PREFACE. LE caractère de Zingha m'a paru mériter d'être développé. D'après l'historien Anglois, j'en ai rapporté quelques traits dans le Journal Encyclopédique, et j'ai senti que les faits même que je transcrivois m'intéressaient pour cette souveraine moitié sauvage et moitié policée. Persuadé que bien des gens penseraient comme moi, j'ai rassemblé ces faits, et je n'ai fait, dans la vue de les rendre encore plus intéressants, que leur ôter autant qu'il a été en moi, l'aridité qu'ils ont dans les simples notices publiées à Londres sous le titre d'Aventures de Zingha. Les premières années de cette Reine ont vraisemblablement échappé aux recherches de l'auteur Anglois qui en eût assurément parlé, comme on en peut juger par les soins qu'il a pris de rendre compte des plus légères circonstances. J'ignore, comme lui, quels événements ont rempli l'enfance de cette princesse: mais quand j'aurais à ce sujet, tous les éclaircissements qui me manquent, je n'en ferais aucun usage. C'est Zingha que je me suis proposé de faire connaître; c'est une reine ambitieuse, fière et farouche que j'ai voulu montrer, et non pas les amusements frivoles d'un enfant qui n'a point encore de caractère décidé. Je me suis permis aussi quelques réflexions; mais j'ai écarté celles qui ne naissaient point des faits, ou qui ne contribuaient pas à donner une connaissance exacte de la reine d'Angola, de ses mœurs et de celles de ses sujets, des projets et des vues des nations qui ont conbattu contre elle, qui ont envahi ses états, et qui n'ont pu la subjuguer. En un mot, cet ouvrage n'est rien moins qu'une traduction exacte et littérale. L'auteur Anglois rappor-te quelques-uns des faits que je raconte: voilà tout ce qu il y a de commun entre nous; ainsi donc si cette histoire a quelque succès en France, c'est aux faits que je le devrai: si elle n'en a point, je n'en imputerai la fau-te qu'à ma manière de narrer et à mes réflexions. Cependant quoi qu'il arrive, l'événement ne me ravira point le plaisir que j'ai eu d'employer quelques moments à tracer d'après la vérité, un caractère singulier et presque inconcevable. Car, quelle âme a jamais présenté comme celle de Zingha le bizarre et monstrueux assemblage de tous les vices et de toutes les vertus? Quelle autre a réuni la fermeté la plus inébranlable à la plus grande inconstance, l'héroïsme le plus intrépide à la plus étonnante faiblesse, l'indulgence la plus facile à la sévérité la plus outrée, la bienfaisance à la férocité? Telle fut la reine Zingha qui ne méritait ni de rester ignorée en Europe, ni d'y être aussi défigurée qu'elle l'a été dans les relations fabuleuses du voyageur Dapper, et dans les récits mensongers de Ludolf. C'est cependant sur la foi de ces écrivains que les éditeurs du Dictionnaire de Moreri ont cru devoir consacrer un aricle au règne de Zingha qu'ils appellent Xinga, et à laquelle ils donnent un Prince Ineve pour aïeul. Les aventures que Dapper et Ludolf ont fournies aux rédacteurs de cet article, ne méritaient guère l'honneur qu'on leur a fait; et parmi les habitants d'Angola, de-même que parmi tous ceux du pays des Giagues ou Jagas, je doute que personne reconnût la célèbre Zingha aux traits peu ressemblants sous lesquels elle est peinte dans cet article, ainsi que dans les relations, ou plutôt, dans les fables des voyageurs qui ont fourni les matériaux d'une partie de l'article Angola, dans ce dictionnaire. C'est dommage queles fautes et les erreurs de toutes les espèces qui abondaient dans les premières éditions de cet ouvrage, d'une si grande utilité d'ailleurs, n'aient point été corrigées, mais qu'elles se soient au contraire si fort multipliées dans les nombreuses éditions qui en ont été successivement publiées. L'auteur Anglois d'après lequel j'ai entrepris d'écrire l'histoire de Zingha, a puisé dans de meilleures sources: c'est du royaume même d'Angola qu'il a tiré les faits dont il a rendu compte, et ces faits sont conformes aux relations des missionnaires Portugais, et presque tous consignés dans les mémoires du Frere Antoine de Gaête, Caputin, missionnaire et préfet de Métamba, confesseur de Zingha, et député du ViceRoi de Loando San-Paulo, vers cette reine dont il fut l'ami, le confident, le ministre et le directeur. A ces titres et au ton de vérité et de désintéressement qui règne dans les récits du Capucin Antoine, j'ai cru que ces mémoires méritaient plus de confiance que les relations hasardées, les recherches superficielles, et les vagues conjectures de quelques voyageurs qui n'ont fait, sans s'y arrêter, que traverser le royaume d'Angola, et qui ont ignoré jusqu'à la langue des habitants de ce royaume. Nous aurions d'excellents mémoires des pays les plus éloignés et des peuples sauvages, si tous les missionnaires que le zèle y attire avaient l'intelligence, les talents et l'adresse qui caractérisaient l'infatigable P. Antoine: mais il n'est pas donné à tous les hommes de servir utilement leur patrie et de gagner en même temps la confiance des ennemis de leur patrie et c'est-là toutefois l'important et pénible rôle que l'industrieux P. Antoine a rempli avec distinction à Loando, à Mapongo, et à Métamba, ainsi qu'on l'apprendra dans la seconde Partie de cette intéressante histoire. ZINGHA, REINE D'ANGOLA. PREMIERE PARTIE. Loin des brûlantes régions où le héros d'Utique ranimant le courage de ses amis vaincus, rassembla sous ses étendards les restes malheureux de la journée de Pharsale; loin des sables arides et des féroces habitants de la triste Nubie, la nature plus riante offre aux voyageurs effrayés du silence des solitudes où ils viennent d'errer, les paysages enchanteurs, les champs féconds, les plaines agréables et les bruyantes villes de la riche Éthiopie, la plus heureuse de toutes les contrées qui composent l'Afrique. Le soleil qui n'envoie sur le reste de cette vaste partie de la terre que des rayons d'une ardeur excessive, modère la chaleur de ceux qu'il répand dans toute l'étendue de l'Éthiopie; en sorte que, quoique bazannés ou même noirs, les peuples qui l'habitent, y cultivent sous l'influence d'un climat tempéré des sols fertiles, également affranchis des rigueurs des frimas de l'Europe et de l'Asie, et des feux dévorant qui rendent presque inabitables la plupart des autres pays situés sous la zone torride. L'Éthiopie ne jouit pourtant pas des mêmes avantages dans tout-te son immensité. L'Abissinie presque'entière est infertile, déserte, par l'extrême chaleur qui brûle jusqu’aux racines du petit nombre de végétaux que la nature languissan-te produit de loin en loin au milieu des sables enflammés qui couvrent cette région. C'est au-delà de ce pays inculte, et dans la basse Ethiopie qu'on respire un air pur. C'est là que la fertilité naturelle du sol, la douceur du climat, et la vigueur de la végétation perpétuent les charmes du printemps et les richesses de l'automne. C'est-là que la nature offre dans tous les temps aux peuples qui s'y sont rassemblés, tous les dons et tous les agréments qu'elle n'accorde que successivement dans les autres contrées. Le Tybre qui s'enorgueillit de baigner les murs de Rome; le Tybre qui coule avec tant de majeste dans la plus brillante contrée de l'Europe, arrose dans son cours des plaines moins riantes et des champs moins féconds que ne le sont les prairies toujours emaillées et les belles campagnes situées sur les bords des Camerones, rivière d'une immense étendue, et qui sert de frontière à différents royaumes. C'est en suivant le cours de ses rapides eaux, qu'on aperçoit les menaçantes tours où se tient, environné de ses sujets esclaves, le despote de Benin, dont les états confinent avec les trois royaumes de Cacombo, et avec ceux d'Angra, de Gabom et de Congo, qui renferme seul plus de villes, d'habitants, de métaux, et de richesses naturelles de toutes les espèces, qu'il n'y en a dans tout le reste des états de l'Afrique, ou même dans les mines du riche Potosi, et dans les plus vastes empires de l'Europe et de l'Asie. A ne considérer que l'étendue de sa domination, le nombre presque infini de ses sujets, l'entassement prodigieux de ses trésors et de ses revenus, l'Empereur de Congo devrait être sans-doute regardé comme le plus puissant de tous les souverains. Les rois de Lovango, de Pango, de Batta, respectent son autorité; ceux de Songo, de Sunda, de Pemba, de Bamba, sont soumis à ses ordres: sa couronne est indépendante, et du fond de son palais, situé sur la coline de Banza ou de San-Salvador, il impose des lois à presque toutes les nations de la basse Ethiopie. L'impétueux Zaïre, l'un des fleuves les plus étendus qu'on connaisse, n'arrose dans son cours que des terres cultivées par les esclaves du puissant empereur de Congo: les bords de ce fleuve, ainsi que les deux rives du profond Goanza, et celles de la Lelunde, dont les eaux claires et limpides roulent sur un gravier parsemé de sable d'or, sont ornés de palmiers, d'orangers et de citronniers, couverts dans toutes les saisons ou de fleurs ou de fruits. Les titres de la plupart des souverains sont fastueux, outrés; ceux du roi de Congo sont modestes: il pourrait sans blesser la vérité en prendre de plus imposants, il se contente de se dire Mani, ou Seigneur de Congo, par la grâce de Dieu, roi de Manicuma, d'Ocanga, de Cumba, de Lulla, de Zouza, Seigneur des Duchés de Batta, de Sunda, de Bamba, Comte de Songo, d'Angoy, de Cacongo, Despote des Amboudes et suprême Dominateur du grand fleuve de Zaire. Mais si ce prince dédaigne d'ajouter à ces titres ceux de plusieurs autres royaumes et de beaucoup de souverainetés qu'il possède réellement, il affecte en même temps par une étrange bizarrerie de prendre la qualité de Roi de Mazingan et d'Angola, quoiqu'il n'ait aucune sorte de droit sur ces deux royaumes possédés par des Princes aussi indépendants qu'il peut l'être lui-même dans ses vastes états. Il est vrai qu'autrefois la souveraineté de Congo s'étendait sur toutes les contrées de la basse Ethiopie, et qu'alors Angola formait sous le gouvernement d'un Sava ou ViceRoi, la plus considérable et la plus riche des provinces de ce puissant empire. Mais l'ambitieux Men-Ben-dis, peu flatté du titre de Sava, forma l'audacieux projet de s'élever au rang suprême, d'ériger en souveraineté indépendante le gouvernement qui lui était confié, et de fonder pour lui et sa postérité un trône au milieu même des terres qu'il s'était proposé d'envahir. Men-Ben-dis réussit même au-delà de son attente, et le succès de son usurpation fut plus brillant qu'il n'avait osé l'espérer. Il commença par refuser insolemment de reconnaître la supériorité du Mani de Congo, et se liguant avec les Portugais, il battit successivement et mit en fuite les Savas ou Vice-Rois des provinces voisines qu'il envahit et qu'il joignit à son ancien gouvernement, dont il forma le royaume d'Angola. Cette nouvelle monarchie fondée par l'usurpation et l'infidélité au milieu des états, et presque sous les yeux du Mani de Congo, s'est soutenue contre les efforts de ce souverain, qui ne pouvant la recouvrer, a fini par reconnaître la légitimité du titre des successeurs de Men-Ben-dis, qui sous la protection du Vice-Roi de Portugal, sont restés paisibles possesseurs des plus belles et des plus fertiles contrées de la basse Ethiopie. Le royaume d'Angola borné au nord par le Congo, par la souveraineté de Mulemba au levant, au midi par le royaume de Mataman, et au couchant par la mer atlantique, renferme huit vastes provinces toutes presque également fertiles, arrosées par mille ruisseaux qui vont tous se jeter dans la grande rivière de Calucala, dont les rives ornées d'une double allée d'orangers, de grenadiers et de citronniers, offrent au voyageur le spectacle le plus brillant et le plus enchanteur: des vignobles immenses, des champs qui tous les ans se couvrent d'une double moisson, de riches paturages, et, de distance en distance, des chemins entretenus avec le plus grand soin, et qui conduisent dans les huit principales provinces du royaume d'Angola; dans la riche Ilamba qui, par sa fécondité, son étendue, et le nombre de ses habitants pourrait seule former une puissante monarchie, dans l'agréable Dovando, où la bonté des paturages rassemble plus de troupaux qu'il n'y en a peut-être dans l'Ethiopie entière, et dont les frontières touchent à celles de la province de Songo, qui fournit à ses habitants les vins les plus délicieux, comme les fruits de l'Icolo sont les plus exquis de la terre. C'est à travers les vergers d'Icolo que l'on passe pour se rendre dans la province d'Ensaca, qui se suffit à elle-même, et qui renfermant plusieurs villes et une infinité de bourgs, trouve dans la fécondité naturelle de son sol non seulement de quoi fournir à la subsistance de tous ses habitants, mais qui envoie encore un excédent considérable de ses vins, de ses fruits dans la vaste province de Mazingan, où les forêts et les mines nuisent à l'agriculture, et rendent la condition des habitants moins douce que ne l'est celle de leurs concitoyens établis dans la délicieuse province de Cambamba, où la nature semble prendre plaisir à rassembler tous les avantages que ses mains bienfaisantes n'accordent que séparément dans les autres contrées, et que l'on ne trouve point également réunis dans la province d'Emvaca, dont le sol est pourtant de la plus étonnante fertilité. Quoique noirs, les habitants du royaume d'Angola sont en général fort adroits, d'une vigueur peu commune dans nos climats, et trèsingénieux: en un mot, pour être des hommes, il ne leur manque qu'une sage législation, un souverain qui les chérisse, et l'espoir de la liberté: mais abattus comme ils le sont sous les chaînes du plus dur esclavage, assujettis au despotisme le plus cruel, forcés de respecter les caprices d'un tyran, maître suprême de la vie et des biens de ses sujets, qu'il égorge ou qu'il vend aux avares Européans, qui vont lui acheter des hommes, comme on achète ailleurs des troupeaux et des bêtes de somme, les malheureux habitants d'Angola, ne possédant rien, et n'ayant que des jouissances précaires, sont lâches, paresseux; ils sont même perfides, par l'habitude que leur fait contracter la nécessité où ils sont de dissimuler les injures et les outrages qu'ils reçoivent de leur prince, de ses favoris insolents, ou de ses avides ministres. Au centre de la province d'Ilamba, s'élève jusqu'aux nues un rocher escarpé, le sourcilleux Mapongo; son circuit est de deux lieues, et dans sa partie inférieure, il est de toutes parts entouré d'un coteau d'une pente douce et facile, qui se termine en une vaste plaine agréablement variée de bois, de champs, de vignobles, et de prairies arrosées par mille ruisseaux et toujours émaillées de fleurs. Sur la cime de ce rocher, est un palais antique, ou plutôt, un redoutable fort, où se tient le tyran d'Angola. C'est-là que, livré tout entier à ses brutales passions, il s'abandonne tour-à-tour, à son goût pour la débauche, et aux excès de la plus inhumaine férocité. C'est dans cet antre ténébreux que des gardes cruels conduisent chaque jour aux pieds de leur barbare maître, tantôt ses plus belles sujettes, qui forcément consacrées à ses sales plaisirs, passent de ses bras impur dans ceux de ses vils favoris, tantôt les citoyens que leurs biens, leurs vertus, des plaintes indiscrètes ou d'infâmes délateurs lui ont rendus suspects, et qui massacrés sous ses yeux, expient l'irrémissible crime d'avoir osé lui inspirer ou des soupçons, ou des remords. Vers les premières anées du 17me. Siecle, c'était au fond de ce palais, tant de fois inondé du sang des victimes humaines, que le farouche N-Gola Ben-dis, le souverain le plus cruel qui jusqu'alors eût désolé l'Afrique, tenait dans ses mains sanguinaires le sceptre d'Angola. A l'âme la plus décidément perverse, N-Gola Ben-dis joignait un cœur faux et perfide; scélérat d'autant plus dangereux qu'exercé dès sa plus tendre enfance, dans l'art affreux de se jouer et du ciel et des hommes, il cachait la noirceur de ses vices sous les dehors séduisants des plus aimables qualités. Sombre, cruel, impitoyable, la sérénité de ses yeux et l'enjouement qu'il affectait n'annonçaient que des tempêtes, des horreurs, des proscriptions; et l'impie, dans le temps même qu'il enfonçait le poignard dans le sein des malheureux qu'il avait condamnés, implorait la tendre humanité: sensible en apparence aux cris de ceux qu'il égorgeait, il les exhortait à souffrir avec constance la mort qu'il leur donnait, et qu'il rendait aussi lente qu'il le pouvait par sa fausse pitié, et aussi douloureuse qu'il lui était possible par les coups mal assurés que leur portait sa feinte compassion. Déja le féroce Ben-dis avait sacrifié sa famille et les amis de ses parents à sa noire défiance; déjà ses parricides mains teintes du sang de ses oncles, de leurs enfants et de son frère, aiguisoient le poignard qu'il avait juré d'enfoncer dans le sein de Zingha, la plus jeune de ses sœurs, qu'il redoutait, qu'il voulait immoler, dont il n'ignorait point les ambitieux projets, et qu'il n'avait encore osé punir, soit que sa beauté, sa jeunesse lui eussent inspiré des désirs qu'il s'était flatté de satisfaire, soit que cette fière princesse eût acquis sur l'âme de ce monstre, un empire qu'il se sentait malgré lui-même forcé de respecter. Cependant sa fureur irritée avait marqué l'instant de la mort de Zingha qui, à la douceur du barbare, à ses soins assidus, aux témoignages empressés de sa fein-te tendresse, aux assurances réitérées de son amitié, ne douta point que son arrêt fatal n'eût été prononcé. Ses soupçons n'étaient que trop fondés; elle touchait à son dernier instant, lorsque des événements imprévus détournerent le glaive qui était suspendu sur sa tête: ce fut un malheur pour Zingha; car elle eût péri innocente, et elle eût emporté l'amour et les regrets du peuple d'Angola; au lieu que jusqu'aux derniers jours de sa caducité, sa vie ne fut plus qu'un épouvantable tissu de crimes et d'horreurs. Il est vrai que ces crimes ne doivent pas être tous imputés à Zingha; les cruelles circonstances où elle se trouva en enfanterent plusieurs, l'impétuosité naturelle de son caractère et le désir véhément qu'elle avait conçu de se venger de l'injustice et des outrages de ses ennemis, lui en firent commettre beaucoup d'autres, et les disgrâces presque continuelles qu'elle essuya, changèrent enhumeur sombre et tyrannique la fierté de son âme, et la sensibilité de son cœur en inhumanité. Ses talents, ses vertus, ses rares qualités eussent fait le bonheur des peuples d'Angola, si le sort lui eût été moins contraire; ou si renversant son frère du trône qu'il deshonnoroit, Zingha eût pris les rênes du gouvernement, et retenu le sceptre qui ne pouvait alors passer dans de plus dignes mains. Tous les jours de son règne eussent vraisemblablement été marqués par des bien-faits et des vertus, et elle ne se fût signalée que par des actes d'héroïsme. En effet, dans le temps même que la noirceur de ses forfaits la faisait abhorrer, ses ennemis les plus irréconciliables ne pouvaient s'empêcher d'avouer et de publier qu'elle était née généreuse, le cœur sensible, l'âme grande, digne, en un mot, du rang suprême, si on lui eût permis de choisir pour y monter des voies légitimes. Issue d'une longue suite de rois, Zingha n'ignorait point les droits que sa naissance lui donnait à l'autorité souveraine; elle n'ignorait pas que, placée si près du trône de ses pères, elle était indépendante, et que tous les souverains réunis ne pourraient sans la plus énorme injustice attenter à sa liberté: cependant elle se vit contrariée, gênée, presque esclave dans le palais de ses aïeux: mais trop haute pour s'exhaler en plaintes, en reproches, elle aima mieux porter avec courage des chaînes qu'elle ne pouvait rompre, que tenter d'inutiles efforts contre le tyrannique joug et l'outrageante insolence de N-Gola Ben-dis, son frère, de ce cruel despote qui, par ses injustices et ses atrocités, jeta enfin dans le cœur de Zingha un levain de férocité, qui des lors ne fit plus qu'y fermenter, s'accroître et se développer. Les premiers jours du règne de N-Gola avaient été marqués par le meurtre de son neveu, par le barbare assassinat du jeune fils de Zingha, que le roi d'Angola avait fait massacrer sous ses yeux, dans la crainte qu'un jour cet enfant ne voulût lui disputer le trône. Trop faible encore pour venger le sang de son malheureux sils, Zingha jura la perte de son lâche assassin: mais pour mieux tromper le monstre qui l'avait immolé, elle lui déroba ses larmes, lui cacha ses sentiments, dissimula sa haine, ses projets de vengeance, et feignit même de rester attachée à son frère. Ce fut cette apparente insensibilité qui trompant son persécuteur, lui fit croire qu'il lui serait aussi aisé de sacrifier la mère, qu'il lui avait été facile de poignarder le fils; et il se préparait à cet acte de barbarie, quand l'intérêt le plus pressant, le désir de conserver le sceptre qui s'échappait de ses mains, arrêta son bras sanguinaire, et le força de recourir à la médiation de cette même princesse qu'il voulait égorger. Le perfide Ben-dis qui haissoit les Portugais autant qu'il détestait ses proches, avait armé contr'eux, et, sans leur déclarer la guerre, il avait ravagé en brigand quelques-unes de leurs possessions: mais bientôt, il se vit arrêté dans sa course: investi de toutes parts, il combattit en lâche, il fut battu, son armée fut mise en fuite, et les deux sœurs de sa femme, ainsi que cette souveraine tombèrent au pouvoir des vainqueurs. Zingha dont la tête était déjà proscrite, n'avait point eu la liberté d'accompagner son frère dans cette expédition, et elle était restée entourée de gardes dans le palais de ses pères. Cependant la reine et ses deux sœurs ne s'aperçurent de leur captivité qu'à la différence extrême des mœurs et des manières de leurs vainqueurs, avec l'atroce caractère et les procédés outrageants du prince d'Angola: elles furent traitées par leurs généreux ennemis avec tous les égards que les nations Européannes ont pour les souverains. Ben-dis humilié, envoya des ambassadeurs aux Portugais pour négocier la rançon des trois princesses captives. Les Portugais refusèrent les riches dons qui leur étaient offerts, et renvoyèrent leurs trois illustres prisonnières de guerre chargées de présents, et pénétrées de la douceur et de l'honnêteté de leurs vainqueurs. Le peuple d'Angola donnait hautement des éloges à la noblesse et à la générosite de la nation Portugaise: la cour même du tyran retentissait des louanges que la reconnaissance arrachait aux parents et aux amis des trois princesses. Il n'y eut que N-Gola Ben-dis qui au récit de ces traits de grandeur d'âme et de désintéressement sentit redoubler la haine que son âme féroce avait conçue contre les Portugais. Non-seulement il refusa de remplir les conditions auxqu'elles il s'était soumis à la suite d'une guerre injuste et malheureuse qu'il avait entreprise long-temps avant sa dernière invasion; mais il osa tenter de nouvelles incursions; et obligeant par ses hostilités les Portugais à le combattre encore, il fut vaincu et réduit par les succès et les victoires de ses ennemis à une telle extrémité, qu'il n'imagina plus d'autre moyen de conserver son sceptre et ses états, que d'envoyer vers la nation qu'il avait irritée, sa sœur Zingha, cette même Zingha dont il avait assassiné le fils, et dont il s'était proposé d'abattre également la tête. Le lâche tombant à ses genoux qu'-il tenait embrassés: O ma sœur! lui dit-il, vous que j'aimai dès ma plus tendre enfance, et que j'adore encore jusqu'à l'idolâtrie; vous, qui eussiez régné sur mes peuples et leur prince, si les nœuds détestables qui nous unissent, ne m'eussent point défendu de vous offrir le moitié de mon trône! je vous ai offensée, belle Zingha, je vous ai outragée: vous êtes généreuse, et je suis malheureux. Mes parricides mains ont répandu le sang de votre fils; il m'était odieux; sa présence importune ranimait sans cesse dans mon cœur le désespoir et la fureur que m'inspira ce jour, ce jour affreux où le chef de nos Gangas vous unit irrévocablement à un autre qu'à moi. Je me suis exercé depuis à vous haïr, à vous rersécuter: peut-être même, si j'en eusse eu la force, ô Zingha! vous ne seriez plus, et du même poignard qui vous eût arraché la vie, je me serais percé le sein. Irrité par vos froideurs, désespéré de votre indissérence à quels excès d'horreur votre sarouche ament ne se serait-il pas porté, si le ciel depuis quelques jours n'eût éclairé son âme, et ramené son cœur à des sentiments plus humains! Mon amour éperdu ne se signalera plus désormais par des crimes; il ne va me dicter que des vertus; belle Zingha, je veux vous imiter: j'en atteste nos Moquisies; je le jure à vos pieds, il ne me reste plus de mes forfaits passés, de mes affreux complots, de mes assassinats que la dévorante amertume de les avoir commis. Ma sœur ne sera point insensible à mes larmes, sa grandeur d'âme oubliera les injustices de N-Gola, pour ne songer qu'à l'honneur de son frère. Soyez l'appui de mon trône; allez en qualité de mon ambassadrice, offrir la paix aux Portugais; et acceptez pour moi toutes les conditions qu'ils voudront m'imposer, et que le revers qui m'accable me forcera de regarder comme de douces lois. Si vous croyez, sage Zingha, qu'en embrassant ou feignant d'adopter la religion de ce peuple, vous puissiez le rendre plus facile à m'accorder la paix, abjurez hautement le culte de nos pères, le ciel vous le permet, nos Moquisies vous l'ordonnent; ne balancez pas un instant, et faitez pour ma gloire tout ce qui dépendra de vous. Les dangers qui menaçaient Zingha, le souvenir des persécutions qu'elle avait essuyées, l'affreux tableau de ses oncles, de ses frères et de son fils expirant sous le fer des bourreaux, ou sous le poignard de Ben-dis, la fureur de ce monstre toujours altéré de carnage prê-te à se ranimer, la rendirent attentive aux prières du tyran; et elle consentit d'autant plus volontiers à se charger de l'épineuse négociation qui lui était offerte, que cherchant depuis plusieurs années un prétexte pour s'éloigner de Mapongo, elle se flatta de trouver dans le cours même de sa députation, quelques moyens heureux, quelque favorable occasion de faire eclatter sa vengeance, et d'exécuter les projets d'usurpation que son âme ambitieuse nourrissait depuis longtemps. Dans ces dispositions qui étaient pour tout autre qu'elle un secret impénétrable, elle consentit à tout, promit tout; on dit même qu'afin de mieux tromper son frère, elle scella sa feinte reconciliation de la plus criminelle des complaisances; du moins l'insolent Ben-dis se vanta d'avoir été le maître, s'il l'eût voulu, d'étouffer dans ses bras cette fière princesse. Quoi qu'il en soit, Zingha, qui depuis son enfance, avait vécu en esclave dans le palais de Mapongo, partit en souveraine, et se rendit accompagnée d'une brillante suite, à Loando San-Paulo, auprès du ViceRoi Portugais qui la reçut avec distinction, et lui rendit tous les honneurs qu'il crut devoir à la hau-te naissance d'une telle ambassadrice. Ce Vice-Roi, Dom Jean Corréa, Da Souza, était un gentilhomme distingué par sa valeur, sa probité, rempli d'excellentes qualités; mais ses vertus étaient ternies par une vanité outrée, et qui lui faisait trop souvent oublier les devoirs de la bienséance. Cet orgueil le dirigea dans la première audience qu'il donna à Zingha: cette princesse fut introduite dans une salle, où elle fut très-surprise de ne voir qu'un fauteuil occupé par le ViceRoi, et aux pieds de cette espèce de trône surmonté d'un dais, un tapis étendu sur le parquet, avec un coussin de velours préparé pour l'ambassadrice. C'était de temps immémorial un usage observé à Loando, que tous les étrangers admis à l'audience du ViceRoi, s'inclinoient profondément devant lui: les souverains eux-mêmes étaient assujettis à cette ancienne loi. Zingha refusa de s'y soumettre: elle ne voulut point se prosterner: mais cachant son dépit, elle ordonna, sans se déconcerter, à l'une des femmes de sa suite, de se mettre à genoux et sur ses mains, à côté du coussin, et le plus près qu'il serait possible du trône. Cette femme obéit, et Zingha s'asseyant sur ce siège vivant, dit à Dom Corréa qu'il pouvait maintenant proposer les conditions du traité de paix et d'alliance qu'elle était venu négocier. Le Vice-Roi qui s'attendait à des excuses pour Ben-dis et à d'humbles supplications, fut étonné de ce ton de fierté; mais se remettant bientôt, il exigea que pour réparer son audace et les dommages causés dans ses dernières invasions, N-Gola se reconnût vassal des Portugais, et qu'il s'obligeât pour lui et ses successeurs à un tribut annuel. Zingha, frémissant de colère à ces propositions, et regardant le Vice-Roi avec indignation: „ Sava chrétien, lui dit-elle, cherche ailleurs tes vassaux: cherche tes tributaires parmi les ennemis que tu pourras soumettre les armes à la main: mais n'espère jamais de contraindre à de telles bassesses un monarque puissant, jaloux de son indépendance, et qui ne m'envoie ici que pour te demander ton amitié, et pour t'offrir avec la sienne ses forces redoutables, et jusqu'à ce jour invincibles." Cette réponse prononcée d'un ton ferme et imposant, fit une si forte impression sur les Portugais, que supposant au prince d'Angola des ressources qu'ils ne lui connaissaient pas, et une armée prête à fondre sur Loando, ils se hâtèrent d'accepter la paix qui leur était offerte aux conditions les plus honorables pour Ben-dis. Zingha satisfaite de ce premier succès, prit congé de Corréa qui, la conduisant hors de la salle, l'avertit que cette femme qu'elle avait fait servir de tabouret, ne voulait ni se lever, ni changer d'attitude qu'elle n'en eût reçu l'ordre de son auguste souveraine. “Dans son palais, répondit la princesse, une femme telle que moi, ne se sert jamais deux fois du même siège: la vue de cette malheureuse me reprocherait sans cesse l'espèce d'humiliation, et le manque d'égards que j'ai essuyés ici; qu'elle évite désormais ma présence, et que mes yeux ne puissent jamais tomber sur elle“. La hauteur de ces reparties, l'intrépidité de Zingha et l'air de majesté qu'elle mettait dans ses propos comme dans ses actions, en imposèrent à l'orgueil de Corréa, qui cherchant à réparer ses torts, parvint à force d'honêteté, de prévenances et de distinctions, à faire oublier à Zingha les mécontentements qu'elle croyait avoir reçus lors de sa première visite. Flattée de la considération dont elle jouissait à Loando, des hommages qu'on lui rendait, et de la politesse respectueuse des Portugais, elle passa quelques mois parmi eux. Aussi peu attachée au culte ridicule des Moquisies qu'à toute autre doctrine, ou plutôt, toute entière à ses projets d'ambition, elle crut devoir feindre du zèle pour la religion chrétienne, demanda d'être instruite, et parut si convaincue de la vérité des dogmes que quelques missionnaires chargés de l'éclairer, lui expliquerent, que ceux-ci ne doutant point de la sincérité de sa conversion, l'admirent au baptême qu'elle reçut très-solennellement en 1622, vers le commencement de la quarantieme année de son âge. Mais tandis que Zingha ne paraissait occupée que des intérêts sacrés de la religion qu'elle venait d'embrasser, elle ne songeait qu'aux moyens de captiver la confiance de la nation Portugaise, et de s'assurer du zèle et de l'attachement de Corréa. Les confidences adroites qu'elle lui avait faites du caractère soupçonneux et cruel de son frère, des injures qu'elle en avait reçues, et de l'excessive rigueur de l'esclavage où elle avait été réduite dans le palais de Mapongo, émurent vivement le Vice-Roi qui, pénétré jusqu'aux larmes des récits de Zingha: "Vous connaissez, lui dit-il, la barbarie et l'inhumanité du monstre qui vous attend: la paix qu'il vient d'obtenir est votre ouvrage; l'ingrat vous punira des bienfaits dont vous l'avez comblé: teint du sang de ses proches, accoutumé au crime, aux lâches trahisons, aux noirs assassinats, quel autre prix attendezvous du service important que vous venez de lui rendre, qu'un esclavage avilissant, ou la plus affreuse des morts? Restez dans mon palais, respectable Zingha; ne vous éloignez pas des murs de Loando, et laissez à mon zèle, aux Portugais vos amis et vos alliés, le soin de vous venger: laissez nous le soin de renverser le traître N-Gola de son trône, et de vous y placer, sous la protection du roi de Portugal mon maître „. La princesse d'Angola flattée intérieurement des offres du Vice-Roi; mais feignant d'en être offensée: “Est-ce, lui répondit-elle, au nom du Roi que vous représentez, ou de vous-même, Corréa, que vous osez me donner ces conseils? Si c'est le Vice-Roi qui m'offre son palais et Loando pour asiles, il oublie dans ce moment, qu'ambassadrice d'un puissant souverain, rien ne saurait me dégager de la parole sacrée que je lui ai donnée de retourner vers lui, et que la certitude même de la plus dure servitude, ou de la mort la plus déshonorante, ne pourrait m'autoriser à manquer au serment que j'ai fait de me rendre à Mapongo, dès que j'aurai mis fin à la négociation dont je me suis chargée. Si c'est par intérêt, par amitié, par zèle que vous croyez devoir me donner ces avis; Corréa, je vous en tiens compte, et votre attachement m'est infiniment précieux. Ces dangers qui menacent ma tête à Mapongo sont plus pressant peut-être que vous ne l'imaginez: je connais mieux que vous la perfidie et la férocité de l'impitoyable Ben-dis: mais tandis que ma prudence, mes soins et l'ascendant que j'eus toujours sur l'esprit de mon frère, rendront inutiles peut-être ses vues sanguinaires, conservez-moi ces mêmes sentiments d'estime et d'amitié. A l'égard de la protection du Roi de Portugal, votre maître, quelques événements qui puissent arriver, je ne puis, ni ne dois l'accepter. Les souverains d'Angola se protègent eux-mêmes; ils n'ont et ne veulent avoir que des alliés: des protecteurs quelque puissants qu'ils fussent, aviliroient la majesté de leur couronne. Si le sort m'élève quelque jour au trône de mes pères, je recevrai avec reconnaissance l'amitié du Roi votre maître; je lui donnerai la mienne, et chacun de nous deux protégera les sujets du souverain son allié". Satisfaite des heureuses dispositions des Portugais, rassurée sur l'avenir, et n'ayant plus d'affaires qui la retinssent à Loando-San-Paulo, Zingha, quelques instances que lui fit Corréa, ne voulut point différer plus long-temps son départ; et craignant qu'une plus longue absence ne la rendît enfin suspecte au prince d'Angola, elle reprit la route de Mapongo, où elle ne fut pas plutôt arrivée qu'elle eut grand soin de faire ratifier par Ben-dis, tous les articles du traité qu'elle venait de conclure. N-Gola parut approuver tout, remercia publiquement sa sœur des services importants qu'elle avait rendus à l'état, lui donna devant ses courtisans les marques les plus distinguées de sa reconnaissance, et en particulier, les preuves les plus tendres et les moins équivoques de son amitié: le fourbe poussa plus loin la perfidie, et déclara que depuis quelques jours, il se sentait enflamme du désir d'embrasser la religion chrétienne. Informé par Zingha de ces sentiments respectables, Dom Jean Corréa se hâta d'envoyer à Mapongo, un prêtre nègre de Métamba, et un des principaux officiers de Loando, pour servir de parrain à Ben-dis qui ne pouvait plus, disait-il, résister aux vives impulsions de la grâce, et au désir pressant dont il se sentait embrasé. N-Gola fit aux deux députés, l'accueil le plus honnête: le prêtre voulut l'éclairer, et le trouva déjà tout préparé; il l'interrogea, et ne voyant en lui que la docilité la plus satisfaisante aux dogmes du catholicisme, il le crut suffisamment instruit, et lui proposa de se faire baptiser. Pendant ces entretiens, Ben-dis avait tramé des complots qui lui parurent si bien concertés, que ne jugeant point à propos de dissimuler plus long-temps, et feignant de regarder comme un outrage, la proposition du prêtre nègre:“ Homme vil, lui dit-il, le Dieu dont tu me parles, t'a-t-il permis de franchir la distance qui sépare ta bassesse du trône de tes maîtres? Crois-tu que je consente à me dégrader au point de permettre que tu me baptises? Crois-tu que je consente à fléchir les genoux devant toi, devant toi qui n'es que le fils de quelqu'un de mes esclaves? Malheureux! si je n'écoutais que la voix de mon ressentiment, la mort serait le prix de ta présomption: mais j'excuse ton insolence, et veux bien t'accorder la vie, à condition que demain le lever de l'aurore ne te trouvera point dans mes états'. Zingha, quelque éclairée qu'elle fût sur le caractère faux et perfide de Ben-dis, ne s'attendait point du tout à cette nouvelle preuve de sa duplicité: elle tenta tous les moyens possibles de le ramener: il était lâche; elle chercha à l'ébranler en lui peignant les suites du ressentiment de Dom Jean Corréa qui se croyant offensé, et l'étant en effet, ne manquerait pas de soulever la nation Portugaise. Ces avis, ces menaces, ne firent qu'irriter le farouche N-Gola qui, changeant en fureur le feint attachement qu'il avait juré à sa sœur, la traita avec indignité, la fit charger de chaînes, et jeter au fond d'une des prisons du palais, où il lui promit d'aller dans peu de jours la voir pour se donner le plaisir de l'embrasser encore, et de la poignarder. Ce même jour Ben-dis refusa hautement d'exécuter aucun des articles de paix qu'il avait ratifiés; il fit en même-temps égorger tous les Portugais qui se trouvèrent à Mapongo, et ne doutant point du succès de ses complots, il se mit à la tête d'une formidable armée, résolu d'aller saccager LoandoSanPaulo, et d'immoler à sa vengeance Dom Jean Corréa. Mais pendant que ce monstre regardait déjà les Portugais comme vaincus et massacrés; pendant qu'il se réjouissait par avance du plaisir qu'il aurait à se baigner dans des torrents de sang, il ignorait que dans l'armée qu'il commandait, et qui le détestait, Zingha, sa sœur, avait une faction puissante, qui au premier signal avait juré de mettre à mort son souverain, ou de l'abandonner aux traits des ennemis: il ignorait que Bar-ba, sa belle-sœur, avait déjà rendu la liberté à Zingha qui, maîtresse du palais de Mapongo, avait pris les plus sages mesures pour s'emparer du trône. L'armée de N-Gola n'eut pas plutôt joint celle des Portugais, que feignant d'être frappée d'une terreur soudaine, elle fuit et se dispersa, laissant Ben-dis seul, entouré de quelques esclaves, et exposé au feu de l'armée Portugaise. Celle-ci méprisant un si faible ennemi, entra dans le royaume d'Angola, s'empara des plus riches provinces, et ôta tout espoir de retraite à N-Gola qui, se voyant pressé de toutes parts, et à l'instant d'être fait prisonnier et puni de ses crimes, s'empoisonna lui-même, ou, comme le bruit s'en répandit, par les soins de Zingha qui, dans la suite, dédaigna de se justifier de s'être rendue maîtresse des derniers instants de son frère. Il est dans la partie intérieure de l'Afrique, loin des frontières de Congo, quelques lieues au-delà de la rivière de Cuança, une nation guerrière, féroce, anthropophage, l'effroi de tous les peuples qui habitent ces régions barbares: ce sont les terribles Giagues ou Jagas, célèbres par leurs crimes, par leurs goûts détestables et les excès de leur atrocité. Les Jagas rassemblés ne forment point une société; c'est une foule de monstres plus affreux les uns que les autres, tous altérés de sang, et jamais rassasiés de crimes. Ils se rendent formidables par la terreur qui les précède dans leurs excursions, et par la sombre horreur qui accompagne la désolation qu'ils portent dans toutes les contrées voisines. Jamais peuple ne fut ni plus cruel, ni plus férocement superstitieux que les Giagues; car chez eux, l'inhumanité est ordonnée par la religion, et puissamment autorisée par les lois. Les tigres ni les léopards ne cultivent point la terre; mille fois plus cruels que les léopards et les tigres, les Giagues ne la cultivent pas non plus; la ravager, la dévaster, en massacrer les habitants, est leur unique occupation. Toujours ou errants ou campés dans l'immense pays que leur fureur a subjugué, ils brûlent, ils détruisent tous les lieux habités par où ils passent. Le même instinct qui porte les lions à sortir des forêts, et poursuivre les voyageurs, porte aussi les farouches Jagas à se jeter sur leurs voisins pour en prendre autant qu'ils peuvent, et se nourrir de la chair des malheureux qu'ils ont fait prisonniers, qu'ils gardent quelques jours, pour s'amuser de la terreur qu'ils tâchent de jeter dans leur âme; ils les déchirent ensuite lentement, les mangent à demi-vivants, et s'abreuvent de leur sang; nourriture exquise pour eux, et qu'ils préfèrent à tout autre genre d'aliments. Les Jagas ont eu plusieurs chefs qui tous se sont rendus célèbres par l'excès de leur férocité; mais dans le nombre de ces chefs, on compte quelques femmes qui les ont surpassés en noirceur. Telle fut l'infernale Ten-ban-dumba qui, par l'assassinat de sa mère, acquit des droits incontestables au commandement suprême, et qui jugée digne de gouverner ses concitoyens, leur donna la législation la plus propre à étouffer en eux tous les sentiments de la nature et de l'humanité. Ten-ban-dumba, dans la vue de rendre la promulgation de ses lois plus respectable et plus sacrée, assembla les Jagas, et leur dit que l'ombre de sa mère était venue des enfers lui ordonner d'initier tous les Giagues aux mystères de leurs ancêtres, parce qu'il n'y avait que cette initiation qui pût les rendre désormais invincibles, riches, puissants et redoutés. Après ces mots, l'affreuse législatrice sit apporter au milieu de l'assemblée, son fils unique, encore enfant, qu'elle jeta dans un mortier, où l'épouvantable furie, sans donner aucun signe d'émotion, le pila, le broya tout vif, et ne cessa de frapper sur la jeune victime, que quand elle l'eut réduite en une espèce de pâte: alors elle jeta dans le mortier quelques herbes, quelques racines, et fit un onguent dont elle s'oignit tout le corps en présence des Giagues, qui trop stupidement féroces pour ne pas admirer leur reine, et se sentant à son exemple, transportés de la même fureur, allèrent chercher leurs enfants, les portèrent au même lieu où venait de se passer cette sanglante scène, les massacrèrent, et imitèrent la monstrueuse Ten-ban-dumba, aussi exactement que le leur permettait la rage qui les agitait. Cette abominable coutume s'est scrupuleusement perpétuée chez ce peuple qui, à chaque occasion importante, ne manque point de l'observer. Ce massacre presque perpétuel d'enfants anéantiroit, pour le bonheur du reste de l'Afrique, la race des Giagues, s'ils n'avaient soin de réparer ces pertes par l'attention qu'ils ont de conserver tous les enfants qu'ils prennent dans le ours de leurs brigandages; enfants qui, élevés parmi ce peuple, se forment aisément à ses mœurs et à sa cruauté. Cette loi seule était capable de remplir les vues sanguinaires de Ten-ban-dumba, et de briser chez cette nation, tous les liens de la société: mais l'affreuse législatrice ne la crut point encore suffisante: elle ordonna par un règlement digne d'elle, aux Jagas de préférer la chair des hommes, celle des femmes exceptée, à toute autre nourriture; et elle eut peu de peine à se faire obéir. Toutefois, cette exclusion donnée à la chair des femmes irrita le goût des Jagas au point, que donnant bientôt toute la préférence à la chair proscrite, les plus distingués d'entre eux faisaient tuer tous les matins une femme pour leur table. Tenbandumba ne punit point les infracteurs, et toléra par prudence une infraction qu'elle ne vit aucun moyen de réprimer, et qui depuis n'a point cessé d'être tolérée. A l'égard de la chair des hommes, elle elle se vend chez les Giagues exclusivement à toute autre chair dans les boucheries publiques. Par une troisième loi, Ten-ban-dumba voulut que les Jagas réservassent les femmes stériles, pour être sacrifiées lors des obsèques des grands de la nation, à moins que les maris n'aimassent mieux les égorger pour s'en nourrir. Afin de réunir dans son code, la plus révoltante impudence à la plus horrible cruauté, Tenbandumba voulut que les Jagas avant que de partir pour une expédition militaire, fussent tenus de se rassembler tous, chacun avec ses femmes, dans la plaine consacrée à cet usage; et là de remplir en présence les uns des autres, les obligations les plus secrètes du devoir conjugal. Quant à la religion, les dogmes des Giagues étaient en petit nombre, ils consistaient à regarder tous les usages nationaux comme autant de lois sacrées venues des enfers, et avouées par les dieux; à porter dans une boîte suspendue au col, quelque partie du corps de son père; d'offrir de temps en temps à cette boîte des victimes humaines, et de l'arroser du sang des hommes que l'on était obligé d'immoler toutes les fois qu'on s'était proposé de la consulter. C'est aussi un ancien usage religieusement observé par les Giagues, d'honorer par de nombreux homicides et par des hécatombes humaines les obsèques des guerriers qui se sont illustrés: outre tous leurs esclaves et leurs principaux officiers que l'on enterre vivants dans le même tombeau, on choisit aussi deux de leurs femmes les plus chéries, qui n'étant pointe sclaves, ni destinées à servir l'ombre de leur époux, ne sont enterrées vivantes qu'après que leurs plus proches parents leur ont cassé les bras. De tous les peuples de l'Afrique, N-Gola n'aimait que les Giagues dont les mœurs, les usages et la férocité lui inspiraient la plus profonde vénération: aussi avait-il fait bien des efforts pour introduire leur législation dans son royaume; mais le caractère moins dur de ses sujets, ayant rendu toujours ses tentatives inutiles, il se flatta qu'un jour son fils opérerait cet-te révolution. Ce fut dans cette vue que peu de temps avant sa mort, il avait envoyé son fils au chef des Giagues, son ami, qui s'était engagé à inspirer à son élève toute la rage et toute la noirceur de l'ancienne Ten-ban-dumba. Outre le désir de rendre son successeur le plus féroce des hommes, N-Gola avait été déterminé par un autre motif à éloigner pour quelque temps, son fils de Mapongo; et il ne le croyait en sûreté que parmi les Jagas contre les attentats de Zingha dont il n'ignorait point les projets de vengeance. Il ne se trompait pas dans ses soupçons; mais ses précautions devinrent inutiles. Le sceptre d'Angola ne satisfaisait qu'en partie l'ambition de Zingha qui ne fut pas plutôt assise sur le trône, que le désir d'affermir sa puissance, et la crainte de perdre le fruit de son usurpation, lui firent mettre tout en usage pour corrompre le chef des Giagues, et le déterminer à lui livrer le fils de N-Gola Ben-dis. Les droits incontestables de ce prince à la couronne qu'elle lui avait ravie, n'était pas le seul sujet des alarmes de cette souveraine; la proximité des Portugais, maîtres encore d'une partie de ses états, augmentait d'autant plus son inquiétude, que Corréa ne prenant plus à elle qu'un très-faible intérêt, elle le soupçonna d'être d'intelligence avec le fils de N-Gola qui, s'il venait, suivi des Giagues se joindre à l'armée Portugaise, pourrait facilement achever la conquête du royaume d'Angola, se rendre maître de Mapongo, et venger la mort de Benles bruits qui s'en répandaient, les factions qui divisaient la cour de Mapongo, la conduite des Portugais, celle du Vice-Roi, paraissaient justisier les craintes de Zingha qui, sans perdre de temps en vaines délibérations, sans s'arrêter à punir les factieux, à dissiper des troubles que sa rigueur n'eu peut-être fait qu'augmenter, ne s'attacha qu'à la principale cause du désordre et des révolutions qu'elle avait à redouter, sûre de voir renaître le calme dans sa cour, lorsqu'elle se serait délivrée du rival odieux, qui suscitait ces troubles. Dans ces vues qui, pour être avouées par les principes et les règles de l'injuste politique, n'en sont pas moins proscrites par les lois de la nature et de l'humanité, Zingha feignit un dégoût invincible pour l'autorité suprême, et affectant une tendresse extrême pour le fils de N-Gola, elle lui fit dire qu'elle n'attendait pour descendre du trône, que de le savoir aux environs de Mapongo; qu'il connaissait depuis longtemps sa modération, son goût pour la vie tranquille, et surtout l'éloignement qu'elle avait toujours eu pour l'éclat des grandeurs et de la royauté; mais que quelque pressant que fussent ses désirs pour la retraite, elle ne croyait pas devoir abandonner le diadème de ses pères aux Portugais, ni à quelqu'autre qu'au véritable et légitime héritier de Ben-dis; qu'en un mot, c'était à lui seul qu'elle voulait, comme elle s'y croyait obligée, confier le fardeau du gouvernement, en attendant que des circonstances plus heureuses lui permissent de placer sur sa tête la couronne d'Angola. Le chef des Giagues était par goût et par état, le plus cruel des hommes; mais il ne joignait point la perfidie à la férocité: ces brillantes promesses le séduisirent, et il crut pouvoir envoyer son élève à Mapongo. Zingha dissimulant sa joie, fut au-devant de son malheureux neveu, lui fit l'accueil le plus flatteur, le conduisit dans son palais, convoqua les grands du royaume, mit le sceptre entre les mains du jeune prince, s'inclina devant lui, et lui dit qu'il ne lui restait plus qu'à lui révéler des secrets de la plus grande importance. A ces mots, le jeune imprudent fit écarter sa suite; mais à peine Zingha se vit seule avec lui, que tirant un poignard de son sein:“ Détestable rejeton d'un frère que j'ai abhorré, lui dit-elle, mœurs du même poignard qui a tué mon fils, et va dans les enfers, lui dire que sa mère le venge. En achevant de prononcer ces terribles paroles, Zingha perça le cœur de sa victime, et sortant sans donner la plus légère marque d'émotion, elle ordonna froidement à ses gardes de jeter le cadavre de son neveu dans les eaux de Calucala. Les Portugais furent bientôt instruits de cet acte d'atrocité, et rallumant les feux mal éteints de la guerre, ils ravagèrent les provinces qu'ils avaient déjà conquises, et portèrent la désolation jusqu'au pied de Mapongo. Zingha n'avait qu'un seul moyen de détourner l'orage, et elle s'en servit. L'assassinat du jeune Prince était trop affreux, trop horrible pour n'avoir pas fait la plus forte impression sur les Giagues: c'était un titre fort puissant pour obtenir leur confiance et même leur vénération; aussi Zingha eut peu de peine à se réconcilier avec le chef de cette nation, et beaucoup moins à obtenir l'amitié des Jagas qui ne parlaient qu'avec admiration de l'âme sanguinaire de la Reine d'Angola. Formidable par la terreur qu'une telle alliance inspirait aux peuples Africains, Zingha ne tarda point à former une puissante ligue contre les Portugais, avec toutes les nations voisines, et dans laquelle elle eut l'adresse de faire entrer les Hollandois par un traité secret. Les Princes Africains presque toujours armés les uns contre les autres, suspendirent leurs querelles, et embrassant la cause de la Reine d'Angola, formèrent par la réunion de leurs forces la plus puissante armée qui eût paru jusqu'alors dans tout-te l'étendue de l'Ethiopie. A la tê-te de cette armée rédoutable, Zingha se signala par mille actions héroïques, et remporta de glorieux avantages sur ses ennemis: mais la fortune abandonna bientôt ses étendards; les Portugais réparerent leurs pertes, envahirent les plus riches provinces d'Angola, poussérent leurs conquêtes jusqu'aux val-lons de Mapongo, et par leurs victoires multipliées, réduisirent dès la seconde campagne, la Reine d'Angola à une telle extrémité, qu'abandonnée de ses alliés, trompée par ses Généraux, et trahie par ses sujets, elle fut obligée de s'éloigner de ses états, et d'aller seule et déguisée, se cacher dans les déserts les plus inaccessibles. Dans la partie la plus méridionale de l'Éthiopie, au-delà des plaines embrasées du Zanguebar, est un vaste pays, aride, inhabité. Depuis la formation du globe, ces contrées, l'effroi des hommes et des animaux, sont couvertes de sable perpétuellement soulevé par les vents. L'âme plus agitée par la haine et par la fureur, que les sables de ces syrthes ne le sont par les vents, Zingha se commet sans pâlir dans ces lieux qu'elle ne connaît pas, et pénètre avec sécurité dans ces tristes régions. Là, trop voisin de la terre, le soleil en brûle la surface, et la poussière enflammée étouffe dans leur germe et consume les végétaux. La bienfaisance des dieux ne s'étend point sur ce malheureux continent; la nature y languit, et dédaigne de varier par la richesse et l'agrement de ses productions, le sol qui jamais n'y change de face. Libre dans son impétuosité le vent règne sur ces plaines arides, s'y déchaîne, et ne trouvant aucun obstacle qui contraigne sa violence, élève jusqu'au-dessus de l'atmosphère des nuages de sable qui obscurcissent le jour. Les tourbillons de flamme que vomit le Vésuve sont moins impétueux que ces flers ouragans. Leur violence ne peut rien contre la valeur intrépide de la reiné d'Angola, qui n'ayant pour se garantir des dangers qui l'environnent, que son arc et ses flèches, marche sans crainte, mais non pas sans difficulté, au milieu de ce vaste désert. Sappée par la fougue des aquilons, la terre se dérobe sous ses pieds chancellants, et les tourbillons de poussière qui du haut de l'atmosphère, retombent devant elle, lui présentent à chaque instant le plus affreux spectacle, celui de son tombeau; car, combien n'a-t-elle pas à craindre, si la terreur pouvait pénétrer dans son âme, de rester ensevelie sous ces monceaux de sable? De temps en temps, la force de rayons du soleil suspend la violence des ouragans, et paraît enchaîner leur fureur; mais de nouveaux dangers succèdent à ceux de la tempête. L'ardeur de ces rayons enflamme l'air que le souffle des vents rafraîchissoit. O Zingha! si la vertu accompagnait tes pas, si l'injustice ou les complots de l'usurpation arrachant de tes mains un sceptre légitimement acquis, t'eussent obligée de dérober ta tête à des factieux conjurés; quel héros, même environné de l'éclat de ses conquêtes, mériterait de t'être comparé dans ton intrépide retraite? Quel conquérant eût effacé ta gloire? Cette fuite courageuse au milieu des déserts, serait pour toi plus glorieuse mille fois qu'une marche triomphale, si l'infortune et non le crime eût causé ta disgrâce, et si la rage, la fureur, l'espoir de la vengeance, la haine des Dieux et des hommes ne soutenaient ta féroce valeur dans ces lieux isolés! Cependant Zingha respire un air moins embrasé; la terre s'affermit sous ses pas, les vents n'ont plus de violence, la nature se ranime; Zingha croit même apercevoir dans le lointain et au-dela des sables, qu'elle achève de parcourir, des plaines verdoyantes et des forêts ombragées. Ce tableau inattendu adoucit pour quelques moments, les penséès sinistres et les pojets criminels qui occupent son âme; les charmes de l'espérance renaissent dans son cœur; et s'élançant avec rapidité sur cette nouvelle contrée, elle y voit de toutes parts la terre féconde et couverte, sans culture, de tous les végétaux qui sont ailleurs le prix des efforts les plus pénibles de l'industrie humaine. Ces apparences sont perfides, et Zingha se flatte vainement de trouver dans ces lieux une retraite paisible; de nouveaux périls l'y attendent. Ces plaines, d'un aspect si riant, abondent en serpents, en reptiles venimeux, en monstres dévorant, en animaux féroces: l'air en est infecté, la terre en est couverte. Ici la perfide couleuvre rampe sous l'herbe des prairies, s'arrête au moindre bruit, étend son cou nuancé de mille brillantes couleurs, et attend le timide voyageur qui, voulant l'éviter, va tomber dans les griffes cruelles du tigre ou du fier léopard. Plus loin, le furieux dragon aux écailles dorées, fond du haut des airs sur la proie que ses yeux perçants ont fixée; il l'embrasse de ses plis tortueux, la frappe de sa queue, la met en pièces, la dévore; le fort taureau, l'éléphant même ne lui résiste pas, et tombe sous ses coups. L'aspic dont la piqûre glace les sens: la sepe, dont la morsure brise les nerfs, dissout les muscles et corrompt les chairs: la dypsade, dont l'aiguillon funeste pour-te dans les entrailles un poison dévorant: le dard, qui s'élançant plus rapidement que l'éclair, pour-te une mort soudaine, quelque légère que paroisse la blessure qu'il fait: l'hémorrois, le scorpion, et tout ce que la terre renferme de plus venimeux et de plus féroce, se disputent l'empire de cette région. Mais plus farouche encore,, Zingha porte ses pas au milieu de ces monstres, terrasse à coups de flèches les plus audacieux, et pressée par la faim, se nourrit de la chair crue des tigres qu'elle a mis à mort. Excédée de fatigue, et le crépuscule du soir annonçant les ombres de la nuit, elle cherche des yeux un asile, où elle puisse réparer ses forces abbatues: elle aperçoit bientôt au pied d'une coline une large caverne; elle y vole, elle est prête à y pénétrer, lorsqu'un lion énorme, s'élançant du fond de cet antre, vient à Zingha les yeux étincelants et la crinière hérissée: l'air retentit au loin de ses rugissements: déjà la fureur du monstre s'irrite; il va saisir et dévorer la Reine d'Angola qui, sans terreur, sans émotion, prend la plus forte de ses flèches, bande son arc, et mire son terrible ennemi; la flèche part, siffle et porte la mort dans le cœur du lon qui, nageant dans son sang, tombe, expire, et ferme de son vaste cadavre, l'entrée presque entière de la caverne.“ Tu me serviras de barrière, dit en entrant dans la grotte sauvage, la Reine d'Angola; ton corps, pour cette nuit, me défendra des approches des habitants de ce désert. Elle dit, passe, et s'enfonce dans l'épaisseur des ténèbres de l'antre. L'immensité de l'espace qui la sépare de Mapongo et qu'elle a parcouru, la rapidité de sa course, les dangers qu'elle a rencontrés, les animaux féroces qu'elle a bravés et combattus, ont en vain épuisé ses forces; vainement le silence qui règne dans cette caverne, semble l'inviter au repos; le souvenir des revers qui l'y ont conduite, remplit son âme d'amertume, et la livre au trouble les plus accablant. “Dieux cruels et barbares, s'écrie-t-elle, détestables ministres des arrêts du destin! votre injuste courroux n'est-il point encore assouvi? Vous reste-t-il des traits plus accablants à lancer sur ma tête? Dieux impuissants, tonnez: l'intrépide Zingha ne craint ni votre foudre, ni les horreurs de l'infortune où vous l'avez plongée: elle ne redoutait que les fers de la servitude, et la fuite l'a dérobée aux tyrans qui, par vos suggestions infernales, se proposaient de l'enchaîner. Reine, je vivrai libre, et mourrai dans l'indépendance. Le parjure et la perfidie ont renversé mon trône; mais je respire encore, et de ses débris rassemblés, je parviendrai peut-être à écraser un jour mes sujets infidèles. Quoi! mes mains parricides ont pris plaisir à se baigner dans le sang de mon frère, de son fils, de mes proches; et affaiblies par le crime, elle n'oseraient répandre celui d'une foule d'esclaves! Non, au défaut des Dieux, les enfers seconderont les projets de ma vengeance. La terreur et la mort, le massacre et la désolation entreront avec moi dans les provinces ravagées du royaume de mes pères. Jusqu'alors, affreuse caverne, sers moi de palais et de trône. Ma puissance et mon autorité sont ici plus grandes encore qu'elles ne l'ont été sur le faîte du Mapongo. Fiers habitants de ces contrées, tigres cruels, hyennes, léopards! vous serez mes sujets, tandis que les couleuvres, les serpents, les vipères et les reptiles venimeux qui infestent ces plaines, me tiendront lieu de courtisans. Oui sans doute, ils m'en tiendront lieu, et me retraceront sans cesse, ceux qui ailleurs formaient ma cour. Eh quelle autre différence que celle de la forme, pourrais-je remarquer entre eux? perfides les uns et les autres, leur sort n'est-il pas de ramper et de répandre leur funeste poison dans le cœur des princes imprudents qui les rechauffent dans leur sein? Un seul trait de dissemblance les sépare; les vipères et les couleuvres annoncent par des sifflements, les dangers de leur présence; et les grâces apparentes de la candeur couvraient la dissimulation, la fausseté, les perfidies, la trahison de mes lâches courtisans. Traîtres! vous tomberez sous le glaive de ma colère, et vos basses adulations ne serviront qu'à aigrir ma vengeance. Hâte tes pas tardifs, ô temps! amène-le, ce jour, ce jour de vengeance et d'horreur; il sera le plus beau, le plus glorieux, le plus doux de ma vie: dut mon dernier soupir accompagner sa dernière heure.“ Tandis que livrée à son ressentiment Zingha par ces imprécations exhalait les impies transports dont elle était agitée, l'accablante lenteur de l'assoupissement, appesantissoit par degrés sa tête criminelle. Ce n'étaient point les doux pavots d'un sommeil agréable qui s'étendaient sur ses yeux; c'était l'épuisement de la fureur qui allait pour quelques heures, lui procurer un pénible engourdissement; elle ne goûta point les charmes du repos; elle ne fit que s'endormir dans les bras de la rage. Telle que l'antique Diane qui, devançant dans les forêts les premiers feux de l'aurore, avant le lever du soleil, avait atteint déjà de ses flèches meurtrières les dams et les sangliers, que leur fatale destinée avait entramés dans ses toiles: ou, pour comparer entre eux des objets moins dissemblables, telle que le sublime Homere peint l'infernale Até, s'élançant des bords du Cocyte, sur la terre qu'elle infecte de sa présence impure, et marchant sur la tête des hommes qui tombent sous ses pas dans les bras de la mort, comme les épis de Cérès tombent sous le tranchant de la faux du moissonneur: telle et plus redoutable encore, la Reine d'Angola réveillée par la fureur, sortit de sa caverne, avant que la lueur du crépuscule du matin eût ranimé la férocité naturelle des habitants de cette région. Armée de ses flèches et altérée de carnage, elle avait jonché la terre de serpents, de lions et de tigres; sa route était marquée par le sang de tous les animaux venimeux ou paisibles qu'elle avait rencontrés; et le soleil sortait à peine des barrières de l'orient, que répandant l'épouvante et la mort dans toute la contrée, elle était déjà loin du ténébreux asile où elle avait passé la nuit, et où elle se promettait de ne rentrer qu'après avoir nettoyé cette plaine étendue des horribles reptiles et des monstres qui la peuplaient. Avide de destruction, elle poursuivait le cours de ses nombreux sacrifices, lorsqu'une victime nouvelle, inattendue dans ces sieux, vint se présenter à ses coups. Zingha! quelle fut ta surprise, quelle fut ton indignation, quand à l'entrée d'une épaisse forêt, tes yeux enflammés de colère, aperçurent un homme, un effroyable nègre, armé comme toi d'un carquois, et livrant aux animaux une guerre cruelle? La foudre qui se précipite aux pieds du voyageur, ne fait pas sur son âme une aussi vive impression que celle que cet aspect imprévu fit sur le cœur ulcélé de Zingha. Ses mains impatientes prennent dans son carquois l flèche la plus acérée: dans la fureur qui l'anime, elle désirerait que toute l'espèce humaine fût concentrée dans le sein du malheureux qu'elle fixe et qu'elle dévoue aux enfers. L'arc est tendu, et le trait homicide va dévorer sa proie; mais l'intrépide Caffre se prépare sans émotion à ce combat terrible, et dans le nombre de ses flèches empoisonnées, choisissant celle dont la funeste atteinte doit porter la mort la plus prompte et la plus douloureuse: "Frappe, Zingha, s'écria-t-il, frappe! j'ai pu te prévenir, et j'ai dédaigné de le faire: sur d'éviter tes traits et de diriger les miens avec plus de justesse, j'aime mieux te céder l'inutile avantage d'engager le combat, que de t'immoler en traître. Hâte-toi, digne sœur du plus scélérat des tyrans. Que n'est-il à ta place, le barbare N-Golà! Quelle joie j'aurais à répandre son sang! son sang que je déteste, et que le tien versé par mon bras impitoyable ne saurait suppléer.“ Plus étonnée de s'entendre nommer dans ces lieux éloignés d'Angola, que surprise de l'intrépidité de ce défi, Zingha sent le désir de connaître ce fier nègre qui l'intéresse par sa férocité, succéder dans son âme à limpatiente fureur qui l'avait agitée en le voyant paraître. “Homme libre, ou vil esclave, lui dit-elle, la journée est à nous, et ta valeur m'assure qu'une fuite prudente, mais honteuse, ne dérobera point ta tête à la haine implacable que j'ai vouée à la race entière des hommes. Toi, qui me connais, qui me nommes, et qui oses me parler avec tant d'insolence, qui es-tu? Quel est ton pays? Où as-tu vu Zingha? Le son de ta voix ne m'est point inconnu; mais je ne me souviens pas que jamais tes yeux farouches et le hideux ensemble de tes traits aient frappé mes regards. Approche, malheureux, et instruis-moi sans crainte de ton nom, de ta patrie, de ton sort, des malheurs ou des crimes qui t'ont forcé de t'exiler dans cette solitude“. A ces mots, le Caffre s'avance: “Comment, répond-il, trois années d'absence ont-elles pu me rendre aussi méconnaissable? Tes provinces, Zingha, tes provinces que mon avidité a tant de fois ravagées par ordre du tyran; les familles qui peuplent les états de ton frère, tous ses sujets que mes mains homicides ont plongés si souvent dans le deuil, n'oublieront jamais l'inflexible Dron-co, le plus féroce des ministres qui aient secondé la sanguinaire autorité des despotes africains. C'est lui-même, Zingha, c'est Dron-co que tu vois; non tel qu'il fut jadis dans le palais de Mapongo, lâche adulateur des caprices du barbare NGola, fidèle exécuteur de ses ordres farouches, toujours prêt à tremper ses mains dans le sang de l'innocence, toujours prêt à ravir par les plus noires délations les biens des malheureux que je sacrifiais aux soupçons de ton frère; mais libre, indépendant, sans remords pour mes crimes passés, et les assassinats, les exactions, les noirceurs sont des crimes; cédant par goût, et sans aucun motif d'avarice ni d'ambition, au penchant irrésistible que la nature et l'habitude m'ont donné pour le carnage, et dévoré d'un seul regret, de n'avoir pu avant que de m'éloigner d'Angola, massacrer le tyran, et son fils, et toi-même. Tu ne fus pas témoin de ma disgrâce, et tu en ignores la cause; je vais la dévoiler: écoute et tremble. Un meurtre qui eût du me rendre pluscher que je ne l'avais été jusqu'alors à l'ingrat que je servais; un simple assassinat que le traître eût du récompenser, détermina ma chute. Depuis deux mois, Ben-dis qui m'avait confié ses projets incestueux, ses vues et l'irrévocable dessein qu'il avait pris de t'immoler à la sûreté de son règne, après qu'il aurait assouvi sa passion détestable, te retenait par mes conseils, à Loando: car mon autorité, la faveur dont je jouissais, mon rang, l'impression que tes attraits, ton caractère et tes fausses vertus faisaient sur moi, l'impétuosité de mes désirs, et sur-tout, l'intime connaissance que j'avais de ta haine contre Ben-dis, de tes vastes projets, et de ton cœur profondément dissimulé, élevant mon ambition, c'était à moi que je te destinais, et la mort adroitement précipitée de ton époux favorisait mes espérances. Un incident que ma prudence ne devait pas prévoir dérangea tout, et vint placer entre le trône et moi qui croyais y toucher, une distance immense. Dans le nombre des plus belles sujettes de Ben-dis que je faisais chaque jour arracher du sein de leurs familles, de leurs mères, de leurs époux, et que je réservais aux plaisirs du tyran, Zirca, par sa jeunesse, par ses pleurs, et je ne sais quel charme répandu sur toute sa personne, m'inspira des désirs que toi seule, Zingha, avais pu m'inspirer. Ses larmes, sa beauté n'eurent point l'avantage d'attendrir mon cœur impitoyable; dur et cruel, il est inaccessible aux étincelles d'un amour ordinaire: je désirai de posséder cette jeune personne comme le vautour désire de s'élancer sur la colombe qui a eu le malheur d'irriter sa voracité. Je dérobai cette proie à N-Gola; je la gardai pour moi. Zirca me détestait; mais la captivité où je l'avais réduite, ma force et mon insensibilité à ses pleurs, à ses cris me répondaient de son obéissance; j'étais heureux à ma manière: qu'importe à mes pareils le moyen qu'ils choisissent, pourvu qu'ils contentent leurs goûts? Cependant la trahison vint troubler mes plaisirs. Un esclave insolent que j'avais menacé de mettre à mort, et dont j'avais eu la faiblesse d'épargner les perfides jours, alla découvrir à Ben-dis le trésor que j'avais eu l'audace de lui ravir, et que je récelois dans ma maison. A ce récit, la noire jalousie s'empara de N-Gola qui, bouillant de colère et enflammé du désir de m'enlever Zirca, jura de me punir avant la fin du jour: mais trop fourbe pour me laisser entrevoir le sinistre complot qu'il méditait, jamais il ne m'avait donné des marques plus flatteuses de confiance et d'amitié, qu'il m'en donna dans ces mêmes instants où son ingratitude et son ressentiment étaient sur le point d'éclater. Les courses des Portugais dans Angola, et la crainte qu'il paraissait avoir d'être investi dans son palais, furent le prétexte qu'il prit pour m'envoyer au pied du Mapongo porter ses ordres aux chefs de son armée. Le trajet était court, et j'obéis avec d'autant plus de zèle, que je ne pouvais soupçonner la véritable cause de la commission que j'avais à remplir. Mais j'étais à-peine parti, que suivi de ses gardes, Ben-dis entrant chez moi, en fit sortir mes enfants, mes esclaves, et laissant sa suite à ma porte, il resta seul avec Zirca. Rempli d'impatience d'aller oublier dans les bras de ma jeune captive les fatigues de la journée, j'eus bientôt exécuté les ordres du tyran, et remontant au faîte du Mapongo, je goûtais par avance les délices dont j'allais m'enivrer: mais à mon arrivée, quelle fut ma surprise de voir ma maison entourée par les gardes de NGola! J'en demandai la cause; on me dit qu'il n'y avait point d'ordres qui me défendissent d'entrer: je volai à la prison de Zirca. Quel horrible tableau! Juge, Zingha de mon étonnement et de la violence de ma fureur, quand je vit ton odieux frère le glaive à la main, menacer la timide Zirca, et la presser de répondre à l'instant même à ses désirs. Il m'aperçut, et à l'indignation de mes regards, jugeant des mouvements de haine et de colère qui agitaient mon âme: “Approche, me dit-il, et sois témoin de mes plaisirs: je veux bien en faveur de la beauté de ma Zirca, excuser pour cette fois ton infidélité; mais songe qu'on ne m'offensa jamais impunément; qu'en m'enlevant Zirca, tu m'avais fait le plus sensible outrage: et toi, Zirca, jure à mes pieds d'oublier cet infâme, et de n'être qu'à moi. “Non, barbare, m'écriai-je, non, Zirca ne le fera point, cet horrible serment. Que je l'aie soustraite à ton féroce amour, ou qu'elle n'ait jamais été destinée à tes sales plaisirs; que la contrainte, l'injustice, sa tendresse ou son consentement l'aient mise dans mes bras, elle n'appartient qu'à moi seul, et nul autre que moi, tant que mon cœur palpitra, n'aura des droits sur elle, Esclave, tu t'oublies! repart le furieux Ben-dis, les yeux étincelant de rage: tombe à mes genoux, traître, et renonce à Zirca, ou ton sang vil répandu à mes yeux, va me venger de ton audace et de ta perfidie. „Transporté de courroux, et ne respectant plus ni la présence de mon maître, ni l'innocence de Zirca, je m'élançai sur elle et lui perçant le sein de vingt coups de poignard:“ Reçois-la maintenant, détestable tyran, dis-je à Ben-dis; contente tes amoureux désirs: punis encore cet outrage, et profite pour te venger de la vie que le mépris que tu m'inspires et mes bontés t'accordent„. Monstre, aussi lâche que cruel, N-Gola foudroyé à ces mots, et redoutant ma main armée, n'osa s'opposer à ma fuite; et le laissant auprès de Zirca expirante, je m'éloignai de Mapongo, et traversant sans obstacle les provinces d'Angola, je vins dans ces déserts me punir par l'ennui du silence et de la solitude, de la faiblesse que j'ai eue d'épargner les jours de ton frère. Maintenant, ô Zingha, tu sais tout, et si la soif de la vengeance t'a conduite dans ces lieux, bénis le sort, ou plutôt, femme infortunée, maudis le funeste moment qui t'a offerte à mes regards. Prends tes armes, recommençons le combat homicide que nous désirons l'un et l'autre, et que ta curiosité n'a que trop longtemps différé“. Zingha était bien éloignée de le hasarder, ce combat, et d'attenter aux jours du Caffre: non que l'atrocité du monstre ne la fit frémir d'horreur; mais à cause des ressources que pouvaient lui fournir son âme abandonnée au crime et son esprit fertile en noirceurs et en perfidies. A peine il eut fini son abominable récit, que Zingha tournant sur lui des yeux dépouillés de colère, et qui ne brillaient plus que de leur naturelle férocité, elle lui tendit la main.„ Dieux des enfers, s'écria-t-elle, c'est vous qui m'envoyez le fidèle Dron-co! c'est vous qui dans ces lieux sauvages, avez pris soin, pour le malheur des hommes et la désolation d'un peuple qui m'est odieux, de réunir nos infortunes et nos ressentiments. Cesse de te plaindre, Dronco; le barbare N-Gola qui t'avait outragé n'est plus, et son fils l'a rejoint dans l'empire des morts: une main qui t'a été chère a rempli ta vengeance. Le tombeau de Ben-din avait point encore englouti son trop oupable fils, que j'ocupois le trône d'Angola Je croyais la couronne affermie sur ma tête: nais la haine des Dieux et la trahison des hommes m'ont forcée d'abandonner les rênes du gouvernement. Ligués avec les Portugais, mes indignes sujets m'ont arraché le sceptre. Contrainte de céder à l'orage, je suis venue ici, non, comme toi, cacher ma honte et dérober ma tête à mes persécuteurs; mais pour y méditer les moyens les plus sûrs de confondre mes ennemis, et pour y former dans le silence, les projets les plus funestes aux Portugais et à mes peuples que je déteste également. Ta rencontre imprévue est pour moi, sinon le gage, du moins le garant du succès. Les vœux que tu formas autrefois pour la royauté, les désirs que te eux, peut-être téméraires alors, de posséder Zingha, ton ambition outrée; tout est rempli, Dron-co: je suis reine; j'approuve ta noble audace; tes conseils me sont nécessaires; ton inhumanité peut me servir; nous sommes proscrits l'un et l'autre: unissons nos destins: ma main te donne un titre incontestable à la souveraine puissance; ton intrépidité, tes rigueurs inflexibles et la terreur de ton nom rétabliront mes droits: sois mon époux, je suis ta femme; le jour baisse, allons dans mon antre, cimenter par nos serments et nos imprécations cette union fatale à nos communs ennemis; demain je te suivrai dans la caverne ou la cabane qui te sert de palais„. Ebloui d'une aussi brillante proposition, Dron-co, soit que pour la première fois il sentit les tendres émotions de la reconnaissance, soit qu'accoutumé à feindre, il cherchât à paraître sensible, se précipita aux pieds de Zingha qui jetant sur lui de sévères regards: “Laisse-là, lui dit-elle, tes manières d'esclave. Roi d'Angola, sois flatté, si tu peux l'être, du rang suprême où je t'élève; mais épargne moi l'ennui dé tes froids remerciements. Ce n'est point de la reconnaissance, ni les expressions des vulgaires amants que j'exige de toi; c'est de l'activité, du zèle, de la valeur, et les plus héroïques efforts pour conquérir nos États usurpés. Suivie de son hideux époux, Zingha fut bientôt rendue auprès de sa caverne; ils y entrèrent l'un et l'autre. Couple affreux! ce ne fut point le brillant flambeau de l'amour qui éclaira votre hyménée; ce fut à la pâle clarté de la torche des Euménides, que vos embrassements suspendirent pour quelques moments, la fureur et la rage qui dévoraient vos cœurs. Les rugissements des lions et les sifflements des couleuvres furent les cris d'allégresse qui célébrerent vos plaisirs. Les rayons du soleil perçaient déjà au fond de la caverne, quand Zingha s'éveillant, considéra aveshorreur le Cafsre étendu auprès d'elle; mais renfermant dans son sein, le dégoût et l'effroi qu'un tel époux lui inspirait: „Dron-co, dit-elle, en l'arrachant aux douceurs du sommeil, est-ce pour végéter dans un lâche repos que nous sommes unis? Levetoi, sortons de cet antre; songe que les moments que nous passons dans ces déserts, sont perdus pour notre gloire et pour notre royaume: hâtons nos pas, conduis-moi dans ton habitation, et allons y former des complots dignes de nous. Le Caffre ouvrant les yeux, regarda la belle Zingha, et rappelant dans sa vile âme, la délectable nuit qu'il venait de passer, il voulut sourire à son épouse; mais son affreux sourire le rendit mille fois plus effroyable encore. Au-delà de la plaine où Dron-co, et Zingha s'étaient rencontrés la veille, est une fondrière, vaste, immense, profonde; abîme qu'à sa. descente on prendrait pour l'une des issues du ténébreux Cocyte: le jour le plus éclatant n'y envoie qu'un faible crépuscule; les animaux les plus féroces n'osent y pénétrer. Le silence et la terreur qui règnent sur les bords de cet énorme précipice en défendent l'entrée, et repoussent le hardi voyageur qui voudrait entreprendre d'en aller parcourir l'étendue. L'Afrique entière, la Libie elle-même et les Syrtes inhabités ne renferment point de lieu plus triste, ni de séjour plus effrayant. Au milieu de cette excavation, est une double enceinte de pierres entassées par la nature, et qu'on croirait, si elles étaient moms énormes, y avoir été symétriquement atrangées par la main des hommes, pour servir de repaire à des troupes de brigands, ou de prison à des scélérats condamnés à y languir dans l'horreur de l'obscurité. Des troncs d'arbres chargés de mousse couvrent la seconde enceinte dans toute son étendue, et en épaississent les profondes ténèbres. Ce fut dans cet abîme, digne asile d'un monstre, que Dron-co conduisit par mille routes sinueuses la Reine d'Angola: tel la fable nous représente l'inflexible et hideux Caron, conduisant la belle Eurydice à travers les ombres du Stix. Au fond d'une forêt qui s'étend jusques sur les bords de cette fondrière s'élèvent en berceau plusieurs chênes antiques, liés les uns aux autres par leurs branches entrelacées, et qui laissent entre eux un espace impénétrable aux rayons du soleil. Au pieds de l'un de ces chênes, est une fosse qui paraît avoir été creusée par les racines de l'arbre; dans cette fosse couverte de racines, Dron-co a pratiqué à deux pieds de profondeur, une trappe connue de lui seul, et qui sert de porte à un souterrain étroit d'une longueur prodigieuse, mais d'une pente douce et facile, qui aboutit au centre de la double enceinte du précipice, où arrivent après une pénible marche, les deux nouveaux époux. Le premier soin du Caffre, après s'être félicité de la brillante compagne qu'l amène dans ce tombeau, est de jeter du bois dans le foyer, et de le rallumer par la vigueur de son haleine. A la lueur de la flamme il montre d'un air satisfait à Zingha, tout ce que récele cette noire habitation: un large lit de mousse qu'il a cueillie dans la forêt voisine, et qu'il peut chaque jour renouveler; sa massue, sa zagaie ou demi-javelot, ses flèches, et les différents venins dont il se sert pour empoisonner ses armes; les animaux féroces qui sont tombés sous ses coups, et que sa faim n'a point encore dévorés, la source d'eau qui apaise sa soif, les tablettes volumineuses où il écrit en caractères cafres, les projets infernaux qu'il a jadis exécutés, et les complots encore plus affreux que sa noirceur médite, les pièges destructeurs qu'il tend aux lions et aux léopards, pièges terribles, d'une telle industrie que la pression la plus légère en fait mouvoir les ressorts, et d'une telle force qu'ils brisent et partagent les pierres les plus dures. A la suite d'un repas aussi somptueux qu'il pouvait l'être dans ce lieu sauvage, Dron-co après avoir englouti un tigre qu'il n'avait fait que présenter au feu, entraîna Zingha sur le lit nuptial, où bientôt il s endormit, tandis que la sœur de Bendi livrée aux réflexions les plus inquiétantes, roulait dans son âme agitée, les moyens qu'elle aurait à choisir, pour se servir le plus utilement qu'il lui serait possible de l'atrocité de Dron-co, et pour se délivrer ensuite et d'un tel scélérat et de l'horreur de la situation où elle était réduite.“Roi d'Angola, lui dit-elle, quand elle le vit éveillé, ce ne sera point en restant perpétuellement ensevelis dans cet abîme, que nous remonterons au faîte des grandeurs d'où nous sommes tombés: les jours en s'écoulant, emportent avec eux le zèle des amis qui peuvent nous rester dans nos états; les Portugais, nos ennemis communs, des factieux accrédités, peuvent placer notre couronne sur la tête d'un usurpateur heureux: dans cet instant, peut-être notre palais et notre trône passent irrévocablement dans une famille étrangère: hâtons-nous, s'il en est temps encore, de prévenir ces trop funestes révolutions; ou si le sort propice à nos sujets ingrats les ont amenées, suscitons au maître d'Angola, quel qu'il soit, les ennemis les plus puissants; liguons-nous avec eux; portons le fer et la flamme dans le sein de notre patrie, et si nos destinées ne nous permettent point de régner paisiblement, périssons du mois écrasés sous les débris du trône où nous appellent les droits de ma naissance et ceux de ton épouse. Tu sais, Dron-co, qu'Angola formait jadis une des plus vastes provinces de l'empire de Congo: le grand Y-ven Ben-dis, l'un de mes aïeux, plein d'une noble ambition, érigea en monarchie ce pays où il gouvernait sous le titre subalterne de Sava ou de commandant. Le succès légitima l'injustice et la témérité de son entreprise. Il n'y a d'usurpateurs criminels, que ceux qui succombent: le célèbre Y-ven se soutint, il fut craint, il fut admiré, et malgré les efforts des Menis de Congo, il transmit à ses descendants, le sceptre d'Angola. D'heureuses négociations, et plusieurs alliances ont depuis cette époque, uni à ma famille, la famille régnante de Congo, et depuis environ trois siècles, il n'y a point sur la terre de domination plus absolue que la mienne, ni dans l'Afrique de couronne que soit plus indépendante. Les invasions des Portugais, l'esprit de conquête qui les caractérise, les progrès qu'ils ont faits, ceux qu'ils peuvent faire encore, et sur-tout l'avidité naturelle aux nations européannes, doivent nécessairement inspirer au Meni de Congo les plus grandes inquiétudes et à ses sujets les plus vives alarmes. Une fois maîtres d'Angola, les Portugais toujours dévorés du désir d'étendre leur domination, ne tarderont point à insulter les frontières de Congo, et à jeter par leurs fréquentes irruptions, le trouble et la désolation parmi les habitations de cette vaste monarchie. Tu vois donc, intelligent Dron-co, qu'il est du plus grand intérêt pour la cour de Congo, d'arrêter les Portugais au milieu de leurs conquêtes, de briser dans leurs mains les fers qu'ils préparent aux peuples étonnés, et de garantir cet empire, en les forçant les armes à la main, d'abandonner mes états, et de se retirer dans le territoire de Loando San-Paulo où les peuples Africains ont eu la faiblesse de les laisser s'établir. Il est vrai que jusqu'à-présent, le Meni de Congo n'a paru prendre aucun intérêt à la guerre qui ravage mon royaume, ni aux révolutions qui ont renversé mon trône: mais devait-il m'offrir un secours que je ne lui demandais pas? Je croyais ma puissance affermie, mes armées invincibles, et j'étais bien éloignée de chercher auprès des souverains étrangers des secours que je voyais dans mes états, dans ma puissance et ma suprême autorité. Les circonstances sont chargées, mais pour moi seulement; car l'intérêt du Meni de Congo est resté toujours le même, et il est au contraire d'autant plus pressant, que mon royaume occupé par les Portugais, leur donne une entrée facile sur les terres de Congo. Ta prudence, Dron-co, me dispense de te prouver par de longs raisonnements combien il nous importe de susciter contre les Portugais ce puissant Empereur: hâte-toi de te rendre à sa cour; fais valoir les liens du sang et l'intérêt qui l'unissent à Zingha: parle, non comme mon époux, ce titre qu'il n'est pas temps encore de prendre hautément, pourrait te rendre suspect; mais parois à Congo et soutiens mes intérêts comme mon fidèle ministre; dissimule la véritable cause de ma fuite de Mapongo, et persuade au souverain dont tu vas réclamer l'appui, que je ne me suis éloignée de mes états, qu'afin d'aller moi-même soulever contre mes ennemis les nations voisines. Va, cher Dron-co, et reviens le plutôt qu'il te sera possible auprès de ton épouse qui, après son trône et le désir de se venger, ne connaît rien sur la terre de plus digne d'elle que toi". L'ambition du noir Caffre enflammée par l'espoir du succès, et son cœur vil enorgueilli par le titre peu fait pour ses pareils, de confident et d'époux d'une reine, il se leva avec précipitation, prit son arc et ses flèches, et sans songer dans son empressement à donner avant que de partir les plus légères marques de tendresse à Zingha qui, satisfaite de son obéissance, excitait son zèle, il sortit avec elle des ténèbres de sa caverne, traversa la route souterraine, et plus rapide que l'éclair dirigea sa route vers Congo, laissant Zngha livrée à ses pensées, et au silence de cette solitude, moins affreuse pour elle depuis qu'elle n'y voyait plus cet objet d'épouvante et d'horreur. Les tourments de l'incertitude, l'obscurité des événements, la crain-te d'échouer, l'espoir de réussir, le souvenir amer du rang et des honneurs dont elle avait joui, le regret de sa gloire passée, l'image des revers qu'elle avait essuyés, le désir de se venger des outrages qu'elle croyait avoir reçus des Portugais et de ses peuples, le ressentiment, la rage, la fureur, et la désespérante idée de se voir en quel-que sorte contrainte malgré soi d'abandonner son âme au crime qu'elle abhorroit, et de fuir la vertu, la douce bienfaisance, la tendre humanité qui auraient eu pour elle les plus puissants attraits, si son cœur eût été moins ambitieux et moins sensible, s'emparaient tour-à-tour de la reine d'Angola qui, tantôt accablée sous les poids de ses disgrâces, passait des journées entières absorbée dans le silence et la sombre mélancolie, enveloppée des ténèbres qui régnaient dans son habitation, et qui tantôt agitée comme l'antique Oreste, sous le fouet des furies, s'abandonnait sans retenue à l'impétuosité des passions qui la tyrannisaient: alors armée de ses flèches, et remplissant les bois et les vallées des cris de sa fureur, malheur aux animaux féroces que le hasard conduisait sur ses pas! Plus formidable mille fois que les Bacchantes armées de leurs tyrses et pleines du puissant Evohé, elle frappait d'une main assurée tout ce qui s'offrait devant elle, et l'inflexible Parque conduisait tous ses coups. Déjà les ombres de la nuit avaient fui pour la neuvième fois, depuis le départ de Dron-co devant la riante aurore; précédée de la désolation, de la terreur et de la mort, Zingha sortait de sa ténébreuse caverne pour aller détruire les hôtes de la forêt des environs, lorsqu'elle entendit son nom retentir dans les rochers qui formaient l'enceinte de l'abîme: elle s'arrête étonnée, regarde, s'entend nommer encore, et aperçoit Dron-co qui venant rapidement à elle, s'écriait hors d'haleine: “Reine d'Angola! mon épouse chérie! puissante souveraine, livre ton âme à la joie; nous allons nous baigner dans des torrents de sang: nos vœux sont exaucés, nos ennemis seront détruits, ils seront massacrés, exterminés, anéantis; les traîtres périront, le carnage va s'étendre dans toutes les parties de nos états; le sceptre est presque dans nos mains; le trône nous attend; allons vers Mapongo; l'invincible Roi de Congo nous accorde son amitié, ses armées seconderont nos projets de conquête, ses nombreux bataillons sont prêts à marcher sous nos ordres: suis-moi, belle Zingha, mettons nous à la tête de cette formidable armée, et portons le fer et la flamme, le ravage et la mort dans toute l'étendue de notre domination: qu'un massacre général, impitoyable, affreux de tous nos sujets révoltés effraie les races futures, et apprenne aux nouveaux habitants d'Angola à respecter leurs maîtres“. Zingha trop éclairée pour se livrer aveuglément à ces brillantes espérances: „Quelles sont, dit-elle, ô Dron-co, les preuves que tu m'apportes du secours que je dois attendre de la cour de Congo? Sur quoi fondestu ces promesses si séduisantes de fortune, et cet espoir flatteur de vengeance et de gloire?" Épouse injuste et soupçonneuse, répond le Caffre avec impatience, tes questions m'offensent, et tes doutes m'outragent. Quand je n'aurais à te donner de la vérité des nouvelles que je viens t'annoncer, d'autres preuves que mes assertions, ce témoignage devrait être pour toi aussi sacré que l'évidence même. Penses-tu que Dron-co se soit laissé séduire par de vagues promesses, ou par l'incertaine espérance d'un secours éloigné? Non, Zingha: le succès de ma négociation est complet: il est tel que j'aurais eu moi même de la peine à le croire, si le Roi de Congo ne m'eût chargé de t'assurer de ses vœux, de son zèle et de son amitié, comme je pense qu'il t'en donne lui-même sa parole royale dans cette lettre qu'il t'adresse, que j'ai reçue de ses mains, écrite en caractères qui me sont inconnus, et qui contient sans doute les preuves et la certitude que tu demades“. Zingha ouvrit la lettre, et lut avec étonnement ces propositions bien différentes des nouvelles que Dron-co venait d'annoncer. ZILET-ZAEB, MENI CONGO, Par la vertu du ciel et le décret de Dieu, Roi de Congo, d'Angola, de Manicumba etc. etc. dominateur du grand fleuve de Zaïre, à Zingha Ben-dis, Sava de Mapongo, d'Ilamba et d'Angola, notre alliée et fidèle sujette. Le confident de tes projets, ministre de tes ordres, ou, comme il nous l'a dit, ton époux, l'ancien ministre de N-Gola Ben-dis ton frère, notre sujet et allié, s'est rendu de ta part aux pieds de notre trône pour implorer en ta faveur notre puissante protection contre tes ennemis. La peinture qu'il nous a faite de tes malheurs et de ta triste situaon, a touché notre cœur, et nous avons reçu d'autant plus savorablement tes respectueuses demandes, que nous n'avons pu entendre sans douleur, le récit des maux qui affligent les habitants de notre royaume d'Angola. Il est juste, Zingha, que tu les venges de leurs ennemis et des tiens; nous approuvons ce désir, et nous le seconderons de toute notre puissance. Dans cette vue, nous osfrons de faire passer jusqu'au pied de ton gouvernement de Mapongo, notre invincible armée, de combattre et de disperser les usurpateurs qui t'oppriment, de te rétablir toi et tes successeurs, dans tout l'ancien éclat de ton autorité, à condition que tu réconnoîtras nos droits inconcestables sur le royaume d'Angola, comme ils sont reconnus dans l'univers entier; que tu rendras à notre couronne, l'hommage qui lui est du; que toi et les Savas d'Angola tes successeurs, nous payerez à perpétuité un tribut, tel que nous jugerons à propos de le fixer, fixer, lorsque notre invincible armée aura délivré les provinces dépendantes de ton gouvernement des ennemis qui s'en sont emparés; enfin que tu n'entreprendras aucune guerre sans nous avoir fait part des motifs qui t'auront engagée à l'entreprendre, et que tu ne contracteras aucune sorte d'alliance qui puisse blesser directement ou indirectement nos intéréts. Si tu remplis ces conditions, tu peux compter, Zingha, sur notre générosité, comme sur la protection de Dieu même, que nous prions de conserver tes jours. L'impétuosité des vents déchaînés sur la mer, en agite les flots avec moins de violence, que l'âme de Zingha ne le fut en lisant cette lettre: mais renfermant avec effort les mouvements de sa colère dans son cœur ulcéré:“ Tu ne m'as point trompée, dit-elle au Caffre satisfait, le Meni de Congo m'instruit de ses bontés et des soins que tu as pris pour le déterminer à nous être favorable. Ses offres font sur moi l'impression qu'elles doivent faire: mais comme les effets de ses promesses sont suspendus jusqu'à ce que j'aie accepté les conditions qu'il me propose, et que j'aie ratisié toutes celles que tu as cru pouvoir accepter en mon nom; tu vois, Dron-co, qu'il est d'une importance extrême, que chargé de ma réponse tu retournes tout de suite à Congo, asin que n'ayant plus à douter de mes volontés et de ma soumission aux lois qu'il me prescrit. l'Empereur de Congo donne ses ordres, et rassemble l'armée formidable qui doit se rendre sous nos ordres au pied de Mapongo. Prépare-toi à un second voyage, tandis que je vais écrire: il ne te reste plus que cette course à faire; elle est pénible, j'en conviens, mais songe à la brillante récompense qui t'attend. D'ailleurs, tu ne feras, Dron-co, que précéder de quelques jours seulement ton épouse qui ne peut, sans se manquer essentiellement à elle-même, se montrer dans les états de ce bon souverain, avant que de l'avoir informé de ses suprêmes intentions. Un départ aussi précipité blesserait ma dignité, et décelerait en nous une situation désespérée, qui bien loin de nous procurer les ressources et les secours que nous voulons nous procurer, tournerait à notre honte. Quelque impatientant que Dronco trouvât ce délai sur lequel il n'avait pas compté, les raisons de Zingha lui parurent si lumineuses, que n'ayant pour les affaiblir aucune objection à faire, il attendit la réponse que la Reine faisait à l'insultante lettre qu'elle venait de lire. Enorgueilli du succès de sont ambassade, jugeant à la tranquillté apparente de son épouse, qu'el le ne tarderait point comme elle venait de le dire, à le suivre à Congo, Dron-co n'apercevant déjà entre le trône et lui qu'un très-petit espace, son ambition flattée de l'espérance de se voir incessamment à la tête d'une formidable armée, il se promit d'accélérer sa course, et d'abréger autant qu'il le pourrait, le temps qu'il avait mis dans son premier voyage pour se rendre à la cour du Prince, où il ne comptait pas de recevoir l'acqueil que Zingha lui préparait par cette réponse écrite en caractères Congois, et qu'elle remit entre les mains du Caffre. ZINGHA Ben-dis, Par le droit et la force Reine d'Angola, d'Ilamba, de Calucala etc. Suprême et invincible dominatrice de Mapongo; à Zilat-Zaeb, Roi de Congo. Nous n'avons point envoyé de ministre auprès de ta personne. Celui que tu as eu l'imprudence d'écouter et la soiblesse de charger d'une lettre pour nous, est un vil imposteur auquel nous n'avons confié aucune sorte de négociation à ta cour, ni ailleurs. S'il a eu l'insolence de se dire notre époux à Congo, il a porté plus loin encore l'effronterie ici, par l'impudent récit qu'il a fait hautement des bontés et des faveurs dont il assure avoir été comblé dans ton palais par tes femmes, à ton insu. Nous eussions puni ce traître, et la mort la plus douloureuse nous eût vengés l'un et l'autre, si nous n'avions pas jugé plus convenable de le renvoyer vers toi, afin que par la rigueur des tourments tu puisses parvenir à la découverte affligeante ou heureuse, de ses attentats, vrais ou faux. Cette peinture qu'il a faite à Congo de nos revers et du malheur de nos peuples, n'est qu'un incroyable tissu de calomnies. Nous avons, il est vrai, dés ennemis, mais la force de notre bras est supérieure à leur malice, et les nations qui nous sont alliées infiniment plus formidables et plus nombreuses que les puissances qui oseraient nous déclarer la guerre. Tu peux donc, Roi de Congo, cesser de t'affliger sur la situation où tu nous supposes. Nous n'avons, grâces à la sagesse de notre règne et à l'intrépidité de notre courage, nul besoin de former de nouvelles alliances, et nous te protestons que nous n'avons jamais songé à rechercher la tienne. A l'égard des conditions auxquelles tu nous offres avec tant de générosité le secours de tes armes, elles nous ont paru si outrées et si peu réfléchies, que nous aurions voulu pouvoir douter, pour ton honneur, que tu te fusses oublié au point de nous faire de semblables propositions. Il n'y a dans l'univers que toi seul qui ignores l'indépendance entière de notre couronne, et notre indignation pour quiconque voudrait limiter ou géner notre autorité absolue. Roi de Congo, tu n'es ni plus libre, ni plus dispotiquement souverain dans tes états, que nous le sommes dans les nôtres; et tu n'es guère jaloux toi-même du suprême pouvoir, si tu te flattes que dans quelques circonstances que Zingha se trouvât, elle pût se dégrader jusques à consentir à te rendre un avilissant hommage, ou à se déclarer ta tributaire. Nous formerons des alliances telles que nous l'inspirera notre libre volonté. Les habitants de nos états n'ont d'autre souverain que nous, qui voulons bien reconnaître des égaux parmi les rois indépendants, mais nulle part des maîtres, ni des supérieurs. Punis par la violence des châtiments l'audace de l'esclave qui t'a fait tomber dans de si honteuses erreurs; et compte sur l'oubli que nous voulons bien faire de ta lettre et des propositions outrageantes qu'elle renferme. Dron-co, sans se douter qu'il volait au supplice, et qu'il portait lui-même l'arrêt fatal de sa condamnation, s'éloigna de Zingha, qui le voyant partir: „Que l'enfer t'accompagne, s'écria-t-elle, en lançant vers le ciel un regard de fureur! monstre odieux! puisse-je ne jamais te revoir, ou du moins ne te voir qu'accablé de tous les maux que ma haine et mon cœur te souhaitent: la noirceur de ton âme m'est désormais inutile; ta vie est pour moi un tourment, un reproche dont j'ai du me délivrer. Cependant, si la fortune qui semble quelquefois prendre plaisir à protéger les scélérats, te fait éviter les chaînes et la mort que ma prévoyance t'a préparées à la cour de Congo, termine ici la trop longue durée de ta criminelle existence, quand le désir de te venger de ma haine implacable t'y aura ramené: viens-y mourir blessé, déchiré pan tes propres âmes, et n'emporte pas chez les morts la consolation de savoir que Zingha plus inhumaine, plus féroce que toi, est allée toute entière à sa rage, continuer le cours de ses atrocités chez la plus détestable nation de la terre, chez le seul peuple qui fût digne de nous recevoir l'un et l'autre“. Après ces mots, la Reine d'Angola rentra dans la caverne, et prenant tous les poisons que Dronco y avait rassemblés pour en imbiber ses flèches, elle les répandit dans la fontaine, afin que chaque goutte d'eau portât une mort assurée dans le sein de son époux: ensuite elle tendit de distance en distance, tous les pièges destinés à détruire les tigres, les lions et les bêtes féroces qui peuplaient cette contrée; en sorte qu'il n'était pas possible que Dron-co fît un pas dans ces lieux, sans y trouver inévitablement la mort. Zingha moins agitée alors, et goûtant par avance le succès de ses funestes soins, sourit à son ouvrage, et quittant pour jamais cette triste habitation, elle alla s'enfoncer dans les mêmes déserts qu'elle avait parcourus, surmonta les obstacles qu'elle avait eus à vaincre, et malgré les tourbillons de sable, l'impétuosité des vents, l'effrayante multitude de serpents, de couleuvres, d'animaux carnassiers de toutes les espèces qui s'opposaient à son passage, elle parvint à pénétrer de contrée en contrée, de dangers en dangers, jusques dans la partie la plus intérieure de l'Afrique méridionale, d'où elle se rendit chez les affreux Giagues; chez ces mêmes Giagues qui n'eussent pu la voir qu'avec horreur, si le crime, le parricide et l'inhumanité n'eussent point été auprès d'eux, les titres les plus respectés et les plus recommandables. Ce fut le chef des Giagues lui-même, celui dont la sœur de Bendi avait assassiné l'élève, qui la reçut avec le plus d'empressement, et qui par ses éloges inspira à ses concitoyens, autant d'admiration pour la férocité de Zingha, qu'ils en avaient pour la mémoire de leur législatrice. Par une ancienne coutume des Giagues, mais que leur férocité ne leur permet d'observer que fort rarement, les étrangers que le hasard, l'infortune ou la force des armes ont malheureusement fait tomber dans leurs mains, sont libres, lorsque les boucheries sont d'ailleurs abondamment fournies, de se faire adopter par l'état: mais dans ce cas, l'indispensable obligation de celui qui se fait adopter, est de manger publiquement de la chair humaine, telle qu'elle lui est présenée, et c'est communément un homme ou un enfant récemment éorgés, dont les membres sont palpitants encore, qu'on lui offre à dévorer, et qu'il est obligé d'engloutir, s'il ne veut point exciter contre lui, l'indignation générale, et servir lui-même d'aliment à ce peuple anthropophage. Informée de cet abominable usage, Zingha promit de s'y conformer, et malgré l'extrême répugnance qu'elle se sentait pour une telle nourriture, sa haine contre les Portugais et le désir de se concilier l'estime et la confiance des Jagas, l'emportèrent sur le dégoût du repas qu'on lui servit, et qu'elle dévora sans témoigner aucune sorte de contrainte ni d'émotion. Cet acte de férocité acheva de lui captiver le chef de la nation, qui lui apprit que depuis son départ de Mapongo, les Portugais irrités du meurtre du fils de Ben-dis avaient placé sur le trône d'Angola, un prince du sang royal qui s'était fait Chrétien, mais qui n'ayant que le titre de Roi, et se voyant perpétuellement contrarié par ceux qui avaient déposé le sceptre dans ses mains, n'avait régné que peu de temps, et était mort de chagrin, laissant ses états aux Portugais qui lui avaient donné pour successeur un autre prince qui avait régné plus long-temps, et tout aussi tranquillement que le lui permettait la dépendance où il était du Vice-Roi de Loando. Furieuse à ces nouvelles, la reine d'Angola couvrant du prétexte infernal de la haine implacable dont elle se disait enflammée contre l'espèce humaine, le désespoir où elle était de se voir arracher le sceptre, embrassa dans tout-te leur horreur, et les lois et les mœurs des Giagues, abjura publiquement le Christianisme et tous les sentiments de pudeur et d'humanité. Afin de s'élever au rang que son ambition désirait d'obtenir, et qu'elle occupa bientôt chez cette nation, elle s'attacha à mériter à force de noirceurs et de scélératesse, la vénération publique, et elle y parvint en se livrant sans retenue à tout ce que le crime et la férocité ont de plus exécrable. J'ai dit que les Giagues sont de tous les Ethiopiens les plus barbares, les plus impitoyables et les plus intrépides: j'ai dit d'après la vérité des faits, que perpétuellement altérés de sang et de butin, le plaisir de déchirer et de manger leurs ennemis, ou quand ils ne sont point en guerre, leurs propres concitoyens, a un attrait pour eux irrésistible, et qui les porte à se précipiter au milieu des bataillons les plus épais, quelqu'obstacle qu'on leur oppose. Zingha était née cruelle, mais non pas anthropophage: cependant l'amour de la vengeance et le désir de dominer, lui firent aisément surmonter l'horreur naturelle qu'elle avait eue jusqu'alors pour ces détestables goûts. Elle surpassa même, non-seulement les Giagues, mais les tigres les plus féroces et tout ce qu'on raconte des antiques Cyclopes dans ses homicides repas. Elle paraissait ne se plaire qu'aux combats, au meurtre et au carnage; c'était entre ses mains que les farouches Singhillos ou prêtres des Jagas, avaient confié le couteau des sacrifices, et c'était elle qui dans les fêtes publiques égorgeait les victimes humaines. Elle affectait sur-tout un éloignement extrême pour les plaisirs séduisants de l'amour, ou plutôt pour la satiété de la débauche; cependant un penchant effréné l'entraînait vers la volupté, si l'on peut donner ce nom aux excès et à l'impudence du plus sale libertinage. Le désir de se satisfaire, la crain-te de passer parmi les Singhillos, monstres voués au crime, et qui semblables aux antiques Dactyles, feignaient de ne connaître d'autre vertu, si c'en est une, que la loi d'une austère continence, et la privation totale du commerce des femmes; la crainte de passer au jugement de ces impitoyables ministres des idoles, pour une femme ordinaire; le mépris qu'elle affichait pour les mœurs efféminées, les châtiments sévères dont elle voulait, à l'exemple de la cruelle Tenbadumba, qu'on punît les faiblesses de ce genre les moins répréhensibles, et, malgré la barbare rigidité de ses maximes, la violence et les pressantes impulsions du penchant qui l'entraînait vers ces mêmes faiblesses, tyrannisaient son âme et enflammaient ses sens avec d'autant plus de fureur, qu'elle ne voyait pas qu'il lui fût possible de céder à son goût naturel, et de se plonger, comme elle l'eût voulu, dans les plus immondes pratiques de la corruption. C'était dans ces moments réitérés d'effervescence, que n'osant se livrer à la fougue de ses sens, aux plaisirs de l'amour, de la débauche, et à l'épuisement de la satiété, elle cherchait à éteindre dans le sang des malheureux qu'elle sacrifiait, et dans l'ivresse de ses festins anthropophages, la dévorante ardeur dont elle se sentait consumée: c'était alors qu'on la voyait multiplier les hécatombes, immoler avec avidité les captifs des Giagues, enfoncer lentement le poignard dans leur sein, et se venger en outrageant la nature, des feux que la nature allumait dans son cœur corrompu. La terreur que les lois sanguinaires de Zingha répandaient dans ces accès de délire et de rage, sur tous ceux qui l'environnaient, les meurtres et les assassinats qu'elle ordonnait, les nouveaux genres de supplices qu'elle inventait, eussent fini peut-être par la rendre un objet d'épouvante et d'horreur aux yeux mêmes des Giagues qui, exercés au crime dès leur plus tendre ensance, ne concevaient déjà plus comment une femme étrangère, qui n'avait point succé avec le lait la férocité des Jagas, pouvait les surpasser en inhumanité. Cet affreux caractère qui ne respirait que la mort et la désolation, cette effroyable tyrannie, et ces proscriptions qui semblaient se proposer pour but l'extinction totale de la nation, eussent fini par révolter et soulever le peuple contre son despotisme, si dans un de ces moments où la sombre brutalité de sa passion contrariée par la haine irréconciliable qu'elle affectait contre les hommes dont elle désirait si ardemment la jouissance, elle n'eût découvert par les conseils d'une exécrable confidente, les moyens d'assouvrir ses désirs, et de s'abandonner aux excès de la plus impudente prostitution, sans qu'elle eût jamais à craindre l'indiscrétion d'aucun des complices, ou plutôt, d'aucune des victimes de sa perversité. De toutes les femmes Giagues qui s'étaient attachées à la Reine d'Angola, celle qui s'empressait avec le plus de zèle à lui donner des preuves d'estime, de respect et de vénération, était la cruelle Run-lan; Run-lan qu'à ses actions barbares, à son esprit de haine et de discorde, au trouble et à la confusion que sa voix séditieuse répandait dans tous les lieux où le désir de nuire portait ses pas, on eût pris pour l'une des furies qui s'était échappée du sombre palais de Pluton. Dans un de ces moments où Zingha tourmentée par sa passion et sa fureur, s'apprêtait à éteindre dans des torrents de sang l'impudique chaleur des désirs que son ambition ne lui permettait pas de satisfaire, elle parla ainsi à sa hideuse considente. O Run-lan, inflexible Run-lan! fais passer dans mon âme la haine et la noirceur qui te caractérisent, seconde mes projets et mes complots de rage et de destruction: arme-toi de tes flèches, de ton glaive formidable, prends tes poisons, suis-moi; allons porter la mort et la désolation dans le sein des nos captifs; hâtons leur sacrifice; remplissons les boucheries par le nombre et l'énormité de nos assassinats: pissions-nous en massacrant tous nos prisonniers de guerre, exterminer avec eux la race entière des hommes! Rassemblons la nation; faisons parler les Dieux, ordonnons de leur part d'horribles hécatombes, et ne confions qu'à nos bras le soin de frapper les victimes. Ils loueront mon zèle et mes noirs attentats, tes cruels Singhillos, ces prêtres homicides qui approuvent en nous le meurtre, l'inhumanité, et qui nous interdisent le plus doux charme de la vie, la passion la moins condamnable, et de tous les penchants que nous tenons de la nature, le plus irrésistible. Allons les satisfaire, ces monstres respectés, et que l'effroi qu'inspireront nos efforts réunis, s'étende jusqu'à eux“. A ces mots, l'infernale Run-lan souriant à Zingha d'une affreuse manière:“Reine d'Angola, lui dit-elle, n'impute qu'à toi-même la violence des transports qui t'agitent, et les tourments d'une contrainte dont je t'aurais affranchie, si tu avais eu pour moi autant de confiance que je crois en mériter par mon attachement et l'exacte ressemblance de nos inclinations. J'approuve ton humeur sanguinaire comme toi, je me plais aux noirceurs, aux crimes, aux combats: comme toi, c'est pour mes yeux avides de carnage, le plus beau des spectacles que celui de la terre jonchée de morts et de mourants; les cris des malheureux qui tombent sous mes coups, sont pour moi les sons les plus doux: mais je n'enveloppe point comme toi, toute l'espèce humaine dans mes vœux de destruction; l'anéantissement des hommes me priverait du plus flatteur et du plus agréable de mes amusements, après celui de nuire. Tu ne connais que la cruelle rigidité de nos lois, et tu ne sais point encore les moyens de les pouvoir enfreindre. Le chef de nos concitoyens t'a fort mal instruite, Zingha; je te plains, et je sens par moi-même, combien la privation où je te vois réduite doit t'être insupportable. Ecoute, je vais t'éclairer. Ces Singhillos qui t'en imposent par des dehors austères, ne sont intérieurement rien moins qu'irréconciliables ennemis des plasirs qu'ils condamnent en public avec tant de rigueur. Dévoués comme nous au service des Dieux, ils ont promis de passer leur vie dans les langueurs d'une sévère continence; mais ces promesses si solennelles ne sont pour eux qu'un moyen de plus de tromper le peuple Giague. Entraînés comme nous, par la fougue de leurs penchants, ils y cèdent ainsi que nous, et sont bien éloignés d'attacher quelque gloire à l'impuissante résistance qu'ils tenteraient de faire à l'impétuosité toujours victorieuse de leurs désirs. Tout leur mérite, à cet égard, ne consiste qu'à dérober au peuple leurs faiblesses, leurs plaisirs, ou, si tu veux, l'excès de leur débauche; et le silence de la mort est le gage assuré de la discrétion des objets de leurs vœux, de leurs soins et de leurs infractions au célibat. Ces femmes que nos lois ordonnent de jeter toutes vivantes dans les tombeaux de nos guerriers, sont la proie de Singhillos, et il n'en est aucune d'elles qui avant d'être précipitée dans la nuit du tombeau, n'ait passé plusieurs jours dans les bras de ces prêtres mêmes qui, après leur avoir persuadé qu'elles ne mourront point, et qu'ils viendront les rendre à la lumière, président à leur enterrement, et trompent leurs espérances, en les faisant étouffer sous le poids de la terre et des pierres qui comblent la fosse profonde où ils les ont fait descendre. Consacrée, comme les Singhillos, au culte de nos Dieux, penses-tu que je sois plus fidèle qu'ils ne le sont eux-mêmes à la loi de continence que mon état m'impose? Lorsque jugée digne de remplir les fonctions du sacré ministère, j'allai, suivant l'usage, sur la tombe redoutée de Tem-ba-dumba, jurer de rester insensible aux vœux de la nature, d'éteindre mes désirs, de vivre dans le célibat, penses-tu que j'eusse prononcé ces serments insensés que mes sens révoltés ne me permettaient point de prononcer, si l'on ne m'eût instruite des moyens de concilier avec les apparences de la plus rigide continence, les plaisirs et les délicieux égarements de la passion qui m'entraînait? Il est pour nos pareilles deux moyens également heureux et également ignorés du reste des Jagas, de satisfaire nos désirs, et de nous livrer sans crainte, à l'ivresse de nos sens. L'un est de nous lier avec les Singhillos, et de choisir dans leur ordre ceux que nous désirons de nous attacher: leur état et l'intérêt qu'ils ont de se rendre respectables à force de sévérité dans leur conduite extérieure, nous assurent de leur discrétion. L'autre est de nous abandonner aux prisonniers de guerre destinés au sacrifice et à servir après leur mort d'aliment aux Giagues. Leur garde nous est confiée, et tu sais qu'il dépend de nous, de hâter ou de retarder l'instant où nous devons arroser de leur sang les autels de nos Dieux. Douces et complaisantes, nous allégeons leurs chaînes, nous leur marquons de l'intérêt; et quand les fausses espérances de liberté que nous leur avons données, ont calmé leur inquiétude, nous tâchons, toujours avec succès, de leur inspirer la chaleur des désirs que leur présence a excitée en nous. C'est alors que nous recevons les preuves de leur reconnaissance: leurs soins empressés, la vigueur de leurs sens, les assurances qu'ils nous donnent jusqu'à l'épuisement, de la force et de l'ardeur de leur sensibilité, sont le prix enchanteur des bontés que nous leurs témoignons. Par un ancien usage religieusement observé parmi nous, depuis le rétablissement de nos lois et de notre culte, dans le nombre des victimes dévouées aux Dieux, et que nous devons égorger, il nous est ordonné de n'en épargner qu'une à laquelle nous n'accordons la vie avec la liberté, qu'à l'instant même où notre bras armé du funeste poignard, est prêt à lui percer le sein. Le captif rendu par cette voie aux douceurs de la vie, dans le moment où il voyait les ombres de la mort s'étendre sur sa tête, est non-seulement libre, mais adopté par la nation, et réputé Giague, comme si la naissance l'eût rendu notre concitoyen. Tu sens, Zingha, que nous ne manquons point de promettre à chacun de nos captifs, que ce sera lui seul qui recevra de nous et la vie et la liberté. C'est là l'unique cause de leur tranquillté, quand ils sont conduits au pied de nos autels; c'est là l'unique cause de leur intrépidité, quand renversés sur nos genoux, il voient briller dans nos mains le poignard homicide. Au fond, Zingha, c'est leur rendre service, que de les faire ainsi passer du sein de la volupté dans la nuit du tombeau, et cela, sans qu'ils s'en doutent, sans qu'ils aient le temps de s'en apercevoir, sans qu'ils sentent, pour ainsi dire, le coup fatal qui les anéantit. Et en effet, quelle serait l'horreur de leur situation, si pendant leur captivité, nous ne les entretenions que du funeste sort que nous leur réservons? Cette sévérité serait sans doûte trop cruelle pour eux, et tout-à-fait inutile pour nous; car, quel service, quels soins, quelle tendresse attendre de malheureux troublés et abattus par l'affreuse certitude d'une mort inévitablement prochaine? Telle est la déplorable situation de celui de nos prisonniers, auquel, moins par humanité que pour obéir à la loi, nous accordons réellement la vie: c'est celui là que nous traitons avec la plus désespérante rigueur; c'est celui- là qui n'entend jamais de nous que des arrêts de mort. Quant aux autres, tu juges du soin que nous prenons, lorsqu'ils sont une fois placés autour de nous, auprès de nos autels, de leur percer le sein. Leur mort est terrible, mais prompte, inattendue, et d'autant plus assurée, qu'il est pour nous du plus grand intérêt qu'ils ne puissent, avant que de mourir, nous accuser de perfidie, divulguer les promesses que nous leur avons faites, le prix acquitté par leur reconnaissance, et que nous avions mis à la vie et à la liberté que nous nous étions engagées de leur procurer. De ces deux moyens, Zingha, le premier t'est interdit: tes vues d'ambition, et l'espérance fondée que tu as de succéder un jour au chef de la nation, ne te permettent point de t'attacher aux Sighillos; non que celui d'entre eux sur qui ton choix s'arrêterait, ne fût infiniment flatté de tes bontés et de la préférence que tu lui donnerais; mais à cause de l'invincible résistance que tu éprouverais de la part de l'ordre entier de Singhillos qui ne manqueraient pas de s'opposer à ton élévation, par la crainte de l'autorité que te donnerait sur eux l'espèce de dépendance où ils seraient d'un chef informé par lui-même du relâchement de leurs mœurs, de leur profonde hypocrisie et du libertinage outré que cachent des apparences si trompeuses, et cette impraticable austérité qu'ils affichent et qui semble les caractériser. C'est donc à nos captifs que tu dois recourir, et goûter dans leur jouisfance ces plaisirs dont la privation irrite et révolte tes sens. Flatte-les, trompe-les, et comme nous, perfide par humanité, éteins tes feux, et couvre avec adresse la passion que tu assouviras, du voile séduisant que tu auras étendu sur tes victimes, et que tu feras durer jusqu'au moment où rendue à toimême, et aux terribles fonctions de ton ministère, la mort que tu leur donneras, soit en public, soit en secret, et toujours au nom des Dieux, et sous prétexte de pourvoir à la subsistance du peuple, te réponde de leur silence. L'atrocité de ces conseils fit horreur à Zingha; non pas que son bras sanguinaire se refusât au meurtre et aux assassinats; mais parce que son âme ne pouvait se résoudre à acheter le plaisir au prix d'une perfidie, et qu'il lui paraissait indigne d'elle de violer la foi qu'elle aurait jurée aux captifs, et de les égorger après leur avoir promis de leur accorder la vie. Accoutumée dès l'enfance à la dissimulation, mais non pas au parjure, elle eût fini peut-être par rejeter avec indignation les moyens qu'on lui proposait, si Run-lan ne s'était point chargée de lui fournir des captifs toujours prêts à servir ses désirs, sans que Zingha fût obligée de recourir pour exciter leur zèle, à de fausses promesses, à de trompeuses espérances. Le rang auguste et respecté de première prêtresse que Run-lan occupait, lui donnait sur toutes ses compagnes et sur les Singhillos eux-mêmes cet avantage, qu'elle disposait à son gré de tous les prisonniers de guerre, depuis le premier moment de leur captivité jusqu'à celui de leur sacrifice. “Quelque insensée, dit-elle à la Reine d'Angola, que puisse me paraître ta délicatesse ou la pitié que t'inspirent nos prisonniers de guerre. Je veux bien par un attachement dont nulle autre que toi ne me trouverait capable, compatir à ta faiblesse, te céder le plus grand nombre de mes captifs, et leur ordonner même d'aller gagner auprès de toi, le prix qu'ils seront persuadés que j'ai mis à l'affranchissement de leur vie et de leur liberté. Je ferai plus, asin qu'il ne te reste aucune sorte de crainte, je les immolerai moi-même, à mesure que leurs forces épuisées te paraîtront exiger que de nouvelles victimes aillent attendre dans tes bras, le sort que mon glaive et nos lois auront fait éprouver à leurs prédécesseurs. Calmée par la certitude d'une vie moins isolée, et qu'elle se proposait de donner tour-à-tour au crime et aux plaisirs, Zingha dès ce moment se livra sans retenue à ce genre nouveau de perfidie et de débauche. Run-lan fidèle à ses promesses, faisait parmi les prisonniers de guerre des levées de jeunes hommes, les plus robustes qu'elle pouvait trouver, leur jurait qu'ils ne seraient point sacrifiés, les faisait enfermer dans l'habitation de la Reine d'Angola, et chaque jour, à proportion que l'incontinence de Zingha énervait leur vigueur, Run-lan les poignardoit et leur substituait de nouvelles victimes. Cependant le chef des Giagues, le formidable Tre-benda, celui-là même qui avait élevé le fils de N-Gola Ben-dis, mourut assassiné dans un tumulte que son inhumanité portée dans un moment d'ivresse, aux excès les plus féroces avait suscité; il périt égorgé par deux Jagas qu'il voulait immoler à son ressentiment, et qui plus forts que lui, déchirèrent ses membres, et lui firent subir la mort la plus douloureuse, telle qu'il l'avait méritée par sa scélératesse. Le commandement de Giagues n'est point héreditaire; ce n'est pas non plus la nation assemblée qui se donne des chefs: c'est la force réunie à la férocité qui seule peut donner des droits au plus barbare, à celui qui se sent l'ambition et le courage d'aspirer à cette dignité. Aussi-tôt que le chef cesse de respirer l'autorité suprême réside tout-te entière entre les mains de Singhillos; c'est alors que le sang coule à grands flots sur les autels des Dieux, et que la plus épouvantable superstition règne despotiquement. Mais cette tyrannien est que momentanée, et elle cesse après l'enterrement du chef: car, dès la veille de cette pompe funèbre, tous les Giagues qui prétendent à la souveraineté, pourvu que leur nombre n'excède pas celui de quatre cent, se rendent nus, et chacun un poignard à la main dans la plaine des morts, champ consacré à cette horrible scène. Là, séparés en deux troupes égales, ils s'élancent, semblables aux enfants de l'antique Cadmus, les uns sur les autres, et ils se portent en silence les coups les plus affreux. Le sang ruisselle, la mort moissonne avec une incroyable rapidité les combattants qui, acharnés à leur destruction, ne sont sensibles qu'au désir de se massacrer, et de la plus stoïque indifférence sur les blessures qu'ils reçoivent, pourvu que leurs mains sanguinaires puissent avant que d'expirer, étendre le carnage. Les mourants ne cessent point, jusqu'au dernier soupir, de frapper leurs vainqueurs qui tombent à côté de ceux qu'ils viennent d'immoler; et cette boucherie dure jusqu'à ce que le nombre des quatre cent rivaux soit réduit à celui de trois combattants seulement. Telle est la première épreuve. La seconde est plus funeste encore aux trois Jagas victorieux. Épuisés de fatigue, affaiblis par le sang qu'ils ont perdu, blessés et souvent mutilés, ils se rendent le lendemain sur les bords de la fosse où doit être inhumé le dernier chef de la nation: là, dépouillés de tous leurs vêtements, et chacun d'eux armé par le premier d'entre les Singhillos, d'un poignard et d'une massue, ils s'élancent tous trois en même temps, dans la fosse, y combattent, s'y déchirent, jusqu'à ce que le plus heureux des trois ait mis à mort ses deux compétiteurs. Pour gage de sa victoire, il jette au milieu de la foule assemblée la tête de chacun de ses deux adverfaires. Souvent ce combat se termine par la mort des trois concurrents, et alors, une nouvelle troupe de quatre cent Giagues va subir la première épreuve, et joncher de funérailles le champ des morts. Lorsque l'événement du second combat est heureux, et que l'un des trois rivaux survit à ses compétiteurs, il ne lui reste plus pour obtenir le suprême commandement, que deux épreuves à subir, épreuves très-légères pour une âme Giague: la première consiste à célébrer son triomphe par des chants de victoire, et à ne donner aucun signe de douleur, tandis que deux Singhllos le tourmentent et le blessent, l'un avec un tison ardent qu'il applique successivement sur toutes les parties de son corps, l'autre qui d'un couteau lui coupe des lambeaux de chair du dos et des épaules. Enfin, pour dernière épreuve, le Giague vainqueur est conduit sur le tombeau de Tenbadumba, où avant que de promettre de veiller à l'exécution des lois de cette législatrice, il est obligé d'égorger un prisonnier de guerre, de lui ouvrir la poitrine, d'en arracher le cœur et de le dévorer. A ce trait de férocité, ses preuves sont complètes, le peuple se prosterne; il est proclamé chef par les Singhillos, et il jouit de tous les honneurs et de toute la puissance de la souveraineté. Les services que Ten-ba-dumba avait rendus jadis à ses compatriotes, l'éclat de ses exploits, l'énormité de ses crimes, l'atrocité connue de son âme, sa fureur homicide et la terreur qu'elle inspirait, avaient suffi pour l'élever au suprême pouvoir, sans qu'elle eût été obligée de s'exposer aux périls et à l'incertitude des deux premières épreuves: nul Giague n'avait été assezhardi pour disputer contre elle de rage et d'inhumanité: ses droits acquis par un horrible parricide suivi d'un incroyable nombre d'assassinats et de noirceurs, la placèrent sans concurrence au rang de chef des Jagas, et la nation qui l'avait proclamée, n'a point cessé depuis de regarder cette élection comme l'ouvrage des Dieux mêmes. Les titres de Zingha n'avaient ni l'évidence, ni la force de ceux de Ten-ba-dumba: bien des raisons au contraire,paraissaient s'opposer à son élévation, et l'exclure du rang où elle désirait de monter. Etrangere, soupçonnée, et accusée même par ceux d'entre les Giagues qui aspiraient à la domination, de n'avoir qu'une feinte férocité, et de chercher par des actions barbares à la vérité, mais contraintes, plutôt à se concilier la faveur du peuple et les suffrages des Singhillos, qu'à maintenir dans toute leur vigueur les coutumes nationales, quand une fois elle serait placée à la tête du gouvernement; elle n'eût jamais aplani les obstacles en apparence invincibles, que ses rivaux lui opposaient, si sa constance et son courage, merveilleusement secondés par l'activité de Runlan et la protection décidée des Singhillos, n'eussent forcé ses concurrents eux-mêmes à lever les difficultés qu'ils avaient suscitées, et à sacrifier leurs vues à ses projets ambitieux. Zingha, quoique digne par la noirceur de son caractère d'avoir reçu la naissance parmi les Giagues, leur était étrangère; mais ils l'avaient adoptée: née d'ailleurs de pères souverains, elle n'était tombée du trône d'Ángola que par le meurtre du fils de Ben-dis son frère: meurtre qui joint à l'empoisonnement de N-Gola, équivalait au parricide de l'ancienne Tenbadumba. Run-lan étayait ces raisons du poids de son autorité. Les Singhillos, par les penchants mêmes qu'ils supposaient à Zingha vers l'inconstance et l'inhumanité, se flattant de régner sous son nom, firent parler les Dieux, ordonnèrent aux Jagas concurrents de différer les épreuves, jusques après l'enterrement de Tre-benda, et d'aller demanderaux manes de Tenbadumba de les éclairer sur le choix du sujet qu'elle jugerait le plus digne de commander à la nation. Les Giagues murmurerent; mais la crainte d'offenser les Singhillos et leur législatrice, enchainant leur ressentiment, ils se soumirent, et après les obsèques de Tre-benda, le peuple entier, précédé de ses prêtres, de trente captifs enchaînés et destinés au sacrifice, et des quatre cent concurrents, se rendit au champ des morts. Ce champ peu étendu, et resserré par l'antique forêt qui l'environne de toutes parts, inspire la terreur par son aridité, sa lugubre situation, et la prodigieuse quantité d'ossements qui y sont entassés. Au milieu de ce sol funèbre, est un large tombeau, presque chaque jour arrosé du sang des victimes humaines: c'est la tombe de Ten-ba-dumba. Déjà le peuple prosterné attendait en silence l'effet des magiques évocations. Déja par leurs cris forcenés, leurs gestes convulsifs, et leurs imprécations, les Singhillos avaient disposé les esprits aux plus superstitieuses cérémonies, et au spectacle de terreur que l'imposture réunie à l'inhumanité allait offrir. Les captifs n'attendaient plus pour recevoir la mort, que le signal du sacrifice, et leur indomptable courage insultait, suivant l'usage de ces peuples barbares, à la cruauté des Giagues par les plus outrageantes injures, et par dimpuissantes menaces. L'ancien des Singhillos appelait pour la dernière fois l'âme de Tenbadumba, lorsqu'un bruit souterrain, suivi de cris aigus, se fait entendre tout-à-coup, et paraît s'élever du fond de ce tombeau. Les Singhillos feignent d'être effrayés; les Giagues sont consternés; les quatre cent compétiteurs frémissent, et la crainte s'empare pour la première fois de leur imagination. De nouveaux cris se font entendre, et dans le même instant, on voit les ossements qui couvrent le tombeau, s'agiter, rouler les uns sur les autres, et se disperser d'eux-mêmes. L'épouvante s'accroît et devient générale; les Jagas les plus intrépides ne portent qu'en tremblant leurs regards sur ce monument, et voient s'élever du milieu de ces ossements qui en fermaient l'entrée, un spectre affreux, une horrible Euménide; c'était Zingha ellemême, Zingha qui, nue, les yeux étincelant du feu de la colère, un poignard à la main, s'élance au milieu des captifs, les frappe, les immole, les massacre, ouvre la poitrine du dernier qu'elle viens d'égorger, en arrache le cœur, le dévore, et s'avançant, formidable comme la foudre, vers ses quatre cent concurrents:“Quel d'entre vous, leur dit-elle, osera me disputer la dignité suprême, que Tem-ba-dumba elle-même vient de me consier? Qu'il se montre, qu'il approche, qu'il vienne, qu'il me suivre dans les ténèbres du tombeau de notre législatrice, et bientôt ses concurrents m'en verront sortir victorieuse, couverte de son sang, et traînant après moi ses membres déchirés„. Des quatre cent Giagues qui s'étaient proposés de succéder à Trebenda, nul n'osa seulement jeter les yeux sur la fière Zingha qui, retournant vers le tombeau: Manes de Ten-ba-dumba, dit-elle, en s'inclinant, ô vous, qui satisfaits des flots de sang que j'ai versés; ô vous, qui pour prix de mon zèle, avez daigné remettre dans mes mains les rênes du gouvernement! écoutez mes serments; et si parjure à mes promesses, je manque dans quelque circonstance que ce puisse être, aux engagements sacrés que vos décrets et vos bontés m'ordonnent de remplir, puisse le jour où j'enfreindrai vos lois être le dernier de ma vie! puisse ma tête criminelle séparée de mon corps, servir de pature aux vautours! que mes entrailles dispersées soient foulées aux pieds de mon peuple et de ses ennemis! puissent les plus vils esclaves m'outrager impunément, et mes bras abattus par la crainte et la terreur, n'oser repousser les attaques de mes plus faibles agresseurs! Auguste Ten-ba-dumba! je jure par mon glaive et par le sang des lâches transgresseurs de ta législation, de t'imiter autant que mon courage et ma suprême autorité pourront me le permettre, de veiller perpétuellement à la défense des Jagas et à la conservation de tes dogmes: je jure d'étendre les horreurs de la désolation dans toutes les contrées habitées par nos ennemis et les infracteurs de tes lois; de ne jamais permettre qu'aucun de nos captifs échappe au sacrifice; d'être perpétuellement en guerre avec les nations voisines, afin que nos autels soient toujours inondés du sang des victimes, et nos boucheries publiques toujours abondamment remplies. A ton exemple, ô Ten-ba-dumba! je dévoue aux enfers quiconque parmi nous, oserait entreprendre de réformer ou d'adoucir la rigueur de ta législation, et tout Giague dont la voix sacrilège oserait proposer des changements dans nos mœurs ou dans notre culte, dans nos lois ou dans nos usages, à moins que ces changements ne tendent à rendre nos concitoyens plus terribles aux peuples ennemis, plus durs, plus inflexibles et plus impitoyables: enfin, pour me lier encore plus étroitement, ô Ten-ba -dumba! je promets et je jure de te surpasser toi-même, autant qu'il me sera possible, dans ma conduite, mes actions, ma valeur, mon intrépidité, mes vengeances, mon insatiabilité dans les combats, dans les proscriptions, les meurtres, et les dévastations„. Zingha eut à peine fini de prononcer ces terribles serments, serments auxquels elle ne fut que trop fidèle dans les premiers mois de son règne, qu'il s'éleva dans l'assemblée un murmure d'aprobation, suivi de cris tumultueux d'acclamation et d'applaudissement. La nouvelle Ten-ba-dumba fut portée en triomphe du champ des morts dans le temple des Jagas, où l'ancien des Singhillos la revêtit, suivant l'ancien usage, d'une peau de léopard récemment égorgé; c'était-là le manteau des souverains ou des chefs des Giagues. Dès ce moment Zingha ne songea plus, quoiqu'il en coûtât à son âme, moins sanguinaire et moins féroce qu'elle ne désirait de le paraître, qu'aux moyens d'en imposer au peuple par la crainte, la terreur et l'effroi qu'inspireraient les lois nouvelles qu'elle publieroit, par le spectacle chaque jour répété des malheureux qu'elle livrerait aux sacrificateurs, par les horreurs de la plus infernale superstition. Le sang ne cessait point de couler autour d'elle. Le crime seul mettait les Jagas à l'abri de ses arrêts de mort; la plus légère marque de faiblesse, le signe le plus équivoque d'humanité attiraient sur les coupables les châtiments et les supplices. Toujours suivie d'une troupe de barbares exécuteurs de ses volontés, elle ne faisait que leur indiquer les victimes, ils se jetaient sur elles, et sous fes yeux, les monstres les massacraient, et se rassasioient de leur sang et de leur chair. Ces abominations la faisaient respecter, et la rendaient d'autant plus chère au peuple, qu'il la croyait animée de l'esprit même de la féroce Ten-ba-dumba. Zingha aussi cruelle envers les femmes qu'elle l'était envers les hommes, affectait une rigueur extrême à l'égard de celles qui avant le temps prescrit par les lois nationales, s'étaient laissé séduire, et qui avaient le malheur de porter les marques de leur faiblesse. L'implacable souveraine faisait traîner ces malheureuses à ses pieds, leur ôtait elle-même leurs vêtements, les attachait étendues aux pieds de son trône, les faisait violer par ses satellites, et quand la brutalité de cette nombreuse cohorte était assouvie, elle leur fendait les entrailles, en arrachait l'enfant, et le foulait aux pieds. Afin de commettre impunément ces crimes dont l'atrocité même lui donnait tant d'autorité, Zingha, de concert avec les principaux d'entre les Singhillos, avait eu l'art de persuader aux stupides Giagues qu'elle lisait tout ce qui se passait dans les cœurs, et que supérieure à l'ancienne Ten-ba-dumba, elle égalait en prévoyance la Divinité même. Cette superstition étayée de toutes les fureurs du fanatisme, une fois accréditée, Zingha ne vit plus devant elle que des sujets tremblants, et des victimes prêtes à recevoir le coup fatal que ses mains homicides aimaient tant à porter. A l'exemple de la législatrice des antiques Jagas, la nouvelle souveraine déclara qu'elle avait en horreur les enfants mâles, et qu'elle était désespérée de n'avoir pas un fils à immoler, afin de le broyer dans un mortier, et de composer de ses chairs le merveilleux onguent qui rend invulnérable. Elle était âgée alors de cinquante quatre ans, et comme elle était trop vieille pour espérer malgré l'excès de ses prostitutions d'avoir jamais un fils, elle adopta un enfant de deux ans, fit assembler le peuple, égorgea cette jeune victime, la broya dans un mortier, en composa une espèce de pâte, se dépouilla publiquement, et s'oignit tout le corps de cet affreux onguent. Abrégeons la révoltante histoire des crimes de cette furie: quel homme assez barbare, assez dénaturé pourrait entendre sans frémir le récit de toutes les actions d'horreur et de férocité, qui marquèrent presque tous les instants des premières années du séjour de Zingha chez les Giagues? Quel tyran pourrait supporter l'affligeante lecture des lois de sang qu'elle ajouta à l'ancienne législation? Je dirai seulement qu'elle fit publier un édit par lequel il était ordonné à toutes les femmes Giagues de poignarder le premier de leurs enfants mâles: je dirai qu'à certains jours elle faisait rassembler toutes les jeunes filles de quinze ans jusqu'à vingt, et tous les hommes qui n'avaient point encore atteint leur cinquantieme année, que donnant elle même l'exemple de la plus effrénée prostitution, elle punissait de mort ceux ou celles qui paraissaient ne s'abandonner qu'avec peine et par contrainte aux scandaleux excès de ce libertinage. Malheur aux jeunes filles que ce jour de débauche rendait fécondes! et plus malheureux encore les enfants que produisaient ces immondes embrassements! ils périssaient avec leurs mères sous les pieds, ou par le glaive de Zingha qui, ces jours exceptés, affichait une pudeur sévère, et punissait avec atrocité la plus légère apparence de relâchement dans les mœurs. Quand on lui dénonçait deux jeunes personnes de sexe différent, amoureuses l'une l'autre, elle les faisait conduire devant elle, et les forçait de se plonger mutuellement un poignard dans le sein. Tel fut le règne de Zingha, jusqu'à ce que rassasiée de crimes et de sang, elle se fut assurée de la terreur, du zèle et de la vénération des Giagues, de leur empressement à servir ses projets de conquête, et les complots que son cœur ulcéré méditait contre les Portugais. ZINGHA, REINE D'ANGOLA. SECONDE PARTIE. Si l'énormité des crimes et les excès les plus outrés de la dépravation pouvaient rendre heureux les tyrans, la cruelle et perverse Zingha n'aurait eu d'autre désir à former que celui de rassembler, s'il eût été possible, dans l'étendue de sa domination l'espèce humaine entière, afin de s'assurer que jamais les aliments ne manqueraient à sa férocité: car ses proscriptions, son fanatisme destructeur, le nombre presque infini de captifs et de citoyens dévoués aux enfers, et qui tombaient à chaque instant sous le glaive des Singhillos, de Run-lan et de ses compagnes, avaient déjà porté le coup le plus funeste à la population, et la Reine d'Angola eût fini par exterminer la race impie des Jagas, pour peu qu'elle eût encore prolongé la durée de ses homicides fureurs. Mais des pensées affligeantes qui la tourmentaient sans cesse, et dont peut-être elle avait cru pouvoir adoucir l'amertume à force d'inhumanité, arrêtèrent enfin le cours trop étendu de ses atrocités. Les disgrâces qu'elle avait essuyées, le sceptre qu'elle avait perdu, les revers imprévus qui l'avaient obligée jadis de s'éloigner de Mapongo, l'espoir de recouvrer la couronne de ses pères, et de tirer la plus éclatante vengeance des outrages qu'elle croyait avoir reçus, avaient ulcéré son cœur qui peut-être eût été généreux et compatissant, si la rigueur du sort, le malheur des circonstances, les projets de son ambition et la nécefsité où elle était réduite de flatter le caractère des Giagues, n'eussent pas insensiblement accoutumé cette fière princesse aux plus infernales noirceurs. Mais en vain cette souveraine était-elle parvenue à surpasser en barbarie et en scélératesse le plus féroce des Jagas; en vain inspirait-elle à son intrépide nation plus de terreur que ne put lui en inspirer durant son règne affreux l'antique Ten-ba-dumba; vainement elle paraissait avide de carnage, toujours prête à frapper, à massacrer et à détruire; elle n'avait pu encore éteindre dans son âme la voix de la nature et de l'humanité; voix puissante, et plus terrible aux tyrans qui affectent ou de la mepriser ou de la méconnaître, que les supplices mêmes inventés par la cruauté de ces dévastateurs. Plus émue, plus agitée par les reproches secrets de sa conscience, que les sables de la Lybie ne le sont par la violence des ouragans les plus impétueux, elle luttait perpétuellement contre l'aiguillon du remords qui déchirait son âme. L'inutilité même des efforts qu'elle faisait pour se dérober à la force et à la continuité des accusations de ce juge intérieur, ne servait qu'à ajouter encore au trouble et à l'effroi de son imagination justement alarmée. Son ambition exceptée, Zingha eût tout sacrifié au bonheur de goûter cette tranquillité d'esprit qu'elle avait cru trouver dans la suprême autorité, et qu'elle avait perdue en se livrant au crime: mais l'impossibilité où elle était de s'en imposer au point de vivre dans l'abîme du vice, aussi paisiblement qu'elle eût vécu dans le sein de la vertu; l'impossibilité où elle était d'éteindre dans des torrents de sang la lumière de la raison, flambeau perçant et plus cruel pour les âmes criminelles, que celui des furies ne l'est aux scélérats dévoués à leur tyrannie, accroissait la violence des soucis qui la dévoraient. Triste, sombre, inquiète, tantôt Zingha s'abandonnait au plus vif désespoir, et tantôt honteuse des larmes que le repentir lui avait arrachées, elle cherchait à se distraire par des crimes nouveaux, du souvenir amer de ses atrocités passées. Quelquefois tendre et généreuse, elle dérobait aux supplices les malheureux qu'elle avait condamnés; mais plus souvent encore forcenée, éperdue, elle ne respirait que le carnage et la désolation: l'effroi la precédoit, la terreur et la mort accompagnaient ses pas: toute société lui devenait insupportable, et elle lui préférait le silence de la solitude, quelqu'horrible qu'il fût à son cœur déchiré de remords. Abattue, tremblante, elle se fuyait elle-même, se retrouvait sans cesse, et traînant avec soi l'implacable vautour qu'elle nourrissait dans son sein, la fureur pein-te sur le front, on la voyait errer, lançant au ciel et sur les hommes des regards menaçants, porter ses pas vers les prisons où l'on retenait les captifs, désigner les premiers qui se présentaient à elle, les conduire auprès des Dieux de la nation, les regarder, pleurer, les égorger et dévorer avec voracité leurs entrailles palpitantes. D'autres fois, à l'instant même où le poignard suspendu sur leur tête, elle allait leur donner la mort, tout-à-coup elle s'arrêtait, les regardait d'un œil compatissant, rompait elle-même les chaînes qui les liaient et leur rendait la liberté. Souvent telle qu'une Bacchante, elle paraissait en public, nue, les cheveux épars, le carquois sur l'épaule, et son arc à la main; la poitrine élevée, les yeux étincelant, on l'entendait appeler à grands cris ses généraux, ses prêtres, convoquer précipitamment une assemblée générale, ordonner de la part des Dieux, de nombreux sacrifices, défendre cependant d'immoler les victimes avant qu'elle fût venue annoncer les décrets du destin. Le peuple docile à sa voix s'assemblait aussi-tôt; toujours prompte à remplir des ordres sanguinaires, la barbare Run-lan paraissait à la tête des prisonniers de guerre destinés à tomber sous ses coups: tout était prêt: pour inonder de sang les autels des divinités, on n'attendait plus que Zingha: mais violemment entraînée par sa fureur et ses remords, Zingha ne se souvenant plus des décrets qu'elle avait promis de publier, avait été cacher son désordre et ses pleurs dans la nuit du tombeau de Ten-ba-dumba, ou dans l'épaisseur des forêts. Là, seule et toute entière aux horreurs de sa situation, elle courait et s'arrêtait tour-à-tour, au gré de son délire et de la véhémence des transports qui l'agitaient. Comme une formidable hyène errante autour des cimetières, et qui cherche à se nournr de cadavres, au défaut d'hommes vivants et d'animaux qu'elle n'a pu trouver, glace par la férocité de ses regards, le voyageur tremblant à son aspect; si d'un vol rapide une flèche vient lui percer le flanc, aussi-tôt le monstre s'élance, remplit les airs du bruit de ses rugissements, cherche son meurtrier en écumant de rage, et le premier objet qu'il rencontre sert de pature à sa voracité. Telle et plus cruelle encore dans les transports et le délire du désespoir, Zingha livrait son âme à l'inhumanité des conseils que lui suggérait sa fureur irritée par l'inutilité des efforts qu'elle avait faits pour étouffer ses remords. Malheur dans ce moment à quiconque, Giague ou étranger, osait être le témoin de son trouble et de ses larmes! Plus funestes encore que les traits d'Apollon, ses flèches ne quittaient son arc que pour aller porter la mort dans le sein de tous ceux contre qui la main de la Parque elle-même semblait les diriger. Mais à peine Zingha voyait les malheureux qu'elle venait d'immoler à sa rage, tomber et expirer, que la pitié succédant à sa rage une terreur soudaine s'emparait de son âme, une sueur froide coulait de ses membres tremblants, ses soupirs, ses regrets, et ses gémissements exprimaient le repentir qui pénétrait son cœur. C'était pour s'épargner de nouvelles noirceurs qu'elle s'était enfoncée dans le silence des forêts, et le crime était venu la chercher dans la solitude. Mais, soit que pendant la durée de ces accès de délire périodiques et fréquents, la Reine d'Angola eût répandu le sang de l'innocence, soit que sans recourir à de nouveaux assassinats, son farouche désespoir se fût exhalé en plaintes, en soupirs, en imprécations, son âme était toujours également tourmentée, également en proie aux plus inquiétantes agitations. Trop instruite, trop éclairée pour pouvoir se dissimuler l'horreur de sa conduite, mais aussi trop ambitieuse et trop fortement attachée à ses complots de vengeance pour renoncer à des noirceurs qui la rendaient seule plus redoutable que tous les monstres de l'Afrique réunis, Zingha flottait perpétuellement entre le crime et le désir de retourner à la vertu, ou plutôt entre l'habitude du vice et le tourment de ne pouvoir arracher de son cœur les remords qui le flétrissaient. Inquiete, incertaine, elle était tour à tour impie et pénétrée de la crainte des Dieux, sacrilège et superstitieuse: elle inventait, elle ordonnait, ou pour braver le ciel, ou pour désarmer son courroux, des cérémonies absurdes, scandaleuses, révoltantes, et toujours sanguinaires. Elles sont trop odieuses, ces barbares cérémonies, pour que je puisse consentir à les décrire ici, je craindrais d'offenser les mœurs si je me permettais de tracer, quoique d'après la vérité, d'aussi affreux tableaux. Je dirai seulement que l'une des institutions religieuses de Zingha consistait à rassembler, soit de gré, soit de force, le plus de jeunes filles que les promesses réunies à la brutalité de ses satellites pouvaient en rassembler; ensuite dépouillées par les plus jeunes et les plus vigoureux des Singhillos, à qui toute licence était permise dans cette occasion, elles étaient placées et fortement liées sur les genoux des idoles. Là, ces prêtres cruels après avoir assouvi leurs infâmes désirs, les déchiraient à coups de fouet, pendant que Zingha, ranimant de la voix et des yeux la force des bourreaux, exhortait ces jeunes malheureuses à soutenir sans se plaindre, et quelquefois jusqu'à la mort, la brutalité outrée des cruels exécuteurs des ordres de leur souveraine. Moins sévère à l'égard des Singhillos, Zingha qui connaissait leur impudence et leur dépravation, les obligeait à certains jours fixés par le culte Giague, de paraître tout nus et une baguette à la main dans les places publiques; là, de se diviser, de courir de tous côtés, de frapper de leurs baguettes toutes les jeunes femmes ou filles qu'ils trouvaient sur leurs pas, et qui à leur exemple étaient à l'instant même obligées de se dépouiller et de suivre les Singhillos qui les avaient rencontrées, jusqu'à la forêt voisine, où bientôt ils se rendaient tous chacun suivi de plusieurs femmes nues, et où ils passaient la nuit dans la plus dégoûtante débauche. La première de ces femmes qui ensuite portait des marques de sécondité, était impitoyablement sacrifiée aux Dieux, et son corps servait d'aliment à ceux d'entre les Singhillos qui pouvaient avoir coopéré à sa fécondité. Zingha que son âge mettait à l'abri des rigueurs de la loi, s'était soumise à cette institution, et ne manquait point de sortir pendant ces jours, et de se rencontrer sur le passage des Singhillos. Toutefois, ces horreurs, ces abominations loin d'adoucir les chagrins de Zingha, ne faisaient au contraire qu'ajouter au poids de ses remords, qui l'eussent à la fin ou consumée, ou rendue entièrement furieuse, sans espoir de résipiscence, si un nouvel assassinat qu'elle ne méditait pas, et que les suites rendirent excusable, n'était venu fixer ses irrésolutions, l'arracher pour jamais au crime, et la déterminer à marcher désormais dans la route de la vertu. Run-lan qui ne prenait d'autre intérêt à la situation et aux inquiétudes de sa souveraine, que celui de profiter de l'accablement où elle la voyait pour régner avec empire sur les Jagas, et arracher de la faiblesse, de la superstition et de l'impiété de Zingha les ordres les plus inhumains, ne songeait qu'à accroître par ses conseils et ses inspirations, le repentir et les fureurs de la Reine d'Angola, sûre de conserver son crédit et les rênes du gouvernement, tant que cette princesse se livrerait au crime, aux réflexions amères du remords, et à l'abattement du désespoir. C'était dans ces perfides vues que Run-lan fertile, inépuisable en noirceurs, en atrocités, inventait chaque jour des supplices nouveaux, des débordements étranges, d'infâmes cérémonies, des superstitions cruelles, et les plus infernales institutions. C'était à elle que les Jagas devaient la plus grande partie des lois religieuses ajoutées au culte établi depuis deux ou trois siècles par la célèbre Ten-ba-dumba: c'était à elle aussi que la Reine d'Angola devait les plus affreux assassinats dont ses mains s'étaient souillées. Témoin de la douleur, des soupirs et des pleurs de Zingha, Runlan, soit dans la vue de distraire sa souveraine, soit pour lui préparer de nouveaux repentirs, lui dit un jour qu'afin de faire diversion à sa profonde tristesse, elle avait imaginé une délicieuse partie de plaisir pour la nuit suivante, dans le temple même, où seule elle devait braver les forces réunies de douze d'entre les plus jeunes des Singhillos, et sur-tout la valeur éprouvée de celui qui jusqu'alors avait montré le plus d'empressement à servir les amoureux désirs de Zingha qui, au reste serait libre de prendre telle part qu'elle voudrait à cette débauche, ou d'y assister seulement comme simple spectatrice. Peut-être dans un autre temps Zingha eût écouté sans colère cet-te proposition: mais, soit qu'elle eût dévoilé la perfidie de Run-lan et son horrible caractère, soit que la jalousie enflammât son courroux, elle prit à l'instant même une résolution cruelle, et prononçant dans son âme l'arrêt de son odieuse rivale:“Tu m'y verras, dit-elle, Run-lan; tes plaisirs me distrairont de mes sombres pensées, tu ne te trompes pas: prépare toi à recevoir Zingha qui, sensible autant qu'elle doit l'être au spectacle que tu veux lui offrir, se dispose à t'accorder aussi le prix que sa juste reconnaissance te réservait depuis longtemps. Ces paroles prononcées d'un ton à inspirer de la terreur à toute autre qu'à Run-lan, ne lui donnèrent aucune défiance. Familiarisée dès sa plus tendre enfance avec les plus féroces abominations, elle était fort éloignée de supposer qu'il y eût rien de répréhensible dans les excès de ses prostitutions, et il est vrai que c'était là l'une de ses moins criminelles occupations. D'ailleurs, la faveur distinguée dont elle jouissait, et les confidences affreuses que Zingha lui avait faites, ne lui permettaient pas de soupçonner dans l'âme de cette princesse du zèle pour les mœurs. Impatiente de goûter les flétrissants plaisirs de la satiété qui lui étaient promis, Run-lan, sans prévoir la tragique catastrophe qui devait mettre fin à ses honteux débordements, ne songea qu'à s'abandonner sous les yeux de sa souveraine, aux plus scandaleux excès, tandis que vivement ulcérée d'une impudence aussi outrée, Zingha ne pensait qu'aux moyens les plus sûrs et les plus prompts de délivrer la nation Giague de cette effroyable furie. Déja depuis deux heures les voiles de la nuit couvraient l'Ethiopie, lorsque renvoyant sur la terre une faible partie de la masse de lumière qu'elle reçoit du soleil, la lune vint avertir Zingha de remplir la promesse trompeuse qu'elle avait faite à Run-lan, ou plutôt, d'aller exécuter le projet de vengeance, ou l'acte de justice qu'elle avait médité: c'était l'instant fixé par Run-lan elle-même à la Reine d'Angola, qui revêtue de tous les attributs de la souveraineté, accompagnée du général de ses armées, et suivie de ses gardes, dirigea ses pas vers le temple, observant le plus profond silence. A peine elle a donné le signal convenu entre'elle et sa rivale, que la porte du temple s'entrouvre; la Reine entre; le Singhillo qui l'attendait, veut refermer, les gardes et le chef des armées poussent avec effort, pênetrent dans l'intérieur et jusques dans le sanctuaire, où Runlan, nue et entourée des complices de son libertinage, se livrait sans retenne à la brutalité de leurs désirs, et à ses goûts effrénés pour la licence et la prostitution. A l'aspect inattendu de cette troupe armée, au feu de la colère qui brillait dans les yeux de Zingha, les Singhillos épouvantés quittant leur sale proie, s'enfuient, se dispersent, et glacés par la crainte du châtiment que leur impiété mérite, ils vont se réfugier aux pieds de ces mêmes idoles qu'ils viennent d'outrager. Run-lan seule intrépide à la vue du danger, et furieuse d'avoir été troublée dans le cours de ses débordements, se lève, et jetant sur Zingha des regards pleins d'audace, elle allait sans doute l'outrager, et pour justifier ses scandaleux excès, dévoiler, à la honte de sa souveraine, un infâme tissu d'horreurs et de prostitutions, si Zingha prévenant ses reproches, ses injures et ses indiscrétions, n'eût fait signe à l'un de ses gardes, qui d'un coup de cimeterre abattit la tête criminelle de Run-lan, dont la vile âme alla dans les enfers se réunir aux Euménides. Depuis environ trente années Zingha se signalait par des assassinats, et chacun de ses jours, durant cet espace de temps, avait été marqué par quelque action de barbarie, par un meurtre, ou le sacrifice de quelques malheureux: mais ses mains homicides ne s'étaient jamais teintes du sang de l'innocence, qu'elle n'eût aussi-tôt ressenti dans son cœur l'aiguillon du remords: le repentir avait toujours succédé à ses crimes; il n'en fut pas de-même à l'égard de ce dernier acte de sévérité; le corps immonde de Run-lan séparé de sa tête, et nageant dans son sang, ne porta ni trouble, ni regrets dans l'esprit de Zingha qui sentait au contraire l'amour de la vertu, des mœurs, et de l'humanité renaître dans son cœur, à mesure que ses yeux satisfaits de la juste punition qu'ils avaient dirigée, considéraient le cadavre de cette irréconciliable ennemie de toutes les vertus. Zingha passa le reste de la nuit dans le temple, fit approcher les douze Singhillos, leur reprocha leur inconduite, leur licence effrénée, leur lâche hypocrisie, les menaçant des plus cruels supplices si jamais ils la contraignaient par leurs égarements, leurs impostures ou leur dépravation, à réprimer leur audace et leur libertinage. L'aurore commençait à répandre sur les nuages l'éclat de ses couleurs, quand Zingha, suivie de ses gardes, et précédée du cadavre de Run-lan, qu'elle fit porter sur la place publique, rassembla les principaux Giagues, fit venir ses ministres, les chefs de Singhillos, leur rendit compte de la perfide hypocrisie de Run-lan, de ses atrocités, et des crimes qui avaient attiré sur sa tête le châtiment, trop doux pour sa scélératesse, qu'elle venait de subir. Ensuite exhortant les Jagas à profiter de la terreur de cet exemple, à renoncer à la férocité de leurs mœurs, à leurs goûts détestables, et à la barbarie outrée de leurs anciens usages: Ce sont les Dieux eux-mêmes, leur dit elle, ô Jagas, qui m'ont guidée auprès de l'impie Run-lan, et qui m'ont ordonné de punir ses noirceurs! Ce sont eux qui vous déclarent par ma voix que leur colère est apaisée; que satisfaits des flots de sang que nos mains ont versés, ils proscrivent désormais nos sacrifices homicides, nos coutumes anthropophages, et le meurtre de nos captifs. Obéissez au ciel, soumettez-vous à ses décrets, et que le glaive des sacrificateurs reste dans son fourreau, jusqu'à ce que les Dieux aient remis à votre souveraine la nouvelle législation que leur bonté vous prépare; jusqu'alors, ô Giagues! la chair des animaux et les fruits de la terre seront vos aliments: jusqu'alors, nos prisonniers de guerre ne seront que nos esclaves et non pas nos victimes. Malheur à celui d'entre vous qui rebelle à ces ordres du ciel, osera les enfreindre! l'impie périra d'une mort lente et douloureuse, chaque jour accablé des traits de ma vengeance, et chaque jour exposé aux plus affreux tourments, jusqu'à ce que la mort, qu'il aura tant de fois implorée, vienne enfin terminer l'horreur de son supplice. Tremblez, indociles Jagas, s'il en est parmi vous qui méditent de rejeter les lois que je prescris! les Dieux m'ont remis leur puissance, leur foudre est dans mes mains„. Quelque révoltants que parussent ces nouveaux règlements aux farouches Giagues, l'empire que donnait à Zingha l'idée qu'ils avaient de sa divinité, de sa toute-puissance, étouffa leurs murmures; ils se soumirent sans se plaindre: la crainte et la vénération qu'elle leur inspirait, étaient telles qu'ils reçurent avec une joie apparente ces lois qu'ils abhorroient intérieurement, et qui leur paraissaient d'autant plus tyranniques, qu'elles contrariaient leurs goûts, leurs penchants, leurs usages, leurs vices et leur attachement à l'inhumanité des anciennes institutions qu'ils regardaient comme sacrées. Cependant la Reine d'Angola satisfaite du consentement des Jagas, ne songea plus qu'à réunir dans la législation qu'elle leur avait annoncée, les principes et les préceptes les plus propres à adoucir leurs mœurs, et à leur inspirer la bien-faisance et les vertus. Revenue elle-même de ses égarements, elle ne s'occupa que du soin d'éclairer la nation qu'elle gouvernait: ce n'était plus cette Zingha, barbare, sanguinaire, et toujours prête à surpasser en cruauté le peuple sur lequel elle régnait par la terreur et la superstition. Ses crimes, ses assassinats, loin d'avoir jusqu'alors favoriséses vues d'ambition et ses projets de vengeance, n'avaient fait au contraire que hâter ses disgrâces. Irrités de sa férocité, les Portugais avaient envahi ses états, et elle était abandonnée de tous ses alliés; en sorte qu'il ne lui restait plus que les Giagues dont elle méprisait la stupidité, et dont malgré la barbarie de ses actions, elle avait toujours détesté l'infâme caractère. Accablée par les pertes qu'elle avoir essuyées, cette fière Princesse en voyant plus d'autre ressource que celle de passer ses jours à a tête d'un tel peuple, elle voulut du moins rendre utile à l'humanité le reste de son règne. Dégoûtée de crimes, et peut-être affaiblie par l'âge, car elle était déjà plus que septuagénaire, elle crut qu'il était temps encore d'effacer par la sagesse et les vertus de sa caducité les noirceurs de sa jeunesse. Les flots de sang qu'elle avait fait couler, les victimes qu'elle avait immolées, les complices de ses sales débauches qu'elle avait livrés à Run-lan, et qu'elle avait vu poignarder de sang froid, les enfants qu'elle avait égorgés, les repas affreux qu'elle avait pris; tous ces objets de terreur et de dégoût pénétraient son âme de repentir, mais invariablement déterminée à renoncer aux vices de son cœur, et à ses cruelles habitudes, ses remords mêmes rallentirent l'impétuosité naturelle de son caractère, et l'affranchirent désormais des tourments et des crimes auxquels elle s'était portée tant de fois dans les accès de son farouche désespoir. Jadis Chrétienne, elle n'avait pu oublier ni les préceptes de bienfaisance et d'humanité, ni les arrêts terribles prononcés contre les pervers par le divin instituteur de cette religion; et ne pouvant se rappeler sans hon-te d'avoir été pendant près de trente ans le fléau de tous les Chrétiens qui avaient eu le malheur de tomber entre ses mains, elle cessa de les persécuter: elle ordonna même aux Giagues de s'abstenir de la chair des Portugais, des Hollandois, en un mot de tous les étrangers qu'ils prendraient, et sur-tout des prêtres et des moines. Zingha fit plus, elle désira d'avoir auprès d'elle quelques-uns de ces mêmes prêtres qu'auparavant elle ne voulait voir que pour assister aux supplices auxquels elle les avait condamnés, ou pour les massacrer elle-même. Le Vice-Roi de Portugal informé de la révolution inattendue qui venait de se passer chez les Jagas, des progrès que les mœurs, la modération, l'amour de la sagesse et les vertus sociales faisaient chez cette nation sauvage, corrompue, anthropophage jusqu'alors, et du grand changement qui s'était opéré dans la conduite et le caractère de Zingha, députa vers cette souveraine quelques capucins établis à Loando San-Paulo, espérant qu'ils seraient favorablement accueillis; il ne se trompa point; la Reine de Giagues les reçut avec bonté, et ne leur refusa rien de ce qu'ils lui demandèrent lors de la première audience. Enhardis par ce succès inespéré, les bons capucins abusèrent avec fort peu d'intelligence des bontés et de la douceur de cette souveraine: ils entamerent dans la seconde visite un sujet qui eût été très- dangereux pour eux, si la Reine d'Angola eût conservé dans son âme son ancien goût pour la férocité; ou même, si arrivant quelques mois plus tard, ils ne fussent point venus dans ces premiers jours de zèle, où Zingha soutenue par sa ferveur, ne cherchait qu'à dompter sa fierté, son orgueil, à triompher de ses penchants; car, il faut avouer qu'il y eut plus d'amertume et d'indiscrétion que d'adresse et de charité dans les discours de ces religieux qui, sans égard et même sans beaucoup d'honnêteté, lui reprocherent durement, au milieu de sa cour, son apostasie, ses meurtres, et la menacèrent de l'exécration des hommes, de la haine du ciel, et des vengeances éternelles si elle persistait dans ses passions et dans ses crimes. Zingha, malgré la résolution qu'elle avait prise d'être désormais aussi douce et aussi modérée, qu'elle avait été violente et cruelle, ne put entendre ces reproches et la hauteur de ces menaces sans frémir d'indignation; elle balança quelque temps, incertaine, et délibérant si elle punirait ces propos audacieux, ou si elle résisterait au désir de vengeance qui enflammait son cœur. Elle ne s'arrêta qu'avec effort à ce dernier partit; et la victoire qu'elle venait de remporter sur elle-même lui arrachant des larmes, elle soupira, et regardant le ciel:“Maître des trônes et des Rois, dit-elle, Etre suprême, ô vous dont les Chrétiens adorent la bienfaisance et la douceur! ne seriez-vous sévère, impitoyable que pour Zingha, moins criminelle encore, qu'elle n'est infortunée? Jugerez-vous avec sévérité une reine malheureuse, qui n'a été cruelle et inhumaine que parce que ses lâches ennemis l'ont offensée avec indignité, et parce que d'accord avec ses ennemis, le sort injuste lui a ravi ce qu'il y avait pour elle de plus précieux sur la terre? Vous, qui sans respecter mon rang et ma puissance, mes droits, ma sensibilité, osez me condamner, et me parler sur un ton menaçant, je veux bien excuser votre imprudence, et m'abaisser même jusques à me justifier. Je sais que ma situation est pénible et plus affligeante que vous ne le pensez: mais enfin, est-ce ma faute, si vous me trouvez réduite dans cet état vraiment inquiétant? Est-ce ma faute, si malgré les remords qui m'accablent et me déchirent, je me suis vu forcée de persister dans l'exécrable cours de mes atrocités? Jamais, Prêtres trop prompts à accuser, et trop sévères dans vos condamnations! jamais je n'eusse été cruelle, scélérate, si respectant ma couronne et les droits de ma naissance, les Portugais n'eussent point soulevé contre moi mes sujets, s'ils n'eussent point usurpé mes états et renversé mon trône. Je me perds, ditez-vous, et mes mains homicides ont creusé sous mes pas l'abîme des enfers. Je le sais, et c'est là l'unique cause de mes peines, de mes chagrins, de mes douleurs: mais ceux qui m'ont ravi mon patrimoine, ceux qui m'ont arraché le sceptre de mes pères, ne sont-ils pas les auteurs de ma perte, et ne méritent-ils pas de tomber dans le même abîme? Contre la générosité naturelle de mes sentiments, et contre la douceur de mon caractère, je suis devenue inhumaine, barbare, et si vous voulez, un monstre de férocité. Eh quoi! ne sont-ils pas plus féroces que moi, ceux qui à force d'outrages et d'usurpations ont irrité ma colère, et pénétré mon âme du feu de la vengeance. J'ai apostasié, et ce crime est à vos yeux épouvantable irrémissible. Je sais, comme vous, tout ce que cette démarche a de répréhensible; mais n'est-ce point encore aux Portugais et non à moi qu'elle doit être attribuée? Car enfin, ne faut-il pas cru que je devienne un objet de mépris pour la nation que je gouverne, ou que je continue d'errer jusqu'à ce que mes usurpateurs m'aient restitue mon rang et mes états? Apprenez, ô vous qui ajoutez l'insulte à l'amertume de ma situation! apprenez que je souffre mille fois plus que n'ont souffert sous mon poignard ces malheureux que j'ai sacrifiés, puisque ennemie du carnage, je me suis vu forcée de recourir, pour me mettre à l'abri des attentats de me persécuteurs, au meurtre et aux assassinats. Toutefois, quelque fondées que soient les plaintes que j'ai à former contre vos concitoyens, allez leur dire de ma part, que si je puis me dégager des fers qui m'enchaînent au trône des Giagues, sans pour cela descendre du rang où le sort m'a placée, que si le sceptre d'Angola m'est rendu, alors je donnerai aux Portugais ma foi royale, que non-seulement je me hâterai de rentrer dans le sein du catholicisme, mais que je ferai même tout ce qui dépendra de moi, de ma puissance, de mon zèle, pour que vous puissiez étendre la lumière de l'évangile sur toutes les terres de ma domination". Quelque candeur qu'il parût y avoir dans ces promesses et les larmes de la reine des Giagues, les capucins qui ne s'attendaient point à trouver autant de résistance dans une femme de cet âge, et qui s'avouait elle-même coupable et abattue sous le poids des remords, comprirent qu'il n'y avait presque rien à espérer de sa conversion; et ne jugeant point à-propos de l'irriter une seconde fois par d'indiscrètes menaces, ils prirent congé d'elle après avoir, dirent-ils à Loando, refusé les riches présents qu'elle leur avait offerts. Le Vice-Roi connaissait les désirs de vengeance que la Reine d'Angola nourrissait dans son cœur; il ignorait l'avilssante chaîne qui l'avait unie à Dron-co, les tentatives de ce Caffre audacieux auprès du Méni de Congo, la réponse outrageante que cette princesse offensée avait faite aux offres de ce souverain: le gouverneur de Loando ne connaissait que le grand intérêt que cet empereur avait d'éloigner les Portugais des frontières de son empire, et jugeant nécessaire de s'assurer de sa fidélité, il rassembla, dans la vue de l'empêcher de s'unir à Zingha, une puissante armée, et fit ensuite annoncer au Roi de Congo, que s'il voulait prévenir la ruine totale de ses états, il eût à réparer tout le mal qu'il avait fait aux Portugais, en s'alliant avec les Hollandois. Quoique cette alliance n'eût jamais existé, et que le Méni de Congo n'eût songé dans aucun temps à insulter les possessions des Portugais qui n'avaient eu aucune guerre offensive ni défensive à soutenir contre lui; ce Prince cependant intimidé par ces menaces, promit de réparer tous les dommages qu'on jugeait à propos de lui imputer, et de donner à la nation portugaise toutes les satisfactions qu'on voudrait exiger de lui. Alors le Vice-Roi envoya l'un de ses plus habiles ministres à Zingha, pour lui offrir une paix éternelle et l'amitié des Portugais, pourvu qu'elle abjurât les dogmes affreux des Giagues, et qu'elle se hâtât de rentrer au sein de l'église. Zingha répondit aux députés du gouverneur de Loando, qu'elle consentait volontier à ces propostions, pourvu toutefois qu'elle fût rétablie dans ses possessions héréditaires; mais comme elle prévoyait que ces conditions ne seraient pas acceptées, à moins qu'elles ne fussent appuyées par la force, elle garda son armée, et ne discontinua point les hostilités, quoique le ViceRoi ne cessât de lui représenter, soit par les missionnaires qu'il lui envoyait, soit par les pressantes lettres qu'il lui adressait, les motifs de religion qu'il croyait les plus propres à la persuader. Plus éloquentes que ces missionnaires zélés, et que ces édifiantes lettres, les réflexions de Zingha agissaient plus efficacement que tout ce qu'on eût pu faire pour l'émouvoir et la convaincre. Le remords de sa vie passée opérait fortement sur son cœur. Ce n'était plus cette Reine barbare, altérée du sang des hommes: c'était une femme sensible, en proie au repentir. Ce changement fut si grand que les principaux Giagues murmuraient hautement de son humanité. Pour calmer cette fermentation qui, eût été infailliblement suivie de quel-que funeste catastrophe, Zingha dans l'effroi que lui inspirait l'orage qui se formait contre elle, se crut indispensablement obligée de recourir à l'usage infernal des Giagues, lorsqu'ils ont à prouver leur attachement à la férocité nationnale; c'est-à-dire, qu'elle sacrifia à la religion du pays un nombre très-considérable d'enfants mâles, qu'elle massacra impitoyablement devant le peuple assemblé. Le Vice-Roi instruit de cet acte de cruauté, mais informé aussi des motifs qui avaient engagé la Reine à cet horrible sacrifice, feignit de l'ignorer, et lui envoyant une ambassade solennelle avec de riches présents, il lui proposa une alliance offensive et défensive, à des conditions si flatteuses pour Zingha, qu'elle ne balança plus à rendre toute sa confiance à la nation Portugaise. Un événement singulier hata, lit-on dans les Mémoires du P. Antoine, la conversion de cette Reine. Les Giagues, après un combat opiniâtre, ayant remporté la victoire, et mis les ennemis en fuite, les vainqueurs s'emparèrent de tout ce qu'il y avait dans le camp des vaincus: un soldat Giague prit un crucifix d'argent, et alla le présenter à son Général; celui-ci regardant ce présent avec mépris, ordonna au Giague d'aller dans la forêt voisine jeter ce crucifix dans une fondrière, afin qu'il ne fût plus retrouvé. Le soldat obéit; mais le Général des Jagas réfléchifsant, pendant la nuit, à l'ordre qu'il avait donné, se sentit, pour la première fois, et sans en pénétrer la cause, le cœur déchiré de remords; il se repentit amèrement d'avoir traité avec tant d'indignité la représentation du Dieu des ennemis. A peine le jour eut paru, qu'il ordonna à quelques Ofsiciers d'aller au plus vite dans la forêt chercher l'image qu'il y avait fait jeter. On obéit; le crucifix fut retrouvé et rapporté au Général qui, après lui avoir fait rendre par toute son armée les plus grands honneurs, le présenta à la Reine: "Voilà, lui dit-il, le Dieu que vous servîtes autrefois; un soldat qui fut fait prisonnier hier, me le présenta; je le traitai avec mépris, et il s'est cruellement vengé par les remords qu'il a fait naître dans mon âme „. Zingha répandit quelques larmes: Oui sans doute, dit-elle au Général de son armée, c'est là le Dieu que j'eus le bonheur de connaître, et que mes lâches passions m'ont fait abandonner. Vous qui ignoriez sa puissance, jugez par les remords que vous inspire votre faute, de l'excès de mon repentir: mais il est temps encore, si non de réparer entièrement, du moins de diminuer l'énormité de mes crimes. Il y a plusieurs Chrétiens dans mes états; il faut pour nous les attacher, accorder des honneurs à leur Dieu; ainsi, allez dire à mon peuple qu'on ne soit point surpris des respects que je veux que l'on rende à cette image. Aussi-tôt la Reine des Giagues fit ranger son armée dans une plaine, au bout de laquelle était une petite tour qu'elle érigea en chapelle, et qu'elle fit orner trèsrichement: elle s'y rendit; le crucifix y fut solennellement porté au bruit du canon et au son de tous les instruments de guerre. A la porte de la chapelle, Zingha reçut le crucifix, se prosterna devant lui, alla le placer sur l'autel, et jura publiquement de punir, avec sévérité, quiconque manquerait désormais de respect à cette image du Dieu crucifié. Les Giagues s'apercevant de la conversion de la Reine au Christianisme, devinrent furieux: ils méditaient déjà de la renverser du trône, et de la massacrer, lorsque, dans la vue d'arrêter leurs complots, elle fit placer l'urne qui contenait les cendres de son frère, auprès du crucifix, afin, dit-elle, aux Giagues, de pouvoir plus commodément continuer de consulter l'esprit du feu Roi son frère. Les Chrétiens scandalisés de cette idolâtrie, murmurerent hautement. Zingha se voyant condamnée par les deux partis qu'elle désirait de ménager, imagina pour les apaiser l'un et l'autre, un nouvel expédient. Les chefs des Giagues président à deux conseils, l'un composé de quatre membres, pour les affaires civiles, et l'autre de Singhillos, ou Prêtres, pour les affaires religieuses. Ces Singhillos sont comme on a eu plusieurs fois occasion de s'en convaincre dans le cours de cette histoire, des fourbes qui, pour de l'argent, disent de la part du ciel tout ce qu'on veut qu'ils disent; et tout ce qu'ils prononcent, est regardé par le peuple comme autant de décrets célestes. Zingha dit au conseil civil que l'esprit de son frère l'ayant informée des mauvaises dispositions des Giagues et des Chrétiens à son égard, son dessein était de consulter, suivant l'usage pratiqué dans les plus pressantes occasions, les mânes de ses ancêtres, afin de savoir si le ciel voulait qu'elle reçût le Dieu des Chrétiens, ou qu'elle le bannît pour jamais du pays. Le conseil civil supposant que les Singhillos ne manqueraient pas de proscrire le Christianisme, applaudit aux intentions de Zingha; mais il fut trompé dans son attente: après de nombreux sacrifices humains pratiqués en semblable occasion, les Singhillos déclarèrent que le ciel ordonnait aux Giagues de respecter et d'adorer le Dieu crucifié des Chrétiens. Afin de donner plus de poids à ce grand changement, Zingha qui avait à craindre dans ces instants critiques une révolution, avait eu soin de faire ranger son armée devant le lieu où les Singhillos se tenaient assemblés. Lorsque ceux-ci eurent fait parler le ciel, Zingha sortant d'un air tranquille et satisfait, s'avança à la tê-te de l'armée, et lançant une flèche à une prodigieuse distance: “Peuple Giague, s'écria-t-elle, j'ai assez longtemps respecté vos usages barbares; je ne me suis que trop longtemps baignée, pour vous plaire, dans des flots de sang humain. Le Dieu que j'adore est doux; il déteste le meurtre, il abhorre l'impiété: je veux l'adorer seul; quel d'entre vous osera me blâmer? Vous connaissez la force de mon bras; quel d'entre vous serait assez audacieux pour tâcher de lutter contre moi?“ A ce discours, le peuple étonné battit des mains; et ses chefs s'écrièrent: „ô Reine puissante, invincible, remremplissez vos desseins, aucun de vos sujets ne vous résistera. Zingha s'avançant vers une éminence, s'y plaça, et parla en ces termes: “Vous connaissez ma force et mon intrépidité: si mes ennemis ont toujours redouté ma valeur; si je vous ai vu vous mêmes, ô fidelessujets, exposer votre vie pour seconder mes entreprises, et me donner les preuves les plus marquées d'attachement et de zèle; pourquoi refuseriez-vous en ce jour d'aplaudir à la plus glorieuses de mes actions, à la paix sain-te et éternelle que je veux vous procurer? Mes yeux ont souvent, après la victoire, parcouru le champ de bataille, et j'ai toujours vu mes triomphes achetés par des torrents de sang. Chacun de mes succès m'a coûté l'irréparable perte d'un nombre infini de sujets. O mon peuple! le Maître du ciel, non ces Dieux sanguinaires que vous servez, mais ce Dieu paisible des Chrétiens vient d'éclairer mon âme: il m'ordonne de me lier par une paix durable avec les Portugais, et je souscris avec reconnaissance à ce décret de bienfaisance. Oui, je veux vous donner la paix, à vous qui n'aimez que la guerre, le meurtre, le carnage. J'abhorre les dogmes affreux que je n'ai que trop longtemps suivis; dogmes qui par mes mains ont causé la mort à tant de malheureux! Je déteste, j'abhorre la secte impie de vos Prêtres, je la proscris de toute l'étendue de ma domination. Et vous, que votre férocité naturelle a rendus si volontairement les esclaves et souvent les victimes de mon caprice et de ma barbarie, je vous conjure et vous exhorte de suivre mon exemple, et de recevoir à la place de vos fêtes impies, les préceptes sacrés de l'évangile. Si parmi vous il reste quelque homme endurci qui refuse d'adopter cet-te douce religion, qu'il quitte mes états; qu'il m'abandonne; je ne lui ferai point de mal, je le protégerai dans sa retraite, et plaindrai son aveuglement“. Zingha, malgré l'assurance avec laquelle elle venait de prononcer son abjuration, était fort peu tranquille; le silence de l'armée l'étonnait, et plus encore le goût effréné des Giagues pour le sang humain. Cependant elle eut à peine cessé de parler, qu'il s'éleva un murmure d'approbation de tous les rangs de l'armée, surprise et transportée de la majesté de Zingha de sa mâle assurance et de l'intrépidité qu'annonçaient ses regards et ses expressions. Au plus léger signe d'inquiétude, d'embarras ou de crainte elle eût vu se soulever contre elle ces mêmes soldats qui lui jurérent tous l'attachement le plus constant, soit à son trone, soit pour la religion qu'elle voulait leur persuader d'embrasser. Les peuples les plus sauvages, comme les nations les plus policées respectent l'autorité des Rois, lorsqu'elle est soutenue par la fermeté du courage. Zingha se hâta de faire part de cet heureux événement au ViceRoi de Portugal, auquel elle fit demander l'amitié de son maître, la liberté de la Princesse Bar-ba, sœur de Zingha, et quelques capucins missionnaires, afin qu'elle pût faire entre leurs mains une plus solennelle abjuration. Toutes ses demandes lui furent accordées: les Portugais qui se flattaient que Zingha convertie renoncerait plus aisément au sceptre d'Angola, lui députèrent le capitaine Emmanuel Floris. Mais celui-ci ayant témoigné à Zingha que ses compatriotes espéraient qu'elle se démettroit de toutes ses prétentions au trône qu'elle avait occupé; Zingha le regardant avec des yeux pleins de colère, lui déclara que si telles étaient les intentions du Vice-Roi, elle lui jurait dès cet instant une guerre éternelle. Floris n'insista point, il sortit et envoya vers cette Reine le Pere Antoine de Gaëte, capucin fort intelligent, et aussi distingué par les succès des diverses negociations dont il avait été chargé, que par le zèle de ses travaux apostoliques. Son assiduité aux fonctions les plus pénibles de son état et son expérience dans les affaires lui avaient procuré les emplois les plus éminents, et il s'en était acquitté avec tant d'intelligence, que, regardé avec raison, comme un des plus utiles sujets du Roi de Portugal, il avait toute la confiance du conseil de Loando, l'estime et l'amitié du ViceRoi. Rien ne paraissait épineux au Pere Antoine, son zèle et son activité ne connaissaient point d'obstacles, ou du moins, il n'y en avait pas que sa constance et son adresse ne parvinssent à surmonter. Les périls les plus effrayants ne l'intimidaient pas, et partout où il y avait des hommes, il était assuré de trouver des amis. Il avait pénétré jusques dans les contrées les plus intérieures de la Caffrerie, et il n'avait pas craint de séjourner dans les bourgades les plus barbares et les plus indociles au joug de la foi. Les Noirs les plus cruels ne résistaient point à sa candeur et à la douce persuasion qui coulait de ses lèvres; il avait eu l'art d'inspirer aux nations les moins susceptibles de mœurs, les vertus sociales. Attirés, convaincus par la force de ses exhortations, les plus sauvages se rassemblaient et recevaient avec reconnaissance les lois que leur donnait ce bon religieux qui, pour les humaniser encore davantage, leur apprenait ensuite les arts les plus nécessaires à la vie. L'amour de la religion et le désir d'en étendre la lumière n'était point, comme je l'ai dit, la seule qualité qui caractérisât le P. Antoine de Gaëte; il avait une adresse singulière à manier, toujours à la satisfaction de tous les partis, quelqu'opposés qu'ils fussent, les affaires les plus difficiles, et il n'était pas moins homme d'état qu'excellent missionnaire. On ne parle encore de lui à Loando, qu'avec admiration, et l'on raconte mille faits qui prouvent qu'elle fut la supériorité de ses talents, et sur-tout de sa vigilance, de sa fermeté, ou de sa souplesse, suivant les circonstances. Les membres du conseil étaient-ils divisés dans leurs vues ou leurs opinions, et les haines particulières menaçoientelles la patrie de dégénérer en factions séditieuses? Le P. Antoine de Gaëte ramenait d'un seul mot, le calme dans les esprits, et engageait par la force et la vérité de ses raisonnements, les citoyens les plus désunis à se rapprocher les uns des autres, et à travailler de concert au bien de la cause commune. Le Vice-Roi de Portugal informé plusieurs fois des confédérations que des peuples voisins avaient formées contre sa nation, députoit aussitôt vers eux le Pere Antoine, dont la présenée et les discours dissipaient sans êffort les ligues les plus formidables, tant il possédait l'art de se concilier l'estime, le respect et l'amitié de tous ceux qui l'entendaient, et des ennemis mêmes les plus envenimés de ses concitoyens. Il y avait environ vingt années que la Reine d'Angola avait eu occasion de connaître ce capucin à Loando, et elle avait conçu pour lui la plus profonde vénération. Depuis ce temps, le Pere Antoine de Gaëte, quoiqu'éloigné de cette souveraine, avait conservé sur elle un tel empire, qu'elle ne pouvait songer à lui sans se sentir pénétrée d'estime et de respect pour ses vertus, et d'admiration pour ses rares qualités. Dès qu'elle sut que c'était le P. Antoine que le conseil de Loando lui envoyait, son cœur tressaillit de joie, et elle avoua que cette nouvelle était pour elle aussi flatteuse qu'aurait pu l'être le sceptre même d'Angola, si on fût venu lui annoncer que les Portugais consentaient à le lui restituer. Zingha reçut le P. Antoine à la tête de son armée, environnée de toute sacour; elle lui fit rendre les honneurs les plus distingués, et allant ellemême au-devant de lui: “Saint Prêtre, lui dit-elle, ce jour sera pour moi l'un des plus heureux de ma vie; béni soit à jamais celui qui vous envoie pour me réconcilier avec l'Étre unique et suprême, et pour rendre à mon cœur la paix et la tranquillité„! Après ces mots, la Reine des Giagues prenant la main du missionnaire, le conduisit dans son palais, s'assit sur son trône, fit asseoir le Pere Antoine à sa droite, l'Ambassadeur Floris à sa gauche, et les Officiers de la cour debout à l'extrémité de la chambre. Ce capucin donna dans cette occasion de grandes preuves de son intelligence: en effet, il eut l'adresse, sans offenser la sensibilité de Zingha, de la déterminer à céder son royaume au Roi de Portugal. La Princesse Bar-ba arriva, et fut reçue avec la plus grande magnificence; Zingha alla au-devant d'elle, se jeta à ses pieds, la remercia de ses bontés, et la pressant contre son sein, répandit un torrent de larmes. Il y eut à ce sujet des fêtes somptueures qui durèrent huit jours. Mais ces fêtes n'exprimerent que l'amitié des deux sœurs, l'allégresse publique, et le tendre intérêt que les Jagas prenaient au bonheur de leur souveraine et à la joie naturelle des deux princesses. La licence, la débauche et le libertinage furent bannis pour lapremierefois des divertissements et des jeux auxquels les Giagues se livrèrent sinon avec beaucoup de modération, du moins, sans indécence et sans inhumanité. Le fanatisme et la superstition ne souillerent point ces fêtes par la férocité des anciennes institutions. Le temple des idoles resta fermé, les Singhillos furent délaissés, le sang ne ruissela point, et les prisonniers de guerre ne furent point placéssous le couteau des sacrificateurs; de ferventes prières pour la prospérité de la Reine, et des vœux adressés dans la chapelle de Metomba, au Dieu des Chrétiens, furent les seules pratiques observées par les Giagues dans cette occasion. Ils imitaient autant qu'il était en eux, la douce piété de Zingha qui ne paraissait s'occuper que des intérêts sacrés de la religion, et du soin de répandre dans sa cour et parmi tous ses sujets la lumière de l'évangile. Dans cette vue, elle fit publier les plus sages règlements, réforma beaucoup d'abus, introduisit de nouvelles coutumes, et d'après les avis du Pere Antoine de Gaëte, éloigna sous différents prétextes des dignités et des honneurs, les Singhillos les plus obstinément attachés à la barbarie de l'ancien culte. Son conseil ne fut plus composé que de Catholiques, et l'on ne parlait à sa cour que des moyens de rendre le Christianisme la religion dominante dans le pays. Afin de préparer le peuple à cette grande révolution, Zingha se hâta de faire construire une église dans sa capitale. Tous ses esclaves et même ses soldats travaillèrent à la construction de ce bâtiment qui fut dédié à la Vierge, et qu'on appela depuis l'église de Sainte Marie de Metomba. Ce fut là que furent baptisés, à l'exemple de la Reine, et par les mains du Pere Antoine, une foule de Giagues qui jurèrent sur l'évangile de ne jamais retomber dans l'idolâtrie. Quelques jours après cette folemnité, Zingha fit publier un édit par lequel elle défendait, sous peine de la vie, à tous ses sujets d'invoquer les démons, et de sacrifier aux idoles; elle défendait aussi aux femmes grosses d'exposer leurs enfants, et plus sévèrement encore de les immoler, leur ordonnant au contraire de les faire baptiser aussi-tôt qu'elles les auraient mis au monde: cet édit renouvelait avec beaucoup de force la défense qui avait été faite depuis quelques mois, et assez inexactement observée, de l'usage anthropophage que l'on avait fait jusqu'alors de la chair humaine. La loi fut rigoureusement exécutée, et tous ceux qui la transgresserent furent découverts par les espions de Zingha, et sévèrement punis. Il restait encore quelques anciens usages à réformer, tels que la pluralité des femmes et l'esclavage des vassaux. Plus nuisibles qu'utiles, ces usages devaient être abrogés sans doute; mais les moyens que Zingha prit pour engager les Giagues à y renoncer d'eux-mêmes, ne furent point aussi généralement approuvés qu'elle s'en était flattée, et il faut avouer que les motifs qui la guiderent, ne paraissent pas tout-à-fait désintéressés. Quelques mois avant l'arrivée du P. Antoine de Gaëte, un jeune homme d'une rare beauté, d'une taille d'Alcide et de la plus agréable figure, était venu se réfugier à Métomba; il avait imploré la protection de la Reine d'Angola, qui n'avait pu voir sans émotion un tel suppliant à ses pieds: elle l'avait reçu avec bonté, lui avait accordé sa protection; et le jeune étranger s'apercevant de l'impression qu'il faisait sur le cœur de la Reine, profitait avec beaucoup d'adresse des sentiments qu'il lui avait inspirés. Salvador, c'était le nom de ce jeune homme, était le fils d'un esclave fugitif de Loando; mais sa beauté, ses grâces réparaient aux yeux de Zingha l'obscurité de sa naissance; il était entreprenant, hardi, fier, rempli d'amour propre, et ces qualités mêmes le rendaient encore plus cher à la Reine d'Angola, auprès de laquelleil n'avait qu'un rival à combattre, l'ambitieux Y-venda, Général des Giagues, guerrier illustre par sa valeur, et qui depuis plus de cinquante années, remplissait l'Éthiopie entière du bruit de ses exploits. Y-venda, qui ne connaissait que les fureurs de la guerre, le tumulte des armes, la cruauté de la vengeance, Y-venda, qui touchait aux derniers jours de la vieillesse, était inaccessible aux douceurs de l'amour, et Zinghapresque aussi âgée que lui, n'était rien moins que propre à inspirer une véhémente passion: mais les honneurs militaires enflammaient sans la satisfaire l'ambition extrême d'Yvenda qui, pour régner avec empire sur les Jagas, n'avait plus a franchir que le petit espace qui le séparait du trône. Environnée de nations ennemies, et commençant à craindre les langueurs et les infirmités de la vieillesse, Zingha, pour soutenir jusqu'à la fin de sa carrière le poids de la couronne, était intéressée à s'attacher le chef de ses armées, dont elle connaissait les vertus, et dont le mécontentement pouvait causer les plus funestes révolutions. Les projets d'Y-venda étaient vivement appuvés par les vœux des Jagas, et la Reine d'Angola n'avait pour se débarrasser de ses soins empressés, de ses demandes et de ses importunités, qu'à fonder son refus sur son âge avancé: mais le jeune Salvador ne laissait point à Zingha qui eût été son aïeule, la liberté de penser qu'elle était à la veille de tomber dans la caducité: enflammée du désir de posséder ce jeune homme, elle imagina un moyen qui lui parut heureux, de satisfaire sa passion, sans irriter Y-venda, ni les Giagues; ce fut de s'allier, sans l'épouser pourtant avec ce vieux guerrier, et de choisir en même temps Salvador pour époux: l'usage de la pluralite des femmes qu'elle voulait proscrire, fut le prétexte qu'elle prit pour former cette double union. Ainsi pour réprimer cet abus, la Reine d'Angola prétendant que sa qualité de souveraine des Glagues lui imposait l'obligation de donner l'exemple à ses sujets, elle se maria solennellement avec Salvador, et contraignit sa sœur Bar-ba qui n'était guère moins vieille qu'elle, à donner sa main à Y-venda. Zingha dissimula avec tant d'adresse les vrais motifs qui la faisaient agir, que le P. Antoine ne put se dispenser de trouver ce mariage très-édifiant, quelque ridicule qu'il parut aux Jagas. Barba ne fut nas plus contente des liens qui l'unissaient à Y-venda qui, peu peu jaloux de la conquête de Salvador, ne se vit pas plutôt beau-frère de la Reine, que devenant, suivant l'usage des âmes basses et grossières, lorsque le sort les favorise, insolent et injuste, il maltraita cruellement son épouse, à laquelle Zingha ne promit pour toute consolation, que de ne plus se mêler de faire des mariages. Cependant elle réussit à proscrire entièrement la polygamie: elle eut plus de peine à faire consentir les Seigneurs à adoucir la condition de leurs vassaux: mais le peuple était pour elle, et bientôt les vassaux furent libres. Zingha ne formait plus que des projets heureux; le succès couronnait, même au-delà de son attente, toutes ses entreprises; elle avait désiré de voir le Christianisme succéder dans ses états à l'antique et barbare idolâtrie, et malgré les efforts, les impostures et les propos audacieux des Singhillos, qui avaient à la vérité un si grand intérêt à défendre l'ancien culte, le grand nombre des Giagues convertis à la foi catholique saugmentoit chaque jour; et chaque jour aussi l'atroce caractère de cette nation devenait moins cruel, moins sanguinaire, moins féroce. les Jagas n'étaient plus altérés de carnage; ils avaient déjà presque tous renoncé à l'usage infernal de se nourrir de chair humaine: le désir de répandre du sang et de massacrer des victimes, n'était plus chez la plupart d'entre eux un penchant indomptable; leurs cœurs sensibles à la voix de la tendre humanité, sentaient déjà le prix des vertus que Zingha leur avait fait connaître, et la reconnaissance que leur inspiraient ses bienfaits assurait d'autant plus sa puissance et son autorité. Tout était calme dans l'empire; les Giagues et leur Reine ne s'attendaient point aux malheurs, aux désastres, à l'orage qui bientôt changea ces beaux jours en des jours de terreur. Une épouvantable tempête annonça ces calamités, et les annales de l'empire assurent que cette tempête fut précédée de l'apparition d'une longue come-te dont l'aspect était effrayant. Par lui-même, ce corps céleste ne présageait sans doute ni biens ni maux; mais les malheurs qui arrivèrent peu de temps après cette apparition, la firent regarder comme un signe menaçant: les peuples les plus éclairés sont sur ce point aussi absurdes que les Giagues. Quoi qu'il en soit, cette comète à laquelle les Singhillos eux-mêmes n'avaient fait jusqu'alors aucune attention, fut suivie d'un ouragan si violent, que les maisons dans les villes, et les forêts dans les campagnes en furent renversées: l'épaisseur des nuages était telle que la nuit fut prolongée pendant vingt-quatre heures, et le feu des éclairs qui embrasait l'atmosphère, fut la seule clarté dont on jouit pendant ce trop long intervalle. L'orage paraissait se calmer, quand tout-à-coup un affreux tremblement de terre vint ajouter à la terreur publique, et renverser les édifices que limpétuosité des vents et le feu de la foudre avaient épargnés: ses secousses réitérées furent si violentes qu'elles fendirent les rochers les plus durs, et que des bourgs et des plaines entières avec leurs habitants furent engloutis dans les abîmes qui s'ouvrirent en différents endroits de ce malheureux royaume. A ces désastres succédèrent une famine si cruelle et une peste si terrible, que la mort moissonnant la plus grande partie des Giagues, il ne resta plus à Zingha, de tant de millions de sujets, qu'un petit nombre de citoyens rassemblés autour de son palais. Sa constance ne fut point ébranlée; elle invoqua le ciel et consola son peuple: mais malgré l'inébranlable fermeté qu'elle affectait, son âme était vivement agitée. L'ordre entier des Singhillos ne fut point anéanti, et ce fut un malheur pour la tranquillité publique; quelques-uns de ces farouches sanatiques échappés à la destruction, imputerent audacieusement ces désastres à la Reine? “C'est elle, disaient-ils, c'est son impiété qui arme contre nous la vengeance des Dieux; elle a détruit leur culte; elle a substitué des dogmes étrangers à la majesté de nos dogmes; ses sacrilèges mains ont écarté de nos autels, les victimes humaines; le sang n'inonde plus le sanctuaire de nos temples: ils sont fermés ces temples, et les Dieux courroucés de notre lâche empressement à embrasser la religion nouvelle, et à offrir nos vœux au Dieu de notre souveraine, lancent avec justice leurs foudres sur nos têtes: Zingha seule devait périr, et nous périssons tous pour notre aveugle obéissance aux ordres de Zingha“.“ Heureux Jagas! s'écriaient d'un autre côté quelques missionnaires entraînés par leur zèle, et auxquels le sage P. Antoine ne pouvait imposer silence, heureux Jagas! le Dieu des Chrétiens vous éprouve; soumettez-vous, remerciez sa bienfaisance des grâces qu'elle répandsur vous. Vous étiez tous coupables des vices les plus odieux, des crimes les plus détestables, et sa bonté paternelle a daigné différer le châtiment que vous méritiez de subir, jusqu'au temps où ramenés à la vertu et éclairés de la lumière de la foi, vous pussiez connaître le prix des faveurs dont il vous comble. Oui, peuple fortuné! ces tremblements de terre, ces funestes épidémies, ces tempêtes sont des faveurs. Les afflictions, les maladies, les supplices et la mort même sont de vrais biens aux yeux des sages: c'est par-là qu'épurés de tout ce qui restait en vous de méchant et de corrompu, vous passez de cette vie méprisable au bonheur de l'immortalité. Ce ne sera que dans ce monde que vous expierez les crimes de vos pères, et votre ancienne perversité: bénissez la main qui vous frappe, et ne voyez que des sujets de joie et de félicité dans ces douces corrections“. Quelqu'estimable que pût être le motif de ces bons missionnaires, les Giagues abattus sous le poids des revers, ne trouvaient ces raisonnements rien moins que consolants; bien loin de se rendre à la force et au zèle de ces exhortations, ils étaient ébranlés par les fanatiques transports des Singhillos, et peut-être ils eussent fini par retourner aux pratiques meurtrières de leur ancienne idolâtrie, si Zingha secondée par les conseils et par les soins du P. Antoine de Gaëte ne se fût hâtée d'apaiser les esprits, en ordonnant également aux Singhillos et aux missionnaires de garder le silence, et en donnant elle-même à son peuple l'exemple d'une généreuse constance, d'une sage résignation et de la plus fervente piété. Cependant les fléaux qui venaient de ravager ses états, avaient fait périr son armée, et lui avaient ôté jusqu'à l'espoir de rassembler assez de soldats pour pouvoir s'opposer aux invasions des nations voisines qui n'avaient suspendu le cours de leurs hostilités qu'à la faveur d'une trêve qui allait expirer. Zingha ne comptait pas non plus sur l'amitié des Portugais; possesseurs de son royaume d'Angola, ils paraissaient l'avoir abandonnée, et ne et ne prendre aucun intérêt à ses malheurs: Zingha se trompait cependant; le Vice-Roi de Portugal ne l'avait point oubliée; ce fut au contraire au moment où retirée au fond de son palais, elle s'abandonnait aux plus vives alarmes qu'il envoya vers elle des députés cnargés de lui présenter le projet d'un traité de paix. Toutefois les conditions que la nation Portugaise imposait à Zingha, étaient si dures et si humiliantes, qu'elle jura de s'ensévelir plutôt sous les débris de son trône, que de les accepter. Le Vice-Roi profitait de ces circonstances pour donner des lois à cette infortunée Reine. Ce n'était plus de Souverain à Souverain qu'il prétendait traiter: il fit dire à Zingha, 1o. qu'aussi-tôt que les Portugais ne pourraient plus douter de la sincérité de sa conversion, ils lui accorderaient en présent quelques provinces du royaume de Dongo ou d'Angola, dont ils étaient en possession. 2. Qu'en reconnaissance de ce présent qu'on ne pourrait jamais considérer comme une investiture, la Reine se soumettrait à payer un tribut annuel au Roi de Portugal qui resterait toujours en droit de retirer ces provinces au moindre refus de paiement. 3. Que désormais le commerce d'esclaves et de marchandises serait libre entre les deux nations. 4. Que la Reine n'inquiéteroit, ni ne rechercheroit en aucune manière les Seigneurs féodaux Postugais, quelques incursions qu'ils eussent pu faire, et quelques dommages qu'ils eussent causés pendant la dernière guerre sur les terres de Métomba. 5. Que Zingha rendrait au Vice-Roi tous les esclaves Portugais qui se seraient refugiés dans ses états. 6. Qu'enfin la Reine livrerait le Giague Colanda qui s'était révolté contre les Portugais pendant la dernière trêve. L'Afrique entière n'avait point d'habitant plus cruel, ni de guerrier en même temps plus redoutable et plus perfide que ce Giague Co-landa; il avait tour-à-tour vendu ses services à sa patrie et aux ennemis de sa patrie qu'il haïssait et détestait également: il vivait depuis quelques mois aux environs de Loando; mais fatigué du joug des Portugais, il s'était mis à la tê-te de mille conjurés, suivis d'une foule d'esclaves, et se retirant au-delà de la rivière de Lucalla, il avait imploré la protection de Zingha qui la lui avait accordée d'autant plus volontiers, que prévoyant une nouvelle guerre contre les Portugais, elle crut que Colanda, par ses incursions, lui serait d'un grand secours. Les services et la valeur de ce Giague étaient d'un trop grand prix, pour que Zingha pût consentir à livrer ce guerrier au Vice-Roi de Portugal. D'ailleurs les Portugais n'ayant rempli aucune des conditions de la dernière trêve, et profitant avec si peu d'humanité des circonstance cruelles et des fléaux terribles qui venaient de ravager l'empire des Giagues, Zingha, qui jusqu'alors avait compté sur l'amitié de Corréa et sur les forces des Portugais, comprit qu'elle en était tout aussi peu aimée que de ses anciens peuples, des habitants de son Royaume d'Angola. Toujours injuste et outrée dans ses ressentiments, elle s'abandonna aux plaintes les plus injurieuses, persuadée qu'il n'existait point de nation sauvage ou policée, qui ne préférât la gloire de s'agrandir à la gloire stérile de respecter une princesse infortunée, et de la secourir dans ses calamités. Ces affligentes réflexions accablèrent Zingha qui, le cœur rempli d'amertume et l'âme pénétrée des plus cuisants chagrins, fut attaquée d'une fièvre violente, qui fit craindre pour ses jours. Le Vice-Roi de Loando ne fut pas plutôt informé de la malacdie de Zingha, que prévoyant la mort prochaine de cette Souveraine, et voulant profiter de la faiblesse de ses derniers moments, il écrivit au Pere Antoine de mettre tout en œuvre pour disposer cette Reine mourante à accepter pour ses peuples toutes les conditions qui lui avaient été proposées. Le Capuein Antoine plus attaché à sa patrie qu'aux intérêts de la Princesse d'Angola et à la gloire de la nation Giague, seconda de toute sa puissance les projets et les vues du Vice-Roi. La confiance que ce religieux avait eu l'adresse d'inspirer à Zingha, lui donnait sur son esprit un ascendant presque sans bornes; mais cette fois, ses espérances furent trompées: il crut que le plus sur moyen de réusir était de parler sans ménagement, et d'ôter à Zingha toute lueur d'espérance. A cet effet, il commença par lui annoncer qu'elle mourrait bientôt, ensuite il l'exhorta à se réconcilier avec l'Être suprême; "et le moyen, ajouta-t-il, le plus sûr de vous rendre le ciel favorable, est de faire en faveur des Portugais qui s'intéressent au salut de votre âme, le sacrifice de votre trône d'Angola et du sceptre des Giagues; en un mot, d'accepter les conditions que le Vice-Roi votre ami a bien voulu vous proposer. Les lois qu'il vous impose sont légères, et les conditions qu'il prescrit sont pour vous mille fois plus honnorables qu'onéreuses. Possesseurs de vos états les Portugais étaient les maîtres de vous dépouiller même du titre de Reine d'Angola; mais les nations Européannes ne sont point dans l'usage d'abuser insolemment des droits de la victoire: touché d'ailleurs de la sincérité de votre conversion, le Roi de Portugal veut bien vous témoigner dans cette occasion sa bien-faisance et l'étendue de sa générosité. Recevez avec reconnaissance celles d'entre les provinces du royaume de Dongo qu'il daigne vous donner. Desirer dans l'état où vous êtes, vaincue et expirante, de remonter sur le trône d'où la juste providence vous a forcée de descendre, ce serait en vous une marque d'orgueil, un crime irrémissible, une preuve évidente de votre amour désordonné pour les choses de ce monde, et conséquemment le signe avant-coureur de votre impénitence, et le funeste sceau de votre réprobation. Si la force de l'habitude vous dompte et vous entraîne dans ces derniers moments, au point de conserver encore ou des regrets ou des désirs pour une couronne qui ne vous appartient plus, hâtez-vous de les étousser ces coupables désirs, afin que le mérite du sacrifice que vous en ferez, ajoute un nouveau prix au sacrifice que le ciel, votre grand âge et votre maladie vous obligent de faire d'une vie que la mort va bien-tôt vous ravir“. Quoiqu'abattue par la violence du mal, et affoibhie par le poids des années, Zingha regardant avec des yeux sévères le P. Antoine, et rappelant toute sa fermeté: “Vos prédictions, dit-elle, ne sont rien moins que prêtes à s'accomplir, et malgré mon grand âge, qui ne me laisse guère espérer de vivre encore plusieurs années, je sens que cette maladie ne me conduira point au tombeau; la chaleur de la vie se ranime au contraire dans mon corps qui n'eût point essuyé cette violente secousse, si le chagrin que m'a causé la conduite inatendue de votre maître, n'eût allumé la fièvre dans mon sang. A l'égard de ma réconciliation avec l'Étre suprême, je vous rends grâces des instructions que votre zèle me donne à ce sujet: mais apprenez, et n'oubliez jamais que, comme ni mon trône, ni mon rang, ni la paix, ni la guerre, ni l'amitié des Portugais, ni le désir de m'assurer l'attachement du Vice-Roi, en un mot, que comme aucun motif humain n'a dirigé ma conversion, aucun motif de crainte ne saurait me troubler au point de méconnaître les droits de ma naissance, et de m'avilir jusques à préférer à la majesté démon rang une superstitieuse et puérile obscurité. C'est du ciel même et non des hommes que je tiens ma couronne, c'est donc au ciel et non à mes injustes ennemis qu'il appartient d'en disposer. J'aime à le dire hautement, j'aime à le publier, c'est le Dieu des Chrétiens, ce sont les vives impulsions de sa grâce, qui m'ont fait renoncer aux dogmes de mes pères; et quoi qu'il puisse m'arriver d'heureux, ou de funeste, je promets de rester Chrétienne jusqu'au dernier soupir. Quant à mon apostasie passée, je m'en repens sans doute; mais je proteste en même temps que ce ne sont que les mauvais traitements du Vice-Roi de Portugal, et ses usurpations qui m'ont portée à recourir aux Giagues, à adpoter leur culte impie dans la vue de me venger des maux que votre nation a faits à mes sujets. Le Roi de Portugal, dit-on, consent à m'accorder quelques Provinces de mon royaume d'Angola. Quels droits a-t-il sur mes états? En ai-je sur les siens? est-ce parce qu'il est aujourd'hui le plus fort? Mais la loi du plus fort ne prouve que la puissance, et ne légitime jamais de pareilles usurpations. Le Roi de Portugal ne fera donc qu'un acte de justice, et non pas de générosité, en me restituant, non quelques provinces, mais mon royaume, sur lequel, ni sa naissance, ni sa force ne lui donnent aucun titre. Pour prix de la cession qu'il prétend me faire de quelques-unes de mes provinces, il exige de moi un tribut, un hommage. O pieux missionnaire! votre Roi voudrait-il se soumettre à une loi aussi avilissante? Ce n'est point connaître Zingha, que de lui supposer l'âme assez lâche et le cœur assez bas pour accepter, fût-ce même au prix de la vie, de telles conditions. Je les aurais refusées lors même que j'étais errante dans les déserts d'Éthiopie; jugez si Chrétienne et rendue à mon rang, je pourrai consentir à les recevoir? Non, je ne dois d'hommage qu'à Dieu seul, de qui je tiens et l'existence et la couronne. Toutefois, s'il y avait dans mes états, dans mon palais, dans touteletendue de ma domination, quel-que chose qui flattât le Roi de Portugal, je m'empresserois de le lui offrir, persuadée de sa générosité, de ses nobles sentiments et de sa reconnaissance. Quant aux autres articles qui m'ont été proposés; dites à votre maître que je désire si sincèrement la paix, que j'accepterai volontiers tous ceux qui ne blesseront ni l'indépendance de mon sceptre, ni les lois de mon royaume, ni la liberté de mes sujets". Cette protestation fort peu satisfaisante pour le conseil de Loando, qui regardait déjà la souveraine d'Angola comme tributaire du Roi de Portugal, affligea le bon P. Antoine; mais il devait s'y attendre, et elle ne l'aurait point surpris pour peu qu'il eût réfléchi sur les preuves multipliées qu'il avait de sa fermeté. Après une telle déclaration, il ne resta plus au P. Antoine de Gaëte qu'à écrire au ice-Roi qu'il n'obtiendrait rien de plus, et qu'on verrait plutot la terre s'écrouler, que lngha changer de sentiments. Le consei et le Vice-Roi pensèrent comme leur Agent, et la paix fut conclue aux conditions que cette souveraine voulut accepter. Quelques dures que parussent à Lingha les condinions proposées par le conseil de Loando, la supériorité des Portugais, leurs succès, leurs conquêtes ne lui permirent point de rejeter, comme elle eut fait dans d'autres circonstances, les lois que ses vainqueurs lui imposaient. Elle imagina cependant, un moyen de dérober Co-landa à la rigueur des châtiments que la nation portugaise lui préparait. Avant que de signer le traité qui devait ramener la concorde entre les deux puissances, elle sit appeler le Giague proscrit, et ne lui laissant point ignorer les dangers qui le menaçaient, elle lui dit que quoiqu'elle eut lieu d'espérer que le Vice-Roi lui ferait grâce, toutefois elle lui conseillait de sortir au plûtot du Royaume, de s'établir loin des possessions portugaises; mais sur-tout de ne faire dans sa retraite aucun acte d'hostilité; parce qu'à la moindre insulte qu'il ferait aux Portugais, elle ne pourrait point se dispenser de les venger, et de l'accabler du poids de son ressentiment. Sensible en apparence à la générosité de ces avis, Co-landa remercia la Reine, et promit de se conformer aux ordres qu'elle lui donnait: mais à peine il eut rejoint sa troupe, qu'infidèle à Zingha, furieux contre les Portugais, il commença par se fortifier autant qu'il lui fut possible, et grossissant sa troupe de tout ce qu'il y avait de mécontents et de plus scélérats parmi les Giagues et les habitants d'Angola, il se répaeuit à la tête de cette amée peu nombreuse, mais formidable, sur les terres de ses voisins, les dévasta, porta le fer et la flamme, le ravage et la mort dans tous les environs, massacrant sans pitié, sans distinction de sexe ni d'âge, tous les Portugais que leur fatale destinée faisait tomber entre ses mains. Les Portugais qui n'avaient point sans fondement soupçonné la Reine Zingha d'avoir favorisé la fuite de ce féroce brigand, se plaignirent hautement, et lui demandèrent compte des flots de sang qu'il répandait. Zingha, sans s'arrêter à se justifier, répondit que la nation Portugaise aurait bientôt des preuves de son exactitude à remplir ses engagements et de sa sévérité à punir les rebelles. En effet, peu de jours après ayant fait rassembler ses troupes devant l'église de Ste. Marie, elle s'y rendit en habit de guerre, exerça ses troupes par un combat simulé, pendant lequel les Portugais admirèrent la justesse et la célérité de ces bataillons africains, non seulement à l'égard du maniment des armes européannes, mais aussi relativement à toutes sortes d'évolutions qu'ils excuterent avec autant de précision que de légèreté. Telle que l'on nous peint la valeureuse Thomiris, animant le courage de ses fières Amazones sur les rives du Thermodon, telle, et plus redoutable encore parut Zingha, qui passant de rang en rang, et inspirant à ses soldats le mépris de la vie, le désir des combats et l'intrépidité, maniait ses armes, malgré leur pesanteur, avec tant de facilité quoique presque octogénaire, que le Capucin Antoine qui n'était guère fait pour se trouver au mileu d'une armée, émerveillé des yeux étincelants, de la vigueur et de l'air imposant de la Reine, lui dit ingégénieusement qu'il croyait voir la guerrière Pallas elle-même à la tê-te des Grecs confédérés contre l'adultère Paris. Zingha satisfaite de la bonne disposition de son armée, partit et la mena contre le Giague Co-landa qui l'attendait tranquillement, etqui ne savait pas que la veille, la Reine s'était assurée de tous les défilés et de tous les passages qui pouvaient favoriser sa fuite ou sa retraite, dans le cas où il succomberait. Le lendemain, le camp du Giague rebelle fut investi de toutes parts. Colanda qui ne comptait point avoir à se défendre contre une aussi puissante armée, et qui se vit resserré de tous côtés, eut recours aux ressources des traîtres; il se présenta seul et sans armes aux ennemis, leur dit qu'il se rendait, et les pria de les conduire à leur Général: quelques soldats Giagues l'amenèrent devant la Reine; le fourbe se jeta à ses pieds, reconnut l'atrocité de ses crimes, dit qu'il méritait la mort, implora la clémence de Zingha, et protesta que jusqu'à son dernier instant il consacreroit ses armes, sa valeur et son sang au service des Portugais et des souverains d'Angola. Les remords du coupable, ses larmes et sa soumission paraissaient attendrir Zingha, lorsque les soldats du traître se jetèrent, comme il le leur avait ordonné, sur les troupes de la Reine, et par cette attaque imprévue la mirent en désordre. Mais sans se déconcerter, Zingha rétablit l'ordre, et attaquant les ennemis qu'elle fit envelopper de tous côtés, ils furent massacrés presque tous, à l'exception d'un petit nombre qui se refugierent chez les Portugais, se flattant d'y être traités avec moins de sévérité: ils se tromperent; aucun d'eux ou presque'aucun d'eux ne fut épargné; en sorte que de l'armée entière commandée par ce chef de rebelles, il ne fut conservé que 15oo prisonniers; tout le reste périt: la tête du Giague Colanda qui était restésur le champ de bataille, fut présentée à la Reine qui l'envoya à Loando SanPaulo, afin que le Vice-Roi pût juger de la fidélité de Zingha à tenir sa parole, et de la sévérité de son ressentiment contre les sujets infidèles qui osaient lui manquer. Cette expédition glorieuse fut terminée par une marche triomphale de l'armée vers la capitale, Ste. Marie de Métomba. La destinée de la Reine d'Angola était de vivre perpétuellement agitée par les vicissitudes de la fortune. Le calme et les douceurs de la paix régnaient dans ses états; admirée de ses voisins, redoutée de ses ennemis, chérie et respectée de ses peuples, elle commençait à goûter les charmes de la tranquillité, quand le zèle indiscret d'un seul homme, l'entêtement fort déplacé d'un capucin pensa la replonger dans les excès de son ancienne barbarie, et faire renaître le trouble, la confusion et l'inhumanité dans ses états. Le P. Antoine, trop instruit et trop politique pour s'obstiner mal à propos, n'eût jamais suscité cet orage; mais il était allé répandre au loin la lumière de l'évangile, et visiter les provinces d'Angola. Sa présence était néanmoins d'autant plus nécessaire à Métomba, que la Reine elle-même avait eu tropsouvent occasion d'observer que toutes les fois qu'elle ne l'avait plus sous ses yeux, elle avait beaucoup de peine à résister à ses penchants, et à ne point s'abandonner à ses anciens goûts, à ses goûts si détestables et si cruellement superstitieux. Salvador avait cru que le titre d'époux de la Reine des Giagues lui donnerait le droit de commander en maître à cette nation. La passion qu'il avait inspirée à Zingha, sa jeunesse, les soins et les attentions qu'il avait pour sa vieille épouse autorisant en quelque sor-te ses projets d'ambition, il s'était persuadé que le sceptre des Jagas serait inévitablement remis entre ses mains. Son espérance fut trompée, et l'honneur de partager la couche de sa Souveraine, fut le seul avantage de l'union illustre qu'il venait de former: ce n'est pas que Zingha ne fût toujours éprise de son nouvel époux: elle l'aimait, elle l'idolâtrait; mais comme elle était encore plus jalouse de son autorité que sensible au plaisir, elle avait préféré la bassesse et l'obscurité de Salvador à la naissance et à l'illustration du général Y-venda; parce qu'elle supposait qu'une telle alliance, si fort au-dessus des vues du fils d'un vil esclave, satisferoit assez son ambition pour ne pas lui laisser d'autres vœux à former. Salvador qui n'avait aucune connaissance de ce plan, et qui s'était flatté d'arracher de la tendresse de son épouse toutes les grâces, toutes les dignités et toutes les faveurs qu'il paraîtrait ambitionner, attendit quelques temps, et ne voyant point que Zingha se disposât à lui faire part de son trône, il laissa éclater son mécontentement, se plaignit, et demanda à tenir, ainsi que son épouse, les rênes du gouvernement. Zingha chérissait trop Salvador pour se déterminer à punir cet excès d'audace; mais elle était aussi trop fière, trop impérieuse pour consentir à partager avec qui que ce fût la majesté du trône, et moins encore pour souffrir que sa couronne couvrît la tête d'un esclave.“ Salvador, lui dit-elle, le sceptre n'est pas fait pour tes mains, à peine dégagées des chaînes de la servitude: je vois avec plaisir mon époux abandonner son âme aux conseils de l'ambition: mais songes-tu combien est immense l'espace que ta naissance a mis entre ton rang obscur et la suprême autorité? Songes tu à l'indignation générale et méritée qu'attirerait sur ta tête et la mienne, le succès de tes vues, si j'avais la faiblesse de seconder tes désirs insensés? Songes-tu à l'impression défavorable que doit faire sur moi ton audacieuse demande? Rentre en toimême, Salvador, et ne me force point à punir ton orgueil! J'aime en toi mon époux; mais en toi je détesterais la souveraineté; et j'avilirois trop cet auguste caractère, si je portais l'aveuglement et le délire de l'amour jusques à te permettre de t'asseoir sur le trône. Renonce à tes projets, crois-moi, réprime ces désirs téméraires; jouis paisiblement des honneurs, de l'autorité, de la considération que tu dois à ma bienfaisance; mais ne te flatte point de voir jamais Zingha se dépouiller en ta faveur de la plus petite partie de la souveraine puissance. Tout ce que je puis faire, c'est de t'écouter sans courroux, de pardonner à ton audace, en un mot, de ne me souvenir de tes hardis desseins, que pour mettre d'éternelles et d'insurmontables barrières entre mon trône et toi“. Trop impatient de régner et trop présomptueux pour avoir pu prévoir le refus de Zingha, Salvador s'irrita de cette résistance; et l'ingrat dans la vue de se venger, ou peut-être dans l'espérance d'amener son épouse au but qu'il s'était proposé, changea de conduite avec elle, la négligea, cessa presque'entièrement de la voir, et se livra sans retenue à toute la brutalité de ses goûts pour la débauche et le libertinage. Peu sensible à ces procédés, procédés, la Reine d'Angola n'eut ou du moins feignit de ne conserver pour lui que la plus froide indifférence. Salvador plus furieux encore du mépris qu'il inspirait à son épouse qu'il ne l'avait été de ses refus, ne songea plus qu'aux moyens d'obtenir par la force le rang suprême que sa feinte tendresse n'avait pu lui procurer. Dans cette vue, il se la avec tout ce qu'il y avait de plus corrompu parmi les Jagas; il feignit un zèle ardent pour le rétablissement du culte récemment proscrit, et qu'il promit de rétablir; il abjura le Christianisine qu'il avait embrassé, entretint par ses discours séditieux les fanatiques espérances de quelques Singhillos qui restaient attachés aux anciennes superstitions, et excitant autant qu'il le pouvait, la haine des Giagues contre les Chrétiens et la Reme, il se vit en très-peu de temps à la tête d'une troupe nombreuse de scélérats prêts à tout entreprendre, à tout exécuter. déjà le jour où Zingha et tous les Chrétiens devaient être massacrés, était fixé, les conjurés étaient convenus du moment, du signal et du lieu, lorsqu'instruite du complot, la Reine d'Angola prévint par sa prudence et son activité, l'exécution de l'attentat médité contre sa vie et contre la partie la plus considérable des habitants de Métomba. Au moment même où Salvador allait rassembler ses complices, il fut arrêté dans le temple où il était avec cinqou six Singhillos ses plus intimes confidents, et les plus redoutables d'entre les conjurés; le Général Y-venda suivi des gardes de la Reine, parut et se saisit des coupables. Salvador fut conduit dans une étroite prison; les Singhillos qui ne trouvèrent point dans le peuple le secours qu'ils en avaient attendu, furent enchaînés et traînés devant le conseil assemblé de la nation, accusés, convaincus, jugés, condamnés à périr du supplice des traîtres, et exécutés dans la même journée. A l'égard de Salvador, Zingha ne voulut point permettre qu'on instruisit son procès: elle lui accorda la vie; mais dès le lendemain elle fit publier qu'il était mort dans sa prison, soit de chagrin, soit d'une violente maladie qu'il s'était attirée par l'excès de ses débauches: le peuple crut ce qu'il voulut; on devina sans peine la véritable cause de cette mort si prompte; mais comme Salvador s'était rendu très-méprisable par ses mœurs et l'ingratitude de son caractère, il n'y eut parmi les Giagues que lesplus scélérats qui parurent sensibles à saperte. Zingha témoigna de la douleur, et elle voulut même que l'on rendît au corps de son épouxotous les honneurs qu'il méritait, sinon par lui-même, du moins par le rang distingué de son épouse. Il avait été baptisé, mais quoiqu'il eût vécu dans le désordre, et que même il eût abjuré le Christianisme, la Reine d'Angola certifia que quelques heures avant sa mort, il avait paru désirer de se convertir, de rentrer dans le sein du Catholicisme, et que ce n'était point de sa faute s'il était mort sans avoir pu se réconcilier avec l'église: qu'ainsi ce défaut de consession occasionné par la violence du mal beaucoup plus que par la négligence ou l'impiété du malade, n'empêchait en aucune manière de l'enterrer parmi les Chrétiens, et avec toute la pompe des cérémonies funèbres. Un moine dur, le Pere Bennet, Capucin soi-disant indigne, seul Prêtre de son Ordre qu'il y eût alors à Métomba, refusa d'une manière peut-être fort pieuse en elle-même, mais aussi très-offensante pour la Reine, de permettre qu'on inhumât Salvador, et dit décidément qu'on l'enterreroit plutôt lui-même, que de le faire consentir à cette cérémonie. Ligha irritée du ton impérieux et de la résistance de ce Capucin, répondit que puisqu'un Prêtre osait le refuser à une cérémonie aussi religieuse qu'elle eût été édifiante, Salvador serait enterré suivant le rit atroce des Giagues. A peine eut-elle donné ces ordres, que tout ce qu'il y avait de Giagues autour d'elle se hâtèrent d'aller préparer la sépulture: le nombre de victimes humaines déterminées par les lois des Jagas, suivant le rang de ceux que l'on enterre, fut conduit au milieu de la forêt voisine, où le même tombeau était ouvert pour les morts et pour les vivants. La fureur de la Reine fut telle, qu'accompagnée de sa cour, elle se rendit à l'endroit destiné pour assister à l'infernale cérémonie. déjà sa voix terrible avait annoncé la mort aux victimes, et sa main armée d'un glaive homicide, allait en égorger quelques unes, tandisque ses courtisans massacreroient les autres, quand l'accident le plus heureux et le plus inattendu vint arrêter la suite de ces horreurs. Il y avait auprès du rigide Bennet un frère capucin, homme doux, indulgent et plein d'humanité; frerelgnace, (c'était son nom), avait fait les plus grands efforts pour adoucir dans cette occasion l'amertume de Bennet; mais vainement, dans cette vue, il avait peint le caractère altier de la Reine, et les excès auxquels il était vraisemblable qu'une telle résistance la porterait. L'inflexible Bennet répondit ce qu'il avait déjà répondu, qu'on pouvait l'enterrer lui-même, et non l'engager à permettre l'enterrement canonique d'un homne erconmuniée rrrrre lence in sista, Bennet le menaça des plus sévères punitions et de toute l'autorité que sa qualité de Pere lui donnait sur la simple condition de Frere. Ignace garda le silence; mais informé du départ de la Reine, des ordres qu'elle avait donnés, et de l'exécution prochaine du massacre prescrit, il se saisit d'un grand crucisix, et le tenant entre ses bras, il prit avec empressement la route de la forêt, criant à haute voix: S'il est parmi les hommes quelqu'un qui ait à cœur les intérêts de Dieu, qu'il suive cette image de son fils crucifié. Sur son chemin, le respectable Ignace rencontra le secrétaire de la Reine qui allait, accompagné d'un ministre d'état, tâcher d'obtenir par la voie de la douceur, de la menace ou de la force, le consentement de Bennet. La vision du frère capucin, surchargé d'une lourde croix, les étonna beaucoup, et ils lui demandèrent où il allait: Servir Dieu et l'humanité, leur répondit Ignace, empécher la mort des victimes, et fléchir l'âme de Zingha. Le secrétaire et le ministre trouvant plus de bon sens dans ce frère qu'ils n'espéraient trouver de douceur et d'aménité dans le cœur de Bennet, ils changèrent d'avis, et suivirent le frère, l'un à sa droite et l'autre à sa gauche, imitant son zèle autant qu'ils le pouvaient, et invitant à les suivre tous ceux qu'ils rencontraient. Bientôt ils arrivèrent auprès de la pompe funèbre et des victimes qu'on allait immoler aux mânes de l'époux de la Reine. Arrêté par l'innombrable foule des spectateurs qui se pressant les uns les autres pour voir cette scène d'horreur, gardaient tous un morne silence, le frère Ignace grossissant de toutes ses forces le son de sa voix, fug-am mena, s'écria-t-il, ce qui veut dire en langue caffre, mettez-vous à genoux. A ces paroles inattendues les spectateurs se tournent, et frappés du ton de frère Ignace, de son air imposant, de cette croix qu'il portait entre ses bras, et surtout de le voir entre le secrétaire et le ministre de leur Souveraine, ils se précipitèrent à genoux, et lui ouvrirent un passage. Ignace pénétra jusqu'à la garde de Zingha, criant toujours fug-am mena, fug-am mena : ses cris ne firent pas la même impression sur cette troupe que sur le reste des spectateurs, et elle refusa de laisser passer le Capucin. La Reine d'Angola qui était sous un portique, le couteau à la main, au centre des victimes placées en cercle autour d'elle, enchaînées et la poitrine découverte, prêtes à recevor le coup fatal, entendit cette rumeur, et reconnaissant la voix d'Ignace, elle courut à lui, fort iritée d'une telle hardiesse: mais quand elle le vit armé d'un crucifix, frappée d'étonnement, de crainte et de remords, elle se jeta à genoux, et ses yeux se couvrirent de larmes. Ignace profitant de ce moment de repentir reprocha vivement à la Reine l'excès de son impiété, et lui ordonna, de la part du ciel, de jurer sur ce crucifix, non-seulement qu'elle détestait cette infernale cérémonie, mais aussi qu'elle la proscriroit, sous les peines les plus sévères, de toute l'étendue de ses états. Zingha prononça ce serment, promit d'abolir à jamais ces affreux sacrifices, rendit la liberté aux victimes, fit combler la tombe qui allait les engloutir, et suivit Ignace accompagnée de tous les spectateurs, qui eussent applaudi à la barbarie homicide de cet enterrement, et qui par des cris de joie témoignèrent combien ils étaient enchantés de cet heureux dénouement. Le changement qui s'opérait dans les mœurs des Giagues, les liens de la concorde qui les unissait avec les Portugais, les douceurs de la paix qui avait succédé aux désordres d'une longue et funeste guerre; tout secondait les vues de Zingha, tout semblait concourir au succès de ses entreprises et de ses généreux projets: elle n'attendait plus pour voir s'étendre avec rapinité les progrès du Catholicisme dans ses états, que l'arrivée du vaisseau, qui d'Europe, lui disoiton, devait incessamment transporter sur les côtes d'Afrique de nouveaux missionnaires. Toujours impatiente dans ses désirs, et tout aussi ardente, mais par de plus respectables motifs, qu'elle l'avait été dans ses égarements, Zingha, pour hâter l'arrivée des propagateurs de la foi, députa vers la cour de Rome une ambassade solennelle, chargée uniquement de présenter ses hommages au Pape, et de l'instruire de la flatteuse espérance qu'elle avait de voir bientôt tout son peuple soumis à la loi de l'évangile. Elle fonda une ville nouvelle, la décora d'un palais digne des Souverains de ce pays, et d'une église assez vaste pour contenir tous les Chrétiens qu'il y avait dans cette capitale. Jusqu'à ce jour, l'architecture avait été de tous les arts le plus profondément ignoré dans cette région; ainsi la construction de la ville, du palais et de l'église fut très-simple, et même fort grossière; l'église fut dédiée à Ste. Anne, dont elle porta le nom. Dans la suite, Zingha fit venir à grand frais, un jeune peintre d'Italie pour faire en grand le portrait de Ste. Anne, et ce tableau qui fut fait sous les yeux et au grand étonnement de la Reine d'Angola, parait le maître autel de cette église. A cet ornement, la Reine ajouta les plus riches de ses tapisseries, ses joyaux les plus précieux, et une lampe d'argent d'une grosseur démesurée. Le P. Antoine avait un tel empire sur l'esprit de Zingha qu'il obtenait de cette Reine tout ce qu'il demandait: il lui ordonna de la part de Dieu même de consacrer à l'église tous ses joyaux, ses pierres précieuses, ses riches bracelets, ses bagues, ses pendants d'oreille:“Tous instruments de luxe et de perversité, ajouta d'un ton sévère l'édifiant Antoine, objets d'idolâtrie, lorsqu'ils ne servent qu'à parer de périssables créatures“! La Reine d'Angolafit plus encore qu'on ne lui demandait; non-seulement elle se dépouilla de tout ce qu'elle avait de précieux; mais elle contraignit toutes les femmes de sa cour d'en faire autant, et chacune, à l'exemple de cette pieuse Souveraine, alla remettre en soupirant ses joyaux aux P. Antoine qui, dans cette circonstance, eut pu, sans presque qu'il y eût paru, s'enrichir en ornements, lui et tout ce qu'il y a de Capucins au monde; mais il déclare dans ses mémoires, et l'on doit s'en rapporter à lui, qu'il fut de la plus grande fidélité, et que toutes ces pierres précieuses furent fort exactement distribuées dans l'église de Ste. Anne. La piété solide de Zingha, les marques réitérées qu'elle donnait du repentir de sa vie passée, son zèle pour le Catholicisme, et les dons multipliés qu'elle prodiguait à l'église et à ses ministres, lui valurent enfin la récompense après lar quelle elle soupirait depuis quelques années. Le Capucin Antoine la ju géant digne d'être admise au sacrement de l'eucharistie, cette solennité fut célébrée avec la pompe la plus majestueuse. Laferveur de lingi ha pendant toute cette journée, l'affaiblit considérablement; elle fut attaquée d'une maladie très-dangereuse, et d'une fièvre si violente qu'on craignit pour ses jours, et le péril était d'autant plus pressant, que l'extrême vieillesse de Zingha déjà plus qu'octogénaire, ne lui laissait aucune sorte d'espérance. Cependant la vigueur de son tempérament l'emporta pour cette fois encore sur la violence du mal, et les Giagues que cet accident avait jetés dans la consternation, eurent le bonheur de voir leur Souveraine revenir des portes du tombeau. L'allégresse publique et celle de la Reine furent considérablement augmentées peu de jours après, par un courrier qui arrivait de Loando, chargé de deux lettres importantes, l'une du Pape, et l'autre au non du collège de la Propagande; la première adressée à Zingha, la seconde aux Missionnaires, et dans laquelle on leur donnait avis des intentions du Pape qui nommait le Capucin Antoine de Gaëte, préfet et supérieur, non-seulement des missions de Métomba, mais aussi de celles qui était établies, ou qui le seraient dans la suite dans toute l'étendue du royaume d'Angola. La Reine ne put dissimuler la joie que son cœur ressentit en recevant à genoux et des mains du Pere Autoine, la lettre que le Pape li adressait: elle l'arrosa de larmes de joie, et fit tout ce qu'elle put pour retarder le départ de son directeur; mais celui-ci tout entier à l'obéissance qu'il devait aux ordres du Pape, et n'ayant rien d'ailleurs qui le retint à Métomba, ne voulut accorder aucun délai à la Reine qui ne pouvant le retenir plus long-temps auprès d'elle, le conjura du moins de lui accorder deux grâces avant que de partir; l'une de consacrer l'église de sainte Anne, et l'autre l'autre de lui faire présent d'un vieux froc de Capucin, dans lequel elle désirait qu'on envoloppât son corps quand elle serait morte, et cela dans la vue d'effacer de la mémoire des hommes, les idées d'orgueil qu'elle avait si long-temps nourries dans son cœur, et sur-tout l'impiété qu'elle avait eue de passer parmi les Giagues pour un être au-dessus de l'humanité: en effet, quel vêtement plus capable que ce froc, de pénétrer Zingha de toute l'abjection et de toute l'humilité de la condition humaine! Le P. Antoine de Gaëte donna généreusement l'un de ses vieux habits à Zingha qui le fit envelopper dans une étoffe précieuse; il consacra la nouvelle église, et partit pour Loando, laissant auprès de la Reine le Pere Jean, et ce même Frere Ignace dont nous avons parlé. Afin de se consoler de la perte qu'elle venait de faire, Zingha imagina de recevoir plus solennellement qu'elle ne l'avait fait, la lettre du Pape, et de la communiquer à ses sujets. Pour cet effet, quelques jours avant la fête de Ste. Anne, la Reine fit publier qu'elle célébreroit solennellement cette fête, et qu'elle ferait lire publiquement la lettre du chef de la chrétienté. Cette nouvelle attira une prodigieuse quantité de Giagues à Métomba. Dès le matin du jour de Ste. Anne, Zingha, suivie de sa cour et somptueusement parée, la lettre du Pape suspendue à son col par une chaîne d'or, et enfermée dans une bourse étincellante de diamants, se rendit à l'église. Le Pere Jean, après la célébration de la messe, prononça un discours, après lequel il lut la lettre du pape, écrite en langue Portugaise, et qu'un interprète expliquait phrase par phrase, en langue Caffre. Zingha, qui, pendant la lecture, était restée debout, s'avança aux derniers mots de la lettre, se mit à genoux devant le Pr-Jean, et reçut de lui la lettre, après lui avoir baisé la main. Ensuite Frere Ignace lui présentant le livre de l'évangile, Zingha fit hautement sa profesuon de foi, jura un attachement inviolable au St. Siege, baisa la lettre, la plia, la remit dans la bourse, et retourna dans son palais au bruit des acclamations du peuple émerveillé. Cette solennité fut suivie d'un festin somptueux que la Reine des Giagues donna au député des Portugais et aux premiers officiers de sa cour. Deux portiques très-vastes et récemment construits, servirent de falle à manger; et Zingha consentit à être servie à l'europeanne pour la première sois de sa vie, c'est-à-dire, assise dans un fauteuil, la table couverte d'une nappe, et ornée de vaissele plate, de couteaux et de fourchettes d'argent doré. Cet-te manière de manger dut lui paraître fort étrange, ainsi qu'à tous ceux d'entre les Giagues qui étaient invités au festin; car elle était tout-à-fait opposée à l'usage ordinaire de cette nation. Ce n'est pas que les chefs des Jagas ne prissent dans certains jours fixés par la coutume, leurs repas en public: mais alors il n'y avait pour toute décoration qu'un coussin au milieu de la sale, sur lequel Zingha s'asséyoit seule et les jambes croisées; on portait devant elle, sur une planche à terre, quelques lambeaux de chair à démi-crue, sans nappe, ni couteau, ni fourchette, ni plat: Zingha se saisissait de ces morceaux de viande, qu'elle déchirait avec ses doigts, et qu'elle dévorait les uns après les autres, tandis que dix des trois cent femmes occupees à la servir, et qui se relevaient tous les dix jours, se tenaient assises, mais sans coussin, à environsix pas, derrière leur Souveraine. Zingha touchait, suivant ses goûts et a voracité, à tous ces différents morceaux entassés devant elle, en mangeait une partie, et jetait par dessus sa tête, les restes à ces femmes qui se les disputaient et les mangoient avec une incroyable avidité, regardant ces morceaux dégoûtants comme des marques distinguées de la plus haute faveur. Toutes les fois qu'il prenait fantaisie à la Reine de boire, les spectateurs frappaient des mains et poussaient de grands cris en signe d'aplaudissement, et le premier ministre qui, pendant tout le repas se tenait à genoux à côté de Zingha, lui serrait le petit orteil du pied gauche, pour exprimer les vœux de la nation, qui désirait que cette liqueur mêlée avec les aliments, nourrit chaque partie du corps de la Souveraine, depuis le sommet de la tête jusqu'à l'extrémité des doigts des pieds. Le repas fini, la Reme faisait distribuer tout ce qui restait d'aliments aux spectateurs, pendant que le premier ministre ramassait tous les os et toutes les parcelles de viande qui pouvaient être tombées, et qu'il allait déposer gravement dans un coffre qu'il refermoit soigneusement, de crainte que quelqu'enchanteur ennemi ne se servît de ces restes pour ensorceler la Reine. Quelque sauvage que fût cette coutume, Zingha ne manquait pas de l'observer exactement, et ne s'en écartait qu'en faveur des ambassadeurs étrangers qu'elle admettait à sa table. A la suite de ce sestin la Reine d'Angola fit de riches présents à son premier ministre, au député de Loando et à ceux de ses courtisans qu'elle estimait le plus. Vers le soir du même jour elle sortit avec toutes ses femmes, habillées comme elle en amazones, et elles se livrèrent sur la place de Métomba, une espèce de combat, dans lequel Zingha, quoiqu'àgée de près de 8z ans, se distingua par la plus surprenante agilité, par la rapidité de sa course et le feu qui brillait dans ses regards. Ces apparences de force et de santé étaient cependant trompeuses, et la Reine d'Angola touchait à ses derniers jours: mais ce qui lui donnait cet air de vigueur et de sérénité était la douce satisfaction qu'elle avait de voir tous ses projets, toutes ses entreptises réussir au gré de ses espérances. Il ne lui restait plus qu'à veiller à l'exécution des édits qu'elle avait publiés en faveur du Catholicisme, et contre les abominables superstitions de l'ancien culte. Elle donnait tous ses soins à les détruire, ces horribles cérémonies; mais quel-que inflexible que fût sa sévérité sur ce point, elle n'avait pu encore anéantir ces affreuses pratiques, et chaque jour elle avait à punir les crimes de quelques infracteurs. L'un de ces infracteurs fut découvert, pris sur le fait, et dans le moment même ou il égorgeait un enfant, pour rendre les enfers dociles à ses évocations; il fut conduit aux pieds de Zingha, qui le condamna à être brulé vif sur la place publique. Le capucin chargé de disposer ce malheureux à recevoir la mort, alla conjurer Zingha de lui faire grâce, persuadé que cet acte de bonté opérerait plus sûrement sa conversion que ne pourrait le faire la vue du supplice. "Vous ne connaissez-point, lui répondit Zingha, la noirceur et la perfidie de ceux d'entre les Giagues qui préférant à mes lois les anciennes mœurs nationnales, ont refusé de renoncer aux dogmes infernaux, au culte et aux cérémoniesnies fondées autrefois par l'impie Ten-ba-dumba, et approuvées par les barbares Singhillos. Tel fut toujours le caractère des Jagas, que la douceur ne peut qu'irriter leur atrocité; la sévérité les abat, la clémence les enhardit. Mais, afin que vous soyez convaincu par vous même de l'invincible obstination de ces âmes perverses, je veux bien accorder la vie au malheureux auquel vous vous intéressez, quelque assurée que je sois de le voir se replonger bientôt dans toutes ses anciennes abominations.“ Zingha ne se trompait pas, ce scélérat n'eut pas plutôt reçu la nouvelle de la grâce qui venait de lui être accordée, qu'indocile aux avis et aux exhortations du missionnaire, il alla soulever quelques-uns de ses pareils, et ceux-ci ne doutant point que la Reine ne lescraignît, puisqu'elle n'osoitles punir, s'abandonnèrent à toutes les anciennes superstitions, et poussèrent même l'audace jusques à demander hautement qu'on retablît et le culte fondé par Ten-ba-dumba et l'usage des victimes humaines; en sorte que Zingha fut obligée, ainsi qu'elle l'avait prévu, de recourir à la plus exemplaire sévérité, et d'effrayer les coupables que ses bontés n'avaient pu ramener. Pendant que cette Souveraine consacrait tous ses soins au bonheur de son peuple, et aux moyens d'étendre la lumière de l'évangile, le Capucin qui avait succédé auprès d'elle au P. Antoine de Gaëte, fut obligé d'aller vifiter ses catécumenes sur les frontières d'Angola; il en demanda la permission à Zingha qui ne la lui ayant accordée que malgré elle, le vit avec douleur s'éloigner de Métomba, où, contre son attente, il devait cependant rentrer incessamment. En effet, il n'y avait que deux jours que ce religieux était parti, lorsque plusieurs courriers volèrent sur ses pas, et vinrent l'avertir de se hâter de se rendre à Métomba, où la Reine des Giagues dangereusement malade, le demandait avec empressement, persuadée qu'il ne lui restait plus que peu de jours à vivre: il revint aussi-tôt, et trouva la Reine expirante, violemment attaquée d'une inflammation de gorge, à peine elle pouvait parler. La que de son directeur ne ranima ses forces que pour quelques moments: elle le conjura de ne pas l'abandonner dans ses deruiers instants, et surtout, aussi-tôt qu'elle aurait cessé d'être, de faire envelopper son corps dans le froc de Capucin qu'elle conservait depuis deux ans dans son palais. Ensuite, faisant approcher le Général de son armée, ses Ministres et sa Sœur, elle leur sit promtettre d'exécuter ses derniees volontés, déclarant qu'elle voulait que Teudela, son premier secrétaire, fût chargé seul de l'administration pendant l'interrègne, et que son confesseur réglât toutes les cérémonies de ses obsèques, enfin, qu'ils travaillassent tous à concourir autant qu'ils le pourraient à la propagation du Catholicisme, et à l'extirpation totale des erreurs de l'ancien culte. Ces soins et le zèle de Zingha hâtèrent le progrès de l'inflammation, qui bientôt gagnant la poitrine, ne laissa plus à la Reine d'Angola que le temps de recevoir les derniers secours de l'église: elle expira le 17 Décembre 1764, à l'âge de 82 ans, laissant la nation Giague à démi policée, et inconsolable de sa perte. Cependant le ministre Teudela n'avait point attendu la mort de la Reine des Giagues; elle respirait encore, quand dans la vue de prévenir tout désordre et toute confusion, il fit rassembler l'armée devant les portes du palais de la Souveraine expirante; il n'y avait point d'autre moyen de contenir les esclaves et d'empêcher leur évasion, effrayés comme ils l'étaient par la crainte d'être sacrifiés aux manes de Zingha, suivant l'usage constamment observé jusqu'alors à la mort des chefs des Jagas. Les esclaves n'étaient pas seuls en proie à la terreur; les femmes de la Reine et généralement toutes les Dames qui composaient sa cour étaient tout aussi agitées que les prisonniers de guerre: elles allèrent implorer la protection du Capucin Bennet et lui faire part de leurs craintes; Bennet eût pu les rassurer d'un mot; il eut la dureté d'ajouter à leur consternation, par les ordres qu'il leur donna de se tenir renfermées dans le palais, dont il fit fermer les portes et garder toutes les issues par des soldats armés. Pendant ces moments de terreur, le conseil assemblé disposa de la couronne en faveur de la Princesse Bar-ba, Sœur de la Reine d'Angola. Dès que cette élection fut faite, on ouvrit la grande porte du palais, où les principaux officiers du royaume furent convoqués: on alla recevoir la Princesse Barba qui se montra au peuple les yeux baignés de larmes. Dans toute autre eirconstance, les Giagues qui chérissoientet respectaient Bar-ba, eassent témoigné par descris d'acclamation l'intérêt qu'ils prenaient à l'élévation de leur nouvelle Souveraine: mais dans ces moments de douleur, Bar-ba n'entendit autour d'elle que des gémissements: elle était elle-même trop pénétrée de la mort de sa sœur pour se livrer à quelqu'autre sentiment qu'à celui de la tristesse, et l'on mit entre ses mains, et sans qu'elle parût y prendre aucune part, l'arc royal et les flèches sacrées. Tandis qu'on s'occupait des cérémonies du couronnement devant la nation assemblée, les femmes de Zingha s'empressaient dans l'intérieur du palais à parer son corps des plus riches vêtements; en sorte que quand le missionaire chargé de la direction de la pompe funèbre arriva pour envelopper le cadavre d'un froc de Capucin, suivant les ordres de Zingha, il fut fort étonné de cette somptueuse décoration, et il eut beaucoup de peine à obtenir des femmes qui avaient habillé Zingha, qu'elles substituassent à ces étoffes précieuses l'habit religieux qu'elle avait elle-même si soigneusement conservé pour cet usage: ses dernières intentions furent cependant suivies, et le corps de Zingha fut transporté dès le soir même hors du palais, dans une petite chapelle, ou il fut déposé, asfis sur une espèce de couche on de lit de parade, les jambes croisées et la tête appuyée sur la poitrine de l'une des femmes de la Reine. Le convoi fut fixé au lendemain matin; il fut pompeux; le corps porté par douze Dames Giagues, était accompagné de cent soldats sans armes, précédés de toute la musique militaire, qui faisait retentir les airs des sons les plus plaintifs: ces soldats étaient suivis de l'armée entière rangée sur quatre colonnes, et commandée par le Général Y-venda. Ce fut dans cet ordre que le convoi funèbre se rendit à l'église de Métomba, et c'était à la première des Dames d'honneur de la Reine qu'Y-venda devait, suivant l'usage, remettre le corps de Zingha; mais à l'instant où celle qui devait remplir cette cérémonie s'avançait pour recevoir le corps, elle fut saisie d'une telle terreur en jetant les yeux sur la fosse où la Reine Reine devait être inhumée, qu'elle jeta des cris perçants, et se mit à prendre la fuite: toutes les femmes rassemblées dans l'église, firent comme elle; les esclaves qui marchaient deux à deux à la suite du convoi, suivirent l'exemple des femmes; en sorte que la crainte du sacrifice se communiquant de proche en proche, des esclaves aux femmes, de celles-ci aux soldats, des soldats à leurs Officiers jusqu'à Yvenda lui-même, il ne resta plus dans l'église que le corps de Zingha et deux vieux Capucins qui achevèrent seuls lenterrement et comblerent la fosse. Ce ne fut que trois ou quatre heures après que quelques Giagues s'étant hasardés à rentrer dans l'église, et n'apercevant plus de tombe ouverte, allèrent rassurer le peuple, les soldats, les esclaves et les femmes. Il y eut le lendemain un service solennel dans la même église, auquel la Reine Bar-ba ne se sentit point la force d'assister, tant son âme était abattue par la douleur. Ce service était à peine fini, que plusieurs d'entre les principaux Officiers de l'armée, vinrent dire au supérieur desmissionnaires qu'il convenait de célébrer un Tom-ba en mémoire de Zingha, que les soldats s'y attendaient, et qu'il serait très-dangereux de leur refuser ce spectacle. Le Tom-ba des Giagues consiste à immoler un très-grand nombre des victimes humaines, qui sont préparées ensuite, et servies aux parents et aux amis du chef en l'honneur duquel ces horribles sacrifices ontlété faits; et ce repas est suivi de danses très-lascives. Le bon religieux frémit d'horteur à cette étrange proposition; mais le ton de ces Officiets lui faisant juger que leur résolution était prise, et qu'il serait très-imprudent d'imiter dans cette circonstance l'exemple du P. Bennet lors de l'enterrement de Salvador, il répondi d'un air tranquille, que c'était également l'intention de la nouvelle Reine, que l'on célébrât un Tomba; mais qu'il se flattait que cette fête s'exécuterait suivant les volontés suprêmes de Zingha qui l'avait ordonnée avant que de mourir: qu'ainsi l'on permettait à l'armée et au peuple d'observer dans ces jeux tout ce que les anciens Giagues avaient été jusqu'alors dans l'usage d'y observer, à l'exception néanmoins des victimes humaines, dont la coutume était sévèrement proscrite, de-même que celle des danses lascives; que quant au reste, la nouvelle Souveraine s'en rapportait au zèle des soldats et à l'amour du peuple pour la mémoire de Zingha. Contens de la permission qui leur était accordée les Officiers promirent d'épargner le sang humain, et cette fête qu'un refus absolu n'eût point empêchée et qu'il eût au contraire rendue abominable, se passa avec autant de décence que si Zingha elle-même y eût présidé. Le Regne de Bar-ba fut trèscourt; elle avait des vertus, mais beaucoup moins de talents que la Reine d'Angola; ce ne fut point elle, ce fut Y-venda qui régna; ce guerrier féroce n'était rien moins que propre à policer une nation sauvage: aussi les lois cruelles de Ten-ba-dumba ne tardèrent que peu d'années à prévaloir sur les sages règlements de Zingha, ou plutôt du Pere Antoine de Gaëte, qui eut avant sa mort la douleur de voir les Giagues plongés dans tous les vices de leur ancienne corruption et dans l'affreuse nuit de leur première idolâtrie.