19 « 1. La commission présente au président de la Diète un rapport sur ses activités. Le président de la Diète ordonne l’impression et la distribution de ce rapport aux députés. Lorsque le rapport ou une partie de celui-ci contient des informations couvertes par le secret d’État ou le secret professionnel, le président de la Diète indique le mode de sa notification aux députés ou de son examen par la Diète. » C. Le code de procédure pénale de 1997 Les dispositions pertinentes du code se lisent ainsi : Article 5 « § 1. L’accusé est présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie par un jugement définitif. (...) » Article 6 « L’accusé est en droit de se défendre, lui-même [ou par l’intermédiaire] d’un défenseur, et doit être informé de ce droit. » Article 7 « Les autorités chargées de l’instruction (...) forgent leur conviction [au sujet de l’affaire] sur la base de leur libre appréciation de l’ensemble des éléments de preuve selon les règles de la logique et de la science et selon leur propre expérience. » Article 8 « § 1. Le tribunal pénal se prononce souverainement sur les questions de fait et de droit sans être lié par une décision d’un autre tribunal ou par celle d’une autre autorité. (...) » Article 41 « § 1. Lorsque, dans une affaire donnée, les circonstances permettent de suspecter légitimement qu’il n’offre pas l’impartialité requise, le juge est récusé. (...) » Article 366 « § 1. Le président dirige l’audience et veille au bon déroulement de celle-ci pour arriver à l’élucidation de toutes les circonstances pertinentes de l’affaire (...) » Article 391 « § 1. Lorsqu’un témoin refuse de témoigner sans motif valable, ou témoigne dans un sens opposé à son témoignage antérieur, ou affirme ne pas se souvenir de certaines circonstances ou ne comparaît pas en raison d’un obstacle impossible à surmonter, ou lorsque le président d’une juridiction a renoncé à l’entendre sur la base de l’article 333 § 2, ou lorsque le témoin est décédé, [le tribunal] peut, dans la mesure jugée nécessaire, lire les procès-verbaux des auditions [dudit témoin] effectuées à l’occasion d’une instruction ou d’une procédure juridictionnelle concernant la même affaire ou d’une autre procédure prévue par la loi. (...) » Article 392 « § 1. À moins qu’une partie présente [à l’audience] ne s’y oppose, ou qu’il soit indispensable pour le tribunal de recueillir lui-même ces preuves, le tribunal peut lire à l’audience les procès-verbaux des auditions des témoins ou des accusés effectuées dans le cadre d’une enquête, d’une procédure juridictionnelle ou d’une autre procédure prévue par la loi. » (...) D. La loi du 26 mars 1982 sur la Cour d’État Les dispositions pertinentes de la loi sur la Cour d’État sont ainsi libellées : Article 1 « 1. Sont constitutionnellement responsables devant la Cour d’État en cas de violation de la Constitution ou des lois dans l’exercice de leurs fonctions : 1) le président de la République, 2) le président et les membres du Conseil des ministres, 3) le président de la Banque nationale de Pologne, 4) le président de la Chambre suprême de contrôle, 5) les membres du Conseil national de la radiodiffusion et de la télévision, 6) les personnes auxquelles le président du Conseil des ministres a confié la mission de diriger un ministère, 7) le Commandant et chef des Forces armées. Les députés et les sénateurs sont également constitutionnellement responsables devant la Cour d’État dans la mesure détérminée à l’article 107 de la Constitution. » Article 5 « Seule la Diète peut mettre en jeu la responsabilité constitutionnelle des personnes méntionnées à l’article 1 § 1 3-7 devant la Cour d’État. » Article 6 « (...) Une motion préliminaire en vue de la mise en jeu de la responsabilité constitutionnelle des personnes méntionnées à l’article 1 § 1 3-7 devant la Cour d’État peut être formulée auprès du président du Parlement par : 1) le président, 2) au moins cent quinze députés. Une motion préliminaire en vue de la mise en jeu de la responsabilité constitutionnelle des personnes méntionnées à l’article 1 § 1 3-7 devant la Cour d’État peut être formulée également auprès du président du Parlement par la commission d’enquête créée en application de l’article 111 de la Constitution. » Article 7 « Le président du Parlement transmet la motion susvisée à la commission de responsabilité constitutionnelle qui initie la procédure. » Article 9g « (...) Concernant les personnes méntionnées aux articles 1 § 1 2-7 et 2 la commission présente un rapport avec une motion déstinée au Parlement en vue de la mise en jeu de leur responsabilité devant la Cour d’État ou de l’abandon de la procédure. La motion en vue de la mise en accusation ou de la mise en jeu de la responsabilité [des personnes susméntionnées] devant la Cour d’État doit remplir les conditions prévues par le code de procédure pénale pour un acte d’accusation, et celle d’abandonner la procédure doit comporter ses motifs factuels et juridiques. (...) » Article 11 « 1. (...) La résolution de la Diète relative à la mise en jeu de la responsabilité devant la Cour d’État entraîne la suspension de la personne concernée de ses fonctions. (...) (...) le président de la Diète transmet (...) au président de la Cour d’État une résolution de la Diète relative à la mise en jeu de la responsabilité devant cette cour avec une motion de la commission de responsabilité constitutionnelle ou celle de la minorité parlementaire qui dans la procédure subséquante devant la Cour d’État remplacent l’acte d’accusation. (...) » Article 13 « (...) «1a. La résolution relative à la mise en jeu de la responsabilité des personnes mentionnées aux articles 1 § 1 3-7 et 2 devant la Cour d’État est adoptée par la Diète à la majorité des trois cinquième du nombre statutaire des députés. (...) » E. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle Le 11 février 1999, le Président de la République de Pologne a invité la Cour constitutionnelle à dire si l’article 8 alinéa 1 de la loi sur les commissions d’enquête parlementaires respectait la Constitution. Par un arrêt du 14 avril 1999 (K 8/99 OTK 1999/3/41), la Cour constitutionnelle a dit que l’article 8 alinéa 1 de la loi sur les commissions d’enquête parlementaires n’était pas contraire à la Constitution. Les motifs de cet arrêt peuvent se résumer comme suit. La Cour constitutionnelle a tout d’abord constaté que le principe selon lequel le Parlement contrôle l’action du gouvernement est inscrit dans la Constitution. Le droit pour le Parlement de contrôler l’exécutif permet aux députés de s’informer de l’activité des autorités et des institutions publiques et d’exprimer leur avis en la matière. Le contrôle parlementaire contribue au bon fonctionnement de l’État, dès lors qu’il permet aux citoyens d’être au courant des affaires publiques et de participer à leur administration. Un rapport étroit existe, a noté la Cour constitutionnelle, entre le contrôle parlementaire et le principe de séparation des pouvoirs : dans la mesure où la responsabilité politique du gouvernement peut être mise en jeu devant le Parlement, le contrôle exercé par ce dernier à l’égard de l’exécutif contribue à l’équilibre entre les différentes branches du pouvoir étatique. Pour autant, a dit la Cour constitutionnelle, le contrôle parlementaire doit être exercé dans le respect du principe de la séparation des pouvoirs, c’est-à-dire sans empiéter sur les attributions dévolues à l’exécutif et à la justice. Le principe de la séparation des pouvoirs commande que l’indépendance et l’impartialité des juges soient garanties et que les autorités appartenant à d’autres branches du pouvoir étatique s’abstiennent de toute immixtion dans les activités juridictionnelles. Certes, les décisions de justice ne peuvent être soustraites à la critique légitime des citoyens et des élus ; mais, pour la Cour constitutionnelle, la formulation de telles critiques dans une résolution du Parlement ou dans un rapport d’une commission d’enquête parlementaire est contraire à la Constitution. Les commissions d’enquête parlementaires sont un instrument de contrôle du gouvernement par le Parlement. Leur mission est d’établir un rapport sur les circonstances factuelles d’une affaire à la demande du Parlement et, le cas échéant, d’exprimer un avis en la matière. Toutefois, hormis l’obligation éventuelle de présenter une demande d’ouverture d’une procédure avant de saisir la Cour d’État en vue de la mise en jeu de la responsabilité constitutionnelle de certains responsables politiques (selon l’article 18 de la loi sur les commissions d’enquête parlementaires), a noté la Cour constitutionnelle, ces commissions ne sont pourvues d’aucune attribution leur permettant d’influencer l’activité d’autres institutions ou autorités publiques. Exception faite de la limite posée par l’article 8 alinéa 2 de la loi sur les commissions d’enquête parlementaires, le champ d’activité desdites commissions n’est défini ni dans la Constitution ni dans des lois. Cependant, cela ne signifie pas que la commission ait tout loisir d’examiner n’importe quelle affaire soumise par le Parlement, nonobstant son examen par une autre autorité publique. Étant donné que la commission est tenue d’observer les dispositions constitutionnelles et légales déterminant l’objet et l’étendue du contrôle parlementaire, elle ne peut enquêter que sur les actions des autorités ou institutions publiques explicitement soumises au contrôle du Parlement. En résulte notamment l’interdiction pour la commission d’enquêter sur les actes d’entités privées n’exerçant pas de fonctions officielles ou ne bénéficiant d’aucune aide de l’État. En vertu de l’article 95 alinéa 2 de la Constitution, les travaux de la commission d’enquête peuvent notamment porter sur les activités du Conseil des ministres et sur celles de l’administration gouvernementale. La disposition en cause confère à la commission le droit d’examiner les affaires qui sont ou ont été instruites par les autorités administratives, ainsi que le droit de contrôler, en cas de besoin, la régularité de leurs décisions. En revanche, a estimé la Cour constitutionnelle, le principe d’indépendance et d’impartialité des juges prohibe tout contrôle du Parlement à l’égard des décisions de justice. Cette interdiction s’applique à l’activité juridictionnelle des tribunaux dans son ensemble et n’est pas limitée aux affaires mentionnées à l’article 8 alinéa 2 de la loi sur les commissions d’enquête parlementaires. Il peut arriver, a observé la Cour constitutionnelle, que la conduite de personnalités politiques membres de l’exécutif soit examinée à la fois par une commission parlementaire et par une juridiction. (...) Dans ce cas de figure, sous réserve d’obtenir l’accord préalable du président du Parlement, la commission peut suspendre ses travaux dans l’attente de la résolution de l’une ou de plusieurs phases de la procédure en cause ou dans l’attente de sa résolution définitive. Pour la Cour constitutionnelle, les principes d’impartialité et d’indépendance des magistrats n’impliquent pas l’interdiction absolue pour la commission d’investiguer sur les faits et circonstances faisant ou ayant fait l’objet d’une procédure juridictionnelle, notamment pénale, pendante ou terminée. En effet, une procédure juridictionnelle a une finalité distincte de l’objet de la procédure menée par la commission : la procédure pénale vise à l’identification de l’auteur d’une infraction pénale et à l’établissement de sa responsabilité pénale, tandis que la commission parlementaire enquête sur le fonctionnement des pouvoirs publics et sur les éventuelles irrégularités dans ce domaine. Les éléments d’information recueillis par la commission ont vocation à contribuer à l’adoption rapide par le Parlement d’éventuelles mesures de redressement, telles qu’une modification de la législation existante ou la mise en jeu de la responsabilité constitutionnelle ou politique des membres du gouvernement. Compte tenu de ces finalités distinctes, a estimé la Cour constitutionnelle, le fait que la commission reprenne ses travaux après la résolution définitive de la procédure juridictionnelle ne doit pas laisser penser que les mêmes faits et circonstances sont « réexaminés » par la commission. Pour la Cour constitutionnelle, dans l’hypothèse où la commission serait tenue de suspendre ses travaux dans l’attente de la résolution de la procédure juridictionnelle portant sur les mêmes faits et circonstances que la procédure devant elle, le Parlement pourrait se voir privé d’accès aux informations indispensables à sa fonction, quand bien même celles-ci n’intéresseraient pas les tribunaux. Cependant, étant donné que la commission est tenue de respecter l’indépendance et l’impartialité des juges, a dit la Cour constitutionnelle, elle ne doit pas se prononcer sur les affaires instruites par les tribunaux ou sur le bien-fondé des décisions de justice. En outre, aux yeux de la Cour constitutionnelle, les règles applicables au fonctionnement de la commission d’enquête commandent que, en cas de concomitance entre ses travaux et une autre procédure, notamment juridictionnelle, la commission procède avec une diligence particulière et examine l’opportunité de suspendre ses travaux. F. Les éléments de droit comparé Selon les éléments dont dispose la Cour, la majorité des États membres du Conseil de l’Europe prévoient la possibilité de créer des commissions d’enquête parlementaires. Cependant, il n’existe pas de modèle unique de référence en matière de contrôle parlementaire. Dans certains pays, les attributions des commissions d’enquête sont très précisément encadrées par la constitution ou par la loi – nationales ou locales –, tandis que dans d’autres, leur régime n’est défini que dans le règlement intérieur du parlement, parfois de façon très succincte. Certains parlements ont des commissions permanentes de contrôle, d’autres s’en remettent pour la surveillance courante de l’exécutif à leurs commissions permanentes ordinaires, mais peuvent nommer des commissions spéciales d’enquête qui se pencheront sur des affaires spécifiques (ou des « scandales »). Dans certains pays, ces commissions spéciales sont formées de députés, dans d’autres d’experts extérieurs au parlement, agissant pour le compte de ce dernier, et lui rendant compte de leur mission. 100. Les commissions d’enquête parlementaires ont généralement pour mission de contrôler l’activité du gouvernement ou des administrations publiques, et de faciliter la fonction législative des assemblées élues en recueillant des données utiles pour la création de règles nouvelles et en vérifiant si la législation en vigueur s’applique comme prévu. 101. En principe, les commissions sont appelées à enquêter sur des questions d’intérêt général. La référence à la fonction législative des assemblées tend à leur donner un champ d’investigation très large : le plus souvent, ces commissions peuvent traiter toutes sortes de questions concernant la société en général. À chaque fois, la question se pose de savoir si l’État a correctement agi face à l’émergence des problématiques en cause. Le domaine potentiel d’activité des commissions d’enquête apparaît ainsi très étendu. 102. Les commissions parlementaires d’enquête possèdent des attributions et des pouvoirs d’investigation très variables. Cependant, dans la majorité des pays, elles peuvent se voir dotées de tout ou partie des pouvoirs habituellement conférés à un magistrat instructeur. Elles peuvent parfois convoquer formellement des témoins et exiger la production de documents ou d’autres formes de preuve, comme dans une procédure judiciaire ; parfois aussi, elles doivent se contenter de demander les informations souhaitées, sans disposer de prérogatives contraignantes à cet égard. 103. La publicité donnée aux travaux des commissions d’enquête varie d’un pays à l’autre, avec toutefois des traits communs. Une commission spéciale d’enquête est normalement créée par décision du parlement, d’habitude à l’issue d’un débat public. Il en va de même pour le rapport final, normalement publié, et que le parlement examine en séance publique. En revanche, la nature des discussions internes entre les membres de la commission (pour la préparation du rapport) veut qu’elles se déroulent à huis clos. Les séances de la commission d’enquête où celle-ci entend des témoignages ou des rapports d’experts sont habituellement publiques dans la plupart des pays, sauf décision spéciale de les tenir à huis clos. Une distinction est encore nécessaire selon que ces séances peuvent ou non être diffusées sur les antennes de radio et de télévision : les législations nationales diffèrent sur ce point. Quasiment tous les États concernés prévoient la possibilité de séances à huis clos. Deux grands mécanismes sont utilisés : dans certains pays, c’est la commission qui décide au cas par cas de tenir certaines séances à huis clos ; ailleurs, c’est la loi qui précise les circonstances exactes dans lesquelles le huis clos est possible. Les raisons du huis clos ne se limitent nullement à la préservation du secret d’État ou de l’ordre public ; il peut aussi s’agir de protéger des droits fondamentaux, comme la vie privée ou familiale, ou encore le secret des affaires. Même lorsque des dispositions législatives décrivent les cas où le huis clos est impératif, il n’en appartient pas moins à la commission d’enquête de les interpréter et de les appliquer, apparemment sans contrôle juridictionnel possible. 104. Dès lors que le huis clos a été décidé, les parlementaires membres de la commission d’enquête sont généralement tenus au secret, et punissables s’ils révèlent des éléments des travaux. Les transcriptions de témoignages ne peuvent être transmises à aucune autorité, et les témoignages eux-mêmes ne peuvent figurer comme tels dans le rapport final. 105. Une commission parlementaire d’enquête a le plus souvent la possibilité de procéder à des auditions, tenues le plus souvent en public et parfois diffusées en direct par les médias. Cependant, il n’est pas rare non plus qu’elle en mène une partie ou la totalité à huis clos, en fonction de la nature de l’affaire et du caractère plus ou moins sensible ou confidentiel des informations à obtenir. 106. La commission d’enquête peut toujours diriger ses investigations vers les détenteurs des pouvoirs publics, comme les ministres et (le plus souvent) les fonctionnaires, y compris en procédant à leur audition : c’est le cœur de sa mission. La question de l’extension aux personnes privées, simples particuliers, de l’obligation éventuelle de comparaître devant une commission d’enquête reçoit, elle aussi, des réponses diverses selon les pays, bien que la commission d’enquête puisse également viser de telles personnes dans la quasi-totalité des États membres. 107. Les rapports entre les commissions d’enquête et les autorités judiciaires sont également réglés de manière très diverse. La majorité des pays permettent qu’une procédure devant une commission d’enquête parlementaire soit menée parallèlement à une procédure pénale portant sur les mêmes faits. L’accès de la commission d’enquête au dossier pénal est possible dans une partie des États, parfois sous certaines conditions, de même que la transmission d’informations ou de conclusions de la commission parlementaire aux autorités de poursuite pour éventuelle action de ces dernières. Ce sont néanmoins les autorités de poursuite qui décident des suites à donner à cette transmission. 108. Certains États prévoient expressément que les deux institutions se doivent d’être indépendantes l’une de l’autre, en indiquant notamment que les travaux de la commission parlementaire ne doivent avoir aucune incidence sur la procédure pénale et que, inversement, les conclusions de la commission ne peuvent lier les autorités pénales. 109. Les travaux d’une commission parlementaire d’enquête débouchent toujours sur un rapport au parlement, généralement examiné en séance plénière. Les rapports des commissions d’enquête sont en règle générale publiés ; une absence de publication ou une publication seulement partielle ne semblent possibles que dans un nombre réduit d’États. Il revient ensuite au parlement lui-même de décider s’il y a lieu d’envisager des sanctions politiques (comme une motion de censure) ou des réformes législatives ou budgétaires. G. Le code d’application des peines de 1997 110. Les dispositions pertinentes du code d’application des peines sont les suivantes : Article 4 « Les peines (...) sont appliquées de façon humanitaire, dans le respect de la dignité de la personne condamnée. La torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants sont prohibés. (...) » Article 15 « (...) En cas d’obstacle, qui rendrait durablement impossible la poursuite d’une procédure d’application d’une peine, en particulier, lorsque la personne condamnée est introuvable ou bien la décision rendue à son encontre ne peut être appliquée en raison d’une maladie mentale ou d’une autre maladie chronique grave, l’application de la peine est suspendue entièrement ou en partie jusqu’à la suppression dudit obstacle. (...) » Article 150 « § 1. L’application d’une peine d’emprisonnement est reportée en cas de maladie mentale ou d’une autre maladie grave rendant impossible son application jusqu’à la supression de ces obstacles. § 2. Est considérée comme maladie grave la situation où l’incarcération de la personne condamnée pourrait comporter un risque pour sa vie ou mettre sa santé en grave danger. » Article 151 « § 1. Le tribunal peut reporter l’application d’une peine d’emprisonnement pour une durée correspondant à une période pouvant aller jusqu’à six mois, lorsque son application immédiate pourrait avoir des conséquences trop graves pour la personne condamnée ou pour sa famille. (...) » Article 153 « § 1. Le tribunal d’application des peines prononce l’interruption de l’application de la peine d’emprisonnement dans une situation qui correspondrait à l’article 150 § 1 jusqu’à la suppression de l’obstacle [y étant mentionné]. § 2. Le tribunal d’application des peines peut prononcer l’interruption de l’application d’une peine d’emprisonnement pour d’importantes raisons de santé, familiales ou personnelles. (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1959 et réside à Severomorsk, région de Mourmansk. Les faits, tels que présentés par les parties, peuvent être résumés comme suit. En janvier 2007, le requérant, juge d’un tribunal militaire, assigna la Direction régionale du département judiciaire auprès de la Cour Suprême (ci-après la « Direction régionale ») devant le juge de paix de la cinquième circonscription judiciaire du district administratif Oktyabrskiy de Mourmansk (ci-après le « juge de paix »), contestant la diminution de sa prime de pénibilité. Le 8 juin 2007, le juge de paix rejeta la demande du requérant. Le 21 novembre 2007, le tribunal du district Oktyabrskiy de la ville de Mourmansk (ci-après le « tribunal de district ») mit fin à la procédure d’appel introduite par le requérant, faute pour celui-ci d’avoir comparu à la suite des deux convocations successives ou d’avoir justifié d’un motif d’absence valable. Le 26 juin 2008, le présidium de la cour régionale de Mourmansk, saisi par le requérant d’une demande en supervision, annula cette décision au motif que ce dernier n’avait pas été dûment convoqué à l’audience et renvoya l’affaire pour un nouvel examen devant le tribunal de district. Le 14 août 2008, le tribunal de district annula le jugement du juge de paix du 8 juin 2007 et rendit un arrêt accueillant la demande du requérant. Le 4 septembre 2008, le défendeur forma une demande en supervision. Le 5 septembre 2008, le juge de la cour régionale décida de suspendre l’exécution du jugement du 14 août 2008 en attendant l’issue de la procédure de supervision. Le 27 novembre 2008, le présidium de la cour régionale de Mourmansk annula le jugement du 14 août 2008 pour le non-respect des règles d’attribution de compétence. Le présidium considéra que le litige opposant le requérant à la Direction régionale ne relevait pas du droit du travail mais d’une réglementation spéciale concernant le statut des juges et celle concernant les tribunaux militaires et que, par conséquent, le juge de paix aurait dû se déclarer incompétent au profit du tribunal de district, qui avait seul compétence pour en connaître en tant que juge de première instance. L’affaire fut donc renvoyée devant celui-ci. Le 13 janvier 2009, le tribunal de district débouta le requérant de l’ensemble de ses demandes. Le 13 avril 2009, le juge de la cour régionale rejeta sa demande en supervision. Le 23 décembre 2009, la Cour Suprême retourna au requérant sa demande en supervision. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Les dispositions du code de procédure civile (« CPC ») applicables à la procédure de supervision sont résumées dans l’affaire Martynets c. Russie (déc.), no 29612/09, 5 novembre 2009. Selon la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, le non-respect des règles de compétence des juridictions constitue un vice substantiel ayant une incidence sur l’issue de la procédure et dénaturant l’essence même de la justice (décisions no 623-О-П du 3 juillet 2007 et no 144-О-П du 15 janvier 2009).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant, né en 1984, réside à Oława. Le 10 février 2004, T.L., professeure au lycée professionnel d’Oława, alerta la police au sujet d’un viol dont aurait été victime l’une de ses élèves, Z.S. Elle indiqua que la jeune fille s’était confiée à elle, qu’elle avait montré des signes visibles de détresse psychologique, mais qu’elle avait refusé de porter plainte. Par ailleurs, elle lui avait fait parvenir des lettres laissant transparaître ses tendances suicidaires. Lors d’une enquête sociale menée au domicile de Z.S. à la suite du signalement effectué par T.L., la jeune fille indiqua avoir été victime, à l’âge de 14 ans, d’un viol commis en juillet 2002 par trois jeunes hommes en présence d’un quatrième. Le 27 février 2004, elle fut interrogée par les enquêteurs. En mars 2004, à une date non précisée, le requérant et deux suspects, M.K. et P.H., soupçonnés de viol sur la personne de Z.S., furent arrêtés. Le 12 mars 2004, Z.S. fut entendue par un juge en présence d’un procureur et d’une psychologue. Elle reconnut le requérant sur une photo que lui avaient montrée les enquêteurs et l’identifia comme étant son agresseur ; elle confirma ses dires lors d’une parade d’identification organisée le 22 mars 2004. Dans un rapport du 18 mars 2004, la psychologue qui avait assisté à l’audition de Z.S. estimait son récit « hautement crédible ». Elle observait également que, au regard de l’état psychologique de Z.S. et de ses symptômes, voire de ses tendances suicidaires, il était préférable de la dispenser de participer à la procédure et de l’hospitaliser. Les 23 et 24 mars, le rapport susvisé fut complété. Le 23 mars 2004, Z.S. fut à nouveau entendue par un juge en présence du procureur et de la psychologue. Le même jour, elle participa à une visite sur le lieu de l’infraction. Le 24 mars 2004, l’un des coaccusés du requérant, P.H., ainsi que W.H., son jeune frère, témoin oculaire du viol, furent interrogés par les enquêteurs. L’audition de W.H., mineur à l’époque des faits, eut lieu en présence d’un psychologue. Le 18 mai 2004, Z.S. fut hospitalisée à la clinique psychiatrique de Wrocław en raison d’une tentative de suicide. Dans un rapport du 28 mai 2004, la psychologue indiqua que l’état psychologique de Z.S. ne lui permettait pas de participer à la procédure. Le médecin-chef de la clinique psychiatrique présenta des conclusions allant dans le même sens. Le 26 mai 2004, Z.S. fut entendue à la clinique par un juge en présence du procureur et de la psychologue susmentionnée. Par un jugement du 23 décembre 2005, le tribunal de district d’Oława déclara le requérant et les coaccusés M.K. et P.H. coupables des faits reprochés et les condamna à des peines allant de six à huit années d’emprisonnement. Le requérant fut condamné à huit ans d’emprisonnement. Dans ses motifs, le tribunal retint les éléments suivants : le 19 juillet 2002, Z.S. s’était rendue avec sa tante chez des proches au village d’Owczary ; le soir, alors qu’elle rentrait seule chez elle, elle avait croisé le requérant et M.K., qu’elle connaissait seulement de vue ; ceux-ci s’étaient adonnés à des attouchements, mais elle leur avait échappé ; deux jours plus tard, elle avait de nouveau croisé le requérant et M.K., accompagnés de P.H. et de W.H. ; le requérant lui avait proposé de se joindre à eux, affirmant vouloir lui montrer quelque chose ; les jeunes gens avaient eu un comportement normal, riant et discutant avec elle ; ils étaient entrés dans la cour de l’une des maisons du village ; le requérant avait brièvement pénétré à l’intérieur de la maison et, après qu’il en fût ressorti, M.K. et P.H. y avaient entraîné Z.S. ; ils l’avaient obligée à s’allonger sur une banquette dans l’une des pièces ; pendant que M.K. et P.H. la maintenaient, le requérant lui avait ôté ses sous-vêtements ; tous trois l’avaient ensuite violée l’un après l’autre. Le tribunal observa que le requérant et le coaccusé M.K. avaient nié les faits reprochés et que leurs déclarations étaient contredites par celles de Z.S. Prenant en compte les rapports médicaux aux termes desquels l’état psychologique de Z.S. ne lui permettait pas de participer à la procédure, le tribunal procéda pendant l’audience à la lecture des dépositions de la jeune fille, en vertu de l’article 391 § 1 du code de procédure pénale (CPP). Il jugea que ces dépositions, analysées conjointement avec les autres éléments de preuve, confirmaient la charge pesant sur le requérant et qu’elles étaient notamment corroborées par les aveux du coaccusé P.H., lequel avait, pendant l’instruction préliminaire, reconnu les faits reprochés et fourni aux enquêteurs une description détaillée de l’infraction, de la victime et du rôle de chacun des coaccusés. Bien qu’à la fin de l’instruction et pendant son procès P.H. fût revenu sur ses aveux, soutenant qu’ils lui avaient été extorqués sous la contrainte, le tribunal estima que ses déclarations valant rétractation de ses aveux initiaux n’étaient pas dignes de foi. Il observa que P.H. avait modifié à plusieurs reprises ses allégations selon lesquelles il avait été soumis à des mauvais traitements lors de ses interrogatoires, que ses versions successives des faits étaient incohérentes et qu’aucune explication plausible n’avait été apportée sur leurs contradictions. Le tribunal releva que les deuxièmes déclarations de P.H. étaient en partie contredites par les procès-verbaux de la police et par les témoignages, logiques et cohérents à ses yeux, des agents impliqués dans son arrestation, qui auraient fermement rejeté les allégations formulées à leur encontre. Il considéra que, dès lors que l’arrestation de P.H. avait été effectuée dans l’urgence et que les agents n’avaient pas été informés des détails de l’affaire de viol dans laquelle ils avaient été appelés à intervenir, il n’était pas vraisemblable qu’ils eussent essayé de lui extorquer des déclarations auto-incriminantes. Pour le tribunal, il ne ressortait pas non plus du procès-verbal d’arrestation que P.H. avait signalé aux autorités les mauvais traitements allégués ni qu’il avait demandé à être examiné par un médecin. Le tribunal observa encore que, lors de l’instruction préliminaire, P.H. avait été entendu successivement par les enquêteurs de police et par une procureure en l’absence des agents de police. Il considéra que les aveux qu’il avait livrés devant cette dernière étaient exhaustifs et qu’ils corroboraient la version qu’il avait donnée aux enquêteurs. Il souligna que P.H. ne s’était jamais plaint de mauvais traitements aux enquêteurs ou devant le tribunal ayant décidé sa détention. Il nota que, à la différence de ses premiers aveux, ceux qu’il avait faits plus tard n’avaient été ni spontanés ni cohérents, et qu’il avait ainsi modifié son récit à plusieurs occasions et peiné à répondre même à des questions très simples. Le tribunal indiqua qu’il n’était pas convaincu par les explications de P.H., selon lesquelles les incohérences entre ses différents récits étaient imputables au temps écoulé depuis les faits. Il nota à cet égard que, lors de son audition – qui s’était déroulée environ six mois après son arrestation , P.H. avait livré au tribunal un récit complet et détaillé des faits et que, en revanche, à l’occasion d’une confrontation organisée quatre mois après son arrestation entre lui et un agent de police, il avait affirmé ne pas être en mesure de les reconstituer. Le tribunal considéra que ses allégations de mauvais traitements n’étaient pas logiques, P.H. étant à la fois le seul coaccusé à les formuler et le dernier à avoir été arrêté. En effet, pour le tribunal, même à supposer que les enquêteurs eussent voulu extorquer aux suspects des témoignages allant dans un sens donné, ils auraient eu recours de préférence à des moyens de contrainte à l’encontre du suspect arrêté en premier. Le tribunal releva en outre que certaines contradictions entre les premiers aveux de P.H. et les dépositions de Z.S. étaient imputables à la volonté de P.H. d’atténuer sa responsabilité et celle de son jeune frère. De plus, selon le tribunal, à supposer que ses aveux initiaux eussent effectivement été extorqués sous la contrainte exercée par les agents, les enquêteurs auraient alors vraisemblablement fait en sorte que leur contenu concordât au maximum avec la version de la victime. Le tribunal releva par ailleurs que, hormis les aveux susmentionnés de P.H., les dépositions de Z.S. étaient corroborées par les déclarations faites lors de l’instruction préliminaire par W.H., témoin oculaire des faits. Bien qu’à l’instar de son frère aîné celui-ci fût revenu sur ses déclarations, affirmant avoir été obligé par les enquêteurs de faire un témoignage défavorable aux accusés, le tribunal estima que ses deuxièmes déclarations n’étaient pas crédibles et les rejeta pour des raisons essentiellement similaires à celles qu’il avait invoquées pour rejeter les deuxièmes aveux de son frère. Il observa de surcroît que la psychologue, qui avait assisté à l’audition de W.H., avait fermement démenti les allégations du jeune homme à propos des prétendues mesures de coercition qu’il évoquait. Le tribunal ajouta que ses constatations en matière de culpabilité des accusés reposaient en outre sur des éléments de preuve supplémentaires dont les dépositions de témoins auriculaires, les résultats de la visite sur le lieu de l’infraction et les rapports médicaux. Il constata que certains témoins, dont la professeure de Z.S., la proviseure et la psychologue de son lycée, ainsi que ses proches, avaient rapporté sa détresse, et que tous les témoins étaient convaincus que ses déclarations étaient véridiques. Il nota en particulier que, selon la déclaration devant le tribunal de la psychologue susmentionnée, Z.S. présentait les symptômes typiques des victimes d’agressions sexuelles, tels que l’instabilité émotionnelle caractéristique des personnes à qui l’on a fait du mal, le sentiment de culpabilité, le rejet de l’aide proposée et le refus de dénoncer ses agresseurs. Il précisa que, selon les déclarations de la proviseure du lycée de Z.S., cette dernière lui avait fait parvenir des lettres laissant transparaître ses tendances suicidaires. Ce fait ainsi que les déclarations de la proviseure à propos de l’incapacité de Z.S. à parler de l’agression subie corroboraient le témoignage de la psychologue. Le tribunal releva que l’ensemble des témoignages susvisés était fiable et cohérent et qu’il corroborait les dépositions de la victime. Il estima que cette version était de plus étayée par les résultats de la visite sur le lieu de l’infraction, lesquels montraient, selon le tribunal, que Z.S. n’aurait pas pu connaître certains détails si les faits, tels qu’elle les avait relatés, ne s’étaient pas réellement produits. Il ajouta que le rapport médical établi à l’issue de l’examen de Z.S. confirmait lui aussi la crédibilité de son récit. De surcroît, le tribunal releva que les arguments présentés par la défense pour contester la crédibilité de la victime n’étaient pas fondés. Il ne décela lui-même aucun élément propre à soupçonner Z.S. d’avoir inventé sa version des faits. Il estima aussi que le recueil de ses dépositions par un tribunal conférait à ses déclarations une force probante élevée. Il observa que l’absence de Z.S. à l’audience n’était pas imputable aux autorités, compte tenu des conclusions des rapports médicaux selon lesquelles sa participation à la procédure risquait de nuire à sa santé mentale, voire de la conduire au suicide. Il nota que les difficultés susceptibles d’en avoir résulté pour la défense avaient été atténuées par la possibilité qui avait été accordée à celle-ci pendant l’audience d’interroger la psychologue ayant assisté à l’ensemble des auditions de Z.S. et s’étant entretenue avec la jeune fille à plusieurs occasions, et d’obtenir des réponses à l’ensemble des questions posées. Par ailleurs, il cita le rapport que la psychologue avait soumis aux autorités, dans lequel elle avait estimé crédibles les déclarations de Z.S. et argué que, eu égard à son état psychologique, la jeune fille n’aurait pas été en mesure d’inventer quoi que ce fût. Le tribunal observa que, lors de son audition organisée à la clinique, Z.S. s’était expliquée sur les raisons qui l’avaient, dans un premier temps, poussée à dissimuler certains détails et que la psychologue présente à son audition avait estimé ces explications parfaitement crédibles. Il ajouta encore que l’ensemble des conclusions de la psychologue était cohérent et convaincant et qu’il corroborait les constatations auxquelles il était lui-même parvenu. Dans l’appel qu’il interjeta contre le jugement du tribunal de district d’Oława, le requérant soutenait, notamment, que le défaut d’audition de Z.S. à l’audience et l’admission, en tant qu’élément de preuve à charge, de sa déposition recueillie avant le procès constituaient une violation de l’article 185 a) du CPP combiné avec l’article 6 de ce même code. Il se plaignait en outre d’une violation de l’article 6 du CPP au motif que son défenseur n’avait pas été présent à son interrogatoire et que les autorités avaient omis de l’informer au préalable des auditions de Z.S. Par un jugement du 13 juin 2006, le tribunal régional de Wrocław confirma pour l’essentiel le jugement de première instance. Retenant le jeune âge du requérant comme circonstance atténuante, il ramena la peine de ce dernier à cinq ans d’emprisonnement. Le tribunal régional estima que le tribunal de district avait correctement établi et apprécié les faits de l’affaire, qu’il avait dûment motivé son jugement et que ses constatations reposaient sur l’ensemble des preuves pertinentes, y compris celles contredisant la version de la victime, et qu’il avait dûment explicité les raisons l’ayant amené à retenir certains moyens de preuve au détriment d’autres moyens. Reconnaissant que les autorités auraient dû informer les défenseurs que Z.S. serait entendue et que leur omission à cet égard constituait un manquement à l’article 185 a) § 2 du CPP qui avait entravé la réalisation effective des droits de la défense, le tribunal régional soulignait en revanche que l’absence de Z.S. à l’audience et, partant, l’impossibilité pour le requérant de l’interroger à ce stade n’étaient pas imputables au tribunal de district. Il notait à cet égard que, après avoir établi, à partir des expertises, que l’état de santé de Z.S. ne lui permettait pas de participer au procès, le tribunal de district avait décidé de ne pas la convoquer à l’audience, et que cette absence n’emportait pas d’invalidation obligatoire de la preuve constituée par ses dépositions, celles-ci devant être appréciées conjointement avec les autres éléments de preuve. Il estima que le tribunal de district avait analysé les déclarations en question en profondeur et avec les précautions requises, qu’il s’était appuyé – lorsqu’il l’avait jugé nécessaire – sur les rapports d’experts et enfin qu’il avait expliqué de manière convaincante dans ses motifs pourquoi les dépositions litigieuses avaient été retenues en tant que pièces à conviction. Il reconnaissait que, en tout état de cause, la condamnation du requérant ne reposait pas exclusivement sur les dépositions de Z.S., mais qu’elle était étayée par d’autres éléments de preuve, en particulier les aveux de P.H. et les déclarations de W.H. Il estimait que, eu égard aux motifs du jugement du tribunal de district, celui-ci avait analysé en profondeur les déclarations de ces derniers valant rétractation de leurs aveux initiaux et qu’il avait dûment motivé leur rejet pour manque de crédibilité. Il ajouta que les motifs du tribunal de district montraient en outre que les allégations selon lesquelles les déclarations de P.H. et de W.H. leur auraient été extorquées n’étaient pas étayées, voire qu’elles étaient contredites par certains des moyens de preuve. Le requérant se pourvut en cassation. Le 28 septembre 2007, la Cour suprême rejeta son recours pour défaut manifeste de fondement par une décision dépourvue de motivation écrite. II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT A. Le droit interne Le code de procédure pénale (CPP) L’article 6 du CPP prévoit à la fois les droits de l’accusé de se défendre et de bénéficier de l’assistance d’un défenseur et l’obligation des autorités de l’en informer. L’article 185 a) § 2 du CPP dispose que, lorsque la victime d’une infraction commise avec violence ou avec recours à des menaces illicites ou visée par les dispositions des chapitres XXIII, XXV et XXVI du code pénal est âgée de moins de 15 ans, son audition a lieu devant le tribunal en présence d’un psychologue. Le procureur, le défenseur et le représentant de la victime ont le droit d’y participer. Par ailleurs, lorsque l’accusé a été informé de l’audition de la victime et qu’il n’a pas de défenseur, le tribunal lui en attribue un. Selon l’article 391 § 1 du CPP, lorsqu’un témoin séjourne à l’étranger ou qu’il est impossible de lui notifier une citation à comparaître, il est possible de faire lire à l’audience des passages pertinents des procèsverbaux de ses dépositions recueillies antérieurement, au cours d’une instruction ou devant un tribunal, dans la même affaire ou dans une autre, ou dans le cadre d’une autre procédure prévue par la loi. B. Le droit international La Convention des Nations Unis relative aux droits de l’enfant Les dispositions pertinentes de la Convention des Nations Unis du 20 novembre 1989 relative aux droits de l’enfant se lisent ainsi : Article 19 « 1. Les États parties prennent toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives appropriées pour protéger l’enfant contre toute forme de violence, d’atteinte ou de brutalités physiques ou mentales, d’abandon ou de négligence, de mauvais traitements ou d’exploitation, y compris la violence sexuelle, pendant qu’il est sous la garde de ses parents ou de l’un d’eux, de son ou ses représentants légaux ou de toute autre personne à qui il est confié. Ces mesures de protection doivent comprendre, selon qu’il conviendra, des procédures efficaces pour l’établissement de programmes sociaux visant à fournir l’appui nécessaire à l’enfant et à ceux à qui il est confié, ainsi que pour d’autres formes de prévention, et aux fins d’identification, de rapport, de renvoi, d’enquête, de traitement et de suivi pour les cas de mauvais traitements de l’enfant décrits ci-dessus, et comprendre également, selon qu’il conviendra, des procédures d’intervention judiciaire. » La Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels Les articles pertinents de la Convention du Conseil de l’Europe du 25 octobre 2007 sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels disposent : Chapitre II – Mesures préventives Article 4 – Principes « Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour prévenir toute forme d’exploitation et d’abus sexuels concernant des enfants et pour protéger ces derniers. » Chapitre VII – Enquêtes, poursuites et droit procédural Article 30 – Principes « 1. Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour que les enquêtes et procédures pénales se déroulent dans l’intérêt supérieur et le respect des droits de l’enfant. Chaque Partie veille à adopter une approche protectrice des victimes, en veillant à ce que les enquêtes et procédures pénales n’aggravent pas le traumatisme subi par l’enfant et que la réponse pénale s’accompagne d’une assistance, quand cela est approprié. » III. NORMES PERTINENTES DE L’UNION EUROPÉENNE A. La directive 2011/92/UE Les dispositions pertinentes en l’espèce de la directive 2011/92/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 relative à la lutte contre les abus sexuels et l’exploitation sexuelle des enfants, ainsi que la pédopornographie stipulent ce qui suit: (...) « Des mesures destinées à protéger les enfants victimes devraient être adoptées dans leur intérêt supérieur, compte tenu des résultats d’une évaluation de leurs besoins. (...) leur participation à une procédure pénale ne devrait pas, dans toute la mesure du possible, leur causer de traumatisme supplémentaire résultant d’interrogatoires ou de contacts visuels avec les auteurs de l’infraction. Il convient d’apprendre à bien connaître l’enfant et de savoir comment il réagit face à une expérience traumatisante, et ce afin de garantir la qualité des preuves recueillies et de diminuer le stress de l’enfant lors de la mise en œuvre des mesures nécessaires. » (...) Article 18 Dispositions générales concernant les mesures d’assistance, d’aide et de protection en faveur des enfants victimes « 1. Les enfants victimes des infractions visées aux articles 3 à 7 bénéficient d’une assistance, d’une aide et d’une protection, conformément aux articles 19 et 20, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant. Les États membres prennent les mesures nécessaires pour garantir qu’un enfant bénéficie d’une assistance et d’une aide dès que les autorités compétentes ont des motifs raisonnables de croire qu’il pourrait avoir fait l’objet d’une des infractions visées aux articles 3 à 7. Les États membres veillent à ce qu’en cas d’incertitude sur l’âge d’une victime d’une des infractions visées aux articles 3 à 7 et lorsqu’il existe des raisons de croire qu’elle est un enfant, cette personne soit présumée être un enfant et reçoive un accès immédiat aux mesures d’assistance, d’aide et de protection prévues aux articles 19 et 20. » B. La directive 2012/29/UE En ses parties pertinentes, la directive 2012/29/UE du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2012 établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité prévoit ceci : (...) « Les victimes de la traite des êtres humains, du terrorisme, de la criminalité organisée, de violence domestique, de violences ou d’exploitation sexuelles, de violences fondées sur le genre, d’infractions inspirées par la haine, les victimes handicapées et les enfants victimes ont souvent tendance à subir un taux élevé de victimisation secondaire et répétée, d’intimidations et de représailles. Il convient de faire particulièrement attention lorsqu’on évalue si ces victimes risquent de subir de telles victimisations, intimidations et représailles, et il devrait y avoir une forte présomption qu’elles auront besoin de mesures de protection spécifiques. » (...) « Les victimes identifiées comme vulnérables aux victimisations secondaires et répétées, aux intimidations et aux représailles devraient bénéficier de mesures de protection appropriées durant la procédure pénale. La nature exacte de ces mesures devrait être déterminée au moyen de l’évaluation personnalisée, en tenant compte des souhaits de la victime. L’ampleur de ces mesures devrait être déterminée sans préjudice des droits de la défense et dans le respect du pouvoir discrétionnaire du juge. Les préoccupations et craintes de la victime concernant la procédure devraient être un élément essentiel pour déterminer si elle a besoin de mesures particulières. » (...) CHAPITRE 1 DISPOSITIONS GÉNÉRALES Article premier (...) « 2. Les États membres veillent à ce que, lorsqu’il s’agit d’appliquer la présente directive et que la victime est un enfant, l’intérêt supérieur de l’enfant soit une considération primordiale, évaluée au cas par cas. Une approche axée spécifiquement sur l’enfant, tenant dûment compte de son âge, de sa maturité, de son opinion, de ses besoins et de ses préoccupations, est privilégiée (...). » CHAPITRE 4 PROTECTION DES VICTIMES ET RECONNAISSANCE DES VICTIMES AYANT DES BESOINS SPÉCIFIQUES EN MATIÈRE DE PROTECTION Article 22 Évaluation personnalisée des victimes afin d’identifier les besoins spécifiques en matière de protection personnalisée « 1. Les États membres veillent à ce que les victimes fassent, en temps utile, l’objet d’une évaluation personnalisée, conformément aux procédures nationales, afin d’identifier les besoins spécifiques en matière de protection et de déterminer si et dans quelle mesure elles bénéficieraient de mesures spéciales dans le cadre de la procédure pénale, comme prévu aux articles 23 et 24, en raison de leur exposition particulière au risque de victimisation secondaire et répétée, d’intimidations et de représailles. (...) Aux fins de la présente directive, lorsque la victime est un enfant, elle est présumée avoir des besoins spécifiques en matière de protection en raison de sa vulnérabilité à la victimisation secondaire et répétée, aux intimidations et aux représailles. Pour déterminer si et dans quelle mesure il bénéficierait des mesures spéciales visées aux articles 23 et 24, l’enfant victime fait l’objet de l’évaluation personnalisée visée au paragraphe 1 du présent article. » (...) Article 23 Droit à une protection des victimes ayant des besoins spécifiques en matière de protection au cours de la procédure pénale « 1. Sans préjudice des droits de la défense et dans le respect du pouvoir discrétionnaire du juge, les États membres veillent à ce que les victimes ayant des besoins spécifiques en matière de protection qui bénéficient de mesures spéciales identifiées à la suite d’une évaluation personnalisée prévue à l’article 22, paragraphe 1, puissent bénéficier des mesures prévues aux paragraphes 2 et 3 du présent article. Une mesure spéciale envisagée à la suite de l’évaluation personnalisée n’est pas accordée si des contraintes opérationnelles ou pratiques la rendent impossible ou s’il existe un besoin urgent d’auditionner la victime, le défaut d’audition pouvant porter préjudice à la victime, à une autre personne ou au déroulement de la procédure. » (...)
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1979 et réside à Bucarest. Du 1er août 2004 au 6 août 2007, il fut employé par une entreprise privée (« l’employeur ») en qualité de d’agent technico-commercial. À la demande de l’employeur, il créa un compte Yahoo Messenger pour répondre aux questions des clients. Le 13 juillet 2007, l’employeur informa le requérant que ses communications sur Yahoo Messenger avaient été surveillées du 5 au 13 juillet 2007 et que les relevés montraient qu’il avait utilisé Internet à des fins personnelles, contrairement aux règles de l’entreprise. Le requérant répondit par écrit qu’il n’avait utilisé Yahoo Messenger qu’à des fins professionnelles. L’employeur lui présenta alors une transcription de 45 pages de ses communications sur Yahoo Messenger. En réponse, le requérant avisa l’employeur qu’il avait violé sa correspondance et s’était ainsi rendu coupable d’une infraction pénale. Le document de 45 pages contenait des transcriptions de tous les messages que le requérant avait échangés avec sa fiancée et son frère pendant la période où ses communications avaient été surveillées ; ces messages portaient sur des questions privées concernant le requérant. La transcription contenait aussi cinq courts messages que le requérant avait échangés avec sa fiancée le 12 juillet 2007 depuis un compte Yahoo Messenger privé ; ces messages ne comprenaient pas d’informations à caractère intime. Le 1er août 2007, l’employeur mit fin au contrat de travail du requérant pour violation du règlement interne de l’entreprise. Ce texte énonçait notamment ceci : « Il est strictement interdit de troubler l’ordre et la discipline dans les locaux de l’entreprise, et en particulier (...) d’utiliser les ordinateurs, les photocopieurs, les téléphones, les téléscripteurs ou les télécopieurs à des fins personnelles. » Le requérant contesta son licenciement devant le tribunal départemental de Bucarest (« le tribunal départemental »). Il soutenait que ce licenciement devait être déclaré nul et non avenu car, en accédant à ses communications, son employeur avait violé à son égard le droit au respect de la correspondance protégé par la Constitution roumaine et le code pénal. Par un jugement du 7 décembre 2007, le tribunal départemental débouta le requérant au motif que l’employeur avait respecté la procédure de licenciement prévue par le code du travail. Il nota que le requérant avait été dûment informé des règles internes interdisant l’usage du matériel de l’entreprise à des fins personnelles. En ses parties pertinentes, le jugement du tribunal départemental se lit ceci : « Le tribunal est d’avis que la surveillance des communications [échangées par le requérant] sur Yahoo Messenger depuis l’ordinateur de l’entreprise (...) pendant les heures de travail ne peut – indépendamment de la question de savoir si cette démarche de l’employeur était ou non illicite (îmbracă sau nu forma ilicitului penal) – entacher la validité de la procédure disciplinaire menée en l’espèce (...) En l’espèce, dès lors que le salarié a affirmé dans le cadre de la procédure disciplinaire ne pas avoir utilisé Yahoo Messenger à des fins personnelles mais aux fins de conseiller les clients sur les produits proposés par son employeur, le tribunal estime que la vérification de la teneur des communications [de l’intéressé] était le seul moyen pour l’employeur de vérifier la validité de [sa] ligne de défense. Le droit pour l’employeur de surveiller l’utilisation faite des ordinateurs de l’entreprise sur le lieu de travail relève du droit plus large de vérifier la manière dont les employés s’acquittent de leurs tâches professionnelles. Dès lors que l’attention des employés (...) avait été appelée sur le fait que, peu avant que le requérant ne fasse l’objet d’une sanction disciplinaire, une autre employée avait été licenciée pour avoir utilisé Internet, le téléphone et les photocopieurs à des fins personnelles, et qu’ils avaient été avertis que leurs activités étaient surveillées (voir l’avis no 2316 du 3 juillet 2007 que le requérant avait signé (...)), on ne peut accuser l’employeur de ne pas avoir fait preuve de transparence et de n’avoir pas clairement dit qu’il surveillait l’usage que ses employés faisaient des ordinateurs. L’accès à Internet sur le lieu de travail doit demeurer un outil à la disposition de l’employé. Il est accordé par l’employeur à des fins d’utilisation professionnelle et il est incontestable que l’employeur, en vertu de son droit de contrôler les activités de ses employés, a pour prérogative de contrôler l’usage personnel fait d’Internet. Ces vérifications de la part de l’employeur sont notamment rendues nécessaires par le risque que, par l’usage qu’ils font d’Internet, les employés n’endommagent les systèmes informatiques de l’entreprise, ne se livrent à des activités illicites au nom de l’entreprise ou ne révèlent des secrets industriels de l’entreprise. » Le requérant contesta ce jugement, soutenant que les messages électroniques (« emails ») relevaient de la « vie privée » et de la « correspondance » et, à ce titre, étaient protégés par l’article 8 de la Convention. Il se plaignait également que le tribunal départemental ne l’ait pas autorisé à citer des témoins afin de prouver que l’employeur n’avait subi aucun préjudice du fait de sa conduite. Par une décision définitive du 17 juin 2008, la cour d’appel de Bucarest (« la cour d’appel ») rejeta son recours et confirma le jugement du tribunal départemental. S’appuyant sur la directive UE 95/46/CE, elle jugea que l’employeur s’était conduit de manière raisonnable et que ce n’était qu’en surveillant les communications du requérant qu’il avait pu déterminer s’il y avait eu faute disciplinaire. Elle rejeta les arguments avancés par le requérant quant à ses droits procéduraux, estimant que les éléments dont elle disposait déjà étaient suffisants. En ses parties pertinentes, sa décision se lit ainsi : « Compte tenu du fait que l’employeur a le droit et l’obligation d’assurer le fonctionnement de l’entreprise et, à cette fin, [a le droit] de vérifier la manière dont ses employés accomplissent leurs tâches professionnelles, et du fait [qu’il] a un pouvoir disciplinaire dont il peut légitimement faire usage et qui [lui donnait le droit en l’espèce] de surveiller et de retranscrire les communications sur Yahoo Messenger que l’employé niait avoir échangées à des fins personnelles après avoir été averti, comme ses collègues, qu’il ne devait pas utiliser les ressources de l’entreprise à des fins personnelles, on ne peut pas dire que la violation du secret de sa correspondance (violarea secretului corespondenţei) n’ait pas été la seule manière de parvenir à ce but légitime ni que le juste équilibre entre la nécessité de protéger la vie privée [de l’employé] et le droit pour l’employeur de superviser le fonctionnement de son entreprise n’ait pas été respecté. » II. LE DROIT INTERNE PERTINENT La Constitution roumaine garantit le droit à la protection de la vie intime, privée et familiale (article 26) ainsi que le droit au respect de la correspondance privée (article 28). L’article 195 du code pénal énonce ceci : « Quiconque, de manière illicite, ouvre la correspondance d’un tiers ou intercepte les conversations ou les communications téléphoniques d’un tiers, ses communications télégraphiques ou celles réalisées par tout autre moyen de transmission à longue distance est passible d’une peine d’emprisonnement de six mois à trois ans. » Le code du travail en vigueur au moment des faits disposait en son article 40 § 1 d) que l’employeur avait le droit de contrôler la manière dont les employés accomplissaient leurs tâches professionnelles. En vertu de l’article 40 § 2 i), l’employeur était tenu de garantir la confidentialité des données à caractère personnel des employés. La loi no 677/2001 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation des données à caractère personnel (« loi no 677/2001 ») transpose les dispositions de la directive UE 95/46/CE (paragraphe 18 cidessous). Elle définit la « donnée à caractère personnel » comme « toute information relative à une personne physique identifiée ou identifiable » (article 3 a)), et dispose que ces données ne peuvent faire l’objet d’un quelconque traitement que si la personne concernée y a consenti. Elle énonce un certain nombre de cas pour lesquels, par exception, le consentement n’est pas nécessaire, notamment l’accomplissement des obligations contractuelles de l’individu concerné et la protection d’un intérêt légitime de celui qui traite les données (article 5 § 2 a) et e)). Elle prévoit aussi que lorsqu’elles traitent les données, les autorités publiques demeurent tenues de protéger la vie intime, privée et familiale des individus concernés (article 5 § 3). Enfin, toute personne ayant subi un préjudice du fait du traitement illicite de ses données à caractère personnel peut s’adresser au juge pour obtenir réparation (article 18 § 2). II. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT A. Instruments du Conseil de l’Europe La Convention de 1981 du Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel (« la Convention pour la protection des données ») définit la « donnée à caractère personnel » comme « toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable ». Elle prévoit notamment ceci : Article 2 – Définitions « Aux fins de la présente Convention : (...) c) « traitement automatisé » s’entend des opérations suivantes effectuées en totalité ou en partie à l’aide de procédés automatisés : enregistrement des données, application à ces données d’opérations logiques et/ou arithmétiques, leur modification, effacement, extraction ou diffusion (...) » Article 3 – Champ d’application « 1 Les Parties s’engagent à appliquer la présente Convention aux fichiers et aux traitements automatisés de données à caractère personnel dans les secteurs public et privé. (...) Article 5 – Qualité des données « Les données à caractère personnel faisant l’objet d’un traitement automatisé sont : a) obtenues et traitées loyalement et licitement ; b) enregistrées pour des finalités déterminées et légitimes et ne sont pas utilisées de manière incompatible avec ces finalités ; c) adéquates, pertinentes et non excessives par rapport aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées ; d) exactes et si nécessaire mises à jour ; e) conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées. » (...) Article 8 – Garanties complémentaires pour la personne concernée « Toute personne doit pouvoir : a) connaître l’existence d’un fichier automatisé de données à caractère personnel, ses finalités principales, ainsi que l’identité et la résidence habituelle ou le principal établissement du maître du fichier ; b) obtenir à des intervalles raisonnables et sans délais ou frais excessifs la confirmation de l’existence ou non dans le fichier automatisé de données à caractère personnel la concernant ainsi que la communication de ces données sous une forme intelligible (...) » B. Instruments de l’Union européenne La directive 95/46/CE du 24 octobre 1995 du Parlement européen et du Conseil de l’Union européenne, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, énonce que l’objet des législations nationales relatives au traitement des données à caractère personnel est notamment d’assurer le respect du droit à la vie privée reconnu également à l’article 8 de la Convention et dans les principes généraux du droit communautaire. Elle définit la donnée à caractère personnel comme « toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable » (article 2 a)), et prévoit que les États membres doivent interdire le traitement des données à caractère personnel relatives, notamment, « à la santé et à la vie sexuelle » (article 8 § 1). Un groupe de travail sur la protection des données (« le groupe de travail ») a été institué en vertu de l’article 29 de la directive pour examiner la question de la surveillance des communications électroniques sur le lieu de travail et en évaluer les implications sur la protection des données pour les employés et les employeurs. Ce groupe est un organe consultatif de l’UE et est indépendant. Il a rendu en septembre 2001 un avis sur le traitement des données à caractère personnel dans le contexte professionnel (avis 8/2001), où sont résumés les principes fondamentaux en matière de protection des données : finalité, transparence, légitimité, proportionnalité, exactitude, sécurité et information du personnel. Il a estimé que la surveillance des employés devait être « une réponse proportionnée de l’employeur aux risques qu’il encourt de porter atteinte à la vie privée légitime et autres intérêts des salariés ». En mai 2002, le groupe de travail a établi un document de travail concernant la surveillance des communications électroniques sur le lieu de travail (ciaprès, « le document de travail »). Selon ce document, le simple fait qu’une activité de contrôle ou de surveillance soit considérée comme utile pour servir l’intérêt de l’employeur ne justifie pas à lui seul l’intrusion dans la vie privée du salarié, et toute mesure de surveillance doit répondre à quatre critères : transparence, nécessité, équité et proportionnalité. En ce qui concerne l’aspect technique, le document de travail indique ceci : « Des informations rapides peuvent aisément être affichées par un logiciel, par ex. des fenêtres d’avertissement qui préviennent le salarié que le système a détecté et/ou pris des mesures pour éviter une utilisation illicite du réseau. » Plus spécifiquement, en ce qui concerne la question de l’accès aux emails des employés, le document comprend le passage suivant : « Il convient de mentionner que l’ouverture du courrier électronique d’un salarié peut également s’avérer nécessaire pour des raisons autres que le contrôle ou la surveillance, par exemple pour assurer la correspondance lorsque le salarié est absent (par ex. maladie ou vacances) ou que la correspondance ne peut pas être garantie autrement (par ex. via les fonctions de réponse ou de déviation automatique). »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants sont nés respectivement en 1979 et en 1978 et résident respectivement à Pružina (Slovaquie) et à Plevník-Drieňové (Slovaquie). A. Perquisitions litigieuses À l’époque des faits, la police tchèque enquêtait sur plusieurs actes d’extorsion pour lesquels elle soupçonnait entre autres le requérant, qui était déjà poursuivi en Slovaquie. Les faits exposés ci-après eurent lieu avant l’engagement de poursuites pénales par les autorités tchèques contre le requérant. La requérante ne fut jamais poursuivie. Le 19 juin 2012, dans le cadre de l’enquête préliminaire concernant les faits reprochés au requérant et à deux autres personnes, R.H. et V.H., le procureur autorisa la surveillance de trois véhicules, dont une Land Rover, pendant la période du 18 juin au 17 novembre 2012. Selon les informations de la police, les suspects utilisaient ces véhicules, qui étaient la propriété de la requérante ou de la société P.G., gérée par elle, pour leur activité criminelle. En raison de changements de propriétaire et de numéro d’immatriculation, deux nouveaux mandats concernant la Land Rover furent émis le 30 août et le 12 octobre 2012 ; selon ce dernier mandat, le véhicule était devenu la propriété de la société S.P., gérée par R.H. et V.H., et continuait à être utilisé par le requérant et ses complices. Il ressortait du dossier qu’en septembre et octobre 2012 le véhicule Land Rover avait été à plusieurs reprises repéré sur le territoire de la République tchèque, à proximité des domiciles des victimes des actes d’extorsion. Le 15 novembre 2012, la police résuma les résultats de l’enquête dans une note officielle, y indiquant que le requérant utilisait deux véhicules, une Volkswagen, propriété de la société P.G., et la Land Rover, propriété de la société S.P. Il ressortait de cette note que le requérant avait fait l’objet de contrôles routiers à bord de ces véhicules, que ceux-ci avaient été vus devant son garage et à proximité des domiciles des victimes et que V.H. avait confirmé ces éléments lors d’une déposition effectuée la veille. Le 22 novembre 2012, le procureur régional de Brno demanda au tribunal de district de Zlín d’ordonner des perquisitions dans plusieurs immeubles d’habitation et d’autres locaux. Il mentionnait que le caractère non susceptible de report de ces mesures résultait, en premier lieu, du fait que les résultats de l’enquête obtenus jusqu’alors ne permettaient pas d’ouvrir les poursuites pénales en raison notamment de l’impossibilité de déterminer la responsabilité pénale des suspects dans la commission des différents actes. En second lieu, le procureur indiquait qu’il y avait un risque de compromettre le résultat de ces mesures s’il était décidé de les réaliser seulement après l’ouverture des poursuites pénales, car les éléments de preuve qu’il s’agissait de saisir lors de ces perquisitions risquaient d’être détruits ou soustraits. Le 23 novembre 2012, faisant suite à cette demande du procureur, le juge du tribunal de district de Zlín autorisa la perquisition, d’une part, de l’appartement loué par le requérant et, d’autre part, du garage et de deux véhicules utilisés par le requérant, à savoir une Volkswagen appartenant à la société P.G. et une Land Rover appartenant à la société S.P. Les mandats mentionnaient les faits sur lesquels la police était en train d’enquêter, les premiers résultats de cette enquête et l’implication du requérant. Les mandats étaient motivés comme suit : « La police (...) enquête sur une activité criminelle grave et violente qui serait perpétrée par un groupe de personnes de nationalités tchèque [ou] slovaque qui recouvrent des créances et réclament des rançons moyennant violence, sous forme d’incendies volontaires et d’usage d’armes à feu visant les véhicules ou les immeubles des victimes ou de leurs connaissances (...). Leurs agissements sont considérés comme constituant une infraction pénale continuée de tentative d’extorsion (...). L’enquête réalisée jusqu’à présent a identifié comme auteurs de l’activité criminelle susmentionnée Miroslav Maslák (...) [et cinq autres personnes]. Concernant le suspect Miroslav Maslák, il a été établi qu’il dirige et organise l’activité de tout le groupe. Il est poursuivi pour une activité criminelle similaire également en Slovaquie, où il encourt une peine à perpétuité. En République tchèque, il occupe un appartement à l’adresse (....) dont il est le locataire / utilise les véhicules et le garage susmentionnés. Étant donné que les informations recueillies jusqu’alors font ressortir des soupçons plausibles que des objets importants pour la procédure pénale peuvent se trouver tant à l’adresse susmentionnée que dans les véhicules et le garage qu’il utilise, notamment des armes utilisées pour attaquer les victimes et leurs biens, les vêtements et chaussures portés lors des attaques contre les victimes et leurs biens, des équipements de télécommunication et d’informatique, des pièces écrites ainsi que d’autres objets liés à l’activité criminelle décrite ci-dessus, il est nécessaire d’effectuer une perquisition au domicile du suspect Miroslav Maslák / dans le garage et les véhicules, ce que le tribunal autorise par le présent mandat. Le but de la perquisition est de saisir les objets susvisés et les preuves démontrant que l’activité criminelle en question a été perpétrée par le suspect Miroslav Maslák ainsi que par d’autres suspects. La perquisition doit être effectuée en tant qu’acte non susceptible de report et de répétition au sens de l’article 160 § 4 du code de procédure pénale car, au vu des informations recueillies jusqu’à présent, il existe une crainte justifiée que les auteurs des actes altèrent ou détruisent les preuves, sachant que ces objets et preuves qui peuvent mener à l’ouverture des poursuites pénales contre les suspects ne peuvent pas être obtenus d’une autre manière. (...) » Les perquisitions eurent lieu le 27 novembre 2012 en présence du requérant, arrêté dans son véhicule Volkswagen à 3 h 23 du matin, et d’une tierce personne. La perquisition du domicile fut réalisée entre 4 h 20 et 9 h 15 et la perquisition du véhicule Volkswagen fut réalisée entre 10 h 14 et 13 h 10. À 13 h 25, une entrevue eut lieu entre le requérant et son avocat. À la suite d’un appel téléphonique du requérant, la requérante était arrivée entre-temps sur les lieux avec le véhicule Land Rover, qui fut perquisitionné à 13 h 43. Le garage fut perquisitionné à 14 h 23. Le procès-verbal de perquisition de l’appartement du requérant établi par la police reprenait les termes du mandat pour ce qui est de la justification du caractère non susceptible de report et de répétition de la mesure. Il indiquait ensuite que l’interrogatoire préalable, prévu à l’article 84 du CPP, avait eu lieu et que le requérant avait déclaré à cette occasion qu’aucun objet provenant de l’activité criminelle ou destiné à celle-ci ne se trouvait à son domicile. Le requérant reçut les informations prévues par l’article 85 § 1 du CPP et se vit remettre le mandat en mains propres – à 4 h 20 selon le procès-verbal, à 4 h 25 selon les deux parties qui renvoient au bordereau de réception. Durant la perquisition, de nombreux objets, dont des documents scellés sous enveloppe, un CD, un DVD et une clé USB, furent remis à la police. Le requérant demanda la consignation des éléments suivants dans le procès-verbal : - avant la réalisation de la perquisition, il n’avait pas été interrogé selon les règles prescrites par le CPP et n’avait donc pas été informé de ses droits ni invité à remettre les objets recherchés ; - il n’avait été que brièvement informé du contenu du mandat et celui-ci lui avait été notifié plus tard, après le début de la perquisition ; - pour ces raisons, la perquisition n’avait pas été réalisée conformément à la loi, ce dont il entendait se plaindre devant la Cour constitutionnelle. Le requérant signa ce procès-verbal pour attester qu’il en avait reçu une copie. Le procès-verbal relatif à la perquisition des véhicules et du garage reprenait les termes du mandat pour ce qui est de la justification du caractère non susceptible de report et de répétition de la mesure. Il indiquait ensuite que l’interrogatoire préalable, prévu à l’article 84 du CPP, avait eu lieu et que le requérant, après avoir été informé, avait refusé d’ouvrir le garage et les véhicules et avait déclaré qu’il ne consentait pas à la perquisition et qu’aucun objet provenant de l’activité criminelle ou destiné à celle-ci ne s’y trouvait. Il était indiqué dans la partie introductive du procèsverbal (pages 1 et 2) que le requérant était utilisateur des deux véhicules et du garage et qu’il avait participé à la perquisition. Le même procès-verbal mentionnait (page 6) que la requérante, en tant qu’utilisatrice du véhicule Land Rover, et l’avocat du requérant avaient assisté à la perquisition de ce véhicule. Il ressortait de l’enregistrement vidéo de cette perquisition que celleci avait été effectuée en présence des deux requérants et de l’avocat, « après information tant de l’utilisatrice Mme Michálková que de l’utilisateur M. Maslák », et que plusieurs documents avaient été saisis à cette occasion. Aucun des participants ne formula d’objection quant au contenu du procèsverbal. Lorsqu’il fut invité, à la suite de la perquisition, à remettre les véhicules à la police, le requérant refusa en indiquant qu’il n’était ni leur propriétaire ni leur locataire et qu’il les avait utilisés en tant que compagnon de leur propriétaire, à savoir la requérante. Après la remise du mandat de saisie de la Land Rover aux deux requérants, la requérante s’enquit de la possibilité de récupérer ce véhicule ; elle fut informée que celui-ci serait rendu à son propriétaire ou à la personne dotée d’un pouvoir. Les requérants introduisirent un recours constitutionnel, alléguant que les mandats de perquisition ainsi que la conduite de la police lors des perquisitions avaient enfreint leurs droits garantis par l’article 8 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Ils dénonçaient notamment une insuffisance de motivation des mandats de perquisition, soutenant que ceux-ci n’avaient pas clairement fait ressortir les preuves fondant les soupçons contre le requérant, que la motivation quant à l’urgence de la perquisition n’avait été que formelle et que lesdits mandats n’avaient pas spécifié pour quelles raisons le tribunal considérait qu’il y avait un risque de destruction des preuves et de quelle manière la police avait déjà essayé d’obtenir celles-ci. Concernant la perquisition de l’appartement, le requérant se plaignait aussi de n’avoir été ni interrogé, ni informé de ses droits, ni invité à remettre les objets recherchés de son plein gré, ainsi que de s’être vu notifier le mandat après le début de la perquisition. La requérante se plaignait que, avant de formuler sa demande de perquisition des véhicules, la police n’ait pas vérifié qui était le réel utilisateur de l’un d’entre eux : en l’occurrence, à ses dires, il s’agissait d’elle, et non du requérant. En conséquence, la perquisition et la saisie réalisées aurait concerné un véhicule utilisé par une personne distincte de l’utilisateur désigné par le mandat. La requérante se plaignait également de n’avoir été ni interrogée, ni informée, ni invitée à remettre les objets recherchés de son plein gré. Dans sa décision I. ÚS 382/13 du 13 février 2013, se référant entre autres à ses arrêts IV. ÚS 1780/07 et II. ÚS 2979/10, la Cour constitutionnelle récapitula le contenu des mandats, en particulier les motifs mentionnés en rapport avec le caractère non susceptible de report des perquisitions, et considéra que, du point de vue du droit constitutionnel, ces mandats étaient acceptables. Puis, se référant à la subsidiarité du recours constitutionnel, la Cour constitutionnelle jugea qu’elle ne pouvait examiner les objections tirées d’une absence d’interrogatoire préalable et d’un nonrespect des conditions de l’article 84 du CPP car, « dans cette situation, elle pourrait s’ingérer de manière disproportionnée et prématurée dans la compétence qu’ont les tribunaux inférieurs de rassembler et d’apprécier les preuves et risquerait donc de prédéterminer ainsi, le cas échéant, le résultat de la procédure pénale au fond ». B. Procédure pénale menée à l’encontre du requérant Dans l’intervalle, dès l’accomplissement des perquisitions susmentionnées, le 27 novembre 2012, la police avait engagé des poursuites pénales à l’encontre du requérant, qui fut inculpé de plusieurs infractions, dont une tentative d’extorsion d’une gravité particulière. En vue de recouvrer des créances, réelles ou fictives, et de gagner en influence, le requérant aurait organisé des attaques contre différentes personnes et leurs biens. Par une décision du tribunal de district de Zlín du 29 novembre 2012, le requérant fut mis en détention. Par un jugement du 26 novembre 2013, le tribunal régional de Brno reconnut le requérant et ses quatre complices coupables ; le requérant fut condamné à dix ans d’emprisonnement, à une peine d’expulsion d’une durée indéterminée et à la confiscation de plusieurs objets. Le jugement mentionnait des enregistrements audio des conversations entre les accusés et les victimes, lesquels auraient été effectués à la demande du requérant, probablement par ses complices, et avaient été saisis lors des perquisitions domiciliaires, comme l’une des preuves les plus sérieuses administrées à l’audience. Il indiquait que le mandat et le procèsverbal relatifs à la perquisition de l’appartement du requérant ainsi que les documents saisis lors de celle-ci avaient été lus à l’audience et pris en compte dans l’appréciation des preuves. Selon les dires des parties, ce jugement a été confirmé par la haute cour d’Olomouc le 5 juin 2014. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont résumés dans l’affaire Duong c. République tchèque (no 21381/11, §§ 20-29, 14 janvier 2016). Il convient de les compléter comme suit. A. Le code de procédure pénale (« le CPP ») D’après l’article 157a du CPP, celui qui fait l’objet d’une procédure pénale et la victime ont le droit de demander au procureur, à n’importe quel moment de la phase préparatoire de la procédure, de faire cesser les retards de la procédure ou les manquements dans la conduite de la police. Une telle demande doit être présentée immédiatement, sans être assujettie à un délai, et le procureur doit la traiter sans délai. Le demandeur doit être informé du résultat du réexamen opéré par le procureur. B. La loi no 82/1998 sur la responsabilité de l’État pour le préjudice causé dans l’exercice de la puissance publique par une irrégularité dans la décision ou dans la conduite de la procédure (« la loi no 82/1998 ») et la pratique pertinente Selon l’article 7 § 1 de la loi no 82/1998, les parties à la procédure au cours de laquelle la décision à l’origine du dommage a été adoptée ont droit à une indemnisation pour préjudice causé par une décision irrégulière. En vertu de l’article 8 § 1 de la même loi, l’intéressé ne peut demander d’indemnisation pour le préjudice causé par une décision irrégulière que si cette décision, passée en force de chose jugée, a été annulée ou réformée par l’autorité compétente. L’article 8 § 2 de cette même loi précise que, si le préjudice a été causé par une décision irrégulière exécutoire avant d’être passée en force de chose jugée, l’indemnisation peut être demandée même lorsque la décision a été annulée ou réformée à la suite d’un recours ordinaire. Selon l’article 13 de la loi no 82/1998, l’État est responsable du dommage causé par une conduite irrégulière. Constitue notamment une conduite irrégulière la violation de l’obligation de prendre une décision dans le délai fixé par la loi. Quiconque a subi un dommage à cause d’une conduite irrégulière a droit à une indemnisation. Dans une décision no 28 Cdo 2855/2012 du 15 janvier 2012, la Cour suprême a constaté que, lorsque les poursuites pénales contre une personne ne se sont pas soldées par une sentence condamnatoire définitive rendue par une juridiction pénale, les prétentions à l’indemnisation formulées par cette personne devaient être examinées sous l’angle de l’article 7 de la loi no 82/1998 relatif à l’indemnisation pour préjudice causé par une décision irrégulière. La cour a observé qu’il ressortait de la jurisprudence des tribunaux du fond que, par exemple, la décision d’ouvrir les poursuites pénales (acte d’inculpation) était considérée comme ipso facto irrégulière lorsque lesdites poursuites aboutissaient ensuite à un non-lieu ou à un acquittement. Dans un arrêt no 30 Cdo 1019/2012 du 28 août 2012, la Cour suprême a constaté ce qui suit : « (...) Lorsque les poursuites pénales contre l’inculpé se sont soldées par un nonlieu ou par un acquittement, les tribunaux devraient évaluer les différents actes effectués lors de la procédure pénale en se penchant sur la question de savoir s’il s’agissait d’une ingérence ou d’une restriction des droits de la personne concernée qui étaient proportionnées au but de la procédure pénale. Lorsque la demande [de dommages-intérêts] est introduite par une personne qui avait participé à la procédure pénale en tant qu’inculpé ou accusé, le tribunal peut prendre en compte – dans le cadre de l’indemnisation au titre des poursuites pénales injustifiées relevant selon la jurisprudence du régime de l’article 8 de la loi no 82/1998 – les actes qui ne sont pas explicitement prévus par la loi no 82/1998, tels que la réalisation de la perquisition [et] la saisie d’un objet ou des moyens financiers. (...). En principe, on ne peut pas exclure que les différents actes effectués au cours de la procédure pénale touchent aussi les personnes qui ne faisaient pas l’objet des poursuites pénales, tels les proches. Leur capacité de demander l’indemnisation au titre d’une décision irrégulière est réglementée par l’article 7 de la loi no 82/1998 (...) ; aux côtés des parties à la procédure sur le bien-fondé, il faudra donc également considérer comme parties à la procédure au sens de l’article 7 de la loi no 82/1998 d’autres personnes dont les droits et obligations ont été déterminés dans une certaine phase partielle de la procédure ou les personnes autorisées à faire des demandes ou à introduire des recours à un certain stade (...). L’élargissement du cercle des ayants droit se justifie par l’intérêt que l’État a à indemniser les personnes qui ont pu subir une atteinte à leurs droits du fait d’une ingérence de l’État. Peut être incluse parmi ces personnes la compagne de l’inculpé qui a personnellement pris part à une phase partielle de la procédure, à savoir la perquisition, lors de laquelle elle s’est vu saisir des objets importants pour la procédure pénale. Dans un tel cas, il ne peut pas être exclu qu’un non-lieu prononcé au cours des poursuites pénales menées contre un proche fondera le droit de la personne ayant participé à une phase partielle de la procédure pénale, surtout si [cette personne] a subi une atteinte dans ses droits fondamentaux, même si la saisie des objets était conforme à la loi et tendait à l’établissement des faits décisifs aux fins d’appréciation des agissements de l’inculpé. Les tribunaux inférieurs avaient donc procédé correctement lorsqu’ils avaient pris en compte, en décidant de la forme de la satisfaction, les circonstances entourant la saisie d’objets à la plaignante, bien que leurs considérations relatives aux circonstances de la réalisation de la perquisition, à l’égard de laquelle la condition de la participation de la plaignante à la procédure pénale n’était pas remplie (celle-ci ne disposait d’aucun recours), n’eussent pas été pertinentes et nécessaires. Concernant les conséquences que la réalisation de la perquisition a eues sur l’état psychique de la compagne de l’inculpé, on ne saurait considérer [celle-ci] – aux fins de la procédure d’indemnisation du préjudice moral causé par l’ouverture des poursuites pénales à l’encontre de son compagnon qui se sont soldées par un non-lieu ou un acquittement – comme une partie à la procédure pénale et, partant, comme une partie lésée au sens de l’article 7 de la loi no 82/1998. La conduite irrégulière lors de la réalisation de la perquisition domiciliaire, qui pourrait fonder la capacité de la demanderesse à ester en justice au sens de l’article 13 § 2 de la loi no 82/1998, n’est pas en l’occurrence étayée par des arguments, et son existence est exclue par les conclusions de fait auxquelles les tribunaux sont parvenus concernant l’autorisation et la réalisation de la perquisition. (...) » Par ailleurs, le Gouvernement a soumis à la Cour le jugement no 10 C 47/2004-297 du 31 janvier 2011 du tribunal d’arrondissement de Prague 2. Dans cette décision, cette juridiction avait accordé à une plaignante une indemnisation pour le préjudice matériel causé par les policiers lors d’une perquisition domiciliaire effectuée dans le cadre des poursuites pénales menées contre son époux. La conduite des policiers, qui avaient endommagé des biens de la plaignante en ne procédant pas avec un soin raisonnable et en ne respectant pas le principe de la proportionnalité, avait été qualifiée d’irrégulière. C. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle relative aux perquisitions Par un arrêt no I. ÚS 215/12 du 26 septembre 2013, la Cour constitutionnelle a annulé les décisions des tribunaux ayant rejeté – au motif que le mandat de perquisition n’avait pas été annulé pour cause d’irrégularité – la demande de dommages-intérêts formulée par un plaignant sur le fondement de la loi no 82/1998. Par cette demande, le plaignant avait réclamé le remboursement des frais de représentation légale qu’il avait engagés dans une procédure pénale ouverte sur la base de preuves obtenues lors d’une perquisition irrégulière, laquelle s’était soldée par un acquittement motivé par cette irrégularité. La Cour constitutionnelle a relevé : « Lorsqu’il est saisi d’une demande d’indemnisation d’un préjudice matériel causé à la personne poursuivie en lien avec les poursuites pénales et lorsqu’il a été démontré que l’inculpé a été acquitté ou qu’il y a eu un non-lieu, le tribunal est tenu d’examiner si et dans quelle mesure la demande est justifiée. (...) (...) Seule la Cour constitutionnelle peut, exceptionnellement et pour des motifs clairement définis, annuler un mandat de perquisition à la suite d’un recours constitutionnel. Il convient cependant de noter que la Cour constitutionnelle ne peut pas indiquer de manière impérative aux autorités agissant en matière pénale quelles sont les preuves qu’elles peuvent utiliser ou celles qu’elles doivent enlever du dossier, voire détruire. Une telle ingérence dans le processus décisionnel des autorités pénales lors de la phase préparatoire de la procédure devrait être considérée – sauf dans les situations tout à fait exceptionnelles – comme totalement inadmissible. En revanche, l’irrégularité de la réalisation d’une perquisition domiciliaire et l’inadmissibilité des preuves qui en sont issues dans la procédure pénale ne [peuvent] être constatées que par un tribunal du fond dans le cadre de l’administration des preuves à l’audience. (...) » Par une décision no II. ÚS 2166/14 du 28 août 2014, la Cour constitutionnelle a rejeté le recours introduit par une association de communautés musulmanes contre une perquisition effectuée, dans le cadre d’une affaire pénale concernant une tierce personne, dans deux lieux de prières musulmans, pour non-épuisement des voies de recours. Elle a notamment constaté : « (...) Il faut en principe rejeter la prémisse selon laquelle la Cour constitutionnelle devrait être ce « premier » organe à examiner l’admissibilité ou la proportionnalité d’une ingérence dans les droits et libertés fondamentaux d’un plaignant car ceci (...) enfreindrait le principe de subsidiarité du recours constitutionnel. La Cour constitutionnelle ne devrait réexaminer les actes des autorités publiques qu’après que [l’impossibilité ou l’absence d’efficacité suffisante de] la protection contre les ingérences [de ces autorités] au travers des recours habituels est avérée. C’est seulement après qu’elle est autorisée à agir, et ce par la voie de la cassation lorsqu’il s’agit d’un recours dirigé contre les décisions, ou [par la voie de] l’interdiction faite à l’autorité concernée de poursuivre la violation des droits et libertés, voire l’ordre de rétablir le statu quo ante, lorsqu’il s’agit d’un recours dirigé contre une autre ingérence d’une autorité publique. La Cour constitutionnelle doit respecter le système des moyens de protection des droits et ne peut pas « doubler » les autres autorités publiques autorisées à fournir la protection. (...) En premier lieu, il incombait à la Cour constitutionnelle d’examiner si la plaignante n’avait pas commis une erreur en ne dirigeant pas son recours constitutionnel également contre le mandat de perquisition. Il ressort en effet de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle qu’il appartient à cette juridiction, exceptionnellement et pour des motifs clairement définis, d’annuler un mandat de perquisition, même si l’irrégularité de la réalisation d’une perquisition et l’inadmissibilité des preuves obtenues lors de celle-ci ne peuvent être constatées que par un tribunal du fond dans le cadre de l’administration des preuves à l’audience (voir par exemple l’arrêt no I. ÚS 215/12 du 26 septembre 2013). (...) D’un autre côté, la Cour constitutionnelle n’a pas exclu auparavant que le recours constitutionnel puisse être introduit par celui dont les locaux (et, partant, les droits et libertés) ont été touchés par l’exécution d’un mandat de perquisition. Dans la présente affaire cependant, la plaignante ne conteste aucunement la régularité de l’adoption du mandat de perquisition mais seulement la régularité (proportionnalité) de son exécution, à savoir la conduite des autorités pendant sa réalisation. (...) La plaignante ne dispose pas non plus de la possibilité de se prévaloir de la protection prévue à l’article 157a du CPP, qui permet [à celui faisant face aux poursuites pénales et à la victime] de demander au procureur de réexaminer la conduite de la police. En effet, la plaignante ne faisait pas l’objet de la procédure pénale et n’avait pas le statut de victime dans cette affaire. Elle aurait pu néanmoins protéger ses droits en se prévalant de l’article 174 § 2 b) du CPP (...) qui ne vise pas seulement le sujet de la procédure pénale et la victime [et] qui consacre le droit de [toute personne] de réclamer la surveillance du parquet (...), c’est-à-dire de demander au procureur compétent d’examiner si la police procède avec diligence en enquêtant sur l’activité criminelle. (...) Si la plaignante estime que la police n’a pas respecté ses droits, elle peut (et, avant d’introduire le recours constitutionnel, elle doit) demander au procureur de réexaminer la conduite de la police selon l’article 174 du CPP (...). De même, selon l’article 157a du CPP, le procureur (...) a l’obligation de vérifier si la conduite de la police était ou non entachée de vices et d’informer par écrit la personne ayant demandé la surveillance du résultat du réexamen et des mesures prises en vue de redresser les manquements (...), tout en respectant les droits de l’homme et les libertés fondamentales. (...) Ainsi, le procureur peut imposer à la police des mesures de redressement, constater que la perquisition était irrégulière et refuser les preuves obtenues lors de celle-ci (...). Si la personne ayant demandé la surveillance selon l’article 174 § 2 b) du CPP n’est pas satisfaite de la réponse apportée à sa demande, elle peut inviter le parquet supérieur à éliminer les vices dans la conduite du procureur et lui demander d’exercer la supervision sur la conduite du parquet inférieur. (...) la supervision permet de contrôler la conduite du procureur chargé de surveiller le respect de la régularité de la phase préparatoire de la procédure et de réagir de manière appropriée aux manquements constatés. (...) C’est seulement après l’épuisement des voies de recours susmentionnées, si elle estime toujours que les autorités publiques ont porté atteinte à ses droits et libertés constitutionnels, que la plaignante pourra introduire un recours constitutionnel (...). Il ne sera alors pas décisif que les autorités concernées aient répondu aux demandes de la plaignante par une décision formelle ou informelle (...). Par ailleurs, la Cour constitutionnelle a pris en considération également la possibilité pour la plaignante de faire protéger ses droits au travers d’une action en dommagesintérêts selon la loi no 82/1998 (...), mais a conclu que cette voie ne serait pas effective en l’espèce. En effet, la plaignante ne demande pas l’octroi de dommages-intérêts, elle a pour objectif de faire constater que l’ingérence réalisée avait été irrégulière. C’est pourquoi la voie susmentionnée [régie par l’article 174 § 2 b) du CPP] apparaît la plus appropriée car elle permettra à la plaignante de dûment protéger ses droits et libertés sans avoir à déclarer qu’elle avait subi un certain dommage moral. (...) »
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LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. Les faits et les procédures concernant les allégations de mauvais traitements Les requérants sont nés respectivement en 1969, 1980, 1989, 1966, 1994, 1976 et 1983 et résident à Ankara. À la suite d’une querelle survenue le 5 avril 2007 entre plusieurs lycéens, M.K., le père de V.K., l’un des élèves, déposa une plainte pénale contre V. Özen, également lycéen et fils du requérant Ayhan Özen. Il lui reprochait, ainsi qu’à ses camarades, d’avoir extorqué à son fils de l’argent et son téléphone portable, de l’avoir menacé avec un canif et de lui avoir brûlé le visage avec une cigarette. Certaines pièces du dossier indiquent que des enseignants avaient déjà déposé plainte contre les parents de V. Özen pour menaces et agressions. Ces incidents se seraient produits à l’occasion d’un entretien entre la direction de l’école et les parents du lycéen, entretien qui avait pour objet les actes d’indiscipline de V. Özen et à l’issue duquel la direction de l’école avait appelé la police. Les actes d’intimidation des proches de V. Özen envers les enseignants se seraient poursuivis les semaines suivantes. Le 6 avril 2007, sur une convocation de la police, le requérant Ayhan Özen, accompagné de son fils V., ainsi que le requérant Savaş Tok, S.S., O.B., trois autres élèves qui étaient impliqués dans la querelle ou qui en avaient été les témoins, se rendirent au poste de police d’Ufuktepe, à Ankara. Cette partie des faits est décrite par les requérants comme suit : dès leur entrée dans le bâtiment, les lycéens ont été injuriés et frappés par le commissaire Ü.U. ; ce dernier ainsi que d’autres policiers se sont ensuite dirigés vers Ayhan Özen, qui contestait les mauvais traitements infligés aux élèves, et l’ont battu ; ils ont aussi appréhendé Orhan Özen, Kaya Özen, Şerafettin Özen, Şahin Özen et Taha Ergül. Ces derniers allèguent s’être rendus au commissariat pour s’enquérir du sort de leurs proches et y avoir été injuriés et battus par des policiers. D’après le procès-verbal signé par huit policiers le 6 avril 2007, Ayhan Özen a agressé et injurié V.K. ainsi que le père et l’oncle de celui-ci pour avoir déposé plainte contre son fils ; une altercation a ensuite eu lieu à l’arrivée d’autres personnes ; les requérants, accompagnés d’une vingtaine d’individus, ont attaqué le commissariat afin de faire sortir leurs proches du bâtiment, agressé les policiers en fonction et endommagé le mobilier du commissariat ; l’un des requérants a brisé, d’un coup de tête, la porte vitrée du commissariat ; Şerafettin Özen et Taha Ergül ont crié aux policiers qui les sommaient de se disperser qu’ils ne partiraient pas sans Ayhan Özen ; les policiers ont alors fait appel à des renforts ; les requérants ont été maîtrisés et placés en garde à vue dans les cellules du commissariat pour menaces, coups et blessures, agressions sur des agents en fonction et atteinte à des biens publics ; ils se sont alors blessés intentionnellement en se frappant eux-mêmes contre les murs et les barreaux de leur cellule. Les policiers saisirent deux pistolets à balles à blanc et 15 munitions sur Ayhan Özen et Taha Ergül et des couteaux sur Kaya Özen, Şerafettin Özen et Savaş Tok. Deux des suspects, V. Özen et S.S., s’enfuirent dans la confusion générale. Une équipe de la sous-direction de l’examen des lieux et de l’identification rattachée à la direction de la sûreté d’Ankara (Ankara Emniyet Müdürlüğü, Olay yeri inceleme ve kimlik tespit şube müdürlüğü) se rendit au commissariat à 15 h 35. Elle releva les empreintes digitales sur la machine à écrire jetée au sol et sur d’autres meubles brisés, prit des photographies et réalisa des enregistrements vidéo pour conserver une trace des dégâts et des taches de sang au sol. Le même jour, la victime, V.K., son père et son oncle déposèrent plainte contre les requérants pour agressions et menaces. Vers 19 heures, le procureur de la République ordonna le transfert des requérants à l’institut médicolégal. Ils y furent examinés par les médecins qui firent les constats suivants : – Orhan Özen présentait un hématome sur l’os zygomatique gauche et une lacération sur la partie gauche de la lèvre inférieure ; il souffrait d’une douleur et d’une sensibilité de la partie gauche de l’abdomen et d’une diminution de la motricité de l’épaule gauche (Sol zigomatik bölgede hematom, alt dudak sol kısımda laserasyon, sol kolik bölgede ağrı ve hassasiyet, sol omuzda hareket kısıtlılığı) ; – Şerafettin Özen avait des égratignures de 2 à 3 centimètres au milieu du front et sur la partie antérieure de la tempe droite (Frontal bölge orta kısımda ve sağ tenporel önde 2-3 cm’lik birer cildî sıyrık) ; – Kaya Özen souffrait d’une contusion de 1,5 centimètre au vertex, d’un hématome sur la partie supérieure du nez, d’une ecchymose sous l’œil gauche, d’une sensibilité et d’une douleur sur le côté droit au niveau de la taille (Verteksde 1,5 cm’lik raddi yara, burun sırtında hematom, sol göz altında ekimoz, sağ koltuk altı bel düzeyinde ağrı ve hassasiyet) ; – Ayhan Özen se plaignait d’une douleur sous l’omoplate droite et présentait une légère hyperémie à l’abdomen, autour du nombril (Sağ skapula alt kısmında subjektif ağrı şikayeti, batın ön yüzde umlikus çevresinde hafif hiperemi) ; – Savaş Tok présentait une lésion ecchymotique d’un centimètre de diamètre sur la partie gauche du front, une coupure de 1,5 centimètre dans la paume de la main gauche et souffrait d’une sensibilité et d’une douleur au niveau du psoas droit (Frontal bölge solda 1 cm çapında ekimotik lezyon, sol avuç içinde 1,5 cm’lik cildi kesi, sağ psoas üzerinde ağrı ve hassasiyet). Aucune lésion ne fut constatée sur Şahin Özen et Taha Ergül. Les médecins de l’institut recommandèrent également le transfert des requérants Savaş Tok, Orhan Özen et Kaya Özen à l’hôpital de l’université d’Ankara pour une consultation en chirurgie générale. Le même jour, vers 23 heures, les médecins des services orthopédique, thoracique et de chirurgie générale de l’hôpital universitaire d’Ankara effectuèrent des actes de radiologie sur ces trois requérants et les examinèrent avant de confirmer les rapports médicaux précédemment établis. Les rapports des médecins de l’hôpital universitaire d’Ankara indiquaient aussi que les lésions constatées nécessitaient des interventions simples et n’engageaient pas le pronostic vital des intéressés. Les requérants refusèrent de faire leur déposition lors de leur interrogatoire par la police. Le 7 avril 2007, à leur sortie de garde à vue, les requérants furent réexaminés à l’institut médicolégal. Le rapport établi à 15 h 05 fait référence aux rapports médicaux de la veille et indique qu’aucune blessure supplémentaire n’avait été relevée sur les requérants, à l’exception d’Orhan Özen. En effet, concernant ce dernier, le rapport mentionne des égratignures ecchymotiques de 2 et 4 cm à la lisière du cuir chevelu, du côté gauche, ainsi qu’un hématome de 3 cm par 5 cm sur la face extérieure de la hanche droite (Sol servikal saçlı deri sınırında 2 ve 4 cm’lik birer ekimotik sıyrık, sağ uyluk dış yüzde 3 x 5 cm’lik hematom). Il y est aussi indiqué que ces lésions, légères, nécessitaient de simples interventions et n’engageaient pas son pronostic vital. Le même jour, le procureur de la République recueillit les dépositions des requérants qui, accompagnés de leur avocat, expliquèrent avoir été battus par les policiers. Tous nièrent avoir détenu une arme quelconque, à l’exception de Şerafettin Özen, qui déclara avoir été en possession d’un couteau car il est maraîcher. Celui-ci indiqua également que le commissaire avait empoigné Savaş Tok, qui tentait de s’enfuir, et lui avait tapé la tête contre la porte vitrée. Taha Ergül affirma que Savaş Tok avait donné un coup de pied dans la porte en tentant de s’enfuir mais sans briser la vitre. Il précisa qu’il n’avait pas vu de ses propres yeux le commissaire projeter Savaş Tok contre la vitre mais pensait que c’était ainsi que les faits s’étaient déroulés. Tous les requérants alléguèrent avoir été battus par les policiers. Le même jour, ils furent placés en détention provisoire par le tribunal d’instance pénal d’Ankara, notamment pour agression, menaces et voies de fait sur des agents en fonction. Les 16 et 17 avril 2007, un inspecteur de police (soruşturmacı) recueillit les dépositions du commissaire et de l’un des policiers, qui déclarèrent ce qui suit : alors qu’ils entendaient les parties, Ayhan Özen a menacé la victime et ses proches ; ils ont ensuite rédigé un procès-verbal de cet incident ; c’est alors qu’ils ont entendu Ayhan Özen parler au téléphone dans le couloir ; peu après, ses proches sont arrivés au commissariat ; les policiers ont vu par la fenêtre qu’un groupe de 20 à 30 personnes s’était massé devant le poste de police ; le groupe ne s’étant pas dispersé malgré leurs sommations, ils ont procédé à des arrestations et la situation s’est aggravée ; deux des suspects, V. Özen et S.S., ont profité de la confusion générale pour s’enfuir ; Savaş Tok a lui aussi tenté de fuir et a brisé la vitre de la porte d’un coup de poing ; toutes les personnes qui avaient endommagé le commissariat ont été arrêtées à l’arrivée des renforts ; des armes à feu et des couteaux ont été saisis ; les requérants ont continué à se comporter de façon agressive dans les locaux de garde à vue et ont frappé ou se sont cognées contre les barreaux de leur cellule ; le téléphone portable saisi sur Savaş Tok a été identifié par la victime de l’extorsion ; ce téléphone lui a été ultérieurement restitué, ce qui a donné lieu à la rédaction d’un procès-verbal. Le 18 avril 2007, le procureur de la République recueillit le témoignage de V.K., la victime de l’extorsion, ceux de son père et de son oncle, présents lors des incidents, ainsi que celui d’O.B. Ce dernier avait été conduit au poste de police le jour des événements par Ayhan Özen, le père de V. Özen, le lycéen accusé d’extorsion, pour témoigner au sujet de cette accusation (paragraphe 9 ci-dessus). Ces personnes affirmèrent qu’Ayhan Özen avait d’abord agressé verbalement la victime et son oncle alors qu’ils se trouvaient tous dans le bureau du commissaire, puis que des gens s’étaient rassemblés devant le commissariat. La situation avait alors dégénéré : certaines personnes avaient pénétré dans le commissariat, endommagé le mobilier et l’une d’entre elles avait brisé une vitre d’un coup de tête. Le témoignage de deux enseignants, présents au commissariat, fut également recueilli. Ils y avaient été appelés pour témoigner à propos des accusations d’extorsion. Ils affirmèrent que la situation avait dégénéré, que des policiers les avaient emmenés dans un bureau pour les protéger et qu’ils n’avaient pas vu les faits de leurs propres yeux. Le 25 avril 2007, le procureur de la République recueillit les témoignages de cinq personnes qui se trouvaient devant le commissariat au moment des faits. Ces personnes, qui étaient des proches ou des connaissances des requérants, affirmèrent qu’aucun individu n’avait attaqué le commissariat mais que le commissaire Ü.U. était sorti du bâtiment, les avait injuriés et avait ordonné l’arrestation de certains membres du groupe. Les policiers furent aussi entendus par le procureur de la République en tant que suspects ; ceux-ci confirmèrent le procès-verbal du 6 avril 2007. Le 4 mai 2007, au vu des éléments susmentionnés, le procureur de la République rendit une ordonnance de non-lieu, concluant qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves pour mettre les policiers en accusation. Le 6 novembre 2007, la cour d’assises de Sincan rejeta l’opposition formée par les requérants contre l’ordonnance de non-lieu. Le 11 décembre 2007, cette décision fut notifiée aux requérants. L’inspecteur de police mena également une enquête disciplinaire (paragraphe 26 ci-dessus). Les dépositions qu’il recueillit de la part des policiers, des plaignants et des témoins correspondent à celles résumées ci-dessus. Dans le cadre de cette enquête, un témoin, E.K., qui fit ses dépositions le 6 avril 2007 et le 10 mars 2008, expliqua qu’il se rendait au commissariat pour déposer plainte concernant un autre sujet et qu’il se trouvait à l’extérieur du bâtiment au moment des incidents. Il déclara avoir vu une personne « de taille moyenne, portant des vêtements noirs, briser la vitre de la porte du commissariat d’un coup de tête ». Il précisa que les policiers avaient par la suite maîtrisé les personnes agressives qui se trouvaient sur les lieux. Par une décision du 28 mai 2008, le conseil disciplinaire de la police d’Ankara décida de ne pas sanctionner le commissaire Ü.U. et l’officier M.G. pour les faits de mauvais traitements qui leur étaient reprochés, en raison, notamment, de l’absence de preuves et des incohérences dans le récit des requérants. Cette décision fut notifiée à l’avocat des requérants le 23 juin 2008. B. Autres procédures Dans l’intervalle, alléguant que le procès-verbal relatif à la saisie du téléphone portable sur Savaş Tok était un faux, les requérants déposèrent plainte contre les policiers pour fabrication de preuves et abus de pouvoir. Le 31 mai 2011, la cour d’assises d’Ankara décida d’acquitter les policiers du chef d’abus de pouvoir, faute de preuves. Elle requalifia les faits pour le reste et demanda au parquet de mener une enquête sur le délit de faux en écritures. Les requérants déposèrent aussi plainte contre M.K. pour fausse déclaration quant au vol du téléphone portable de son fils. Par ailleurs, s’agissant de la procédure menée pour extorsion et coups sur les élèves plaignants et pour agression, menaces et voies de fait sur des agents en fonction, les requérants furent libérés lors de l’audience du 19 juin 2007 devant la cour d’assises d’Ankara. L’issue de cette procédure ne figure pas dans le dossier. La dernière audience eut lieu le 25 juin 2015. Les documents versés au dossier de la requête permettent aussi de comprendre que la procédure concernant Savaş Tok et S.S. pour extorsion et menaces fut disjointe, au vu de leur jeune âge, et menée devant la cour d’assises pour enfants à Ankara. Un document du 11 juillet 2012 indique que cette affaire était en attente de l’examen de la décision de la cour d’assises du 31 mai 2011 susmentionnée, laquelle était pendante devant la cour de cassation. Le 2 juin 2015, la cour d’assises pour enfants ordonna la jonction des affaires menées devant elle et devant la cour d’assises d’Ankara, puis transmit son dossier à cette dernière instance.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1968. Il purge actuellement une peine de prison à Istanbul. À l’époque des faits, il tenait un petit commerce à Yüksekova. A. Genèse de l’affaire En 2005, à la suite d’une enquête des services de renseignement sur un trafic international de drogue, la direction de la lutte contre les stupéfiants de la police d’Istanbul demanda l’autorisation de mettre sur écoute téléphonique un certain V.Ö., considéré comme le principal acteur du trafic en question, ainsi que six autres personnes. Le 30 mars 2005, la 11e chambre de la cour d’assises d’Istanbul accorda l’autorisation requise à l’égard des sept personnes visées et de neuf numéros de téléphone utilisés par celles-ci. Toutes les écoutes furent interrompues le 26 mai 2005 à l’expiration des délais autorisés par la cour d’assises. Le 1er juin 2005, le nouveau code de procédure pénale entra en vigueur. Entre le 3 juin et le 22 juillet 2005, les différentes chambres de la cour d’assises d’Istanbul autorisèrent, par quatorze décisions, des écoutes téléphoniques à l’égard de onze personnes, notamment des sept ayant fait l’objet de la décision du 30 mars 2005. Selon la police, ces personnes changeaient souvent de numéro de téléphone. Le requérant ne figurait pas parmi les personnes mises sur écoute, mais il eut des conversations téléphoniques avec elles. Différentes personnes firent également l’objet de filatures pendant cette période ; des photographies furent prises. Plusieurs suspects furent arrêtés simultanément le 15 août 2005, à différentes adresses d’Istanbul. B. Les conversations téléphoniques du requérant Le 21 juin 2005, lors d’une conversation téléphonique ayant fait l’objet d’une écoute, Y.B. et K.D. convinrent qu’une personne fournirait une « marchandise » en provenance d’Iran. D’autres conversations conduisirent les policiers à soupçonner le requérant, qui avait parlé à différentes dates avec İ.Ö., K.D., Y.B., H.B. et N.B., placés sur écoute téléphonique à la suite des décisions susmentionnées. Les 27, 28 et 29 juin 2005, le requérant parla au téléphone avec K.D. et Y.B. de certaines sommes d’argent et d’un aller-retour de deux jours en Iran. Il dit qu’il pourrait ainsi « finir son travail et le leur ». Y.B. refusa de payer la somme de « vingt mille » demandée par le requérant. Celui-ci déclara alors qu’il pouvait vendre la marchandise à quelqu’un d’autre. K.D. et Y.B. parlèrent alors entre eux et s’accordèrent sur la somme. Y.B. rappela le requérant à ce sujet, lequel déclara qu’il obtiendrait « la marchandise » le plus rapidement possible et prendrait ensuite contact avec Y.B. Dans une conversation téléphonique du 30 juin 2005, le requérant et Y.B. discutèrent, en kurde, des détails de la livraison. Le même jour, le requérant appela de nouveau Y.B. pour l’informer de son arrivée en Iran. Le 1er juillet 2005, le requérant appela Y.B. pour lui dire qu’il venait de rentrer d’Iran et qu’il voulait lui rendre visite le vendredi suivant. À une date non précisée, le requérant parla à plusieurs reprises avec H.B. et N.B. de la livraison, qui devait avoir lieu à Istanbul depuis Yüksekova. A.O. téléphona à N.B. pour lui dire de charger son véhicule. İ.Ö. parla avec N.B. pour lui dire comment dissimuler la marchandise dans le véhicule. Par la suite, N.B., qui s’était chargé du transport, annonça à H.B. que la livraison avait eu lieu sans problème. C. La procédure pénale Lors d’opérations policières menées à Istanbul, plusieurs personnes furent arrêtées. Par ailleurs, cent cinquante-trois kilogrammes d’héroïne, vingt kilogrammes de produits auxiliaires utilisés pour la fabrication d’héroïne, deux armes à feu et des munitions, ainsi que deux fausses pièces d’identité, deux faux permis de conduire, un véhicule, vingt et un téléphones portables et quarante-six puces électroniques dites « cartes sims » furent saisis. D’après certains documents versés au dossier par les parties, la livraison susmentionnée, objet des conversations du requérant, concernait soixante-cinq kilogrammes d’héroïne. Le requérant fut arrêté le 25 août 2005 à Yüksekova. Assisté d’un avocat, il affirma tant devant la police que devant le procureur qu’il connaissait les suspects arrêtés durant les opérations policières mais qu’il n’avait aucun lien particulier avec eux. Il indiqua s’être entretenu avec N.B. au sujet d’une transaction qu’ils auraient conclue et au titre duquel ce dernier lui aurait dû de l’argent. Il ajouta s’être rendu une journée en Iran pour distribuer des invitations à un mariage, ses grands-parents vivant là-bas. Il soutint qu’il n’avait rien à voir avec la drogue en question. Le requérant fut remis en liberté le jour même. Le 2 septembre 2005, un mandat d’arrêt fut émis à son encontre par la cour d’assises d’Istanbul. Le requérant prit la fuite. Le 12 septembre 2005, le procureur de la République d’Istanbul déposa un acte d’accusation relatif à ces évènements. Il requit des peines à l’encontre de onze personnes, dont le requérant, variables selon le degré d’implication de chacun dans le trafic de drogue. Durant les audiences, le requérant fut représenté par son avocat, qui déclara que son client était innocent et demanda la levée du mandat d’arrêt le concernant. Ces demandes furent toutes rejetées. Le requérant fut arrêté le 8 septembre 2007 et placé en détention provisoire par le tribunal d’instance pénal de Yüksekova. Il bénéficia de l’assistance d’un avocat tout au long de cette procédure puis, à l’exception de sa première comparution du 23 octobre 2007, devant la cour d’assises d’Istanbul. Lors de ses dépositions devant la police, le procureur et le tribunal d’instance pénal de Yüksekova, puis ultérieurement durant les audiences tenues par la cour d’assises d’Istanbul, le requérant argua que la famille de Y.B. faisait ses courses dans son magasin et que c’est dans ce cadre que ce dernier lui aurait dû de l’argent. Au cours de leurs conversations téléphoniques, il aurait été question de cette somme mais également de tapis iraniens que Y.B. lui aurait demandé d’acheter. Il aurait alors promis d’apporter les tapis afin de récupérer son argent puis aurait demandé une somme d’argent supplémentaire en raison des difficultés qu’il était susceptible de rencontrer à la frontière iranienne. Son avocat réfuta les accusations dirigées contre lui et plaida qu’il n’y avait aucune preuve à l’encontre du requérant mis à part les conversations téléphoniques, lesquelles pouvaient selon lui être interprétées comme portant sur un commerce ordinaire. Lors de toutes les audiences, l’avocat du requérant contesta la validité juridique des preuves constituées par ces conversations car il n’aurait existé aucune décision judiciaire visant le requérant et autorisant son placement sur écoute téléphonique. Les demandes ultérieures de libération du requérant furent toutes rejetées. Durant les audiences, les principaux coaccusés, V.Ö., Y.B., H.Ö., A.O. et T.Y., admirent certains faits et expliquèrent que la drogue était destinée à la Macédoine et à l’Espagne. Ils indiquèrent les noms des acheteurs puis demandèrent des réductions de peine pour avoir aidé au démantèlement du réseau. Cette demande fut rejetée ultérieurement au motif que les informations n’avaient pas permis d’identifier les personnes concernées, notamment celles en charge du transfert de la drogue en Europe. Plusieurs rapports d’expertise relatifs à la drogue et aux autres objets saisis furent versés au dossier. Par un jugement du 26 mai 2008, la cour d’assises d’Istanbul condamna le requérant à une peine de seize ans et trois mois de réclusion. Se fondant sur les enregistrements des conversations téléphoniques de plusieurs des accusés avec le requérant et sur la cohérence de celles-ci avec le déroulement des faits, la cour d’assises jugea qu’il était établi que le requérant fournissait au réseau de la morphine non transformée en provenance d’Iran. Tous les coaccusés furent acquittés du chef d’association criminelle (suç işlemek amacıyla örgüt kurma) au motif qu’il n’avait pas été établi au-delà de tout doute qu’une association systématique au sens de l’article 220 du code pénal avait été mise sur pied. Ils furent néanmoins condamnés du chef de trafic de stupéfiant en collaboration (iştirak halinde uyuşturucu ticareti), au sens de l’article 188 § 3 du code pénal, au vu de l’entente établie. Les coaccusés furent ainsi condamnés à des peines de réclusion variant de six à seize ans et à des amendes. Le coaccusé N.Ç. fut acquitté pour absence de preuves. Dans la partie du jugement relative aux faits, il est également fait mention de plusieurs personnes en fuite. Le 28 mai 2009, à l’issue d’une audience à laquelle l’avocat du requérant participa, la Cour de cassation confirma à la majorité le jugement cité ci-dessus. L’un des juges exprima une opinion dissidente au sujet du requérant et de H.B. Il indiquait qu’il n’y avait pas de décision judiciaire autorisant l’écoute téléphonique de ces personnes, que leurs conversations ainsi interceptées constituaient des preuves obtenues de manière illégale et qu’elles ne pouvaient donc pas être utilisées à leur encontre. Il ajoutait que les conversations en question pouvaient se prêter à différentes interprétations et qu’aucun des coaccusés n’avait mentionné la participation de ces deux personnes au crime en question. Il concluait ainsi que, mis à part les conversations téléphoniques, il n’y avait aucune preuve établissant au-delà de tout doute raisonnable que le requérant avait commis l’infraction reprochée. Le 22 juin 2009, le requérant introduisit une demande sollicitant du procureur général de la République près la Cour de cassation la formation d’une opposition à cet arrêt, en vertu de l’article 308 du code de procédure pénale. Le 9 juillet 2009, le procureur général de la République rejeta cette demande, considérant qu’il n’y avait aucun élément factuel ou juridique qui rendait ce recours nécessaire. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS La Cour renvoie à son arrêt Karabeyoğlu c. Turquie (no 30083/10, §§ 37-45, 7 juin 2016) en ce qui concerne les points suivants : – l’article 22 de la Constitution quant à la liberté de communication, – l’article 135 du code de procédure pénale (CPP) en vigueur à l’époque des faits quant à l’interception, l’écoute et l’enregistrement des communications, – l’article 137 du CPP quant à l’exécution des décisions d’interception et à la destruction des données relatives aux communications, – l’article 138 du CPP sur les preuves obtenues de manière fortuite, – les règlements sur l’application des mesures de surveillance au sens du CPP, – les dispositions du code pénal qui prévoient des peines de réclusion pour l’écoute et l’enregistrement illégaux des conversations d’autrui.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1944. Par un jugement rendu le 13 décembre 2007 après la tenue d’une audience publique au cours de laquelle le requérant fut entendu, l’Audiencia Nacional acquitta ce dernier du délit de détention illégale par instigation prévu à l’article 483, en relation avec les articles 480 et 481 du code pénal de 1973 dont il était accusé, dans le cadre de l’enlèvement de l’entrepreneur P.C. Le requérant était à l’époque des faits le secrétaire général du dénommé « Parti Communiste d’Espagne Reconstitué » (ci-après PCEr), soupçonné d’être le bras politique du groupe terroriste « Groupes de résistance antifasciste Premier Octobre », plus connu sous le nom de « GRAPO ». Dans son arrêt, l’Audiencia Nacional nota que le PCEr était chargé de fixer la stratégie de lutte armée au sein de l’organisation, ainsi que les cibles visées. Il procurait les ressources économiques et contrôlait la sélection et formation des membres des « commandos militaires », distribuant le cas échéant de fausses pièces d’identité. Les deux entités constituaient donc une seule et unique organisation. L’organe de direction de l’ensemble était le « comité central », à la tête duquel se trouvait le secrétaire général, respecté et obéi par l’ensemble de l’organisation. S’agissant plus précisément de la responsabilité du requérant dans l’enlèvement, l’Audiencia Nacional considéra qu’il n’avait pas été prouvé que le requérant, bien qu’il fît partie du commandement central des GRAPO, ait décidé ou donné l’ordre d’enlever P.C. En effet, sa connaissance du déroulement des faits n’avait été que générique, son attitude étant plutôt passive, en attente du déroulement et résultat du plan. La partie accusatrice privée se pourvut en cassation. Par un arrêt du 30 mars 2009 rendu sans la tenue d’une audience publique, le Tribunal suprême confirma la thèse du tribunal a quo selon laquelle il ne ressortait pas des éléments du dossier que le requérant ait donné des ordres ou ait participé activement à l’enlèvement. Sa connaissance générale des évènements était corroborée par d’autres faits, que l’Audiencia Nacional avait considéré comme étant prouvés, à savoir la revendication de l’enlèvement auprès des médias par un autre membre de l’organisation, ainsi que les déclarations du requérant au cours de l’audience devant le tribunal a quo affirmant que la nouvelle de l’enlèvement lui était parvenue par la presse. Pour le Tribunal suprême, il était donc clair que le requérant n’avait pas agi activement dans cette détention illégale. Il ressortait cependant du procès-verbal issu de l’audience devant l’Audiencia Nacional que la question relative à la responsabilité du requérant par omission avait été soulevée. Le Tribunal suprême nota à ce propos que le type pénal pour les délits de détention illégale n’excluait pas la commission par omission, dans la mesure où ces deux modalités, à savoir l’action et l’omission, étaient équivalentes du point de vue du texte légal. Le Tribunal suprême rappela en outre qu’aux fins d’approfondir sur ce point, le 13 janvier 2009 il avait lui-même demandé aux parties, conformément à l’article 897 du code de procédure pénale, de s’exprimer pour un meilleur éclaircissement de la question débattue, à savoir la responsabilité des accusés par omission et l’éventuelle application de l’article 11 du nouveau code pénal à l’espèce, disposition qui était plus favorable que son équivalente de l’ancien code pénal. Dans leurs mémoires de réponse, alors que la partie accusatrice privée et le ministère public s’y montrèrent favorables, le requérant contesta l’application de cette disposition au motif qu’il ne pouvait être tenu pour responsable de la création d’une situation de risque et que les faits déclarés prouvés ne permettaient pas de conclure que les accusés avaient eu connaissance de l’enlèvement. Le Tribunal suprême nota également qu’à cette occasion, la partie accusatrice privée avait demandé l’administration de nouvelles preuves, demande qu’il avait refusée dans la mesure où sa compétence ne portait que sur les questions de droit, ne pouvant pas par conséquent aborder des éléments factuels. Concernant les conditions nécessaires pour conclure à la responsabilité par omission, le Tribunal suprême mentionna les exigences objectives, à savoir, l’existence d’un devoir résultant de la création d’un danger, la capacité d’agir de celui qui s’abstient de le faire ainsi que sa maîtrise de la source des dangers et, finalement, la relation de causalité entre cette source et le délit. D’autre part, et quant au seul élément subjectif, le Tribunal suprême se référa au dol dans les délits d’omission. Dans son analyse, le Tribunal considéra que la responsabilité des dirigeants d’un parti politique agissant comme une organisation criminelle pouvait être engagée pour autant que leur maîtrise sur la source des dangers fût avérée. En particulier, il nota que : « (...) celui qui assume la direction d’une organisation configurée comme une source de dangers, sans pour autant modifier cet élément (...), accepte la position de garant par rapport aux risques que l’organisation qu’il dirige implique pour les biens juridiques d’autrui. ». En raison de la position qu’il occupait à la tête du PCEr et du GRAPO, le pouvoir de commandement du requérant était suffisamment constaté. S’agissant de son degré précis de responsabilité, le Tribunal suprême releva que : « (...) il n’est pas possible de lui attribuer la commission d’un délit de détention illégale (...). Cependant, il ressort clairement des faits déclarés prouvés que l’accusé n’ordonna pas la libération de la victime, c’est-à-dire, il ne réalisa aucune tentative de faire cesser la détention, alors qu’il en avait la possibilité. (...) Il n’essaya donc pas de faire en sorte que ses subordonnés libèrent la personne kidnappée. Cette configuration des faits correspond à la notion de tentative dans les délits [commis par] omission, qui survient lorsque le garant n’a pas essayé d’empêcher la commission du délit ou la continuation de son exécution, c’est-à-dire, il n’a pas entrepris une partie ou la totalité des actes qui objectivement auraient pu empêcher le résultat et, malgré cela, le résultat (...) n’a pas eu lieu pour des raisons étrangères à sa volonté. (...) L’accusé P.M. n’avait pas allégué avoir tenté d’empêcher la poursuite de l’enlèvement de P.C. En conclusion, l’accusé P.M. est responsable d’un délit de tentative de détention illégale. L’élément subjectif du délit de détention illégale par omission est clair : l’accusé connaissait sa position au sein de l’organisation et sa capacité d’agir, ainsi que l’existence de la détention illégale du kidnappé. Il savait qu’il avait les moyens pour la faire arrêter. Toutes les conditions relatives au dol dans les délits d’omission sont ainsi réunies. » À la lumière de ces raisonnements, le Tribunal suprême accueillit le pourvoi. Par un deuxième arrêt, rendu à la même date, à savoir le 30 mars 2009, il condamna le requérant à une peine de sept ans de prison et au paiement d’une indemnisation aux victimes, pour un délit de détention illégale par omission, prévu à l’article 480 du code pénal en vigueur au moment des faits, dans la mesure où il n’avait pas ordonné la mise en liberté de la victime alors que, en raison de sa position dans l’organisation, il en avait le pouvoir. Le requérant forma un recours d’amparo auprès du Tribunal constitutionnel, qui le déclara irrecevable par une décision notifiée le 10 novembre 2009, faute par le requérant d’avoir justifié la pertinence constitutionnelle spéciale de son recours. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. Code pénal de 1973 Les dispositions pertinentes du code pénal de 1973 prévoient : Article 480 « L’individu qui enfermerait ou en retiendrait un autre, le privant de sa liberté, sera puni avec la peine de prison majeure. Sera puni avec la même peine celui qui procurerait l’endroit pour l’exécution du délit. (...) ». Article 481 « Le délit [de détention illégale] prévu à l’article précédent sera puni avec une peine de prison majeure dans son degré maximum (...) lorsque une rançon ou toute autre condition ont été exigées. » Article 483 « Le responsable d’une détention illégale qui ne dévoilerait pas l’endroit où se trouve la personne détenue illégalement (...) sera punie par une peine de réclusion majeure. » B. Code de procédure pénale Les articles pertinents de ce code se lisent ainsi : Article 897 « (...) Le Président, d’office ou à la demande d’un Magistrat, pourra demander au ministère public et aux représentants un éclaircissement de la question débattue (...). Le Président ne permettra aucune discussion sur l’existence des faits consignés dans la décision contestée, sauf lorsque le recours a été interjeté conformément au motif du paragraphe 2 de l’article 849, et rappellera à l’ordre celui qui essaie de les discuter, pouvant lui retirer la parole. » C. Code pénal de 1995 Dans ses parties pertinentes, le code pénal de 1995 est ainsi libellé : Article 11 « Les délits ou fautes consistant en la production d’un résultat seront considérés comme ayant été commis par omission seulement lorsque leur non empêchement enfreint un devoir juridique spécial de l’auteur équivalant à sa commission selon le sens du texte de la loi. L’omission sera assimilée à l’action : (...) b) lorsque [l’auteur] a créé un (...) risque pour le bien juridiquement protégé moyennant une action ou omission préalable.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1972. Elle est actuellement incarcérée à la prison de São Domingos de Rana. Le 26 mars 2014 à 7 h 30, des agents de la police judiciaire se présentèrent au domicile de la requérante afin de donner suite à un mandat de perquisition (mandado de busca) et à un mandat d’arrêt (mandado de detenção) émis le 25 mars 2014 par le parquet d’Almada. À 11 h 30, au terme des opérations, ils procédèrent à son arrestation et la placèrent en garde à vue (detenção). Le même jour, à 12 heures, la requérante fut mise en examen avec sept autres personnes dans le cadre d’une affaire portant sur une association de malfaiteurs qui se livrait à la vente et à l’achat de métaux précieux, notamment de l’or. Le 27 mars 2014, les accusés furent conduits devant le juge d’instruction criminelle du tribunal d’Almada (« le juge d’instruction ») afin de subir un premier interrogatoire judiciaire (primeiro interrogatório judicial). L’audition de la requérante débuta à 22 h 25. Celle-ci fut informée des faits qui lui étaient reprochés et que, en raison de sa qualité d’accusée, elle pouvait se prévaloir de son droit de garder le silence. L’audition fut interrompue à 23 h 33 en raison de l’heure tardive. Le juge d’instruction ordonna la reprise de l’interrogatoire le lendemain et le maintien des accusés en détention sous la garde de la police judiciaire. Le 28 mars 2014, à 19 h 08, le juge d’instruction reprit l’interrogatoire de la requérante. Cette dernière déclara à cette occasion ne pas souhaiter faire de déclarations. À 0 h 42, le juge d’instruction suspendit de nouveau l’interrogatoire des accusés, et fixa sa reprise à 12 heures le lendemain. L’interrogatoire reprit le 29 mars 2014 à 13 heures et prit fin à 14 h 20. Le juge d’instruction ordonna alors la remise en liberté de trois des accusés, assortie d’une mesure de présentation trimestrielle au poste de police et d’interdiction de sortie du territoire. Les cinq autres accusés, dont la requérante, furent quant à eux placés en détention provisoire. S’agissant de la requérante, le juge d’instruction indiquait dans son ordonnance qu’elle était soupçonnée de blanchiment d’argent, de corruption active, de fraude fiscale aggravée, de recel, de faux et usage de faux et d’association de malfaiteurs (associação criminosa). Il considérait par ailleurs qu’il existait (1) un danger de fuite, compte tenu des ressources particulièrement élevées qu’elle avait obtenues de son activité criminelle ; (2) un risque d’entrave à la justice si des preuves, notamment de l’argent et des pierres et métaux précieux faisant objet de l’enquête, venaient à disparaître ; (3) un risque de poursuite de l’activité criminelle, étant donné que celle-ci durait depuis longtemps et que les prévenus en avaient tiré des profits particulièrement importants, et (4) un risque de trouble à l’ordre public, eu égard au retentissement médiatique de l’affaire. Le 14 avril 2014, la requérante attaqua la décision de placement en détention provisoire prise à son encontre devant la cour d’appel de Lisbonne. Elle demandait l’application d’une mesure préventive moins contraignante, à savoir l’assignation à résidence avec surveillance électronique. Par un arrêt du 25 juin 2014, la cour d’appel de Lisbonne rejeta le recours de la requérante et confirma la détention provisoire de l’intéressée. Elle considéra qu’il existait bien, eu égard aux éléments de preuves qui figuraient dans le dossier d’enquête, des soupçons plausibles d’association de malfaiteurs, de blanchiment d’argent, de fraude fiscale aggravée, de corruption active, de recel et de faux et usage de faux à son encontre. Elle jugea par ailleurs que les risques de fuite, de perturbation de l’enquête et de récidive conformément aux alinéas a), b) et c) de l’article 204 du code de procédure pénale (« CPP ») étaient réels. Au demeurant, elle estima que la détention provisoire était bien adéquate et proportionnelle aux buts visés compte tenu de la gravité des infractions en cause et des risques existants vis-à-vis de l’enquête. Cette décision fut réitérée par une ordonnance du 14 juillet 2014 qui se lisait ainsi en sa partie pertinente en l’espèce : « (...) Depuis (...) [le] dernier contrôle de la mesure préventive (medida de coação) appliquée à l’encontre de l’accusée, aucun changement de fait ou de droit justifiant pour l’instant la modification de la mesure ne s’est produit (...). Eu égard à la persistance des raisons de fait et de droit qui fondent l’application de cette mesure préventive de privation de liberté, (...), je décide de la maintenir. L’accusée sera adressée à l’établissement pénitentiaire. » Le 16 juillet 2014, la requérante demanda au tribunal d’instruction son assignation à résidence compte tenu du temps écoulé depuis le début de la procédure. À l’appui de sa demande, elle soutenait que sa mère présentait les garanties personnelles nécessaires pour l’héberger. Le 21 juillet 2014, le tribunal d’instruction indiqua que la procédure pénale revêtait une « complexité particulière » (excecional complexidade) selon l’article 215 § 4 du CPP, étant donné qu’elle portait sur des crimes de fraude fiscale aggravée, de corruption active, d’association de malfaiteurs, de recel et de blanchiment d’argent, que l’activité délictuelle avait eu lieu au Portugal mais que les ventes en cause avaient été faites à Anvers, en Belgique, que la recherche de preuves s’avérait complexe et qu’elle pouvait à juste titre se prolonger dans le temps, et que les accusés formaient un ensemble très organisé et doté d’un vaste réseau. Par une ordonnance du 16 octobre 2014, le juge d’instruction ordonna une nouvelle fois le maintien de la requérante en détention provisoire. Les parties pertinentes en l’espèce de cette ordonnance se lisaient ainsi : « (...) compte tenu du fait qu’il n’y a aucun changement susceptible d’atténuer les circonstances ayant conduit au placement et au maintien [de la requérante] en détention provisoire à la suite des réexamens déjà effectués, je décide de maintenir [la requérante] en détention provisoire (...) conformément aux articles 204 alinéas a), b) et c) et 213 § 1 alinéa a) du CPP. » Le 9 janvier 2015, le juge d’instruction rendit une ordonnance qui, dans ses parties pertinentes en l’espèce, se lisait comme suit : « [la] mesure de contrainte a été appliquée en tenant compte des éléments de fait et de droit qui figuraient dans l’ordonnance [de placement en détention provisoire] à laquelle nous renvoyons, et dont il est pris bonne note, notamment en ce qui concerne le danger de fuite, de poursuite de l’activité criminelle, d’entrave à la conduite de l’enquête et le risque de trouble à l’ordre et la tranquillité publics. Jusqu’à présent, il n’existe aucun changement atténuant les circonstances qui ont motivé le placement et le maintien des accusés en détention provisoire au regard des examens déjà effectués. Par conséquent, je décide de maintenir la [mesure de détention provisoire] ayant été appliquée à (...) l’accusée Florbela Gaspar (...) » Le 6 mars 2015, le parquet près le tribunal d’Almada présenta ses réquisitions (acusação) à l’encontre de la requérante et des coaccusés de celle-ci. Par une ordonnance du 13 mars 2015, le juge d’instruction prolongea la détention provisoire de la requérante. Il se prononça comme suit : « Aucune circonstance susceptible d’atténuer les exigences de prévention (exigências cautelares) ayant justifié les mesures de contrainte appliquées aux accusés n’a été identifiée. Partant, conformément aux articles 213 b) et 215 du code de procédure pénale, je décide que les accusés (...) devront attendre les prochaines étapes de la procédure en détention provisoire étant donné que les conditions de fait et de droit ayant déterminé l’application [de cette mesure] existent toujours et se trouvent renforcées eu égard à la présentation des réquisitions du parquet. » À une date non précisée, les coaccusés contestèrent les réquisitions du parquet demandant l’ouverture de l’instruction. Le 27 juillet 2015, le tribunal central d’instruction criminelle (Tribunal Central de Instrução Criminal) rendit une ordonnance de renvoi en jugement (despacho de pronúncia) à l’encontre de la requérante et des sept coaccusés de celle-ci. Dans cette ordonnance, le tribunal décidait de maintenir la requérante en détention provisoire pour les motifs exposés cidessous : « (...) À notre avis, tous les éléments de fait et de droit ayant justifié l’application aux accusés de la mesure de contrainte la plus grave (la détention provisoire) restent valides. En outre, il faut observer qu’aucun élément [nouveau] de fait ou de droit susceptible de remettre en cause les ordonnances successives ayant été prononcées n’a été ajouté au dossier. Il faut également souligner que ces ordonnances ont déjà été contrôlées à plusieurs occasions par la cour d’appel de Lisbonne qui a, dans tous les cas, confirmé les décisions rendues en première instance. (...) » Le tribunal exposa ensuite les considérations spécifiques suivantes : « (...) La requérante a reconnu qu’elle était allée à Dubaï avec l’accusé P. pour ouvrir un compte bancaire auprès de la banque R. Elle a reconnu que son associé à Dubaï était A. (...) L’accusée possède ainsi un compte en banque à Dubaï, elle a un associé dans cet émirat et une sœur en Finlande. Elle dispose ainsi de points d’appui importants à l’extérieur du Portugal. Il en résulte un très important danger de fuite (...) et un danger évident et réel pour la collecte, la conservation ou l’authenticité des preuves, eu égard à l’article 204 alinéas a) et b) du CPP. (...) » Consécutivement à la décision du juge d’instruction du 27 juillet 2015, l’affaire fut renvoyée devant le tribunal d’Almada en vue du procès. Le 15 octobre 2015, invoquant l’article 28 § 2 de la Constitution, la requérante demanda au tribunal d’Almada la substitution de la mesure de détention provisoire prise à son encontre par une mesure d’assignation à résidence. Elle déclarait accepter d’être soumise à une expertise de sa personnalité et demandait l’établissement d’un rapport des services de réinsertion sociale de la prison où elle était détenue afin de permettre d’évaluer la possibilité pour elle d’attendre l’issue de la procédure sous assignation à résidence. Elle soutenait aussi que, étant donné que le procès approchait, les risques de perturbation de l’enquête, de récidive et de perturbation de l’ordre public n’existaient plus. Pour ce qui était du danger de fuite, elle indiquait que sa sœur ne projetait pas de s’installer de façon définitive en Finlande et, s’agissant de ses liens avec les Émirats arabes unis, elle indiquait qu’elle y disposait, certes, d’un compte bancaire, mais que la somme qui y était déposée ne pourrait pas lui permettre de subvenir longtemps à ses besoins compte tenu du coût de la vie élevé dans ce pays. Le 27 octobre 2015, le tribunal rejeta la demande de la requérante au motif que : « (...) les conditions d’application de la mesure de contrainte la plus grave subsistent, aucune circonstance ne permettant d’atténuer les exigences préventives, celles-ci se trouvant au contraire renforcées étant donné que les audiences sont en cours ; [la requérante] et [les autres accusés ayant été placés en détention provisoire] devront donc attendre les prochaines étapes de la procédure en détention provisoire (...) » Le 17 novembre 2015, la requérante interjeta appel de la décision du tribunal d’Almada du 27 octobre 2015 devant la cour d’appel de Lisbonne. Le 4 décembre 2015, la requérante présenta une demande en habeas corpus devant la Cour suprême. Elle soutenait que les diverses ordonnances décidant son maintien en détention provisoire ne s’appuyaient sur aucun fait concret et n’avaient pas de fondements juridiques. Elle alléguait que sa détention était arbitraire et illégale. Par un arrêt du 10 décembre 2015, la Cour suprême rejeta la demande de la requérante au motif que la détention de l’intéressée avait été ordonnée en raison de l’existence de soupçons plausibles d’infractions à son égard. Elle releva en outre que les délais de procédure n’avaient pas été dépassés, que la requérante était représentée par un avocat et qu’elle avait exercé les divers recours possibles pour contester sa détention provisoire. Le 8 janvier 2016, la requérante demanda au tribunal d’Almada de revoir la mesure de détention préventive qui avait été prise à son encontre. Elle soutenait notamment ce qui suit : – que le risque de fuite n’existait plus puisque sa sœur ne résidait plus en Finlande ; – qu’il n’y avait plus de risque d’entrave à la justice eu égard à l’état avancé de la procédure et aux preuves qui figuraient déjà dans le dossier. Le 27 janvier 2016, le tribunal d’Almada prolongea la détention provisoire de la requérante. Sa décision se lisait comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce : « (...) eu égard à ce qui est prévu aux articles 202 § 1) a), 204 préface et alinéas b) et c), 212 § 3, a contrario, et 213 du code de procédure pénale, sans perdre de vue la doctrine de l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 8 juillet 2004 (...) et l’arrêt du tribunal constitutionnel no 147/2000 du 21 mars 2000, dans la mesure où il n’a été invoqué aucun élément de fait permettant d’infirmer cette conclusion, nous concluons (...) que les motifs ayant déterminé l’application de la mesure de contrainte maximale se maintiennent, aucun élément ne permettant d’atténuer les exigences de prévention. Partant, j’ordonne que (...) Florbela Maria Henriques Gaspar continu[e] à attendre le développement de la procédure en détention provisoire. » Par un arrêt du 28 janvier 2016, la cour d’appel de Lisbonne annula l’ordonnance du 27 octobre 2015 pour absence de motivation. En l’occurrence, elle considéra que le tribunal d’Almada avait notamment omis de répondre aux arguments avancés par la requérante pour demander le remplacement de la mesure de détention provisoire par une mesure d’assignation à résidence. Par une ordonnance du 5 février 2016, le tribunal d’Almada, en exécution de l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 28 janvier 2016, décida de prolonger la détention provisoire de la requérante. Il s’exprima notamment en ces termes : « (...) L’accusée affirme que sa sœur ne réside plus en Finlande, excluant ainsi le risque de fuite établi à l’article 204 alinéa a) du code de procédure pénale. Néanmoins, il existe, en l’espèce, un danger de fuite non seulement parce qu’un [de ses] proches réside à l’étranger, mais encore parce que l’accusée possède un compte bancaire à Dubaï, aux Émirats arabes unis, et qu’elle a des connaissances [dans ce pays et des] contacts avec des ressortissants de celui-ci. En l’occurrence, la décision de renvoi en jugement lui impute des déplacements en Belgique, à Dubaï et au Mozambique dans le cadre de son activité criminelle. Il ne faut pas non plus perdre de vue que l’accusée avait des revenus très élevés dont on ignore la situation [actuelle], même si l’on peut penser qu’ils se trouvent à Dubaï et qu’ils sont, par conséquent, accessibles à l’accusée et susceptibles de permettre la poursuite de son activité criminelle compte tenu des infractions qui lui sont reprochées. Eu égard au type d’infractions en cause, le danger de perturbation de l’ordre ou de la tranquillité publics découle incontestablement d’une absence de réponse immédiate et adéquate de la part de l’autorité judiciaire et du sentiment « d’impunité » qui y est associé au sein de la population, les audiences (...) ayant d’ailleurs attiré l’attention des médias et entraîné le suivi de l’affaire [par ces derniers]. Nous devons donc conclure que les conditions de fait et de droit ayant déterminé l’application de la mesure de contrainte la plus grave subsistent. (...) Il existe ainsi toujours un danger de fuite, un danger de trouble à l’ordre et la tranquillité publics et un risque de poursuite de l’activité criminelle étant donné, notamment, l’accès de la requérante à des comptes bancaires à l’étranger qui lui permettraient d’échapper à la justice. Or ces dangers ne peuvent être complètement écartés par l’assignation à résidence, même si celle-ci est accompagnée d’une surveillance électronique, l’accès [de la requérante] aux sources de revenus et aux comptes [précités] étant possibles depuis sa résidence. La mesure de contrainte la plus grave est donc la seule adéquate et suffisante compte tenu des exigences préventives de l’affaire. Elle est aussi proportionnée à la gravité des infractions pour lesquelles l’accusée a été renvoyée en jugement. (...) » Le 27 avril 2016, le tribunal d’Almada décida de maintenir la requérante en détention provisoire. Dans ses parties pertinentes en l’espèce, l’ordonnance se lisait comme suit : « (...) je corrobore les raisons factuelles et juridiques exposées par le [ministère public] et j’y souscris (...). Je conclus que les raisons qui ont déterminé l’application de la mesure de contrainte maximale se maintiennent, les exigences de prévention n’ayant pas été atténuées, ce qui ne saurait découler du fait que presque toutes les preuves ont été produites, eu égard au fait que ceci ne peut être pris en compte en l’occurrence. Par conséquent, j’ordonne que (...) Florbela Maria Henriques Gaspar continu[e] à attendre le développement de la procédure en détention provisoire. » Par une ordonnance du 22 juillet 2016, il prolongea de nouveau la détention provisoire de la requérante et, le cas échéant, des autres coaccusés. S’agissant de la requérante, il considéra que le risque de fuite existait étant donné que l’intéressée possédait un compte bancaire, des contacts et des connaissances à Dubaï, en Belgique et au Mozambique. Il estima aussi que le trouble à l’ordre et la tranquillité publics était un risque découlant du type même des infractions en cause. Quant au risque d’entrave à la justice, il releva qu’un témoin avait porté plainte contre l’accusé P. pour menaces et contrainte exercée à son égard. Par un jugement du 20 septembre 2016, le tribunal d’Almada condamna la requérante pour blanchiment d’argent aggravé, fraude fiscale aggravée, corruption active et faux et usage de faux à une peine unique, selon le principe du cumul juridique, de sept ans et six mois d’emprisonnement. Il ordonna le maintien de la requérante en détention provisoire en attendant les prochains développements de la procédure. À une date non précisée dans le dossier, la requérante fit appel du jugement susmentionné devant la cour d’appel de Lisbonne. Ce recours était toujours pendant le 24 mai 2017, date des dernières informations fournies par la requérante. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La Constitution L’article 28 de la Constitution dans ses parties pertinentes se lit comme suit : « 1. La garde à vue (detenção) est contrôlée par l’autorité judiciaire, dans un délai maximal de quarante-huit heures, pour procéder à la mise en liberté ou pour appliquer les mesures de sûreté jugées appropriées. Le juge est informé des raisons qui ont déterminé la garde à vue, il les communique à la personne appréhendée, l’interroge et lui donne la possibilité de se défendre. La détention provisoire est de nature exceptionnelle : elle ne peut être prononcée ni maintenue dès lors que l’application d’une caution ou d’une autre mesure plus favorable prévue par la loi est possible. (...) » B. Le code de procédure pénale Les dispositions pertinentes en l’espèce du CPP se lisent ainsi : Article 141 Premier interrogatoire d’un accusé mis en garde à vue (detido) « 1. S’il ne doit pas être immédiatement jugé, l’accusé ayant été mis en garde à vue devra être interrogé par le juge d’instruction dans les quarante-huit heures suivant son arrestation (...) » Article 202 Détention provisoire (prisão preventiva) « 1. Si le juge trouve inadéquates ou insuffisantes dans le cadre d’une affaire les mesures [de contrainte] mentionnées dans les dispositions précédentes, il peut imposer à l’accusé (arguido) la détention provisoire lorsque : a) il existe des indices solides de commission d’un crime avec dol puni d’une peine d’emprisonnement supérieure à cinq ans ; (...) » Article 204 Conditions générales [d’application de la détention provisoire] « Aucune mesure de contrainte (medida de coacção) (...) ne peut être appliquée si les conditions suivantes ne sont pas effectivement vérifiées : a) fuite ou un risque de fuite ; b) risque de perturbation de l’enquête ou de l’instruction de la procédure et, notamment, risque pour la collecte, la conservation et l’authenticité des preuves ; ou c) risque, en raison de la nature et des circonstances du crime ou de la personnalité de l’accusé, de poursuite de l’activité criminelle ou de trouble de l’ordre et de la tranquillité publics. » Article 212 Annulation et substitution des mesures [de contrainte] « 1. Les mesures de contrainte sont immédiatement levées par ordonnance du juge lorsque : a) elles ont été appliquées en dehors des cas ou des conditions prévus par la loi ; ou b) les circonstances justifiant leur adoption ont cessé d’exister » (...) Lorsque les exigences préventives (exigências cautelares) qui ont justifié l’adoption d’une mesure de contrainte se sont atténuées, le juge remplace celle-ci par une mesure moins grave ou détermine une forme d’exécution moins contraignante de [la mesure de contrainte en cause]. L’annulation ou la substitution prévues dans le présent article ont lieu d’office ou à la demande du ministère public ou de l’accusé, ces derniers devant [à cette occasion] être entendus (...). (...). » Article 213 Réexamen des conditions de la prison provisoire et de l’assignation à résidence « 1. Le juge procède d’office au réexamen des conditions d’application de la détention provisoire et de l’assignation à résidence, décidant de leur maintien, de leur substitution ou de leur levée : a) dans un délai maximal de trois mois, à compter de la date de son application ou du dernier réexamen. » (...) » Article 215 Durée maximale de la détention provisoire « 1. La détention provisoire prend fin lorsque se sont écoulés depuis le début de son application : a) quatre mois sans qu’il n’y ait eu accusation ; b) huit mois sans que, en cas d’instruction, il n’y ait eu de décision d’instruction ; c) un an et deux mois sans qu’il n’y ait eu de condamnation en première instance ; d) un an et six mois sans qu’il n’y ait eu condamnation finale. Les délais indiqués au paragraphe 1 sont augmentés respectivement de six mois, dix mois, un an et six mois et deux ans en cas de terrorisme, de criminalité violente ou hautement organisée ou lorsque le crime est puni d’une peine maximale supérieure à huit ans (...). Les délais indiqués au paragraphe 1 sont augmentés respectivement de un an, un an et quatre mois, deux ans et six mois et trois ans et quatre mois lorsque la procédure concerne l’un des crimes mentionnés au paragraphe 2 et si elle se révèle d’une complexité exceptionnelle en raison, notamment, du nombre d’accusés ou de victimes ou du caractère hautement organisé du crime. La complexité exceptionnelle à laquelle se réfère le présent article peut uniquement être déclarée au cours de la première instance, par ordonnance motivée, d’office ou à la demande du ministère public. (...). » C. La pratique interne Dans ses arrêts nos 565/2003 et 135/2005, le Tribunal constitutionnel a rappelé que l’objectif de l’article 28 § 1 de la Constitution était de limiter la période de privation de liberté par voie administrative, notamment policière ; par conséquent, il a considéré que le délai de quarante-huit heures posé par cette disposition se rapportait à la période maximale de garde à vue, période au cours de laquelle la personne détenue devait être présentée devant un juge. Dans ces arrêts, le Tribunal constitutionnel a également estimé que ni la Constitution ni la loi ne spécifiaient de délai pour que le juge d’instruction prononce son ordonnance concernant la mesure de contrainte à appliquer. D’après la haute juridiction, celle-ci devait toutefois être rendue dans le délai le plus bref possible eu égard aux garanties constitutionnelles de l’accusé au cours de la procédure pénale. Dans un arrêt du 14 janvier 2009 (procédure interne no 3849/08), la Cour suprême a également considéré qu’il fallait interpréter l’article 28 § 1 de la Constitution et, par voie de conséquence, l’article 141 § 1 du CPP, comme imposant la comparution d’une personne détenue devant un juge dans un délai maximal de quarante-huit heures. Elle a jugé que ce délai ne pouvait être dépassé que dans des circonstances exceptionnelles et que, par ailleurs, la décision du juge d’instruction devait être prononcée dans le délai le plus bref possible.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les deux premières requérantes sont nées respectivement en 1984 et en 1982 et résident à Vienne. La troisième requérante est née en 1972 et réside en Suisse. Le résumé des circonstances de l’affaire et des faits survenus en Autriche présenté ci-après est fondé sur les observations des requérantes. L’exposé du déroulement de l’enquête menée en Autriche est fondé sur les observations des requérantes et celles du Gouvernement. A. Le contexte de l’affaire Les requérantes sont des ressortissantes philippines. Les première et troisième requérantes furent recrutées en 2006 et 2009 respectivement par une agence de recrutement de Manille pour travailler en tant qu’employées de maison ou que filles au pair à Dubaï (Émirats arabes unis). La seconde requérante se rendit à Dubaï dans le même but en décembre 2008, sur le conseil de la première requérante, sans passer par une agence de recrutement. À Dubaï, les requérantes se virent confisquer leurs passeports par leurs employeurs. Elles les accusent de leur avoir fait subir à Dubaï des mauvais traitements, de les avoir exploitées sans leur verser le salaire convenu et de les avoir contraintes à travailler selon des horaires extrêmement lourds sous la menace de nouveaux sévices. La première requérante Fin 2006, la première requérante prit contact avec une agence de recrutement de Manille pour trouver un emploi à l’étranger. Elle était alors célibataire et mère d’une fille de huit mois. Elle signa un premier contrat par lequel elle s’engageait à travailler au service d’une famille de Dubaï pour une durée de deux ans – de décembre 2006 à décembre 2008 – à raison de huit heures par jour ouvrable, moyennant un salaire mensuel de 700 dirhams des Émirats arabes unis (AED – environ 150 euros (EUR) à l’époque pertinente). À son arrivée à Dubaï, elle fut conduite chez ses employeuses, deux sœurs ou belles-sœurs qui résidaient avec leurs familles respectives dans une grande demeure. L’une d’entre elles lui prit son passeport. Durant la majeure partie de ce premier contrat, la première requérante n’eut à subir aucun mauvais traitement ni aucune menace directe de la part de ses employeuses, qui lui versèrent régulièrement son salaire. Toutefois, on la força à travailler depuis 5 heures jusqu’à minuit tout au long de ces deux premières années, ses fonctions consistant à s’occuper des enfants de la famille, à préparer les repas, à faire le ménage et la lessive ainsi qu’à accomplir de nombreux autres travaux d’entretien de la maison et du jardin. Au cours des neuf premiers mois de son contrat, elle dut travailler sept jours par semaine sans le moindre jour de repos et sans être autorisée à sortir de la maison autrement que sous surveillance. Il lui était interdit de disposer d’un téléphone personnel et elle n’était autorisée à téléphoner qu’une fois par mois à sa famille aux Philippines, le coût de la communication étant déduit de son salaire. Il lui était également défendu de parler aux autres employés philippins dans sa langue maternelle. Elle était constamment affamée, car elle n’avait généralement pour toute nourriture que les reliefs des repas de la famille. Elle ne pouvait s’acheter des aliments de base que lorsqu’elle accompagnait la famille au supermarché, environ une fois par mois. Neuf mois environ après avoir son arrivée à Dubaï, la première requérante se vit infliger une première sanction par ses employeuses, qui l’obligèrent à dormir par terre après l’avoir surprise à parler à un autre employé philippin dans sa langue maternelle. Bien qu’elle fût tombée malade après avoir dormi sur le sol froid, ses employeuses l’empêchèrent d’acheter des médicaments et de consulter un médecin, la forçant au contraire à continuer à travailler selon les mêmes horaires. Vers la fin de ce premier contrat de deux ans, les employeuses de la première requérante l’informèrent qu’elles souhaitaient la voir continuer à travailler pour elles, lui promettant qu’elles augmenteraient son salaire, qu’elle pourrait disposer de son propre téléphone et qu’elles lui permettraient de rendre visite à sa famille à condition qu’elle trouvât quelqu’un pour la remplacer en son absence. La première requérante finit par accepter de prolonger son contrat et repartit aux Philippines pendant trois mois. Les avantages promis et la perspective d’une amélioration de ses conditions de travail l’incitèrent à demander à la seconde requérante de la remplacer à Dubaï en son absence. Pendant son séjour aux Philippines, la première requérante fut menacée par ses employeuses, qui l’avertirent qu’elle ne serait jamais autorisée à retourner à Dubaï si elle n’y reprenait pas son travail, et que la seconde requérante se verrait infliger des mauvais traitements. La première requérante revint donc à Dubaï en avril 2009. À son retour à Dubaï, la première requérante dut apprendre à conduire. Après avoir échoué à un premier examen, elle fut forcée de prendre d’autres leçons de conduite à ses propres frais et de passer quatre autres examens dont le coût unitaire s’élevait à 700 AED, l’équivalent pour elle d’un mois de salaire. Il arriva à plusieurs reprises que l’une de ses employeuses la frappe à l’épaule pendant qu’elle conduisait, pour l’obliger à accélérer. La même employeuse se mit aussi à la gifler et à la battre régulièrement, sans raison ou pour des broutilles, la menaçant à plusieurs reprises de la faire rosser par son mari en cas d’erreur ou de refus d’obéissance. La première requérante accompagna ses employeuses et leurs proches dans leurs voyages en Europe, en Australie, à Singapour et à Oman, tenue la plupart du temps enfermée dans des chambres d’hôtel ou placée sous étroite surveillance. Elle n’eut qu’une seule fois à se présenter en personne dans une ambassade pour obtenir des documents d’entrée, en vue d’un voyage à Londres. À cette occasion, ses employeuses lui ordonnèrent de mentir sur ses conditions de travail. À son arrivée à Londres, il lui fut interdit de sortir de l’appartement où elle séjournait avec ses employeuses et leurs proches. La deuxième requérante Mère de trois enfants à l’époque pertinente, la deuxième requérante était mariée à un homme sans emploi régulier. Espérant une meilleure rémunération à Dubaï, elle accepta de travailler pour les employeurs de la première requérante. Ceux-ci ayant réussi à obtenir un visa de visiteur à son nom sous de faux prétextes, la seconde requérante ne se manifesta pas auprès de l’agence de recrutement des Philippines et ne conclut pas de contrat écrit avec ses employeurs. Elle pensait recevoir un salaire mensuel de 700 AED, payable directement à sa famille aux Philippines. La deuxième requérante commença à travailler à Dubaï en décembre 2008. Après le départ de la première requérante en janvier 2009 pour un séjour de trois mois aux Philippines (paragraphe 11 ci-dessus), ses employeurs changèrent brusquement de comportement à son égard, la menaçant de ne plus verser son salaire à sa famille en cas d’erreur de sa part. Ils l’empêchèrent de quitter Dubaï, refusant de lui rendre son passeport et exigeant le remboursement de ses frais de voyage et des dépenses connexes. Ils l’avertirent qu’elle irait en prison si elle s’enfuyait ou demandait de l’aide aux autorités de Dubaï. Ils la maltraitèrent physiquement et psychologiquement, allant une fois jusqu’à la frapper violemment à l’épaule, et la forcèrent à travailler depuis 5 heures ou 6 heures du matin jusqu’à minuit ou une heure du matin. Entre avril 2009 et juin 2010, les violences et les menaces des employeurs de la deuxième requérante s’aggravèrent. L’un d’entre eux lui donna un coup de poing, un autre l’atteignit à l’épaule en essayant de la gifler. La troisième requérante Sa famille ayant désespérément besoin d’argent pour payer des soins médicaux nécessaires à son frère, la troisième requérante prit contact en 2009 avec une agence de recrutement aux Philippines. Celle-ci lui proposa un emploi de femme de ménage à Dubaï pour un salaire mensuel compris entre 800 et 1 000 AED (soit environ 160 à 200 EUR à l’époque pertinente), près de deux fois plus élevé que celui qu’elle gagnait aux Philippines. À son arrivée à Dubaï en 2009, elle dut remettre son passeport et son téléphone portable à une personne qui s’était présentée comme un employé de l’agence de recrutement et qui lui avait promis de les lui rendre au terme de son contrat. À Dubaï, la troisième requérante entra au service d’un membre de la famille qui employait les deux premières requérantes. Les deux familles ayant pour habitude de se réunir tous les vendredis, les requérantes se rencontrèrent et discutèrent en secret de leurs expériences respectives. La troisième requérante indique que son employeur la forçait aussi à travailler depuis 6 heures du matin jusqu’à minuit, qu’il l’obligeait à laver sa voiture en plein soleil, sous une chaleur insupportable, et qu’il lui interdisait d’aller aux toilettes sans son autorisation. Elle ajoute qu’il ne lui permettait de téléphoner à sa famille aux Philippines qu’une fois par mois, toujours en sa présence, qu’il ne lui avait versé aucun salaire au cours de ses trois premiers mois de travail, puis seulement 750 AED environ par mois, moins que ce qui avait été convenu, qu’il l’avait un jour giflée et qu’elle l’avait vu frapper une autre personne de service à la tête. La troisième requérante affirme qu’après qu’elle l’eut informé de son intention de retourner aux Philippines, son employeur lui avait répondu qu’elle devrait s’acquitter du prix de son billet d’avion et des honoraires de l’agence, tout en sachant qu’elle n’en avait pas les moyens à ce moment-là, et qu’elle ne pourrait de toute façon pas récupérer son passeport avant d’avoir travaillé au moins neuf mois à Dubaï. La troisième requérante indique avoir été trop effrayée pour redemander à partir de Dubaï, craignant que son employeur ne lui verse plus son salaire ou qu’il lui confisque son passeport pour une durée encore plus longue. B. Les faits survenus en Autriche Le 2 juillet 2010, les employeurs des requérantes prirent en leur compagnie de courtes vacances en Autriche. Les requérantes et leurs employeurs séjournèrent dans le même hôtel, situé dans le centre-ville de Vienne. Les requérantes et les enfants de sexe féminin de la famille dormaient dans un appartement séparé de celui des enfants de sexe masculin et des autres membres de la famille. Comme à Dubaï, les requérantes étaient chargées de s’occuper des enfants de leurs employeurs et d’accomplir de nombreuses autres tâches ménagères, depuis 5 heures ou 6 heures du matin jusqu’à minuit, parfois plus tard. La troisième requérante se faisait régulièrement invectiver par son employeur, notamment lorsque les enfants n’étaient pas prêts assez tôt le matin. En outre, les employeurs de la première requérante la réveillaient vers 2 heures du matin, la forçant à préparer des repas, et elle dut porter seule leurs vingt valises à l’hôtel. Pendant le séjour des requérantes en Autriche, leurs employeurs conservèrent leurs passeports. Dans leur hôtel viennois, les requérantes firent la connaissance de N., une employée de l’établissement qui parlait le tagalog, la langue maternelle de la première requérante. Lors d’une visite d’un zoo qui eut lieu le lendemain ou le surlendemain de l’arrivée des requérantes et de leurs employeurs en Autriche, l’un des enfants la famille se perdit pendant quelques instants. L’un des employeurs des première et troisième requérantes les invectiva comme jamais auparavant, la première requérante indiquant à cet égard avoir subi une violence verbale extrême et avoir vécu une expérience très éprouvante et humiliante. Il menaça la troisième requérante de la frapper et lui dit que « quelque chose d’extrêmement fâcheux » lui arriverait si l’enfant n’était pas retrouvé sain et sauf. L’intéressée comprit à ce momentlà que son employeur, dont elle avait constamment peur, était une personne dangereuse capable de lui infliger de graves blessures et que sa violence à son égard risquait de s’aggraver à tout moment. Elle eut alors le sentiment qu’il allait lui arriver quelque chose de terrible si elle restait dans cette famille. La première requérante prit également conscience que leurs conditions de travail n’étaient plus supportables et qu’il ne fallait pas prendre le risque d’attendre de voir comment la situation évoluerait pendant le voyage de Vienne à Londres. Aussi les requérantes décidèrent-elles de contacter N., l’employée de l’hôtel qui parlait le tagalog, pour lui demander de l’aide. La nuit suivant cet incident, soit deux ou trois jours après l’arrivée des intéressées en Autriche, celles-ci s’enfuirent de l’hôtel avec l’aide de N., qui avait dissimulé une voiture dans une ruelle près de l’hôtel pour les emmener « en lieu sûr ». Par la suite, les requérantes trouvèrent assistance auprès de la communauté philippine de Vienne. C. Les procédures suivies en Autriche La procédure pénale dirigée contre les employeurs des requérantes En avril ou mai 2011, soit environ neuf mois après avoir échappé à leurs employeurs, les requérantes contactèrent « LEFÖ », une organisation non gouvernementale locale, lui demandant assistance pour signaler à la police les mauvais traitements et l’exploitation qu’elles disaient avoir subis de la part de leurs employeurs. L’organisation en question combat la traite des êtres humains en Autriche. Elle est subventionnée par l’État, notamment pour ses activités d’assistance aux victimes de la traite. En juillet 2011, les requérantes s’adressèrent à la police autrichienne et déposèrent une plainte pénale (Strafanzeige) contre leurs employeurs, se disant victimes de la traite des êtres humains. Accompagnées par des représentants de LEFÖ, elles furent longuement interrogées par des agents de l’Office de lutte contre la traite des êtres humains (Büro für Bekämpfung des Menschenhandels) dans les locaux de l’Office fédéral de police criminelle (Bundeskriminalamt) les 11 et 21 juillet 2011 et le 17 août 2011. Les agents en question établirent un rapport concluant que les infractions dénoncées avaient été commises à l’étranger. Les requérantes furent informées que leurs employeurs s’étaient plaints d’elles et qu’ils les avaient notamment accusées de leur avoir volé de l’argent et un téléphone portable en s’enfuyant de l’hôtel, allégations dont les autorités autrichiennes reconnurent ultérieurement l’inexactitude. Les requérantes se déclarèrent disposées à coopérer activement avec les autorités et à prendre part à d’éventuelles poursuites pénales contre leurs employeurs. Le 4 novembre 2011, en vertu de l’article 190 § 1 du code de procédure pénale (Strafprozessordnung – « le CPP » – paragraphe 36 cidessous), le parquet de Vienne (Staatsanwaltschaft Wien) classa sans suite les poursuites pour traite d’êtres humains (paragraphe 35 ci-dessous) qui avaient été ouvertes sur le fondement de l’article 104a du code pénal (Strafgesetzbuch – le « CP »). Le 14 novembre 2011, le procureur chargé de l’affaire rendit une brève décision écrite exposant succinctement les motifs du classement sans suite, d’où il ressortait que les infractions dénoncées avaient été commises à l’étranger par des ressortissants étrangers et qu’elles ne mettaient pas en cause les intérêts de l’Autriche au sens de l’article 64 § 1 4) du CP. Le 30 novembre 2011, les requérantes introduisirent une demande de reprise des poursuites (Fortsetzungsantrag) auprès du tribunal régional de Vienne (Straflandesgericht Wien). Dans leur demande, elles avançaient que les intérêts de l’Autriche étaient bel et bien en cause, que leurs employeurs avaient continué à les exploiter et à les maltraiter en Autriche, et que les éléments constitutifs de l’infraction réprimée par l’article 104a § 1 2) du CP étaient réunis. Par la suite, le parquet de Vienne adressa au tribunal régional de Vienne une note où il exposait les motifs du classement sans suite de la plainte des requérantes. Il y indiquait qu’aucun élément du dossier ne donnait à penser que l’une des infractions limitativement énumérées à l’article 104a du CP eût été commise en Autriche, notamment parce que l’infraction dénoncée avait déjà été consommée à Dubaï (zumal das Delikt bereits in Dubai vollendet wurde) et que les accusés n’étaient pas des ressortissants autrichiens. Il ajoutait que les déclarations des requérantes quant aux tâches dont elles avaient la charge (s’occuper des enfants, faire la lessive, préparer les repas) ne prouvaient pas qu’elles eussent été exploitées aussi en Autriche, dès lors qu’elles avaient réussi à quitter leurs employeurs deux ou trois jours seulement après leur arrivée à Vienne. Le 16 mars 2012, le tribunal régional de Vienne rejeta la demande des requérantes par une décision dont les passages pertinents étaient ainsi libellés : « La décision de classer sans suite [une plainte pénale] suppose nécessairement que les faits soient suffisamment établis ou que l’utilité d’une enquête ne soit pas avérée. Il n’y a pas lieu de maintenir les poursuites lorsque, au vu (...) des résultats de l’enquête, la probabilité d’une condamnation n’est pas plus élevée que celle d’une relaxe (...) Selon l’article 64 § 1 4) du CP, le droit pénal autrichien s’applique indépendamment du droit pénal du pays où l’infraction a été commise si celle-ci met en cause les intérêts de l’Autriche ou si son auteur ne peut être extradé, comme ce peut être le cas par exemple pour l’infraction d’enlèvement contre rançon réprimée par l’article 104a du CP. Les demanderesses ayant passé environ trois jours à Vienne, les éléments constitutifs de l’infraction réprimée par l’article 104a § 1 2) du CP ne sont pas réunis, car l’exploitation par le travail suppose des actes s’échelonnant sur un laps de temps supérieur, ce qui exclut en l’espèce que l’infraction en question puisse être jugée constituée en Autriche. La compétence des autorités répressives autrichiennes ne peut davantage se déduire de l’article 64 § 1 4) du CP. Les intérêts de l’Autriche sont en cause lorsque la victime de l’infraction ou l’auteur de celle-ci est un ressortissant autrichien ou lorsque l’infraction présente un lien concret avec l’Autriche, ou encore lorsque le droit international impose à l’Autriche de poursuivre certaines infractions. Ils sont systématiquement en cause lorsqu’une infraction réprimée par les articles 102, 103, 104 ou 217 du CP est commise contre un ressortissant autrichien, ou lorsque des fonds ou des titres autrichiens (Wertpapiere) font l’objet d’infractions réprimées par l’article 232 du CP ou par l’article 237 combiné avec l’article 232 du CP. Il y a donc lieu de rejeter le moyen des requérantes voulant que les éléments constitutifs de l’infraction réprimée par l’article 104a du CP soient réunis en Autriche. Leur moyen selon lequel les infractions dont elles disent avoir été victimes de la part de leurs employeurs à Dubaï (...) obligeraient l’Autriche à agir en vertu du droit international ne saurait davantage être accueilli. En l’espèce, [ce moyen] ne trouve aucun appui dans l’arrêt no Os 161/81 précité [de la Cour suprême], par lequel celle-ci a conclu que le transit en Autriche de grandes quantités de stupéfiants mettait en cause les intérêts de ce pays (...) ». Cette décision fut notifiée au représentant des requérantes le 23 mars 2012. La procédure civile dirigée contre les employeurs des requérantes En janvier 2013, deux des trois requérantes engagèrent devant le tribunal du travail et des affaires sociales de Vienne (Arbeitsund Sozialgericht) une action en recouvrement d’arriérés de salaire contre leurs employeurs. Elles expliquent toutefois s’être désistées de cette instance au motif qu’elles auraient certainement dû payer les frais de justice dès lors que leurs employeurs ne résidaient pas en Autriche. La procédure relative aux permis de séjour des requérantes L’ONG LEFÖ aida non seulement les requérantes à porter plainte contre leurs employeurs, mais aussi à obtenir, au titre de l’ancien article 69a de la loi sur l’établissement et le séjour des étrangers (Niederlassungs- und Aufenthaltsgesetz – paragraphe 46 ci-dessous), des permis de séjour spécialement destinés aux victimes de traite des êtres humains. Les requérantes se virent accorder des permis de séjour pour protection spéciale en janvier 2012, pour une durée initiale d’un an. Par la suite, les autorités leur délivrèrent d’autres types de permis de séjour, de plus longue durée. Aussitôt après leur prise en charge par LEFÖ, les requérantes furent officiellement inscrites au registre central (Melderegister), à qui il fut interdit, par mesure de protection, de divulguer des données à caractère personnel les concernant, afin que le public ne pût pas savoir où elles se trouvaient. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS A. Droit et pratique internes Dans leur version en vigueur à l’époque des faits, les dispositions pertinentes de l’article 104a du CP (intitulé « Traite des êtres humains ») se lisaient ainsi : « 1) Le fait de recruter, d’héberger, d’accueillir, de transporter, de proposer à autrui ou de mettre à sa disposition : une personne mineure (âgée de moins de 18 ans) ; ou une personne majeure en usant de moyens déloyaux (paragraphe 2), dans l’intention délibérée de l’exploiter sexuellement, de prélever ses organes ou d’exploiter son travail, est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement. 2) Constituent des moyens déloyaux la tromperie, l’abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, d’une maladie mentale ou de toute autre incapacité de la personne concernée à se défendre, l’intimidation, ou le fait d’accorder ou d’accepter un avantage en contrepartie de la mise à disposition de la personne concernée. 3) Lorsqu’elle est accompagnée de violences ou de menaces graves, cette infraction est passible d’une peine d’emprisonnement d’une durée minimale de six mois et pouvant aller jusqu’à cinq ans. 4) (...) » Les passages pertinents de l’article 190 du CPP se lisent ainsi : « Le parquet abandonne les poursuites et met fin à l’enquête lorsque : Les faits poursuivis ne sont pas susceptibles de sanction pénale, ou lorsque des raisons de droit s’opposent au maintien des poursuites dirigées contre la personne mise en cause (...) ». Les dispositions pertinentes de l’article 193 § 2 du CPP se lisent ainsi : « 2) Le parquet peut ordonner la reprise d’une instruction pénale ayant été interrompue en application de l’article 190 ou de l’article 191 [du CPP] tant que l’infraction n’est pas prescrite, et à condition que : La personne mise en cause n’ait pas été entendue au sujet des accusations portées contre elle (...) et qu’elle n’ait pas fait l’objet de mesures de coercition (...) » L’article 197 § 1 du CPP est ainsi rédigé : « Lorsque la personne mise en cause est en fuite ou qu’elle est introuvable, il y a lieu de poursuivre l’instruction pour autant que pareille mesure soit nécessaire à la collecte d’indices et d’éléments de preuve. En pareil cas, les mesures d’instruction et de recherche de preuves, auxquelles la personne mise en cause a le droit de prendre part, peuvent être prises nonobstant l’absence de celle-ci. Un mandat de recherche ou un mandat d’arrêt peut être décerné contre la personne mise en cause. Le parquet doit ensuite suspendre l’instruction en attendant de pouvoir la reprendre lorsque la personne mise en cause aura été localisée. » En vertu de l’article 210 du CPP, le parquet doit adresser un acte de mise en accusation (Anklage einbringen) au tribunal compétent si une condamnation de la personne mise en cause apparaît probable sur la base de faits suffisamment établis et s’il n’y a pas de raison de suspendre les poursuites ou de classer l’affaire sans suite. L’article 64 du CP, tel qu’en vigueur à l’époque pertinente, prévoyait que certaines infractions commises à l’étranger pouvaient être poursuivies sur le fondement du droit autrichien, dans les conditions suivantes : « 1) Le droit autrichien s’applique, indépendamment du droit du pays où l’infraction a été commise, en ce qui concerne les infractions suivantes : (...) (...) l’esclavage (article 104), la traite des êtres humains (104a), (...) si ces infractions mettent en cause les intérêts de l’Autriche ou si leur auteur ne peut être extradé ». Selon la pratique judiciaire autrichienne, les intérêts de l’Autriche sont en cause lorsque la victime de l’infraction ou l’auteur de celle-ci est un ressortissant autrichien, lorsque l’infraction présente un lien avec l’Autriche ou lorsqu’il en découle pour elle une obligation d’après le droit international (voir les arrêts nos 13 Os 105/03 et 15 Os 37/03, rendus par la Cour suprême le 24 septembre 2003 et le 27 mars 2003 respectivement). Le 9 décembre 1981, la Cour suprême a rendu un arrêt no 11 Os 161/81, qui portait sur une affaire d’importation et de transit de stupéfiants en Autriche. Elle a jugé que l’importation de stupéfiants en Autriche, même de courte durée, mettait toujours en cause les intérêts de l’Autriche, renvoyant en outre à l’obligation imposée aux États par le droit international de lutter contre le transport de stupéfiants. L’article 363a du CPP, intitulé « réouverture d’une procédure pénale » (Erneuerung des Strafverfahrens), est ainsi libellé : « 1. Lorsqu’il est établi, par un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, qu’un jugement ou une décision d’une juridiction pénale a violé une disposition de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Journal officiel [Bundesgesetzblatt] no 210/1958) ou de l’un de ses Protocoles, il y a lieu de rouvrir la procédure si la demande en est faite et si l’on ne peut exclure que la violation constatée ait influencé le jugement ou la décision en question au détriment de la personne concernée. Les demandes de réouverture d’une procédure relèvent de la compétente exclusive de la Cour suprême. Elles peuvent être introduites par la personne lésée par la violation ou par le parquet général ; l’article 282 § 1 s’applique par analogie. Elles doivent être introduites auprès de la Cour suprême. Si la demande émane du parquet général, la personne lésée doit être entendue ; si elle émane de la personne lésée, le parquet général doit être entendu ; l’article 35 § 1 s’applique par analogie ». Par un arrêt rendu le 1er août 2007 (arrêt no 13 Os 135/06m), la Cour suprême a fait droit à une demande de réouverture d’une procédure pénale introduite sur le fondement de l’article 363a du CPP par un justiciable qui n’avait pas saisi la Cour européenne des droits de l’homme au préalable. Le passage pertinent de cet arrêt se lit ainsi : « Dès lors que l’article 13 de la Convention impose aux États contractants l’obligation d’offrir un recours effectif à toute personne ayant un grief défendable de violation de ses droits tels que garantis par la Convention et ses Protocoles, et donc de mettre en place au niveau interne des juridictions compétentes pour statuer sur les griefs de violation des droits conventionnels soulevés par la personne concernée, l’article 363a § 1 du CPP ne saurait s’interpréter comme limitant les cas de réouverture d’une procédure pénale aux affaires dans lesquelles la Cour européenne des droits de l’homme a préalablement rendu un arrêt de violation de la Convention ». Pour un résumé complet de cet arrêt de la Cour suprême, voir ATV Privatfernseh-GmbH c. Autriche ((déc.), no 58842/09, § 19, 6 octobre 2015). Dans un arrêt rendu le 16 décembre 2010 (arrêt no 13 Os 130/10g) et statuant sur une demande introduite sur le fondement de l’article 363a du CPP, la Cour suprême a précisé ce qui suit : « Il est de jurisprudence constante que l’introduction d’une demande de réouverture d’une procédure pénale sur le fondement de l’article 363a du CPP n’est pas subordonnée à l’existence préalable d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme. Le droit d’introduire pareille demande est reconnu aux personnes ayant un grief défendable de violation de leurs droits fondamentaux par une décision pénale prise en dernier ressort, ou de violation continue des mêmes droits par l’Office de police criminelle, le parquet ou une juridiction, même lorsque toutes les voies de recours internes ont été épuisées (...) Les personnes lésées par une violation de la Convention dans leur qualité de [partie poursuivante] (...) ne peuvent demander la réouverture d’une procédure pénale et, eu égard à l’intention du législateur et à la portée de la protection en cause, il en va de même des victimes ayant la même qualité (article 65 du CPP). Leurs intérêts sont suffisamment protégés par le droit qui leur est reconnu d’introduire une demande de poursuite de la procédure pénale (article 195 du CPP) (...) » La Cour suprême a confirmé dans des arrêts ultérieurs (nos 14 Os 37/12s et 15 Os 177/13p, rendus le 15 mai 2012 et le 19 février 2014 respectivement) que les victimes – au sens de l’article 65 du CPP – ne pouvaient demander la réouverture d’une procédure pénale sur le fondement de l’article 363a du CPP. L’article 65 § 1 du CPP qualifie de « victime » toute personne ayant pu subir des actes de violence, des menaces graves ou une atteinte délibérée à son intégrité sexuelle. L’article 66 du CPP en vigueur à l’époque des faits reconnaissait aux victimes participant à une procédure pénale le droit d’être représentées par un avocat, le droit d’accéder au dossier de l’instruction, le droit d’être informées du déroulement de la procédure et le droit de demander la poursuite d’une procédure classée sans suite par le parquet. Dans sa version en vigueur à l’époque des faits, l’article 69a, intitulé « protection spéciale », de la loi sur l’établissement et le séjour des étrangers (Niederlassungs- und Aufenthaltsgesetz), prévoyait un dispositif de délivrance de permis de séjour aux victimes de la traite des êtres humains. B. Les traités internationaux et les autres textes internationaux pertinents Le Protocole de Palerme Le Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants (« le Protocole de Palerme »), est un instrument additionnel à la Convention contre la criminalité transnationale organisée adoptée en 2000 par les Nations unies. Adopté le 15 novembre 2000, ce protocole est entré en vigueur le 25 décembre 2003. Il a été ratifié par l’Autriche le 15 septembre 2005. Ses dispositions pertinentes en l’espèce sont reproduites ci-après. L’article 3 a) qualifie de « traite des personnes » : « le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes. » L’article 3 b) dispose que [l]e consentement d’une victime de la traite des personnes à l’exploitation envisagée, telle qu’énoncée à l’alinéa a) du présent article, est indifférent lorsque l’un quelconque des moyens énoncés à l’alinéa a) a été utilisé. L’article 4 énonce que le Protocole de Palerme s’applique « à la prévention, aux enquêtes et aux poursuites concernant les infractions établies conformément à son article 5, lorsque ces infractions sont de nature transnationale et qu’un groupe criminel organisé y est impliqué, ainsi qu’à la protection des victimes de ces infractions. » L’article 5 § 1 dispose que « [c]haque État Partie adopte les mesures législatives et autres nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale aux actes énoncés à l’article 3 du présent Protocole, lorsqu’ils ont été commis intentionnellement. » L’article 6 régit l’assistance et la protection dues aux victimes de la traite des personnes, de la manière suivante : « 2. Chaque État Partie s’assure que son système juridique ou administratif prévoit des mesures permettant de fournir aux victimes de la traite des personnes, lorsqu’il y a lieu : a) Des informations sur les procédures judiciaires et administratives applicables ; b) Une assistance pour faire en sorte que leurs avis et préoccupations soient présentés et pris en compte aux stades appropriés de la procédure pénale engagée contre les auteurs d’infractions, d’une manière qui ne porte pas préjudice aux droits de la défense. » La Convention du Conseil de l’Europe Adoptée par le Comité des Ministres le 3 mai 2005, la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (« la convention anti-traite ») est entrée en vigueur le 1er février 2008. Elle a été ratifiée par l’Autriche le 12 octobre 2006. Ses dispositions pertinentes en l’espèce sont reproduites ci-après. Selon son article 2, cette Convention « s’applique à toutes les formes de traite des êtres humains, qu’elles soient nationales ou transnationales et liées ou non à la criminalité organisée. » L’article 4 a) de la Convention reprend la définition de la « traite des êtres humains » donnée par le Protocole de Palerme et reproduit la disposition de l’article 3 b) de cet instrument qui rend inopérant le consentement éventuel de la victime de la traite des personnes à l’exploitation envisagée (paragraphes 48 et 49 ci-dessus). L’article 10 porte sur l’identification des victimes de la traite, énonçant ce qui suit : « 1. Chaque Partie s’assure que ses autorités compétentes disposent de personnes formées et qualifiées dans la prévention et la lutte contre la traite des êtres humains et dans l’identification des victimes, notamment des enfants, et dans le soutien à ces dernières et que les différentes autorités concernées collaborent entre elles ainsi qu’avec les organisations ayant un rôle de soutien, afin de permettre d’identifier les victimes dans un processus prenant en compte la situation spécifique des femmes et des enfants victimes et, dans les cas appropriés, de délivrer des permis de séjour suivant les conditions de l’article 14 de la présente Convention. Chaque Partie adopte les mesures législatives ou autres nécessaires pour identifier les victimes, le cas échéant, en collaboration avec d’autres Parties et avec des organisations ayant un rôle de soutien. Chaque Partie s’assure que, si les autorités compétentes estiment qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une personne a été victime de la traite des êtres humains, elle ne soit pas éloignée de son territoire jusqu’à la fin du processus d’identification en tant que victime de l’infraction prévue à l’article 18 de la présente Convention par les autorités compétentes et bénéficie de l’assistance prévue à l’article 12, paragraphes 1 et 2. » L’article 18 impose aux États parties « (...) [d’] adopte[r] les mesures législatives et autres nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale aux actes énoncés à l’article 4 de la présente Convention, lorsqu’ils ont été commis intentionnellement. » L’article 27 régit les requêtes ex parte et ex officio de la manière suivante : « 1. Chaque Partie s’assure que les enquêtes ou les poursuites concernant les infractions établies conformément à la présente Convention ne soient pas subordonnées à la déclaration ou à l’accusation émanant d’une victime, du moins quand l’infraction a été commise, en tout ou en partie, sur son territoire. Chaque Partie veille à ce que les victimes d’une infraction commise sur le territoire d’une Partie autre que celle dans laquelle elles résident puissent porter plainte auprès des autorités compétentes de leur État de résidence. L’autorité compétente auprès de laquelle la plainte a été déposée, dans la mesure où elle n’exerce pas elle-même sa compétence à cet égard, la transmet sans délai à l’autorité compétente de la Partie sur le territoire de laquelle l’infraction a été commise. Cette plainte est traitée selon le droit interne de la Partie où l’infraction a été commise. Chaque Partie assure, au moyen de mesures législatives ou autres, aux conditions prévues par son droit interne, aux groupes, fondations, associations ou organisations non gouvernementale qui ont pour objectif de lutter contre la traite des êtres humains ou de protéger les droits de la personne humaine, la possibilité d’assister et/ou de soutenir la victime qui y consent au cours des procédures pénales concernant l’infraction établie conformément à l’article 18 de la présente Convention ». L’article 31 § 1 porte sur la compétence en matière de traite des êtres humains. Il impose à chacun des États parties d’adopter les mesures législatives et autres qui se révèlent nécessaires pour établir sa compétence à l’égard de toute infraction pénale établie conformément à la convention anti-traite, lorsque l’infraction est commise : « a. sur son territoire ; ou b. à bord d’un navire battant pavillon de cette Partie ; ou c. à bord d’un aéronef immatriculé selon les lois de cette Partie ; ou d. par un de ses ressortissants, ou par un apatride ayant sa résidence habituelle sur son territoire, si l’infraction est punissable pénalement là où elle a été commise ou si elle ne relève de la compétence territoriale d’aucun État ; e. à l’encontre de l’un de ses ressortissants ». S’agissant de l’article 31 § 1 a) de la convention anti-traite, le rapport explicatif de cet instrument précise ce qui suit : « 328. Le paragraphe 1, lettre a, s’appuie sur le principe de territorialité. Chaque Partie est tenue de punir les infractions établies en vertu de la Convention lorsqu’elles sont commises sur son territoire. Ainsi, par exemple, la Partie dans laquelle est recrutée une personne grâce à l’un des moyens et aux fins d’exploitations visées à l’article 4 (a) est compétente pour juger l’infraction de traite des êtres humains prévue à l’article 18. Il en est de même des Parties sur le territoire desquelles cette personne est transportée ». Le Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains Dans son « Rapport concernant la mise en œuvre de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains par l’Autriche, premier cycle d’évaluation » (GRETA(2011)10, 15 septembre 2011), le Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (« le GRETA ») s’est exprimé ainsi : « Au cours de ces dernières années, les autorités autrichiennes ont pris plusieurs mesures importantes pour lutter contre la traite des êtres humains sur les trois fronts de la prévention, de la protection des victimes et de la poursuite des trafiquants (...) Une série de mesures visant à mieux faire connaître le problème de la traite et à former le personnel concerné ont été prises par les autorités autrichiennes en coopération avec des ONG et des organisations internationales. En 2009, les autorités ont également pris des dispositions spéciales pour prévenir la traite aux fins de servitude domestique dans les milieux diplomatiques. Néanmoins, le GRETA considère que les autorités autrichiennes devraient prendre des mesures supplémentaires pour mieux faire connaître le problème de la traite, en particulier la traite des enfants et la traite aux fins d’exploitation par le travail. Il est nécessaire de mener des recherches supplémentaires pour mieux comprendre l’ampleur de ces phénomènes et pour orienter les autorités dans l’élaboration des politiques de lutte contre la traite. (...) En ce qui concerne les mesures d’aide et de protection des victimes, les autorités autrichiennes ont mis en place, en coopération avec la société civile, des équipements et des services qui répondent principalement aux besoins des victimes de sexe féminin. Par décision interne du ministère fédéral de l’Intérieur, un délai de rétablissement et de réflexion d’au moins 30 jours est accordé à toute victime présumée de la traite, durant lequel elle ne doit pas être expulsée du pays. Pourtant, seul un très petit nombre de personnes ont bénéficié d’un tel délai. (...) Les possibilités d’indemnisation des victimes de la traite demeurent limitées en Autriche, notamment du fait de la rareté des poursuites et des condamnations à l’encontre des trafiquants. (...) L’Office fédéral de police criminelle, qui relève du ministère fédéral de l’Intérieur, comprend un service central spécialisé dans les enquêtes sur la traite et sur le trafic illicite de migrants. Ce service est compétent pour mener des enquêtes pénales et entretient des contacts réguliers avec les services régionaux spécialisés dans la lutte contre la traite et autres crimes graves. En outre, il fait office d’intermédiaire entre la police autrichienne et les services de détection et de répression d’autres pays dans le cadre d’échanges d’information, d’opérations conjointes, etc. (...) Parmi les ONG impliquées dans la lutte contre la traite des êtres humains en Autriche, l’organisation LEFÖ-IBF joue un rôle particulier. Elle a passé un accord avec le gouvernement et reçoit des fonds publics, notamment pour fournir une assistance aux victimes de la traite. (...) » La Convention de l’Organisation internationale du travail sur le travail forcé La Convention concernant le travail forcé ou obligatoire, adoptée à Genève le 28 juin 1930 par la Conférence générale de l’Organisation internationale du Travail (l’« OIT »), est entrée en vigueur le 1er mai 1932. Elle a été ratifiée par l’Autriche le 7 juin 1960. En vertu de l’article 1 de cet instrument, « [t]out membre de l’Organisation internationale du travail qui ratifie la présente convention s’engage à supprimer l’emploi du travail forcé ou obligatoire sous toutes ses formes dans le plus bref délai possible ». L’article 2 § 1 qualifie de « travail forcé ou obligatoire » « (...) tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de plein gré. » L’article 25 dispose que : « Le fait d’exiger illégalement du travail forcé ou obligatoire sera passible de sanctions pénales et tout membre ratifiant la présente convention aura l’obligation de s’assurer que les sanctions imposées par la loi sont réellement efficaces et strictement appliquées. » C. Le droit de l’Union européenne La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne Devenue membre de l’Union européenne (l’« UE ») le 1er janvier 1995, l’Autriche est tenue de respecter les droits garantis par la Charte des droits fondamentaux de l’UE lorsqu’elle transpose ou applique le droit de l’UE. L’article 5 de la Charte est ainsi libellé : Interdiction de l’esclavage et du travail forcé « 1. Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude. Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire. La traite des êtres humains est interdite ». La Directive anti-traite de l’UE Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’article 2 de la Directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes se lisent ainsi : « 1. Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que soient punissables les actes intentionnels suivants : Le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, y compris l’échange ou le transfert du contrôle exercé sur ces personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre, à des fins d’exploitation. Une situation de vulnérabilité signifie que la personne concernée n’a pas d’autre choix véritable ou acceptable que de se soumettre à cet abus. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, y compris la mendicité, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude, l’exploitation d’activités criminelles, ou le prélèvement d’organes. Le consentement d’une victime de la traite des êtres humains à l’exploitation, envisagée ou effective, est indifférent lorsque l’un des moyens visés au paragraphe 1 a été utilisé. (...) » L’article 10 de la Directive porte sur la compétence en matière de traite des êtres humains. Ses dispositions pertinentes sont ainsi libellées : « 1. Les États membres prennent les mesures nécessaires pour établir leur compétence à l’égard des infractions visées aux articles 2 et 3 dans les cas suivants : a) l’infraction a été commise, en tout ou en partie, sur leur territoire ; ou b) l’auteur de l’infraction est un de leurs ressortissants. (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1983 et réside à Paris. Les faits de la cause peuvent se résumer comme suit. A. L’opération de surveillance secrète La requérante est d’origine tchétchène. En septembre 2003, elle arriva de Tchétchénie à Moscou et commença à travailler dans une compagnie d’assurance. En octobre 2003, elle se rendit dans une mosquée où elle fit la connaissance de V. et Ku., deux jeunes femmes russes qui s’étaient converties à l’islam. En décembre 2003, la requérante fut interpellée dans la rue par deux policiers, qui lui disaient vouloir contrôler son identité. Elle fut ensuite conduite au poste de police aux fins de la vérification de son identité. Dans l’intervalle, elle fut licenciée pour absence non autorisée. La requérante déclare qu’elle ne fut libérée que quelques jours plus tard grâce à l’intervention d’un certain A., également d’origine tchétchène et policier au sein du service de lutte contre la criminalité organisée de la police de Moscou. En février 2004, A. aida la requérante à se faire réintégrer dans son emploi et à trouver un logement, où il lui rendit visite à plusieurs reprises. Cet appartement, qu’elle partageait avec V. et Ku., était situé dans un immeuble dortoir qui appartenait aux services de police et il était équipé de dispositifs secrets d’enregistrement vidéo et audio. La requérante avait été placée sous surveillance policière car elle était soupçonnée d’appartenir à un groupe terroriste en lien avec le mouvement d’insurrection tchétchène. Le tribunal municipal de Moscou autorisa l’utilisation d’un dispositif secret de surveillance dans l’appartement du 5 février au 4 mars 2004. B. L’arrestation et la fouille de la requérante, et l’enquête préliminaire Le soir du 4 mars 2004, la requérante fut interpellée dans la rue par une patrouille de police pour un contrôle d’identité, au motif que son apparence physique semblait correspondre au profil d’une suspecte figurant dans un avis de recherche. La requérante téléphona immédiatement à A., qui s’entretint brièvement avec les policiers qui l’avaient interpellée. Elle fut conduite au poste de police au motif que l’enregistrement officiel de son séjour à Moscou avait expiré, fait constitutif d’une infraction administrative en vertu du droit russe. Au poste de police, la requérante fut informée de son arrestation (задержана). Une agente de police, I., fouilla son sac en présence de deux témoins instrumentaires, B. et K., et prit ses empreintes digitales. Selon le procès-verbal établi à cette occasion, la fouille de la requérante dura de 20 h 35 à 21 h 03. Au cours de la fouille, I. trouva dans le sac de la requérante deux paquets carrés emballés dans du papier aluminium et contenant une substance inconnue. Cette substance ainsi que la doublure du sac de la requérante et des poches de sa veste furent soumis à une expertise scientifique, dont le rapport indiquait que les empreintes digitales de la requérante avaient été prises à 21 h 30. La police ne rechercha ni la présence éventuelle de résidus de la substance en cause sur les mains de la requérante, ni ses empreintes digitales sur les paquets trouvés dans son sac. Plus tard au cours de la même journée, la requérante fut placée en garde à vue pour des faits de terrorisme et interrogée par la police. Une enquête pénale fut ouverte. Le 12 mars 2004, une expertise fut pratiquée sur la substance trouvée dans le sac de la requérante. Selon le rapport d’expertise, la substance contenait 196 grammes de Plastit-4, un explosif industriel préparé à base d’hexogène. Les explosifs furent détruits au cours de l’expertise. L’examen du sac de la requérante et de la doublure des poches de sa veste révélèrent la présence d’hexogène. La police effectua une perquisition dans l’appartement où la requérante vivait avec V. et Ku. et saisit une note manuscrite de la requérante, dans laquelle celle-ci condamnait la politique russe en Tchétchénie, glorifiait les attentats suicides, prônait le djihad et critiquait vivement les Russes. La police découvrit également plusieurs photographies d’un escalier roulant du centre commercial d’Okhotnyi Ryad, au centre de Moscou. La transcription des conversations enregistrées dans l’appartement au moyen des caméras de surveillance révéla que la requérante faisait du prosélytisme islamiste auprès de V. et Ku., qu’elle leur exposait sa haine envers les Russes, leur expliquait qu’il était nécessaire de mener contre eux une « guerre sainte » et leur parlait des camps des insurgés tchétchènes dans le Caucase. À la demande de la requérante, A. fut interrogé par l’enquêteur au cours de l’enquête préliminaire. Il déclara que fin décembre 2003, sur ordre de ses supérieurs, il avait établi une relation de confiance avec la requérante, qui lui avait également présenté V. et Ku. Il confirma avoir aidé la requérante à trouver un logement grâce aux services de police, logement dans lequel elle avait emménagé avec V. et Ku. Il indiqua que la requérante l’avait appelé le 4 mars 2004 à la suite de son interpellation par une patrouille de police, et qu’il lui avait conseillé d’obtempérer aux ordres des policiers et de les suivre au poste de police. Le 2 décembre 2004, la requérante reçut une copie de son dossier pour examen. Elle était poursuivie pour préparation d’un acte de terrorisme (une explosion) au centre commercial d’Okhotniy Ryad et incitation de V. et Ku. au terrorisme. C. Le procès Le 22 décembre 2004, le tribunal municipal de Moscou ouvrit le procès contre la requérante, qui était représentée par deux avocats, U. et S. La déposition de la requérante au cours du procès Au procès, la requérante plaida non coupable des charges retenues contre elle. Elle déclara que le 4 mars 2004, après avoir été conduite au poste de police par une patrouille, elle avait tout d’abord été emmenée dans une pièce où un policier, S., remplissait des papiers. Celui-ci lui avait signifié son arrestation et l’avait informée que ses empreintes digitales allaient être prises. Elle avait laissé sa veste et son sac dans cette pièce pour suivre un autre policier, B., dans une autre pièce où un autre policier, L., avait pris ses empreintes digitales avec de l’encre. Elle était ensuite allée se laver les mains aux toilettes pour y retirer l’encre, puis elle était revenue dans la première pièce où elle avait été informée qu’elle allait être soumise à une fouille en présence de deux témoins instrumentaires, B. et K. Le policier avait alors fouillé son sac et trouvé deux paquets enveloppés dans du papier aluminium qui, selon elle, ne lui appartenaient pas. Elle affirma que ses empreintes digitales avaient été prises avant et après la fouille mais que seul le deuxième épisode avait été consigné. La requérante indiqua également que les policiers l’avaient interrogée en l’absence de son avocat et avaient ensuite décidé de la placer en garde à vue. Elle affirma qu’ils avaient menacé de lui faire subir des mauvais traitements si elle ne signait pas le procès-verbal de son interrogatoire. Elle ajouta que les jours suivants les policiers qui l’avaient interrogée l’avaient frappée, mais qu’elle avait continué à nier son implication dans des activités terroristes. Elle avança que les paquets trouvés dans son sac ne lui appartenaient pas, qu’ils y avaient été placés par la police et qu’elle n’avait jamais incité V. et Ku. à commettre un attentat terroriste. Lorsque le procureur lui demanda si elle avait constaté, avant la fouille, que son sac, plutôt petit, était plus lourd, elle répondit n’avoir rien remarqué de flagrant. Elle confirma être l’auteur des six photos de l’escalier roulant qui avaient été saisies dans son appartement. Elle expliqua toutefois qu’elle n’avait pas photographié l’escalier roulant mais des personnes au hasard et qu’elle l’avait fait dans le cadre de ses loisirs. Elle reconnut avoir écrit la note saisie dans son appartement mais affirma avoir copié le texte sur Internet parce qu’il lui avait plu et qu’elle voulait simplement en avoir une copie. L’avocate de la requérante argua que les propos de sa cliente avaient été mal interprétés et qu’ils ne démontraient en rien qu’elle était liée à une activité terroriste. Elle estima que l’amertume ressentie par la requérante quant à la situation en Tchétchénie était absolument normale pour une personne qui avait vécu dans une zone en guerre depuis son enfance et que ses propos auraient dû être analysés avec plus d’attention. Les dépositions concernant les circonstances de l’espèce a) Les dépositions des connaissances de la requérante, V. et Ku. i. La déposition de V. Au procès, V. déclara qu’elle et Ku. avaient rencontré la requérante pour la première fois dans une mosquée en octobre 2003. Elle dit qu’elles étaient devenues amies et avaient commencé à prendre part à des chats islamistes et à naviguer sur des sites en faveur de l’insurrection. Quelque temps plus tard, elles avaient décidé de former une communauté religieuse (dzhamaat) pour étudier l’islam et vivre ensemble. Elle affirma qu’au cours de leurs conversations, la requérante avait glorifié l’islam et approuvé les attentats suicides, les méthodes et les cibles des insurgés tchétchènes, leur avait parlé d’un camp en Azerbaïdjan, près de Bakou, où des musulmans étaient entraînés à devenir kamikazes et où elle connaissait quelqu’un et leur avait indiqué avoir elle-même participé à la guerre en Tchétchénie aux côtés des insurgés. V. dit qu’elles s’étaient souvent rendues ensemble dans un café Internet du centre commercial d’Okhotniy Ryad où la requérante avait pris des photos d’un escalier roulant sous différents angles. V. déclara que le 3 mars 2004 la requérante leur avait dit, à elle et à Ku., que s’il lui arrivait quelque chose, elles devraient faire disparaître de l’appartement toute la littérature islamiste ainsi que son agenda, et appeler sa mère en Tchétchénie. Elle aurait ajouté qu’elle venait de recevoir un appel d’un ami qui était arrivé à Moscou pour « se faire exploser » et qu’elle (la requérante) était « en danger » et « soupçonnée » (par les autorités). V. affirma que la requérante ne les avait ni menacées ni incitées à se livrer à des actes de terrorisme, mais qu’elle leur avait demandé si elles en seraient capables. Elle dit que la requérante prônait constamment « le djihad » et leur avait donné des cassettes audio et des livres islamistes, dont certains lui avaient été remis par A., une de ses connaissances. V. nia avoir vu des explosifs dans l’appartement où elles vivaient. À la demande du procureur, le juge autorisa la lecture à l’audience du témoignage livré par V. au stade de l’enquête préliminaire au motif qu’il contredisait en partie les déclarations qu’elle avait faites au cours du procès. Pendant son interrogatoire au cours de l’enquête préliminaire, elle avait en particulier déclaré que la requérante avait elle-même suivi un entraînement terroriste dans un camp près de Bakou et qu’elle les avait endoctrinées, elle et Ku., afin de les préparer à devenir kamikazes. Lorsque le procureur interrogea V. sur ces déclarations contradictoires, celle-ci répondit qu’elle n’était pas sûre que la requérante eût réellement participé à un camp d’entraînement terroriste mais confirma qu’elle les préparait, elle et Ku., à devenir kamikazes. ii. Les déclarations de Ku. Ku. confirma qu’avec V. et la requérante elles avaient pris des photographies au centre commercial d’Okhotniy Ryad, à l’initiative de cette dernière, qui « photographiait au hasard », en particulier l’escalier roulant et les personnes qui l’empruntaient. Ku. déclara que la requérante désapprouvait la politique des forces fédérales russes dans le Caucase. Elle affirma toutefois que la requérante ne l’avait jamais incitée à devenir kamikaze. Selon elle, elles avaient simplement voulu vivre ensemble pour prier, lire et se libérer du contrôle de leurs parents. Ku. confirma également que A., une des connaissances de la requérante, était un policier, qu’il payait l’appartement où elles vivaient toutes les trois et qu’il leur donnait occasionnellement de l’argent. Elle indiqua que la requérante leur avait dit un jour qu’elle aimait bien A. Ku. ajouta qu’au cours de son interrogatoire avant le procès, l’enquêteur avait mal interprété ses propos concernant un attentat suicide et qu’elle n’avait jamais envisagé d’en commettre un. Elle nia avoir témoigné sous la contrainte avant le procès. b) Les dépositions des policiers P., S., B., I. et Ke. Le tribunal interrogea plusieurs policiers qui avaient participé à l’interpellation et à la fouille de la requérante (P., S., B., I. et Ke.). Ils affirmèrent que celle-ci avait été appréhendée au cours d’une opération ordinaire de patrouille et qu’ils ne savaient pas que son sac contenait des explosifs. i. Les dépositions des policiers P., S. et B. P. déclara que le jour de l’interpellation de la requérante, il avait décidé de vérifier les papiers de celle-ci car « elle marchait sans but vers la station de métro de Prospekt Vernadskogo ». Elle leur avait présenté son passeport et le tampon d’enregistrement qui confirmait que son droit de séjour à Moscou avait expiré. Les policiers l’avaient alors conduite au poste de police. P. affirma qu’au moment de son interpellation, la requérante s’était montrée nerveuse et agressive et qu’ils avaient décidé de fouiller son sac, cette mesure étant « conforme au droit ». Il expliqua qu’il avait interpellé la requérante « parce qu’on ne savait pas très bien où elle allait », qu’elle « ressemblait à une fille qui faisait l’objet d’un avis de recherche » et à cause « de son origine caucasienne [c’est-à-dire du Caucase du Nord] ». Il ajouta que l’expiration de son enregistrement suffisait à l’arrêter et qu’il s’agissait là d’un contrôle de routine visant à rechercher les personnes dont l’enregistrement avait expiré. S. fit une déposition similaire. Il ajouta que la requérante marchait vite et qu’elle avait menacé les policiers de sanctions disciplinaires lorsqu’ils l’avaient interpellée. B. déclara qu’ils avaient décidé d’interpeller la requérante parce qu’elle était vêtue de noir et était d’« origine caucasienne ». Il ajouta que l’apparence de l’intéressée correspondait à celle d’une personne faisant l’objet d’un avis de recherche. Il affirma que la requérante avait gardé son sac avec elle jusqu’au moment où elle avait été soumise à une fouille au poste de police. ii. Les déclarations des policiers I. et Ke. Le tribunal interrogea également les policiers qui étaient en service au poste de police de Prospekt Vernadskogo le jour de l’arrestation de la requérante. I. déclara avoir fouillé la requérante en présence de deux témoins instrumentaires et avoir trouvé dans son sac deux objets carrés de couleur jaune enveloppés dans du papier aluminium, qui s’étaient par la suite révélés être des explosifs. Elle ajouta que les empreintes digitales de la requérante n’avaient été prises qu’une fois, après la découverte des objets dans son sac. Ke. affirma que la requérante avait gardé tous ses effets personnels avec elle jusqu’à la fouille et qu’il avait fallu une vingtaine de minutes pour trouver des témoins instrumentaires pour y assister avant qu’elle ne pût commencer. Les demandes formées par la requérante et ses avocats pendant le procès a) La demande concernant les enregistrements vidéo Doutant de la fidélité de la transcription des enregistrements vidéo réalisés par la police dans l’appartement, dont il fut donné lecture devant le tribunal, la requérante demanda la projection de ces enregistrements à l’audience. Le tribunal y consentit. Il ressort du procèsverbal d’audience que la requérante n’a formulé aucune demande ou objection au sujet de la qualité de ces enregistrements ou de la manière dont ils avaient été projetés. b) Les demandes concernant les témoins absents i. Le policier A. Les avocats de la requérante demandèrent au tribunal de citer le policier A. à comparaître, sans toutefois préciser les motifs de cette demande. La juridiction de jugement la rejeta au motif que A. était en mission hors de Moscou. Selon la requérante, le tribunal ne tenta pas de vérifier si A. était réellement en mission, ni s’il serait possible de l’entendre à son retour. Il ressort du procès-verbal de l’audience que la requérante et ses avocats n’ont soulevé aucune objection à la lecture à l’audience du procèsverbal de l’interrogatoire de A. réalisé au stade de l’enquête préliminaire. ii. Les témoins instrumentaires B. et K. La requérante demanda également au tribunal l’autorisation d’interroger les deux témoins instrumentaires, B. et K., présentes lors de la fouille dont elle avait fait l’objet au poste de police. Ainsi qu’il ressort du dossier, le tribunal refusa de faire droit à cette demande au motif que les témoins instrumentaires ne pouvaient de toute manière pas corroborer les allégations de la requérante puisque cette dernière affirmait que les explosifs avaient été placés dans son sac avant leur arrivée. Après quatre jours d’audience, le juge proposa aux parties de clore l’examen des éléments de preuve et de passer aux plaidoiries malgré la noncomparution de certains témoins. Les parties y consentirent. La condamnation de la requérante Au cours de la procédure, le tribunal admit comme moyen de preuve les éléments suivants : a) les dépositions faites au cours du procès par les connaissances de la requérante, V. et Ku. ; b) les dépositions faites au cours du procès par les policiers P., S., B., I. et Ke. ; c) un rapport d’expertise des explosifs ; d) le procès-verbal de la fouille ; e) six photographies de l’escalier roulant du centre commercial d’Okhotniy Ryad, saisies dans l’appartement où la requérante vivait ; f) une note manuscrite de la requérante saisie dans l’appartement où elle vivait ; g) les transcriptions des vidéos enregistrées dans l’appartement où la requérante vivait ; h) la déposition faite par A. au stade de l’enquête préliminaire. Le tribunal examina et rejeta l’allégation de la requérante selon laquelle les explosifs avaient été placés dans son sac. Il s’appuya à cette fin sur les dépositions des policiers de la patrouille et du poste de police qui avaient démenti cette allégation et sur le fait que, selon le rapport officiel, la fouille de la requérante avait précédé la prise de ses empreintes digitales et que rien ne prouvait que celles-ci avaient été prises deux fois, comme l’affirmait l’intéressée. Le tribunal considéra par ailleurs qu’au vu des modifications et corrections contenues dans la note manuscrite qui avait été saisie, le texte avait certainement été rédigé par la requérante elle-même, et non copié de sites islamistes sur Internet comme elle l’affirmait. Le 17 janvier 2005, le tribunal condamna la requérante à une peine de neuf ans d’emprisonnement pour préparation d’un acte de terrorisme (une explosion), incitation au terrorisme et port d’explosifs. La procédure d’appel La requérante et ses avocats firent appel de la condamnation. Ils alléguèrent notamment qu’un seul des seize enregistrements vidéo de surveillance avait été projeté à l’audience et que, pour des « raisons techniques », la requérante n’avait pas pu signaler les divergences entre les transcriptions et les enregistrements vidéo des conversations. Ils se plaignaient également du rejet, qu’ils jugeaient abusif, de leur demande de convocation du policier A. en vue de son interrogatoire et affirmèrent que rien dans le dossier ne prouvait que celui-ci était effectivement en mission au moment de l’audience. Ils reprochèrent en outre au tribunal de ne pas avoir entendu les deux témoins instrumentaires, B. et K., qui auraient, selon eux, pu témoigner des circonstances qui avaient précédé la fouille dont la requérante avait fait l’objet au poste de police. Le 17 mars 2005, la Cour suprême de Russie confirma le verdict de culpabilité, mais ramena la peine à huit ans et demi d’emprisonnement. Elle déclara notamment que les enregistrements vidéo avaient été projetés à la demande de la défense, laquelle n’avait soulevé aucune objection ni aucun grief après leur projection au procès, même en ce qui concerne le fait que toutes les vidéos n’aient pas été projetées. Elle considéra en outre que A. n’avait pu déposer à l’audience puisqu’il était en mission professionnelle mais que la déclaration qu’il avait faite avant le procès avait été lue à l’audience avec le consentement de la défense, et que la présence des deux témoins instrumentaires B. et K. n’avait pas été nécessaire puisque la requérante affirmait que les explosifs avaient été placés dans son sac avant leur arrivée. Elle releva que, quoi qu’il en soit, la défense avait accepté de passer aux conclusions et n’avait soulevé aucune objection ou demande complémentaire concernant l’examen de l’affaire. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. Le code pénal russe L’article 30 (Préparation et tentative d’infraction) est ainsi libellé : « 1. La préparation d’une infraction consiste à réunir, fabriquer ou utiliser les moyens ou les armes nécessaires à la commission d’une infraction, solliciter des coauteurs et conspirer en vue de la commission d’une infraction ou [de faciliter la commission d’] une infraction, [même] si celle-ci n’a pas été perpétrée en raison de circonstances indépendantes de la volonté de son auteur (...) » L’article 205 (Terrorisme), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé : « 1. Constitue un acte de terrorisme le fait de provoquer une explosion ou un incendie volontaire ou d’accomplir un autre acte mettant en danger la vie des personnes, causant des dommages matériels considérables ou entraînant d’autres conséquences socialement dangereuses, dans le but de porter atteinte à la sûreté publique, de menacer la population ou d’influer sur les décisions des autorités. Le fait de commettre un tel acte ou la menace de le commettre dans ce but est passible d’une peine privative de liberté d’une durée comprise entre huit ans et douze ans (...) » L’article 205.1 (Incitation au terrorisme ou autre forme de complicité dans la commission d’un acte de terrorisme), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé : « 1. L’incitation à commettre l’une des infractions prévues aux articles 205, 206, 208, 211, 277 et 360 du présent code ou la tentative de faire participer une personne aux activités d’une organisation terroriste, la fourniture d’armes ou la formation d’une personne en vue de la commission de l’une des infractions énumérées, ainsi que le financement d’actes de terrorisme ou d’une organisation terroriste sont passibles d’une peine privative de liberté d’une durée comprise entre quatre ans et huit ans (...) » L’article 222 (Acquisition, transfert, vente, conservation, transport et port illégaux d’armes à feu, de leurs principales pièces, de munitions, d’explosifs et d’engins explosifs), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé : « 1. L’acquisition, le transfert, la vente, la conservation, le transport et le port illégaux d’armes à feu [ou] de leurs principales pièces, de munitions, d’explosifs et d’engins explosifs sont passibles d’une peine restrictive de liberté d’une durée maximale de trois ans, d’une peine d’emprisonnement d’une durée maximale de six mois ou d’une peine privative de liberté d’une durée maximale de quatre ans et/ou d’une amende d’un montant maximal de 80 000 roubles ou d’un montant correspondant à trois mois de salaire (ou de tout autre revenu) de la personne condamnée. » B. Le code de procédure pénale russe L’article 56 (Témoins), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé : « 1. Un témoin est une personne qui peut avoir connaissance de faits pertinents pour l’enquête ou la résolution d’une affaire pénale et qui est cité à comparaître pour témoigner. (...) En cas de non-comparution sans motif valable, le témoin peut faire l’objet d’une comparution forcée. » L’article 60 (Témoins instrumentaires), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé : « Un témoin instrumentaire est une personne qui n’a aucun intérêt à l’issue de la procédure pénale et qui est invitée par l’enquêteur à certifier qu’un acte d’enquête a été exécuté et à attester de son contenu ainsi que de la procédure suivie et des résultats dudit acte. Ne peuvent être témoins instrumentaires les mineurs impliqués dans une affaire pénale, leurs parents et les membres de leur famille, de même que les enquêteurs. » L’article 119 (Personnes autorisées à formuler une demande procédurale), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé : « 1. L’exécution d’un acte de procédure ou l’adoption d’une décision de nature procédurale peut être demandée par le suspect, l’accusé, la victime, l’auteur de poursuites privées, la partie civile, le défendeur et leurs représentants aux fins de l’établissement des circonstances pertinentes pour l’affaire pénale et de la garantie du respect des droits et intérêts légitimes du demandeur. » L’article 120 (Formulation d’une demande procédurale), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé : « 1. Une demande procédurale peut être formulée à tout moment au cours de la procédure pénale. Toute demande écrite est versée au dossier, toute demande orale est mentionnée dans le procès-verbal de l’acte d’enquête ou de l’audience. » L’article 235 (Demande d’exclusion d’éléments de preuve), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé : « 1. Les parties à une affaire pénale peuvent demander au tribunal d’exclure tout élément de preuve présenté devant lui. (...) Si l’accusé demande l’exclusion d’éléments de preuve obtenus en violation des dispositions du code de procédure pénale, il incombe au parquet de prouver le contraire. Dans tous les autres cas, la charge de la preuve repose sur la partie qui a formulé la demande d’exclusion de la preuve. » L’article 271 (Présentation d’une demande et décision), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé : « 1. Le président de la juridiction de jugement s’enquiert des demandes présentées par les parties en vue de la citation de nouveaux témoins, experts ou spécialistes, du versement au dossier de preuves ou de documents ou de l’exclusion de preuves obtenues en violation des dispositions du code de procédure pénale. L’auteur d’une demande est tenu de la motiver. (...) L’auteur d’une demande qui a été rejetée peut la présenter à nouveau au cours de la procédure. » L’article 281 du code de procédure pénale (Lecture d’une déposition à l’audience), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé : « 2. En cas de non-comparution d’une victime ou d’un témoin à l’audience, le tribunal [saisi de l’affaire] peut décider, à la demande d’une partie à la procédure ou de son propre chef, de donner lecture de la déposition précédemment faite par la victime ou le témoin lors de l’enquête préliminaire si [la victime ou le témoin] : a) (...) est décédé ; ou b) n’est pas en mesure de comparaître à l’audience pour cause de maladie grave ; ou c) est un ressortissant étranger et refuse de comparaître devant le tribunal ; d) [a été empêché] de comparaître en raison d’une catastrophe naturelle ou (...) d’autres circonstances exceptionnelles (...) » L’article 291 (Fin de l’examen judiciaire), dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi libellé : « 1. Au terme de l’examen judiciaire des éléments de preuve présentés par les parties, le président de la juridiction de jugement demande si les parties souhaitent ajouter des observations à la procédure. Le tribunal examine toutes les demandes en ce sens et statue sur chacune d’entre elles. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1954 et réside à Piatra Neamţ. A. La genèse de l’affaire Le 28 janvier 2006, le conseil de discipline de l’Union nationale des notaires publics de Roumanie (« l’UNNPR ») infligea à la requérante, notaire de profession, une sanction disciplinaire consistant en un blâme, pour irrégularités dans son travail et non-paiement de la taxe professionnelle. Le 14 juillet 2006, sur ordre du ministre de la Justice, la requérante fut suspendue de ses fonctions en raison d’un non-paiement par elle de la taxe professionnelle, et ce jusqu’au versement des sommes dues. Le 10 août 2006, après le paiement des sommes en cause, la requérante fut rétablie dans ses fonctions sur ordre du ministre de la Justice. Le 22 août 2006, la requérante engagea une action en justice, par laquelle elle demandait notamment l’annulation de l’ordre du ministre de la Justice du 14 juillet 2006. Elle critiquait cet ordre en ce qu’il n’aurait pas comporté la signature du ministre et le cachet, de forme circulaire, du ministère. Par ailleurs, elle soutenait que les arrêtés adoptés au sein de l’UNNPR étaient illégaux et qu’ils établissaient une taxe professionnelle d’un montant dépassant celui prévu par le code fiscal. Par deux décisions définitives des 5 et 8 juin 2007, la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») rejeta l’action de la requérante, après avoir constaté la légalité de l’ordre du 14 juillet 2006 ainsi que celle de la taxe professionnelle exigée par l’UNNPR. B. La procédure disciplinaire engagée à l’encontre de la requérante Le 8 septembre 2006, la requérante participa à un débat télévisé lors de l’émission « La cible », diffusée par la chaîne locale TV Neamţ, dont le sujet était intitulé « Du sale chantage et de la persécution dans le monde des notaires ! L’ancienne juge Ana Ioniţă en grève de la faim pendant le sommet de la francophonie ». Les éléments suivants ressortent de la transcription de cette émission. Celle-ci avait commencé par une analyse faite par le réalisateur. Ce dernier avait abordé la question du passé de certains hommes politiques roumains, anciens collaborateurs de l’ancien régime communiste. Il avait également annoncé l’intention de la requérante d’entamer une grève de la faim devant le palais de justice de Bucarest, à l’occasion du festival de la francophonie, qui se déroulait dans cette ville et qui réunissait les présidents et les chefs de gouvernement de plusieurs États européens. Au cours de l’émission, la requérante avait justifié son intention d’entamer une grève de la faim en raison de son désaccord avec la taxe professionnelle instituée par l’UNNPR. Elle avait fait plusieurs déclarations au sujet du fonctionnement de l’UNNPR et de la chambre des notaires de Bacău (« la CNB »), dont elle était membre. Elle avait notamment affirmé que, au cours de la procédure engagée par elle pour contester le paiement de la taxe requise (paragraphe 9 ci-dessus), la CNB avait fait publier un communiqué de presse annonçant sa suspension de fonctions. Il apparaissait en outre que la requérante avait fourni des informations ayant permis la publication d’un article de presse en juillet 2006 au sujet du fonctionnement de l’UNNPR et de la CNB, et que, en réponse, l’UNNPR avait publié un communiqué de presse désavouant le contenu de cet article. D’après ce communiqué de presse, l’article en question était fondé sur des informations erronées fournies par l’intéressée, et cette dernière «, qui avait été sanctionnée pour son manque de professionnalisme et pour la méconnaissance répétée des normes gouvernant l’activité notariale, [avait géré] ses frustrations en commanditant des articles calomnieux. » La partie pertinente en l’espèce de l’intervention de la requérante lors de cette émission se lisait comme suit : « (...) Ce n’est pas pour faire du chantage que je suis présente ici. Depuis sept ans, je suis victime des abus de la CNB et de l’UNNPR. On pratique une taxe professionnelle abusive de 5 %, alors que nous avons réussi à obtenir, en vertu d’une ordonnance, une taxe professionnelle limitée à 2 %. Pour la période pendant laquelle la taxe de 2 % était en vigueur, l’UNNPR et la CNB m’ont mise en permanence sous pression et m’ont obligée, [en exerçant un chantage sur moi], à verser une taxe de 5 %. (...) Nous nous sommes associés pour faire développer notre profession, pour mieux nous défendre contre certains abus, mais ces abus sont exercés par ceux qui sont appelés à nous représenter. Et pourquoi ? Car le camarade C. est devenu notaire à 61 ans. (...) Je ne parle pas de Monsieur C., mais du camarade C. (...) ; il a été nomenklaturiste (...) J’estime qu’il ne faut pas montrer du doigt ceux qui ont commis des abus au cours de la période communiste car on ne peut rien y faire. Mais si ceux-ci n’ont pas le bon sens de se retirer et de « s’humilier » comme le dit la Bible, c’est [à nous de] les réprimander, au moins verbalement, afin qu’ils fassent machine arrière et prient pour le reste de leur vie. Surtout que ce Monsieur C. a commis tant d’illégalités, a irrité tant de monde qu’il pourrait se retirer dans un couvent et prier Dieu pour le pardon pour le restant de sa vie. Dans cette petite ville, tout le monde sait que ce chef de conseil populaire, qui admonestait les secrétaires, faisait acheter des animaux pour ensuite demander leur tête si les animaux ne suffisaient pas. Il a agi comme bon lui semblait. Mais, est-ce qu’on peut faire cela pendant cent ans ? J’ai eu l’audace de lui dire de mettre un terme à [sa fonction de] direction et de rentrer à la maison en paix. Pour s’occuper de son enfant, qu’il a abusivement séparé de sa mère. (...) J’étais juge. Je sais qu’il a eu une affaire [inscrite au rôle du tribunal]. En tant que préfet, il a commis un abus dans cette affaire (...) ; il a commis un excès de pouvoir et a obtenu [la garde] de l’enfant [alors] qu’il n’aurait pas dû l’obtenir. Puisqu’il était le préfet. Dans ces conditions. Je sais exactement comment [la garde] de cet enfant a été attribuée. Je connais l’affaire qui était inscrite au rôle du tribunal. (...) Il était le préfet et, en cette qualité, il a forcé la main du tribunal pour [se voir] attribuer [la garde] de l’enfant, [qu’aucun homme n’aurait pu] obtenir. C’était l’enfant d’une femme. « (...) il a été habitué à frapper du poing sur la table toute sa vie ; c’est sa fonction qui lui a permis cela, fonction qu’il continue à exercer à présent et qu’il a obtenue [par la force]. Je n’en connais pas les circonstances car, à 61 ans, il est devenu notaire et, à 68 ans, le président de la Chambre ; la société a-t-elle besoin de ces mastodontes communistes ? Je ne crois pas que quelqu’un ait encore besoin d’eux. S’ils n’ont pas le bon sens de se retirer, nous devons attirer leur attention, et je suis disposée à prendre des risques et à entamer une grève pour que cet homme se retire de la vie publique, pour qu’il renonce à sa fonction. Il ne la mérite pas, mais il la garde avec l’aide de l’UNNPR. (...) Il a fait [partie] de la police politique, le camarade C. Il a fait [partie] de la police politique. Oui ! (...) Il y a des documents qui le prouvent. Nous allons les produire en temps et en heure. (...) Le sale chantage consiste en ce qu’on a déterminé l’Union des notaires à envoyer une proposition de suspension au ministère de la Justice afin que je sois suspendue de mes fonctions jusqu’au versement de la somme. (...) Le réalisateur : Avez-vous été suspendue sur ordre du ministère de la Justice ? (...) Oui, soi-disant signé par le ministre ... l’ordre ne comportait pas de cachet de forme circulaire. (...) de plus il ne portait aucune signature et aucun cachet. Il y avait un ordre probablement délivré par un employé du ministère de la Justice, d’un commun accord avec le président de l’Union des notaires, dans un but de chantage : « Mme Ioniţă Ana sera suspendue de ses fonctions de notaire jusqu’au paiement du montant dû ». (...) Il est difficile de se sentir persécutée sans être coupable de quoi que ce soit. Donc, qu’est-ce que les citoyens et mes [confrères] doivent savoir, ainsi que ceux qui regardent la télé et qui ont peur de leurs supérieurs hiérarchiques ? Je les respecte, ce sont des gens d’un certain âge, des notaires même, qui sont les victimes de cette mafia des études de notaires qui est une organisation professionnelle créée pour défendre les intérêts du notaire, mais qui l’arnaque et lui vide les poches et édifie des villas partout, à Sinaia ou à l’étranger. Et les autorités nous demandent de leur indiquer les noms de clients qui opèrent des transactions de plus de 10 000 [EUR]... Elles devraient contrôler ceux de Bucarest, les nôtres, sur les manières de blanchir l’argent. (...) J’aurais préféré payer deux criminels au lieu de payer cette contribution de 5 % sur mon travail. Pour cela, je veux faire grève. Je ne veux plus donner de l’argent aux nomenklaturistes. Si le camarade C. ne veut pas partir de son plein gré, je ne lui verse plus 5 % de mes revenus. Il encaisse son indemnisation à l’aide de mon travail et du travail difficile de mes [confrères]. (...) J’ai écrit au journal « Deşteptarea » de Bacău à propos du vrai visage de Monsieur C. ; il a été reflété dans les articles de presse. Après la publication de ces articles, Monsieur M.V.D. [le président de l’UNNPR] a menacé le journaliste qui avait publié des informations sur Monsieur. C., et mon nom a été mentionné dans cette discussion et cité dans un communiqué de presse. (...) Je vais me plaindre devant le ministère des Finances pour leur montrer comment l’UNNPR nous arnaque. Nous payons des taxes exorbitantes. Les citoyens connaissent cette situation. Et je vais rendre publiques les taxes que nous versons. Et l’UNNPR encaisse ces 5 % et elle en dispose comme bon lui semble ; il s’agit d’une union de personnes qui ne paye pas d’impôts. Est-ce possible ? Je vais envoyer une lettre ouverte au ministère des Finances afin qu’il soit informé de combien d’argent il s’agit ; je crois que tous les retraités pourraient vivre de cet argent s’il était soumis à l’impôt. Pourquoi l’UNNPR est-elle une organisation non gouvernementale ? Dernièrement, elle est devenue une organisation criminelle. Pourquoi ? Car elle commet des abus et des crimes. On peut même succomber d’une maladie cardiaque en raison des abus commis par l’UNNPR. Voici, chers messieurs et [chers concitoyens], je suis obligée de verser, en plus d’une taxe que je ne dois pas, des pénalités de 0,5 % par jour de retard. Où est-ce que vous avez vu une chose pareille ? (...) Il s’agit d’un arrêté de l’UNNPR. L’Union et les études notariales [disposent] à présent d’une loi [adoptée en] 1996, qui est obsolète. Il y a un arrêté no 10 qui dit : « le notaire qui, pour diverses raisons, n’a pas versé la taxe est tenu de payer des pénalités de 0,5 % par jour de retard ». C’est de l’escroquerie, du chantage, de l’affaire sale. Je dirais de la mafia, de l’usure. Même les usuriers ne touchent pas 0,5 % par jour. Est-ce que vous avez entendu parler d’une banque qui exige 0,5 % par jour ? Je me sens escroquée, rabaissée. Je souhaite entamer une grève et quitter cette union. Je veux m’adresser à des parlementaires afin qu’ils déposent une initiative [législative], pour que nous puissions nous associer librement, sans que je sois obligée de m’associer à ce corps de métier dont je ne veux plus. Je peux verser 5 % à une autre union qui me protège contre ces gens. Je devrais verser 5 % à une autre association qui me protège contre ces abus. Je me considère donc victime d’un abus. (...) » Le 21 octobre 2006, le collège directeur de la CNB décida l’ouverture d’une procédure disciplinaire contre la requérante. Le président du collège directeur, A.C., s’abstint lors du vote. Par une décision du 20 janvier 2007, le conseil de discipline de l’UNNPR ordonna, en application de l’article 41 c) de la loi no 36/1995 relative aux notaires publics et à l’activité notariale (« la loi no 36/1995 »), la suspension de la requérante de ses fonctions de notaire pour une période de quatre mois. Il considérait que les déclarations faites par l’intéressée lors de l’émission télévisée « La cible » avaient porté atteinte à l’honneur et à la probité professionnelle du corps des notaires, ainsi qu’à l’image de l’UNNPR et de la CNB. Pour arriver à cette conclusion, le conseil de discipline avait analysé la transcription de l’émission télévisée et s’était focalisé sur l’emploi, par la requérante, de certaines expressions – telles que « abus de la CNB et de l’UNNPR », « une taxe professionnelle abusive », « l’UNNPR et la CNB m’ont mise en permanence sous pression et m’ont obligée, [en exerçant un chantage sur moi], à verser une taxe de 5 % », « cette mafia des études de notaires » qui « l’arnaqu[ait] et lui vid[ait] les poches », « j’aurais préféré payer deux criminels au lieu de payer cette contribution de 5 % » – qui, selon lui, entraînaient la responsabilité disciplinaire de l’intéressée. Il s’était en outre référé aux affirmations de la requérante par lesquelles celle-ci avait affirmé que le président de la CNB était un « nomenklaturiste » et que le président de l’UNNPR avait menacé un journaliste ayant publié un article de presse au sujet du président de la CNB. C. La contestation de la sanction disciplinaire infligée à la requérante La requérante contesta la décision du 20 janvier 2007 susmentionnée devant le Conseil de l’UNNPR. Le 28 septembre 2007, celui-ci rejeta cette contestation en reprenant la motivation retenue par le conseil de discipline. La requérante forma un recours contre cette dernière décision devant les tribunaux. Le collège directeur de la CNB introduisit également un recours, estimant que la sanction infligée à la requérante était trop faible. Par un arrêt du 25 février 2008, la cour d’appel de Bacău, en une formation de jugement présidée par le juge N.M., rejeta les deux recours. La partie pertinente en l’espèce de cette décision se lisait comme suit : « Par l’entretien accordé à la télévision locale le 8 septembre 2006, la plaignante a exprimé son opinion sur les personnes qui font partie de la direction de la CNB et sur l’établissement des taxes par l’UNNPR. Par ses affirmations, la plaignante a qualifié l’activité [de ces personnes] de diversion, de dissimulation, de [plaisanterie], de sale chantage ou de menace de type mafieux. Au président de la CNB, A.C., elle a reproché des illégalités, des aspects négatifs de sa vie de famille et des activités menées avant 1989. Par rapport aux taxes professionnelles établies par la CNB, elle a soutenu que la différence entre les 2 % fixés par la loi et les 5 % représentait ce que les notaires payaient de leurs poches pour ne pas être persécutés ; [elle a déclaré qu’]on avait ordonné sa suspension de fonctions, pour non-paiement de la différence, par un ordre du ministre de la Justice qui ne portait pas de cachet de forme circulaire et qui n’était pas signé par le ministre lui-même, à la suite d’une prétendue entente entre un employé du ministère de la Justice et le président de l’UNNPR. (...) La liberté d’expression, qui aurait été méconnue par les décisions contestées par la plaignante, présuppose la liberté d’opinion, le droit de chaque personne de se former sa propre conception de la vie sociale et du monde l’entourant en général. Les atteintes portées à la liberté d’expression selon l’article 10 § 2 de la Convention et l’article 30 § 6 de la Constitution visent la protection de la réputation et des droits d’autrui, de l’ordre et de la morale. Par les affirmations faites lors de l’entretien susmentionné, la plaignante a expliqué son attitude par rapport aux taxes professionnelles exigées par la CNB et l’UNNPR de manière illégale et au moyen [d’expressions diffamatoires]. Les attaques virulentes à l’adresse du président de la CNB, [qui dépassaient] les limites de l’activité professionnelle [de celui-ci] ainsi que le mode de fonctionnement de l’organisation professionnelle ou d’établissement de certains actes des autorités, représentent un comportement, [de la part de la plaignante], de nature à porter atteinte à l’honneur, à la probité professionnelle, à la correction et à l’honnêteté. Par ses déclarations, la plaignante a porté atteinte à l’image de l’ordre professionnel des notaires, la sanction disciplinaire [infligée] étant proportionnée à l’intérêt général protégé, à savoir la confiance des citoyens dans les autorités de l’État. Dans ce contexte, le deuxième paragraphe de l’article 10 de la Convention prévoit que la liberté d’expression comporte des devoirs et des responsabilités spécifiques, la Cour européenne des droits de l’homme [ayant rappelé] que, lorsqu’il s’agissait de la liberté d’expression des fonctionnaires, les devoirs et les responsabilités prévues à l’article 10 § 2 de la Convention [avaient] une plus grande importance (voir Diego Nafria c. Espagne, no 46833/99, 14 mars 2002). Sans qu’ils soient assimilés aux fonctionnaires, les notaires sont amenés à accomplir un devoir public avec des conséquences importantes dans la vie juridique, dans l’exercice des droits et la protection des intérêts des citoyens, conformément à la loi. En tant que membre de cet ordre professionnel, [la plaignante] a assumé toutes les responsabilités et les devoirs prévus par la loi et par le code déontologique, tout en acceptant les conséquences de ses actions. Un élément important à prendre en considération est le résultat du contentieux [porté devant les tribunaux par] la plaignante afin de défendre ses droits au sujet des taxes qu’elle estimait illégales. Ainsi, par le jugement no 167/2006 de la cour d’appel de Bacău, devenu définitif à la suite de l’arrêt no 2969 du 8 juin 2007 de la Haute Cour de cassation et de justice, il a été jugé que la taxe contestée par la plaignante était légale, [ce qui confirme] ainsi que la plaignante donnait une interprétation erronée à des dispositions du code fiscal qui n’étaient pas applicables dans l’affaire. Dans ce contexte, l’attitude de la plaignante lors du débat télévisé apparaît comme inadéquate par rapport à sa formation de juriste et de professionnelle du droit, et [eu égard à sa qualité de] membre d’un ordre ayant une importance majeure dans la vie sociale ; par son attitude qui s’éloigne des règles d’un débat civilisé, [la plaignante] a provoqué des préjudices, et ce non seulement au détriment de l’image de l’ordre professionnel (...) La cour juge que la suspension de la plaignante de ses fonctions, pour une durée de quatre mois, est proportionnée eu égard aux effets de ses affirmations sur l’opinion publique, ainsi que eu égard aux objectifs généraux de la sanction, à savoir, la prévention future de faits similaires et le respect des normes admises dans le cadre d’un ordre professionnel. » La requérante se pourvut en cassation contre cette décision. Devant la Haute Cour, elle soutenait, entre autres, que la sanction disciplinaire qui lui avait été infligée avait porté atteinte à sa liberté d’expression. Par un arrêt du 6 février 2009, la Haute Cour rejeta le recours de la requérante et confirma le bien-fondé de l’arrêt de la cour d’appel. Elle considérait, à l’instar de la juridiction d’appel, que l’intéressée avait utilisé des expressions diffamatoires à l’encontre de la CNB et de l’UNNPR et que la sanction disciplinaire était proportionnée à la gravité de la faute commise par elle. La Haute Cour s’exprimait dans ses termes : « Les décisions contestées ne portent pas atteinte à la liberté d’expression, étant donné qu’elles respectent les dispositions légales relatives aux conditions de forme et de fond applicables et que la sanction infligée est proportionnée à la gravité de la faute commise. La plaignante invoque, à l’appui de son moyen de recours [tiré d’une méconnaissance de la liberté d’expression], les dispositions de l’article 30 de la Constitution et de l’article 10 § 1 de la Convention sur la liberté d’expression, mais ignore [celles] de l’article 30 § 6 de la Constitution, qui prévoit que « la liberté d’expression ne peut porter préjudice à la dignité, à l’honneur, à la vie privée de la personne ou au droit à l’image », ainsi que celles de l’article 10 § 2 de la Convention, qui identifie les restrictions à la liberté d’expression, qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique aux fins de la protection de la réputation ou des droits d’autrui, ainsi que pour la défense de l’ordre et de la morale. Ainsi, la plaignante, par son comportement, a méconnu les dispositions de l’article 39 d) de la loi no 36/1995 et de l’article 29 § 2 du code déontologique étant donné qu’elle a proféré en public de graves accusations à l’encontre de la direction de la CNB et de l’UNNPR, en employant des expressions dénigrantes à l’adresse des notaires publics et des organismes de direction, alors que, en sa qualité de notaire, elle avait l’obligation de contribuer à la consolidation du prestige de l’institution à laquelle elle appartenait ; en effet, selon l’article 28 du code déontologique, les appréciations publiques déshonorantes à l’égard de confrères notaires ou les critiques relatives à leurs compétences et à la qualité de leur travail représentent des actes de concurrence déloyale. » D. La plainte pénale déposée par la requérante À une date non précisée, la requérante déposa une plainte pénale contre A.C., le président de la CNB, du chef de dénonciation calomnieuse et chantage. Par une décision du 15 décembre 2005, le parquet prononça un non-lieu. La Cour ne dispose pas de cette décision. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 36 du 12 mai 1995, sur les notaires publics, telle qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisait comme suit : Article 3 « Le notaire public est investi d’une mission d’autorité publique et exerce une fonction autonome. » Article 4 « L’acte dressé par le notaire public, revêtu de son sceau et de sa signature, bénéficie de l’autorité publique et de la force probante prévue par la loi. » Article 17 « Le notaire public est nommé par le ministre de la Justice (...) ». Article 39 « La responsabilité disciplinaire du notaire est engagée en cas de : (...) d) comportement qui porte atteinte à l’honneur ou à la probité professionnelle ; » Article 41 « Les sanctions disciplinaires seront infligées en fonction de la gravité des faits et consistent en : a) le blâme ; b) l’amende (...) ; c) la suspension professionnelle pour une durée maximale de six mois ; d) l’exclusion de la profession. » Les dispositions pertinentes en l’espèce du code déontologique des notaires publics, en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi rédigées : Article 28 « Constituent des actes de concurrence déloyale : a) les appréciations publiques déshonorantes à l’égard de confrères notaires ; b) les critiques relatives aux compétences et à la qualité du travail des confrères notaires ; (...) » Article 29 § 2 « Le notaire public qui, sciemment ou par négligence, méconnaît son obligation de ne pas commettre les actes de concurrence déloyale énumérés à l’article 28 est tenu pour responsable de l’atteinte portée à l’honneur et à la probité professionnelle [d’autrui], dans les conditions prévues par la loi, le règlement, le statut ou le présent code. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante, Service Benz Com S.R.L., est une société commerciale de droit roumain créée en 1993 et ayant son siège à Adunaţii Copăceni. Le 11 mai 2010, la société requérante, dont l’activité principale selon son objet statutaire est le commerce de détail de carburants en magasin spécialisé, conclut avec la société « N. » SARL un contrat ayant pour objet le transport de « lubrifiants [pour] automobiles et autres marchandises ». Le contrat stipulait qu’il incombait à la société N. « de compléter les documents de transport avec les données requises, réelles et correctes ». Le jour même, deux camions-citernes appartenant à la société requérante furent chargés en Bulgarie, en présence d’un représentant de l’administration fiscale. Après leur chargement, le représentant du fisc y apposa des scellés. Avant que les deux camions-citernes n’arrivassent à leur destination, des représentants de la brigade financière roumaine les arrêtèrent et procédèrent à un contrôle. Après des analyses en laboratoire, ils constatèrent que le liquide transporté n’avait pas les mêmes caractéristiques que celles indiquées dans les documents de transport. Par un procès-verbal de contravention du 7 juin 2010, les représentants de la brigade financière décidèrent : – d’infliger à la société « N. », propriétaire de la marchandise transportée, une amende de 100 000 RON (soit environ 23 000 EUR) pour non-respect du régime des produits soumis au droit d’accise, en application de l’article 220 § 1 k) du code de procédure fiscale (le « CPF ») ; – de confisquer la marchandise (le liquide transporté), ainsi que les deux camions-citernes appartenant à la société requérante, en application de l’article 220 § 2 a) et b) du CPF. La société requérante fit opposition à ce procès-verbal pour ce qui était de la confiscation de ses deux camions-citernes. Devant le tribunal de première instance de Slobozia, elle soutint : – qu’elle avait seulement transporté la marchandise de son client et n’avait à ce titre aucune responsabilité quant à sa conformité légale ; – que l’article 220 § 1 k) du CPF ne lui était pas applicable, étant donné que d’après les documents de transport en sa possession, elle ne transportait pas des produits soumis au droit d’accise. Par un jugement du 15 novembre 2010, le tribunal de première instance de Slobozia accueillit l’opposition de la société requérante et annula ainsi le procès-verbal pour ce qui était de la confiscation des camions-citernes. Le juge du fond considéra : – que la responsabilité du transporteur ne pouvait pas être engagée, dès lors qu’il n’avait eu aucune possibilité de vérifier la conformité de la marchandise et qu’un représentant de l’autorité fiscale avait apposé des scellés après le chargement des deux camions-citernes ; – que, par conséquent, la confiscation était en l’espèce abusive et illégale. L’administration fiscale se pourvut en recours contre ce jugement. Le 28 février 2011, le tribunal départemental d’Ialomiţa fit droit au pourvoi de l’autorité fiscale : il cassa le jugement et, statuant lui-même au fond, rejeta l’opposition de la société requérante comme étant mal fondée. Dans ses motifs, le tribunal retint notamment : – que la contravention prévue à l’article 220 § 2 b) du CPF autorisait la peine accessoire de confiscation des biens, sans distinguer si lesdits biens appartenaient au contrevenant ou à une tierce personne ; – que, d’ailleurs, les articles 24 et 25 de l’ordonnance gouvernementale no 2/2001 du 12 juillet 2001 sur le régime juridique des contraventions prévoyaient bien l’hypothèse que les biens confisqués puissent appartenir à une autre personne que le contrevenant. Le tribunal motiva la suite de son arrêt ainsi : « (...) la propriétaire des biens confisqués, la société Service Benz Com SARL, n’est pas contrevenante, de sorte qu’il n’y a pas lieu d’entrer dans [la discussion] de sa faute ; la confiscation s’opère exclusivement en vertu de la loi, en tant que peine accessoire ; elle ne sera écartée qu’en cas de méconnaissance des dispositions légales. Le moyen de pourvoi tiré de l’absence de diligence du transporteur, qui est directement responsable de l’intégralité et de la légalité des biens transportés, est également fondé. » II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS L’ordonnance gouvernementale no 2/2001 du 12 juillet 2001 sur le régime juridique des contraventions se lit comme suit dans sa partie pertinente : Article 1 « La loi contraventionnelle défend les valeurs sociales qui ne sont pas protégées par la loi pénale. Une contravention est l’acte commis avec faute, prévu et sanctionné par la loi, par une ordonnance du gouvernement ou, selon le cas, par une décision de la mairie d’une commune [ou d’une] ville (...). » Article 5 « (1) Les sanctions contraventionnelles sont principales ou complémentaires. (2) Les sanctions contraventionnelles principales sont : (...) (b) l’amende contraventionnelle ; (...) (3) Les sanctions contraventionnelles complémentaires sont : (a) la confiscation des biens provenant de la commission des contraventions, ainsi que des biens utilisés aux fins de celle-ci, ou destinés à l’être. » Article 24 « (1) L’agent qui applique la sanction ordonne également la confiscation des biens provenant de la commission des contraventions, ainsi que des biens utilisés aux fins de celle-ci, ou destinés à l’être. (...) (3) L’agent qui applique la sanction doit établir qui est le propriétaire des biens confisqués et, si ceux-ci appartiennent à une personne autre que le contrevenant, faire mention, si possible, dans le procès-verbal, des données personnelles du propriétaire ou préciser les raisons pour lesquelles il n’a pas pu être identifié. » Article 25 « (1) Une copie du procès-verbal sera remise ou, selon le cas, notifiée au contrevenant et, le cas échéant, à la partie lésée et au propriétaire des biens confisqués. » Les dispositions pertinentes du code de procédure fiscale, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisent comme suit : Article 220 – Contraventions et sanctions en matière de produits soumis au droit d’accise « 1. Constituent des contraventions les actes suivants : (...) k) le transport de produits soumis au droit d’accise sans le document d’accompagnement de la marchandise — DAI — prévu au titre VII du code fiscal ou pour lesquels le document n’est que partiellement rempli ou contient des données non conformes quant à la quantité, au code NC ou au document de transport, ainsi que le transport de produits soumis au droit d’accise effectué avec des citernes ou récipients sans scellés ou avec des scellés endommagés. Les contraventions visées au premier alinéa sont punies d’une amende (...) et de : (...) b) la confiscation des citernes, récipients et moyens de transport utilisés pour le transport de produits soumis au droit d’accise [dans les conditions décrites] à l’alinéa 1 k). » La Cour constitutionnelle roumaine, dans sa fonction de « garante de la suprématie de la Constitution », est amenée à interpréter les dispositions internes à caractère législatif, dans le cadre du contrôle de constitutionnalité qu’elle exerce. Elle fut saisie à plusieurs reprises de la question de la constitutionnalité – sous l’angle de la protection du droit de propriété – des dispositions de l’article 190 § 2 b) du CPF, devenu l’article 220 § 2 b) du CPF, en ce que celles-ci autorisaient la confiscation de biens pouvant appartenir à d’autres personnes que le contrevenant. Dans ses décisions no 685 du 16 novembre 2006, no 603 du 19 juillet 2011 et no 1521 du 24 janvier 2012, elle a jugé que ces dispositions n’étaient pas inconstitutionnelles, en considérant : – qu’en confiant au contrevenant le moyen de transport confisqué, son propriétaire avait assumé le risque que celui-ci en fasse dans le cadre de ses activités un usage dangereux pour la société ; – qu’en tout état de cause, il était loisible au propriétaire des biens confisqués d’obtenir réparation de son préjudice auprès du contrevenant, par le biais d’une action en justice sur la base du contrat conclu avec celui-ci ; – qu’une interprétation différente permettrait le contournement facile des dispositions légales compte tenu de ce que le contrevenant pourrait invoquer à sa défense sa qualité de détenteur précaire du moyen de transport, de sorte que l’activité de transport illégal pourrait continuer. À l’époque des faits, la responsabilité civile contractuelle était régie par les dispositions des articles 1073-1090 du code civil roumain. La doctrine roumaine considère que l’engagement de la responsabilité civile contractuelle, y compris en matière du droit du transport, requiert la réunion de plusieurs conditions, à savoir un préjudice, un fait illicite, une faute et un rapport de causalité entre ce fait et le préjudice (Gheorghe Piperea, Dreptul transporturilor, éditions All Beck, 2005, p. 50-51). Les dispositions pertinentes du code de commerce, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées : Article 416 « L’expéditeur a l’obligation de confier au transporteur les documents douaniers ou tout autre document nécessaire ; il est responsable du contenu et de la régularité de ces documents. » Les dispositions pertinentes du nouveau code civil, qui a été publié au Journal Officiel le 24 juillet 2009, puis republié le 15 juillet 2011, et qui est entré en vigueur le 1er octobre 2011, se lisent comme suit : Article 1961 § 3 « L’expéditeur est responsable envers le transporteur pour le préjudice causé par un vice propre de la marchandise ou pour toute autre omission, insuffisance ou inexactitude des mentions à inclure dans le document de transport ou, le cas échéant, dans les documents supplémentaires. Le transporteur est [responsable] envers les tiers pour le préjudice ainsi causé, mais il dispose d’une action en réparation contre l’expéditeur. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1965 et réside en Suisse. Il est journaliste de profession. En janvier 2009, le requérant fit paraître dans un hebdomadaire un article concernant une procédure pénale dirigée contre « un important régisseur immobilier » à la suite de l’inculpation de ce dernier, soupçonné de pédophilie. L’article se présentait sous la forme d’une interview du père de l’une des victimes présumées. Celui-ci se disait surpris par la libération provisoire du coupable présumé et racontait avoir approché le requérant dans le but de défendre l’honneur de sa fille et d’alerter d’autres victimes éventuelles. Dans cet article, le requérant, après avoir narré la manière dont la jeune fille était entrée en contact avec l’auteur présumé des faits et comment ceux-ci avaient été découverts, dénonçait la remise en liberté du prévenu en citant une partie du recours du ministère public contre la décision du juge instructeur, désigné nommément, de mettre un terme à la détention préventive. Ce recours avait été formé par le ministère public en raison du risque de collusion et de récidive du prévenu. Le ministère public craignait notamment que ce dernier exerce une influence sur les victimes présumées. L’article se poursuivait par la description détaillée des faits incriminés. Il décrivait ensuite la réaction du coupable présumé face aux accusations dont il faisait l’objet ainsi que le maintien de sa relation avec la plaignante dans l’affaire en cause, à savoir la compagne de l’intéressé et la mère de l’une des victimes présumées. Il reproduisait également des déclarations faites devant la police par la plaignante, ayant notamment trait à ses relations sexuelles avec le prévenu et à sa dépendance financière à son égard. L’article s’achevait sur les raisons ayant poussé le père de l’une des victimes à approcher le requérant (paragraphe 6 ci-dessus). Il était notamment accompagné d’une photographie de profil du père interviewé, le regard légèrement tourné vers l’horizon. La plaignante requit et obtint du magazine un dédommagement conséquent à la suite de la publication de l’article litigieux. Le coupable présumé ne porta pas plainte contre le requérant. Ce dernier fit cependant l’objet de poursuites pénales d’office pour avoir publié des documents protégés par le secret de l’instruction en vertu de l’article 293 du code pénal (paragraphe 17 ci-dessous). Par une ordonnance pénale du 20 janvier 2011, le procureur condamna le requérant, en tenant compte des antécédents judiciaires de l’intéressé, à une amende pénale de 5 000 francs suisses (CHF – environ 3 850 euros (EUR) à l’époque des faits). Sur opposition du requérant, le tribunal de police le condamna, par un jugement du 15 juin 2011, à une amende de 5 000 CHF. Le requérant fit appel du jugement du tribunal de police devant la cour d’appel pénale du tribunal cantonal vaudois, qui le débouta le 21 février 2012. Le requérant forma alors un recours en matière pénale contre l’arrêt de la cour d’appel. Le Tribunal fédéral rejeta le recours du requérant par un arrêt du 27 septembre 2012. Après avoir retenu que les documents publiés par le requérant étaient, ainsi que le reconnaissait lui-même ce dernier, protégés par le secret de l’instruction, le Tribunal fédéral effectua une mise en balance des intérêts en jeu. Il considéra notamment que : « 3.3 (...) Tant le contenu, la forme de l’article que l’optique adoptée (le point de vue du père de l’une des victimes) présentaient d’emblée l’auteur présumé comme coupable en laissant aussi entendre que d’autres victimes seraient demeurées inconnues. Les critiques adressées au juge d’instruction, désigné nommément dans la publication, en relation avec la libération de la détention préventive, laissant entendre que celle-ci était justifiée par le statut social de l’accusé, étaient de nature à influencer, par la suite, ce magistrat et, surtout, à discréditer sa décision ainsi que, plus généralement, son action voire celle des autorités pénales vaudoises aux yeux des lecteurs. On peut aussi relever, dans ce contexte, que le tribunal de police, au moment de fixer la peine, a dû prendre en considération, à décharge, le fait « que l’accusé a beaucoup perdu, plus particulièrement sur un plan professionnel du fait notamment du lynchage médiatique et de la campagne de dénigrement dont il a fait l’objet après les faits » (jugement du Tribunal d’arrondissement (...), du 11 mars 2010, p. 20). En ce qui concerne les intérêts de la plaignante, le premier juge a constaté que celle-ci avait requis et obtenu [du magazine] un dédommagement conséquent ensuite de la publication (jugement, p. 13). Mais surtout, les victimes mineures pouvaient, de toute évidence, prétendre à ne pas voir les détails les plus sordides des atteintes subies à leur intégrité sexuelle étalés dans la presse, même si elles étaient présentées sous pseudonymes. Du reste, la photographie de profil du père de l’une des victimes, accompagnée du prénom réel et de l’initiale du nom de l’homme pouvaient permettre à un cercle indéterminé de personnes de l’identifier et, par là-même, de reconnaître sa fille. En affirmant que les documents litigieux étaient, de toute manière, appelés à être évoqués lors de débats publics, le recourant méconnaît, par ailleurs, la nature même de l’affaire, qui avait trait à des atteintes à l’intégrité sexuelle d’enfants. Dans de telles causes, la protection de la personnalité des victimes constitue un impératif qui s’impose aux autorités pénales à tous les stades de la procédure. Les victimes peuvent en effet prétendre à ne pas voir leur histoire et leurs souffrances les plus intimes étalées sur la place publique. Ce droit s’étend jusqu’aux débats (art. 70 al. 1 let. a CPP ; art. 334 CPP/VD et 35 let. e aLAVI) et il n’appartient pas à la presse de décider ex ante de les en priver. On peut ajouter d’office (art. 105 al. 2 LTF) que, selon les pièces du dossier, les victimes mineures ont, d’entrée de cause, fait usage de leur droit de demander le huis clos lors de l’audience de jugement de l’auteur et que cette requête a été admise (procès-verbal de l’audience du 9 mars 2010 du Tribunal (...), p. 3). Il résulte de ce qui précède que la publication litigieuse a non seulement mis concrètement en péril nombre d’intérêts légitimement protégés par le secret de l’enquête mais qu’elle les a irrémédiablement atteints. (...) (...) 4.1 (...) la publicité d’éléments d’une enquête ne saurait être la règle lorsque l’instruction a pour objet des infractions à l’intégrité sexuelle d’enfants. Il s’agit, au contraire, d’un domaine dans lequel les intérêts de la justice, d’une part, mais aussi ceux – opposés ou non –, du prévenu, des plaignants et victimes, d’autre part, revêtent une importance toute particulière. L’objet même de telles enquêtes et de leur contenu est susceptible de susciter une curiosité qui, à elle seule, ne saurait fonder le droit du public à recevoir des informations. On ne saurait donc reprocher à la cour cantonale d’avoir considéré que le seul fait que l’enquête avait pour objet des infractions à l’intégrité sexuelle d’enfants ne pouvait justifier un intérêt à la publication. Rien n’indique, en l’espèce, que l’affaire avait, auparavant, déjà été rendue publique et qu’elle ait fait l’objet d’un débat, moins encore qu’elle ait suscité un intérêt particulier ou des craintes dans la population. Tels qu’ils ressortent de l’article du recourant, les faits se sont déroulés dans un cadre essentiellement familial et, en tout cas très restreint, même si l’une des victimes était l’amie de la fille – elle-même victime – de la plaignante et ex-compagne de l’auteur présumé. La situation n’était, dès lors, pas comparable, à celles dans lesquelles un auteur s’en prend à des victimes qui lui sont totalement inconnues ou, au contraire, qu’il connaît en nombre en raison de sa situation sociale ou professionnelle, par exemple dans un contexte scolaire ou associatif, au risque que certaines victimes demeurent inconnues. La situation de l’auteur, décrit comme « un homme de 41 ans, qui gère des milliers de logements dans le canton de Vaud » et dont l’article précisait aussi qu’il était aisé, qu’il s’était fait construire une villa de 7 pièces, possédait un appartement dans une station valaisanne et un bateau sur le lac Léman, ne présentait non plus aucun intérêt au-delà de la simple curiosité qu’elle pouvait susciter au sein du lectorat du recourant. Rien n’indique en effet qu’il se soit agi d’un personnage connu du grand public. L’affaire en cause ne constituait guère qu’un fait divers parmi d’autres affaires du même genre. L’article a, du reste, paru sous la rubrique « Faits divers ». On comprend certes que le statut social du prévenu fondait, aux yeux du père de l’une des victimes, une critique quant à la remise en liberté de l’intéressé (« Un maçon qui aurait commis les mêmes actes serait toujours en prison dans l’attente de son procès »). Mais, hormis ces propos relayés par le recourant, aucun autre élément de la publication n’ouvre, sur cette question, un quelconque débat général. Le recourant justifie aussi l’intérêt de la publication par son intention « de faire sortir de l’ombre » d’autres victimes. Indépendamment du fait que ce but n’a pas été atteint, le recourant n’expose pas ce qui, en l’espèce, aurait pu fonder un tel soupçon, à part les suspicions du père interviewé, ni en quoi l’on aurait pu objectivement reprocher au juge chargé de l’enquête d’avoir omis de prendre des mesures en vue de découvrir de telles victimes cachées, en communiquant, par exemple, volontairement par l’intermédiaire de la presse (cf. art. 185b al. 1 CPP/VD). Or, la seule volonté d’informer du recourant ne saurait justifier une telle démarche que les autorités pénales peuvent entreprendre par elles-mêmes lorsque les besoins de l’enquête la justifient. À l’inverse, la mention des soupçons du père interviewé et de son sentiment de n’avoir pas été entendu, pouvaient faire présumer une attitude partiale ou laxiste du magistrat chargé de l’instruction qui n’aurait remis l’intéressé en liberté qu’en raison de son statut social et n’aurait pas suffisamment recherché d’éventuelles victimes demeurées inconnues. Ces éléments, ainsi présentés, étaient donc de nature à saper la confiance du public dans les autorités d’instruction vaudoises en général et, en particulier, dans le magistrat chargé de l’affaire, qui était cité nommément. 4.2 On ne peut ignorer non plus, dans la pesée des intérêts, la forme de la publication, du vocabulaire utilisé, de la mise en page ainsi que des titres et sous-titres ou encore de la précision des informations (arrêt CEDH Stoll précité, §§ 146 ss, spéc. 146, 147 et 149). À cet égard, le titre (...) ainsi que le sous-titre (...) suggéraient d’emblée, sans réserve, la culpabilité de l’auteur. Dans la suite, si le recourant a indiqué que l’intéressé était présumé innocent jusqu’à son jugement, cette simple précaution rédactionnelle ne suffit pas à restituer un caractère objectif au texte. Elle était, de surcroît, immédiatement suivie de l’indication, toute d’ambiguïté, qu’il était « présumé pédophile ». On doit également souligner, dans ce contexte, la description inutilement détaillée des actes subis par les victimes ainsi que des rapports que le prévenu a continué à entretenir avec la plaignante après l’ouverture de l’enquête pénale. L’ensemble de ces éléments suggère plus une intention de sensationnalisme qu’une volonté d’informer de manière objective ou d’ouvrir un débat sur un thème de société. » Le 26 novembre 2013, l’employeur du requérant s’est acquitté pour ce dernier de l’amende de 5 000 CHF. II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT A. Le code pénal suisse du 21 décembre 1937 Les dispositions pertinentes en l’espèce du code pénal suisse du 21 décembre 1937 (version en vigueur à partir du 1er janvier 2007) se lisent ainsi : Article 293 – Publication de débats officiels secrets « 1 Celui qui, sans en avoir le droit, aura livré à la publicité tout ou partie des actes, d’une instruction ou des débats d’une autorité qui sont secrets en vertu de la loi ou d’une décision prise par l’autorité dans les limites de sa compétence sera puni de l’amende. 2 La complicité est punissable. 3 Le juge pourra renoncer à toute peine si le secret livré à la publicité est de peu d’importance. » Quant à l’initiative parlementaire demandant l’abrogation de l’article 293 du code pénal suisse, il ressort du rapport du 23 juin 2016 de la Commission des affaires juridiques du Conseil national que cet organe a choisi l’adaptation dudit article à la jurisprudence de la Cour et non son abrogation. B. Le code de procédure pénale du canton de Vaud du 12 septembre 1967 Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure pénale du canton du Vaud du 12 septembre 1967 (version en vigueur jusqu’au 31 décembre 2010) sont libellées comme suit : Article 166 – Secret « Les recherches préliminaires de la police judiciaire sont secrètes. Les articles 184 à 186 sont applicables par analogie. » Article 184 – Secret de l’enquête « 1Toute enquête demeure secrète jusqu’à sa clôture définitive. 2Le secret s’étend aux éléments révélés par l’enquête elle-même ainsi qu’aux décisions et mesures d’instruction non publiques. » Article 185 – Personnes tenues « Les magistrats ou collaborateurs judiciaires ne peuvent communiquer ni pièces, ni renseignements sur l’enquête à quiconque n’a pas accès au dossier, sinon dans la mesure où la communication est utile à l’instruction ou justifiée par des motifs d’ordre public, administratif ou judiciaire. » Article 185a « 1Les parties, leurs proches et familiers, leurs conseils, les collaborateurs, consultants et employés de ceux-ci, ainsi que les experts et les témoins sont tenus de respecter le secret de l’enquête envers quiconque n’a pas accès au dossier. 2La révélation faite aux proches ou familiers par la partie ou son conseil n’est pas punissable. » Article 185b « 1En dérogation à l’article 185, le juge d’instruction cantonal et, avec l’accord de celui-ci, le juge chargé de l’enquête ou les fonctionnaires supérieurs de police spécialement désignés par le Conseil d’État (art. 168, al. 3) peuvent renseigner la presse, la radio ou la télévision sur une enquête pendante, lorsque l’intérêt public ou l’équité l’exige, notamment dans l’un des cas suivants : a. lorsque la collaboration du public s’impose en vue d’élucider un acte punissable ; b. lorsqu’il s’agit d’une affaire particulièrement grave ou déjà connue du public ; c. lorsqu’il y a lieu de rectifier des informations fausses ou de rassurer le public. 2Lorsqu’une conférence de presse est organisée, les conseils des parties et le Ministère public sont conviés à y participer. 3Lorsqu’une information inexacte a été transmise à la presse, la radio ou la télévision, les parties peuvent requérir du juge d’instruction cantonal qu’il en ordonne la rectification, par la même voie. » Article 186 – Sanction « 1Celui qui aura violé le secret de l’enquête sera puni d’une amende jusqu’à cinq mille francs, à moins que l’acte ne soit punissable en vertu d’autres dispositions protégeant le secret. 2Dans les cas de très peu de gravité, il pourra être exempté de toute peine (...) » C. Les directives du Conseil suisse de la presse Les directives relatives à la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste émises par le Conseil suisse de la presse se lisent ainsi, en leurs passages pertinents en l’espèce : Directive 7.3 – Enfants « Les enfants sont dignes d’une protection particulière, y compris les enfants de personnages publics ou de personnalités qui sont l’objet de l’attention des médias. Une retenue extrême est indiquée dans les enquêtes et les comptes rendus portant sur des actes violents et qui touchent des enfants (que ce soit comme victimes, comme auteurs présumés ou comme témoins). » Directive 7.4 – Comptes rendus judiciaires ; présomption d’innocence et réinsertion sociale « Lors des comptes rendus judiciaires, les journalistes soupèsent avec une attention particulière la question de l’identification. Ils tiennent compte de la présomption d’innocence. Après une condamnation, ils portent attention à la famille et aux proches de la personne condamnée, ainsi qu’aux chances de réinsertion sociale de cette dernière. » Directive 7.7 – Affaires de mœurs « Dans les affaires de mœurs, les journalistes tiennent particulièrement compte des intérêts des victimes. Ils ne donnent pas d’indication permettant de les identifier. » D. La Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe La Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres, sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales, se lit ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce : « (...) Recommande, tout en reconnaissant la diversité des systèmes juridiques nationaux en ce qui concerne les procédures pénales, aux gouvernements des États membres : de prendre ou de renforcer, le cas échéant, toutes mesures qu’ils considèrent nécessaires en vue de la mise en œuvre des principes annexés à la présente recommandation, dans les limites de leurs dispositions constitutionnelles respectives, de diffuser largement cette recommandation et les principes qui y sont annexés, en les accompagnant le cas échéant d’une traduction, et de les porter notamment à l’attention des autorités judiciaires et des services de police, et de les mettre à la disposition des organisations représentatives des juristes praticiens et des professionnels des médias. Annexe à la Recommandation Rec(2003)13 – Principes concernant la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales Principe 8 : Protection de la vie privée dans le contexte de procédures pénales en cours La fourniture d’informations sur les personnes suspectées, accusées ou condamnées, ainsi que sur les autres parties aux procédures pénales devrait respecter leur droit à la protection de la vie privée conformément à l’article 8 de la Convention. Une protection particulière devrait être offerte aux parties qui sont des mineurs ou d’autres personnes vulnérables, aux victimes, aux témoins et aux familles des personnes suspectées, accusées ou condamnées. Dans tous les cas, une attention particulière devrait être portée à l’effet préjudiciable que la divulgation d’informations permettant leur identification peut avoir à l’égard des personnes visées dans ce Principe. »
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LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1951 et réside à Vérone. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit. A. Les déclarations du requérant et les propos de X et Y Le requérant est le président de l’Association des lecteurs de langue étrangère en Italie (Associazione dei Lettori di Lingua Straniera in Italia (ALLSI)). Le 26 février 1997, il participa à une réunion de la commission de l’emploi et des affaires sociales du Parlement européen, dont le sujet était « La position des enseignants étrangers auprès des universités italiennes ». À cette occasion, le requérant prit la parole et cita, entre autres, le cas de deux lecteurs britanniques dont les titres académiques avaient été évalués de manière diamétralement opposée par l’université de Venise. Le requérant, qui s’exprima en anglais, déclara ensuite : « Comment cela a-t-il pu se produire ? Cela s’est produit parce que, en Italie, il y a un système, dont le nom, « raccomandazioni », est difficilement traduisible, il vient du mot « recommander » (Now, how does this happen ? It happens because there is a system in Italy, and it’s difficult to translate, the word is “raccomandazioni”, it comes from the word “to recommend”). » X, directeur général du département chargé de l’autonomie universitaire au sein du ministère italien de l’Université et de la Recherche scientifique et technologique, et Y, recteur de l’institut universitaire L’orientale de Naples et représentant de la conférence des recteurs des universités italiennes, étaient également présents à la réunion du 26 février 1997. Le 23 janvier 1998, le requérant participa, en sa qualité de président de l’ALLSI, à une conférence organisée à l’université de Bologne par le syndicat national de l’université et de la recherche, qui avait pour thème « L’enseignement des langues dans les universités italiennes. Le profil professionnel et le rôle du lecteur ». Environ 140 personnes, parmi lesquelles des lecteurs étrangers, des professeurs d’université et des représentants du monde politique et syndical, assistèrent à cette conférence. À cette occasion, X prit la parole et déclara : « Il y a un lecteur présent aujourd’hui dans cette salle qui, devant la commission du Parlement européen à Bruxelles, a accusé l’Italie d’être un pays de la mafia (C’è un lettore presente oggi in questa aula, che davanti alla commissione del Parlamento europeo in Bruxelles ha accusato l’Italia di essere un paese della mafia). » Estimant avoir été mis en cause, le requérant répondit qu’il n’avait jamais prononcé le mot « mafia » et il invita X à se rétracter. Y intervint alors, déclarant publiquement que les affirmations de X étaient véridiques et qu’il était lui aussi présent lorsque le requérant avait prononcé les termes en question. Malgré les demandes du requérant, X et Y refusèrent de revenir sur leurs déclarations. B. Le recours en diffamation du requérant et la procédure de première instance Le 4 juillet 1998, le requérant saisit le tribunal de Bologne (« le tribunal ») d’une action en dommages-intérêts engagée sur le fondement de l’article 2043 du code civil en vue d’obtenir la réparation du préjudice matériel et moral qu’il estimait avoir subi en raison d’une atteinte, causée par X et Y, à sa réputation, à son honneur, à son identité personnelle ainsi qu’à sa réputation en tant président de l’ALLSI. Il reprocha à X et Y de lui avoir attribué des propos qu’il n’aurait jamais tenus et qui auraient été susceptibles de constituer l’infraction d’offense à la nation italienne (Vilipendio alla nazione italiana). X et Y, représentés par l’avocat de l’État (Avvocatura dello Stato), se constituèrent dans la procédure. Ils répliquèrent, entre autres, que leur conduite se justifiait par l’exercice de leur droit de chronique et de critique (diritto di cronaca et di critica) garanti par l’article 21 de la Constitution. Au cours de la procédure, le tribunal ordonna la production de l’enregistrement et de la transcription de l’intervention du requérant devant la commission de l’emploi et des affaires sociales du Parlement européen. Outre X et Y, plusieurs témoins furent entendus. Un expert commis d’office, Z, fut chargé de traduire vers l’italien les déclarations du requérant. Par un jugement du 6 avril 2002, le tribunal condamna conjointement X et Y à verser au requérant la somme de 19 000 euros (EUR) à titre de réparation pour préjudice moral et la somme de 6 520 EUR en remboursement des frais de justice exposés par l’intéressé. Il ordonna en outre la publication, une seule fois et aux frais des défendeurs, d’un extrait de son jugement dans les quotidiens La Repubblica et Il Corriere della Sera. Le tribunal nota que, selon l’enregistrement de l’intervention du requérant, la transcription de celle-ci et sa traduction vers l’italien, l’intéressé n’avait pas dit que l’Italie était un « pays de la mafia ». Il observa par ailleurs que le requérant n’avait pas utilisé, pour décrire le système universitaire italien, les termes « mafia » ou « mafieux », mais qu’il s’était borné à mentionner l’existence d’un système de recommandations. Or, d’après le tribunal, il ressortait des interrogatoires de X et Y et des dépositions de certains témoins que les défendeurs avaient attribué au requérant des propos tendant à décrire l’Italie comme un pays dominé par la mafia et à présenter les recteurs des universités italiennes comme des mafieux. Le tribunal releva encore que le requérant était le seul lecteur étranger présent dans la salle de conférence à s’être exprimé et que, bien que non explicitement nommé, il était facilement identifiable comme étant la cible des assertions de X confirmées par Y. Le tribunal admit qu’une organisation de type mafieux et un système de recommandations présentaient des similitudes, mais il précisa qu’il ne s’agissait pas de concepts équivalents puisque, à la différence du mot « mafia », le mot « recommandations » n’évoquait pas des crimes sanguinaires, extorsions, trafics de stupéfiants et autres infractions graves. Il considéra que, de la part d’un représentant des lecteurs étrangers, décrire le système universitaire italien comme mafieux s’analysait en une forme inopportune de mépris de ce même système. Il estima donc que X et Y avaient attribué au requérant une attitude inappropriée eu égard à son rôle, laquelle pouvait être constitutive de l’infraction prévue à l’article 290 du code pénal (CP), punissant l’offense à la République, aux institutions constitutionnelles et aux forces armées (Vilipendio della Repubblica, delle istituzioni costituzionali e delle forze armate). Selon le tribunal, les assertions de X et Y constituaient donc une diffamation à l’encontre du requérant. Le tribunal précisa encore que, compte tenu de leurs fonctions et de leurs rôles, les défendeurs ne pouvaient pas ignorer l’importance que les propos du requérant revêtaient aux yeux du public de la conférence du 23 janvier 1998. S’agissant de l’argument des défendeurs qui invoquaient leur droit de critique et leur liberté d’exprimer un jugement de valeur sur des évènements auxquels ils avaient assisté, le tribunal ajouta que la critique devait suivre et non précéder et remplacer la chronique, c’est-à-dire la description des évènements. C. L’appel de X et Y X et Y interjetèrent appel du jugement du 6 avril 2002. Par un arrêt du 17 juin 2008, dont le texte fut déposé au greffe le 25 septembre 2008, la cour d’appel de Bologne (« la cour d’appel ») accueillit l’appel et rejeta le recours en diffamation du requérant. Elle condamna ce dernier au remboursement des frais de justice exposés par X et Y, à savoir 4 500 EUR. La cour d’appel estima en effet que le tribunal avait omis de replacer les déclarations de X et Y dans leur contexte factuel et décrivit celui-ci comme une conférence organisée par un syndicat, avec la participation de personnalités porteuses d’intérêts opposés, dans le but d’amorcer plusieurs débats. Elle indiqua que les travaux avaient été menés dans un climat de discussion constructive, ce qui, selon elle, tendait à exclure l’existence d’un dol de la part de X et Y. Elle considéra que le requérant avait extrait de leur contexte des assertions qu’il avait perçues comme offensantes, mais qu’il n’avait pas indiqué le cadre dans lequel les termes en question avaient été employés. Elle estima que les déclarations acerbes, telles celles qui, selon elle, caractérisaient notoirement les débats syndicaux, conflictuels par nature, étaient couvertes par le droit de critique. Par ailleurs, elle nota que X et Y avaient écouté l’intervention du requérant au Parlement européen via la traduction simultanée et qu’il était plausible que cette traduction eût été équivoque et les eût induits en erreur quant à la teneur exacte des propos du requérant. Elle ajouta que ce denier avait émis, devant une haute instance internationale, des jugements peu flatteurs, de nature à faire surgir des suspicions quant à la gestion du système universitaire italien dans son ensemble, et que cela avait poussé X et Y à fournir une clarification. Elle précisa qu’il était inutile d’établir si le mot « mafia » avait été effectivement employé par le requérant au motif que les expressions employées par l’intéressé étaient chargées de significations implicites et sibyllines (trasudando le parole [del] Petrie (...) di significati impliciti e sibillini) et visaient à dénoncer une illégalité généralisée favorisant quelques personnes et méconnaissant tout critère méritocratique. Elle observa que, dans le langage courant, l’emploi du mot « mafia » faisait souvent fi des origines « ethniques » et historiques de ce terme, et que l’on qualifiait souvent de « mafieuse », pour la dénigrer, une structure perçue comme favorisant ses membres au détriment des autres. Elle ajouta que, par exemple, les systèmes académique, hospitalier et bancaire et, en général, les centres de pouvoir élitaires étaient souvent qualifiés de « mafieux » par des personnes les percevant comme peu transparents. À la lumière de ces éléments, la cour d’appel estima que X et Y avaient rapporté de manière correcte la substance (in termini di sostanziale identità) des propos tenus par le requérant au Parlement européen. D. Le pourvoi en cassation du requérant Le requérant se pourvut en cassation. Il allégua, entre autres, que le droit de critique et de chronique ne pouvait pas être invoqué lorsque les faits n’étaient pas correctement et objectivement relatés. Par un arrêt du 7 octobre 2001, dont le texte fut déposé au greffe le 20 octobre 2011, la Cour de cassation, estimant que la cour d’appel avait motivé de manière logique et correcte tous les points controversés, déclara le pourvoi du requérant irrecevable. Elle observa que le requérant se bornait, en substance, à contester l’interprétation que la cour d’appel avait donnée aux éléments versés au dossier, rendant ainsi ses moyens de pourvoi irrecevables. Elle releva que, en l’espèce, la cour d’appel avait estimé qu’il n’était pas pertinent d’établir si, au Parlement européen, le requérant s’était ou non explicitement référé aux organisations mafieuses. En effet, selon la Cour de cassation, évaluées dans leur ensemble, les déclarations de l’intéressé visaient à dénoncer une illégalité généralisée souvent associée au mot « mafia » dans le langage courant. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT L’article 21 § 1 de la Constitution est ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce : « Tout individu a le droit de manifester librement sa pensée par la parole, par l’écrit et par tout autre moyen de diffusion. (...) » L’article 2043 du code civil se lit ainsi : « Tout fait illicite causant un préjudice à autrui engage la responsabilité civile de son auteur et oblige ce dernier à dédommager la victime. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Né en 1978, le requérant est actuellement détenu au centre de détention de sûreté situé au sein de la prison de Straubing (« le centre de détention de sûreté de la prison de Straubing »). A. La genèse de l’affaire : la condamnation du requérant et la première ordonnance rétroactive de placement en détention de sûreté Le 29 octobre 1999, le tribunal régional de Ratisbonne déclara le requérant coupable de meurtre et, en application du droit pénal relatif aux jeunes délinquants, le condamna à une peine de dix ans d’emprisonnement. Il conclut qu’en juin 1997 le requérant, alors âgé de dix-neuf ans, avait étranglé une femme qui faisait du jogging sur un chemin forestier, avait en partie dévêtu la victime agonisante ou décédée et s’était ensuite masturbé. Le tribunal jugea que le requérant était pleinement responsable pénalement au moment de son acte. À partir du 17 juillet 2008, après qu’il eut purgé l’intégralité de sa peine d’emprisonnement, le requérant fut placé en détention de sûreté provisoire en application de l’article 275a § 5 du code de procédure pénale (paragraphe 41 ci-dessous). Le 22 juin 2009, le tribunal régional de Ratisbonne, où siégeait le juge P., ordonna de manière rétroactive le placement du requérant en détention de sûreté en application de l’article 7 § 2 alinéa 1 de la loi sur les tribunaux pour mineurs combiné avec l’article 105 § 1 de cette même loi (paragraphes 38-39 ci-dessous). À la lumière des rapports établis par un expert criminologue (Bo.) et un expert psychiatre (Ba.), le tribunal estimait que le requérant nourrissait toujours des fantasmes sexuels violents et qu’il existait un risque élevé qu’il commît de nouveau des infractions sexuelles graves, notamment des meurtres à caractère sexuel, s’il était remis en liberté. Le 9 mars 2010, la Cour fédérale de justice allemande rejeta le pourvoi du requérant portant sur des points de droit. Le 4 mai 2011, dans un arrêt de principe, la Cour constitutionnelle fédérale allemande accueillit le recours constitutionnel formé par le requérant. Elle annula le jugement du tribunal régional du 22 juin 2009 ainsi que l’arrêt de la Cour fédérale de justice du 9 mars 2010 et renvoya l’affaire devant le tribunal régional. Elle conclut en outre à l’inconstitutionnalité de l’ordonnance de placement du requérant en détention de sûreté provisoire – qui était devenue sans objet dès lors que l’ordonnance rétroactive de placement du requérant en détention de sûreté prise dans le cadre de la procédure au principal était devenue définitive (dossier no 2 BvR 2333/08 et no 2 BvR 1152/10). La Cour constitutionnelle fédérale estimait que les jugements et décisions litigieux avaient porté atteinte au droit à la liberté dans le chef du requérant et contrevenu à la protection constitutionnelle des espérances légitimes qui était garantie dans un État régi par l’état de droit (paragraphe 43 ci-dessous). B. La procédure en cause dans la requête no 10211/12 concernant le placement du requérant en détention de sûreté provisoire La procédure devant le tribunal régional Le 5 mai 2011, le requérant demanda au tribunal régional de Ratisbonne d’ordonner sa remise en liberté immédiate. Il avançait qu’à la suite de l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle fédérale le 4 mai 2011, lequel avait annulé le jugement ordonnant rétroactivement son placement en détention de sûreté, sa détention ne reposait plus sur aucune base juridique. Le 6 mai 2011, le tribunal régional de Ratisbonne, faisant droit à la demande du procureur du 5 mai 2011, ordonna une nouvelle fois le placement du requérant en détention de sûreté provisoire en application des articles 7 § 4 et 105 § 1 de la loi sur les tribunaux pour mineurs, combinés avec la première phrase de l’article 275a § 5 du code de procédure pénale (paragraphes 39 et 41 ci-dessous). Le tribunal estimait que la détention de sûreté provisoire du requérant était nécessaire car il existait des raisons sérieuses de croire que son placement rétroactif en détention de sûreté serait prononcé en vertu de l’article 7 § 2 no 1 de la loi sur les tribunaux pour mineurs lu à la lumière de l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle fédérale le 4 mai 2011. La procédure devant la cour d’appel Par un mémoire daté du 27 juin 2011, reçu au tribunal régional le 29 juin 2011, le requérant fit appel de la décision du tribunal régional et présenta à cette fin de nouveaux exposés de ses moyens les 15, 19, 22, 25 et 26 juillet 2011. Il alléguait en particulier que sa détention de sûreté provisoire était irrégulière. Le 4 juillet 2011, le tribunal régional de Ratisbonne refusa de modifier sa décision du 6 mai 2011. Le 16 août 2011, la cour d’appel de Nuremberg rejeta le recours du requérant pour défaut de fondement. Elle s’appuya sur les éléments suivants : i) une requête déposée par le procureur général de Nuremberg le 20 juillet 2011 demandant que l’appel du requérant fût rejeté, ii) l’établissement des faits dressé par le tribunal régional de Ratisbonne dans son jugement du 22 juin 2009, iii) les conclusions rendues par deux médecins experts dans le cadre de la procédure qui avait conduit au jugement du 22 juin 2009, iv) les conclusions rendues dans le contexte d’une procédure antérieure par deux autres experts relativement à la santé mentale du requérant et à sa dangerosité, et v) les nouvelles règles plus strictes établies par la Cour constitutionnelle fédérale dans son arrêt du 4 mai 2011. Le 29 août 2011, la cour d’appel de Nuremberg écarta le grief du requérant relatif à l’atteinte à son droit d’être entendu ainsi que son opposition à la décision du 16 août 2011. Cette décision fut signifiée à l’avocat du requérant le 6 septembre 2011. La procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale Le 7 septembre 2011, le requérant saisit la Cour constitutionnelle fédérale d’un recours constitutionnel contre la décision du tribunal régional de Ratisbonne du 6 mai 2011, telle que confirmée par la cour d’appel de Nuremberg. Il demandait en outre que l’on sursît par une mesure provisoire à l’exécution de ces décisions jusqu’à ce que la Cour constitutionnelle fédérale rendît sa décision. Le requérant soutenait en particulier que la procédure de contrôle de sa détention de sûreté provisoire avait méconnu son droit à une décision à bref délai, qui est enchâssé dans le droit constitutionnel à la liberté. Le 18 octobre 2011, la Cour constitutionnelle fédérale communiqua le recours constitutionnel formé par le requérant au gouvernement du Land de Bavière, au président de la Cour fédérale de justice et au procureur général près cette dernière. Le 25 octobre 2011, par une décision motivée, la Cour constitutionnelle fédérale refusa de suspendre par une mesure provisoire l’ordonnance de placement en détention de sûreté provisoire du requérant. Par un mémoire daté du 1er janvier 2012, le requérant répondit aux arguments du gouvernement du Land de Bavière, du président de la Cour fédérale de justice et du procureur général près cette dernière datés respectivement du 28, du 24 et du 25 novembre 2011. Le 22 mai 2012, la Cour constitutionnelle fédérale refusa, sans motiver sa décision, d’examiner le recours constitutionnel du requérant (dossier no 2 BvR 1952/11). Cette décision fut signifiée à l’avocat du requérant le 30 mai 2012. C. La procédure en cause dans la requête no 27505/14 concernant la procédure au principal relative au placement rétroactif du requérant en détention de sûreté La procédure devant le tribunal régional de Ratisbonne a) La décision relative à la requête en suspicion légitime introduite par le requérant Dans le cadre de la reprise de la procédure devant le tribunal régional de Ratisbonne, auquel l’affaire avait été renvoyée, le requérant déposa une requête en suspicion légitime à l’encontre du juge P. Ce dernier avait siégé dans la formation du tribunal régional de Ratisbonne qui avait ordonné rétroactivement son placement en détention de sûreté le 22 juin 2009 (paragraphe 8 ci-dessus). Le requérant assurait qu’à cette date, immédiatement après que le tribunal régional eut prononcé le jugement ordonnant rétroactivement son placement en détention de sûreté, le juge P. avait dit à son avocate, en faisant référence à lui-même : « prenez garde, après sa remise en liberté, à ne pas le trouver devant chez vous à vous attendre pour vous remercier. » Le requérant arguait que cette remarque avait été formulée au cours d’une discussion qui s’était tenue en privé entre les juges et ses deux défenseurs concernant l’éventualité de son transfert dans un établissement psychiatrique à la suite du jugement rendu par le tribunal régional. Dans un commentaire daté du 13 décembre 2011 portant sur la requête en suspicion légitime introduite par le requérant, le juge P. expliqua qu’il se souvenait avoir discuté après le prononcé du jugement de l’éventualité d’un transfert du requérant dans un établissement psychiatrique. Cependant, compte tenu du temps qui s’était écoulé depuis lors, il dit ne plus se souvenir du contexte exact dans lequel il aurait prononcé la remarque litigieuse et ne plus se rappeler la teneur précise de la discussion. Le 2 janvier 2012, le tribunal régional de Ratisbonne rejeta la requête en suspicion légitime qui avait été introduite par le requérant. Le tribunal considérait en particulier que même à supposer que le requérant ait démontré de manière convaincante pour le tribunal que le juge P. avait bien prononcé la remarque en question, il n’y avait aucune raison objective de douter de l’impartialité de P. Même à supposer que le requérant ait pu raisonnablement interpréter les mots « vous remercier » dans le contexte exposé ci-dessus comme signifiant qu’il était susceptible de commettre une infraction violente, il y avait lieu de noter que le tribunal régional, et notamment le juge P., venait juste d’établir que le requérant nourrissait toujours des fantasmes de violences sexuelles et qu’il existait à ce moment-là un risque important qu’il commît de nouveau des infractions graves attentatoires à la vie et à l’autodétermination sexuelle d’autrui. À supposer que le juge P. ait effectivement prononcé la remarque en question, son « conseil » n’aurait donc constitué en substance rien de plus que la transposition à un cas particulier des conclusions qui avaient été établies par le tribunal régional. De plus, cette remarque s’était inscrite dans le contexte d’un dialogue confidentiel qui s’était tenu entre les participants à la procédure en l’absence du requérant. Le juge P. pouvait s’attendre à ce que l’avocate du requérant interprétât sa remarque de la manière indiquée ci-dessus dans ce contexte. Qui plus est, la remarque prononcée par le juge P. reflétait l’opinion qui était la sienne le jour où le tribunal régional avait rendu son jugement, à savoir le 22 juin 2009. Elle ne suggérait aucunement que le juge P. n’était pas prêt à rendre une décision impartiale dans la procédure en cours, laquelle se déroulait quelque deux ans après que la remarque litigieuse avait été prononcée et après la conclusion d’une nouvelle audience au principal. Le fait que le juge P. avait précédemment eu à connaître de l’affaire du requérant ne signifiait pas automatiquement qu’il fût partial. b) La nouvelle ordonnance rétroactive de placement du requérant en détention de sûreté Le 3 août 2012, le tribunal régional de Ratisbonne, après avoir siégé pendant plus de vingt-quatre jours, ordonna de nouveau le placement rétroactif du requérant en détention de sûreté. Le tribunal régional estimait en particulier que, en application des articles 7 § 2, alinéa 1, et 105 § 1 de la loi sur les tribunaux pour mineurs, combinés avec l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle fédérale le 4 mai 2011, une analyse complète de la personnalité du requérant et de l’infraction qu’il avait commise, conjuguée à la manière dont celui-ci avait évolué pendant l’exécution de sa peine en tant que délinquant juvénile, avait révélé qu’il existait un risque élevé que, s’il était remis en liberté, du fait des spécificités de sa personnalité ou de son comportement, le requérant pût commettre les actes de violence et les infractions sexuelles les plus graves, semblables à celle dont il avait été reconnu coupable Le tribunal régional estimait de plus que le requérant souffrait d’un trouble mental aux fins de l’article 1 § 1 de la loi sur l’internement thérapeutique (paragraphe 43 ci-dessous). Eu égard à la jurisprudence de la Cour fédérale de justice et de la Cour constitutionnelle fédérale, il considérait que si une simple « accentuation de la personnalité » ne suffisait pas à constituer un trouble mental au sens de ladite loi, il n’était pas nécessaire que ce trouble présentât un niveau de gravité tel qu’il abolisse ou amoindrisse la responsabilité pénale de la personne concernée aux fins des articles 20 et 21 du code pénal (paragraphe 43 ci-dessous). Le tribunal jugeait qu’étant donné la gravité que présentait le sadisme sexuel dont souffrait le requérant et les importantes conséquences néfastes qu’il avait eues sur le développement de celui-ci depuis son adolescence, il était constitutif d’un trouble mental au sens de la loi sur l’internement thérapeutique. Le tribunal régional fonda son avis sur les rapports établis par deux experts psychiatres externes, K. et F., qu’il avait consultés. Eu égard aux conclusions rendues par ces experts ainsi qu’aux constats dressés par plusieurs experts qui avaient examiné le requérant depuis son arrestation après la commission de l’infraction, le tribunal régional se disait convaincu que le requérant nourrissait depuis l’âge de dix-sept ans des fantasmes sexuels violents, notamment de strangulation de femmes. Il souffrait d’un trouble de la préférence sexuelle, à savoir de sadisme sexuel tel que décrit par la Classification statistique internationale des maladies et des problèmes de santé connexes (CIM-10), qui est l’outil pertinent pour la classification des maladies, dans sa version en vigueur à l’époque ; ce trouble, qui avait été à l’origine du crime brutal qu’il avait commis et s’était manifesté à travers lui, persistait. La thérapie que le requérant avait suivie jusqu’en 2007, en particulier la thérapie sociale, n’avait pas été efficace. Même s’il apparaissait que le requérant était prêt, en principe, à se soumettre à une autre thérapie, il n’en suivait à l’époque aucune. La procédure devant la Cour fédérale de justice Dans un pourvoi en cassation contre le jugement rendu par le tribunal régional le 3 août 2012, le requérant dénonçait le caractère illégal de son placement rétroactif en détention de sûreté et le fait qu’un juge partial, le juge P., avait pris part au jugement dans son affaire. Le 5 mars 2013, la Cour fédérale de justice rejeta le pourvoi du requérant pour défaut manifeste de fondement. La procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale Le 11 avril 2013, le requérant saisit la Cour constitutionnelle fédérale d’un recours constitutionnel. Il alléguait en particulier que l’ordonnance rétroactive relative à son placement en détention de sûreté contrevenait à l’interdiction des peines rétroactives prévue par la Loi fondamentale ainsi que par l’article 7 § 1 de la Convention, et portait atteinte dans son chef au droit à la liberté et au droit à la protection des attentes légitimes dans un État régi par l’état de droit, ou était contraire à l’article 5 § 1 de la Convention. Il avançait en outre que son droit constitutionnel à ce que sa cause fût entendue par un tribunal établi par la loi avait été méconnu en ce que le juge P. avait été partial à son égard. Le 5 décembre 2013, la Cour constitutionnelle fédérale refusa, sans motiver sa décision, d’examiner le recours constitutionnel du requérant (dossier no 2 BvR 813/13). D. Les conditions de détention du requérant pendant l’exécution de l’ordonnance de placement en détention de sûreté Le 7 mai 2011, à la suite de l’adoption de l’ordonnance de placement en détention de sûreté provisoire, le requérant fut transféré de l’aile de la prison de Straubing accueillant les personnes en détention de sûreté vers une aile réservée aux détentions provisoires. Du fait de ce transfert, il perdit les avantages dont bénéficiaient les personnes placées en détention de sûreté. En particulier, il fut privé de la possibilité de suivre une thérapie. Le 13 septembre 2011, à la suite d’un autre transfert, il fut de nouveau détenu dans l’aile réservée aux personnes placées en détention de sûreté de la prison de Straubing, où il demeura jusqu’au 20 juin 2013. Depuis cette date, le requérant est détenu dans le centre de détention de sûreté nouvellement construit dans la prison de Straubing. Dans ce centre, qui peut accueillir jusqu’à 84 détenus, un psychiatre, sept psychologues, un médecin généraliste, sept travailleurs sociaux, un avocat, un enseignant, un inspecteur pénitentiaire, quatre infirmiers, quarante-quatre membres du personnel pénitentiaire général et quatre membres du personnel administratif s’occupent des détenus. Ceux-ci disposent aujourd’hui d’une cellule de 15 mètres carrés et peuvent rester à l’extérieur de leur cellule de 6 heures à 23 h 30. Le requérant a refusé toutes les thérapies que lui proposait le centre, et en particulier une thérapie sociale individuelle ou en groupe, la participation à un programme de traitement intensif destiné aux délinquants sexuels ou une thérapie assurée par un psychiatre externe. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Le cadre juridique général On trouvera un exposé complet des dispositions du code pénal et du code de procédure pénale régissant la détention de sûreté ainsi que l’adoption, le contrôle et la mise en œuvre pratique des ordonnances de placement en détention de sûreté, et notamment les modifications y afférentes apportées à la législation pendant la période considérée, principalement dans les arrêts rendus par la Cour dans les affaires M. c. Allemagne (no 19359/04, §§ 45-78, CEDH 2009), Glien c. Allemagne (no 7345/12, §§ 32-52, 28 novembre 2013) et Bergmann c. Allemagne (no 23279/14, §§ 42-76, 7 janvier 2016). Les dispositions mentionnées dans la présente affaire sont les suivantes (paragraphes 36-42 ci-dessous). B. Les ordonnances de placement en détention de sûreté concernant les mineurs et les jeunes adultes Initialement, la loi sur les tribunaux pour mineurs n’autorisait pas la délivrance d’ordonnances de placement en détention de sûreté visant les mineurs et les jeunes adultes, auxquels s’appliquait le droit pénal relatif aux jeunes délinquants. Avec la loi portant introduction du placement rétroactif en détention de sûreté en cas de condamnation prononcée selon le droit pénal relatif aux jeunes délinquants (Gesetz zur Einführung der nachträglichen Sicherungsverwahrung bei Verurteilungen nach Jugendstrafrecht) du 8 juillet 2008, qui est entrée en vigueur le 12 juillet 2008, l’article 7 § 2 a été intégré dans la loi sur les tribunaux pour mineurs. L’article 7 § 2 de ladite loi tel qu’en vigueur jusqu’au 31 mai 2013 se lisait ainsi : « si, à la suite de l’imposition d’une peine applicable aux jeunes délinquants d’une durée d’au moins sept années destinée à sanctionner (...) un crime attentatoire à la vie, à l’intégrité physique ou au droit à l’autodétermination sexuelle, ou (...) qui a causé à la victime un préjudice moral ou physique grave ou l’a exposée au risque de subir pareil préjudice, des éléments montrent avant le terme de la peine infligée selon le droit pénal relatif aux jeunes délinquants que la personne condamnée représente un danger significatif pour la société, le tribunal peut ordonner rétroactivement le placement en détention de sûreté à condition qu’une analyse complète de la personnalité du condamné, de son infraction ou de ses infractions et (...) de la manière dont il a évolué pendant qu’il purgeait la peine qui lui a été infligée selon le droit pénal relatif aux jeunes délinquants permet de déterminer qu’il est très probable que l’intéressé commettra de nouveau des infractions semblables à celles décrites ci-dessus. » L’article 105 § 1 de la loi sur les tribunaux pour mineurs dispose que le tribunal doit appliquer certaines dispositions de cette loi qui concernent les mineurs (c’est-à-dire les personnes de quatorze à dix-huit ans) lorsqu’un jeune adulte d’un âge compris entre dix-huit et vingt et un ans a commis une infraction si, en particulier, une analyse complète de la personnalité de l’auteur de l’infraction, englobant son environnement de vie, a permis de déterminer que l’intéressé présentait le niveau de développement moral et intellectuel d’un mineur au moment de la commission de l’infraction. En vertu de l’article 7 § 4 de la loi sur les tribunaux pour mineurs dans sa version en vigueur jusqu’au 31 mai 2013, les tribunaux étaient tenus de vérifier tous les ans s’il était envisageable de suspendre telle ou telle ordonnance de placement en détention de sûreté et d’appliquer une mesure de mise à l’épreuve ; dans son arrêt du 4 mai 2011, la Cour constitutionnelle fédérale a ordonné de ramener cette périodicité de un an à six mois. En vertu de l’article 7 § 4 de la loi sur les tribunaux pour mineurs combiné avec la première phrase de l’article 275a § 5 du code de procédure pénale dans sa version en vigueur à la période considérée en vertu du régime transitoire applicable, un tribunal pouvait ordonner le placement d’une personne en détention de sûreté provisoire (jusqu’à ce que le jugement relatif au placement rétroactif en détention de sûreté devînt définitif) s’il existait des raisons sérieuses de croire que le placement de cette personne en détention de sûreté serait prononcé rétroactivement. Les articles 304 § 1 et 305 du code de procédure pénale offrent la possibilité (qui n’est pas limitée dans le temps) de saisir une cour d’appel d’un recours contre la décision d’un tribunal régional d’ordonner un placement en détention de sûreté provisoire ; l’article 310 du code de procédure pénale exclut la possibilité de contester par un nouvel appel devant les juridictions ordinaires la décision rendue par la cour d’appel. À la suite de la décision de la cour d’appel, un détenu est en revanche en droit de former un nouvel appel auprès du tribunal régional compétent pour attaquer une ordonnance de placement en détention de sûreté provisoire. C. Autres éléments pertinents du droit et de la pratique internes Les autres dispositions auxquelles il est fait référence dans la présente affaire, dans leur version en vigueur à l’époque considérée, sont énumérées ci-après. Les dispositions relatives à l’irresponsabilité pénale et à l’atténuation de la responsabilité pénale (articles 20 et 21 du code pénal) sont énoncées dans l’arrêt Bergmann (précité, §§ 61-62). Les règles portant sur la détention des malades mentaux (article 63 du code pénal et article 1 de la loi sur l’internement thérapeutique) sont également exposées dans l’arrêt Bergmann (précité, §§ 63-64). Enfin, cet arrêt (idem, §§ 66-72) contient un résumé de l’arrêt de principe rendu par la Cour constitutionnelle fédérale le 4 mai 2011 sur la détention de sûreté. L’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale, qui a été prononcé, entre autres, à l’égard du requérant dans la présente espèce, concernait le placement rétroactif en détention de sûreté tel qu’il était prévu par l’article 7 § 2 de la loi sur les tribunaux pour mineurs tout comme la détention de sûreté rétroactive des adultes prévue par le code pénal.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1968 et réside à Nivelles. A. Le contexte de l’affaire : l’instruction menée contre l’église de scientologie de Belgique En 1997, une instruction fut ouverte contre les responsables de l’église de scientologie de Belgique (« ESB »), dont la requérante, pour des faits d’escroquerie et d’abus de confiance. Des commissions rogatoires internationales furent exécutées en 1998 en lien avec un procès pénal à charge de l’église de scientologie de France. Des perquisitions furent effectuées en 1999 dans les locaux de l’ESB ainsi qu’au domicile de plusieurs personnes ayant un lien avec celles-ci, dont la requérante. L’ESB et plusieurs de ces personnes, dont la requérante, furent inculpées le 6 décembre 2002 et le dossier fut transmis au parquet pour réquisitions, par ordonnance de soit-communiqué du 16 septembre 2003. Dans son réquisitoire du 26 juillet 2007, le parquet fédéral demanda le renvoi de plusieurs inculpés, dont la requérante, devant le tribunal correctionnel de Bruxelles. Un second dossier fut mis à l’instruction à charge de l’ESB en 2008. Le réquisitoire de renvoi, tracé le 22 novembre 2012, sollicita la jonction des deux causes, à laquelle la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles fit droit le 2 mai 2013. Après de longs débats, les prévenus furent renvoyés devant le tribunal de première instance de Bruxelles par ordonnance de la chambre du conseil du 27 mars 2014, confirmée par arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles du 26 juin 2014. Le pourvoi contre ce dernier arrêt fut rejeté par arrêt de la Cour de cassation du 10 décembre 2014 (voir ci-dessous). B. Le grief du dépassement du délai raisonnable dans les procédures devant les juridictions d’instruction Dans le cadre du règlement de la procédure, la requérante plaida devant la chambre du conseil une violation du délai raisonnable et soutint qu’en vertu de l’article 13 de la Convention, il appartenait à cette juridiction d’instruction d’en déterminer les sanctions. Elle demanda de déclarer les poursuites irrecevables. Par l’ordonnance précitée du 27 mars 2014, la chambre du conseil constata que « l’écoulement du temps dans les deux procédures instruites par deux juges d’instruction successifs et différents constitue un fait objectif qu’il n’est pas possible de nier ». Elle conclut toutefois que cet « écoulement du temps n’a pas eu pour conséquence la déperdition ou le dépérissement des preuves et n’a pas rendu impossible l’exercice des droits de la défense dans la procédure en cours ». La chambre du conseil considéra dès lors qu’elle ne devait pas sanctionner « le dépassement du délai raisonnable à ce stade-ci de la procédure par un non-lieu, par l’irrecevabilité des poursuites, ou par quelque autre mesure. Pour ce qui est des autres conséquences éventuelles du dépassement du délai raisonnable, elles ressortent de l’appréciation du juge du fond, car la chambre du conseil n’est pas compétente pour statuer sur le bien-fondé de l’accusation en matière pénale ». Elle déclara dès lors non fondés les griefs tirés du dépassement du délai raisonnable. Cette ordonnance fut confirmée par l’arrêt précité de la chambre des mises en accusation du 26 juin 2014 qui, en se référant aux motifs de la chambre du conseil, jugea que cette dernière avait « judicieusement considéré qu’elle ne [devait] pas sanctionner le dépassement du délai raisonnable à ce stade-ci de la procédure par un non-lieu, par l’irrecevabilité des poursuites, ou par quelque autre mesure [...]. » La requérante se pourvut en cassation et fit valoir qu’un recours ne saurait être qualifié d’effectif s’il ne pouvait aboutir qu’à un simple constat de violation, sans entraîner de réparation adéquate. Par l’arrêt précité du 10 décembre 2014, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de la requérante. Elle s’exprima notamment comme suit : « Sans contester que le délai raisonnable est dépassé, la chambre des mises en accusation a considéré que ce dépassement ne devait pas être sanctionné au stade du règlement de la procédure par une décision de non-lieu. Adoptant à cet égard les motifs de l’ordonnance dont appel, elle a relevé, en effet, que l’écoulement du temps n’a eu pour conséquence ni la déperdition ou le dépérissement des preuves ni l’impossibilité pour la demanderesse d’exercer ses droits de défense. Le moyen critique cette décision, soutenant qu’elle viole les articles [6 § 1] et 13 de la Convention. En sa première branche, il considère que, selon l’arrêt, le délai raisonnable ne serait dépassé qu’à la condition que soit démontrée une violation des droits de la défense ou une déperdition des preuves. En sa seconde branche, il considère qu’en refusant de sanctionner le dépassement, la chambre des mises en accusation a violé le droit de la demanderesse à un recours effectif. D’une part, la chambre des mises en accusation n’a dénié ni que le délai raisonnable était dépassé ni que ce dépassement devait être sanctionné. Elle a seulement considéré qu’en l’espèce, la sanction proposée par la demanderesse ne pouvait être appliquée. En sa première branche, le moyen procède d’une interprétation inexacte de la décision attaquée et, partant, manque en fait. D’autre part, si la juridiction d’instruction doit examiner la défense invoquant le dépassement du délai raisonnable, elle apprécie la manière de le sanctionner. Par adoption des motifs de l’ordonnance entreprise, l’arrêt considère que, ne pouvant en l’espèce entraîner un non-lieu, l’incidence de cette violation du délai garanti par l’article 6 de la Convention ressort de l’appréciation de la juridiction de jugement. Ainsi la cour d’appel a examiné la défense qui lui était soumise et a respecté le droit à un recours effectif garanti par l’article 13 de la Convention. En sa seconde branche, le moyen ne peut être accueilli. » C. Le procès devant la juridiction de jugement Le procès devant le tribunal de première instance de Bruxelles se déroula entre le 26 octobre et le 11 décembre 2015. Dans un jugement du 11 mars 2016, le tribunal rappela que les juridictions d’instruction avaient considéré que l’écoulement du temps n’avait pas rendu impossible l’exercice des droits de la défense et qu’aucune déperdition ni dépérissement des preuves ne pouvaient être retenus. Il entérina ces constats. Se livrant à une nouvelle analyse de la situation, le tribunal constata explicitement qu’il y avait eu dépassement du délai raisonnable, en particulier pendant la période 2003-2014. Contrairement à ce que soutenait la requérante, le tribunal estima qu’il ne pouvait être déduit de l’arrêt Panju c. Belgique (no 18393/09, 28 octobre 2014) que la seule sanction possible constitutive de réparation adéquate consistait en une déclaration d’irrecevabilité de l’ensemble des poursuites, laquelle ne s’imposait, en tout état de cause, pas en l’espèce. Le tribunal rappela qu’à supposer les préventions ou une partie d’entre elles établies, il lui appartiendrait de se prononcer sur les conséquences du dépassement dans le cadre de l’article 21ter du titre préliminaire du code d’instruction criminelle (« CIC »). En vertu de cette disposition, il pourrait prononcer la condamnation par simple déclaration de culpabilité ou prononcer une peine inférieure à la peine minimale prévue par la loi. Le tribunal souligna enfin que rien ne permettait de considérer qu’en l’espèce un éventuel recours indemnitaire fondé sur les articles 1382 et 1383 du code civil ne serait pas de nature à réparer adéquatement la violation constatée. Se livrant à un examen de l’ensemble des préventions à l’égard de l’ensemble des prévenus, le tribunal estima que la partie poursuivante et les enquêteurs avaient voulu voir juger, avant tout autre chose, la doctrine même de la scientologie, de sorte que les prévenus furent, la plupart du temps, présumés coupables de par le simple fait d’être membres actifs au sein de leur église. Le tribunal déclara toute la procédure inéquitable en raison de la partialité de l’enquête et de l’absence de faits infractionnels. Il conclut que les poursuites étaient irrecevables. Ce jugement n’a pas été frappé d’appel, et est donc devenu définitif. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Le droit belge prévoit plusieurs mesures en cas de dépassement du délai raisonnable d’une procédure pénale. A. Mesures prévues par le code d’instruction criminelle Au cours de l’instruction Le CIC, en ses articles 136 et 136bis, combinés avec les articles 235 et 235bis, offre des techniques de contrôle « préventif » de la durée de la procédure au cours de l’instruction. Lorsque l’instruction n’a pas été clôturée après une année, l’article 136 alinéa 2 du CIC permet à la partie civile et à l’inculpé de saisir la chambre des mises en accusation de la cour d’appel dans le cadre de sa mission de contrôle de l’instruction. De même, l’article 136bis du CIC donne au procureur général près la cour d’appel le droit de saisir la chambre des mises en accusation. Les articles 136 et 136bis du CIC énumèrent les mesures que cette juridiction d’instruction peut prendre pour accélérer l’instruction et sa clôture. Elle peut donner des injonctions au juge d’instruction ou même évoquer la cause, en application de l’article 235 du CIC (voir paragraphe 26, ci-dessous). Les dispositions précitées se lisaient comme suit à l’époque des faits de la présente affaire : Article 136 « La chambre des mises en accusation contrôle d’office le cours des instructions, peut d’office demander des rapports sur l’état des affaires et peut prendre connaissance des dossiers. (...) Si l’instruction n’est pas clôturée après une année, la chambre des mises en accusation peut être saisie par requête motivée adressée au greffe de la cour d’appel par l’inculpé ou la partie civile. La chambre des mises en accusation agit conformément à l’alinéa précédent et à l’article 136bis. La chambre des mises en accusation statue sur la requête par arrêt motivé, qui est communiqué au procureur général, à la partie requérante et aux parties entendues. Le requérant ne peut déposer de requête ayant le même objet avant l’expiration du délai de six mois à compter de la dernière décision. » Article 136bis « (...) le procureur du Roi fait rapport au procureur général de toutes les affaires sur lesquelles la chambre du conseil n’aurait point statué dans l’année à compter du premier réquisitoire. S’il l’estime nécessaire pour le bon déroulement de l’instruction, la légalité ou la régularité de la procédure, le procureur général prend, à tout moment, devant la chambre des mises en accusation, les réquisitions qu’il juge utiles. Dans ce cas, la chambre des mises en accusation peut, même d’office, prendre les mesures prévues par les articles 136, 235 et 235bis. Le procureur général est entendu. La chambre des mises en accusation peut entendre le juge d’instruction en son rapport, hors la présence des parties si elle l’estime utile. Elle peut également entendre la partie civile, l’inculpé et leurs conseils, sur convocation qui leur est notifiée par le greffier, par télécopie ou par lettre recommandée à la poste, au plus tard quarantehuit heures avant l’audience. » Article 235 « Dans toutes les affaires, les chambres des mises en accusation, tant qu’elles n’auront pas décidé s’il y a lieu de prononcer la mise en accusation, pourront d’office, soit qu’il y ait ou non une instruction commencée par les premiers juges, ordonner des poursuites, se faire apporter les pièces, informer ou faire informer, et statuer ensuite ce qu’il appartiendra. » En application de l’article 235bis du CIC, lors de la clôture de l’instruction (règlement de procédure) et dans tous les cas de saisine, y compris sur la base des articles 136 et 136bis du CIC, il est prévu que la chambre des mises en accusation peut contrôler, d’office, ou doit contrôler sur la réquisition du ministère public ou à la requête d’une des parties, la régularité de la procédure qui lui est soumise, y compris le dépassement éventuel du délai raisonnable. Cette disposition est rédigée comme suit : Article 235bis « § 1er. Lors du règlement de la procédure, la chambre des mises en accusation contrôle, sur la réquisition du ministère public ou à la requête d’une des parties, la régularité de la procédure qui lui est soumise. Elle peut même le faire d’office. § 2. La chambre des mises en accusation agit de même, dans les autres cas de saisine. § 3. Lorsque la chambre des mises en accusation contrôle d’office la régularité de la procédure et qu’il peut exister une cause de nullité, d’irrecevabilité ou d’extinction de l’action publique, elle ordonne la réouverture des débats. § 4. La chambre des mises en accusation entend, en audience publique si elle en décide ainsi à la demande de l’une des parties, le procureur général, la partie civile et l’inculpé en leurs observations et ce, que le contrôle du règlement de la procédure ait lieu sur la réquisition du ministère public ou à la requête d’une des parties. § 5. Les irrégularités, omissions ou causes de nullités visées à l’article 131, § 1er, ou relatives à l’ordonnance de renvoi, et qui ont été examinées devant la chambre des mises en accusation ne peuvent plus l’être devant le juge du fond, sans préjudice des moyens touchant à l’appréciation de la preuve. Il en va de même pour les causes d’irrecevabilité ou d’extinction de l’action publique, sauf lorsqu’elles ne sont acquises que postérieurement aux débats devant la chambre des mises en accusation. Les dispositions du présent paragraphe ne sont pas applicables à l’égard des parties qui ne sont appelées dans l’instance qu’après le renvoi à la juridiction de jugement, sauf si les pièces sont retirées du dossier conformément à l’article 131, § 2, ou au § 6 du présent article. § 6. Lorsque la chambre des mises en accusation constate une irrégularité, omission ou cause de nullité visée à l’article 131, § 1er, ou une cause d’irrecevabilité ou d’extinction de l’action publique, elle prononce, le cas échéant, la nullité de l’acte qui en est entaché et de tout ou partie de la procédure ultérieure. Les pièces annulées sont retirées du dossier et déposées au greffe du tribunal de première instance, après l’expiration du délai de cassation. Les pièces déposées au greffe ne peuvent pas être consultées, et ne peuvent pas être utilisées dans la procédure pénale. La chambre des mises en accusation statue, dans le respect des droits des autres parties, dans quelle mesure les pièces déposées au greffe peuvent encore être consultées lors de la procédure pénale et utilisées par une partie. La chambre des mises en accusation indique dans sa décision à qui il faut rendre les pièces ou ce qu’il advient des pièces annulées. » Dans ses conclusions avant l’arrêt de la Cour de cassation du 15 septembre 2010 (P.10.0572.F), l’avocat général à la Cour de cassation, D. Vandermeersch, s’exprima comme suit sur les mesures d’accélération que la juridiction d’instruction, appelée à contrôler le dépassement du délai raisonnable, peut envisager en cours d’instruction ou lors du règlement de la procédure : « (...) Face au constat du dépassement du délai raisonnable en cours d’instruction, la chambre des mises en accusation peut envisager plusieurs réactions pour compenser ou réparer le dépassement du délai raisonnable ou en atténuer les conséquences. Il s’agit d’une compétence qui lui est spécialement reconnue dans le cadre du contrôle prévu aux articles 136 et 136bis du CIC. Dans le cadre du contrôle du bon déroulement de l’instruction, la chambre des mises en accusation peut prendre différentes mesures pour accélérer l’instruction et sa clôture. Elle peut donner des injonctions au juge d’instruction ou, dans les situations les plus graves, évoquer la cause en application de l’article 235 du Code d’instruction criminelle (...). Ainsi, la chambre des mises en accusation peut ordonner au juge d’instruction de prendre des mesures pour obvier aux retards mis par des experts pour rentrer leur rapport (...). Elle peut l’inviter à achever ses investigations en ce qu’elles concernent les inculpés et décider qu’il conviendra d’ordonner la disjonction des poursuites à l’égard d’autres personnes suspectes demeurées inconnues à ce jour (...). Elle peut également ordonner au magistrat instructeur de communiquer son dossier au procureur du Roi afin que celui-ci puisse prendre des réquisitions en vue du règlement de la procédure par la chambre du conseil (...). » Devant les juridictions de jugement Pour les hypothèses où la question du dépassement du délai raisonnable est soulevée devant les juridictions de jugement, l’article 21ter de la loi du 17 avril 1878 contenant le titre préliminaire du code de procédure pénale, inséré par la loi du 30 juin 2000, consacrant une jurisprudence antérieure, prévoit que : « Si la durée des poursuites pénales dépasse le délai raisonnable, le juge peut prononcer la condamnation par simple déclaration de culpabilité ou prononcer une peine inférieure à la peine minimale prévue par la loi. Si le juge prononce la condamnation par simple déclaration de culpabilité, l’inculpé est condamné aux frais et, s’il y a lieu, aux restitutions. La confiscation spéciale est prononcée. » Jurisprudence de la Cour de cassation a) Pouvoir des juridictions d’instruction de se prononcer sur le dépassement du délai raisonnable Les juridictions d’instruction peuvent d’office ou doivent, si une partie le demande, vérifier le dépassement du délai raisonnable et ses conséquences sur le déroulement ultérieur de la procédure (Cass. 8 avril 2008, P.07.1903.N ; Cass. 23 septembre 2009, P.09.0510.F ; Cass. 15 septembre 2010, P.10.0572.F, avec concl. av. gén. Vandermeersch ; Cass. 6 octobre 2010, P.10.0729.F, avec concl. av. gén. Vandermeersch ; Cass. 26 juin 2012, P.12.0080.N ; Cass. 7 septembre 2011, P.10.1319.F). La violation du droit d’être jugé dans un délai raisonnable s’apprécie, devant les juridictions d’instruction, en fonction de l’atteinte aux droits de la défense que le dépassement invoqué peut induire, le juge ayant à vérifier, à ce stade de la procédure, si la durée des poursuites est telle que la tenue d’un procès équitable s’avère d’ores et déjà compromise (Cass. 6 mars 2013, P.12.1980.F). b) Conséquences d’un dépassement, constaté pendant l’instruction ou lors du règlement de la procédure Lorsqu’elle constate que le dépassement du délai raisonnable a pour effet que l’exercice des droits de la défense et/ou l’administration de la preuve sont devenus, entre-temps, impossibles et qu’il en résulte une atteinte irrémédiable au droit à un procès équitable, la juridiction d’instruction doit, dans ce cas, déclarer les poursuites irrecevables ou ordonner le non-lieu selon le cas. Elle constate l’irrecevabilité des poursuites au cas où ce dépassement a affecté irrémédiablement les droits de la défense et elle ordonne le non-lieu s’il a gravement et définitivement porté atteinte à l’administration de la preuve (Cass. 6 octobre 2010, P.10.0729.F, avec concl. av. gén. Vandermeersch). Lorsqu’elle constate que le dépassement du délai raisonnable ne met pas en péril l’administration de la preuve et les droits de défense de l’inculpé, la juridiction d’instruction décide de manière souveraine quelle est la réparation en droit adéquate (Cass. 5 juin 2012, P.12.0018.N ; Cass. 19 février 2013, P.12.0867.N ; Cass. 10 décembre 2013, P.13.0691.N). Il ne résulte pas des articles 6 et 13 de la Convention que le dépassement du délai raisonnable constaté dans le cadre du règlement de la procédure, qui n’a pas donné lieu à une violation irréparable des droits de défense de l’inculpé ni à la perte des preuves à charge ou à décharge, doit être sanctionné par l’extinction de l’action publique ou par un non-lieu (Cass. 14 avril 2015, P.14.1146.N ; Cass. 1er mars 2016, P.15.1272.N). Le juge détermine la réparation en droit adéquate au stade de la procédure où il se prononce. Cette réparation en droit peut consister, au stade du règlement de la procédure, en la simple constatation du dépassement du délai raisonnable, ce dont le juge de renvoi appelé à se prononcer sur le fond devra tenir compte lors de l’appréciation globale de la cause (article 21ter du titre préliminaire du CIC, voir paragraphe 27, cidessus) (Cass. 27 octobre 2009, P.09.0901.N ; Cass. 24 novembre 2009, P.09.1080.N, avec concl. av. gén. Timperman ; Cass. 6 octobre 2010, P.10.0729.F, avec concl. av. gén. Vandermeersch). Le fait que le dépassement du délai raisonnable soit constaté avant la saisine de la juridiction de jugement mais que ses conséquences ne soient que postérieures, n’entraîne pas que la réparation proposée ne soit ni immédiate ni adéquate ; en principe la procédure est examinée dans son ensemble (Cass. 12 mai 2015, P.140856.N). La procédure étant appréciée dans son ensemble, le recours ne perd pas son effectivité du seul fait qu’ayant été accueilli avant la saisine du juge du fond, il ne produit ses effets qu’après celle-ci (Cass. 15 septembre 2010, P.10.0572.F, avec concl. av. gén. Vandermeersch). c) Conséquences d’un dépassement constaté par la juridiction de jugement Comme cela a déjà été indiqué (voir paragraphe 27, ci-dessus), l’article 21ter du titre préliminaire du CIC dispose que, si un dépassement du délai raisonnable est constaté au préjudice du prévenu, le juge du fond peut prononcer la condamnation par simple déclaration de culpabilité ou prononcer une peine inférieure à la peine minimale prévue par la loi (voir Cass. 15 septembre 2010, P.10.0572.F, avec concl. av. gén. Vandermeersch). Le juge du fond peut aussi prononcer une peine prévue par la loi mais réduite de manière réelle et mesurable par rapport à celle qu’il aurait infligée s’il n’avait pas constaté la durée excessive de la procédure (voir, par exemple, Cass. 25 janvier 2012, P.11.1104.F ; Cass. 18 septembre 2012, P.12.0349.N ; Cass. 30 avril 2013, P. 12.1133.N ; Cass. 7 octobre 2014, P.14.0506.N). Le caractère déraisonnable de la durée de la procédure peut enfin être sanctionné par l’irrecevabilité des poursuites si la longueur excessive a entraîné une déperdition des preuves ou rendu impossible l’exercice normal des droits de la défense (Cass. 20 avril 2011, P.11.0438.F, avec concl. av. gén. Loop). B. Action en responsabilité civile Une action indemnitaire pour dépassement du délai raisonnable d’une procédure judiciaire peut être mise en mouvement sur la base des dispositions suivantes du code civil : Article 1382 « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par lequel il est arrivé, à le réparer. » Article 1383 « Chacun est responsable du dommage qu’il a causé, non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence. » Dans le cadre d’une affaire mettant en cause une durée de la procédure en matière civile résultant de l’arriéré judiciaire dans les cours et tribunaux de la cour d’appel de Bruxelles, la Cour de cassation a jugé qu’en déclarant l’État responsable en raison de la faute, au sens des articles 1382 et 1383 du code civil, consistant à avoir « omis de légiférer afin de donner au pouvoir judiciaire les moyens nécessaires pour lui permettre d’assurer efficacement le service public de la justice, dans le respect notamment de l’article 6 § 1 de la Convention », l’arrêt attaqué de la cour d’appel n’avait méconnu aucune disposition de droit interne ou international (Cass. 28 septembre 2006, C.02.05.70.F). Dans ses observations, le Gouvernement fournit plusieurs exemples de décisions de juridictions civiles dans lesquelles une action indemnitaire a été exercée pour obtenir un redressement approprié en cas de durée excessive de procédures pénales. L’un des exemples qui a été mené avec succès concerne les suites données au niveau interne à l’arrêt De Clerck c. Belgique (no 34316/02, 25 septembre 2007) par lequel la Cour avait conclu à une violation des articles 6 § 1 et 13 de la Convention en raison de la durée excessive de l’instruction. Le Gouvernement mentionne également l’affaire d’un co-inculpé de M. De Clerck dont la requête devant la Cour avait été déclarée irrecevable pour non-épuisement de la voie de recours indemnitaire, la requête ayant été introduite postérieurement à l’arrêt précité de la Cour de cassation consacrant ledit recours en droit interne comme un remède efficace en cas du dépassement du délai raisonnable (H.K. c. Belgique (déc.), no 22738/08, 12 janvier 2010). Alors que les affaires en étaient au règlement de la procédure, les requérants ont introduit, le 8 octobre 2008 et le 29 juin 2010 respectivement, une action en responsabilité civile contre l’État belge. Par un jugement du 28 juin 2011, le tribunal de première instance de Courtrai accorda 22 500 euros (EUR) à M. De Clerck et 15 000 EUR à M. H.K. pour dommage moral résultant du dépassement du délai raisonnable de l’instruction. Le jugement concernant H.K. fut confirmé par la cour d’appel de Gand, par un arrêt du 6 décembre 2012. Enfin, il échet de remarquer que la Cour de cassation reconnaît explicitement que la réparation à laquelle l’inculpé pouvait prétendre en vertu des articles 6 et 13 de la Convention dans le cas d’un dépassement du délai raisonnable pendant l’instruction d’une affaire pénale constaté par les juridictions d’instruction dans le cadre du règlement de la procédure, pouvait consister en des dommages et intérêts à demander devant le tribunal civil (Cass. 14 avril 2015, P.14.1146.N ; Cass. 1er mars 2016, P.15.1272.N).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1961 et réside à Beveren. A. Phases d’information et d’instruction Le 10 mai 2006, le procureur du Roi de Hasselt donna, en application de l’article 28bis § 2 du code d’instruction criminelle (« CIC »), son accord préalable et écrit pour le recours à une enquête proactive à l’égard du requérant et de plusieurs autres suspects, soupçonnés, entre autres, de trafic de drogue, de participation à une organisation criminelle internationale et de blanchiment d’argent. Cette recherche proactive comprenait le recours à la méthode particulière de recherche d’infiltration. Le 1er août 2006, le procureur du Roi autorisa également le recours à la méthode particulière de recherche d’observation. Conformément aux articles 47septies § 1 et 47nonies § 1 du CIC, un dossier séparé et confidentiel fut établi (voir paragraphes 47-49, ci-dessous). L’enquête proactive se poursuivit jusqu’au 17 septembre 2008. À cette date, un procès-verbal fut dressé par l’officier de police judiciaire en charge, décrivant en forme synthétique tous les éléments recueillis dans le cadre de l’enquête proactive. Ce procès-verbal fut suivi par deux procèsverbaux du 18 septembre 2008, l’un relatif à l’infiltration et l’autre relatif à l’observation, qui décrivirent les éléments spécifiquement recueillis à l’aide de ces mesures de recherche particulière. Ces trois procès-verbaux furent joints au dossier répressif qui, plus tard, était destiné à devenir accessible aux prévenus. Par deux décisions du 18 septembre 2008, le procureur du Roi confirma l’existence d’autorisations respectivement d’observation et d’infiltration. Le 18 septembre 2008, le procureur du Roi saisit le juge d’instruction au tribunal de première instance de Hasselt d’une instruction judiciaire. Une enquête « classique », réactive, s’en suivit sous la conduite du juge d’instruction. En plus de la poursuite des opérations d’observation et d’infiltration, usage fut fait d’écoutes téléphoniques et de l’entraide judiciaire internationale. Un procès-verbal du 25 septembre 2008 de l’officier de police judiciaire en charge mentionna les indications de l’existence d’une organisation criminelle ayant servi de base au recours à l’observation et l’infiltration au stade de la recherche proactive, ainsi que les confirmations qui avaient pu être obtenues grâce à la mise en œuvre de ces mesures particulières de recherche. Le 20 octobre 2008, le parquet fédéral reprit le dossier du parquet de Hasselt. L’instruction continua d’être menée sous la direction et l’autorité du juge d’instruction de Hasselt. Les opérations d’observation et d’infiltration s’arrêtèrent le 14 juin 2009. À cette date, plusieurs suspects, dont le requérant, furent arrêtés et mis en détention préventive. Par réquisitions écrites du procureur fédéral du 29 décembre 2009, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers fut chargée du contrôle, prévu par l’article 235ter du CIC, de la conformité du dossier confidentiel avec les éléments figurant dans le dossier répressif et de vérifier l’absence d’irrégularité (voir paragraphes 50-54, ci-dessous). En cours d’instance, elle fut requise par les parties de contrôler également la régularité de la procédure suivie en application de l’article 235bis du CIC (voir paragraphe 55, ci-dessous). Lors d’une audience tenue le 2 mars 2010, la chambre des mises en accusation auditionna le procureur fédéral de façon séparée et en dehors de la présence des parties. À cette occasion, le dossier confidentiel fut mis à la disposition de la chambre. Ensuite, plusieurs inculpés, dont le requérant, furent entendus, avec l’assistance de leurs avocats, dans leurs moyens de défense. Par un arrêt interlocutoire du 20 mai 2010, la chambre des mises en accusation souligna qu’en ce qui concerne le contrôle des mesures particulières de recherche, elle devait vérifier les données du dossier confidentiel, non seulement relatives à la recherche réactive, mais aussi relatives à la recherche proactive. Elle estima en outre que certaines pièces concernant les mesures de recherche particulière devaient encore être déposées au dossier répressif. Elle ordonna la réouverture des débats afin de permettre au parquet fédéral de compléter les dossiers. À la suite de cet arrêt, les décisions du 18 septembre 2008 précitées et le procès-verbal établi le 25 septembre 2008 (voir paragraphes 10 et 12, précités) furent versés au dossier répressif conformément aux articles 47septies et 47novies du CIC. Par un arrêt du 24 juin 2010, la chambre des mises en accusation considéra que le dossier répressif était complet et qu’aucune nullité, irrégularité ou violation de dispositions légales ou conventionnelles ne pouvait être retenue (voir article 235bis du CIC) ni davantage que des irrégularités aient été commises dans la mise en œuvre des méthodes particulières de recherche (voir article 235ter du CIC). Spécialement en ce qui concerne l’utilisation de ces méthodes pendant la recherche proactive, elle s’exprima notamment en ces termes : « La recherche proactive, y compris les méthodes particulières de recherche d’observation et d’infiltration, satisfait aux conditions des articles 28bis, 47sexies et 47octies du Code d’instruction criminelle. Les indices sérieux des faits mis à charge et la suspicion raisonnable définie à l’article 28bis du Code d’instruction criminelle étaient réunis et ressortent [des procès-verbaux des 25, 17 et 18 septembre 2008]. Ces procès-verbaux des 17 et 18 septembre 2008 permettent également de considérer que la limite dite supérieure de la recherche proactive a été respectée. Il a alors été conclu, d’une part, que la vue d’ensemble était suffisamment établie et, d’autre part, que des indices suffisamment concrets avaient été réunis pour lancer une recherche réactive. Ces indices concrets ont été traduits dans les conclusions écrites en réponse et de synthèse du ministère public. Dans ce contexte, le fait de trouver un code de chargement laissé par V.W. le 15 août 2008 a été déterminant. Ces mêmes procès-verbaux démontrent que les méthodes particulières de recherche mises en œuvre au cours de la recherche proactive répondent aux conditions de proportionnalité et de subsidiarité. » Quant à la circonstance que le requérant n’avait pas accès au dossier confidentiel, la juridiction d’instruction rappela qu’en droit belge, conformément à la jurisprudence de la Cour, le droit d’accès au dossier n’était pas absolu et que l’objectif d’assurer la protection de l’intégrité physique des personnes participant à des méthodes particulières de recherche, était légitime et important afin que leur anonymat soit assuré tant à l’égard de la défense que des tiers et que l’efficacité des techniques utilisées soit garantie pour l’avenir. La chambre des mises en accusation conclut que, conformément à la volonté du législateur dans les affaires de grande criminalité, grâce au contrôle qu’elle avait exercé sur le dossier confidentiel et au fait que, sur la base du dossier répressif ouvert, les inculpés avaient pu soulever tous les moyens de droit relatifs à l’usage des méthodes particulières de recherche, les droits de la défense et le droit à un procès équitable avaient été respectés. Le pourvoi en cassation formé par le requérant contre l’arrêt du 24 juin 2010 fut rejeté par un arrêt de la Cour de cassation du 21 septembre 2010. Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant se plaignait que le dossier pénal ne contenait pas le rapport sur base duquel le procureur du Roi avait ouvert une enquête proactive, le 10 mai 2006, ni les documents relatifs à cette enquête proactive. Ces moyens furent rejetés au motif qu’ils nécessitaient une appréciation en fait à laquelle la Cour de cassation ne pouvait procéder. Par une ordonnance de la chambre du conseil du tribunal de première instance de Hasselt du 29 septembre 2010, dix-sept prévenus, dont le requérant, furent renvoyés devant la juridiction de jugement. B. Procédure devant les juridictions du fond Le 16 mars 2011, le requérant fut condamné à dix années d’emprisonnement et une amende de 137 500 euros par le tribunal de première instance de Hasselt pour trafic de drogue, participation à une organisation criminelle internationale et blanchiment d’argent. Il ressort du jugement de près de 160 pages que l’établissement des faits résulte en partie d’éléments recueillis grâce aux méthodes particulières de recherche. Aux allégations du requérant mettant en cause la légalité et la régularité des méthodes particulières de recherche utilisées pendant l’enquête proactive, le tribunal opposa que la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers avait opéré un contrôle très complet non seulement de l’enquête proactive et de la régularité des méthodes d’observation et d’infiltration mises en œuvre, mais également de l’enquête réactive. Il rappela que la chambre des mises en accusation avait jugé que la mise en œuvre de ces mesures remplissait les conditions légales, et considéra que les juridictions de jugement ne pouvaient apprécier ni la légalité ou la régularité de ces méthodes ni les décisions de la juridiction d’instruction prises dans le cadre de ce contrôle. Cela étant, le tribunal examina en détail la pertinence et la valeur probante des éléments de preuve obtenus grâce à l’observation et l’infiltration. Le requérant dénonçait le fait qu’il n’avait pas eu accès aux éléments issus de l’enquête proactive ni aux pièces du dossier confidentiel concernant les méthodes de recherche. Le tribunal répondit qu’il n’avait pas davantage eu accès à ces éléments, rappela que ces données ne pouvaient servir à la charge des prévenus et que les éventuels inconvénients qui en auraient résulté pour la défense avaient été compensés par le contrôle opéré par la chambre des mises en accusation et par la circonstance que la défense avait pu soulever tous les moyens de droit pour contester l’usage des méthodes de recherche. En ce qui concerne la demande faite par le requérant d’une confrontation avec les agents infiltrés, le tribunal se prononça comme suit : « En tenant compte de la procédure suivie, de la procédure relative aux méthodes particulières de recherche menée devant la chambre des mises en accusation, de l’instruction à l’audience, des pièces en présence, du fait que deux agents sous couverture ont dressé un rapport et que leurs résultats ont pu être comparés, du fait que les prévenus ont pu citer des témoins et qu’ainsi, à la requête notamment du [requérant] et du deuxième prévenu, des témoins ont été entendus concernant les déclarations du [requérant] à propos des agents sous couverture, et du fait que le tribunal et les prévenus ont pu confronter les rapports relatifs aux découvertes des agents sous couverture à des éléments objectifs, notamment les biens découverts lors des perquisitions (p.ex. la carte), la conversation entre l’agent sous couverture Billy et le [requérant], des messages sms (p.ex. entre le [requérant] et Billy) et des conversations téléphoniques (p.ex. la conversation avec le troisième prévenu), le tribunal estime qu’il n’est pas nécessaire pour la recherche de la vérité ni pour l’exercice du droit de la défense ou la garantie du procès équitable que les agents sous couverture soient entendus. (...) En outre, il faut tenir compte de l’aspect de la sécurité des agents d’infiltration et de l’importance de l’anonymat, également, le cas échéant, dans la perspective de leur déploiement dans d’autres affaires. En l’espèce, cela est encore plus important du fait que l’infiltration a eu lieu pendant plusieurs années et que des liens d’amitié se sont tissés entre les infiltrés et plusieurs prévenus ainsi que leurs partenaires. Au cours de l’enquête préliminaire, il semble que des photos des agents infiltrés aient été publiées sur l’internet pour alerter les autres sur le fait qu’ils étaient infiltrés. Compte tenu de la relation d’amitié qui s’est construite et du contenu de certaines conversations téléphoniques (y compris celles entre le [requérant] et le troisième prévenu), (...), le risque de représailles est très réel. (...) Enfin, il est à noter qu’il n’apparaît pas clairement quelles questions spécifiques l’on voudrait demander aux agents infiltrés. En ce qui concerne le [requérant] et le deuxième prévenu, il est seulement question de poser des questions à l’agent infiltré Billy sur la récupération du code de charge qui aurait été jeté par le [requérant]. Cependant, la thèse de l’agent infiltré sur ce point ressortant déjà du rapport qui a été inclus dans le dossier répressif ouvert, il n’est pas utile d’entendre l’agent infiltré sur cette question. La chambre des mises en accusation, qui est une juridiction indépendante, a considéré que les rapports correspondaient au dossier confidentiel. Les prévenus ont la possibilité de présenter à l’audience leurs arguments sur la récupération du code de charge, et de contredire la version de l’agent infiltré. » Au moyen de défense selon lequel le requérant n’avait pas été en mesure de contrôler s’il y avait eu incitation à commettre des infractions de la part d’un agent infiltré, le tribunal répondit en ces termes : « En l’espèce, l’agent infiltré a seulement agi concernant le fait visé au point C de l’acte d’accusation. [Ce fait] date de janvier à juin 2009, alors que l’enquête judiciaire avait déjà commencé le 18 septembre 2008. Sur la base, entre autres, des rapports réguliers sur l’infiltration qui ont été consignés au cours de l’enquête judiciaire et des messages texte et appels téléphoniques interceptés, les accords et transactions relatives à ces faits ainsi que les opérations préalables [ont été] contrôlées. Ces données montrent qu’il n’y a pas eu d’incitation. Ceci est d’ailleurs confirmé par le fait que d’autres faits de possession, de vente, d’importation et d’exportation de stupéfiants ou de substances psychotropes, dans lesquels les agents infiltrés n’ont pris aucune part, ont été retenus. » Le 23 juin 2011, la cour d’appel d’Anvers, in absentia, confirma le jugement de première instance. Saisie sur opposition, ladite juridiction rendit un arrêt contradictoire le 13 octobre 2011, confirmant dans les mêmes termes que sa première décision, le jugement de première instance. Comme il l’avait fait devant le tribunal de première instance, le requérant avait demandé à la cour d’appel de confronter les agents infiltrés afin de vérifier la fiabilité de leurs déclarations. La cour d’appel rejeta la demande en se référant aux motifs du jugement entrepris. Elle ajouta qu’elle n’attachait qu’une valeur probante relative aux déclarations des agents infiltrés et que la découverte de la vérité et l’établissement de la culpabilité résultaient également d’autres éléments de preuve. Elle souligna en outre que, le requérant ayant refusé de comparaître en première instance et en appel, la demande de confrontation était plutôt théorique. Sur pied notamment de l’article 6 de la Convention, le requérant saisit la Cour de cassation d’un pourvoi contre cet arrêt. Comme il l’avait fait devant la cour d’appel, il invoqua une violation du droit à un procès équitable, des droits de la défense et du principe du contradictoire, se plaignant plus précisément du fait que les juges du fond avaient fait usage d’éléments recueillis pour le condamner alors que ceux-ci ressortaient du dossier confidentiel, lequel n’avait pas été porté à la connaissance de la défense ni au cours de l’instruction judiciaire ni au cours de l’instruction sur le fond. Enfin, il reprochait à la cour d’appel d’avoir rejeté sa demande de confrontation avec les agents infiltrés. Par un arrêt du 20 mars 2012, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle rejeta le moyen relatif à l’accès au dossier confidentiel en ces termes : « Le fait que, également au cours de l’instruction sur le fond, l’inculpé ne puisse pas consulter le dossier confidentiel, ne constitue pas en soi une violation de l’article 6 de la [Convention]. Cela constitue certes pour l’inculpé une restriction de ses droits de défense mais elle est justifiée par la nécessité de protéger les moyens techniques utilisés et les techniques d’enquête policière et de garantir la sécurité et l’anonymat des personnes qui l’exercent. Cette restriction du droit au contradictoire demeure exceptionnelle tout au long du procès et est compensée par le fait que la régularité des méthodes de recherche mises en œuvre est contrôlée par une juridiction indépendante et impartiale, en l’occurrence la chambre des mises en accusation, qui constate souverainement que les éléments du dossier répressif, parmi lesquels le procès-verbal de mise en œuvre et [ceux] de l’instruction proactive, correspondent aux éléments du dossier confidentiel. Sur la base du dossier répressif, le prévenu peut également invoquer devant le juge du fond tous moyens de droit contre les méthodes de recherche mises en œuvre. Tenant compte du fait que les pièces du dossier confidentiel ne peuvent être utilisées à titre de preuve, il n’est pas porté atteinte au droit de défense de l’inculpé. Dans cette mesure, le moyen manque en droit. » En ce qui concerne la confrontation avec les agents infiltrés, la Cour de cassation fit en premier lieu valoir ce qui suit : « L’article 6 § 3 d) de la [Convention] garantit le droit du prévenu de citer des témoins à charge ou à décharge ; cette disposition n’empêche pas le juge d’apprécier souverainement la nécessité et la pertinence d’une audition de témoin demandée et de rejeter cette demande, pour autant qu’il ne viole pas le droit des parties de fournir une telle preuve. Dans cette mesure, le moyen manque en droit. » Pour le reste, la Cour de cassation considéra que les juges d’appel avaient légalement justifié leur décision et qu’en adoptant les motifs du jugement dont appel, en particulier ceux concernant la provocation alléguée, les juges d’appel avaient répondu à la défense spécifique du requérant y relative. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Les recherches proactive et réactive L’enquête conduite par le ministère public, tant proactive (quand des faits punissables n’ont pas encore eu lieu ou ne sont pas encore connus) ou réactive (quand des faits punissables ont eu lieu) s’appelle « information ». L’enquête conduite par le juge d’instruction, toujours réactive, s’appelle « instruction ». La recherche proactive peut être autorisée par le ministère public, dans le cadre de l’ « information ». Elle est régie par l’article 28bis § 2 du CIC. Elle est menée sous la direction et le contrôle du procureur du Roi (ou du procureur fédéral). Elle consiste, dans le but de permettre la poursuite d’auteurs d’infractions, en la recherche, la collecte, l’enregistrement et le traitement de données et d’informations sur la base d’une suspicion raisonnable que des faits punissables vont être commis ou ont été commis mais qui ne sont pas encore connus et qui sont ou seraient commis dans le cadre d’une organisation criminelle telle qu’elle est définie par la loi, ou constitueraient un crime ou un délit spécialement visé par la loi. Pour entamer une enquête proactive, l’autorisation écrite et préalable du procureur du Roi est requise par la disposition précitée du CIC. Les méthodes particulières de recherche (voir paragraphes 40-41, cidessous) qui seraient appliquées dans le cadre d’enquêtes proactives sont soumises aux conditions générales, mentionnées ci-dessus (paragraphe 36), auxquelles toute enquête proactive est subordonnée (Cour constitutionnelle, arrêt no 202/2004 du 21 décembre 2004, point B.4.4). B. Les méthodes particulières de recherche Aux termes de l’article 47ter § 1er du CIC, les méthodes particulières de recherche sont l’observation, l’infiltration et le recours aux indicateurs. Il ne sera question ci-après que des deux premières techniques. Notions L’article 47sexies § 1 du CIC définit l’observation comme étant l’observation systématique, par un fonctionnaire de police, d’une ou plusieurs personnes, de leur présence ou de leur comportement, ou de choses, de lieux ou d’évènements déterminés. Il s’agit d’une observation de plus de cinq jours consécutifs ou de plus de cinq jours non consécutifs répartis sur un mois, d’une observation dans le cadre de laquelle des moyens techniques sont utilisés, d’une observation revêtant un caractère international ou d’une observation exécutée par des unités spécialisées de la police fédérale. Selon l’article 47octies § 1 du CIC, l’infiltration est le fait pour un fonctionnaire de police, appelé infiltrant, d’entretenir sous une identité fictive, des relations durables avec une ou plusieurs personnes concernant lesquelles il existe des indices sérieux qu’elles commettent ou commettraient des infractions dans le cadre d’une organisation criminelle ou de certains crimes et délits. Conditions générales Toute observation ou infiltration dans le cadre d’une information requiert l’autorisation du procureur du Roi qui ne peut prendre la mesure que si les nécessités de l’enquête l’exigent et si les autres moyens d’investigation ne peuvent suffire à la manifestation de la vérité (principe de subsidiarité) (articles 47sexies § 2 et 47octies § 2 du CIC). L’observation et l’infiltration peuvent également être autorisées par le juge d’instruction dans le cadre d’une instruction. Ces autorisations sont alors exécutées par le procureur du Roi, conformément aux règles applicables dans le cadre d’une instruction (article 56bis du CIC). S’il est fait appel à des moyens techniques, l’observation ne peut être autorisée que lorsqu’il existe des indices sérieux que les infractions sont de nature à entraîner un emprisonnement correctionnel principal d’un an au moins (article 47sexies § 2 du CIC). Les autorisations sont octroyées à durée limitée (un mois pour l’observation et trois mois pour l’infiltration) et peuvent, à tout moment, être modifiées, complétées ou prolongées (articles 47sexies §§ 3, 5o, et 6, et 47octies §§ 3, 5o, et 6 du CIC). Ces décisions donnent lieu à l’établissement de trois écrits : – l’autorisation elle-même qui est versée au dossier confidentiel (voir paragraphe 47, cidessous) (articles 47sexies § 3, 47septies § 2, 47octies § 3 et 47novies § 2 du CIC) ; – un procès-verbal dressé par l’officier de police judiciaire en charge qui fait référence à l’autorisation et qui fait mention d’une partie du contenu de celle-ci (état des indices sérieux de l’infraction, motifs de la mesure, personnes, choses ou lieux visés et durée) ; ce procès-verbal est versé au dossier « ouvert » de la procédure (articles 47septies § 2 et 47novies § 2 du CIC) ; – la décision écrite par laquelle le magistrat compétent confirme l’existence de l’autorisation ; cette décision est versée au dossier « ouvert » de la procédure (articles 47septies § 2 et 47novies § 2 du CIC). La mise en œuvre des mesures est confiée à un officier de police judiciaire qui rédige deux sortes d’écrit : – des rapports intégraux qu’il transmet au procureur du Roi sur chaque phase de l’exécution des mesures ; ces rapports sont versés au dossier confidentiel (voir paragraphes 47-49, ci-dessous) (articles 47septies § 1 et 47novies § 1 du CIC) ; – des procès-verbaux des différentes phases des mesures d’où sont écartés les éléments susceptibles de compromettre les moyens techniques et les techniques d’enquête policière utilisés ou la garantie de sécurité et de l’anonymat des personnes impliquées dans la mesure ; ces procès-verbaux sont versés au dossier répressif, « ouvert », de la procédure (articles 47septies § 2 et 47novies § 2 du CIC). La provocation est interdite. Il y a provocation lorsque, dans le chef de l’auteur, l’intention délictueuse est directement née ou est renforcée, ou est confirmée alors que l’auteur voulait y mettre fin, par l’intervention d’un fonctionnaire de police ou d’un tiers agissant à la demande expresse de ce fonctionnaire. Il s’agit d’une cause d’irrecevabilité de l’action publique (article 30 du Titre préliminaire du CIC). Dossier confidentiel La mise en œuvre d’une mesure d’observation ou d’infiltration implique l’ouverture et la tenue d’un dossier séparé et confidentiel. Celui-ci contient l’autorisation de recourir à ces techniques, autorisation qui mentionne les indices qui justifient le recours à la méthode, les motifs pour lesquels elle est indispensable, le nom ou la description des personnes visées, la manière dont la méthode sera exécutée, la période au cours de laquelle elle peut l’être et le nom et la qualité de l’officier de police judiciaire qui dirige l’opération (articles 47sexies § 3 et 47octies § 3 du CIC). Il contient aussi l’autorisation accordée par le procureur du Roi aux fonctionnaires de police de commettre certaines infractions lors de l’exécution de la méthode de recherche (articles 47sexies § 4 et 47octies § 4 du CIC), les décisions de modification, d’extension ou de prolongation de l’autorisation (articles 47septies § 2 et 47novies § 2 du CIC), et les rapports faits par l’officier de police judiciaire au procureur du Roi sur chaque phase de l’exécution de la méthode (articles 47septies § 1 et 47novies § 1 du CIC). Le dossier confidentiel est couvert par le secret professionnel. En règle, seul le procureur du Roi a accès au dossier confidentiel. Toutefois, lorsqu’une instruction est ouverte, le juge d’instruction a le droit de consulter à tout moment le dossier confidentiel mais il ne peut en faire mention dans le cadre de l’instruction. Il en est de même de la chambre des mises en accusation dans le cadre du contrôle de la régularité des méthodes particulières de recherche (voir paragraphes 50-54, ci-dessous) (articles 47septies § 1 et 47novies § 1 du CIC). Il a été souligné dans les travaux préparatoires des dispositions pertinentes du CIC que les données du dossier confidentiel qui n’appartiennent pas au dossier répressif ne peuvent servir de preuve au détriment du prévenu (rapport au nom de la Commission de la Justice, Documents parlementaires, Chambre, 2005-2006, DOC 51-2055/005, pp. 66-67). C. Le contrôle de la chambre des mises en accusation L’article 235ter § 1 du CIC confie à une juridiction d’instruction, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel, sur réquisition du ministère public, le soin de contrôler, à la clôture de l’information ou à la fin de l’instruction par le juge d’instruction, la régularité des méthodes d’observation et d’infiltration mises en œuvre, sur la base du rapport confidentiel (Cour de cassation, 18 décembre 2007, P.07.1332.N). À l’occasion de ce contrôle, la chambre des mises en accusation peut également vérifier si se trouvent dans le dossier confidentiel des pièces qui doivent faire partie du dossier répressif et qui n’y figurent pas (voir Cour de cassation, 25 septembre 2007, P.07.0677.N). Dans ce cadre, les magistrats de la chambre des mises en accusation ont accès au dossier confidentiel à charge pour le président de celle-ci de prendre les mesures nécessaires pour en assurer la protection (article 235ter § 3 du CIC). La juridiction d’instruction doit entendre, de manière séparée, le procureur général, les parties civiles et l’inculpé ; elle peut aussi entendre, de façon séparée, le juge d’instruction et l’officier de police judiciaire impliqués dans le cadre des méthodes particulières de recherche d’observation et d’infiltration (article 235ter § 2 du CIC). L’arrêt de la chambre des mises en accusation ne peut pas faire mention du contenu du dossier confidentiel ni du moindre élément susceptible de compromettre les moyens techniques et les techniques d’enquête policière utilisés ou la garantie de la sécurité et de l’anonymat des fonctionnaires de police chargés de l’exécution des mesures (article 235ter § 4 du CIC). Dès que la chambre des mises en accusation a contrôlé la mise en œuvre des méthodes particulières d’infiltration et d’observation, sa décision lie la juridiction de jugement (Cour de cassation, 3 mars 2009, P.09.0079.N, et Cour de cassation, 28 mai 2014, P.14.0424.F). L’article 235bis du CIC dispose que, notamment lors du « règlement de la procédure » après une instruction judiciaire, la chambre des mises en accusation contrôle, soit sur la réquisition du ministère public ou à la requête d’une des parties, soit d’office, la régularité de la procédure qui lui est soumise. Ce contrôle est exercé contradictoirement, sur la base du dossier répressif. Sur ces points il se distingue du contrôle de la mise en œuvre des méthodes particulières de recherche d’observation et d’infiltration, en application de l’article 235ter du CIC, qui n’est pas contradictoire et qui s’exerce sur la base du dossier confidentiel. Il se peut que la chambre des mises en accusation décide, à l’occasion du contrôle en application de l’article 235ter du CIC, de procéder également à l’examen de la régularité de l’ensemble des mesures d’instruction d’observation et d’infiltration, en application de l’article 235bis du CIC, Dans un tel cas, qui s’est présenté en l’espèce, elle doit respecter le caractère contradictoire de la procédure pour cette dernière partie de son contrôle.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Les requérants, d’ethnie rom, sont nés respectivement en 1970 et en 1957 et résident à Mănăstirea (Călărași). À l’époque des faits, ils vivaient en union libre et ils étaient les parents de sept enfants : – E. et E.S., un garçon et une fille, jumeaux, nés le 27 mars 2004 ; – T., un garçon, né le 7 mars 2005 ; – A.-M., une fille, née le 31 mars 2006 ; – S., une fille, née le 15 juin 2007 ; – E.L., une fille, née le 29 juin 2008 ; – I., un garçon, né le 8 octobre 2009. Le second requérant est reconnu comme étant atteint d’un handicap permanent de deuxième degré en raison de ses troubles psychiques. Le 3 octobre 2013, les requérants se sont mariés. A. La genèse de l’affaire En août 2010, la première requérante adressa une plainte au président de la Roumanie pour dénoncer le comportement abusif qu’aurait eu son père à son égard : elle indiquait que celui-ci l’avait violée et qu’il avait proféré des menaces à l’égard de ses enfants. Elle joignait à sa plainte un certificat médical pour attester que, en 2008, l’un de ses enfants avait subi des lésions qui avaient nécessité de sept à huit jours de soins médicaux. À la suite d’une enquête, les autorités saisies de l’affaire établirent que les allégations de la première requérante n’étaient pas fondées et que la plainte avait été formulée dans le contexte d’un conflit entre l’intéressée et le représentant de l’organisation religieuse de son village, qui l’aurait exclue de sa communauté. La plainte de la première requérante fut ensuite transmise à l’autorité compétente pour suivre la situation des enfants maltraités ou délaissés, à savoir la Direction générale d’assistance sociale et de protection de l’enfant de Călăraşi (« la DGASPC », paragraphe 12 ci-dessous), afin de vérifier la situation des enfants des requérants. Le 16 septembre 2010, la DGASPC demanda au Service public d’assistance sociale de la mairie de Mănăstirea (« le SPAS ») de vérifier quelle était l’éducation apportée aux sept enfants de la famille, leur situation sociale et leur état de santé et de lui fournir les renseignements pertinents à cet égard (paragraphe 12 ci-dessous). En septembre 2010, le SPAS conduisit une enquête au domicile des requérants. Il constata que la famille vivait dans une maison insalubre mise à sa disposition par le père de la requérante et que les requérants ne se préoccupaient ni de l’état de santé ni de l’éducation de leurs enfants. Il nota que les revenus mensuels de la famille s’élevaient à 774 lei roumains (RON) et que cette somme se composait de la pension pour personne handicapée du second requérant, des allocations pour les enfants et de l’allocation pour famille monoparentale de la première requérante. Le rapport du SPAS mentionnait également que les requérants refusaient d’inscrire leurs enfants à l’école et auprès d’un médecin traitant et qu’ils limitaient l’accès de ces derniers aux activités en plein air et à toute autre activité qui aurait pu stimuler leur intégration et leur adaptation à la vie en société. Selon le SPAS, les requérants avaient refusé l’aide des services sociaux qui voulaient les conseiller sur leurs responsabilités à l’égard de leurs enfants. Se fondant sur les constats du SPAS (paragraphe 12 ci-dessus), le 20 septembre 2010, la DGASPC adressa une lettre aux requérants les informant que, en tant que parents, ils devaient assurer les conditions minimales nécessaires au développement de leurs enfants et éviter leur délaissement. La DGASPC recommanda aux requérants de prendre les mesures suivantes : « – assurer [à leurs enfants] un niveau correct d’hygiène corporelle et vestimentaire [et garantir la propreté] de la maison et [une hygiène] alimentaire ; – inscrire tous les enfants auprès d’un médecin traitant, effectuer les vaccinations et suivre les traitements recommandés ; – inscrire les enfants âgés de trois à sept ans dans une école maternelle ; – permettre aux enfants d’entrer en relation avec [les autres] ([par le biais de] promenades, de jeux) ; – ne pas exercer sur les enfants de violences physiques et/ou verbales et ne pas leur transmettre de messages traumatisants sur le plan affectif (ne pas créer [de sentiments] de peur, d’isolement, [ne pas leur causer de] manque de confiance). » Dans la même lettre, la DGASPC s’adressait aux requérants en ces termes : « La manière dont vous remplirez ces obligations sera suivie par (...) la DGASPC. Si la négligence à l’égard des enfants persiste et si celle-ci affecte leur sécurité au sein de la famille et [s’il y a] méconnaissance de certains de leurs droits, des mesures de protection urgentes seront prises à l’égard des enfants, même en l’absence de [votre] accord, conformément aux articles 64, 65 et 66 de la loi no 272/2004 relative à la protection des droits de l’enfant. (...) » B. Le suivi de la famille des requérants Un programme de suivi régulier de la famille des requérants par les services sociaux fut mis en place. Le 11 octobre 2010, le comité de soutien à l’autorité tutélaire et d’assistance sociale de la mairie de Mănăstirea se déplaça au domicile des intéressés. Il rendit un rapport selon lequel il avait appris, après avoir parlé aux requérants, que ceux-ci n’avaient pas inscrit leurs enfants auprès d’un médecin traitant et qu’ils n’avaient pas l’intention de le faire, et que, s’ils avaient inscrit l’un de leurs enfants à l’école maternelle, ils ne l’y emmenaient pas de peur qu’il soit kidnappé. Dans son rapport, le comité constatait également que la maison se composait de deux chambres, d’un couloir d’entrée et d’une cuisine, dans laquelle des vêtements et du bois étaient entassés. Il ajoutait que la maison était chauffée et propre et qu’un repas avait été préparé. Il indiquait ensuite que le second requérant était devenu nerveux et qu’il avait commencé à hausser la voix pour se plaindre qu’il ne recevait pas d’allocations pour tous ses enfants. Informé de la durée du suivi de sa famille, qui allait s’étendre sur quelques mois, le second requérant se serait énervé et aurait informé les employés de la mairie qu’ils ne devaient pas revenir chez lui. Dans son rapport, le comité proposait que le suivi de la famille des requérants fût maintenu. Les 22 décembre 2010 et 18 janvier 2011, le SPAS se déplaça au domicile des requérants afin d’évaluer la situation des enfants et de conseiller les requérants quant aux mesures à prendre pour satisfaire aux recommandations de la DGASPC (paragraphe 13 ci-dessus). Selon le SPAS, le second requérant se montra très récalcitrant, il injuria les employés du service social, ne leur permit pas de voir les enfants et refusa de leur fournir des renseignements concernant ces derniers. Dans les rapports établis à la suite de ces deux visites, le SPAS mentionnait que la maison était toujours mal entretenue, que les fenêtres étaient couvertes de bâches en plastique et que la porte était endommagée. Il indiquait que la situation des enfants ne paraissait pas s’être améliorée depuis le début du suivi de la famille et soulignait le refus des requérants de coopérer avec les services sociaux et le manquement de ces derniers à leurs obligations parentales. Eu égard à ces constatations, il proposait qu’une mesure de protection fût prise à l’égard des enfants. Le 28 janvier 2011, un plan de mesures fut élaboré dans le cadre du suivi des enfants des requérants, « en raison du manque d’investissement des parents dans leur rôle consistant à assurer les conditions minimales nécessaires pour élever [leurs enfants], les soigner, assurer leur bon développement, les éduquer et suivre leur état de santé ». Le SPAS continua à surveiller la situation des enfants et s’assura du versement des allocations aux requérants. Un nouveau rapport établi le 25 février 2011 indiqua que la famille des requérants vivait en retrait, que ces derniers ne collaboraient pas avec les services sociaux concernant le suivi de leurs enfants, que leurs voisins leur reprochaient un comportement agressif et que leurs enfants étaient toujours délaissés. Ce rapport recommandait l’application d’une mesure de protection à l’égard des enfants. C. Le placement temporaire des enfants des requérants Le placement en urgence des enfants Les 16 et 17 mars 2011, la DGASPC dressa deux rapports concernant les enfants des requérants. Elle constatait dans ces rapports l’insalubrité de la maison, la grande précarité des conditions d’hygiène et la négligence des requérants à l’égard de leurs enfants. Concernant ce dernier aspect, elle relevait que les requérants étaient peu soucieux de l’état de santé de leurs enfants et qu’ils refusaient de les scolariser, de leur permettre d’avoir des activités sociales et d’entrer en contact avec les autres. Selon elle, les requérants refusaient de coopérer avec les autorités en vue d’améliorer la situation des enfants. Les rapports concluaient que, étant donné la gravité de la situation de délaissement dans laquelle se trouvaient les enfants et l’absence d’accord des parents pour instaurer des mesures de protection, le placement en urgence des mineurs était recommandé. Le 21 mars 2011, la DGASPC élabora des plans individuels de protection pour les enfants des requérants en précisant leurs besoins, les personnes responsables d’eux et le soutien à fournir à la famille. À la demande de la DGASPC, par deux jugements distincts du 6 avril 2011, le tribunal départemental de Călăraşi (le « tribunal départemental ») ordonna le placement en urgence des enfants et attribua les droits parentaux concernant les intéressés au président du conseil départemental de Călăraşi. Faute de recours, ces jugements devinrent définitifs. Le 4 août 2011, malgré l’opposition des requérants, des agents de la DGASPC, assistés d’un huissier de justice, de la police et d’un psychologue, exécutèrent les jugements du 6 avril 2011 (paragraphe 22 ci-dessus). L’enfant le plus jeune, I., fut ainsi placé chez une assistante maternelle à Călăraşi, une ville située à environ 38 km du village où résidaient les requérants ; les enfants les plus âgés furent placés ensemble dans un centre d’accueil situé à environ 88 km du domicile des requérants. Le placement temporaire des enfants Après leur prise en charge par les autorités, les enfants furent soumis à des examens psychologiques et médicaux. Le rapport dressé à cette occasion indiquait que des carences graves avaient été constatées chez les enfants, « conséquences de la négligence des parents ». Ainsi, selon ce rapport, I. souffrait de « manifestations paroxystiques cérébrales récentes, d’anémie hypochrome microcytaire et d’hypotrophie pondérale », ce qui avait conduit à son hospitalisation en urgence. Quant au développement intellectuel des enfants, le rapport faisait état « de faibles retards (...) chez tous les enfants : des défauts de prononciation, un vocabulaire pauvre, une socialisation minime, une tendance à s’isoler ». Le 5 août 2011, la DGASPC établit un rapport concernant les six enfants les plus âgés, dans lequel elle notait ce qui suit : « (...) Les conclusions de l’enquête sociale ont relevé des défaillances dans le lieu d’habitation (la maison est la propriété de C.G., (...), l’espace habitable est insuffisant, il est équipé au minimum et l’hygiène y est précaire, il y a des carences significatives [quant au ménage et au maintien de] la propreté de la maison ainsi qu’à l’hygiène personnelle, vestimentaire et alimentaire) ; [des défaillances] financières – [les revenus de la famille] se composent d’une pension pour une personne ayant un handicap de deuxième degré, [en raison d’une] affection psychique, d’un montant de 234 [RON] et de l’allocation d’État pour les enfants, d’un montant de 540 [RON]. Il faut mentionner que bien que les deux parents habitent le village de Mănăstirea, [le second requérant] n’a pas effectué de démarches pour établir son domicile dans cette localité (...). [La première requérante] n’a pas été scolarisée et elle n’exerce aucune activité lucrative. (...) des négligences ont été constatées dans le comportement des parents (...) [ : ces derniers] n’assurent pas de suivi ni de surveillance élémentaire de l’état de santé [de leurs enfants] (aucun enfant n’est inscrit auprès d’un médecin traitant), n’offrent aucune stimulation à leurs enfants pour les éduquer, ne les ont pas inscrits à l’école maternelle et ont limité leur droit [de participer à des activités de] socialisation. Dans ce contexte, [l’enquête sociale a permis de constater] des troubles du langage chez six des enfants et l’existence chez eux de comportements anxieux (avoir peur, rester en retrait, s’isoler face à des étrangers, manquer de confiance) en raison de [leur peur] d’être enlevés pour trafic d’organes. (...) [Les requérants] sont connus dans la communauté comme des personnes qui génèrent des conflits, des tensions, qui adressent souvent des accusations, des reproches et des insultes aux autorités locales et au voisinage, pour des raisons financières (ils sollicitent des allocations supplémentaires, (...)) etc. (...). La même tension existe dans les relations entre les intéressés et les membres de leur famille élargie (...). Il ressort des déclarations de ces derniers qu’ils ne veulent pas et ne peuvent pas prendre soin des enfants [des requérants], avec lesquels ils n’ont aucun contact. Bien que [les requérants aient] bénéficié d’une aide psychologique et éducationnelle pour remplir leur rôle et leurs obligations parentales et afin d’assurer consciemment les besoins [nécessaires] pour élever [leurs enfants], assurer leur bon développement et les éduquer, leur cas a continué d’être suivi par les représentants du SPAS [mais] l’accès de ces derniers au domicile des intéressés a été impossible, la communication étant toujours difficile et accompagnée d’accusations et de menaces. [Les requérants] ont été informés des effets de la négligence sur le développement des enfants et sur la possibilité [ouverte aux autorités] de limiter leurs droits parentaux lorsque des cas d’abus par négligence sont constatés. Les mesures de protection dont ils pouvaient bénéficier leur ont été présentées, y compris le maintien de relations normales avec les enfants pendant toute la période de séparation de la famille. Les parents ont rejeté avec véhémence les mesures de protection adéquates et ont refusé l’intervention des autorités spécialisées. » Toujours le 5 août 2011, I. fut examiné par un psychologue de la DGASPC. Il fut établi à cette occasion que l’enfant présentait, entre autres, des retards de développement de la motricité et du langage ainsi qu’une carence affective. Le psychologue recommandait une stimulation cognitive, notamment du langage. Eu égard aux constats de ce rapport, à la situation matérielle précaire de la famille et à l’absence de coopération des parents malgré des conseils sur la psychologie et l’éducation apportés par les services sociaux, la DGASPC estima que le remplacement de la mesure de placement en urgence de I. par une mesure de placement temporaire s’imposait. La DGASPC saisit le tribunal départemental de deux demandes afin de demander le remplacement de la mesure de placement en urgence des enfants par un placement temporaire. Elle présenta la situation des enfants telle qu’elle était décrite dans les rapports établis le 5 août 2011 (paragraphes 26 et 27 ci-dessus) et indiqua qu’aucune alternative de garde par un membre de la famille n’avait été identifiée. Les requérants, présents à l’audience et représentés gratuitement par un avocat, demandèrent le rejet de l’action engagée par la DGASPC. Ils soutenaient que, malgré leur absence de ressources, ils s’occupaient bien de l’éducation de leurs enfants et que ceux-ci n’étaient pas malades. Par deux jugements du 7 septembre 2011, le tribunal départemental, se fondant notamment sur l’article 66 de la loi no 272/2004, ordonna le placement temporaire des enfants : par un premier jugement, I. fut placé chez une assistante maternelle ; par un deuxième jugement, les six autres enfants furent placés dans une résidence spéciale. Les droits parentaux concernant tous les enfants furent attribués au président du conseil départemental de Călăraşi. Pour parvenir à cette conclusion, le tribunal départemental constata dans ses deux jugements qu’il ressortait des pièces du dossier que la maison des requérants n’était pas adaptée pour élever des enfants, l’espace étant insuffisant et peu aménagé et la propreté y étant incertaine. Il nota également que des carences graves avaient été constatées pour ce qui était de l’hygiène personnelle et alimentaire des membres de la famille. Il releva la négligence des parents quant à l’état de santé des enfants ainsi que le refus des intéressés de les scolariser ou de leur permettre de participer à des activités sociales. Il constata également que, d’après les documents des dossiers, les enfants présentaient des retards de développement du langage et des comportements traduisant une anxiété qui leur aurait été transmise, selon le tribunal départemental, par leurs parents, et que I. souffrait d’un retard moteur. Le tribunal départemental ajouta que, bien que les requérants aient bénéficié d’une aide psychologique et pédagogique pour accomplir leurs devoirs parentaux, ils avaient des difficultés à appréhender les besoins des enfants et, par leur comportement, ils faisaient toujours preuve de négligence à l’égard des mineurs. Il jugea que les requérants n’assuraient pas, pour le moment, les conditions nécessaires au bon développement de leurs enfants et qu’il était dans l’intérêt supérieur de ces derniers de faire l’objet d’une mesure de placement temporaire. Les requérants formèrent des recours contre ces jugements. Ils demandèrent le rejet de l’action introduite par la DGASPC et versèrent des écrits au dossier. Les 22 et 23 septembre 2011, les six enfants les plus âgés des requérants furent soumis à une évaluation psychologique individuelle. Celle-ci permit d’identifier chez tous les enfants un léger retard de développement en raison de carences socio-éducatives et d’établir qu’ils avaient besoin d’une stimulation cognitive et éducationnelle. Les enfants furent scolarisés. Par un arrêt définitif du 7 novembre 2011, la cour d’appel de Bucarest (« la cour d’appel ») rejeta le recours des requérants contre le jugement du 7 septembre 2011 concernant leurs six enfants les plus âgés. Elle indiqua que la mesure de placement était justifiée par la précarité des conditions de vie des requérants et par leur attitude à l’égard de leurs enfants. Elle nota le caractère temporaire de la mesure, amenée à prendre fin lorsque les intéressés auraient présenté les garanties morales et matérielles nécessaires pour élever leurs enfants. Par un arrêt définitif du 28 novembre 2011, la cour d’appel rejeta le recours des requérants contre le jugement du 7 septembre 2011 concernant le placement de I. Après avoir entériné les raisons sur lesquelles reposait le jugement rendu en première instance, la cour d’appel estima que le bienfondé de celui-ci était conforté par d’autres écrits versés au dossier, comme, par exemple, le rapport médical concernant cet enfant (paragraphe 22 ci-dessus). D. La demande des requérants de réintégration des enfants dans la famille Les enquêtes sociales réalisées au domicile des requérants À la suite du placement temporaire de leurs enfants, les requérants entreprirent des travaux dans leur maison afin d’améliorer leurs conditions de vie. À leur demande, le 10 janvier 2012, la DGASPC réalisa une enquête sociale à leur domicile. Dans le rapport dressé à cette occasion, elle indiquait que les requérants avaient amélioré leurs conditions de vie en installant un minimum de mobilier dans leur maison et qu’ils disposaient désormais de l’électricité et de l’eau potable. Elle constatait cependant que l’espace des toilettes n’était pas aménagé de manière à assurer l’intimité et que le toit et le plafond de la maison étaient, par endroits, visiblement endommagés par les intempéries. Après avoir rappelé les revenus de la famille, elle relevait que les requérants avaient fait des efforts pour garder le contact avec leurs enfants, à qui ils avaient rendu visite deux fois depuis leur placement, et que la première requérante, à son initiative, avait accompagné l’un des enfants à l’hôpital lorsqu’il était malade. Elle ajoutait que les requérants avaient déclaré qu’ils n’avaient pas les ressources nécessaires pour se déplacer plus souvent afin de rendre visite aux enfants. Le rapport susmentionné indiquait ensuite que la mairie, par l’intermédiaire de son représentant, avait approché les requérants pour leur proposer de l’aide, que le second requérant avait refusée. Toutefois, les intéressés auraient commencé à coopérer avec les autorités et à se montrer intéressés par le maintien des liens avec leurs enfants et par ce qu’ils devaient faire pour que les mesures de placement prennent fin. À ce sujet, les autorités locales auraient encouragé le second requérant à établir son domicile chez la première requérante afin de bénéficier d’une aide financière de la commune et lui auraient indiqué les formalités à accomplir. Une évaluation psychologique leur aurait été suggérée en vue de leur intégration, le cas échéant, dans un programme de conseil familial pour le développement et la consolidation des aptitudes parentales. Les requérants auraient refusé de se soumettre à cette évaluation. Compte tenu de ces éléments, la DGASPC concluait que, pour le moment, les conditions pour assurer le retour en toute sécurité des enfants auprès des requérants n’étaient pas réunies : elle soulignait l’absence de combustible pour le chauffage de la maison et le manque de coopération du second requérant avec les autorités. Elle expliquait qu’il convenait de repousser le moment de la réintégration des enfants dans leur famille et qu’il était nécessaire que les parents réalisent certaines étapes, sous la supervision du SPAS, pour acquérir les connaissances utiles pour assurer la sécurité de leurs enfants et pour être informés des risques auxquels ceux-ci pouvaient être exposés. Elle ajoutait qu’il n’était pas exclu que les enfants réintègrent leur famille dans un futur proche ; toutefois, selon elle, étant donné la nécessité d’améliorer certaines conditions pour assurer leur sécurité, l’attitude fluctuante des requérants dans la communication avec les autorités et la difficulté des intéressés à appréhender et à répondre aux besoins des enfants, la mesure de placement devait être maintenue pour le moment. Le 17 janvier 2012, la DGASPC demanda au SPAS de continuer à surveiller et à conseiller la famille des requérants et lui indiqua les aspects qu’elle considérait encore comme défaillants dans l’enquête réalisée le 10 janvier 2012 (paragraphes 38 à 40 ci-dessus). Elle pria également le SPAS de l’informer des mesures prises afin d’améliorer les conditions de vie des requérants. Le 14 février 2012, à la suite de la demande de la DGASPC (paragraphe 41 ci-dessus), une nouvelle enquête sociale fut réalisée par le SPAS au domicile des requérants. Il fut noté à cette occasion que ces derniers gardaient le contact avec leurs enfants par téléphone, étant donné que, en raison des conditions météorologiques hivernales, il leur était difficile de se rendre au centre d’accueil. L’enquête établit que les conditions matérielles des requérants s’étaient améliorées et qu’ils avaient fait des travaux pour nettoyer la maison. Les requérants se seraient engagés à inscrire les enfants à l’école et auprès d’un médecin traitant et à coopérer avec les autorités. Le SPAS conclut que les conditions de vie des requérants s’étaient améliorées par rapport à celles existant au moment du placement de leurs enfants et que la réintégration de tous les enfants dans leur famille était envisageable. La procédure devant les juridictions internes Entre-temps, le 11 janvier 2012, les requérants avaient saisi le tribunal départemental d’une action contre la DGASPC. Ils demandaient la fin de la mesure de placement d’urgence de leurs sept enfants et leur réintégration au domicile familial. Ils soutenaient qu’ils bénéficiaient de conditions de vie correctes pour élever leurs enfants et versaient au dossier une copie du registre agricole attestant qu’ils disposaient d’un logement gratuit, une facture d’électricité, des preuves de leurs revenus et des écrits selon lesquels trois de leurs sept enfants étaient inscrits à l’école. Ils ajoutaient que les enfants étaient mal soignés dans le centre d’accueil. La DGASPC ne suivit pas l’avis du SPAS (paragraphe 42 ci-dessus) et demanda le rejet de l’action au motif que, bien que les conditions matérielles de vie au domicile des requérants se soient améliorées, cet aspect n’était pas suffisant pour assurer la sécurité des enfants. Cela étant, l’enquête sociale réalisée par le SPAS le 14 février 2012 (paragraphe 42 cidessus) fut versée au dossier de l’affaire. Par un jugement du 15 février 2012, le tribunal départemental rejeta l’action des requérants au motif que, malgré l’amélioration de leurs conditions de vie, ils ne bénéficiaient pas de ressources autres que les allocations pour leurs enfants et qu’il n’y avait aucune garantie que celles-ci fussent utilisées dans l’intérêt exclusif des enfants. Le tribunal déclara que ces allocations devaient subvenir aux besoins de toute la famille. Les requérants formèrent un recours. Ils soutenaient qu’ils bénéficiaient des conditions de vie nécessaires pour assurer le développement physique, intellectuel et moral de leurs enfants. Ils arguaient que le tribunal départemental avait retenu à tort que leur seule source de revenu était constituée des allocations pour les enfants, alors que, selon eux, le second requérant était le bénéficiaire de deux pensions et qu’il percevait des revenus pour son travail journalier chez différents habitants du village. Ils ajoutaient que leur conviction était que les revenus de la famille devaient bénéficier aux parents mais surtout aux enfants. La DGASPC demanda le maintien de la mesure de placement temporaire. Aucune preuve nouvelle ne fut versée au dossier. Par un arrêt du 20 mars 2012, la cour d’appel rejeta le recours des requérants. S’appuyant sur les articles 2, 66 et 68 § 2 de la loi no 272/2004, elle considéra que les conditions qui avaient conduit au placement temporaire des enfants n’avaient changé qu’en partie et jugea que la mesure en cause devait être maintenue. Dans son arrêt, la cour d’appel rappela d’abord les raisons qui avaient justifié la mesure de placement temporaire (paragraphes 31 et 32 cidessus) et indiqua que, depuis le placement des enfants, les requérants avaient rendu visite deux fois à leurs six enfants placés au centre d’accueil et une seule fois à I. Elle nota ensuite que, depuis qu’ils avaient été placés, les enfants avaient été examinés et soignés par un médecin et qu’ils avaient intégré l’école maternelle ou l’école primaire, selon leur âge. Elle releva que les enfants bénéficiaient tous, à l’école, de l’assistance d’un formateur spécialisé qui suivait la situation de chacun et les faisait participer à des activités spécialement prévues pour eux afin de rattraper les retards constatés au moment de leur placement. Elle indiqua que, selon les documents versés au dossier, les enfants avaient fait des progrès au niveau de l’autonomie et de l’hygiène personnelle et alimentaire depuis leur placement, et que leur évolution était positive. La cour d’appel décrivit ensuite la première rencontre qui avait eu lieu au mois de novembre entre les requérants et les six enfants se trouvant au centre d’accueil et, après avoir présenté les réactions des enfants, elle conclut que celle-ci s’était déroulée normalement, les intéressés ayant pris un repas et joué avec les enfants. Elle nota que les requérants n’avaient fait part d’aucun mécontentement au personnel soignant quant à l’état de leurs enfants. Elle exposa ensuite que, depuis, les requérants avaient contacté les enfants par téléphone et qu’ils manifestaient toujours leur inquiétude de voir leurs enfants enlevés pour trafic d’organes. Elle constata toutefois que le second requérant avait refusé de donner son numéro de téléphone personnel aux assistantes maternelles pour qu’il pût être informé de tout ce qui concernait les enfants et que la communication n’était possible que lorsqu’il appelait lui-même le centre d’accueil. La cour d’appel compara ensuite les conditions jugées nécessaires par la DGASPC pour que les enfants fussent réintégrés dans leur famille (paragraphes 38 et 39 ci-dessus) avec les constats faits par le SPAS lors de l’enquête sociale réalisée le 14 février 2012 (paragraphe 42 ci-dessus). Elle nota que, si les intéressés avaient satisfait à certaines conditions imposées par la DGASPC, il restait encore des choses à améliorer. Elle s’exprima en ces termes : « Les conditions pour la réintégration des enfants ne sont pas réunies, étant donné que les autres conditions requises par la DGASPC pour assurer la sécurité des enfants ne sont pas remplies : l’implication et la coopération des parents (...), la réparation du toit, l’établissement du domicile du requérant à Mănăstirea pour pouvoir recevoir une aide sociale, le maintien des liens avec les enfants par l’intensification des visites, le fait d’assumer leurs responsabilités parentales (l’inscription des enfants auprès d’un médecin traitant et à l’école primaire et maternelle), le fait de trouver un travail, l’amélioration des relations avec les autres membres de la communauté, la réalisation d’une évaluation psychologique par les spécialistes de la DGASPC afin d’établir leur niveau de compétences parentales pour pouvoir les inclure, le cas échéant, dans un programme de conseil parental pour le développement et la consolidation de leurs capacités parentales, la prévention des risques majeurs pour les mineurs par l’acceptation d’un suivi de la part du SPAS de Mănăstirea. (...). En même temps, la cour d’appel note qu’il n’a pas été prouvé de manière certaine que les requérants bénéficient des ressources financières suffisantes pour entretenir tous leurs enfants et pour demander la réintégration [de ceux-ci] dans leur famille. Les deux pensions (...) perçues par le [second] requérant, d’un montant total de 646 RON par mois, ne représentent pas une source de revenus suffisante pour élever et éduquer sept enfants, ces derniers vivant à présent dans des meilleures conditions que celles que leurs parents pourraient leur offrir. En outre, aucune preuve n’a été fournie pour prouver que les requérants percevaient des revenus supplémentaires en raison du travail journalier que le requérant effectuerait dans la commune (...). » La cour d’appel conclut que, en tout état de cause, l’amélioration des conditions de vie matérielles des requérants qu’avait constatée le rapport d’enquête sociale versé au dossier (paragraphe 42 ci-dessus) n’était pas la seule condition à laquelle les intéressés devaient satisfaire afin de pouvoir demander le retour de leurs enfants. Selon la cour d’appel, les intéressés devaient encore remplir les autres conditions prévues par la DGASPC qui visaient à assurer le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant. E. Les développements ultérieurs de l’affaire et la réintégration des enfants dans leur famille Un rapport d’enquête sociale établi le 2 avril 2012 notait que les conditions matérielles de la famille s’étaient améliorées, que les requérants maintenaient le contact avec leurs enfants par téléphone et qu’ils leur rendaient visite une fois par mois, la mairie leur ayant fourni une aide en gasoil pour assurer ces déplacements. Le rapport indiquait que les revenus mensuels de la famille consistaient en deux pensions perçues par le second requérant, d’un montant total de 646 RON. Il fut proposé que la mairie accordât aux requérants une aide d’urgence de 1 800 RON pour réparer le toit de la maison et construire des toilettes. Par une décision du 4 avril 2012, la mairie octroya à la première requérante l’aide d’urgence de 1 800 RON susmentionnée. Le 10 avril 2012, les requérants eurent un entretien confidentiel avec le psychologue de la DGASPC. Après avoir été informés du but de l’entretien, à savoir l’évaluation de leurs compétences parentales en vue de la réintégration des enfants dans la famille, les intéressés répondirent à des questions. Le rapport dressé à la suite de cet entretien indiquait que les requérants avaient des compétences parentales faibles, qu’ils satisfaisaient uniquement aux besoins de base de leurs enfants et qu’ils ignoraient les effets que leur comportement pouvait avoir sur le développement de ceuxci. Il proposait que les requérants fussent intégrés dans un programme de conseil psychologique afin de développer et consolider leurs compétences parentales, d’être informés sur l’usage de leurs droits, de mettre en œuvre leurs responsabilités parentales et de développer leur aptitude à entrer en relation avec la communauté. Le 17 avril 2012, le second requérant établit son domicile chez la première requérante. Une enquête réalisée le 26 avril 2012 chez les requérants permit de constater que leurs conditions de vie s’étaient améliorées, que les intéressés avaient coopéré avec les autorités et qu’ils avaient commencé à prendre les mesures qui leur avaient été indiquées pour le bien-être des enfants. La DGASPC proposa que les six enfants placés en centre d’accueil soient réintégrés dans leur famille. En mai 2012, les enfants furent soumis à des évaluations psychologiques, lesquelles permirent de constater une amélioration de leur état général depuis leur placement. La réintégration de I. dans la famille Par un rapport du 5 mai 2012, la DGASPC nota que la situation de la famille s’était améliorée, que les requérants avaient régulièrement rendu visite à leur fils, qu’ils s’étaient intéressés à son état de santé et qu’ils avaient manifesté de l’affection à son égard. Elle indiqua également que des rencontres avaient été organisées non seulement entre I. et ses parents mais également avec ses frères et sœurs. Soulignant l’intérêt manifesté par les requérants pour leur enfant, la DGASPC proposa la cessation de la mesure de placement. Le 7 mai 2012, la DGASPC saisit le tribunal départemental d’une action contre les requérants en demandant la réintégration de I. au domicile parental. Par un jugement du 23 mai 2012, le tribunal départemental décida qu’il était dans l’intérêt supérieur de I. de revenir auprès de sa famille, d’autant plus que les conditions pour assurer son développement étaient réunies et que ses relations avec sa famille étaient très bonnes. Le 21 juin 2012, I. revint au domicile des requérants. La réintégration des six autres enfants dans la famille Le 7 mai 2012, la DGASPC et les requérants saisirent le tribunal départemental d’une action visant à mettre fin à la mesure de placement temporaire des six autres enfants. Par un jugement du 23 mai 2012, le tribunal départemental rejeta l’action. Les requérants et la DGASPC formèrent un recours contre ce jugement. Alors que ce recours était pendant devant la cour d’appel, les six enfants passèrent les vacances d’été au domicile des requérants, à la demande de ces derniers. Le 10 juillet 2012, une enquête sociale fut réalisée au domicile des requérants, en présence des enfants. Selon cette enquête, ces derniers bénéficiaient de bonnes conditions pour y vivre et pour se développer. Le rapport d’enquête fut versé au dossier de l’affaire devant la cour d’appel. Par un arrêt définitif du 22 août 2012, la cour d’appel cassa le jugement rendu en première instance et ordonna la réintégration des enfants dans leur famille. Elle rappela que la loi no 272/2004 visait à protéger l’intérêt supérieur de l’enfant et que les autorités publiques étaient tenues d’aider au développement et à l’éducation de l’enfant au sein de sa famille et expliqua que : « (...) bien que le fait d’assurer un certain niveau de conditions matérielles soit un élément essentiel pour le développement des mineurs, [il n’en reste pas moins que] le manque de ressources à lui seul ne peut constituer un obstacle insurmontable pour la réintégration des enfants dans leur famille, pour autant qu’il y a un intérêt réel manifesté par les parents à élever eux-mêmes les enfants (...) ». La cour d’appel jugea que, étant donné l’amélioration des conditions de vie des requérants, avec l’aide des autorités publiques, ainsi que le changement de leur comportement à l’égard de leurs enfants, il était dans l’intérêt de ces derniers de réintégrer leur famille. II. LE DROIT INTERNE ET LES DOCUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS A. Le droit interne La loi no 272/2004 relative à la protection et à la promotion des droits de l’enfant (« la loi no 272/2004 ») régissait les autorités compétentes au niveau local assurant la protection des droits de l’enfant. Selon cette loi, la DGASPC était une institution publique jouissant de la personnalité juridique, créée auprès des conseils départementaux, qui remplissait les attributions qui lui avaient été accordées par la même loi (article 105 (2) de la loi no 272/2004). Ainsi, par exemple, dans le cas d’un enfant maltraité ou délaissé, la DGASPC pouvait ordonner une mesure de placement en urgence si les personnes qui s’occupaient de l’enfant ne s’y opposaient pas (article 94 (2) de la loi no 272/2004). Si ces dernières ne donnaient pas leur accord, la DGASPC devait saisir le tribunal qui était exclusivement compétent pour décider du bien-fondé des raisons qui justifiaient la mesure de placement par ordonnance en référé (article 94 (3) de la loi no 272/2004). Selon la même loi, le SPAS était organisé auprès des municipalités et villes et comptait parmi ses attributions : la surveillance et l’analyse de la situation et du respect des droits des enfants se trouvant dans son ressort administratif et territorial, le conseil aux familles, les visites régulières aux familles bénéficiant de services d’assistance, la communication de propositions aux maires afin que des mesures de protection spéciale soient prises et la coopération avec la DGASPC en lui fournissant toutes les renseignements qu’elle sollicitait (article 106 de la loi no 272/2004). Les autres dispositions pertinentes de la loi no 272/2004 en vigueur à l’époque des faits se lisent comme suit dans leurs parties pertinentes en l’espèce : Article 2 « (1) La présente loi, tout autre document adopté dans le domaine du respect et de la promotion des droits de l’enfant, ainsi que tout acte juridique émis ou, le cas échéant, conclu dans ce domaine, sont subordonnés en priorité au principe de l’intérêt supérieur de l’enfant. (2) Le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant s’impose même à l’égard des droits et obligations qui reviennent aux parents des enfants, (...). (3) Le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant prévaut dans toutes les démarches et décisions concernant l’enfant, prises par les autorités publiques et par les organismes privés autorisés, ainsi que dans les affaires solutionnées par les juridictions. (...) » Article 32 « L’enfant a le droit d’être élevé dans des conditions qui permettent son développement physique, mental, spirituel, moral et social. Dans ce but, les parents sont tenus de : a) surveiller l’enfant ; b) coopérer avec l’enfant et respecter sa vie intime, privée et sa dignité ; (...o) d) prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre en œuvre les droits de leur enfant ; e) coopérer avec les personnes physiques et avec les personnes morales qui exercent des attributions dans le domaine du soin, de l’éducation et de la formation professionnelle de l’enfant. » Article 33 « L’enfant ne peut pas être séparé de ses parents ou de l’un d’entre eux contre la volonté de ces derniers, à l’exception des situations expressément et limitativement prévues par la loi, sous réserve d’une révision judiciaire et uniquement si [cette mesure est imposée] par le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant. » Article 36 « (1) S’il y a des raisons fondées de suspecter que la vie et la sécurité de l’enfant sont en danger dans la famille, les représentants du service public d’assistance sociale (...) ont le droit de visiter les enfants à leur domicile et se renseigner sur la manière dont ils sont soignés, sur leur santé et leur développement physique, [sur leur] éducation, enseignement et formation professionnelle, en fournissant, si besoin, les conseils nécessaires. (2) Si, à la suite des visites effectuées conformément au alinéa (1), il est constaté que le développement physique, mental, spirituel, moral ou social de l’enfant est menacé, le service public d’assistance sociale est obligé de saisir immédiatement la direction générale d’assistance sociale et de protection de l’enfant afin de prendre les mesures prévues par la loi. (...) » Article 55 « Les mesures de protection spéciale de l’enfant sont : a) le placement ; b) le placement en urgence ; c) la surveillance spécialisée. » Article 56 « Les mesures de protection spéciale, instituées par la présente loi, bénéficient à : (...) c) l’enfant maltraité ou délaissé ; (...) » Article 58 « (1) Le placement de l’enfant constitue une mesure de protection spéciale, à caractère temporaire, qui peut être ordonnée, dans les conditions de la présente loi, selon le cas, auprès : (...) b) d’un assistant maternel ; c) d’un service de type résidentiel (...). » Article 60 « (1) Le placement de l’enfant qui n’a pas atteint l’âge de deux ans ne peut être ordonné que dans la famille élargie ou de substitution, son placement dans un service de type résidentiel étant interdit. (...) (3) Lors de la prise de la mesure de placement, [les aspects suivants] seront recherchés : a) le placement de l’enfant, en priorité, dans la famille élargie ou la famille de substitution ; b) la non-séparation des frères et sœurs ; c) la nécessité de faciliter l’exercice par les parents de leur droit de visite de l’enfant et du maintien des liens entre eux. » Article 65 (2) « La mesure de placement en urgence est ordonnée par le tribunal dans les conditions prévues par l’article 94 troisième alinéa [lorsque les parents ou le représentant légal n’ont pas donné leur accord]. » Article 66 (2) « Le tribunal examine les motifs qui ont fondé la mesure adoptée par la direction générale d’assistance sociale et de protection de l’enfant et se prononcera, selon le cas, sur le maintien de la mesure de placement en urgence ou [sur] son remplacement par la mesure de placement (...). » Article 68 « (1) Les circonstances qui ont entouré la prise de la mesure de protection spéciale ordonnée par (...) le tribunal doivent être vérifiées tous les trimestres par la direction générale d’assistance sociale et de protection de l’enfant. (2) Lorsque les circonstances prévues à alinéa (1) ont changé, la direction générale d’assistance sociale et de protection de l’enfant est tenue de saisir immédiatement (...) le tribunal, afin de modifier ou, selon le cas, mettre fin à ladite mesure. (...) » Article 89 (2) « Par le délaissement de l’enfant on comprend l’omission, volontaire ou involontaire, par une personne qui a la responsabilité de élever, de prendre soin [de lui] ou d’éduquer l’enfant, de prendre toute mesure découlant de cette responsabilité, ce qui met en danger la vie, le développement physique, mental, spirituel, moral ou social, l’intégrité corporelle, la santé physique ou psychique de l’enfant. » Article 92 « Afin d’assurer la protection spéciale de l’enfant (...) délaissé, la direction générale d’assistance sociale et de protection de l’enfant est tenue : a) de vérifier et solutionner toutes les saisies concernant des cas d’abus et de délaissement (...) ; » Article 94 (3) « Lorsque les personnes mentionnées à l’alinéa (1) [les représentants légaux de l’enfant] refusent ou empêchent par tout moyen la réalisation des vérifications par les représentants de la direction générale d’assistance sociale et de protection de l’enfant, et [lorsque] ces derniers établissent qu’il existe des raisons fondées de croire à l’existence d’une situation de danger imminent pour l’enfant, due à la maltraitance ou au délaissement, la direction générale d’assistance sociale et de protection de l’enfant saisit le tribunal, en demandant qu’une ordonnance en référé soit rendue pour le placement de l’enfant en urgence (...). » B. Les documents internationaux pertinents La Convention internationale relative aux droits de l’enfant La Convention internationale relative aux droits de l’enfant adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies, le 20 novembre 1989, prévoit notamment ce qui suit : Article 27 « 1. Les États parties reconnaissent le droit de tout enfant à un niveau de vie suffisant pour permettre son développement physique, mental, spirituel, moral et social. C’est aux parents ou autres personnes ayant la charge de l’enfant qu’incombe au premier chef la responsabilité d’assurer, dans les limites de leurs possibilités et de leurs moyens financiers, les conditions de vie nécessaires au développement de l’enfant. Les États parties adoptent les mesures appropriées, compte tenu des conditions nationales et dans la mesure de leurs moyens, pour aider les parents et autres personnes ayant la charge de l’enfant à mettre en œuvre ce droit et offrent, en cas de besoin, une assistance matérielle et des programmes d’appui, notamment en ce qui concerne l’alimentation, le vêtement et le logement. (...) » Autres documents L’Assemblée générale des Nations unies a adopté, le 24 février 2010, une résolution intitulée « Lignes directrices relatives à la protection de remplacement pour les enfants » dont les dispositions pertinentes en l’espèce se lisent ainsi : « 14. Le retrait de l’enfant à sa famille doit être considéré comme une mesure de dernier recours qui devrait être, dans la mesure du possible, temporaire et de la durée la plus courte possible. Les décisions de retrait devraient être régulièrement réexaminées et le retour de l’enfant auprès de ses parents, une fois que les problèmes à l’origine de la décision de retrait ont été résolus ou ont disparu, devrait se faire dans l’intérêt supérieur de l’enfant, conformément à l’évaluation évoquée au paragraphe 49 ci-après. La pauvreté financière ou matérielle, ou des conditions uniquement et exclusivement imputables à cet état de pauvreté, ne devraient jamais servir de justification pour retirer un enfant à la garde de ses parents, pour placer un enfant sous protection de remplacement ou pour empêcher sa réintégration. Elles devraient plutôt être interprétées comme un signe qu’il convient d’apporter une assistance appropriée à la famille. (...) Les États devraient élaborer et appliquer des politiques cohérentes et complémentaires, axées sur la famille, pour promouvoir et renforcer l’aptitude des parents à s’occuper de leurs enfants. (...) » La Commission des questions sociales, de la santé et du développement durable de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté, le 26 janvier 2015, la Résolution 2049 (2015) intitulée « Services sociaux en Europe : législation et pratiques de retrait d’enfants de leurs familles dans les États membres du Conseil de l’Europe », dont la partie pertinente en l’espèce se lit ainsi : « 5. La pauvreté financière et matérielle ne devrait jamais servir d’unique motif pour retirer la garde d’un enfant à ses parents : elle devrait plutôt être interprétée comme le signe qu’il faudrait apporter une assistance appropriée à la famille. De plus, il ne suffit pas de démontrer qu’un enfant pourrait être placé dans un environnement plus bénéfique à son éducation pour pouvoir le retirer à ses parents, et encore moins pour pouvoir rompre complètement les liens familiaux. » Conformément à l’article 44 de la Convention internationale des droits de l’enfant, le Comité des droits de l’enfant des Nations unies a examiné les troisième et quatrième rapports périodiques de la Roumanie, soumis en un seul document (CRC/C/ROM/4), lors de ses 1415e et 1416e séances, tenues le 5 juin 2009, et a adopté lors de sa 1425e séance, le 12 juin 2009, les observations finales sur ces rapports, dont les parties pertinentes en l’espèce se lisent comme suit : « (...) 30. Le Comité, tout en relevant que certains progrès ont été enregistrés, demeure préoccupé par le fait que l’État partie continue de figurer parmi les pays ayant les plus hauts taux de mortalité infanto-juvénile en Europe, en raison des taux élevés de mortalité des nourrissons et des enfants de moins de 5 ans, notamment dans les zones rurales. Le Comité est préoccupé en outre de la faiblesse du poids des nouveau-nés à la naissance en comparaison avec d’autres pays d’Europe, ce qui est signe de malnutrition et d’anémie chez les enfants. Le Comité relève que la mortalité et la morbidité infantiles et postinfantiles ont été attribuées à des carences dans l’alimentation de la mère et de l’enfant, à un sevrage prématuré, à une négligence parentale et à la faible qualité des services médicaux. Le Comité recommande à l’État partie d’intensifier ses efforts pour traiter les causes profondes de la mortalité et de la malnutrition infantiles et postinfantiles, notamment celles associées aux mauvaises conditions d’accès aux services de santé, à la pauvreté et au faible niveau d’instruction des familles roms et des familles vivant dans les zones rurales. Le Comité encourage en particulier l’État partie à mettre davantage l’accent sur les services prénatals et postnatals en accordant une attention spéciale aux communautés défavorisées, et à mettre au point des programmes d’apprentissage du rôle de parent, mettant l’accent sur les effets positifs de l’allaitement maternel, d’un régime alimentaire nutritif pour la mère et l’enfant, et d’une hygiène appropriée sur le développement et la survie du jeune enfant. (...) Le Comité se félicite du « Programme de mise en œuvre du Plan national de lutte contre la pauvreté et pour la promotion de l’insertion sociale (PNAinc) pour 2006-2008 » adopté par l’État partie. Il relève également que, au titre de l’article 44 de la loi no 272/2004, les enfants ont droit à un niveau de vie décent comme prévu au premier paragraphe de l’article 47 de la Constitution. Toutefois, le Comité est préoccupé par le fait que, selon les statistiques, les enfants sont particulièrement vulnérables face à la pauvreté. Il se dit également inquiet du fait que, malgré la baisse de la pauvreté chez les Roms enregistrée entre 2003 et 2006, le risque de pauvreté dans la population rom demeure quatre fois plus élevé que pour la population majoritaire. Le Comité tient à souligner qu’un niveau de vie suffisant est indispensable au développement physique, mental, spirituel, moral et social de l’enfant. Conformément à l’article 27 de la Convention, le Comité recommande à l’État partie : a) d’intensifier les programmes de soutien aux enfants dans le besoin, notamment en ce qui concerne la nutrition, l’habillement, la scolarité et le logement ; b) d’élaborer les principes directeurs d’une politique globale de fourniture des services sociaux viables requis pour résoudre la situation complexe des enfants roms et de leur famille. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1956 et réside à Ljubljana. A. Les fonctions du requérant au sein de la société L.E. Le 8 octobre 1992, le requérant acquit une part sociale dans L.E., une société à responsabilité limitée dont le siège se trouvait à Ljubljana. Une fois son nom inscrit sur le registre des personnes morales tenu par le tribunal compétent (« le registre des sociétés » ou « le registre »), il devint l’un des neuf associés de la société inscrits au registre, chacun d’entre eux détenant une part égale représentant 11,11 % du capital social qui s’élevait à 2 995 250 tolars slovènes (SIT) (12 498,96 euros (EUR)). Deux des associés fondateurs quittèrent la société L.E. au début de l’année 1993. Le 2 février de la même année, en plus d’être l’un des associés de la société, le requérant fut employé par celle-ci en tant que chef de son service informatique. Il assistait également le directeur financier. Le 19 février 1993, quatre personnes occupant des fonctions clés dans la société L.E. en tant qu’associés et dirigeants furent impliquées dans un accident de voiture. Deux d’entre elles décédèrent et les deux autres furent grièvement blessées. À la suite de cet accident, les activités de la société ne purent se poursuivre et celle-ci subit une perte financière considérable. En outre, la direction de la société fut sérieusement affaiblie et, en 1993, tous les associés, sauf le requérant et une autre personne, se retirèrent du conseil d’administration. Dans un premier temps, à partir du 29 avril 1993, le requérant occupa alors le poste de directeur par intérim, puis, à compter du 23 février 1995, celui de directeur général. En cette qualité, il était le représentant de la société. Entre-temps, le 24 août 1993, se fondant sur un acte authentique relatif à des services de transport impayés, la société des chemins de fer slovènes (Slovenske železnice) avait sollicité la délivrance à l’encontre de la société L.E d’une injonction de payer. La société avait contesté l’injonction et il avait été ordonné aux parties de régler le litige par la voie contentieuse. La société des chemins de fer avait engagé une action civile en paiement de trois sommes dont le montant total s’élevait à environ 5 000 000 SIT (20 000 EUR). En 1995, la société L.E. fut transformée en société à responsabilité limitée dans les formes prévues par l’article 580 de la loi sur les sociétés. Cette loi exigeait des sociétés auxquelles elle s’appliquait une augmentation du capital, et la mise en conformité de leurs activités avec ses dispositions (paragraphe 34 ci-dessous). Toutefois, au moment de la transformation, la société L.E. n’avait plus de liquidités et était devenue insolvable. Le 6 mai 1996, à la suite d’une décision rendue par l’assemblée générale de la société L.E., le requérant démissionna de son poste de directeur général. Les associés ne nommèrent pas un nouveau directeur général et la société se trouva en conséquence sans dirigeant. La démission du requérant ne fut pas inscrite au registre des sociétés. Le 19 juin 1997, lors d’une assemblée générale, les associés décidèrent de demander l’ouverture d’une procédure de faillite, pour cause d’insolvabilité de la société L.E. La demande en ce sens que la société présenta devant la juridiction compétente fut rejetée au motif que les frais et dépens afférents à la procédure de faillite, exigibles d’avance et s’élevant à 150 000 SIT (626 EUR), n’avaient pas été payés. Les associés constatèrent qu’ils n’étaient pas en mesure d’assumer ces frais. Par conséquent, ils décidèrent d’attendre que la liquidation de la société fût ordonnée d’office par les tribunaux en vertu de la législation alors applicable, à savoir la loi modifiée relative au règlement judiciaire, à la faillite et à la liquidation, entrée en vigueur le 1er juillet 1997. Cette loi modifiée autorisait les tribunaux à ouvrir d’office une procédure de faillite dans certaines circonstances particulières (paragraphe 34 ci-dessous). Le 31 juillet 1997, le requérant cessa de travailler pour la société L.E. En outre, à la fin de l’année 2000, deux autres associés de la société décédèrent. Dans le cadre de la procédure civile engagée par la société des chemins de fer contre la société L.E., le requérant fut convoqué à une audience prévue pour le 22 novembre 2000. Empêché, il présenta des observations écrites expliquant que la société L.E. était insolvable depuis plusieurs années. Le 22 novembre 2000, le tribunal de district de Ljubljana enjoignit la société L.E. de verser à la société des chemins de fer les trois sommes que celle-ci réclamait. B. La procédure de radiation de la société L.E. Dans l’intervalle, le 1er juillet 1999, la loi relative au règlement judiciaire, à la faillite et à la liquidation avait de nouveau été modifiée, notamment aux fins de l’abrogation des dispositions relatives à l’ouverture d’office d’une procédure de faillite. De surcroît, la loi sur les opérations financières des sociétés, entrée en vigueur le 23 juillet 1999, avait introduit une nouvelle mesure : lorsqu’une société était insolvable et/ou inactive, il était possible d’ordonner d’office sa radiation du registre des sociétés, sans liquidation. Pareille société pouvait donc être dissoute sans que fût ouverte une procédure préalable visant à la distribution des actifs et au désintéressement – dans la mesure du possible – des créanciers. Toutefois, pour protéger les créanciers d’une société ainsi radiée, la loi sur les opérations financières des sociétés prévoyait la responsabilité conjointe et solidaire des associés pour les dettes de la société. Sur la base d’un document établi par l’agence en charge des registres publics et des services connexes, selon lequel la société L.E. n’avait effectué aucune transaction bancaire sur une période de douze mois consécutifs, le tribunal de district de Ljubljana, en tant que juridiction en charge de la tenue du registre des sociétés, ouvrit une procédure de radiation le 19 janvier 2001. À cette date, la décision d’ouverture de la procédure de radiation fut inscrite au registre des sociétés et on tenta sans succès de la notifier au siège de la société L.E. La décision avait été envoyée à l’adresse de la société, mais aucun de ses représentants n’ayant été présent pour la recevoir, un avis de passage indiquant que le document pouvait être retiré au bureau de poste fut déposé dans la boîte aux lettres de la société. Le 12 février 2001, la décision fut renvoyée au tribunal en charge de la tenue du registre des sociétés, avec la mention que le destinataire ne s’était pas présenté pour la retirer. Ce tribunal notifia alors la décision par affichage sur son panneau, conformément à la loi sur le registre des personnes morales. Selon le requérant, la société L.E. n’avait plus aucune activité à l’adresse de son siège depuis 1997 et, depuis lors, n’avait plus de locaux à cet endroit ou ailleurs. De surcroît, il n’y aurait pas eu de boîte aux lettres dans l’immeuble de bureaux en question et le courrier aurait dû être déposé à la réception. Ni la société L.E. ni ses associés ne s’opposèrent à la décision d’ouverture de la procédure de radiation. Par conséquent, le 11 mai 2001, le tribunal en charge de la tenue du registre des sociétés ordonna la radiation de la société L.E. Cette décision fut publiée au Journal officiel le 30 mai 2001. Le tribunal tenta aussi de la notifier à l’adresse de la société L.E., mais, comme précédemment, la décision fut renvoyée le 4 juin 2001 avec la mention que le destinataire ne s’était pas présenté pour la retirer. Comme auparavant, la décision fut affichée sur le panneau du tribunal. Ni la société L.E. ni l’un de ses associés ne se prévalurent du droit de faire appel de la décision de radiation, si bien que la décision devint définitive le 17 août 2001. Le 25 septembre 2001, la société L.E. fut radiée du registre des sociétés et cessa donc d’exister. L’avis de radiation fut publié au Journal officiel le 6 février 2002. Le requérant affirme avoir eu connaissance de la radiation de la société L.E. lorsque, le 22 décembre 2004, on lui notifia une ordonnance d’exécution autorisant la saisie de ses biens. C. La procédure d’exécution dirigée contre le requérant En effet, entre-temps, le 5 avril 2002, se fondant sur la décision ordonnant à la société L.E. de lui verser environ 20 000 EUR (paragraphe 9 ci-dessus), la société des chemins de fer avait demandé l’ouverture devant le tribunal de district de Ljubljana d’une procédure d’exécution dirigée contre sept associés de la même société. Le 5 juin 2002, la société créancière avait obtenu du tribunal de district de Ljubljana une ordonnance de saisie des biens personnels du requérant, qui avait ultérieurement été étendue au salaire de l’intéressé. Le 29 décembre 2004, le requérant forma une opposition contre l’ordonnance d’exécution. Il argua que le tribunal local n’avait ni établi les fonctions qu’il avait effectivement occupées au sein de la société L.E. ni reconnu son statut d’« associé inactif » (paragraphes 48-49 ci-dessous), qui l’aurait exonéré de la responsabilité des dettes de la société. Il soutint que la créance de la société des chemins de fer à l’égard de la société L.E. existait avant qu’il ne prît ses fonctions dans celle-ci et qu’il avait intégré la direction de la société L.E. au seul motif que les deux associés qui en étaient précédemment les dirigeants étaient décédés. De plus, le requérant considéra qu’il incombait à la société créancière de prouver qu’il avait été un associé actif de la société et que cette question devait être examinée dans le cadre d’une procédure civile contentieuse. Enfin, il sollicita un sursis à exécution. Le 12 mars 2005, l’opposition formée par le requérant fut rejetée. Le tribunal local considéra que la charge de la preuve du statut d’associé inactif pesait sur le requérant et que celui-ci n’avait pas prouvé qu’il avait été un associé inactif de la société L.E. Il estima que, du fait de sa part sociale qui représentait 11,11 % du capital, le requérant avait bénéficié des droits d’un associé minoritaire et que, en outre, il avait été salarié de la société et avait activement participé à la direction de celle-ci depuis avril 1993. Il observa qu’en sa qualité de directeur, puis de directeur général, le requérant avait été autorisé à agir au nom de la société. Il ajouta que même après sa démission du poste de directeur général, le requérant avait encore été actif dans la société et avait d’ailleurs signé la demande d’ouverture d’une procédure de faillite. Il repoussa également la demande du requérant tendant à un sursis à exécution, au motif que l’intéressé n’avait pas démontré que l’exécution lui aurait causé un dommage grave ou irréparable. Dans l’appel qu’il forma contre cette décision, le requérant reprenait les arguments qu’il avait avancés à l’appui de son opposition à l’ordonnance d’exécution. Le 6 mai 2005, le requérant assista à une audience relative à une opposition formée par D.P., un autre associé de la société L.E., contre l’ordonnance d’exécution. Le 9 février 2006, la cour d’appel de Ljubljana rejeta l’appel du requérant, essentiellement pour les mêmes motifs que ceux énoncés par le tribunal de première instance. L’ordonnance d’exécution devint ainsi définitive. La cour d’appel releva notamment que la Cour constitutionnelle avait considéré que la mesure prévue par la loi sur les opérations financières des sociétés, qui avait pour effet de « lever le voile de la personnalité juridique », était conforme au principe de la séparation entre les biens d’une société et ceux des associés de celle-ci, et donc compatible avec la Constitution. Elle jugea dépourvue de pertinence la question de savoir si le requérant était devenu associé de la société L.E. avant ou après la naissance de la créance. Elle estima que dès lors que le requérant était devenu associé de la société, il était responsable tant de ses actifs que de son passif et avait les droits d’un associé minoritaire. Elle souligna particulièrement que le requérant avait participé activement à la direction de la société. Elle expliqua que les motifs justifiant la levée du voile de la personnalité juridique en vertu de la loi sur les opérations financières des sociétés n’étaient pas identiques à ceux prévus par la loi sur les sociétés. D’après la cour d’appel, la loi sur les opérations financières des sociétés établissait une présomption irréfragable selon laquelle les associés d’une société inactive avaient pour intention de la dissoudre et prévoyait expressément qu’en pareille situation les associés étaient conjointement et solidairement responsables du reliquat des dettes (paragraphe 41 ci-dessous). Le 5 mai 2006, le requérant forma deux recours devant la Cour constitutionnelle, l’un concernant la procédure de radiation et l’autre la procédure d’exécution. Le 31 janvier 2007, la Cour constitutionnelle rejeta le recours introduit par le requérant au sujet de la procédure de radiation. Dans son arrêt, qui fut notifié au requérant le 5 février 2007, la Cour constitutionnelle constatait que le requérant n’avait pas d’intérêt juridique lui permettant de contester la décision rendue par le tribunal en charge de la tenue du registre des sociétés, car la société L.E. avait déjà été radiée. Par conséquent, la haute juridiction estimait que même une issue favorable du recours constitutionnel ne pourrait pas améliorer la position juridique du requérant. Le 9 juillet 2007, elle rejeta aussi le recours relatif à la procédure d’exécution, jugeant que les droits fondamentaux du requérant n’avaient manifestement pas été violés. Rappelant que seuls les associés actifs d’une société radiée du registre des sociétés pouvaient être tenus pour responsables des dettes de celle-ci, elle conclut que les juridictions inférieures avaient correctement jugé que la participation active du requérant à la direction de la société L.E. s’opposait à ce que celui-ci fût exonéré de sa responsabilité personnelle pour les dettes de la société. En 2010, en application de l’ordonnance d’exécution, une partie du salaire mensuel du requérant fut saisie aux fins du remboursement de sa dette. Le 23 septembre 2011, l’intéressé parvint à un règlement amiable extrajudiciaire avec la société des chemins de fer, à qui il versa la somme convenue. Après le retrait de la demande d’exécution, la procédure dirigée contre le requérant fut close le 28 septembre 2011. M. Lekić paya un montant total de 32 795 EUR à son créancier. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La législation antérieure à la loi sur les opérations financières des sociétés En 1988, la loi sur les entreprises, qui établissait un cadre juridique pour la propriété privée de ces entreprises, entra en vigueur dans l’exRépublique socialiste fédérative de Yougoslavie. Elle autorisait la constitution d’entreprises privées par toutes sortes d’investisseurs, avec un capital social relativement faible. Après son accession à l’indépendance, la Slovénie adopta en 1993 la loi sur les sociétés, qui remplaça dans son intégralité la loi sur les entreprises. Cette nouvelle loi définissait la société à responsabilité limitée comme une société dont le capital était composé des parts détenues par ses associés. Une telle société ne pouvait avoir plus de cinquante associés et sa constitution nécessitait l’établissement d’un contrat entre les associés, sous la forme d’un acte notarié. Chaque associé recevait un nombre de parts proportionnellement à sa prise de participation dans le capital social. Les associés n’étaient pas personnellement responsables des obligations de la société à responsabilité limitée. Un dirigeant de la société devait inscrire celle-ci au registre des sociétés. Une demande d’inscription au registre devait indiquer notamment la liste des associés et la répartition des parts sociales entre eux, la dénomination sociale, l’objet social et le siège social. Toute modification des données figurant au registre des sociétés devait être communiquée dans un délai de trois jours à la juridiction en charge de la tenue de celui-ci. D’après la loi sur les sociétés, une société à responsabilité limitée avait un ou plusieurs dirigeants qui géraient les affaires de la société et la représentaient. Plusieurs types de décisions importantes concernant la direction et l’exploitation de la société (par exemple les décisions relatives à la nomination des dirigeants ou à la distribution des bénéfices) devaient toutefois être adoptées par l’assemblée générale. Les associés dont les parts sociales représentaient au moins un dixième du montant total du capital social pouvaient exiger la convocation d’une assemblée générale. À cet égard, ils avaient l’obligation de préciser les points qui seraient à l’ordre du jour de l’assemblée, ainsi que les motifs de la convocation. De plus, les associés en question pouvaient aussi demander qu’un point particulier fût inscrit à l’ordre du jour d’une assemblée générale déjà convoquée. Par ailleurs, à la demande d’un associé, le dirigeant de la société devait immédiatement informer l’associé en question des affaires de la société et lui donner accès aux archives et documents de la société. En ce qui concerne la dissolution d’une société, la loi sur les sociétés prévoyait qu’une société à responsabilité limitée devait être dissoute, par exemple, si elle faisait faillite, si le capital social tombait en dessous du seuil légal ou si ses associés décidaient de la liquider. Un associé dont les parts sociales représentaient au moins un dixième du montant total du capital social pouvait engager une action devant le tribunal compétent aux fins de la dissolution de la société, s’il estimait que les objectifs de celle-ci ne pouvaient pas être atteints à un degré suffisant, ou s’il existait un autre motif raisonnable de dissolution. De plus, les associés d’une société à responsabilité limitée pouvaient décider de dissoudre celle-ci dans le cadre d’une procédure dite « sommaire », sans liquidation, si tous les associés demandaient la radiation au tribunal en charge de la tenue du registre des sociétés. Dans ce cas, ils devaient joindre à leur demande une résolution approuvant la dissolution de la société par la voie de la procédure sommaire, ainsi qu’une déclaration commune des associés sous la forme d’un acte notarié attestant que la société s’était acquittée de toutes ses obligations, qu’elle avait réglé tout litige éventuel avec les employés et que les associés reconnaissaient leur responsabilité conjointe et solidaire pour les éventuelles obligations que la société n’aurait pas encore honorées. Toute créance sur la société radiée pouvait être recouvrée auprès des associés de celle-ci dans un délai de un an à compter de la publication de l’avis de radiation au registre des sociétés. La loi sur les sociétés introduisit des changements importants dans la gestion des sociétés. Elle augmenta notamment le montant minimal du capital social requis pour l’exploitation d’une société à responsabilité limitée. Les sociétés existantes furent tenues de se conformer à la nouvelle législation plus stricte dans un délai d’environ un an et demi à compter de l’entrée en vigueur de la loi. À défaut, en application de l’article 580 de la loi, les sociétés étaient liquidées et radiées d’office du registre des sociétés et leurs associés étaient tenus pour personnellement responsables de leurs dettes. Par la suite, la Cour constitutionnelle annula partiellement cette disposition, distinguant entre les associés ayant participé activement à la gestion de la société et les associés « passifs » (décision no U-I-135/00). D’après la décision de la haute juridiction, seuls les anciens associés actifs pouvaient être tenus pour personnellement responsables des dettes de la société (paragraphe 49 ci-dessous). En 1997, le législateur traita le problème du nombre élevé de sociétés inactives et insolvables en modifiant la loi relative aux procédures de règlement judiciaire, de faillite et de liquidation, qui s’appliquait jusqu’alors. Après modification de la loi le 1er juillet 1997, les tribunaux furent autorisés à ouvrir d’office des procédures de faillite contre les sociétés qui n’avaient pas payé de salaires pendant trois mois consécutifs, contre celles qui étaient titulaires de comptes bancaires bloqués ou encore contre celles qui avaient manqué de liquidités pendant les douze mois précédents. Les sociétés insolvables qui auraient elles-mêmes demandé l’ouverture d’une procédure de faillite avaient l’obligation de payer d’avance les frais liés à la publication au Journal officiel de l’avis d’ouverture de la procédure. Le reste des frais de procédure étaient prélevés sur la masse des biens de la faillite. Si les actifs composant cette masse n’étaient pas même suffisants pour couvrir les frais de procédure, le collège de juges supervisant la faillite ouvrait la procédure et la concluait immédiatement. Après qu’il eut été établi que la procédure de faillite ouverte d’office ne constituait pas une solution réaliste du fait du grand nombre de sociétés inactives (environ 6 000 au début de l’année 1998) et en raison du coût élevé associé à l’ouverture d’une procédure, qui était assumé par l’État, les dispositions relatives à cette procédure furent abrogées par une autre modification législative, entrée en vigueur le 1er juillet 1999. B. La loi sur les opérations financières des sociétés La loi sur les opérations financières des sociétés fut adoptée le 24 juin 1999 et publiée au Journal officiel no 54/99 du 8 juillet 1999. Elle entra en vigueur le 23 juillet 1999, introduisant de nouvelles façons d’aborder le problème des sociétés inactives et/ou insolvables. Le législateur releva qu’un grand nombre de sociétés privées étaient dans l’incapacité d’honorer leurs dettes, ce qui contribuait à un manque de rigueur dans les aspects financiers des actes juridiques concernant ces sociétés et plaçait leurs créanciers dans une position précaire. Partant, la nouvelle loi exigeait des sociétés de conduire leurs affaires de manière à ce qu’elles fussent à tout moment en mesure de remplir leurs obligations en temps voulu (article 5). De plus, les sociétés devaient maintenir leurs capitaux propres à un niveau suffisant, proportionnel au volume et au type d’opérations et d’activités menées, ainsi qu’aux risques auxquels elles étaient exposées (article 6). À cet égard, la direction de la société devait s’assurer que celle-ci conduisait ses affaires conformément à la loi et aux principes applicables aux opérations financières (article 8), surveillait régulièrement les risques encourus dans l’exécution de ces opérations et prenait des mesures appropriées pour se protéger contre pareils risques (article 9). Si une société se trouvait en manque de liquidités et n’était donc plus en mesure d’honorer à temps les dettes venant à échéance, sa direction devait adopter les mesures nécessaires pour reconstituer les liquidités et, si ces mesures ne produisaient aucun résultat dans les deux mois, elle devait ouvrir une procédure de faillite ou de règlement judiciaire (article 12). De même, si une société devenait insolvable, avec des actifs insuffisants pour honorer ses dettes, sa direction avait l’obligation de demander, dans un délai maximum de deux mois, l’ouverture d’une procédure de faillite ou un règlement judiciaire (article 13). Si les dirigeants ne respectaient pas ces obligations, ils pouvaient être tenus pour personnellement responsables des dommages causés par leur manquement aux créanciers de la société. En outre, sous certaines conditions, le conseil d’administration et les associés d’une société pouvaient être tenus pour personnellement responsables des dommages causés aux créanciers. Les sociétés qui ne suivaient pas les procédures prescrites pour rétablir leur solvabilité ou mettre un terme à leurs activités en cas d’insolvabilité devaient, en application du chapitre 3 de la loi sur les opérations financières des sociétés, être radiées d’office du registre des sociétés, sans ouverture préalable d’une procédure de liquidation. D’après l’article 25 de cette loi, il y avait lieu d’ouvrir une procédure de radiation si, par exemple, on pouvait supposer que la société en question n’avait aucun actif, ce qui était considéré comme établi si, pendant douze mois consécutifs, la société n’avait effectué aucune transaction sur le compte bancaire qu’elle avait déclaré. Les établissements effectuant des paiements pour la société avaient l’obligation d’informer le tribunal en charge de la tenue du registre des sociétés de telles circonstances dans un délai de un mois à compter du constat par eux d’une telle situation (article 26(2)). Après avoir établi que les conditions de radiation d’une société étaient remplies, le tribunal en charge du registre des sociétés devait ouvrir d’office une procédure de radiation. La décision d’ouverture d’une telle procédure était notifiée à la société concernée et inscrite au registre des sociétés (article 29). La société elle-même ou un de ses associés ou créanciers pouvaient faire opposition dans un délai de deux mois, pour l’un des motifs suivants : i) les conditions de radiation avaient été établies de manière erronée ou incomplète, ii) une autre procédure de dissolution de la société, à savoir une procédure de règlement judiciaire, de faillite ou de liquidation, avait été ouverte ou demandée, ou iii) une demande d’ouverture d’une procédure de faillite avait été déposée pour le compte de la société et un paiement d’avance des frais avait été effectué à cette fin, ou le demandeur avait été exempté d’un tel paiement (article 30). En l’absence d’opposition contre la décision d’ouverture d’une procédure de radiation, ou si pareille opposition avait été rejetée, le tribunal en charge de la tenue du registre des sociétés rendait une décision de radiation, qui était notifiée à la société concernée et publiée au Journal officiel (article 32 et 33). Dans les trente jours suivant la notification ou la publication, une personne s’étant opposée sans succès à l’ouverture de la procédure de radiation, un associé ou un créancier de la société pouvait interjeter appel de la décision de radiation en avançant les mêmes arguments que ceux qu’elle avait invoqués à l’appui de l’opposition (article 34). En l’absence d’appel contre la décision de radiation, ou en cas de rejet d’un tel appel, la décision de radiation devenait définitive, le tribunal compétent radiait la société du registre des sociétés et un avis de radiation était publié au Journal officiel (article 35). Afin d’assurer la protection des créanciers des sociétés radiées, la loi sur les opérations financières des sociétés disposait que les associés étaient personnellement responsables du reliquat des dettes. Cette loi établissait une présomption irréfragable selon laquelle les associés d’une société inactive et/ou insolvable avaient l’intention de dissoudre celle-ci, mais n’avaient pas entamé une procédure de liquidation ou de faillite. D’après les dispositions applicables (article 27(4) de la loi sur les opérations financières des sociétés, combiné avec l’article 394(1) de la loi sur les sociétés), les associés étaient réputés avoir consenti à être tenus pour conjointement et solidairement responsables du reliquat des dettes de la société radiée. Les créanciers de cette dernière pouvaient réclamer aux associés le remboursement des créances dans l’année suivant la publication de l’avis de radiation au Journal officiel. La loi sur les opérations financières des sociétés ayant de lourdes conséquences, ses dispositions relatives aux mesures visant à garantir un montant adéquat de capitaux propres et la solvabilité des sociétés prirent effet six mois après l’entrée en vigueur de la loi. Les dispositions du chapitre 3 régissant la procédure de radiation prirent effet encore plus tard. À cet égard, la disposition relative à la présomption selon laquelle une société n’avait pas d’actif ne prenait effet que si celle-ci n’avait effectué aucune transaction sur son compte bancaire pendant douze mois consécutifs après l’entrée en vigueur de la loi sur les opérations financières des sociétés, à savoir à partir du 23 juillet 2000. En 2007, estimant que la loi sur les opérations financières des sociétés portait atteinte à plusieurs principes du droit des sociétés et avait des effets négatifs importants sur la situation des associés de sociétés radiées, le législateur décida de modifier cette loi et d’exonérer les associés de leur responsabilité personnelle pour les dettes de leurs sociétés. Après sa modification, la loi sur les opérations financières des sociétés disposait que toutes les procédures judiciaires et administratives en cours par lesquelles les créanciers de sociétés radiées cherchaient à recouvrer leurs créances auprès des associés de celles-ci seraient closes d’office. Certains créanciers, qui avaient entamé contre d’anciens associés de sociétés radiées des procédures, alors toujours pendantes, et qui étaient donc sur le point de perdre toute possibilité de recevoir un paiement, formèrent un recours constitutionnel contre la nouvelle législation. Dans sa décision no UI117/07, la Cour constitutionnelle accueillit le recours et annula les dispositions contestées, estimant que celles-ci ne protégeaient pas les créanciers de manière appropriée. C. La loi relative aux opérations financières, à la procédure d’insolvabilité et à la liquidation obligatoire Le 15 janvier 2008, la loi relative aux opérations financières, à la procédure d’insolvabilité et à la liquidation obligatoire, qui remplaçait la loi sur les opérations financières des sociétés, fut adoptée. Elle prévoyait toujours la possibilité de radier une société du registre des sociétés sans l’ouverture préalable d’une procédure de liquidation, mais en soumettant pareille radiation à des conditions légèrement différentes. Par la suite, la loi sur les procédures d’exécution ou d’exonération relatives à la responsabilité des actionnaires pour les obligations des sociétés (« la loi sur la responsabilité des actionnaires »), adoptée le 19 octobre 2011, exonéra de nouveau les associés de leur responsabilité personnelle pour les dettes de sociétés radiées. Étant donné que les solutions législatives prévues dans cette loi présentaient une similitude avec celles de la loi modifiée sur les opérations financières (paragraphe 43 ci-dessus), la Cour constitutionnelle fut de nouveau appelée à statuer sur le point de savoir si la loi sur la responsabilité des actionnaires ménageait un juste équilibre entre les intérêts des associés de sociétés radiées et ceux des créanciers de cellesci. La haute juridiction rappela que, dans les cas où la créance avait été reconnue par une décision judiciaire ou faisait l’objet d’une procédure judiciaire en cours, de même que dans les cas où le créancier n’avait pas encore engagé une action contre les anciens associés de la société radiée, mais pouvait légitiment envisager d’en introduire une, il n’existait aucun motif constitutionnellement recevable de porter atteinte aux droits acquis du créancier. Elle admit toutefois l’exonération au bénéfice des anciens associés de sociétés qui avaient été radiées du registre des sociétés après l’entrée en vigueur de la loi sur la responsabilité des actionnaires. D. La décision de la Cour constitutionnelle concernant l’établissement de la responsabilité personnelle des associés et/ou actionnaires pour les dettes de la société (no U-I-135/00) Plusieurs anciens associés de sociétés radiées formèrent un recours devant la Cour constitutionnelle pour contester la réglementation introduite par la loi de 1999 sur les opérations financières des sociétés. Le 9 octobre 2002, la Cour constitutionnelle rejeta partiellement le recours (décision no U-I-135/00), jugeant que la mesure de radiation d’une société inactive n’ayant aucun actif n’était pas contraire à la Constitution. La haute juridiction nota qu’une société économiquement inactive ne se livrait à aucune activité, ne générait aucun revenu et ne faisait aucun paiement. Par ailleurs, selon la Cour constitutionnelle, la situation financière d’une telle société n’était pas connue de ses créanciers, qui présumaient que celle-ci disposait au moins d’un minimum d’actif. Pour ces motifs, d’après la haute juridiction, les sociétés non opérationnelles représentaient une menace pour la sécurité des opérations juridiques dans lesquelles elles étaient impliquées, ainsi que pour la situation de leurs créanciers. Les anciens associés qui avaient formé le recours devant la Cour constitutionnelle soutenaient aussi qu’ils ne pouvaient pas effectivement protéger leurs droits dans le cadre de la procédure de radiation, car les documents relatifs à l’ouverture de cette procédure, de même que ceux concernant la radiation, ne leur avaient pas été notifiés personnellement. En réponse à cet argument, la Cour constitutionnelle considéra que la notification de ces documents à la société, combinée à un avis publié au registre des sociétés ou au Journal officiel, était suffisante. Elle releva que la législation contestée s’appliquait à diverses formes de sociétés, dont certaines appartenaient à de nombreux actionnaires. Elle estima que la notification personnelle des documents prendrait trop de temps et serait impossible dans certains cas. En ce qui concerne la responsabilité personnelle d’anciens associés ou actionnaires, la Cour constitutionnelle souligna qu’il était exact qu’en principe ceux-ci pouvaient légitimement s’attendre à ce que leur responsabilité pour les dettes de la société ne dépassât pas la valeur de leurs parts ou actions. Elle nota toutefois que les sociétés avaient l’obligation de s’assurer qu’elles exerçaient leurs activités avec un capital social adéquat dont le montant ne devait pas tomber en dessous du seuil légal. Elle fit observer que les sociétés dont le capital social était insuffisant étaient économiquement beaucoup plus faibles que celles exerçant leurs activités conformément à la loi, une telle insuffisance affectant selon elle la sécurité de l’ensemble des opérations juridiques. Elle reconnut néanmoins la variété des situations juridiques et factuelles des associés ou actionnaires de sociétés radiées et distingua entre les associés ou actionnaires « actifs », qui étaient en mesure d’influer sur le fonctionnement de la société, et les associés ou actionnaires « passifs », qui étaient dépourvus de pareille capacité d’influence. Elle valida la législation en ce qui concerne les associés ou actionnaires actifs, mais l’annula pour autant qu’elle se rapportait aux associés ou actionnaires passifs. Dans la motivation de sa décision, elle énonça les critères que les juridictions ordinaires devaient prendre en considération pour déterminer la situation d’anciens associés ou actionnaires. Ces critères se basaient sur le comportement personnel des associés ou actionnaires et sur les effets de leur comportement sur le fonctionnement de la société, c’est-à-dire qu’ils se fondaient sur la mesure dans laquelle ces associés ou actionnaires avaient connaissance de la gestion de l’entreprise et y participaient. La Cour constitutionnelle expliqua que les tribunaux appelés à examiner la responsabilité personnelle d’associés ou d’actionnaires devaient donc avant tout établir si tel associé ou actionnaire avait exercé une influence sur les activités de la société concernée. Elle précisa que ces tribunaux devaient fonder leur appréciation sur plusieurs éléments, notamment le type de société (société anonyme ou société à responsabilité limitée), la qualité de chaque associé ou actionnaire (personne physique ou morale) et les relations internes entre associés ou actionnaires. De plus, selon la Cour Constitutionnelle, les tribunaux pouvaient trancher la question de la responsabilité personnelle en tenant également compte des cas généraux prévus par la loi sur les sociétés dans lesquels il était permis d’ignorer la personnalité morale d’une société, notamment les suivants : i) une personne s’est comportée de manière abusive à l’égard de la société pour atteindre un objectif qu’elle n’aurait pas dû viser dans la position où elle se trouvait, ou ii) une personne s’est comportée de manière abusive à l’égard de la société, causant ainsi un préjudice aux créanciers de cette dernière, ou iii) une personne a utilisé les actifs de la société dans son intérêt personnel et en violation de la loi, ou iv) une personne a réduit le montant des actifs de la société pour son bénéfice ou au bénéfice d’autrui, en sachant que la société ne serait pas en mesure d’honorer ses dettes envers des tiers.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. La genèse de l’affaire En mai 2008, la première requérante s’adressa aux services de protection de l’enfance parce qu’elle était enceinte et qu’elle se trouvait dans une situation difficile : elle n’avait pas de domicile permanent et était temporairement hébergée chez ses parents, la quatrième requérante et le cinquième requérant. À sa vingt-huitième semaine de grossesse, la première requérante se rendit à l’hôpital de quartier et demanda à subir un avortement tardif. Le 1er juillet 2008, l’hôpital adressa aux services de protection de l’enfance un avis indiquant que la première requérante avait besoin d’un accompagnement pendant sa grossesse puis d’un suivi une fois que l’enfant serait né. Cet avis précisait également que celle-ci avait besoin d’être hébergée dans un établissement d’accueil parents-enfants (le « centre familial »). Les services de protection de l’enfance ouvrirent un dossier, avec son consentement. La première requérante accepta de résider dans un centre familial pendant trois mois après la naissance de l’enfant afin que son aptitude à prodiguer celui-ci les soins adéquats pût être évaluée. Le 25 septembre 2008, la première requérante donna naissance à un fils, X, le deuxième requérant. Les autorités ignoraient l’identité du père de X et la première requérante refusa de la leur révéler. Quatre jours plus tard, le 29 septembre 2008, la première requérante et X s’installèrent dans le centre familial. Pendant les cinq premiers jours, la quatrième requérante (la grand-mère de X) habita avec eux. Le personnel considéra rapidement que les aptitudes parentales de la première requérante et le développement de X étaient préoccupants. Le 14 octobre 2008, il sollicita une réunion d’urgence avec les services de protection de l’enfance parce que X avait perdu du poids et que la première requérante ne donnait pas du tout l’impression de comprendre quels étaient ses besoins. Le 17 octobre 2008, la première requérante révoqua le consentement par lequel elle avait accepté de séjourner dans le centre familial. Elle voulut en partir et prendre X avec elle. Le même jour, les services de protection de l’enfance décidèrent d’ordonner la prise en charge d’office immédiate de X par les autorités publiques et de placer celui-ci d’urgence dans une famille d’accueil. La décision précisait que le personnel du centre familial devait venir vérifier toutes les trois heures chez la famille que X était suffisamment alimenté. On craignait que sans ces vérifications X ne survécût pas. Après le placement, la première requérante disposa à l’égard de X d’un droit de visite d’une demi-heure par semaine. La quatrième requérante (la grand-mère) fut présente lors de la plupart de ces visites et le cinquième requérant (le grand-père) lors de certaines d’entre elles. La première requérante saisit le bureau d’aide sociale du comté (fylkesnemnda for barnevern og sosiale saker) d’un recours contre la décision des services de protection de l’enfance, arguant qu’elle et X pouvaient vivre ensemble chez ses parents. Elle ajouta que sa mère, la quatrième requérante, ne travaillait pas et qu’elle était prête à l’aider à s’occuper de X. Elle précisa qu’ils étaient également disposés à accepter l’aide des services de protection de l’enfance. Le 23 octobre 2008, le centre familial établit un rapport au sujet du séjour de la première requérante et du deuxième requérant. Ce rapport comportait notamment les passages suivants : « La mère ne s’occupe pas correctement de son enfant. Pendant que la mère et l’enfant ont été hébergés [dans le centre familial] (...), le personnel ici (...) a vraiment craint que les besoins de l’enfant ne fussent pas satisfaits. Pour être certain que l’enfant recevait les soins élémentaires et la nourriture dont il avait besoin, le personnel a dû intervenir et surveiller l’enfant de près jour et nuit. La mère n’est pas capable de répondre aux besoins matériels de son fils. Elle n’assume pas la responsabilité de s’occuper de lui de manière satisfaisante. Elle a eu besoin d’être épaulée à un niveau très élémentaire et il faut lui répéter les conseils plusieurs fois. Pendant le temps qu’elle a passé ici, la mère a tenu des propos que nous avons jugés très inquiétants. Elle a exprimé une grande absence d’empathie pour son fils et a à plusieurs reprises fait part d’un sentiment de dégoût à son égard. La mère a montré qu’elle ne se rendait pas compte que son fils ne comprenait pas et qu’il ne pouvait pas contrôler son comportement. La mère a un fonctionnement mental incohérent et éprouve beaucoup de difficultés dans plusieurs domaines qui sont cruciaux pour sa capacité à s’occuper de l’enfant. Son aptitude à lui prodiguer des soins concrets doit être analysée dans cette perspective. La santé mentale de la mère est marquée par les sentiments difficiles et douloureux que lui inspirent sa propre existence et la manière dont elle perçoit les autres. La mère semble souffrir elle-même de carences considérables. Nous estimons que la mère est incapable de s’occuper de l’enfant. Nous pensons également qu’elle a besoin d’un soutien et d’un suivi. Comme nous l’avons dit oralement aux services de protection de l’enfance, nous pensons qu’il est important que la mère fasse l’objet d’une très grande attention pendant la période qui suivra le placement d’urgence. La mère est vulnérable. Il faut lui proposer une évaluation psychologique et un traitement, et elle a probablement besoin qu’on l’aide à se motiver pour cela. Il faudrait établir pour la mère un plan individuel d’accompagnement dans plusieurs domaines. La mère a des ressources (cf. les tests d’aptitude) et il faut l’aider à les exploiter à bon escient. » Le 26 octobre 2008, le bureau d’aide sociale du comté rejeta le recours (paragraphe 9 ci-dessus). Il conclut que c’était la première requérante, et non la quatrième requérante, qui aurait la responsabilité de s’occuper de X au quotidien et qu’elle était incapable de lui prodiguer les soins dont il avait besoin. Il ajouta que la quatrième requérante était restée auprès de la première requérante et de X durant les premiers jours de leur séjour au centre familial mais qu’elle n’avait pas remarqué que la première requérante était dépourvue d’aptitudes parentales, ce qui avait pourtant sauté aux yeux du personnel. Le 27 octobre 2008, X fut conduit dans une clinique pédopsychiatrique pour y subir une évaluation. L’équipe médicale procéda à six observations différentes entre le 3 et le 24 novembre 2008. Elle consigna ses conclusions dans un rapport daté du 5 décembre 2008, qui comportait notamment le passage suivant : « [X] était un enfant qui présentait un retard significatif de développement lorsqu’il nous a été confié pour une évaluation et des observations. Aujourd’hui, il se comporte comme un bébé de deux mois normal et présente un potentiel de développement normal. D’après ce que nous avons pu observer, il a été mis en grand danger. Pour des enfants vulnérables, une absence de réaction et de confirmation, ou d’autres interférences dans l’interaction, peuvent entraîner des perturbations psychologiques et développementales plus ou moins graves si ces enfants ne font pas l’expérience d’autres relations qui viennent corriger ces manques. La qualité des premières interactions entre un enfant et la personne dont il est le plus proche revêt donc une grande importance pour son développement psychosocial et cognitif. [X] montre aujourd’hui les signes d’un bon développement psychosocial et cognitif. » La première requérante saisit le tribunal de district (tingrett) d’un appel contre la décision prise le 26 octobre 2008 par le bureau d’aide sociale du comté. Le 26 janvier 2009, le tribunal de district confirma cette décision dans son intégralité. Dans son jugement, il considéra que X avait présenté des signes de négligence à la fois psychologique et physique lorsqu’il avait été placé d’office. De plus, il n’estima pas que l’aptitude de la première requérante à s’occuper de X s’était améliorée ou que l’aide de la quatrième requérante et du cinquième requérant serait suffisante pour que X reçût des soins adéquats. La première requérante ne saisit pas la cour d’appel. B. La procédure de placement La procédure devant le bureau d’aide sociale du comté et le tribunal de district À la suite du jugement rendu par le tribunal de district le 26 janvier 2009, les autorités locales demandèrent au bureau d’aide sociale du comté de délivrer une ordonnance de placement, soutenant que la première requérante était dépourvue d’aptitudes parentales. Le 2 mars 2009, le bureau d’aide sociale du comté fit droit à la demande des services de protection de l’enfance. X demeura dans la famille d’accueil où il avait déjà été placé à titre de mesure d’urgence en octobre 2008, lorsqu’il avait été retiré à sa mère (paragraphe 8 ci-dessus). Le bureau d’aide sociale décida également que le droit de visite de la première requérante devait être fixé à six visites de deux heures chacune par an, qui se dérouleraient sous surveillance. Se fondant sur le rapport qui avait été établi par le centre familial, il conclut que si X était restitué à la première requérante, il risquerait de souffrir de graves insuffisances dans les soins physiques et psychologiques auxquelles des mesures d’assistance ne pourraient pas remédier. Pour ces raisons, le bureau d’aide sociale du comté estima que l’intérêt supérieur de X dictait qu’il fût placé. La première requérante fit appel de la décision du bureau d’aide sociale du comté, arguant une fois encore que les autorités n’avaient pas essayé d’autres modes d’intervention et décidé immédiatement de placer X, et que cette décision reposait sur des éléments de preuve insuffisants. Le 19 août 2009, le tribunal de district annula la décision du bureau d’aide sociale du comté et dit que X devait retourner vivre auprès de la première requérante, mais qu’il était nécessaire de ménager une période de réadaptation. Il conclut entre autres que les difficultés de X à prendre du poids auraient pu être causées par une infection oculaire. Par suite du jugement, les visites de la première requérante à X s’intensifièrent en vue d’une réunion de la famille. Selon les services de protection de l’enfance, ces visites se caractérisaient par une hostilité de la part de la première requérante et de ses parents à l’égard de la mère d’accueil. Les autorités assurèrent qu’après les visites X réagissait vivement, qu’il était fatigué, angoissé et anxieux et que son sommeil était perturbé. La procédure devant la cour d’appel Les services de protection de l’enfance firent appel du jugement rendu par le tribunal de district et demandèrent en même temps un sursis à son exécution. Ils avancèrent qu’il était peu probable que l’infection oculaire ait pu être à l’origine de la difficulté de X à prendre du poids. Ils ajoutèrent que la première requérante avait rendu des visites à X mais que celles-ci ne s’étaient pas bien passées alors qu’elle avait reçu des conseils sur la manière de les améliorer. Ils précisèrent qu’après ces visites X réagissait vivement. Le 8 septembre 2009, le tribunal de district décida de surseoir à l’exécution de son jugement jusqu’à ce que la cour d’appel ait statué. Le 9 octobre 2009, les services de protection de l’enfance décidèrent de désigner deux expertes, une psychologue, B.S., et une experte en thérapie familiale, E.W.A., lesquelles rendirent leur rapport le 20 février 2010 (paragraphe 29 ci-dessous). Dans l’intervalle, le 12 octobre 2009, la cour d’appel (lagmannsrett) autorisa l’appel au motif que la décision prise par le tribunal de district ou la procédure que celui-ci avait conduite avaient été entachées de vices graves (paragraphe 66 ci-dessous). Elle confirma également la décision de sursis à exécution du jugement qui avait été prise par le tribunal de district. Le 3 mars 2010, la cour d’appel désigna une experte chargée de l’affaire, M.S., qui était psychologue et qui présenta également un rapport. Dans son arrêt du 22 avril 2010, la cour d’appel confirma la décision de placer X d’office qui avait été prise par le bureau d’aide sociale du comté. Elle ramena également le droit de visite de la première requérante à quatre visites de deux heures chacune par an. La cour d’appel tint compte des informations contenues dans le rapport qui avait été produit par le centre familial le 23 octobre 2008 (paragraphe 10 ci-dessus). Elle prit également en considération la déposition qu’avait faite devant elle l’experte en thérapie familiale, dans laquelle celleci avait déclaré que la mère de la première requérante était demeurée avec sa fille au centre familial pendant les quatre premières nuits. Cette déposition précisait ensuite : « Ce fut en particulier après ce moment-là que l’on a commencé à s’inquiéter à propos des soins que recevait concrètement l’enfant. Il était convenu que [la première requérante] devait rendre compte de chaque changement de couche, etc., ainsi que des repas, mais elle n’en a rien fait. L’enfant dormait plus qu’à l’habitude. [La consultante en thérapie familiale] a réagi à la façon dont l’enfant respirait et au fait qu’il s’endormait pendant les repas. Parce qu’il avait perdu du poids, l’enfant devait être alimenté toutes les trois heures, jour et nuit. Le personnel devait parfois exercer des pressions sur la mère pour qu’elle nourrît son fils. » La cour d’appel conclut que le centre familial avait correctement évalué la situation et, à l’inverse du tribunal de district, elle considéra qu’il était très peu probable que les résultats de cette évaluation eussent été différents si X n’avait pas contracté d’infection oculaire. De plus, la cour d’appel fit référence au rapport dressé le 5 décembre 2008 par la clinique pédopsychiatrique (paragraphe 12 ci-dessus). Elle prit également en considération le rapport de l’experte désignée par le tribunal, M.S. (paragraphe 23 ci-dessus). Étant donné la brièveté du séjour au sein du centre familial, la cour d’appel jugea approprié de s’intéresser au comportement (« fungering ») qui avait été celui de la première requérante pendant les rencontres mère-enfant qui avaient été organisées après le placement de X en famille d’accueil. Deux personnes avaient été chargées de superviser ces visites et toutes deux avaient rédigé des rapports qui n’étaient positifs ni l’un ni l’autre. La cour d’appel déclara que l’un des superviseurs avait donné une « description globalement négative de ces rencontres ». La cour d’appel mentionna également le rapport établi par la psychologue ainsi que par la thérapeute familiale, qui avaient toutes deux été désignées par les services de protection de l’enfance (paragraphe 21 cidessus). Ces deux expertes avaient étudié les réactions qui avaient été celles de X après les visites de la première requérante. Dans leur rapport, elles notaient entre autres les points suivants : « il ne semble guère y avoir de contacts entre la mère et [X], y compris durant les périodes où les visites sont fréquentes. Il se détourne de sa mère et préfère rechercher le contact d’autres personnes. Il tente de prendre ses distances et de se protéger en protestant contre sa mère, en refusant de s’alimenter, en évitant de la regarder puis en cherchant la personne avec laquelle il a noué un lien d’attachement sûr, à savoir sa mère d’accueil. [X] devient inquiet et anxieux dès lors qu’on ne cherche pas à interpréter ses comportements et qu’il n’est pas compris. (...) (...) la principale source de stress pour [X] ne réside probablement pas dans la rencontre en elle-même avec sa mère et sa famille élargie pendant ces visites, mais dans le degré de contact et les tensions résultant des propos tenus, par exemple « maintenant, tu rentres à la maison », ainsi que dans l’atmosphère marquée par l’hostilité de la mère à l’égard de la mère d’accueil. Il est également problématique que la mère tienne des propos négatifs et offensants à l’égard de la mère d’accueil, ce qui rend l’atmosphère désagréable et oppressante. On peut conclure que [X] a atteint son seuil de tolérance aux contacts lorsqu’il s’endort immédiatement à la fin de la visite, se met à pleurer, se montre difficile à réconforter et à calmer et a du mal à s’endormir après ces rencontres. » De plus, la cour d’appel nota que M.S., la psychologue désignée par la justice (paragraphe 23 ci-dessus), avait indiqué dans sa déposition que les rencontres mère-enfant étaient apparues si négatives qu’elle estimait que la mère ne devrait pas avoir le droit de voir son fils. À son avis, ces rencontres « n’étaient pas constructives pour l’enfant ». À la question de la compétence de la première requérante s’agissant des soins à apporter à l’enfant, elle avait indiqué dans son rapport que le séjour dans le centre familial avait mis en évidence le fait que la première requérante « avait des problèmes pour analyser et retenir les informations de manière à adapter son comportement ». Elle poursuivait en ces termes : « Ce n’est pas une question de mauvaise volonté, mais d’incapacité à planifier, à organiser et à structurer. Pareilles manifestations de troubles cognitifs deviendront omniprésentes dans les soins apportés à l’enfant et elles pourraient se traduire par de la négligence. » La cour d’appel souscrivit à la conclusion rendue par l’experte M.S., puis se posa la question de savoir si des mesures d’assistance pourraient remédier correctement aux insuffisances résultant des aptitudes parentales défaillantes de la première requérante. À cet égard, elle nota que les raisons qui expliquaient ces déficiences dans la capacité de la première requérante à s’occuper de son enfant étaient déterminantes. À ce stade, la cour d’appel fit référence au compte rendu qu’avait fait l’experte de l’histoire pathologique de la première requérante, d’où il ressortait que celle-ci avait souffert d’une épilepsie grave depuis son enfance jusqu’à ce qu’elle subît une intervention chirurgicale du cerveau en 2009, à l’âge de 19 ans. La cour d’appel nota que l’experte M.S. avait également fait observer que les problèmes médicaux de la première requérante avaient forcément perturbé son enfance à plusieurs égards. La synthèse qu’elle a dressée de la maladie et de ses conséquences était ainsi libellée : « Les informations anamnestiques recueillies à l’école, auprès des services de santé spécialisés et de la famille permettent de brosser un tableau général révélant une faible capacité d’apprentissage et un fonctionnement social déficient qui se sont manifestés dès la petite enfance et ont perduré à l’âge adulte. [La première requérante] avait de mauvais résultats scolaires malgré de bonnes conditions générales, les moyens supplémentaires mis en œuvre pour elle, et en dépit de sa motivation ainsi que de tous les efforts qu’elle déployait. Il est donc difficile de trouver à son comportement une explication autre que les difficultés générales d’apprentissage qui ont été engendrées par un trouble cognitif fondamental. Cette conclusion est étayée par les scores systématiquement médiocres qu’elle a obtenus aux tests de Q.I., même après l’intervention chirurgicale contre l’épilepsie. Elle a également rencontré des problèmes de fonctionnement socio-affectif, lesquels sont évoqués de manière récurrente dans tous les documents qui traitent de l’enfance et de l’adolescence [de la première requérante]. Il y est fait état d’un manque d’aptitudes sociales et d’adaptation sociale, qui transparaît principalement dans un comportement social qui n’est pas adéquat pour son âge (« puéril ») ainsi que dans une piètre maîtrise de ses pulsions. Il est également indiqué que [la première requérante] se montrait très réservée et qu’elle avait peu confiance en elle, ce qui doit être envisagé à la lumière de ses problèmes. » La cour d’appel fonda son appréciation sur la description qu’avait faite l’experte M.S. des problèmes de santé de la première requérante et de l’impact qu’ils avaient eu sur le développement et les aptitudes sociales de celle-ci. Elle nota en outre que le placement dans un centre familial (paragraphes 7-8 ci-dessus) avait constitué une tentative de mesure d’assistance. Le séjour dans ce centre était censé durer trois mois, mais il avait été interrompu après un peu moins de trois semaines. Pour consentir à demeurer au centre, la première requérante avait exigé d’obtenir la garantie qu’elle serait autorisée à ramener son fils chez elle à la fin de son séjour. Les services de protection de l’enfance n’ayant pas été en mesure de lui donner cette assurance, la première requérante était donc rentrée chez elle le 17 octobre 2008. La cour d’appel nota que les mesures d’assistance pertinentes étaient censées faire intervenir un superviseur et dispenser à la première requérante de l’aide et une formation supplémentaires sur les soins à apporter aux enfants. La cour d’appel estima toutefois qu’il faudrait si longtemps pour inculquer à la première requérante les aptitudes suffisantes que l’on ne pouvait considérer qu’il s’agissait d’une véritable solution de substitution au maintien de l’enfant en famille d’accueil. Elle considéra de plus que l’on ne pouvait pas être certain des résultats que donnerait cette formation. À cet égard, la cour d’appel accorda de l’importance au fait que la première requérante et sa famille proche avaient dit ne pas vouloir de suivi ou d’assistance dans le cas où X devait leur être restitué. Elle se rallia aux conclusions qu’avait rendues M.S., l’experte désignée par la justice, qui écrivait dans son rapport : « À mon avis, il existe des motifs permettant d’affirmer qu’il y a eu des carences graves dans les soins que l’enfant a reçus de sa mère et aussi des carences graves concernant les contacts personnels et la sécurité dont il avait besoin à son âge et à son niveau de développement. Les troubles cognitifs, la personnalité, le mode de fonctionnement et l’incapacité [de la première requérante] à intellectualiser interdisent d’avoir une conversation normale avec elle au sujet des besoins physiques et psychologiques des jeunes enfants. Son appréciation des conséquences qu’entraînerait le retour de l’enfant chez elle et de ce qui serait exigé d’elle en tant que parent dans ce cas est très limitée, puérile et dominée par ses propres besoins immédiats. Il est donc établi qu’il existe un risque que ces carences (telles que décrites ci-dessus) persistent si l’enfant devait vivre chez sa mère. Il est également établi qu’il est impossible d’instaurer chez sa mère des conditions satisfaisantes pour l’enfant en recourant à des mesures d’assistance telles que celles prévues par l’article 4 § 4 de la loi sur la protection de l’enfance (mesures de soutien à domicile ou autres mesures d’accompagnement parental) du fait d’une défiance et d’une réticence à accepter l’intervention des autorités – compte tenu des éléments de l’anamnèse. » Dans son arrêt du 22 avril 2010, la cour d’appel conclut que l’ordonnance de placement était nécessaire et que des mesures d’assistance prises à l’intention de la mère ne seraient pas suffisantes pour permettre à l’enfant de résider chez elle. Les conditions requises pour la délivrance d’une ordonnance de placement en vertu du deuxième paragraphe de l’article 4 § 12 de la loi sur la protection de l’enfance étaient donc réunies (paragraphe 65 ci-dessous). À cet égard, la cour d’appel accorda également de l’importance à l’attachement que X avait développé pour ses parents d’accueil, et en particulier pour sa mère d’accueil. La première requérante ne fit pas appel de cet arrêt. C. La procédure d’adoption La procédure devant le bureau d’aide sociale du comté Le 18 juillet 2011, les services de protection de l’enfance demandèrent au bureau d’aide sociale du comté de déchoir la première requérante de son autorité parentale à l’égard de X, dans la perspective de la transférer à l’administration publique, puis d’accorder aux parents d’accueil de X, chez lesquels celui-ci vivait depuis qu’il avait été placé (paragraphe 8 ci-dessus), l’autorisation de l’adopter. L’identité du père biologique de X restait inconnue des autorités. À défaut, les services de protection de l’enfance proposèrent que le droit de visite fût retiré à la première requérante. Le 29 juillet 2011, la première requérante demanda à ce que l’ordonnance de placement fût révoquée ou, à défaut, à ce que son droit de visite à l’égard de X fût étendu. Le 18 octobre 2011, la première requérante donna naissance à Y, la troisième requérante. Elle avait épousé le père de Y pendant l’été de la même année. La nouvelle famille s’était installée dans une autre commune. Lorsque les services de protection de l’enfance de la commune où vivait précédemment la première requérante apprirent que celle-ci avait donné naissance à un deuxième enfant, ils envoyèrent à la nouvelle commune une lettre faisant part de leurs inquiétudes, et celle-ci engagea une enquête sur les aptitudes parentales de la première requérante. Les 28, 29 et 30 novembre 2011, le bureau d’aide sociale du comté, qui était composé d’un avocat, d’un psychologue et d’un citoyen ordinaire, organisa une audience lors de laquelle la première requérante était présente, accompagnée de son représentant en justice. Vingt et un témoins furent entendus. Le 8 décembre 2011, le bureau d’aide sociale du comté décida que la première requérante devait être déchue de son autorité parentale à l’égard de X et que les parents d’accueil de X devaient être autorisés à l’adopter. Le bureau d’aide sociale conclut que rien dans le dossier n’indiquait que les aptitudes parentales de la première requérante s’étaient améliorées depuis l’arrêt rendu par la cour d’appel le 22 avril 2010. Il considérait toujours que la première requérante était incapable de s’occuper de X correctement. De plus, le bureau d’aide sociale fit les déclarations suivantes : « Dans sa déclaration devant le bureau d’aide sociale du comté, la mère a maintenu qu’elle considérait que l’ordonnance de placement était le résultat d’une conspiration entre les services de protection de l’enfance, [l’établissement d’accueil parents-enfants] et les parents d’accueil, qui avait pour but « d’aider une femme incapable d’avoir des enfants ». Selon les termes employés par la mère, il s’agissait d’une « commande d’enfant faite à l’avance ». La mère, qui n’avait pas compris qu’elle avait négligé [X], déclara qu’elle consacrait la majeure partie de son temps et de son énergie à « l’affaire ». Les comptes rendus établis à l’issue des rencontres entre la mère et [X] montrent systématiquement qu’elle demeure incapable de concentrer son attention sur [X] et sur ce qui est le mieux pour lui, et qu’elle est influencée par l’opinion très négative qu’elle a de la mère d’accueil et des services de protection de l’enfance. [La première requérante] s’est mariée et a eu un autre enfant cet automne. Le psychologue [K.M.] a déclaré devant le bureau d’aide sociale du comté qu’il avait observé l’existence d’une bonne interaction entre la mère et cet enfant et que la mère s’en occupait bien. Le bureau prend note de cette information. De l’avis du bureau d’aide sociale du comté, cette observation ne peut en aucun cas permettre de conclure que la mère est compétente pour s’occuper de [X]. Le bureau d’aide sociale du comté juge raisonnable de partir du principe que [X] est un enfant particulièrement vulnérable. Il a pendant les trois premières semaines de son existence fait l’objet de négligences graves, de nature à mettre sa vie en péril. Il observe également que de nombreuses rencontres ont été organisées avec la mère et que certaines d’entre elles se sont révélées très stressantes pour [X]. Globalement, X a traversé beaucoup d’épreuves. Il vit dans sa famille d’accueil depuis trois ans et ne connaît pas sa mère biologique. Si [X] devait être confié à sa mère, cela nécessiterait de faire preuve entre autres d’une grande capacité d’empathie et de compréhension à l’endroit de [X] et des problèmes qu’il rencontrerait, à commencer par une forme de deuil et un sentiment de manque à l’égard de ses parents d’accueil. Or la mère et sa famille sont apparues complètement dépourvues de l’empathie et de la compréhension requises. La mère et la grand-mère ont toutes deux déclaré que cela ne poserait pas de problème, « qu’il suffirait de le distraire », donnant ainsi l’impression de ne pas compatir avec l’enfant et donc d’être incapables de lui apporter le soutien psychologique dont il aurait besoin en cas de retour chez sa mère. » De plus, le bureau d’aide sociale du comté prit particulièrement note des conclusions rendues par l’experte M.S. Ses conclusions avaient été citées par la cour d’appel dans son arrêt du 22 avril 2010 (paragraphe 34 cidessus). Le bureau estima que cette description de la première requérante demeurait valable. En tout état de cause, il considéra qu’il était décisif que X avait tissé un lien si fort avec sa famille d’accueil que le retirer de cette famille entraînerait pour lui des problèmes graves et permanents. Le bureau d’aide sociale du comté supposa que la solution de substitution à l’adoption aurait consisté à maintenir l’enfant en famille d’accueil dans une perspective de long terme et nota que les parents d’accueil étaient les personnes qui élevaient X et celles qu’il considérait comme ses parents. De surcroît, les parents d’accueil présentaient les qualités requises et étaient désireux de s’occuper de X comme s’il était leur propre enfant. Le bureau fit une référence générale à la décision rendue par la Cour suprême, qui a été publiée au journal officiel (Norsk Retstidende (Rt.), 2007, page 561 (paragraphe 69 ci-dessous)), et il estima que les considérations exposées dans le passage suivant de cet arrêt – reproduites dans l’arrêt Aune c. Norvège (no 52502/07, § 37, 28 octobre 2010) – trouvaient également à s’appliquer en l’occurrence : « Si l’on décidait qu’il devait rester un enfant placé, cela reviendrait à lui dire que les personnes avec lesquelles il a toujours vécu, qui sont ses parents et avec lesquelles il a tissé ses premiers liens et un sentiment d’appartenance, doivent rester sous le contrôle des services de protection de l’enfance, c’est-à-dire des autorités publiques, et que la société ne les considère pas comme ses véritables parents mais comme des parents d’accueil en vertu d’un accord qui peut être résilié. (...) » Le bureau d’aide sociale du comté en conclut que l’adoption servirait l’intérêt supérieur de X. Il s’appuya sur l’article 8 de la Convention pour rendre sa décision. La procédure devant le tribunal de district La première requérante fit appel de cette décision, arguant que le bureau d’aide sociale du comté avait mal évalué les éléments de preuve lorsqu’il avait décidé qu’elle était incapable de s’occuper correctement de X. Elle considéra que l’intérêt supérieur de X dictait qu’il lui fût restitué et souligna que sa situation avait radicalement changé. La première requérante dit qu’elle était désormais mariée et qu’elle avait eu un autre enfant qu’elle élevait elle-même. Elle précisa qu’elle pouvait trouver un bon soutien auprès de son époux et de sa famille élargie et qu’elle était également prête à accepter l’aide des services de protection de l’enfance. De plus, à son avis, retirer X à sa famille d’accueil ne causerait à celui-ci de problèmes qu’à court terme, mais pas à long terme. Elle assura également que les rencontres entre elle et son enfant s’étaient bien passées. Les services de protection de l’enfance contestèrent cet appel et avancèrent que la capacité de la première requérante à s’occuper de X n’avait pas évolué depuis que la cour d’appel avait rendu son arrêt le 22 avril 2010. Ils ajoutèrent que les rencontres entre X et la première requérante ne s’étaient pas bien passées. Ils précisèrent que pendant ces visites elle avait fait des crises, qu’elle était partie avant la fin du temps alloué, et qu’à l’issue de ces visites X avait mal réagi. Ils indiquèrent que la première requérante et sa mère avaient manifesté une attitude très négative à l’égard des autorités. Ils arguèrent que X était très attaché à sa famille d’accueil, qu’il vivait avec elle depuis plus de trois ans, et que c’était un enfant vulnérable qui devait être élevé par quelqu’un qui fût réceptif à ses besoins. Les services de protection de l’enfance notèrent également que la première requérante avait publié sur Internet des informations sur X et sur leur histoire, accompagnées de photographies les représentant, ce qui pouvait selon eux se révéler néfaste pour X. De l’avis des services de protection de l’enfance, l’intérêt supérieur de X dictait qu’il fût adopté par sa famille d’accueil. Le 22 février 2012, le tribunal de district, composé d’un juge professionnel, d’un psychologue et d’un citoyen ordinaire, conformément à l’article 36 § 4 du code de procédure civile (paragraphe 66 ci-dessous), confirma la décision après avoir organisé une audience qui avait duré trois jours et pendant laquelle vingt et un témoins avaient été entendus. La première requérante avait été présente, accompagnée de son avocat. Le tribunal de district nota tout d’abord que la situation générale de la première requérante s’était améliorée. Elle s’était mariée au mois d’août 2011, son époux avait un emploi stable et ils avaient eu une fille, Y. Le tribunal observa également que les services de protection de l’enfance de la commune où résidait le couple avaient lancé une enquête concernant l’aptitude de la mère à élever Y. Un agent de l’administration de cette nouvelle commune avait témoigné pendant l’audience et déclaré que l’administration n’avait pas reçu de signalement autre que celui fait par les autorités municipales de la commune où la première requérante avait précédemment vécu. Dans le contexte de cette enquête, les autorités s’étaient livrées à des observations au domicile de la première requérante. Elles avaient relevé beaucoup d’éléments positifs mais également noté que les parents pouvaient avoir besoin d’aide pour mettre en place des routines et des structures. Le tribunal de district en conclut que les autorités de la commune où la première requérante s’était installée pensaient que les parents pouvaient s’occuper correctement de Y si elles les y aidaient. Y n’était pas une enfant présentant des besoins particuliers. Le tribunal de district observa cependant que les éléments de preuve montraient que la situation était différente concernant X, que plusieurs experts avaient décrit comme un enfant vulnérable. Il fit en particulier référence à la déclaration d’un membre du corps médical de l’hôpital psychiatrique de jour pour enfants et adolescents (Barne- og ungdomspsykiatrisk poliklinikk – BUP), qui avait expliqué qu’en décembre 2011 encore X était sujet au stress, qu’il avait besoin de beaucoup de calme, de sécurité et de soutien et que si l’on voulait qu’il connût un développement affectif satisfaisant à l’avenir, il fallait que la personne qui s’en occuperait en fût consciente et qu’elle en tînt compte. Lorsque la première requérante témoigna devant le tribunal, elle démontra clairement qu’elle n’avait pas conscience des problèmes qu’elle rencontrerait si X devait être retiré de sa famille d’accueil. Elle ne percevait pas sa vulnérabilité et se préoccupait essentiellement de le voir grandir « parmi les siens ». La première requérante pensait que le récupérer ne poserait pas de problème et elle ne comprenait toujours pas pourquoi les services de protection de l’enfance avaient dû intervenir lorsqu’ils avaient placé l’enfant dans la famille d’accueil en urgence. Elle ne souhaita pas dire si elle pensait que l’enfant allait bien dans sa famille d’accueil. De l’avis du tribunal de district, la première requérante ne serait pas suffisamment capable de percevoir ou de comprendre les besoins particuliers de X, et si ses besoins n’étaient pas satisfaits celui-ci courrait un risque considérable de ne pas connaître un développement normal. De plus, le tribunal de district prit en compte la description que les parents d’accueil ainsi que l’agent de supervision avaient donnée des réactions émotionnelles de X après les rencontres avec sa mère : selon leurs dires, après ces visites, l’enfant pleurait et était inconsolable, et il avait besoin de beaucoup de sommeil. Ils avaient ajouté qu’à chacune des visites X résistait aux tentatives de contact de la première requérante et qu’à mesure que la visite avançait, il finissait par afficher ce qu’ils avaient décrit comme une forme de résignation. Le tribunal de district considéra que ce type de réaction s’expliquait peut-être par le fait que le garçon était vulnérable face à des interactions inopportunes et à des informations qui n’étaient adaptées ni à son âge ni à son fonctionnement. Les débordements d’émotions auxquels s’était livrée la première requérante dans certaines situations pendant les visites, par exemple lorsque X avait eu un mouvement vers sa mère d’accueil et qu’il l’avait appelée « maman », furent considérés comme potentiellement effrayants et peu propices au bon développement de X. Le tribunal de district dit que la présentation des éléments de preuve avait « clairement démontré » que les « limitations fondamentales » qui avaient existé à l’époque où la cour d’appel avait statué persistaient. Pendant l’examen de l’affaire par le tribunal de district, il n’était apparu aucun élément de nature à indiquer que la première requérante avait développé une attitude plus positive à l’égard des services de protection de l’enfance ou de la mère d’accueil, si ce n’est la déclaration par laquelle elle s’était dite disposée à coopérer. La première requérante avait snobé la mère d’accueil lorsque celle-ci l’avait saluée pendant les visites et ne lui avait jamais posé de questions au sujet de X. Pendant la dernière visite en date, la première requérante était partie de dépit quarante minutes avant l’heure de fin prévue. Toutes les personnes qui avaient assisté à ces rencontres avaient indiqué qu’elles se déroulaient dans une ambiance pénible. Le tribunal de district considéra que si les aptitudes que manifestait la première requérante pendant les visites ne s’étaient pas améliorées, c’était peut-être parce qu’elle-même souffrait considérablement de ses propres sentiments et parce que X lui manquait, ce qui l’empêchait de se placer dans la perspective de l’enfant et de le protéger contre ses débordements émotionnels à elle. Pour qu’il y eût une amélioration, il aurait fallu que la première requérante comprît X et ses besoins et qu’elle fût prête à effectuer un travail sur elle-même et sur ses propres faiblesses. Pendant les trois années durant lesquelles la première requérante avait eu le droit de rendre visite à son enfant, aucun signe d’évolution positive de ses aptitudes dans les situations de rencontre n’avait été décelé. De surcroît, le fait que ses parents (la quatrième requérante et le cinquième requérant) affichaient une attitude singulièrement négative à l’égard des services municipaux de protection de l’enfance ne lui rendait pas les choses plus faciles. Le tribunal de district releva que la première requérante avait dit devant lui être victime d’une injustice et être déterminée à se battre jusqu’à ce que X lui fût restitué. Pour faire connaître sa situation, elle avait choisi en juin 2011 de publier son histoire sur Internet et de l’illustrer par une photographie d’elle-même en compagnie de X. Dans cet article et dans plusieurs commentaires postés pendant l’automne 2011, elle avait proféré de graves accusations contre les services de protection de l’enfance et contre les parents d’accueil – accusations dont elle avait ultérieurement admis devant le tribunal qu’elles étaient mensongères. La première requérante ne considérait pas qu’une exposition publique ainsi que des procédures judiciaires à répétition pouvaient se révéler nocives pour l’enfant à long terme. Le tribunal de district nota que le psychologue K.M., qui avait examiné et soigné la première requérante, avait dans sa déposition indiqué que celle-ci ne répondait pas aux critères qui auraient permis de poser un diagnostic psychiatrique. Il avait ajouté qu’il l’avait suivie pour l’aider à surmonter le traumatisme qu’elle avait subi lorsqu’on lui avait retiré son enfant. L’objectif de ce traitement avait été de faire en sorte que la première requérante se perçût comme une bonne mère. Il était persuadé que les évaluations qui avaient été précédemment effectuées concernant l’aptitude de la première requérante à élever son enfant avaient à l’époque été erronées et avait assuré devant le tribunal de district que le mieux pour X serait qu’il fût rendu à sa mère biologique. Le tribunal de district considéra toutefois que les arguments avancés par le psychologue K.M. reposaient sur des travaux de recherche menés dans les années 1960 et les jugea incompatibles avec les travaux de recherche récents effectués sur les enfants en bas âge. Il releva que les autres experts qui avaient déposé, y compris les psychologues B.S. et M.S., avaient recommandé de ne pas restituer X à sa mère car cela serait très préjudiciable pour lui. À ce stade, le tribunal de district se rallia à l’avis du bureau d’aide sociale du comté, lequel estimait que la première requérante n’avait pas changé au point qu’il fût très probable qu’elle serait capable de s’occuper correctement de X. Il reprit à son compte les raisons évoquées par le bureau d’aide sociale, qui pensait que les limitations manifestes qui caractérisaient les aptitudes parentales de la première requérante ne pourraient pas être surmontées à l’aide d’un régime transitoire adapté, de mesures d’assistance ou du soutien qu’elle pourrait obtenir auprès de son réseau. Il ne jugeait pas utile d’analyser de manière plus détaillée d’autres arguments concernant son aptitude à s’occuper de l’enfant dans la mesure où il était en tout état de cause exclu de restituer X à la première requérante compte tenu des problèmes graves qu’un départ de chez sa famille d’accueil entraînerait pour lui. À ce stade, le tribunal de district estimait à l’instar du bureau d’aide sociale du comté que X avait développé un tel attachement pour ses parents d’accueil, son frère d’accueil et l’environnement de sa famille d’accueil en général que devoir les quitter l’exposerait à de graves problèmes. C’est au sein de sa famille d’accueil que X avait principalement développé un sentiment de sécurité et d’appartenance et il percevait ses parents d’accueil comme ses parents psychologiques. Pour ces motifs, l’ordonnance de placement ne pouvait pas être révoquée. Quant aux questions de la déchéance de l’autorité parentale et de l’autorisation d’adoption, le tribunal de district déclara d’emblée que lorsqu’une ordonnance de placement avait été délivrée, il suffisait en principe que l’intérêt supérieur de l’enfant le justifiât pour que les parents fussent déchus de leurs droits parentaux. Parallèlement, plusieurs arrêts de la Cour suprême avaient souligné que le retrait de l’autorité parentale constituait une décision très intrusive et qu’il fallait donc que pareille décision fût dictée par des raisons impérieuses (voir, entre autres, le paragraphe 67 ci-dessous). Le tribunal indiqua que les exigences à respecter en matière d’adoption étaient encore plus strictes. Selon lui, la question de la déchéance de l’autorité parentale et celle de l’autorisation de l’adoption devaient toutefois s’envisager ensemble, puisque la raison première justifiant de déchoir quelqu’un de son autorité parentale était à ses yeux la volonté de faciliter une adoption. Le tribunal considéra également que si la mère conservait son autorité parentale, elle risquait à l’avenir de provoquer des conflits à propos des droits dont cette autorité s’accompagnait, par exemple celui d’exposer l’enfant sur Internet. Le tribunal de district déclara ensuite que l’autorisation d’adopter ne pourrait être accordée que si les quatre conditions énoncées au troisième alinéa de l’article 4 § 20 de la loi sur la protection de l’enfance étaient réunies (paragraphe 65 ci-dessous). Il ajouta qu’en l’occurrence, l’élément décisif serait le point de savoir si l’adoption servirait l’intérêt supérieur de X et si l’autorisation de l’adoption devait être délivrée sur la base d’une évaluation globale. À propos de cette évaluation, plusieurs arrêts de la Cour suprême avaient déclaré qu’il fallait des raisons impérieuses pour qu’il fût consenti à l’adoption contre la volonté d’un parent biologique. Selon la Cour suprême, il fallait notamment qu’il fût établi avec un degré élevé de certitude que l’adoption servirait l’intérêt supérieur de l’enfant. Il était également clair que la décision devait se fonder non seulement sur une évaluation du cas concret, mais aussi sur l’expérience générale tirée des travaux de recherche en psychologie pédiatrique. Le tribunal fit référence à l’arrêt de la Cour suprême publié au Norsk Retstidende (« le Rt ») 2007, page 561 (paragraphe 69 ci-dessous). Appliquant ces principes généraux au cas dont il se trouvait saisi, le tribunal de district commença par noter que X avait à l’époque trois ans et demi et qu’il vivait dans sa famille d’accueil depuis l’âge de trois semaines. Il ajouta que c’était à l’égard de ses parents d’accueil que X avait développé un attachement fondamental, au sens social et psychologique du terme, et que son placement s’inscrirait en tout état de cause dans le long terme. Il indiqua que X était de surcroît un enfant vulnérable et qu’une adoption l’aiderait à renforcer le sentiment d’appartenance qu’il nourrissait à l’égard de ses parents d’accueil, qu’il considérait comme ses parents. Selon le tribunal de district, il était particulièrement important pour le développement d’un enfant que celui-ci fît l’expérience d’un attachement sûr et sain à l’égard de ses parents psychologiques. Le tribunal de district ajouta que par rapport à un placement dans une famille d’accueil, une adoption procurerait dans les années à venir à X un sentiment d’appartenance et de sécurité qui serait plus durable. Il considéra que pour des raisons pratiques, les personnes qui avaient la garde d’un enfant et l’autorité sur lui et qui faisaient en réalité pour lui office de parents devaient exercer les fonctions qui découlaient de l’autorité parentale. Le tribunal de district nota que l’adoption était synonyme d’une rupture des liens juridiques avec la famille biologique. Il estimait que bien qu’ayant passé les trois premières semaines de sa vie auprès de sa mère et l’ayant vue à l’occasion de nombreuses visites, X n’avait pas développé de liens psychologiques avec elle. Cette situation avait perduré même lorsqu’il eût apprit ultérieurement que la première requérante l’avait mis au monde. De plus, le tribunal tint compte du fait que même si des rencontres n’étaient plus organisées, les parents d’accueil étaient favorables à l’idée de laisser X contacter son parent biologique s’il le souhaitait. Se fondant sur une appréciation globale, le tribunal de district conclut que l’intérêt supérieur de X dictait que la première requérante fût déchue de son autorité parentale et que les parents d’accueil fussent autorisés à l’adopter. Le tribunal estima qu’il existait des raisons particulièrement impérieuses de consentir à l’adoption dans cette affaire. Le tribunal de district déclara enfin que puisqu’il avait décidé que X devrait être adopté, il n’était plus compétent pour statuer sur le droit de visite de la première requérante, cette question relevant désormais du bon vouloir des parents d’accueil. Il indiqua que l’article 4 § 20a de la loi sur la protection de l’enfance instaurait une base juridique pour l’établissement de droits de visite à la suite d’une adoption (voir le paragraphe 65 ci-dessous, pour le libellé de cette disposition, et le paragraphe 72 ci-dessous, au sujet du système d’« adoption ouverte »). Le tribunal de district se déclara toutefois incompétent pour examiner ces droits ou statuer à leur sujet étant donné que pour qu’il fût compétent en la matière, il fallait qu’une partie à l’affaire en eût fait la demande. En l’occurrence, ce n’était pas le cas. La procédure devant la cour d’appel et la Cour suprême La première requérante fit appel de ce jugement, arguant que le tribunal de district avait mal évalué les éléments de preuve lorsqu’il avait étudié son aptitude à s’occuper de X. Elle indiqua également que le tribunal de district aurait dû demander qu’un expert appréciât son aptitude ainsi que celle de son époux à élever un enfant. Elle présenta une évaluation qui avait été effectuée par la commune dans laquelle elle vivait à l’époque et qui datait du 21 mars 2012. Le 22 août 2012, la cour d’appel décida de refuser l’autorisation d’interjeter appel. Elle déclara que l’affaire ne soulevait pas de problématiques juridiques nouvelles d’importance pour l’application uniforme de la loi. Concernant les nouveaux éléments de preuve, la cour d’appel nota que l’évaluation datée du 21 mars 2012 avait été effectuée, entre autres, par un expert qui avait témoigné devant le tribunal de district et que ce document ne changerait rien à l’issue de l’affaire. Elle observa de plus que la première requérante n’avait pas demandé à ce qu’un expert fût entendu devant le tribunal de district et n’avait pas expliqué pourquoi il aurait été nécessaire d’en désigner un devant la cour d’appel. Pour la cour d’appel, il n’y avait aucune raison d’autoriser le recours. La première requérante se pourvut de cette décision devant la Cour suprême (Høyesterett), laquelle refusa, le 15 octobre 2012, de l’autoriser à interjeter appel. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS A. Le droit et la pratique internes La loi sur la protection de l’enfance Les dispositions pertinentes de la loi sur la protection de l’enfance du 17 juillet 1992 (barnevernloven) sont ainsi libellées : Article 4 § 12 Ordonnances de placement « Une ordonnance de placement peut être prise a) si l’on décèle des insuffisances graves dans les soins quotidiens reçus par l’enfant, ou des insuffisances graves au regard des contacts personnels et de la sécurité dont a besoin un enfant de son âge et présentant son degré de développement, b) si les parents d’un enfant qui est malade, présente un handicap ou a besoin d’une assistance particulière ne font pas en sorte qu’il reçoive le traitement et l’éducation nécessaires, c) si l’enfant est maltraité ou soumis à d’autres types d’abus graves dans sa famille, ou d) s’il est fortement probable que la santé ou le développement de l’enfant risquent de pâtir gravement de l’inaptitude des parents à assumer correctement la responsabilité de l’enfant. Une ordonnance ne peut être prise en vertu de l’alinéa premier que lorsque la situation actuelle de l’enfant le nécessite. Dès lors, il ne sera pas pris pareille ordonnance si les mesures d’assistance visées à l’article 4 § 4 ou les mesures visées à l’article 4 § 10 ou à l’article 4 § 11 permettent d’instaurer des conditions satisfaisantes pour l’enfant. Le bureau d’aide sociale du comté prendra une ordonnance en vertu de l’alinéa premier dans le respect des dispositions énoncées au chapitre 7. » Article 4 § 20 Déchéance de l’autorité parentale. Adoption « Si le bureau d’aide sociale du comté a pris une ordonnance de placement pour un enfant, ce bureau peut également décider que les parents doivent être entièrement déchus de leur autorité parentale. Si, en conséquence de la déchéance de l’autorité parentale, l’enfant se retrouve sans tuteur, le bureau d’aide sociale du comté engage dès que possible des démarches pour qu’un nouveau tuteur soit désigné pour l’enfant. Lorsque la déchéance de l’autorité parentale a été ordonnée, le bureau d’aide sociale du comté peut autoriser l’adoption d’un enfant par des personnes autres que ses parents. Cette autorisation peut être donnée : a) si force est de constater qu’il est probable que les parents sont définitivement incapables de s’occuper correctement de l’enfant ou si l’enfant a développé un attachement tel à l’égard des personnes avec lesquelles il vit et de son environnement que, sur la base d’une appréciation globale, il apparaît que retirer à ces personnes la garde de l’enfant entraînerait pour celui-ci de graves problèmes, et b) si l’adoption servirait l’intérêt supérieur de l’enfant, et c) si les candidats à l’adoption de l’enfant sont les parents d’accueil de celui-ci et se sont montrés aptes à élever l’enfant comme s’il était le leur, et d) si les conditions permettant d’autoriser une adoption en vertu de la loi sur l’adoption sont réunies. Lorsque le bureau d’aide sociale du comté autorise une adoption, le ministère doit prendre l’ordonnance d’adoption. » Article 4 § 20a. Visites entre l’enfant et ses parents biologiques après l’adoption [ajouté en 2010] « Lorsque le bureau d’aide sociale du comté prend une ordonnance d’adoption en vertu de l’article 4 § 20, il doit aussi, si l’une des parties le demande, décider à ce moment-là s’il devra y avoir des visites entre l’enfant et ses parents biologiques une fois que l’adoption sera effective. En pareils cas, si, après l’adoption, des visites limitées répondent à l’intérêt supérieur de l’enfant et si les candidats à l’adoption y consentent, le bureau d’aide sociale du comté peut prendre une ordonnance régissant ces visites. Si tel est le cas, le bureau d’aide sociale du comté doit dans le même temps définir l’étendue de ces visites. (...) Une ordonnance régissant les visites ne sera remise en cause que si des raisons particulières le justifient. Ces raisons particulières peuvent être l’opposition de l’enfant aux visites ou le non-respect par les parents biologiques de cette ordonnance. (...) » Article 4 § 21 Révocation des ordonnances de placement « Le bureau d’aide sociale du comté révoque une ordonnance de placement lorsqu’il est très probable que les parents seront en mesure de s’occuper correctement de l’enfant. La décision ne sera toutefois pas révoquée si l’enfant a développé un attachement tel à l’égard des personnes avec lesquelles il vit et de son environnement que, sur la base d’une appréciation globale, il apparaît que retirer la garde de l’enfant à ces personnes entraînerait de graves problèmes pour celui-ci. Préalablement à la révocation d’une ordonnance de placement, les parents d’accueil de l’enfant sont en droit d’exprimer leur opinion. Les parties ne seront pas en droit de demander à ce que le bureau d’aide sociale du comté soit saisi d’un dossier de révocation d’ordonnance de placement si le bureau d’aide sociale du comté ou un tribunal a déjà eu à connaître de ce dossier au cours des douze derniers mois. En cas de rejet fondé sur l’article 4 § 21, alinéa premier, deuxième phrase, de la demande de révocation d’une ordonnance antérieure ou d’un jugement précédent, il ne sera possible de solliciter une nouvelle procédure qu’à condition de produire des preuves documentaires démontrant que des changements significatifs sont intervenus dans la situation de l’enfant. » L’alinéa premier de l’article 36 § 4 et le troisième alinéa de l’article 36 § 10 du code de procédure civile du 17 juin 2005 (tvisteloven) sont ainsi libellés : Article 3 § 4 Composition du tribunal. Collège d’experts « 1) Le tribunal de district se composera de deux magistrats non professionnels dont l’un sera un magistrat non professionnel ordinaire et l’autre sera un expert. Dans des affaires particulières, le tribunal se composera de deux juges professionnels et de trois magistrats non professionnels, dont un ou deux experts. » Article 36 § 10 Appel « 3) Pour faire appel du jugement rendu par le tribunal de district dans des litiges portant sur les décisions prises par le bureau d’aide sociale du comté en vertu de la loi sur la protection de l’enfance, l’autorisation de la cour d’appel est requise. L’autorisation ne sera accordée que si a) l’appel concerne des problématiques dont la pertinence dépasse le champ de l’affaire en question, b) il existe des motifs de réexaminer l’affaire parce que de nouvelles informations sont apparues, c) la décision du tribunal de district ou la procédure devant le tribunal de district est entachée d’un vice grave (« vesentlige svakheter ved tingrettens avgjørelse eller saksbehandling »), ou d) le jugement prévoit une mesure de coercition qui n’a pas été approuvée par le bureau d’aide sociale du comté. La jurisprudence relative à la loi sur la protection de l’enfance La Cour suprême a rendu plusieurs arrêts relatifs à la loi sur la protection de l’enfance. Son arrêt du 23 mai 1991 (Rt. 1991, page 557), par exemple, est pertinent pour la présente espèce. Dans cet arrêt, la Cour suprême a dit que dans la mesure où la déchéance de l’autorité parentale en vue d’une adoption impliquait une rupture définitive des liens juridiques entre l’enfant et ses parents biologiques ainsi que les autres membres de la famille, il fallait qu’il existât des raisons impérieuses pour que pareille décision fût prise. Elle a de plus souligné que les décisions de déchéance de l’autorité parentale ne devaient pas être prises sans que l’on eût soigneusement étudié et envisagé les conséquences à long terme des mesures de substitution en se fondant sur les circonstances matérielles de chaque cas. Dans un arrêt rendu le 10 janvier 2001 (Rt. 2001, page 14), la Cour suprême a ensuite considéré que le critère juridique des « raisons impérieuses » dans ce contexte devait être interprété conformément à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg et en particulier à l’arrêt Johansen c. Norvège, 7 août 1996, § 78, Recueil des arrêts et décisions 1996III. Selon la Cour suprême, cela supposait que l’adoption ne pouvait être autorisée contre la volonté des parents biologiques que dans des « circonstances exceptionnelles ». La jurisprudence susmentionnée s’est encore développée, entre autres avec l’arrêt de la Cour suprême du 20 avril 2007 (Rt. 2007, page 561), après que la Cour de Strasbourg eut déclaré irrecevable une seconde requête introduite par le requérant dans l’affaire Johansen c. Norvège susmentionnée (Johansen c. Norvège (déc.), 12750/02, 10 octobre 2002). La Cour suprême a rappelé que la règle voulant que l’adoption servît l’intérêt supérieur de l’enfant, comme énoncé à l’article 4 § 20 de la loi sur la protection de l’enfance (paragraphe 65 ci-dessus), impliquait l’existence de « raisons impérieuses » (« sterke grunner ») pour que l’adoption fût autorisée contre la volonté des parents biologiques. De plus, la Cour suprême a souligné que pour prendre pareille décision, il fallait se fonder sur les circonstances matérielles de chaque cas, mais aussi tenir compte de l’expérience générale, comme l’expérience issue de la recherche pédopsychologique ou pédopsychiatrique. La Cour suprême a examiné les principes généraux énoncés dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg et a conclu que le droit interne était conforme à ces principes ; une adoption ne pouvait être autorisée qu’en présence de « raisons particulièrement impérieuses » qui la justifiaient. L’affaire fut ultérieurement portée devant la Cour, laquelle conclut à la non-violation de l’article 8 de la Convention dans l’arrêt Aune (précité – voir le paragraphe 37 de cet arrêt pour un récapitulatif de l’analyse faite par la Cour suprême des principes généraux qui avaient été développés dans sa jurisprudence ainsi que dans celle de la Cour de Strasbourg). La Cour suprême a exposé une fois encore les principes généraux applicables aux affaires d’adoption dans un arrêt du 30 janvier 2015 (Rt. 2015, page 110). Elle a rappelé que les adoptions forcées produisaient un impact grave et infligeaient de manière générale une souffrance affective profonde aux parents. Elle a précisé que les liens familiaux étaient protégés par l’article 8 de la Convention ainsi que par l’article 102 de la Constitution. Elle a indiqué que pour l’enfant aussi, l’adoption constituait une mesure intrusive qui, en vertu de l’article 21 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant (paragraphe 74 ci-dessous), ne pouvait par conséquent être décidée que lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant le dictait. Elle a toutefois précisé que lorsque des facteurs décisifs relatifs à l’enfant militaient en faveur de l’adoption, les intérêts des parents devaient s’effacer, comme le prévoyait l’article 104 de la Constitution ainsi que l’article 3 § 1 de la Convention relative aux droits de l’enfant (paragraphe 74 ci-dessous). La Cour suprême a fait référence à l’arrêt Aune (précité, § 66), dans lequel la Cour de Strasbourg avait dit qu’une adoption ne pouvait être autorisée que lorsque cela était justifié par « une exigence primordiale touchant à l’intérêt supérieur de l’enfant » (voir aussi le paragraphe 106 ci-dessous), ce qui correspondait au critère des « raisons particulièrement impérieuses » tel qu’établi par la Cour suprême dans l’arrêt sur lequel s’était penchée la Cour de Strasbourg dans l’affaire Aune (paragraphe 69 ci-dessus). Le Parlement avait examiné, et une majorité avait soutenu, une proposition émanant du gouvernement (Ot.prp. no 69 (2008-2009)), qui traitait de la question du recul considérable du nombre des adoptions en Norvège. Cette proposition laissait entendre que les services de protection de l’enfance étaient devenus réticents à proposer des adoptions après que la Cour de Strasbourg avait conclu à une violation dans l’affaire Johansen c. Norvège (précitée) alors même que des travaux de recherche avaient démontré qu’il était dans l’intérêt supérieur de l’enfant d’être adopté plutôt que de vivre en continu dans une famille d’accueil jusqu’à sa majorité. L’interprétation qu’a donnée la Cour suprême de ce document mettait l’accent sur le fait que les services de protection de l’enfance devaient veiller à ce que l’adoption fût effectivement proposée lorsque c’était approprié mais ajoutait que ce document n’impliquait nullement que le seuil juridique établi par l’article 8 de la Convention eut changé. La Cour suprême a indiqué que les informations générales issues des travaux de recherche consacrés à l’adoption étaient pertinentes pour l’appréciation concrète précédant la décision d’autoriser ou non l’adoption au cas par cas. La Cour suprême a également examiné les conséquences des modifications apportées aux règles relatives aux visites entre l’enfant et ses parents biologiques, qui régissaient ce que le document susmentionné appelait une « adoption ouverte ». Ces règles avaient été intégrées à l’article 4 § 20a de la loi sur la protection de l’enfance qui était en vigueur depuis 2010. Elles posaient qu’une « adoption ouverte » devait correspondre à l’intérêt supérieur de l’enfant et était conditionnée par le consentement des parents adoptifs (paragraphe 65 ci-dessus). La Cour suprême a observé que le facteur qui avait poussé le législateur à introduire le système des « adoptions ouvertes » était la volonté d’assurer à l’enfant un environnement stable et prévisible dans lequel il pourrait grandir, mais aussi de lui offrir la possibilité d’avoir des contacts avec ses parents biologiques lorsque son intérêt supérieur le dictait. L’enfant profiterait ainsi de tous les bénéfices de l’adoption tout en gardant le contact avec ses parents biologiques. La Cour suprême a conclu que l’introduction du système des « adoptions ouvertes » ne s’était pas traduite par un abaissement du seuil juridique applicable à l’autorisation des adoptions. Elle a ajouté que dans certains cas toutefois, la persistance de visites entre l’enfant et ses parents biologiques pourrait émousser certains arguments militant contre l’adoption. Elle a fait référence à l’arrêt Aune, précité, § 78. La loi sur l’adoption La loi sur l’adoption du 28 février 1986 contient les dispositions suivantes, qui sont pertinentes en l’espèce : Article 2 « Une ordonnance d’adoption ne doit être prise que dans les cas où l’on peut supposer que l’adoption sera bénéfique à l’enfant (« til gagn for barnet »). Il est par ailleurs nécessaire que la personne qui demande l’adoption soit souhaite accueillir l’enfant soit l’ait déjà recueilli, ou qu’une autre raison spéciale motive l’adoption. » Article 12 « Les parents adoptifs doivent, aussitôt que cela est opportun, dire à l’enfant qu’il a été adopté. Lorsque l’enfant atteint l’âge de 18 ans, il est en droit d’être informé par le ministère de l’identité de ses parents biologiques. » Article 13 « À l’adoption, l’enfant adopté et ses héritiers acquièrent le même statut juridique que celui qui aurait été le leur si l’enfant adopté avait été l’enfant biologique de ses parents adoptifs, sauf disposition contraire de l’article 14 ou de toute autre loi. Au même moment, la relation juridique de l’enfant avec sa famille d’origine cesse d’exister, sauf disposition contraire dans une loi spéciale. Si une personne adopte l’enfant de son conjoint ou de son concubin, ledit enfant acquiert à l’égard des deux conjoints le même statut juridique que celui qui serait le sien s’il était leur enfant commun. Il en va de même des enfants qui sont adoptés en vertu des deuxième, troisième et quatrième alinéas de l’article 5 b. » Article 14 a. Visites après l’adoption. « Dans le cas des adoptions exécutées en conséquence de décisions prises en vertu de l’article 4 § 20 de la loi sur la protection de l’enfance, les effets de l’adoption qui découlent de l’article 13 de la présente loi s’appliquent, sous réserve de toute limitation qui pourrait avoir été imposée par une décision prise en vertu de l’article 4 § 20 a) de la loi sur la protection de l’enfance concernant les visites entre l’enfant et ses parents biologiques. » B. Éléments de droit international pertinents La Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant adoptée à New York le 20 novembre 1989 contient entre autres les dispositions suivantes : Article 3 « 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. » (...) Article 20 « 1. Tout enfant qui est temporairement ou définitivement privé de son milieu familial, ou qui dans son propre intérêt ne peut être laissé dans ce milieu, a droit à une protection et une aide spéciales de l’État. Les États parties prévoient pour cet enfant une protection de remplacement conforme à leur législation nationale. Cette protection de remplacement peut notamment avoir la forme du placement dans une famille, de la « Kafalah » de droit islamique, de l’adoption ou, en cas de nécessité, du placement dans un établissement pour enfants approprié. Dans le choix entre ces solutions, il est dûment tenu compte de la nécessité d’une certaine continuité dans l’éducation de l’enfant, ainsi que de son origine ethnique, religieuse, culturelle et linguistique. » Article 21 « Les États parties qui admettent et/ou autorisent l’adoption s’assurent que l’intérêt supérieur de l’enfant est la considération primordiale en la matière, et : a) Veillent à ce que l’adoption d’un enfant ne soit autorisée que par les autorités compétentes, qui vérifient, conformément à la loi et aux procédures applicables et sur la base de tous les renseignements fiables relatifs au cas considéré, que l’adoption peut avoir lieu eu égard à la situation de l’enfant par rapport à ses père et mère, parents et représentants légaux et que, le cas échéant, les personnes intéressées ont donné leur consentement à l’adoption en connaissance de cause, après s’être entourées des avis nécessaires ; (...) » Dans son Observation générale no 7 (2005) sur la mise en œuvre des droits de l’enfant dans la petite enfance, le Comité des droits de l’enfant des Nations unies a souhaité encourager les États parties à reconnaître que les jeunes enfants jouissent de tous les droits garantis par la Convention relative aux droits de l’enfant et que la petite enfance est une période déterminante pour la réalisation de ces droits. Le Comité a en particulier fait référence à l’intérêt supérieur de l’enfant : « 13. (...) L’article 3 de la Convention consacre le principe selon lequel l’intérêt supérieur de l’enfant est une considération primordiale dans toutes les décisions concernant les enfants. En raison de leur manque relatif de maturité, les jeunes enfants dépendent des autorités compétentes pour définir leurs droits et leur intérêt supérieur et les représenter lorsqu’elles prennent des décisions et des mesures affectant leur bien-être, tout en tenant compte de leur avis et du développement de leurs capacités. Le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant est mentionné à de nombreuses reprises dans la Convention (notamment aux articles 9, 18, 20 et 21, qui sont les plus pertinents pour la petite enfance). Ce principe s’applique à toutes les décisions concernant les enfants et doit être accompagné de mesures efficaces tendant à protéger leurs droits et à promouvoir leur survie, leur croissance et leur bien-être ainsi que de mesures visant à soutenir et aider les parents et les autres personnes qui ont la responsabilité de concrétiser au jour le jour les droits de l’enfant : a) Intérêt supérieur de l’enfant en tant qu’individu. Dans toute décision concernant notamment la garde, la santé ou l’éducation d’un enfant, dont les décisions prises par les parents, les professionnels qui s’occupent des enfants et autres personnes assumant des responsabilités à l’égard d’enfants, le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant doit être pris en considération. Les États parties sont instamment priés de prendre des dispositions pour que les jeunes enfants soient représentés de manière indépendante, dans toute procédure légale, par une personne agissant dans leur intérêt et pour que les enfants soient entendus dans tous les cas où ils sont capables d’exprimer leurs opinions ou leurs préférences (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1960 et réside à Noevtsi. Il exerce le métier de chauffeur routier. En octobre 2005, il transporta un chargement de véhicules, dont une voiture d’occasion de la marque Alfa Romeo achetée en Italie et destinée à une entreprise basée à Sofia. Le 6 octobre 2005, il arriva à la douane de Kulata, à la frontière grécobulgare. Il remplit et signa une déclaration douanière. La voiture susmentionnée fut admise sur le territoire douanier bulgare et placée sous le régime du transit. Le véhicule devait être présenté à la douane de Sofia pour dédouanement avant le 10 octobre 2005. Le requérant livra la voiture à l’entreprise destinataire à Sofia. Le 19 mai 2006, un agent de la douane de Kulata dressa un constat d’infraction douanière à l’encontre du requérant. Il y indiquait que le requérant n’avait toujours pas présenté le véhicule en question à la douane de Sofia. Le 10 juin 2006, le requérant reçut une copie du constat d’infraction administrative par l’intermédiaire de la police. Le même jour, il soumit des explications écrites par lesquelles il informait les organes compétents qu’il avait livré la voiture au destinataire. Le 19 juin 2006, le directeur de la douane de Kulata imposa au requérant deux sanctions administratives cumulatives pour ne pas avoir respecté ses obligations découlant des articles 45 et 47 de la loi des douanes. D’une part, en vertu de l’article 233, alinéa 3, de la loi des douanes, il ordonna la confiscation de la somme de 10 413 levs bulgares (BGN) au requérant, soit l’équivalent de 5 324,08 euros (EUR), qui était égale à la valeur douanière de la voiture en question, et, d’autre part, il imposa au requérant une amende administrative égale à cette même valeur en vertu de l’article 234a, alinéa 1, de la loi des douanes. Le 12 juillet 2006, un représentant de l’entreprise destinataire du véhicule se présenta à la douane de Sofia et déclara la réexportation de la voiture. En conséquence, aucun droit douanier ne fut perçu pour l’importation du véhicule. Le 2 août 2006, le requérant reçut une copie de la décision du directeur de la douane du 19 juin 2006. Le 3 août 2006, il contesta les sanctions qui lui avaient été imposées devant le tribunal de district de Petrich. Il se plaignait d’avoir été sanctionné pour un manquement de l’entreprise destinataire de la marchandise. Il indiquait que, de surcroît, la voiture ayant été réexportée et l’opération ayant été exonérée de droits de douane, aucun préjudice n’avait été causé au Trésor public. Par un jugement du 7 mars 2007, le tribunal de district, estimant que toutes les conditions procédurales et matérielles de légalité des mesures contestées avaient été remplies, rejeta le recours de l’intéressé. Il établit que, en tant que transporteur de la marchandise placée sous le régime du transit, le requérant devait présenter le véhicule à la douane de Sofia avant le 10 octobre 2005, ce qu’il avait omis de faire. Selon le tribunal de district, le fait que cette obligation avait été remplie après l’expiration du délai imparti par le destinataire de la marchandise et le fait que la voiture avait été réexportée n’avaient aucune pertinence dans le cas d’espèce. Le tribunal de district estima qu’il n’y avait pas lieu de réduire les sanctions imposées puisqu’elles étaient les sanctions minimales prévues par la législation interne. Le requérant interjeta appel. Il réitéra ses arguments exposés devant le tribunal de première instance. Par un arrêt du 23 juillet 2007, le tribunal administratif de Blagoevgrad, statuant en dernière instance, confirma le jugement du tribunal de district. Il constata que le requérant avait signé en son nom propre la déclaration d’importation du véhicule en question, ce qui l’obligeait à effectuer les démarches nécessaires subséquentes pour le dédouanement de la marchandise. Il releva que, le véhicule ayant été admis sur le territoire bulgare sous le régime du transit, celui-ci se trouvait sous contrôle douanier. Il indiqua que le requérant avait omis de présenter le véhicule à la douane de Sofia dans le délai requis et conclut que l’intéressé avait ainsi enfreint les dispositions des articles 45 et 47 de la loi des douanes. Le tribunal administratif rejeta comme non étayé l’argument du requérant selon lequel, ayant remis le véhicule à l’entreprise destinataire, il ne devait pas être sanctionné. Il releva en particulier que le requérant n’avait présenté aucune preuve pour démontrer que le destinataire avait réceptionné le véhicule tout en sachant que celui-ci avait été admis sur le territoire du pays sous le régime du transit. Selon le tribunal administratif, la réexportation du véhicule ayant été effectuée après l’expiration du délai pour la clôture du régime de transit et après l’imposition des sanctions administratives en cause, ce fait n’était pas pertinent pour l’issue du litige en cause. Le tribunal administratif estima que les sanctions imposées avaient été établies conformément à la loi en vigueur et étaient égales aux minima prévus par celle-ci. Il conclut également que toutes les exigences légales de forme et de procédure avaient été respectées en l’espèce. Il ressort des documents présentés par le requérant que celui-ci continue à effectuer des virements mensuels réguliers au Trésor public au titre des sanctions précitées. Entre septembre 2010 et mars 2017, ces mensualités étaient comprises entre 20 et 50 BGN (soit entre 10,22 et 25,56 EUR). II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi des douanes, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, sont libellées ainsi : Article 45 « (1) Les marchandises admises sur le territoire douanier du pays doivent être immédiatement transportées par la personne qui les a importées, conformément aux instructions des organes douaniers, jusqu’au service douanier compétent ou jusqu’à la destination déterminée par ceux-ci. Si besoin est, les organes douaniers déterminent le trajet du transport des marchandises. (2) La personne qui s’est engagée à transporter les marchandises après leur admission sur le territoire douanier du pays est responsable de l’accomplissement des obligations énumérées à l’alinéa 1. » Article 47 « Les marchandises qui ont été transportées conformément à l’article 45, alinéa 1, doivent être présentées aux organes douaniers par la personne qui les a importées sur le territoire douanier de la République de Bulgarie ou par la personne qui s’est chargée de les transporter après leur admission. » Article 102 « (1) La personne responsable est le titulaire du régime du transit. Elle est obligée de : Présenter les marchandises dans leur état original au service douanier de destination, dans le délai prévu et dans le respect des mesures prises par les organes douaniers pour leur identification ; Observer les règles relatives au régime du transit. (2) Nonobstant les obligations de la personne responsable découlant de l’alinéa 1, le transporteur ou le destinataire qui réceptionne les marchandises sachant qu’elles ont été admises sous le régime du transit a également l’obligation de les présenter dans leur état original au service douanier de destination, dans le délai prévu et dans le respect des mesures prises par les organes douaniers pour leur identification. » Article 233 « (3) Les marchandises objets de contrebande sont confisquées au profit du Trésor public sans égard à leur propriétaire, et, si elles sont manquantes ou ont été aliénées, l’équivalent de leur valeur douanière est confisqué. » Article 234a « (1) Quiconque détourne des marchandises stockées temporairement ou placées sous (...) un régime douanier, par non-accomplissement des formalités déterminées par la loi ou par les organes douaniers, est puni d’une amende (...) comprise entre 100 et 200 pour cent de la valeur douanière des marchandises qui font objet de l’infraction. (...) (3) Dans les cas prévus aux alinéas 1 et 2 ci-dessus, les dispositions de l’article 233, alinéas 3, 4 et 5 trouvent à s’appliquer mutatis mutandis. » Le 26 juillet 2016, les articles 45, 47 et 102 de la loi des douanes furent abrogés.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La première requérante est née le 19 janvier 1981, et réside à Schaerbeek. La deuxième requérante est née le 10 mars 1973, et réside à Liège. Les requérantes, qui se déclarent de confession musulmane, indiquent avoir pris, de leur propre initiative, la décision de porter le niqab – voile couvrant le visage à l’exception des yeux – afin d’être en accord avec leurs convictions religieuses. Elles firent le choix de porter le voile intégral, conformément à leurs convictions religieuses. Elles expliquent avoir toujours enlevé leur voile spontanément et/ou sur demande de façon ponctuelle quand des circonstances précises le justifiaient, par exemple lors d’un contrôle d’identité, devant les cours et tribunaux, à la poste, etc. La première requérante explique avoir été verbalisée à Etterbeek en 2009 sur la base d’un règlement de police communal pour port du voile intégral dans l’espace public. Le tribunal de police de Bruxelles, par jugement du 26 janvier 2011, infirma la décision de police infligeant une amende administrative et considéra que le règlement communal sur ce point était contraire à l’article 9 de la Convention. Quant à la deuxième requérante, elle fut verbalisée à MolenbeekSaint-Jean en juin 2011, également sur la base d’un règlement de police communal, pour port du voile intégral. À la suite de la promulgation le 1er juin 2011 de la loi interdisant le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage (voir paragraphe 16, ci-dessous), la première requérante décida, dans un premier temps, de continuer à circuler voilée sur la voie publique. Toutefois sous la pression, elle décida, dans l’attente de la décision de la Cour, de retirer temporairement son voile. Elle explique qu’en tant que mère de famille, elle a des responsabilités familiales et n’a pas d’autre option que de devoir faire face, dans l’espace public, à la crainte des verbalisations, la stigmatisation créée par la loi, le coût élevé que les amendes risqueraient d’impliquer voire le risque d’être envoyée en prison. La deuxième requérante déclare avoir décidé, quant à elle, de rester chez elle de sorte que sa vie privée et sociale a été considérablement, réduite. Le 26 juillet 2011, les requérantes firent une action en suspension et en annulation de la loi devant la Cour constitutionnelle. Leur demande de suspension fut rejetée par un arrêt no 148/2011 du 5 octobre 2011. Deux personnes physiques et une association poursuivirent également l’annulation de la loi. L’ensemble des recours en annulation furent rejetés par la Cour constitutionnelle par un arrêt no 145/2012 du 6 décembre 2012 (voir paragraphes 23 et suivants, ci-dessous). II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. La Constitution belge La Constitution belge, en son article 19, protège la liberté de religion en ces termes : « La liberté des cultes, celle de leur exercice public, ainsi que la liberté de manifester ses opinions en toute matière, sont garanties, sauf la répression des délits commis à l’occasion de l’usage de ces libertés. » L’article 22 de la Constitution protège le droit au respect de la vie privée et familiale en ces termes : « Chacun a droit au respect de sa vie privée et familiale, sauf dans les cas et conditions fixés par la loi. La loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 garantissent la protection de ce droit. » B. La loi du 1er juin 2011 La loi interdisant le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage a été promulguée le 1er juin 2011 et est entrée en vigueur le 23 juillet 2011. Les dispositions pertinentes de la loi du 1er juin 2011 sont rédigées comme suit : « Art. 2. Dans le Code pénal, il est inséré un article 563bis rédigé comme suit : Art. 563bis. Seront punis d’une amende de quinze euros à vingt-cinq euros (lire : de 120 à 200 euros) et d’un emprisonnement d’un jour à sept jours ou d’une de ces peines seulement, ceux qui, sauf dispositions légales contraires, se présentent dans les lieux accessibles au public le visage masqué ou dissimulé en tout ou en partie, de manière telle qu’ils ne soient pas identifiables. Toutefois, ne sont pas visés par l’alinéa 1er, ceux qui circulent dans les lieux accessibles au public le visage masqué ou dissimulé en tout ou en partie de manière telle qu’ils ne soient pas indentifiables et ce, en vertu de règlements de travail ou d’une ordonnance de police à l’occasion de manifestations festives. » Il ressort des travaux préparatoires de la loi que les auteurs de la proposition de loi qui a mené à l’adoption de la loi entendaient souscrire à un modèle de société faisant prévaloir l’individu sur ses attaches culturelles, philosophiques ou religieuses. C’est ainsi qu’ils préconisaient d’interdire le port, dans l’espace public, de tout vêtement dissimulant totalement ou de manière principale le visage, insistant sur le fait que cette interdiction ne reposait pas seulement sur des considérations d’ordre public mais plus fondamentalement sur des considérations sociales, indispensables à l’estime des auteurs de la proposition, au « vivre ensemble » dans une société émancipatrice et protectrice des droits de tous et de chacun (Doc. parl., Chambre, 2009-2010, DOC 52-2289/001, p. 5, et Doc. parl., Chambre, session extraordinaire 2010, DOC 53-0219/001, p. 5). En ce qui concerne l’objectif de sécurité publique et juridique, les auteurs de la proposition de loi s’exprimèrent comme suit (Doc. parl., Chambre, 2009-2010, DOC 52-2289/001, pp. 5-6, et Doc. parl., Chambre, session extraordinaire 2010, DOC 53-0219/001, pp. 5-6) : « Dans la mesure où chaque personne circulant sur la voie publique ou dans les lieux publics doit être identifiable, le port de vêtement masquant totalement le visage pose d’évidents problèmes quant à la sécurité publique. Pour interdire ce type de comportements, de nombreuses communes se sont dotées de règlements en vue d’interdire le port de tels vêtements, tout en permettant d’y déroger à l’occasion d’évènements spécifiques. Toutefois, force est de constater que, dans une même ville, certaines communes ne prescrivent pas pareilles interdictions. Cette différenciation des régimes entraîne une forme d’insécurité́ juridique intenable pour les citoyens ainsi que pour les autorités chargées de sanctionner ce type de comportement. Les auteurs estiment donc qu’il est souhaitable que cette question soit réglée au niveau fédéral de manière à ce que la même règle s’applique à l’ensemble du territoire. » Quant au « vivre ensemble », les auteurs de la proposition de loi écrivaient ce qui suit (Doc. parl., Chambre, 2009-2010, DOC 52-2289/001, pp. 6-7, et Doc. parl., Chambre, session extraordinaire 2010, DOC 530219/001, pp. 6-7) : « Au-delà de cet aspect purement sécuritaire, les vêtements cachant totalement ou de manière principale le visage, nous interpellent également au niveau de leur principe. Fondamentalement, tout comme Levinas, nous estimons que c’est par le visage que se manifeste notre humanité. Elisabeth Badinter a posé, dans le cadre de son audition au sein de la mission d’information sur la burqa, instituée à l’Assemblée nationale française, une analyse pertinente sur le problème de socialisation que pose ce type de vêtement. Bien qu’elle se soit exprimée sur la problématique particulière de la burqa ou du niqab, nous estimons que cette analyse porte un message plus universel encore et peut s’appliquer de manière plus générale à tout ce qui vise à dissimuler l’humanité présente en chacun de nous. (...) Dans une société où nous postulons comme préalable indispensable au mieux vivre ensemble, une rencontre entre tous et l’élaboration d’un pacte citoyen commun, permettant de représenter la société dans sa composition nouvelle, nous affirmons ne pouvoir renoncer au principe du ‘Reconnaître pour connaître’. » Ces préoccupations furent rappelées lors des discussions en commission et en assemblée plénière de la Chambre des représentants. On y évoqua notamment la dimension du vivre ensemble et le rôle déterminant que jouait le visage dans le contact social (Doc. parl., Chambre, 2010-2011, DOC 53-0219/004 p. 10 ; Doc. parl., Chambre, 2010-2011, CRIV 53 PLEN 030, pp. 54, 56 et 60). Un amendement qui tendait à remplacer l’intitulé de la loi en vue d’interdire explicitement le port de la burqa ou du niqab (Doc. parl., Chambre, 2010-2011, DOC 53-0219/003, p. 1) fut rejeté lors du vote en commission (Doc. parl., Chambre, 2010-2011, DOC 53-0219/004, p. 23). C. L’arrêt no 145/2012 de la Cour constitutionnelle Par un arrêt no 145/2012 du 6 décembre 2012, la Cour constitutionnelle rejeta des recours en annulation exercés contre la loi du 1er juin 2011 tout en émettant une réserve d’interprétation de la loi à propos des lieux de culte. Quant aux origines de la loi et à ses objectifs, la Cour constitutionnelle fit état des éléments suivants : « B.4.2. Les auteurs de la proposition de loi [qui a mené à l’adoption de la loi attaquée] entendaient souscrire à un modèle de société faisant prévaloir l’individu sur ses attaches culturelles, philosophiques ou religieuses. C’est ainsi qu’ils préconisaient d’interdire le port, dans l’espace public, de tout vêtement dissimulant totalement ou de manière principale le visage, insistant sur le fait que cette interdiction ne reposait pas seulement sur des considérations d’ordre public mais plus fondamentalement sur des considérations sociales, indispensables à l’estime des auteurs de la proposition, au « vivre ensemble » dans une société émancipatrice et protectrice des droits de tous et de chacun (Doc. parl., Chambre, 2009-2010, DOC 52-2289/001, p. 5, et Doc. parl., Chambre, S.E. 2010, DOC 53-0219/001, p. 5). » En ce qui concerne l’objectif de sécurité publique et juridique, on peut lire ce qui suit : « Dans la mesure où chaque personne circulant sur la voie publique ou dans les lieux publics doit être identifiable, le port de vêtement masquant totalement le visage pose d’évidents problèmes quant à la sécurité publique. Pour interdire ce type de comportements, de nombreuses communes se sont dotées de règlements en vue d’interdire le port de tels vêtements, tout en permettant d’y déroger à l’occasion d’événements spécifiques. Toutefois, force est de constater que, dans une même ville, certaines communes ne prescrivent pas pareilles interdictions. Cette différenciation des régimes entraîne une forme d’insécurité juridique intenable pour les citoyens ainsi que pour les autorités chargées de sanctionner ce type de comportement. Les auteurs estiment donc qu’il est souhaitable que cette question soit réglée au niveau fédéral de manière à ce que la même règle s’applique à l’ensemble du territoire (Doc. parl., Chambre, 2009-2010, DOC52-2289/001, pp.5-6, et Doc. parl., Chambre, S.E.2010, DOC 53-0219/001, pp. 5-6). » Saisie sur le terrain de la conformité de la loi avec la liberté de pensée, de conscience et de religion telle que garantie par l’article 9 de la Convention, la Cour constitutionnelle se prononça sur le moyen tiré du caractère imprécis de la loi en ses notions de « lieux accessibles au public » et d’« identifiabilité ». En ce qui concerne le terme « identifiable », elle jugea que rien dans les travaux préparatoires ne faisait apparaître qu’il y aurait eu lieu d’accorder une autre signification à cette notion que celle qui lui est conférée par le langage courant et le sens commun. Se référant ensuite à la définition de la notion de « lieu public » donnée par la Cour de cassation ainsi qu’à la définition donnée aux termes « lieux accessibles au public » par plusieurs autres textes législatifs belges, la Cour constitutionnelle considéra qu’il ne pouvait être admis que cette notion était à ce point vague qu’elle ne permettrait pas à chacun de savoir où son comportement tombait sous le coup de la loi. Sur le point de savoir si l’interdiction du port du voile répondait à un besoin social impérieux et était proportionnée par rapport aux buts légitimes poursuivis par le législateur, la Cour constitutionnelle s’exprima comme suit : « B.17. Il ressort de l’exposé de la proposition qui est à l’origine de la loi attaquée (...) que le législateur a entendu défendre un modèle de société qui fait prévaloir l’individu sur ses attaches philosophiques, culturelles et religieuses en vue de favoriser l’intégration de tous et faire en sorte que les citoyens partagent un patrimoine commun de valeurs fondamentales que sont le droit à la vie, le droit à la liberté de conscience, la démocratie, l’égalité de l’homme et de la femme ou encore la séparation de l’Église et de l’État. (...) les travaux préparatoires de la loi attaquée font apparaître que trois objectifs ont été poursuivis : la sécurité publique, l’égalité entre l’homme et la femme et une certaine conception du « vivre ensemble » dans la société. B.18. De tels objectifs sont légitimes et entrent dans la catégorie de ceux énumérés à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme que constituent le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui. B.19. La Cour doit encore examiner si les conditions de nécessité dans une société démocratique et de proportionnalité par rapport aux objectifs légitimes poursuivis sont remplies. B.20.1. Il ressort des travaux préparatoires de la loi attaquée que l’interdiction du port d’un vêtement dissimulant le visage a notamment été dictée par des raisons de sécurité publique. À cet égard, ces travaux font état de la commission d’infractions par des personnes dont le visage était dissimulé (Doc. parl., Chambre, 2009-2010, DOC 52-2289/005, p. 8 ; Doc. parl., Chambre, 2010-2011, DOC 53-0219/004, p. 7). B.20.2. L’article 34, § 1er, de la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police habilite les fonctionnaires de police à contrôler l’identité de toute personne s’ils ont des motifs raisonnables de croire, en fonction de son comportement, d’indices matériels ou de circonstances de temps et de lieu, qu’elle est recherchée, qu’elle a tenté de commettre une infraction ou se prépare à la commettre, qu’elle pourrait troubler l’ordre public ou qu’elle l’a troublé. Ce contrôle d’identité pourrait être entravé si la personne concernée avait le visage dissimulé et refusait de coopérer à un tel contrôle. En outre, les personnes qui ont le visage dissimulé ne seraient en général pas ou difficilement reconnaissables si elles commettaient des infractions ou troublaient l’ordre public. B.20.3. Ce n’est pas non plus parce qu’un comportement n’aurait pas encore pris une ampleur de nature à mettre l’ordre social ou la sécurité en péril que le législateur ne serait pas autorisé à intervenir. Il ne peut lui être reproché d’anticiper en temps utile un tel risque en réprimant des comportements lorsqu’il est établi que la généralisation de ceux-ci entraînerait un danger réel. B.20.4. Compte tenu de ce qui précède, le législateur pouvait estimer que l’interdiction de dissimuler le visage dans les lieux accessibles au public est nécessaire pour des raisons de sécurité publique. B.21. Le législateur a également motivé son intervention par une certaine conception du « vivre ensemble » dans une société fondée sur des valeurs fondamentales qui, à son estime, en découlent. L’individualité de tout sujet de droit d’une société démocratique ne peut se concevoir sans que l’on puisse percevoir son visage, qui en constitue un élément fondamental. Compte tenu des valeurs essentielles qu’il entend défendre, le législateur a pu considérer que la circulation dans la sphère publique, qui concerne par essence la collectivité, de personnes dont cet élément fondamental de l’individualité n’apparaît pas, rend impossible l’établissement de rapports humains indispensables à la vie en société. Si le pluralisme et la démocratie impliquent la liberté de manifester ses convictions notamment par le port de signes religieux, l’État doit veiller aux conditions dans lesquelles ces signes sont portés et aux conséquences que le port de ces signes peut avoir. Dès lors que la dissimulation du visage a pour conséquence de priver le sujet de droit, membre de la société, de toute possibilité d’individualisation par le visage alors que cette individualisation constitue une condition fondamentale liée à son essence même, l’interdiction de porter dans les lieux accessibles au public un tel vêtement, fût-il l’expression d’une conviction religieuse, répond à un besoin social impérieux dans une société démocratique. B.22. Quant à la dignité de la femme, ici encore, le législateur a pu considérer que les valeurs fondamentales d’une société démocratique s’opposent à ce que des femmes soient contraintes de dissimuler leur visage sous la pression de membres de leur famille ou de leur communauté et soient privées ainsi, contre leur gré, de la liberté de disposer d’elles-mêmes. B.23. Toutefois, (...) le port du voile intégral peut correspondre à l’expression d’un choix religieux. Ce choix peut être guidé par diverses motivations aux significations symboliques multiples. Même lorsque le port du voile intégral résulte d’un choix délibéré dans le chef de la femme, l’égalité des sexes, que le législateur considère à juste titre comme une valeur fondamentale de la société démocratique, justifie que l’État puisse s’opposer, dans la sphère publique, à la manifestation d’une conviction religieuse par un comportement non conciliable avec ce principe d’égalité entre l’homme et la femme. Comme la Cour l’a relevé en B.21, le port d’un voile intégral dissimulant le visage prive, en effet, la femme, seule destinataire de ce prescrit, d’un élément fondamental de son individualité, indispensable à la vie en société et à l’établissement de liens sociaux. B.24. La Cour doit encore examiner si le recours à une sanction de nature pénale en vue de garantir le respect de l’interdiction que la loi prévoit n’a pas des effets disproportionnés par rapport aux objectifs poursuivis. (...) B.26. Lorsque le législateur estime que certains manquements doivent faire l’objet d’une répression, il relève de son pouvoir d’appréciation de décider s’il est opportun d’opter pour des sanctions pénales sensu stricto ou pour des sanctions administratives. B.27. Compte tenu des disparités constatées entre les communes et des divergences jurisprudentielles qui sont apparues dans cette matière, le législateur a pu considérer qu’il s’imposait d’assurer la sécurité juridique en uniformisant la sanction infligée lorsque le port d’un vêtement dissimulant le visage dans les lieux accessibles au public est constaté. B.28. Dès lors que l’individualisation des personnes, dont le visage est un élément fondamental, constitue une condition essentielle au fonctionnement d’une société démocratique dont chaque membre est un sujet de droit, le législateur a pu considérer que dissimuler son visage pouvait mettre en péril le fonctionnement de la société ainsi conçue et devait, partant, être pénalement réprimé. B.29.1. Sous réserve de ce qui est mentionné en B.30, en ce qu’elle s’adresse aux personnes qui, librement et volontairement, dissimulent leur visage dans les lieux accessibles au public, la mesure attaquée n’a pas d’effets disproportionnés par rapport aux objectifs poursuivis dès lors que le législateur a opté pour la sanction pénale la plus légère. La circonstance que la peine puisse être plus lourde en cas de récidive ne mène pas à une autre conclusion. Le législateur a pu, en effet, estimer que le contrevenant qui est condamné pour un comportement pénalement réprimé ne réitérera pas ce comportement, sous la menace d’une sanction plus lourde. B.29.2. Pour le surplus, il y a lieu d’observer, en ce qui concerne les personnes qui dissimuleraient leur visage sous la contrainte, que l’article 71 du Code pénal prévoit qu’il n’y a pas d’infraction lorsque l’auteur des faits a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister. B.30. La loi attaquée prévoit une sanction pénale à l’égard de toute personne qui, sauf dispositions légales contraires, se présente le visage masqué ou dissimulé en tout ou en partie de manière telle qu’elle ne soit pas identifiable, dès lors qu’il s’agit de lieux accessibles au public. Il serait manifestement déraisonnable de considérer que ces lieux doivent s’entendre comme incluant les lieux destinés au culte. Le port de vêtements correspondant à l’expression d’un choix religieux, tels que le voile qui couvre intégralement le visage dans de tels lieux, ne pourrait faire l’objet de restrictions sans que cela porte atteinte de manière disproportionnée à la liberté de manifester ses convictions religieuses. B.31. Sous réserve de cette interprétation, le premier moyen dans l’affaire no 5191 et le deuxième moyen dans les affaires nos 5244 et 5290 ne sont pas fondés. » En ce que la loi aurait créé une situation de discrimination à l’égard des femmes portant le voile intégral contraire notamment aux articles 14 de la Convention et 1er du Protocole no 12 à la Convention, la Cour constitutionnelle considéra ce qui suit : « B.56. (...) Comme l’indiquent les parties requérantes, la loi attaquée peut certes avoir des conséquences plus contraignantes à l’égard de l’exercice, par certaines femmes de confession musulmane, de certaines de leurs libertés fondamentales. Ainsi qu’il ressort de l’examen des moyens qui précède, la restriction apportée à leurs droits n’est pas disproportionnée par rapport aux objectifs poursuivis par le législateur et répond au caractère de nécessité dans une société démocratique. Il est, partant, raisonnablement justifié de ne pas prévoir un traitement différencié pour cette catégorie de personnes. » D. La loi du 24 juin 2013 relative aux sanctions administratives communales La loi du 24 juin 2013 permet aux communes de traiter l’infraction prévue à l’article 563bis du code pénal (voir paragraphe 17, ci-dessus) au moyen d’amendes administratives ou de mesures alternatives. Les dispositions pertinentes sont formulées en ces termes : « Article 2 § 1er. Le conseil communal peut établir des peines ou des sanctions administratives contre les infractions à ses règlements ou ordonnances, à moins que des peines ou des sanctions administratives soient établies par ou en vertu d’une loi, d’un décret ou d’une ordonnance pour les mêmes infractions. (...) Article 3. Par dérogation à l’article 2, § 1er, le conseil communal peut, en outre, prévoir dans ses règlements ou ordonnances une sanction administrative telle que définie à l’article 4, § 1er, 1o : (...) 2o pour les infractions visées aux articles 461, 463, 526, 534bis, 534ter, 537, 545, 559, 1o, 561, 1o, 563, 2o et 3o et 563bis, du Code pénal ; (...) Article 4 § 1er. Le conseil communal peut prévoir dans ses règlements ou ordonnances la possibilité d’infliger une ou plusieurs des sanctions suivantes pour les faits visés aux articles 2 et 3 : 1o une amende administrative qui s’élève au maximum à 175 euros ou 350 euros selon que le contrevenant est mineur ou majeur ; (...) § 2. Le conseil communal peut prévoir dans ses règlements ou ordonnances les mesures alternatives suivantes à l’amende administrative visée au § 1er, 1o : 1o la prestation citoyenne définie comme étant une prestation d’intérêt général effectuée par le contrevenant au profit de la collectivité ; 2o la médiation locale définie comme une mesure permettant au contrevenant, grâce à l’intervention d’un médiateur, de réparer ou d’indemniser le dommage causé ou d’apaiser le conflit. » Quand les communes saisissent la possibilité prévue par l’article 3, 2o précité, les faits constituent une infraction pénale passible tant d’une peine que d’une sanction administrative. E. Autres textes pertinents et situation dans d’autres pays Les dispositions pertinentes figurant dans d’autres instruments internationaux ainsi que la situation dans d’autres pays européens sont énoncées dans l’arrêt S.A.S. c. France [GC] (no 43835/11, §§ 35-52, CEDH 2014 (extraits)).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant, né en 1969, est actuellement détenu au centre pénitentiaire de Lannemezan. A. La genèse de l’affaire Membre du Front Islamique du Salut (F.I.S.), le requérant quitta l’Algérie avant que cette formation politique ne soit dissoute par un jugement du tribunal administratif d’Alger du 19 mars 1992. Après avoir séjourné au Pakistan, il entra au Royaume-Uni en janvier 1993 sous le pseudonyme d’Elias Serbis. Le 26 février 1993, il y présenta une demande d’asile politique en invoquant avoir dû quitter l’Algérie du fait de son appartenance au F.I.S. Sa demande fut rejetée le 10 août 1994. Les 25 juillet, 17 et 26 août, 3, 4 et 7 septembre, 6 et 17 octobre 1995, huit attentats furent commis sur le territoire français. Malgré l’absence de revendication expresse, certains éléments, notamment l’existence de communiqués virulents à l’encontre de la France et le mode opératoire de ces attentats, laissèrent penser qu’ils pouvaient être l’œuvre du Groupement Islamique Armé (G.I.A.). Dans le cadre d’une information ouverte pour identifier les auteurs, les écoutes téléphoniques pratiquées sur les cabines téléphoniques utilisées par un certain B. B. permirent l’arrestation de plusieurs personnes, ainsi que d’orienter les recherches vers le Royaume-Uni et un certain Elyes (autrement appelé notamment Elyesse ou Eliass). Ces noms ou pseudonymes apparurent au cours : d’une conversation téléphonique du 1er novembre, relative à Elyes et la banque Western Union ; d’une perquisition au domicile de B. B., qui permit la découverte d’un document établissant l’existence d’un virement du 16 octobre 1995 sur cette banque et au bénéfice de B. B. ; d’un décodage de liste de numéros de téléphone trouvés chez ou sur B. B., dont trois numéros en Angleterre précédés de la mention « Elyesse » ou « Eliass ». Par ailleurs, B. B., arrêté le 1er novembre 1995, mit directement en cause Ylies, l’accusant de financer la campagne d’attentats depuis Londres et d’être tenu au courant de son déroulement. Dès le 3 novembre 1995, la Direction de la Surveillance du Territoire informa les enquêteurs que le dénommé « Elyes, Ilyes, Lyes, Iliesse, Eliass ou Elyasse », désigné par B. B. comme étant le financier des attentats, pouvait désigner le requérant. Domicilié à Londres, ce dernier était soupçonné d’être l’un des responsables du G.I.A. au Royaume-Uni, notamment en raison de son implication dans la publication Al Ansar (ou Al Ansaar) utilisée par le G.I.A. comme canal d’expression à l’étranger. Les investigations menées à Londres permirent d’établir que le requérant y avait un domicile et qu’il possédait un jeu de clefs correspondant à une seconde adresse londonienne, qui était le siège de la revue Al Ansar où se rendaient toutes les personnes impliquées dans la publication et la distribution du journal. Au siège d’Al Ansar, les enquêteurs découvrirent notamment ce qui suit : des contrats d’abonnement de trois téléphones portables, établis au nom de trois proches du requérant et correspondant aux numéros identifiés chez B. B., qui avait composé leur numéro avant et après chaque attentat ; un bordereau de location de boîte postale au nom de Fares ELIASS portant une empreinte digitale du requérant ; des lettres et communiqués du F.I.S, un communiqué précisant que seul le G.I.A. était habilité à mener le Djihad, une lettre du G.I.A. adressée au Président français et l’invitant à se convertir à l’Islam, une lettre de commentaires sur les attentats survenus en France, des copies d’articles de presse sur l’antiterrorisme mentionnant le nom des juges et des services spécialisés ; un morceau de papier portant l’inscription « Notre Dame 33-1-43-54-46-12 » correspondant au numéro de téléphone de la banque Western Union du 4 rue du Cloître Notre Dame à Paris ; un ticket de change d’une agence Thomas Cook de Londres en date du 21 juillet 1995 pour un montant de 5 000 livres sterling (GBP). Le requérant fut arrêté et placé en garde à vue du 4 au 7 novembre 1995, en application de la loi sur la prévention du terrorisme. Le 7 novembre 1995, il fut placé sous écrou extraditionnel en vertu d’un mandat d’arrêt international délivré le même jour dans le cadre de l’information judiciaire relative à l’attentat commis le 6 octobre 1995 à proximité de la station de métro Maison Blanche. Trois autres mandats d’arrêts internationaux furent également délivrés à son encontre : le 24 novembre 1995, pour l’attentat du 17 octobre 1995 à la Gare d’Orsay ; le 29 janvier 1996, dans le dossier d’association de malfaiteurs en vue de la préparation d’actes de terrorisme ; et le 16 janvier 2001, concernant l’attentat commis le 25 juillet 1995 à la station Saint-Michel du RER. Les demandes d’habeas corpus du requérant furent rejetées en juin 1997, puis en 2001. Le 8 octobre 2001, le ministre de l’Intérieur britannique ordonna son renvoi en France, mais sa décision fut censurée par la Haute Cour (High Court, Queen’s Bench Division) le 27 juin 2002. Le 6 avril 2005, le ministre de l’Intérieur britannique prit une nouvelle décision favorable à l’extradition du requérant, au vu des assurances apportées par les autorités françaises quant aux garanties d’un procès équitable et impartial en France. Le 14 octobre 2005, la Haute Cour rejeta le recours du requérant. Le 1er décembre 2005, le requérant fut remis aux autorités françaises, puis il fut placé en détention provisoire le 2 décembre 2005. B. La procédure correctionnelle Par une ordonnance du 5 février 1999, le requérant fut renvoyé devant le tribunal correctionnel de Paris pour avoir, sur le territoire français et en Angleterre, depuis un temps non prescrit et jusqu’au 4 novembre 1995, participé à une association formée ou à une entente établie en vue de la préparation caractérisée pour un ou plusieurs faits matériels d’un des actes de terrorisme. Le juge d’instruction précisa notamment que le requérant : « - (...) était chargé de la diffusion du journal « AL ANSAR » servant à la propagande du Groupe Islamique Armé ; - (...) participait de ce fait à la propagande de cette organisation interdite en France ; - (...) était l’interlocuteur privilégié en Europe de [D. Z.] alias Abou Abderhamane Amine dans l’organisation et les actions menées par le G.I.A. en Europe ; - (...) était amené à envoyer de l’argent à des membres du G.I.A. restés en France leur permettant ainsi de financer et de mener des campagnes d’attentats ; - (...) était en relation avec un très grand nombre de personnes impliquées et condamnées dans des affaires d’associations de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste. » Par un jugement du 29 mars 2006, longuement motivé sur plus de trente pages, le tribunal correctionnel présenta tout d’abord les faits au regard du « contexte politico-religieux », de l’apparition du F.I.S. jusqu’au G.I.A., du « contexte des attentats » de 1995, avec leur énumération et leur attribution probable au G.I.A., ainsi que du « contexte relatif à Rachid Ramda ». Statuant sur l’action publique, le tribunal examina en premier lieu la mise en cause du requérant. Il jugea que des indices matériels précis et concordants lui permettaient d’avoir la certitude que le requérant avait bien utilisé différents surnoms et alias apparus au cours des investigations, ce fait étant « indubitable et incontestable ». S’agissant du financement du G.I.A., le tribunal, après avoir rappelé que le ministère public soutenait que le requérant était le financier des groupes du G.I.A. qui avaient réalisé les attentats en France au cours du second semestre 1995, examina longuement et de manière détaillée les éléments de fait indiqués dans le dossier de la procédure. Il releva en particulier que selon un témoin membre du G.I.A., les groupes du G.I.A. avaient une spécialité géographiquement répartie, celui de Londres s’occupant d’envoyer des fonds. En outre, le tribunal nota que le requérant avait effectué un virement de 5 000 GBP le 16 octobre 1995, soit deux jours avant l’attentat du 17 octobre 1995, ce qui était établi par les déclarations des policiers britanniques chargés de surveiller le requérant et des personnels d’un centre de la Western Union qui avait effectué le virement, ainsi que par la découverte des empreintes du requérant sur le bordereau de virement conservé par l’agence de la Western Union. Il rappela en outre que l’un des auteurs des attentats, B.B., avait déclaré que l’argent ayant servi à préparer les différents attentats avait toujours été fourni par le requérant depuis Londres. Il en déduisit que l’ensemble des faits « démontre que Rachid Ramda avait bien la fonction de financier des groupes terroristes se trouvant sur le territoire français ». En outre, en réponse aux réquisitions du parquet sur le rôle du requérant dans la propagande du G.I.A., les premiers juges examinèrent également les différents éléments factuels soumis à son examen, en particulier les nombreuses correspondances et les documents de propagande des thèses et des actions du G.I.A. découverts au cours des perquisitions effectuées dans les différents lieux utilisés par le requérant, ainsi que les déclarations d’un membre du G.I.A. confirmant le rôle du requérant au sein de l’équipe dirigeante du journal Al Ansar qui était l’organe du G.I.A. utilisé en particulier pour la revendication des attentats. Il releva également la présence au domicile du requérant de bulletins valorisant les activités terroristes et meurtrières, visant particulièrement la France. Le tribunal conclut que le requérant avait joué un rôle dans la propagande et la diffusion des idées du G.I.A. Examinant en second lieu la participation du requérant à une association de malfaiteurs dans le cadre d’une entreprise terroriste, le tribunal estima cette infraction constituée, l’information démontrant que plusieurs groupes, respectivement installés dans la région lyonnaise, à Paris et à Lille, étaient à l’origine des attentats de 1995, pour lesquels chacun des membres avait eu une participation soit directe, soit indirecte par l’aide et la fourniture de moyens, tous étant des militants reconnus et pour certains revendiqués du G.I.A. Il jugea que les liens entretenus par le requérant avec les différents membres de ces réseaux, qui avaient l’objectif commun de réaliser des attentats, suffisaient à établir sa participation consciente et volontaire à une entente destinée à accomplir des actes de terrorisme sur le territoire français. Dans son jugement, le tribunal précisa notamment les faits permettant d’établir les relations avec huit membres de trois groupes faisant partie d’un réseau de soutien au G.I.A. Partant, le tribunal correctionnel déclara le requérant coupable d’association de malfaiteurs dans le cadre d’une entreprise terroriste, sur le fondement des articles 450-1 et 421-1 du code pénal, et le condamna à une peine de dix ans d’emprisonnement, ainsi qu’à une interdiction définitive du territoire français. Il motiva sa décision d’infliger la peine d’emprisonnement par le fait « qu’au travers du financement et de la propagande pour le compte du G.I.A., Rachid RAMDA a rendu possible non seulement la réalisation des attentats mais s’en est fait le propagandiste pouvant entraîner l’adhésion de personnes permettant de renforcer la structure de réseaux qui s’étendaient sur plusieurs pays européens», ainsi qu’en raison de « son double discours révélateur à la fois de sa parfaite mauvaise foi et de son absence de tout regret ou remords ». Le tribunal accorda également un euro (EUR) de dommages-intérêts à l’association SOS Attentats, constituée partie civile. Par un arrêt du 18 décembre 2006, devenu définitif, la cour d’appel de Paris confirma ce jugement. Tout en se référant expressément à l’exposé des faits résultant du jugement, elle consacra une trentaine de pages à son analyse et sa motivation concernant les faits reprochés au requérant. La cour d’appel apporta tout d’abord certaines précisions sur le développement et le fonctionnement du G.I.A. Elle précisa en outre que la procédure dont elle était saisie concernait « la campagne d’attentats de l’été et de l’automne 1995 en France », « les faits visés dans la présente procédure concernant les actes préparatoires et ceux ayant permis la réalisation desdits attentats lesquels début[èrent] sur le territoire national en juillet 1995 ». Elle énuméra ensuite les huit attentats commis entre le 25 juillet et le 17 octobre 1995. S’agissant notamment de la preuve de l’existence d’une centrale d’information basée à Londres dont le requérant aurait été maître d’œuvre, elle jugea que cela découlait des appels téléphoniques passés : le lendemain de l’assassinat de l’imam S. à Paris ; deux jours avant l’attentat commis à la station Saint-Michel du RER ; le jour même de cet attentat, le lendemain de la tentative d’attentat contre les installations du TGV Paris-Lyon à Cailloux-sur-Fontaines ; quelques jours après l’attentat commis le 3 septembre boulevard Richard Lenoir à Paris, la tentative d’attentat du 4 septembre place Charles Vallin à Paris et l’attentat commis le 7 septembre rue Jean-Claude Vivand à Villeurbanne, c’est-à-dire le 12 septembre 1995 ; le lendemain des tirs au Col de Maleval et de l’arrestation de trois personnes ; cinq jours avant l’attentat du 6 octobre et deux jours après ce dernier ; le 16 octobre 1995, soit juste avant l’attentat du 17 octobre 1995 ; enfin, le 1er novembre 1995, et ce juste après un échange téléphonique entre B. B. et S. A. B. concernant la préparation d’un attentat sur le marché de Wazemmes à Lille, B. B. ayant précisé que cette conversation avait pour objet de rendre compte au requérant des «derniers actes préparatoires» concernant l’attentat de Lille. La cour d’appel souligna également plusieurs éléments factuels pour reprocher au requérant d’être le maître d’œuvre d’une structure de financement des actions menées par le G.I.A. : l’envoi de fonds le 16 octobre 1995 par le requérant sous la fausse identité de Philippe Hervier depuis l’Angleterre et réceptionnés par B. B. à l’agence Rivoli de la banque Rivaud sous le pseudonyme d’A. Benabbas, ce qui renvoyait à une inscription « 36 800 francs, Lyeso » trouvée dans le carnet de comptes d’A. T. et aux déclarations de B. B. ; le versement d’une somme de 5 000 GBP et de 50 000 francs français (FRF) par le requérant, attesté par le carnet de compte d’A. T. qui mentionnait un envoi de la part de « Walid », pseudonyme du requérant ou prénom de l’un de ses proches qui pouvait être contacté pour le joindre ; les déclarations de plusieurs personnes concernant des propositions de service contre remise d’argent, la recherche d’argent, l’envoi de sommes importantes, ainsi que la remise de 4 000 EUR à M. et l’existence d’un reçu de 100 GBP. Enfin, la cour d’appel releva toute une série de faits permettant d’établir que le requérant était : premièrement, « l’interlocuteur privilégié (...) dans l’organisation et les actions menées par le G.I.A. en Europe », ce qui ressortait notamment d’une conversation téléphonique du 2 décembre 1995, des déclarations d’un témoin membre du G.I.A., ainsi que du contenu détaillé de nombreux documents saisis à Londres (communiqués, habilitations à mener le djihad, documents sur la gestion des fonds, articles et notes manuscrites sur l’action des groupes islamistes en Europe et la lutte antiterroriste, notes sur les armes de guerre et le maniement des explosifs, etc.) ; deuxièmement, « l’agent principal de propagande du G.I.A. à l’extérieur de l’Algérie », avec « son rôle dans la publication AL ANSAAR » (en particulier au regard des documents saisi à Londres chez le requérant : une note sur le moyen de dynamiser la revue, une lettre explicitant les modes de distributions de cette dernière, un équipement informatique que le requérant n’avait pas les moyens de s’offrir, des courriers adressés par des lecteurs et des sympathisants du G.I.A., un nombre important de revues illustrant les thèses et les actions violentes du G.I.A., une quantité substantielle de correspondances se rapportant aux questions algériennes et islamiques, des témoignages, une liste de boîtes postales dans de très nombreux pays correspondant aux abonnés du journal) ; troisièmement, au centre de « la cellule de Londres gravitant autour de [lui et qui] servait également de point de ralliement aux jeunes recrues de passage » dans cette ville, comme le prouvait le parcours de quatre d’entre eux ; et, enfin, quatrièmement, un responsable ayant « un rôle stratégique dans l’organisation extérieure du G.I.A. », comme le démontraient ses relations avec des membres et correspondants d’autres groupes terroristes islamistes du monde entier. Tout en adoptant les motifs retenus par le tribunal correctionnel, la cour d’appel estima en outre qu’il ressortait de la procédure des éléments de preuve suffisants établissant que le requérant était régulièrement joint pour être tenu au courant des évènements, qu’il assurait le financement des opérations du G.I.A. en Europe, qu’il servait de canal de diffusion de l’émir du G.I.A. et d’agent de propagande de cette organisation, notamment à travers la revue Al Ansar, qu’il hébergeait les fugitifs de passage à Londres et pouvait être amené à coordonner l’action extérieure du G.I.A. Elle en déduisit ce qui suit : « La Cour considère ainsi, comme les premiers juges, établi le fait que le G.I.A. a implanté en Europe « une structure extérieure » destinée à lui permettre de poursuivre son but de renverser le régime algérien, y compris en frappant les institutions et populations de pays soutenant ou réputés soutenir celui-ci, par la mise en place de réseaux en Belgique et en France notamment, servant à la fois de soutien aux maquis algériens par la fourniture d’armes, munitions et matériels divers, ainsi que par l’envoi de djihadistes et de structures de refuges (hébergement et faux papiers d’identité) pour les combattants fuyant le maquis ou venus réaliser les attentats, animés et coordonnés par une cellule implantée à Londres, en charge de trouver les financements et l’emploi des fonds recueillis de façon licite ou illicite. (...) que [le requérant] « a pris sciemment une part déterminante par les actes matériels rappelés par le tribunal et ci-dessus par la cour, dans la réalisation du but poursuivi par le G.I.A. participant depuis Londres à la mise en œuvre de la structure extérieure du groupe et a joué un rôle essentiel au sein de l’organisation dont l’objectif était la préparation, l’assistance à la réalisation et l’exploitation des attentats réalisés ». Par un arrêt du 14 mars 2007, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. C. La procédure criminelle Par un arrêt du 13 février 2001, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris prononça la mise en accusation de B. B., S. A. B. et du requérant pour l’attentat du 17 octobre 1995 et les renvoya devant la cour d’assises de Paris spécialement composée. Le requérant fut dans ce cadre accusé de complicité de tentatives d’assassinats, de destruction et dégradation de biens appartenant à autrui par l’effet d’une substance explosive ayant entraîné sur autrui une mutilation ou des infirmités permanentes, des incapacités temporaires totales de plus de huit jours et de huit jours au plus, en relation à titre principal ou connexe avec une entreprise terroriste, ainsi que du délit connexe d’infraction à la législation sur les explosifs en relation avec une entreprise terroriste. Les 3 août et 27 novembre 2001, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris confirma les ordonnances du juge d’instruction de Paris respectivement en date des 27 avril (concernant l’attentat du 25 juillet 1995) et 13 juillet 2001 (concernant l’attentat du 6 octobre 1995) ordonnant notamment la mise en accusation du requérant et de B. B. et leur renvoi devant la cour d’assises spécialement composée, le requérant afin d’y être jugé pour complicité de crimes d’assassinat, de tentatives d’assassinats, de destructions ou dégradations de biens appartenant à autrui par l’effet de substances explosives ayant entraîné la mort, des mutilations ou des infirmités permanentes, des incapacités temporaires totales de plus de huit jours et de huit jours au plus, commis en relation avec une entreprise terroriste, ainsi que du délit connexe d’infraction à la législation sur les explosifs en relation avec une entreprise terroriste. Ces trois arrêts de la chambre de l’instruction précisèrent que la complicité du requérant avait consisté : à transmettre les instructions du G.I.A. ordonnant la commission d’attentats par explosif et donnant une méthode de fabrication à B. B. ; à répercuter à la direction du G.I.A. les informations opérationnelles données par les auteurs des attentats concernés ; à procurer aux auteurs des attentats les moyens financiers nécessaires non seulement à la confection de l’engin explosif, mais aussi à l’ensemble de la logistique ayant permis la préparation et la réalisation des attentats. Les arrêts des 13 février et 3 août 2001 ajoutèrent le fait d’avoir permis, en cas de besoin, d’assurer la fuite des auteurs basés sur le territoire français. Dans ces arrêts, les juges retinrent notamment les faits suivants à l’encontre du requérant : les trois téléphones portables utilisés par ce dernier avaient été appelés par B. B. les 16 et 22 octobre, ainsi que le 1er novembre 1995 ; la découverte au domicile de B. B. d’un ticket d’une opération de change intervenue le 16 octobre 1995 à 15 heures 50 (heure de Paris) pour un montant de 36 800 FRF, ainsi qu’un avis de transfert de fonds de 38 000 FRF depuis un bureau de la Western Union en Angleterre, les vérifications ayant permis d’établir que le requérant était entré dans un magasin Londis de Wembley comportant un bureau de la Western Union le 16 octobre 1995 à 14 heures 34 pour en sortir à 15 heures 26 (heure de Londres) ; les empreintes du requérant découvertes sur le bordereau de transfert retrouvé dans le bureau de la Western Union du magasin Londis ; l’indication « LYESO - 36.600 FF » portée au crédit dans la comptabilité tenue par B. B., les mentions « West Union » et «West-Union Banque» également portées par B. B. sur la page d’un document contenant notamment le repérage de l’attentat du 17 octobre ; la détention par le requérant des coordonnées de l’agence de la Western Union située rue du Cloître à Notre-Dame à Paris ; le ticket de change en date du 21 juillet 1995 trouvé au domicile du requérant portant sur un montant de 5 000 GBP changé à Londres au taux de 7,5 %, au dos duquel était inscrit le numéro d’une cabine publique de Corbeil Essonne utilisé par A. T. et l’inscription au crédit dans la comptabilité tenue par B. B. de la somme de « 5 000 livres sterling de la part de [W.] convertis au taux de 7,5 » ; un envoi de 6 945 GBP le 20 juillet 1995 ; l’enregistrement entre les 20 et 25 juillet 1995 d’une dépense de 300 FRF pour l’achat d’un « billet GB » tendant à établir que les fonds, après avoir été changés en Angleterre, avaient été acheminés à Paris dans les jours précédant l’attentat à la station Saint-Michel du RER ; une correspondance de British Telecom adressée à « Walid » au 122 Hamlet Garden, domicile du requérant. Ils opposèrent également au requérant le contenu d’un disque dur, découvert dans un appartement londonien dont le requérant avait les clés, contenant deux rapports financiers relatifs, d’une part, aux activités du G.I.A. implanté en Belgique et, d’autre part, à la comptabilité chronologique établie entre septembre 1994 et le 1er novembre 1995, date de l’arrestation de B.B. Dans son arrêt du 13 février 2001, relatif à l’attentat du 17 octobre 1995, la chambre de l’instruction releva en particulier que les trois lignes téléphoniques du requérant avaient été appelées à de nombreuses reprises depuis des cabines téléphoniques utilisées par B.B., dans des temps proches des différents attentats, en particulier la veille de celui commis le 17 octobre 1995. Elle rapprocha ces appels des déclarations de B.B. et d’un autre complice, qui projetaient également un attentat sur le marché de la ville de Lille, selon lesquelles ils rendaient compte au requérant des préparatifs des opérations, en particulier pour les faits commis le 17 octobre 1995. La chambre de l’instruction opposa également au requérant un virement d’un montant de 36 800 FRF qu’il avait effectué depuis Londres la veille de cet attentat, ainsi qu’en attestaient ses empreintes sur le bordereau de transfert retrouvé dans le bureau de la Western Union à Londres, réceptionné le même jour par B.B. à Paris. Le lien entre ce virement et l’attentat du 17 octobre 1995 était également établi par les déclarations de B.B., ainsi que par un appel sur le portable du requérant le jour-même, après réception de l’argent viré. Dans son arrêt du 3 août 2001, concernant plus spécialement l’attentat du 25 juillet 1995, la chambre de l’instruction souligna que le téléphone portable anglais du requérant avait été appelé deux jours avant cet attentat depuis une cabine téléphonique située à Paris, à proximité du domicile de B.B., et d’où d’autres appels avaient été passés, en particulier vers un portable détenu par un membre du réseau du G.I.A. en France une minute avant d’appeler le requérant, ; que la veille de l’attentat, puis le jour même, le requérant avait été appelé depuis la France, notamment d’une cabine voisine de la précédente sur ces différentes lignes téléphoniques, en raison de son rôle d’intermédiaire entre les auteurs des attentats et le maître d’œuvre en Algérie. Surtout, elle nota que le requérant avait procédé, à deux reprises, à savoir les 2 et 20 juillet 1995, respectivement pour un montant de 5 000 et 6 945 GBP, à des envois de fonds directement liés à la commission de l’attentat du 25 juillet 1995. Enfin, dans son arrêt du 27 novembre 2001, la chambre de l’instruction nota également qu’il résultait de ces différents éléments que le requérant avait envoyé des fonds aux auteurs des attentats, non seulement en relation avec la campagne d’attentats dans son ensemble mais aussi pour servir directement à la commission de l’attentat du 6 octobre 1995. Concernant ce dernier, elle releva en outre que les directives du G.I.A. sur les campagnes d’attentats, qui étaient accompagnées de conseils pour la fabrication des explosifs, avaient transité par le requérant, ce dernier ayant par ailleurs assuré le financement de l’ensemble du dispositif opérationnel mis en place en France pour assurer le succès des attentats, avec obligation de lui rendre des comptes de l’utilisation des sommes versées. Elle nota que certains appels téléphoniques établissaient que le requérant avait été tenu au courant du déroulement des attentats, en particulier celui du 6 octobre 1995 qui avait notamment été suivi par un appel téléphonique du 8 octobre 1995 pour expliquer au requérant que tout s’était bien passé le 6 octobre. Le 26 octobre 2007, la cour d’assises de Paris, spécialement composée de sept magistrats professionnels, déclara le requérant coupable des faits reprochés dans le cadre des trois attentats. Elle le condamna à la réclusion criminelle à perpétuité, assortie d’une période de sûreté de vingt-deux ans. Le 29 octobre 2007, le requérant interjeta appel. En appel, les débats devant la cour d’assises de Paris, cette fois spécialement composée de neuf magistrats professionnels, se déroulèrent du 16 septembre au 13 octobre 2009. Cent quatre-vingt-seize personnes physiques, ainsi que la RATP, la SNCF, le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions, l’agent judiciaire du Trésor et l’association SOS Attentats se constituèrent partie civile. À l’audience du 16 septembre 2009, les conseils du requérant déposèrent des conclusions aux fins de constatation de l’extinction de l’action publique et de nullité des poursuites en application du principe « ne bis in idem ». Invoquant l’article 4 du Protocole no 7 et l’arrêt Sergueï Zolotoukhine c. Russie prononcé par la Grande Chambre de la Cour le 10 février 2009, ils firent valoir que les faits matériels dont était saisie la cour d’assises étaient identiques à ceux pour lesquels le requérant avait déjà été condamné par la cour d’appel de Paris dans son arrêt du 18 décembre 2006 devenu définitif. Selon eux, les faits matériels allégués dans la procédure criminelle, à savoir des transferts de fonds à destination des auteurs des attentats, des transmissions d’instructions aux mêmes auteurs, ainsi que le suivi de la préparation et de la commission des attentats, l’avaient également été dans le cadre de la procédure correctionnelle. Par un arrêt incident du 17 septembre 2009, la cour d’assises spécialement composée rejeta l’exception tirée de la violation du principe ne bis in idem en se prononçant comme suit : « Attendu que si la défense de Rachid RAMDA fait à bon droit observer que l’article 4 du Protocole no 7 doit être compris comme interdisant de poursuivre ou de juger une personne pour une seconde « infraction » pour autant que celle-ci a pour origine des faits identiques ou des faits qui sont en substance les mêmes », il importe cependant de considérer en l’espèce : - que les faits sur lesquels se sont fondés les juridictions correctionnelles comporteraient-ils l’évocation d’actes criminels visés aux présentes poursuites, ne se limitent aucunement à ces derniers pour asseoir la culpabilité de Rachid RAMDA ; que pour caractériser en effet le délit d’association de malfaiteurs, infraction autonome prévue et réprimée par l’article 450-1 du code pénal, celles-ci ont analysé l’ensemble des éléments de nature à caractériser l’implication de l’accusé en son sein et dont le but consistait à organiser, développer et pérenniser un mouvement déterminé à imposer sa cause, notamment par le recours à la clandestinité et à la mise en œuvre de moyens matériels et intellectuels (recrutement et contacts réguliers avec des activistes, diffusion d’informations sur les activités et les thèses du G.I.A., recherche de fonds, d’armes, de matériels divers...), sans se donner nécessairement et exclusivement pour objectif la commission des attentats visés aux poursuites ; - que les faits dont se trouve saisie la Cour diffèrent substantiellement des précédents en ce qu’ils visent un comportement criminel dirigé vers la réalisation d’objectifs ponctuels, précisément déterminés et non indissociablement liés entre eux, et animés par une motivation spécifique consistant en particulier à fournir, en connaissance de cause, à autrui, les moyens de porter délibérément atteinte à la vie humaine ou à l’intégrité physique ou psychique de l’individu par le recours à des charges explosives ; - Attendu dans ces conditions que la déclaration de culpabilité et la condamnation prononcées par la cour d’appel de Paris ne sauraient conduire la cour d’assises à considérer que l’action publique dirigée contre Rachid RAMDA se trouve éteinte et à déclarer nulles les poursuites criminelles dont il fait l’objet ; - Qu’il appartiendra dès lors à cette dernière, à l’issue des débats et à la lumière de ceux-ci de dire, par ses réponses aux questions qui lui seront posées, si Rachid RAMDA est coupable ou non des actes de complicité qui lui sont imputés (...) ». Par un arrêt incident du 24 septembre 2009, la cour d’assises d’appel spécialement composée sursit à statuer sur une demande de supplément d’information, qu’elle rejeta finalement par un autre arrêt incident, le 8 octobre 2009. Soixante-trois questions concernant le seul requérant furent posées à la cour d’assises d’appel spécialement composée : vingt-six concernaient les faits relatifs à l’attentat du 25 juillet 1995, dix-huit les faits relatifs à celui du 6 octobre 1995 et dix-neuf relatifs à celui du 17 octobre 1995. Les questions indiquaient précisément les différents faits reprochés, ainsi que les dates et les lieux de leur commission, outre la liste des noms des dizaines de victimes d’un homicide, d’une tentative d’homicide, d’une mutilation ou d’une infirmité permanente, d’une blessure entraînant une incapacité de travail de plus ou moins huit jours, ou encore d’une dégradation de leurs biens. Il fut répondu « oui à la majorité » à soixante-et-une d’entre elles (certaines questions, suivies de l’énumération de noms de victimes pour chacun desquels une réponse individuelle était nécessaire, firent également l’objet de mentions partielles « sans objet ») et « sans objet » à deux questions. Outre les précisions sur les lieux et les dates à chaque fois concernés, ainsi que l’indication des victimes en fonction de leurs préjudices (décès, mutilation ou infirmité permanente, incapacité totale de travail de plus de huit jours ou de huit jours au plus, destructions et dégradations de biens), les questions visaient en particulier le fait pour le requérant d’avoir ou non agi avec préméditation (questions nos 2, 8, 28 et 46), ainsi que la provocation à la commission de certains faits par le requérant (questions nos 5, 11, 20, 25, 31, 36, 43, 49, 57 et 62), son aide apportée aux auteurs des attentats (questions nos 10, 19, 24, 30, 35, 42, 48, 56 et 61) ou encore l’existence d’instructions données par lui pour la réalisation de certains crimes (questions nos 6, 12, 21, 26, 32, 37, 44, 50, 58 et 63). Les parties ne formulèrent pas d’observations sur les questions. Il fut notamment répondu « oui » aux questions relatives au fait que le requérant avait sciemment aidé à fabriquer ou détenir des engins explosifs, ainsi qu’à donner des instructions en ce sens concernant les attentats des 25 juillet, 6 et 17 octobre 1995, ainsi que d’avoir sciemment provoqué cette fabrication ou cette détention pour les attentats des 25 juillet et 17 octobre 1995. Par un arrêt du 13 octobre 2009, la cour d’assises d’appel spécialement composée déclara le requérant coupable et le condamna à la peine de la réclusion criminelle à perpétuité, fixant à vingt-deux ans la période de sûreté et prononçant son interdiction définitive du territoire français. Elle renvoya l’audience civile à une date ultérieure. Le requérant forma un pourvoi en cassation. Le 15 juin 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. S’agissant du moyen tiré de l’absence de motivation de la déclaration de culpabilité et notamment fondé sur l’article 6 de la Convention, elle s’exprima comme suit : « Attendu que, d’une part, les questions critiquées, posées dans les termes de la loi, caractérisent en tous leurs éléments les actes de complicité dont M. Ramda a été déclaré coupable ; Attendu que, d’autre part, sont reprises dans l’arrêt de condamnation les réponses qu’en leur intime conviction, les magistrats composant la cour d’assises d’appel spécialement composée, statuant dans la continuité des débats, à vote secret et à la majorité, ont donné aux questions sur la culpabilité posées conformément aux dispositifs des décisions de renvoi et soumises à la discussion des parties ; Qu’en cet état, et dès lors qu’ont été assurés l’information préalable sur les charges fondant la mise en accusation, le libre exercice des droits de la défense ainsi que le caractère public et contradictoire des débats, il a été satisfait aux exigences conventionnelles et légales invoquées ». Concernant le moyen tiré de la violation du principe ne bis in idem en raison de la condamnation définitive du requérant pour des faits identiques par un arrêt de la cour d’appel de Paris du 18 décembre 2006, la Cour de cassation jugea que l’association de malfaiteurs constitue un délit distinct tant des crimes préparés ou commis par ses membres que des infractions caractérisées par certains faits qui la concrétisent. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT La Cour rappelle qu’en droit français les infractions sont notamment classées en trois catégories, en fonction de la gravité des faits reprochés : les contraventions, les délits et les crimes. En résumé, alors que les contraventions concernent les infractions les moins graves, les délits correspondent à des comportements plus répréhensibles, jugés par le tribunal correctionnel, qui sont punis de peines pouvant aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement, ainsi que d’amendes, de peines alternatives à l’emprisonnement ou encore de peines complémentaires. Les faits les plus graves constituent quant à eux des crimes, qui relèvent de la compétence de la cour d’assises et qui sont punissables de la réclusion criminelle pouvant aller jusqu’à la perpétuité, outre la possibilité d’infliger des peines d’amende et des peines complémentaires. Les dispositions pertinentes du code pénal, concernant les infractions pour lesquelles le requérant a été condamné, se lisaient comme suit à l’époque des faits : A. La procédure correctionnelle Article 450-1 « Constitue une association de malfaiteurs tout groupement formé ou entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un ou plusieurs crimes ou d’un ou plusieurs délits punis de dix ans d’emprisonnement. La participation à une association de malfaiteurs est punie de dix ans d’emprisonnement et de 1 000 000 F d’amende. » B. La procédure criminelle Article 121-6 « Sera puni comme auteur le complice de l’infraction, au sens de l’article 121-7. » Article 121-7 « Est complice d’un crime ou d’un délit la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation. Est également complice la personne qui par don, promesse, menace, ordre, abus d’autorité ou de pouvoir aura provoqué à une infraction ou donné des instructions pour la commettre. » Article 132-72 « La préméditation est le dessein formé avant l’action de commettre un crime ou un délit déterminé. » Article 221-1 « Le fait de donner volontairement la mort à autrui constitue un meurtre. Il est puni de trente ans de réclusion criminelle. » Article 221-3 « Le meurtre commis avec préméditation constitue un assassinat. Il est puni de la réclusion criminelle à perpétuité. (...) » Article 222-11 « Les violences ayant entraîné une incapacité totale de travail pendant plus de huit jours sont punies de trois ans d’emprisonnement et de 300 000 F d’amende. » Article 322-6 « La destruction, la dégradation ou la détérioration d’un bien appartenant à autrui par l’effet d’une substance explosive, d’un incendie ou de tout autre moyen de nature à créer un danger pour les personnes est punie de dix ans d’emprisonnement et de 1 000 000 F d’amende. » Article 322-7 « L’infraction définie à l’article 322-6 est punie de quinze ans de réclusion criminelle et de 1 000 000 F d’amende lorsqu’elle a entraîné pour autrui une incapacité totale de travail pendant huit jours au plus. » Article 322-8 « L’infraction définie à l’article 322-6 est punie de vingt ans de réclusion criminelle et de 1 000 000 F d’amende : 1o Lorsqu’elle est commise en bande organisée ; 2o Lorsqu’elle a entraîné pour autrui une incapacité totale de travail pendant plus de huit jours. Les deux premiers alinéas de l’article 132-23 relatif à la période de sûreté sont applicables aux infractions prévues par le présent article. » Article 322-9 « L’infraction définie à l’article 322-6 est punie de trente ans de réclusion criminelle et de 1 000 000 F d’amende lorsqu’elle a entraîné pour autrui une mutilation ou un infirmité permanente. Les deux premiers alinéas de l’article 132-23 relatif à la période de sûreté sont applicables à l’infraction prévue par le présent article. » Par ailleurs, le code pénal définissait ainsi les actes de terrorisme : Article 421-1 « Constituent des actes de terrorisme, lorsqu’elles sont en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, les infractions suivantes : 1o Les atteintes volontaires à la vie, les atteintes volontaires à l’intégrité de la personne, l’enlèvement et la séquestration ainsi que le détournement d’aéronef, de navire ou de tout autre moyen de transport, définis par le livre II du présent code ; 2o Les vols, les extorsions, les destructions, dégradations et détériorations, ainsi que les infractions en matière informatique définis par le livre III du présent code ; 3o La fabrication ou la détention de machines, engins meurtriers ou explosifs, définies à l’article 3 de la loi du 19 juin 1871 qui abroge le décret du 4 septembre 1870 sur la fabrication des armes de guerre ; - la production, la vente, l’importation ou l’exportation de substances explosives, définies à l’article 6 de la loi no 70-575 du 3 juillet 1970 portant réforme du régime des poudres et substances explosives ; - l’acquisition, la détention, le transport ou le port illégitime de substances explosives ou d’engins fabriqués à l’aide desdites substances, définis à l’article 38 du décret-loi du 18 avril 1939 fixant le régime des matériels de guerre, armes et munitions ; - la détention, le port et le transport d’armes et de munitions des première et quatrième catégories, définis aux articles 31 et 32 du décret-loi précité ; - les infractions définies aux articles 1er et 4 de la loi no 72-467 du 9 juin 1972 interdisant la mise au point, la fabrication, la détention, le stockage, l’acquisition et la cession d’armes biologiques ou à base de toxines. » Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale, applicables au moment des faits, se lisaient comme suit : Article 698-6 « Par dérogation aux dispositions du titre Ier du livre II, (...), la cour d’assises prévue par l’article 697 est composée d’un président et, lorsqu’elle statue en premier ressort, de six assesseurs, ou lorsqu’elle statue en appel, de huit assesseurs. Ces assesseurs sont désignés comme il est dit aux alinéas 2 et 3 de l’article 248 et aux articles 249 à 253. La cour ainsi composée applique les dispositions du titre Ier du livre II sous les réserves suivantes : 1o Il n’est pas tenu compte des dispositions qui font mention du jury ou des jurés ; 2o Les dispositions des articles 254 à 267, 282, 288 à 292, 293, alinéas 2 et 3, 295 à 305 ne sont pas applicables ; 3o Pour l’application des articles 359, 360 et 362, les décisions sont prises à la majorité. Par dérogation aux dispositions du deuxième alinéa de l’article 380-1, en cas d’appel d’une décision d’une cour d’assises composée comme il est dit au présent article, la chambre criminelle de la Cour de cassation peut désigner la même cour d’assises, autrement composée, pour connaître de l’appel. » Les dispositions de l’article 706-25, insérées dans le Titre XV du code de procédure pénal relatif à la poursuite, à l’instruction et au jugement des actes de terrorisme, disposaient quant à elles : Article 706-25 « Pour le jugement des accusés majeurs, les règles relatives à la composition et au fonctionnement de la cour d’assises sont fixées par les dispositions de l’article 698-6. (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1967 et réside à Le Plessis Trevise. La requérante était employée par un laboratoire du 11 février 1986 au 28 octobre 1987. Ayant été exposée à du bioxyde de manganèse au cours de ses fonctions, elle contracta la maladie de Parkinson, dont elle ressentit les premières conséquences à l’âge de 27 ans. La maladie fut constatée médicalement en 2000. Lourdement handicapée, elle dut cesser toute activité professionnelle et a désormais besoin d’une assistance permanente. A. Les jugements du tribunal des affaires de sécurité sociale de Créteil Le 3 mai 2007, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Créteil reconnut le caractère professionnel de la maladie de la requérante. Le 17 juillet 2008, la caisse primaire d’assurance maladie (« CPAM ») de Créteil lui reconnut un taux d’incapacité permanent de 70 % et lui alloua une rente d’incapacité de 11 377,22 EUR par an. Par un jugement du 15 octobre 2010, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Créteil reconnut la faute inexcusable de l’employeur et fixa la rente à son taux maximum, soit 12 749,64 EUR par an. Il ordonna une expertise pour l’évaluation des préjudices extrapatrimoniaux. Déposé le 26 mars 2011, le rapport retient un déficit fonctionnel temporaire partiel de 33 % du 26 octobre 1998 au 30 septembre 2002, de 50 % jusqu’au 31 décembre 2004, puis de 66 % jusqu’au 31 décembre 2007. Il fixe la date de consolidation au 1er janvier 2008 et retient un déficit fonctionnel permanent de 50 % à partir de cette date. Il évalue les souffrances (physiques et morales) subies à 5 sur 7 et les atteintes esthétiques à 1 sur 7. Il note que, sur le plan professionnel, la requérante est considérée comme inapte définitive par les organismes de sécurité sociale, et relève un préjudice d’agrément résultant du fait qu’elle a dû renoncer à certaines activités sportives ou de loisir. Il préconise en outre de retenir une aide par tierce personne pour les activités courantes à raison de cinq heures par jour du 1er octobre au 31 décembre 2004, de quatre heures par jours jusqu’au 16 juillet 2008 et de 3 heures par jour à partir du 17 juillet 2008, « date à laquelle la sécurité sociale a fixé un taux d’invalidité à 70 % avec effet rétroactif ». Enfin, il précise que « des réserves sont à émettre sur l’aggravation éventuelle de la pathologie présentée par [la requérante] ». Sur la base de ce rapport, la requérante demanda l’indemnisation de l’ensemble de ses préjudices, à hauteur de 1 211 664,90 EUR. La CPAM refusa de faire l’avance de la réparation de l’intégralité des préjudices réclamés par la requérante. Elle faisait valoir que le dernier alinéa de l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, relatif à cette modalité (article 23 ci-dessous), ne visait que les préjudices énumérés par ce même article. Par un jugement du 21 septembre 2011, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Créteil alloua 745 042,81 EUR à la requérante : 88 934,72 EUR pour les frais de tierce personne temporaire ; 457 708,09 EUR pour les frais de tierce personne permanente ; 100 000 EUR pour l’incidence professionnelle ; 29 400 EUR pour le déficit fonctionnel temporaire ; 22 000 EUR pour les souffrances endurées ; 2 000 EUR pour préjudice esthétique ; 15 000 EUR pour préjudice d’agrément ; 30 000 EUR pour préjudice extrapatrimonial évolutif. Il dit en outre que la CPAM devait faire l’avance de l’ensemble de ces sommes à la requérante. Il la débouta en revanche de ses prétentions relatives à « la perte de gains professionnels actuels et futurs et [au] déficit fonctionnel permanent (réparation forfaitaire) ». Le tribunal retint que « la perte de gains professionnels [avait] fait l’objet d’une réparation forfaitaire par les indemnités journalières, de même que la perte de gains professionnels futur, par la rente », et qu’« il n’apparai[ssait] pas qu’en sus de cette réparation forfaitaire, Mme Saumier ait droit à une réparation complémentaire ». B. L’arrêt de la cour d’appel de Paris Saisie par la CPAM, la cour d’appel de Paris, par un arrêt du 4 avril 2013, infirma le jugement en ce qu’il allouait une indemnisation au titre de l’incidence professionnelle, du déficit fonctionnel permanent, de la tierce personne permanente et du préjudice extrapatrimonial évolutif, et débouta la requérante de ses demandes y relatives. L’arrêt est ainsi rédigé : « Considérant qu’aux termes de l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, indépendamment de la majoration de rente d’accident du travail, la victime a le droit de demander la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d’agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle ; que, selon la décision [no 2000-8 QPC] du Conseil constitutionnel du 18 juin 2010, cette disposition ne fait pas obstacle aux demandes d’indemnisation des dommages non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale ; Considérant cependant que cette indemnisation complémentaire ne s’étend pas à l’ensemble des postes d’indemnisation envisagée par la nomenclature Dintilhac ; que seuls les dommages ne donnant lieu à aucune indemnisation au titre du livre IV, même forfaitaire ou plafonnée, peuvent désormais faire l’objet d’une réparation en cas de faute inexcusable de l’employeur ; Et considérant que la perte de gains professionnels, de l’incidence professionnelle et du déficit fonctionnel permanent sont déjà réparés par la majoration de la rente d’accident prévue à l’article L. 452-2 ; que les dépenses de santé actuelles et futures sont prises en charge par les articles L. 431-1 1o et L. 432-1 à L. 432-4, et les frais d’assistance d’une tierce personne après la consolidation de l’état de santé, déjà prévus par l’article L. 434-2, alinéa 3, quand bien même l’intéressé ne remplirait pas les conditions d’incapacité pour recevoir une indemnisation à ce titre ; (...) » S’agissant du préjudice extrapatrimonial évolutif, la cour d’appel jugea qu’il ne pouvait être indemnisé dans la mesure où ce type de préjudice recouvrait l’ensemble des préjudices de caractère personnel, tant physiques que psychiques, consécutifs à la maladie professionnelle, et qu’il incluait par conséquent les souffrances endurées déjà réparées par la somme allouée à ce titre ; or en qualifiant le préjudice des souffrances endurées de 5/7, l’expert avait pris en compte « la longueur de l’évolution de la maladie », les traitements subis, les douleurs dues à ce traitement et les souffrances morales endurées. Par ailleurs, la Cour d’appel réforma le jugement quant aux montants relatifs à l’indemnisation au titre de la tierce personne temporaire et du déficit temporaire – ces éléments n’étant pas couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale –, fixant ceux-ci à 7 266 EUR et 15 000 EUR. La requérante obtint en conséquence les sommes suivantes : 7 266 EUR, au titre de la tierce personne temporaire ; 15 000 EUR, au titre du déficit fonctionnel temporaire ; 22 000 EUR, au titre des souffrances endurées ; 2 000 EUR, au titre du préjudice esthétique ; 15 000 EUR, au titre du préjudice d’agrément. C. L’arrêt de la Cour de cassation La requérante se pourvut en cassation. Elle invoquait notamment l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1. Elle renvoyait par ailleurs à la réserve émise par le Conseil constitutionnel dans sa décision no 2010-8 QPC du 18 juin 2010, à laquelle la cour d’appel de Paris faisait référence dans son arrêt du 4 avril 2013, et présentée au paragraphe 26 ci-dessous ; elle indiquait que cette réserve visait à garantir à la victime l’indemnisation intégrale de son préjudice, ce qui impliquait que les prestations sociales fussent complétées de manière à ce que l’intégralité du préjudice subi fût couverte. Elle ajoutait que seule cette interprétation permettait d’atteindre l’objectif fixé par le Conseil constitutionnel, à savoir l’égalité entre les victimes d’actes fautifs. Selon elle, « de fait, de la même manière qu’il n’existe aucune raison d’introduire une distinction entre les victimes fondées sur les chefs de préjudice indemnisables, il n’y a pas davantage de justification à ce que certaines « victimes d’actes fautifs » fassent l’objet d’une réparation incomplète, forfaitaire ou inexistante, alors que d’autres ont légitimement droit à la réparation intégrale de leur préjudice sur le fondement du droit commun ou d’un régime spécial ». La Cour de cassation (deuxième chambre civile) rejeta le pourvoi par un arrêt du 28 mai 2014. Elle jugea notamment ce qui suit : « (...) les dispositions des articles L. 451-1, L. 452-1 et L. 452-3 du code de la sécurité sociale, qui interdisent à la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle, imputable à la faute inexcusable de l’employeur, d’exercer contre celui-ci une action en réparation conformément au droit commun et prévoient une réparation spécifique des préjudices causés, n’engendrent pas une violation du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1 de la Convention (...), ni une atteinte au droit au respect des biens prohibée par l’article 1er du Protocole additionnel no 1, à la Convention, du seul fait que la victime ne peut obtenir une réparation intégrale de son préjudice ; (...) si l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision no 2010-8 QPC du 18 juin 2010, dispose qu’en cas de faute inexcusable, la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle peut demander à l’employeur, devant la juridiction de sécurité sociale, la réparation d’autres chefs de préjudice que ceux énumérés par le texte précité, c’est à la condition que ces préjudices ne soient pas couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale ; (...) ayant énoncé que la rente dont bénéficiait [la requérante] en application de l’article L. 452-2 de ce code indemnisait, d’une part, les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité, d’autre part, le déficit fonctionnel permanent, de sorte que les dommages dont la victime demandait réparation étaient déjà indemnisés au titre du livre IV du code de la sécurité sociale, la cour d’appel, qui n’avait pas à procéder à la recherche prétendument omise, a décidé à bon droit qu’ils ne pouvaient donner lieu à indemnisation complémentaire sur le fondement de l’article L. 452-3 du même code. » II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Inséré dans le Titre 4 (consacré aux ressources de la sécurité sociale) du Livre II du code de la sécurité sociale, l’article L. 241-5 de ce code précise que « les cotisations dues au titre des accidents du travail et des maladies professionnelles sont à la charge exclusive des employeurs ». Le livre IV du code de la sécurité sociale est consacré aux « accidents du travail et maladies professionnelles ». Il comprend les articles L. 411-1 à L. 482-5. Les articles L. 431-1 et L. 451-1 sont ainsi libellé : Article L. 431-1 « Les prestations accordées aux bénéficiaires du présent livre comprennent : 1o) la couverture des frais médicaux, chirurgicaux, pharmaceutiques et accessoires, des frais liés à l’accident afférents aux produits et prestations inscrits sur la liste prévue à l’article L. 165-1 et aux prothèses dentaires inscrites sur la liste prévue à l’article L. 162-1-7, des frais de transport de la victime à sa résidence habituelle ou à l’établissement hospitalier et, d’une façon générale, la prise en charge des frais nécessités par le traitement, la réadaptation fonctionnelle, la rééducation professionnelle et le reclassement de la victime. Ces prestations sont accordées qu’il y ait ou non interruption de travail ; 2o) l’indemnité journalière due à la victime pendant la période d’incapacité temporaire qui l’oblige à interrompre son travail ; lorsque la victime est pupille de l’éducation surveillée, l’indemnité journalière n’est pas due aussi longtemps que la victime le demeure sous réserve de dispositions fixées par décret en Conseil d’État ; 3o) les prestations autres que les rentes, dues en cas d’accident suivi de mort ; 4o) pour les victimes atteintes d’une incapacité permanente de travail, une indemnité en capital lorsque le taux de l’incapacité est inférieur à un taux déterminé [10 %], une rente au-delà et, en cas de mort, les rentes dues aux ayants droit de la victime. La charge des prestations et indemnités prévues par le présent livre incombe aux caisses d’assurance maladie. » Article L. 451-1 « Sous réserve des dispositions prévues aux articles L. 452-1 à L. 452-5, L. 454-1, L. 455-1, L. 455-1-1 et L. 455-2 aucune action en réparation des accidents et maladies mentionnés par le présent livre ne peut être exercée conformément au droit commun, par la victime ou ses ayants droit. » L’indemnité en capital dont il est question à l’article L. 431-1 4o ci-dessus est forfaitaire et varie selon l’importance de l’incapacité. Quant à la rente mentionnée par cette même disposition, elle est égale au salaire annuel multiplié par le taux d’incapacité. Toutefois, d’une part, le salaire pris en compte pour ce calcul ne peut être supérieur à 146 108,32 EUR (ni inférieur à 18 263,54 EUR), et seule la partie du salaire inférieure à 36 527,08 EUR est intégralement prise en compte dans le calcul ; pour la partie supérieure à ce montant, seul un tiers du surplus est pris en compte, ce tiers étant ensuite additionné aux 36 527,08 euros. D’autre part, le taux d’incapacité permanente n’est compté que pour moitié pour la partie inférieure à 50 % ; la partie supérieure à 50 % est multipliée par 1,5 (exemple : si le taux d’incapacité est de 60 %, le taux de la rente sera de 50/2 + 10 x 1,5 = 40 %). Lorsque le taux d’incapacité est égal ou supérieur à 80 % et que la victime a besoin de l’assistance d’un tiers pour accomplir les actes de la vie courante, le montant de la rente peut être majoré (articles L. 434-2, troisième alinéa, et R. 434-3 du code de la sécurité sociale). Relatifs à la « faute inexcusable ou intentionnelle de l’employeur », les articles L. 452-1, L. 452-2, L. 452-3 et L. 452-5 sont rédigés comme il suit : Article L. 452-1 « Lorsque l’accident est dû à la faute inexcusable de l’employeur ou de ceux qu’il s’est substitués dans la direction, la victime ou ses ayants droit ont droit à une indemnisation complémentaire dans les conditions définies aux articles suivants. » Article L. 452-2 « Dans le cas mentionné à l’article précédent, la victime ou ses ayants droit reçoivent une majoration des indemnités qui leur sont dues en vertu du présent livre. Lorsqu’une indemnité en capital a été attribuée à la victime, le montant de la majoration ne peut dépasser le montant de ladite indemnité. Lorsqu’une rente a été attribuée à la victime, le montant de la majoration est fixé de telle sorte que la rente majorée allouée à la victime ne puisse excéder, soit la fraction du salaire annuel correspondant à la réduction de capacité, soit le montant de ce salaire dans le cas d’incapacité totale. (...) » Article L. 452-3 « Indépendamment de la majoration de rente qu’elle reçoit en vertu de l’article précédent, la victime a le droit de demander à l’employeur devant la juridiction de sécurité sociale la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d’agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle. Si la victime est atteinte d’un taux d’incapacité permanente de 100 %, il lui est alloué, en outre, une indemnité forfaitaire égale au montant du salaire minimum légal en vigueur à la date de consolidation. De même, en cas d’accident suivi de mort, les ayants droit de la victime mentionnés aux articles L. 434-7 et suivants ainsi que les ascendants et descendants qui n’ont pas droit à une rente en vertu desdits articles, peuvent demander à l’employeur réparation du préjudice moral devant la juridiction précitée. La réparation de ces préjudices est versée directement aux bénéficiaires par la caisse qui en récupère le montant auprès de l’employeur. » Article L. 452-5 « Si l’accident est dû à la faute intentionnelle de l’employeur ou de l’un de ses préposés, la victime ou ses ayants droit conserve contre l’auteur de l’accident le droit de demander la réparation du préjudice causé, conformément aux règles du droit commun, dans la mesure où ce préjudice n’est pas réparé par application du présent livre. (...) » La détermination du taux de la majoration mentionnée par l’article L. 452-2 précité relève de l’appréciation souveraine des juges du fond. Le Conseil constitutionnel a été saisi le 10 mai 2010 d’une question prioritaire de constitutionnalité visant ces articles. Les requérants exposaient que le régime d’indemnisation des accidents du travail faisait obstacle à ce que la victime obtienne de son employeur la réparation intégrale de son préjudice même dans l’hypothèse où ce dernier a commis une faute à l’origine de l’accident, que le dispositif de majoration applicable lorsque l’employeur a commis une faute jugée inexcusable ne permettait pas à la victime de l’accident d’obtenir la réparation de tous les préjudices subis, qu’étaient, en particulier, exclus du droit à réparation les préjudices non mentionnés par l’article L. 452-3, et qu’à l’exception du cas où la faute commise par l’employeur revêt un caractère intentionnel, ces dispositions privaient la victime de la possibilité de demander réparation de son préjudice selon les procédures de droit commun. Ils en déduisaient que les dispositions en cause étaient notamment contraires au principe constitutionnel d’égalité devant la loi. Par une décision no 2010-8 QPC du 18 juin 2010, le Conseil constitutionnel a conclu à la constitutionnalité des dispositions contestées tout en exprimant une réserve. Sa décision est ainsi motivée : « (...) 14. Considérant que les dispositions contestées confèrent à la victime ou à ses ayants droit un droit à indemnisation du dommage résultant d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle et, en cas de litige, un droit de recours devant les juridictions de la sécurité sociale sans supprimer leur droit d’action contre l’employeur en cas de faute inexcusable ou intentionnelle ; que, pour concilier le droit des victimes d’actes fautifs d’obtenir la réparation de leur préjudice avec la mise en œuvre des exigences résultant du onzième alinéa du Préambule de 1946, il était loisible au législateur d’instaurer par les articles L. 451-1 et suivants du code de la sécurité sociale un régime spécifique de réparation se substituant partiellement à la responsabilité de l’employeur ; Considérant, en deuxième lieu, que, compte tenu de la situation particulière du salarié dans le cadre de son activité professionnelle, la dérogation au droit commun de la responsabilité pour faute, résultant des règles relatives aux prestations et indemnités versées par la sécurité sociale en application des articles précités du code de la sécurité sociale, est en rapport direct avec l’objectif de réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles visé par le livre IV de ce code ; Considérant, en troisième lieu, qu’en application des dispositions du titre II du livre IV du code de la sécurité sociale, les prestations en nature nécessaires aux victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles sont totalement prises en charge et payées par la caisse d’assurance maladie ; que, durant la période d’incapacité temporaire, la victime reçoit des indemnités journalières qui suppléent à la perte de son salaire ; que, lorsqu’elle est atteinte d’une incapacité permanente, lui est versée une indemnité forfaitaire calculée en tenant compte notamment du montant de son salaire et du taux de son incapacité ; qu’en dépit de sa faute même inexcusable, ce droit à réparation est accordé au salarié dès lors que l’accident est survenu par le fait ou à l’occasion du travail, pendant le trajet vers ou depuis son lieu de travail ou en cas de maladie d’origine professionnelle ; que, quelle que soit la situation de l’employeur, les indemnités sont versées par les caisses d’assurance maladie au salarié ou, en cas de décès, à ses ayants droit ; que ceux-ci sont ainsi dispensés d’engager une action en responsabilité contre l’employeur et de prouver la faute de celui-ci ; que ces dispositions garantissent l’automaticité, la rapidité et la sécurité de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles ; qu’elles prennent également en compte la charge que représente l’ensemble des prestations servies ; que, par suite, en l’absence de faute inexcusable de l’employeur, la réparation forfaitaire de la perte de salaire ou de l’incapacité, l’exclusion de certains préjudices et l’impossibilité, pour la victime ou ses ayants droit, d’agir contre l’employeur, n’instituent pas des restrictions disproportionnées par rapport aux objectifs d’intérêt général poursuivis ; Considérant que, lorsque l’accident ou la maladie est dû à la faute inexcusable de l’employeur, la victime ou, en cas de décès, ses ayants droit reçoivent une majoration des indemnités qui leurs sont dues ; qu’en vertu de l’article L. 452-2 du code de la sécurité sociale, la majoration du capital ou de la rente allouée en fonction de la réduction de capacité de la victime ne peut excéder le montant de l’indemnité allouée en capital ou le montant du salaire ; qu’au regard des objectifs d’intérêt général précédemment énoncés, le plafonnement de cette indemnité destinée à compenser la perte de salaire résultant de l’incapacité n’institue pas une restriction disproportionnée aux droits des victimes d’accident du travail ou de maladie professionnelle ; Considérant, en outre, qu’indépendamment de cette majoration, la victime ou, en cas de décès, ses ayants droit peuvent, devant la juridiction de sécurité sociale, demander à l’employeur la réparation de certains chefs de préjudice énumérés par l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale ; qu’en présence d’une faute inexcusable de l’employeur, les dispositions de ce texte ne sauraient toutefois, sans porter une atteinte disproportionnée au droit des victimes d’actes fautifs, faire obstacle à ce que ces mêmes personnes, devant les mêmes juridictions, puissent demander à l’employeur réparation de l’ensemble des dommages non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale ; Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que, sous la réserve énoncée au considérant 18, les dispositions contestées ne sont contraires ni au principe de responsabilité, ni au principe d’égalité, ni à aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit. » La Cour de cassation a souligné que « la décision du Conseil constitutionnel no 2010-8 QPC du 18 juin 2010 (...) n’a pas consacré le principe de la réparation intégrale du préjudice causé par l’accident dû à la faute inexcusable de l’employeur » (2ème Civ., 4 avril 2012, pourvoi no 1110308 ; ajouté dans le résumé de l’arrêt figurant sur le site Légifrance (service public de la diffusion du droit par l’internet) : « mais interprète comme non limitative la liste des préjudices figurant à l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale »). Elle a également indiqué que, si l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision no 2010-8 QPC, dispose qu’en cas de faute inexcusable, la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle peut demander à l’employeur, devant la juridiction de sécurité sociale, la réparation d’autres chefs de préjudice que ceux énumérés par le texte précité, c’est à la condition que ces préjudices ne soient pas déjà couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale (Civ. 2ème, 4 avril 2012, pourvoi no 11-15393). Ont notamment été jugés couverts par le livre IV du Code de la sécurité sociale, les dépenses de santé actuelles (Civ. 2ème, 4 avril 2012, no11-18014), les pertes de gains professionnels (Civ. 2ème, 4 avril 2012, no11-10308 ; Civ. 2ème, 29 novembre 2012, no 11-25577), l’incidence professionnelle de l’incapacité (Civ. 2ème, 4 avril 2012, no11-15393), l’assistance permanente par une tierce personne (jugée déjà couverte par la rente ; Civ. 2ème, 28 novembre 2013, no12-25338) et le déficit fonctionnel permanent (Civ. 2ème 4 avril 2012, no11-15393). Le régime de responsabilité pour faute de droit commun est fondé sur l’article 1382 du code civil, aux termes duquel « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ». Il pose le principe de la réparation intégrale du préjudice, mais requiert que la victime démontre la faute de celui à qui elle demande réparation, le dommage et le lien de causalité entre ceux-ci.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le premier requérant est né en 1933 et réside à Bruxelles. Le deuxième requérant est né en 1958 et est détenu à la prison de Verviers. A. Instruction menée avant l’arrestation des requérants Le 12 janvier 1998, une tentative de vol fut commise sur un fourgon blindé de la société B.Z. circulant sur autoroute à hauteur de la commune de Waremme en Belgique. Deux des trois convoyeurs à bord du fourgon furent tués. Deux véhicules abandonnés par les auteurs furent retrouvés sur les lieux. À l’intérieur de ceux-ci furent découverts un fusil Kalashnikov, deux chargeurs de type Fal et des munitions. Une expertise balistique effectuée le 14 février 1998 révéla que l’arme de type Fal avait été utilisée dans l’attaque d’un fourgon postal à Dison en 1996. Le convoyeur survivant fit le récit de l’attaque et indiqua qu’elle était le fait de cinq hommes qui étaient cagoulés et portaient des gants. Le procureur du Roi de Liège saisit un juge d’instruction de ces faits sous la qualification de vol avec violences avec la circonstance qu’un homicide avait été commis volontairement avec intention de donner la mort. Un témoin anonyme cita comme auteurs possibles les noms de L.C., condamné pour des infractions liées au grand banditisme et indicateur d’un enquêteur, ainsi que de L.M., qui fut co-inculpé par la suite (voir paragraphe 13, ci-dessous). Le 30 mars 1998, L.C. affirma qu’il avait été invité par le deuxième requérant et C.K., qui fut également co-inculpé, pour procéder au repérage en préparation de l’attaque du fourgon de la B.Z. La compagne de L.C., E.E., confirma ensuite ce témoignage. Le témoin anonyme fut assassiné le 4 octobre 1999. D’après un document établi par la Police fédérale de Liège, le 19 juin 2002, une personne, détenue à l’époque, R.C., exprima sa volonté de « collaborer avec les autorités judiciaires en échange d’avantages ». Connu de la police pour nombreux faits de banditisme, R.C. avait été inculpé, le 11 mars 2002, du chef de complicité dans un vol à main armée dans une autre affaire de banditisme, l’affaire B. Le 20 juin 2002, R.C. fut entendu par les autorités policières au sujet de l’attaque du fourgon de la B.Z. et du fourgon postal de Dison. Le 24 juin 2002, le mandat d’arrêt délivré contre R.C. dans l’affaire B. fut levé en raison de charges insuffisantes mais il resta détenu car il purgeait un reliquat de peine de deux ans et demi. D’après le document précité (voir paragraphe 11, ci-dessus), le 25 juin 2002, entendu à nouveau par les autorités policières, R.C. mentionna, à propos de l’attaque du fourgon de la B.Z., le nom des requérants ainsi que ceux notamment de L.M. et J.S. qui furent par la suite co-inculpés. Le 30 septembre 2002, une apostille fut délivrée en vue de faire entendre R.C. par les autorités policières, à la suite de quoi il fut entendu une première fois officiellement le 2 octobre 2002. À cette occasion, il confirma son souhait de faire des révélations au sujet d’individus connus dans le milieu du banditisme, parmi lesquels les requérants, et au sujet notamment de l’attaque du fourgon à Waremme. D’après le document de la Police fédérale de Liège précité, le 25 octobre 2002, R.C. se vit accorder par la commission de protection des témoins menacés des mesures de protection urgentes et provisoires. Le 28 octobre 2002, R.C. fut entendu comme témoin sous serment par le juge d’instruction. Les déclarations de R.C. furent reproduites dans les actes d’accusation établis par la suite par le procureur fédéral. Il révéla sa participation à l’historique du projet d’attaque du fourgon début 1994 et mentionna le nom du deuxième requérant parmi les instigateurs. Il expliqua s’être dissocié en 1997 du groupe des instigateurs en raison de sa condamnation pour d’autres faits. Il s’était ensuite rapproché, en 2000, au cours d’un séjour en prison, de M.A., membre dudit groupe qui n’avait finalement pas participé à l’attaque du fourgon. M.A. lui révéla le déroulement des événements et la participation du premier requérant à l’attaque du fourgon. Le 5 novembre 2002, R.C. bénéficia d’une libération conditionnelle. B. Première arrestation des requérants Le 31 octobre 2002, le premier requérant fut confronté à R.C. et placé sous mandat d’arrêt. Le deuxième requérant fut arrêté le 4 novembre 2002. Déférés devant le juge d’instruction, les requérants clamèrent leur innocence dans l’attaque du fourgon de Waremme et arguèrent que les révélations de L.C. et R.C., eux-mêmes issus du milieu du banditisme, étaient mensongères. Le premier requérant expliqua également son emploi du temps exact du jour de l’attaque du fourgon en guise d’alibi. Les requérants furent mis en liberté provisoire, faute d’éléments suffisants permettant de prolonger la détention préventive, suite à des décisions prises par la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Liège, le 30 octobre 2003 en ce qui concerne le premier requérant, et le 27 novembre 2003 en ce qui concerne le deuxième requérant. C. Poursuite de l’instruction Le 15 septembre 2004, L.M., un des co-inculpés, fut assassiné. Le 15 novembre 2004, D.S. contacta la police judiciaire fédérale à Liège, leur exposa ses craintes pour sa vie et indiqua être disposé à être entendu à propos de l’assassinat de L.M. en échange de garanties de sécurité. Il fut entendu le 2 décembre 2004 par la police. Le 6 décembre 2004, il fit part officiellement de son intention de collaborer avec la justice et de s’exprimer au sujet de l’attaque de Waremme. Selon l’acte d’accusation qui fut ensuite établi par le procureur fédéral (voir paragraphe 34, ci-dessus), bien qu’appartenant tous deux au milieu du banditisme, R.C. et D.S. se connaissaient à peine. Les 9, 10 et 16 décembre 2004, D.S. déposa officiellement en tant que témoin et ses déclarations furent reproduites dans l’acte d’accusation. Il apporta aux enquêteurs des informations qu’il avait apprises par L.M., notamment le nom des participants à l’attaque, parmi lesquels les requérants, le fait que celle-ci avait été préparée de longue date par une équipe différente et qu’une des armes retrouvées dans un des véhicules abandonnés sur les lieux des faits avait été achetée par L.M. au premier requérant et avait servi à une attaque d’un fourgon en 1996. Le 20 décembre 2004, D.S. se vit accorder des mesures de protection urgentes et provisoires. Dans une déclaration du 28 octobre 2005, il s’exprima au sujet des aides qu’il avait reçues au titre des mesures de protection. Ces dernières furent retirées le 22 décembre 2005. Après les premières déclarations de D.S., les enquêteurs se rendirent en commission rogatoire en France pour confronter M.A. aux dires de D.S. Le premier concéda qu’il avait rencontré le deuxième et que leur discussion avait porté sur les confidences qu’il avait faites à R.C. (voir paragraphe 16, ci-dessus) et admit avoir fait des repérages avec R.C. en vue de l’attaque du fourgon. Le 8 mars 2005, H.P., l’épouse du défunt L.M. fut également entendue sous le bénéfice de mesures de protection au sujet notamment de l’attaque du fourgon de la B.Z. Elle cita le nom du deuxième requérant mais indiqua ignorer si le premier requérant avait participé à l’attaque du fourgon. Courant 2006, les requérants furent confrontés à plusieurs reprises aux témoins D.S. et H.P. qui maintinrent leurs déclarations. D. Deuxième arrestation des requérants, et renvoi devant la cour d’assises Entretemps, sur la base des déclarations de D.S. et de H.P., les requérants furent à nouveau placés sous mandat d’arrêt, respectivement le 18 mai et le 8 juin 2005. Devant le juge d’instruction, ils contestèrent les nouveaux indices mis à leur charge, arguant que D.S. était un personnage douteux et qu’il avait négocié son témoignage pour obtenir une impunité pénale. Le deuxième requérant contesta également les déclarations de H.P. Plus tard, le premier requérant admit que l’alibi qu’il avait avancé lors de sa première arrestation (paragraphe 19, ci-dessus) avait été « fabriqué ». Le 28 septembre 2006, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Liège ordonna la remise en liberté du premier requérant. Le 19 décembre 2006, l’instruction fut clôturée par le juge d’instruction. Le 6 mars 2007, le procureur fédéral requit le renvoi de douze personnes, dont les requérants, devant la juridiction de jugement. Le 26 juin 2007, la chambre du conseil du tribunal de première instance de Liège renvoya ces douze inculpés devant la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Liège pour décider sur un renvoi éventuel devant la cour d’assises. Le 3 décembre 2007, la chambre des mises en accusation renvoya les douze inculpés devant la cour d’assises de Liège. Quatre personnes, dont le premier requérant, introduisirent un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la chambre des mises en accusation. Ces pourvois furent rejetés par la Cour de cassation par un arrêt du 19 mars 2008. En février 2008, D.S. décéda de mort naturelle. E. Procès devant la cour d’assises de Liège Le 2 juillet 2008, le procureur fédéral déposa l’acte d’accusation, long de 130 pages. Le 3 septembre 2008, le procès s’ouvrit devant la cour d’assises de Liège mettant en cause onze des accusés, dont les requérants, pour les faits liés à l’attaque du fourgon de la B.Z. ainsi que d’autres faits de banditisme. Au cours d’une audience devant la cour d’assises, V., un témoin de l’accusation, révéla qu’une prime avait été versée à R.C. Le président de la cour d’assises invita R.C. à clarifier la situation. Celui-ci déclara à visage découvert qu’il s’était vu attribuer une somme de 50 000 euros (EUR). Il précisa qu’il avait perçu la moitié en 2006 et l’autre juste avant sa comparution devant la cour d’assises en 2008. Le 3 mars 2009, la cour d’assises de Liège acquitta deux accusés et condamna les neuf autres, parmi lesquelles les requérants. Le premier requérant fut condamné pour les faits liés à l’attaque du fourgon en qualité de dirigeant d’une organisation criminelle. La circonstance aggravante de meurtre, de même que celle d’avoir porté ou fait usage d’une arme, ne furent pas retenues à son encontre. Il fut condamné à une peine de quinze ans de réclusion et à une mise à disposition du gouvernement pendant vingt ans. Le deuxième requérant fut condamné pour faits de vol aggravé commis au Luxembourg, ainsi que pour les faits de Waremme et ceux de Dison. La circonstance aggravante de meurtre fut retenue à son encontre dans la tentative de vol à Waremme. Il fut condamné à trente ans de réclusion. La condamnation des requérants reposait également sur les chefs de détention d’armes et du rôle de dirigeant d’une association de malfaiteurs et d’une organisation criminelle. La condamnation prononcée par la cour d’assises de Liège n’étant pas motivée et par référence à l’arrêt de la chambre dans l’affaire Taxquet c. Belgique (no 926/05, 13 janvier 2009), le 30 septembre 2009, la Cour de cassation cassa l’arrêt en tant qu’il statuait sur l’action publique exercée à charge de quatre demandeurs, dont les requérants, et renvoya la cause à la cour d’assises de Bruxelles-Capitale. F. Procès devant la cour d’assises de Bruxelles-Capitale Le 1er février 2010, le procureur fédéral déposa l’acte d’accusation. Celui-ci contenait in extenso les dépositions des témoins R.C. et D.S. (voir paragraphes 16, 22 et 24, ci-dessus). Le 2 avril 2010, le nouveau procès débuta devant la cour d’assises de Bruxelles-Capitale. Au cours des débats, les requérants déposèrent des conclusions pour contester, sur la base de l’article 6 § 1 de la Convention, la régularité des poursuites en ce qu’elles étaient fondées sur les déclarations de R.C. et de D.S., entretemps décédé. En ce qui concerne les déclarations de R.C., les requérants soutenaient qu’en lui accordant à la fois le statut d’indicateur et celui de témoin protégé et en lui versant confidentiellement une prime en raison de son premier statut alors qu’il était entre-temps devenu témoin, les autorités auraient entretenu une confusion qui a permis à l’accusation de détourner la loi et d’utiliser des renseignements confidentiels, livrés par un indicateur, comme éléments de preuve fournis par un témoin. Tout cela s’était fait, selon les requérants, en l’absence de contrôle par un juge indépendant et impartial de la procédure d’octroi de la protection, en violation du droit à un procès équitable. À cela s’ajoutait que R.C. avait bénéficié du statut de témoin protégé malgré sa participation aux infractions à propos desquelles il témoignait, ce que la loi interdisait. Outre les conséquences de ce statut de « repenti » sur le plan de la valeur probante des déclarations de l’intéressé, cette situation aurait dû, de l’avis des requérants, obliger les autorités publiques à la transparence, alors qu’en l’espèce, les négociations qui avaient précédé les déclarations officielles de R.C. étaient restées dans une totale opacité, en violation du principe du contradictoire et des droits de la défense. En ce qui concerne les déclarations de D.S., les requérants reprochaient aux autorités judiciaires d’avoir utilisé la même stratégie et d’avoir choisi de ne pas poursuivre D.S. des faits auxquels il avait déclaré avoir participé dans le seul but d’utiliser ses déclarations en justice en contrepartie de l’octroi du statut de témoin protégé. De la même manière, ils soutenaient que l’absence de transparence par le ministère public quant aux négociations avec D.S. avait emporté violation du droit de la défense. Par un arrêt interlocutoire du 2 juillet 2010, la cour d’assises déclara non fondée la demande des requérants de déclarer irrecevables les poursuites à leur encontre et ordonna la poursuite immédiate de la procédure. En ce qui concerne les dispositions légales entourant les témoins protégés, la cour s’exprima en ces termes : « [Les dispositions légales relatives aux mesures de protection] n’accordent pas une qualité ou un statut particuliers à la personne bénéficiant de mesures de protection, ni une valeur probante spécifique aux déclarations de cette personne. Elles ne donnent pas à la commission de protection des témoins un quelconque pouvoir d’appréciation du contenu des déclarations du témoin menacé, celles-ci pouvant d’ailleurs être postérieures à l’octroi des mesures de protection. (...) Les dossiers constitués par la commission de protection des témoins à propos des demandes de mesures de protection dont elle est saisie sont confidentiels. (...) Les pièces contenues dans les dossiers (...) ne constituent pas des éléments de preuve sur lesquels sont initiées ou fondées les poursuites par le ministère public. L’absence de communication de ces pièces à la défense est donc sans influence sur le caractère contradictoire des débats et le caractère équitable du procès. Au demeurant, nonobstant la circonstance que les membres du ministère public font partie de la commission, le caractère confidentiel des dossiers de cette commission s’impose aussi au ministère public, seuls les membres de cette commission ayant accès au contenu des dossiers et ce exclusivement dans le cadre de l’exercice de leur fonction au sein de la commission. (...) (...) l’absence de contrôle par un juge indépendant et impartial de la procédure d’octroi des mesures est sans incidence sur le caractère équitable du procès et sur les droits de la défense. En ce qui concerne les aides financières octroyées au témoin bénéficiant de mesures spéciales de protection, les décisions de la [commission] sont unilatérales et non le résultat d’une quelconque négociation. Elles ne sont pas liées au contenu des déclarations des témoins. L’utilisation concrète des aides financières, qui ont pour but d’assurer indirectement la protection des témoins en permettant leur intégration dans la société, est contrôlée par le service de protection des témoins de la police fédérale. (...) Il ne résulte ni de l’instruction préparatoire ni des débats dans la présente cause, à savoir des déclarations et dépositions de [R.C.] (...), et des déclarations et dépositions de [D.S.], dont lecture a été faite à l’audience par le président de la cour d’assises que les aides financières octroyées par la [commission] à [R.C.], (...) et [D.S.] et/ou leur famille ne l’auraient pas été dans le respect des conditions légales. Les accusés se méprennent lorsqu’ils prétendent qu’aucun juge indépendant et impartial ne peut contrôler la nature et le montant des aides financières accordées par la [commission], dès lors qu’à l’audience les témoins ayant bénéficié de telles aides peuvent être interrogés à ce sujet. Certes D.S., en raison de son décès, n’a pas pu comparaître devant la cour. Toutefois, dans le cadre de l’instruction préparatoire, celui-ci s’est exprimé à ce sujet dans sa déclaration du 28 octobre 2005 (procès-verbal no [...]) dont lecture a été faite publiquement par le président de la cour d’assises à l’audience. » S’agissant ensuite du recours aux indicateurs, la cour fit part de l’analyse suivante : « Aucune disposition légale ne fait obstacle à ce qu’une personne soit, successivement, à propos des mêmes faits, indicateur et témoin, protégé ou non. Dans cette hypothèse, seules ses déclarations en qualité de témoin seront prises en considération comme moyen de preuve. Il n’y a dans le chef du ministère public, aucun détournement de la loi ou déloyauté en appuyant ses poursuites sur des déclarations d’une personne qui accepte de témoigner après avoir fourni, sous le couvert de l’anonymat, des informations à propos des mêmes faits que la partie poursuivante n’invoque pas. (...) Dans la présente espèce, les policiers ayant eu connaissance des informations livrées anonymement par des personnes ayant ensuite décidé de témoigner sans révéler le contenu précis de ces informations, ont toutefois déclaré sous serment au cours des débats que les informations n’étaient pas différentes des déclarations faites ensuite par ces personnes figurant dans des pièces de la procédure mais que ces déclarations étaient plus détaillées que les informations. (...) Rien n’interdit que, en sa qualité d’indicateur, une personne obtienne un avantage financier et que dans le cadre des mesures spéciales de protection qui lui sont octroyées au moment où elle décide de témoigner, une aide financière lui soit, par ailleurs, accordée. Ces deux mesures d’ordre financier sont de nature différente. (...) L’avantage financier accordé à l’indicateur n’est pas la rétribution d’un témoignage puisque les informations qu’il livre ne sont pas constitutives d’une preuve, n’étant tout au plus qu’un moyen permettant d’initier ou d’orienter une enquête, d’une part, et que, d’autre part, il n’est pas lié à la circonstance que postérieurement à la délivrance d’information, l’indicateur décide ou refuse de témoigner. L’aide financière accordée au témoin dans le cadre de mesures spéciales de protection n’est pas, non plus, une rétribution d’un témoignage mais un moyen d’insertion qui prend fin lorsque le témoin n’en a plus besoin, qu’il ait ou non témoigné à ce moment. (...) La circonstance que la décision unilatérale et non négociée d’accorder un avantage financier à un indicateur et/ou que le paiement effectif de cet avantage interviennent après que l’intéressé a décidé de témoigner et a, éventuellement, bénéficié de mesures de protection n’est pas significative d’une fraude à la loi ou d’une déloyauté du ministère public. (...) La cour relève qu’au cours des débats, les témoins [R.C. et (...)] se sont exprimés à propos du montant et des moments où un avantage financier leur a été accordé comme indicateurs. » La cour se pencha enfin sur les éventuels avantages pénaux dont auraient bénéficié les témoins protégés. Elle considéra que nonobstant la circonstance que R.C. avait fait allusion, avant de bénéficier des mesures de protection, de son attente d’obtention d’avantages liés à sa situation carcérale, il n’était pas vraisemblable que des négociations soient intervenues avec le ministère public ni que de tels avantages lui aient été accordés. Elle considéra non fondé le reproche fait par les accusés aux juges d’instruction chargés du dossier de l’attaque du fourgon de ne pas avoir inculpé R.C. dès lors que, dans ses déclarations, celui-ci avait certes reconnu sa participation à des faits susceptibles de constituer des infractions mais dont ces juges d’instruction n’étaient pas saisis. Elle souligna qu’une absence de poursuite pour lesdits faits relevait de l’opportunité des poursuites qui appartenait au seul ministère public. Quant à la mainlevée, le 24 juin 2002, du mandat d’arrêt du 11 mars 2002 décerné à charge de R.C., elle était motivée par les résultats négatifs d’une expertise ADN relative aux faits les plus graves reprochés à l’inculpé et, d’autre part, par la nonsubsistance de l’absolue nécessité pour la sécurité publique de le maintenir en détention préventive. Il en allait de même, selon la cour, de la libération conditionnelle de R.C. le 5 novembre 2002 alors que les conditions légales de celle-ci étaient réunies depuis le 24 juin 2002. En ce qui concerne D.S., la cour releva qu’à aucun moment il n’avait évoqué la recherche d’avantages financiers ou pénaux pour justifier sa demande de protection, celle-ci étant motivée exclusivement par le danger qu’il estimait courir au motif qu’il en savait trop sur les agissements criminels de L.M. Et la cour d’assises de conclure qu’aucun de ces témoins ayant obtenu des mesures de protection ne pouvait être considéré comme étant, de fait, un « repenti » ou un « collaborateur de justice » et qu’aucune des dépositions de ces témoins n’était entachée de nullité qui justifierait qu’elle soit écartée. Le 28 septembre 2010, le jury déclara les requérants coupables notamment de l’attaque du fourgon de la B.Z. en qualité de dirigeants d’une organisation criminelle. Les principales raisons qui avaient conduit le jury à se déterminer ainsi qu’il l’avait fait, furent ensuite résumés comme suit dans un arrêt de motivation de la cour d’assises de la même date : « La culpabilité [du premier requérant] quant à sa participation à la tentative de vol commise à Waremme le 12 janvier 1998 résulte des déclarations concordantes de [R.C. et D.S.] dont les sources sont différentes. Ces témoignages indirects sont corroborés par l’élément objectif que, sur les lieux des faits, dans le véhicule Chrysler, fut retrouvée une Kalachnikov. [D.S.], lors de la diffusion d’une émission « appel à témoins », a reconnu cette arme comme étant une de celles appartenant à [L.M.], acquise par celui-ci auprès [du requérant]. (...) Parmi les sources indiquant à R.C. la participation [du requérant] à l’attaque de Waremme se trouvent [le deuxième requérant et J.S.] qui reconnaissent tous deux avoir eu des entretiens avec [R.C.] mais dont ils contestent le contenu. (...) La culpabilité [du deuxième requérant] quant à sa participation à la tentative de vol commise à Waremme le 12 janvier 1998 résulte des déclarations concordantes des témoins [R.C., D.S. et H.P.] ainsi que des informations fournies par C.S. confirmées par le témoin E.E. Ces déclarations et informations sont confirmées par des éléments objectifs (...) (liens balistiques relatifs à l’utilisation du même fusil Fal et munitions retrouvées dans un sac confié par [le deuxième requérant] à J.P.M.). » Par un arrêt de condamnation du 30 septembre 2010, la cour d’assises statua sur la peine. En réponse à un moyen de défense des requérants, la cour constata que la durée de la procédure dont se plaignaient les requérants n’était pas déraisonnable eu égard à la multiplicité des faits, au caractère organisé de la criminalité dans laquelle ils s’inscrivaient, au nombre de personnes impliquées, à la complexité de l’enquête et à la masse d’informations à traiter tant au niveau de l’instruction préparatoire qu’au cours des débats. La cour d’assises condamna le premier requérant à une peine de quinze ans de réclusion et le deuxième à une peine de vingtcinq ans de réclusion. Invoquant une série de violations de l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants formèrent un pourvoi en cassation contre les trois arrêts précités de la cour d’assises de Bruxelles. La Cour de cassation rejeta le pourvoi par un arrêt du 30 mars 2011. Contre l’arrêt interlocutoire du 2 juillet 2010, les requérants faisaient valoir, au sujet du témoignage de R.C., qu’une déposition ne pouvait être prise en considération que si elle émanait d’un citoyen soucieux de participer à l’œuvre de justice, et non d’une personne qui témoignait par intérêt personnel. La Cour de cassation rejeta ce moyen pour les motifs suivants : « (...) il appartient au juge du fond de mesurer l’incidence, sur la valeur probante d’un témoignage, de la vénalité prêtée au mobile qui l’inspire. (...) Les motifs qui poussent un témoin à déposer peuvent faire douter de sa crédibilité sans, pour autant, rendre impossible la tenue d’un procès équitable. L’article 6 précité n’interdit pas (...) au juge de puiser des preuves dans la déclaration d’un témoin protégé conformément aux articles 102 à 111 du Code d’instruction criminelle, et ce même si ce témoin est un indicateur ayant décidé, après avoir fourni des renseignements sous ce statut, de déposer ensuite officiellement en justice. » Les requérants soutenaient que le recours au statut d’indicateur puis de témoin de R.C., alors que la confidentialité avait été conservée quant aux contacts que celui-ci avait eus, en tant qu’indicateur, avec la police, avait emporté violation du principe du contradictoire puisque son témoignage leur fut opposé, ce d’autant plus que ce témoin avait reçu une prime sous couvert de son statut d’indicateur. La Cour de cassation rejeta ces moyens en ces termes : « La déposition officielle d’une personne ayant précédemment fourni des renseignements sous le statut d’indicateur ne viole pas le principe général du droit relatif au respect des droits de la défense, dès lors qu’elle a pour effet de soumettre le témoignage à la contradiction des parties et à la publicité des débats, et que la confidentialité prescrite par l’article 47decies, § 6, du code d’instruction criminelle ne concerne pas les preuves déférées à la juridiction de jugement. (...) Le droit à un procès équitable n’exige ni la communication des renseignements fournis par un indicateur ni celle des données relatives aux contacts qu’il a eus avec les services de police. L’audition subséquente de cet indicateur à titre de témoin a pour effet de soumettre ses dires à la contradiction des parties. Or l’arrêt constate que, d’après les policiers qui les ont reçues, les déclarations figurant au dossier ne diffèrent pas des informations précédemment livrées de manière confidentielle. Le demandeur n’est dès lors pas fondé à soutenir que la confidentialité associée à l’intervention de l’indicateur a eu pour effet de soustraire au débat contradictoire des éléments de preuve produits contre lui. » À la critique adressée par les requérants au fait que la procédure d’octroi des mesures d’aide et de protection au témoin menacé n’est pas soumise au contrôle d’un juge et en raison de sa confidentialité ne permet pas à la personne poursuivie d’établir que l’aide financière ne serait que l’achat déguisé d’un témoignage à charge, la Cour de cassation fit valoir ce qui suit : « L’article 6 de la Convention exige que les autorités de poursuite communiquent à la défense toutes les preuves pertinentes en leur possession, à charge comme à décharge. Le droit à la divulgation ne porte ni sur les mesures prises en vue de protéger des témoins risquant des représailles, à peine d’exposer ceux-ci au danger que ces mesures visent à prévenir, ni sur la gestion des contacts entretenus par un fonctionnaire de police avec un indicateur, à peine de compromettre la mise en œuvre de cette méthode particulière de recherche. Les limites opposées à la divulgation de ces données confidentielles sont suffisamment compensées par la procédure orale et contradictoire suivie devant le jury, puisque le dossier qui lui est soumis ne comprend pas d’autres éléments que ceux communiqués à la défense et que celle-ci a pu, devant la juridiction de jugement, critiquer les déclarations reçues contre l’accusé, tant au point de vue de leur contenu que de leur origine. L’arrêt décide légalement que l’absence de contrôle, par un juge indépendant et impartial, de la procédure d’octroi des mesures de protection en faveur des témoins menacés, n’a pas d’incidence sur le caractère équitable du procès. » Le premier requérant se plaignait que l’arrêt de motivation du 28 septembre 2010 se fondait sur deux témoignages indirects dont les auteurs avaient été payés pour déposer contre eux. La Cour de cassation déclara ce moyen irrecevable dans la mesure où il reposait sur une prémisse gisant en fait. Pour le surplus, elle considéra que l’article 6 § 1 de la Convention n’avait pas vocation à régir l’appréciation, par le jury, de la valeur probante des éléments qui lui étaient soumis. Elle rejeta également le moyen tiré par le deuxième requérant de l’insuffisance et de la nonpertinence des éléments retenus par les jurés pour corroborer les déclarations des témoins protégés. Le premier requérant reprochait enfin à l’arrêt du 30 septembre 2010 statuant sur la peine de ne pas avoir tenu compte du caractère anormalement long des procédures menées contre les requérants au moment de prononcer la peine. La Cour de cassation rejeta le moyen considérant que, sur la base des circonstances relevées à la lumière des données concrètes de la cause, la cour d’assises avait pu légalement exclure le dépassement du délai raisonnable. G. Libération du premier requérant Le 9 février 2016, le tribunal d’application des peines de Bruxelles se prononça en faveur de la libération sous surveillance électronique du premier requérant. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS A. Témoins protégés La loi du 7 juillet 2002 contenant des règles relatives à la protection des témoins menacés et d’autres dispositions a inséré dans le code d’instruction criminelle (« CIC ») un chapitre consacré à la protection des témoins menacés, formé des articles 102 à 111. Le témoin menacé est défini comme une personne mise en danger à la suite de déclarations faites ou à faire durant l’information ou l’instruction d’une affaire pénale et qui est disposée à confirmer ces déclarations sur demande à l’audience de la juridiction de jugement. Le statut du témoin protégé ne peut être accordé à un inculpé ou un prévenu qui témoignerait à l’encontre des autres inculpés ou prévenus. La loi a institué une commission de protection des témoins composée du procureur fédéral, d’un procureur du Roi, d’un procureur général, du directeur général de la police judiciaire de la police fédérale, du directeur des unités spéciales de la police fédérale (actuellement le directeur de la direction centrale des opérations de la police judiciaire), d’un représentant du ministère de la Justice et d’un représentant du ministère de l’Intérieur, ces deux derniers n’ayant qu’une compétence consultative. La commission a la compétence exclusive en matière d’octroi, de modification ou de retrait de mesures de protection ordinaires ou spéciales et, à l’égard d’un témoin menacé qui bénéficie de mesures de protection spéciales, de mesures d’aide financière. Elle est saisie par une demande écrite du procureur du Roi, du procureur général, du procureur fédéral ou du juge d’instruction. La loi subordonne l’octroi des mesures aux principes de proportionnalité et de subsidiarité. Elle précise que les mesures spéciales sont réservées aux personnes apportant leur témoignage dans le cadre d’affaires concernant une infraction pour laquelle une écoute téléphonique peut être autorisée, une infraction commise dans le cadre d’une organisation criminelle ou une violation grave du droit international humanitaire. La loi prévoit des mesures de protection ordinaires telles que la protection des données auprès des services de la population et de l’état civil, l’organisation de patrouilles par les services de police, l’enregistrement des appels entrants et sortants, la protection physique rapprochée, etc. Elle prévoit également des mesures spéciales, dans les cas où la protection ordinaire ne suffira pas. À l’époque, ces mesures comprenaient l’attribution d’une nouvelle résidence et le changement d’identité. Les mesures de protection octroyées à un témoin menacé sont retirées lorsqu’elles n’ont plus de raison d’être ou lorsque le témoin est formellement inculpé ou poursuivi par le ministère public pour les faits sur lequel il fait témoignage. La décision de la commission est motivée. Elle mentionne les mesures de protection spéciales et les aides financières éventuellement octroyées. Les décisions de la commission ne sont susceptibles d’aucun recours. La loi précitée prévoit l’octroi d’une assistance économique aux témoins protégés et à leur famille en vue de faciliter leur intégration dans la société et donc de garantir leur sécurité. Elle correspond en pratique à un montant se situant entre le revenu minimum garanti et l’allocation de chômage et est soumis à un contrôle strict par rapport aux objectifs de protection et de socialisation (Documents parlementaires, Chambre des représentants, 2001-2002, no 1483/002). B. Indicateurs Au terme de l’article 47decies du CIC, inséré dans ledit code par la loi du 6 janvier 2003 concernant les méthodes particulières de recherche et quelques autres méthodes d’enquête, le recours aux indicateurs est le fait, pour un fonctionnaire de police, d’entretenir des contacts réguliers avec une personne, appelée indicateur, dont il est supposé qu’elle entretient des relations étroites avec une ou plusieurs personnes à propos desquelles il existe des indices sérieux qu’elles commettent ou commettraient des infractions et qui fournit à cet égard au fonctionnaire de police des renseignements ou des données, qu’ils aient été demandés ou non. Le recours aux indicateurs est autorisé pour toutes les infractions. Un gestionnaire national des indicateurs ainsi qu’un gestionnaire local des indicateurs exercent un contrôle permanent sur la fiabilité des indicateurs, et veillent au respect des règles et des procédures. Ils agissent sous l’autorité, respectivement, du procureur fédéral et du procureur du Roi. Le recours aux indicateurs implique la constitution et la tenue d’un dossier séparé et confidentiel contenant les rapports du gestionnaire local concernant les informations fournies par les indicateurs à propos d’infractions commises ou sur le point d’être commises. Seul le procureur du Roi a accès au dossier confidentiel. Le contenu de ce dossier est couvert par le secret professionnel. Le juge d’instruction a, en vertu de l’article 56bis du CIC, un droit de consultation de ce dossier lorsqu’il a lui-même autorisé le recours aux indicateurs, ou lorsque l’affaire a été mise à l’instruction, mais sans pouvoir mentionner son contenu. Les juridictions d’instruction, les juridictions de fond, l’inculpé et les parties civiles n’y ont pas accès. Le procureur du Roi décide si, en fonction de l’importance des informations fournies et en tenant compte de la sécurité de l’indicateur, il en dresse procès-verbal. Si ce procès-verbal porte sur une information (par le ministère public) ou une instruction (par un juge d’instruction) en cours, le procureur du Roi est chargé de le joindre au dossier répressif. Saisie d’un recours en annulation de la loi de 2003 précitée qui tirait notamment moyen de la violation de l’article 6 de la Convention du fait de l’inexistence d’un contrôle du juge d’instruction ou des juridictions d’instruction sur la légalité de la méthode, la Cour constitutionnelle rejeta le moyen, par un arrêt no 202/2004 du 21 décembre 2004, en ces termes : « Le dossier confidentiel concernant les indicateurs n’a pas la même portée ni le même contenu que le dossier confidentiel relatif à la mise en œuvre d’une observation ou d’une infiltration. Il ne contient en principe pas de preuves qui seront utilisées dans un procès ultérieur. Celles-ci doivent en effet faire l’objet du procès-verbal visé à l’article 47decies, § 6, alinéa 4. » Les dispositions spécifiques du CIC relatives à l’anonymat des témoins (articles 86bis à 86quinquies) ne s’appliquent pas aux renseignements obtenus via des indicateurs. Selon la Cour de cassation, les déclarations anonymes recueillies en dehors du champ d’application de ces dispositions n’ont pas de force probante mais peuvent être prises en considération pour ouvrir ou orienter une enquête et rassembler des preuves de manière autonome, ou pour en apprécier la cohérence (Cass., 23 mars 2005, P.04.1528.F). C. Témoignages devant la cour d’assises Les dispositions applicables en l’espèce figuraient dans le code d’instruction criminelle (CIC) tel qu’il était en vigueur à l’époque du procès devant la cour d’assises de Bruxelles. Le principe de base dans un procès en assises est que les débats concernant la preuve des charges fondant l’accusation soient oraux. Toutes les parties peuvent appeler à témoigner toutes les personnes dont l’audition leur paraît utile (article 324 du CIC). L’article 317 alinéa 2 du CIC porte que les témoins déposent oralement. Par dérogation à ce principe, les déclarations des témoins qui sont décédés peuvent être lues par le président (article 354 du CIC). L’article 318 du CIC prévoit également que le président fait tenir, d’initiative ou sur demande des parties, par le greffier des additions, changements ou variations qui peuvent exister entre la déposition d’un témoin et ses précédentes déclarations. Avant de déposer les témoins prêtent serment de dire la vérité et rien que la vérité (article 317 alinéa 1 du CIC). Le président peut demander aux témoins tous les éclaircissements qu’il juge nécessaires à la manifestation de la vérité ; les juges et les jurés ont la même faculté mais doivent demander la parole au président. Les parties et le procureur général ne peuvent poser de questions que par l’intermédiaire du président (article 319 du CIC). Après chaque déposition, le président demande au témoin s’il persiste dans ses déclarations et si tel est le cas, il doit ensuite demander au procureur général, à l’accusé et à la partie civile s’ils ont des observations à faire sur ce qui a été déclaré (article 320 du CIC). L’accusé, la partie civile et le procureur général peuvent demander, après l’audition des témoins, que ceux qu’ils désignent quittent la salle d’audience, et qu’un ou plusieurs d’entre eux soient introduits et entendus à nouveau (article 326 du CIC).
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE La requérante est née en 1971 et réside aujourd’hui à Flardingue. Le 25 mai 2005, elle vint s’installer dans la ville de Rotterdam. Elle emménagea dans un logement en location sis au numéro 6B de la rue A. Cette rue se situe dans le quartier de Tarwewijk, dans le sud de Rotterdam. Jusque-là, la requérante avait résidé en dehors de la région métropolitaine de Rotterdam (Stadsregio Rotterdam). La requérante dit que pas plus tard qu’au début de l’année 2007, le propriétaire de son logement lui demanda, ainsi qu’à ses deux jeunes enfants, de quitter les lieux car il souhaitait rénover son bien pour son usage personnel. Il lui proposa de louer un autre bien, situé au 72A de la rue B., également dans le quartier de Tarwewijk. La requérante ajoute que puisque le bien qui lui était proposé se composait de trois pièces et d’un jardin, il répondait beaucoup mieux à ses besoins et à ceux de ses enfants que son logement de la rue A., qui ne comptait qu’une seule pièce. Cependant, la controverse perdure entre les parties sur le point de savoir si le bien sis rue A. a effectivement été rénové ou s’il avait même besoin de l’être (paragraphe 83 ci-dessous). Entre-temps, le 13 juin 2006, en vertu de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (Wet bijzondere maatregelen grootstedelijke problematiek, voir paragraphe 21 ci-dessous), Tarwewijk avait été classé parmi les quartiers dans lesquels ne pouvaient emménager que les ménages ayant reçu une autorisation de résidence (huisvestingsvergunning) délivrée pour un bien précis. Par conséquent, le 8 mars 2007, la requérante déposa une demande d’autorisation de résidence auprès du bourgmestre et des échevins (burgemeester en wethouders) de Rotterdam afin de pouvoir emménager dans l’appartement sis au 72A de la rue B. Le 19 mars 2007, le bourgmestre et les échevins répondirent par la négative à cette demande. Ils estimaient établi que la requérante ne remplissait pas les conditions énoncées par la loi pour recevoir une autorisation de résidence (paragraphe 21 cidessous) parce qu’elle n’habitait pas dans la région métropolitaine de Rotterdam depuis au moins six ans à la date du dépôt de sa demande. De plus, dans la mesure où elle dépendait pour vivre des prestations de la sécurité sociale qui lui étaient accordées au titre de la loi sur le travail et l’aide sociale (Wet Werk en Bijstand), elle ne remplissait pas non plus les conditions de revenus qui lui auraient permis d’être dispensée de satisfaire à cette obligation de résidence. La requérante, qui a été représentée par le même avocat pendant toute la procédure nationale ainsi que devant la Cour, déposa une réclamation (bezwaarschrift) contre cette décision auprès du bourgmestre et des échevins. Le 15 juin 2007, le bourgmestre et les échevins rejetèrent la réclamation de la requérante. Entérinant un avis qui avait été rendu par la commission consultative sur les réclamations (Algemene bezwaarschriftencommissie), ils expliquaient que les autorisations de résidence étaient conçues pour être des instruments permettant une répartition équilibrée et équitable des logements et ils mentionnaient la possibilité pour la requérante d’emménager dans un logement qui ne serait pas situé dans un quartier « sensible ». La requérante forma un recours (beroep) auprès du tribunal d’arrondissement (rechtbank) de Rotterdam. Pour ce qui concerne la présente affaire, elle plaidait que la clause dérogatoire aurait dû s’appliquer à son cas et invoquait l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention ainsi que l’article 12 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques. Elle soutenait également que l’obligation d’avoir résidé pendant au moins six ans dans la région métropolitaine de Rotterdam, qui lui était appliquée, était constitutive d’une discrimination fondée sur les revenus contraire à l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le 4 avril 2008, le tribunal d’arrondissement rejeta le recours de la requérante (décision ECLI:NL:RBROT:2008:BD0270). Sur les questions pertinentes en l’espèce, il avançait la motivation suivante : « L’article 8 § 1 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines [paragraphe 21 ci-dessous] prévoit la possibilité de restreindre temporairement la liberté de résidence dans les quartiers classés par le ministre [le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement (Minister van Volkshuisvesting, Ruimtelijke Ordening en Milieubeheer)]. Ces restrictions visent à inverser le processus de saturation et de dégradation de la qualité de vie (leefkwaliteit) dans les quartiers, en particulier en y favorisant la mixité socioéconomique. Ces restrictions cherchent également à combattre activement la ségrégation en fonction des niveaux de revenus qui est à l’œuvre dans toute la ville en encadrant l’offre de logements dans certains quartiers en vue d’améliorer la qualité de vie de leurs habitants (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement (Kamerstukken II) 2004/2005, 30 091, no 3, [c’est-à-dire le rapport explicatif (Memorie van Toelichting), paragraphe 31 ci-dessous], pages 11-13). Eu égard aux buts poursuivis par cette loi, tels qu’exposés, on ne saurait conclure que ces restrictions temporaires au droit de choisir librement sa résidence ne sont pas justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique. Compte tenu de l’ampleur considérable des problèmes relevés dans certains quartiers de Rotterdam, on ne saurait non plus conclure que lesdites restrictions ne sont pas nécessaires au maintien de l’ordre public. Le tribunal d’arrondissement estime que le législateur a suffisamment démontré que, dans ces quartiers, les « limites de la capacité d’absorption » ont été atteintes concernant les soins et l’assistance apportés aux populations défavorisées et que, qui plus est, ces quartiers déshérités se caractérisent par une concentration d’individus nécessiteux, ainsi que par un mécontentement considérable suscité chez les habitants par les incivilités, les nuisances et la délinquance. En ce qui concerne la violation de l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques alléguée par [la requérante], le tribunal d’arrondissement estime que des raisons suffisantes ont été avancées (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement, 2004/2005, 30 091, no 3, pp. 18-20) aux fins de démontrer que, pour autant que ces mesures constituent une distinction indirecte, cette distinction obéit à une justification objective suffisante. Le tribunal d’arrondissement observe à cet égard que les restrictions fondées sur la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines qui ont été imposées par l’arrêté de 2003 sur le logement (Huisvestingsverordening 2003) [pris par la municipalité de Rotterdam] n’introduisent qu’une limitation minimale et temporaire au droit de choisir librement sa résidence. À cet égard, le tribunal d’arrondissement note qu’il n’apparaît pas que [la requérante] n’était pas en mesure d’obtenir un logement lui convenant ailleurs dans la commune ou la région. [Elle] n’a d’ailleurs pas défendu cette thèse. » La requérante saisit la section du contentieux administratif (Afdeling bestuursrechtspraak) du Conseil d’État (Raad van State) d’un appel (hoger beroep). Comme elle l’avait fait devant le tribunal d’arrondissement, elle invoqua l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention et les articles 12 et 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le 4 février 2009, la section du contentieux administratif rejeta l’appel de la requérante (décision ECLI:NL:RVS:2009:BH1845). Sa motivation était ainsi formulée en ses passages pertinents en l’espèce : « 2.3.2. Le droit de choisir librement sa résidence garanti par l’article 2 du Protocole no 4 peut, en vertu du quatrième paragraphe de cette disposition, faire l’objet dans certaines zones déterminées de restrictions qui, prévues par la loi, sont justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique. Le droit de quiconque de choisir librement sa résidence, énoncé à l’article 12 § 1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ne peut être l’objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi et nécessaires pour protéger l’ordre public. La section du contentieux administratif observe à cet égard que la notion d’« ordre public » telle qu’employée dans le Pacte inclut, outre la défense de l’ordre, la sécurité publique, la prévention du crime et tous les principes fondamentaux universellement acceptés correspondant aux droits de l’homme sur lesquels se fonde une société démocratique. Les dispositions énoncées à l’article 2.6 § 2 de l’arrêté de 2003 sur le logement restreignent le droit de Mme Garib de choisir librement son lieu de résidence. Nul ne conteste que cette restriction est prévue par la loi et qu’elle est dictée par l’aspiration de la société à [voir] la qualité de vie [garantie] dans les quartiers des grandes villes. Sachant que la zone en question est l’une de celles qui sont classées en vertu de l’article 5 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, la section du contentieux administratif estime que le bourgmestre et les échevins étaient en droit de considérer que la restriction [au droit de choisir librement sa résidence] était justifiée par l’intérêt général dans une société démocratique au sens de l’article 12 § 3 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques. La zone en question est ce que l’on appelle un « quartier sensible » où, cela n’a pas été contesté, la qualité de vie est menacée. La restriction résultant de l’article 2.6 § 2 de l’arrêté de 2003 sur le logement présente un caractère temporaire, puisqu’elle s’applique pendant six ans au maximum. Il n’est pas établi que l’offre de logements en dehors des zones classées par le ministre dans la région métropolitaine de Rotterdam est insuffisante. Les déclarations [de la requérante] concernant les délais d’attente ne conduisent pas la section du contentieux administratif à une autre conclusion. Celle-ci estime en outre que, en vertu de la phrase introductive et du point b de l’article 7 § 1 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, le ministre est habilité à annuler le classement de la zone en question s’il apparaît que des personnes en quête d’un logement n’ont pas de possibilités suffisantes d’en trouver un qui réponde à leurs besoins à l’intérieur de la région où se situe la commune. Eu égard à ces faits et circonstances, la section du contentieux administratif constate que la restriction en cause n’est pas contraire aux critères du besoin social impérieux et de la proportionnalité. Elle conclut donc, à l’instar du tribunal d’arrondissement, que l’article 2.6 § 2 de l’arrêté de 2003 sur le logement n’emporte pas violation de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention non plus que de l’article 12 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques. 3.3. Mme Garib avance que l’article 2.6 § 2 de l’arrêté de 2003 sur le logement emporte violation de la première phrase de l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques parce qu’il entraîne une distinction indirecte. À cet égard, la section du contentieux administratif estime que, dans la mesure où un nombre relativement important d’habitants des quartiers concernés par cette disposition dépendent pour vivre des prestations de la sécurité sociale versées au titre de la loi sur le travail et l’aide sociale, l’article 2.6 § 2 peut effectivement conduire à une distinction indirecte. Pareille distinction est autorisée si celle-ci et la différence de traitement qui en résulte obéissent à une justification objective et raisonnable. Pour déterminer si tel est le cas, il y a lieu de rechercher si la distinction opérée sert un but légitime et est proportionnée au but visé, c’est-à-dire si elle constitue un moyen approprié de parvenir à ce but et si celui-ci ne peut pas être atteint par d’autres moyens moins intrusifs. Avec l’article 2.6 § 2 de l’arrêté de 2003 sur le logement, le conseil municipal (gemeenteraad) entend pratiquer une différenciation dans ces quartiers afin d’y améliorer la qualité de vie. Compte tenu de la gravité des problèmes, la solution conçue pour les résoudre doit être considérée comme un objectif légitime. Le critère de revenus imposé à l’article 2.6 § 2 de l’arrêté de 2003 sur le logement constitue la dernière d’un ensemble de mesures (pakket van maatregelen) qui ont été adoptées dans ce sens. La thèse selon laquelle les autres mesures ne présenteraient pas à elles seules une efficacité suffisante n’a pas été contestée, ou du moins pas de manière convaincante. Étant donné que la mesure en cause est prévue pour une durée limitée et qu’il n’apparaît pas que Mme Garib se trouve dans l’impossibilité d’obtenir un logement répondant à ses besoins ailleurs dans la commune ou dans la région, la section du contentieux administratif se rallie à l’avis du tribunal d’arrondissement : elle estime elle aussi que le bourgmestre et les échevins avaient de bonnes raisons de juger que pareille mesure, qui venait s’ajouter aux dispositions déjà en place, était également nécessaire et proportionnée, puisque le législateur avait explicitement inscrit dans la loi la possibilité de recourir à ce moyen et aussi soupesé l’opportunité d’ajouter cette possibilité à celles qui existaient déjà. 3.4. Enfin, Mme Garib soutient que le bourgmestre et les échevins ont eu tort de conclure que les circonstances particulières qu’elle invoquait ne constituaient pas des motifs d’activer la clause dérogatoire. Ces circonstances particulières sont l’exiguïté de son logement actuel, trop petit pour qu’elle puisse y vivre avec ses deux enfants, et son piètre état, qui est pour elle source de désagréments (voor overlast zorgt). Le bourgmestre et les échevins ont pour politique de réserver l’activation des clauses dérogatoires exclusivement aux situations intenables, par exemple aux cas de violences. À l’instar du tribunal d’arrondissement, la section du contentieux administratif estime que le bourgmestre et les échevins pouvaient à bon droit considérer que tel n’était pas le cas en l’espèce. » II. LE DROIT INTERNE PERTINENT A. La loi sur le logement La loi sur le logement (Huisvestingswet) est ainsi libellée dans ses passages pertinents en l’espèce : Article 2 « 1. Si le conseil municipal estime nécessaire d’énoncer des règles concernant l’utilisation ou l’autorisation de l’utilisation de logements (...), ou concernant des modifications de l’offre de logements (...), il doit prendre un arrêté sur le logement (huisvestingsverordening). Aux fins de l’application du paragraphe premier, le conseil municipal doit dans tous les cas rechercher dans quelle mesure il est possible, dans le processus d’autorisation de l’utilisation de logements à loyer relativement modique, de veiller à ce que la priorité soit donnée aux demandeurs qui, du fait de leurs revenus, dépendent particulièrement de ce type de logements. (...) » B. La loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines Dispositions pertinentes La loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines s’applique à un certain nombre de communes nommément désignées, dont Rotterdam. Elle habilite lesdites communes à prendre des mesures dans certaines zones classées, notamment à accorder des exonérations fiscales partielles aux propriétaires de petites entreprises et à sélectionner les nouveaux résidents en fonction de leurs sources de revenus. Cette loi est entrée en vigueur le 1er janvier 2006. Les dispositions pertinentes de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, telles qu’en vigueur au moment des faits, étaient les suivantes : Article 5 « 1. Le ministre [du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement] peut, à la demande du conseil municipal (gemeenteraad), classer des zones données afin qu’il soit possible d’imposer aux personnes demandant des logements dans ces zones de remplir les conditions énoncées aux articles 8 et 9 de la présente loi. Le classement visé au paragraphe premier s’applique pendant quatre ans au plus. Sur demande du conseil municipal, il peut être prolongé une seule fois pour une nouvelle période de quatre ans au maximum. [L’article 7] s’applique par analogie. » Article 6 « 1. Lors du dépôt de la demande visée à l’article 5 § 1, le conseil municipal doit démontrer de manière convaincante au ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement que le classement sollicité pour les zones mentionnées dans la demande : a) est nécessaire et approprié pour lutter contre les problèmes urbains dans la commune, et b) satisfait aux principes de subsidiarité et de proportionnalité. Le classement visé à l’article 5 § 1 n’est accordé que si les conditions énoncées au paragraphe premier du présent article sont remplies et si le conseil municipal a démontré de manière convaincante au ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement que les demandeurs de logement qui, à la suite de pareil classement, ne peuvent obtenir une autorisation de résidence leur permettant d’avoir l’utilisation d’un logement dans les zones ainsi classées, conservent suffisamment de possibilités de trouver un logement répondant à leurs besoins dans la région où se situe la commune. (...) » Article 7 « 1. Le ministre annule le classement visé à l’article 5 s’il lui apparaît que : (...) b) les demandeurs de logement auxquels il est impossible d’accorder une autorisation de résidence à l’intérieur des zones classées en vertu de l’article 5 ne disposent pas de suffisamment de possibilités de trouver un logement répondant à leurs besoins dans la région où se situe la commune. (...) » Article 8 « 1. Si le conseil municipal considère que [pareille mesure] est nécessaire et appropriée pour résoudre les problèmes urbains (grootstedelijke problematiek) à l’intérieur de la commune et qu’elle satisfait aux principes de subsidiarité et de proportionnalité, il peut inscrire dans l’arrêté sur le logement que les demandeurs de logement qui résident depuis moins de six années sans interruption dans la région où se situe la commune peuvent prétendre à une autorisation de résidence leur permettant d’avoir l’utilisation d’un logement relevant des catégories mentionnées dans ledit arrêté à condition qu’ils perçoivent : a) des revenus tirés d’un emploi exercé dans le cadre d’un contrat de travail ; b) des revenus tirés d’une activité indépendante ou de l’exercice d’une profession libérale ; c) des revenus tirés d’une pension de retraite anticipée ; d) une pension de retraite au sens de la loi générale sur l’assurance vieillesse (Algemene Ouderdomswet) ; e) une pension de retraite ou une pension de réversion au sens de la loi de 1964 sur l’imposition des rémunérations (Wet op de loonbelasting 1964), ou f) une bourse d’études au sens de la loi de 2000 sur le financement des études (Wet op de studiefinanciering 2000). Dans l’arrêté sur le logement, le conseil municipal doit habiliter le bourgmestre et les échevins à accorder à un demandeur de logement ne satisfaisant pas aux conditions énoncées au paragraphe premier du présent article une autorisation de résidence lui permettant d’avoir l’utilisation d’un logement tel que visé dans ce paragraphe si le refus d’une telle autorisation de résidence devait entraîner une iniquité majeure (een onbillijkheid van overwegende aard). (...) » Article 17 « Après l’entrée en vigueur de la présente loi, le ministre doit rendre compte tous les cinq ans au Parlement de l’efficacité et des effets de cette loi sur le terrain. » Historique législatif de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines a) L’avis consultatif du Conseil d’État et le rapport annexe Le Conseil d’État a examiné le projet de loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines et soumis un avis consultatif à la Reine. Le gouvernement a transmis cet avis au Parlement, accompagné de ses commentaires (avis consultatif du Conseil d’État et rapport annexe (Advies Raad van State en Nader Rapport), documents parlementaires, Chambre basse du Parlement, 2004/2005, 30 091, no 5). Parmi les remarques formulées par le Conseil d’État, la requérante en souligne certaines dans ses observations. Concernant les aspects pertinents pour l’espèce, il s’agit notamment de remarques portant sur des préoccupations suscitées par plusieurs facteurs : en premier lieu, les effets indésirables produits par l’encadrement de l’accès au logement dans les agglomérations urbaines sur la disponibilité de logements pour les catégories de population à bas revenus dans les communes environnantes ; en deuxième lieu, la contrainte, pour des personnes percevant des revenus provenant de sources autres que les prestations de la sécurité sociale, d’accepter contre leur gré un logement dans des quartiers déshérités ; en troisième lieu, la compatibilité avec les traités relatifs aux droits de l’homme, et notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Protocole no 4 à la Convention et, en dernier lieu, la distinction implicite fondée sur les revenus, susceptible de conduire à des distinctions indirectes fondées sur des considérations de race, de couleur ou d’origine nationale ou ethnique. Le gouvernement a répondu à ces préoccupations du Conseil d’État. Il a déclaré que des effets indésirables n’étaient à prévoir dans les communes environnantes que si la municipalité concernée n’était pas ellemême en mesure de garantir la disponibilité de logements de remplacement, que, en tout état de cause, d’autres autorités locales devaient être consultées avant que le ministre ne rendît sa décision, et qu’il était prévu que le nombre ainsi que l’étendue des zones urbaines à classer fussent limités. Il a ajouté qu’il appartenait normalement aux demandeurs de logement de répondre ou non à une offre de logement, et qu’aucune contrainte n’était donc exercée. Il a expliqué en outre qu’il était effectivement possible que le classement en vertu de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines raccourcisse les listes d’attente et incite des personnes percevant des revenus autres que des prestations de la sécurité sociale à devenir résidents desdites zones, mais que cet effet était en réalité celui recherché. Le gouvernement a affirmé que les mesures en question étaient justifiées au regard de l’article 12 § 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de l’article 2 § 3 du Protocole no 4 à la Convention. Il a reconnu qu’on ne pouvait pas exclure que des membres de catégories minoritaires puissent en pâtir indirectement, mais il a argué que l’objectif poursuivi était légitime, que les moyens choisis étaient appropriés, qu’il n’existait pas d’autres moyens envisageables et que le principe de proportionnalité était respecté. Sur ce dernier point, le gouvernement a précisé qu’il était nécessaire qu’un parc de logements de remplacement suffisant fût disponible dans la région pour les personnes ayant besoin de ce type de logement avant qu’une zone urbaine ne puisse être classée en vertu de cette loi, ajoutant que, s’il devait apparaître que tel n’était pas le cas, le ministère annulerait le classement. Des modifications tenant compte des points soulevés ont été apportées au rapport explicatif (Memorie van Toelichting). b) Le rapport explicatif Il est indiqué dans le rapport explicatif du projet de loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement 2004/2005, 30 091, no 3) que ce texte a été présenté en réponse à un souhait précis exprimé par les autorités municipales de Rotterdam. Selon ce rapport, l’émergence de concentrations de « populations défavorisées sur le plan socioéconomique » observée dans des zones urbaines déshéritées compromettait gravement la qualité de vie en raison du chômage, de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Nombre de ceux qui avaient les moyens d’aller vivre ailleurs déménageaient, ce qui ne faisait qu’exacerber la paupérisation des zones ainsi touchées. Ce phénomène, conjugué aux incivilités, à l’afflux d’immigrants clandestins et à la délinquance, constituait le cœur des problèmes dont souffrait Rotterdam. Il était donc nécessaire de favoriser le redressement économique local. Étant donné que l’on ne pouvait pas compter sur des résultats rapides, il était prévu que la loi resterait en vigueur sans limitation de durée, mais que ses effets seraient examinés au bout de cinq ans. Outre celui des autorités locales de Rotterdam, l’avis d’autres municipalités fut également sollicité. Les trois autres villes principales du pays en plus de Rotterdam (Amsterdam, La Haye et Utrecht) ainsi que d’autres communes, et en particulier des grandes villes, exprimèrent leur intérêt pour les buts et les mesures énoncés dans la loi. Il était néanmoins prévu de laisser à chaque municipalité toute latitude pour choisir les mesures à adopter afin de répondre aux besoins locaux. Cette loi prévoyait un certain nombre de mesures, comme des incitations fiscales et des subventions, en vue de soutenir l’activité économique dans les zones concernées. D’autres mesures étaient destinées à encadrer l’accès au marché du logement dans certaines zones. À plus long terme, le texte envisageait des mesures telles que la cession de biens locatifs ainsi que la démolition de l’habitat insalubre et son remplacement par des biens résidentiels de meilleure qualité et plus onéreux. À titre de mesures temporaires à court terme destinées à soulager les quartiers concernés en attendant que les dispositions permanentes portent leurs fruits, il proposait d’une part d’encourager l’installation de personnes percevant des revenus tirés d’un emploi (ou d’un emploi passé), de l’exercice d’une profession libérale ou d’une activité indépendante ou d’une bourse d’études, et d’autre part d’endiguer l’afflux de personnes défavorisées en quête d’un logement, et ce dans l’optique de favoriser la mixité sociale au sein la population. Parallèlement, ce rapport reconnaissait la nécessité de veiller à ce qu’existe pour les personnes à qui l’on refuserait le droit de s’installer dans les zones en question une offre de logements répondant à leurs besoins dans d’autres quartiers de la ville ou ailleurs dans la région concernée. Il précisait que, si cette condition n’était pas remplie, les zones concernées ne seraient pas classées en vertu de la législation proposée ou alors le classement serait annulé, selon le cas. Ce rapport traitait la question de la compatibilité du texte de loi avec les traités relatifs aux droits de l’homme, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Protocole no 4 à la Convention, dans les termes suivants : « 4.3 Compatibilité avec les traités, la Constitution (Grondwet) et la loi générale sur l’égalité de traitement (Algemene wet gelijke behandeling) Les mesures proposées induisent une restriction minime au droit de choisir librement sa résidence protégé par l’article 12 § 1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« le Pacte »), par l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention ») et par les articles 18 et 43 du Traité instituant la Communauté économique européenne. L’article 12 § 1 du Pacte garantit le droit à la liberté d’installation (vrijheid van vestiging) à quiconque se trouve légalement sur le territoire des Pays-Bas. Les mesures introduites dans ce projet de loi n’entraînent qu’une restriction limitée à ce droit à la liberté d’installation. En effet, cette restriction ne s’applique qu’aux zones classées par le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement, à la demande du conseil municipal. Ce classement et l’application des mesures proposées sont par ailleurs subordonnés à une condition préalable : les personnes en quête d’un logement qui seront touchées par les critères imposés sur la base des projets d’articles 8 et 9 devront pouvoir disposer de possibilités suffisantes de trouver un logement ailleurs dans la commune ou dans la région. Si cette possibilité n’est pas garantie, la zone ne sera pas classée ou son classement sera annulé par le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement. L’application de ces mesures n’aura donc pas pour effet d’empêcher les personnes en quête d’un logement de s’installer dans la commune concernée ou dans la région dont ladite commune fait partie. La restriction minime du droit à la liberté d’installation qui pourrait résulter des mesures proposées est justifiée parce que ces mesures servent à protéger l’ordre public, comme prévu à l’article 12 § 3 du Pacte. Outre la défense de l’ordre, la notion d’ordre public inclut la sécurité publique, la prévention du crime et tous les principes fondamentaux universellement admis correspondant aux droits de l’homme sur lesquels se fonde une société démocratique. Les mesures proposées dans ce projet de loi sont destinées à empêcher que, sous l’effet de la migration sélective, les populations appartenant aux catégories (plus) défavorisées ne se concentrent davantage dans certaines zones ou dans certains quartiers. Elles permettront à la municipalité d’encadrer l’offre de logements et de lutter ainsi à brève échéance contre la ségrégation en fonction des revenus qui est actuellement à l’œuvre dans toute la ville. De fait, l’afflux de catégories défavorisées pèse sur les dispositifs de protection sociale, comprime l’aide disponible pour l’activité économique et les services et entrave l’intégration des populations d’immigrants. Dans ces quartiers, les ménages, qu’ils soient composés de personnes nées dans le pays ou issues de l’immigration, se trouvent menacés d’isolement social. Pour contrer cette évolution, il est nécessaire de restreindre temporairement l’arrivée des catégories (plus) défavorisées. Ces mesures servent donc à la protection de l’ordre public visé à l’article 12 § 3 du Pacte. Comme expliqué [ailleurs dans le rapport explicatif], elles permettraient en quelque sorte de soulager les quartiers concernés et de laisser le temps de porter leurs fruits à d’autres dispositions, déjà en place, destinées à apporter des améliorations durables dans ces zones. L’article 2 § 4 du Protocole no 4 à la Convention garantit à quiconque se trouve régulièrement sur le territoire des Pays-Bas le droit d’y choisir librement sa résidence. Au regard de ce droit également, la restriction demeure limitée au sens de l’article 2. Dans la jurisprudence pertinente, il a été dit en tout état de cause que, dans le cadre d’un examen sous l’angle de la Convention, les États bénéficient d’une certaine marge d’appréciation s’agissant des mesures relevant de la politique socioéconomique, et notamment de la politique du logement. De l’avis mûrement réfléchi du Gouvernement, cette restriction peut, comme le Conseil d’État l’indique dans son avis consultatif, se justifier au titre de l’article 2 § 4 du Protocole no 4 à la Convention. En effet, le quatrième paragraphe admet les restrictions au droit de choisir librement sa résidence si elles sont justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique. Selon le Gouvernement, les mesures proposées dans ce projet de loi servent l’intérêt général pour les raisons exposées ci-dessus (en relation avec l’article 12 du Pacte). (...) De plus, ces mesures ont une incidence sur le droit à l’égalité de traitement, qui est protégé entre autres par l’article 1 de la Constitution, l’article 26 du Pacte, l’article 5 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, l’article 14 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 12 à la Convention. Suivant son niveau de revenus, une personne en quête d’un logement qui réside dans la région depuis moins de six ans remplira ou non les conditions pour recevoir une autorisation de résidence donnant droit à un logement dans la zone classée. En outre, en fonction de ses caractéristiques socioéconomiques, une personne en quête d’un logement pourra être prioritaire pour la délivrance d’une autorisation de résidence correspondant à un logement dans la zone classée. Une distinction fondée sur les revenus doit être justifiée de manière objective conformément à l’article 1 de la Constitution et aux traités internationaux susmentionnés. Comme indiqué ci-dessus, dans le cadre de l’examen sous l’angle de la Convention, les États disposent d’une certaine marge d’appréciation dans le domaine de la politique du logement. Pour déterminer s’il existe une justification objective aux mesures proposées, pour autant que ces mesures donnent lieu à une distinction indirecte fondée sur l’un des motifs susmentionnés, il conviendra de répondre aux quatre questions suivantes. La distinction vise-t-elle un but légitime ? La mesure opérant la distinction est-elle appropriée ; le but légitime visé peut-il être atteint par le biais de la distinction ainsi opérée ? L’exigence de subsidiarité est-elle remplie ; le but légitime ne peut-il pas être atteint par d’autres moyens moins attentatoires au principe de l’égalité ? L’exigence de proportionnalité est-elle remplie ; existe-t-il un équilibre entre le but légitime visé et les intérêts auxquels il est ainsi porté atteinte ? But légitime Il est possible d’exercer les pouvoirs attribués par les articles 8 et 9 pour fonder des mesures prises dans les quartiers soumis à de fortes tensions dans le but d’y améliorer la situation. L’objectif est d’« aider au redressement » de quartiers devant faire face à une accumulation de problèmes d’ordre social, économique et matériel. Cette restriction à l’arrivée de personnes relativement défavorisées cherchant à se loger revêt en outre un caractère temporaire. Le gouvernement estime qu’en pareil cas le but est légitime. Les pouvoirs visés aux articles 8 et 9 de ce projet de loi ne peuvent par conséquent être utilisés que dans les quartiers soumis à de très fortes tensions. Il s’agit d’une mesure à laquelle il ne peut pas être et il ne sera pas recouru à la légère. Caractère approprié Il sera possible d’atteindre le but susmentionné en refusant aux personnes résidant depuis moins de six ans dans la région l’autorisation d’emménager dans un logement situé dans les zones classées. Ce refus allégera la pression qui pèse sur ces zones en réduisant le nombre de personnes défavorisées qui s’installent dans ces quartiers. Pour que cette mesure ne produise pas un impact (trop) négatif sur le marché local du logement et ne compromette pas la souplesse nécessaire dans la région, ces exigences ne s’appliqueront pas aux personnes en quête d’un logement qui résident dans la région depuis six ans ou davantage. Subsidiarité La politique des grandes villes entend inciter les populations des tranches de revenus intermédiaires et supérieures à vivre en ville et empêcher la concentration de catégories à bas revenus dans certains quartiers. Comme indiqué [ailleurs dans le rapport explicatif], ce processus s’inscrit sur le long terme. À court terme, des mesures supplémentaires seront par conséquent nécessaires pour prévenir toute nouvelle dégradation de la situation. Lorsque le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement décide s’il y a lieu ou non de classer des zones dans lesquelles les exigences visées aux articles 8 et 9 pourront s’appliquer aux personnes en quête de logement, il devra aussi regarder dans quelle mesure les instruments prévus dans la loi sur le logement, déjà en vigueur, produisent des résultats suffisants. C’est pourquoi le gouvernement estime que ce but ne peut pas être atteint par d’autres moyens dans ces zones. Proportionnalité L’objectif est d’améliorer la situation dans les zones soumises à de fortes tensions. Les intérêts (partiellement) en jeu sont ceux des personnes en quête d’un logement qui ne remplissent pas les conditions pour recevoir une autorisation de résidence dans les zones classées mais qui sont dépendants de l’offre résidentielle à bon marché pour se loger correctement. La condition préalable qui est explicitement posée pour le classement des zones et l’exercice des pouvoirs visés aux articles 8 et 9 est que les personnes en quête d’un logement qui n’obtiennent pas une autorisation de résidence à la suite de ce classement doivent disposer de suffisamment de possibilités de se loger à leur convenance ailleurs dans la région. Il y a dans une certaine mesure atteinte à leur intérêt à trouver un logement répondant à leurs besoins ; ces personnes sont (temporairement) dans l’incapacité d’emménager dans des zones données sur le territoire de la commune. Dans la mesure où il doit (obligatoirement) exister pour elles des possibilités de se loger ailleurs dans la commune et dans la région, cette restriction est proportionnée au but qu’elle poursuit. Dans la pratique, la condition de l’existence dans la commune ou dans la région de possibilités suffisantes de trouver un logement répondant à leurs besoins pour les personnes ne remplissant pas les conditions leur permettant de recevoir une autorisation de résidence dans les zones classées limitera la superficie maximale des zones susceptibles d’être classées. Après tout, si le conseil municipal propose pour classement des zones trop nombreuses ou une zone représentant une superficie trop importante par rapport à celle de la commune, les chances que ces personnes trouvent un logement en seront significativement amoindries, si bien que cette condition préalable ne pourra plus être remplie. Le gouvernement estime qu’il est nécessaire d’adopter les pouvoirs prévus aux articles 8 et 9 de la loi pour atteindre un but légitime, celui d’alléger la pression qui pèse sur les zones urbaines soumises à de fortes tensions, et il pense que ces pouvoirs sont adaptés à cet objectif. En outre, il considère que l’adoption des pouvoirs visés aux articles 8 et 9 de la loi répond aux exigences de subsidiarité et de proportionnalité. La procédure de classement de zones spécifiques prévoit en effet un certain nombre de garanties (procédurales). Ainsi, lorsqu’il demandera le classement d’une zone donnée, le conseil municipal devra convaincre [le ministre] que ce projet de classement constitue une mesure nécessaire et appropriée dans la lutte contre les problèmes urbains et qu’il satisfait aux exigences de proportionnalité et de subsidiarité (article 6 § 1). De plus, il est prévu à l’article 7 que le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement annulera le classement d’une zone s’il n’est plus satisfait aux exigences susmentionnées. » c) Les débats parlementaires La Chambre basse du Parlement débattit du projet de loi les 6, 7 et 15 septembre 2005. Les parlementaires proposèrent de nombreux amendements. Parmi les amendements adoptés pertinents pour l’espèce figuraient une disposition imposant au ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement de s’assurer, avant de classer une zone dans la catégorie des zones nécessitant une autorisation de résidence, que les personnes auxquelles on refuserait une telle autorisation disposeraient toujours de possibilités suffisantes de trouver un logement répondant à leurs besoins ailleurs dans la région (article 6 § 2 de la loi, telle qu’adoptée), ainsi qu’une disposition imposant à toutes les municipalités introduisant un système d’autorisation de résidence de prévoir systématiquement une clause dérogatoire (article 8 § 2 de la loi, telle qu’adoptée). La Chambre basse du Parlement adopta la loi par 132 voix contre 12 (des membres présents et ayant pris part au vote). À la Chambre haute du Parlement, certains parlementaires exprimèrent des préoccupations concernant la compatibilité de la loi avec les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme, et en particulier l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention et l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. En réponse, le gouvernement souligna le rôle de contrôle dévolu au ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement et mit en avant la voie de recours que constituait la procédure devant les tribunaux administratifs compétents (mémoire en réponse – Memorie van Antwoord, documents parlementaires, Chambre haute du Parlement (Kamerstukken I) 2005/2006, 30 091, C). Le 20 décembre 2005, à l’issue des débats, la Chambre haute du Parlement adopta la loi par 60 voix contre 11 (des membres présents et ayant pris part au vote). C. L’arrêté sur le logement de la municipalité de Rotterdam La version de 2003 Avant l’entrée en vigueur de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, l’arrêté sur le logement pris en 2003 par la municipalité de Rotterdam encadrait entre autres l’attribution des logements à loyer modique aux ménages à bas revenus en habilitant le bourgmestre et les échevins à délivrer des autorisations de résidence. Il était interdit d’emménager dans les zones désignées sans autorisation de résidence lorsque le loyer était inférieur à un montant donné. L’arrêté définissait les critères à appliquer par le bourgmestre et les échevins pour la délivrance des autorisations de résidence ; figurait au nombre de ces critères une corrélation entre le loyer et le niveau de revenus ainsi qu’entre le nombre de pièces du logement en question et le nombre de personnes composant le ménage. Le 1er octobre 2004, la municipalité de Rotterdam prit à titre expérimental un arrêté disposant que seuls les ménages ayant des revenus compris entre 120 % du salaire minimum légal et le plafond retenu pour l’assurance maladie publique obligatoire (ziekenfondsgrens, soit environ le double du salaire minimum légal à l’époque) pouvaient prétendre à une autorisation de résidence leur permettant d’emménager dans un logement locatif à loyer modique. La version de 2006 En janvier 2006, l’arrêté de 2003 sur le logement fut modifié par l’introduction de règles détaillées pour la mise en œuvre à l’échelon local de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines. Les règles pertinentes pour l’espèce faisaient écho à l’article 8 §§ 1 et 2 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (article 2.6 de l’arrêté de 2003 sur le logement). À l’arrêté de 2003 sur le logement vint se substituer, à compter du 1er janvier 2008, un nouvel arrêté sur le logement dans les zones classées de Rotterdam (Huisvestingsverordening aangewezen gebieden Rotterdam). Cet arrêté, qui est toujours en vigueur, comporte des dispositions qui correspondent à celles exposées au paragraphe précédent. D. Les décisions de classement Le 13 juin 2006, le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement classa au titre de l’article 5 de la loi précitée quatre quartiers de Rotterdam, dont celui de Tarwewijk, ainsi que plusieurs rues, pour une durée initiale de quatre ans. Ces zones classées sont généralement désignées par l’expression anglaise « hotspots », que l’on peut traduire par « quartiers sensibles » en français. En 2010, ces classements furent reconduits pour quatre années supplémentaires, et un cinquième quartier fut classé pour la première fois. E. L’avis de la Commission sur l’égalité de traitement La commission sur l’égalité de traitement (Commissie Gelijke Behandeling) était un organisme public mis en place en vertu de la loi générale sur l’égalité de traitement (Algemene wet gelijke behandeling). Cet organisme avait pour mission d’enquêter sur les allégations de distinctions (onderscheid) directes et indirectes opérées entre des personnes. Absorbé par l’Institut néerlandais des droits de l’homme (College voor de Rechten van de Mens) en 2012, il cessa alors d’exister. En décembre 2004, la commission sur l’égalité de traitement fut sollicitée par la plateforme de coordination régionale du delta de la Meuse (Regioplatform Maaskoepel), une fédération réunissant des bailleurs sociaux opérant dans la région de Rotterdam, qui lui demanda de se pencher sur l’arrêté expérimental alors en vigueur à Rotterdam (paragraphe 37 cidessus). La commission décida d’inclure dans le champ de son examen le projet de loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, qui était alors débattu à la Chambre basse du Parlement. Tout en reconnaissant que le projet de loi ne s’appliquait pas à certaines catégories de cas couverts par l’arrêté expérimental, la commission estima qu’elle devait le prendre en compte puisqu’il pouvait être appliqué à des parties entières de la ville. La commission rendit son avis le 7 juillet 2005. Concernant l’application de l’arrêté de 2003 sur le logement avant l’entrée en vigueur de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, elle estima que les descendants d’immigrants non originaires d’Europe occidentale, comme les personnes d’origine (afkomst) turque, marocaine, surinamienne ou des Antilles néerlandaises, ou encore les familles monoparentales (c’està-dire des mères qui travaillaient et des mères qui vivaient des prestations de la sécurité sociale), étaient surreprésentés dans la catégorie des chômeurs et parmi les personnes gagnant moins de 120 % du salaire minimum légal. Pour cette raison, les mesures en cause constituaient selon elle une distinction indirecte fondée sur la race dans le cas des descendants d’immigrants non européens, et fondée sur le sexe dans le cas des mères qui avaient un emploi. Elle conclut également que ces distinctions n’étaient pas à ses yeux justifiées étant donné que d’autres mesures auraient pu être adoptées en lieu et place de celles en cause ; il aurait par exemple été possible d’exiger de la part des locataires potentiels qu’ils fournissent des lettres de recommandation, de faire effectuer des contrôles réguliers par des fonctionnaires, d’améliorer la qualité de l’habitat, d’exproprier les propriétaires privés possédant des logements insalubres ou de leur racheter ces logements, de lutter contre les locations illégales et contre la souslocation et de poursuivre activement les locataires se livrant à des incivilités. La commission ajouta que le projet de loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines ne remédiait pas auxdites distinctions indirectes et que la justification avancée dans le rapport explicatif était trop générale. La commission sur l’égalité de traitement s’adressa par écrit à la Chambre basse du Parlement le 5 septembre 2005 en des termes que le Gouvernement qualifie de « plus nuancés ». Ses commentaires furent pris en compte lorsque le projet de loi qui allait être adopté fut débattu au Parlement. La Cour n’a toutefois pas reçu copie de ce document. III. AUTRES FAITS A. Le poids des zones classées dans la commune de Rotterdam Selon les chiffres publiés par la municipalité de Rotterdam, en 2010, la commune comptait 289 779 logements, sur lesquels 5 954, soit 2,05 %, étaient situés à Tarwewijk. Le nombre total de logements dans les quatre quartiers qui avaient été classés en 2006 (Carnisse, Hillesluis, Oud-Charlois et Tarwewijk) s’établissait à 23 449, soit 8,01 % du total pour la commune. Si l’on ajoute Bloemhof (classé le 1er juillet 2010), le total se montait à 29 759, soit 10,27 %. Le 1er janvier 2010, la commune de Rotterdam comptait 587 161 habitants. Sur ce total, 11 690 personnes, soit 1,99 %, résidaient à Tarwewijk. Le nombre total d’habitants des quatre quartiers classés en 2006 s’établissait à 45 654, soit 7,77 % de la population totale de la commune. Si l’on ajoute Bloemhof, le total pour les quartiers classés se montait à 59 367, soit 10,11 %. B. Développements ultérieurs concernant la ville de Rotterdam Le rapport d’évaluation de 2007 À l’issue d’une année de mise en pratique de l’autorisation de résidence à Rotterdam, un rapport, établi à la demande du service de la construction et du logement de la ville (Dienst Stedebouw en Volkshuisvesting), fut publié le 6 décembre 2007 par le centre de recherche et de statistiques (Centrum voor Onderzoek en Statistiek), un bureau de conseil et de recherche recueillant des données statistiques et menant des recherches sur les évolutions constatées à Rotterdam notamment dans les domaines de la démographie, de l’économie et de l’emploi (« le rapport d’évaluation de 2007 »). Ce rapport relevait dans les quartiers sensibles un ralentissement des arrivées de nouveaux résidents tributaires des prestations de la sécurité sociale versées au titre de la loi sur le travail et l’aide sociale, mais naturellement pas un arrêt complet de ces arrivées, puisque les personnes vivant depuis au moins six ans à Rotterdam avaient la possibilité de s’y installer. Il en ressortait que, de juillet 2006 à fin juillet 2007, 2 835 demandes d’autorisation de résidence avaient été déposées. Sur ce total, 2 240 autorisations avaient été accordées, 184 avaient été refusées, 16 demandes avaient été rejetées car incomplètes et 395 étaient encore pendantes. La clause dérogatoire (article 8 § 2 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines) avait été activée dans 38 cas. Ce rapport indiquait par ailleurs que les trois quarts des autorisations de résidence accordées concernaient des logements donnés à bail par des propriétaires privés et que les autres (519) avaient été accordées par l’intermédiaire de bailleurs sociaux (woningcorporaties). Ces derniers sélectionnaient leurs locataires en respectant scrupuleusement les règles officielles, si bien qu’aucun cas de refus d’une autorisation de résidence à des candidats à un logement social n’avait été enregistré. On savait que parmi les personnes qui s’étaient vu refuser une autorisation de résidence, 73 (40 % de tous les cas de refus) avaient pu trouver un logement ailleurs dans des délais assez brefs. Le rapport d’évaluation de 2007 fut présenté au conseil municipal le 15 janvier 2008. Le 24 avril 2008, le conseil municipal vota le maintien en l’état du système d’autorisation de résidence et commanda un nouveau rapport d’évaluation à remettre à la fin de 2009. Le rapport d’évaluation de 2009 Un deuxième rapport d’évaluation, demandé lui aussi par le service de la construction et du logement de la ville de Rotterdam, fut publié par le centre de recherche et de statistiques le 27 novembre 2009. Ce rapport couvrait la période courant de juillet 2006 à juillet 2009 (« le rapport d’évaluation de 2009 »), pendant laquelle se sont produits les événements dont la requérante tire grief. Il en ressort que durant cette période, les bailleurs sociaux avaient loué 1 712 logements dans les zones concernées. Étant donné qu’ils ne pouvaient accepter comme locataires que des candidats répondant aux conditions requises pour l’obtention d’une autorisation de résidence, aucun cas de refus d’autorisation n’avait été enregistré dans cette catégorie. Sur les 6 469 demandes d’autorisation de résidence correspondant à des logements loués par des bailleurs privés, 4 980 avaient été acceptées (77 %), 342 rejetées (5 %) et 296 étaient encore pendantes au début de juillet 2009. Par ailleurs, dans 851 cas, l’examen du dossier avait cessé avant l’adoption d’une décision (13 %), le plus souvent parce que ces demandes avaient été retirées ou abandonnées ; on pouvait supposer que nombre de ces demandes auraient en tout état de cause été rejetées. Par conséquent, compte non tenu des cas pendants, environ un cinquième des demandes de cette catégorie soit avaient donné lieu à un refus soit n’avaient pas abouti. Dans 63 % des cas, les demandes d’autorisation de résidence avaient été rejetées pour des motifs liés aux critères de revenus, parfois conjugués à un autre motif ; dans 56 % des cas, le rejet de la demande était exclusivement motivé par le non-respect des critères de revenus. Sur les 342 personnes s’étant vu refuser une autorisation de résidence, environ les deux tiers avaient, d’après ce que l’on savait, réussi à trouver un logement soit dans un autre quartier de Rotterdam (47 %) soit ailleurs aux Pays-Bas (21 %). La clause dérogatoire avait été activée 185 fois, ce qui représentait 3 % du nombre total de demandes portant sur des logements loués par des bailleurs privés. Les autorités l’avaient notamment appliquée pour empêcher des squatters de prendre possession de logements laissés vacants (antikraak), pour loger des immigrants clandestins dont la situation avait été régularisée à la faveur d’une amnistie générale (generaal pardon), des personnes vulnérables qui avaient besoin de la présence d’une assistance à domicile (begeleid wonen), des communautés de personnes vivant dans des logements collectifs (woongroepen) et des start-up, pour reloger (herhuisvesting) des ménages qui avaient été contraints de quitter des logements insalubres voués à la rénovation et pour héberger des étudiants étrangers. De plus, dans un tiers des cas, la clause dérogatoire s’était appliquée parce qu’il n’avait pas été rendu de décision dans les délais voulus. Quatre indicateurs ont été retenus pour l’appréciation des effets de cette mesure : la proportion de résidents tributaires des prestations de la sécurité sociale, au titre de la loi sur le travail et l’aide sociale, rapportée à l’offre de logements convenables ; le sentiment de sécurité ; la qualité du tissu social ; et l’accumulation potentielle de problèmes de logement : a) Il a été observé que, parmi les zones où s’appliquait l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence, le nombre de nouveaux résidents tributaires des prestations de la sécurité sociale au titre de la loi sur le travail et l’aide sociale avait décru plus rapidement dans les quartiers sensibles que dans d’autres parties de Rotterdam. De plus, le nombre de résidents percevant de telles prestations avait également diminué en proportion de la population totale de ces quartiers, même s’il était resté supérieur à celui observé ailleurs. b) Dans deux des zones où l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence avait été introduite, le sentiment de sécurité s’était amélioré plus rapidement que la moyenne mesurée pour Rotterdam. Une amélioration de cet indicateur avait été dans un premier temps relevée à Tarwewijk, mais le sentiment de sécurité y était ensuite retombé au niveau auquel il se situait avant l’introduction de la mesure. Cet indicateur avait même affiché un net recul dans un autre quartier. Toutes les zones où s’appliquait l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence demeuraient perçues comme beaucoup moins sûres que Rotterdam dans son ensemble. c) Concernant la qualité du tissu social, des progrès avaient été observés dans la plupart des zones de Rotterdam où des problèmes existaient précédemment, et notamment à Tarwewijk. Ce rapport faisait néanmoins apparaître que l’effet produit par l’autorisation de résidence à cet égard était limité, car cette disposition avait une incidence sur la sélection des nouveaux résidents mais non sur les résidents vivant déjà dans ces zones. d) Les problèmes de logement, définis en termes de taux de rotation des occupants, de vacance des logements et d’évolution des prix de l’immobilier résidentiel, avaient quelque peu augmenté dans les zones concernées, et notamment à Tarwewijk, mais dans l’ensemble à un rythme plus lent qu’ailleurs. Les raisons évoquées dans le rapport pour expliquer cette augmentation sont un afflux d’immigrants pour la plupart d’origine extraeuropéenne (nieuwe Nederlanders ou « nouveaux Néerlandais ») et de nouveaux résidents temporaires venus d’Europe centrale et orientale ; ces derniers, en particulier, séjournaient en général tout au plus trois mois dans ces quartiers avant de partir s’installer ailleurs, et leur activité économique était plus difficile à étudier car beaucoup d’entre eux travaillaient à leur compte. Les bailleurs sociaux tendaient à voir dans l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence une corvée qui occasionnait un surcroît de travail administratif. Ils considéraient cette mesure plutôt comme un instrument utile pour lutter contre les abus commis par les propriétaires privés, à condition qu’elle fût appliquée activement et que les procédures administratives fussent simplifiées. D’autres professionnels du secteur du logement opérant à Rotterdam mentionnaient l’effet dissuasif produit par cette mesure sur les nouveaux candidats à l’installation dans les zones concernées. Le rapport suggérait que l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence n’était peut-être plus nécessaire pour l’un des quartiers sensibles existants (qui n’était pas Tarwewijk). En revanche, cinq autres quartiers de Rotterdam affichaient des scores élevés pour trois indicateurs, et un sixième dépassait les valeurs critiques pour les quatre indicateurs. Le rapport d’évaluation de 2011 Un troisième rapport d’évaluation, demandé celui-ci par le service de développement de la ville de Rotterdam (département du logement), fut publié en août 2012 par le centre de recherche et de statistiques (deuxième édition révisée). Il couvrait la période comprise entre juillet 2009 et juillet 2011 (« le rapport d’évaluation de 2011 »). Les bailleurs sociaux avaient loué 1 264 logements dans les zones concernées ; comme pendant la période précédente, aucune demande d’autorisation de résidence n’avait été rejetée dans cette catégorie car ces organismes ne pouvaient accepter que des locataires qui remplissaient les conditions requises. On avait dénombré 3 723 demandes d’autorisation de résidence correspondant à des logements loués par des bailleurs privés. Sur ce total, 3 058 demandes avaient été accueillies (82 %), 97 avaient été rejetées (3 %) et 282 étaient encore pendantes au 1er juillet 2011. Par ailleurs, dans 286 cas, l’examen du dossier avait cessé avant l’adoption d’une décision (8%), généralement parce que la demande avait été retirée ou abandonnée. Par conséquent, compte non tenu des cas pendants, environ un dixième des demandes soit avaient été rejetées soit n’avaient pas abouti parce que le ménage concerné était revenu sur sa décision de déménager. Dans 81 % des cas, le rejet de la demande d’autorisation de résidence était lié au non-respect des critères de revenus, parfois combiné à un autre motif. Dans les autres cas, la décision de rejet de la demande avait eu pour motifs le nombre excessif de personnes souhaitant établir leur résidence dans un logement donné, la sous-location illégale de pièces, l’absence de droits de séjour valides ou le fait que le demandeur n’avait pas encore l’âge requis. La clause dérogatoire individuelle avait été activée à 93 reprises ; ce chiffre représentait un peu moins de 3 % du nombre des demandes d’autorisation de résidence qui avaient été acceptées. En outre, 55 réclamations avaient été déposées pour contester des refus et, sur ce chiffre, cinq avaient abouti à la délivrance d’une autorisation de résidence. La clause dérogatoire avait été activée pour des motifs identiques à ceux mentionnés dans le rapport d’évaluation de 2009 (paragraphe 61 ci-dessus). Concernant la qualité du tissu social, Tarwewijk continuait d’afficher le score le plus faible de tous les quartiers de Rotterdam. La cohésion sociale y demeurait très fragile, ce qui s’expliquait par le nombre de déménagements, mais aussi par un désintérêt généralisé pour la participation à la vie sociale. Faute de logements appropriés, ce quartier restait caractérisé par un environnement résidentiel (leefomgeving) très vulnérable. Le rapport d’évaluation de 2011, qui se fondait sur les indicateurs et la méthodologie déjà utilisés pour le rapport précédent, concluait que le système d’autorisation de résidence devait être maintenu à Tarwewijk et dans deux autres zones (dont une où il avait été introduit dans l’intervalle, en 2010) et qu’il devait être supprimé dans deux autres zones et introduit dans une zone où il n’était pas encore en vigueur. Évaluation de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines Le 18 juillet 2012, le ministre de l’Intérieur et des Relations au sein du Royaume (Minister van Binnenlandse Zaken en Koninkrijksrelaties) adressa à la Chambre basse du Parlement un rapport distinct évaluant l’efficacité de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines depuis son entrée en vigueur ainsi que ses effets sur le terrain, conformément à l’article 17 de cette loi (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement, no 33 340, no 1). La lettre d’accompagnement rédigée par le ministre exposait l’intention du gouvernement de présenter un projet de loi visant à prolonger la validité de cette loi et précisait qu’un certain nombre de villes concernées avaient formulé des requêtes à cet effet. Le ministre observait que toutes les villes concernées n’avaient pas fait usage de l’ensemble des possibilités que ce texte leur offrait ; en particulier, seule la ville de Rotterdam recourait aux autorisations de résidence pour sélectionner les nouveaux résidents dans des zones données. Cette lettre était accompagnée d’un exemplaire du rapport d’évaluation de 2009 et d’une lettre du bourgmestre et des échevins de Rotterdam qui, entre autres, confirmait qu’il était souhaitable de prolonger au-delà des deux périodes initiales de quatre ans le classement des zones où s’appliquait l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence : cette mesure était en effet considérée comme une réussite, et un plan sur vingt ans de rénovation à grande échelle du logement et des infrastructures (le « programme national de saut qualitatif dans le sud de Rotterdam » – Nationaal Programma Kwaliteitssprong Rotterdam Zuid – voir ci-dessous) avait été lancé en 2011 dans les quartiers sud de Rotterdam. Le rapport de l’université d’Amsterdam La requérante comme le Gouvernement ont communiqué un rapport intitulé « Évaluation des effets de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines », qui a été établi par l’institut pour la recherche en sciences sociales de l’université d’Amsterdam (« le rapport de l’université d’Amsterdam »). Ce rapport avait été commandé pour être présenté au Parlement par le ministre de l’Intérieur et des Relations au sein du Royaume, qui l’a publié en novembre 2015. Ce rapport contient 16 pages d’introduction, 116 pages d’analyse et 40 pages de références et d’annexes (tableaux, méthodologie et liste des personnes interrogées). Dans ses parties pertinentes, sa conclusion est ainsi libellée : « 8. Conclusion (...) Dans cette étude, nous avons mis en regard deux catégories : les personnes potentiellement refusées et le groupe témoin. Les personnes potentiellement refusées appartiennent à des ménages qui ne perçoivent aucun revenu du travail et qui résident dans la zone métropolitaine depuis moins de six ans. De ce fait, elles ne peuvent pas prétendre à une autorisation de résidence dans les quartiers classés de Bloemhof, Carnisse, Hillesluis, Oud-Charlois et Tarwewijk. Les membres du groupe témoin ne perçoivent pas non plus de revenus du travail, mais ils satisfont au critère de la durée de résidence. 1. Constats La catégorie des exclus : les personnes potentiellement refusées Par rapport aux membres du groupe témoin, les personnes potentiellement refusées sont plus souvent des hommes jeunes et vivant seuls. Elles sont aussi plus souvent d’origine étrangère extra-européenne, et encore plus souvent issues des populations migrantes d’origine européenne. Les tendances observées entre 2004 et 2013 font apparaître une forte hausse de la proportion des personnes issues des populations migrantes d’origine européenne dans cette catégorie. Il s’agit principalement de personnes originaires de pays d’Europe de l’Est comme la Pologne, la Bulgarie et la République tchèque. (...) Effet sur la situation sur le marché du logement des personnes potentiellement refusées (...) Les personnes potentiellement refusées ont tendance à déménager relativement fréquemment et, pendant la période étudiée, leur taux de mobilité a augmenté (passant de 34,5 % en 2004 à 38,1 % en 2013). Ce taux de mobilité élevé semblerait s’expliquer par la composition de cette catégorie (des personnes relativement jeunes et des ménages comptant peu de personnes, et souvent sans enfant). Après correction tenant compte des caractéristiques personnelles, il apparaît que les nouveaux arrivants ont tendance à déménager plus souvent, même au bout d’un an. (...) Effet sur les quartiers classés : flux des personnes qui déménagent et composition de la population (...) Les évolutions du marché du logement à Rotterdam, y compris celles induites par l’introduction de la loi, ont débouché sur de nouveaux schémas de répartition territoriale des arrivants ne percevant pas de revenus du travail. Une analyse de la dynamique de la population confirme que la hausse de la proportion des personnes potentiellement refusées est généralement la conséquence d’une variation des flux des personnes qui déménagent (et non d’une autre dynamique comme la mobilité sociale descendante de la population résidente). (...) Quartiers classés : qualité de vie et sécurité 3a. L’application de cette mesure conformément au chapitre 3 de la loi a-t-elle eu une incidence véritable sur la qualité de vie et la sécurité dans les zones classées ? En nous appuyant sur un indice de la sécurité (remanié), nous observons que sur la période 2006-2013, les quartiers classés ont vu leur score se dégrader davantage que les autres quartiers de la ville. Nous avons étudié de plus près cette corrélation en comparant les tendances dans tous les quartiers de Rotterdam et en tenant compte du statut des quartiers ainsi que d’autres évolutions sur les marchés du logement. Après ces ajustements, il se confirme que les quartiers concernés par la loi ont connu une évolution nettement plus défavorable que les autres quartiers de Rotterdam. (...) Pour conclure, il convient d’observer que la loi n’est pas nécessairement la cause de ces évolutions défavorables. Les changements intervenus dans la politique de la ville, ainsi que dans les domaines de la police et de la justice, de l’éducation, de l’aide sociale, etc., au niveau des quartiers, des communes et du pays sortent du cadre de la présente étude. Ces constats tendent néanmoins à indiquer que la loi n’a pas concouru à la moindre amélioration. La qualité de vie ailleurs (...) 3b. Comment la qualité de vie et la sécurité ont-elles évolué dans les quartiers ayant enregistré un afflux considérable de nouveaux arrivants ne réunissant pas les conditions requises pour obtenir une autorisation de résidence ? (...) En résumé, il est possible d’affirmer qu’il existe une corrélation légèrement négative entre les variations des arrivées de personnes potentiellement refusées, d’une part, et la qualité de vie et la sécurité dans les quartiers, d’autre part. Cette corrélation n’est toutefois pas uniforme et le lien de causalité n’est pas solidement établi. Bien que la présence de personnes potentiellement refusées puisse engendrer une détérioration de la qualité de vie et de la sécurité dans les quartiers, la corrélation peut aussi fonctionner dans le sens inverse. En effet, de par leur situation sur le marché du logement, qui est déjà délicate et ne cesse de se dégrader, les personnes potentiellement refusées se cantonneront généralement aux quartiers où la qualité de vie et la sécurité sont comparativement en recul. » Le programme national de saut qualitatif dans le sud de Rotterdam Le 19 septembre 2011, le ministre de l’Intérieur et des Relations au sein du Royaume (au nom du gouvernement), le bourgmestre de Rotterdam (au nom de la municipalité de Rotterdam) ainsi que les présidents d’un certain nombre de subdivisions administratives (deelgemeenten) du sud de Rotterdam, d’organismes de logement social et d’établissements d’enseignement signèrent le programme national de saut qualitatif dans le sud de Rotterdam. Ce document dressait l’inventaire des problèmes sociaux dont souffrait l’agglomération urbaine du sud de Rotterdam, qu’il proposait de résoudre en améliorant les possibilités éducatives et économiques et en rénovant ou, si nécessaire, en remplaçant les logements et les infrastructures. Ce programme devait prendre fin en 2030. Le 31 octobre 2012, le ministre de l’Intérieur et des Relations au sein du Royaume, l’échevin de Rotterdam chargé du logement, de l’aménagement du territoire, de l’immobilier et de l’économie locale (wethouder Wonen, ruimtelijke ordening, vastgoed en stedelijke economie) ainsi que les présidents de trois organismes de logement social opérant à Rotterdam signèrent un « Accord concernant l’élan financier à donner au programme de saut qualitatif dans le sud de Rotterdam (2012-2015) » (Convenant betreffende een financiële impuls ten behoeve van de Kwaliteitssprong Rotterdam Zuid (2012-2015)). Cet accord prévoyait une révision, à budget constant, des priorités du financement public des projets de logements et d’infrastructures dans le sud de Rotterdam, ainsi qu’un investissement supplémentaire ponctuel de 122 millions d’euros. Sur cette somme, la municipalité de Rotterdam affectait 23 millions d’euros à cette fin jusqu’en 2014 et 10 autres millions devaient venir s’y ajouter pour la période commençant en 2014. Ces fonds devaient servir à rénover ou à remplacer 2 500 logements dans le sud de Rotterdam. L’État s’engageait à verser 30 millions d’euros. Le reste devait être investi par les organismes de logement social dans des projets relevant de leur champ d’action respectif. C. Les évolutions ultérieures de la législation La loi prolongeant les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines Le 19 novembre 2013, le gouvernement présenta un projet de loi proposant de modifier la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement 2013/2014, 33 797, no 2). Selon le rapport explicatif, ce texte visait à donner aux municipalités le pouvoir de lutter contre les abus commis dans le secteur locatif privé, à élargir leurs pouvoirs d’exécution et à rendre possibles de nouvelles prolongations de ces mesures spéciales. La loi prolongeant les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (Wet uitbreiding Wet bijzondere maatregelen grootstedelijke problematiek) entra en vigueur le 14 avril 2014. Elle permit de prolonger le classement de zones particulières en vertu de l’article 8 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines la veille de la date d’expiration de ce classement. Elle autorise la reconduction du classement par périodes successives de quatre ans (article 5 § 2 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, tel que modifié). La modification de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines en relation avec l’attribution sélective de logements visant à limiter les nuisances et la délinquance Le législateur a apporté de nouvelles modifications, prenant effet le 1er janvier 2017, à la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines dans le but de permettre une attribution sélective des logements aux fins de limiter les nuisances et la délinquance. D. Événements ultérieurs concernant la requérante Le 27 septembre 2010, la requérante emménagea dans un logement situé dans la commune de Flardingue. Cette commune fait partie de la région métropolitaine de Rotterdam. La requérante y loue un logement mis à sa disposition par un organisme de logement social financé par l’État. La requérante dit avoir trouvé un travail rémunéré. Le 25 mai 2011, la requérante atteignit le seuil des six années de résidence dans la région métropolitaine de Rotterdam. À partir de cette date, elle pouvait donc prétendre à s’installer dans l’une des zones classées en vertu de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, et ce quelles que fussent ses sources de revenus. E. Autres informations soumises par les parties Le Gouvernement déclare qu’entre 2007 et 2010 aucune demande de permis de rénover ou de construire n’avait été déposée pour le logement sis rue A. qu’occupait la requérante à l’époque des faits et qu’aucun permis n’avait non plus été sollicité avant 2007. Jusqu’en 2015, Rotterdam était la seule commune à avoir pleinement fait usage des possibilités qui étaient offertes par la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines. En 2015 et 2016, trois autres communes lui ont emboîté le pas (Nimègue, Capelle aan den IJssel et Flardingue, les deux dernières se situant dans la région métropolitaine de Rotterdam). IV. LES TRAVAUX PRÉPARATOIRES DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 4 À LA CONVENTION Les citations qui suivent sont extraites du commentaire article par article contenu dans le rapport du Comité d’experts au Comité des Ministres : « 16. La troisième modification vient de ce que le texte du Comité ne prévoit pas expressément des restrictions fondées sur les nécessités de la prospérité économique du pays. Au départ, deux conceptions se sont fait jour au sein du Comité. Selon certains experts, les nécessités du bien-être économique ne devaient pouvoir justifier des restrictions même limitées au par. 1er que dans la mesure où ces nécessités relèveraient des exigences de l’ordre public. Selon d’autres experts, les droits définis par le par. 1er de l’article 2 devaient pouvoir faire l’objet de restrictions qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique, au bien-être économique du pays. Ces Experts admettaient que le droit de quitter un pays, défini au par. 2, ne pouvait faire l’objet de telles restrictions. À l’appui de la première de ces deux thèses, les considérations suivantes furent développées : a) L’inclusion d’une clause restrictive relative à la prospérité économique du pays permettrait en fait aux États de limiter abusivement l’exercice des droits prévus aux paragraphes 1 et 2. b) Pour éviter cette possibilité d’abus, l’exercice de ces droits ne devrait faire l’objet de restrictions fondées sur les exigences de la prospérité économique que dans la mesure où ces restrictions, prévues par la loi, se justifieraient par la nécessité de protéger l’ordre public. c) Aux termes du paragraphe 1er de l’article 2, le droit de circuler librement sur le territoire d’un État et d’y choisir librement sa résidence n’est reconnu qu’aux personnes se trouvant régulièrement sur ce territoire. Cette disposition n’empêche pas l’État de réglementer l’entrée des étrangers sur son territoire en tenant compte des intérêts économiques du pays. d) Le paragraphe 1er de l’article 2 ne garantit en aucune manière à l’étranger se trouvant régulièrement sur le territoire d’un État, le droit d’obtenir une autorisation de travail ou le droit de choisir librement le lieu de son travail. L’État conserve le pouvoir de régler l’octroi aux étrangers de permis de travail, en fonction de la situation économique et sociale. e) L’inclusion dans la disposition considérée d’une clause restrictive relative à la prospérité économique constituerait une position en retrait par rapport aux principes qui, à l’heure actuelle, sont généralement admis en ce qui concerne la circulation des étrangers. Dans les instruments internationaux récents, les dispositions relatives à la circulation des personnes ne contiennent pas de clauses restrictives concernant spécifiquement les nécessités de la prospérité économique (cf. l’article 1er de la Convention européenne d’Établissement signée à Paris le 13 décembre 1955 [STE no 19] ; l’article 48 du Traité instituant la Communauté Économique Européenne signé à Rome le 25 mars 1957 ; l’article 12, par. 3 du projet de Pacte international des Nations Unies). f) L’adoption de la thèse adverse permettrait aux États de limiter, au nom des impératifs économiques, la liberté de mouvement, non seulement des étrangers, mais également des nationaux, ce qui constituerait un recul et non un progrès pour la défense des droits individuels. g) Dans la thèse adverse, il est illogique tout à la fois de prévoir des restrictions d’ordre économique à la liberté de mouvement et du choix de la résidence, et de refuser de telles restrictions en ce qui concerne la liberté de quitter un pays. h) Il importe de ne pas s’arrêter au précédent que constitue le par. 2 de l’article 8 de la Convention. Le fait que la Convention ne comporte pas de clause restrictive générale, mais des clauses restrictives spécifiques à chaque article, indique qu’il convient de déterminer ces clauses par rapport aux caractéristiques propres à chaque matière. i) Un expert estimait que dans le système constitutionnel de son pays, des restrictions à la liberté de mouvement et du choix de la résidence ne pouvaient procéder de motifs d’ordre purement économique et que dès lors, il ne pourrait se rallier à l’autre conception. Les tenants de la deuxième thèse faisaient valoir notamment les arguments suivants : a) Il est difficile de déterminer les conditions dans lesquelles la notion de « prospérité économique » peut être couverte par la notion d’« ordre public ». b) En ce qui concerne la référence faite aux instruments internationaux récents, et notamment à la Convention européenne d’Établissement, il importe d’observer qu’aux termes de l’article 2 de cette Convention, chacune des Parties Contractantes ne s’engage à faciliter une résidence prolongée ou permanente sur ses territoires aux ressortissants des autres Parties que « dans la mesure permise par son état économique et social ». c) Il y a d’autant moins de raisons de s’écarter des clauses restrictives définies à l’article 8, paragraphe 2 de la Convention, que le droit au respect du domicile reconnu par cet article est fort proche du droit au libre choix de la résidence prévu par l’article 2 du projet. d) À l’encontre des abus auxquels l’inclusion d’une pareille clause pourrait donner lieu, le contrôle susceptible d’être exercé par la Cour et la Commission européennes des Droits de l’homme ainsi que par le Comité des Ministres constitue une solide garantie. e) Un expert faisait valoir en outre, qu’en ce qui concerne son pays, des raisons d’ordre constitutionnel s’opposeraient à l’acceptation d’un texte qui ne contiendrait pas de clauses permettant certaines restrictions fondées sur les nécessités du bien-être économique. Finalement, le Comité a décidé de supprimer toute référence dans le par. 3 aux nécessités de la prospérité économique et d’insérer un paragraphe supplémentaire concernant cette question (v. infra par. 18). La quatrième modification concerne la traduction en langue anglaise, de l’expression « ordre public ». Le Comité a décidé de remplacer dans la version anglaise les mots « law and order » par les mots « ordre public » écrits entre guillemets et en langue française (cf. art. 2, par. 3 du projet de Pacte des Nations Unies). Il a été entendu par ailleurs qu’au sens de cet article la notion d’ordre public devrait être comprise dans l’acception large généralement admise dans les pays continentaux. La cinquième modification vient de ce que dans la version française l’expression « prévention des infractions pénales » a été jugée préférable à « prévention du crime ». (Cf. art. 5, par. 1 c), 6, par. 2, [article 7 et article 8] de la Conv. ; contra art. 10 et 11 de la Conv.). À ce propos, un Expert s’est demandé s’il ne fallait pas prévoir également une clause relative aux restrictions nécessitées par la répression des infractions pénales (et non pas seulement par leur prévention). Le Comité a été d’avis que les exigences nées de la répression de la délinquance étaient couvertes par la notion de maintien de l’ordre public. Paragraphe 4 du projet du Comité La majorité du Comité s’était prononcée contre l’inclusion d’une clause permettant des restrictions fondées sur les exigences du bien-être économique. Elle admettait toutefois que dans certaines zones il pourrait être nécessaire pour des raisons légitimes et uniquement dans l’intérêt public au sein d’une société démocratique, d’insérer les restrictions qui pourraient ne pas être couvertes par la notion d’ordre public. Le Comité a décidé en conséquence d’insérer un paragraphe supplémentaire prévoyant que les droits reconnus au paragraphe 1er pourraient également, dans certaines zones déterminées, faire l’objet de restrictions qui, prévues par la loi, sont justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique. Le terme zone, dans l’acception du présent article, ne se réfère pas à une entité géographique ou administrative donnée. Le sens de cette condition est que les restrictions doivent être localisées à un périmètre bien défini. » Le Comité des Ministres ouvrit le Protocole à la signature et à la ratification, sans modification, le 16 septembre 1963. Le Protocole entra en vigueur le 2 mai 1968, après avoir reçu cinq ratifications. Le Royaume des Pays-Bas le ratifia le 23 juin 1982. V. LA PRATIQUE AILLEURS Au Danemark, la loi sur le logement social (Lov om Almene Bolinger) restreint l’accès au logement dans certains ensembles résidentiels comptant une proportion donnée de résidents qui n’ont pas de travail. L’article 51b § 1 de cette loi dispose que le conseil municipal (kommunalbestyrelsen) peut refuser de nouvelles inscriptions sur la liste d’attente des candidats au logement social dans les ensembles présentant « un pourcentage élevé de résidents qui n’ont pas de travail » (en høj andel af personer uden for arbejdsmarkedet) si les intéressés et leurs conjoints ou concubins perçoivent une pension de retraite anticipée servie par un régime public ou dépendent pour vivre des prestations de la sécurité sociale. Un ensemble de logements sociaux est considéré comme présentant « un pourcentage élevé de résidents qui n’ont pas de travail » lorsque, pour un ensemble comptant au moins 1 000 résidents, au moins 40 % de ceux qui sont âgés de 18 à 64 ans « n’ont pas de travail » (article 51b § 3) ou, pour un ensemble comptant au moins 5 000 résidents, au moins 30 % de ceux qui sont âgés de 18 à 64 ans n’ont pas de travail (article 51b § 4). Dans ces cas-là, le conseil municipal est tenu d’attribuer à ces personnes un autre logement situé ailleurs et répondant à leurs besoins (article 51b § 9). L’article 59 § 1 dispose entre autres que les organismes de logement social doivent mettre au moins un quart de leur parc de logements vacants à la disposition du conseil municipal afin que celui-ci puisse répondre à des besoins urgents de logement social. L’attribution des logements s’opère sur la base d’une appréciation des besoins du demandeur ainsi que de la composition de la population du quartier au moment de l’examen du dossier. L’article 59 § 6 indique que, s’ils se situent dans un ensemble de logements sociaux caractérisé par « un pourcentage élevé de résidents qui n’ont pas de travail » (article 51b §§ 3 et 4) ou dans un « ghetto » au sens de l’article 61a, les logements sociaux vacants mis à la disposition du conseil municipal au titre d’autres dispositions, dont l’article 59 § 1, ne seront pas attribués à un demandeur si l’intéressé ou un membre de son ménage : a) a été reconnu coupable d’une infraction pénale ou libéré d’un établissement pénitentiaire au cours des six derniers mois ; b) n’a pas atteint l’âge de 18 ans et a été reconnu coupable d’une infraction pénale ou libéré d’un établissement pénitentiaire au cours des six derniers mois ; c) a été expulsé ou a vu son bail résilié au cours des six derniers mois à la suite d’une faute grave de sa part (grove overtrædelser af god skik og orden) ; ou d) n’est pas un ressortissant d’un État membre de l’Union européenne, de l’Espace économique européen ou de la Suisse, à moins qu’il ne soit un étudiant inscrit auprès d’un établissement d’enseignement agréé. L’article 61a définit un « ghetto » comme un ensemble de logements sociaux comptant 1 000 habitants ou plus et présentant au moins trois des critères suivants : « 1. La proportion des immigrants venus de pays non occidentaux et de leurs descendants dépasse 50 % ; La proportion des personnes d’un âge compris entre 18 et 64 ans qui sont hors du marché du travail ou du système éducatif dépasse 40 % (en moyenne sur les deux dernières années) ; La proportion des personnes condamnées en application du code pénal (straffeloven), de la loi sur les armes à feu (våbenloven) ou de la loi sur les stupéfiants (lov om euforiserende stoffer) pour 10 000 habitants âgés de 18 ans et plus dépasse 2,7 % (en moyenne sur les deux dernières années) ; La proportion des personnes d’un âge compris entre 30 et 59 ans qui n’ont pas poussé leurs études au-delà de la période de scolarité obligatoire [c’est-à-dire 9 années d’enseignement élémentaire] dépasse 50 % ; Les revenus moyens des résidents d’un âge compris entre 15 et 64 ans (compte non tenu de ceux qui font des études ou suivent d’autres programmes éducatifs) sont inférieurs à 55 % des revenus moyens de cette même catégorie dans toute la région. » Selon les chiffres publiés par le gouvernement danois, le Danemark comptait 25 de ces ensembles en décembre 2016, ce qui représente un recul par rapport aux 33 dénombrés en 2012. Depuis le début des années 2000, le gouvernement danois suit une politique destinée à contrecarrer l’apparition de « ghettos ». Les investissements dans un habitat de qualité et dans la rénovation de l’habitat insalubre vont de pair avec l’adoption de mesures ayant pour effet d’interdire aux personnes sans travail de s’y installer. VI. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT L’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques se lit ainsi : « 1. Quiconque se trouve légalement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence. Toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien. Les droits mentionnés ci-dessus ne peuvent être l’objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui, et compatibles avec les autres droits reconnus par le présent Pacte. Nul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays. » Dans ses parties pertinentes, l’article 22 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme se lit ainsi : Article 22 Droit de déplacement et de résidence « 1. Quiconque se trouve légalement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y résider en conformité des lois régissant la matière. (...) L’exercice des droits susvisés ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures indispensables dans une société démocratique à la prévention des infractions pénales, à la protection de la sécurité nationale, de la sûreté ou de l’ordre publics, de la moralité ou de la santé publiques, ou des droits ou libertés d’autrui. L’exercice des droits reconnus au paragraphe 1 peut également, dans certaines zones déterminées, faire l’objet de restrictions légales pour causes d’intérêt public. (...) »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1941 et est actuellement détenu à la prison de Durham. En octobre 1983, il s’introduisit au domicile d’une famille, tua à coups de poignard le père de famille, son épouse et leur fils adulte, et viola à plusieurs reprises leur fille de 18 ans après l’avoir traînée devant le corps de son père. Il fut arrêté quelques semaines plus tard et accusé de ces infractions. Au procès, il plaida non coupable, niant les meurtres et affirmant que les rapports sexuels étaient consentis. Le 14 septembre 1984, il fut reconnu coupable de trois chefs de meurtre, de viol et de vol aggravé. Le juge du fond condamna le requérant à une peine d’emprisonnement à perpétuité et, conformément aux règles de fixation des peines qui étaient alors en vigueur, recommanda au ministre de l’Intérieur d’appliquer une période punitive (tariff) de dix-huit ans. Invité le 12 janvier 1988 à donner de nouveau son avis, le juge déclara par écrit qu’« aux fins des impératifs de rétribution et de dissuasion, il s’agi[ssai]t d’un cas où la perpétuité réelle s’impos[ait] ». Le 15 janvier 1988, le Lord Chief Justice recommanda que la durée de la période punitive fût fixée pour la vie entière du requérant et s’exprima ainsi : « Je ne pense pas que cet homme doive jamais être libéré, indépendamment même du risque qu’entraînerait pareille mesure ». Le 16 décembre 1994, le ministre informa le requérant qu’il avait décidé de lui infliger une peine de perpétuité réelle. À la suite de l’entrée en vigueur de la loi de 2003 sur la justice pénale (Criminal Justice Act 2003), le requérant saisit la High Court d’une demande de réexamen de sa peine, arguant qu’il aurait fallu lui appliquer la période punitive de dix-huit ans recommandée à son procès. Le 16 mai 2008, la High Court rendit son arrêt dans lequel elle concluait qu’il n’y avait aucune raison d’infirmer la décision du ministre. Selon la haute juridiction, la gravité des infractions était telle que la peine de référence ne pouvait être qu’une peine de perpétuité réelle, et l’affaire présentait en outre plusieurs facteurs aggravants très sérieux et aucune circonstance atténuante. Le 6 octobre 2008, la Cour d’appel débouta le requérant. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS Le droit et la pratique internes pertinents relatifs à la procédure de fixation d’une peine de perpétuité réelle en vertu de la loi de 2003 sur la justice pénale sont exposés aux paragraphes 12-13 et 35-41 de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Vinter et autres c. Royaume-Uni ([GC], nos 66069/09, 130/10 et 3896/10, CEDH 2013 (extraits)). À l’audience tenue en l’espèce, le Gouvernement a indiqué que cinquante-six détenus purgeaient alors des peines de perpétuité réelle et qu’aucun détenu relevant de cette catégorie n’avait été libéré depuis le prononcé de l’arrêt Vinter. A. La loi de 1998 sur les droits de l’homme (Human Rights Act 1998) La loi sur les droits de l’homme, en ses passages pertinents, se lit ainsi : « Article 2 – Interprétation des droits reconnus par la Convention Les cours et tribunaux appelés à statuer sur une question se rapportant à un droit reconnu par la Convention sont tenus de prendre en compte : a) les arrêts, décisions, déclarations ou avis consultatifs de la Cour européenne des droits de l’homme. (...) Article 3 – Interprétation de la législation Dans toute la mesure du possible, la législation primaire et la législation déléguée doivent être interprétées et mises en œuvre d’une manière compatible avec les droits reconnus par la Convention. (...) Article 6 – Actes d’autorités publiques Une autorité publique est dans l’illégalité lorsqu’elle agit d’une manière incompatible avec un droit reconnu par la Convention. Le paragraphe 1 du présent article ne s’applique pas à un acte a) si, en raison d’une ou de plusieurs dispositions de la législation primaire, l’autorité n’aurait pu agir différemment ; b) ou si, compte tenu d’une ou de plusieurs dispositions de la législation primaire qui ne peuvent être interprétées ou mises en œuvre d’une manière compatible avec les droits reconnus par la Convention, l’autorité a agi de manière à donner effet ou application à ces dispositions. Aux fins du présent article, l’expression « autorité publique » s’étend : a) aux cours et tribunaux, et b) à toute personne dont certaines des fonctions sont publiques par nature, mais ne s’étend ni au Parlement ni aux personnes exerçant des fonctions liées à la procédure parlementaire. (...) Article 7 – Procédure Toute personne alléguant qu’une autorité publique a agi (ou se propose d’agir) illégalement au regard de l’article 6 § 1 peut a) assigner cette autorité en vertu de la présente loi devant la cour ou le tribunal compétent(e), ou b) invoquer le ou les droits conventionnels en cause dans toute procédure judiciaire, sous réserve qu’elle soit victime réelle ou potentielle de l’acte illégal. (...) Article 8 – Recours juridictionnels Si la juridiction compétente juge qu’une autorité publique a agi ou se proposait d’agir illégalement, elle peut ordonner toute mesure de réparation ou de redressement ou rendre toute décision qui lui semble juste et appropriée, dans la limite de ses compétences. (...) » B. La loi de 1997 sur les peines en matière criminelle (Crime (Sentences) Act 1997) L’article 30 de cette loi, en ses passages pertinents, est ainsi libellé : « Le ministre peut, à tout moment, mettre en liberté conditionnelle un détenu condamné à la réclusion à perpétuité s’il est convaincu que des circonstances exceptionnelles justifient pareille mesure pour des motifs d’humanité. » C. L’ordonnance no 4700 de l’administration pénitentiaire (Prison Service Order 4700) La politique du ministre de la Justice relative à l’exercice du pouvoir de libération pour motifs d’humanité est énoncée au chapitre 12 du manuel sur les peines de durée indéterminée (« Lifer Manual »), édicté par l’ordonnance no 4700 de l’administration pénitentiaire. Les critères, qui remontent à avril 2010, sont ainsi libellés : « Le détenu est atteint d’une maladie mortelle et risque de mourir à très brève échéance (cette notion n’est pas autrement définie, mais une échéance de trois mois paraît raisonnable pour la saisine de la section chargée de la protection publique – Public Protection Casework Section), il est grabataire ou souffre d’une invalidité (paralysie ou graves problèmes cardiaques, par exemple) ; et – le risque de récidive (en particulier pour une infraction à caractère sexuel ou violent) est minime ; et – le maintien en détention réduirait l’espérance de vie du détenu ; et – des dispositions adéquates ont été prises pour soigner et traiter le détenu hors de la prison ; et – une libération anticipée serait grandement dans l’intérêt du détenu ou de sa famille. » D. La décision de la Cour d’appel dans l’affaire R v. Newell ; R v. McLoughlin Les recours formés dans ces affaires donnèrent lieu à la constitution d’une formation spéciale de la Cour d’appel, comprenant le Lord Chief Justice d’Angleterre et du pays de Galles, le président de la Queen’s Bench Division, le vice-président de la chambre criminelle de la Cour d’appel, un autre juge de la Cour d’appel et un juge expérimenté de la High Court. La Cour d’appel rendit sa décision (« décision McLoughlin ») le 18 février 2014, à la lumière de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Vinter. L’appelant, M. Newell, estimait contraire à l’article 3 de la Convention la peine de perpétuité réelle qui lui avait été infligée pour un meurtre commis alors qu’il purgeait déjà une peine de réclusion à perpétuité pour un meurtre précédent. Dans l’affaire McLoughlin, c’est l’Attorney General qui avait interjeté appel en vertu de l’article 36 de la loi de 1986 sur la justice pénale (Criminal Justice Act 1986), soutenant que le juge de première instance s’était trompé en estimant que l’arrêt dans l’affaire Vinter interdisait l’imposition d’une peine de perpétuité réelle et en infligeant en lieu et place une peine de réclusion à perpétuité assortie d’une période punitive de quarante ans pour un meurtre commis par un homme qui avait déjà été condamné pour meurtre et homicide involontaire. Dans sa décision, la Cour d’appel retraça l’évolution des peines de perpétuité réelle et du réexamen de ce type de peines. Au paragraphe 7 de sa décision, elle s’exprima ainsi (citations omises) : i. Le 7 décembre 1994, le ministre de l’Intérieur d’alors présenta comme suit sa politique relative aux détenus condamnés à des peines de perpétuité réelle (...) : « De plus, j’ai décidé que, s’agissant des détenus condamnés à des peines perpétuelles pour lesquels il a été jugé que les impératifs de rétribution et de dissuasion ne peuvent être satisfaits que si les intéressés demeurent en prison pour le restant de leurs jours, il y aura à l’avenir un réexamen ministériel supplémentaire à la vingt-cinquième année d’emprisonnement. Ce réexamen aura pour unique objet de déterminer s’il convient de substituer à la période punitive à perpétuité une période punitive de durée déterminée. Il se limitera à des considérations de rétribution et de dissuasion. Le cas échéant, d’autres réexamens ministériels auront normalement lieu par la suite tous les cinq ans. Les détenus qui relèvent actuellement de cette catégorie et qui ont déjà purgé vingt-cinq ans d’emprisonnement ou plus ne seront pas désavantagés. Leurs cas seront examinés par les ministres dès que possible, après qu’ils auront formulé les observations qu’ils souhaiteraient présenter. » ii. Cette politique fut modifiée par un autre ministre de l’Intérieur le 10 novembre 1997 (Hansard (House of Commons Debates), 10 novembre 1997, vol. 300, colonnes. 419-420 : réponse écrite) : « Quant à l’éventualité d’une réduction de la période punitive, je suis disposé à accepter que, dans des cas exceptionnels, notamment lorsque le détenu a accompli des progrès exceptionnels en prison, un réexamen et une réduction de la période punitive puissent passer pour appropriés. Je garderai cette possibilité à l’esprit lorsque je réexaminerai, au terme des vingt-cinq ans d’emprisonnement, les cas de détenus purgeant une peine de perpétuité réelle et, à cet égard, je ne me limiterai pas aux seuls impératifs de rétribution et de dissuasion évoqués dans la réponse écrite du 7 décembre 1994. » iii. À l’occasion de la contestation par Myra Hindley de la période punitive à perpétuité qui lui avait été infligée, le Lord Chief Justice Bingham, siégeant au sein de la Divisional Court en l’affaire R v. Home Secretary ex parte Hindley (...) estima que si la politique restrictive fixée en 1994 était illégitime, cela avait été corrigé par la politique de 1997 qui permettait de tenir compte des progrès exceptionnels accomplis par le détenu en prison. Dans son recours devant la Chambre des lords, le représentant du ministre de l’Intérieur indiqua expressément que celui-ci était disposé à réexaminer toutes les peines de perpétuité réelle même en l’absence de circonstances exceptionnelles (...) Lord Steyn, entérinant la légitimité de la politique du ministre de l’Intérieur fixée en 1997, nota la façon dont cette politique avait été clarifiée (...) : « (...) le représentant du ministre a déclaré que la politique consistant à imposer une période punitive à perpétuité ne fait qu’exprimer l’avis du ministre à ce moment-là, selon lequel il convient, eu égard aux impératifs de rétribution et de dissuasion, de ne jamais libérer le détenu concerné. Un réexamen n’est pas exclu pour autant. Le ministre étudie la possibilité de libérer le détenu lorsque celui-ci a accompli des progrès exceptionnels en prison ; et même en l’absence de tels progrès, le ministre est disposé à réexaminer à intervalles réguliers toute décision d’infliger une peine de perpétuité réelle. » La Cour d’appel rappela ensuite les critères pertinents du manuel sur les peines de durée indéterminée (paragraphe 16 ci-dessus), observant qu’ils étaient « extrêmement restrictifs » (paragraphe 11 de la décision McLoughlin). Elle souleva la question de la compatibilité du système prévu par la loi avec l’article 3 de la Convention. Dans sa réponse, elle formula les considérations suivantes : « b) Le régime prévoyant la compressibilité des peines doit-il être en place au moment où la peine de perpétuité réelle est prononcée ? Il ressort à l’évidence des observations de la Grande Chambre que, pour elle, le fait qu’un détenu demeure en réalité en prison pour le restant de ses jours n’emporte pas violation de l’article 3. Il est par exemple des délinquants qui continuent d’être une menace pendant toute leur vie. Cependant, la Grande Chambre a estimé que la justification de la détention pouvait évoluer au cours de l’exécution de la peine ; elle a expliqué qu’une sanction, bien que juste au départ, pouvait cesser de l’être après l’écoulement de nombreuses années. Elle a dit aux paragraphes 110 et 121 de son arrêt que, pour demeurer compatible avec l’article 3, une peine perpétuelle devait offrir à la fois une chance d’élargissement et une possibilité de réexamen. Elle a ajouté ce qui suit au paragraphe 122 : « Un détenu condamné à la perpétuité réelle a le droit de savoir, dès le début de sa peine, ce qu’il doit faire pour que sa libération puisse être envisagée et ce que sont les conditions applicables. Il a le droit, notamment, de connaître le moment où le réexamen de sa peine aura lieu ou pourra être sollicité. Dès lors, dans le cas où le droit national ne prévoit aucun mécanisme ni aucune possibilité de réexamen des peines de perpétuité réelle, l’incompatibilité avec l’article 3 en résultant prend naissance dès la date d’imposition de la peine perpétuelle et non à un stade ultérieur de la détention. » La Grande Chambre a ensuite précisé que cette exigence différait de la tâche du juge consistant à fixer la sentence, s’exprimant ainsi au paragraphe 124 : « Or la nécessité de faire statuer par des juges indépendants sur l’opportunité d’ordonner la perpétuité réelle est tout à fait distincte de celle de faire réexaminer une telle peine à un stade ultérieur afin de vérifier qu’elle demeure justifiée par des motifs légitimes d’ordre pénologique. De plus, étant donné que le but déclaré de cet amendement législatif était d’exclure entièrement l’exécutif du processus décisionnel en matière de peines perpétuelles, il eût été plus logique, au lieu de le supprimer complètement, de prévoir que le réexamen au bout de vingt-cinq ans serait désormais conduit dans un cadre entièrement judiciaire plutôt que, comme auparavant, par l’exécutif sous le contrôle du juge. » Ainsi, s’il est clair que la Grande Chambre a admis que l’imposition par un juge d’une peine de perpétuité réelle pouvait constituer une juste sanction, elle a conclu qu’un système légal permettant un réexamen au cours de la peine doit être en place à la date du prononcé de celle-ci. Tout en souscrivant à la thèse défendue au nom de l’Attorney General selon laquelle la Cour de Strasbourg n’a pas dit que l’application d’une période punitive à perpétuité emportait en soi violation de l’article 3, nous souhaitons revenir brièvement sur les arguments qui ont été avancés à cet égard. À notre avis, l’article 3 de la loi sur les droits de l’homme ne saurait donner lieu à une interprétation restrictive de la législation dans le sens d’une interdiction de l’imposition de peines de perpétuité réelle. En effet, l’article 269 § 4 prévoit que si un tribunal est d’avis que la gravité de l’infraction, en elle-même ou combinée avec d’autres éléments, lui interdit d’envisager une libération anticipée du détenu, il doit ordonner que ces dispositions ne s’appliquent pas. Cela étant, l’article 6 § 2 de la loi sur les droits de l’homme permet au tribunal, en tant qu’autorité publique, de s’exonérer de son obligation d’agir d’une manière compatible avec la Convention. Le seul recours disponible devant les juridictions internes dans cette hypothèse serait une déclaration d’incompatibilité, c’est-à-dire le recours discrétionnaire prévu par l’article 4 de la loi sur les droits de l’homme dans les cas où une législation primaire est jugée incompatible avec la Convention. Pareil recours n’est pas disponible devant la Crown Court et n’empêcherait pas, quoi qu’il en soit, le système prévu par la loi de continuer à opérer. c) L’article 30 prévoit-il un régime de compressibilité des peines réellement conforme à l’article 3 de la Convention ? Dès lors, la question se pose de savoir si les dispositions de l’article 30 prévoient un régime compatible avec l’article 3, selon l’interprétation donnée par la Grande Chambre et l’hypothèse selon laquelle nous devons suivre cette interprétation lorsqu’il s’agit de nous acquitter de notre obligation en vertu de l’article 2 de la loi sur les droits de l’homme de prendre en compte la décision de la Cour de Strasbourg. Le Lord Chief Justice Phillips, en prononçant l’arrêt de notre cour dans l’affaire R. v. Bieber, a conclu que ce régime était compatible et que les peines de perpétuité réelle étaient compressibles, eu égard au pouvoir que l’article 30 de la loi de 1997 confère au ministre. Il s’est exprimé ainsi au paragraphe 48 de l’arrêt : « Aujourd’hui, le ministre fait usage de ce pouvoir avec parcimonie, par exemple lorsque le détenu est atteint d’une maladie en phase terminale, lorsqu’il est grabataire ou lorsqu’il se trouve dans un état d’invalidité comparable. Toutefois, si la situation est telle que le maintien en détention d’un détenu est assimilable à un traitement inhumain ou dégradant, aucune raison ne s’oppose selon nous à ce que, compte tenu en particulier de l’obligation de respecter la Convention, le ministre libère l’intéressé comme la loi lui en donne le pouvoir. » Ce principe a été réaffirmé dans l’arrêt rendu par cette cour en l’affaire R. v. Oakes (§ 15). Tout en admettant que l’interprétation de l’article 30 de la loi de 1997, telle qu’exposée dans l’affaire R. v. Bieber, serait, en principe, conforme à l’arrêt Kafkaris, la Grande Chambre s’est dite préoccupée par le fait que la loi puisse ne pas présenter une certitude suffisante. Elle a ajouté aux paragraphes 126–127 de l’arrêt Vinter : « (...) Or il demeure que, malgré l’arrêt rendu par la Cour d’appel dans l’affaire Bieber, le ministre n’a pas modifié la teneur de la politique restrictive expressément énoncée par lui quant aux situations où il entend exercer le pouvoir que lui confère l’article 30. Nonobstant la lecture donnée de cette disposition par la Cour d’appel, l’ordonnance de l’administration pénitentiaire reste en vigueur et elle prévoit que l’élargissement ne sera ordonné que dans certains cas, qui sont énumérés de manière exhaustive et non pas cités à titre d’exemples (...) Ce sont là des conditions extrêmement restrictives. À supposer même qu’un détenu condamné à la perpétuité réelle puisse les remplir, la Cour estime que la chambre a eu raison de douter que la mise en liberté pour motifs d’humanité pouvant être accordée aux personnes atteintes d’une maladie mortelle en phase terminale ou d’un grave handicap physique puisse être considérée comme une véritable libération si elle se résume à permettre à l’intéressé de mourir chez lui ou dans un hospice plutôt qu’entre les murs d’une prison. De fait, aux yeux de la Cour, pareille mise en liberté pour motifs d’humanité ne correspond pas à ce que recouvre l’expression « perspective d’élargissement » employée dans l’arrêt Kafkaris (précité). En soi, les dispositions de l’ordonnance en question ne seraient pas conformes à cet arrêt et ne suffiraient donc pas à satisfaire aux exigences de l’article 3. » La Grande Chambre en a déduit que, eu égard au manque de clarté du droit national, l’article 30 de la loi de 1997 ne constituait pas une voie de droit appropriée et adéquate pouvant être exercée par un délinquant qui chercherait à démontrer que son maintien en détention ne se justifie plus. Elle est parvenue à la conclusion suivante au paragraphe 129 de l’arrêt Vinter : « Aujourd’hui, nul ne peut dire si, saisi d’une demande de libération formulée au titre de l’article 30 par un détenu purgeant une peine de perpétuité réelle, le ministre suivrait sa politique restrictive actuelle, telle qu’énoncée dans l’ordonnance de l’administration pénitentiaire, ou s’il s’affranchirait du libellé apparemment exhaustif de ce texte en appliquant le critère de respect de l’article 3 énoncé dans l’arrêt Bieber. Certes, tout refus de libération opposé par le ministre serait attaquable par la voie du contrôle juridictionnel et l’état du droit pourrait très bien être clarifié dans le cadre d’une telle procédure, par exemple par l’abrogation et le remplacement de l’ordonnance par le ministre ou par son annulation par le juge. Toujours est-il que ces éventualités ne suffisent pas à pallier le manque de clarté qui existe actuellement quant à l’état du droit national régissant les possibilités exceptionnelles d’élargissement des détenus condamnés à la perpétuité réelle. » Nous ne pouvons souscrire à cette conclusion. À notre sens, le droit applicable en Angleterre et au pays de Galles est clair concernant les « possibilités exceptionnelles d’élargissement des détenus condamnés à la perpétuité réelle ». Ainsi qu’il ressort de l’affaire R. v. Bieber, le ministre est tenu d’exercer d’une manière compatible avec les principes du droit administratif national et avec l’article 3 le pouvoir que l’article 30 de la loi de 1997 lui confère. Il nous semble que la Grande Chambre a attaché une grande importance au fait que la politique exposée dans le manuel sur les peines de durée indéterminée n’a pas été révisée. Or, cela est à notre avis sans conséquence du point de vue du droit. Il convient donc que nous précisions quel est l’état du droit positif en Angleterre et au pays de Galles. Premièrement, le pouvoir de réexamen en vertu de l’article 30 entre en jeu en présence de circonstances exceptionnelles. Le délinquant condamné à une peine de perpétuité réelle doit donc démontrer au ministre que, si cette peine constituait une juste sanction au moment où elle a été infligée, des circonstances exceptionnelles sont survenues depuis lors. Il n’est pas nécessaire de préciser quelles sont ces circonstances ou les critères spécifiques ; l’expression « circonstances exceptionnelles » est en soi suffisamment certaine. Deuxièmement, le ministre doit alors examiner si pareilles circonstances exceptionnelles justifient la libération du détenu pour des motifs d’humanité. La politique exposée dans le manuel sur les peines de durée indéterminée est extrêmement restrictive et elle indique explicitement qu’il s’agit de circonscrire les questions devant être examinées par le ministre. Or le manuel ne peut restreindre l’obligation pour le ministre de considérer toutes les circonstances pertinentes pour une libération pour motifs humanitaires. Le ministre ne peut limiter son pouvoir discrétionnaire en prenant en compte seulement les questions exposées dans le manuel sur les peines de durée indéterminée. Dans les passages de notre décision dans l’affaire Hindley, que nous avons évoqués au paragraphe 7, l’obligation pour le ministre a été précisée ; de même, les dispositions de l’article 30 de la loi de 1997 exigent que le ministre prenne en compte toutes les circonstances exceptionnelles pertinentes pour la libération du détenu pour motifs d’humanité. Troisièmement, l’expression « motifs d’humanité » doit être interprétée, ainsi que cette cour l’a précisé dans l’affaire R. v. Bieber, d’une manière compatible avec l’article 3. Ces motifs ne se limitent pas à ceux qui sont exposés dans le manuel sur les peines de durée indéterminée. Cette expression a une acception large pouvant être précisée au cas par cas, comme cela se passe dans le cadre de la common law, Quatrièmement, la décision du ministre doit être motivée au regard des circonstances de chaque affaire et elle est soumise à un examen par la voie d’un contrôle juridictionnel. À notre sens, le droit anglais et gallois offre donc à tout délinquant « l’espoir » ou la « possibilité » d’une libération en cas de circonstances exceptionnelles qui enlèvent tout caractère justifiable à la juste sanction initialement imposée. Il est parfaitement conforme à l’état de droit de considérer pareilles demandes sur une base individuelle à la lumière du critère selon lequel les circonstances ont évolué d’une manière si exceptionnelle que la sanction initiale, qui se justifiait au moment de son infliction, perd toute raison d’être. Il nous paraît difficile de préciser à l’avance ce que pareilles circonstances peuvent recouvrir, dès lors que l’atrocité du crime initial appelait justement une peine d’emprisonnement à vie. Mais les circonstances peuvent évoluer, et elles évoluent, dans des cas exceptionnels. L’interprétation de l’article 30 que nous avons exposée prévoit cette possibilité et donne donc à chaque détenu condamné à la perpétuité la possibilité d’une libération exceptionnelle. Conclusion Les juges doivent donc continuer à appliquer le régime prévu par la loi de 2003 [sur la justice pénale] et, dans des cas exceptionnels, probablement rares, prononcer des peines de perpétuité réelle conformément à l’annexe 21 à cette loi. Bien que Me Eadie QC, le représentant du ministre, nous ait fait observer que de nombreuses années pouvaient s’écouler avant qu’il soit possible de soumettre des demandes en vertu de l’article 30 et que les trois requérants dans l’affaire Vinter (MM. Vinter, Bamber et Moore) n’aient pas soutenu que leur maintien en détention ne se justifiait par aucun motif d’ordre pénologique, nous n’excluons pas la possibilité que pareilles demandes surviennent bien avant. Elles seront traitées conformément aux principes juridiques que nous avons définis. » III. TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS La Cour renvoie aux éléments mentionnés dans l’arrêt Vinter et autres (précité, §§ 5981), en particulier à l’un des textes du Conseil de l’Europe qui y sont cités, à savoir la Recommandation Rec(2003)22 du Comité des Ministres aux États membres concernant la libération conditionnelle, dont les passages pertinents se lisent ainsi : « Système de libération discrétionnaire La période minimale que les détenus doivent purger avant de pouvoir prétendre à la libération conditionnelle devrait être définie en conformité avec la loi. Les autorités compétentes devraient engager la procédure nécessaire pour que la décision concernant la libération conditionnelle puisse être rendue dès que le détenu a purgé la période minimale requise. Les critères que les détenus doivent remplir pour pouvoir bénéficier de la libération conditionnelle devraient être clairs et explicites. Ils devraient également être réalistes en ce sens qu’ils devraient tenir compte de la personnalité des détenus, de leur situation socio-économique et de l’existence de programmes de réinsertion. (...) Les critères d’octroi de la libération conditionnelle devraient être appliqués de telle sorte que celle-ci puisse être accordée à tous les détenus dont on considère qu’ils remplissent le niveau minimal de garanties pour devenir des citoyens respectueux des lois. Il devrait incomber aux autorités de démontrer qu’un détenu n’a pas rempli les critères. Si l’instance de décision rend une décision négative, elle devrait fixer une date en vue du réexamen de la question. En toute hypothèse, les détenus devraient pouvoir saisir une nouvelle fois l’instance de décision dès l’apparition d’une amélioration notable de leur situation. (...) VIII. Garanties procédurales Les décisions relatives à l’octroi, au report ou à la révocation de la libération conditionnelle, ainsi qu’à l’imposition ou la modification des conditions et des mesures qui lui sont associées, devraient être prises par des autorités établies par disposition légale et selon des procédures entourées des garanties suivantes: a) les condamnés devraient avoir le droit d’être entendus en personne et de se faire assister comme le prévoit la loi ; b) l’instance de décision devrait accorder une attention soutenue à tout élément, y compris à toute déclaration, présenté par les condamnés à l’appui de leur demande ; c) les condamnés devraient avoir un accès adéquat à leur dossier ; d) les décisions devraient indiquer les motifs qui les sous-tendent et être notifiées par écrit. Les condamnés devraient pouvoir introduire un recours auprès d’une instance de décision supérieure indépendante et impartiale, établie par disposition légale contre le fond de la décision ou le non-respect des garanties procédurales. » La Cour renvoie également aux Règles pénitentiaires européennes de 2006, en particulier à la règle 30.3, ainsi libellée : « Tout détenu doit être informé des procédures judiciaires auxquelles il est partie et, en cas de condamnation, de la durée de sa peine et de ses possibilités de libération anticipée. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1953 et réside à Budapest. Il occupait un emploi de policier lorsque, ayant atteint un âge auquel il était en droit de le faire, il partit en retraite anticipée et commença à percevoir une « pension de service » (szolgálati nyugdíj) à compter du 1er janvier 2000, date à laquelle il avait près de 47 ans. Le requérant continua toutefois de travailler : il fut salarié dans le secteur privé de 2000 à 2012, puis, du 1er juillet 2012 au 31 mars 2015, il occupa en qualité de fonctionnaire le poste de chef du service de l’entretien de la voirie au sein de l’administration municipale du XIIIe arrondissement de Budapest. Il s’acquitta des cotisations obligatoires au régime de retraite public depuis le jour où il prit son emploi (le 1er août 1973) jusqu’au 31 mars 2015. Le 28 novembre 2011, le Parlement adopta la loi no CLXVII, qui entra en vigueur le 1er janvier 2012. En application de l’article 5 § 1 de cette loi, la pension de service telle que celle que recevait le requérant fut convertie en une « allocation de service » (szolgálati járandóság) pour les personnes nées en 1955 ou après. L’article 3 § 2 b) de cette même loi prévoyait que, pour les bénéficiaires d’une pension de service qui étaient nés en 1954 ou avant, comme le requérant, cette pension serait convertie en pension de retraite. Le 1er janvier 2013, une modification de la loi no LXXXI de 1997 relative aux pensions de la sécurité sociale (la « loi de 1997 sur les pensions ») entra en vigueur. Cette modification suspendait à compter du 1er juillet 2013 le versement des pensions de retraite qui étaient servies aux personnes occupant un emploi dans certaines parties de la fonction publique, et cette suspension valait pour toute la période pendant laquelle les intéressés restaient en activité (voir également les paragraphes 23 à 28 ci-dessous). Aucune restriction analogue ne fut mise en place pour les titulaires d’une pension de retraite ayant un emploi dans le secteur privé. Le 18 février 2013, l’administration nationale des pensions (Országos Nyugdíjbiztosítási Főigazgatóság) envoya une lettre au requérant, considéré en sa qualité de bénéficiaire d’une pension de retraite, pour l’informer de l’adoption de la version modifiée de la loi et l’inviter à déclarer s’il occupait dans la fonction publique un emploi relevant de l’une des catégories concernées par la modification entrée en vigueur le 1er janvier 2013. Dans une lettre datée du 29 avril 2013, le requérant informa l’administration nationale des pensions de sa situation au regard de l’emploi. Ensuite, le 2 juillet 2013, l’administration nationale des pensions fit savoir au requérant que le versement de sa pension de retraite était suspendu à compter du 1er juillet 2013. À cette date, sa pension se montait à 162 260 forints hongrois (HUF – environ 550 euros (EUR) à l’époque) par mois. Le 15 juillet 2013, le requérant forma devant l’administration nationale des pensions (paragraphe 21 ci-dessous) un recours administratif contre la suspension du versement de sa pension, arguant que sa pension constituait un droit acquis et qu’il était victime d’une discrimination puisque des retraités travaillant dans le secteur privé continuaient de percevoir leur pension. Le 23 juillet 2013, l’administration nationale des pensions sollicita des informations supplémentaires auprès du requérant. Celui-ci compléta son recours le 1er août 2013, se référant entre autres à une requête déposée par le médiateur en mai 2013 auprès de la Cour constitutionnelle (AJB726/2013). Dans cette requête, le médiateur exposait les doléances qui lui avaient été adressées concernant la modification de la loi de 1997 sur les pensions et soulevait la question de la différence de traitement entre les retraités employés dans la fonction publique, d’une part, et les retraités travaillant dans le secteur privé, d’autre part. À la connaissance de la Cour, la procédure est toujours pendante devant la Cour constitutionnelle. Le 27 septembre 2013, l’administration nationale des pensions mit un terme à la procédure de recours engagée par le requérant, estimant que celui-ci ne lui avait pas fourni les informations qui lui avaient été demandées le 23 juillet 2013. Le requérant cessa de travailler au sein de l’administration municipale du XIIIe arrondissement de Budapest le 31 mars 2015. Le 24 avril 2015, l’autorité compétente décida que le versement de sa pension de retraite devait reprendre. Sa pension fut portée à 177 705 HUF (environ 585 EUR à l’époque). II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS La Loi fondamentale de la Hongrie dispose notamment que : Article XII « 1) Toute personne a le droit de choisir librement son emploi et sa profession et de se lancer dans des activités entrepreneuriales. Chacun est tenu, en fonction de ses capacités et de ses possibilités, de contribuer par son travail à l’enrichissement de la collectivité. 2) La Hongrie s’efforce de mettre en place les conditions permettant à toute personne apte au travail et souhaitant travailler de pouvoir le faire. » À l’époque des faits, l’emploi des fonctionnaires (közalkalmazott) était régi par la loi no XXXIII de 1992 sur le statut juridique des fonctionnaires ; les relations de travail des agents publics (köztisztviselő), des agents de l’administration centrale (kormánytisztviselő), des agents chargés de l’administration des services publics (közszolgálati ügykezelő) et, pour certains aspects, des hauts fonctionnaires d’État (állami vezető) étaient régies par la loi no CXCIX de 2011 sur les fonctionnaires. Les relations de travail dans le secteur privé relevaient de la loi no I de 2012 sur le code du travail. En Hongrie, le régime de retraite obligatoire de la sécurité sociale est de type contributif. Les titulaires d’un emploi (dans le secteur public ou dans le secteur privé) versent à ce régime un certain pourcentage – 10 % en 2013 – du revenu mensuel qu’ils tirent de leur travail. De plus, les employeurs, les entrepreneurs privés et les producteurs du secteur primaire s’acquittent d’un impôt de contribution sociale qui correspond à 27 % du montant des salaires versés et qui est destiné, en totalité ou en partie (la décision est prise périodiquement en fonction de la situation financière) à alimenter le régime de retraite de la sécurité sociale et à en assurer la pérennité. La caisse de retraite (Nyugdíjbiztosítási Alap) ainsi financée correspond à un poste dans le budget de l’État. L’administration nationale des pensions, qui est un organisme public, puise dans cette caisse pour payer les pensions. Lorsque les dépenses de la caisse sont supérieures à ses recettes, l’État mobilise les ressources nécessaires sur le budget central. La durée de service correspond au cumul des périodes pendant lesquelles une personne a cotisé au régime de retraite. Le montant de la pension servie par le régime, qui n’est pas soumis à l’impôt, dépend de la durée de service et de la proportion de la rémunération qui était assujettie aux cotisations obligatoires. Ces dernières années, le pays a adopté un certain nombre de mesures en vue de mettre un terme à la perception simultanée d’une pension publique et d’un salaire financé sur le budget de l’État ou de faire reculer le nombre de personnes bénéficiant de ce double versement. En premier lieu, le 29 décembre 2012 fut publié le décret no 1700/2012 relatif aux principes régissant la politique des retraites dans la fonction publique. Ce décret interdisait à l’administration centrale d’employer des personnes qui avaient droit à une pension de retraite et précisait que les postes vacants ne pouvaient être pourvus par des titulaires d’une pension de retraite que dans des cas exceptionnels. En deuxième lieu, la loi de 1997 sur les pensions fut modifiée le 1er janvier 2013 afin d’interdire le versement simultané à une même personne d’une rémunération financée sur le budget de l’État et d’une pension de retraite ou de retraite anticipée. Cette modification s’appliquait entre autres aux retraités occupant un emploi au sein des collectivités locales. Étaient toutefois épargnées par la suspension du versement des pensions de retraite un certain nombre de catégories d’agents publics comme les parlementaires, les maires, les juges et les procureurs en congé administratif, ainsi que les personnes titulaires dans le secteur public d’un emploi régi par le code du travail et qui exécutaient des tâches qui n’étaient pas liées à l’exercice de la puissance publique. Les articles 83/C et 102/I de la loi de 1997 sur les pensions telle que modifiée le 1er janvier 2013 contiennent les dispositions suivantes : Article 83/C « 1) Le versement d’une pension de retraite est suspendu (...) si le retraité concerné occupe un emploi de fonctionnaire, d’agent de l’administration centrale, de haut fonctionnaire d’État, d’agent public, d’agent chargé de l’administration des services publics, de juge, d’auxiliaire de justice, d’auxiliaire du parquet, de professionnel des forces armées ou de militaire de carrière ou contractuel servant dans les forces de défense hongroises. (...) 3) Pendant la période où le versement de la pension de retraite est suspendu, l’intéressé demeure considéré comme retraité. 4) Le versement de la pension de retraite peut se poursuivre à la demande du bénéficiaire si celui-ci peut prouver qu’il a cessé d’occuper l’emploi relevant du paragraphe 1) ci-dessus. (...) » Article 102/I « 1) Les bénéficiaires d’une pension de retraite qui occupent au 1er janvier 2013 un emploi relevant de l’une des catégories énumérées à l’article 83/C(1) ont jusqu’au 30 avril 2013 pour en informer la caisse de retraite. 2) Les personnes occupant au 1er janvier 2013 un emploi relevant de l’une des catégories énumérées à l’article 83/C(1) verront leur pension de retraite suspendue à compter du 1er juillet 2013 si elles occupent encore ledit emploi à cette date. » Les explications apportées par le législateur concernant l’article 83/C renferment le passage suivant : « Cette modification interdit le versement d’une double rémunération aux personnes occupant un emploi de fonctionnaire, d’agent de l’administration centrale, de haut fonctionnaire d’État, d’agent public, d’agent chargé de l’administration des services publics, de juge, d’auxiliaire de justice ou d’auxiliaire du parquet, de professionnel des forces armées ou de militaire de carrière ou contractuel servant dans les forces de défense hongroises. Les intéressés ne percevront donc pas de pension de retraite (...) en plus de leur rémunération, et la caisse de retraite doit par conséquent suspendre le versement de ladite pension pendant toute la période durant laquelle ils occuperont l’emploi visé. » La décision de suspendre le versement des pensions en application de l’article 83/C(1) ne tient aucun compte du montant du salaire perçu par les intéressés. Les bénéficiaires d’une pension de retraite servie dans le cadre du régime de retraite obligatoire de la sécurité sociale qui occupent également un emploi cotisent au régime de la même manière que les autres titulaires d’un emploi (paragraphe 21 ci-dessus). Ils peuvent prétendre à une augmentation annuelle de leur pension mensuelle d’un montant correspondant à 0,5 % du douzième du revenu qu’ils tirent de leur travail pendant une année calendaire. Dans les cas où le versement de la pension a été suspendu en application de l’article 83/C(1) de la loi de 1997 sur les pensions, le paiement de ces augmentations annuelles est également suspendu. Dès lors que le versement de la pension reprend, les augmentations annuelles viennent s’ajouter au montant de la pension qui était perçue avant la suspension. D’après les données communiquées par le Gouvernement, on dénombrait 2 007 426 bénéficiaires d’une pension de retraite au 1er juillet 2013. Durant l’année 2013, les effectifs concernés par la suspension du versement de la pension de retraite en vertu de l’article 83/C(1) de la loi de 1997 sur les pensions n’ont jamais été supérieurs à 5 288 personnes. Le nombre de personnes concernées n’a à aucun moment dépassé 4 545 en 2014, 4 212 en 2015 et 3 945 sur la période comprise entre janvier et août 2016. De mars 2013 à août 2016, une somme de 30 602 215 675 HUF (environ 98 millions d’euros à cette dernière date) a ainsi pu être économisée grâce à la modification de la loi de 1997 sur les pensions. Cependant, les agents du secteur public de la santé dont le versement de la pension a été suspendu en application de l’article 83/C(1) de la loi sur les pensions (3 169 personnes ont été dans ce cas entre juillet 2013 et août 2016) ont reçu de la part de la caisse nationale d’assurance maladie une compensation mensuelle correspondant au montant de leur pension. De juillet 2013 à août 2016, cette compensation a représenté 25 190 700 000 HUF (soit environ 81 millions d’euros à cette dernière date), ce qui a réduit le total des économies réalisées sur le budget de l’État pour le ramener à 5 411 515 675 HUF (environ 17 millions d’euros en août 2016). La loi no CLXXVIII de 2012 portant modification de certaines lois liées à la fiscalité, entrée en vigueur en janvier 2013, a modifié la loi de 1997 sur les pensions. Elle a supprimé le plafond qui s’appliquait jusque-là aux cotisations obligatoires au régime de retraite afin d’augmenter les recettes de la caisse de retraite. En 2000, en Hongrie, dans le cadre du régime général, l’âge légal de départ à la retraite était de 62 ans pour les hommes ; les hommes qui avaient atteint cet âge et qui totalisaient au moins vingt années complètes d’activité étaient en droit de percevoir une pension. Par la suite, l’âge légal de départ à la retraite a progressivement été porté à 63 ans pour les hommes comme pour les femmes nés en 1953. La loi avait instauré divers dispositifs de retraite anticipée dans le secteur public (y compris pour les forces armées, auxquelles appartient la police en Hongrie) ainsi que dans le secteur privé, et au fil des années, un grand nombre de personnes ont choisi de profiter de ces dispositifs. À compter du 1er janvier 2012, l’entrée en vigueur de la loi no CLXVII a supprimé la possibilité pour ces dispositifs d’admettre de nouveaux bénéficiaires (voir également le paragraphe 12 ci-dessus). III. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ La Cour a procédé à une étude comparative de la législation de 36 États membres du Conseil de l’Europe. A. Possibilité de percevoir simultanément une pension publique et un salaire Dans la quasi-totalité des 36 États étudiés, il est d’une manière ou d’une autre possible pour une même personne de percevoir à la fois une pension publique et un salaire. Seule l’ex-République yougoslave de Macédoine suspend le versement de la pension publique, sans exception, lorsque l’intéressé continue de travailler et de percevoir un salaire. Cependant, dans la grande majorité des États, une forme de minoration ou de suspension de la pension s’applique dans divers types de situations qui peuvent globalement se ranger dans les catégories suivantes. Bénéficiaires d’une pension de retraite anticipée Dans de nombreux États, la législation opère une distinction entre les personnes qui partent à la retraite de manière anticipée et celles qui prennent leur retraite à l’âge légal (habituellement compris entre 60 et 65 ans). Ainsi, en Andorre, en Croatie, en Estonie, en Lettonie, en République tchèque, en Roumanie et en Slovaquie, le versement de la pension publique est suspendu si le retraité continue de travailler alors qu’il est parti à la retraite avant d’atteindre l’âge légal. Au Portugal, pareille suspension s’applique pendant trois ans si l’intéressé continue de travailler au sein de la même société ou du même groupe de sociétés. Par ailleurs, dans certains États tels que l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, le Luxembourg, la Pologne et la Suède, la pension de retraite anticipée n’est minorée ou suspendue que si le salaire perçu atteint un certain seuil. En Islande, pareille minoration s’applique non seulement aux pensions de retraite anticipée, mais également à toutes les formes de pension. En Finlande, lorsqu’une personne continue de travailler après son départ en retraite anticipée, cela n’a aucune incidence sur sa pension. Retraités qui continuent de travailler dans le secteur public Dans certains des États étudiés, le versement de la pension est suspendu dans le cas des retraités qui continuent de travailler dans le secteur public, alors que pareille disposition n’existe pas pour les retraités travaillant dans le secteur privé (voir également les paragraphes 38 à 43 cidessous). Bénéficiaires d’une pension d’incapacité ou d’invalidité On relève des différences dans la manière dont les États étudiés règlementent le cumul d’un salaire et d’une pension d’incapacité ou d’invalidité. Dans certains États comme l’Autriche, des minorations s’appliquent si le montant cumulé de la pension et du salaire dépasse un certain seuil. En Croatie et en Italie, il n’est pas possible de cumuler une pension et un salaire. En revanche, en Ukraine, pour les personnes invalides, le versement des pensions n’est pas suspendu. Enfin, le cumul est également possible en Roumanie pour les personnes présentant une invalidité du troisième degré et pour les aveugles. B. Différences de traitement entre les titulaires d’un emploi dans le secteur privé et les agents du secteur public s’agissant de la minoration ou de la suspension de la pension Comme indiqué plus haut (paragraphe 36), certains États cessent de verser une pension publique aux retraités qui continuent de travailler dans le secteur public, alors que ceux qui continuent de travailler dans le secteur privé peuvent conserver le bénéfice de leur pension intégrale. Ainsi, en Andorre, la pension de retraite d’un fonctionnaire est suspendue si l’intéressé continue de travailler en qualité de fonctionnaire ou d’agent de l’administration publique. En Géorgie, une suspension de la pension s’applique à toutes les catégories d’emplois du secteur public. Au Portugal, un retraité qui continue de travailler dans le secteur privé peut percevoir dans le même temps une pension de l’État alors que les retraités qui continuent de travailler dans le secteur public verront le versement de leur pension suspendu. En Espagne, en Turquie et en Ukraine, les travailleurs indépendants peuvent cumuler pension et revenus du travail (jusqu’à un certain niveau), mais ce n’est pas le cas de la plupart des agents du secteur public. En Azerbaïdjan, un cumul est possible sans être assorti d’une minoration ou d’une suspension de la pension publique. Certaines catégories d’agents du secteur public, dont les fonctionnaires, sont en droit de percevoir des compléments de pension, qui représentent un certain pourcentage du salaire moyen pendant la période d’activité. Ces compléments seront toutefois minorés, voire suspendus, dans certaines situations. Cependant, ils ne sont ni minorés ni suspendus si l’intéressé continue de travailler dans le secteur privé. Il en va de même dans le cas d’une forme particulière de pension servie aux agents du service public au Danemark. Le paiement de cette pension est suspendu si le retraité conserve un emploi de fonctionnaire, mais pas s’il prend un emploi dans le secteur privé. En Italie, si le montant total des sommes perçues par les agents du secteur public (pension de retraite incluse) dépasse un certain seuil (assez élevé), le salaire des intéressés est minoré de manière à ramener le total au niveau de ce seuil, tandis que le montant de la pension reste inchangé. En Autriche, inversement, les fonctionnaires, mais pas les salariés du secteur privé, sont exemptés de la minoration appliquée aux pensions. Néanmoins, concernant la minoration de la pension ou la suspension de son versement, une majorité d’États étudiés n’opèrent pas de distinction entre secteur public et secteur privé.
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE Le requérant est né en 1990 et réside à Jaffna (Sri-Lanka). Le requérant arriva en Belgique le 7 octobre 2009. Il introduisit une première demande d’asile et fit état aux autorités belges de tortures subies au SriLanka en raison de son appartenance à la minorité tamoule. Le 26 septembre 2010, le requérant fut placé sous mandat d’arrêt du chef d’attentat à la pudeur commis avec violences ou menaces sur la personne d’une mineure de moins de seize ans. Il fut incarcéré à la prison d’Ypres. Le 9 décembre 2010, le Commissaire général aux réfugiés et apatrides (« CGRA ») rejeta la demande d’asile. Le 2 février 2011, un ordre de quitter le territoire lui fut notifié. Le 13 janvier 2011, le tribunal de première instance d’Ypres condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de 18 mois, dont un an avec sursis. Le 8 février 2011, le requérant fut libéré de prison. Entre le 11 février 2011 et le 26 mars 2014, le requérant introduisit cinq nouvelles demandes d’asile qui firent toutes l’objet de décisions de non prise en considération par le CGRA. L’instance d’asile considérait que le requérant ne courrait aucun risque réel de traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Plusieurs ordres de quitter le territoire valables chacun sept jours lui furent délivrés par l’Office des étrangers (« OE ») auxquels il ne donna pas suite. Entre-temps, le requérant s’étant rendu en France, puis en Suisse pour y demander l’asile, le 1er août et le 26 novembre 2013 respectivement, à la demande des autorités françaises et suisses, la Belgique se déclara responsable pour l’examen de ces demandes en application du règlement Dublin. Lors de son séjour en Suisse, le requérant fut diagnostiqué comme souffrant de schizophrénie et d’un kyste arachnoïdien dans le cerveau. A. Première mesure de rétention Suite à un contrôle administratif de la police d’Anvers, le 14 octobre 2014, le requérant se vit notifier, sur pied de l’article 74/11, § 1, 4o de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers (« la loi sur les étrangers »), une interdiction d’entrée sur le territoire belge de six ans au motif qu’il constituait une menace grave pour l’ordre public. La décision de l’Office des étrangers (« OE ») se référait à la condamnation précitée du requérant, à des procèsverbaux dressés entre 2012 et 2014 pour agression, vol à l’étalage, contacts avec des mineurs d’âge, etc. ainsi qu’aux ordres de quitter le territoire précédents auxquels le requérant n’avait pas donné suite. Le 19 octobre 2014, le requérant fut placé au centre fermé pour illégaux de Vottem et reçut un ordre de quitter le territoire (articles 7 alinéa 1o, 3o et 12o, et 74/14, § 3, 3o et 4o de la loi sur les étrangers), de reconduite à la frontière (article 7 alinéa 2 de la loi sur les étrangers) et de maintien dans un lieu déterminé en vue de son éloignement (article 7 alinéa 3 de la loi sur les étrangers). Les motifs de la privation de liberté résidaient dans les refus systématiquement opposés par le requérant à quitter le territoire et donc le risque qu’il se soustraie encore une fois. Le 14 novembre 2014, le requérant introduisit un recours visant l’annulation de la décision d’interdiction d’entrée sur le territoire du 14 octobre 2014 devant le Conseil du contentieux des étrangers (« CCE »). Le 18 novembre 2014, il saisit le CCE d’un recours en suspension et annulation de l’ordre de quitter le territoire du 19 octobre 2014. Les recours, motivés dans des termes similaires, reprochaient à l’OE de ne pas avoir examiné les risques encourus au regard de l’article 3 de la Convention, tant liés à sa situation de santé qu’au risque de persécutions au Sri-Lanka. Le requérant tirait également un grief de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention du fait de l’absence d’un examen rigoureux et attentif de sa situation individuelle. Le 25 mai 2015, le CCE rejeta le recours considérant que l’examen de la nécessité alléguée d’un suivi psychiatrique et l’absence de traitement adéquat au Sri-Lanka étaient étrangers à la mesure contestée. De même, la mesure ne comportant pas d’ordre de quitter le territoire immédiatement, le CCE souligna qu’il n’y avait pas lieu de s’interroger sur la violation alléguée de l’article 3 pour d’autres motifs. B. Deuxième mesure de rétention Entre-temps, le 4 novembre 2014, le requérant introduisit une septième demande d’asile qu’il compléta avec de nouvelles informations les 2 février, 25 août et 1er octobre 2015. Le 7 novembre 2014, il se vit notifier une nouvelle décision de maintien dans un lieu déterminé au motif qu’une demande d’asile était pendante et qu’il représentait un danger pour l’ordre public (article 74/6, § 1erbis, 9o de la loi sur les étrangers). Le 11 novembre 2014, il transmit des informations relatives à son activisme en Belgique pour la défense de la cause tamoule. Le 19 novembre 2014 sa demande d’asile fut prise en considération et le 25 novembre 2014 il fut entendu par le CGRA. Des contacts furent établis en octobre et novembre 2014 par l’OE avec l’ambassade du Sri-Lanka à Bruxelles afin que des documents de voyage soient délivrés. Durant son séjour au centre fermé de Vottem qui dura jusqu’en août 2015 (voir paragraphe 28, ci-dessous), le requérant rencontra un psychiatre à une dizaine de reprises en raison de ses antécédents d’actes de délinquance sexuelle. Il fut encadré par des éducateurs et un traitement médicamenteux antipsychotique lui fut prescrit qui lui permit de stabiliser son état et de participer à des activités du centre. C. Troisième mesure de rétention Le 6 janvier 2015, un arrêté ministériel de mise à disposition provisoire du Gouvernement fut adopté sur la base de l’article 54 § 2 (ancien), alinéa 2 de la loi sur les étrangers. Selon l’arrêté, il résultait de la condamnation du requérant qu’il existait : « ... des circonstances exceptionnellement graves, notamment la violence dont [le requérant] a fait preuve, qui justifient qu’il soit mis à la disposition du Gouvernement jusqu’à ce qu’une décision définitive soit prise sur sa demande de reconnaissance de la qualité de réfugié ; qu’une telle mesure est, en effet, nécessaire à la sauvegarde de l’ordre public et de la sécurité nationale. » À une date indéterminée, le CGRA fut sollicité de donner son avis sur les risques que comporterait un éventuel éloignement du requérant vers le SriLanka au regard la Convention de Genève de 1951 relative au statut de réfugié. Le 15 janvier 2015, le CGRA fit part de son avis. Il rappela dans un premier temps que, conformément aux dispositions de la loi sur les étrangers alors en vigueur, le requérant pouvait prétendre à la qualité de réfugié ou à la protection subsidiaire malgré le danger qu’il représentait pour l’ordre public. Le CGRA examina ensuite les déclarations du requérant lors de ses entretiens avec l’OE et le CGRA et les documents qu’il avait déposés, ainsi que des informations concernant la situation générale au SriLanka. Se référant à la participation avérée du requérant à une manifestation organisée par la diaspora tamoule qui s’était déroulée à Bruxelles à l’encontre du gouvernement en place, le CGRA conclut que la crainte de persécutions de la part des autorités sri-lankaises reposait sur des indices sérieux et qu’un éloignement forcé serait contraire au principe de nonrefoulement figurant dans la Convention de Genève précitée. Invoquant notamment une violation de l’article 5 de la Convention et se référant à l’affaire M.S. c. Belgique (no 50012/08, 31 janvier 2012), le requérant déposa, le 16 juin 2015, une première requête de remise en liberté. Le 30 juin 2015, la chambre du conseil du tribunal de première instance d’Anvers maintint la détention du requérant. La juridiction souligna que la mise à disposition du gouvernement valait jusqu’à ce qu’une décision concernant la demande d’asile fut prise. Elle estima que la mise à disposition était dûment motivée et justifiée au vu des circonstances exceptionnellement graves en l’espèce. Saisie en appel, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers souligna, dans un arrêt du 16 juillet 2015, que la mesure prise sur base de l’article 54 § 2 (ancien), alinéa 2, n’envisageait pas l’éloignement d’un étranger mais avait pour seul but de priver celui-ci de sa liberté lors de l’examen de sa demande d’asile. La juridiction confirma qu’elle n’était soumise à aucun délai et qu’elle pouvait être maintenue tant que nécessaire en raison, comme en l’espèce, de circonstances exceptionnellement graves. Quant à l’article 5 § 1 de la Convention, la juridiction souligna qu’il ne s’opposait pas à la détention d’un étranger pendant l’examen de sa demande d’asile étant donné qu’il permettait la détention d’un étranger pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire. Enfin, la chambre des mises en accusation estima que la référence à l’arrêt M.S. c. Belgique précité n’était pas pertinente vu qu’en l’espèce il ne s’agissait pas d’une procédure d’éloignement, mais d’une application de l’article 54 § 2 (ancien) de la loi sur les étrangers qui avait pour objectif d’autoriser la détention d’un étranger durant l’examen de sa demande d’asile. Le requérant introduisit un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la chambre des mises en accusation. Par un arrêt du 26 août 2015, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle confirma notamment que la mesure prévue par l’article 54 § 2 (ancien) de la loi sur les étrangers n’avait pas pour but ultime l’éloignement du territoire de l’étranger, mais tendait seulement à le priver de sa liberté durant l’examen de sa demande d’asile. Une telle détention constituait une détention pour empêcher l’étranger de pénétrer régulièrement dans le territoire, au sens de l’article 5 § 1 f) de la Convention, à laquelle était assimilée la détention de l’étranger qui était entré illégalement dans le pays et souhaitait y demeurer sans titre de séjour. Il ressort d’un rapport établi par un psychiatre indépendant le 7 juillet 2015 que le requérant refusait de poursuivre son traitement médicamenteux prescrit (voir paragraphe 19, ci-dessus) et que cela laissait craindre la réapparition d’un comportement dangereux. Courant août 2015, le requérant fut transféré au centre fermé pour illégaux 127bis de Steenokkerzeel où il resta jusqu’à son rapatriement (voir paragraphe 52, ci-dessous). Durant son séjour au centre fermé, le requérant rencontra un psychiatre à une dizaine de reprises. Le 7 septembre 2015, un médecin et un psychologue de Médecins du Monde établirent un rapport confirmant le diagnostic qui avait été posé en 2013 lors du séjour du requérant en Suisse (voir paragraphe 11, cidessus) et constatant la présence de lésions cicatricielles compatibles avec les tortures décrites par le requérant. Le 29 septembre et le 17 décembre 2015, invoquant les articles 3 et 5 § 1 de la Convention et se référant notamment à son état de santé mentale, le requérant introduisit une deuxième et une troisième requêtes de mise en liberté devant la chambre du conseil du tribunal de première instance d’Anvers. Ces requêtes furent rejetées, les 6 octobre et 28 décembre 2015 respectivement. Le requérant interjeta appel contre cette dernière décision. Entre-temps, le 29 octobre 2015, le CGRA prit sa décision en ce qui concerne la septième demande d’asile du requérant (voir paragraphe 16, cidessus). Eu égard à la gravité des faits ayant conduit à la condamnation du requérant et des nouveaux faits de troubles à l’ordre public constatés par la police en 2014 (voir paragraphe 12, ci-dessus), il considéra que celui-ci représentait un danger pour la société au sens des articles 52/4 alinéa 2 (nouveau) et 55/4 § 2 de la loi sur les étrangers et prit une décision de refus du statut de réfugié et d’exclusion du statut de protection subsidiaire. Le requérant introduisit un recours contre cette décision faisant notamment valoir, certificats médicaux à l’appui, qu’il ne constituait pas un tel danger car les faits de 2011 qui lui étaient reprochés étaient la conséquence de graves problèmes psychologiques dont il souffrait. Le 27 novembre 2015, le CCE rendit un arrêt annulant la décision du CGRA et renvoya l’affaire devant ce dernier en raison de l’absence de motivation sur la situation médicale du requérant dans l’appréciation de sa dangerosité. Le 10 décembre 2015, le CGRA confirma sa décision de refus de protection internationale considérant que l’existence de troubles psychologiques avérés ne changeait rien au fait que le requérant avait été considéré comme étant pénalement responsable des faits graves ayant mené à sa condamnation en 2011, et que ni la perspective ni l’impact d’un éventuel traitement médical ne présentait la moindre garantie qu’une récidive puisse être exclue. Du 29 décembre 2015 au 14 janvier 2016, le requérant séjourna dans un centre de psychiatrie à Gand. Pour les mêmes motifs que précédemment, le maintien en détention du requérant, ordonné par la chambre du conseil (ordonnance du 28 décembre 2015, paragraphe 30, ci-dessus), fut confirmé par la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers (arrêt du 12 janvier 2016). Cette dernière précisa en outre qu’aucune violation de l’article 3 de la Convention ne pouvait être constatée, eu égard au fait que le requérant faisait l’objet d’une prise en charge thérapeutique de ses problèmes psychiatriques. Le 28 janvier 2016, le requérant introduisit un pourvoi en cassation contre ce dernier arrêt. D’après les éléments figurant au dossier, le recours était encore pendant au moment où le requérant fut éloigné du territoire (voir paragraphe 52, ci-dessous). Par un arrêt du 28 janvier 2016, le CCE rejeta le recours introduit par le requérant contre la décision du CGRA du 10 décembre 2015. Il se fondait notamment sur le fait que la première demande d’asile du requérant n’avait pas été jugé crédible et que le requérant n’était en fait pas tellement reconnaissable sur les photos de la manifestation à Bruxelles. S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour, le CCE considéra en outre que le requérant n’avait pas établi l’existence d’un risque individuel de traitement lié à ses origines tamoules contraire à l’article 3 de la Convention en cas de retour au Sri-Lanka. D. Quatrième mesure de rétention À la suite de l’arrêt précité du CCE du 28 janvier 2016 confirmant le refus d’accorder la protection internationale au requérant (paragraphe 38, cidessus), un nouvel ordre de quitter le territoire et de maintien dans un lieu déterminé en vue de son éloignement lui fut délivré le 29 janvier 2016 (article 7 alinéa 3 de la loi sur les étrangers). Le requérant saisit le CCE d’une demande de suspension en extrême urgence de l’exécution de cet ordre. Par un arrêt du 4 février 2016, le CCE rejeta cette demande considérant que l’éventuelle suspension et annulation de l’ordre de quitter le territoire ne modifieraient en rien la situation du requérant dès lors que l’ordre de quitter le territoire du 19 octobre 2014 (voir paragraphe 12, ci-dessus) n’avait pas fait l’objet d’une demande de suspension par voie d’une demande de mesures provisoires en extrême urgence, et qu’il continuait donc d’exister. Le 5 février 2016, le requérant introduisit une demande de mesures provisoires d’extrême urgence dans le cadre de son recours contre l’ordre de quitter le territoire du 19 octobre 2014 (voir paragraphe 14, ci-dessus). Cette demande fut rejetée par le CCE par arrêt du 8 février 2016 au motif que l’éventuelle suspension de l’ordre de quitter le territoire du 19 octobre 2014 ne modifierait rien à la situation du requérant dès lors que la demande de suspension de l’ordre de quitter le territoire du 29 janvier 2016 avait été rejetée par l’arrêt du 4 février 2016, et que cet ordre était donc exécutoire. Entre-temps, le 5 février 2016, l’OE reprit contact avec les services consulaires du Sri-Lanka afin que des documents de voyage puissent être établis. Le 9 février 2016, le requérant saisit la Cour d’une demande de mesure provisoire en application de l’article 39 du règlement, que la Cour rejeta le 12 février 2016. Le 10 février 2016, le requérant introduisit un recours en annulation auprès du CCE contre l’ordre de quitter le territoire du 29 janvier 2016. Il reprochait à l’OE de ne pas avoir examiné les risques encourus au regard de l’article 3 de la Convention, tant liés à sa situation de santé qu’au risque de persécutions au Sri-Lanka du fait de ses activités passées et présentes au service de la cause tamoule. Le requérant tirait également un grief de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention du fait de l’absence d’un examen rigoureux et attentif de sa situation individuelle. Le 7 mars 2016, le requérant introduisit une demande de régularisation sur la base de l’article 9ter de la loi sur les étrangers. Il faisait valoir, attestations médicales à l’appui, que les soins dont il avait besoin n’étaient pas disponibles dans le nord du Sri-Lanka d’où il venait. Le 15 mars 2016, l’OE rejeta la demande au motif que le requérant était exclu du bénéfice de l’article 9ter de la loi étant donné la gravité des crimes pour lesquels il avait été condamné et le danger qu’il continuait de représenter pour la société. Le 16 mars 2016, le requérant introduisit une huitième demande d’asile sur la base de nouveaux documents, sur les risques encourus par les demandeurs d’asile ayant été activistes de la cause tamoule à l’étranger qui retournent au Sri-Lanka ainsi que sur les problèmes rencontrés par son père avec l’armée tamoule. Le 17 mars 2016, un nouvel ordre de quitter le territoire lui fut notifié assorti d’un placement en un lieu déterminé, afin de garantir son éloignement, dans l’attente de l’issue de l’examen de sa huitième demande d’asile introduite le 16 mars 2016. Le 23 mars 2016, le CGRA prit une décision de non prise en considération, estimant que les nouveaux éléments présentés par le requérant n’étaient pas de nature à augmenter ou à concrétiser la probabilité, déjà évaluée comme étant non crédible, qu’il puisse prétendre à la reconnaissance comme réfugié ou à la protection subsidiaire. Le 24 mars 2016, le Conseil d’État prit une décision de nonadmissibilité du pourvoi en cassation introduit par le requérant contre l’arrêt du CCE du 28 janvier 2016. Il considéra notamment que rien dans les certificats médicaux fournis ne démontrait que la mémoire cognitive du requérant avait été altérée au point de constituer une explication aux nombreuses contradictions relevées dans ses demandes d’asile successives. Le 26 mars 2016, le requérant fut averti oralement d’un vol prévu pour le lendemain. Prévenu le 27 mars 2016, le représentant du requérant introduisit une demande de suspension en extrême urgence contre l’ordre de quitter le territoire du 17 mars 2016. Constatant que la demande paraissait manifestement tardive, la juge de permanence fixa l’audience le 28 mars 2016. Le requérant fut rapatrié à destination de Singapour le 27 mars 2016 au soir. Il arriva à l’aéroport de Colombo (Sri-Lanka) le 30 mars 2016 où il fut retenu à la frontière pendant treize heures. À son retour à Jaffna, le requérant fut hospitalisé en raison de problèmes psychiatriques. Il est resté en contact avec son représentant. Le 28 mars 2016, le CCE rejeta la demande de suspension en extrême urgence, au motif que le requérant ne s’était pas présenté à l’audience du même jour. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Les principales dispositions de la loi sur les étrangers applicables en l’espèce sont les suivantes : Article 7 (tel qu’en vigueur jusqu’à sa modification par la loi du 24 février 2017) « Sans préjudice de dispositions plus favorables contenues dans un traité international, le ministre ou son délégué peut donner à l’étranger, qui n’est ni autorisé ni admis à séjourner plus de trois mois ou à s’établir dans le Royaume, un ordre de quitter le territoire dans un délai déterminé ou doit délivrer dans les cas visés au 1o, 2o, 5o, 11o ou 12o, un ordre de quitter le territoire dans un délai déterminé : 1o s’il demeure dans le Royaume sans être porteur des documents requis par l’article 2; 2o s’il demeure dans le Royaume au-delà du délai fixé conformément à l’article 6, ou ne peut apporter la preuve que ce délai n’est pas dépassé; 3o si, par son comportement, il est considéré comme pouvant compromettre l’ordre public ou la sécurité nationale; 4o s’il est considéré par le Ministre, après avis conforme de la Commission consultative des étrangers, comme pouvant compromettre les relations internationales de la Belgique ou d’un État partie à une convention internationale relative au franchissement des frontières extérieures, liant la Belgique; 5o s’il est signalé aux fins de non-admission conformément à l’article 3, 5o; 6o s’il ne dispose pas de moyens de subsistance suffisants, tant pour la durée du séjour envisagé que pour le retour dans le pays de provenance ou le transit vers un État tiers dans lequel son admission est garantie, et n’est pas en mesure d’acquérir légalement ces moyens; 7o s’il est atteint d’une des maladies ou infirmités énumérées à l’annexe de la présente loi; 8o s’il exerce une activité professionnelle indépendante ou en subordination sans être en possession de l’autorisation requise à cet effet; 9o si, en application des conventions ou des accords internationaux liant la Belgique, il est remis aux autorités belges par les autorités des États contractants en vue de son éloignement du territoire de ces États; 10o si, en application des conventions ou des accords internationaux liant la Belgique, il doit être remis par les autorités belges aux autorités des États contractants; 11o s’il a été renvoyé ou expulsé du Royaume depuis moins de dix ans, lorsque la mesure n’a pas été suspendue ou rapportée; 12o si l’étranger fait l’objet d’une interdiction d’entrée ni suspendue ni levée. Sous réserve de l’application des dispositions du Titre IIIquater, le ministre ou son délégué peut, dans les cas visés à l’article 74/14, § 3, reconduire l’étranger à la frontière. À moins que d’autres mesures suffisantes mais moins coercitives puissent être appliquées efficacement, l’étranger peut être maintenu à cette fin, pendant le temps strictement nécessaire à l’exécution de la mesure, en particulier lorsqu’il existe un risque de fuite ou lorsque l’étranger évite ou empêche la préparation du retour ou la procédure d’éloignement, et sans que la durée de maintien ne puisse dépasser deux mois. Le ministre ou son délégué peut, dans les mêmes cas, assigner à résidence l’étranger pendant le temps nécessaire à l’exécution de cette mesure. Le Ministre ou son délégué peut toutefois prolonger cette détention par période de deux mois, lorsque les démarches nécessaires en vue de l’éloignement de l’étranger ont été entreprises dans les sept jours ouvrables de la mise en détention de l’étranger, qu’elles sont poursuivies avec toute la diligence requise et qu’il subsiste toujours une possibilité d’éloigner effectivement l’étranger dans un délai raisonnable. Après une prolongation, la décision visée à l’alinéa précédent ne peut plus être prise que par le Ministre. Après cinq mois de détention, l’étranger doit être mis en liberté. » Article 52/4 ancien (tel qu’en vigueur jusqu’au 3 septembre 2015) « S’il existe à l’égard d’un étranger qui a introduit une demande d’asile conformément aux articles 50, 50bis, 50ter ou 51, de sérieuses raisons permettant de le considérer comme un danger pour l’ordre public ou la sécurité nationale, le Ministre peut, selon le cas, lui refuser l’accès au territoire ou décider qu’il ne peut pas ou ne peut plus y séjourner, ni s’y établir en cette qualité. Le ministre prend l’avis du Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides à propos de la demande d’asile et des mesures d’éloignement prises à son égard avec la question de savoir si celles-ci sont en conformité avec la Convention de Genève, tel que déterminé à l’article 48/3 et avec la protection subsidiaire tel que déterminé à l’article 48/4. Le Ministre peut enjoindre à l’intéressé de résider en un lieu déterminé pendant que sa demande est à l’examen, s’il l’estime nécessaire à la sauvegarde de l’ordre public ou de la sécurité nationale. Dans des circonstances exceptionnellement graves, le ministre qui a l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers dans ses attributions, peut mettre l’intéressé à titre provisoire à la disposition du gouvernement, s’il l’estime nécessaire à la sauvegarde de l’ordre public ou de la sécurité nationale. » Article 52/4 nouveau (tel qu’en vigueur depuis le 3 septembre 2015 et jusqu’à sa modification par la loi du 21 novembre 2017) « Si l’étranger qui a introduit une demande d’asile conformément aux articles 50, 50bis, 50ter ou 51, constitue, ayant été condamné définitivement pour une infraction particulièrement grave, un danger pour la société ou lorsqu’il existe des motifs raisonnables de le considérer comme un danger pour la sécurité nationale, le ministre ou son délégué transmet sans délai tous les éléments en ce sens au Commissaire général. Le Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides peut refuser de reconnaître le statut de réfugié si l’étranger constitue un danger pour la société, ayant été condamné définitivement pour une infraction particulièrement grave, ou lorsqu’il existe des motifs raisonnables de le considérer comme un danger pour la sécurité nationale. Dans ce cas le Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides émet un avis quant à la compatibilité d’une mesure d’éloignement avec les articles 48/3 et 48/4. Le Ministre peut enjoindre à l’intéressé de résider en un lieu déterminé pendant que sa demande est à l’examen, s’il l’estime nécessaire à la sauvegarde de l’ordre public ou de la sécurité nationale. Dans des circonstances exceptionnellement graves, le ministre qui a l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers dans ses attributions, peut mettre l’intéressé à titre provisoire à la disposition du gouvernement, s’il l’estime nécessaire à la sauvegarde de l’ordre public ou de la sécurité nationale. » Article 54 (tel qu’en vigueur jusqu’à la modification du § 1er et l’abrogation du § 2 par la loi du 21 novembre 2017) « § 1er. Entre la notification de la décision exécutoire relative à la demande d’asile et jusqu’à l’expiration du délai pour quitter le territoire, le ministre ou son délégué peut désigner un centre de retour au demandeur d’asile concerné ainsi qu’aux membres de sa famille. (...) § 2. Dans des circonstances graves, s’il l’estime nécessaire pour la sauvegarde de l’ordre public ou de la sécurité nationale, le ministre peut enjoindre à l’étranger qui a introduit une demande d’asile de résider en un lieu déterminé pendant que sa demande est à l’examen. Dans des circonstances exceptionnellement graves, le ministre peut mettre l’intéressé à titre provisoire à la disposition du Gouvernement, s’il l’estime nécessaire à la sauvegarde de l’ordre public ou de la sécurité nationale. » Article 74/6 (tel qu’en vigueur depuis le 3 septembre 2015 et jusqu’à sa modification par la loi du 21 novembre 2017) « § 1. L’étranger qui est entré dans le Royaume sans satisfaire aux conditions fixées par l’article 2 ou dont le séjour a cessé d’être régulier et qui, en vertu de l’article 52, se voit refuser le statut de réfugié ou le statut de protection subsidiaire par le Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides peut, en attendant ladite autorisation ou son éloignement du territoire, être maintenu en un lieu déterminé lorsque le Ministre, ou son délégué, estime ce maintien nécessaire pour garantir l’éloignement effectif du territoire, au cas où la décision visée à l’article 52 deviendrait exécutoire. § 1er bis. L’étranger qui est entré dans le Royaume sans satisfaire aux conditions fixées à l’article 2 ou dont le séjour a cessé d’être régulier, et qui introduit une demande d’asile, peut être maintenu par le ministre ou son délégué dans un lieu déterminé afin de garantir l’éloignement effectif du territoire, lorsque : 1o l’étranger a été renvoyé ou expulsé du Royaume depuis moins de 10 ans et cette mesure n’a pas été suspendue ou rapportée; ou 2o l’étranger a, après avoir quitté son pays ou après le fait l’ayant amené à en demeurer éloigné, résidé plus de trois mois dans un pays tiers, sans crainte au sens de l’article 1er, A (2), de la Convention de Genève, tel que déterminé à l’article 48/3 et sans motifs sérieux qui prouvent le risque réel qu’il subisse une atteinte grave telle que déterminée à l’article 48/4; ou 3o l’étranger a, après avoir quitté son pays ou après le fait l’ayant amené à en demeurer éloigné, résidé dans plusieurs pays tiers pendant une durée totale supérieure à trois mois, sans crainte au sens de l’article 1er, A (2), de la Convention de Genève, tel que déterminé à l’article 48/3 et sans motifs sérieux qui prouvent le risque réel qu’il subisse une atteinte grave telle que déterminée à l’article 48/4; ou 4o l’étranger est en possession d’un titre de transport valable à destination d’un pays tiers, à la condition qu’il dispose des documents de voyage lui permettant de poursuivre son trajet vers ledit pays; ou 5o l’étranger a, sans justification, présenté sa demande après l’expiration du délai fixé à l’article 50, alinéa 1er, 50bis, alinéa 2 ou 51, alinéa 1er ou 2, ou n’a pas satisfait, sans justification, à l’obligation de présentation conformément à l’article 51/6, alinéa 1er, ou 51/7, alinéa 2; ou 6o l’étranger s’est soustrait volontairement à une procédure entamée à la frontière; ou 7o l’étranger visé à l’article 54, § 1er, alinéa 1er, se soustrait, pendant au moins quinze jours, à l’obligation de présentation dont les modalités sont déterminées par un arrêté royal délibéré en Conseil des ministres; ou 8o l’étranger n’a pas introduit sa demande au moment où les autorités chargées du contrôle aux frontières l’interrogent sur les raisons de sa venue en Belgique et n’a pas apporté de justification à ce sujet; ou 9o l’étranger a déjà introduit une autre demande d’asile; ou 10o l’étranger refuse de communiquer son identité ou sa nationalité, fournit de fausses informations pour établir son identité ou sa nationalité, ou a présenté des documents de voyage ou d’identité faux ou falsifiés; ou 11o l’étranger a détruit ou s’est débarrassé d’un document de voyage ou d’identité qui pouvait contribuer à constater son identité ou sa nationalité; ou 12o l’étranger introduit une demande d’asile dans le but de reporter ou de déjouer l’exécution d’une décision précédente ou imminente devant conduire à son éloignement; ou 13o l’étranger entrave la prise d’empreintes digitales visée à l’article 51/3; ou 14o l’étranger a omis de déclarer qu’il avait déjà introduit une demande d’asile dans un autre pays lorsqu’il introduit sa demande d’asile; ou 15o l’étranger refuse de déposer la déclaration ou de répondre au questionnaire visés à l’article 51/10, alinéa 1er. § 2. La durée du maintien décidé en application du §§ 1er et 1bis ne peut excéder deux mois. Lorsque l’étranger visé au §§ 1er et 1bis fait l’objet d’une décision de refus de séjour, le Ministre ou son délégué peut toutefois prolonger son maintien par période de deux mois si les démarches en vue de l’éloignement de l’étranger ont été entreprises dans les sept jours ouvrables après que la décision de refus de séjour est devenue exécutoire, qu’elles sont poursuivies avec toute la diligence requise et qu’il subsiste toujours une possibilité d’éloigner effectivement l’étranger dans un délai raisonnable. Après une prolongation, la décision visée à l’alinéa précédent ne peut plus être prise que par le Ministre. Après cinq mois de maintien, l’étranger doit être mis en liberté. Dans les cas où la sauvegarde de l’ordre public ou la sécurité nationale l’exige, la détention de l’étranger peut être prolongée chaque fois d’un mois, après l’expiration du délai visé à l’alinéa précédent, sans toutefois que la durée totale du maintien puisse de ce fait dépasser huit mois. La durée du maintien est suspendue d’office pendant le délai utilisé pour introduire un recours auprès du Conseil du contentieux des étrangers, tel que prévu à l’article 39/57. Si, conformément à l’article 39/76, § 1er, un délai est accordé au Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides ou à la partie requérante ou intervenante afin d’examiner les nouveaux éléments apportés par une des parties ou afin de communiquer ses remarques, la durée du maintien est également suspendue d’office pendant ces délais. »
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I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE A. Les articles publiés par la requérante Les 24 avril, 4 et 11 juillet 2008, la requérante, journaliste de profession, publia dans le quotidien national România Liberă trois articles par lesquels elle informait les lecteurs au sujet du séjour en prison et de l’éventuelle libération conditionnelle de N.C., connu dans le milieu criminel pour avoir fait l’objet de nombreuses condamnations et procès pénaux. Elle y faisait également référence aux liens que celui-ci aurait eus avec le juge I.M. Dans le premier article, paru le 24 avril 2008 et intitulé « Alors que la direction de la prison de Jilava prépare sa libération, étant donné sa conduite exemplaire, le détenu N.C. ordonne, par téléphone portable, le chantage et la vengeance », la requérante mentionnait que la commission pénitentiaire compétente avait préparé une évaluation favorable à N.C. et que, par conséquent, ce dernier avait de fortes chances de bénéficier de la libération conditionnelle, et ce en dépit de sa détention d’un téléphone portable, en violation du règlement de la prison. L’article comprenait plusieurs extraits des communications téléphoniques que N.C. avait eues avec d’autres personnes pendant son incarcération. Dans un paragraphe qui évoquait les nombreuses procédures pénales engagées à l’encontre de N.C., la requérante précisait qu’en 2005, dans le cadre de l’une de ces procédures, le juge I.M. avait réduit la peine d’emprisonnement de N.C. de neuf ans à deux ans et sept mois, sans tenir compte d’une décision de la Cour constitutionnelle. Le deuxième article, paru le 4 juillet 2008 et intitulé « Les juges des C. », avait un contenu similaire au premier article. Il se référait à des demandes de libération conditionnelle formulées par N.C., et notamment à l’accueil de l’une d’entre elles en première instance par un autre magistrat que le juge I.M., malgré des éléments militant pour son rejet. Dans ce contexte, s’agissant de l’existence de liens entre le juge I.M et N.C., la requérante précisait ce qui suit : « Il y a un autre précédent ayant favorisé N.C. Il s’agit de la décision rendue par le juge I.M. de la cour d’appel de Bucarest, qui, dans une autre procédure concernant N.C., a annulé les preuves consistant en des interceptions de communications téléphoniques [réalisées en vertu] d’une autorisation judiciaire, bien que la Cour constitutionnelle ait décidé qu’elles étaient parfaitement valides. En outre, I.M. a réduit la peine d’emprisonnement de N.C. de neuf ans (infligée par le tribunal départemental de Bucarest) à deux ans et huit mois. Au lieu d’être sanctionné pour ne pas avoir tenu compte d’une décision de la Cour constitutionnelle qui équivaut à une disposition législative obligatoire, I.M. a été promu juge à la Haute Cour de cassation et de justice. Lors d’une conversation téléphonique, N.C. appréciait [le fait] que le juge I.M. était le « seul [à connaître] le dossier. » Dans cet article, la requérante publiait également des extraits des enregistrements de communications passées depuis la prison entre N.C. et son frère, au sujet de leur procès en cours. En leurs parties pertinentes en l’espèce, ces extraits se lisaient ainsi : « N.C. : (...) il semble que le président de la formation de jugement est I.M., or I.M. ne peut pas juger à nouveau notre procès ; (...) c’est très compliqué, on l’a fait intervenir délibérément (el e cu şusta băgat acolo). Le dossier est très compliqué et I.M. est le seul à le connaître (...) ; c’est la raison pour laquelle on l’a fait intervenir, tu as compris ? » Dans le troisième article, paru le 11 juillet 2008 et intitulé « Les C. ont demandé la libération conditionnelle auprès de neuf tribunaux différents », la journaliste soutenait que le juge I.M. avait rendu service à N.C. dans un autre litige, dans le cadre duquel celui-ci aurait allégué avoir été victime d’une escroquerie. Les parties pertinentes en l’espèce de cet article étaient ainsi libellées : « Le juge [I.]M., le « chasseur de dettes » de N.[C.] ? Comme cela a déjà été relaté par România Liberă, dans sa série d’articles, il ressort des interceptions des conversations téléphoniques que N.C. a eues depuis la prison de Jilava que celui-ci a payé plusieurs personnes, parmi lesquelles des juges, afin d’obtenir son transfert vers une prison « favorable », la réduction des peines et la libération conditionnelle. Dans les conversations téléphoniques enregistrées, une place d’honneur est réservée au nom de I.M., aujourd’hui juge à la Haute Cour de cassation et de justice, qui, méconnaissant une décision de la Cour constitutionnelle, a annulé les interceptions téléphoniques effectuées en vertu d’une autorisation judiciaire et a réduit la peine d’emprisonnement infligée à N.C. de neuf ans à deux ans et huit mois. Ce n’est pas la seule fois où I.M. a rendu une décision favorable à [N.]C. En tant que juge à la Haute Cour de cassation et de justice, dans une autre procédure pénale, I.M. a condamné des inculpés du chef d’escroquerie, recouvrant ainsi une certaine somme d’argent au bénéfice de N.C., somme que ce dernier a versée à d’autres personnes afin d’obtenir le report de l’exécution de la peine d’emprisonnement de son frère, S. Nous reviendrons avec plus de détails sur cette procédure (...) » B. La demande de la protection de la réputation du juge I.M. Le 7 juillet 2008, se référant notamment aux articles publiés par la requérante, le juge I.M. saisit le Conseil supérieur de la magistrature (« le CSM ») d’une demande de protection de sa réputation. Dans le cadre de l’examen de l’affaire, l’inspection judiciaire, département autonome au sein du CSM, procéda à la vérification des éléments repris dans les articles de la requérante. Son rapport releva que : - par un jugement du 18 juillet 2005, le tribunal départemental de Bucarest avait condamné N.C. du chef de plusieurs infractions à une peine d’emprisonnement ferme de neuf ans ; - par un arrêt du 7 février 2007, la cour d’appel de Bucarest, dans une formation comprenant les juges I.M. et C.R., avait annulé partiellement le jugement du 18 juillet 2005, et, après avoir prononcé l’acquittement de N.C. et la clôture de la procédure du chef de certaines infractions, avait condamné N.C. du chef des autres infractions à une peine d’emprisonnement ferme de deux ans, sept mois et dix-sept jours ; - dans son arrêt, invoquant les dispositions de l’article 8 de la Convention, la cour d’appel avait écarté comme étant illégales plusieurs interceptions des communications téléphoniques de N.C. au motif que les autorisations des interceptions n’avaient pas été versées au dossier ; - en procédant ainsi, la cour d’appel n’avait pas méconnu les conclusions de la décision de la Cour constitutionnelle no 766/2006 qui portaient uniquement sur l’appréciation des preuves consistant en des interceptions téléphoniques, et non sur le contrôle de leur légalité ; - l’examen du recours formé contre l’arrêt de la cour d’appel avait été initialement attribué à une formation de jugement de la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») comprenant le juge I.M., qui venait d’être promu au sein de cette juridiction. Après l’accueil de la demande de déport du juge I.M., le recours avait été examiné par une formation différente, et il avait été rejeté par un arrêt définitif du 4 mars 2008 ; - par une décision définitive du 30 avril 2008, la Haute Cour, dans une formation de jugement comprenant le juge I.M. et deux autres juges, avait cassé les décisions antérieures rendues dans la procédure, avait condamné trois inculpés du chef de trafic d’influence et avait ordonné la confiscation de certaines sommes d’argent leur appartenant. Par une décision du 9 octobre 2008, le CSM accueillit la demande de protection de la réputation du juge I.M. Pour ce faire, se fondant sur le rapport de l’inspection judiciaire, il conclut que les articles publiés par la requérante correspondaient à une campagne médiatique menée contre le juge I.M., dans le but de nuire à la réputation de celui-ci et de porter préjudice à la crédibilité et au prestige du système judiciaire national dans son ensemble. Il considéra que, dans ses articles, la requérante imputait au juge I.M. des faits précis et formulait des jugements de valeur qui n’étaient pas appuyés par des éléments factuels. Enfin, il estima que l’article « Les juges des C. » (paragraphes 6 et 7 ci-dessus) portait atteinte au prestige et à la crédibilité de la justice. C. L’action en dommages et intérêts formée contre la requérante et la société éditrice du quotidien România Liberă Le 15 juillet 2008, le juge I.M. saisit les tribunaux d’une action en responsabilité civile délictuelle, demandant la condamnation de la requérante et de la société R., éditrice du quotidien România Liberă, au paiement de dommages et intérêts. Il soutenait que les trois articles publiés par la requérante dans le journal susmentionné les 24 avril, 4 et 11 juillet 2008 contenaient des jugements de valeur et de fausses allégations portant atteinte à sa réputation. Le 4 septembre 2008, la requérante déposa un mémoire en défense. Invoquant son droit à la liberté d’expression, qui selon elle avait été exercé dans des limites raisonnables, elle soutenait notamment que le plaignant n’avait pas apporté la preuve du préjudice subi. Elle précisait qu’elle avait publié les articles litigieux afin d’attirer l’attention de l’opinion publique sur le comportement professionnel du juge I.M. Elle ajoutait qu’elle avait indiqué les sources de ses assertions. Les parties produisirent au dossier plusieurs documents, dont notamment les décisions énumérées au paragraphe 10 ci-dessus. Le jugement du tribunal de première instance du troisième arrondissement de Bucarest en date du 11 mars 2009 Par un jugement du 11 mars 2009, le tribunal de première instance du troisième arrondissement de Bucarest, accueillant l’action du juge I.M., condamna les parties défenderesses au paiement, conjointement, de dommages et intérêts à hauteur de 10 000 lei roumains (soit environ 2 300 euros (EUR)). En outre, il ordonna la publication du jugement dans le quotidien România Liberă. Pour ce faire, après avoir rappelé le résultat des vérifications menées par l’inspection judiciaire (paragraphe 10 ci-dessus), le tribunal observa ce qui suit : « En conséquence, l’on a inséré dans les articles susmentionnés une série d’affirmations qui n’ont aucun lien avec la vérité, certaines étant présentées comme des informations, d’autres comme des commentaires ou des jugements de valeur de la journaliste. S’agissant de la modalité de leur présentation, il ressort [de ces affirmations] que la journaliste a souhaité montrer à ses lecteurs qu’entre le plaignant et des personnes connues dans le milieu criminel, condamnées pour avoir commis des infractions, il existait un lien, en ce sens que le plaignant avait exercé ses attributions professionnelles dans le but d’aider et de « favoriser » certaines personnes, [cette dernière] expression [ayant] été employée formellement par la journaliste. Qui plus est, le titre de l’article publié le 4 juillet 2008 – « Les juges des C. » – est de nature à mettre en évidence ce lien, suggérant l’adhésion des juges mentionnés dans l’article, parmi lesquels le plaignant, aux activités menées par ces personnes nommées de manière générique par référence à leurs surnoms : « C. » (...) Les articles susmentionnés ont été rédigés sur le fondement des déclarations faites au cours de l’enquête pénale par I.B. (dit « N.C. »), une personne [qui a été] condamnée pour la commission de plusieurs infractions et qui ferait partie du milieu criminel – déclarations que celui-ci a rétractées devant les tribunaux –, des conversations téléphoniques eues en prison par la même personne avec ses proches, ainsi que des décisions de justice. En conséquence, les affirmations contenues dans les articles de presse en cause ont été faites à la suite de l’interprétation tronquée des moyens de preuve instruits dans une procédure pénale, des conversations téléphoniques d’un détenu et des décisions de justice qui n’appuient pas les affirmations dénigrantes portées à l’adresse du plaignant. Dans ce contexte, il ne s’agit pas d’articles dans lesquels la partie défenderesse-journaliste aurait présenté des faits ayant une base solide (fapte solid documentate) ou des jugements de valeur ayant une base factuelle solide. Ainsi, en examinant l’activité professionnelle du plaignant, la partie défenderessejournaliste a mis en doute la légalité des décisions de justice définitives au sujet des aspects signalés, décisions qu’elle a interprétées à sa manière, en l’absence d’éléments concrets ou d’un support juridique lui permettant d’échafauder son raisonnement, lorsqu’elle a fait des appréciations au sujet de l’interprétation des preuves dans l’une des procédures en question, soutenant que « [il] a annulé des preuves consistant en des interceptions de communications téléphoniques [réalisées en vertu] d’une autorisation judiciaire, bien que la Cour constitutionnelle ait décidé qu’elles étaient parfaitement valides ». Dans sa décision, la Cour constitutionnelle non seulement ne s’est pas prononcée sur la validité des moyens de preuve, comme il a été écrit, mais n’aurait pas pu se prononcer sur de telles questions étant donné que, en vertu de l’article 2 § 1 de la loi no 47/1992 sur l’organisation et le fonctionnement de la Cour constitutionnelle, celle-ci assure le contrôle de la constitutionnalité des lois, des traités internationaux, des règlements du Parlement ou des ordonnances du Gouvernement. » Se fondant sur les dispositions du droit national, dont celles de la Constitution, et sur l’article 10 de la Convention, le tribunal de première instance considéra que la condamnation de la requérante constituait, certes, une ingérence dans la liberté d’expression de l’intéressée, mais qu’elle était prévue par la loi interne – la Constitution et l’article 998 du code civil (paragraphe 26 ci-dessous) – et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la réputation du juge I.M. et la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire. Sur ce dernier point, le tribunal nota que les allégations de la requérante visaient les attributions professionnelles de I.M., qui était juge à la Haute Cour, et que le CSM avait conclu dans sa décision du 9 octobre 2008 que les propos de celle-ci avaient porté atteinte au prestige et à la crédibilité de la justice (paragraphe 11 ci-dessus). Enfin, le tribunal considéra que la condamnation de la requérante était « nécessaire dans une société démocratique ». Les passages pertinents de son jugement à cet égard étaient ainsi libellés: « Le message envoyé par la partie défenderesse-journaliste à l’attention de ses lecteurs était que des liens entre le plaignant et des personnes du milieu criminel s’étaient tissés, liens que celui-ci favoris[ait] par son activité professionnelle et qui lui [avaient] servi pour être promu à la Haute Cour au lieu d’être sanctionné. Étant donné la gravité des accusations portées contre un magistrat, on peut conclure que les affirmations en question ont dépassé les limites de la critique admissible, ce qui rend leur condamnation justifiée. De plus, dans les articles en cause, la partie défenderessejournaliste a omis de mentionner que les décisions de justice [critiquées par elle] avaient été prononcées en formation de deux ou trois juges, comprenant le plaignant, (...) à l’unanimité. De la sorte, elle a transféré la responsabilité de ces décisions [au plaignant], pouvant ainsi accréditer plus facilement l’idée qu’il aurait pu faire des erreurs de jugement. La modalité de diffusion du message est un quotidien national [au contenu] disponible via Internet, donc accessible à un grand nombre de lecteurs dans le pays, mais aussi au-delà de ses frontières. Pour apprécier la nécessité de la mesure, il convient de prendre également en considération l’impact que le message a eu, celui-ci ayant été repris par une chaîne de télévision – Realitatea TV – qui a commenté les aspects publiés dans le journal România Liberă (...), ainsi que les opinions exprimées par les lecteurs des articles susmentionnés, qui ont douté de l’acte de justice réalisé dans le contexte décrit dans ces articles et qui ont même posté des messages incitant à la violence contre les juges (...). Afin de remplir correctement leurs fonctions, les tribunaux doivent bénéficier de la confiance de l’opinion publique, ces tribunaux ayant besoin de protection contre les attaques injustifiées de nature à discréditer l’autorité du pouvoir judiciaire. De plus, les magistrats sont tenus par le devoir de discrétion, qui les empêche de répondre aux critiques les visant (Prager et Oberschlick c. Autriche). La Cour européenne des droits de l’homme a souligné que, en raison des devoirs et responsabilités qui sont les leurs en vertu de l’article 10 § 2 de la Convention, la protection offerte aux journalistes par l’article 10, lorsqu’ils communiquent des informations sur des questions d’intérêt général, opère dès lors qu’ils s’expriment de bonne foi, sur la base de faits exacts et qu’ils fournissent des informations fiables et précises dans le respect de l’éthique journalistique. Dans les articles en question, la partie défenderesse-journaliste présente des faits et formule des conclusions qui constituent des jugements de valeur qui ne sont pas appuyés par la logique des faits. Pour s’exprimer de bonne foi, dans un contexte concernant des questions de droit (comme celle liée à la méconnaissance / non prise en compte d’une décision de la Cour constitutionnelle), si la partie défenderessejournaliste ne bénéficiait pas de connaissances suffisantes en la matière, [elle aurait dû procéder à] une consultation préalable des spécialistes en droit, d’autant plus que la question sous discussion n’est pas une de celles facilement compréhensibles par une personne non avisée. Qui plus est, l’article en question a été publié plus d’un an après le prononcé du jugement en cause, ce qui signifie qu’il n’y avait aucune urgence dans la communication de ces aspects aux lecteurs, ne s’agissant donc pas d’une information de dernière minute [ou] d’une exclusivité qui auraient justifié, dans une certaine mesure, une recherche insuffisante de la part de l’auteur. Si l’on considère que l’affirmation selon laquelle le jugement a été « prononcé en ignorant une décision de la Cour constitutionnelle » comme étant un fait, cela aurait dû être prouvé par l’auteur de l’article, ce qui n’est pas le cas ; si elle est conçue comme un jugement de valeur, alors elle aurait dû reposer sur une base factuelle solide, ce qui fait défaut. Dans ses articles, la partie défenderesse-journaliste a fait d’autres jugements de valeur dépourvus de base factuelle, montrant que le plaignant était « loué par les frères C. », que ceux-ci discutaient [à son sujet] « avec sympathie » et que les conversations téléphoniques [que] I.B. (dit « N.C. ») [avait] eues dans la prison avaient réservé « une place d’honneur » au nom du plaignant. S’agissant de l’affirmation selon laquelle le plaignant « a condamné pour escroquerie des inculpés, recouvrant ainsi une somme d’argent au bénéfice de N.C. », [le tribunal] considère qu’il s’agit d’un fait qui aurait dû être prouvé par l’auteur de l’article. Sauf que, d’après la décision à laquelle il est fait renvoi, une certaine somme d’argent avait été confisquée, ce qui ne voulait pas dire qu’elle allait être restituée à I.B. (dit « N.C. »), comme l’on a entendu communiquer aux lecteurs. Dans l’affaire Prager et Oberschlick c. Autriche, il a été dit que les recherches menées par les journalistes pour écrire les articles en cause ne paraiss[ai]ent pas suffisantes pour étayer des allégations aussi graves à l’encontre de la justice. Il [apparaît] que, dans le cadre de l’examen de la compatibilité de la sanction infligée à un journaliste avec sa liberté d’expression, il convient de prendre en considération la gravité et l’ampleur des accusations portées par le journaliste à la personne en cause, les vérifications appropriées préalables à la rédaction du matériel journalistique, l’existence de faits réels qui ont fondé les accusations, la bonne foi du journaliste et le respect des règles d’éthique journalistique (décision sur la recevabilité dans l’affaire Gaudio c. Italie). Selon les articles 1 à 3 du code de déontologie du journaliste adopté par le Club roumain de la presse, auquel a adhéré la partie défenderesse-personne morale – la société R. –, le journaliste est tenu par le devoir primordial de relater la vérité indépendamment des conséquences qu’il pourrait en subir, devoir qui découle du droit constitutionnel du public à être informé correctement. Le journaliste doit transmettre au public uniquement les informations dont il peut confirmer la véracité après les avoir préalablement vérifiées, en principe à partir de deux sources crédibles. Le journaliste n’a pas le droit de présenter ses opinions comme étant des faits réels. Les informations de presse doivent être exactes et objectives et elles ne doivent pas contenir d’opinions personnelles (...). [Le tribunal] note que la partie défenderesse-journaliste n’a pas respecté ces normes déontologiques selon lesquelles elle avait l’obligation de relater la vérité et qui ne l’autorisaient pas à présenter ses opinions comme étant des faits. » L’arrêt du tribunal départemental de Bucarest en date du 23 novembre 2009 La requérante et la société R. formèrent un recours conjoint contre le jugement du tribunal de première instance du troisième arrondissement de Bucarest. Elles contestaient que leurs agissements eussent revêtu un caractère illégal, et elles alléguaient que le plaignant n’avait pas apporté la preuve du préjudice subi et du lien de causalité entre le préjudice ainsi allégué et la publication des articles litigieux. En outre, elles critiquaient la référence faite par le premier tribunal à la décision du CSM du 9 octobre 2008 (paragraphe 17 ci-dessus) ou à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Enfin, elles indiquaient que les lecteurs étaient libres d’adhérer ou non aux opinions contenues dans les articles litigieux, et que l’existence des éléments factuels ayant servi à étayer celles-ci – à savoir des communications téléphoniques et des décisions rendues par les juridictions nationales, y compris la Cour constitutionnelle – n’avait pas été contestée. Par un arrêt définitif du 23 novembre 2009, le tribunal départemental de Bucarest rejeta le recours. Après avoir examiné le contenu des articles publiés par la requérante, il confirma la conclusion du tribunal de première instance, qui avait jugé que ceux-ci contenaient des affirmations dénigrantes et insultantes à l’égard du juge I.M. et que de ce fait leur publication constituait un fait illicite au sens des dispositions régissant la responsabilité civile délictuelle. Il observa notamment que : « Les recourantes ont allégué à titre exonératoire que les articles avaient fait mention des sources des affirmations de la journaliste et que l’on n’avait pas mis en cause la légalité de la décision, mais uniquement le respect ou non par le plaignant d’une décision de la Cour constitutionnelle. S’agissant du premier point, tout comme le premier tribunal, nous constatons que les articles ont indiqué comme étant des sources les déclarations faites au cours des poursuites pénales par I.B., dit « N.C. », les communications téléphoniques eues par celui-ci dans la prison et une série de décisions judiciaires. Ces décisions ne justifient pas les affirmations contenues dans l’article concernant le plaignant, et les déclarations faites au cours des poursuites pénales ont été rétractées par la suite. S’agissant des communications téléphoniques, nous constatons que celles-ci n’ont pas été passées avec le plaignant, mais avec une tierce personne, et de ce fait, en l’absence d’autres indices, les affirmations de la partie détenue ne sauraient être qualifiées de réelles ou suffisantes pour justifier leur publication engageant une atteinte au droit à l’image du plaignant. Les communications téléphoniques d’une personne incarcérée ne peuvent être considérées comme étant crédibles d’autant plus que la personne en cause a fait l’objet d’une procédure tranchée par le plaignant. En l’absence d’autres informations qui puissent certifier la réalité des affirmations de la personne condamnée, elles devraient être regardées avec prudence avant d’être rendues publiques. Bien que l’auteur de l’article ait indiqué les sources journalistiques, ces sources n’ont pas été à même de légitimer la campagne médiatique (trois articles sur le même thème, dans un court laps de temps) contre le plaignant. Pour ce qui est du [deuxième point], les parties défenderesses ont soutenu que l’enquête journalistique a connu comme point de départ « le non-respect » par le plaignant d’une décision de la Cour constitutionnelle, eu égard au fait que l’exception d’inconstitutionnalité soulevée par le plaignant lui-même, en tant que président de la formation de jugement, a été rejetée par la cour. Il a été allégué que, pour un journaliste, le non-respect d’une décision de la Cour constitutionnelle, qui est obligatoire, équivaut à la méconnaissance de la loi. Il est, certes, vrai qu’il ne saurait être exigé de l’auteur de l’article d’avoir des connaissances juridiques lui permettant de réaliser un examen du respect ou non de l’obligation d’observer une décision de la Cour constitutionnelle, mais, dans un tel cas, où les informations présentées au public dépassent l’expérience professionnelle [du journaliste], il est nécessaire que [celui-ci] procède à la vérification de l’aspect présenté, y compris en demandant des avis spécialisés en la matière. Sur ce dernier point, à la suite des démarches du plaignant tendant à la protection de sa réputation, par la décision no 1091/2008, le CSM a validé le point de vue de l’inspection judiciaire, qui avait établi que, en considérant, par rapport aux dispositions de la Convention, comme étant illégal l’enregistrement des communications téléphoniques, effectué en vertu de la loi no 51/1991, l’on avait suivi les instructions de la Cour constitutionnelle concernant l’appréciation et l’interprétation des preuves. Il est de notoriété que c’est le juge national, et non seulement celui constitutionnel, qui fait une application directe de la Convention dans les affaires qu’il traite. » S’agissant de l’existence du préjudice subi par le juge I.M., le tribunal départemental nota que celui-ci pouvait être établi à partir de présomptions fondées en l’espèce sur des éléments factuels tels que : la qualité de juge du plaignant au sein de la plus haute juridiction du pays, sa notoriété ainsi que la réputation de N.C. ; le fait que les articles avaient été publiés dans un quotidien national à large diffusion disposant d’une version électronique qui avait permis la publication des messages des lecteurs ; et le fait que le CSM avait été amené à se prononcer au sujet de la protection de la réputation du plaignant. Le tribunal jugea également que la première juridiction s’était à juste titre référée aux conclusions du CSM. À cet égard, il considéra lui aussi que les affirmations de la requérante réunissaient des jugements de valeur et des déclarations de fait. S’agissant de ces dernières, le tribunal départemental nota qu’il appartenait à la requérante de prouver leur véracité dans le cadre de la procédure de la « preuve de la vérité » (proba verităţii). Il ajouta que le premier tribunal avait à bon droit refusé de limiter son raisonnement au simple constat que la requérante n’avait pas satisfait à cette exigence, et choisi de le renforcer en faisant appel à des moyens de preuve supplémentaires, telle la décision du CSM. Enfin, il précisa que cette décision revêtait une certaine pertinence pour l’affaire, compte tenu notamment des compétences du CSM, qui autorisaient celui-ci à se prononcer sur une éventuelle méconnaissance des normes procédurales par les magistrats. Le tribunal départemental écarta la défense des recourantes consistant à dire qu’elles n’avaient pas dépassé les limites de la liberté d’expression et jugea que le tribunal de première instance avait fait une application correcte des dispositions de l’article 10 de la Convention. Enfin, s’agissant de l’argument des recourantes selon lequel les écrits litigieux contenaient des opinions auxquelles les lecteurs étaient libres d’adhérer ou non, il s’exprima comme suit : « À cet égard, le tribunal constate que cette thèse peut être défendue uniquement si les articles publiés présentent des opinions pour ou contre et quand les avis de toutes les personnes concernées par l’article de presse ont été exposés. En l’absence d’un tel exposé, le lecteur se voit offrir une version qu’il ne peut pas censurer uniquement sur la base des informations présentées. D’ailleurs, l’orientation de l’opinion dans une seule direction ressort des commentaires faits par les lecteurs de la version électronique des articles. » La Cour ne dispose pas d’informations sur la mise à exécution des décisions internes. II. LE DROIT INTERNE PERTINENT Les articles pertinents en l’espèce du code civil, en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellés : Article 998 « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. » Article 999 « Chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais aussi par sa négligence ou par son imprudence. »
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