CHAPITRE PREMIER. Sagesse d'Hubert. Embarras de ses Courtisans. Combat contre deux Corsaires. S'IL EST un plus grand crime, il n'en est pas du moins de plus insensé, que de murmurer contre la Providence; nous lui imputons des malheurs que nous nous faisons nousmême, ou qui, étant liés à un ordre invariable de choses, sont presque toujours la source des plus grands biens. Pour qui pourrait voir la chaîne des événements, il n'y aurait ni bonheur, ni malheur sur la terre : ceux dont nous nous plaignons, ne sont le plus souvent des maux, que parcequ'ils contrarient nos passions ou nos préjugés. Si la Providence s'assujetcissoit aux fanraisies particulières des elle réuffiroit à faire le bien général qui ne résulte pas du bonheur du grand nombre, mais du mélange des biens et des maux de tous. D'ailleurs nous nous méprenons si souvent sur les objets de nos vœux, nous avons des idées si fausses du bonheur ou du malheur, que nos désirs sont souvent des blasphèmes, dont la Providence se venge en les exhaussant. Tels furent les vœux importuns de la Duchesse de Bretagne, jeune épouse d'Hubert, Duc de Normandie, qui depuis dix-sept ans qu'elle était mariée, implorait le ciel pour avoir des enfants, et murmurait de ce qu'il était sourd à ses cris : à cela près, elle pouvait se regarder comme la plus heureuse des femmes : épouse adorée, Princesse respectée et chérie, maîtresse absolue, dont la beauté égalait le pouvoir, rien ne semblait manquer à sa félicité. Le Duc possédait outre le Duché de Normandie, des biens immenses et les plus belles prérogatives; il y avait joint une partie de la Bretagne que son épouse lui avait apportée en dot. L'amour, la convenance, et le vœu de son peuple, avaient engagé Hubert à demander au Duc de Bretagne la main de sa fille : la Souveraineté était le moindre des avantages que possédait le Duc de Normandie. Aux qualités du corps et de l'esprit, il joignait l'âme la plus belle: juste, vaillant et magnifique, mille traits héroïques caractérisaient sa vie. Les Rois le prenaient pour arbitre de leurs querelles; et lorsqu'il avait prononcé, si l'un des deux refusait de terminer leurs différents, Hubert prenait les armes, se rangeait du côté du plus juste, et par conséquent de celui auquel il avait donné gain de cause, et il forçait toujours la victoire de confirmer ses jugements. Il avoir atteint sa vingt-cinquième année qu'il n'avait pas songé à se marier : tout sage qu'il était, il avait adopté le préjugé commun aux Généraux et aux Officiers Normands de ce temps là, qui pensaient qu'une épouse amollissait le courage, et en conséquence il avait défendu qu'aucun de ses soldats se mariât, de forte que la guerre qui n'était funeste à ses voisins que par les hommes qu'elle leur enlevait, l'était doublement pour Hubert qui perdait ses soldats, et qui s'ôtait les moyens de réparer ses pertes. Hubert était galant, quoique sage et pieux, mais il redoutait les nœuds du mariage; ses Courtisans dans l'espérance de rendre sa Cour plus gaie et plus brillante, lui représentèrent qu il était temps de penser à se donner des successeurs, et que les guerres les plus sanglantes dévasteroient ses Etats, s'il venait à mourir sans enfants; qu'à la vérité, selon l'ordre ordinaire de la nature, ce temps était encore très éloigné, et qu'il n'y avait aucun d'eux qui ne désirât de donner la moitié de sa vie pour l'éloigner encore. Mais Hubert qui connaissait la valeur de ces sacrifices, ne consulta que l'intérêt de ses sujets: il envoya secrètement des Peintres dans toutes les Cours, avec ordre de faire les portraits de toutes les Princesses, sans qu'elles pussent s'en apercevoir. Lorsqu'il en eut rassemblé une douzaine, il les exposa aux yeux de fes Courtisans : les femmes les virent et critiquerent tout, les hommes cherchaient dans les yeux du Duc, quelle était celle qu'ils devaient trouver la plus belle. Il s'en aperçut, ilsourit au portrait de laComtesle de Flandres, dont la taille était lourde et massive, les yeux petits et louches, le teint pâle et inanimé. Ils crurent avoir deviné le goût du Prince, et la beauté de la Comtesse de Flandres fut mise au-dessus des charmes de Vénus. Hubert riait de l'ait avec lequel ils convertissoient en grâces, les défauts les plus frappants. Les femmes plus sincères et plus malignes, exerçaient leur critique sur le mauvais goût de leurs maris, sur celui du Prince, et sur-tout sur les tratis manqués de de leur future Souveraine. Enfin le Duc se rangea du côté des femmes, il déclara que la Comtesse de Flandres était très laide, et les Courtisans ne comprenaient pas comment ils avaient pu se faire illusion au point de la trouver jolie. Dedouze portraits, le Duc en rejeta neuf, et consulta les Courtisans sur les trois qui restaient. L'un représentait la fille de Raimond, Comte de Toulouse, en amazonne, le casque en tête, l'arc en main, et poursuivant un sanglier, qui trainait après lui le trait dont elle venait de le blesser. L'autre était le portrait de la Duchesse de Bourgogne, jeune veuve, peinte en habit de deuil sous des voiles funèbres qui rehaussaient sa blancheur, appuyée sur le tombeau de son époux qu'elle arrosait de ses larmes; l'intérêt que son affliction répandait sur toute sa figure, enchainait l'âme du Duc. Le troisième portrait était celui de la fille du Duc de Bretagne; elle était représentée dans le négligé le plus simple; elle prodiguait à son père les caresses les plus ingénues; on voyait à travers les rides du vieillard, la satisfaction que les grâces de sa fille répandaient dans son cœur; ses yeux la fixaient et laissaient échapper des larmes de tendresse. Le Duc Hubert hésitait entre ces portraits : les Courtisans se gardèrent bien de prononcer, et pour cette fois leur embarras venait autant de l'égalité des charmes de ces trois Princesses, que de leur politique. Le Duc ne pouvant se décider sur lut beauré, résolut d'envoyer des Ambassadeurs dans!es trois Cours, sous des prétextes assez légers. Il leur ordonna d'examiner à fond les caractères des trois Princesses, de lui en faire un fidèle rapport, et surtout d'être sincères. La fille du Comte Raimond était vive et piquante, elle joignait les grâces de l'esprit aux traits d'une beauté mâle, qui annonçaient un courage au-dessus de son sexe : elle passait la moitié de ses jours dans les bois; les fêtes les plus bruyantes, les jeux les plus pénibles, les exercices les plus dangereux étaient ceux qu'elle préférait : ses principales vertus étaient la magnanimité, le courage, la fermeté et l'égalité de caractère la plus constante. Une âme tendre et sensible, la bonté la plus généreuse, un cœur toujours prêt à partager les biens et les maux de l'humanité, des mains toujours ouvertes à l'indigent : tels étaient les principaux traits du caractère de la jeune veuve. La candeur, la simplicité de mœurs, la douceur et la délicatesse de sentiments caractérisaient la fille du Duc de Bretagne : cette naïveté donnait à son esprit et à sa figure des grâces qui séduisoient; il était comme impossible de lui résister. Le Duc était encore indécis, il voulut s'assurer par lui-même de la vérité, il se cacha sous l'habit de pèlerin : les pelerinages étaient alors d'autant plus à la mode qu'elle était encore dans sa nouveauté. L'Etat le plus voisin de la Normandie est la Bretagne; ce fut par là qu'il commença sa tournée; il arriva sans aventure jusqu'à Rennes; il aurait voulu s'insinuer jusques dans le palais du Duc; la crainte dêtre reconnu l'en empêchait, un événement imprévu l'y introduisit malgré lui-même. Des Corsaires Sarrasins infestaient les côtes de Bretagne, ils enlevaient toutes les jeunes beautés qu'ils pouvaient rencontrer : on avait aperçu à la hauteur de Saint Malo, près de Cancale, deux vaisseaux en panne, ils furent reconnus pour des Corsaires : la jeunesse Bretonne se mit sous les armes, les jeunes filles restèrent auprès de leurs mères, et l'on prit les précautions les plus sévères. On se doutait que les Sarrasins avaient des intelligences secrètes dans la ville : on surprit deux Juifs qui s'étaient glissés dans les principales maisons de Rennes, à la faveur de noms célèbres et de l'habit de pèlerins. Dès ce moment on fit main basse sur tous ceux qu'on trouva dans Rennes, et le Duc de Normandie qui avait pris le nom du Cavalier Cinthio de Florence, fut arrêté et conduit au Duc de Bretagne. Il ne fut reconnu de personne, il refusa de dire son nom, il se contenta d'assurer qu'il était Chevalier, et il offrit de donner la chasse aux deux Corsaires. Il parla avec une si noble fermeté, que le Duc de Bretagne lui confia une de ses galetes: il ne prit que le monde qui lui était absolument nécessaire. Avant que de sortir du port de Cancale, il fit partir une chaloupe afin d'attirer les Sarrasins et d'engager le combat. Son stratagème réussit, un des Corsaires se détache, fond sur la chaloupe qui fait semblant de regagner le port; alors le Duc en sort, et à force de rames, s'approche du vaisseau ennemi qui le défie; on en vient à l'abordage, et les Sarrasins réduits à dix combattants demandent grâce. Cependant l'autre Corsaire vient au secours, le Duc le laisse approcher et se fait sur le pont un rempart des cadavres entassés des Sarrasins du premier vaisseau. Le second Corsaire combat avec fureur, sa résistance est vaine, il allait subir le sort du premier, un Renégat effréné allume une torche et met le feu à la poupe; quelques Chrétiens captifs se jettent à la mer, le Duc leur envoie sa chaloupe et les sauve : les Sarrasins furieux trainent sur le pont ceux qui n'avaient pas encore pu se précipiter dans les flots, et les égorgent à la vue du Duc; mais bientôt le feu consume, et la mer engloutit assassins et victimes. Le Duc de Normandie ne put ramener qu'un des deux Corsaires. Ce combat s'était passé à la vue du port : le Duc qu'on ne connaissait que sous le nom du Cavalier Cynthio, fut reçu avec des transports de joie : il distribua aux gens de l'équipage le butin qu'il avait fait sur les Sarrasins, et ne réserva qu'une aigrette de diamants qu'il destina à la fille du Duc de Bretagne. Il fut reconduit à Rennes en triomphe, le Prince, avec sa fille, vint au-devant de lui : il présenta les captifs au père, et offrit les diamants à la Princesse : elle ne le vit point avec indifférence, et sa candeur ne lui permit pas de déguiser ses sentiments. Le Duc de Bretagne, rempli d'estime et d'admiration, le questiona beaucoup sur sa naissance et sur ses aventures. Le Duc de Normandie répondit modestement qu'il avait des raisons pour les cacher, que la principale était qu'ayant été vaincu dans un tournoi, le vainqueur lui avait imposé cette loi bizarre, qu'il avait juré de garder le silence jusqu'à ce qu'il eut vaincu à son tour ce Chevalier, et qu'il avait pris ce moment pour accomplir un vu qui était l'objet de son pèlerinage. L'action éclatante et généreuse que vous venez de faire, lui dit le Duc de Bretagne, et votre qualité de Chevalier, me parlent assez en votre faveur pour que je respecte votre secret. La Princesse pria l'étranger de lui faire le récit du combat, elle l'écorna avec intérêt., et elle lui donna les éloges les plus flatteurs. Le faux Cynthio lui témoigna combien il désireroit de pouvoir exposer sa vie pour elle : il lui dit, d'un air sournis et modeste, qu'il la suppliait d'accepter ses services, lorsqu'elle aurait couronne les vœux de celui des Princes qui aspiraient à sa main. La Princesse s'inclina, se tourna vers son père, et rougit. Ah! Chevalier, lui dit le bon vieillard, vous venez de renouveler nos douleurs; je dois pour le bonheur de mes sujets marier bientôt Mathilde, mais je ne pense qu'en frémissant à notre séparation. Je ne vois qu'un Prince qui pourrait la rendre moins sensible, parce que ses Etats étant voisins des miens, j'aurais du moins la satisfaction de voir de temps en temps ma chère fille; il est beau, jeune et vaillant je ne l'ai vu dans ma Cour que dans l'âge le plus tendre, et j'ai appris qu'il ne démentait point l'espérance qu'il faisait déjà concevoir de lui; j'en ai souvent entretenu Mathilde, et j'ai taché de faire naître dans son cœur des sentiments que j'espérais de couronner un jour; mais on dit que ce Prince dédaigneux compte pour rien la beauté, méprise l'amour et regarde les liens du mariage, comme une chaîne cruelle et insupportable. On vous rrompe, Seigneur, reprit l'étranger avec vivacite: jamais le Duc de Normandie ne conçut des idées aussi fausses : il regarde sans doute le mariage comme le plus grand des maux, lorsqu'il enchaîne deux caractères insociables; mais je fais qu il n aspire qu après le bonheur de s'attacher à une compagne aimable; qu'il prend, pour ne point hasarder une démarche imprudente, les moyens les plus surs; qu'il aimerait mieux épouser une de ses sujettes qui serait selon son cœur, que la plus grande Reine qu'il croirait ne pouvoir point aimer; et comme il fait tout ce qu'il peut pour être adoré de son peuple, il ne négligera rien pour être le meilleur des maris. Je vous dirai bien plus, je sais qu'il adore la Princesse Mathilde, qu'il l'a vue, et qu'il aurait mis sa félicité à pouvoir lui avouer ses sentiments : il n'a pas osé les lui déclarer, il eut voulu s'assurer plutôt de ceux de la Princesse : s'ils sont favorables, et qu'elle daigne me le permettre, d'un seul mot je le déterminerai à vous demander à genoux la main de votre fille. Le Duc de Bretagne était au comble de la joie, il permit à l'étranger d'agir comme il le jugerait à propos, pourvu qu'il ne compromît point sa chère Mathilde. Elle ne comprenait point comment le Duc de Normandie avait pu la voir : l'étranger qui craignit qu'elle ne poussât trop loin ses conjectures, lui expliqua la manière dont il avait eu les portraits de toutes les Princesses; il lui apprit qu'il l'avait préférée à la Comtesse de Toulouse et à celle de Bourgogne, après avoir pris, par ses Ambassadeurs, des éclaircissements sur leurs caractères. La Princesse parut flattée de ces soins; son père remit ses intérêts entre les mains de l'étranger, qui partit deux jours après pour Rennes, et qui aussîtôt après son retour, envoya au Duc de Bretagne une ambassade solennelle pour lui demander la Princesse en mariage. La demande fut bièntôt accordée, le Duc de Bretagne accompagna Mathilde, elle ne fut pas fàchée de retrouver dans le Duc de Normandie, le Pelerin Cinthio. CHAPITRE II. Dangers de la superstition. Naissance de Robert. Doutes mal fondés sur la paternité. Avis aux pères. JAMAIS on ne vit deux époux si bien affortis: c'était de part et d'autre la beauté la plus parfaite et la tendresse la plus vive : depuis dix sept ans qu'ils étaient mariés, rien n'avait pu troubler leur union, ils partageaient leurs peines et leurs plaisirs, tout riait à leurs vœux : une feule chose troublait leur félicité; le ciel refusait des enfants à leur amour et à leurs prières. Mille fois ils s'éroient témoignés leurs regrets l'un à l'autre: Mathilde consolait Hubert par ses caresses; Hubert cherchait à écarter cette idée affligeante de l'esprit de Mathilde. Elle avait conservé sur le trône cette candeur et cette simplicité qui faisaient les délices de son pete; mais sa sensibilité, qui semblait s'être augmentée, causa son crime et ses malheurs. Pour consoler Hubert, elle lui disait un jour, je bénis le ciel de m'avoir donné un époux tel que vous; vous faites le bonheur de ma vie; dix-sept ans se sont écoulés comme une nuit : peut-être est ce moi que le ciel punit en nous refusant des enfants; si vous aviez épousé une autre Princesse, elle ne vous eut sans doute pas aimé autant que moi, mais sa fécondité vous eut dédommagé de ce que vous auriez perdu du côté de la tendresse. Hubert se sentait pénétré de l'affliction de son épouse, il lui dissimulait son propre chagrin autant qu'il le pouvoir. La Duchesse le ressentait plus vivement que lui-même, elle eut recours à tous les secrets de la Médecine, et à tous ceux de la Chymie des Arabes, qui dans ce temps là, avaient fait les plus grands progrès dans les arts Enfin n'ayant plus aucune ressource du côté de la Physique, elle eut recours aux voies ridicules de la superstition la plus absurde. Mathilde n'était point crédule, mais quel est l'esprit fort qu'un grand intérêt n'ébranle pas quelquefois? Nous savons en général que l'esprit humain a ses bornes : mais qui peut les déterminer? L'espoir et le désir nous persuadent aifément qu'il nous reste encore bien des secrets à découvrir dans les sciences, et qui nous a dit que ce qui n'a pas été trouvé jusqu'à nous, ne le sera jamais? Telle invention qui paraissait impossible avant sa découverte, nous semble un jeu depuis que nous la possédons. C'est ainsi que raisonne tout homme fortement occupé d'une passion qu'il cherche à satisfaire, et c'est ainsi qu'on fit raisonner Mathilde. On lui persuada de s'adresser à un Juif, qui, abusant de la faiblesse du peuple et de quelques connaissances qu'il avait acquises chez les Arabes, avait l'art d'évoquer les ombres, et prédisait l'avenir : parmi beaucoup d'autres secrets, il avait celui de rendre stériles les femmes fécondes, et de donner la fécondité à celles que la nature avait fait ftériles. Mathilde eur la faiblesse de consulter cet oracle : l'infâme lduméen l'assura du succès, si elle promettait de lui garder un secret inviolable. Elle le lui jura, pourvu ajouta-t-elle, que vous n'exigiez de moi rien qui puisse blesser l'honnêteté. On la rassura à cet égard : on lui expliqua tous les mystères de la cabale : on lui apprit que la terre, les airs, et les eaux étaient peuplés de Génies, à qui l'Etre suprême avait confié le gouvernement de l'univers, qu'ils protégeaient les hommes, et s uniffoient quelquefois aux mortelles. On demanda à Mathilde si la présence d'un de ces êtres, revêtu d'une forme visible ne l'effraierait point; elle répondit qu'elle se sentait assez de courage pour le voir. L'impur lsraélite fit des conjurations, et l'on entendit des éclats qui ébranlèrent la caverne où se passait cette scène; après avoir évoqué trois fois l'être des êtres, le fond de la caverne s'ouvre avec un bruit effroyable, et un jeune homme d une beauté parfaite vient se jeter aux pieds de Mathilde qui s'évanouit. Ce jeune homme était en effet un Génie; mais le Juif ignorant, et aussi crédule que les superstitieux qui le consultaient, le prit pour un amant de Mathilde qui voulait profiter de sa ressemblance avec Hubert pour surprendre par la ruse, des faveurs que ses soins n'avaient pu lui faire accorder. Mathilde et le Lecteur retrouveront encore ce Génie sur leurs pas. Le Juif profita de l'évanouissement de Mathilde, pour faire brûler des herbes aromatiques, qui jetaient les sens dans une ivresse voluptueufe, et plongeaient l'imagination dans un délire, qui sans lui ôter l'entière connaissance des objets, ne les faisait voir que sous les faces les plus riantes. Lorsque Mathilde sortit de son évanouissement elle se trouva la tête appuyée sur le bras du jeune homme qui la soutenait, elle fir un cri et se leva comme furieuse. Pourquoi, ma chère Mathilde, s'écria t-il, pourquoi vous refusez- vous aux caresses d un époux qui vous adore? d où vient cet effroi, lorsque j'ai paru devant vous? êtes vous étonnée de me voir chercher les mêmes, moyens que vous, de nous procurer des gages facrés de notre amour? Ah je le vois, le remord de m'en avoir fait un mystère a caufé votre trouble; mais soyez tranquille, le motif qui vous fait agir, vous justifie assez. Mathilde les yeux fixés sur l'être qui lui parlait, séduite par le son de sa voix et par sa ressemblance, mais se souvenant du Génie qu'on avait promis de lui faire voir, flottait dans la plus cruelle incertitude. Celui qui lui parlait lui patoissoit seulement plus jeune que son époux : elle en marqua sa surprise. Ah Mathilde, lui dit il, se peut-il qu'un si léger déguisement vous fasse me méconnaître? votre cœur n'eut il pas dû écarter ce faible prestige, auquel j'avouerai que j'ai eu recours pour paraître à vos yeux avec les mêmes traits qui vous plurent tant dans le Pelerin Cinthio? Le charme a opéré le même changement sur votre figure, regardez-vous dans cette glace, ajouta-t-il, en lui donnant un miroir infidèle qui rajeunissoit. Mathilde se retrouva dans l'état où elle était lorsqu'elle épousa Hubert. Vous sentez bien, Mathilde, reprit-il, pourquoi j'ai eu recours à ce surcroît de charmes : le savant Enchanteur qui nous fait part de ses secrets, m'a assuré que nous aurions la postérité la plus nombreuse, mais que les moments étaient précieux, et que ce jour était marqué par les plus heureuses destinées. Mathilde écoic bien convaincue qu'elle parlait à Hubert, cependant un secret sentiment la retenait encore. Cher époux, lui dis-soit-elle, je ne sais quel est le trouble qui m'agite; vous connaissez ma tendresse pour vous, vous savez avec quelle volupté je me suis toujours livrée à vos transports : d'où vient que dans ce moment je ne puis trouver au fond de mon cœur la même ardeur et les mêmes désirs? Quoi, Mathilde, s'écria le faux Duc de Normandie, Mathilde éprouverait enfin de l'indifférence pour un époux qui n'a jamais cessé d'être amant, et qui l'est dans ce moment, plus qu'il ne le fut jamais! Oh! pour de l'indifférence, non, dit-elle, non, cela est impossible; mais …. dans cette caverne! à la merci d'un Juif! Je t'entends, reprit-il, ma chère Mathilde, viens, suis moi. Mathilde lui tend la main, il l'embrasse, et la conduit dans un bosquet de myrtes au-delà d'un ruisseau qu'ils passèrent dans une nacelle que le faux Duc tira sur le rivage: c'est-là que séparé du reste du monde, le perfide se livra à mille transports qui furent rendus inutiles, comme on le verra dans son temps. Cependant les heures se passent, le jour est près de sa fin, et le lâche Iduméen qui avait tout à craindre d'Hubert, veut séparer les amants; il appelle Mathilde qui ne l'entend point, il veut passer dans l'île des myrtes, mais la nacelle était sur le rivage opposé; il franchit le ruisseau à la nage, et trouve le faux Duc qui soutenait Mathilde évanouie. Il le presse, lui fait sentir le danger qu'ils courrent, et ils éveillent la Duchesse, dont le premier mouvement est d'embrasser, son époux; mais, ô ciel! quel est son étonnement, l'illusion avait cessé, le faux Duc n'avait plus aucune ressemblance avec le véritable. Perfides, s'écrie-t-elle, dans quel abîme m'avez vous plongée; barbares, arrachez-moi le jour, il ne vous en coûtera qu'un crime de plus. Vous avez osé déshonorer votre Souveraine, tremblez. Monstre, dit elle au Juif, arrache-moi le jour, te dis-je, ou je vais tour révéler au Duc; et toi, vil imposteur, par quel prestige, abusant de ma propre vertu, as-tu pu tromper, sous une fausse apparence, le penchant secret de mon cœur? Mathilde pleurait et s'arrachait les cheveux; elle voulut se poignarder, le Juif l'empêcha. Il prit un air consterné, représenta à la Duchesse que sa mort entraineroit celle de son mari; que le meilleur parti qu'elle eut à prendre, était d'ensevelir tout dans le plus profond mystère, qu'au surplus elle n'avait rien à se reprocher. N êtes-vous pas venu, lui dit il, interroger mon art, ne vous ai-je pas demandé si la présence d'un génie ne vous effraierait point? ne vous aije pas dit que souvent ces esprit s'unissaient aux mortelles; ne m'avez vous pas permis d'en évoquer un? Il est vrai que la forme sous laquelle il a paru, vous a trompée; sous toute autre, il n'eut pu obtenir de vous des faveurs sans lesquelles il était impossible que vos désirs pour votre postérité fussent remplis? Quoi, reprit-elle, tu voudrais me persuader encore que ce ravisseur est un Esprit élémentaire? Beauté céleste, s'écria le faux Sylphe d'une voix entrecoupée, je n'ai commis d'autre crime que d'avoir emprunté les traits de votre époux, et de n'avoir pas essayé de vous plaire sous les miens. Et, qui es-tu? dit la Duchesse d'un ton imposant. Je suis un démon, s'écria le scélérat, et l'enfant que tu portes aura tes vertus et mes vices. Sois discrète, cache à ton mari ce qui vient de t'arriver; malgré te ciel, tu as voulu avoir un fils, dans neuf mois tu le mettras au monde. La douce et timide Mathilde voulait s'élancer sur son ravisseur, mais il s'englouttit dans le sein de la terre, et ne laissa à sa place qu'une épaisse fumée. Elle demeura comme interdire, elle ne savait que croire de tout ce qui venait de se passer; le Juif l'assura que ces événements étaient fort ordinaires, que le Génie auquel elle avait accordé ses faveurs, était un Esprit tout puissant, dont l'Empire était au centre du globe de la terre. Elle avait entendu parler à sa nourrice de Lutins, d'Esprits incubes et succubes, de Sylphes, de Gnomes et d'Ondins; jusqu'à ce moment elle n'avait ajouté aucune foi à ces fables : si ce qu'elle venait de voir ne la persuada pas entièrement, elle avait un si grand intérêt à le croire, qu'elle commença tout au moins de douter. Elle se fit reconduire par le Juif et revint au Palais, où par bonheur le Duc n'était pas encore rentré: elle eut le temps de se mettre au lit, sous prétexte d'une légère indisposition. Le Duc était à la chasle depuis le matin; il revint harassé: on lui dit que la Duchesse reposait; il remit au lendemain à la voir. A peine fut-il jour, qu'il passa dans l'appartement deMathide : il la trouva un peu abattue, il se coucha auprès d'elle, et lui fournit des raisons de douter, si le fils qui devait naître d'elle, appartiendrait au Duc ou au Démon. Mathilde cependant, inquiète sur l'existence des esprits élémentaires, allait consultant de tous côtés, mais elle ne pouvait être éclaircie; enfin elle appela le Juif à qui elle promit sa grâce, s'il lui avouait la vérité, quelle qu'elle fut : Le Juif lui donna sa parole qu'il ne lui cacherait rien après ses couches : car sa grossesse était déclarée à la grande satisfaction du Duc et de ses Sujets. Enfin le temps d'accoucher arriva, Mathilde éprouva les douleurs les plus affreuses, son accouchement dura un mois entier malgré les prières et les vœux de toute la Cour: tous ceux qui étaient auprès de la Princesse fondaient en larmes. Le moment de la naissance de cet enfant fût annoncé par les prodiges les plus inouïs, soit qu'ils fussent surnaturels, comme plusieurs Historiens l'ont cru, soit qu'ils fussent les effets des secrets du Juif. Lorsqu'il naquit, le ciel se couvrit de nuages et retentit d'un pôle à l'autre de coups redoublés de tonnerre. Le Palais du Duc parut tout en feu, un ouragan renversa une de ses principales tours; une chouette qui se glissa dans la chambre de la Duchesse, éteignit avec ses ailes, l'une après l'autre, toutes les bougies qui se rallumèrent d'elles-mêmes. L'enfant en venant au monde éternua trois fois, et il lui vint trois dents; deux heures après il éternua encore trois fois, et l'on s'aperçut de trois dents nouvelles; avant la fin du jour il ne lui en manquait aucune. Il mordait ses nourrices, et l'une d'elles ne pût s'empêcher de s'écrier que cet enfant était un Diable, ce qui alarma beaucoup sa mère. On fut obligé de le nourrir avec du lait qu'on lui faisait avaler malgré lui, au moyen d'un biberon. A peine avait il un an, qu'il parlait aussi distinctement que son père, il demandait rous ses besoins; et savait se faire obéir; les enfants ordinaires à l'âge de sept ans sont moins formés qu'il ne l'était : son père l'appela Robert. Il n'y avait aucune sorte de méchancetés qu'il ne fit, jetant à la tête des uns tout ce qu'il tenait dans ses mains, frappant les autres, et ne faisant grâce à personne. A cinq ans il assommait tous les enfants d'un âge supérieur, ils fuyaient dès qu'ils le voyaient. Le propos de sa nourrice, lorsqu'il la mordit, et la terreur qu'il inspirait aux autres enfants lui firent donner le nom de Robert le Diable, qu'il porta toute sa vie. CHAPITRE III. Espiegleries de Robert. Chagrins qu'il donne à ses parents. Devoirs qu'impose le titre de Chevalier. Combat. UNE enfance aussi difficile annonçait la jeunesse la plus orageuse : lorsqu'il eut atteint huitième année, le Duc le mit sous la conduite d'un Gouverneur, auquel il donna toute autorité. C'était un homme d'un mérite distingué, qui avait servi l'Etat dans le ministère. Il ne se chargea de Robert que par considération pour son père, et parce que d'ailleurs.à travers les défauts de ce jeune homme, il croyait voir un fonds heureux. Robert marqua la plus grande indocilité, il jura que jamais il ne souffrirait que personne fût son maître, prit ses livres, les foula aux pieds, et menaça son Gouverneur. Le Duc le fit mettre aux arrêts dans le donjon. Robert qui dans ce moment ne fut pas le plus fort, ou du moins qui ne voulut point lutter contre son père, fit semblant de se repentir: maisc'est dans le temps qu'il paraissait plus tranquille qu'il méditait ses espiegleries. Dans le grand nombre de celles dont on parle encore en Normandie, les Historiens n'ont conservé que les suivantes. La veille d'une grande partie de chasse, il réfolut de la faire manquer : il artendit la nuit, et lorsqu'il crut que tout le monde dormait profondément, il se lève, va nus pieds dans toutes les chambres de son donjon, prend les culottes, les souliers et les bas de son Gouverneur, les siens et ceux de ses domestiques, et les porte dans les chambres du premier étage, reporte ceux du premier au second, ceux du second au donjon, et se remet dans son lit. A l'heure indiquée lorsqu'il fallut se lever, et que chacun veut s'habiller à la hâte, les uns trouvent leurs habillements élargis, les autres beaucoup plus étroits que la veille. L'un va faire part de son aventure à son voisin qui venait lui communiquer la fienne; l'autre fouille dans sa poche et y trouve de l'argent qu il n'y avait pas laissé. L'alarme et la surprise se communiquent de chambre en chambre, Robert n'est pas le dernier à jurer; à tout instant l'embarras augmente. Il aperçoit un valet-de pied qui portait sa culotte, il s'élance sur lui et le traite de fripon, le même valet voit ses bas aux jambes du Gouverneur. Tout était dans la confusion; Robert feint de chercher l'auteur de cer embarras; le Duc de Normandie qui voit sa partie de chasse dérangée est furieux, il veut qu'on punisse le coupable; le Gouverneur qui se doutait de la vérité, apaisa tout le monde. Mais toute la journée se passa â retrouver ses effets. Une autrefois il était avec quelques camarades de son âge et de son caractère, dont l'un l'avait servi dans l'aventure précédente. Ils allaient de tous côtés volant des fruits et dévastant les campagnes. Ils entrèrent dans le jardin d'un Couvent de Moines; ils furent aperçus: un des Freres escorté de quelques valets, se mirent à les poursuivre; les camarades de Robert escaladerent les murs et se sauvèrent: Robert moins prompt fut le dernier; le Frere l'atteignit au moment où il escaladoit, il ne l'arrêta point, mais à grand coups de discipline, il l'accompagna jusqu'au haut du mur. Lorsque Robert y fut parvenu, il se mit à pleurer et à crier après son couteau, qui, disoit-il, était garni en or : le bon Frere lui demanda où il l'avait laissé, et lui promit de le lui donner : Robert lui fit signe que c'était au pied du mur parmi des herbes qu'il lui indiqua du doigt. Le Religieux qui voulait profiter du couteau, se mit à le chercher : tandis qu'il avait le front courbé, Robert détacha du mur la plus grosse pierre qu'il put arracher, et la jeta sur le dos du Frere qui resta estropié sur la place. Chaque jour il inventait de nouvelles espiègleries: son Gouverneur voulut le corriger. Robert jura de lui ôter cette fantaisie, et il remit à la nuit même l'exécution de ce dessein. Pour mieux s'assurer de Robert qui s'échappoir souvent, le Duc l'avait logé, comme on l'a dit, dans le Donjon au plus haut du Palais. Depuis l'aventure du changement d'habillements, le Gouverneur ne se couchait jamais, qu'il ne fût bien certain que Robert était endormi. Il fallait pour arriver à son appartement monter quelques marches et traverser un long corridor. Le Gouverneur à une certaine heure ne manquait pas d'aller espionner Robert, il laissait ses pantoufles sur l'escalier et s'introduisait dans l'appartement. Robert l'attendit pendant la nuit, le laisse passer, et, randis qu il était à faire sa visire, qui fut d'autant plus longue, qu'il avait trouvé la porte ouverte sans que personne lui répondît, Robert cloua les pantoufles du Gouverneur et se retira. Allarmé de ne pas trouver son élevé, le Gouverneur revient à la hâte, met ses pieds dans ses pantoufles, et dès qu'il veut avancer, son corps perdant l'équilibre, il roule dans l'escalier avec fracas; les cris du Gouverneur, le bruit qu'il fait en roulant, éveillent les valets : on accourt, et Robert est des premiers à lui porter du secours. Cette espieglerie eut des suites plus fâcheuses que Robert ne l'avait cru : le Gouverneur se blessa, et mourut peu de jours après de ses blessures. Dès ce moment Robert ne voulut plus étudier, et quand même il l'eût promis, personne ne se fût chargé de lui. Sa méchanceté était au comble : on ne l'appelait partout que Robert le Diable; tout le monde fuyait devant lui, et autant ses parents avaient désiré de l'avoir, autant étoientils fâchés d'avoir été exaucés. Mathilde surtout était désolée, et n'osait confier à personne le mystère de la naissance de son fils. Robert était parvenu à sa dix-septième année; Mathilde, malgré ses vices et la honte de sa naissance, ne pouvait s'empêcher de l'aimer : elle espéra que s'il obtenait le grade de Chevalier, ce titre imposant serait un frein pour l'avenir. Elle le proposa à son époux, qui assembla les principaux Seigneurs de la Cour, et tous les Chevaliers de ses Etats. Il avait fait publier un grand Tournoi, afin que Robert parût digne de la marque d'honneur dont il allait être décoré. Le Duc lui exposa les devoirs auxquels le titre de Chevalier l'obligeait. Il lui représenta que la naissance et les dignités ne servaient le plus souvent qu'à dégrader les hommes en les faisant connaître; que si ces prérogatives ne nous faisaient point aimer, elles dévoient nous faire détester; qu il n'y avait pas de milieu pour les Grands, entre l'amour et la haine, le respect et le mépris; que ce n était qu'à force de vertus qu'ils pouvaient faire oublier à leurs inférieurs leur supériorité toujours humiliante; qu'il n'y avait d'autre moyen pour se concilier l'estime et l'amitié du peuple, que d'être doux, honnête et vertueux; qu'un homme d'une naissance commune pouvait être vicieux sans conséquence; mais qu'un Grand était dans la nécessité d'être sans reproche; enfin que le titre de Chevalier allait lui imposer encore plus formellement cette nécessité; qu'il serait honteux qu'un Prince né pour régner sur de vastes Etats, ne fût point armé Chevalier, mais qu'il le serait encore davantage qu'un Chevalier n'eût point les vertus de son état. Robert répondit à son père que la vertu était indépendante d'un vain titre : que Chevalier ou non, il devait connaître ses devoirs, et qu'il s'expliquerait plus ouvertement devant les Chevaliers. Le Duc ne le pressa pas davantage, et ne savait que penser de son fils. Le jour fixé pour le Tournoi, et tous les Chevaliers étant assemblés et prêts à recevoir Robert, il leur parla ainsi : Chevaliers, si le courage et la valeur sont les premières vertus que vous exigez pour être admis dans votre ordre; personne, je crois, n'y a plus de droit que moi, j'espère de vous le prouver avant la fin du jour. Vous exigez, dit on, toutes les autres vertus qui constituent l'honnête homme, en quoi je trouve l'Ordre de Chevalerie fort inutile : car il suffit de vivre parmi les hommes pour être assujetti aux mêmes devoirs. Ces vertus doivent naîrre avec nous, leur développement dépend des circonstances : j'ignore si je les possède, parcequ'il ne s'est point présenté des occasions de les exercer; ce que je fais bien, c'est que l'Ordre de Chevalerie ne les donnant, ni ne pouvant les donner, il est assez indifférent à l'honnête homme qui les possède, d'être, ou de n'être point Chevalier. Votre Ordre doit donc se borner à exiger de ceux qui y aspirent, une valeur éclairée, et un courage à toute épreuve. Voilà, Chevaliers, sur quoi vous devez me juger, m'admettre, ou me refuser. J'espère à cet égard de mériter votre estime. Robert entre en lice, il ne se présente point de combattant qu'il ne terrasle; il ne se contente point de les renverser, il fait voler leurs armes en éclats, tue leurs chevaux qu'il perce d'outre en outre. Il combattit avec plus de ménagement contre ceux qu'il attaquait; mais dès qu'un Chevalier osait être l'agresseur, il courait risque de la vie, et y laissait un bras ou une jambe. Tous les Chevaliers étaient indignés, il leur proposa de se battre lui seul contre tous ensemble; les lois de la Chevalerie s'y opposaient parcequ'il n'y aurait point eu de gloire à le vaincre, et qu'il y aurait eu beaucoup de honte à être vaincus. Pour rendre la partie moins inégale., Robert demanda qu'il fût permis à ses compagnons d'armes, quoiqu'ils ne fussent encore qu'Ecuyers, d'entrer en lice pour le soutenir. Les Chevaliers qui craignirent que leur refus ne fût pris pour une marque de timidité, consentirent à la demande de Robert : peut-être espéraient-ils de se venger, en se réunissant, des coups qu'il leur avait portés à chacun en particulier. Ses jeunes compagnons qui n'étaient que spectateurs du combat, entrent dans la barrière au nombre de quinze. Les Chevaliers que Robert n'avait pas mis hors d état de se battre, se présentèrent : comme leur nombre éroit supérieur, ils voulaient tirer au sort. Robert voulut qu'ils combattissent tous. Il ordonne à ses compagnons d'attaquer : les chevaux de plus de moitié sont renversés et les Cavaliers obligés de se retirer. Alors Robert se jette au milieu des Chevaliers comme un furieux : en un moment armets, lances, écus, tout est brisé; les plus intrépides frémirent, il poursuit, il renverse tout ce qui tombe sous ses coups. Sa lance s'est brisée, son épée a l'apparence d'une scie, il en fait des blessures encore plus dangereuses; elle casse enfin dans ses mains : il prend celle d'un de ses camarades qui se casse encore. Il aperçoit une barre de fer qui servait de barrière, il se jette à bas de son cheval, arrache cette nouvelle arme et assomme chevaux et Cavaliers. Le combat avait été très meurtrier; trois Chevaliers des plus vaillants avaient perdu la vie, le champ de bataille était couvert d'éclats d'armes, de membres épars et de chevaux tués. Robert combattait encore; le Duc, son père, ordonna qu'on cessât, et déclara que le Tournoi était fini; son fils était sourd à sa voix, il respirait le sang et le carnage. Huit Chevaliers qui restaient encore, sans-égard au nombre, m à l'égalité des forces, s'unissent pour l'entourer et l'accabler ensemble. Robert les artend de pied ferme, et se faisant soutenir pour n'être pas pris en flanc, par deux de ses compagnons, il se défend avec tant d'avantage, qu'il fait mordre la poussière à trois de ses assaillants. Enfin le peuple indigné de tant de sang répandu, murmure et s'émeut. Robert, Ie téméraire Robert, ose l'affronter: déjà la populace s'arme de pierres, la sédirion commence à devenir générale. La Duchesse, la larme à l'œil, entre dans la lice, court au-devant de Robert, fait semblant de tomber à ses genoux : il est honteux de ce mouvement, rend les armes à sa mère, et se laisle conduire au Palais : mais il se garda bien d'y entrer, dans la crainte que son père ne l'arrêtât. Il promit à la Duchesse de ne pas pousser les choses plus loin : il se retira chez un de ses camarades et y passa la nuit. CHAPITRE IV. Révolte de Robert. Ses cruautés et son libertinage. Il déclare la guerre à son père. Aventure des sept Hermites. LE lendemain dès le point du jour, Robert rassemble sa petite troupe, et forme le projet de parcourir toute la Normandie, et de chercher les aventures. La terreur marchait devant lui, rien n'était à couvert de ses fureurs et de sa lubricité. Par-tout où il découvrait de jeunes filles, ou. des femmes dont la beauté méritait ses funestes hommages, il fallait que de gré ou de force il en obtînt les faveurs : malheur à qui s'opposait à ses violences. Ses trésors étaient les Temples, il emportait les vases et les ornements d'or et d'argent, il les remplaçait par des vases de bois ou de terre : il disait d'un ton insultant, avec une raillerie sacrilège, qu'un Dieu né dans une étable, devait s'accoutumer à boire dans des vases de bois. Il vivait aux dépens des Moines, et couchait dans les Couvents de Religieuses. Rien n'était à l'abri de ses insultes : il avait grossi sa petite troupe. Si quelquefois dans les villages les paysans s'attroupoient pour se défendre, Robert et sa troupe, le fer et le feu en main, fondaient sur eux, massacraient ceux qui tombaient sous leurs coups, deshonnoroient leurs femmes et leurs filles, et souvent embrasoient leurs maisons. Le Duc recevait des plaintes de tous côtés, son palais retentissait de cris : l'un venait réclamer sa fille qu'on avait enlevée, l'autre criait vengeance des insultes faites à sa femme; celui-ci pleurait la mort d'un fils qui avait péri en défendant l'honneur de sa sœur: celui-là demandait, que, puisque Robert avait détruit sa maison, son père l'indemnisât ou le nourrît : enfin tous le suppliaient de les délivrer de ce fléau destructeur. Le Duc était encore plus affligé que ces malheureux. Grand Dieu, disait-il, qui me l'avez donné dans votre colère, pour me punir des murmures que je formais contre votre sagesse, que votre vengeance ne tombe que sur moi; épargnez ce peuple innocent qui n'a pu être complice de mes crimes. Le Duc assembla son Conseil pour chercher des moyens de terminer tous ces maux. Un Conseiller fut d'avis de former une troupe de ses meilleurs soldats, et de l'envoyer vers son fils pour le prendre, le conduire à son père, et après l'avoir détenu quelques jours en prison, lui défendre en présence de toute la Cour, de commettre à l'avenir aucun excès, et le menacer, en cas de récidive, de le faire juger selon la rigueur des lois. Le Duc approuva cet avis, il choisit lui-même les soldats qu'il destina pour cette expédition : il les fit partir, avec ordre d'arrêter son fils partout où ils pourraient le rencontrer. Il permit à l'Officier qui commandait la troupe, d'user de force, d'adresse, et de tous les moyens qui lui paraîtraient les plus convenables. L'Officier dispersa ses soldats dans différents hameaux. Robert, qui fut instruit de sa marche, rassembla ses compagnons, et attaqua successivement ces petits pelotons de soldats, trop éloignés les uns des autres pour se soutenir, il en tua plusieurs, en fit de prisonniers, et força les autres à se réunir à la troupe principale. C'est alors qu'il fit une attaque générale, dans laquelle il en massacra plus d'un tiers, il poursuivit les autres, et en prit une très grande partie avec l'Officier qui les commandait. Robert, qui ne se connaissait plus dès qu'il entrait en furie, fut implacable, il fit venir les prisonniers, leur fit crever les yeux, et ensuite les accablant d'injures : allez, leur dit il, rapportez aux Conseillers de mon père, qu'il n'est pas aussi aisé de me prendre, que d'en former le projet; que je ne crains rien, et que toutes les Ordonnances de la Cour ne valent pas un coup de main d'un seul de mes camarades. Les malheureux soldats se firent conduire vers le Duc, à qui ils racontèrent tout ce qui s'était passé. Celui qui avait donné l'avis de faire poursuivre Robert, était au désespoir: le Duc était dans la plus grande indignation. Dans un mouvement de colère, il projeta d'aller lui-même avec le double de troupes, tâcher de prendre son fils, ou s'exposer à périr de ses mains. Le même Conseiller représenta au Duc la témérité d'un semblable dessein. Premierement, ce serait exposer sa personne et son honneur, soit qu'il le prît, soit qu'il lui échappât. En second lieu, ce serait exposer ce fils dénaturé à commettre le plus abominable parricide. Il conclut à la punition du coupable, tant à cause de sa révolte, que des maux dont il accablait les sujets du Duc : il ajouta que les lois prononçaient son supplice. En conséquence le Duc fit publier un Edit dans toutes les villes du Duché, portant ordre d'arrêter Robert, et permettant à tous de faire tout ce qui serait en leur pouvoir pour y réussir, et l'amener avec tous ses complices. Cet Edit ayant été publié, Robert en fut bientôt informé; il entra en fureur, ses compagnons frémirent pour eux mêmes : ils favoient bien que s'ils étaient pris, ils n'avaient aucune grâce à espérer. Lorsque Robert vit qu'il ne viendrait point à bout de les rassurer, il les rassembla et jura devant eux à son père l'a guerre la plus cruelle : il leur proposa d'augmenter leur nombre, de grossir leur troupe, et de mettre ensuite tout le pays à contribution; il prit leurs serments et fit le sien d'être inexorable pour tous ceux qui tomberaient dans leurs mains, fût-ce leurs pères, leurs,, enfants ou leurs frères, à moins qu'ils ne voulussent s'associer avec eux. Ils dressèrent des statuts qu'ils signèrent du sang d'un des Courtisans leur prisonnier, qui avait été d'avis de faire punit Robert selon la rigueur des lois. Lorsque Robert se fut assuré de la fidélité des principaux chefs, il conduisit sa troupe dans le fond d'une forêt, où les rayons du soleil n'avaient jamais pénétré: ce lieu était entouré de rochers entassés les uns sur les aurres qui paraissaient s'être détachés d'une montagne voisine : ces rochers étaient couverts de broussailles et couronnés de sapins aussi anciens que le monde. A l'aide de gros arbres qu'ils arrachèrent, et dont ils couvrirent les vides que les pierres laissaient entre elles, ils se firent un asile et un fort inabordable, auquel on ne parvenait que par un sentier très étroit, bordé de tous côtés de précipices effrayants. Tel était le repaire affreux que Robert préférait au palais de son père : tant la débauche et le libertinage aveuglent ceux qui s'y livrent! Cette caverne était une demeure aussi incommode pour ceux qui l'habitaient. qu'elle eut été funeste à quiconque eut osé l'attaquer. Robert avait composé sa troupe de tout ce qu'il y avait de plus scélérats dans les Etats de son père; les uns en avaient été chassés peut leurs crimes, les autres pour leurs dettes: c'est dans leur nombre qu'il choisit ses Officiers; les filous et ceux que leur paresse avait dévoués à la mendicité, les faiseurs de projets, les politiques, les libertins, en un mot tous ceux que leur oisiveté avait jetés dans l'indigence, étaient à la solde de Robert, et avaient néanmoins leur part dans le butin. Cette troupe abominable était d'autant plus à craindre, qu'aucun frein ne pouvait la modérer. Ces brigands n'allaient jamais au combat que la victoire ou la mort nés'ensuivît. Comme ils savaient qu'ils n'avaient aucune grâce à espérer s'ils étaient pris, ils n'en faisaient jamais, excepté aux femmes qu'ils amenaient dans leur fort. Il était réglé entre eux, qu'il y en aurait toujours une certaine quantité au service de la société, que lorsqu'on en prendrait de nouvelles, on les confronteroit avec les anciennes, et qu'on se déferait des moins belles. Chacun était muni d'une certaine dose de poison, au cas qu'il fût pris vivant et condamné à la mort. Robert nommait tous les jours les détachements qu'il envoyait sur les grands chemins; il avait dans toutes les villes des correspondants qui l'avertissaient de tous ceux qui se mettaient en campagne, et des voitures qui sortaient, des effets qu'elles portaient, et du chemin qu'elles devaient tenir. Ils s'étaient rendus si redoutables, que personne n'osait plus s'exposer dans les chemins. Quelques brigands avaient été pris : on espérait par leur secours, de pouvoir parvenir jusqu'au Fort : mais lorsqu'ils se voyaient menacés des tortures, ils ne faisaient qu'avaler leur poison, et ils expiraient : ce poison dont on ne découvrit le mystère que longtemps après, était contenu dans un noyau de prune, de cerise, ou de quelqu'autre fruit adroitement ouvert et refermé avec art. Ils le portaient dans leur bouche, et ils auraient pu l'avaller sans en être incommodés; mais lorsqu'ils voulaient éprouver l'effet du poison, ils cassaient le noyau, et dans l'instant ils mouraient. On n'osait plus fortir des villes, les Laboureurs et les paysans avaient abandonné la culture des terres. Quelques Chevaliers s'armèrent et résolurent de suivre ces assassins jusque dans leur Fort. Robert les laissa s'engager jusque dans le sentier qui y conduisait, et lorsqu'il vit qu'ils ne pouvaient se retirer qu'un à un, il fit ouvrir une trappe qui était derrière eux, et qu'ils n'avaient point aperçue. Cette trappe, quoiqu'éloignée du Fort, s'ouvrait en tirant une chaîne qui y répondait : c'était une espèce de pont levis qu'on n'apercevait point lorsqu'il était baissé; l'ouverture coupait le sentier par un intervalle de dix pieds, et découvrait un précipice de soixante brasses de profondeur. Lorsque les Chevaliers furent engagés dans le sentier, Robert sortit de son Fort et les força de reculer; mais à mesure qu'ils se retiraient, ils tombaient dans le précipice : il les suivit jusqu'au dernier, la lance dans les reins; et lorsqu'il les eut tous précipités, il referma la trappe, et laissa périr de faim et de douleur, ceux qui en tombant avaient eu le malheur de n'être pas écrasés dans leur chute. La désolation régnait dans toute la Normandie. Cependant Robert était quelquefois révolté des sentiments féroces de ses complices, et lorsqu'il jetait les yeux sur lui-même, il ne pouvait s'empêcher d'en avoir une espèce d'horreur : mais il était trop avancé dans le crime pour oser reculer, ses remords ne servaient qu'à lui inspirer de nouvelles fureurs : il eut voulu les étouffer à force d'entasser crimes sur crimes. Un jour Robert errant dans les bois, cherchait des victimes à sa fureur; le besoin de faire du mal, devenu essentiel à son existence, se faisait sentir à lui ce jour-là avec plus de fureur que de coutume. Le malheur lui conduisit sept Hermites qui traversaient la Normandie, et qui revenaient de Rome. Ces infortunés s'adressèrent à lui pour lui demander leur chemin. Robert contrefit d'abord le dévot, lut fit raconter tout ce qu'ils avaient fait dans lut voyage, et se montant peu à peu sur le ton railleur, il leur demanda le récit de leuts aventures galantes. Mais soit discrétion de la part des bons Hermites, soit qu'en effet leur piété n'eût point succombé à la tentation, ils assurèrent Robert, qu'il ne leur était rien arrivé qui méritât son attention. Lui, qui ne cherchait qu'à les poussèr à bout, leur tint les discours les plus indécents, et leur demanda leur avis sur les cas les plus infâmes; il les pressa de lui dire ce qu'ils auraient fait dans telle ou telle circonstance : comment ils auraient évité les ruses du Diable, s'il s'y était pris de telle ou telle manière pour les tenter. Ils ne manquèrent pas alors de lui raconter comment dans une situation si délicate, Saint Antoine s'était tiré d'affaires. Voyons, dit-il, si vous serez aussi sages, ou plutôt aussi sots que lui. Robert qui dès le commencement de cet entretien, avait fait savoir ses volontés dans le Fort, ne fit que dire un mot qu'ils ne comprirent pas, et aussitôt cinq jeunes filles toutes nues, sortirent de derrière un feuillage épais, et se mirent à danser. Les Hermites couvrirent leurs yeux de leurs mains et prirent la suite en faisant de grands signes de croix : Robert court après eux, et leur crie de toutes ses forces d'arrêter, ils les prenaient lui et ses femmes pour des Diables fortis des enfers. Robert en atteint un et d'un coup de sabre lui abat la tête; les autres plus effrayés encore doublent le pas, un second tombe et subit le fort du premier : les cinq qui restent, s'arrêtent, et tombent aux genoux de Robert; il exige d'eux qu'ils se mettent en état de pure nature, et qu'ils répondent aux caresses des jeunes filles. Trois refusent, Robert leur dit de choisir ou de la mort, comme une récompense de leur pudeur, ou de la vie pour jouir des plaisirs qu'il leur offre. L'un des cinq Hermites qui restaient, plus déterminé que les autres, s'écrie : homme sanguinaire, démon, ou qui que tu sois, tes plaisirs sont horribles; si tu voulais nous séduire, il fallait nous les représenter sous le voile de la décence, et attaquer nos cœurs, avant de rassasier nos yeux; alors peut-être succombant à notre faiblesse, tu aurais pu te vanter d'avoir fait tomber dans tes pièges, des hommes, qui par des combats de plus de vingt ans, ont essayé de se mettre au-dessus des passions: alors tu aurais eu la satisfaction maligne de voir le vice aux prises avec la vertu : mais ta fureur aveugle ne t'a même pas permis de jouir de ce spectacle singulier; ra barbarie a détruit l'illusion même de la volupté, en nous offrant la beauté sans, voile, et en étouffant par tes menaces, tout sentiment de plaisir. Nous rejetons tes offres abominables, et quant à notre vie, le ciel ne nous interdit point une juste défense. Robert à ces mots entre en fureur; les Hermites s'élancent sur lui, il allait en être accablé, lorsque les femmes poussèrent des cris affreux : on les entendit du Fort; trois scélérats vinrent au secours de Robert; les Hermites effrayés prennent la suite, Robert et ses camarades les suivent, et l'un après l'autre, ils les égorgent. L'un d'eux en mourant adressa la parole à Robert, et lui dit d'un air tranquille et riant : tu t'applaudis, Robert, et ton âme est déchirée; je ne changerais pas mon sort contre le tien : je mœurs innocent et sans aucun trouble; je te pardonne, car je serais fâché d'emporter au tombeau le sentiment pénible de la haine : puisse le ciel te patdonner comme moi! adieu, je ne te hais point, je prévois que tes remords, te conduiront à la vertu, ne te souviens de mes camarades et de moi que dans ce temslà, et sois assuré que nous t'avons tous pardonnè CHAPITRE V. Remords de Robert. Eclaircissemens qui confirment des doutes. Projets de changement. Maniere sûre de convertir des scélérats. Fin des égarements de Robert. Il se voue à la réforme. L'AIR de satisfait de l'Hermite mourant, cette générofiré qui pardonne à une main sacrilège et meurtrière, les railleries farouches que les camarades de Robert vomissaient contre leurs victimes, le contraste effrayant de femmes nues avec des cadavres couverts de sang, les dernières paroles de l'Hermite, avaient jette la terreur dans l'âme de Robert; il quitte le bois tout pensif, et laisse aller son cheval. Il ne sortit de sa rêverie qu'à la vue d'un Château qu'il croit reconnaître : il arrête un Berger, et apprend qu'il est devant le Château d Arques : il demanda quelle était la cause du mouvement qu'il y vovoit : on lui dit que la Duchesse Mathilde devait y dîner ce jour-là. Malgré ses fureurs et ses débauches, il avait toujours conservé un sentiment de tendresse pour sa mère : il réfolut de l'aller voir. Mais lorsqu'il approcha du Château, hommes, femmes, enfants, rout fuyait devant lui : on fermait les portes des maisons, et l'on ne se croyait point en fureté dans lesEglises. Robert fut frappé de la terreur qu'il inspirait. Grand Dieu, s'écria-t-il, le monstre des forêtsle plus carnacier ferait moins redouté ! Je n'ai rien fait à cette vile populace, et elle me fuit comme un tigre! Eh bien, que m'importe? cette épouvante doit flatter mon orgueil... mon orgueil!... Un homme s'enorgueillir d'être la terreur du monde, et le fléau de ses semblables! C'est un mérite que je partage, avec qui? avec des tyrans, des assassins, que dis-je? avec les démons. Quelle est donc la cause de cette crainte qui flatte l'orgueil de ceux qui l'inspirent? le carnage, la désolation, la dureté du cœur : aussi quelle est sa suite? la haine du genre humain, l'inimitié, l'horreur. Voilà donc ce que je suis, moi, qui pouvais faire les délices de mes parents et de mes sujets ! Malheureux ! par quelle fatalité, lorsque je pouvais choisir entre l'amour et la haine, me suis je déterminé pour un sentiment si détestable? Un sentiment ! la haine et la dureté méritent-elles de porter le même nom que l'amour, le plaisir, la bonté, la tendresse ! Voilà, voilà les vrais sentiments qui conviennent à l'homme; leurs noms sacrés font tressaillir mon âme, mais c'est de désespoir de les avoir écartés de mon cœur. Est-il donc si endurci ce cœur, qu'il ne puisse plus les éprouver? C'est avec ces idées que Robert s'approcha du Château : lui, qui jusqu'alors n'avait rien appréhendé, éprouva pour la première fois cette timidité, le premier mouvement d'une âme généreuse, qui veut plaire et qui craint de ne pas réussir. Il descendit de cheval à la porte du Château, il y entra seul, et sa mère y arriva prefqu'aussitôt que lui. Dès qu'elle aperçut son fils, elle demeura consternée et tremblante : elle cherchait à le fuir, il la retint et se jeta à ses genoux. O, ma mère, lui dit-il,-votre crainte est le reproche le plus sanglant que vous puissiez me faire. Un fils faire trembler les auteurs de ses jours! cette idée est affreuse! les tyrans des forêts n'offrent pas des exemples d'un tel phénomène; pourquoi la nature s'est-elle exercée à faire de moi un monstre plus barbare? Ah, Madame... écoutez, ce n'est qu'en tremblant que j'ose vous communiquer mes funestes idées. Le Duc de Normandie passe avec raison pour le meilleur des Princes, vous ères adorée pour votre bonté, et moi, je suis abhorré, et pour comble de maux, je le mérite. Non, je ne suis point votre fils... Pardonne-moi de t'avoir fait naître, mon cher Robert, lui dit la Duchesse d'une voix basse; ta naissance est un mystère qu'il faut que je te révèle, suis moi. Elle le conduisit dans une chambre prochaine, et lui raconta la perfidie à laquelle elle croyait que Robert devait le jour. Après ce récit elle l'embrassa en fondant en larmes; tu peux me punir, mon fils, lui dit-elle, mais épargne à mon époux un éclaircissement qui nous couvrirait de honte l'un et l'autre; je te jure qu'en recevant dans mes bras le monstre qui me trompa, je croyais me livrer aux caresses du Duc: par combien de larmes ai-je expié mon malheur! J'ai consulté, en déguisant nos noms, les personnes les plus sages de mes Etats; tous m'ont assuré, que bien loin de rien déclarer à mon mari, il était de mon devoir de lui en faire un mystère, pour ne pas porter le trouble dans son âme. Je t'avouerai, mon fils, qu'en voyant les maux dont tu nous accables, j'ai souvent été sur le point de tout divulguer. J'ai craint, te le dirai-je, qu'on ne prît mon aveu pour l'imposture d'une mère désolée, qui se charge de la honte d'un adultère, afin d'avoir un prétexte pour rejeter un enfant indigne. Robert parut comme frappé de la foudre, il demanda quel était le scélérat qui l'avait trompée : il apprit qu'il n'existait plus. O ciel, s'écria-t-il, je te remercie de sa mort, tu m'épargne peut-être un parricide. Le barbare: comment votre innocence et votre candeur deur ne l'ont-ils pas désarmé! Robert voulait tout dire au Duc de Normandie; si je ne suis point son fils, son Etat ne m'appartient pas, disait-il. Mathilde le rassura sur ce vain scrupule : faute d'enfants mâles le Duché lui était substitué, et elle était la maîtresse d'en disposer en faveur de qui elle jugerait à propos; ainsi elle ne faisait aucun tort à personne en le rransportant à son fils. Ainsi l'on convint que ce serait découvrir au Duc un mystère dont il était important qu'il ne fût pas informé, et dont la publicité ne pouvait produire aucun bien. D'ailleurs, quoiqu'un imposteur eût partagé les faveurs de Mathilde avec son époux : Robert pouvait être le fils du Duc : on garda donc un profond silence sur tour ce qui s'était passé. Robert imputait ses fureurs et ses cruautés au sang impur qui lui avait donné l'être, il résolut dès ce moment de se vaincre soi-même, et d'expier par une sagessé à toute épreuve, les crimes dont il s'était rendu coupable. Il se jeta au genoux de sa mère, et la pria de demander grâce pour lui à son époux : il résollut d'aller à Rome dans le plus rude pèlerinage. Mon père, disait-il, m'a banni de ses Etats, il m'a fait la guerre, et j'ai eu l'audace de porter les armes contre lui : il semble que ce ne soit que pour moi que la nature air interverti les lois. Mais, malheureux! est-ce à moi de me plaindre de la nature? Il n'osa pas se présenter devant le Duc, il remonta à cheval et alla rejoindre ses camarades qu'il avait laissés dans la forêt. Cependant la Duchesse ne cessait de gémir, et de se reprocher d'être la cause du dérèglement de son fils; mais plus elle s'examinait, et moins elle pouvait se reconnaître coupable. Malgré cette assurance intérieure, elle se désolait, lorsqu'elle pensait à tous les maux que son fils avait faits. Le Duc arriva à son Château peu de jours après le départ de Robert. La Duchesse alla au-devant de lui, et lui apprit le changement de son fils. Le Duc qui ne pouvait le croire, se mit à soupirer : plût à Dieu, disait-il, que tout ce que vous m'annoncez, se trouvât vrai; mais hélas! je n'ose plus l'espérer. Il va à Rome: puisse-t il y trouver la fin de ses égarements; il a tant outragé l'Etre suprême, que, pour le punir, il épaissira sur ses yeux le bandeau de l erreur. Le Duc, malgré sa colère, priait le ciel de protéger son fils, il frémissait du voyage qu'il allait entreprendre. Robert bien résolu de changer de conduite, trouva tous ses compagnons assemblés; ils le reçurent comme un Chef pour lequel ils avaient toujours eu la plus grande vénération. Mais au lieu de leur parler à son ordinaire, de ce qu'il lui était arrivé depuis qu'il les avait quittés, il voulut leur faire sentir l'état déplorable dans lequel ils étaient plongés. Victimes dévouées à la vengeance publique, abhorrés de la nature qu'ils avaient si souvent outragée, en exécration aux honnêtes gens, il leur représenta la mort et l'infamie dont ils étaient sans cesse environnés; il leur retraça tous les crimes qu'ils avaient commis : je ne vous parle pas des vols faits dans les Eglises, il serait difficile de vous faire connaître toute l'horreur d'une telle action; mais tant de malheureux que nous avons dépouillés, et dont nous avons jeté les familles dans la plus cruelle indigence, tant de meurtres et d'assassinats dont nous avons souillé nos mains, toutes ces injustices, tout ce sang répandu, ces Vierges à qui nous ne nous sommes point contentés de ravir l'honneur, mais dont nous avons puni la résistance par une barbarie que leur candeur et leur innocence n'ont pu désarmer; nous avons fait couler les pleurs de la beauté dont nous voulions obtenir les caresses. Ah! mes amis, ces images déchirent mon âme, les cris des victimes de nos cruautés, les gémissements de la pudeur outragée, retentissent sans cesse à mes oreilles. Il est impossible que vous ne soyez pas accablés de remords; je vous l'avoue, je suis tirannifé par les miens. Le ciel est juste, la foudre gronde sur nos tètes, tant qu'elle n'est point partie, il est temps de fléchir la main qui nous menace; rompons les liens de notre abominable société, ou si nous en resserons les nœuds que ce soit pour faire autant d'actions vertueuses, que nous en avons commis de criminelles. Il y a tel crime parmi ceux que nous avons à nous reprocher, que mille vertus ne répareront jamais: cependant un repentir sincère, une ferme résolution d'embrasser la sagesse, une confiance entière dans l'Etre même dont nous méritons la colère, s'ils ne peuvent nous rendre notre innocence, nous rendront du moins la paix de l'âme et la tranquillité de l'esprit. Quant à la vengeance publique, je me charge de vous y soustraire; le Duc de Normandie, mon père, sera trop flatté de mon retour à la vertu, pour ne pas m'accorder la grâce de chacun de vous. Promettezmoi de vivre à l'avenir en bons et honnêtes citoyens, de briser les liens qui vous attachent au crime. Ces femmes dont nous avons commencé par assassiner les époux, que nous avons violées, et que nous avons fini par corrompre et par avilir, faisons-leur un sort du butin qui nous reste. Si quelques-uns d'entre vous ont pris de l'amour pour elles, ils peuvent en les épousant, les rendre à la société et légitimer un amour infâme. Je n'attends que votre réponse pour aller me jeter aux genoux de mon père, et lui demander votre grâce et sa protection. Robert cessa de parler : mais un des principaux Officiers de la troupe se leva, et dit d'un ton railleur; convenez, Messieurs, que si notre Général commence à manquer de courage, il ne manque ni d'adresse, ni de prudence. C'est lui qui nous a rassemblés, nous lui avons tout sacrifié, notre honneur, norre liberté, nos vies, nos biens : parents, amis, épouses, enfants, nous avons tout quitté pour le suivre; et lorsque nous l'avons vengé de tous ses ennemis, qu'il s'est fait un sort à nos dépens, lorsqu'il est fatigué de plaisirs et rassasié de voluptés, il vient nous prêcher la réforme. Un autre Chef interrompit le premier, et dit qu'il était d'avis qu'on donnât l'habit d'un des Hermites qu'on avait enterré depuis quelques jours à leur Général, qu'il ne lui manquait que cela pour être un saint Prédicateur; que soutenu de ses camarades, il ne pourrait pas manquer de faire de grandes conversions; que ce serait une nouvelle manière de sanctifier leurs captures, et qu'au pis aller, Frere Robert, leur Général, serait aussi l'Aumônier de la troupe : quant aux femmes, qu'il avait raison de vouloir faire cesser le scandale, qu'il fallait que chacun choisît la sienne, et que Frere Robert leur donnerait la bénédiction nuptiale. Robert lut dit du ton le plus férieux, qu'ils eussent à se déterminer, qu'il ne plaisantait point, et que les railleurs pourraient bien ne pas rire, les derniers. Alors Chefs et Soldats déclarèrent qu'ils n'entendaient pas changer de conduite, qu'ils rejetaient toute grâce; que si Robert voulait continuer de vivre avec eux, ils continueroient de lui obéir comme à leur Général; mais que s'ils se retirait, il ne trouvât pas mauvais qu'ils le regardassent comme leur ennemi, et qu'ils lui déclarassent une guerre cruelle : qu'au surplus ils étaient résolus de mener la même vie, de faire le plus de mal qu'ils pourraient, pour se venger de celui qu'on cherchait à leur faire, et que, puisque leur destin était de vivre aux dépens de la société, ils ne la ménageroient point. Robert voulut insister, ils le tournèrent en ridicule, et finirent pat le menacer. Deux jeunes gens seulement qui s'étaient engagés dans la troupe malgré eux, parce que deux femmes qu'ils aimaient, ayant été enlevées par les compagnons de Robert, ils avaient mieux aimé s'associer avec ces brigands, que d'abandonner leurs maîtresses, se rangèrent de son parti, et le prièrent d'obtenir leur grâce du Duc de Normandie. Robert leur dit de sortir avec leurs maîtresses, il proposa aux autres femmes de se retirer, et leur offrit la protection de sa mère; mais elles étaient attachées aux brigands, et ne répondirent à Robert que par des injures. Robert, dont la patience se lassait, dit à la troupe, qu'il ne leur donnait que deux heures pour réfléchir, et qu'il reviendrait savoir leur dernière résolution : il sortit pour ne la pas gêner. Il alla retrouver les deux jeunes gens : après s'être assuré de la pureté de leurs intentions, il leur dit qu'il allait exterminer tous ces malheureux s'ils persistoient dans leurs sentiments; qu'ils eussent soin d'éloigner leurs femmes. En effet il rentra, et comme il vit que l'intention de ses compagnons était de continuer leurs brigandages, il leur annonça qu'il ne pouvait pas se dispenser de prendre tous les moyens possibles pour dissiper la troupe, et éloigner les maux dont ils menaçaient la Normandie. Alors un des Officiers qui avaient fait des plaisanteries sur le changement de Robert, s'écria qu'il avait, lui, un moyen plus prompt de l'empêcher de les trahir, et fondit sur son Général l'épée à la main. Robert furieux, ne fit qu'étendre sa main, le prit à la gorge, et le serrant de toutes ses forces; j'ai souffert tes railleries, lui dit-il, parce que je les méprisais, et que la langue de vipère ne fait aucun mal, tant qu'elle agite son dard en l'air; mais aussitôt qu'elle est à portée de piquer, on l'écrase avec plaisir. Robert ne fit que serrer un peu, et l'Officier des brigands fut étouffé. Cet exemple, au lieu d'intimider les autres, ne fit que les irriter encore davantage : ils se levèrent. Robert qui n'avait pas encore lâché sa proie, tourna deux ou trois fois en l'air le corps de l'Officier, et le jeta contre cinq à six des plus mutins, avec tant de force, que trois moururent sur la place. Dès ce moment la sédition devint générale; tousles Chefs et les principaux soldats qui composaient l'assemblée, cherchèrent à entourer Robert, Ils'adosse au mur, met sa lance en arrêt, les attend de pied ferme, et il en abat autant qu'il s'en présente : voyant que le combat se rallentissoit, il prend son épée, s'élance sur la troupe, trop resserrée pour pouvoir se défendre en règle; Robert frappe de tous côtés, chaque coup abat un bras ou une tête. Les femmes qui se trouvèrent dans la mêlée demandèrent grâce, il la leur accorda: elles se saisirent des épées de ceux que Robert avait mis hors de combat, et se rangèrent de son côté. L'exemple de Robert, le désir de la liberté leur prêtèrent des forces; elles attaquèrent les brigands, leur courage s'animait de celui de leur libérateur. Bientôt; la caverne ruisselle de sang, les morts, les mourants et les blessés, sont entassés et servent de rempart aux combattants. Robert suspend un moment ses coups, offre la vie et le pardon à ceux qui voudraient se soumettre et poser leurs armes. Six y consentirent et vinrent tomber aux genoux du Héros qui les releva, et leur rendit leurs épées; les autres protestèrent que tant qu'il resterait une goutte de sang dans leurs veines, ils combattroient contre Robert et ses lâches transfuges. Le carnage recommença, et, dans une heure, de cent cinquante brigands, il ne resta que trente blessès, qui se battaient encore en blasphèmant. Robert leur proposa de se rendre de bonne grâce. Soit qu'ils craignissent qu'il eût dessein de les livrer vivants au Duc son père, soit que leur férocité ne leur permît pas de profiter de la faveur que leur faisait le vainqueur, ils se rassemblèrent, délibererent un moment entre eux, et puis reprenant leurs places : tiens, lâche, direntils à Robert, en se perçant le sein : voilà comme de braves gens doivent se rendre à un perfide. Si ton intention était de nous faire périr, tu n'as rien à désirer, nous avons prévenu tes vœux. Cette scène d'horreur frappa Robert d'autant plus sensiblement, qu'il eut désiré de les sauver, et de les ramener à la vertu par son exemple. Il voulait les faire enterrer; déjà les six jeunes gens, les femmes et quelques brigands subalternes à qui Robert avait fait grâce, se disposaient à creuser des fosses, lorsque le tonnere éclate, et qu'une tempête soudaine agite la forêt avec un bruit effrayant; un nuage épais enveloppe tout de son ombre, Robert et sa petite ttoupe frémissent, ils invoquent le ciel qui répond par des foudres et des éclairs; enfin la flamme part de la nue, la caverne est embrafée, en moins d'une heure, le feu a dévoré cet asile impur, les cadavres qui y étaient entassés et les arbres des environs. CHAPITRE VI. Réparation des torts. ROBERT ne pouvait pas méconnaître la main qui l'avertissait; il rendit grâces à l'Etre suprême de n'avoir pas péri comme les scélérats que la foudre venait d'anéantir. Il était suivi d'environ dix huit jeunes femmes, de six beaux hommes qui paraissaient être les amants de six d'entre elles, et d'environ une trentaine de bandits : l'air morne et pensif, ils traversaient la forêt. Robert se disposait à aller à Rome; mais il n'avait aucune envie d'y conduire sa troupe; cependant comme ils avaient formé le projet d être sages, il ne voulait pas les abandonner, jusqu à ce qu'il eût trouvé une occasion de les présenter à son père, et de les mettre dans une situation assez avantageuse, pour qu'ils ne fussent pas exposés à avoir recours pour vivre, à des moyens toujours dangereux et bien souvent funestes. Ils arrivèrent vers la nuit à une Abbaye: ils mouraient de faim, n'ayant rien mangé depuis la veille. Robert pour ne pas effrayer les Moines par la multitude, disperse sa troupe et la cache dans des broussailles. Il frappe à la porte, mais à peine le Portier l'a-t-il aperçu, qu'il tremble de tout son corps, et tombe à la renverse en s'écriant de toutes ses forces au secours, ce'est le Diable. Deux Moines arrivent, reconnaissent Robert, et voyant le Portier qui se relève en criant toujours au secours, ils s'imaginent que c'est Robert qui l'a assommé, et se mettent à fuir en criant aussi de toutes leurs forces : comme ils fuyaient, et que Robert les suivait, ils rencontrèrent des Moines qui venaient à eux; la frayeur ne leur permit pas de les distinguer: ils se heurtent, se culbutent, et renversent ceux qui viennent après eux : la crainte, l'obscurité confondant à leurs yeux tous les objets, chacun prend son voisin et son compagnon, pour Robert lui-même : ils se demandent mutuellement la vie à genoux l'un devant l'autre. Robert ne put s'empêcher de rire, lorsqu'ayant fait apporter un flambeau, il vit leur méprise et leur effroi. Il les rassura, il leur dit qu'il n'était plus cet insensé, ce furieux qui avait saccagé et pillé leur Abbaye, il demanda à parler à l'Abbé qui était son oncle. Dès que Robert l'aperçut, il courut se jeter à ses genoux; il dit à l'Abbé et aux Religieux, qu'il était pénétré du repentir le plus amer-d'avoir fait tant de dégats dans leur Monastere : il leur en demanda pardon, promit de tout réparer dès qu'il le pourrait. Le Pere Abbé était pénétré de joie, il demandait grâce lui-même pour son neveu, il vantait sur-tout les trésors de la grâce qui ramène le pécheur le plus endurci : il célébrait les ressources de la miséricorde divine, lorsque deux Moines effrayés vinrent encore jeter l'alarme dans le Couvent. Nous sommes trahis, s'écrièrent-ils, le Monastere est investi, il ne reste plus d'issue pour la retraite: c'est ici qu'il faut périr. Tour le monde est consterné, Robert lui-même ne sait que penser; enfin on interroge les deux Moines; ils répondent qu'ils ont vu dans les broussailles qui entourent les murs du Couvent plus de six cents personnes armées de piques et de poignards. Robert comprit alors que c'était sa petite troupe : il raconta ce qui venait de lui arriver, le combat qu'il avait essuyé, la foudre qui avait consumé ses victimes, et enfin que ceux qui le suivaient avaient, ainsi que lui, touché le ciel par leur repentir, qu'il les avait fait disperser de côté et d'autre pour qu'ils ne fussent pas à charge au Couvent: qu'à la vérité ils étaient en assez grand nombre, et que, quoiqu'ils périssent de faim, ils attendraient jusqu'au lendemain, aimant mieux passer encore une nuit sans manger, que d'incommoder la Communauté. L'Abbé, attendri jusqu'aux larmes, consulta les Religieux : il fut délibéré qu'on dresseroit trois tentes, l'une pour les femmes, et les deux autres peut les hommes. Quand les tentes furent dressées, on y apporta des vivres de toutes les espèces, et les Religieux voulurent les servir. Robert recommanda tous ces malheureux à l'Abbé, il lui donna une lettre pour son père, dans laquelle il le priait de leur accorder sa protection : les femmes la méritaient sur-tout, la plupart avaient été enlevées de force à leurs maris ou à leurs amants qui avaient perdu la vie en les défendant : les autres avaient été prises voyageant, ou se promenant hors des villes, seules ou avec leurs mères. Quant aux Religieux, Robert les assura que tout ce qui leur avait été pris, leur serait rendu. Il y avait dans le bois, auprès de la caverne que la foudre avait consumée, un caveau que les brigands avaient creusé eux mêmes, et qu'ils avaient fait construire et fermer par des ouvriers qu'ils avaient tués ensuite. C'est dans ce caveau qu'on renfermait tout ce qu'on volait : c'était le trésor de la troupe. Les Chefs avaient deux parts, les autres partageaient tous également. On prenait tous les mois de quoi subsister, le reste était en réserve et devait se partager au bout de dix ans : chacun aurait été libre alors de se retirer et d'emporter sa portion du butin; il était le maîtie de laisser ses fonds, et alors sa part aurait doublé. Robert donna à l'Abbé la clef de ce trésor pour la remettre au Duc de Normandie, il le pria de rendre à chacun, et sur tout aux Religieux ce qui leur appartenait; il lui marqua qu'il trouverait dans le caveau un journal dans lequel on avait écrit toutes les prises et les personnes à qui elles avaient été faites, et que par ce moyen il serait aisé de restituer. Quant aux malheureux et aux femmes qu'il lui recommandait, il priait le Duc de leur donner ce qui resterait des restitutions pour lesquelles il n'y avait pas d'indices. Robert passa toute la nuit dans l'Abbaye: le lendemain l'Abbé députa deux Religieux qui conduisirent la petite troupe au Duc de Normandie, qui prit soin des hommes, et confia les femmes à son épouse. Tout fut rendu et distribué, ainsi que Robert l'avait désiré. L'Abbé l'accompagna sur le chemin de Rome, et alla joindre le Duc et ses deux Religieux: il raconta tout ce que Robert lui avait dit et donna à son père les plus heureuses espérances. Il n'est que trop ordinaire de voir dans le monde la conduite la plus soutenue, se démentir à un certain âge : au lieu que lorsqu'à une jeunesse trop licencieuse, succèdent les remords et l' assagissement, il est rare de voir qu'on revienne à ses premiers égarements. Le Duc versa des larmes de joie, il eût bien voulu embrasser son fils; mais Robert crut ne pas mériter cette faveur; il remercia son père, et lui promit de revenir digne de ses bontés. CHAPITRE VII. Robert Comédien par occasion. Sa modération à l'épreuve. Aventures imprévues. Histoire de Cécile. Commencement de la pénitence de Robert. ROBERT partit pour Rome à pied, seul, sans équipage, s'exposant à tous les dangers et à toutes les incommodités d'un voyage long et pénible. Il avait des vertus à acquérir, mais son naturel impétueux était un obstacle qu'il fallait surmonter. En conséquence il prit un habit de pèlerin et allait demandant l'aumône : tâchant, comme Diogene, de s'accoutumer aux refus et aux duretés des hommes. La patience et la douceur étaient les qualités dont il sentait qu'il avait le plus de besoin : les premières épreuves furent difficiles. Ce fut dans une ville de Savoie, que venant de traverser le mont Cénis, harassé de lassitude et d'ennui, il trouva une occasion d'exercer cette patience qu'il n'avait jamais connue. Il rencontra un jeune homme qu'il crut reconnaître, il l'envisage, et aussitôt Robert se trouve dans ses bras, il se nommait Deville, c'était un de ses anciens camarades, qui, lassé de la vie qu'il menait, s'était fait Bateleur; il s'était associé avec deux femmes et deux Normands de son âge, ils allaient dans les villes jouant la Comédie et montrant les marionetres. Le Chef de la petite troupe engagea Robert de venir le vir chez lui et le retint à souper. Comme il ne voulait point être connu, il avait prit le nom d' el Signor Pentito.Malheureusementpour lui, il avait passé depuis: peu dans la même ville un Musicien fameux quialloit jouer l'Opéra àTurin, et qui n'avait pas voulu s'arrêter : il était Espagnol, ets'appelait Lunez Pentido, cette conformité de noms fit croire aux habitants, que c'était le même Acteur. Dès le lendemain Robert reçut une députation pour l'engager'à se joindre à Deville, et à donner un spectacle dont on ne cessait de parler à la Cour de Turin: c'était les amours de Polyphême et de Galatée, on offrait une somme considérable pour chaque représentation. Robert protesta que non seulement il n'était pas Lunez Pentido, mais encore qu'il ne connaissait, ni la musique vocale, ni l'instrumentale, ni la déclamation. On regarda ces propos comme une défaite. Deville fut pris à partie et menacé de la prison : que voulez-vous que je fasse, disait-il à Robert? Je puis les dissuader en leur disant la vérité, rien n'est plus simple : Robert ne voulut point y consentir. Il faut donc que vous jouïez le rôle de Polyphême. Robert était furieux, il était quelquefois tenté de prendre une lance et d'assommer les Habitans, Magistrats, et Comédiens, mais il avait fait vœu de se modérer. Deville trouva un expédient; il y a apparence, dit-il, que ces gens-ci n'ont jamais entendu chanter Pentido, vous n'êtes pas Musicien, il est vrai, mais vous avez vu des représentations : voici un moyen de vous tirer d'affaire. Tandis qu'habillé en Polyphème, vous vous agiterez et ferez sur le théâtre tous les gestes d'un amant furieux et passionné, un de mes associés chantera pour vous derrière la toile, sa voix n'est guerre connue, et d'ailleurs il a des secrets pour la déguiser. Mais il me semble, disait Robert, que la musique étant une peinture, ainsi que la poésie, il faudrait un accord entre la musique, le geste et la déclamation, accord qu'il me parait impossible de rendre, à moins que l'Acteur ne soit Musicien et Poète; or, mon ami, je ne suis ni l'un ni l'autre, et quelque intelligence que vous supposiez à votre associé, il est impossible que nous allions ensemble. Vous connaissez bien peu le public, lui dit Deville, plus vous ferez de contresens, et plus il vous applaudira; il prendra sur son compte toutes les bévues que vous ferez; la réputation de Lunez Pentido est si bien établie que vous pouvez tout hasarder. La plupart des plaisirs du public sont une affaire de convention : au spectacle le plus ennuyeux, il s'amusera, s'il est convenu qu'il doit s'amuser, et s'ennuiera au plus amusant, s'il n'est pas réputé pour être très agréable. Robert consentit à tout ce qu'on voulut: on fit une répétition et l on annonça le spectacle si désiré. Par malheur dans l'intervalle le véritable Lunez Pentido, qui revenait de Turin, et qui passait dans le village où Robert devait jouer sous son nom, mais qui n'était connu de personne, voulut assister à la représentation. On s'assemble, la toile se levé, Robert fait ses gestes, et le Musicien caché dans la coulisse chante le rôle de Polyphème. Les spectateurs et Lunez lui-même, crurent que le même Acteur chantait et gesticulait, l'illusion à cet égard était complète; mais le Musicien chantait faux de toutes ses forces. Lunez, auteur du poème et de la musique, qui voyait estropier l'un et l'autre, et qui d'ailleurs était si mal imité, ne pouvant y tenir plus longtemps, saute sur le théâtre, et demande d'un ton insolent à Robert de quel droit il s'avise de prendre et de déshonorer le nom fameux de Lunez Pentido; qu'il n'y avait d'autre Pentido dans le monde que lui, et que, quiconque prenait ce nom était un imposteur. La patience de Robert ne tint pas contre l'insolence d'un Histrion; il appliqua au Segnor Pentido le plus rude fouflet qui eût encore été donné à aucun Bateleur de Madrid, de Turin et d'Espagne. Pentido voulut riposter, Robert ne lui donna pas le temps, et d'un coup de pied il l'envoya au fond de la salle. Lunez eut beau jurer qu'il éroit le véritable Pentido, il fut conduit en prison. Robert qui avait eu le temps de se calmer, acheva son rôle, et partit aussitôt avant que le peuple fut dissuadé: car telle est son injustice, que, quoiqu'il eut forcé Robert, malgré ses protestations, de prendre le nom et le rôle de Lunez, on lui en eut fait un crime : il n'arrive que trop souvent que le public se venge contre ses victimes du mal qu'il leur a fait. Lorsque Robert fut parti et que Lunez fut sorti de prison, on s'en, prit à Deville, qui protesta qu'il ne connaissait ni le faux, ni le vrai Pentido : il dit que cet étranger, en parlant de Robert, s'était présenté comme un homme à talents, qu'il l'avait bien accueilli, et que le public avait faire le reste. Lunes garda son soufflet et ses coups de pieds, joua Polyphême, comme si rien n'eut été, et ne fut pas autant applaudi que l'avait été Robert, dont on disait que la voix était plus harmonieuse et plus flexible, ce qui flattait beaucoup le Musicien qui chantait pour lui. Robert se demanda pardon à lui même de s'être emporté contre un homme, qui au fond avait raison, et qui d'ailleurs n'était qu'un misérable Comédien : il protesta qu'à l'avenir tous les Bateleurs du monde lui donneraient des démentis, qu'il ne s'en formaliseroit pas. Ce maudit orgueil tracassoit le bon Robert: il résolut d'acquérir de la modestie à quelque prix que ce fût, il crut qu'il, en trouverait au Vatican. Il arriva à Rome le jour d'une grande solennité: le Pape faisait le service divin dans l'Eglise de Saint Pierre. Robert humblement prosterné demandait pardon à Dieu de tous ses crimes; il crut que ce n'était pas assez, et que pour mieux s'humilier, il devait s'accuser tout haut. Il s'approche du Pape, le plus qui lui est possible, mais les Cardinaux l'écartent brusquement, et les Sbirres le frappent. Robert se félicite et fait si bien qu'il est tout près de Sa Sainteté; alors il s'écrie de toutes ses forces, Saint Pere, ayez pitié de moi; et se précipite à ses pieds la face contre terre. Le Pape le fit relever, et lui demanda ce qu'il désirait : vous avouer tous mes crimes, dit-il, et en obtenir le pardon de votre Sainteté; je crains à tous moments que l'enfer ne s'ouvre sous mes pas: je suis le plus grand criminel qu'il y ait au monde. A ce propos et à quelques autres, le Pape se doutant que c'était Robert le Diable, le lui demanda : il en convint; les Cardinaux reculerent de frayeur. Mais Robert continuant à s'accuser, entra dans des détails si singuliers, que les assistants, malgré leur appréhension, s'approchèrent peu à peu de lui, et ne purent s'empêcher de sourire: ils l'interrogerent, et la naïveté de ses réponses lui concilia l'amitié de toute l'assemblée. Le Saint Pere l'arrêta et lui ordonna d'aller à trois lieues de là trouver un Hermite, auquel il acheveroit sa confession, et qui lui imposerait une pénitence proportionnée à ses fautes. Robert baisa humblement les pieds de Sa Sainteté, et partit bien persuadé qu'il était un homme tout nouveau, et que désormais il maitriseroit toutes ses passions. L'esprit rempli de grands projets de réforme, Robert s'acheminoit vers l'ermitage: chemin faisant il rencontre un Chevalier qui s était engagé dans un marais d'où il ne pouvait se tirer; Robert court à lui, le dégage, prend le cheval par la bride, et le remet dans le bon chemin. Le discourtois Chevalier, au lieu de remercier son bienfaiteur, se met à le railler sur son énorme chapelet. Robert lui représenta qu'il était Chevalier comme lui, et que quand même il ne le, serait pas, il devrait être plus sensible au service qu'il venait de lui rendre. Le Chevalier ajoute l'injure à la plaisanterie : Robert ne voulant avoir rien à se reprocher, l'avertit qu'il avait résolu de se modérer, mais qu'il sentait que sa patience était à bout : le Chevalier répond par un éclat de rire. Robert réplique par un coup de son gros chapelet au milieu de la figure du Chevalier, qui met sa lance en arrêt; Robert ne lui donne pas le temps, il s'élance sur la croupe du cheval, embrasse son ennemi, le jette par terre, et l'assomme à coups de poing. Meurtri, brisé, le malheureux demande grâce, et Robert ne la lui accorde, qu'après l'avoir trainé dans la mare d'où il venait de le retirer. Après cet exploit, Robert reprit le chemin de l'ermitage avec le même sang sroid qu'avant, cette aventure. Il arrive chez l'Hermite qui vient au-devant de lui; Robert se prosterne à ses pieds, et lui raconte toute sa vie : ce qui lui coûta le plus à dire, fut le massacre qu'il avait fait des sept Hermites; il ajouta qu'ils lui avaient pardonné en mourant, mais qu'il ne pouvait se pardonner cette action. Le saint homme le consola, et lui fit promettre qu'à l'avenir, il aurait plus d'égards pour les Hermites. Ses exhortations, sa douceur, pénétrèrent Robert : il le retint le reste de la journée : il partagea avec lui quelques fruits secs, du laitage et des racines. Lorsque la nuit fut avancée, ils se mirent en oraison : le patient Robert la trouva un peu longue, interrompit cent fois l'Hermite, et cent fois lui protesta qu'il ne l'interromproit plus. Il n'y avait pour tout lit dans l'ermitage, que des nattes de paille, le saint homme s'y étendit et s'endormit. Robert était trop fatigué pour pouvoir goutet les douceurs du repos. L'ermitage était une grotte sur le penchant d'un coteau entourée d'un bosquet agréable, la lune paraissait: Robert entendit parler, il prêta l'oreille, il fut frappé de ces mots: oui, mon cher Silvio, je consens à ce que tu désires, parrons ». Enflammé d'un saint zèle, il sort de la grotte, et court vers le lieu où il avait entendu parler: il trouve un jeune homme fondant en larmes, et une jeune femme qui le consolait; les deux infortunés effrayés tombent à ses genoux : malheureux, dit-il au jeune homme, infâme ravisseur, quel est ton projet? c'est sans doute d'enlever cette jeune fille à ses parents; aussitôt il le prend par la main et l'entraîne dans la grotte : il éveille l'ermite. Mon père, lui dit il, voici un scélérat que je vous amène; il était sur le point d'enlever cette jeune fille. L'Hermite à demi endormi reconnaît le prétendu coupable qui tombe à ses pieds : il le fait relever et lui demande par quel hasard il a pu tromper la vigilance de sa belle mère. Nous étions plus heureux, ma femme et moi, que nous ne pouvions l'espérer, dit il, nous nous délivrions pour toujours de ses persécutions; mais le bruit que Monsieur a fait l'aura sans doute éveillée et nous sommes perdus. Robert qui s'était flatté de faire un œuvre méritoire en empêchant un enlèvement, voulut être éclairci. L'Hermite lui dit, il ne faut jamais juger sur les apparences; le jeune homme que vous voyez est marié depuis six mois avec Cécile : il était l'objet des désirs de sa belle-mère, qui ne pouvant parvenir à s'en faire aimer, a consenti à lui donner sa fille, dans l'espérance de venir à bout de ses desseins criminels. Aussitôt qu'ils ont été mariés, elle les a séparés et a protesté à Silvio, que jamais elle ne permettrait qu'ils vecussent ensemble, à moins qu il ne consentît à partager ses faveurs entre la mère et la fille. Quelque amour que Silvio ait pour son épouse, sa belle-mère l'irrite encore par les obstacles qu'elle y met, et par mille ruses que lui suggère sa passion. Tantôt elle découvre à ses yeux les appâts de Cécile; tantôt feignant d'être absente, elle les laisse se faire quelques caresses, qu'elle interrompt tout à coup; alors elle renvoie Cécile, se jette au cou de Silvio, et lui jure que s'il veut consentir à ses feux, il jouira sans réserve de son épouse. Silvio a toujours rejeté avec horreur ces abominables propositions; il y a quelques jours qu'il m'a confié ces affreux secrets : c'est moi qui lui ai conseillé de fuir avec Cécile: cette femme les suit de si près, et leur permet si peu d'être ensemble, qu'il n'a jamais pu trouver une occasion favorable, non seulement d'exécuter son projet, mais même de le lui communiquer. Je l'ai trouvée hier cette occasion, reprit Silvio; quoique la mère de Cécile couche dans la chambre de sa fille, elle a trompé sa vigilance; je lui ai donné rendez vous derrière l'ermitage, elle y était avant moi, parce que, comme ma belle-mère ferme toutes les nuits la porte de ma chambre, de crainte que je ne me glisse auprès de mon épouse, j'ai été obligé de descendre par la fenêtre, et de prendre les plus grandes précautions. Malgré les persécutions que nous avons essuyées, malgré la tendresse de Cécile pour moi, j'ai eu beaucoup de peine à la déterminer à me suivre, craignant d'abandonner une mère qui l'a toujours aimée avant que cette malheureuse passion eut étouffé ses sentiments maternels. Nous allions enfin être heureux. Vous le serez, reprit Robert, où faut-il vous conduire? Hélas! reprit Silvio, j'ai un frère à deux lieues d'ici, et nous allions nous jeter dans ses bras; mais si ma belle-mère se doute que nous lui échappons, elle mettra à notre suite la moitié du village qu'elle a su s'attacher par mille services qu'elle ne cesse de rendre à tout le monde. Ne craignez rien, dit Robert, malheur à quiconque voudrait attenter à votre liberté. Les jeunes gens rassurés par son air intrépide, demandèrent à l'Hermite sa bénédiction : il la leur donna, avec le produit de ses quêtes, pour les mettre en état de se soutenir jusqu'à ce qu'il eut déterminé leur mère à leur abandonner la dot de Cécile; il espérait de l'obtenir en la menaçant de divulguer sa turpitude. Ils se mirent donc sous la conduite de Robert, et partirent. Cécile était très belle, la demi clarté de la lune prêtait un nouvel éclat à ses charmes. Robert la lorgnait en faisant de temps en temps des signes de croix : Silvio ne pouvait s'empêcher de faire d'innocentes caresses à son épouse, elle les lui rendait en cachette. Robert se sentait tressaillir, et le vieil homme reprenait le dessus, mais il se modérait. Cécile fit un faux pas, Silvio la releva aussitôt, et malgré la présence de leur conducteur, il se hasarda de lui donner un baiser. Robert s'en aperçut; ami Silvio, lui dit-il, avec un ton mêlé de fureur et detendresse: pour Dieu, cessez ce badinage, et pour cause: vous vous caresserez tant que vous voudrez quand je n'y serai plus. Ce n'est pas que je blâme votre impatience, j'en ferais autant à votre place, mais il y a temps pour tout. Enfin ils arrivèrent chez le frère de Silvio, qui savait ce qu'ils avaient à fouffrir auprès de leur belle-mère, et qui les reçut à bras ouverts, Robert reprit le chemin de l'ermitage, et fut de retour au lever de l'aurore. L'Hermite attendait Robert avec impatience, il lui rendit compte de son voyage, vanta sur-tout le bonheur de Silvio et la beauté de Cécile. Ne songeons plus à cela, lui dit l'Hermite, songeons à porter le calme dans votre conscience, et à apaiser vos remords. Vous savez tout ce que vous avez à réparer, y êtes vous bien résolu? hélas! reprit Robert, un peu moins que je ne i'étais avant d'avoir vu Cécile; je ne sais, mais elle a bouleversé toutes mes idées. L'ermite prit occasion de cet aveu, pour faire sentir à Robert la faiblesse de l'homme; peu à peu il le ramena à ses premiers sentiments, lui retraça le tableau de ses crimes, et comme il avait reconnu en lui un cœur bon et sensible, il insista sur tout sur ses injustices, et sur le sang qu'il avait répandu; il lui peignit avec des traits si frappants, les outrages qu'il avait faits d l'humanité, qu'il lui fit concevoir une sainte horreur de lui même; il l'augmenta par le contraste de la bienfaisance de l'Etre suprême envers toutes les créatures, et surtout envers lui. Il fit naître dans son cœur le regret le plus vif d'avoir mérité la colère d'un Dieu que l'homme n'aurait jamais dû connaître que par sa bonté. L'Hermite était éloquent, il chercha plus à toucher son cœur, qu'à effrayer son esprit; enfin il en vint au Point de faire désirer à Robert tous les moyens d'expier ses crimes. S'il faut porter ma tête sur un échafaud, ordonnez, mon père, dit-il, j'y cours, Non, lui dit l'Hermite, le ciel n'exige point ce sacrifice; mais ce qu'il veut de vous, est peut être plus pénible pour une âme aussi hautaine que la vôtre. Il ordonne que vous contrefassiez le muet et l'insensé, que vous disputiez aux chiens votre nourriture, et vous serez dans cet état jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de vous en délivrer, et que vos crimes soient expiés. Ce n'est qu'à ce prix qu'il vous pardonnera vos fautes : c'est Dieu lui-même qui vous parle par ma bouche. Vous êtes le maître d'accepter ou de rejeter ces conditions; si vous les acceptez, vous avez tout à espérer : mais si vous les refusez, vous deviendrez plus féroce que vous ne l'avez jamais été; le meurtre et les assassinats ne seront plus que des jeux pour vous, la paix sera bannie de votre âme, la haine du genre humain deviendra pour vous un sentiment nécessaire. Robert promit de se soumettre à tout ce qu'on exigeait de lui. L'Hermite ajouta, qu'il devait sur-tout se garder pendant ce temps d'épreuve, de faire du mal à qui que ce sut, quelque tentation et quelque occasion qu'il en eût. Quelle que fût la bonne intention de Robert, cet article lui parut le plus pénible et le plus difficile : il en fit part à l'Hermite, qui lui représenta que devant contrefaire l'insensé, il lui était aisé de renoncer à toute sensibilité; que ce qui nous portait à la vengeance, était l'orgueil, et que, puisqu'il se sentait le courage de passer pour insensé dans l'esprit de ceux qui le verraient, il devait se sentir aussi la force de réprimer son orgueil, vice qui était incompatible avec la démence. Robert avait de la peine à concevoir cette philosophie : cependant il se soumit, il pria le bon Hermite d'obtenir du ciel la force qui lui était nécessaire pour remplir ses décrets, d'écarter de lui les tentations, et de ne pas lui faire rencontrer souvent des Céciles. Robert prit congé de l'Hermite, et commença dès ce moment à goûter une paix intérieure qu'il ne connaissait pas. Cet homme dont l'orgueil s'était nourri de tant de crimes, que la cruauté avait endurci, devint doux, affable, humble, et trouvait dans ces vertus, une volupté qu'il n'avait jamais éprouvée dans la débauche. CHAPITRE VIII. Epreuves. Progrès de Robert dans la vertu. Il est déclaré fou du Roi. A la Cour les sous même excitent l'envie. Conspiration découverte. Qu'est-ce que la vertu? QUE la Religion a d'empire sur l'esprit de l'homme! Par elle le tigre le plus sanguinaire devient un agneau paisible; par elle aussi l'âme la plus faible, acquiert une force qui lui fait affronter les plus grands dangers. Ce Robert, que ses passions rendaient comme insensé, maintenant sous le joug de la Religion insensé volontaire, se soumet aux humiliations les plus avilissantes. Après avoir quitté l'ermite, il revint à Rome : sa feinte démence le faisait suivre par les enfants qui le poursuivaient à coups de pierre; mais comme ses extravagances n'avaient rien qui tînt de la fureur, les honnêtes gens se contentaient de le plaindre et le défendaient contre tous ceux qui l'attaquaient. Les uns s'amusaient de sa folie, les autres en avaient pitié: il riait en lui-même en voyant que, parcequ'on croyait qu'il avait perdu l'esprit, il attirait plus de monde autour de lui, que s'il eut eu tout celui des sept Sages de la Grece. En courant ainsi dans la ville, il se trouva auprès du palais du Roi Astolphe, il y entra, monta dans les appartements, et s'y promena, tantôt avec une vitesse surprenante, et tantôt d'un pas grave et majestueux. Le Roi le regarda longtemps; il fut frappé de la taille et des traits de Robert; il le fit observer à un de ses amis : voilà, dit-il, le plus belhomme que j'aie jamais vu; il parait avoir perdu l'esprit, et certes c'est bien dommage : il m'intéresse, je défends qu'on lui fasse aucun mal; je veux qu'on en ait soin, qu'on le serve, qu'on ait pour lui toute sorte d‘égards. Il le fit appeler, mais Robert ne répondit point : on lui présenta à boire et à manger; il refusa tout : ce qui surprit beaucoup tout le monde. Robert par des folies agréables amusait tous les Seigneurs. A l'heure du dîner le Roi lui fit signe de le suivre; Robert obéit; ce Prince lui présenta lui-même inutilement différents mets. Il avait un chien qu'il aimait beaucoup, il prit sur sa table un poulet qu'il lui jeta; Robert courut après le chien, lui arracha sa proie, le chien voulut la ravoir, et alors il se fit un combat entre le chien et lui, qui amusa le Roi. Robert fut le plus fort, le poulet lui resta, et il le dévora avec avidité, n'ayant rien mangé depuis deux jours. Astolphe qui crut que c'était une des manies de Robert de disputer sa nourriture avec son chien, jeta un pain tout entier sous la table; le chien y courut, mais Robert le lui enleva encore; il divisa ce pain, en donna la moitié au chien, mangea le reste. Le Roi demeura tout étonné: la folie de cet homme est bien singulière, dit-il, il ne prend rien de ce que nous lui offrons, et l'enlève aux chiens. Puisque c'est sa fantaisie, il faut le servir selon son goût: dès ce jour on donna triple portion au chien du Roi, afin que le fou pût avoir ce qui lui était nécessaire. Après le dîné, Robert alla se promener dans le palais, faisant mille folies qui ne pouvaient cependant nuire à personne. Il mourait de soif, et ne pouvait demander à boire, à cause de la désense de parler qui lui avait été faite par l'Hermite; il vit une porte ouverte qui donnait dans le jardin du palais, il entra et courut se désaltérer à la fontaine. Le chien d'Astolphe s'était familiarisé avec Robert, et ne le quittait plus. Quand la nuit vint, le chien se retira dans sa loge, Robert le suivit et ils couchèrent sur la même paille. Le Roi s'attachait de plus en plus à son fou: il ordonna qu'on lui dressât un lit, il le refusa encore, et fit signe aux domestiques de le reporter, montrant la terre et la paille sur laquelle il avait couché, et faisant entendre que ce lit était trop bon pour lui. Astolphe toujours plus étonné, ordonna qu'on lui portât chaque jour de la paille fraîche. Robert lui en marqua sa reconnaissance par quelques folies aimables. Son maître suivait de près toutes ses actions; il lui trouvait de la douceur, de la complaisance, de la générosité; il l'avait vu quelquefois distribuer aux pauvres ce que les chiens lui laissaient pour sa subsistance, encore le faisait-il avec un tel discernement, qu'il n'y avait que les vrais pauvres qui eussent part à ses aumônes, repoussant les paresseux et les vagabonds, et leur faisant signe d'aller travailler. Ceux qui avaient besoin de la protection du Roi, avaient observé qu'il avait de l'amitié pour son fou; ils ne manquèrent pas de profiter de cette découverte : c'est à lui qu'ils remettaient les placets qu'ils adressaient à son maître; Robert ne les rendait jamais sans les lire. Lorsque la demande lui paraissait juste, il donnait le placet à Astolphe un genou à terre; mais lorsqu'il la trouvait injuste ou mal fondée, il présentait le mémoire à demi déchiré, ce qui lui attira beaucoup d'ennemis, et ne lui fit qu'un très petit nombre d'amis. Un de ceux dont il avait mal accueilli le mémoire, s'avisa de le frapper en présence du Roi; Robert ne pouvant résister au premier mouvement, prit un air furieux qui fit trembler l'agresseur, et se modérant aussitôt, il le prit par la main et l'embrassa. Le Roi qui s'était aperçu de cette action généreuse, fit arrêter l'homme injuste, et ordonna qu'il fût conduit en prison; Robert tomba aux genoux de son maître, et fit tant par ses prières, qu'il obtint la grâce du coupable. Robert se modérait en tout, son caractère n'était pas changé, parce que le caractère ne peut l'être; mais comme le fond en était bon, l'habitude de la modération qu'il acquérait peu à peu, le rendit excellent : le chef-d’œuvre de cette habitude fut le pardon des injures, Un de ses ennemis essaya de persuader à Astolphe que Robert contrefaisait le muet et l'insensé: il était d'autant plus facile de le prouver, qu'on lui voyait faire tous les jours des actions de très bon sens. Eh bien, dit le Roi, si c'est sa fantaisie puisje l'en empêcher? d'ailleurs n'est-ce pas être fou que de le contrefaire, et sur-tout d'une si vilaine manière. Quel agrément trouverait-il, s'il n'était pas dans la démence, à partager sa nourriture avec des chiens, à coucher sur la paille, à mener la vie la plus dure? Sire, reprit l'homme méchant, on a souvent des raisons pour se déguiser; qui sait si cet homme que personne ne connait ici, n'est pas l'espion de quelque Prince qui a de mauvais desseins sur Rome : j'ai même de fortes raisons pour le croire coupable : que risquez-vous en approfondissant ce mystère? Et par quel moyen, reprit le Roi? Le méchant répondit; d'abord en le flattant; s'il s'obstine, en le menaçant; et si ce moyen est inutile, par les tortures. J'y consens, dit Astolphe, mais à condition que si cet homme est réellement muet et fou, vous subirez la même peine. Le méchant frémit, et dit qu'on pourrait avant tout, le faire examiner par des Médecins. Leur conversation n'était pas encore finie, que Robert arriva rout essoufflé, conduisant par la main un étranger qui se débattait en tremblant. Robert le remit à son maître, et lui fit entendre par des signes que cet homme était suspect, il lui remet en même temps un papier qu'il avait surpris. Astolphe le lut, et y trouva le projet d'un complot contre l'Etat dans lequel l'accusateur de Robert était impliqué. Le Roi le fit arrêter et, s'assura en même temps de la personne de cet étranger. Robert qui passait non seulement pour insensé, mais encore pour sourd et muet, fit signe à son maître de lui donner par écrit, quel était le crime du Seigneur qu'il venait de faire arrêter; le Roi lui dévoila le mystère du complot. C'est moi, lui écrivit il, qui suis l'objet et la cause de cette trahison. Le Prince Osorio d'une des plus grandes Maisons d'Italie, a demandé Cynthia ma fille, en mariage; quoiqu'elle soit muette comme toi, sa beauté ses talents, et surtout sa richesse, lui ont attiré une foule d'adorateurs. Osorio n'ayant d'autre mérite que sa naissance, et une ambition démesurée, s'est mis sur les rangs, et a cru qu il lui suffisait de se présenter pour être accepté: je n'aime point son caractère féroce; son orgueil m'a toujours révolté, et j'aurais eu la plus grande répugnance de l'avoir pour gendre. Cependant comme j'aime beaucoup plus ma fille, que je ne hais Osorio, je lui fis part de ses prétentions, en ne marquant ni désirs ni éloignement pour ce mariage. Ma fille me protesta qu'elle serait toujours soumise à mes volontés, et que, quoiqu'elle se sentît un dégoût invincible pour Osorio, elle était prête à l'épouser. J'embrassai ma fille, et je dis à Osorio qu'elle était déterminée à ne pas se marier encore, et que mon intention était de ne pas las contraindre. Osorio me jura dès ce moment une haine éternelle : l'autorité suprême que j'exerce ne lui a pas permis d'éclater. Je suis informé depuis quelque temps, qu'il ne se contente pas de murmurer contre le gouvernement, mais qu'il a des relations avec les Sarrasins. Je le fais épier; ses manœuvres avaient échappé à mes recherches, le papier que tu viens de me remettre, me découvre qu'il a des liaisons dangereuses au dedans et au dehors de Rome; plusieurs complices y sont nommés, et cet homme que je viens de faire arrêter, est un des principaux. Robert, en lisant cet écrit, sur confondu: l'Hermite lui avait ordonné de ne faire du mal à qui que ce fût; et en découvrant une conspiration, il devenait la cause de la mort d'une infinité de personnes. Ce scrupule mal fondé le tracassoit : il écrivit au bas du papier du Roi, qu'il le suppliait d'accorder, si cela se pouvait sans conséquence, la grâce de ce complice. Astolphe répondit qu'il avait plus d'une raison pour ne pas lui faire grâce, et lui rapporta tout ce que cet homme lui avait dit au sujet de sa prétendue démence, et des soupçons qu'il avait voulu lui inspirer sur le compte de Robert; qui, sans hésiter, écrivit encore que les plus insensés avaient de bons intervalles, et que c'était ce qui rendait leur sort plus déplorable. Tu vois, répondit le Roi, toujours en écrivant, le cas que je fais des accusations de cet homme: cependant il faut bien que tu m'aies inspiré une grande confiance, puisque malgré ton état, je t'ai dévoilé des secrets d'une aussi grande importance. Robert ne répondit rien: Astolphe lui demanda de quel pays il était? de la mer Baltique, écrivit Robert. Quels sont tes parents? le chien de Procris et la grande ourse. Quel âge as tu? Six cents quatre-vingt dix-neuf ans. Le Roi crut que sa folie le reprenait, et le quitta en lui recommandant le secret. Les soupçons dont on avait fait part à Astolphe inquietoient Robert : il était sur le point d'écrire à l'Hermite, pour le consulter sur ce qu'il devait faire pour bien établir sa réputation d'insensé: il se douta cependant que si ces soupçons avaient fait quelque impression sur l'esprit du Roi, il ne manquerait pas de le faire questionner et de mettre des espions auprès de lui : il ne se trompa point dans ses conjectures. Il y avait dans le palais un Juif fort considéré par ses richesses et par ses grandes lumières sur les finances: c'était lui qui recevait les revenus de l'Etat, et il était l'âme du Conseil : Astolphe lui marquait beaucoup de confiance; mais il était fier et arrogant. Robert était encore sur sa paille avec le chien du Roi, ils déjeunoient ensemble, lorsque le Juif vint d'un air affable escorté de quelques Seigneurs pour voir Robert, qui devina son dessein Le Juif s'assit à côté de lui et se mit à écrire, il fit plusieurs questions auxquelles Robert fit des réponses, tantôt d'un bon sens à faire croire qu'il était très sage, et tantôt d'une folie à persuader qu'il était le plus fou des hommes; lui marquant le plus grand respect, et lui donnant des nazardes; jouant alternativement avec son chien, et faisant au Juif les singeries les plus singulières. Le Juif perdant patience le menaça : Robert prit son temps, ramassa toute sa paille parmi laquelle il y avait beaucoup d'ordures, l'entassa sur le Juif, qui après s'être débarrassé, voulut se venger : mais son adversaire plus fort que lui, le prit à la gorge, et le mena chez le Roi, à qui l'on raconta tout ce qui venait de se passer. Cette action fit rire Astolphe, et confirma dans son esprit la démence de Robert; elle fut fuivie de plusieurs autres traits de folie. Son maître, qui craignit que les tracasseries qu'on lui faisait, ne fissent empirer son état, ordonna qu'on le laissât tranquille, et ne fut pas moins étonné de ce mélange d'extravagance et de sagesse. Il y avait près de sept ans que durait l'expiation des crimes de Robert : comme l'Hermite n'était éloigné que de trois milles, il s'échappait de temps en temps du palais, et allait le voir; il revenait toujours le jour même, de manière qu'il avait accoutumé tout le monde à son absence, et l'on ne s'en inquiétait plus. Dans les circonstances où il se trouvait, il ne manqua pas d'aller lui communiquer ses craintes et ses scrupules. L'Hermite le rassura sur les unes et sur les autres, et lui dit que ses fautes lui étaient pardonnées, et qu'il pouvait mettre fin quand il voudrait à sa pénitence; qu'il espérait que les efforts qu'il avait faits sur lui-même, l'avaient accoutumé au joug aimable de la vertu. Il est vrai, mon père, lui dit Robert, que je me sens plus tranquille, et que je trouve une espèce de volupté, lorsque je puis vaincre mon impétuosité: lorsque j'ai fait quelque bien aux autres, je goutte un plaisir singulier que je n'éprouvais jamais, lorsque je me livrais à tous mes penchants. Mais mon père, dites-moi je vous prie, qu'est-ce que la vertu, afin que je ne m'écarte jamais de ce qu'elle prescrit? Mon ami, lui dit l'Hermite, vous me faites une question sur laquelle on a écrit plus de volumes que ne pourrait en contenir mon ermitage, et à laquelle il ne fallait répondre que ces mots sur lesquels toutes les Religions, et la vôtre sur tout, sont fondées. Aimer Dieu, l'honorer: aimer le prochain, et lui être utile autant qu'on le peut; et ensuite consulter sa conscience dans toutes les actions de sa vie. Le premier de ces préceptes doit nécessairement élever votre âme, la pénétrer de la grandeur, de la bonté, de la justice de l'Etre suprême; vous ne pouvez être rempli de ces idées, sans que votre cœur n'en soit touché, et sans que vous ne soyez pénétré de reconnaissance envers cet Etre. La reconnaissance qui doit nécessairement vous porter à imiter, du moins autant que votre faiblesse peut vous le permettre, cette justice et cette bonté, vous conduira naturellement à la'pratique du second précepte. Le troisième est est le guide le plus infaillible pour juger si vous avez rempli les deux premiers. Voilà, mon ami, en quoi consiste cette vertu, dont on a parlé si diversement, parce que chacun l'accommode à son caractère, à ses penchants, et à ses intérêts. Robert ne trouva rien dans ces préceptes qui fût au-dessus de la raison et des forces humaines; il questionna l'Hermite sur la manière dont il devait honorer Dieu, et sur beaucoup d'autres articles : mais le saint homme se conforma toujours dans ses réponses au degré de lumière et à la trempe d'esprit de Robert, et fixa des limites à sa curiosité. CHAPITRE IX. Guerre des Sarrasins. Batailles. Faits héroïques de Robert. Il est sur le point d'en perdre tout le fruit. ROBERT revint au palais plus content et plus tranquille qu'il ne l'avait jamais été: il ne crut pas qu'il fut teins encore de dissuader personne sur sa folie. Il alla reprendre sa place auprès de son chien, qui l'attendait avec impatience, et qui, par mille caresses, lui témoigna la joie qu'il eut de le revoir. Cependant Osorio avait été informé de la découverte du complot, il n'en attendit point l'effet; il sortit de Rome avec plusieurs de ses conjurés, et donna avis aux Sarrasins, qui se tenaient tout prêts au fond du golfe Adriatique, de descendre de leurs vaisseaux au premier signal. Le Roi avait instruit le Pape de tout ce qu'il savait de cette conjuration. Dès qu'on sut qu'Osorio avait échappé aux supplices qu'il méritait, on se douta bientôt que les ennemis ne tarderaient point à paraître. On leva des troupes, Astolphe se mit à leur tête, et le troisième jour elles étaient campées sous les murs de Rome, d'où elles partirent pour se rendre dans la Romagne à portée de s'opposer à la descente des Sarrasins: mais ils les rencontrèrent, et les Romains furent obligés de rétrograder jusques sous les murs de la ville, les Sarrasins s'étaient déjà emparés de plusieurs Places de l'Etat Ecclésiastique. Tous les Chevaliers et tous les Princes de l'Italie se réunirent à Astolphe, et protestèrent de défendre leurs peuples jusqu'à la dernière goutte de leur sang : ils étaient plus indignés contre le Prince Osorio, que contre les Sarrasins mêmes. On publia qu'on promettait au soldat qui le prendrait en vie, une récompense et des honneurs proportionnés à ce service. Les Romains déterminés à combattre, allèrent au-devant des Sarrasins qu'ils trouvèrent à trois milles de Rome. Le courage et la fureur étaient égaux de part et d'autre; les Romains étaient animés par l'amour de la gloire, par l'espérance de délivrer pour toujours l'Italie des incursions des Barbares, et par le désir de donner dans Osorio un exemple qui épouvantât les perfides. Tandis que les armées étaient en présence, Robert qui eût bien désiré pouvoir se rendre utile dans cette occasion importante, n'osait demander des armes et ne savait où en prendre; il se contentait de faire des vœux pour les Romains et pour le Roi. Il traversait le jardin du palais, et allait à son ordinaire à la fontaine pour se désaltérer, lorsqu'il se trouva arrêté par un nuage éclatant : il s'arrête et se prosterne, il entend une voix qui lui dit : va défendre la cause du juste, la victoire t'attend. Robert se relève, et au lieu du nuage, il trouve un beau cheval et une armure qui paraissait étincelante. Robert ne songe plus à sa soif, il s'arme, monte sur le cheval et part. Le hasard fit que la fille du Roi était à sa fenêtre, d'où elle vit Robert s'armant et se préparant au combat; sa surprise ne l'empêcha pas de remarquer qu'il n'y avait point parmi tous les Chevaliers qui combattaient pour son père, un plus bel homme que lui; mais comme elle le croyait insensé, elle s'imagina que c'était un nouveau trait de folie. A peine était-il sorti des portes de la ville, qu'il rencontre des soldats blessés qui lui annoncent que les Sarrasins ont l'avantage; il ne tarda pas à trouver les Romains qui se battaient en retraite, et dont l'intrépidité soutenait encore le combat : il voit d'un coup d'œil les manœuvres des troupes, suppose un ordre du Général, et se fait suivre par les plus déterminés : aussitôt il se jette au plus fort de la mêlée, et fait jour à sa petite troupe. Dès qu'il est au centre il ne fait plus attention au nombre : il frappe à droite et à gauche, et fait tomber les ennemis qui l'entourent; les têtes et les bras volent autour de lui, son cheval qui semblait respirer le carnage, foule aux pieds ceux que le fer dévorant de Robert ne peut atteindre. Les Sarrasins qui, en cet endroit, avaient enfoncé les Romains, reculent, et leur donnent le temps de se rallier. Chacun rentre dans ses rangs: le Général change son ordre de bataille, et au lieu de la défensive qu'il avait été obligé de prendre, il se dispose à l'attaque. Un silence farouche règne dans les deux armées: d'un côté on voit le Général des Sarrasins désespéré de se voir enlever la victoire qu'il croyait certaine; de l'autre Astolphe et un Chevalier, que sa visière baissée, empêchait tout le monde de reconnaître, remplis de confiance. La bataille recommence. Robert attaque le Général que défendait un escadron des plus braves Sarrasins, il perce jusqu'à lui; sa petite troupe qui ne l'avait point abandonné, rompt l'ordre de l'escadron ennemi, et laisse un libre passage au Chevalier qui s'élance sur le Général, dont il évite avec adresse tous les coups qu'il lui porte. Il le saisit et l'enlève de dessus son cheval; le Général se débat en vain : Robert le porte sous son bras gauche, et du droit écarte ou abat avec son épée tout ce qui s'offre à ses coups : il parvient jusqu'au Roi, et lui remet son prisonnier; mais celui-ci saisit son poignard, s'ouvre un passage et s'enfonce dans un bois où on le perdit de vue. Robert ne perd point le temps à écouter les éloges de son Maître et les applaudissements des Romains qui l'entourent : il retourne au combat. Les Sarrasins, effrayés de l'action dont ils viennent d'être témoins, ne songent qu'à éviter ses coups, et la fuite lui enlève ses victimes; il parcourt les rangs ennemis, et les rangs entiers disparaissent devant lui, comme les feuilles dont la gelée a dessèché les tiges, et qu'un ouragan disperse dans les airs. A la faveur de Robert, les Romains restent non seulement maîtres du champ de bataille, mais encore poursuivent sans relâche les Sarrasins pendant deux jours et deux nuits, massacrant dans leur course tous ceux à qui leur agilité ne permet pas de les éviter, ou que la lassitude retarde; ils sont enfin arrêtés par une rivière : les Romains les joignent, et ne leur donnent point le temps de jeter un pont : alors le carnage devient général, un tiers de ce qui reste de l'armée des Sarrasins s'engage dans le fleuve : Robert s'y élance; son cheval avec la même facilité qu'un poisson, porte Robert à droite et à gauche; ceux quiveulent l'éviter perdent le gué, et sont submergés. Il avait quitté son épée en entrant dans la rivière, et s'était armé d'une massue; chaque coup qu'il porte abat un ennemi, la rivière est presque entièrement nettoyée; ceux qui restent encore reviennent vers le rivage qu'ils ont quitté, ils cherchent en vain à gagner les bords; les Sarrasins qui y combattaient, et que les Romains poussaient toujours vers la rivière, sont forcés d'y chercher un asile et s'y noyent; enfin de foixante mille combattants, à peine en restet il quatre mille qui jettent bas les armes et implorent la clémence du vainqueur. Le Roi leur fait grâce, afin qu'ils puissent porter dans leur pays la terreur des armes des Romains: le reste était noyé, mort ou blessé. On eut soin des derniers, on fit les autres prisonniers : on les conduisit jusqu'à leur flotte dont on s'empara, et on leur accorda six galères pour s'en retourner après leur avoir fait signer une capitulation, par laquelle ils promirent que leur nation ne rentrerait pas de cinquante ans dans l'Italie : on garda les principaux Chefs, et les blessés pour hôtages. Robert avait disparu au moment où il avait vu que les ennemis capituloient. Astolphe fit chercher vainement le Chevalier, qu'on ne connaissait que par le nom de terrible, que l'armée lui avait donné. Il arriva à Rome, pénétra dans le jardin du palais sans être reconnu, revint auprès de la fontaine, descendit de cheval, se desarma, et se prosterna la face contre terre. Après avoir rendu grâces à l'Etre suprême, qui lui donnait la force et la victoire, il se releva, et ne retrouva ni ses armes, ni son cheval, qui avaient disparu. Il apaisa sa soif, et alla se coucher auprès de son chien. Robert n'avait reçu qu'une légère blessure au visage, que le chien cicatrisa bientôt en la léchant. Le Roi ramena à Rome son armée triomphante et chargée des dépouilles des ennemis; il fit déposer le butin sur la place, alla rendre compte au Pape de tous les détails de cette bataille, revint au même endroit regla le partage qu'on devait faire des richesses immenses qu'on avait prises aux ennemis, en fit mettre à part un tiers pour le Chevalier inconnu, et rentra dans son palais avec les Chevaliers et les principaux Chefs de son armée. On y ayoit préparé des fêtes magnifiques et un superbe repas; à l'heure du souper, Robert se présenta à l'ordinaire, et alla se jeter aux pieds du Roi, et fit mille folies qui amuserent beaucoup l'assemblée. Astolphe raconta les choses singulières qu'il savait de lui, assura ceux qui ne connaissaient pas son fou, que le plus souvent c'était l'homme le plus sensé et du meilleur conseil qu'il ent vu, et qu'enfin c'était à lui qu'il devait la découverte de la conspiration d'Osorio; il entra à ce sujet dans des détails qui étonnèrent tour le monde. Robert ne pouvait s'empêcher de rougir, et faisait semblant de ne rien entendre, continuant toujours à faire des extravagances. Son maître l'appela et lui fit comprendre par des signes, qu'il venait de gagner une bataille complète sur les Sarrasins. Robert lui fit des signes de félicitation, alla prendre son chien, et se mit à danser et à sauter avec lui, en signe de réjouissance. Le Roi s'aperçut de la blessure qu'il avait an visage; le questionna par signes comment cela était arrivé; mais Robert répondit que ce n était rien, et continua de danser. Le Roi appela ses domestiques, leur dit que s'il savait que ce fût quelqu'un d'eux qui eût blessé son fou, il le punirait très sévèrement, défendant très expressément qu'on fit aucun mal à un homme qui n'en faisait à personne. Il n'y a qu'heur et malheur dans ce monde, dit un des Généraux, ce pauvre malheureux qui a resté tranquille dans ce palais, est blessé, et nous qui nous sommes battus pendant trois jours, n'avons pas reçu une égratignure. Oui, reprit un autre, grâce au Roi et à ce terrible Chevalier qui nous a ramené la victoire. Quoi, dit Astolphe, personne ne le connait! Je serai donc privé du plaisir de savoir à qui l'Italie et moi devons un si grand avantage : j'ai fait réserver un tiers du butin pour lui, demain je ferai publier que je promets une récompense à celui qui pourra m'apprendre le nom de ce brave homme. La fille du Roi qui était muette, mais qui n'était point sourde, se lève, et fait signe à son père que c'est le fou. Le Roi, craignant de se méprendre aux signes de sa fille, envoie chercher sa Gouvernante pour lui servir d'interprète. La Princesse veut vous faire entendre, dit la bonne Gouvernante, que le Chevalier qui a fait toutes les belles actions dont vous parlez, et sans lequel Rome allait être saccagée, n'est autre que ce fou. Astolphe ne put s'empêcher de rire : mais ensuite il se fâcha vivement contre elle et contre sa fille, croyant que c'était une plaisanterie qu'elles avaient imaginée pour tourner en ridicule l'amitié qu'il témoignait à ce malheureux. Quelques recherches que fit le Roi, il ne put découvrir autre chose sur le compte du Chevalier inconnu, et bientôt on cessa d'en parler. Trois mois ne s'étaient pas encore écoulés, que les Sarrasins, au mépris de la capitulation, excités par Osorio, traversèrent les mers avec une flotte plus nombreuse que la première, et une armée plus redoutable encore. Comme on savait le peu de foi qu'il y avait à faire sur les promesses des Sarrasins, on se tenait sur ses gardes. Le Roi n'avait pas licencié son armée, de sorte qu'à la première nouvelle de leur descente, il marcha en force contre eux. Cependant on ne put les empêcher de s'avancer, et ils auraient peut-être repoussé les Romains, et mis le siège devant leur ville, si Robert ne fût venu au secours, et n'eût fait les mêmes prodiges que la première fois. Les Romains remporterent encore une victoire complète, quoique moins décisive que la première, parce que les Sarrasins eurent le temps de regagner leur flotte. Robert, après que la bataille fut gagnée, disparut encore sans qu'il fut aperçu de personne, que de la fille du Roi, qui l'avait vu partir et revenir, mais qui cette fois avait gardé le secret. Astolphe avait la plus grande curiosité de connaître le Chevalier inconnu; il fit de nouvelles perquisitions, mais aussi infructueusement que la première fois. Il résolut à la première occasion de prendre si bien ses mesures, qu'il découvrirait quel était ce brave Chevalier. Les Sarrasins ne tardèrent pas à tenter une nouvelle entreprise; comme les côtes du golfe étaient bien gardées, ils firent croire qu'ils se retiraient et allèrent descendre sur les côtes de Gênes : ils firent des marches si adroites, qu'ils arrivèrent presque aux portes de Rome, sans qu'on s'en doutât. Le Roi eût cependant le temps de rassembler ses troupes, et de faire bonne contenance. Il se douta bien que le Chevalier inconnu ne manquerait pas de revenir : il appela un de ses Généraux, auquel il avait le plus de confiance, et lui ordonna de former un détachement qu'il embusqueroit sur le chemin, afin de le surprendre : les Chevaliers qui avaient la même curiosité, entrèrent avec plaisir dans ses vues. Dès le point du jour, le Général et quelques Chevaliers se cachèrent dans un petit bois, et mirent des sentinelles de tous côtés, mais tous leurs soins furent inutiles; Robert vint au camp par un chemin opposé à celui qu'ils observaient. On les avertit que l'inconnu était arrivé,et que l'action était déjà engagée, le zèle et le courage des Chevaliers ne leur permirent pas d'attendre plus longtemps, ils rejoignirent l'armée, et l'action devint générale; elle fut encore plus sanglante que la première : on avait ordonné de ne faire grâce à personne. Le Roi avait envoyé un gros détachement sur le derrière des ennemis pour leur couper le chemin de la retraite, et s'emparer de leur flotte. Robert observa dans quel endroit était le Général ennemi, et piqua vers lui; il était au centre entouré de l'élite des troupes : Robert s'y élance, et son épée et son cheval brisent, abattent tout ce qui les arrête : un seul de leur coups faisait tomber trois ennemis à la fois; car dans le temps que l'épée de Robert abattait la tête de l'un, son cheval avec ses dents arrachait l'épaule d'un sécond, et d'un coup de pied, enfonçait les côtes d'un troisième: leurs mouvements étaient si prompts, que l'œil pouvait à peine les suivre; lorsque Robert voyait cinq ou six hommes de la même taille et sur la même ligne, il ne s'amusait pas à les frapper l'un après l'autre, mais d'un seul revers, il abattait leurs têtes, ainsi qu'un moissonneur fait tomber les épis, ou l'herbe des prés. Il s'éleva au tour de lui un parapet de morts entassés les uns sur les autres, de forte que Robert et son cheval se trouvèrent renfermés dans ce cercle affreux formé peu à peu de soldats qui, pour frapper Robert, montaient sur ceux qui venaient d'être tués. C'est à la faveur de ce parapet, que le Général évita sa fureur. Le cheval de Robert franchit la sanglante barrière : le Général qui voit son mouvement, se détourne, rompt les escadrons et s'enfuit. Cette suite détermine celle de l'armée, la déroute devient générale, les Romains la suivent, affomment, foulent aux pieds de leurs chevaux tout ce qui se présente : Robert hache et met en pièces des troupes entières : on dirait que la foudre a nétoyée la place où son cheval a passé. Les Sarrasins cherchent à gagner leur flotte; mais ils rencontrent le détachement que le Roi avait envoyé pour s'en emparer, alors ils se trouvent pris de tous côtés; ils demandent quartier, leurs prières sont inutiles, tout est passé au fil de l'épée. Osorio, aussi perfide envers ses associés, qu'il l'avait été envers sa patrie, envoie au Roi, et lui fait proposer de lui livrer la flotte et le Général des Sarrasins, à condition que tout le passé sera oublié. Astolphe, qui vit que c'était le seul moyen de finir la guerre, et d'empêcher les Sarrasins de rentrer dans l'Italie, consentit à la capitulation : elle est signée; et Osorio, sans pudeur, vient rejoindre les Romains; il demande un corps de troupes considérable, les conduit sur une hauteur, et leur fait voir le corps de réserve du Général. Osorio à la tête des Romains, marche contre eux; les Sarrasins qui ne se méfient point de lui, le laissent passer avec sa troupe : lorsqu'il a pénétré jusqu'au centre: il se développe, fond sur ses alliés, en fait une boucherie horrible, et saisit le Général qui se débat inutilement; il l'entraîne. Le traître Osorio l'égorge, plutôt pour se délivrer d'un témoin qui pouvait lui reprocher sa perfidie, que pour se défendre; prétexte dont il se servit auprès du Roi, qui lui représenta, que, suivant la capitulation, il devait lui livrer le Général en vie, pour lui servir d'hôtage. Quant à la flotte, il y conduisit les Romains, s'embarqua avec eux sur une galère, prétexta un ordre du Général, et tout se rendit. Lorsqu'il ne resta plus d'ennemis, Robert reprit le chemin de Rome. Les Chevaliers chargés de le surprendre, avaient pris leur poste dans un bois sur le chemin de la ville se doutant bien qu'il s'y rendrait. Lorsqu'il passa, ils se partagèrent en deux troupes, et lui coupèrent le chemin, l'entourant de tous côtés. Robert s'arrêta, et leur demanda pourquoi ils le retenaient ainsi; Seigneur Chevalier, lui dirent-ils : c'est avec trop d'obstination vous refuser à nos hommages : nous voulons connaître notre libérateur et celui de l'Italie. Chevaliers, leur dit il, je désire d'être inconnu; si mon bras vous a rendu quelques services, c'est le seul prix que, j'en exige. Nous serions des ingrats, de vous l'accorder, dirent-ils, ou des lâches : car, si c'est par modestie que vous vous cachez, notre devoir est de vous connaître malgré vous; si c'est par orgueil, nous avons lieu d être offensés, parce que chacun de nous n'a moins de courage, ni moins de vertu que vous, quoiqu'il ait moins de force, d'adresse et d'expérience; ainsi, Seigneur Chevalier, ne trouvez pas mauvais que nous employons un peu de violence, si vous vous obstinez encore. Robert, sans leur répondre, pique son cheval, les écarte et leur échappe. Un des Chevaliers s'écria, il n'y a qu'à abattre son cheval, et décoche un trait qu'il vise dans les flancs de l'animal, et que Robert reçoit dans la cuisse. Quoique la blessure fût profonde, et que le fer y eût resté, Robert n'en alla pas moins vite. Il revint à la fontaine, s'y désarma, retira lui-même le fer, et le cacha sous une pierre, mit sur la plaie de l herbe qu'il broya et qu'il recouvrit avec de la mousse, et enveloppa le tout le mieux qu'il pût. La fille d'Astolphe qui s'intéressait beaucoup à Robert, et qui savait à quoi s'en tenir, l'examina avec soin, et ne témoigna encore rien. Le Roi et ses Chevaliers étaient rentrés au palais : il s'informa si on avait pu découvrir quelque chose au sujet de l'inconnu, sa curiosité était portée au comble. Celui qui l'avait blessé raconta tout ce qui s'était passé, et dit qu'en voulant abattre son cheval, il l'avait blessé à la cuisse, que le fer de la flèche y avait resté, et que le bois s'était brisé; qu'en retournant il avait retrouvé ce bois, et qu'il serait bien aisé, si l'on découvrait un Chevalier blessé, de vérifier si c'était l'inconnu. Le Chevalier témoigna beaucoup de regret d'avoir blessé un aussi brave homme; puis il ajouta : Seigneur, vous avez fait mettre à part pour lui, un tiers du butin qui a été fait sur les Sarrasins., cette récompense acquitterait un Souverain envers un Général qui lui aurait conquis trois Provinces; ce n'est pas encore assez; je crois que ce Chevalier mérite mieux que des richesses; s'il est digne par sa naissance de s'allier avec vous, je serais d'avis que vous lui promissiez votre fille : qui sauve un royaume, mérite de le gouverner. Le Roi approuva ce conseil, et fit publier dans toutes les villes d'Italie, que le Chevalier aux armes blanches et au cheval blanc, qui s'était distingué aux trois batailles contre les Sarrasins, pouvait se présenter avec le fer dont il avait été blessé, et qui était resté dans sa plaie, et venir accepter de la main du Roi, sa fille peut récompense. Avant de faire les criées, on communiqua ce projet à la Princesse, qui fit signe qu'elle l'approuvait. Osorio, qui aimait la Princesse, n'eut pas plutôt entendu cette publication, qu'il résolut d'en profiter pour obtenir une main qui refusait de se donner. Il chercha un cheval et des armes semblables à celles du Chevalier inconnu, et se fit une blessure à la cuisse avec le fer d'une flèche qu'il rompit. Quelque vive que fût sa douleur, il la souffrit avec courage, dans l'espérance qu'on serait la dupe de son stratagème : il était persuadé qu'en amour, comme en guerre, il était permis d'employer indifféremment la ruse, la force, ou la vertu. Il crut qu'il devait s'annoncer avec beaucoup de fracas; il habilla ses gens magnifiquement, leur donna les livrées et les chevaux les plus superbes, et entra dans Rome avec le cortège d'un triomphateur. Il se présenta dans cet état à Astolphe, la visière baissée. Je viens réclamer, dit-il en entrant, la récompense que vous avez promise au Chevalier qui s'est distingué contre les Sarrasins, et à qui vous devez les trois victoires que vous avez remportées. Quoique vous m'ayez cru votre ennemi et leur allié, quoique les apparences fussent contre moi, il n'en est pas moins vrai, que sous le prétexte d'une feinte conspiration, je les ai attirés dans l'Italie, pour faire périt cette nation infidèle sous mes coups. Tous les Chevaliers se regardèrent: la taille noble et l'air de beauté qu'on apercevait à travers sa visière, semblaient confirmer que c'était là le Chevalier intrépide; mais le ton orgueilleux et la hauteur avec lesquels il s'annonçait, renversoient leurs idées: alors il leva la visière de son casque, et l'on reconnut Osorio. Le Roi parut étonné; mais le traître qui savait prendre toute sorte de caractères, lui dit avec une feinte douceur : est il possible que vous ayez pu me croire si dénaturé, que j'eusle voulu livrer à une nation que je déteste, ma patrie, mes parents et mes amis, et mettre en leur pouvoir ce que j'aime le plus au monde? Non, je savais qu'il ne me restait plus qu'un moyen de mériter votre estime : c'était en me couvrant de gloire, et en délivrant l'Europe du moins pour longtemps, des perfides Sarrasins. Ils ont su que vous m'aviez refusé votre fille, ils ont cherché à me mettre dans leurs intérêts, je leur ai promis tout ce qu'ils ont voulu, et c'est sous ce prétexte que je les ai attirés en Italie. Je combattais avec eux, mais quand l'action était engagée, je passais dans l'armée des Romains, je prenais une autre armure et un autre cheval, qu'un Ecuyer affidé me tenait tout prêt, et alors inconnu de l'une et de l'autre armée, je me livrais à mon courage. Le Roi loua la générosité d Osorio, elle lui paraissait d'autant plus admirable, qu'il s'était exposé à passer pour un traître. Osorio pour le confirmer dans sa bonne opinion, lui présenta le fer de la flèche qu'il avait, disait il, arraché de sa cuisse. Le Chevalier qui avait blessé le Chevalier inconnu, s'aperçut aisément que ce n'était pas le fer de la flèche qu'il avait décochée; mais il ne dit rien, étant bien assuré de confondre l'imposteur, quand il voudrait, et fachant bien qu'un tel mensonge ne pouvait pas se soutenir longtemps. Astolphe lui dit qu'il avait bien mérité la récompense qu'il avait promise, et qu'il allait en prévenir sa fille. CHAPITRE X. Prodiges. Triomphe de Robert. Tournoi. Combat extraordinaire. Repas de noces. Les Nains ne sont pas les ennemis les moins dangereux pour les Chevaliers. Retour de Robert en Normandie. Péril pressant. ROBERT n'avait rien perdu de la conversation d'Osorio et du Roi : quoiqu'il connût à peine la Princesse, il fut fâché qu'on la donnât à un homme capable d'une telle imposture. Jamais il n'avait été si fortement tenté de rompre le silence; quoique l'Hermite l'eut assuré que son temps d'expiation était fini, il voulut, avant que de parler, le consulter encore. Il vivait toujours de la même manière qu'avant ses exploits, n'ayant d'autre consolation que son chien, faisant mille folies, et rapportant à Dieu seul la force de son bras. Tandis qu'il se disposait à partir pour l'ermitage, Osorio vint réclamer la parole du Roi. La Princesse ayant appris à qui on la destinait, tomba dans le plus grand désespoir; elle ne pouvait pas douter que le perfide Osorio ne se parât des actions d'autrui: elle fut saisie d'une fièvre violente. Le Roi qui prenait Osorio pour le véritable héros qui avait vaincu les Sarrasins, attribua la maladie de sa fille à l'aversion qu'il savait qu'elle avait pour lui. Il la prit par la main, la présenta au perfide, et lui ordonna de se parer pour la cérémonie de son mariage, qu'il remit au lendemain, et sortit sans vouloir l'entendre. Robert consterné apprit les chagrins de la Princesse, voulut la voir : comme tout lui était permis, il s'introduisit sans difficulté dans son appartement : on le laissa entrer, espérant que ses folies pourraient la distraire. Il s'aperçut qu'elle le regardait avec attendrissement; et lui même, lorsqu'il voulut commencer ses extravagances, il se sentit pénétré de tristesse et de respect : il la considéra quelque temps, et sortit les larmes aux yeux. Animé d'un sentiment qu'il ne connaissait pas, il part et trouve l'Hermite à moitié chemin. Je sais, mon fils, le sujet qui t'amène, lui dit-il : va, retourne à Rome, laisse faire le ciel, il sait où il veut te conduire; continue à paraître muet et fou, jusqu'à ce que moi-même je t'ordonne le contraire. Le docile Robert embrassa l'Hermite, et alla reprendre sa place auprès de son chien : il l'avait démandé au Roi qui le lui avait donné. Le jour paraissait à peine, que la Princesse vit entrer son père pour hâter la cérémonie. Sa fille se jeta vainement à ses genoux : j'ai promis, lui dit-il; et toi-même, avant de faire faire la publication de la récompense que je promettais au vainqueur des Sarrasins, lorsque je t'ai consultée, n'as tu pas consenti à tout? La Princesse sut obligée d'en convenir; mais en même temps elle fit signe que ce vainqueur n'était point Osorio. Son inflexible père prit un air couroucé, ne l'entendit point, ou du moins feignit de ne point l'entendre, et sortit pour attendre les personnes qui devaient assister à la cérémonie. Lorsque tout le monde fut assemblé, Astolphe conduisit Osorio dans l'appartement de sa fille; il prit l'extérieur de l'amant le plus tendre, la Princesse lui répondit avec une indifférence accablante. Osorio avait trop bonne opinion de lui même pour ne pas se persuader qu'il viendrait à bout de s'en faire aimer; ainsi sans lui faire ni plaintes, ni reproches, ils s'acheminerent vers l'Eglise de Saint Pierre où le Pape devait les unir. Robert plein de confiance à la parole de l'Hermite, se contentait de faire des vœux pour la Princesse : ils ne furent point infructueux. Le Pape commençait la cérémonie; déjà les mains des deux époux étaient unies, il allait les bénir, lorsque la Princesse qui jamais n'avait parlé, sentit sa langue se délier. Alors retirant sa main et retenant celle du sacré Pontise. Arrêtez, s'écria-t-elle, ce n'est point là l'époux que le ciel me destine; mon père m'a donnée, et j'ai confirmé ce don, au vainqueur des Sarrasins, je proteste encore que je ne serai point à d'autre : Osorio ne l'est point; après avoir trahi sa patrie, l'imposteur profite de la modestie du plus brave des hommes, pour s'attribuer ses exploits, et pour lui enlever une récompense qu'il a si bien méritée. O mon père, ajouta-t-elle, en s'adressant au Roi : comment avez, vous pu vous laisser séduire par un traître, dont le caractère vous est connu depuis si longtemps? quand vous avez dans votre palais même le héros que vous avez tant désiré de connaître, deviez-vous vous attendre que le ciel par un prodige auquel vous ne pouvez pas vous refuser, déliât ma langue pour vous dissuader? « Astolphe, étonné, ne pouvait croire ce qu'il voyait et ce qu'il entendait : mais il n'en fallut pas davantage pour le convaincre de l'imposture d'Osorio; il le regarde avec indignation, et sans le respect qu'il devait au souverain Pontife, et à la majesté du lieu où il était, il l'eût fait arrêter. Osorio sortit et alla cacher sa honte chez les Sarrasins, qu'il trouva le moyen de séduire encore après les avoir trahis. Le Roi demanda à sa fille quel était donc ce héros qui avait vaincu les Sarrasins? Quand je vous l'ai fait connaître, dit-elle, vous n'avez pas voulu m'en croire; il est dans votre palais : c'est à son amour, à ses vœux et à ses prières, que je dois la faculté de parler que Dieu m'avait refusée jusqu'à ce jour. Astolphe était bien éloigné de penser que sa fille parlât de Robert: il lui nomma tous les Chevaliers qui venaient assidûment au palais. Ce n'est aucun de ceux-là, dit-elle, et ensuite s'adressant au Pape, à son père et à tous ceux qui attendaient Je dénouement de cette scène, daignez me suivre jusqu'au palais de mon père, ajouta-t elle, c'est-là que vous verrez un prodige plus grand que celui qui vient de s'opérer en moi. On s'empresse de suivre Astolphe et sa fille: le souverain Pontife, malgré son âge avancé, veut être témoin d'un événement qui lui paraît si extraordinaire. La Princesse les conduit tous auprès de la fontaine où Robert avait accoutumé d'aller se desaltérer; elle lève une pierre, et prend le fer de la flèche qu'il y avait caché. Voilà, dit-elle, le fer dont le Chevalier, que vous avez furnommé le terrible, fut blessé au retour de la troisième bataille. Elle demanda au Chevalier le bois de la flèche, elle l'ajusta si bien au fer, que personne ne put douter, que ce ne fût l'arme dont ce héros avait été frappé. Au retour du combat, reprit la Princesse, je l'ai vu de cette fenêtre arracher ce fer de sa plaie et le cacher sous la pierre; c'est dans ce même lieu que je l'ai vu s'armer avant le combat et venir se désarmer après la victoire, sans que j'aie pu découvrir ce que devenaient son cheval et ses armes : il ne s'agit plus que de vous faire voir cet homme extraordinaire. La Princesse prit son père par la main, et le conduisit à l'endroit où couchait Robert; on le trouva sur la paille jouant avec son chien. Le Roi crut que sa fille était elle-même tombée en démence; elle s'aperçut de son étonnement, et se tournant vers lui: voilà, lui dit-elle, celui à qui vous devez toute votre gloire et le salut de l'Italie. Robert se leva, ceux qui le connaissaient pour le fou du Roi, commencèrent à lui trouver dans les traits une noblesse qu'ils n'y avaient point remarquée; mais quelle apparence qu'un fou eût pu faire des exploits si glorieux? Cependant Robert les regardait d'un air étonné, ouvrait de grands yeux, riait niaisement, et faisait mille folies qui excitaient les uns à rire, les autres à la pitié. Astolphe appela Robert en particulier, et le pria de lui montrer sa cuisse. Robert, seignant de ne pas l'entendre, revint à la compagnie, et se mit à sauter et à danser, Le Pape crut qu'il aurait plus d'autorité, et lui ordonna de parler, s'il en avait la faculté, ou du moins de répondre à l'invitation que venait de lui faire le Roi. Robert, comme s'il ne l'eût point entendu, donna sa bénédiction à Sa Sainteté; mais comme il se retournait, il aperçut l'Hermite derrière tout le monde. L'Hermite, à qui la Providence découvrait ses secrets, avait eu connaissance de la destinée de Robert, il s'était rendu au palais d'Astolphe, sachant ce qui devait s'y passer, et étant bien persuadé que Robert, plus docile aux ordres du ciel, qu'à ceux des hommes, continuerait de contrefaire le muet et l'insensé, side la part de Dieu, il ne lui ordonnait le contraire. Lorsque Robert eut aperçu l'Hermite, il prit un air grave et sérieux, et se prosterna la face contre terre; le saint homme le releva, et lui dit, puisque vos crimes sont expiés, rien ne vous empêche de vous déclarer. Vous voyez, ajouta-t-il, en se tournant vers la compagnie, ce fameux Robert, surnommé le Diable à cause de sa méchanceté, Dieu qui connaissait son cœur, touché de ses remords, lui a pardonné ses crimes; il les a expiés par dix ans d'humiliation. Il n'était ni muet, ni insensé, mais il a paru l'un et l'autre à tout le monde : il a vécu de ce que les chiens ne voulaient point, il a mené à peu près la même vie qu'eux; c'est par là qu'il est venu à bout d'humilier cet orgueil et cette férocité qui le rendaient redoutable à toute la Normandie. Ce même Dieu qui l'humilioit, a suscité son bras pour votre délivrance, c'est lui qui lui donna le cheval et les armes qui l'ont si bien servi dans les combats. L'orage gronde encore, et Robert doit donner aux Romains de nouvelles preuves de sa valeur. Robert se prosterna encore, adora l'Etre suprême, et alla le jeter dans les bras du Roi, qui ne pouvait retenir ses larmes, et qui s'excusait auprès de sa fille de n'avoir pas voulu la croire, lorsqu'elle rendait témoignage à la vérité. Robert la remercia et lui dit tout ce qu'il avait souffert, lorsqu'il l'avait vu sur le point dêtre sacrifiée à l'imposteur Osorio. La Princesse lui témoigna l estime qu'elle faisait de ses vertus. Astolphe et tous ses courtisans étaient dans la joie et l'admiration de voir discourir ensemble deux muets, et ce qui les étonnait davantage, était l'air de sagesse et de modération de Robert, qu'ils avaient toujours pris pour un fou : le Roi seul, rappelait des traits qui lui avaient donné l'idée d'une prudence consommée; il voulait le jour même l'unir à sa fille, mais l'Hermite s'y opposa. Robert n'osa murmurer, mais il soupira; la Princesse ne dit rien, rougit et baissa la vue. Le Pape voulut savoir pourquoi l'Hermite refusait son aveu à une union si belle. Robert, dit-il, n'a pas encore été armé Chevalier; sa présomption, après toutes les épreuves et de plus fortes qu'il n'en faut pour être admis dans cet Ordre, lui en fit rejeter la cérémonie, comme une chose vaine et inutile. Robert convint de sa faute, et supplia le Roi de lui prescrire tout ce qu'il devait faire pour la réparer, et pour se rendre digne de cet honneur. Rien, répondit ce Souverain : puisque vos preuves sont faites, qu'est-il besoin d'en faire de nouvelles? Ah! Prince, reprit Robert, je les déteste ces preuves que j'ai faites, l'orgueil et la férocité seuls conduisaient mon bras. Un Ordre fait pour la valeur exclut tout ce qui ne tient point au vrai courage et à la générosité. Ce qui fait le prix des vertus, est la fin qu'elles se proposent: autrement il faudrait rendre les mêmes honneurs au mercénaire, qui, pour un modique intérêt, s'élève au faîte des tours les plus hautes pour en réparer les ruines, qu'au guerrier qui s'expose aux plus grands dangers pour le salut de sa patrie. Astolphe convint de cette vérité, et fit publier un tournoi qu'il fixa au huitième jour. Robert reconduisit la Princesse dans son appartement, et lui demanda la permission d'aller la voir, et de lui faire agréer les témoignages de sa reconnaissance. Elle le lui permit après en avoir demandé le consentement à son père. Le Pape embrassa Robert, félicita le Roi de la joie que le Seigneur répandait sur sa Maison, et se retira. Robert, qui jusqu'à ce moment, avait négligé sa parure, se crut obligé de prendre un habillement conforme à son état, et se fit un devoir de la décence et de la propreté, Il parut un nouvel être à Astolphe et aux Courtisans : on fut frappé de sa beauté et de son air de grandeur, que sa modestie relevait encore; lui seul ne s'en aperçut pas; sa bienfaisance et sa bonté, loin de souffrir aucune altération, en éclaterent davantage. Il allait au-devant de tous ceux qui souffraient, ou qui étaient dans le besoin; ceux qui lui avaient marqué du mépris, de l'humeur, et qui même, contre les ordres du Roi, l'avaient affligé lorsqu'ils le croyaient insensé, fuyaient sa présence, ou ne l'abordaient qu'en tremblant, ou avec un air consterné. Dès que Robert les apercevait, il allait à eux, les rassurait par ses caresses, et se contentait de leur dire avec douceur : que cet exemple vous apprenne à être humains et compatissants envers les sous, comme envers les sages : car quelque sage que vous puissiez être, il ne faut qu'une fibre dérangée pour vous rendre plus fou que je ne le paraissais. Le jour fixé pour le tournoi, Rome fut remplie d'un concours étonnant d'étrangers: la guerre des Sarrasins y avait fait venir les Chevaliers les plus renommés de toute l'Europe; les exploits qui l'avaient illustré dans cette guerre, rendaient les joutes avec Robert très dangereuses; les Chevaliers les plus intrépides les craignaient : ils espéraient de balancer sa force par leur adresse A l'heure marquée, le Roi et sa fille suivis de toutes les Dames de la Cour parurent sur des échafauds ornés magnifiquement. Les Hérauts d'armes firent leurs cris accoutumés; Robert et les Chevaliers firent leur montre : aucun d'eux n'effaçait sa bonne grâce et son air majestueux; chacun reprit sa place, et Robert parut dans la lice. Il fut vainqueur dans tout genre de combats, mais il ménagea si bien ses forces, que les vaincus semblaient partager avec lui l'honneur de la victoire. Le dernier qui se présenta était couvert d'une armure noire parsemée de têtes et d'ossements de morts et de flammes renversées. Sa taille était gigantesque, il était monté sur un rhinocéros, que malgre sa pesanteur, il avait dresse à caracoler et à voltiger. Ce Chevalier n'avait point paru avec les autres : il s'était présenté à la barrière, lorsque les joutes étaient presque finies. Sa monture, ses armes, sa taille effrayerent la Princesse, il n'était point armé d'une lance comme Robert, mais d'une massue que six hommes des plus robustes auraient eu de la peine à lever. Le Roi voulait que les Chevaliers combattissent avec armes égales, et que le Géant se servit d'une lance. Pourquoi, dit le Géant, prendrais-je plutôt une lance, que lui une massue? eh bien, que le hasard en décide, tirons au fort. Robert y consentit pour Satisfaire la Princesse : car pour lui, il lui était indifférent que son adversaire se servît de ses armes ordinaires, ou qu'il en prît d autres. Le sort décida que le Géant prendrait une lance; aussitôt sa massue s'allongea et forma une lance redoutable. Les spectateurs à ce prodige jetèrent un cri : le Géant s'éloigne, prend du terrain, ils partent : le rhinocéros s'élance avec l agilité d'un aigle : Robert écarte le fer de son ennemi, et frappe l'armure du Chevalier qui retentit comme le bruit de dix cloches, dont chacune a un son différent. Aussitôt la lance redevient massue, et le Chevalier en porte un coup sur la tête de Robert, qui l'évita avec adresse. Le Géant secoua sa massue dans les airs, et il en sortit une fumée épaisse qui forma autour de lui une atmosphère d'où s'échappaient des éclairs éblouissants. Tout le monde tremblait pour Robert, lui seul était tranquille; il revient sur le Chevalier aux armes noires, et d'un coup de lance il le renverse sur la croupe du rhinocéros. Le Géant parut furieux; il métamorphosa sa massue en épée étincelante : Robert saisit la sienne, et alors commença un combat effrayant pour les spectateurs. A chaque coup que Robert lui portait, l'armure noire jetait des flammes, et resonnoit avec fracas. Robert jette son épée, s'élance sur son ennemi, l'embrasse et se précipite avec lui à terre. Ils se roulent sur le sable, le Géant pousse des heurlemens affreux; enfin se voyant vaincu, il a recours à ses derniers enchantements. Une flamme dévorante dérobe les combattants à tous les yeux; la Princesse est désolée, on croit Robert perdu : mais il ne quitte point prise; la flamme se dissipe, on voit Robert prêt à plonger son poignard dans le sein de l'Enchanteur, au défaut de son armure. Il allait le frapper, lorsqu'au lieu d'un Géant informe, il voit la Princesse ellemême qui lui sourit avec tendresse; le poignard lui échappe, Robert est à ses genoux: le Géant profite de ce moment, reprend sa première forme, remonte sur son rhinocéros, franchit les barrières, et s'enfuit en éclatant de rire. Robert demeura confondu, il se félicitait cependant d'avoir respecté l'image de la Princesse: tout ce qui l'inquiétait, était de savoir quel ennemi il avait eu à combattre. Tous les spectateurs étaient dans le même embarras: cette inquiétude suspendit pour un moment les éloges que méritait Robert; ils lui furent prodigués par le Roi, par la Princesse, par tous les Chevaliers, et par tous les spectateurs que son combat avec le Géant avait fait trembler. Robert fut armé Chevalier : les fêtes qui furent données à cette occasion durèrent pendant huit jours, et servirent comme de prélude à celles de son mariage avec la Princesse. Le Pape voulut le célébrer lui-même, jamais il n'avait béni de si beaux époux; le peuple était dans la joie, le Roi donna des repas publics dans tous les quartiers de Rome; les illuminations les plus brillantes succédaient au jour : on eût dit pendant trois semaines que le soleil ne quittoitpas l'horizon. Dans le festin de noces qu'Astolphe donnait, on servit un pâté qu'il avait fait venir à grands frais, et qui avait été fait par un Cuisinier célèbre du Prête-Jean, le meilleur qu'il y eût dans le Catay. Ces pâtés, qui étaient fort à la mode dans ce temps-là, étaient composés de foies d'alcyon, de langues de colibri, et de trufes vertes des Indes. La Princesse qui faisait les honneurs du festin, ouvre le pâté: quelle est sa surprise! Un Nain qui n'avait que onze pouces, s'élance avec une agilité surprenante sur la table, et amuse tous les convives par les propos les plus gais. Il propose à Robert de rompre une lance avec lui; Robert se mit à rire, le prit sur sa main et le baisa. Chevalier, lui dit il, ta sais qu'il ne faut mépriser personne; si tu l'as oublié, j'espère un jour de t'inculquer si bien cette leçon, que tu ne l'oublieras de ta vie. Robert ne fit que rire de sa menace, et donna le Nain à son épouse, qui le baisa pendant tour son dîner, et qui l'assit à côté de son assiette, lui prodiguant et lui rendant ses caresses: elle le garda depuis ce jour-là avec beaucoup de soin. Lorsque ces fêtes furent terminées, Robert résolut d'aller avec son épouse voir ses parents en Normandie. Le Roi leur donna un cortège digne d'eux; plusieurs Chevaliers les accompagnèrent, les Courtisans et les Dames les virent partir avec regret. Astolphe chargea Robert des plus riches présents peut le Duc et la Duchesse de Normandie; mais il apprit dans la route que le Duc était mort, et que la Duchesse sa mère, était au pouvoir d'un Chevalier, qui, sous prétexte du bien public, la tenait tenfermée, et gouvernait sous son nom. Robert et son épouse firent à Rouen l'entrée la plus pompeuse; toute la Cour vint au-devant d'eux, toute leur suite fut logée superbement: on avait préparé pour le Nain de la Princesse, un petit appartement de laque, qui fut mis dans sa chambre même, et une belle niche de brocard d'or pour le chien du Duc, qui par reconnaissance, n'avait jamais voulu se séparer de lui. Après les premières cérémonies, Robert voulut embrasser sa mère : mais le Chevalier qui s'était emparé du gouvernement, la retenait dans son château de Fecamp, où il lui faifoiti signer de force on de gré, tons les ordres dont il avait beioin pour fouler tes peuples par des impôts et par les vexations les plus odieuses; il faisait exécuter ces ordres avec la rigueur la plus révoltante. Les princtpaux Seigneurs de la Cour du Duc, qui connaissaient l'âme du Chevalier, rendaient justice à la Dnchesse; mais le peuple qui juge sur les apparences, ne voyait qu'elle, et commençait à la haïr. Robert instruit de la tyrannie du Chevalier, résolut de le punir et de justifier sa mère. Il rassembla des troupes, se mit à lut tête, et alla assiéger le Chevalier dans son château. Avant de former aucune attaque, il le fit sommer de se rendre. Le trairre parut sur un balcon tenant la Duchesse par la main, et appuyant un poignard sur son sein, prêt à la frapper au premier acte d'hostilité que Robert oserait renter : Robert frémit, et n'osa pas pousser la guerre plus loin. Le Chevalier avait un fils unique qu'il aimait beaucoup, et anquel il espérait de laisser la Normandie, lorsqu il l'aurait usurpée. Ce fils heureusement pour Robert, n'était pas avec Ion père : il était parti depuis quelques jours pour Rouen, pour s'opposer à la descente de quelques Corsaires q ui menaçaient les côtes : il déferidoit un château teau sur les bords de la mer. Robert y cenduisit son armée, et força le fils du Chevalier à se rendre. Ce jeune homme était d'un caractère bien opposé à celui de son père; Robert lui fit part des sujets de mécontentement qu'il avait contre le Chevalier, et lui raconra l'action barbare de son père. Le jeune d'Angerville promit de faite tout ce qui dépendrait de lui pour lui faire rendre sa mère. Robert le garda pour hôtage, et lui promir de son côté, que, quoi qu'il en arrivât, il n'avait rien à craindre pour sa vie, ne voulant pas le rendre responsable des fureurs du Chevalier. L'armée reparut devant le château de Fecamp; Robert fomma de nouveau le Chevalier, qui répondir que si on le sommoit une troisième fois, il égorgeroit la Duchesse aux yeux de Robert. Celui qui portait la parole, lui dit avec fermeté: il y va non seulement de votre vie, mais encore de celle de votre fils, qui est au pouvoir du Duc Robert. Le Chevalier ne pouvait pas croire qu'en si peu de temps, le Duc se fût empâté du château de Fecamp. Lorsque l'envoyé le vit héfitet, il lui dit de passer sur le balcon, et qu'il pourrait s'en convaincre. En effet le Chevalier vit Robert tenant le poignard levé sur d'Angerville, qui tendait les bras à son père : hâtezvous, lui dit l'envoyé, vous connaissez l'impétuosité de Robert, il attend votre réponse. Le Tyran, tout barbare qu'il étoir, frémit à son tour, et consentit à l'échange de la Duchesse et de son fils : on vint rendre réponse à Robert, et l'échange fut fait tout de suite. Robert en se sépatant de d'Angerville, lui dit qu'il pouvoir offrir à son père sa vie sauve et ses biens conservés, s'il vouloir se rendre. Le Chevalier refusa constamment, il se défendit avec une espèce de fureur; il fit des sorties heureuses; mais la forrune de Robert l'emporta, le château fut pris d'assaut. Robert ordonna qu'on prît foin du fils, et qu'on lui amenât le père, auquel en faveur de d'Angerville, il sauva la vie; mais qu'il retint prisonnier le reste de ses jours. Robert triomphant, ramena sa mère à Rouen, et la rétablit dans rous ses droits; elle ne pouvait suffire à la joie qu'elle avait de le revoir : cette espérance l'avoir soutenue contre les persécutions du Tyran. Robert lui raconta toutes ses avantutes depuis le moment qu'ils s'étaient séparés; il avait le regret le plus sensible de n'avoir pas donné à son père, la satisfaction d'êtte témoin de son changement, après lui avoir causé tant de chagrins par les égarements de son cœur. Elle le tranquillisa à ce sujet, et lui raconta qu'il y avait environ deux ans qu'un Hermire des environs de Rome, en passant à Rouen, avait vu le Duc, et lui avait appris que Dieu, qui avait sans doute des vues sur son fils, l'avait rendu le plus sage des hommes, quoiqu'il parut encore le plus fou; qu'il triompherait des Sarrasins et vengerait sa mère d'un Tyran et d'un Génie malfaisant. Sa prophétie est accomplie, dit Robert, mais quel peut être ce Génie dpnt l'Hermite mm'a jamais parlé. Il est vrai que j'ai terrassè un Chevalier forr exrraordinaire, et qu'à en juger par ce qu'on nous raconte dés Génies, il paraît qu'il l'était: je ne comprends pas comment je vous en ai vengée. Le Duc Robert présenta la Princesse Cynthia son épouse, à la Duchesse Mathilde. L'union la plus parfaite regnoir dans certes famille; les jeunes époux s'adoraient, Robert n'avait à teprocher à et prolonger leurs plaisirs; le ilt éroit élevé, et le perfide cherchait à s'y élancer; ia jeune épouse à demi nue se défendait comme dans son fort. Le pied glisse à l'imposteur, et le chien de Robert s'éveille : il sort de sa niche en aboyant, regarde, voit la figure de son maître, s'approche, et son nez dément ses yeux; plus il le sent et plus il semble se confirmer dans son idée, il redouble ses aboyemens; le faux Nain que ce bruit inquiète, donne un coup de pied au chien, qui alors plus sûr de son fait, lui mord la jambe. Le faux Robert jette un cti et ne lâche point prise : heureusement pour le véritable, les affaires peut lesquelles il était sorti, finirent plutôt qu'il ne l'espérait. Il revient auprès de son épouse i et, pour la surprendre encore endormie, il marche sur la pointe du pied : il avait entendu le cri du traître, l'aboiement du chien et quelques paroles consolantes de sa femme, il entre furieux et l'épée à la main. La Princesse jette un cri de frayeur; le faux Robert s'élance sur l'époux et saisit son épée qu'il casse en mille pièces, Robert est confondu de se voir double. La Princesse est dans le plus grand embarras et tremble pour tous les deux, ne sachant pour lequel elle doit craindre. Le hasard conduit la mère du Duc dans l'appartement de son fils; ils s'étaient élancés l'un fut l'autre : on veut les séparer en vain, ils se portent des coups terribles et ne paraissent pas s'effleurer. Les femmes crient, ils gardent un morne silence, le chien seconde son maître, il faic mille morfures à l'imposteur, qui ne se met pas en peine de l'écarter. La Princesse était sortie de son lit et s'était habillée; elle appelle ses femmes, et enfin on sépare les combattants. L'un ne fait pas un mouvement que l'autre ne le répète, un miroir n'est pas plus fidèle à représenter les minauderies d'une coquette, que le faux Robert d copier les fureurs du véritable, il est impossible de démêler de quel côté est la vérité Le seul chien ne s'y méprend pas, il s'élance encore, déchire l'habit de l'imposteut et découvre sa poitrine, sur laquelle on aperçoit une espèce de médaille. Robert qui ne se possèdoit pas, le saisit encore et en se débattant arrache la médaille constellée : aussitôt il ne trouve plus dans ses bras qu'un Nain nègre et contrefait, ayant des pieds de bouc et portant des cornes d la rête. Robert le jette loin de lui, et sa femme veut le mettre en pièces; mais le monstre s'élève et d'un saut va se percher sur la corniche de la cheminée. Suspendez vos fureurs l'un et l'aurre, leur dit-il, il n est pas en votre pouvoir de me faire du mal; je vous ai fait tout celui que j'ai pu, je voudrais pouvoir vous en faire encore, mais je suis vaincu : c'est dans la médaille que tu tiens que réfidoit mon pouvoir, il devait finir dès qu'elle serait dans tes mains, le hasard t'a mieux servi que ra force : apprends maintenant qui je suis, et l'origine de ma haine contre toi. CHAPITRE XI. et dernier. Aveux du Génie, qui servent d'explication à plusieurs endroits de cet ouvrage. Mort du Roi. Supplice d'Osorio. Robert fixé dans ses Etats. HUBERT, ton père, avant son mariage, avait renconrré dans un bal Mélisandre de Poitiers, nièce de la Fée Minucieuse : il lui dit qu'elle était jolie, soit qu'il le pensât en effet, soit peut ne pas rester sans riea dire auprès d'une jeune fille que le plaisir de la danse n'occupoir pas toujours. Quoi qu'il en soit, elle le ctut; son cœur s'enflamma pour Hubert. elle lui faisait mille petites agaceries; Hubert y répondait par politesse, mais il n'alla jamais plus loin, et prit le tout eu badinant : peu de temps après il devint amoureux tout de bon de Mathilde et l'épousa. Mélisandre au désespoir porta ses plaintes à sa tance qui promit de la venger. Hubert eût pu apaiser la Fée en flattant un peu sa vanité; mais il eût l'étourderie de ne pas la prier de la noce : elle m'envoya chercher, et me dit : fils de Tubal, je dévoue à ta malice Hubert et Mathilde; prends cette plaque, mets-la sur ta poitrine, tant que tu la porteras, ru auras la faculté de prendre toutes les formes que tu voudras, sers-t'en pour me venger; il doit naître d'eux un fils, qu'il soit l'objet de tes fureurs : va, pars, et garde toi de perdre ou de te laisser enlever la médaille enchantée, si tu veux éviter ma haine. Je ne sais quel Génie protégeait Hubert, il rendit toute ma malice inutile, ou du moins elle se borna à l'empêcher d'avoir des enfants. Un jour que je m'étais absenté, Mathilde devint enceinte. Depuis longtemps sous les formes les plus aimables, j'avais essayé de la rendre infidèle à son époux; beauté, talents, esprit, feint caractère, j'avais tout mis en usage, rien ne m'avait réussi. Lorsque je m'aperçus qu'elle était enceinte, n'ayant pu la rendre coupable, je résolus de la rendre malheureuse en lui donnant tous les remords du crime. La curiosité l'engagea d'essayer des prestiges d'un Juif pour avoir des enfants; jusqu'alors j'avais dédaigné de prendre la figure d'Hubert pour obtenir les faveurs de Mathilde. Je l'empruntai, elle y fut trompée elle se livra à moi de bonne foi; mais le maudit Génie qui protégeait Hubert, le sauva de toute efpece d'affront; son évanouissement me laissait le maître de ses appâts: quelle détestable situation! je m'en souviens encore. Enfin tous mes efforts furent inutiles; rempli de dépit et de rage, je changeai de figure, Mathilde revint de son évanouissement, vit qu'elle était dans les bras d'un autre qu'Hubert, et je n'évitai sa rage qu'en disparaissant. Le Génie fut interrompu par la Duchesse Mathilde, qui lui fie mille questions sur ce qui s'était passé pendant son évanouissement dans l'île, et embrassa autant de fois Robert qu'elle avait cru jusqu'alors le fils du Diable, malgré les doutes qu'elle s'efforçait de former. Le Génie reprit ainsi; bornant aux remords que j'avais donnés à Mathilde tout le mal que je voulais lui faire, je m'emparai de l'esprit de son fils dès qu'il fut né; mon objet était de faire soulever toute la Normandie contre son père et contre lui. Malheureusement il s'avisa de faire danser des filles toutes nues avec sept Hermires, qu'il assassina parcequ'ils firent quelques difficultés… Hélas, s'écria Robert, c'est un des crimes dont le souvenir me tyrannise le plus… Ces sept Hermites, reprit le méchant Génie, étaient sept esprits élémentaires que le Génie protecteur d'Hubert, avait engagés à prendre cette forme, afin que le massacre qu'il prévoyait que tu en ferais, ou que tu croirais en faire, touchât ton cœut, qui dans le fond éroit bon, et ouvrît tes yeux sur la vie infâme que tu menais. Robert fut au comble de la joie en apprenant que le meurtre des Hermites n'était qu'une fausse apparence; et quoiqu'au fond il n'en fût pas moins coupable, il se félicita de cette découverte. Je te suivis à Rome, je ne pus empêcher les bons desseins de l'Hermite, ni l'amitié d'Astolphe; je tentai mille moyens de t'inquieter, tous se tournèrent contre moi. Si je prenais la figure de ton chien, on s'apercevait que j'étais un chien étranger : on me maltraitait; ou si quelque femme me prenait en amitié, elle me la témoignait en me faisant couper la queue et les oreilles, et quelquefois pis encore. et je prenais celle de l'Hermite, je ne pouvais m'empêcher de caresler les petites filles que les bonnes mères me menaient, et j'étais reconnu. Je crus triompher, lorsque tu te chargeas de conduite Cécile et Silvio; je te vis prêt à succomber, un moment de plus et tu retombais en mon pouvoir : tu l'emportas encore sur moi. Enfin, je fus obligé de renoncer à te séduire; je tentai un dernier effort au Tournoi qu'Astolphe publia pour ton mariage. J'érois le Géant au rhinocéros, que tu combattis avec tant d'avantage; j'avais espéré que plus la figure que je prendrais serait effrayante, plus la victoire que tu remporterois sur moi t'inspirerait d'orgueil: ce stratagème ne me réussit pas plus que les autres. Le Roi fit venir un pâté du Catay, je l'enlevai et je lui substituai celui dans lequel je m'enfermai; je me doutais bien que ta femme grossiroit sa ménagerie d'un Nain aussi joli que je le paraissais. Je t'avoue que dans le temps même, qu'elle était chez son père, j'en étais amoureux; je me félicitai, lorsque j'appris qu'elle allait devenir l'épouse d'Osorio; je poussai à la roue tant que je pus. Métamorphosé en Nain, j'ai eu le plaisir d'en être caressé, mon état m'était cher; mais qu'est-ce que le plaisir d'un Nain? Il ne tint pas à Mathilde que je ne fusse heureux quand je pris la ressemblance de son mari; j'ai voulu essayer si je le serais davantage en prenant la tienne : ta femme y a été trompée, et si elle ne se fut pas amusée à folâtrer, Mélisandre, la Fée et moi étions vengés. Graces à ton chien, tu as entre les mains le talisman fatal qui faisait tout mon pouvoir; il t'est inutile, tu n'en peux tirer aucun parti : au lieu que si je ne le rends point à la Fée, j'ai tout à redouter de sa vengeance. Il est vrai que j'ai cherché à te faire le plus de mal que j'ai pu; mais tu as appris à rendre le bien pour le mal, j'ai été témoin de cent actions plus généreuses que tu as faites. Le Génie essaya de le toucher par les discours les plus flatteurs; Robert fut inflexible. Traitre, lui dit la Princesse, oublie-tu que c'est devant Mathilde et devant moi, que tu oses réclamer ce don funeste qui couvrit d'amertume les jours de l'une, et au moyen duquel tu voulus plonger l'autre dans l'opprobre. Ah! cher Prince, dit elle à Robert, quel monstre! je lui prodiguais mes caresses, et par amour j'allais t'être infidèle. Brise le talisman : tant qu'il existera, quelle femme se croira même innocente dans les bras de son époux? Le talisman était une composition de divers métaux; Robert ordonna qu'on fit venir un Chymiste pour le dissoudre, ce qui fut exécuté sous les yeux du Génie même. Quand il vit qu'il n'y avait plus d'espoir de ravoir son talisman, il jeta un cri horrible, passa par la fenêtre et s'envola dans les airs. Quelqu'innocente que fût la Princesse, elle était confuse de s'être exposée aux regards impurs du Génie. Robert et Mathilde la consolaient, lorsqu'on annonça un Courier qui arrivait de Rome. Astolphe mandait à Robert qu'Osorio avait ramené les Sarrasins en Italie, et qu'il publiait hautement qu'il enlèverait la Princesse de force ou de gré. Puisque je l'ai sauvée des astuces du Génie, dit Robert, je saurai bien la défendre contre les forces d'Osorio. Robert aussîtôt rassemble toutes les troupes qu'il avait en Normandie, se met à leur tête, et part pour Rome. Il apprit en route qu'Osorio s'en était rendu maître; il fit la plus grande diligence, bat les Sarrasins en arrivant, et les force de lui ouvrir les portes de la ville. Osorio se retrancha dans l'Eglise de Saint Pierre; Robert força ce retranchement, et arracha Osorio d'un asile qu'il profanoit. Il le traina sur la place publique, et lui reprocha toutes ses perfidies : le peuple Romain courut en foule et demanda qu'on le lui livrât. Les Sarrasins s'assemblent et veulent le délivrer : Osorio profite de ce moment, saisit la lance d'un Sarrasin et s'avance sur Robert, qui, n'ayant d'autre arme que son épée, se détourne; et la lance d'Osorio va s'enfoncer dans la terre. Robert revient sur son ennemi, lui porta sur la tête un si redoutable coup, qu'il fracassa son casque en plusieurs morceaux, et lui fendit la tête jusqu'aux épaules. Il livra son corps au peuple qui le mit en mille pièces. Il assemble les Romains, on passe au fil de l'épée tout ce qu'il y avait de Sarrasins dans la ville Robert les poursuit jusqu'à la mer, où, sans faire grâce à aucun, il plonge tout ce qui a échappé à son épée. Aptès cette expédition, Robert retournait à Rome et se proposait d'aller porter à Astolphe des nouvelles de sa fille : ce ne fut qu'alors qu'on lui apprit que le traître. Osorio ne s'était pas contenté d'introduire les Sarrasins dans Rome, mais qu'il avait égorgé le Roi de sa propre main, et livré son palais au pillage. Robert fut accablé de tristesse, il maudissait son abscence à laquelle il attribuait ce malheur. Il s'affligeait pour lui-même et pour la Princesse, il ne savait comment lui annoncer cette nouvelle. Il envoya un Courier à Rouen i il faisait à son épouse le détail de ce qui venait de se passer, et si'oubliait pas la punition d'Osorio; il lui peignit les dangers qu'il avait courus lui-même, de manière à la faire frémir à chaque ligne de sa lettre. Son but était de donner au cœur de la Princesse les secousses les plus violentes, afin que l'impression de la mort de son père fût moins forte. Ce ne fut point à elle-même qu'il apprit cette funeste nouvelle; il chargea Mathilde de la lui annoncer avec tous les ménagements dont l'amitié est capable. Robert de retour à Rome, répara autant qu'il le put, les maux que les Sarrasins y avaient faits. Le Roi ne laissait point d'enfants: la Princesse en quittant l'Italie, avait renoncé à toutes les prétentions qu'elle pouvait avoir sur les Etats de son père. On offrit l'Empire à Robert, il le refusa; mais il eût soin d'écarter tout ce qui pouvait gêner l'élection du nouveau Roi. Il fit déclarer incapables de régner tous ceux qui auraient acheté des suffrages, soit par argent, soit par des services rendus, ou par une faveur promise. Aussitôt que le nouveau Roi sut élu, Robert alla le saluer et partit pour la Normandie. Il y trouva sa femme inconsolable de la mort de son père; il le pleura avec elle, et adoucit peu à peu ses regrets en lui marquant autant de douleur de cette mort, qu'elle en ressentait elle-même. Mathilde les consolait l'un et l'autre, et leur tendresse prit le dessus : ils firent revivre ce bon Roi en imitant ses vertus. Robert et son épouse furent les modèles des Princes. Le pouvoir suprême ne fut jamais pour l'un et l'autre qu'un moyen de faire des heureux. Le ciel bénit leur rendresse, il leur accorda un fils qui s'acquit autant de gloire que son père; il s'appela Richard, il fut l'ami, le compagnon et le rival de Charlemagne; son courage qu'il eût souvent occasion d'éprouver contre les Sarrasins, fit ajouter à son nom, celui de sans peur ou d'intrépide. Robert, plus heureux que son père, jouit de la bonne réputation de son fils, et lui laissa après une longue vie, des Etats heureux et florissants. CHAPITRE PREMIER. Vastes projets de vengeance de la Fée Minucieuse. Premiers combats de Richard. Enfant trouvé. L'IMPLACABLE ennemie de la famille d'Hubert, avait fait sa propre affaire de l'ancienne querelle de Mélisandre, sa nièce; et quoiqu'elles fussent brouillées depuis longtemps, elle ne cessait de chercher le moyen de se venger : il fallait une victime à son ressentiment. Elle exerça sa fureur contre le Génie mal adroit, qui n'avait pas su profiter de l'évanouissement de Mathilde, et qui se laissa si sottement surprendre par Robert. Elle le livra à ses deux singes noirs, qui, pendant un mois, lui chatouillerent la plante des pieds : elle le bannit ensuite de sa présence, jusqu'à ce qu'il eût rassemblé toutes les particules du talisman que le Chymiste de Robert avoir décomposé, et presque réduit en fumée. Tous les Génies qu'elle avait à ses ordres étaient occupés à servir ses haines particulières: elle ne concevait pas pourquoi les autres Fées qui savaient sa situation, n'étaient pas encore venues lui offrir leur secours; elle s'en plaignit hautement, personne ne fit attention à ses plaintes. Elle n'aurait point hésité à rompre avec routes les Fées, mais le désir de se venger, l'emporta sur tout le reste. Elle apprit par ses correspondants, qu'entre Bayonne et Bordeaux régnait un Génie actif, subtil et méchant, adroit à prendre les formes les plus séduisantes, possédant sur-tout l'art de se vanter de conquêtes qu'il ne fit jamais, d'autant plus aimé des Fées, qu'il les avait presque toutes trompées, se mêlant de toutes les aventures pour avoir le plaisir de les faire échouer. La Fée Minucieuse résolut de l'avoir à quelque prix que ce fût, elle lui écrivit : mais Brudner, depuis longtemps dégoûté des Fées, ne daigna pas lui répondre; elle eut recours au seul moyen qu'on puisse employer efficacement avec les fourbes, elle lui tendit un piège dans lequel il ne pouvait manquer de tomber. Brudner aimait les mortelles, il recherchait celles du premier rang pour le plaisir de publier leurs aventures, et de découvrit leurs perfidies; mais il choisissait parmi les autres, les objets de ses amours. Minucieuse prit la forme d'une jeune bergère : à force d'art et de prestige, son teint acquit la fraîcheur de l'aurore, sa taille s'élanca, sa peau devint d'une blancheur éblouissante, et ses cheveux d'un noir éclatant; elle prit un air simple et modeste, et dans un quart d'heure, elle se trouva dans une des avenues du beau château de Brudner. Il méditait en se promenant une tracasserie qui devait brouiller six familles à la fois; il aperçoit Minucieuse, jamais beauté ne lui parut plus ravissante: il s'approche d'un air tendre et soumis; il lui demande avec intérèt qui elle est:, d'où elle vient; elle affecte une pudeur, une timidité qui lui prêtent des charmes nouveaux : il veut la conduire dans son château, elle résiste, il la presse, elle rougit en se défendant; il était amoureux et vain, il se retint et ne voulut employer d'autre force, que celle de son mérite. Le Génie gascon se piquait d'avoir les plus belles fleurs du monde; il manquait un bouquet à la bergère, il lui demanda la permission d'en cueillir un lui-même, dans l'espérance qu'on lui permettrait de le placer. La bergère accepta; mais tandis qu'il se baissait pour moissonner la Jacinte et la violette, elle disparaît. Que devint Brudner lorsqu'il ne revit plus sa proie? il cherche autour de lui, il l'appelle, il pousse des cris affreux, il consulte ses talismans, il n'apprend rien; il foule aux pieds le bouquet funeste, et reprenait avec fureur le chemin du château, lorsque la Fée sous sa véritable figure paraît dans les aits sur un char de mille couleurs, attelés de six sapajous aurore, auxquels elle avait donné des ailes de chauves-souris, et qu'elle avait dressés à voler. Arrête, lui dit-elle, c'est en vain que tu soupires, la bergère qui t'a enflammé est en mon pouvoir, je suis la Fée Minucieuse, je puis la soustraire ou la rendre à tes vœux : tu peux l'obtenir et je rendrai sa beauté immortelle; je ne mets qu'une condition à ce bienfait : c'est de me venger, de persécuter le fils de Robert, le célèbre Richard, qui se dit sans peut. Il faut que tu fasses échouer tous ses projets : tu en viendras aisément à bout si tu peux l'effrayer; à ce prix Clorisette est à toi. Le Génie promit, et demanda sa récompense. Il faut d'abord la mériter, lui dit la Fée Normande; mais comme tu ne dois pas plus compter sur mes promesses, que moi sur ta parole, reçois çe gage, il te répondra de ma foi : elle lui donna un ruban constellé, au moyen duquel il aurait l'ascendant sur tous les Génies de son Ordre, qui pourraient traverfer ses desseins, elle y joignit le pouvoir de se rendre invisible et de prendre toutes les formes qu'il jugerait à propos. Elle l'assura en même temps, que s'il ne remplissait point ses engagements, elle le rendrait encore plus amoureux de Clorisette, qui deviendrait la plus laide, la plus fantasque et la plus accariâtre des mortelles. Le Génie frémit, mais il ne témoigna rien de sa crainte. La Fée disparut, son char s'abbattit derrière un buisson : elle reprit la figure de Clorisette, se fit voir à demi nue à deux cents pas de Brudner, prête à se baigner dans une fontaine. Le Génie y courut et ne trouva que la Fée sur son char, qui lui renouvela ses promesses et disparut. Après la mort d'Astolphe, Robert et son épouse, n'ayant plus à craindre la malice des Génies, gouvernaient la Normandie avec une douceur qui les faisait adorer de leurs sujets. Ils avaient instruit leur fils Richard de tout ce qu'ils avaient eu à essuyer des Génies malfaisants. Richard qui ne croyait pas trop aux Génies, s'exerçait en tout événement pour triompher d'eux, à se rendre le plus redoutable des Chevaliers,et le meilleur des hommes. Il courait la campagne, habitait les forêts, et n'avait presque jamais de demeure fixe, afin que les malfaiteurs le crussent partout où ils ne le voyaient pas. Comme la Providence, il était présent en tous lieux, les malheureux trouvaient en lui un père : dès qu'il en savait un, il quittait tout pour le secourir, et afin que bientôt il n'y en eut plus, il rendit tous les Chevaliers responsables des crimes qui se commettroient sur leurs terres. Quelques-uns étaient eux-mêmes des oppresseurs, il prit la cause de leurs vassaux, fit mordre la poussière aux tyrans, et distribua leurs terres aux opprimés. Il ne voulut jamais de second dans aucune de ses entreprises les plus périlleuses : il n'avait des compagnons que lorsqu'il les croyait nécessaires pour porter des secours plus prompts à ceux qui souffraient. Les pauvres l'appelaient Richard le bon, son intrépidité lui fit donner par tous les Chevaliers, le nom de Richard sans peur. Lorsque Brudner arriva en Normandie, il apprit que Richard se disposait à partir de Rouen, pour chasser d'une forêt voisine, quelques brigands lrlandois qui s'y étaient réfugiés. Brudner gagna les devants; vers le milieu de la nuit, le brave Richard entra dans la forêt, et allait se cacher dans le fort le plus épais. Son chien le suivait dans toutes ses expéditions : il était né du chien qu'Astolphe avait donné à son père, et qui fut son compagnon et son convive, dans le temps que Robert contrefaisait le sourd et le muet. Cet animal était si fatigué, que son maître descendit et le porta devant lui. Lorsqu'il fut parvenu au milieu du bois, les lutins que Brudner avait à ses ordres, et qu'il avait dispersés sur des arbres, se-réunirent autour du Chevalier en poussant des cris affreux; ils voltigeaient sur la croupe de son cheval et sur ses épaules; Richard se mit à rire et saisit son épée : il crut d'abord que c'était un jeu des brigands pour l'épouvanter : il frappait autour de lui, mais aucun coup ne portait. Il ne recevait aucun mal des lutins; il leur était défendu de lui en faire : le Génie qui protégoit Richard avait menace Minucieuse de lui faire tomber les dents et de la rendre éternellement chassieuse, si elle portait sa vengeance jusqu'à attenter à ses jours : il ne lui était permis que de l'inquiéter, et d'essayer à lui faire perdre le nom de sans peur. Les lutins redoublèrent leurs cris., Richard, tranquille et de sang froid, commença de chanter et de crier comme eux. Désespérés de n'avoir pu l'ébranler, ils saisirent son chien, l'enlevèrent dans les airs, et le déchirèrent. Richard sut très sensible à sa mort, et son plus grand chagrin fut de ne pouvoir la venger. Le Génie ne se rebuta pas; il résolut de prendre des moyens plus détournés, et que Richard ne pût pas suspecter; il renvoya les lutins, monta sur un arbre et se changea en enfant nouveau né: il se coucha dans un nid de tourterelles, et lorsque l'aurore parut, il se mit à pleuret. Richard qui continuait sa route l'entendit, il s'arrête et regardant de tous côtés d'où pouvaient venir ces pleurs, il aperçut les deux pieds de l'enfant hors du nid. Il fut attendri de ce spectacle, il descendit aussitôt de cheval, et monta de branche en branche; il ne put se refuser de baiser cette innocente et malheureuse créature qui lui sourit. Le bon Richard s'indigna de la dureté de ceux qui avaient exposé cet enfant; il le prit, l'enveloppa dans un coin de son manteau, le porta d'une main, et de l'autre s'aida pour descendre comme il était monté: il le mit devant lui sur le col du cheval à la place du chien, et au lieu de continuer sa route, il prit celle de son Capitaine de chasses, et lui recommanda d'en avoir grand soin. Jusqu'alors le zèle de Richard ne lui avait pas permis de vérifier quel était te sexe de l'enfant; la femme du Capitaine plus curieuse découvrit que c'était une fille qui promettait d'être la plus belle du monde. Richard pria cette femme de s'en charger, et lui promit de payer largement ses peines. Heureusement elle se préparait à sevrer son fils: elle profita de cette circonstance pour nourrir la petite orpheline. Richard était bien loin de soupçonner que cet enfant, dont le sourire l'avait frappé, et dont l'innocence l'avait attendri, fût un Génie ennemi et malfaisant. Brudner pat cette ruse avait rempli deux objets, l'un de donner le temps aux voleurs Irlandois qu'il protégeait, d'éviter Richard, et l autre d'entamer une aventure dont il concevait les plus grandes espérances. Richard rentra dans la forêt, à peine eut il fait quelque pas, qu'il vit un grand nombre de chiens qui suivaient plusieurs Cavaliers. Il pique son cheval et arrive jusqu'à eux l'épée à la main; il leur ordonne d'arrêter, et leur demande pourquoi sans sa permission, ils s'avisent de chasser dans sa forêt : eux sans répondre, le regardent, se prennent à tire et continuent leur chasse. Richard les fuit de si près, et leur porte de si rudes coups, que trois Chevaliers armés de toutes pièces, sont forcés de s'arrêter. Ils baissent leurs lances et sondent tous les trois contre Richard, qui ne connaissait d'autre arme que son épée. Plus indigné de leur làcheté que de leur chasse, il les attend, détourne son cheval, évite leur fer, et en passant au milieu d'eux, il en atteint un et le renverse sur la felle; les deux autres prennent du terrain, et gardant toujours un silence obstiné, ils reviennent contre le Chevalier sans peur, qui, plus heureux encore cette fois que la première, jette d'un coup de revers un des Chevaliers par terre. Il pouvait le percer de son épée, sa générosité ne lui permet pas de frapper un homme désarmé; il le laissa remonter à cheval, mais lorsqu'il y fut, les trois Chevaliers se regardèrent et prirent honteusement la fuite. Richard courut après-eux, il les poursuivait vivement et était sur le point de les joindre, lorsqu'il vit à travers les arbres une troupe de gens qui dansaient trois à trois, tout nus, quoique de différents sexes. Richard surpris de ce spectacle abandonna les fuyards et s'approcha des danseurs. Ils le regardent et suspendent leur danse pour le saluer; les femmes n'eurent aucune honte de leur nudité, et ce qui le surprit le plus, c'est qu'elle n'excita en lui, ni plaisir, ni peine: alors il se rappela ce qu'on lui avait souvent raconté dans le pays, de la famille de Hellequin. CHAPITRE II. Histoire d'Hellequin et de sa famille. Prodiges où se confond l'esprit de Richard. HELLEQUIN vivait du temps de Charles Martel : il fut un des Chevaliers dont la valeur illustra le plus la Normandie : il était riche et avait une famille très nombreuse. Il avait rendu de très grands services à Charles, qui le regardait comme le boulevard le plus inexpugnable de ses Etats. Dans le temps que Charles était occupé à conquérir l'Allemagne, les Sarrasins pénétrèrent en France. Charles envoya un Courier à Hellequin, et le chargea de lever des troupes. Les Sarrasins avaient pillé les Provinces de l'intérieur de la France; l'argent manquait : le généreux Hellequin vendit ses terres, et s'acquitta de sa commission avec un zèle qui fut célébré par tous les Poètes du temps. Charles prit le commandement de l'armée, il donna celui d'une division au brave Hellequin. Il lui restait encore un château qu'habitait sa famille. Les Sarrasins furent repoussés jusqu'aux frontières: on prit des quartiers d'hiver, Charles revint dans la capitale; Hellequin eut l'honneur de commander en son absence. Dans le fond, il eût mieux aimé revenir au sein de sa famille; mais il n'eût pas été honnête de refuser le commandement d'une armée! Il lui en coûta son château; il espérait s'indemniser sur le butin qu'on ferait à la première bataille. On entre en campagne: Hellequin est chargé de conduire un détachement contre l'ennemi : un coup de flèche lui emporte un œil; il est vrai que dans ce combat il tua dix Sarrasins de sa main, et qu'il en resta trois raille sur la place : mais Hellequin qui avait perdu la moitié de son sang et son œil, est ramené au camp. Charles le renvoie sur les derrieres en le comblant d'éloges, et tandis qu'il est malade, on donne une bataille décisive. Le butin, selon l'usage, se partage entre présents; la paix se fait, Hellequin revient chez lui, borgne, n'ayant pas le sou, et pour comble de malheurs trouvant sa famille dans la misère, et ne sachant où reposer sa tête. Il comptait sur les bontés de Charles, et demanda une pension; sa demande fut trouvée très juste, on la lui accorda; il emprunta en attendant l'échéance de la première année. Dès que le terme fut venu, il se présente au Trésorier qui lui représenta que la dernière guerre ayant épuisé les finances, il était impossible que l'Etat pût payer des pensions. Hellequin ne murmura pas, il revint en Normandie gémir de son sort, et sans blâmer personne. Ses créanciers ne furent pas aussi doux; n'ayant pas de quoi payer, ils se saisirent de sa personne, et ses enfants qui auraient pu gagner de quoi sustenter leur père, et acquitter peu à peu leurs dettes, furent renfermés dans la même prison. Ce fut alors que la patience échappa au malheureux Hellequin. Il complotta avec ses enfants de se procurer la liberté; son épouse qui avait la permission de sortir deux fois la semaine, pour aller mendier quelques aliments grossiers, que les acquéreurs des biens d Hellequin lui donnaient pour sa famille, dans l'espérance qu'elle renoncerait à quelques prétentions qu'elle avait pour sa dot, fournit aux prisonniers les instruments dont ils avaient besoin. Une nuit, Hellequin et ses enfants mâles et femelles, armés jusqu'aux dents, se firent jour à travers la garde et sortirent de Rouen; leur projet était de se répandre dans la campagne, et d'y vivre du travail de leurs mains. Ils se cachèrent dans le bois, ils y apprirent qu'un jugement flétrissant les condamnait à la mort pour s'être procuré la liberté. Ce jugement paraissait si bizarre à Hellequin, qu’il n'imaginait point qu'on le mît jamais à exécution; car, disoit-il, si quelqu'un doit être puni pour l'évasion d'un prisonnier, ce n'est pas le prisonnier, ce sont ceux qui le gardent, parce que c'est à eux de prendre toutes les précautions nécessaires. Il en était si persuadé, qu'il envoya sa femme et ses deux filles à Rouen; il savait d'ailleurs que ses créanciers ne pouvaient pas les faire arrêter à cause de ses dettes. A peine eurent-elles paru dans la ville, qu'elles furent prises et conduites en prison; le jugement rendu contre toute la famille allait être exécuté, l'échafaud était dressé, lorsque le Duc de Normandie instruit que les victimes étaient les filles et la mère d'Hellequin, fit changer leur supplice, en une prison son perpétuelle dans le donjon d'un vieux château, la mère y mourut peu de jours après, et les deux filles en voulant se sauver, s'écraserent courre des rochers. Le désespoir s'empara d'Hellequin et de ses quatre enfants; ils n'eurent point la force de résister à leurs malheurs; leurs têtes étaient proscrites, ils n'avaient d'autre asile que le fond des forêts, ni d'autre demeure que le creux des rochers, quelques racines étaient leurs aliments ordinaires. Mes amis, dit un jout Hellequin à ses fils : parce que des hommes cruels ont conspiré notre mort, sans que nous nous sentions coupables d'aucun crime, leur livrerons nous notre vie, sans la défendre? Périrons-nous de faim dans ces forêts, parce que nous avons eu le bonheur d'échapper aux horreurs d'une infâme prison? Non, mes amis, rendons guerre pour guerre; j'ai supporté patiemment la privation de la liberté, tant que j'ai cru que ma détention pouvait tenir lieu à mes créanciers, des sommes que, j'étais dans l'impossibilité de leur rendre. Mais à présent qu'ils en veulent à notre vie, parce que nous nous sommes livrés à ce penchant pour la liberté, inséparable de notre existence, je sens que je ne suis plus le maître de me modérer : vendons leur chèrement le bien qu'il veulent nous ravir. Nous sommes désarmés, commençons par nous procurer des armes, et malheur ensuite aux perfides qui tomberont sous nos coups; vous n'avez pas seulement une vie à défendre, mais une mère et des sœurs à venger. Lesjeunes gens n'hésitèrent point, ils promirent une armure à leur père avant la fin du jour. Ils prirent leurs massues, ils allèrent sur le grand chemin : deux Chevaliers passèrent, les quatre frères les attaquèrent; la haine du genre humain et le désespoir leur donnèrent un nouveau courage; ils désarmerent les Chevaliers, et s'emparèrent de leurs chevaux qu'ils conduisirent à leur père. Ils revinrent au même endroit attendre une nouvelle proie, elle ne tarda point à paraître. Le Duc de Normandie avait fait publier un tournoi, les Chevaliers s'y rendaient de toutes parts, les quatre frères leur proposaient le combat seul à seul ou deux contre deux, avec cette condition que la dépouille resterait au vainqueur. Enfin, lorsqu'ils eurent des armes; le père et ses quatre fils sortirent de leur retraite, ils jurèrent de ne pas se séparer et commencèrent une guerre d'autant plus cruelle, qu'ils avaient à craindre une mort infâme, s'ils étaient pris. Il suffit qu'on débute dans le crime, pour ne plus connaître de frein; rien ne fut sacré pour les Hellequins. Ils levèrent une petite troupe avec laquelle ils assiégèrent les châteaux voisins, rien ne leur résista. Les plus braves Chevaliers tombèrent sous leurs coups, les maisons de leurs créanciers surent dévastées; s'ils sommoient un château de se rendre, il fallait qu'on se rendît à discrétion; une désense de vingt-quatre heures était punie par le fer et par le feu, par la mort des hommes et par le déshonneur des femmes. Plus Hellequin et sa famille avaient été vertueux jusqu'alors, et plus ils semblaient aimer le crime. Souvent au milieu de ces excès, le souvenir de leurs vertus passées leur arrachait des larmes amères : mais dès qu'il se présentait quelque occasion de piller, tout était oublié, ils n'en devenaient que plus furieux. Dans leur ivresse, ils commettaient les cruautés les plus inouïes : veuves, orphelins, innocents ou coupables, tout était l'objet de leur barbarie. Les cris et les murmures s'élevaient de tous côtés; le Duc de Normandie fut effrayé des maux que les Hellequins avaient faits: leur troupe avait grossi au point qu'il paraissait impossible de la détruire sans des forces supérieures. Il convoqua la noblesse de ses Etats, il fut résolu de faire la guerre en forme à cette armée de brigands. Cependant avant de faire aucun acte d'hostilité, on publia que si Hellequin et ses enfants voulaient rentrer dans leur devoir, on leur ferait grâce en faveur des services qu'Hellequin avóit rendus, et des belles actions de sa vie. Hellequin rejeta cette proposition avec mépris; les ingrats, dit-il, ils ne se souviennent de mes services, que patceque j'ai la force en main, et qu'ils me craignent! qu'ils me rendent mon épouse, mes filles et mes vertus, et je me soumettrai. Le Duc était juste, il voulut voir le procès d Hellequin, il trotiva'que les dettes qu'il avait contractées dans son extrême nécessité, ne montaient point au quart des sommes qu'il avait réellement touchées, qu'elles étaient grossies par les usures les plus criantes. Il restait encore deux de ses créanciers, ils furent condamnés à mort. Quant à l'évasion de la famille d Hellequin, il fut décidé que si les Géoliers avaient veillé plus exactement sur les prisonniers, ils ne se seraient point échappés; les Geôliers furent condamnés à une prison perpétuelle, pour n'avoir pas empêché qu'on introduisît des armes et autres instruments dans la prison : ce qui n avait pu se faire que par leur négligence. Il trouva l'Arrêt de mort, sévère, mais juste, pareequ'un citoyen qui est sous le pouvoir de la loi, peut bien profiter de la négligence de ses gardes pour recouvrer la liberté, et même agir de ruse; mais ne doit point user de violence, et il était prouvé qu'Hellequin avait blessé un des sentinelles. Ce jugemeht avec tous les motifs, fut envoyé aux Hellequins en même temps que leur grâce. Ils l'auraient acceptée s'ils avaient été seuls. Les Officiers de la troupe furent informés des offres qu'on faisait à leurs Chefs; en vain leur promit on une amnistie générale, ils jurèrent la mort des Hellequins s'ils se soumettaient, et de continuet leurs brigandages sans eux. Hellequin renvoya le Hérault du Duc, et lui fit dite qu'il était résolu de se défendre jusqu'à la dernière goutte de son sang. L'armée du Duc composée de toute la Noblesse de Normandie, de vieux soldats et de de citoyens, se mit en campagne. Hellequin rangea la sienne en bataille, elle était inférieure en nombre à celle du Duc, mais chaque soldat était déterminé à vaincre ou à mourir. Les deux armées étaient trop irritées pours'amuser à de simples escarmouches; à peine furent elles en présence, qu'elles en vinrent aux mains : la valeur combattait contre la rage; au premier choc, le champ de bataille fut couvett de motts. Les brigands étaient adossés à la forêt, on la tourna et on les enveloppa; alors le combat devint furieux, chaque combattant tuait ou recevait la mort, il n'y avait aucun quartier à espérer. Les Normands se seraient crus deshonorés de demander grâce, les brigands se faisaient un devoir de ne pas en faire. La bataille dura depuis cinq heures du matin jusqu'à huit; trois fils d'Hellequin, après avoir fait des prodiges de valeur, voyant que tout éroit perdu, s'élancèrent au milieu de l'armée ennemie, tuèrent un nombre prodigieux de soldats, et trouvèrent la mort qu'ils cherchaient: le quatrième, blessé de plusieurs coups, fut fait prisonnier, il sur conduit au Duc qui chercha vainement à le consoler, il se jeta sur l'épée de l'Officier qui le conduirait, et se tua. Hellequin fut trouvé au milieu d'un nombre considérable de Normands qu'il avait tués; il respirait encore, on le porta dans la tente du Duc qui l'embrassa, et qui lui promit de le rétablir dans le rang de ses ancêtres. C'en est fait, dit le malheureux père, je mœurs, et c'est le sort le plus heureux que le ciel puisse me faire : je péris le dernier de ma famille, et je regarde cette circonstance comme une punition que je mérite. J'ai conduit mes enfants dans l'abîme, je les ai soulevés contre leur partie; homme faible et pusillanime, je n'ai pas eu le courage de supporter une vertu malheuteuse, et j'ai eu la témérité de m'armer contre tout ce que l'homme doit respecter le plus, sa patrie; je l'ai eue en horreur : puisse t elle être satisfaite par ma mort! puisse le ciel être touché de mon repentir! A peine eut-il prononcé ces mots, qu'Hellequin expira. Quant aux brigands qui restaient après la bataille, ils se rassemblèrent tous, et tournant leurs épées les uns contre les autres, ils expirèrent tous sur le champ de bataille. Telle est l'histoire de la famille d'Hellequin. Depuis qu'elle avait péti, le bruit s'était répandu que Dieu, à la bonté et à la justice de qui nous avons la témérité de ptefcrire des bornes, plus touché des anciennes vertus d Hellequin, qu'indigné de ses crimes, l'avait condamné lui et sa famille, d'errer dans certes même forêt; d'en sortir dans certain rems pour annoncer à leurs concitoyens les événements heureux ou malheureux qui dévoient arriver. Cette épreuve devait durer un certain n imbre d'années, et pendant ce temps-là, ils dévoient être exposés a toutes les intempéries des saisons, et à rous les accidents qui affligent la nature humaine, quoiqu'ils n'eussent qu'un corps fantastique et aérien : il leur était permis de se montrer aux hommes sous telles formes qu'ils voudraient prendre; aptes ce temps expiré, ils dévoient aller recevoir la récompense de leurs vertus. Richard conçut que les personnes qu'il voyait, étaient cet infortune et sa famille; il en savait l'histoire : plus il les considérait, et plus il se sentait pénétré de respect : l'attirante majesté de la vertu était sur leurs lèvres, et sur leur front la candeut de l'innocence et la modestie du repentir. Il vit parmi eux, un de ses Ecuyers qui était mort depuis un an. Richard lui demanda avec étonnement par quel prodige il lerevoyoit après l'avoir vu mourir et enterrer, il y avait plus d'un an. Il est vrai que je mourus, répondit l'Ecuyer. Qui t'a donc ressuscité? reprit Richard. Je ne suis point ressuscité, répliqua l'Ecuyer. Quoi, s'écria Richard, tu voudrais me persuader que tu n'es ni mort ni vivant! Parbleu, tu étais bien inconséquent et bien fou, quand tu étais à mon service; mais jamais il ne t'est venu en fantaisie de me persuader de semblables folies Explique-toi : enfin, quel est ton existence? Non, Monseigneur, reprit il, je ne suis pas ressuscité; ce corps qui frappe vos yeux, n'est qu'une ombre vaine, coupable de quelques crimes, et douée de quelques vertus; l'Etre suprême qui doit punir le mal, et qui se plaît à récompenser le bien, m'a imposé les mêmes peines qu'à la famille d'Hellequin: nous sommes plusieurs dans le même cas. Cette forêt est la même que celle où il vint se réfugier avec ses enfants, lorsqu'il s'échappa de la prison de Rouen; vous savez que j'y venais souvent chasser avec quelques amis qui étaient morts avant moi : nous avons conservé notre goût pour ces lieux, et nous nous y sommes joints à la famille d'Hellequin: ces femmes que vous voyez, sont ses deux filles et son épouse. Nous ne rougifsons point de notre nudité, parce que cette pudeur que la natute inspire aux hommes et aux femmes, n'étant qu'un frein qu'elle oppose à leurs désirs pour les irriter encore davantage, et rendre plus efficace l'acte par lequel ils se perpétuent, en le rendant plus vif, devient inutile, dès que l'âme dépouillée du corps, n'a plus la faculré de se reproduire? Eh bien, mon ami, lui dit Richard, qui ne comprenoir pas rrop ces subtilités métaphysiques; physique tu erres dans ces forêts, dis moi quels sont ces trois brigands que j'ai rencontras, et qui s'avisent d'y chasser sans ma permission? Suivez-moi, lui dit l'Ecuyer, je vais vous faire voir celui que vous avez cru abattre d'un coup d'épée. Que j'ai cru abattre! dis-tu? reprit Richard; ne voudroistu pas me persuader encore que je ne l'ai pas renversé de son cheval? Il est vrai, répondit l'Ecuyer, que le Chevalier s'est cru blessé, et qu'il a eu le bonheur de croire qu'il était jeté par terre. Ecoure, s'écria Richard avec imparience; sais-tu que je n'aime pas toutes ces énigmes-là, que je ttouve très mauvais que tu me disputes des faits dont j'ai été non seulement témoin, mais encore l'auteur. C'est-à dire, insistait l'Ecuyer, que vous avez cru... Oh, tu me ferais enrager, interrompit Richard; tout fantôme que tu es, tu poutrois bien attraper quelque horion, ainsi. que ce brigand; mais enfin puisque que tu veux me le faire voir : conduis-moi. L'Ecuyer le mené au pied d'une aubépine, où il vit en effet le Chasseur qu'il avait renversé, et qui se leva pour le mieux recevoir. De quel'droit, lui clit Richard, osezvous chasser dans ces bois sans ma permission; ne savez vous pas qu'ils sont réservés pour mes plaisirs? Je le fais, répondit le. Chevalier, mais celui qui dispose de toi, peut bien disposer de ta forêt : c'est lui qui m'a permis d'y chasser, je n'ai aucun compte à te rendre. A ces mots, Richard ne se pot sédant plus, s'élance sur le Chevalier; quelle fut sa surprise, lorsque croyant le saisir par le milieu du corps, il n'embrassa qu'une ombre, et qu'il le vit à dix pas de lui, éclatant de rire avec l'Ecuyer. lî s'élance encore sur eux; leur premier mouvement fut un signe d'effroi, le second un témoignage de dédain; tous ceux qui dansaient, et qui avaient vu de loin la fureur de Richard, accoururent; comme involontairement, puis s'arrêtèrent en riant. C'est assez, dit le Cavalier impalpable: écoute Richard, et que ta surprise cesse; je suis Hellequin, les deux Chasseurs que tu as rencontrés avec moi, sont mes deux fils. Nous avons conservé après notre mort le goût peut la chasse, que nous avions contracté pendant la vie. L'habitude de combattre qui nous reste, nous a porrés à t'attaquer: nos corps, ainsi que nos armes ne sont que des simulacres; tu nous a porté des coups inutiles; cependant comme nous sommes susceptibies des mêmes sensations que toi, malgré nos corps aériens, j'ai cru que tu m'avais frappé réellement, et je suis tombé par une suite naturelle de mon illusion; j'ai toutà l'heure éprouvé un véritable effroi, lorsque tu t es précipité sur nous, un moment de réflexion dissipé toute cette crainte. Mes filles et mes fils par un mouvement semblable, sont venus à mon secours; ainsi nous éprouvons des passions, et même des maux, sans que notre existence puisse en être altérée. Richard rit plusieurs questions à Hellequin, il lui demanda bien des choses qui étaient cachées dans l'avenir; Hellequin lui répondit que Dieu seul pouvait lire dans les temps, que c était pour le bonheur des hommes qu'il ne leur manifestoir pas les événements futurs; que conformément à cette providence, il saurait tout ce qui devait arriver à Richard, qu'il ne le lui dirait pas. Aptes une longue conversation J ils se séparerenr; Hellequin lui donna une grande pièce de soie, et Richard en fit une écharpe, dont il se para tout de suite, jamais il n'en avait vude plus belle. Tu es poursuivi par un Génie méchant et rusé, et par des lutins qui sont à ses ordres, ils ne manqueront pas d'être jaloux de ton écharpe; je crains qu'ils ne te tracassent. Je défie l'enfer de me l'enlever, dit Richard. CHAPITRE III. Origine du goût des Normands pour les pommes. Sages règlements de Richard. Inconvéniens de la mendicité des Religieux. APRES avoir quitté Hellequin, Richard reprit son chemin, il était nuit : les Chasseurs qu'il avait suivis à travers la forêt l'avaient détourné de sa route, il ne savait plus où il en était. Il aperçut au clair de la lune une fonraine couvette de quelques arbres taillés en berceau; il était fatigué, il descendit auprès de la fontaine, il vit devant lui un Pommier chargé du plus^ beau fruit qu'il eut jamais vu; il ne comprenait pas comment un tel arbre se trouvait au milieu d'une forêt, et qu'on n eût point touché à un fruit que sa beauté invitait à cueillir, dans un endroit où paraissaient aboutir les principales routes. Richard secoual arbre, quelques efforrs qu'il fit, il n'en put faire tomber aucune pomme; l'arbre était élevé, il se disposa à y monter, il l'embrasse des jambes et des bras, il est déjà parvenu aux deux tiers de la tige, mais à mesure qu il monte, la tige s'allonge et les branches s'éloignent, Richard est trop avancé pour reculer, il monte toujours, il se trouve à dix toises de terre, il monte encore, et voit le sommet des plus hauts arbres au-dessous de lui. Le vent du midi soufflait, il courba une branche que le Chevalier saisit, à peine l'eût-il touchée que l'arbre décrut dans la même progression qu'il avait grandi, et revint peu à peu dans son état naturel. Richard cueillit une pomme : aussitôt qu'il l'eût arrachée, il en poussa une autre plus belle que la première; il cueillir la seconde et soudain il en parut une troisième plus belle que la seconde, il l'arracha encore, et il en sortit du même endroit une quatrième. Les trois qu'il avoir prises éroient si gresses, qu'à peine il pouvait les soutenir, aussi n'en cueillit-il pas davantage, et descendit de l'arbre dont il coupa une branche afin de pouvoir le retrouver. Après avoir longtemps erré dans la forêt, il reconnut une route, la suivit et arriva à Rouen à minuir; il se coucha après avoir lui-même enfermé ses pommes. Le lendemain au dessert, ( c'était Jour de gala à la Cout du Duc Robert ) Richard fit apporter les trois pommes : tout le monde fut frappéde la beauté de ce fruit. Il raconta comment il l'avait cueilli, et la propriété singulière de l'arbre. On en conclut qu'il était enchanté, et qu'il serait dangereux de manger de ce fruit. On proposa d'en faire l'épreuve, on partagea une pomme en plusieurs morceaux au lieu de pépin, on trouva une perle de la grosseur d'une olive et d'une très belle eau. On fit venir un chien et on lui jeta un morceau de la pomme : lorsqu'il voulurla prendre, le morceau s'éloigna de sa gueule, roula et suit sur le parquet; plus le chien la suit avec avidité, et plus le morceau fuit avec vitese. Le chien de Robert était sur les genoux de son épouse, il semble admirer ce phénomène; mais enfin impatienté de la durée de cette chasse singulière, il s'élance, attrappe la pomme fugitive et l'avale. La Duchesse crut son chien empoisonné, l'alarme fut dans toute la Cour : le chien n'éprouva aucun mal, et l'on se détermina à manger le reste de la pomme : on la trouva plus délicieuse encore qu'on ne l'avait trouvée belle. Richard revint le jour même dans la forêt pour chercher le pommier : routes ses recherches furent inutiles. Il fit publier que celui qui pourrait le découvrir, obtiendrait pour récomponse une pomme d'or aufsi grosse que la pomme qu il reporteroir Une foula de peuple se répandit dans la forêt, et cher cha de tous côtés; on ne trouva rien. Richard était au désespoir de n'avoir pas cueilli une plus grande quantité de pommes. Il fit réserver les pépins de celles qu il avait; et quoique la Duchesse sa mère eût grande envie d'en faire de beaux pendants d'oreille, il les sema de sa propre main, après avoir écrit son nom autour de chaque pépin. En moins d'un an ils ptoduisirent des tiges qui furent en état d'êtte greffées, et dans trois, les arbustes furent chargés de fruits, mais bien dégénérés pour la grosseur et pour le goût. Cependant tout le monde voulut avoir des pommes pour en semer les pépins; Richard n'en refusait à personne, elles devinrent communes, toute la Normandie fut couverte de pommiers. Ceux qui n'aimaient point ce fruit s'y accoutumèrent, et ceux qui l'aimaient n'en voulurent plus d'autre. L'espèce que Richard avait découverre, fut appelée de son nom. On n'en mangea d'abord que pour faire sa cour à Richard : ce qui n'était qu'un ton, devint une habitude, et l'habitude dégénéra en nécessité: de-là vient ce goût pour les pommes, qui naît avec les Normands Mais revenons aux exploits de Richard : il aimait beaucoup la forêt où il avait déjà trouvé un si grand nombre d'aventures. Un jour qu'il la traversait, il entra dans une Chapelle, et vit un mott qu'on y avait exposé; Richard était pieux, il se mit à genoux, et pria l'Etre Suprême de faire grâce à l'âme de cet homme, et il sortit. A peine était-il remonté à cheval, qu'il sentit quelqu'un s'élancer sur la croupe; il se retourne et se voit embrassé par un homme nu. C'était le même pour lequel il venoic de prier, et qui de sa léthargie était retombé dans le délire. Il tenait Richard, et de temps en temps le mordait et lui donnait de grands coups. Le Chevalier avait beau se débattre, il ne pouvait pas s'en débarrasser. Il trouve sur ses pas une rivière, il espère qu'en y entrant cer homme effrayé l'abandonnera : il y pousse son cheval, mais plus il avance et plus ce malheureux ferre Richard dans ses bras; déjà l'eau couvre le cheval et parvient aux épaules des Cavaliers; efforts inutiles! Enfin Richard revient sur ses pas et sort de la rivière : alors l'homme en délire reprend ses fens, descend, et remercie Richard qui met lui même pied à terre Il apprit que ce malheureux était un père de famille, qu'un coup de soleil avait réduit à l'extrémité; qu'après trois jours de délire il était tombé en léthargie, et que vraisemblablement on l'avoir cru mort; mais qu'ayant gagné sa maladie en travaillant pour ses enfants, il éroit étonné qu'ils se fussent si pressés de le porter au tombeau. Richard le ramena chez lui, il trouva sa femme et ses enfants dans les pleurs Il fut charmé de la joie qu'il vit renaître parmi eux, lorsqu'il leur rendit leur père. Il leur reprocha de l'avoir transporté trop vite. Ils répondirent que les Moines s'en étaient emparés, et l'avaient enlevé malgré les cris de sa famille. Richard revint à la Chapelle menaça les Moines, et ordonnaqn'àl avenir les morts ne seraient enterrés que deux fois vingr-quatre heures après qu'ils auraient expiré, et qu'il y aurait toujours deux Religieux pour les veiller. Cette ordonnance fut publiée le lendemain, avec ordre à tous les Prêtres et Religieux de s'y conformer sous les peines les plus sévères. L'infortuné, que la fraîcheur de feau avoir guéri, et qui devolt la vie a Richard, vécut encore plufieuts années, et vit sa famille érablie avant sa mort. Ce ne fut pas le seul service que Richard eut occasion ae rendre Il vit dans la forêt un Moine que le Supérieur de son Couvent et un Soldat se disputaient; ils étaient prêts d'en venir aux coups. Richard les lepara, et leur demanda le sujet de lut querelle. Le Soldat prit la parole et dit : Monseigneur, je suis chargé de lever des troupes pour le Roi de France; cet homme qui se du Moine et qui m'a promis, il y a un an, de servir sous la bannière du Seigneur de mon village, refuse de venir avec moi : il est si peu moine, que je viens de le surprendre avec sa Maîtresse. Seigneur Chevalier, répondit le Supérieur, il y a dix ans que ce Moine est au Couvent, et qu'il en porte l'habit : il est vrai que je l'envoyai l'année dernière faire une quête à Paris, mais quand même il aurait promis d'aller servir le Roi, cet engagement ne pourrait avait lieu, attendu qu'il était engagé avec son Couvent. L'habit qu'il porte est une preuve que ce Soldat est un imposteur. Mon Pere, nous allons voir, reprit Richard; l'habit ne fait pas le Moine. Alors il interrogea le jeune Religieux : il lui demanda s'il était Prêtte, il répondit qu'il ne l'était pas, et convint qu'il avait promis de servir, mais que c'était par un motif de charité, pour empêcher qu'on ne prît un jeune homme, qui, du travail de ses mains, entretenait son père qui était fort vieux, sa mère qui était malade, et ses deux sœurs. Richard loua beaucoup le Moine, et était prêt de le rendre à son Supérieur pour cette feule bonne action. Il restait l'article de la Maîtresse; le Moine nia d'abord : le Soldat jure qu'il a dit la vérité, et offre de faire venir la jeune fille, qui habitait une petite maison dans la forêt même. Le Chevaliet prit le Soldat au mot, et le Moine pâlit; en moins d'un quart d'heure la jeune fille arrive. Richard lui demande qui elle est, et si elle connoîtle Religieux; hélas! oui, répondit-elle d'un air naïf, c'est lui quia empêché mon frère d'aller à la guerre. Oh, oh! s'écria Richard, je vois bien qu'il ne faut pas juger d'une action, sans en connaître le morif; poursuivez, dit-il à la jeune fille; par quel hasard vous a-t-il amenée ici? Il a dit à mon père, continua telle, qu'il le plaignait beaucoup d'avoir une famille si nombreuse, et qu'il voulait l'aider à la placer; il a proposé à mon frère de le faire recevoir Frere Portier; mais mon frère a refusé, et il a mis ma foeur auprès de la nièce du Supérieur. Er vous, ma fille? dit Richard. Moi! c'est pour lui qu'il me destine, répondit elle naïvement, il n'attend qu'une dispense de Rome pour confirmer notre mariage. Ce mot de mariage étonna Richard, qui ne croyait pas les choses si avancées : à force d'interroger l'innocente paysanne, il apprit que le Moine, après lui avoir fait entendre que les Religieux avaient leurs Religieuses, s'était fait marier par le Sacristain, et qu'il lui avait persuadé qu'avant de rendre leur mariage public, il falloir avoir la confirmation du Pape, sans quoi les traîtres excommuniés qui haissaient les Moines, pourraient leur porter un grand préjudice. N'en dites rien, Monseigneur, je vous prie, ajouta-t-elle, ce secret n'est su que de vous, du P. Supérieur et du Sacristain. Richard ne put s'empêcher de rire de la simplicité de cette enfant, cat elle n'avait pas encore quinze ans. Bientôt l'indignation fuccéda à ce premier mouvement; il adjugea le Moine au Gendarme, auquel il recommanda de veiller soigneusement sur sa conduite, et de le lui représenter, lorsque la guerre des François seroir terminée, s'il n'était pas tué: il retira la sœur d'auprès de la nièce du Supérieur, et ramena ces deux jeunes filles au Château. Il leur fit connaître l'abîme où le scélérat les avait plongées, les fit rendre à leur père et assura une pension à cette honnête famille, au sein de laquelle l'hypocrisie avait essayé d'introduire la corruption. Richard ne se borna point à la punition du Moine, il remonta à la source du mal; il vit que la quête entraînait nécessàirement une vie errante et dissipée; qu'elle offrait aux Religieux des occasions périlleufes, auxquelles la vertu des plus grands Saints avait bien de la peine à résister. En conséquence il défendit aux Moines de quêter, et leur donna des terreins incultes à défricher et à faire valoir. Les Religieux ne manquèrent point de crier à l'impié j'extirpe la mendicité, source de la plupart des maux qui affligent les Etats. lorsque vous en faites un précepte, et que vous en donnez l'exemple? CHAPITRE IV. Etrange mariage de Richard. Mort de son épouse. Qui elle était. LA fille que Richard avait donnée a élever à son Capitaine des Gardes croissait à vue d'œil; à feptans elle était aussi formée qu'une autre à quinze. Sa beauté était frappante; c'étaient les grâces les plus naïves, les yeux les plus tendres, la bouche la plus agréable. Elle réuntssoit tous les caractères de la beauté, en sorte qu'elle plaisait également à tout le monde. Ceux qui n'aimaient que les beautés ingénues, étaient séduits par son air simple et modeste; les cœurs qui ne pouvaient être frappés que par des traits vaifs et piquants, trouyoient en elle tout ce qui pouvait leur plaire. Elle recueillait les suffrages de celui qui préférait les brunes, et l'admiration de celui qui courait après les blondes; son esprit et son caractère prenaient le ton de tous les caractères et de tous les esprits. Vive, indolente, capricieuse avec les uns, toujours égale avec les autres; sensée ou folâtre selon les circonstances, médisante ou discrète, raisonnable ou inconséquente, avare ou généreuse, sévère ou compatissante, affable ou impérieuse. elle se rendait charmante à tous ceux qui l'approchaient Richard ne pur échapper à ses charmes, il se féliciroit chaque jour de l'avoir sauvée; il mettait tous ses soins à former son cœur et à cultiver son esprit Ses succès passaient ses espétances; il avait commencé par l'aimer comme sa fille, il en vint à ne voir en elle qu'une Maîtresse adorée; et lorsqu'il voulut se rendre compre de ses sentiments il ne fut plus le maître de les combattre. Malgré son amour, il ne songeait point à en faire son épouse; il avait ttop de délicatesse pour n'en faire que l'objet de ses plaisirs; il se bornait à l'aimer sans fonger encore à ce que deviendrait son amour. Une circonstance à laquelle il n'avait pas pensé, le força de faire des réflexions sut son érat. Robert était vieux, son épouse était morte, et Richard était le seul espoir de la Normandie. Il s'exposait aux aventures les plus périlleuses, et il pouvait être enlevé à ses sujets. Les Barons et les Chevaliers s'assemblèrent; ils lui représentèrent combien le peuple serait à plaindre s'il ne laissait pas de successeur. L'Etat était menacé d'une invasion par les Anglois, les François soutiendraient leurs prétentions, et les Seigneurs les déchireraient par leurs factions. Ils le supplietenc au nom de la Nation, de choisir une femme qui pût lui donnet des héritiers, et conserver la Normandie à ses anciens Maîrres : Richard leur répondit qu'il auroir égard à leurs représentations. Si la tendresse pour Eléonore, c'est ainsi qu'il avait nomme la jeune orpheline, eût pu augmenter; la situaion où le mettaient le représentations de ses sujets, l'auraient portée à l'excès. Il sentait son cœur incapable d'en aimer une autte qu'elle; il ne pouvait penser à la quitter sans une peine insupportable, et n'osait fonger à l'épouser sans honte. La naissance d'Eléonore le désespérait; un enfant trouvé par hasard, né peut-être d'une mère infâme! Ces idées le jetaient dans la consternation. Eléonore s'en aperçut, et voulut savoir la cause de son chagrin. Richard lui avoua son amour et son embarras; Eléonore qui connaissait l'impression qu'elle avait faire sur son cœur, au lieu de se plaindre du sort, exhorta son amant à choifir uneépouse digne de lui. Elle lui nomma les objets les plus aimables : il les rejeta avec mépris; plus elle lui marquait du désintéressement, et plus elle l'enchaînait. Enfin, ne pouvant plus y résister, il tombe à ses genoux, et lui proteste qu'il est déterminé à l'épouser; elle combattit certes résolution avec force : elle savait bien que plus elle mettrait d'éloquence à l'en détourner, et plus elle l'y affermiroit Enfin Richard convoqua une assemblée de tous les Etats, et déclata qu'il avait choisi une épouse, et que dans ce choix il n'avait consulté que l'intérêt de ses peuples. Il leur persuada qu'il avait évité de former une alliance avec les Princes voisins, afin que jamais ses Etats ne pussent passer à des Souverains étrangers, et qu'au cas de défaut d'enfants, ils pussent être gouvernes par les Seigneurs de la nation; qu'il avait assez de parents pour n'avoir point à craindre de manquer de successeurs, et qu'en rout évenemenr il le désigneroit avant sa morr. Il ajouta qu'il n'avait pas voulu non plus choisir parmi les filles des Seigneurs de sa Cour; qu'il connaissait leur mérite, mais qu'il n'avait pas jugé à propos d'exciter la jalousie depersonne. Alors il raconta comment il avait rencontré la jeune Eléonore, les soins qu'il avait pris pour la former et la rendre digne d'être leur Souveraine. Les Seigneurs éroient si prévenus en faveur de l'orpheline, que le choix de Richard fut univetsellement approuvé; s'il y en eut qui le blâmetent, ce furent ceux qui aspiraient à s'en faire aimer. Le mariage du Duc avec Eléonore fut célébré avec la plus grande magnificence. Il y eut un caroufel où Richard se distingua; il combattit successivement contre le Comte d'Alençon, le Comte de la Marche et le Duc d'Aquitaine : il les vainquit dans toutes fortes d'exercices. Plusieurs autres Chevaliers s'y distinguerent; le Comte de Vendôme abbattit le Comte de Champagne et l'Amoureux de Galles : on appelait ainsi le Chevalier désigné pour épouser la Princesse d'Angleterre, Eléonore présidait aux joutes et distribuait le prix. Jamais mariage ne fut en apparence plus heureux que celui de Richard: mais que de contradictions lui fit essuyer son épouse! Elle le tourmentait de manière que, quelques raisons qu'il eut de se plaindre, il était forcé de convenir, lorsqu'il examinait les choses de près, que c'était lui seul qui avoir tort : elle lui donnait à tout moment sujet d'être jaloux, et ses moindres soupçons paraissaient des injustices. Elle le contrariait sans celfe : c'était toujours elle qui se plaignait d'être contrariée, et lui seul se croyait coupable; il l'adoroir, et elle lui reprochait sans cesse son indifférence. Elle fit rout ce qu'elle put pour le rendre injuste, cruel et méchant; mais elle ne put jamais parvenir à changet son caractère. Enfin après sept ans de mariage, la Duchesse Eléonore, ennuyée sans doute de ne pouvoir faire tomber son mari dans le piège, feignit une maladie mortelle : elle affectait de souffrit des douleurs insupportables. Richard était désolé, plus il témoignait du chagrin, et plus elle jetait de cris. Elle ne voulait être servie que par lui, il ne la quitroit pas un instant : elle tomba dans le délire: elle frappait tous ceux qui l'approchaient, et sur-tout Richard. Dans certains moments qu'elle était tranquille, elle l'appelait et lui demandait pardon du mal qu'elle lui avait fait; Richard fondoir en larmes et l'embrassait: elle profiroit de cette circonstance pour rentrer en fureur et l'accabler. Dans un de ces intervalles de tranquillité, elle lui dit qu'elle avait une grâce à lui demander, et lui fit promettre de la lui accorder. C'en est fait, lui dit-elle, je vous perds, je sens que ma fin approche; puisse une autre épouse plus digne de vous, vous consoler-de ma perte. Je vous dois tout, c'est vous qui m'avez élevée du fein de la mifete au faîte de la grandeur; si je mœurs avec quelque regret, c'est de n'avoir pas eu plus d'attrairs à vous sacrifier : la grâce que je vous prie de m'accorder, c'est de me faire entertet aux lieux où j'ai été élevée. Vous me ferez transporrer dans le mausolée que je m'y suis fait construire : il est au milieu de la forêt. Quand mon corps y aura été déposé, je délire de n'y êtte veillée que par vous; je mourrai tranquille, si je suis assurée que vous me donnerez ce dernier témoignage de votre amitié. Richard en sanglotant, l'embrasse, la presse dans ses bras, et n'y trouve plus qu'un cadavre inanimé. Il jette un cri perçant et tombe évanoui auprès de son lit : on accourr, on l'emporte, il ne revient à la vie que pour gémir et verser un rorrent de larmes; rout entier à sa douleur, il était insensible aux caresses de son père et à toute forte de consolation. On fit d inutiles efforts pour l'empêcher d'exécuter les dernières volontés de son épouse; il accompagna son corps au lieu de sa sépulture, l'y fit déposer avec beaucoup d'appareil, renvoya rout le monde et ne garda auprès de lui qu'un seul Chevalier : ils passèrent la nuit auprès d'elle. Richard ne cessa de pleurer, il ne pouvait se persuader qu'il allait être séparé pour jamais de tout ce que la nature avait produit de plus beau. Vers le point du jour, Richard entendit du biuit dans le cercueil, un rayon d'espérance ranime ses fens, il se levé, mais le cercueil éclata de toutes parts avec un fracas horrible : le cadavre jette un cri qui fait retentir la forêt. L'intrépide Richard admire et ne s'effraie point, mais par un mouvement naturel, met l'épée à la main. Richard, Richard, s'écrie le cadavre en s'asseyant, une femme morte vous fait peur, vous à qui les Génies, ni les brigands n ont jamais inspiré de crainte. Hélas, dit Richard, ce n'est pas la crainte qui m'agite, c'est l'espoir de te voir encore faire ma félicité: Ciel, est-il possible que ru respires, quoi ra mort ne serait qu'une illusion! Ton Eléonote n'était qu'évanouie, dit-elle, le ciel nous réserve encore des jours heureux; mais le teins presse, je sens qu'un peu d'eau fraîche m'est absolument nécessaire, allez à la fontaine voisine, vous trouverez un vase qui sert aux bergers, vous le remplirez et vous me l'apporterez aussitôt sans en répandre une goûte. Richard ne perd point un moment, il coutt à la fontaine; tandis qu'il y puise, il entend dans le tombeau le cri d'un homme frappé d'un coup morrel : il revient et ne trouve que le Chevalier qu'il avait laisse dans le mausolée, expirant: le cadavre et le cercueil avaient disparu. Richard enlevé hors de ce lieu le malheureux Chevalier, qui à peine a le temps de lui apprendre que son Eléonore n'était qu'un méchant Génie qui s'était transformé en femme, pour faire tomber le sage Richard dans les pièges du crime, en le rendant passionné pour ses charmes. Richard ne pouvait croire ce qu'il enrendoit; hélas, dit le Chevalier, je suis sa victime, la honte de n'avoir pu, ni vous effrayer, ni corrompre votre vertu, la rendu furieux, il s'est élancé sur moi, m'a saisi dans ses bras, et en me disant ce que je viens de vous répeter, il m'a empoisonné de son haleine infecte. Richard pour le faire revenir lui jeta l'eau qu'il tenait, mais il vit aussitôt expirer son malheureux compagnon; il ne se ressouvint d'Eléonore que pour abhorrer sa perfide beauté: il ne regretta que le Chevalier; il lui fit faire les plus belles funérailles. Richard ne se consolait point d'avoir eu pour épouse un monstre aussi détestable; alors n'étant plus fasciné par ses perfides attraits, il se rappela avec douleur les tourments que la fausse Eléonore lui avait fait souffrir. Il ne pensait pas sans rougir, à la honte d'avoir épousé une fille abandonnée, et d'avoir dédaigné des Princesses qui lui auraient fait d'illustres alliances. Il désirait que le Génie prît un corps passible, et qu'il vînt le défier avec toutes les forces de l'enfer; Richard était si animé par la vengeance, qu'il se sentait le courage de le combattre, et qu'il était assuré de la victoire. Cependant il n'osait pas publier quelle était Eléonore : il résolut de garder là-dessus le plus profond secret, le seul qui eut pu le révéler n'était plus. Il feignit d'être affligé de la perte de son épouse, et afin que personne ne pût soupçonner la vérité, il fit fermer le tombeau, et défendit que personne l'ouvrît. Cependant tout le Clergé de Normandie faisait retentir les Eglises de prières et d'oraisons funèbres pour la Duchesse Eléonore. Richard ne savait comment les faire cesser: employer son autorité sans en donner aucun motif, eut paru une chose extraordinaire, et peut être impie : d'un autre côté il ne pouvait souffrir qu'on adressât des prières au ciel pour un esprit infernal. Il prit enfin son parti, il assembla les Evêques et leur avoua tout ce qu'il savait de la fausse Eléonore; il le confirma par le récit de la mort du Chevalier, et les conduisit à la porte du mausolée, où l'on croyait faussement que reposaient les cendres de la Duchesse. A peine l'eut-on ouverte, qu'une odeur empestée s'exhala dans la forêt; lorsque la vapeur sur dissipée, on entra dans le monument, on vit les débris du cercueil, mais on ne trouva aucun vestige du cadavre. Richard fit exhumer le Chevalier, et l'on reconnut qu'il avait été étouffé: on le fit enterrer une seconde fois avec les mêmes cérémonies que la première. Richard, indigné d'avoir passé sept années avec un tel monstre, résolut de ne plus se marier : il s'enferma dans l'Abbaye de Fécamp, dont il était Fondateur, avec trois des Officiers de sa Maison, détestant le Génie qui l'avait trompé, mais ne pensant jamais à la manière dont il s'y était pris, ni à la figure qu'il avait empruntée, sans se sentir attendri. CHAPITRE V. Triomphe de Richard. Il enlève la Princesse d'Angleterre à son amant. Combats. Cartels. Déclaration de guerre. RICHARD avait passé deux années entières dans sa retraite de Fécamp, où il se convainquit que si les Monasteres renferment quelquefois de mauvais Religieux, il en est dont les mœurs pures l'emportent de beaucoup sur l'austérité tant vantée des Philosophes de l'antiquité Il ne sortit de l'Abbaye qu'à l'occasion d'un Tournoi que Charlemagne fit publier dans toute l'Europe. Ce Prince, qui réunissait sous sa puissance la France et l'Empire d'Occident, et qui pour le bonheur du monde, eût mérité d'en être le Souverain, venait d'assurer au Pape le Gouvernement de Rome. Il voulut célébrer par des fêtes son retour dans ses Etats. Il envoyades Courriers de tous côtés, invita les Chevaliers de rous les pays de venir embellir cette fête, et indiqua Paris sa Capitale pour le lieu du rendez-vous. Dès que Richard en fut instruit, il se mit en route et arriva à Paris en même temps qu'Aymé Duc de Baviere, Roger Duc de Dannemarck, Olivier et Roland Cousins du Roi Charlemagne, Thierri d'Ardenne, Salomon de Bretagne, Renault de Montauban et ses trois frères, Charles Comte d'Alençon, le Comte de Vendôme, le Duc de Bourbon, et l'Amoureux de Galles qui conduisait à ces fêtes la belle Clarice, fille du Roi d'Angleterre. Lorsqu'ils furent tous arrivés, ils allèrent ensemble féliciter l'Empereur sur son retour et sur les établissements utiles qu'il venait de faire dans sa Capitale. Charlemagne les reçut avec cet air de bonté et de grandeur dont il accompagnait toutes ses actions; il les félicita à son tour sur leurs exploits et sur la gloire qu'ils venaient acquérir dans les joutes; il fixa le Tournoi au Dimanche suivant. Comme les Chevaliers étaient en grand nombre, il fut décidé qu'ils se partageroient en deux troupes, et que l'une combattroit contre l'autre. Ce fut le sort qui en décida. La première troupe fut formée de Roger le Danois, du Comte de Prague, d'Olivier de Vienne son Cousin, et de plusieurs autres: cette troupe devait tenir les joutes en dedans du camp. Richard sans peur, Salomon Duc de Bretagne, les quatre Fils du Comte Aimon, Thierri Seigneur d'Ardenne, le Duc de Bourbon et le Comte d'Alençon, composaient la seconde troupe. Le Tournoi commença vers une heure après midi. L'Impératrice Reine de France se plaça sur un échafaud couvert d'un brocard d'or, elle était accompagnée de plusieurs Princesses; elle avait à son côté Clarice, dont la beauté attirait les regards des Chevaliers et des spectateurs; derrière les Princesses étaient placées les autres Dames de la Cour, toutes magniquement parées, mais plus remarquables par leurs attraits que par leur parure. Les Chevaliers précédés de leurs Hérauts, couverts de leurs armes étincelantes, firent le tour du camp, en baissant leurs lances devant les Dames; comme chacun avait la sienne sur l'échafaud de la Reine, c'était à qui montrerait plus de grâce et d'agilité. Après cette montre, les Chevaliers rejoignirent leur troupe. Lorsque les Hérauts eurent donné le signal, et que les trompettes eurent fait retentir les airs, Richard qui montait un cheval de race, qu'il avait formé lui-même, courut le premier; le brave Roland, l'Hector de son siècle, court de son côté contre Richard; deux rochers d'égale grandeur qui se détachent du sommet de la même montagne, ne tombent pas avec une rapidité plus égale. Ils se frappent, et leurs lances se brisent sur leurs écus. Ils reprennent du terrain, et partent avec plus d'impétuosité; Richard atteint Roland sur le heaume, et le désarçonne. Roland se remet : ils reviennent, se mesurent, et se frappent avec une telle force qu'ils vont tomber avecleurs chevaux à vingt pas l'un de l'autre : leur chute fut si violente qu'ils restèrent à terre presque'évanouis et sans connaissance. Chacun des combattants était le Chef d'un parti. Les Chevaliers qui ne les voyaient pas se relever, coururent à eux et levèrent leur visière; l'air rétablit leurs forces, et ils remonterent sur leurs chevaux. Olivier, Cousin de Roland, prit sa place, et Salomon, Duc de Bretagne, celle de Richard; Olivier terrassa et mit Salomon hors de combat. Les joutes devinrent générales, les deux partis se battaient l'un contre l'autre. Gui de Bourgogne et Oger s'entrechoquerent et tombèrent chacun de son côté. L'Amoureux de Galles, dont le courage et la force semblaient doubler pat le désir de plaire à la Princesse d'Angleterre, avait mis hors de combat le vaillant Duc de Bourgogne et le robuste Comte d'Alençon, moins jaloux dans ce moment de plaire à leurs Maîtresses, que d'obtenir l'estime de Charlemagne. L'Amoureux de Galles s'applaudissait de son triomphe: Richard fut indigné de tant d'orgueil, il résolut de le mortifier aux yeux de sa Maîtresse; il s'élance contre l'Anglois, et du premier coup le renverse à dix pas de son cheval. Les deux troupes ne se ménageaient point : Richard fit des prouesses incroyables pour forcer le parti qui était en-dedans, défendu par Roland qui lui opposait une résistance invincible. Richard fait le tour du camp et tout ce qui se présente à ses coups, il l'écarte ou l'abat. Tous les Chevaliers le redoutent : partout où il passe, il est comme l'aimant au milieu de la limaille de fer, lorsque leurs pôles sont opposés; il règne un grand intervalle entre lui et ses ennemis. Enfin l'avantage est égal entre les deux Chefs; Richard reçut le prix du Tournoi par les Dames du côté de dehors, et Roland l'obtint de celles du dedans Charlemagne loua chaque Chevalier en particulier, il ne mit aucune différence entre les vainqueurs et les vaincus, encourageant les uns et les autres. Il donna un festin auquel les Chevaliers, les Seigneurs et les Dames furent invités. La bonne opinion que l'Amoureux de Galles avait témoignée de lui même, avait indisposé Richard : soit prévention, soit jalousie, il le vit à regret l'amant de Clarice : le hasard le plaça à table à côté d'elle; Richard lui marqua les attentions et les soins les plus empressés, Clarice n'y fut point insensible. Richard qui, depuis la trahison du Génie était en garde contre la beauté, avait été surpris de celle de la Princesse d'Angleterre: la conversation de Clarice, le son de sa voix changèrent l'admiration de Richard en un sentiment plus tendre; avant la fin du repas, il en était plus amoureux qu'il ne l'avait jamais été d'Eléonore. L'orgueilleux Anglois était placé vis à-vis : la jalousie dans le cœur et le dépit sur le front, il les observait, répondait à son voisin d'un air distrait, et lançait sur sa Maîtresse des regards foudroyants. Richard était gai, complaisant, aimable. L'Anglois était sombre, exigeant et sévère. Richard était modeste, semblait ignorer son mérite, et parut étonné que Clarice eût entendu parler de ses exploits. L'Anglois ne cessait de vanter les siens, et les exagérait à sa Maîtresse. Les femmes ont un instinct singulier pour apprécier les bonnes ou les mauvaises qualités de leurs amants. Si leur cœur se trompe souvent lorsqu'il se donne, leur esprit n'est jamais en défaut lorsqu'il nous juge. Le parallèle que Clarice fit de Richard et de l'Amoureux de Galles, lui fit voir dans ce dernier tous les défauts qu'elle n'avait fait qu'apercevoir; la fureur qu'elle voyait dans ses yeux, lui fit trouver ces défauts insupportables. Richard vanta le bonheur de l'Anglois, et loua le choix de la Princesse. Elle rougit, et lui dit naïvement qu'elle n'avait pas été à portée de choisir, et que le Prince de Galles lui-avait été donné par ses parents; qu'à la vérité il l'adorait, mais qu'elle n'avait jamais pu le souffrir. La fin du souper interrompit Richard. Il demanda à la Princesse la permission de la servir: l'Amoureux de Galles ne tarda point à les joindre. » Chevalier, lui dit-il, vous êtes aussi pressant auprès des Belles qu'aux Tournois; mais il me semble que Clarice vous coûtera plus à vaincre que son Amant «. Ce brusque reproche fit rougir Richard, et n'embarrassa pas moins la Princesse. Seigneur Chevalier, répondit l'intrépide Normand, les armes sont journalières, vous avez été vaincu aujourd'hui, je le serai peur-être demain. Quant à la belle Clarice, je sens qu'il faudrait être bien téméraire pour oser entreprendre une telle conquête. L'orgueilleux Anglois prit au pied de la lettre le compliment de Richard. Je sais ce qu'elle m'a coûté, reprit-il, vous y perdriez vos peines: ainsi, croyez-moi, la France vous offre mille Beautés moins difficiles, attaquez-les; Clarice et moi applaudirons à vos victoires. Clarice, dit Richard, me nommera les cœurs que je dois attaquer, souffrez que je la consulte, et que je lui offre mes services en échange de ses conseils. L'Anglois ne répondit rien, prit un air sombre, et conduisit Clarice à la Reine qui venoir à eux. Le lendemain Richard fit demander à la Princesse d'Angleterre la permission de la voir. L'Amoureux de Galles, Edouard, en fut informé, il se trouva chez Clarice, lorsque Richard y arriva. Tous les trois éprouvaient la gêne la plus cruelle : la Princesse se sentait un penchant secret pour Richard, qui de son côté brûlait pour elle. Les yeux d'un jaloux sont pénétrants, mais l'orgueil d'Edouard était un voile qui le rassurait. Il les obsédait sans cesse, et cette contrainte en irritant les feux de son rival, contribua beaucoup à lui enlever sa Maîtresse. Huit jours se passèrent dans cette gêne : Richard enfin profita d'un moment favorable, pour déclarer sa passion à Clarice. Si vous aimiez Edouard, lui dit il, si votre cœur l'eût, préféré à d'autres, je n'aurais jamais fait connaître mon amour. C'est une déloyauté que de chercher à désunir deux cœurs que l'amour a joints : il abuse de l'autorité que vos parents ont sur vous : il doit en être puni. Clarice hésitait; malgré l'amour qu'elle avait pour Richard, sa reconnoislance pour l'Amoureux de Galles balançait sa nouvelle passion. Si lorsque vos parents, reprit-il, vous destinerent à Edouard, ils avaient consulté votre cœur, l'auriez-vous accepté? Non, répondit la Princesse. Eh bien, dit Richard, je vous rends vos droits : vous n'avez rien promis, vous n'avez pas à craindre d'être parjure. Clarice fut si ébranlée par tout ce qu'ajouta Richard, qu'enfin elle l'accepta pour amant. Il lui promit de la délivrer du jaloux qui l'obsédait, ou du moins de la mettre en état de se choisir librement un époux. Après que les fêtes eurent pris fin, et que le départ de Clarice fut fixé; Richard qui avait su adroitement qu'Edouard devait la reconduire en Angleterre et la faire passer par la Normandie, partit deux jours avant, ne s'arrêta point à Rouen, et alla s'enfermer dans un Château à dix lieues au delà, sur le chemin qui conduit à la mer; il ne prit avec lui qu'un Ecuyer, auquel il ordonna de rester dans le donjon du Château, d'observer tout ce qui paraîtrait sur le chemin de Paris, et de l'avertir lorsqu'il verrait une Dame accompagnée de deux Demoiselles montées sur des haquenées blanches, escortées de onze Chevaliers. Cer ordre donné, Richard s'arma, tint son cheval tout prêt, et attendit l'avis de son Ecuyer. Il fut un jour entier dans cette attente, montant à tout instant au donjon, dans la crainte que l'Ecuyer ne s'endormît, et parcequ'il semblait qu'en observant lui-même, il les apercevrait plutôt. Il les vit enfin à une lieue de distance. Edouard marchait à côté de Clarice, les deux Demoiselles les suivaient, quatre Chevaliers les précédaient, et les six autres fermaient la marche. Richard ne les a pas plutôt aperçus qu'il monte à cheval, prend sa lance et va au-devant d'eux. Dès qu'il est à portée de se faire entendre, il leur ordonne de se retirer et de lui abandonner la Princesse qu'ils conduisent et qui lui apparient. Clarice reconnut aisément la voix du Chevalier. L'Amoureux de Galles, qui ne le remit pas, lui cria : Insensé! quelle est ton audace, d'oser seul t'exposer à une entreprise pour laquelle cent comme toi ne seraient pas encore assez forts. C'est ce qu'il faudra voir, repart Richard, en mettant l'épée à la main : Edouard allait en venir au combat, deux des Chevaliers qui le précédaient l'en empêchèrent, et l'un d'eux prit sa place; mais d'un seul coup Richard fit reculer au loin le cheval et celui qui le montait: le second eut le même sort. Alors quatre Chevaliers réunirent leurs forces, et baissèrent leurs lances contre lui. Il les évite avec adresse, voltige autour d'eux, frappe l'un à la tête, l'autre à la cuisse, un troisième dans la visière, et enlève le quatrième de son cheval, le précipite à terre, et lui enfonce la tête dans le sable jusqu'à la poitrine: ses jambes en s'agitant frappent le cheval de l'Amoureux de Galles, et lui portent dans le poitrail un coup d'éperon qui le met en sang. Edouard est furieux, il reconnaît Richard. La honte et la jalousie redoublent ses forces : il court à lui : Richard l'attend. Edouard lui porte un coup d'épée qui eût dû séparer en deux le Chevalier et sa monture; mais Richard qui voit le coup, le fait gauchir, et l'épée vole en éclats. Richard s'élance sur lui, le prend d'une main et de l'autre tient la pointe de l'épée au défaut de l'armure, prêt à la lui plonger dans le sein, s'il refuse de se rendre. Dans le moment que Richard est ainsi occupé, deux Chevaliers couraient sur lui et allaient le terrasser; c'en était fait de lui, si Clarice ne fût accourue et n'eût détourné leurs lances. A ce moment, Edouard qui se voit trahi, fait un soupir, demande grâce à Richard, et lui dit qu'il se rend. A peine Richard l'at-il quitté, qu'il voit le perfide prendre son poignard et le lever sur le sein de la Princesse: Richard jette un cri, pousse son cheval, passe entre Edouard et Clarice, la sauve, revient contre l'assassin, le désarme et du même poignard l'étend aux pieds de sa Maîtresse : Il restait encore quatre Chevaliers; Clarice leur propose de se retirer, ils refusent. L'épée de Richard était émoussée, et les Chevaliers l'attaquent à la fois. Une des compagnes de Clarice descend de cheval, prend deux épées des Chevaliers étendus sur le sable, en donne une à Richard et garde l'autre en cas d'événement. Le Chevalier attend ses ennemis de pied ferme; lorsqu'ils sont prêts à la frapper, il se détourne et passe derrière eux. Il ne les frappe pas, mais il porte de si rudes coups sur la croupe de leurs chevaux, que tous les quatre en un clin d'œil sont emportés à plus de deux cents pas; deux des chevaux s'abattirent et expirèrent sur la place; les deux autres refusèrent d'obéir à la voix et à l'éperon. Richard ne voulut point profiter de l'avantage qu'il avait d'être à cheval, il donna le sien à garder à une des Dames, et se présenta au combat contre les deux Chevaliers qui étaient à pied. Ils rougirent de l'attaquer à la fois; Richard les blessa l'un après l'autre, et les laissa sur le sable; il s'avance vers les deux qui restaient : étonnés des prodiges dont ils venaient d'être témoins, ils lui demandèrent grâce; ils la leur accorda; ils se rendirent. Richard envoya ordre à son Ecuyer de faire enterrer les morts et de faire transporter les blessés à Rouen dans son Palais. Alors Richard dit à Clarice qu'il avait rempli la promesse qu'il lui avait faite, de la mettre à portée de se choisir un époux. Vous êtes libre, lui dit-il, je vous adore : mais si je ne puis vous plaire, ordonnez, j'irai moiméme vous remettre dans les bras de l'heureux époux que vous choisirez. Clarice lui répondit que son choix était fait; mais qu'elle dépendait du Roi son père. Richard la rassura, et Clarice lui jura qu'elle n'aurait jamais d'autre époux que lui. Le Chevalier tomba à ses genoux, et lui jura à son tour une fidélité à toute épreuve. Quand les morts et les blessés furent, enlevés, Richard, Clarice, ses deux compagnes, et les deux Chevaliers prisonniers prirent le chemin de Rouen, où ils furent reçus avec la plus grande joie. Richard eut le plus grand soin des blessés; il y en eut trois qui guérirent de leurs blessures. Peu de jours après Richard convoqua les Etats, et raconta tout ce qui s'était passé depuis le moment qu'il avait vu Clarice, jusqu'au combat de l'Amoureux de Galles. Il fut interrompu par un murmure qui s'éleva dans l'assemblée. Ce Prince, que Richard croyait avoir tué, palpitait encore lorsqu'on se disposait à l'enterrer L'Ecuyer le secourut, et ses soins le rendirent à la vie. Il lui demanda le secret le plus inviolable; l'Ecuyer le promit. Edouard fut rétabli en peu de jours; il se montra à quelques amis à Rouen Il leur dit que le Duc ne manquerait pas de se vanter de l'avoir tué, mais qu'en cela, comme sur bien d'autres exploits, il avait l'art d'en imposer à la crédulité du peuple. Lorsque Richard en parlant aux Etats en vint à la mort d'Edouard, ceux qui l'avaient vu ne manquèrent pas de se récrier. Richard interpella Clarice, elle ptotesta qu'elle l'avait vu tomber à ses pieds. On fit venir l'Ecuyer qui avoua la vérité. Un inconnu présenta au Duc une Lettre qu'un Anglois qu'il n'avait jamais vu lui avait remise, et qui s'était embarqué dans le même moment. Le Duc l'ouvre et la lit en présence des Etats. EDOUARD PRINCE DE GALLIS à RICHARD DUC DE NORMANDIE. » Tu m'as ravi ce que j'avais de plus cher; et comme si le titre de Ravisseur ne te suffisait pas pour te déshonorer aux yeux des Nations, tu te vantes d'avoir donné la mort à ton Rival: je te préviens que je pars; et que, si dans quatre jours tu ne me renvoyes pas Clarice à Londres, je viendrai avec une puissante aimée ravager la Normandie, t'arracher ta proie, et punir par ton supplice ta perfidie et ton imposture «. Après la lecture de cette Lettre, Richard dit à ses sujets qu'il était prêt de soutenir, les armes à la main, que tout ce qu'il avait raconté, à l'exception de la mort d'Edouard, qu'il croyait cettaine, était exactement vrai; que s'il avait besoin de se justifier auprès d'eux, il n'y avoir qu'à interroger les Prisonniers. Tout le monde d'une voix unanime s'écria que c'était une chose inutile, et qu'on en devait croire Richard. Je prévois, ajouta-t-il, que nous allons avoir sur les bras une guerre sanglante avec le Roi d'Angleterre, qu'Edouard n'a pas manqué de prévenir. Mon dessein était de vous proposer Clarice pour Souveraine; vous voyez sa beauté, et vous avez souvent entendu parler de ses vertus. Elle n'eût aspiré qu'à faire votre bonheur et le mien : j'aurais pu l'épouser sans vous consulter; mais comme vous êtes chers à mon cœur, c'était de vous que je voulais la tenir. La menace d'Edouard est une circonstance qui mérite vos réflexions. C'est à vous à délibérer, si vous aimez mieux que votre Souverain se couvre d'un opprobre qui réjaillira sur vous, en renvoyant une jeune Princesse à des tyrans, ou si vous préférez mon honneur et le votre à une paix qu'il faudrait acheter par une ignominie. On ne perdit aucun temps à délibérer; toute l'assemblée s'écria : CLARICE ET LA GUERRE. Aussi-tôt Richard dicta lui-même le Cartel qu'il fit écrire par un de ses Ministres. RICHARD DUC DE NORMANDIE à EDOUARD PRINCE DE GALLES. » Un Ravisseur est celui qui, comme toi, abuse de l'autorité d'un père injuste, pour se rendre maître d'un cœur dont il n'est pas digne, et auquel il ne laisse pas la liberté du choix. Je n'ai délivré Clarice de ta tyrannie, que pour lui rendre cette liberté; elle en dispose en ma faveur; si elle m'eût ordonné de la rendre à tes vœux, j'aurais respecté ses ordres; mais pour le bonheur de mes sujets elle préfère d'être leur Souveraine à l'honneur de régner un jour avec toi sur l'Angleterre. Si tu n'avais pas craint de combattre seul à seul contre moi, tu n'aurais pas été chercher l'appui d'une armée. De quelque manière que tu viennes en Normandie, je t'y attends. Mes sujets se disposent à recevoir tes troupes : il n'en est aucun qui n'ait ri de tes menaces; juge du cas que j'en fais «. On applaudit à ce Cattel. Richard l'envoya par un Héraut, qui conduisit en même temps les prisonniers au Roi d'Angleterre. Il était déjà prévenu que Clarice acceptait, la main de Richard. Il jura la perte du Duc, et protesta qu'il aurait Clarice malgré lui. Il avait déjà donné des ordres pour lever des troupes, Edouard en rassemblait de tous côtés. Le Roi voulut commander lui-même son armée : il fit Edouard son Lieutenant Général, et sous lui le Duc de Northumberland et le Comte de Wichester. Tous les Seigueurs Anglois demandèrent à l'accompagner. Il fit un armement considérable qu'il chargea de toute sorte de munitions; et lorsque tout fut rassemblé on s'embarqua, et l'armée Angloise descendit à Dieppe. CHAPITRE VI. Descente des Anglois en Normandie. Rencontre de Richard. Bataille, victoire extraordinaire. Partie de chasse. Miroir constellé. Etrange aventure de Richard. LE ROI d'Angleterre fit sa descente sans obstacle; Richard ne fit aucun effort pour s'y opposer. Il attendit les Députés du Roi, qui le sommerent de rendre Clarice, s'il ne voulait exposer son pays à la destruction, et ses habitants à toutes les horreurs de la guerre. Richard répondit qu'il défendrait son épouse jusqu'à la dernière goutte de son sang, et qu'il comptait assez sur la fidélité de ses sujets, pour espérer que, tant qu'il en resterait, ils ne l'abandonneroient pas. Richard avait demandé du secours à Roland et à Renaud de Montauban : ils ne purent lui en donner aucun; ils étaient occupés à la guerre que Charlemagne faisait contre les Sarrasins, qui, après avoir été chassés de la France, y étaient encore entrés, et menaçaient de s'emparer de l'Aquitaine. Le Roi d'Angleterre se félicita de leur absence, et crut que sans eux Richard ne pourrait jamais soutenir ses efforts. Il assembla son Conseil, et il fut décidé de profiter du désordre où l'arrivée des Anglois avait dû jeter les habitants. Les ennemis étaient campés au-delà de Dieppe. Dès que Richard fut la résolution du Conseil, il ne voulut point les attendre, et marcha vers eux avec audace: il avait pour maxime qu'à la guerre il faut se laisser attaquer le moins qu'on peut. Il avait donné l'aile droite à commander au Comte de Mortaigne et la gauche au Comte d'Alençon. Dans le temps qu'il était en marche pour joindre les ennemis, il aperçut au fond d'un vallon un jeune homme richement armé sur un cheval noir de la plus grande beauté. Le jeune Chevalier s'approcha d'un air modeste, et Richard fut frappé de sa figure : il lui trouvait une ressemblance singulière avec Eléonore, il soupira et n'eut aucune méfiance. Il lui demanda par quel hasard, dans un jour où l'on se préparait à combattre, il se trouvait dans cet endroit écarté. Je suis étranger, dit le jeune homme, et n'ai pris aucun parti Cependant votre valeur m'intéresse, le petit nombre de vos troupes, l'absence de Roland et de Renaud sur lesquels vous comptiez, l'orgueil du Prince de Galles, me déterminent à vous offrir mon bras; mon secours ne vous sera peut-être pas indifférent; quoique jeune, ces mêmes Renaud et Roland ont daigné m'applaudir quelquefois; je connais l'armée ennemie, la langue anglaise m'est aussi familière que la française; à la faveur de mon armure étrangère, je puis parvenir jusques dans la rente du Roi, et assister à ses Conseils les plus secrets et vous daignez accepter mon Secours, je vous l'offre, mais à condition que lorsque j'aurai besoin du vôtre, vous ne me le refuserez pas dans quelque circonstance que je me Trouve. Richard y consentit, et le jeune homme l'assura que tant qu'ils seraient unis l'armée n'avait rien à craindre. Richard avoir bien de la peine à concilier l'air modeste de ce jeune homme avec les prouesses dont il se vantait. Le Duc accompagné du Chevalier inconnu, se mit à la tête de ses troupes. Dès que les deux armées furent en présence, le jeune Chevalier, avec la permission de Richard, fit donner le signal de la bataille par les trompettes; ce brusque empressement, auquel les Anglois ne s'attendaient pas, les étonna. Mais ils furent bien plus surpris, lorsque les deux Chevaliers se précipitèrent au milieu d'eux et abattirent plus de mille hommes en moins d'une demi-heure. Le feu qui dévore un chaume est moins prompt à nettoyer un champ. Leurs chevaux étaient comme deux lions. Ils devançoient les ennemis qui prenaient la fuite, et les forçant de revenir sur leurs pas, les fugitifs faisant face à ceux qui voulaient fuir, les choquaient, ils s'embarrassaient les uns les autres, et ne songeaient point à se défendre. Il n'y eut pas un seul coup de leurs épées qui portât à faux. A la faveur de ces deux Héros les Normands pénétrèrent dans les lignes des ennemis, et les envelopperent de tous côtés. Edouard essaya de les rallier et de former une colonne qui fît face de tous côtés. Les Chevaliers s'aperçurent de cette manœuvre, ils l'attaquèrent de front, pénétrèrent jusqu'au centre, et ouvrirent un passage aux Normands qui dissipèrent cette masse énorme. Le Chevalier inconnu rencontra le Roi d'Angleterre, il voulut le conduire à Richard: il lui proposa de se rendre; ce Prince ne lui répondit que par un coup d'épée, le jeune Chevalier l'abbatit à ses pieds d'un coup de la sienne. De son côté Richard avait rencontré le Prince de Galles, qui cherchait à l'éviter. Pour cette fois, lui dit le Duc, je t'ôterai le moyen de me démentir, quand on publiera que je t'ai tué; aussitôt il lui abat la tête d'un revers, et ordonne qu'on la mette au bout d'une pique et qu'on la porte à Rouen. Dès que le bruit de la mort du Roi fut répandu dans son armée, et qu'on vit la tête du Prince de Galles, les Anglois prirent la fuite avec précipitation, et plusieurs se noyèrent en s'embarquant, croyant avoir toujours les Chevaliers à leurs trousses. L'Inconnu en les voyant fuir les défiait; sa voix les faisait fuir encore plus vite. Enfin ils disparurent, et leur camp resta tout entier au pouvoir des Normands, sans que les Anglois eussent emporté un seul pavillon. Le Chevalier inconnu vint rejoindre Richard, et lui demanda s'il était content de son service. Le Duc le combla d'éloges et de témoignages de reconnaissance. Il le pria de lui dire qui il était, et ce qu'il pourrait faire pour lui. Me tenir votre parole, lui dit l'Inconnu; quant à mon nom, c'est un secret qu'il n'est pas à mon pouvoir de-vous dire. Richard voulait l'amener à Rouen et lui donner des fêtes, l'Etranger le remercia, lui promit qu'ils se revetroient, gagna la forêt, et disparut. Le Duc, accompagné des Chevaliers et des Seigneurs de sa Cour qui s'étaient le plus distingués à la bataille des Anglois, rentra dans Rouen au milieu des fêtes et des acclamations du peuple. Clarice vint au-devant de lui, sa joie était altérée par la douleur qu'elle avoir de la mort du Roi son père. Elle avoir appris qu'un Inconnu, qui avait voulu le faire prisonnier l'avait tué. Richard qui n'en voulait qu'au Prince de Galles, et qui eût désiré que le Roi se fût porté à un accommodement, le pleura avec elle et la consola peu-à-peu. Le Trône d'Angleterre sur occupé par la Reine qui fit sa paix avec Richard, et qui l'aima comme son fils. Peu de jours après la bataille, Richard voulut donner à sa femme le plaisir de la chasse. Le rendez-vous était au milieu de la forêt Lorsque les Chasseurs furent assemblés le Duc s'aperçut que ses chiens étaient harassés et couverts de blessures. Il s'en plaignit à ses Officiers, qui lui dirent qu'il y avait un gros sanglier blanc qui ravageait la forêt et qui attaquait également les bêtes fauves et les chiens. Richard se proposa de le chasser; ses piqueurs lui dirent que ce sanglier appartenait aux Fées Glorisandre et Eglantine, qui avaient pris soin de l'élever dans leur parc; il s'était échappé depuis quelque temps, et les Fées avaient promis une récompense magnifique à celui qui le leur ramènerait en vie. Richard alla lui-même chez les Fées, leur demanda la permission de chasser leur sanglier, et leur promit de le leur ramener. Elles furent sensibles à l'attention de Richard; et le remercièrent de ses soins, quoiqu'ils fussent inutiles, parcequ'il était dans la destinée de cet animal de ne pouvoir être pris que par un Duc de Normandie né d'une Chrétienne et d'un Sarrasin. Richard fut fâché de cette circonstance; n'entreprit point la chasse du sanglier, offrit ses services aux Fées, et se retira. Elles lui firent présent d'un petit miroir de poche constellé, qui avait la vertu de détruire les enchantements. Elles lui apprirent la manière de s'en servir. Quoiqu'on ne chassât pas le sanglier blanc, la Duchesse ne fut pas moins satisfaite de sa partie de chasse. Le Duc s'était beaucoup fatigué. Il était dans le plus profond sommeil, lorsque vers minuit il fut éveillé en sursaut : sa porte s'ouvre, et le Chevalier inconnu, qui l'avait si bien sécondé le jour de la bataille de Dieppe, ouvre ses rideaux. Richard, lui dit-il, je viens vous sommer de votre parole : il n'y a pas un moment à perdre, armez-vous et suivez-moi. Richard avait quitté son lit avant que l'Etranger eût cessé de parler. Lorsqu'il fut armé il lui demanda où il falloir le suivre. A une aventure, dit l'Inconnu, où vous pourriez bien perdre le beau titre de Chevalier sans peur que tout le monde vous donne. J'y perdrai plutôt la vie, reprit Richard, j'ai été tourmenté par des lutins, tracassé pendant sept ans pat ma femme, qui était un vrai démon; j'ai dansé avec les Hellequins, je me suis battu avec les Chevaliers les plus renommés, rien de tout cela ne m'a effrayé. Nous verrons, interrompit le jeune homme, suivez moi. Richard suivit son Conducteur dans la forêt; ils y trouvèrent douze Chevaliers qui se préparaient à combattre, et qui s'exerçaient en attendant le jour. Richard demanda qui ils étaient. Des Paladins, répondit l'Etranger, qui ne craignent guère votre intrépidité, et qui certainement vous feront trembler. Jeune homme, s'écria Richard, fais-tu que tu me donnes envie de les attaquer, pour te prouver que je ne les crains pas? Il n'est pas temps encore, lui dit l'Inconnu, réservez votre courage pour une meilleure occasion. Toute la vengeance que la Fée Minucieuse voulait tirer de Richard consistait à lui faire perdre son nom d'intrépide; le Génie Brudener s'y était engagé, mais ses ruses et ses efforts avaient toujours échoué. Il avait résolu cette nuit de venir à bout de son entreprise. Lorsque Richard et le Génie, car l'Inconnu était Brudener lui-même, furent bien enfoncés dans la forêt, un Ecuyer, d'une figure hideuse et portant une torche dans chaque main, paraît et s'écrie : Que tardes tu? Le grand Nazomega t'attend. Ce Chevalier fanfaron, qui doit te servir de second, pourquoi ne l'amenes tu pas? Ne devais-tu pas prévoir qu'il serait aussi effrayé que roi, lorsque tu lui proposerois de combattre contre nous? Richard pouvait se modérer à peine : laisse-moi faire, dit il à son Conducteur, tu vas voir rouler sa rête sur le sable. Le jeune homme l'arrêta; Richard dit à l'Ecuyer : Rends grâce au mépris que j'ai pour toi, si tu respires encore; mais vas dire à celui qui t'envoie, que fût-il escorté de l'enfer, je le combattrois. Eh bien, reprit le hideux Ecuyer, en secouant ses torches, et en riant, suivez-moi. A peine ont-ils fait quelques pas, que les arbres qui les environnent se courbent, éclatent, et que toute la fotêt semble crouler sur leurs têtes. L'Ecuyer avec une de ses torches met le feu à une feuille, et dans l'instant Richard se trouve sous une voûte de flamme. Il voit à chaque branche un glaive suspendu : un vent violent agitait ces glaives qui s'entrechoquoient. Le jeune Chevalier paraissait transi de peur. Que crains-tu, lui dit Richard, courons nous plus de danger ici qu'au centre des colonnes Angloises? Avons-nous à perdre aujourd'hui une vie de plus qu'en un jour de bataille? Cet Ecuyer t'annonçait un combat, où donc sont nos adversaires? Quel est le juge des joutes à qui nous devons nous adresser? A peine a t-il parlé, qu'un coup de foudre frappe un arbre voisin, fend l'écorce et en fait fortir un démon d'une taille prodigieuse; il n'avait qu'un œil placé au milieu de la poitrine; il avait dix oreilles et point de mains; il n'avait rien qui pût désigner son sexe : une balance était suspendue devant lui; à ses pieds était un tas de couronnes et un glaive. L'Ecuyer conduisit les deux Chevaliers devant le démon. Nazomega parut en même temps; il accusa le jeune Chevalier d'avoir violé sa fille, et Richard d'avoir assassiné le Roi d'Angleterre après avoir enlevé Clarice. Nazomega offrit la preuve de tous ces faits. J'ignore, dit Richard, si ce jeune homme a violé ta fille, mais je fais que tu mens lorsque tu avances que j'ai tué le Roi d'Angleterre, et que j'ai enlevé Clarice. Le Roi a péri en brave guerrier par les mains d'un guerrier plus brave que toi, et Clarice m'a choisi librement pour époux : quiconque dit le contraire ment, et je suis tout prêt à le lui prouver à pied et à cheval et avec telles armes qu'il jugera à propos. Nazomega parut furieux; il demanda au Juge de leur octroyer le champ de bataille, qui fut accordé dans l'instant. Il jeta son gantelet; Richard allait le relever, lorsque le Chevalier le prit, en représentant au Duc qu'il s'était offert pour second,et que n'ayant pas d'autre adversaire, il ne devait combattre que dans le cas où le premier tenant serait vaincu. Richard se plaça à côté du Juge pour être spectateur du combat. Nazomega était d'une taille gigantesque; ses yeux étaient rouges et étincellants, son nez avait la forme d'une trompe d'éléphant, était d'une grosseur énorme, et allait se perdre sous son menton. Sa tête pointue était chauve d'un côté, et couverte d'une forêt épaisse de cheveux de l'autre : toute son armure était d'un cristal de roche très poli; il était monté sur une écrevisse, qui depuis la tête jusqu'à l'extrémité de la queue, avait une toise et demi, ses antennes avaient quinze pieds. On proposa au Chevalier le choix entre une monture semblable, et son cheval, il préféra la dernière. Ils prirent du terrain, le Chevalier s'élança sur son adversaire, Nazomega qui avait arraché une des antennes de l'écrevisse, et qui s'en servait au lieu de lance, l'attendit de pied ferme. Le Chevalier rompit sa lance sur l'écu du Géant, et tandis qu'il se retournait pour prendre du terrain, l'écrevisse ne fit qu'étendre sa jambe, faisit le Chevalier avec sa pince, l'enlève de dessus son cheval et le terrasse. Le Chevalier demanda grâce et s'avoua vaincu; qu'on le garde, dir Nazomega, et qu'on le donne demain à mon écrevisse après son avoine. Richard monte à cheval et prend du terrain, il entend un coup de tonnerre, et voit aussitôt la voûte enflammée vomir de toutes parts des démons qui voltigent, et qui prennent leurs places pour être témoins du combat. Nazomega pique son écrevisse qui ne fait que s'appuyer sur ses pattes de derrière, et joint le Duc; Nazomega lui porte un coup d'antenne, elle se brise contre ses armes. Le Monstre met l'épée à la main : Richard ne demande pas mieux; il aperçut la monture de Nazomega qui levait la pince, le Duc se retourne à propos, et la coupe d'un revers, il en vint aussitôt une nouvelle : alors le combat devint furieux, les coups tombaient sur leurs héaumes comme la grêle; Nazomega en portait de si terribles, que le plus dur rocher eût volé en éclats. Richard eût dû périt mille fois, mais il ne séntoit tien; il passa deux ou trois fois son épée au travers du corps de son adversaire, qui ne s'en portait pas plus mal. Ce combat fut interrompu par l'arrivée des donze Chevaliers que Richard avait rencontrés dans la forêt. Deux étaient montés sur des tigres, deux sur des léopards, les deux autres sur des lions, les deux qui suivaient sur des rhinocéros, deux sur des dromadaires, et les deux derniers sur des chevaux ailés. Richard se vit attaqué à la fois par ces douze combattants, plus épouvantables par leurs figures, que par les animaux qu'ils montaient. Leurs yeux paraissaient immobiles et dardaient des layons qui éblouissaient Richard. Il ne s'effraya de rien, il se jeta au milieu d'eux, et les mit tous hors de combat. Alors Nazomega dit à Richard, tu l'emportes, mais fais tu pour qui tu te bats? c'est pour ton Génie persécuteur, le même que tu as épouse sous le nom d'Eléonore, et qui t'a si bien sécondé dans la bataille contre les Anglois. Comment, traître ! S'écria le Duc, tu voudrais me persuader que ce brave Chevalier, est un Génie, un Enchanteur, un Démon. Tu mens, et je suis prêt à te prouver qu'il est le plus vaillant de tous les Chevaliers que j'ai vus. Homme téméraire, reprit Nazomega, sais tu contre qui tu combats? sans doute, dit Richard, contre des Faux-monnayeurs et des brigands déguisés, qui dévastent ma forêt. Tu te trompes, répondit le Chevalier au nez courbé, c'est contre des Démons que ce Génie a évoqués des enfers. Je ne sais quel est son dessein, il nous rassemble ici pour te combattre jusqu'à ce que tu avoues que tu as peur. Oh, parbleu ! vous combattrez longtemps, lui dit-il, car de ma vie, je n'ai menti, ni me mentirai. S'il est un Génie, comme vous le dites, pourquoi l'avez vous terrassé, pourquoi étoitil transi de peur quand il a combattu? pour t'effrayer toi-même, répondit Nazomega. N'importe, dit Richard, quel qu'il soit, je le regarde comme très vaillant et très loyal, et je suis ici pour le soutenir. Chevalier obstiné, reprit Nazomega, fais-tu qu'il y va de ta vie, et que quiconque ose lutter avec nous, doit succomber à la fin; crois-moi, soumets toi, rends moi les armes, fléchis le genou devant le grand Juge, et nous te laisserons aller, aussi bien as-tu besoin de repos. Richard ne réplique au harangueur, que par un grand coup d'épée sur le nez. Leur combat recommence, mais Richard voyant que les coups qu'il porte à son adversaire, ne lui font aucun mal, et enfin convaincu qu'il se bat contre des Démons, tire adroitement de sa poche le miroir que lui avaient donné les Fées Eglantine et Glorisandre, l'attache à son héaume, et à mesure que les objets enchantés se peignent dans la glace, ils disparaissent. Les Démons restèrent immobiles, leurs corps fantastiques s'évaporerent dans les airs, et leur esprit rentra dans les demeures sombres : les feux qui formaient la voûte du champ de bataille, parurent un brouillard léger qui tomba en rofée, et Richard se trouva seul avec le Chevalier inconnu. Il y avait vingt-quatre heures que le charme durait, et que Richard combattait; il était une heure après minuit. Lorsqu'il eut détruit l'enchantement, il s'adressa au jeune Chevalier. Puisqu'il n'y a plus de combattants, lui dit-il, il est temps que je me retire, à moins que je ne puisse vous servir encore; en attendant, dites moi si tout ce que m'a dit ce fantôme au grand nez, est vrai ou faux : je vois bien qu'il y avait de l'enchantement, mais serait il possible que je me fusse battu tout un jour contre le Diable? est-il vrai que vous le soyez vous-même? Le faux Chevalier lui avoua qu'il avait promis à la Fée Minucieuse de la venger; il lui raconta l'histoire de l'antipathie qui régnait entre elle et la famille de Richard depuis le mariage du Duc Hubert, les efforts inutiles de différents Génies contre Hubert et son épouse, contre Robert, et enfin les moyens qu'il avait imaginés lui-même, pour faire perdre à Richard sa réputation de Chevalier sans peur. Vous me faites une injure cruelle, lui dit-il, en me confondant avec les Démons que vous avez combattus. Ces esprits subalternes sont soumis à nos ordres, un pouvoir suprême les oblige à nous obéir malgré eux-mêmes; je les ai évoqués hier, et c'est moi qui leur ai prescrit tout ce que vous venez de voir, sans votre talisman j'aurais poussé les choses plus loin. Tout ce que disait le Génie, était nouveau pour Richard; il lui expliqua l'origine des Génies, des Fées, des Sylphes, des Esprits aériens, des Salamandres, des Ondins, et des Gnomes. Les Génies ont un art d'enseigner et d'instruire avec une si grande facilité, qu'un mot leur suffit pour mettre un homme au fait du système le plus compliqué. Richard après un quart-d'heure d'instruction, en savait autant que Brudener lui-même, et c'est, dit-on, d'un descendant du Duc, que le Comte de Gabalis avait appris les secrets qu'il eut l'imprudence de communiquer à un certain Abbé babillard, qui en fit part au public : on a depuis porté l'indiscrétion jusqu'à les mettre sur les trois théâtres de Paris. Quelques promesses, dit le Génie au Duc, que j'aie faites à la Fée Minucieuse, de la venger, je vois bien qu'il m'est impossible de réussir; je ne sais quel est le Génie qui vous protège, il est supérieur à moi : au surplus quand il ne le serait pas, votre valeur et votre caractère, m'attachent à vous pour toujours; je sais que j'ai tout à craindre de la Fée Minucieuse, mais il en arrivera ce qu'elle voudra; comptez sur moi dans toutes les occasions où je pourrai vous être utile. A ces mots, le Génie et le cheval disparurent. Richard se trouvant seul, réfléchit sur tout ce qui venait de se passer, et conjectura que la plupart des événements, dont les Philosophes se donnaient tant de peine inutiles pour découvrir les causes, n'en avaient d'autres que les Enchanteurs et les Génies. Il se retira dans son palais où son épouse l'attendait avec impatience; il lui raconta son combat, elle frémissait à chaque mot, et ne comprenait pas comment son mari n'en faisait que rire. CHAPITRE VII. Combats et victoires multipliés de Richard. Bataille contre les Sarrasins. Histoire de Henriette et d'un Chevalier François. RICHARD s'occupait à Rouen du bonheur de son peuple dont il partageait l'amour avec Clarice, elle adorait son époux qui s'étudiait toujours à lui donner des preuves de sa tendresse. Deux enfants furent les gages qu'ils se donnèrent de leur amour. Il en destina un à lui succéder au trône d'Angleterre, et l'autre au Duché de Normandie. Il ne consulta pour leur éducation ni les Courtisans, ni les Philosophes; il ne consulta que la nature, et n'envisagea que leur destination. Il les éloigna également de la vie molle des Grands, et de la trop grande application aux sciences abstraites; il aimait et respectait les savants, mais il croyait qu'un Roi n'avait besoin que d'être éclairé sur l'utilité des sciences : il voulut que ses enfants connussent assez les arts, pour récompenser ceux qui les faisaient fleurir dans leurs Etats, et pour n'être pas la dupe des Charlatans. Il se réserva le soin de former leurs cœurs par l'exemple de ses vertus, il était persuadé que les leçons de la morale ne germent presque jamais quand elles tombent sur un caractère naturellement pervers ou qu'on n'a pas eu soin de disposer dès l'âge le plus tendre. Le Duc de Normandie se livrait à ces devoirs importants, plus essentiels à la félicité publique, et plus honorables pour le Souverain, que les faits d'armes les plus éclatants, lorsque Charlemagne apprit que les Sarrasins que Charles-Martel avait éloignés des frontières de la France, menaçaient encore l'Aquitaine. Charles ne voulut point leur donner le temps d'exécuter leur entreprise. Pour les prévenir, il résolut de les attaquer lui-même sur leurs propres foyers. Il envoya des Héraults dans toutes les Provinces et chez tous ses Feudataires; il invita tous les Chevaliers François et tous ses alliés, de se rendre auprès de lui pour partir en même temps; il manda au Comte de Toulouse, qu'ayant assigné les plaines qui entourent sa capitale, pour le rendez-vous général des troupes, il les y attendît pour les recevoir, et que tous les Chevaliers qui devaient, accompagner leur Roi dans l'expédition des Sarrasins, y arriveraient dans peu de jours avec lui. Lorsque l'invitation de Charlemagne fut patvenue à Richard, il écrivit au Roi qu'il se rendrait à Paris aussitôt qu'il aurait fait avertir les Comtes d'Alençon, de Mortaigne et de Caën, à chacun desquels il donna trois cents Gendarmes à conduire, outre ceux qu'ils avaient sous leurs ordres; il se joignit encore à eux un grand nombre de Chevaliers. Cette troupe se mit en marche quelques jours avant le départ de Richard; lorsqu'il comprit qu'ils étaient près d'arriver, il se couvrit de ses plus belles armes : rien n'était comparable à leur éclat et à leur bonté, que leur magnificence. Un jeune homme d'une beauté surprenante, qu'il avait rencontré quelque temps avant au milieu de la forêt, les lui avait remises. C'était sans dessein que Richard s'arma, il monta à cheval, et ne prit qu'un Ecuyer avec lui. Il arriva le lendemain dans la forêt Royale, â environ une lieue de Paris, et s'y cacha dans l'endroit le plus épais. Dès que le jour eut paru, Richard fit paret magnifiquement son Ecuyer, et l'envoya vers Charlemagne avec la plus sévère défense de dire son nom. L'Ecuyer trouva le Roi environné des douze Pairs, des Chevaliers et des Barons : il dit au Roi. Sire, dès que vos ordres ont été connus du Chevalier, mon maître, il a mis la plus grande diligence à les remplir : il est dans la forêt Royale, et avant que de venir à votre Cour, il désireroit d'éprouver son courage contre quelqu'un de vos Chevaliers, soit à la lance, soit à l'épée. L Ecuyer demanda permission pour son maître de défier les Chevaliers qui étaient présents. Olivier, Comte de Vienne, accepta le défi, et dit à l'Ecuyer qu'il pouvait annoncer à son maître, quel qu'il fut, que puisqu'il désirait combattre, il pouvait être assuré qu'il trouverait dans la forêt, un rival qui tâcherait de se rendre digne de lui. L'Ecuyer alla porter cette réponse à Richard. Olivier le suivit de près, armé d'une lance à toute épreuve. Dès qu'il parut dans la forêt, il trouva Richard qui attendait, prêt à combattre contre le premier qui se présenterait. Après s'être salués, ils prirent du terrain et s'élancèrent l'un contre l'autre, avec la rapidité d'un aigle qui fond sur sa proie. Quoique la lance d'Olivier eut été éprouvée, l'effort avec lequel il frappa Richard, et la bonte de l'armure de celui-ci, la fit voler en éclats. Richard fut ébranlé du coup, il se remit: Olivier lui opposa vainement son écu; la force qu'il mit à lui résister, ne servit qu'à accélérer sa chute; il tomba renversé par dessus la croupe de son cheval, qui fut si épouvanté, qu'il abandonna Olivier. Ce Chevalier se releva tout honteux. et après que son Ecuyer lui eut ramené son cheval, et rassemblé les pièces de sa lance, ils repartirent: Olivier revint à la Cour de Charlemagne, et raconta avec franchise ce qui venait de lui arriver. Oger, le Danois, ne putentendre de sang froid le récit de ce combat, il se proposa de venger Olivier. Il s'arma et partit pour la forêt Royale. Richard s'attendait bien que la défaite d'Olivier lui susciteroit un nouvel adversaire; il était à l'entrée de la forêt; ils ne s'aperçurent pas plutôt, qu'ils se mirent à combattre. Oger porta un coup si terrible qu'il renversa le cheval de Richard sur sa croupe; mais il se releva aussitôt, et Richard furieux porta un coup de lance à Oger qui le jeta furla poussière et lui fit perdre connaissance; après s'être remis il remonta, et ne voyant plus paraître son adversaire, qui s'était retiré dans la forêt lorsqu'il avait vu tomber Oger, il s'en retourna tout affligé à la Cour. Olivier vint au-devant de lui, et le voyant triste et reveur, il lui demanda des nouvelles du combat : mon cher cousin, lui dit-il, nous n'avons rien à nous reprocher, je n'ai pas été plus heureux que vous. Oh parbleu! nous verrons, dit Roland, qui sera le plus fort; il y aura bien du malheur, si je ne venge l'un et l'autre. Il ordonne aussitôt à son Ecuyer de lui amener son cheval, et de lui apporter son écu et sa lance. Il bruloit d'impatience d'en venir aux mains; il s'avança dans la forêt avec joie, dans l'espérance d'y trouver un Chevalier digne de lui. Richard reconnut Roland à sa marche fière et rapide : il alla à sa rencontre et regla le pas de son cheval sur celui de son adversaire. Ils se frappèrent en même temps, et, comme deux corps également solides lances l'un contre l'autre avec la même rapidité, ils reculerent avec la même vitesse. Richard fut renversé sur la croupe de son cheval et se retint; mais Roland avait fait un si grand effort qu'il tomba par terre avec le sien, qu'il eut beaucoup de peine à faire relever. Il y remonta à l'aide de son Ecuyer : il chercha partout son ennemi, faisant retentir la forêt de ses cris : c'était la première fois qu'il lui arrivait d'être vaincu, il voulait se venger. Richard qui ne combattait que pour faire connaître sa valeur, et à qui il suffisait d'avoir de l'avantage sur ses rivaux, disparut au moment que Roland fut par terre, et crut inutile de recommencer un combat qui pouvait finir par la mort de l'un ou de l'autre. Charlemagne ne put s'empêcher de rire en voyant la fureur de Roland; cependant il le consola et se félicita avec lui d'avoir à son service un Chevalier aussi brave. Il fallait être bien téméraire pour oser, après la défaite de Roland, tenter de se battre avec ce Chevalier inconnu : mais plus cette victoire paraissait surprenante, et plus on s'obstinait à la croire un effet du hasard. Le Duc de Bretagne voulut s'en convaincre parlui-même; il courut à la forêt. Richard l'attendit de pied ferme, et dédaignant de prendre l'essor, il n'opposa an Duc que sa propre résistance, et semblable à un balon poussé contre un rocher, le Duc alla tomber à dix pas, et se démit la cuisse. Richard au désespoir de cet accident, descend et avec le secours de leurs deux Ecuyers, il le fit transporter à Paris. Gui de Bourgogne succéda au Duc de Bretagne; excepté qu'il ne se démit pas la cuisse, il ne fut pas plus heureux. Thierri d'Ardenne, qui avait prévu la défaite de Gui, était parti peu d'heures après lui; il le rencontra qui s'en retournait tout honteux : il ne se découragea point : il disait en lui même, si ce Chevalier inconnu a abattu Roland, que personne n'avait pu vaincre, pourquoi ne puis-je pas espérer que le même hasard me servira contre lui aussi heureusement. Le hasard fut inexorable, Thierri s'en retourna avec une blessure au bras : il eut la gloire de n'être pas terrassé. Une noble émulation piqua les autres Chevaliers: Renaud de Montauban voulut en essayer; il me terrassera peut-être comme les autres, disait-il, que m'importe? je n'en serai pas moins brave, et il en sera plus digne de servir Charlemagne avec nous. Ce que Renaud avait prévu arriva; après être revenus trois fois l'un contre l'autre avec un égal avantage, Richard desarçonna Renaud, dont le cheval épouvanté l'emporta dans la forêt. Après Renaud, se présentèrent successivement Guerin de Lorraine, Geofroi de Bordeaux, Noël, Comte de Nantes, Lambert, Prince de Bruxelles, Geofroi, Comte de Frise, Sanson de Picardie, et plusieurs autres Chevaliers qui furent tous abattus. Charlemagne étonné de la valeur de l'inconnu, ne dédaigna pas de jouter avec lui; il part avec un seul Ecuyer, entre dans la forêt, et le défie. Richard, averti par son Ecuyer que c'était le Roi, abat sa lance et la brise contre terre en mille pièces; descendant ensuite de son cheval, il met un genou à terre, lève la visière de son casque et se nomme. Le Roi l'embrassa et lui confirma le titre d'intrépide : Charlemagne le conduisit à Paris et le présenta à tous les Chevaliers qui le reçurent avec les témoignages de la plus vive amitié. Peu de jours après, les troupes de Normandie, de Picardie, de l'Isle de France, s'étant rendues à Paris, le Roi se mit en marche avec ses Chevaliers : ils allèrent rejoindre le reste de l'armée qui les attendait dans les environs de Toulouse. Lorsqu'ils furent réunis, l'armée de Charles se montait à plus de cent mille hommes : elle traversa les Pyrennées et se rendit en Espagne. Charles rencontra les Sarrasins sur les frontières de ses Etats; il les força de reculer, leur enleva Huescar, Barcelonne, Gironne, Pampelune, et plusieurs autres Places, qu'il remit à Alphonse, Roi d'Espagne. Ses Chevaliers se distinguerent par des exploits incroyables, et Richard fit des prodiges de valeur, qui sont trop connus dans les fastes Espagnols, pour les rapporter ici. Je dirai seulement qu'un des Généraux de l'armée ennemie promit à celui qui prendrait Richard en vie, de lui donner autant d'or que Richard en pèserait, et à celui qui, ne pouvant le prendre vivant, le tuerait, de lui donner la moitié de cette somme. Richard un jour de bataille prit lui-même ce Sarrasin, exigea de lui les deux récompenses, qu'il fit distribuer à l'armée de Charlemagne et renvoya son prisonnier. Après la conquête d'une partie de l'Espagne sur les Sarrasins, Charlemagne s'en retournait avec ses Chevaliers : Richard les devancoit. Dans un village en déca des Pyrennées, il mit fin à une aventure des plus extraordinaire; il rencontra devant la porte d'un château, une foule de peuple qu'un Chevalier armé de toutes pièces s'efforçait d'écarter. Richard demanda pourquoi tout ce peuple voulait entrer dans le château malgré cet homme qui paraissait en être le Seigneur : on lui dit que tout le village était infecté de l'odeur du cadavre d'un rival qu'il avait fait mourir dans un souterrain dépendant du château, où il retenait aussi sa femme. Richard épouvanté de ce supplice horrible, et frappé de la puanteur du cadavre, malgré le grand éloignement, s'approche du Chevalier et lui dit : homme déloyal, permets dans l'instant à ce peuple d'aller enterrer la victime de ta cruauté, et délivre ton épouse du supplice abominable que tu lui fais souffrir. Si ta jalousie te portait à lui donner la mort, pourquoi prolonger sa vie dans les tourments: on peut excuser l'effet d'un premier mouvement dans un cœur sensible et vivement irrité, mais une vengeance lente et réfléchie, n'est qu'un long assassinat, ou plutôt un tissu d'assassinats et de meurtres. Celui qui poignarderoit injustement cent hommes en un jour, serait sans doute plus coupable envers la société, mais moins criminel envers soi-même, que l homme atroce qui mettrait cent jours à faire expirer un seul homme dans des tourments continuels. Le Chevalier écouta Richard de sang froid et lui dit : Si vous étiez à ma place, peut-être porteriez-vous plus loin votre vengeance. Avant que de me condamner, il fallait m'entendre. Richard le pria de lui raconter le sujet qui le portait à ces extrémités. Le Chevalier commença ainsi: Chevalier, ainsi que toi, d'une Maison illustre et d'une fortune considérable, estimé à la Cour, aimé de mes vassaux, et ne m'occupant que du soin de soulager les malheureux; tous les jours que mon devoir ne m'attachait point à la Cour, je les passais dans mes terres, encourageant ceux qui les cultivaient, par mes bienfaits, et vivant avec eux comme avec mes enfants : j'étais jeune; un de mes Fermiers à qui j'avais donné ma confiance et qui la méritait, eut une fille. Je me chargeai de son éducation, je la confiai à une femme respectable ma parente; elle tâchait de lui inspirer toutes les vertus de son sexe, il semblait que la jeune élevé allât au-devant de ses leçons : les plus heureux talents se développerent dans la jeune Henriette; beauté, grâces, voix séduisante, esprit vif et pénétrant, mémoire prodigieuse, dextérité surprenante, aptitude la plus grande à apprendre et à concevoir tout ce qu'on lui enseignait, elle réunissait tout. Malheureux! je me laissai surprendre par ces charmes qui ne devraient être que l'enveloppe de la vertu. A dix ans Henriette était un prodige; à dix ans elle fit sur moi une impression que sa perfidie n'a pas encore effacée. Je redoublai de soins pour son instruction, je fis tout pour lui plaire; hélas! je n'eus que trop le malheur d'y réussir. Henriette s attacha à moi; elle sentait le prix de mes bienfaits; je ne voulus point de sa reconnaissance je ne lui demandai que l'amitié la plus pure; et l'amour se fit entendre dans son cœur aussi violemment que dans le mien, elle s'y livrait de bonne foi, mais avec innocence : ses sens parlaient un langage qu'elle ne comprenait point encore; elle éprouvait toute la force des désirs, sans qu'elle pût distinguer quel en était le but. Son père s'en aperçut d'autant plus aisément que l'innocence de sa fille lui permettait de lire au fond de son âme. Il vint me trouver d'un air consterné, les larmes coulaient de ses yeux. Ah! Monseigneur, me dit-il, vous avez cru faire le bonheur d'Henriette et le mien, et vous avez fait sa honte et mon malheur; la reconnaissance que je lui ai toujours inspirée pour vos bontés, a produit en elle une passion qui va faire mon tourment. Je vous connais trop honnête pour vous croire le complice de ses sentiments; mais il n'est que trop vrai que vous en êtes l'objet. S'il en est encore temps, Monseigneur, aidez-moi à guérir ma pauvre fille; ce sera pour elle un bien, plus grand que tout celui dont vous nous avez comblés jusqu'à présent. Va, rassure-toi, mon pauvre Pierre, lui dis-je, je connais les sentiments de ta fille, et je vais te faire parr des miens. Assieds-toi. Ah! Monseigneur! s'écria le Fermier. Assieds-toi, et ne m'interromps point, tepris-je en balbutiant. Quand j'ai vu croître Henriette, je ne croyais avoir pour elle que l'amitié que l'on éptouve pour les objets de notre bienfaisance. Je la regardais précisément comme ma fille. Sa beauté qui se développa, ses talents et son esprit me la rendaient chère, l'habitude me fit une nécessité de la voir. A la Cour, à l'armée, au milieu des affaires les plus embarrassantes, Henriette était présente à mon esprit. Mon cher Pierre, quand je voulus m'examiner moi-même, je me trouvai le plus amoureux des hommes. Je cherchai à me distraire par les plaisirs, je formai des liaisons avec des femmes de mon état, l'indifférence et l'ennui étaient tout ce que j'éprouvais auprès d'elles, et, par une conséquence nécessaire, tout ce que je pouvais leur inspirer; je revenais auprès de mon Henriette; sa beauté qui augmentait de jour en jour, et les épreuves mêmes que j'avais faites pour me guérir, ne servîrent qu'à augmenter ma passion. Ne t'alarme point, mon ami, je fis tous mes efforts pour la dissimuler à ta fille : si je n'avais couru qu'après le plaisir, il m'eût été facile de la séduire; cette idée fut toujouts bien éloignée de mon cœur. Cependant je brûlais : je résolus d'en faire ma femme, elle n'avait que quinze ans, et j'en avais trente. Je craignis qu'Henriette, éblouie par mes bienfaits et trompée par sa reconnaissance, ne prît pour de l'amour ce qui ne pouvait être que la délicatesse d'une âme bien née; j'aimai mieux attendre encore, que del'exposer à se repentir un jour de s'être livrée avec imprudence à un premier penchant : j'ai fait plus, je l'ai menée à la Cour sous le nom d'une parente; elle y a été admirée, elle a fait des conquêtes brillantes; mais plus elle plaisait et plus elle se trou, voit flattée qu'on la fît apercevoir d'un mérite qui la rendait digne de moi : j'affectai de la lier avec deux ou trois Courrisans beaucoup plus jeunes que moi, d'une figure et d'une taille plus avantageuses : ils cherchèrent à s'en faire aimer : mon cœur en souffrait; mais j'aurais fait un plus grand sacrifice encore, si Henriette se fût attachée à l'un ou à l'autre; je voulus que son choix fût libre. J'ai eu le bonheur de voir Henriette, insensible à leur tendresse, me raconter naïvement tous les efforts qu'ils faisaient pour lui plaire, et les plaindre bonnement de leur peu de succès. En fin le croirais-tu? Henriette éclairée par l'âge et par l'expérience, m'avoua la première qu'elle n'aimait que moi, et que quelque parti que je prisse, jamais elle ne pourrait se résoudre à en aimer un autre. Alors je lui déclarai mon amour : je lui dis que depuis huit ans je brûlais d'un feu que, pour son intérêt même, j'avais eu la précaution de lui cacher; je lui dis exactement tout ce que je viens de t'apprendre Elle fut la première à me faire sentir la distance qu'il y avait entre nous, non pas du côté de la fortune, me dit-elle, je sens que ce sacrifice est celui qui doit coûter le moins à une âme telle que la vôtre; mais du côté de la naissance : fait pour parvenir aux premières dignités de l'Etat, notre union pourrait vous en exclure. Elle jugeait bien par la délicatesse que j'avais mise dans toute ma conduite, que je n'avais jamais prétendu en faire ma Maîtresse: elle me proposa de se retirer dans un Couvent et de se sacrifier à ma gloire. Je fus effrayé de cette résolution. Je l'assurai que mon parti était pris depuis long-temps, et que j'étais décidé de l'épouser. Elle combattit fortement mon projet. Enfin vaincue par son amour et par mes larmes, elle crut avoir tout arrangé en me proposant un mariage secret. Je rejetai cette ptoposition comme injurieuse à elle et à moi. Ces moyens ne conviennent qu'aux époux qui ont à rougir l'un de l'autre. Henriette a de la vertu, elle est fille d'un homme qui en a plus que les gens les plus qualifiés, je puis avouer l'un et l'autre sans honte. Pierre voulut me dissuader de ce mariage, il fit tout ce qui dépendit de lui, il me menaça de refuser son consentement à sa fille. Je pouvais uset de violence, je ne voulus devait Henriette qu'à elle-même et à ses parents; je leur fis comprendre qu'un amour nourri pendant huit ans dans le silence, combattu pat tout ce que la prudence et la raison peuvent suggérer de plus puissant, n'était point l'effet d'une effervescence passagère, et n'avait tien à craindre de l'inconstance. Enfin j'obtins le consentement du bon Fermier, qui se jeta à mes genoux, et me demanda pardon de me l'avoir refusé: je connaissais trop bien les motifs de son refus pour lui en savoir mauvais gré. Henriette avait accompli sa dix-huitième année, lorsque je l'époufai. Depuis mon mariage je n'ai été ni moins tendre ni moins empressé. Nous eûmes deux enfants; Henriette ne me patut jamais avoir changé à mon égard, et de mon côté j'avais en elle la confiance la plus aveugle. Voilà, continua le Chevalier en s'adressant à Richard, quelle a été ma conduite avec cette femme dont vous prenez la défense: voici ses crimes. Je recevais chez moi tous les Seigneurs des environs, je procurais à ma femme tous les amusements que je pouvais: elle était jeune et belle, je n'avais aucune raison de ne la pas ctoite vertueuse, et je voyais, sans aucun ombrage, les jeunes gens qui venaient chez moi lui faire des déclarations et des caresses que je croyais innocentes Un Domestique m'avertit qu'elles ne l'étaient pas autant que je me l'imaginais, et je le chassai. D'autres personnes cherchèrent à me faire naître des soupçons, et je les reçus, très mal. Je répétai même à mon épouse tout ce qu'on m'avait dit, et je l'avertis de se méfier de ces gens là. Elle suivit mon conseil, et fut plus réservée à l'avenir. Le fils de mon ancien Ecuyer, à qui j'avais fait donner une éducation conforme à son état et à sa fortune, et qui avait acquis les plus belles connaissances, venait chez moi; je le recevais avec plaisir; il vivait avec nous comme étant de la maison : je le destinais à remplacer son père, qui a été tué dans un Tournoi : si j'avoîs eu des dispositions à être jaloux, c'était l'homme le moins capable de me donner des soupçons. Les mêmes personnes avec qui je m'étais brouillé pour avoir voulu m'en inspirer, revinrent à la charge et m'avertirent que ma femme aimait ce jeune homme, et qu'ils me trahissaient l'un et l'autre. Cette obstination de la part des personnes qui m'avaient de grandes obligations, et qui dans le fond ne pouvaient avoir aucun intérêt à troubler notre union, me piqua; je résolus de m'éclaircir plutôt pour confondre les calomniateurs, que par méfiance. Le hasard me servit mieux que je n'aurais pu l'espérer; l'esprit agité et n'ayant pu dormir de toute la nuit, je me mis un matin à la fenêtre, elle donne sur mon jardin qui est vaste et orné de quatre bosquets fort épais. Un moment après je vis entrer la perfide avec son amant par une porte dérobée: je ne les perdis pas de vue, ils se croyaient seuls; je vis le jeune homme embrasser mon épouse avec ardeur, elle lui rendait ses caresses avec plus d'ardeur encore. Il en vint à des jeux plus sérieux, elle se livrait à lui avec plus de volupté qu'elle ne s'était jamais livrée à moi; je fus sur le point d'aller les poignarder l'un et l'autre : je me moderai cependant et j'attendis une autre occasion, pour n'avoir rien à me reprocher. Ma femme m'engagea de prier Dupuy, c'était le nom de son amant, à souper le soir même. Je lui répondis qu'il savait bien qu'il était le maître; nous nous mîmes à table, je dissimulai toujours, j'observais tous leurs gestes, leurs coups d'œil, je les vis se presser la main par dessous la table, j'étais furieux, mais je voulais les prendre sur le fait. Je feignis de recevoir une lettre pendant le souper, je l'ouvris et je lus devant eux, que le Comte de Toulouse me priait de venir à sa Cour pour une affaire très pressante, je parus avoir quelque chagrin d'être obligé de partir. Le lendemain je dis à mon épouse que pour éviter la chaleur du jour, je partirais à l'entrée de la nuir : elle approuva fort mon projet : je fis préparer mes chevaux et je donnai tous les ordres nécessaires. Elle ne manqua point de faire avertir son amant par une vieille domestique qui avait si confiance, de venir vers minuit. Je pars, mais quand je fus arrivé dans une de mes terres à une lieue d'ici, je m arrêtai environ deux heures. Un de mes voisins qui m'avait averti des débordements de ma femme s'etoir engagé non seulement de me fournir l'occasion de la prendre sur le fait, mais encore de me donner des preuves que ma vie courait le plus grand danger. En effet, il ne tarda pas à venir me joindre: je lui racontai, tout ce que j'avais vu. Si votre vie, me dit il, n eut pas été menacée, jamais je ne me serais avisé de porter le trouble dans votre cœur, je me serais contenté d avertir votre femme, et j'aurais gardé le plus profond silence : je ne me suis déterminé à le rompre, que parcequ'il y va de vos jours. Vous vous rappelez que vous tuâtes dans une joute un jeune Chevalier, parcequ'il combattit contre vous avec des armes que les lois de l'honneur défendent, tandis que vous vous présentiez avec une lance et une épée à fer émoussé. Ce Chevalier avait résolu de se défaire de vous, et votre femme était sa complice; quant à Dupuy, voici deux lertres qui vous mettront au fait. Je les lus : la première contenait des preuves non équivoques de l'amour de Dupuy et de ma femme. On ne voulut me livrer la seconde, qu'à condition que je promettrais de ne pas attenter aux jours de la perfide. Je ne voulais rien promettre; mais cet homme s'y prit avec une telle adresse, et sut si bien me toucher, qu'enfin j'engageai ma parole d'honneur. Il me remit la lettre, et j'y lus que Dupuy envoyait à sa maîtresse le flacon dont ils étaient convenus, et qu'il fallait substituer la liqueur enchantée à un des flacons de liqueurs spiritueuses que je porte ordinairement en cas d'accident à la chasse ou dans mes voyages. Mon voisin me dit de faire apporter mes flacons, il s'en trouva un cassé, afin que je fusse obligé de me servir de l'autre. Je fis l'épreuve de la liqueur, j'y trempai du pain que je donnai à un chien: deux heures après que cer animal l'eût mangé, il tomba à terre, se débattit et expira. Convaincu de la perfidie de mon épouse, je repris le chemin du château : je m'y introduisis secrètement avec deux domestiques; un troisième va frapper à la porte de la chambre de ma femme; il l'a prie d'ouvrir pour prendre, disait-il, quelque chose que j'avais oublié, et que je renvoyais chercher. Ma femme fit lever la vieille qui couchait dans le même appartement, lui défendit de laisser entrer le domestique, et lui ordonna de lui remettre ce qu'il demandait. La vieille obéit exactement, entrouvre la porte; mais le domestique plus agile, sous prétexte de prendre ce qu'on lui donnait, saisit la vieille à la gotge, entre, et je le suis avec deux autres de mes gens, dont l'un portait une torche allumée. Je m'approche du lit, et je trouve les deux traîtres couchés ensemble. Je les fis lier l'un et l'autre, ainsi que la vieille; je les conduisis dans le souterrain où ils sont encore : et là, l'épée levée sur leur sein, je forçai la perfide de verser elle-même le reste dû flacon dans un verre et de l'offrir à son amant; j'obligeai celui ci, ou de le boire, ou de s'attendra au supplice le plus affreux et le plus long. Il n'hésita point et une demi heure après il expira : quant à ma femme, j'avais promis de lui laisser la vie, je l'enfermai avec le cadavre de son amant, et ne voulus pas la séparer d'un homme qu'elle avoir tant aimée. La vieille est enfermée avec elle, on a soin de leur apporter tous les jours à travers une ouverture que j'ai laissée dans le mur, du pain et de l'eau. Jugez, ajouta le Chevalier en finissant, si la vengeance surpasse l'affront que j'ai reçu. Richard convint que l'atrocité de cette femme, méritait la mort; moins encore parce qu'elle avait trompé le meilleur des époux, que parce qu'elle avait voulu le faire périr. Je ne vous blâmerais pas, ajouta-t-il, si vous les eussiez poignardés l'un à côté de l'autre dans le lit, ou même dans le souterrain; mais perpétuer un supplice mille fois plus cruel que la mort même.… l'humanité se révolte. Chevalier, vous allez plus loin que les lois; jamais elles ne punirent les crimes les plus horribles, de peines aussi cruelles. Vous pouviez vous venger par le secours des lois, et ne pas recourir à des excès qui vous rendent presque aussi coupable qu'elle. Enfin Richard, à force de prières, obtint du malheureux époux, qu'elle serait transférée dans un Couvent où elle mourut cinq à fix ans après. CHAPITRE VIII. Tempête. Enlevement de Richard sur le mont Sinai. Défaite d'un affreux Géant. Richard est transporté en Angleterre. Sa victoire et son couronnement. RICHARD reprit la route de ses Etats: il apprit en traverfant la France, que la Reine d'Angleterre, mère de son épouse, était morte; le trône appattenoit à la Duchesse, et comme elle n'ambitionnait pas l'honneur de régner, elle transmit ses droits à Richard : il se disposa à se faire reconnaître. Il fit équiper douze grands vaisseaux; il n'avait tien épargné pour rendre cette flotte brillante : le Duc monta le premier, le Comte d'Alençon le second avec cent Chevaliers : plusieurs Chevaliers et Seigneurs montèrent les autres vaisseaux. A peine furent-ils en pleine mer, que la flotte fut attaquée par une violente tempête. L'air s'obscurcit et se troubla, la mer mugit et s'enfla, les vaisseaux furent dispersés; Richard faisait faire des manœuvres pour les rejoindre : il ordonnait, il exécutait, toujours ferme, toujours intrépide. Il aperçut à la lueur des éclairs les débris d'un vaisseau prêts à être submergés, ils portaient une femme magnifiquement parée et d'une beauté ravissante. Elle versait un torrent de larmes sur le sort de ses malheureux amis et de son frère qu'elle avait, disait-elle, vus engloutis par les flots. Un coup de vent porta ces débris vers le vaisseau de Richard : il avait entendu ses plaintes, il eut le bonheur de la sauver; il lui demanda qui elle était: vous voyez, dit-elle, une Princesse, fille du Roi d'Espagne, j'allais en Ecosse épouser le Roi de ce pays : mon père m'avait donné pour escorte cinquante Chevaliers, conduits par mon frère : tout a été submergé: père infortune! une vague lui a ravi toute sa famille. A peine fut elle sur le bord de Richard, que le vaisseau partit comme la foudre, et alla se briser sur les côtes de Gênes, le seul Richard se sauva, les cadavres des Chevaliers flottaient sur les ondes. La fausse Princesse disparut, Richard la chercha vainement; il plaignait son sort, lorsqu'il aperçut dans les airs un démon qu'il reconnut pour Nazomega. C'était lui qui avait suscité l'orage, qui avait pris la figure de la Princesse d'Espagne, et qui fir échouer le vaisseau : depuis le combat qui'il avait soutenu contre Richard, la Fée Minucieuse l'avait pris sous sa protection, et l'avait mis à la place du Génie. Richard gravit sur des Rochers et se trouva dans une île très agréable, il y était seul, et la nuit approchait; la fraîcheur du lieu, la fatigue qu'il avait essuyée pendant la tempête, l'engagèrent à s'endormir. Nazomega ne pouvait pas comprendre comment le Duc, insensible à ses coups, rompait toute sortes d enchantements : il se fit suivre de plusieurs démons qu'il avait évoqués, et fit enlever Richard dans les airs Son sommeil était si profond que Nazomega et les démons le transportèrent sur le mont Sinaï, sans qu'il s'en appetçut. Cet enlèvement fut si rapide, qu'ils y arrivèrent avant la fin du jour, tous les démons disparurent avant le réveil de Richard. Le projet de Nazomega était de le livrer à un Géant, qui faisait mourir tous les Chevaliers qui allaient à Jérusalem et dans la Palestine. A son réveil, Richard qui se croyait dans l'île où il avait échoué, jeta les yeux de tous côtés : à la place d'un lieu désert, il vit dans l'éloignement des maisons, des Eglises et des Monasteres : il se crut encore dans les bras du sommeil et dans l'illusion d'un songe. Il avance et entre dans une Eglise, il interoge, et on lui répond qu'il est dans un Monastere du mont Sinaï. Ne pouvant plus douter qu'il n'eût été transporté dans ce lieu par un pouvoir suprême, il se prosterne et prie la Divinité de le protéger contre ses ennemis visibles et invisibles. Aussitôt une voix lui ordonne de prendre l'épée qui est entre les mains de la statue de Catherine, à qui ce Temple était consacré, et de s'en servir pour tuer le Géant qu'il trouverait sur le port des Pellerins, où il faisait sa résidence pour être plus à portée de les voir arriver: à mesure qu'ils débarquoient, il les enlevait et les faisait mourir dans des tourments affreux. Richard s'approche avec respect de la statue, qui tend le bras et lui présente l'épée, symbole du zèle avec lequel la Sainte avait toujours défendu la vérité de sa religion. Cette épée était dans son fourreau pour marquer que la Religion douce et tranquille ne fait que se défendre et n'attaque jamais, qu'elle est prodigue de son sang, et avare de celui de ses enemis. Richard reçut l'épée en présence des Religieux qu'il avait appelés. Il la tira de son fourreau à leur grand étonnement, car ils lui racontèrent que ni eux, ni plusieurs Chevaliers qui l'avaient essayé, n'avaient jamais pu en venir à bout, quelques efforts qu'ils eussent faits. Les Religieux le félicitèrent, ils lui racontèrent tout ce que le Géant faisait souffrir aux Pellerins, pour les empêcher d'aller à la ville de Jérusalem, dont il destinait la conquête aux Sarrasins. Richard leur promit qu'il espérait de les en délivrer. Il arrive sur le port et ne tarde point à voir paraître le Géant; il avait douze pieds de haut, c'est-à-dire, six de plus que Richard : le Duc ne fut point effrayé de sa taille : arrête, lui dit-il, prépare-toi au combat, ou rends toi mon prisonnier. Le Géant le regarda avec mépris et agita dans les airs le tronc d'un gros chêne qui lui servait de massue. De quel droit, continua-t-il, empêches-tu les Chrétiens d'aborder à Jérusalem et les massacres-tu? Le Géant sans daigner lui répondre laisse tomber sa lourde massue sur Richard, dont l'écu se trouva fracassé, il tomba lui-même. Le Géant la relevait, mais Richard profitant de ce moment, lui porte un coup terrible dans le bas ventre et fait pousser au Géant un cri qui retentit le long des côtes de la mer; la massue lui échappa de la main, et alla tomber sur un vaisseau qu'elle démâta. Richard voltigeait avec agilité autour du colosse qui cherchait à le saisir. Il prenait si bien ses mesures, qu'il le blessait à chaque instant : d'un revers il lui emporta la main droite, d'un second, il lui coupa la jambe au-dessus du pied, et le Géant tomba comme un chêne sous le dernier coup de hache; il se défendait encore avec sa main gauche, dont il arrachait des quartiers de rocher qu'il lançait contre son adversaire; adroit à les éviter, Richard s'élance et lui coupe encore certes main. Rends-toi, lui disait-il, renonce à ra cruauté, reconnais le Dieu qui m'a donné le courage de te combattre et la force de re vaincre, et je puis encore, par des secours qui te sont inconnus, conservec ta vie. Commence, lui répond le féroce Géant, par me rendre mon pied et mes mains, rapporte-moi ma massue, et je verrai. Richard le prend par les cheveux, et l'exhorte toujours à se rendre. Tu as entendu mes conditions, dit le Géant, remplis les; quand j'aurai ma massue qui a échappé de mes mains, amène-moi encore ce Dieu dont tu parles, et si toi ou lui pouvez me vaincre, je te promets d'être ton prisonnier. Richard indigné de ce blasphème, et voyant qu'il n'y avait rien à espérer de sa vilaine âme, lui soulève la tête et la sépare de son corps. Chargé de ce trophée, Richard regagne le haut du mont, et présente la tête du Géant aux Religieux qui ne pouvaient assez admirer sa valeur. Ils lui firent présent de l'épée, et offrirent de le faire conduire à leurs dépens en Angleterre, où il était sort pressè de se rendre. Richard accepra l'offre de le conduire, mais il ne voulut pas que le Couvent en fît les frais. Tandis qn ils combattaient de générosité, il se présente un jeune Ecuyer qui promet au Chevalier, s'il veut le prendre à son service, de le défendre contre toute sorte d'enchantements. Richard reconnut Nazomega malgré son déguisement; il porta la main sur la garde de son épée, lorsque la même voix qui lui avait ordonné d'aller combattre le Géant, se fit entendre : elle ordonna au Génie de se transformer en cheval ailé, et de transporter le Chevalier en Angleterre. Tu l'emportes, s'écria l'Enchanteur, en s'adressant à Richard, mon pouvoir est anéanti par l'être qui te protège; j'allais te transporter au pays qu'habitent les enfants du soleil, dans les rochers brulans que ne connaissent point encore tes compatriotes, mais où un démon plus redoutable que moi, le démon de l'avarice conduira un jour une partie des peuples de l'Europe : c'est-là que je me proposais de te tenter par la vue des trésors que la terre y recèle, et que j'aurais découverts à tes yeux. Si je n'avais pu t'éblouir par leur éclat qui doit séduire tant de Nations, je t'aurais transporté au milieu des glaces du Nord : c'est-là que tu aurais eu à combattre des peuples de Géants : il t'aurait été impossible de résister à leur fureur; si le ciel t'eût sauvé, je t'abandonnais dans les déserts de l'Afrique, je t'y aurais exposé à des monstres plus effroyables encore; ton courage t'eût été inutile, à moins que le ciel ne t'eût prêté des ailes; les monstres qui habitent ces forêts, sont moins dangereux que ceux qui y peuplent les airs; s'il ne t'avaient pas arraché la vie, je suis du moins assuré qu'ils t'auraient effrayé, et c'est tout ce que je désirais; mais enfin je suis vaincu, le ciel m'enchaine, je suis forcé de lui obéir et de t'annoncer que ru n'auras plus à craindre les persécutions des Enchanteurs, des Génies, ni des Démons, et que le ciel les soumet à tes ordres. A ces mots les bras et les jambes de Nazomega s'étendent, son col s'allonge, sa tête se courbe vets la terre, et des plumes s'élèvent sur son dos. Il devient un cheval magnifique, il déploie ses ailes, Richard s'élance sur lui, et le Démon fend les airs avec plus de vitesse que l'aigle qui fond sur sa proie. Il parcourt en un clin d'œil des régions immenses, il plane au-dessus des plus hautes montagnes, il avait sous ses pieds des mers orageuses : le Démon le transporte au-dessus du Vésuve, et Richard a le temps de plonger sa vue au fond du gouffre embrasé; il traverse l'Italie, s'élève au-dessus des alpes, le bruit qu'il fait en passant sur leur sommet, effraie les aigles et d'autres oiseaux qui sortent de leurs aires, et qui voltigent autout de lui; Richard est obligé de les écarter avec son épée. Son cheval le fait passer au travers d'un nuage épais qui s'est élevé sur une vallée profonde; le tonnerre gronde sous ses pieds, et la foudre sillonne les airs autour de lui, elle frappe son écu qu'elle fond dans ses mains sans le blesser. Il parcourt la France, arrive à Calais et franchit le canal; enfin Nazomega arrivé sur les bords de la tamise, s'abat et pose doucement à terre Richard, qui n'ayant plus besoin de son secours, lui ordonne d'aller apprendre son arrivée, sous telle figure qu'il lui plaira de prendre, aux Religieux du mont Sinaï. Lorsqu'il fut parti, Richard prend le chemin de Londres; il avait apperçuen passant quelques-uns des vaisseaux qu'il avait pris en partant de Normandie, et qui avaient été battus de la tempête. Il entre dans la ville, et bientôt il est reconnu par un des principaux Seigneurs de sa Cour, qui demeure immobile de surprise. On croyait Richard enseveli sous les flots : on avait vu son vaisseau se briser contre des rochers, trois autres avaient péri. Dès que les Normands furent informés de son arrivée, ils firent éclater leur joie. Ils apprirent au Duc que le peuple Anglois, qui ne veut des Rois, que pour les tenir sous sa dépendance, s'assemblait déjà pour en nommer un de sa nation. Richard dont la politique était toujours d'employer la douceur, avant d'en venir à des moyens extrêmes, fit publier son arrivée : il assembla le peuple et lui parla ainsi. Le désir que vous montrez d'être gouvernés par un Souverain né parmi vous, ne m'offense point, il m'est au contraire un garant de votre fidélité; un peuple qui aime sa patrie, doit nécessairement être attaché à ceux qui le gouvernent, lorsqu'ils s'appliquent à procurer à cette patrie le bonheur et la gloire : c'est-là mon unique dessein. Je ne suis pas né parmi vous, mais j'exerce des droits que m'a transmis une femme, votre compatriote, que j'adore, dont ies mœurs et le courage m'ont donné de votre nation l'opinion la plus avantageuse, et dont le caractère m'a fait vous aimer avant de vous connaître. Anglois, son père était votre idole, et la mémoire doit vous être chère; refuser à sa fille les mêmes sentiments, serait un contradiction qui n'est point dans votre manière de penser. C'est cette fille au nom de laquelle je viens régner sur vous; elle aime sa patrie, et je chéris tout ce qu'elle aime. Voyant que les murmures continuaient encore, Richard reprit ainsi, je hais la force et la violence, et je déteste les querelles ci-viles; je serais au désespoir si je croyais qu'il Pn coûtât une goutte de sang à mes sujets. Que ceux qui sont opposés à mon élection, choisissent un Chevalier, je le combattrai; s'il est vainqueur j'abandonne mes prétentions; si je le suis, vous vous réunirez tous sous mon obéissance. A cette proposition, il s'éleva des applaudissements de toutes parts, et l'assemblée fut renvoyée au lendemain. Les Anglois choisirent un Prince descendant d'Alfred le Grand, jeune homme élevé dans les montagnes d'Ecosse, accountumé dès son enfance à lutter contre les monstres des et ne connaissant d'autres armes que sa massue, un poignard et sa valeur. Richard se rendit sur la place, et le brave Alfred se présenta; le Duc ne voulut point combattre à armes inégases, il se saisit d'une massue et d'un poignard comme son adversaire. Les Anglois divisés en deux partis faisaient des vœux, les uns pour Richard, et les autres pour la liberté. Les deux combattants s'élancent, un silence profond règne dans l'assemblée. Alfred avoir levé sa pesante massue, Richard l'évite, et le poids de l'arme d'Alfred fait courber sa tête sur le col de son cheval : Richard eût pu profiter de ce moment pour écraser son adversaire, il lui donna le temps de se remettre. Ils reviennent l'un contre l'autre; leurs massues se choquent, et quoiqu'elles fussent de racine de cèdre, armées de pointes acérées, le choc les entrouve l'une et l'autre, les coups qu'elles peuvent porter dans cet état ne sont plus dangereux,. et le combat eut encore duré longtemps, si Richard au lieu de frapper Alfred n'eut adressé des coups multipliés sur la tête du cheval, il l'étourdit; le coursier entraîne Alfred qui ne peut le ramener contte son adversaire. Richard dédaigne de profiter de son embarras, il demeure simple spectareur. Alfred est forcé de descendre, le Duc descend de son côré, et tous les deux le poignard à la main se mesurent et marquent la place de leurs coups; Richard évite ceux d'Alfred, et le faisit par le milieu du corps; ils cherchent à se terrasser, lés efforts même qu'ils font pour se tenverser semblent les rendre immobiles. Richard feint de céder, son adversaire s'ébranle, mais rassemblant toutes ses forces, Richard profitant d'un instant favorable, le met sous ses pieds et le désarme. Il ne tenait qu'à lui de lui plonger le poignard dans le sein : avoue toi vaincu, lui crie-r-il. Alfred ne répond que par les efforts qu'il fait pour se dégager, mais Richard le tient pressé contre le sable. Alors le peuple divisé se réunit, et crie vive Richard, vive le Roi. Dès que ce cri a frappé l'oreille d'Alfred, il cède et convient que Richard est vainqueur. Richard le relève, l'embrasse et. lui dit que les Anglois ne pouvaient choisir un Chevalier plus vaillant et plus fort : il le pria de lui accorder son amitié, et lui promit la sienne. Pendant le combat il s'était élevé un bruit, dont Richard, trop occupé, n'avait pas demandé la cause : c'était son épouse, qui ayant appris la tempête que la flotte Normande avait essuyée, tremblante pour le sort du Duc, était venue à Londres pour en savoir des nouvelles. Elle arriva au moment où Richard luttait contre Alfred, elle perça la foule et fut témoin de son triomphe. C'en. fut un nouveau pour lui, lorsque sortant des bras d'Alfred, qui lui marquait son estime, et qui répondait à ses caresses, il se rrouva dans ceux de son épouse. Il. la présenta aux Anglois qui tombèrent aux pieds de leur Princesse. Les deux époux furent couronnés le lendemain avec la plus grande solennité: il y eut pendant quinze jours des fêtes et des toutnois. Richard et son épouse se fixèrent en Angleterre, et lorsque le Roi fut obligé d'aller en Normandie pour régler les affaires de l'Etat qu'il quittait, et installer son fils qu'il nomma son successeur, il fut obligé de laisser la Reine en ôrage, tant ils craignaient de le perdre. Ils regnerent longtemps, et les meilleuts Rois qui ont occupé après leur mort le trône d'Anglererre, n'ont pu faire oublier à la Nation, les bienfaits de Richard et les vertus de cette Princesse.