EPITRE A MON CONFRERE. MON AMI, Le lien qui nous unit depuis si longtemps, m'engage aujourd'hui à t'écrire. Je veux rendre à l'amitié l'hommage que tant de gens adressent à l'intérêt. Qu'un autre, par le style ampoulé d'une pompeuse Dédicace, s'efforce de captiver la faveur d'un Grand; qu'il orne de Monseigneur, les premières pages de son Livre; il a raison; il cherche, il trouvera peut-être; mais il faut qu'il aille lui-même recevoir le prix de ses louanges, il faut qu'il meure trente fois d'ennui dans l'anti-chambre de sa divinité, qui enfin passant comme un éclair, paiera d'un je vous remercie sec, l'encens que lui aura prodigué le pauvre Auteur. Je ne me sens point d'humeur à faire un si sot personnage. Je n'ambitionne, je ne demande rien, je vis tranquille. La Fortune, Déesse aveugle et bizarre, verse au hasard ses faveurs: elles tombent indistinctement, ou sur celui qui court après elles, ou sur celui qui les attend en repos dans son lit. Qu'elle m'en fasse ressentir les effets, l'encens le plus pur fumera sur ses Autels. Toi, cher ami, toi qui m'as rendu le plus important des services, au moment où je m'y attendais le moins, il est juste que je t'en marque ma reconnaissance. C'est à toi que je dédie ce premier essai de ma plume: acceptes-en l'hommage, il est sincère: et crois-moi toujours ton ami. AVERTISSEMENT. L'HUMBLE Editeur des Lettres de Julie, Monsieur Jean-Jacques Rousseau, dit qu'il ne pardonnerait jamais à un homme assez sot pour le louer en face sur son ouvrage, supposé qu'il réussît. Je suis loin de croire que le mien ait quelque succès; mais qu'il plaise ou non, je n'en attends, ni louange ni blâme. C'est un bâtard que j'expose; qu'il devienne ce qu'il pourra. Si l'on s'attend que je vais faire l'éloge de mon livre, et supplier à genoux le Lecteur de lui être favorable, on se trompe: je m'arrête au titre, et c'est-là tout. Je donne cette Histoire pour véritable; je puis d'autant mieux attester qu'elle l'est, que je l'ai entendue raconter de la bouche de celle même qui en est l'héroïne. Les Wolmar, dont l'Auteur que je viens de citer, proteste n'avoir jamais entendu parler dans les environs de la petite ville où il place ses amants, étaient très-connus sur les frontières du Piémont. Originaires d'Angleterre, ils passèrent en France lorsque Jacques II. vint chercher un asile à la Cour de Louis. Ils servirent long-temps et avec gloire dans les Troupes de ce Prince, protecteur zélé de leur Roi malheureux. Sire Henri de Wolmar, le dernier de cette famille, se consacra au métier des armes dès sa plus tendre jeunesse. Il s'était engagé pour Soldat sous un autre nom que le sien; il ne dut qu'à son courage, et non pas à la célébrité d'un nom dont on est souvent indigne, la Croix de l'Ordre de Saint Louis, dont il fut décoré. C'est de sa fille, Henriette de Wolmar, plus connue sous le nom de Madame de Meillecour, que j'écris l'histoire. Elle me pardonnera sans doute aisément d'avoir mis au grand jour les crimes de sa mère. Au-dessus des préjugés du vulgaire stupide, elle est loin de croire que la honte dont ils couvrent leur auteur, puisse jamais rejaillir sur elle. Il est étrange que la multitude ne revienne point d'une prévention si absurde, et qu'il ne soit donné qu'à un petit nombre de ne point y être asservi. Quoi! mon père, ma mère, coupables de crimes, auront justement subi les peines proportionnées à leur énormité, et il faudra que moi, leur fils, que l'honneur et la vertu même auront toujours conduit, je partage la honte et l'opprobre dont ils se sont couverts? Eh! que m'importe ce que font les auteurs de mes jours? parce qu'ils m'ont donné la vie, bien-fait involontaire de leur part, ou du moins accidentel, aurontIls le droit de me charger de leur ignominie? Vertueux, je ne peux les reconnaître qu'aux vives lueurs du flambeau de la vertu: s'ils s'écartent jamais du chemin qui éclaire, qu'ils soient sacrifiés à la mort: leurs forfaits et les suites qu'ils entraînent, doivent être anéantis, en mêmetems qu'eux-mêmes cessent d'exister. Mais j'oublie que c'est un Avertissement que je fais, et que je viens de franchir les bornes étroites qui m'y sont prescrites. On me pardonnera sans doute, en faveur de mon peu d'expérience en cette matière. Je l'ai dit dans mon Epître, c'est mon coup d'essai; j'ignore absolument ce que mes Maîtres, les Auteurs connus, appellent les règles de l'Art. Si je les apprends jamais, je tâcherai de m'y conformer. HENRIETTE DE WOLMAR, OU LA MERE JALOUSE DE SA FILLE. APRES avoir servi avec gloire sa Patrie et son Prince, Mr. de Wolmar était retiré dans une très-belle Terre qu'il avait achetée vers les Frontieres du Piémont. Depuis dix ans il donnait tous ses soins à l'éducation de sa Fille, tendre et unique fruit de son mariage. Son épouse, d'une humeur brusque et acariâtre, et dont le jeu occupait presque tous les instants, avait voulu s'en charger; il l'avait refusée. Madame, lui dit-il un jour, je sais trop de quel prix est le temps de la jeunesse, et combien vite il en faut profiter, pour me reposer sur vous du soin d'instruire ma fille. Toute entière à vos plaisirs, vous la négligeriez, et je verrais cette jeune plante croître au hasard, sans qu'on daignât se souvenir, ou qu'on pensât même qu'elle existe. Amusez-vous, je ne m'y oppose pas, et laissez-moi me contenter. Madame de Wolmar connaissait son époux; elle ne répliqua rien, mais elle conçut dès ce moment une haine implacable contre la jeune Henriette, (c'est ainsi que se nommait sa fille,) et cette haine, rallumée au flambeau de la jalousie, devint fureur par la suite. Je n'ai jamais bien conçu comment la nature, cette mère tendre, qui met dans nous cet instinct qui nous porte à chérir les auteurs de nos jours, souffre, envers leurs enfants, dans quelques-uns d'entre eux, un sentiment contraire. On en a vu, et on n'en voit, hélas, que trop d'exemples! Combien de parents injustes, qui n'ayant d'idole que leurs plaisirs et eux-mêmes, se sacrifient inhumainement les fruits malheureux d'un hymen souvent contracté sous les auspices les plus sinistres! Mais j'ai remarqué que ces monstres qu'on abhorre sans doute, se trouvent plutôt parmi les femmes que chez les hommes. Elles ont des motifs, s'il en peut exister quelques-uns, que ceux-ci n'ont pas. Par exemple, une femme ne pardonne jamais, ou du moins trèsrarement à sa fille d'être plus aimable qu'elle, si elle-même se pique de quel-que beauté: c'est peut-être là la cause principale de mille événements de cette nature que nous avons à chaque instant sous les yeux. Mademoiselle de Wolmar va nous fournir un exemple de ces infortunées victimes du caprice. Elle entrait dans sa seizième année. Une beauté peu commune, une taille des mieux prises, un esprit au-dessus de son âge, et se pliant à tout, formaient un de ces chefs-d'œuvres que la nature enfante si rarement. M. de Wolmar adorait Henriette. Ce père tendre, qui voyait ses leçons profiter de jour en jour au-delà même de ses espérances, s'était fait un plaisir, un devoir de les lui continuer. La Géographie, le Dessein, la Poésie, la Musique, étaient les talents enchanteurs et utiles qu'il lui avait communiqués. Il lui avait même appris, ou pour mieux dire, il avait fait éclore de son jeune cœur un peu de philosophie: non point de cette philosophie scolastique, reléguée dans le fond des collèges, dont de grands mots vides de sens font toute la base et le soutien; non de cette philosophie, enfant monstrueux du Déisme, dont se parent orgueilleusement nos prétendus Esprits-forts; mais de cette philosophie morale, aimable, inspirée par la nature, et avouée par la raison. M. de Wolmar commençait à jouir délicieusement du fruit de ses travaux, lorsqu'une maladie cruelle vint l'arracher à ses plaisirs. Il languissait depuis long-temps et n'en ignorait point la cause. Avant de mourir, il fit appeler Henriette: “Ma fille, lui dit-il, je touche au „terme de mes jours, et le coup „fatal qui m'arrache à la vie, part “d'une main qui me fut chère. Je “lui pardonne ma mort. Que l'honneur soit ton unique guide, et dans “toutes tes actions, ne consulte que „ce que te dictera ton cœur; je le „connais vertueux.“ A ces mots il embrasse sa fille, et expire dans ses bras. Henriette fut inconsolable de sa mort, il semblait qu'elle prévoyait les malheurs qui l'attendaient. Souvent elle répétait ces paroles terribles: Une main qui me fut chère. Ciel! sur qui tombent mes soupçons! En effet, Madame de Wolmar s'était prise d'une passion violente pour un jeune homme qui venait depuis quelque temps au château. Résolue de l'épouser, elle avait fait prendre à M. de Wolmar un poison lent, qui l'avait enfin conduit au tombeau. Il avait été préparé par son homme-d'affaire, qui était tout entier à elle. O! mon père, s'écria Henriette, un jour qu'elle se croyait seule dans un cabinet de verdure, qui était au bout du jardin; ô mon père se peut-il que la mort vous ait enlevé à ma tendresse? Quelles suites funestes elle va avoir pour moi! Hélas! j'eusse été trop heureuse. Ma mère me hait; que lui ai-je donc fait pour qu'elle me haïsse? Victime toujours présente à son caprice, elle semble prendre à tâche de m'affliger, de me tourmenter. Une joie maligne brille dans ses yeux, quand elle m'a fait essuyer quelque peine. Plus je l'aime, plus je la respecte, plus je m'empresse à prévenir ses désirs, plus elle souffre de voir mon attachement. Elle voudrait pouvoir étouffer dans mon cœur cette tendresse filiale, ce don précieux de la nature, ce sentiment inné, comme elle a su arracher du sien celui de mère. Et vous, digne objet de mon amour, vous que je n'ose nommer, que ne pouvez-vous lire dans mon cœur! Hélas! j'aime sans espoir. Quand vous sauriez tout ce que je sens pour vous, que vous m'aimeriez autant que je vous aime, mes malheurs n'en feraient qu'augmenter. J'étais née pour le bonheur, l'affreux trépas me l'a ravi pour jamais.... Elle s'arrête à ces mots, et elle tire de son sein un portrait qu'elle y tenait caché. C'était celui du Chevalier de Meillecour, le même qu'aimait Madame de Wolmar, et dont je parlerai tout-à-l'heure. Elle l'avait peint elle-même: d'une main tremblante elle le porte à sa bouche, elle essuie des larmes qui coulent malgré elle, et se dispose à aller rejoindre la compagnie. Elle était nombreuse ce jour-là. Depuis la mort de M. de Wolmar, son épouse donnait régulièrement à jouer chez elle trois jours de la semaine. Elle ne pensait qu'au jeu et à ses plaisirs, et ne se souvenait qu'elle avait une fille que pour la chagriner. Après le dîner, on se mit à jouer.Différentes parties furent liées. Henriette évita de faire la sienne, et profita du temps où tout le monde était occupé, pour se retirer, dans le dessein de se livrer à ses réflerions. Parmi tous ceux qui étaient reçus chez Madame de Wolmar, le Chevalier de Meillecour y allait le plus souvent. Le château de son père, qui n'était éloigné que d'un quart de lieue, lui en procurait la facilité. Il y avait un an qu'il était de retour de Paris, où il avait fait ses exercices, et son père se proposait de lui acheter une Compagnie dans le Régiment de B.... Ce jeune homme joignait à une naissance illustre, toutes les qualités qu'on pouvait désirer. Il était très-bien fait; son humeur était enjouée; son esprit juste et badin se plaisait à s'égayer dans ces jolis riens, qui raniment la conversation, lorsqu'elle commence à languir par la profondeur ou le sérieux de la matière que l'on traite; et saisissait avec précision le point épineux d'une difficulté, qu'il développait avec la clarté la plus grande. Il fut remarqué de la jeune de Wolmar. Il l'avait aimée dès la première fois qu'il l'avait vue; mais il n'avait pas encore déclaré son amour. Henriette l'avait aimé de même; elle voyait bien qu'il l'aimait, et quoiqu'elle eût souhaité qu'il se fût déclaré, elle évitait avec soin de se trouver seule avec lui. Elle appréhendait que sa mère ne vînt à s'apercevoir de leur amour; non que le Chevalier de Meillecour ne fût un parti très-sortable pour elle; mais elle était sûre que Madame de Wolmar, dans la seule vue de la chagriner, lui aurait défendu l'entrée de chez elle. Henriette voyait son amant, et elle était contente. Le Chevalier de Meillecour avait, comme Henriette, trouvé le moyen de ne pas jouer. Résolu ce jour-là de déclarer son amour, il n'avait point perdu de vue sa maîtresse. Il la vit sortir et la suivit sans qu'elle s'en aperçût. Placé derrière une charmille, il avait été témoin du chagrin et du discours de son amante. Vingt fois il avait été tenté de s'offrir à ses yeux, et de lui faire l'aveu de sa passion, et vingt fois il n'avait osé le faire. La timidité est toujours compagne d'un amour véritable; l'on appréhende de blesser par un aveu indiscret la pudeur de celle que l'on aime: cet aveu est pourtant bien naturel! Nos Petits-maîtres tournent en ridicule la timidité des amants; mais nos Petits-maîtres l'ont-ils jamais été? Leur cœur émoussé par les plaisirs, est-il capable de rien sentir? L'amour, cette passion de l'âme, n'est chez eux qu'habitude et finit par leur être insipide. La facilité qu'ils ont à Paris de satisfaire leurs désirs, les rend insolents, et ils viennent au point de s'imaginer qu'à moins de brusquer une intrigue d'amour, d'insulter des femmes, ils passent pour des Héros de Roman, pour des vrais sots. Dans l'instant que Mademoiselle de Wolmar fit entendre par son discours qu'elle aimait, le jeune de Meillecour allait enfin se hasarder. Une lumière affreuse passe tout-à-coup dans son cœur. Ciel! que vient-il d'entendre? J'ai donc un rival, s'écrie-t-il! Henriette, se peut-il que votre cœur si jeune encore se soit déjà donné? Ah! que ne connais-je le mortel heureux qui le possède, ce fer le lui arracherait bientôt! Il se retirait, il jettait pour la dernière fois la vue vers l'endroit où était sa maîtresse: quelle situation! quel moment! c'est son portrait qu'il voit dans ses mains, c'est lui-même, il ne peut se méconnaître. Voler aux pieds de son amante, lui faire l'aveu le plus tendre, la conjurer avec larmes de lui pardonner sa hardiesse, lui déclarer qu'il sait son secret, lui protester qu'il n'en abusera jamais, est l'ouvrage du même instant. Henriette éperdue tombe sur un banc de gazon; une pâleur mortelle prend la place du vif éclat de la rose, ses beaux yeux se ferment à la lumière, elle s'évanouit. Meillecour se relève, d'une main que guide le respect, il lâche le lacet d'Henriette, il lui fait respirer d'un flacon qu'il porte sur lui; elle soupire et revient à elle. Ah! Chevalier, quoi! c'est vous, c'est vous que je vois! vous m'aimez!... Vous m'avez surpris mon secret, je ne vous cacherai point que je vous aime, mon cœur sans détours, ne connut jamais le mensonge, et l'abhorre. Mais que prétendez-vous? --- Vous adorer le reste de ma vie. -- Meillecour, que ce moment qui nous est si cher, nous deviendra peut-être fatal! quelle suite de maux j'envisage! Vous connaissez Madame de Wolmar; gardez-vous qu'elle ne s'aperçoive de notre intelligence. Elle est pénétrante; le moindre geste, le moindre coup d'œil nous décélerait; et nous serions perdus. Je ne sais quel sort elle me prépare; quel qu'il soit, je ne serai jamais qu'à vous. Elle s'éloigne à ces mots: Meillecour va lui répondre, elle est déjà au château. Immobile, il la suit des veux; il ne peut s'arracher de l'endroit charmant qu'elle vient de quitter, il semble qu'il l'y croit encore présente. On trouvera étrange qu'Henriette déclare ainsi son amour la première fois qu'elle voit son amant et qu'il lui parle du sien. Une fille doit-elle sans rougir faire l'aveu de sa tendresse? Ne doit-elle rien aux bienséances, à la pudeur? Misérable préjugé, Roi despotique du vulgaire, verrai-je donc toujours encenser tes Autels, t'immoler les plus précieuses victimes? N'ouvrira-t-on jamais les yeux sur ton affreuse tyrannie? Quoi! les femmes auront un cœur susceptible des mêmes passions que celui des hommes, et peut-être encore plus asservi à leur empire, et il ne leur sera pas permis, on leur fera un crime de jouir des mêmes droits qu'eux? Cette loi est horrible et le tyran le plus barbare ne la porterait pas. Elevée par un père philosophe, et philosophe elle-même, Henriette ne savait dire que ce qu'elle pensait, heureux si tous les mortels agissaient comme elle! Il était cinq heures du soir; le jeu était fini, et l'on sortait pour faire un tour de promenade. Meillecour craint qu'on ne le surprenne et qu'on ne lui fasse quelques plaisanteries sur l'endroit solitaire où il se trouve; il se hâte d'en sortir, et gagne une allée opposée à celle où tout le monde était. Il fut bientôt remis du trouble où l'avait jeté la scène qui venait de se passer, et il joignit la compagnie. Il chercha en vain Henriette; elle s'était retirée dans sa chambre, sous prétexte d'une petite indisposition. Il lui fut impossible de la voir le reste de la soirée. Enfin tout le monde se sépara. Madame de Wolmar qui fit signe à Meillecour de rester, le jeta dans le plus grand embarras. Chevalier, lui dit-elle en le faisant entrer dans la salle, on m'a proposé pour vous un parti très-sortable; c'est une femme qui a passé sa première jeunesse, mais qui est encore fraîche et qui peut se vanter de quelque beauté. Elle jouit de vingt mille livres de rente et n'a qu'une fille, qu'elle fera religieuse dès que son mariage sera prêt à se faire. La foudre qui gronde sur la tête du voyageur épouvanté, et qui tombe à chaque instant devant lui, ne l'interdit point autant que le fut Meillecour. Qu'avez-vous donc, reprit Madame de Wolmar, que vous ne répondez rien? La proposition que je vous fais vous déplairait-elle? Non, Madame, répartit Meillecour, qui avait eu le temps de se remettre, et qui comprit que c'était d'elle-même qu'elle venait de parler; non, Madame; loin de me déplaire, elle m'est agréable, et je me trouve extrêmement flatté que vous ayez daigné vous en charger. Mais je suis encore jeune, de plus je dépends d'un père... Chevalier, quelle faible digue vous m'opposez! Je me charge de faire consentir votre père à ce mariage, et de le conclure avant huit jours, si vous voulez. Meillecour allait répliquer, mais les domestiques qui vinrent à servir, firent cesser la conversation. Monsieur le Chevalier, dit Madame de Wolmar en élevant sa voix, j'espère que vous voudrez bien souper avec moi. ---. Volontiers, Madame; et ils se mirent à table. Dès qu'ils furent seuls; il est inutile, dit-elle, Chevalier, de dissimuler plus long-temps avec vous. Cette femme dont je vous parle, c'est moi-même. Ma fille m'ennuie, sa philosophie m'excéde, et j'ai résolu de m'en défaire à quelque prix que ce soit. Elle m'a bravée du vivant de son père, elle apprendra quels sont mes droits sur elle. --- Quoi! Madame, Mademoiselle de Wolmar en aurait-elle jamais douté? La douceur de son caractère est incompatible avec ce que vous me faites entendre. Vous les avez, sans doute, ces droits, et ils sont fondés sur ce qu'il y a de plus sacré. Mais les Souverains, mais Dieu lui-même, ne les donnent aux pères et mères que pour qu'ils s'en servent à faire le bonheur de leurs enfants. Qu'il est barbare d'abuser de sa puissance pour faire le malheur des autres! En cloîtrant Mademoiselle votre fille, peut-être l'allez-vous rendre le plus infortuné de tous les êtres. Quel supplice que des vœux qui pour jamais nous enchaînent malgré nous, dans un lieu qu'on regarde comme une prison affreuse! Le désespoir, la rage, suivent de près l'instant cruel où on les a prononcés, et l'on maudit mille fois ceux qui nous ont forcés à les faire. J'accepte, continua-t-il, en s'apercevant qu'il avait peut-être pris le parti d'Henriette avec trop de chaleur, et craignant de faire soupçonner quelque chose à celle qu'il avait le plus d'intérêt de tromper, j'accepte ce que vous me proposez; mais s'il faut l'acheter au prix de la liberté de Mademoiselle de Wolmar, je n'y consentirai jamais. Ecoutez la nature, consultez les inclinations de Mademoiselle votre fille, et, sacrifiant vos déplaisirs, si jamais elle fut capable de vous en donner, vengez-vous en la rendant heureuse. Madame de Wolmar qui l'écoutait avec impatience, et dont la colère était prête d'éclater, fit tomber adroitement la conversation sur autre chose. Un quart-d'heure après ils se levèrent de table, et le Chevalier lui ayant promis de revenir le lendemain, partit pour se rendre chez lui. Dès que Madame de Wolmar se vit seule; je n'en puis plus douter, s'écria-t-elle; l'ingrat aime ma fille; il n'a feint d'acquiescer au mariage que je lui propose, que pour me tromper. On ne prend point avec tant de chaleur l'intérêt d'une personne pour laquelle on n'aurait que de l'amitié. Celle-ci est de glace, l'amour est tout de feu. Ah! monstres, vous vous aimez; craignez ma fureur, craignez une amante méprisée et qui peut tout sur vous. Elle était dans des transports extrêmes, et se promenait à grands pas. Enfin elle prit le parti de se coucher; mais ce ne fut que pour réfléchir aux moyens de les perdre. Il était à peine sept heures du matin, lorsque Henriette vint souhaiter le bonjour à sa mère. C'était un devoir qu'elle lui rendait scrupuleusement. Vous vous êtes levée bien matin, lui dit Madame de Wolmar; votre indisposition d'hier a été bien-tôt passée. Oui, Madame, lui répondit Henriette; (car le mot mère lui était interdit: cette marâtre eût rougi sans doute de s'entendre appeler d'un nom si doux, et qu'elle méritait si peu:) oui, ma maladie était légère et je me trouve beaucoup mieux. --- J'en suis charmée: laissez-moi et revenez dans une heure. Un tel ordre inquieta Henriette. Elle ne paraissait devant sa mère qu'à l'heure des repas, encore rarement, ou quand il y avait compagnie. Que veut-elle de moi, disait-elle en s'en allant? Meillecour a soupé hier avec elle; se serait-il trahi, sçaurait-elle ce qui s'est passé entre nous?.... Ciel!.... Elle était dans cette perplexité, lorsqu'on vint l'avertir que sa mère l'attendait. Madame de Wolmar avait réfléchi sur le parti violent qu'elle s'était proposé, et avait résolu de prendre celui de la dissimulation. Feignons, dit-elle, Henriette est sincère, je vais tout savoir, et j'agirai en conséquence. Henriette s'était hâtée de se rendre à ses ordres. Dès qu'elle parut: approchez, Mademoiselle, j'ai quel-que chose à vous communiquer. Vous voilà grande et d'un âge à choisir un état. Le mariage vous conviendraitil? Il se présente pour vous un parti convenable, décidez-vous; je suis prête à vous l'accorder. Madame, lui dit Henriette, ce que vous me proposez demande de la réflexion; je vous prie de m'accorder du temps pour le faire et pour connaître du moins l'objet que vous me destinez. ------ Non: il faut vous décider tout-à-l'heure, ou vous résoudre à partir dans deux jours pour un couvent. Le jeune homme que je vous destine me convient, et c'en doit être assez, je crois, pour qu'il n'éprouve point vos refus. Monsieur de Meillecour est d'une naissance au moins égale à la vôtre, et s'il n'est point aussi riche que vous, il a de sa mère une fortune honnête, et son père n'a point d'autres enfants que lui. Au nom de Meillecour, Henriette avait tressailli; un vif incarnat s'était peint sur ses belles joues. Elle s'était remise aussi-tôt, mais Madame de Wolmar, qui avait toujours les yeux sur elle, avait déjà remarqué son trouble. Elle n'en fit cependant rien paraître, et continuant sur le même ton: eh bien! à quoi vous déterminez-vous? --- Madame, à ce qui vous fera le plus de plaisir. Vos volontés seront pour moi des lois, que je me ferai toujours un devoir de suivre et de respecter. Henriette allait se jeter aux genoux de sa mère; mais un coup-d'œil que lui lança celle-ci, lui fit connaître qu'elle se trompait, qu'on avait cherché à pénétrer son âme, et que son émotion, au nom de Meillecour, y avait découvert une grande partie de son secret. Elle était dans un trouble inconcevable; sa mère qui se contenait à peine, lui ordonna de monter à sa chambre. Meillecour avait passé la plus cruelle de toutes les nuits. Sa maîtresse arrachée de ses bras, et conduite dans un couvent, pour y finir une vie malheureuse, avait sans cesse été présente à son imagination. Armé de son épée, il l'avait deux fois enlevée aux barbares ministres de la vengeance, et deux fois il avait été forcé de céder la victoire. Ce songe affreux le réveille; il s'agite, il se tourmente. Riviere, son fidèle Domestique, et qui couchait tout proche de sa chambre, accourt aussi-tôt. Qu'avez-vous donc, Monsieur, lui dit-il? Rien, mon cher Riviere, rien. Mon père est-il levé? ---- Non, Monsieur; il n'est encore que cinq heures. ---. Tant mieux: Nous allons partir pour la chasse. Il se hâte de s'habiller, Riviere court en faire autant; ils prennent leurs fusils, et déjà ils sont dans la campagne. Ils avaient fait un chemin considérable, lorsqu'ils se trouvèrent auprès du château de Madame de Wolmar. Meillecour s'arrête à sa vue. Je ne sais quoi de sinistre l'empêche d'entrer dans le parc. Il en avait déjà trois fois fait le tour, et allait se retirer. Il aperçoit sa maîtresse à sa fenêtre: la tête appuyée sur sa main, elle lui paraît réfléchir profondément. Meillecour quitte son fusil, n'examine point si on le suit, si on le voit, il vole à la chambre de son amante, il est à ses genoux. Qu'avez-vous, Mademoiselle, s'écrie-t-il? Ah! je vous ai perdue. J'ai pris hier votre défense contre votre mère, je l'ai prise avec trop de vivacité; l'amour m'animait. Madame de Wolmar vous sacrifiait au mariage qu'elle me propose avec elle; je vous voyais enlever à ma tendresse; une prison horrible vous dérobait pour jamais à mes yeux et à mes recherches, ai-je pu me taire? J'ai promis, pour lui donner le change, d'accomplir cet hymen que j'abhorre; elle a changé de conversation, et nous nous sommes quittés assez froidement. Je ne doute plus qu'elle ne sache notre secret; l'état où je vous vois ne me le confirme que trop. Ah! Meillecour, répondit Henriette, avec quelle adresse elle m'a trompée ce matin! Elle m'a proposé de me marier; et avec qui? avec vous, cher amant, avec vous. Jugez de ma surprise. Mon trouble m'a décélée. J'allais me jeter dans ses bras, lui découvrir mon âme; un regard sévère m'a fait voir, mais trop tard, le piège qu'on m'avait tendu. Elle m'a fait sortir de devant elle, aussi instruite que si je lui eusse tout avoué. L'état où était son amant, celui où elle était elle-même, avait empêché Henriette de demander à Meillecour par quel hasard il se trouvait dans sa chambre, et de réfléchir au danger où il l'exposait, si on venait à l'y voir. Elle allait lui en faire des reproches; Madame de Wolmar entre, elle voit le Chevalier auprès de sa fille, et qui baisait une de ses mains dont il s'était saisi. Qu'on juge de la surprise de nos amants, qu'on juge de la fureur de cette mégère. La rage étouffe sa voix; elle ne peut rien exprimer pour trop sentir. Henriette et Meillecour anéantis, n'osent lever les yeux sur elle: ils n'ont rien à se reprocher, mais l'innocence craint l'ombre même du crime. L'apparence était contr'eux, n'était-ce pas assez pour les confondre? C'est donc là, fille indigne, s'écria enfin Madame de Wolmar, c'est donc là cette philosophie dont tu te pares? Tu n'affectes un air de prude que pour voiler tes intrigues, la honte et l'opprobre dont tu me couvres...... Et toi, sors d'ici, séducteur infâme: tu ne dois qu'à ta naissance, dont tu es indigne, de ne pas laver dans ton sang l'outrage que tu me fais; mais je saurai m'en venger. Meillecour assis auprès d'Henriette qui était évanouie, se lève à ces mots. Il oublie l'état où est sa maîtresse, pour ne songer qu'à la justifier en rejetant tout sur lui. Il parle, mais on ne l'écoute point. Madame de Wolmar, d'une voix effrayante, appelle ses gens; trois laquais montent aussi-tôt. Saisissez-vous de ce monstre, dit-elle, en montrant Meillecour, et jetez-le hors de chez moi. Ils se mettent en devoir d'exécuter les ordres qu'on leur donne. Arrêtez, leur crie le Chevalier, craignez ma fureur; et il tire à l'instant son couteau de Chasse; ce fer immolera le téméraire qui osera m'approcher. Madame refuse de m'entendre: je ne veux que lui dire un mot. Les apparences la trompent, et sur leur faux rapport elle va perdre sa fille...... Les laquais, qu'animent les regards de Madame de Wolmar et les menaces de Meillecour, se jettent tous trois sur lui; il en blesse un, et veut s'échapper de leurs bras en sautant en arrière; il tombe, on le désarme, et accablé sous le nombre et les coups de ces barbares, il est porté sans connaissance hors du parc. Henriette n'était point revenue de son évanouissement. Cette scène affreuse s'était passée sans qu'elle en eût rien entendu. Madame de Wolmar, sans pitié pour sa fille, l'avait ahandonnée, dès qu'elle avait vu enlever le Chevalier. Henriette, en ouvrant les yeux, se trouve seule dans sa chambre. Un couteau de chasse cassé auprès d'elle, du sang qu'elle aperçoit, la mettent dans un état plus facile à imaginer qu'à décrire. Qu'es-tu devenu, cher amant? Et elle verse un torrent de larmes. Serait-ce ton sang que je vois? Ma mère..... je n'ose dire barbare, je lui dois mon respect...... Ma mère aurait-elle employé la violence pour t'arracher de ces lieux? Je n'en puis supporter l'affreuse idée. Percé de coups, peut-être expires-tu dans ce moment.... Ma mort suivra de près la tienne. Eh! pourrais-je te survivre? Pourrais-je respirer un air que tu ne partagerais plus avec moi? O amour! quelle destinée horrible tu me prépares, si le premier instant où je brûle de tes feux est marqué par des maux si cruels! Madame de Wolmar ne laissa pas long-temps Henriette dans ses réflexions. Elle avait prosité du peu d'instants où elle l'avait laissée seule, pour faire apprêter une chaise de poste. Allons, Mademoiselle, lui dit-elle en entrant, et lui jetant un regard où sa fureur paraissait toute entière; suivez-moi, venez expier à jamais votre crime et ma honte. Henriette la suit sans répliquer, et elles sont déjà dans la chaise. Pendant près de deux jours que dura leur voyage, elles ne se dirent rien. Henriette poussait des soupirs, versait des larmes, qui ne faisaient sans doute qu'endurcir, qu'irriter sa barbare mère. Un cœur sourd aux cris si puissants de la nature, n'entend point la voix de la pitié. Elles arrivent enfin à L.... et ne mettent pied à terre qu'à la porte du couvent, où Henriette va être renfermée. Madame de Wolmar fait venir la Supérieure, elles parlent bas toutes deux un instant, et celle-ci d'un air mystique fait entrer aussi-tôt dans l'intérieur de la maison la malheureuse victime qu'on lui dévoue. Le marché avait été bien vite conclu: en deux mots, Madame de Wolmar avait fait entendre ce dont il était question, et avait promis quinze mille francs pour la dot de sa fille, dont elle avait payé deux mille d'avance. Elle n'avait rien dit à Henriette lorsqu'on l'avait séparée d'elle, sans demander à la voir, elle l'abandonne à toute sa douleur, au désespoir peut-être, monte dans sa chaise et part pour se rendre à son château. Meillecour n'était revenu de son évanouissement que plus d'une heure après. Il voit Riviere à côté de lui: qu'as-tu fait d'Henriette, lui demanda-t-il?. De Mademoiselle de Wolmar? --- Oui. --. Ah! Monsieur, j'ai vu sortir une chaise du château; Madame de Wolmar, Mademoiselle sa fille..... --- N'achève pas. O ciel, marâtre impitoyable! Tu m'enleves donc tout ce que j'aime! Henriette! Dieu! Mais à quoi servent mes plaintes?.... Cher Riviere, seconde la fureur qui me guide, viens arracher ma maîtresse des mains de son bourreau. Ils n'avaient point de chevaux, et la chaise avait une heure d'avance sur eux. Le Chevalier se désespérait. Son domestique, qui n'osait fronder ouvertement sa résolution, l'engage à retourner au château de son père, qui devait aller ce jour la à C..... petite Ville voisine. Il nous sera aisé, dit-il, pendant son absence, de faire seller des chevaux et d'exécuter votre projet. Meillecour avait de la peine à se rendre à cet avis; enfin il l'écoute, et ils se metttent en chemin. La fatigue qu'avait supportée les Chevalier, les transports auxquels il s'était livré, lui donnèrent une fièvre terrible. Son sang qui bouillonne dans ses veines, y allume un feu qui le dévore: en entrant chez lui, une sueur froide coule de tous ses pores, il tombe dans un état à faire craindre pour ses jours, et l'on est obligé de le mettre au lit. Son père était encore au logis; on lui annonce la situation du Chevalier, il vole auprès de son lit. Ce père tendre, le cœur serré par la douleur, peut à peine demander à son fils ce qui l'a mis dans cet état. Meillecour ne répond rien. Il fait signe qu'il veut être seul et qu'il a besoin de repos. Son père se retire et va donner des ordres pour qu'on fasse venir un Médecin. Il appelle Riviere: mon ami, lui dit-il, qu'est-il donc arrivé à mon fils? tu ne l'as point quitté; tire-moi de l'inquiétude horrible où je suis. --- Je vais vous dire tout ce que je sais, Monsieur; et il lui fait un récit de ce qui leur est arrivé. Ah! je n'en puis douter, s'écria ce père malheureux: Meillecour aime Mademoiselle de Wolmar. Il n'aura point fait confidence de cette passion à la mère; elle l'aura découverte, les aura peut-être trouvés ensemble, et cette femme impérieuse aura tout employé pour s'en venger. Je la connais; elle poussera son ressentiment aussi loin qu'elle le pourra. Le Médecin arriva sur ces entrefaites. Il le conduisit lui-même à la chambre de son fils. Monsieur Loyseau (c'est le nom du Médecin) tâta le pouls du malade qu'il trouva extrêmement agité; il lui ordonna une saignee, qui fut faite une heure après. Le Chevalier demandait à chaque instant des nouvelles de sa chère Henriette, et personne ne lui en pouvait donner. Riviere qui le voyait empirer de jour en jour, inventa une histoire qui lui fit recouvrer la santé. Monsieur, lui dit-il un jour, (c'était le huitième de sa maladie, et il était un peu mieux,) je passais hier tout proche du château de Madame de Wolmar, j'ai aperçu Mademoiselle sa fille qui se promenait dans le parc; j'ai été vers elle, et m'étant fait connaître pour vous appartenir, elle m'a demandé de vos nouvelles. Je lui ai répondu que vous étiez malade depuis huit jours. Elle a changé de couleur et m'a fait mille questions, sur lesquelles je l'ai satisfaite: ensuite elle a tiré ses tablettes et vous a écrit. Tenez, m'atelle dit, portez ceci à votre maître, mais ne le lui donnez que lorsqu'il sera rétabli. Je vous permets de lui dire que vous avez une lettre à lui remettre de ma part, mais je vous défends de la lui rendre avant le temps que je vous prescris. Toute grossière qu'une semblable histoire paraisse, elle eut l'effet qu'on en attendait. Est-il bien vrai, s'écria le Chevalier! mon cher Riviere, tu aurais une lettre d'Henriette! Elle serait au château de sa mère!... Ne me trompestu point? ---- Non, Monsieur: fiez-vous à moi, tranquillisez-vous, portez-vous mieux, et tous vos désirs seront remplis. La cause une fois détruite, l'effet s'évanouit bientôt. En trois jours le jeune de Meillecour recouvra une santé, sinon parfaite, du moins telle qu'on la peut désirer après huit jours d'une fièvre presque continuelle. Le quatrième jour de sa convalescence, il demanda à Riviere la lettre de sa chère Henriette: celui-ci refusa d'abord de la lui donner, et le pria de ne le point contraindre à passer les ordres qui lui étaient donnés. Amant tendre et respectueux, le Chevalier n'osa insister davantage, et attendit en silence qu'il fût entièrement rétabli. Cela ne fut pas long: au bout de huit jours de convalescence, il fut aussi bien que s'il n'eût point été malade. Ce fut alors qu'il pressa son Domestique de lui remettre cette lettre. Riviere n'ayant plus de prétexte de reculer, fut contraint d'avouer que c'était un mensonge qu'il avait fait; mais que le voyant à l'extrémité, il s'était cru tout permis pour lui sauver la vie. Tu n'as donc pas vu Henriette, lui dit Meillecour, après l'avoir régardé long-temps en silence. Ah! cruel, que t'aije fait pour me tromper ainsi? Mais ne crois pas m'avoir arraché à la mort par ton indigne supercherie; e veux savoir, je saurai à quel-que prix que ce soit le destin de ma maîtresse, ou je me délivrerai d'une vie qui m'est odieuse sans elle. Monsieur de Meillecour le père, était dans une chambre à côté de celle où se tenait cette conversation. Il entre: ah! mon fils, mon cher fils, quels projets formez-vous? Quoi! la douleur de perdre une maîtresse vous ferait attenter à vos jours? Eh! vous appartient-elle cette vie pour en disposer à votre gré? N'est-elle pas au Prince qui nous gouverne? Chaque citoyen lui est responsable du sang qui coule dans ses veines. Si la vie vous est devenue insupportable, allez la perdre avec honneur en défendant, en vengeant votre patrie. C'est là qu'il est beau de s'immoler. Je bénirai en gémissant la cause qui me privera de ce que j'ai de plus cher au monde. --- Ah! mon père, si vous connaissiez... -- Plus de faiblesse, mon fils, ou je vous renonce. Si celle que vous aimez est telle qu'elle m'a toujours paru, j'en suis sûr, elle blâmerait vos transports, votre douleur, et vous en aimerait moins. Je ne condamne point l'amour: maître une fois de lui-même, il porte aux plus grands exploits; mais esclave de ses faiblesses, il n'est plus qu'un vil objet de mépris, qui dégrade l'homme et l'abrutit. Ce discours enflamme le jeune de Meillecour. Oui, mon père, j'embrasse avec ardeur le parti que vous me proposez. Servez-moi auprès de Madame de Wolmar, comme je vais servir mon Roi, et nous serons contents l'un et l'autre. Sans renoncer à l'amour, j'abjure à jamais ses faiblesses. Je vais me rendre digne de vous et de celle que j'aime, ou je mourrai victime de mon devoir.. Les larmes aux yeux, Mr. de Meillecour embrasse son fils et lui promet de remplir ses vœux. Tandis que tout ceci se passait au château de Meillecour, Madame de Wolmar, de retour dans le sien, et ne voyant personne, s'occupait depuis quinze jours à chercher les moyens de completer sa vengeance. Henriette renfermée dans un couvent ne la satisfaisait qu'à moitié, elle voulait que le Chevalier fût aussi sa victime. Il y avait dans le pays un jeune homme, qui, à la faveur d'un de ses amis, chez lequel il était venu passer quelque-temps, avait eu entrée chez Madame de Wolmar, dont il était devenu éperdument amoureux, et cherchait à lui inspirer la même passion. Il était d'une famille noble du Dauphiné. Il avait perdu au jeu la plus grande partie de son bien, et ne subsistait plus que de la bourse de ses amis. Ce fut sur lui que Madame de Wolmar jeta les yeux. Elle résolut de l'épouser, pourvu qu'il la vengeât. Pour cet effet elle lui écrivit pour l'engager de passer chez elle, et il s'y rendit dès le lendemain. Monsieur, lui dit-elle, après l'avoir fait asseoir, j'ai cru m'apercevoir, aux soins que vous me rendez, que vous avez quelques vues sur moi. Il ne dépend que de vous de les remplir. Ma fille enlevée par un jeune homme qui l'a séduite et déshonorée sans doute, ne me laisse que le désir de la venger; j'en aurai la puissance si vous daigniez me séconder. Ma main est à ce prix, décidezvous. ---- Mon parti est tout pris, Madame; commandez, et vous me verrez répandre le sang de votre ennemi, ou expirer sous ses coups. Nommezlemoi, je pars à l'instant. Vous allez être surpris, répartit Madame de Wolmar, au nom du lâche ravisseur C'est le Chevalier de Meillecour. --.. Le Chevalier, Madame! ... Oui, lui-même. Après avoir mis ma fille en sûreté, il est revenu chez son père pour mieux couvrir son crime. --- Mais la Justice.... -. Eh! Monsieur, j'aurais pris cette voie si j'eusse eu des témoins. Envain je me suis informée si quelqu'un en avait connaissance, personne n'a pu m'en donner le moindre indice. Il ne me reste donc plus qu'à me venger moi-même, ou du moins qu'à guider le bras qui doit me venger. C'est le vôtre que j'ai choisi, Monsieur: je vous le répète, à ce prix, ma main et toute ma fortune sont à vous. (Dormont, c'est ainsi que ce Gentilhomme se nommait,) promit que dès le lendemain il irait chercher leur ennemi commun, et se retira. Madame de Wolmar passa une nuit plus tranquille qu'elle n'avait fait depuis long-temps. L'espoir de voir bien-tôt sa vengeance remplie, calma pour quelques moments cette âme impérieuse et cruelle. Le soleil dorait à peine le sommet des montagnes, lorsque Dormont sortit pour aller trouver le Chevalier. Il passa chez Madame de Wolmar; elle était levée; si-tôt qu'elle le voit: eh bien? ---- J'y cours, Madame. Elle se jette à son cou et l'embrasse avec transport; il semble qu'elle veuille faire passer son âme dans la sienne pour l'enflammer davantage. Il n'en avait pas besoin; l'amour qu'anime l'espérance, porte dans nos cœurs un feu qui les embrase. Voilà les hommes! esclaves serviles d'un sexe dangereux, ils sacrifient l'amitié, la nature même à leur aveugle passion. Dormont s'arrache des bras de Madame de Wolmar; il semble courir à une victoire assurée. Le temps le plus beau du monde, invitait à prendre le plaisir de la chasse. Il s'attendait à y rencontrer le jeune Meillecour: il connaissait la fureur du Chevalier pour cet amusement. Par le plus grand hasard, celui-ci n'y fut point ce jour-là. Dormont roda en vain aux environs du château de Meillecour jusqu'à près de onze heures. Enfin fatigué d'attendre, il entra dans une Auberge et écrivit ces mots. BILLET. Vous avez couvert d'opprobre déshonoré une Famille que j'estime. C'est dans votre sang que je prétends laver la honte qui en réjaillit sur moi. Je vous attendrai à huit heures au bout de votre parc, du côté du couchant. Je serai seul. Il fit porter ce billet par un domestique de l'Auberge, et retourna chez son ami, à qui il ne dit rien du rendez-vous qu'il venait de donner. Lorsqu'on apporta ce billet au Chevalier, il était encore avec son père. Celui-ci l'ouvre: que devient-il après l'avoir lu! Quoi! s'écria ce vieillard infortuné, tout conspire donc à m'arracher le cœur? Tenez, mon fils, lisez, et voyez si vous êtes coupable de ce dont on vous accuse. Non, mon père, répond le Chevalier; on me calomnie; mais on me demande du sang et il faut que j'en verse. Mere, indigne de l'être, c'est peu d'avoir immolé ta fille, tu en veux aussi à mes jours! mais ton attente n'est pas encore remplie. Le lâche qui te prête son bras, éprouvera auparavant ce que peut le mien guidé par l'amour et par l'honneur. Que dites-vous de l'honneur, répliqua le père, et en quoi le faites-vous consister? A-t-il jamais commandé qu'on s'entregorgeât? Plus cruels que les animaux les plus féroces, c'est donc à verser leur sang que les hommes font consister la véritable gloire? Coutume affreuse et barbare! jusques à quand asservirastu les mortels à ton empire! Ne comprendrontils jamais qu'il est plus grand de pardonner une offense, que de chercher à s'en venger! Non: mon fils, non, vous n'irez point, vous ne suivrez pas un faux préjugé. La loi du Prince le défend; mais quand elle le tolérerait, ne serait-ce pas assez de penser que c'est dans le sang de ton semblable que tu cours tremper tes mains? Cruel! ne serait-ce pas assez de la volonté d'un père, qui ne te le permettra jamais? Le Chevalier, résolu de se trouver au rendez-vous, ne réplique rien: il paraît même entrer dans les vues de son père, pour en venir plus facilement à bout. Votre volonté est ma loi, lui dit-il; je sens que mon âme, qu'entraînait un faux instinct de gloire, cède sans effort à vos raisons. Je fais plus, je méprise l'offense et je plains l'offenseur. L'air de vérité avec lequel le jeune de Meillecour prononce ces dernières paroles, en impose au vieillard, qui embrasse son fils, et le serre dans ses bras avec cette affection que ressent un cœur vraiment satisfait. Le Chevalier saisit cet instant, il déchire le billet et jette les morceaux par la fenêtre. Nous étions à la fin de Septembre, où la nuit commence à venir de bonne heure: le Chevalier qui s'attendait que son père le ferait garder à vue, et qu'on ne le laisserait point sortir, ne parut pas vouloir le tenter; il se retira au contraire dans sa chambre plutôt que de coutume, afin de ne donner aucun soupçon. Les fenêtres n'étaient pas fort hautes, et l'on pouvait facilement sauter dans le jardin sur lequel elles donnaient. Ce fut la route qu'il choisit pour exécuter son projet. A peine était-il sept heures et demie qu'il partit. Il trouva Dormont qui l'attendait. Allons, lui dit Meillecour, en mettant l'épée à la main, nous nous expliquerons après: je n'ai pas beaucoup de temps, on vient peut-être après moi. Interdit de ce brusque abord, Dormont n'a que le temps de se mettre en défense. Ils se chargent tous deux avec une égale fureur. Il y avait déjà long-temps qu'ils se battaient, sans que ni l'un ni l'autre fussent blessés. Le Chevalier, moins robuste que son adversaire, commençait à se lasser. Il voit tout le danger auquel il s'expose. La ruse supplée à la force. Meillecour se découvre tout entier: dupe du stratagème, Dormont se précipite sur lui; le Chevalier s'efface aussi-tôt, et s'élançant sur son ennemi, il lui plonge son épée au travers du corps. Etonné du coup terrible qu'il venait de porter, il se retirait à grands pas. Au détour d'un des murs du parc, il se trouve assailli par quatre hommes masqués, qui se jettent en même temps sur lui, le désarment, lui bandent les yeux, et le portent dans une chaise, qui était dans un bois à quelques pas de-là. Ces gens dévoués à Madame de Wolmar, qui avait promis de les récompenser généreusement, avaient ordre de se saisir du Chevalier, supposé qu'il sortît vainqueur du rendez-vous, où elle ne doutait point qu'il ne se trouvât. Ils avaient suivi Dormont sans qu'il s'en fût aperçu, et avaient passé tout le jour dans le bois. Il y avait une heure au moins que la chaise roulait: le Chevalier, à qui ses ravisseurs avaient eu la précaution de lier les mains et de bander les yeux, ne cessait de leur dire: Lâches, quel est donc mon crime? De quel droit m'arrêtez-vous? Où me conduisez-vous? Si vous en voulez à ma vie, que ne m'attaquez-vous comme le téméraire à qui je viens de donner la mort; je saurai vous faire, ainsi que lui, repentir de votre hardiesse. On le laissait exhaler sa fureur, et on ne lui répondait rien. Enfin la chaise s'arrête, on le descend à terre, et il est conduit dans une espèce de tour où on l'enferme soigneusement. Livré à lui-même, il se perd dans un abîme de réflexions. Les mains liées et les yeux bandés, comme je viens de le dire, il reste quelque temps immobile au milieu de sa prison. Enfin, le désespoir s'empare de son cœur; la rage lui donne des forces qu'il n'a point encore éprouvées, il rompt ses liens, arrache le bandeau qui lui couvre les yeux, et court vers l'endroit où il présume qu'est la porte. Il la cherche long-temps; enfin il la trouve. D'un bras vigoureux il la secoue, elle résiste, il redouble, il s'épuise en efforts inutiles, et est forcé d'abandonner son entreprise. Il était deux heures du matin, il s'assied à terre, il va réfléchir sur son affreuse situation; mais le sommeil, qui malgré lui vient fermer sa paupière, en le livrant à une espèce de mort, lui fait bientôt oublier, avec l'univers, les maux cruels dont il est accablé. Cependant Henriette était dans son couvent; toujours tourmentée par la Supérieure, qui lui rappelait à chaque instant les volontés de sa mère. Madame de Wolmar, lui disaitelle, veut que vous soyez Religieuse: ferme dans ses résolutions, rien, m'écrit-elle, ne la fera changer; il faut vous soumettre à ses ordres. Images de Dieu sur la terre, nos parents sont les interprètes de ses lois suprêmes: leur résister, c'est désobéir au Ciel. A ce discours Henriette restait immobile et ne répondait rien. Elle levait les mains vers ce Ciel, que l'on attestait, et son âme s'exhalait en soupirs. Un jour qu'elle était seule: Oui, cher amant, s'écria-t-elle en essuyant ses larmes, je te l'ai promis, je te serai fidèle.. Mon Dieu, l'on veut que je me donne à toi, que je me consacre à toi sans réserve! Eh! quel cœur irais-je porter aux pieds de tes Autels! un cœur souillé du plus affreux parjure. Quel que soit le serment qui nous lie, qui le viole est indigne de voir le jour. Non; mon Dieu, tu ne le voudrais pas: jaloux de nos hommages, on ne t'en doit présenter que de purs. Créature vile et abjecte, l'Homme n'est point fait pour partager avec toi. Et peuventils te plaire ces sacrifices que te font tous les jours tant de malheureuses victimes de la politique? Elles t'eussent aimé, elles t'eussent adoré dans l'état où tu les appellais; elles t'abjurent peut-être, expirantes sous le poids des chaînes dont elles sont chargées. Mademoiselle de Wolmar avait conservé le portrait de son amant. Il avait été jusqu'à ce jour presque son unique compagnie. Elle sortait rarement de sa chambre, si ce n'est pour aller au réfectoire ou aux offices, où on l'obligeait de se trouver. Elle y paraissait avec cet air languissant et abattu que donne une douleur vive, et qu'on voudrait cacher, et se retirait chez elle aussi-tôt qu'elle en avait la liberté. Une jeune Pensionnaire, qu'elle avait prise en amitié, venait la voir quelquefois. Cette Demoiselle était fille d'un riche Négociant de B... (Adélaïde était son nom.) C'était bien le meilleur naturel qu'on puisse trouver. Les cœurs tendres trouvent un plaisir inexprimable à compatir au sort des malheureux. Son âme partageait la douleur de son amie, quoiqu'elle en ignorât entièrement la cause. Henriette n'était point de ces femmes qui croient soulager leurs maux en les confiant à tout le monde. Son chagrin était dans son cœur; elle souffrait même de voir qu'il paraissait assez pour qu'Adélaïde s'en aperçût. Henriette et Adélaïde se promenaient un jour, et celle-ci pressait son amie de lui découvrir le sujet de ses larmes. Est-ce que vous n'avez pas de confiance en moi, lui disait cette aimable fille? Mademoiselle de Wolmar vaincue par des questions si souvent réitérées, et plus encore par la tendre affection qu'elle avait pour elle, allait enfin la contenter. Elles s'étaient assises dans une espèce de bosquet, lorsqu'elles furent surprises par Sœur Sophie, jeune Religieuse, qui avait fait ses vœux il y avait environ un an. Depuis long-temps elle cherchait l'occasion de se lier d'amitié avec Henriette. La douleur où celle-ci était plongée, intéressait son cœur, dont les blessures étaient à peine guéries. Votre chagrin ne cessera donc jamais, lui dit elle. Je ne vous vois jamais que la tristesse peinte sur le front. Ah! chère Henriette, que ne montrez-vous votre âme! peut-être pourrais-je apporter quelque remède à vos maux. Dès l'instant que vous êtes arrivée ici, votre sort m'a touché. J'ai toujours été votre amie sans vouloir vous le déclarer. J'ai respecté votre douleur: j'ai craint de l'accroître en vous en demandant la cause. Mais elle est à son comble: trois mois n'ont pu la diminuer et elle va vous conduire au tombeau. Hélas! mes maux ont été peut-être plus cruels encore que les vôtres. Sophie s'était jetée dans les bras d'Henriette, et la pressait contre son sein.MadeMademoiselle de Wolmar n'était point préparée à cet assaut. Son cœur d'accord avec sa bouche, rompt enfin un silence qu'elle avait gardé trop long-temps. Après qu'elle eut cessé de parler, Sophie et Adélaïde la plaignirent sincèrement. Mais, reprit la première, Monsieur de Meillecour ne sait point ce que vous êtes devenue, vous ignorez vous-même où il peut être; que savez-vous s'il vous demeurera toujours fidèle? Si quelqu'autre objet?... Ah! mon cœur en est le garant, interrompit Henriette; il n'eût jamais aimé le Chevalier, si le Chevalier eût jamais pu le trahir. Il m'a donné sa foi, il a reçu la mienne; et, j'en suis sûre, en pleurant sa perte, s'il ne m'est jamais rendu, je n'aurai point à pleurer son inconstance. ---- Votre passion vous aveugle, ma chère amie. Les hommes sont trompeurs; je ne l'ai malheureusement que trop éprouvé. Sophie allait raconter son histoire; mais l'heure de la récréation étant passée, elles se séparèrent, en promettant de se rendre le soir après souper dans l'appartement d'Henriette. Il était dix heures quand elles se rassemblèrent. Elles avaient laissé coucher tout le monde, afin de n'être point interrompues. Elles fermèrent la porte sur elles, et Sophie commença ainsi. Nous demeurions à un château que mon père avait à quelques lieues de Grenoble. Restée seule avec lui, j'avais à peine douze ans, lorsqu'au lieu de me faire apprendre ce qui convenait à mon sexe, il me fit faire un habit d'homme, et me mena à la chasse avec lui. Il l'aimait extraordinairement: j'y pris goût, et bien-tôt je n'eus plus d'autre occupation. Le Marquis de Sol... venait souvent chez mon père; il partageait sa table et ses plaisirs. Un jour il amena son fils; ce jeune homme, dont la figure était des plus intéressantes, me frappa d'abord. J'avais atteint ma quinzième année;cet âge où les passions tumultueuses viennent assiéger le cœur, encore trop faible pour résister à leurs efforts. A la vue du jeune Marquis, je sentis ce que je n'avais jamais éprouvé, je n'osai pendant tout le dîner jeter les yeux sur lui. La rougeur, compagne de l'innocence et de la timidité, peignait sur mon visage le trouble de mon âme. Le jeune Marquis s'en aperçut. Plus âgé que moi, il vit tout ce qui se passait dans mon cœur et résolut de pousser l'aventure. On partit pour la chasse. Je tirai plus de dix coups de fusil sans rien tuer. On me fit la guerre sur ma maladresse; je répondis en bégayant que les armes étaient journalières et que je n'étais point dans mon jour. Nous rentrâmes sur le soir. Le jeune Sol.... n'avait pas été plus heureux que moi: ce me fut une consolation dans mon malheur. Nos hôtes souperent et couchèrent au château. Je passai la nuit à réfléchir. Mon père est un homme sans façon, et qui dit tout ce qu'il pense. Il m'avait appris ce que c'était que l'amour, pour me mettre, disait-il, en garde contre ses embûches. Je ne doutai plus que je n'aimasse le Marquis. Oui, dis-je en moi-même, c'est de l'amour que je sens pour lui.. Ah! s'il m'aimait, que je serais heureuse! Je m'endormis dans cette pensée. Il v avait à peine deux heures que je reposais, lorsqu'on vint frapper à ma porte. Allons, Mademoiselle, dit une voix, que je reconnus pour être celle du Marquis, il est temps de partir; il fait grand jour. Je répondis que j'allais me lever, et je fus bien-tôt habillée. Je trouvai mon Pere et nos deux hôtes tout prêts. Nous prîmes un verre de liqueur et nous montâmes à cheval. Nous devions chasser au sanglier. Il y avait une heure que nous battions la forêt, lorsque nous vîmes nos chiens en poursuivre un qui venait droit à nous. Le Marquis de Sol.... et son fils s'étaient éloignés, et j'étais à une portée de fusil de mon Pere. Ce sanglier étant passé proche de moi, je tirai sur lui et le blessai. L'animal furieux se retourne; il aperçoit mon père, court à lui et veut s'élancer sur son cheval, qui se cabre à sa vue, et jette bas son cavalier. Mon père allait être dévoré. La nature alarmée ne connaît point d'obstacle: je saute à bas de mon cheval et vole à son secours. Le sanglier qui me voit accourir, vient à moi: intrépide, je mets un genou à terre, et l'attends la pointe au corps, (j'avais tiré mon couteau de chasse:) il se précipite dessus et se le plonge lui-même dans le cœur. Il tombe bientôt, se roule dans la poussière, et perd enfin la vie avec son sang. Relevé de sa chute, mon père accourait pour me défendre; quelle fut sa surprise et sa joie lorsqu'il vit cet animal féroce étendu à mes pieds. Il me demanda si je n'étais pas blessée, je lui répondis que non, et il se précipita dans mes bras. Cependant le Marquis et son fils nous avaient aperçus de loin: ils venaient à toute bride. Mon père court au-devant d'eux. Ah! leur crie-t-il, ma fille vient de porter un coup terrible; elle a tué seule un sanglier énorme. Ils me félicitèrent sur ma victoire. Le jeune Marquis sur-tout vanta mon courage. Qu'on aime à s'entendre louer d'une personne qui nous est chère!, ma joie était inexprimable. Il fut question d'emporter notre chasse: nous la mîmes avec assez de peine sur mon cheval: je montai derrière mon père, et nous prîmes la route du château. Nos hôtes y restèrent encore deux jours, pendant lesquels mon amant trouva le moyen de me déclarer son amour.. Il me pressa de lui dire s'il était aimé. La manière dont je reçus l'aveu de sa tendresse, ne lui fit voir que trop qu'il ne m'était pas indifférent., Je vais partir, me dit-il avec chagrin, et je ne vous reverrai peut-être de long-temps. -- Et qui vous en empêchera? Faut-il que Monsieur votre père vous amène pour que vous veniez nous voir? Mon père vous aime et vous estime; vous lui ferez toujours plaisir, quand vous voudrez venir ici. Il reçut avec transport la permission que je lui donnais, et nous nous quittâmes très-satisfaits l'un de l'autre. Il partit enfin et emporta avec lui mon cœur et ma tranquillité. Je fus huit jours sans revoir mon amant; mais je ne passai pas un quartd'heure sans qu'il fût présent à ma pensée. Le jour son image me suivait dans les bois, la nuit je lui parlais sans cesse. Avec quel plaisir je lui découvrais mon cœur, je lui montrais tout l'amour qu'il m'avait inspiré! Il vint me voir le neuvième jour. Il me trouva seule. Mon père était allé voir un de ses amis, et ne devait revenir que le surlendemain. Je le reçus avec cet air satisfait que donne la vue de ce qu'on aime. Il vint à moi les bras ouverts et m'embrassa.. Aurais-je dû prévoir que le monstre ne venait que pour me déshonorer! Pendant le souper il me proposa d'aller tuer un lièvre le lendemain. Nous partirons, me dit-il, à la pointe du jour, et nous reviendrons pour dîner. J'acceptai avec plaisir: je lui fis couvrir un lit, il fut se coucher, et moi, de mon côté, je m'enfermai dans ma chambre. Je vous l'ai déjà dit, c'était en habit d'homme que j'allais à la chasse; j'en pris un vert ce jour-là, je m'en souviendrai toute ma vie. Il était environ cinq heures quand nous partîmes. Nous chassâmes six heures entières. Nous suivions un sentier dans un petit bois. L'ombre, le silence, un vert gazon parsemé de fleurs champêtres, tout invitait à s'y reposer. Le Marquis me le proposa: j'étais excédée de fatigue et de chaleur; je ne fis aucune difficulté., L'innocence est loin de soupconner le crime, J'étais avec un Gentilhomme, quand j'aurais eu la moindre défiance, je l'aurais rejetée comme un outrage que j'aurais fait au sang qui coulait dans ses veines. Voilà le préjugé, interrompit Henriette; hélas! tel qu'on méprise parce qu'un hasard heureux ne l'a point fait naître parmi ce petit nombre d'hommes, qui n'ont souvent dû qu'à la force, l'empire qu'ils ont usurpé sur le reste des humains, ferait baisser les yeux à celui qui s'enorgueillit le plus de sa noblesse. Nobles, c'est à vos sentiments seuls qu'on devrait vous reconnaître; l'homme qui les oublie, s'avilit d'autant plus, que son sang est plus illustre, il déshonore ses aïeux, et doit rougir de les nommer. Nous nous assîmes donc, reprit Sophie; le Marquis tira une petite bouteille de sa poche, et me demanda si je voulais prendre un doigt de liqueur, en attendant que nous eussions gagné le château, qui était éloigné de nous de plus d'une demi lieue. Je n'eus pas plutôt avalé de cette liqueur traîtresse, qu'une douce chaleur pénétra tout mon corps. Il semblait que la volupté même eût passé dans mes veines et qu'elle circulât avec mon sang; les yeux humides, je fixais le Marquis, qui jettait sur moi le regard du désir: bien-tôt le sommeil vint fermer ma paupière et je m'endormis profondément. C'était-là où m'attendait le traître que j'aimais. Il déboutonna ma veste; ma gorge totalement découverte devint sa proie. Toute entière en sa puissance, il va mettre le comble à son crime. Aux efforts qu'il fait, je sors de l'espèce de léthargie où j'avais été plongée. Que devins-je? Ah! Dieu! quand je me vis dans les bras de ce monstre: je fis l'impossible pour m'en arracher; je n'en pus venir à bout. Le barbare s'était trop bien précautionné. Epuisée, je m'évanouis: il eut le loisir d'assouvir sa brutalité. Pendant mon évanouissement il disparut. Revenue à moi, je me trouvai dans un état horrible; loin cependant d'en être accablée, furieuse, je me levai. La rage dans mon cœur prit la place de l'amour. Je jurai de laver dans le sang du perfide mon injure et son crime. Je retournai au château: j'y trouvai mon père, qui était revenu plutôt que je ne l'attendais. Il me demanda si j'avais été seule à la chasse. Je lui dis avec le plus de tranquillité que je pus affecter, que le jeune de Sol..... était venu avec moi, qu'il m'avait quittée pour retourner chez lui où il avait affaire. Mon père prit cela comme je le lui disais, et n'en demanda pas davantage. Le château de Sol.... n'était qu'à une lieue de chez nous. Je voyais, presque tous les jours, quelqu'un de cet endroit. Comme on sçavait que le Seigneur était de nos amis; ceux à qui j'en demandais des nouvelles n'y trouvaient rien de surprenant. Quinze jours après ma funeste aventure, j'appris que le Marquis de Sol..... venait d'acheter à son fils un Régiment, et que celui-ci devait partir dans deux jours pour s'y rendre. Je montais presque tous les jour, à cheval, ainsi je pouvais, sous prétexte d'une partie de chasse, aller attendre mon ennemi, sans que mon père soupçonnât rien de mon dessein. Je pris deux paires de pistolets et je partis à la pointe du jour. Je sçavais le chemin que devait prendre le Marquis; je fus l'attendre à une demi lieue de chez lui, au coin d'un bois qu'il fallait nécessairement qu'il traversât. Il n'y avaît pas un quart-d'heure que j'y étais lorsque je le vis venir. Il était suivi d'un domestique. A son approche je sentis ma fureur redoubler. Je m'étais masquée pour n'être pas reconnue. Je résolus de laisser passer le Marquis et de jeter bas son domestique; pour n'avoir pas deux ennemis à combattre. Je tirai sur lui et le manquai: effrayé, il s'enfuit à toute bride. Son Maître qui s'était retourné au bruit du coup, vint à moi le pistolet au poing. C'est à toi que j'en veux, lui criai-je, et à l'instant je poussai mon cheval contre lui. Il tira le premier, la bale perça mon chapeau, mais ne me blessa point; plus heureuse que lui, je lui cassai la tête. Il tomba expirant de dessus son cheval Je fus à lui démasquée: monstre, lui dis-je, te voilà puni de ton crime; c'est ainsi que je venge l'affront que tu m'as fait. Il me tendit une main tremblante et mourut sans pouvoir prononcer une seule parole. Pour moi je ne songeai qu'à m'éloigner au plus vite de ce lieu fatal. Mon père me vit arriver; la mort était dans mes yeux. Qu'as-tu donc, s'écria-t-il? Que t'est-il arrivé? Je ne réponds rien, je descends tremblante de cheval, et il m'aide à gagner la salle. Lorsque j'eus repris mes sens: ah! mon père c'en est fait, il faut que je m'arrache à ce que j'ai de plus cher au monde, il faut que je vous quitte, et je n'ai point une heure à moi Faites mettre les chevaux à la chaise, je vais pendant ce temps-là vous apprendre tout. Il sortit et rentra aussi-tôt. Il s'était assis à côté de moi et tenait une de mes mains. Inquiet, il cherchait à lire d'avance dans mes yeux ce que j'allais lui dire. Je lui fis un récit de tout ce qui s'était passé entre le Marquis et moi, et de la vengeance que j'en venais de tirer. Il était si interdit de ce qu'il entendait, qu'il ne put que m'embrasser, les larmes le suffoquaient. Pars, s'écria-t-il; dérobe-toi à la sévérité des lois. Ah! ma fille, qu'astu fait?.... Mon devoir. On vint avertir que la chaise était prête: je m'y rendis aussi-tôt et fis fouetter vers L... Il était midi quand je partis; nous ne nous arrêtâmes point de toute la nuit, et le lendemain de bonne heure nous arrivâmes ici. Je renvoyai la chaise et je cherchai dans le jour-même un endroit où je pusse être en sûreté. Je choisis ce couvent. Mon père m'avait donné des lettres de change, je les envoyai recevoir peu de jours après mon arrivée. Je m'étais fait donner un appartement, et j'étais ici en qualité de pensionnaire. Les premiers jours, où, livrée à moi-même, je me rappellais ce que je venais de faire, il me semblait que c'était un songe. Je les avais passés assez tranquillement, bientôt cet amour que je croyais éteint, se ralluma avec plus d'ardeur. L'image sanglante du Marquis me poursuivait sans cesse. Furieuse, je m'élançais pour le frapper encore, et aussi-tôt il me semblait entendre une voix qui me criait: arrête, arrête, malheureuse; c'est ton amant, c'est l'idole de ton âme. Je passai quatre mois dans cet état horrible. Je me reprochais la mort du plus perfide des hommes. Je voulus plusieurs sois attenter à mes jours: le ciel, le juste ciel, eut pitié de mes maux. Le calme le plus heureux succéda à tant d'orages. Je ne comptais rester ici qu'autant de temps qu'il en faudrait pour arranger mon affaire, supposé qu'on en découvrît l'auteur. Sur ces entrefaites mon père m'écrivit que je pouvais revenir en toute sûreté. Je n'avais été aucunement soupçonnée. Le domestique que j'avais manqué, avait publié qu'ils avaient été attaqués par des voleurs, et l'on n'avait point fait d'autres recherches. De si bonnes nouvelles me firent prendre sur le champ le parti de retourner chez mon père. Je n'y avais pas passé huit jours, que je tombai dans une mélancolie affreuse. Je vis mon amour prêt à se rallumer pour la seconde fois. Ces lieux où j'avais vu le Marquis, le rappelaient sans peine à ma mémoire. Je le vois, dis-je un jour à mon père; le ciel me punit; je viens le braver jusques sur les lieux encore fumans de mon crime. Je dois l'expier; et c'est en me consacrant pour jamais à Dieu que j'en puis espérer le pardon. Mon père n'y consentit qu'avec peine: il n'avait que moi. Ce ne fut qu'à des prières réitérées que je dus enfin la permission qu'il m'en donna. Je partis; et après un an que je passai dans la plus grande sécurité, je fis mes vœux. Depuis ce temps, aucun remords ne m'a poursuivie; je vis tranquille, et je puis dire heureuse. Sophie finit ainsi son histoire. Il était tard, ces aimables filles se séparèrent; on se promit un secret inviolable sur tout ce qu'on venait d'entendre, et l'on se jura une amitié sincère. Henriette ne put dormir de toute la nuit. Au souvenir de l'histoire de Sophie, un tremblement universel s'emparait de son corps, son cœur palpitait. Hélas! se disaitelle, d'où vient que je frisonne? Je n'ai rien à craindre de semblable. Mes maux ont une cause toute différente de ceux de Sophie, pourquoi donc ceux-ci m'affectent-ils si fort? Elle ne sçavait que penser de l'état où elle se trouvait, et était loin d'imaginer que ce fût là un présentiment des nouveaux malheurs qui l'attendaient. Le Pere du Chevalier de Meillecour, inquiet de savoir si son fils était couché, était monté à sa chambre, à dessein de s'en éclaircir. Il avait une double clef; il ouvre la porte. Ah! ciel, il est parti!..... Il est parti, répète Riviere, qui le suivait. ---- Oui, mon cher Riviere: cours vite, arrache mon fils à la mort, arrache-le au crime, plus affreux encore: et lui indique le lieu du rendez-vous. Riviere ne réplique rien; il prend avec lui deux domestiques et des flambeaux, et vole à l'endroit fatal. Le Chevalier venait d'être enlevé lorsqu'il arriva. Riviere ne trouve que Dormont qui respirait encore. A la lueur des flambeaux, il entrouvre une paupière appésantie par le sommeil de la mort. Il veut parler. Sa langue glacée se refuse à ses efforts. Un moment après, rassemblant toutes les forces de son âme; qui que vous soyez, dit-il d'une voix mourante, tous vos secours me sont inutiles: je sens que je n'en puis revenir. Je pardonne ma mort à mon ennemi...... Ma témérité a reçu la peine...... et il expire en prononçant ces paroles. Riviere qui vit qu'il n'en pouvait rien tirer davantage, retourna rendre compte de ce qu'il venait de voir à Monsieur de Meillecour. Dès que ce vieillard l'aperçut: hé bien! quelles nouvelles? ---- De cruelles, Monsieur. ----- Ah? mon fils est mort. Non, répartit Riviere; mais j'ignore ce qu'il est devenuJ'ai trouvé son ennemi étendu par terre, et qui est expiré peu de minutes après notre arrivée. J'en ai tiré quelques paroles; mais elles ne donnent aucun éclaircissement sur le sort de mon maître. Je prévois qu'après avoir percé son adversaire, il aura pris la fuite. Nous recevrons sûrement de ses nouvelles sous peu de jours. Monsieur de Meillecour, privé de son fils, son unique consolation et le soutien de sa vieillesse, était réduit au désespoir. Hélas! disait-il, j'ai prévu le coup fatal qu'il me porte. Livrée à ses fougueux désirs, la jeunesse suit aveuglément le torrent qui l'entraîne: dans combien d'abîmes ne la précipite pas son imprudence!, Mon fils, qu'avait guidé jusqu'alors la vertu même; souillé du plus abominable de tous les crimes, d'un homicide affreux, va errer loin de sa patrie, en proie aux remords rongeurs, tourment mérité du coupable. Cachons, mon cher Riviere, cachons son aventure cruelle. Le ciel propice à mes vœux me le rendra peut-être bientôt. Je rappellerai dans son cœur cette vertu qui n'en est qu'exilée. Un cœur né vertueux peut s'égarer; mais tôt ou tard il revient à lui-même, et la vertu reprend tous ses droits. Vain espoir! vieillard infortuné, ton fils ne te sera pas si-tôt rendu; au pouvoir d'une furie infernale, il faut qu'il se prépare au plus cruel des tourments. Madame de Wolmar le retenait depuis six mois dans cette tour dont j'ai parlé ci-dessus. Un homme masqué lui portait tous les jours de quoi vivre. Il avait ordre de le faire sans parler. Envain le Chevalier lui avait demandé mille fois quel était l'endroit où il était retenu, et par quel ordre; il n'en avait jamais pu rien apprendre: promesses, prières, menaces, tout avait été inutile. On lui donnait sa nourriture par une espèce de guichet, et l'on se retirait aussi-tôt. Les premiers jours de sa prison, le Chevalier n'avait voulu rien prendre, il était résolu de se laisser mourir de faim. Mais bientôt la nature affaiblie chercha malgré lui ce qui pouvait la ranimer.La Religion, dont les principes une fois gravés dans le cœur, sont ineffaçables, lui reprocha le nouveau crime qu'il voulait commettre. Il reprit peu-à-peu ses forces, et attendit avec constance qu'il plût au ciel de lui rendre sa liberté. Il la recouvra dans le moment qu'il s'y attendait le moins. Madame de Wolmar allait souvent voir sa victime. Elle la contemplait à loisir sans en être aperçue. Un jour qu'elle vit le Chevalier assis sur son lit, dans cette tranquillité que donne l'esprit, quand une fois il s'est mis au-dessus des malheurs; c'en est trop, dit-elle; sa captivité loin de lui être insupportable, semble avoir de quoi lui plaire. Avec quelle constance il se voit privé du seul bien précieux à l'homme, du bien qu'il cherche à se procurer au péril de sa vie même! Réveillons cette insensibilité où le plonge l'habitude de souffrir. Sa vie est dans mes mains; mais son trépas me vengerait-il pleinement? Non: ce serait me dérober plus de la moitié de ma vengeance. Vengeons-nous, mais par un supplice plus cruel que la mort même, par un supplice proportionné à l'offense qu'il m'a faite. Elle remit au lendemain à exécuter le projet qu'elle venait de former. Des quatre hommes dont elle s'était servie pour enlever le Chevalier, trois avaient été sacrifiés à sa sûreté: un seul restait auprès d'elle. Complice de tous ses crimes, elle ne craignait pas qu'il révélât son secret. Monsieur de Meillecour, persuadé que son fils était passé dans le pays étranger, n'avait fait aucune recherche; il n'avait même osé en faire, crainte qu'on ne soupçonnât le Chevalier du meurtre de Dormont, dont on avait jusqu'à présent ignoré l'auteur. Ainsi abandonné de l'univers, le jeune de Meillecour restait exposé à toute la fureur de son ennemie. Dès qu'il fut jour, Madame de Wolmar fit appeler son hommed'affaires, ce complice dont j'ai parlé. (Brunet était son nom.) Monsieur Brunet, lui dit-elle, je vous ai toujours vu attaché à mes intérêts: je veux enfin reconnaître les services que vous m'avez rendus; la récompense qui vous attend passera votre espoir. Montons dans ma chaise, et je vous dirai ce dont il est question. Ce Monsieur Brunet était celui qui portait à manger au Chevalier. Il eut soin de lui en donner pour plusieurs jours, suivant l'ordre qu'il en avait reçu de Madame de Wolmar; il fit ensuite atteler les chevaux à la chaise, et partit avec elle. Aussi-tôt qu'ils furent en route: je vais retirer ma fille du couvent, dit Madame de Wolmar; je vous la donne; mais il faut que nous la forçions à vous épouser en présence de son amant. C'est à ses yeux même que je veux qu'elle vous donne la main. Si elle le refuse, si rien ne peut l'y contraindre, la mort du Chevalier, en la mettant au désespoir, me vengera de l'un et de l'autre. Je ferai rentrer Henriette dans son couvent, pour n'en jamais sortir, et ma main, au défaut de la sienne, sera votre récompense. Monsieur Brunet, ébloui par cette offre, promit tout ce qu'elle voulut. Ils arrivèrent à L.... le lendemain de leur départ. Ils descendirent à une Auberge, et Madame de Wolmar ayant pris un carrosse de remise, se rendit au couvent où était sa fille. Elle demanda à parler à la Supérieure, qui fit venir aussi-tôt Henriette. Cette aimable fille n'aperçut pas plutôt sa mère, qu'oubliant tous ses chagrins, elle se précipita dans ses bras..Un bon cœur ne peut se démentir. Madame de Wolmar reçut sa fille avec affection et l'embrassa. Henriette était pénétrée jusqu'aux larmes d'un accueil si tendre, et qu'elle croyait sincère. Enfin, Madame de Wolmar prit la parole: Madame, dit-elle à la Supérieure, je viens chercher Mademoiselle; je veux lui faire voir un parent qui est arrivé depuis peu de l'armée; je vous la ramènerai sous quinze jours. Elle dit en même-temps à Henriette d'aller chercher quelques hardes dont elle pourrait avoir besoin. Celle-ci ne fut pas long-temps à revenir, elles prirent congé de la Supérieure, et furent trouver Monsieur Brunet qui les attendait. Ils passèrent tous trois le reste du jour à L.... et le lendemain ils partirent pour le château de Wolmar. Henriette y passa huit jours sans voir son prétendu parent. Pendant ce temps-là sa mère lui fit les meilleurs traitements. O cœur humain! labyrinthe impénétrable! Pourquoi ne peut-on lire sur le front des hommes les complots horribles que forment leurs âmes perverses? Madame de Wolmar embrassait sa fille, elle eût voulu pouvoir l'étouffer. Le moment fatal approchait où ce monstre allait mettre le comble à ses crimes. Suivie de deux domestiques et de son complice, elle monte à la prison du Chevalier, et se la fait ouvrir. Cet endroit était assez bien éclairé: Meillecour fait un cri de surprise en voyant entrer Madame de Wolmar. Il veut se précipiter sur elle; les trois satellites, qui la suivaient, l'en empêchent; ils se saisissent de lui, et l'attachent étroitement à un des coins de la tour, où il y avait un anneau de fer. Le Chevalier accable de reproches sa barbare ennemie; celle-ci, sans rien répondre, fait signe à ses gens de la suivre, et fait refermer la prison. Meillecour ne savait que penser de cet événement: il n'ignorait plus le lieu où il était; mais il n'en était pas plus avancé. Il ne fut pas long-temps à être éclairci du sujet pour lequel on l'avait attaché. Madame de Wolmar revint bientôt. Elle était accompagnée de sa fille. Elle la fait entrer avec elle dans la prison du Chevalier. Contemple, lui dit-elle, contemple l'auteur de tes maux. Je le tiens ici enchaîné, et il n'en sortira jamais. Je vais me venger de vous deux d'une manière qui me satisfasse entièrement. Elle frappe du pied; Monsieur Brunet avait le mot; il entre. Allons, Mademoiselle, reprit Madame de Wolmar: donnez la main à Monsieur Brunet; c'est lui que je vous destine pour époux. Henriette regarde sa mère quelque temps en silence. Non: dit-elle enfin; non, Madame: J'ai promis ma foi à M. de Meillecour, et je la lui garderai jusqu'au dernier soupir. Une prison horrible et perpétuelle me serait moins affreuse que l'indigne hymen que vous me proposez. Je saurai que mon amant respire, qu'il m'aime, et contente de mon sort, je n'en murmurerai jamais. Il serait trop doux, répliqua Madame de Wolmar: l'indigne objet de ton amour, immolé à tes yeux, va être ton premier supplice..... Barbare! s'écrie Henriette, et elle se laisse tomber à la renverse. Monsieur Brunet, qui était près d'elle, la reçut dans ses bras. Cependant Madame de Wolmar court ellemême chercher le poison qu'elle destine à l'infortuné de Meillecour. Celui-ci avait inutilement fait tous ses efforts pour rompre les liens qui l'attachaient. Réduit au désespoir, il fixait Monsieur Brunet, qui, resté immobile, regardait alternativement le Chevalier et Henriette, qui était revenue à elle. Non: s'écria-t-il; tant de scélératesse n'entra jamais dans mon cœur. Le procédé de Madame de Wolmar révolterait le dernier des hommes. Ne craignez rien, Mademoiselle; je n'abuserai point de l'avantage qu'on me donne sur vous. Et vous, Monsieur, continuatil, je vais me rendre digne de votre pitié, et de votre amitié peut-être, quand vous verrez de quelle façon j'en vais agir avec vous. Coupable instrument de votre captivité, c'est à moi de briser vos chaînes. Sauvez-vous; dérobez votre tête à la plus perfide des femmes. Les plus grands crimes lui sont familiers. Ceux qui vous enlevèrent avec moi, il y a environ six mois, ont reçu la mort pour prix de leurs services. Nous avons enseveli ce secret fatal avec eux. Son époux lui-même, Monsieur de Wolmar, a péri victime de sa passion pour vous. Sa fureur aveugle ne respecte plus rien. Complice de tous ses forfaits, elle m'immolerait bien-tôt à sa sûreté, ou il faudrait la prévenir. Un nouveau crime m'est affreux: il vaut mieux fuir; je vais dans quelque coin du monde me soustraire au chatiment que je mérite, en abandonnant un monstre qui seul m'a rendu coupable. Il dit, et se hâte d'aller détacher le Chevalier, qui ne pouvait revenir de sa surprise. Dès que le jeune de Meillecour se vit libre, il courut vers sa Maîtresse. Il s'était jeté à ses genoux et baisait une de ses mains avec transport. Hâtez-vous, lui dit Monsieur Brunet; vous n'avez pas un instant à perdre. Quoi! S'écria le Chevalier, vous voulez que je m'arrache à ce que j'ai de plus cher. Henriette, je pourrais vous abandonner! ah! que plutôt la mort!.... Non; Chevalier, interrompit Henriette, partez; vous ne pouvez rester ici sans vous exposer, sans m'exposer moi-même à toute la fureur de ma mère. Ne craignez rien pour moi, quelque barbare qu'elle soit, elle n'osera tremper ses mains dans son propre sang. La nature se révol-te à l'idée seule qu'on s'en forme. Si elle ne me punit qu'en me cloîtrant, comme elle a déjà fait, soyez sûr que je ne ferai jamais de vœux, et que je vous garderai jusqu'à la mort la foi que je vous ai promise. Meillecour la regardait sans rien dire et soupirait. Eh bien! dit-il enfin: fuyons donc, dérobons-nous tous deux à ses emportements: mon père va devenir le vôtre, vous vivrez.... Non, répartit Henriette, n'attendez jamais que je fasse une pareille démarche; l'amour, je le sens, l'emporte dans mon cœur sur le devoir. Mon sort est affreux; n'importe: je m'y sacrifie toute entière. Je serais indigne de vous; je n'aurais pas plutôt acquiescé à votre désir que vous mépriseriez ma faiblesse. J'étais à L..... dans le couvent des U.... j'espère y retourner. Mais soit qu'on m'y ramène, ou que j'aille dans quelqu'autre endroit, je trouverai moyen de vous donner de mes nouvelles. Retirez-vous chez votre père et les y attendez. Epargnez Madame de Wolmar; elle est coupable je le sais, elle vous a outragé indignement, mais elle est ma mère; partez, Chevalier; et elle l'embrassa en le baignant de ses larmes. Meillecour partit enfin, le désespoir dans le cœur: il se retirait à petits pas; il eût souhaité que Madame de Wolmar eût pu le rencontrer. Il quittait à regret un lieu où il laissait la moitié de lui-même. Il descendit cependant sans obstacle, et à la faveur de la nuit, qui commençait à étendre ses voiles, il eut le bonheur de se sauver sans être vu de personne. Il prit la route du château de Meillecour, où il arriva peu de temps après. Il était à peine sorti de la tour lorsque Madame de Wolmar y arriva. Elle apportait le breuvage fatal. Elle monte à la prison. En y entrant, elle voit Monsieur Brunet debout devant Henriette, et qui s'entretenait avec elle. Elle jette en même temps un coup-d'œil vers l'endroit où elle croit trouver le Chevalier; elle n'aperçoit que les cordes qui l'attachaient. Interdite, elle laisse tomber le vase qu'elle tenait. Qu'est devenu mon prisonnier, demandetelle à son complice? L'auraiton laissé échapper? Me trahiraiton? Perfides, rendez-le-moi, ou craignez ma fureur. Vous l'espérez en vain, lui répartit Monsieur Brunet, sans s'émouvoir. Il est parti et c'est moi qui l'ai détaché. Je déteste le jour où je fus assez lâche pour servir votre vengeance. Votre fureur n'a plus rien de sacré. Je vous abandonne aux accès de votre rage. Qu'elle s'assouvisse, si elle l'ose; je n'en serai plus du moins l'aveugle instrument. Il sort en disant ces mots. Madame de Wolmar, livrée à ce que la fureur a de plus terrible, vole sur ses pas, après avoir enfermé Henriette. Elle l'eut bientôt atteint. Traître, tu me quittes donc? Va, emporte des richesses dont je t'ai comblé. J'ai voulu te rendre heureux, la perfidie est le prix dont tu paies mes bienfaits. Elles me seraient odieuses ces richesses, répartit Monsieur Brunet, puisque je ne les devrais qu'au crime; je ne veux que ce qui m'appartient légitimement: demain nous réglerons ensemble. Il était environ sept heures du soir: il se retira dans sa chambre où il eut soin de s'enfermer. Il connaissait Madame de Wolmar. Tel est le sort des coupables, de se craindre mutuellement. Le crime ne forma jamais de société durable; la vertu seule a ce droit.. M. Brunet, passant tout-à-coup du comble du scélératisme, au plus sublime effort de vertu, surprendra sans doute mes lecteurs. M. Brunet, né honnête homme, ne s'était corrompu qu'à l'exemple de Madame de Wolmar. En le mettant de son secret, elle l'avait pour ainsi dire forcé de l'imiter. Que ne peut sur nous une femme, qui ayant le droit de nous commander, parce que le sort nous a soumis à elle, emploie l'or, ce puissant moteur, et les promesses les plus séduisantes, pour nous faire condescendre à ses désirs? Je l'ai dit, les principes de l'honneur une fois gravés dans notre cœur, ne s'effacent jamais tout-à-fait. Le feu qui est sous la cendre, au moindre jour qu'on lui donne, produit les plus vives étincelles, et cause quelquefois le plus grand embrasement.. Madame de Wolmar, étourdie d'une révolution si subite, passa la nuit dans une inquiétude affreuse. Cependant Henriette était dans la prison du Chevalier. Le sort de son amant l'occupait toute entière. Hélas! disait-elle, par quel événement était-il donc tombé entre les mains de ma mère? Il a souffert une prison affreuse; je lui dois tout mon amour..... Sort cruel, ne nous as-tu réunis qu'afin de nous séparer pour jamais?. Ah! s'il en est ainsi, puisse la mort finir bientôt toutes mes peines. L'homme faible ne l'envisage qu'avec crainte; celui qui pense, la voit venir d'un œil sec. Séparation insensible de l'âme d'avec le corps, elle est le terme de nos malheurs, et le commencement de ce repos inaltérable, dont le germe est dans notre cœur, dont nous croyons souvent jouir, et que nous cherchons toujours vainement. A son réveil, Madame de Wolmar apprit le départ de Monsieur Brunet. Elle frémit à cette nouvelle: mais résolue de se donner la mort, si ses crimes étaient découverts, elle se remit aussi-tôt. Elle se transporta à la tour. Henriette la vit arriver sans émotion; elle était préparée à tout. Que voulez-vous de moi, Madame, lui dit-elle? Ta perte. Suis-moi; et elles descendirent ensemble. Je sais ton amour pour le lâche que je tenais dans mes fers. Il m'est échappé, mais tu me restes; et c'est en te rendant malheureuse toute ta vie, que je remplirai du moins une partie de ma vengeance. Tu vas rentrer dans le couvent pour y prononcer les vœux de n'en jamais sortir. Tant que je vivrai, je verrai ton infortune, et je serai contente; et si après la mort on est capable de quelque sentiment, je jouirai du plaisir de savoir que tu y souffres, et qu'il n'est point de remède à tes maux. Elle dit, et elle quitta Henriette pour aller donner ses ordres pour leur départ. Elles partirent une heure après. Henriette suivait en victime la barbare qui l'immolait. Elles arrivèrent au couvent, et Madame de Wolmar, après avoir laissé le reste de la dot de sa fille, et recommandé qu'on lui fît prononcer ses vœux le plutôt qu'il serait possible, retourna chez elle. On annonça à Henriette, huit jours après son arrivée, qu'elle prendrait l'habit dans un mois, et l'on fixa à quatre sa profession. Henriette avait formé son projet; résolue de l'exécuter, elle se soumit à tout ce qu'on exigea, avec l'apparence de la meilleure volonté. Adélaïde et Sophie, l'allaient voir souvent. Elles étaient surprises de la voir ainsi déterminée à embrasser un état pour lequel elle leur avait toujours paru avoir le plus grand éloignement. Le terme expiré, Henriette prit l'habit: on en donna avis à Madame de Wolmar, et du temps où elle devait prononcer ses vœux. Cette marâtre impitoyable, en s'applaudissant de ce commencement de victoire, répondit qu'elle se rendrait à L.... au jour marqué. Le Chevalier de Meillecour avait été très-bien reçu de son père. Ce vieillard respectable, qui avait pleuré la perte de son fils, l'embrassait avec transport. C'est ma désobéissance, ô mon père! qui a causé tous mes malheurs. -- N'en parlons plus; ton repentir efface ton crime. Il fut l'ouvrage de l'imprudence et non de la perversité de ton cœur. Apprends-moi seulement ce qui t'est arrivé depuis ton départ. Le Chevalier lui raconta aussi-tôt de quelle manière il avait été enlevé par les ordres de Madame de Wolmar, et le traitement qu'il en avait reçu pendant son séjour dans la prison. Mais, ajouta-t-il, on m'a recommandé de l'épargner, et je lui pardonne tout; oui, mon père, je lui pardonne. Cependant je crois devoir éviter les nouvelles tentatives qu'elle pourrait faire contre moi, si elle vient à savoir que je suis ici. Ses fureurs sont extrêmes, et le crime ne lui coûte rien. Je me tais: vous fremiriez d'horreur. Permettezmoi d'aller passer quelque temps à Paris. Mademoiselle de Wolmar doit retourner à L.... dans un couvent où sa mère veut qu'elle se fasse Religieuse, et elle m'a promis de me donner de ses nouvelles. Si vous en recevez, ô mon père! faites-les moi tenir aussi-tôt. Je vous donnerai mon adresse, dès que je serai arrivé. Mais tu aimes donc toujours Mademoiselle de Wolmar! Eh! qui pourrait ne la pas aimer? Son cœur est le sanctuaire même de la vertu. --- Et si elle fait ses vœux? Non, mon père, elle m'a juré qu'elle n'en prononcerait jamais. Nous sommes faibles pour ce qui nous est cher: M. de Meillecour consentit à tout ce que voulut son fils, et le départ de celui-ci fut fixé au sur-lendemain. Il y avait quinze jours que le Chevalier était à Paris. Il avait reçu une lettre de son père à qui il avait écrit son arrivée. Envain il chercha dans cette lettre des nouvelles de sa chère Henriette; on ne lui en disait pas un mot. Un jour qu'il se promenait aux Tuileries, et qu'il songeait aux moyens qu'il pourrait employer pour posséder sa Maîtresse, il fut abordé par le jeune Comte de Ch.... Eh! bonjour, Chevalier; mais, c'est un miracle que de te voir à Paris. Tu viens vivre, n'est-il pas vrai? car on ne fait que végéter dans vos Provinces. Ma foi, vive Paris: c'est le centre des plaisirs et l'astre vivifiant de la nature. A peine avait-il donné le temps au Chevalier de lui répondre, que se trouvant à la porte, il fit avancer sa voiture, s'élança dedans, et fit monter Meillecour avec lui. Ils s'étaient connus en faisant leurs exercices, et avaient été fort bons amis. Mais, où me menez-vous, dit enfin le Chevalier à son ami? Souper chez la Baronne de Nor.... nous y trouverons bonne compagnie, et nous y serons bien reçus. La Baronne de Nor.... était une Femme de ving-cinq ans et veuve depuis six mois. Elle était jolie, et nombre de soupirants lui faisaient la cour. Mais résolue de ne se point remarier, elle ne les écoutait que pour s'amuser. Maîtresse d'une fortune immense que le vieux Baron, son époux, lui avait laissée en mourant, elle s'en servait à jouir de la vie agréablement. Après avoir fait sa partie, elle retenait souvent quatre ou cinq amis avec qui elle soupait. Lorsque le Comte et le Chevalier arrivèrent chez elle, ils la trouvèrent seule contre l'ordinaire. Elle tenait un livre qu'elle posa aussi-tôt qu'elle les aperçut. Elle fut au-devant d'eux, et les reçut avec cette affabilité, cette aisance qui caractérisent les femmes comme il faut, et sur-tout celles de la Capitale. Je vous présente un de mes bons amis, dit le Comte de Ch..... et nous venons vous demander à souper. Vous voyez que j'en agis sans façon. Voilà comme j'aime que l'on soit, dit la Baronne, après avoir fait donner des sièges au Chevalier et au Comte. De la liberté partout. A quoi bon ce cérémonial qui nous gêne et dont nous obsedent tant de gens? C'est ce qui me fait écarter les femmes de ma société. Leurs politesses fades et guindées me transportent dans une sphère toute opposée à mon caractère. Je suis obligée de répondre sur le même ton; et de fadeurs en fadeurs, de compliments en compliments, j'en viens au point de m'ennuyer à la mort avec elles. Aussi leur langue s'exerce-t-elle à loisir contre moi; mais peu m'importe la calomnie; j'ai pris le parti de me mettre au-dessus. En effet, dit le Chevalier, qui n'avait point encore parlé. A quoi servirait de chercher à la confondre? C'est une hydre toujours renaissante. Ah! pour le coup, interrompit le Comte de Ch.... Si le Chevalier s'en mêle, la dissertation n'est pas prête à finir. Laissons les femmes et leur caquet, croyez-moi, Madame, et amusons-nous à faire un tri. Il aimait beaucoup le jeu, la Baronne ne le haïssait pas, et le Chevalier faisait sa partie comme un autre. Ils se mirent donc à jouer. La Baronne perdit, et perdit en femme qui sait perdre. On vint avertir qu'on avait servi. Ils souperent voluptueusement. La Baronne fit, on ne peut pas mieux, les honneurs de sa table. Elle chanta, et pria Meillecour de chanter. Il ne se fit pas presser. Il choisit une chanson qu'il avait faite pour sa Maîtresse pendant son séjour dans la prison. Elle était sous un nom supposé: la voici. CHANSON. Je n'ai des yeux, charmante Lise, Que pour admirer tes appâts; Mon âme, vivement éprise, N'existe plus où tu n'es pas. Si d'une beauté que l'on vante Le hasard me fait voir les traits; Qu'elle éblouisse, enlève, enchante, Je ne lui trouve aucuns attraits. Je n'ai des yeux, charmante Lise, Que pour admirer tes appâts; Mon âme, vivement éprise, N'existe plus où tu n'es pas. On applaudit à sa chanson et au goût avec lequel il la chanta, et après que le Comte eut aussi chanté la sienne, on se mit à causer. Insensiblement la conversation retomba sur les femmes. Le Chevalier prit leur parti contre son ami, qui les maltraitait fort. En vérité, dit le Comte, je te trouve un excellent apologiste. Tu fais des femmes le tableau le plus brillant. Tu en ménages les jours avec un art qui n'est qu'à toi, et que j'admire d'honneur. Ah! mon cher ami que tu les connais peu! Ce n'est chez elles que tracasserie, intrigue, intérêt, coquetterie. La femme est l'assemblage complet de tout ce qui peut faire le tourment d'un homme assez sot pour donner dans ses pièges. Il en peut être quelqu'une qui ressemble à ton tableau; mais mon cher, que cet oiseau est rare! ou pour mieux dire, c'est le phénix, qui ne doit son existence qu'au cerveau creux de nos fabulistes insensés. Paix, paix, je veux être ton Mentor, je ne te donne pas huit jours, Chevalier, pour être entièrement revenu de ton erreur, et penser en tout comme moi. Il faut, Monsieur le Comte, dit en riant la Baronne, que vous ayez été furieusement maltraité par les femmes. Tout au contraire, répartit-il en l'interrompant: j'en ai été assez favorisé, mais je n'ai jamais trouvé chez elles de véritable amour. Cette passion de l'âme est trop forte pour leurs faibles organes. J'y ai été trompé: j'ai souvent cru en voir les symptômes, les effets les moins équivoques; mais, semblables à l'éclair, dont la lumière vive et brillante frappe et se dissipe à l'instant, je les ai vus paraître et bientôt s'évanouir. Je veux à ce sujet vous raconter une aventure qui m'est arrivée il n'y a pas un an. J'étais aux Français: on donnait Zaïre ce jour-là. Vous connaissez cette Piece, il est inutile que je vous en fasse l'analyse; il suffit de vous dire qu'au moment où Orosmane reproche à sa Maîtresse de ne le pas aimer, j'entendis d'une loge voisine de celle où j'étais placé, une voix qui s'écria: Il est bien injuste! belas! elle n'aime que lui, elle ne veut vivre que pour lui. Je fus curieux de savoir quelle était la personne qui venait de prononcer ces paroles. Je me baissai, et vis bientôt une jeune Dame qui essuyait des pleurs, qui coulaient malgré elle sur des joues qui eussent fait honte au plus vif éclat de la rose. Deux grands yeux noirs et bien fendus étaient couronnés par les plus beaux sourcils du monde. Sa taille paraissait fine et déliée. Qu'une belle en larmes trouve bien vite le chemin du cœur! La cause qui faisait couler les siennes, toucha le mien: je devins amoureux à l'instant. Une femme, dis-je en moi-même, si sensible aux peines d'autrui, doit être capable de se prendre d'une belle passion, d'une passion solide et durable. J'allais faire bien d'autres réflexions, car, quoiqu'étourdi, je réfléchis quelquefois; mais la pièce qui vint à finir, m'obligea de les interrompre. Le reste du spectacle m'ennuya à la mort. J'eus cependant la vue toujours attachée sur ma belle inconnue. Je vis avec plaisir que ces ris, ces éclats immodérés, qu'arrachent quelques balivernes dans les sublimes Comédies en un acte, n'excitaient chez elle aucune sensation. Elle était tendre, elle voulait quelque chose qui émût l'âme, et de pareilles fariboles ne sont pas faites pour y aller. Enfin la toile tomba. Je me hâtai de suivre cette Dame, qui s'était déjà levée, et qui s'en allait avec une autre, que j'ai su depuis être une de ses amies. Je fus assez heureux pour voir tomber une des boucles d'oreille de mon inconnue. Je la ramassai; mais je me gardai bien de la lui rendre aussi-tôt. Je formai le dessein de la porter chez elle. Ces deux Dames allaient monter dans leur équipage; j'appelai mon Laquais, et lui ordonnai de les suivre. Il suffit, Monsieur, me dit-il, et aussi-tôt il s'élança derrière la voiture et disparut comme un éclair. Je connaissais le talent de ce garçon pour de semblables commissions, et je ne doutai point qu'il ne me satisfît pleinement à son retour. Je me rendis droit chez moi; je montai dans ma chambre où je commandai qu'on me laissât seul. Mon Laquais fut long-temps à revenir; je m'impatientais: Enfin il parut. Eh bien! qu'as-tu découvert?vert? ----- Ah! Monsieur, la charmante personne! elle est ma foi divine. ---- Après, je sais tout cela -- J'étais donc monté derrière son carrosse, un Laquais est venu s'y placer à côté de moi: j'ai reconnu Saint-Jean, et nous avons renouvelé connaissance. Mon ami, lui ai-je dit, il faut me faire un plaisir. Je suis ici pour savoir quelle est cette jeune Dame qui est dans l'équipage, et où elle demeure. Tu ne pouvais pas mieux t'adresser, m'atil répondu. Cette Dame est une jeune veuve que le vieux Marquis de.... Son époux, s'est avisé de planter là tandis qu'il est allé faire un voyage en l'autre monde. Elle a abandonné sa Province, et vit extrêmement retirée à Paris. Elle a amené avec elle une de ses amies qui ne la quitte presque point. Son cocher, deux femmes de Chambre, un cuisinier et moi, formons tout son domestique. Elle sort très-rarement, et c'est comme un hasard qu'elle ait été aujourd'hui au spectacle. Depuis cinq mois qu'elle est ici, je ne sais pas si elle y a été trois fois. Nous l'appelons Emilie. Elle jouit de vingt mille livres de rente, et attend encore une succession considérable. Le carrosse s'est arrêté comme il parlait encore. Nous étions rue Saint-Louis au Marais. J'ai remarqué l'endroit où entrait Emilie, et après m'être assuré que c'était là qu'elle demeurait, je suis vite accouru, et vous m'en voyez encore tout essoufflé. Je suis content de toi, lui dis-je; tu me montreras demain cette maison. Vas manger un morceau, et dis qu'on me monte à souper. Je mangeai peu, je ne dormis presque point de toute la nuit. L'image d'Emilie me fut toujours présente. Je m'assoupis cependant sur le matin. Dès que je fus éveillé, j'appelai mon Laquais. Quelle heure estil, lui demandai-je? ---- Monsieur il est près d'onze heures. ---- Dépêchetoi donc de m'habiller, et que nous sortions. Je me rendis chez ma belle inconnue, où je me fis annoncer. Je la trouvai dans le déshabillé le plus galant. Vous me pardonnerez, lui dis-je, Madame, la liberté que je prends de vous importuner. Hier, en sortant du spectacle, vous avez laissé tomber une de vos boucles d'oreilles; je l'ai ramassée et viens pour avoir l'honneur de vous la remettre. Elle la reçut en rougissant et en bégayant quelques mots que je ne pus entendre. Elle m'offrit un siège et je m'assis: Nous causâmes quelque-temps; enfin je pris congé d'elle en lui demandant la permission de la voir quelquefois. Elle me l'accorda, comme elle avait reçu sa boucle d'oreille, c'est-à-dire, la rougeur peinte sur le front, et je partis. Je lui fis régulièrement ma cour, et je parvins bientôt, ou du moins je crus lui avoir inspiré la même passion que je ressentais pour elle. Qui n'y aurait été trompé? J'arrivais, on volait au-devant de moi en me tendant les bras. Je cueillais sur sa bouche les baisers les plus délicieux...... Si vous étiez un volage, un perfide!.... Non: je ne le crois pas...... et elle m'embrassait encore. Je vous avoue qu'elle était mon idole. Je lui aurais sacrifié ma fortune, mon existence même. Elle avait exigé que mon amour ne parût point devant son amie. Cette maudite amie survenait toujours dans les instants où je croyais ma Maîtresse toute à moi: il semblait qu'elle les épiait. Ennuyé de cette contrainte, et brûlant d'obtenir d'Emilie ce que je n'en avais encore pu avoir, je lui proposai un jour de venir voir un jardin que j'avais au Fauxbourg St. Antoine. Elle accepta la partie qui fut mise au lendemain. Nous étions convenus que je m'y rendrais le premier. Je fis apprêter la la collation. Il y avait une heure que je l'attendais lorsqu'elle arriva. L'amour lui-même avait pris soin de la parer. Je ne l'avais jamais vue si belle. Je crus toucher au comble du bonheur. Après quelques tours de promenade, nous entrâmes dans un salon qu'on eût pris pour le palais de Vénus même. Nous goûtâmes; j'avais fait provision d'un vin exquis; je lui en versai quelques coups, ses yeux s'enflammèrent. Je prends une de ses mains, je vais.... Que faites-vous, Monsieur, me dit-elle du plus grand sang-froid? de pareils transports me déplaisent, et je vous prie de les modérer..... Je crus qu'elle plaisantait; je persiste. Je vous parle sérieusement, reprit-elle. Je n'accorde de telles faveurs qu'à ceux que j'aime, et je ne crois pas avoir rien fait qui puisse vous donner à penser que ce soit vous. Puis prenant un ton railleur: en vérité, Monsieur le Comte, vous êtes un galant du premier ordre. Comme vous vous passionnez! Je connais quelques femmes qui aiment qu'on se prenne de grande passion pour elles, vous pouvez être sûr que je ne vous oublierai point dans l'occasion. Elle sort en disant ces mots, et monte dans son équipage. Immobile et semblable à un homme frappé de la foudre, je restai comme un terme. Je ne sçavais si je veillais, ou si quelque songe trompeur occupait ma pensée. Je la laissai partir sans lui pouvoir répondre un seul mot. Revenu enfin à moi, je résolus d'oublier une femme dont j'avais été si fort la dupe. Depuis cet instant, je me suis défié de ce sexe volage, et si j'en ai encore été trompé quelquefois, je puis dire, que j'ai bien eu ma revanche; mais je suis bien sûr que je ne donnerai jamais dans le panneau. Il ne faut jurer de rien, dit Madame de Nor.... qui s'était beaucoup amusée de la conclusion de l'aventure du Comte. Monsieur, on n'est jamais plus proche du précipice, que lorsque l'on croit en être bien éloigné. Je suis bien certaine que Monsieur le Chevalier pense comme moi ---- Assurément, Madame; et ces braves- là sont ceux qui y sont le plutôt pris. Le récit du Comte les avait menés plus loin qu'ils ne croyaient: il était deux heures du matin lorsqu'ils se séparèrent. La Baronne les engagea à la venir voir souvent. Ils le lui promirent et se retirèrent. Le Chevalier la vit presque tous les jours pendant son séjour à Paris. Un soir qu'il y avait soupé et qu'il en revenait fort tard, il fut attaqué par deux hommes, qui, ayant l'épée à la main, l'obligèrent de tirer la sienne. Ils le chargèrent tous deux en même temps. Le Chevalier s'étant mis contre une muraille, pour n'être point pris en arrière, se défendit vigoureusement. Il fut assez heureux pour jeter bas un de ces assassins du premier coup qu'il porta. Dès qu'il ne s'en vit plus qu'un en tête, il cessa de se tenir sur la défensive. Il l'avait déjà blessé dangereusement, lorsque le guet vint à passer. On se saisit du Chevalier de Meillecour et de cet homme, et on les conduisit tous deux chez un Commissaire. On y transporta aussi celui qui était étendu roide mort à quelques pas de là. Le Commissaire interrogea d'abord le Chevalier. Celui-ci répondit sans s'émouvoir, qu'il avait été attaqué par deux hommes qu'il ne connaissait pas, et qu'il avait été obligé de se défendre, mais qu'on pourrait en savoir davantage de celui qu'on avait emmené. On le fit venir, ou plutôt on l'apporta, car il ne pouvait plus se soutenir. Le Chevalier lui avait fait deux blessures profondes, par lesquelles il perdait beaucoup de sang. On le pressa de parler, en le menaçant de le conduire au Châtelet. Hélas! dit-il, je n'ai que quelques heures à vivre, ainsi je n'ai rien à craindre de dire la vérité. Monsieur n'est nullement coupable. Nous l'avons attaqué, mon ami et moi, et il n'a fait que se défendre. Une Dame que nous ne connaissons point nous a payé pour l'attaquer lorsqu'il sortirait de chez Madame la Baronne de Nor..... où elle nous a dit qu'il était entré. Le ciel, vengeur des crimes, nous a punis.... Je mœurs.... En effet, il lui prit une faiblesse dans laquelle il expira quelques minutes après. Le commissaire en fut fâché. Il aurait voulu savoir quelle était cette Dame. Le Chevalier de Meillecour était loin de soupçonner Madame de Wolmar; trop éloigné de l'endroit qu'elle habitait, il ne lui vint pas même dans l'esprit de penser à elle. On eut beau l'interroger, il protesta qu'il ne connaissait personne qui pût en venir contre lui à cet excès. Cependant on fit transporter les deux cadavres dans le lieu où l'on a coutume de les exposer, après avoir dressé un procès-verbal des dépositions, et le Chevalier s'étant réclamé du Comte de Ch.... on envoya chez ce Seigneur, qui se rendit lui-même chez le Commissaire. Sur sa parole, on laissa aller Monsieur de Meillecour, qui n'entendit plus parler de cette affaire. L'inconnue qui l'avait fait attaquer, était Madame de Wolmar, qui, ayant appris qu'il était parti pour Paris, s'y était rendue en poste presque aussi-tôt que lui. Elle l'avait long-temps cherché aux promenades et aux spectacles, et l'avait enfin vu aux Italiens, où le Comte de Ch... l'avait mené un jour pour voir une pièce nouvelle. Elle l'avait donc reconnu, comme je viens de le dire, et l'avait fait suivre. Le Chevalier de Meillecour s'était retiré ce jour-là chez lui. Elle le fit épier pendant plusieurs jours, et ayant appris qu'il allait souvent chez la Baronne de Nor.... elle se détermina d'autant mieux à le faire attaquer lorsqu'il en sortirait, que ce quartier était fort éloigné de celui où elle demeurait. La nuit était presque commencée lorsqu'on vint lui dire que le Chevalier y était entré. Elle prit ces deux assassins avec elle et les mena au lieu où ils devaient l'attendre. De retour chez elle, elle fit faire sa malle, congédia son domestique et prit la poste à l'heure-même, pour se rendre à sa Terre de Wolmar. Elle était à peine hors de Paris, qu'elle eut regret d'avoir confié le soin de sa vengeance à des mains étrangères. S'ils allaient me trahir, disait-elle à chaque instant?.... Telle était la fureur de cette mégère. La victime immolée de ses propres mains n'aurait pu même assouvir sa rage, ou les coups qu'elle aurait portés, n'auraient point été assez cruels, ou Meillecour y aurait trop tôt succombé. Le Chevalier voyant que sa vie n'était point en sûreté à Paris, et ne recevant point de nouvelles d'Henriette, comme elle le lui avait promis, résolut de se rendre à L.... où elle devait être. Il l'écrivit à son père, et partit deux jours après. Il s'était retiré chez un ami qu'ils avaient dans cette ville. C'était un fameux Négociant et le père d'Adélaïde, cette tendre amie d'Henriette, qui, auparavant établi à B.... était venu se fixer à L...... où était la plus grande partie de son bien. Le jeune de Meillecour n'avait dit à personne ce qui l'avait amené à L.... Il avait été déjà plusieurs fois à l'Office au couvent des U....... Ses yeux avaient cherché vainement l'objet de son amour; il n'avait garde de le reconnaître sous l'habit qui le couvrait. Un jour qu'Adélaïde était à dîner chez son père, il lui demanda des nouvelles de sa chère amie, (c'est ainsi qu'elle avait coutume d'appeler Henriette:) hélas! répondit elle, tranquille et dans la plus grande sécurité, elle semble attendre avec impatience le temps fixé pour prononcer ses vœux. Je ne sais, mais j'appréhende que sa vocation ne soit forcée, et que le désespoir seul ne l'ait portée à prendre ce parti. Le jeune de Meillecour écoutait avec émotion: son trouble le décéla. Monsieur le Chevalier, lui dit le père d'Adélaïde, il semble que vous preniez intérêt à ce que dit ma fille. ----. Ah! Monsieur, le plus grand du monde. C'est de Mademoiselle de Wolmar sans doute que Mademoiselle vient de parler. Quelle autre se trouverait dans une situation semblable? Ah! Mademoiselle, achevez, n'ai-je plus d'espoir? C'est vous, Monsieur, dit Adélaïde, qui vous nommez le Chevalier de Meillecour? Et oui, sans doute, reprit Monsieur.- Ah! ma chère Henriette va renaître, quand elle vous saura si près d'elle. Soyez assuré, Monsieur, que vous aurez de ses nouvelles dès demain. On pressa le Chevalier de raconter son histoire, et il ne se fit pas long-temps prier. Adélaïde retourna le même jour à son couvent, et fit part à Henriette de sa découverte. Elle la conjura d'écrire au Chevalier, qui se désespérait sur l'idée funeste qu'il se formait de la voir faire le serment de n'être jamais à lui. Il devrait mieux me connaître, dit Mademoiselle de Wolmar: je lui ai juré le contraire, et mes serments sont inviolables. Mais je pardonne à l'amour cette indigne crainte. Demain je lui écrirai, et vous me ferez le plaisir de lui donner ma lettre. Dès qu'elle fut seule elle lui écrivit en ces termes. LETTRE. “Je vous avais prié, Chevalier, “d'attendre de mes nouvelles au “château de votre père; votre impatience m'a devancée. Je ne vous “en ferai point de reproches; je “connais l'amour: sans doute, à “votre place, j'en aurais sait autant. Mais je vous le demande en “grâce, ne cherchez point à me voir, “ni à pénétrer mes sentiments. J'ai “pris l'habit de Religieuse, et dans „trois mois je dois prononcer mes “vœux. Je vous ferai avertir du „jour; ne vous éloignez point, et “me croyez toujours fidèle. Henrtte de Wolmar. Cette lettre fut cachetée et remise à Adélaïde le lendemain. Elle sortit aussi-tôt pour la porter au Chevalier. Il était seul lorsqu'elle la lui donna. Il l'ouvrit avec vivacité et la dévora des yeux. Que devint-il à cette expression fatale! je dois prononcer mes vœux. Elle veut que je la croie fidèle, s'écria-t-il, et elle m'arrache le cœur. Ah! Henriette, que vous ai-je fait? Mademoiselle, concevez-vous l'horreur de ma situation?.... Et il relisait cette lettre, qui lui paraissait une énigme impénétrable. Il voulait écrire à sa Maîtresse pour lui en demander l'explication; l'ordre qu'on lui donnait de ne point chercher à pénétrer plus qu'on ne voulait lui en faire savoir, le retenait aussi-tôt. Il remercia Adélaïde et la pria d'assurer Henriette de son attachement. Il résolut d'attendre le terme fatal qu'on lui prescrivait. Pendant cet intervalle, Henriette et le Chevalier se donnèrent réciproquement de leurs nouvelles par le moyen d'Adélaïde, qui venait souvent chez son père. Enfin, le jour qui devait mettre le comble à tant d'événements arriva. Madame de Wolmar s'était rendue à L..... et Henriette avait fait dire à son amant de se rendre à son couvent. Tout était préparé pour la cérémonie de sa profession. Il y avait une assemblée nombreuse, et le Directeur du couvent, qui devait lui faire prononcer ses vœux, s'était déjà fort étendu sur le mépris du monde, le danger qu'il y a d'y vivre, et les douceurs de la vie monastique. Henriette, immobile au milieu d'une nombreuse assemblée, semblait écouter ce discours avec la plus grande attention. Elle fixait le Chevalier de Meillecour, qui était dans l'incertitude la plus cruelle. Madame de Wolmar de son côté attendait avec impatience la fin de la cérémonie. Henriette s'avance d'un pas majestueux, elle prend des mains du Prêtre la formule fatale. Un silence profond succède à un murmure confus, qui s'était fait entendre un peu auparavant. On écoute, et Henriette, d'une voix ferme, prononce ces paroles: e jure devant Dieu ici présent, devant vous, ma mère, de ne choisir, de n'avoir jamais d'autre époux que Monsieur de Meillecour, que voici. Elle lui tend la main; il s'avance, et elle renouvelle son serment. Madame de Wolmar, frappée comme d'un coup de foudre, s'évanouit. On la transporte dans l'intérieur du couvent. Cette femme était fort replette. Il se fit chez elle une si grande révolution, qu'elle mourut peu d'heures après, dans les accès de la rage la plus violente. Telle fut la fin de Madame de Wolmar, fin digne de la vie scélérate qu'elle avait menée. Le ciel, vengeur des crimes, patiente; mais enfin, il frappe, et ses coups sont d'autant plus terribles, qu'ils ont été plus long-temps suspendus. Cependant Henriette ayant vu enlever sa mère, avait volé sur ses pas. Elle la baignait de ses larmes, et allait expirer elle-même sur ce corps froid et inanimé. La nature ne perd jamais ses droits. Malgré ce que lui avait fait souffrir sa mère, elle eût donné sa vie pour racheter la sienne. On fut obligé de l'arracher de ce lieu funeste. Son époux l'attendait à la porte du couvent. Ils montèrent dans un équipage et se rendirent chez Monsieur V avec Adélaïde. Un tel événement avait fait beaucoup de bruit dans l'assemblée. Plusieurs personnes qui apprirent la violence que l'on avait faite à Mademoiselle de Wolmar, pour lui faire prononcer ses vœux, approuvèrent son procédé. Toute la Ville sut bientôt cette aventure, et elle devint la nouvelle du jour. Cependant Monsieur V*** à la considération de Monsieur de Meillecour, fit tout préparer pour le convoi de Madame de Wolmar. Elle fut enterrée avec toute la pompe qu'exigeait son rang. Le Chevalier, Henriette, Monsieur V*** et sa fille, partirent quelques jours après pour le Château de Meillecour. Le Chevalier apprit à son père tout ce qui venait de se passer, et le pria de vouloir bien servir de père à Mademoiselle de Wolmar. Elle s'approcha de Monsieur de Meillecour, qui l'embrassa et lui promit toute sa tendresse. Henriette, qui jusqu'à ce jour avait été inconsolable, se rendit aux instances du Chevalier; elle essuya ses larmes, et l'on prit des arrangements pour la mettre en possession de ses biens. Elle avait nommé le jeune de Meillecour pour son époux, et aux pieds même des Autels; dès qu'elle put le faire avec décence, elle fit ratifier son choix. Ils reçurent la Bénédiction Nuptiale dans la Chapelle du Château de Meillecour. Monsieur V*** avait passé quinze jours avec eux et était retourné à L...... où son commerce l'appelait. Adélaïde, liée d'une étroite amitié avec Henriette, ne l'avait point quittée. Elle ne se rendit auprès de son père qu'après le mariage de nos amants, pour épouser un riche parti à qui on la destinait. Epoux heureux, Mademoiselle de Wolmar et le Chevalier, virent couronner leurs désirs. Le ciel, propice à leurs vœux, leur accorda plusieurs enfants. Ils vivaient avec Monsieur de Meillecour, qui, après avoir eu la joie d'embrasser ses petits-fils, mourut enfin paisiblement au milieu de sa famille, dont il fut justement regretté. Monsieur et Madame de Meillecour se disputèrent à l'envi à qui aimerait le mieux les tendres fruits de leur amour. Ils leur donnèrent la meilleure éducation, et eurent la satisfaction de les voir tous mariés.