LETTRE DE CLARICE a Lady Hariote. Perdre tout à la fois une tante que j'ai toujours regardée comme la meilleure des mères, et une amie qui devait essuyer mes larmes en y mêlant les siennes, c'en est plus que votre Clarice n'en peut supporter. Aussi suis-je dans un accablement qu'on pourrait prendre pour de l'insensibilité. J'ai passé les deux jours qui ont suivi la mort de cette tante chérie, dans un silence stupide, ouvrant de grands yeux sans rien voir, écoutant sans rien entendre, et dans une indifférence parfaite sur ce que j'allais devenir. Vous le savez, mes Parents m'étaient inconnus, puisque je ne les ai vu depuis l'âge de trois ans, et que la haine de mon père pour sa respectable sœur, ne lui avait pas permis d'entretenir avec elle la moindre correspondance. Ma tante m'avait souvent répété que j'avais une mère digne de toute ma tendresse, et d'un sort plus heureux que celui qu'elle éprouvait; elle m'avait même avoué que sa belle-sœur ne subsistait que par ses bienfaits, et qu'elle était réduite à les lui faire tenir en secret, c'est-à-dire, sous un nom supposé. Ses discours avaient fait naître en moi un désir violent de connaître cette mère, et une frayeur encore plus vive de tomber au pouvoir de ce père qu'on me dépeignait si terrible. Vous avez souvent été témoin de mes sentiments à cet égard, et il était naturel qu'ils se fissent sentir avec plus de force, au moment où mes désirs et mes craintes allaient se réaliser. La douleur eut la force de les absorber. Assise en silence auprès des précieux restes de ma tante bien-aimée, la confusion qui régnait dans le Château ne fut pas capable de me distraire; les gens de Justice, des amis, des parents éloignés le remplissaient : les premiers mettaient les scellés partout, se saisissaient des clefs, et donnaient les ordres nécessaires pour hâter l'arrivée de mon père et du Doyen de Colborn, auquel ma tante avait confié son testament. Les seconds s'efforçaient de rappeler mes esprits, et me faisaient, pour ainsi dire, une garde contre la malice des derniers, qui me regardaient avec une sorte de fureur, dans la crainte que ma tante ne m'eût avantagée à leurs dépens : car on ne pouvait se persuader qu'elle n'eût pas exclus mon père du nombre de ses successeurs. Milady Horton qui m'a toujours témoigné tant de bonté, fit d'inutiles efforts pour m'arracher d'un spectacle qui nourrissait mon désespoir; je jetais des cris perçants toutes les fois qu'on tentait de m'en éloigner. Enfin le troisième jour, l'épuisement de mes esprits m'ayant jetée dans une grande faiblesse, on en profita pour me transporter chez cette généreuse Dame, qui parvint à rendre ma douleur plus tranquille, sans en diminuer la force. Comme mon père était en Irlande, il fallut un temps considérable avant qu'il pût arriver, et dans cet intervalle, je reçus beaucoup de soulagement de la visite du Doyen de Colborn, qui me fit rougir de l'excès de mon affliction, en me rappelant que je déshonorais le triomphe d'une personne qui m'avait été si chère, et qui, du haut du Ciel où ses éminentes vertus l'avaient conduite, me reprochait le peu de fruit que j'avais tiré de ses sages leçons, sur la manière dont on devait recevoir les coups dont Dieu nous frappe. Lorsqu'il me vit en état d'écouter ce qu'il avait ordre de m'apprendre, il me parla en ces termes. „Ce que je dois, me dit-il, à la mémoire de Madame votre tante, m'oblige de justifier à vos yeux ses dernières dispositions. Si la haine avait causé l'éloignement dans lequel elle „a vécu par rapport à Monsieur votre „père, et qu'elle fût morte dans des „sentiments si peu chrétiens, nous „n'aurions plus qu'à gémir sur sa perte „éternelle; mais qu'elle était éloignée „de ces dispositions! Pour vous le faire „connaître et vous engager à vous „conduire selon les vues de celle „qui vous a tenu lieu de tout, je me „vois forcé de vous rappeler des „choses qui ont précédé votre naissance, et que je voudrais anéantir „si cela était en mon pouvoir, et „s'il était possible de le faire sans „vous nuire„. Je m'étais flattée, ma chère Hariote, d'avoir assez de force pour vous achever un récit qui vous fera frémir sur le sort de votre pauvre Clarice; mais l'impression qu'il a fait sur moi a glacé mon cœur et mes sens; je suis donc forcée de remettre à vous instruire de mes malheurs, dans la lettre suivante. LETTRE DE CLARICE, a Lady Hariote. J E vais continuer à vous instruire de ce que j'ai appris de la bouche de notre bon Doyen, et comme je n'ai pas eu occasion de faire partir ma première lettre, elles iront toutes deux sous la même enveloppe. C'est le Doyen qui va parler. Sir Derby votre père est né dans une famille opulente, qui craignit long-temps de voir éteindre un nom fort ancien. Madame votre tante était née la première année du mariage de votre grand-père, et le déplaisir de n'avoir qu'une fille ne fut balancé que par l'espoir qu'une seconde grossesse donnerait un fils; mais huit ans s'étant écoulés sans qu'elle arrivât, votre aïeul en conçut un chagrin dont votre tante devint la victime. Il eut pour elle une aversion d'autant plus choquante, que cette enfant promettait dès-lors tout ce qu'elle a tenu, du côté de la figure, de l'esprit et du cœur. Il est vrai que sa mère la dédommagea pendant ce temps de la haine que son père lui portait; elle l'aimait avec tendresse, et lui en donnait toutes les preuves qui étaient en son pouvoir. La naissance de votre père priva la charmante enfant de cette douceur; il lui ravit les affections de toute la famille. Votre tante née sensible, sentit ce changement d'une manière assez vive pour altérer la bonté de son tempérament; elle tomba dans une langueur qui la mit à deux doigts du tombeau, et on ne manqua pas de l'attribuer à la jalousie. On eût été si charmé de pouvoir laisser tout le bien de la famille au nouveau né, qu'on abandonna sa sœur à la nature, et ce fut peut-être ce qui la sauva, au grand regret de ses parents. Le Contrat de mariage avait fixé vingt mille livres sterling pour les cadets et les filles, et comme la fécondité de votre grandmere fut bornée à ces deux enfants, on voyait avec douleur que la fortune du fils chéri serait diminuée d'une somme si considérable. Pour lui faire éviter ce qu'on regardait comme un malheur, on fit partir votre tante pour la France, et on la mit dans un Couvent où l'on espéra qu'elle prendrait la vocation Religieuse. Elle m'a dit elle-même, que cette vocation était le plus cher objet de ses désirs et la fin de toutes ses prières; elles ne furent point exaucées, et comme elle était chez de vraies Religieuses, l'espoir de la grosse dot qu'on offrait pour elle, ne put les engager à tromper la jeune Derby, et elles la soutinrent contre les persécutions qu'on lui faisait pour l'engager à prendre le voile. Elle resta dans cette maison jusqu'à l'âge de dix-sept ans, et on lui signifia qu'elle y resterait jusqu'à ce que son frère fût établi. Comme elle s'y trouvait heureuse, elle se soumit de bon cœur à cet exil; il ne fut pas si long qu'on le lui avait fait craindre. Son père et sa mère moururent à peu de distance l'un de l'autre, et dans le même-temps; le frère de la Religieuse qui l'avait élevée arriva des Indes. C'était un homme de cinquantecinq ans, qui venait jouir dans son pays d'une fortune immense, qui était le fruit de son industrie. Les tuteurs de la jeune Derby la rappelaient en Angleterre, et on crut devoir la mettre sous la direction de M. Hervé pendant le voyage. Ce fut dans ce court espace, qu'il conçut le dessein d'en faire son épouse; et comme elle reconnut en lui toutes les qualités qui constituent l'honnête homme et le bon chrétien, la disproportion des âges n'effraya point la jeune personne qui craignait que ses tuteurs, dont quelques-uns n'étaient pas catholiques, ne voulussent lui faire épouser un homme d'une autre Religion que celle de ses ancêtres, et qu'elle avait sucée avec le lait. Les parents paternels chicanerent beaucoup sur les conditions, et sous prétexte que les affaires de la maison étaient en désordre, demandèrent un délai pour payer la dot. Hervé était trop amoureux pour s'arrêter à cet obstacle, il convint qu'il attendrait pour toucher les vingt mille livres, que Derby fût devenu majeur. Ce jeune homme faisait déjà tout craindre de son caractère. Vous lui devez le jour, ma chère Clarice, et mon respect pour votre juste délicatesse, me fera supprimer tout ce qu'il n'est absolument pas essentiel que vous sachiez. Qu'il vous suffise d'apprendre qu'il eut encore le malheur de tomber entre les mains d'un gouverneur qui n'avait aucun principe de Religion, qui le lia pendant son voyage avec tous les hommes de sa trempe qu'il put rencontrer; que ses mœurs correspondirent à sa foi, et qu'il le ramena en Angleterre à vingt-deux ans, ayant déjà dissipé la moitié de son patrimoine. Cette dernière circonstance étant ignorée, votre père passait pour un parti considérable. Le Vicomte d'Asaph, assez mal dans ses affaires, chercha à lui faire épouser sa fille. Ah ma chère Clarice! qu'elle était digne d'un autre époux! Malgré la brillante figure du jeune Derby, elle se sentit un éloignement pour lui qu'elle combattit en vain, et elle eût préféré un tombeau à sa main, si le choix eût été en sa disposition. Trop timide pour résister aux ordres despotiques d'un père qu'elle avait toujours vu terrible pour ses enfants, elle dévora ses répugnances. Vous naquîtes la première année de son mariage, et sa tendresse pour vous fut le seul soulagement à ses maux. Pendant ce temps, votre tante était devenue veuve; son époux lui ayant légué des biens considérables, elle fit entendre à son frère qu'elle lui donnerait du temps pour payer ce qu'il lui devait. Cette condescendance ne put diminuer la haine qu'il avait pour sa sœur, et dont il lui donnait des marques toutes les fois qu'il le pouvait. Il avait traîné après lui en Angleterre une fille Irlandoise qu'il avait enlevée à un de ses amis, dont elle était la maîtresse. Comme il craignait que cette créature ne nuisît à son établissement, il la tint cachée jusqu'après son mariage. A peine fut-il conclu, qu'il la proposa à votre mère comme une personne propre à conduire sa maison; elle en devint bientôt le scandale. Votre digne mère se vit réduite à recevait de sa main ses besoins les plus pressants, et lorsqu'elle osa remontrer à son époux le tort qu'une pareille conduite devait lui faire parmi les honnêtes gens, elle éprouva des traitements si cruels, que sa vie fut en danger. Toute sa ressource était l'amitié de sa belle-sœur; son barbare époux ne l'en laissa pas jouir long-temps, et comme une partie de son bien était en Irlande, il lui déclara qu'elle devait se préparer à l'y suivre. Vous aviez alors trois ans, et votre vertueuse mère avait la douleur de vous voir confondue avec deux enfants que son mari avait eu de la malheureuse qu'il tenait chez lui. Elle frémissait dans la crainte que les mauvais exemples ne gâtassent vos mœurs; cette crainte eut la force de l'engager à se priver du plaisir qu'elle aurait eu à vous élever; elle détermina votre tante à vous tenir sa place. Il suffisait que ces deux Dames eussent ce désir, pour que votre père refusa de le satisfaire. Votre digne tante vous acheta de lui, pour ainsi dire, et en lui donnant une quittance des vingt mille livres sterling qu'il lui devait, elle en obtint un écrit par lequel il vous abandonnait à elle, et l'autorisait à vous garder sans qu'il pût faire valoir les droits qu'il avait sur vous, pour vous retirer de ses mains. A cette condition elle lui donna quittance de sa dot. Depuis quatorze ans, Madame Hervé n'a rien omis pour engager votre père à changer de conduite; tous ses soins ont été inutiles. Deux fois des sommes considérables ont été sacrifiées pour dégager le peu de bien que votre père avait sauvé du naufrage, et de nouveaux excès ayant suivi cette libéralité, elle s'est vue restrainte à soulager secrètement l'indigence de votre infortunée mère, si on peut donner ce nom aux malheurs d'une femme qui sait en tirer les biens inestimables de toutes les vertus. Voilà, ma chère, le récit affreux que m'a fait notre bon Doyen, et qui me jette dans des perplexités inexprimables. La première est la nécessité où je me suis crue d'abord de vous cacher les terribles circonstances dans lesquelles je vais me trouver réduite. Rien pouvait-il m'autoriser à encourir la malédiction que mérita Cham, pour avoir découvert son père. Je crois que cette crainte aurait retenu ma plume si le Doyen ne m'avait assurée que vous n'ignorez rien actuellement des malheurs de ma mère, que Milord Belfort votre époux a connue en Irlande. Effectivement je me suis rappelée qu'immédiatement avant votre départ, la crainte de me voir retomber entre les mains de mon père, était un des motifs des vœux que vous faisiez au Ciel, pour la prolongation des jours de ma tante. Comme votre discours était enveloppé; que d'ailleurs j'étais peu capable de réflexion dans le temps où je n'étais occupée que de la douleur de vous perdre, il ne fit sur moi qu'une impression légère, et qui dura peu: elle s'est renouvelée depuis les funestes lumières que le Docteur s'est vu forcé de me donner, et je conçois que ça été par ménagement pour moi, que vous ne vous êtes expliquée qu'à demi; mais c'est trop vous entretenir de moi, et je dois vous demander avec vos conseils, un détail circonstancié de votre nouvelle situation. Si vous êtes aussi heureuse que vous le méritez, mon infortune ne sera jamais complète, et votre bonheur me fera une compensation pour mes peines personnelles. Je ne sais pourquoi mon cœur se prête aux tristes pressentiments qui m'agitent. Plût au Ciel que je n'eusse à redouter que la pauvreté où je tomberai nécessairement si ma tante ne m'a point préparé quelque ressource. Je sais me servir de mon aiguille, et je ne regarderais point comme une infortune d'être réduite à vivre de mon travail. Ce sont des maux plus réels que j'ai lieu d'appréhender. Je ne veux point examiner trop attentivement ce que j'ai à craindre, et je veux vous donner l'exemple de cet abandon à la providence, dont je vous ai si souvent recommandé la pratique. Cette vertu devrait être celle de toutes les personnes de notre sexe. Elevées dans le sein d'une famille, où pour l'ordinaire nous sommes chéries, il faut s'y arracher pour passer sous un joug étranger, sans pouvoir prévoir notre sort. Les hommes n'ont pas honte de descendre jusqu'à l'artifice pour tromper une pauvre victime qui leur sacrifie tout ce qui lui est cher, et lui font payer le reste de sa vie, la contrainte où ils se sont tenus pendant quelques mois. Je suis même persuadée que les hommes les plus raisonnables ont de mauvais quartd'heures dont il faut dévorer l'ennui. Je vous assure que, semblable à ma respectable tante, j'eusse choisi la vocation à la vie religieuse, si Dieu m'en avait laissé le choix: j'ai lu quelque part que si on faisait un noviciat dans le mariage, il y aurait peu de professes; c'est pourtant l'état où Dieu veut le plus grand nombre, et nous devons prendre d'abord de bonnes mesures pour alléger notre fardeau, c'est à quoi j'exhorte ma chère Hariote; son excessive vivacité a eu besoin de cet exorde un peu sérieux. Votre époux passe pour être le plus honnête homme du monde; mais on dit qu'il est de son pays, et qu'il ne dément point le proverbe, fier comme un Ecossois. Je vous l'avoue, de tous les défauts c'est celui que je supporterais le plus volontiers dans un mari, parce qu'on en peut tirer parti dans quantité d'occasions, et qu'il n'y a rien de plus aisé que de s'en mettre à couvert. Il n'y a qu'à respecter celui qui en est atteint. Je sais que ce mot vous a toujours révoltée: aimer son mari, passe, m'avez-vous dit souvent, mais de quel droit ces impérieuses créatures voudraient-elles nous réduire à un avilissement qui révolte? Non, ma chère amie, la soumission à un époux n'avilirait pas la première de toutes les femmes: ce respect, cette soumission sont de droit divin, et nous devons être sûres que plus nous serons fidèles à remplir nos devoirs à cet égard, et plus nous pourrons espérer d'être respectées à notre tour. Vous fûtes un peu sourde à cette leçon, ce me semble, le jour où nous nous séparâmes, c'était dans le temps de votre triomphe, les grands mots n'étaient pas prononcés, en un mot, Milord n'était qu'amant. Après le oui solennel, tout a changé de face. N'avez-vous pas fait une remarque qui ne m'a pas échappé. J'ai peu vu de mariages où l'époux entraîné par la coutume, ne donnât la droite à la future en la conduisant à l'Autel. Cette marque de respect n'est plus de saison, le Prêtre remet les choses dans l'ordre, et avertit l'épouse des dispositions dans lesquelles elle doit entrer, en la faisant mettre à la gauche de son époux. Tenez-vous y, ma chère si vous voulez entrer dans tous les droits d'une compagne chérie; on n'essaie pas impunément d'usurper la droite, et je mépriserais un époux assez faible pour la céder, fut-ce à moi-même. N'oubliez pas dans votre réponse à m'instruire des ressources agréables et utiles que vous trouverez dans la famille où vous êtes entrée, parmi la nation à laquelle vous êtes agrégée. Ne craignez point d'entrer dans de trop grands détails, ils ont du prix quand ils ont quel-que liaison avec une personne qui est chère. Comme je ne puis décider le temps que je resterai ici, adressez, s'il vous plaît, votre réponse au Doyen qui me la fera tenir en quelque lieu que je sois. REPONSE DE LADY HARIOTE a Clarice. P Leurez, ma chère Clarice, vos larmes sont légitimes, j'y mêle les miennes de bon cœur. Si vous avez perdu une tante qui avait pour vous la tendresse d'une mère, j'ai à regretter une amie, une protectrice à qui je vaux le peu que je suis. Honorons sa mémoire en suivant ses conseils, j'y consens; mais n'allez pas pousser l'héroïsme jusqu'à vouloir souffrir de votre famille ce qu'elle a eu à supporter de la sienne. Je me persuade que cette chère Dame aura pris des mesures à cet égard, dont vous serez instruite à l'ouverture de son testament. Qu'une piété filiale mal-entendue n'aille pas vous engager à lui désobéir. Je ne vous parlerais pas ainsi, si elle ne m'avait dit plusieurs fois qu'elle espérait que Dieu lui laisserait assez de vie pour vous voir bien mariée, et que pour tout au monde elle ne voudrait pas que vous fussiez au pouvoir de votre père. Une mort plus subite que nous n'avions sujet de le craindre, l'a privée du plaisir qu'elle s'était promis, et l'a sans doute empêchée de vous dire à vous-même ses intentions à cet égard. J'attends avec impatience que ce testament soit ouvert, et que le sort de ma chère amie soit fixé. Je ne suis point surprise des noirs pressentiments dont vous êtes comme environnée; le triste spectacle dont vous avez été le témoin, l'abondance des larmes que vous avez répandues, ont abaissé vos esprits et vous ont jeté dans une situation où tout paraît noir. Je me suis aperçue que cette disposition était contagieuse, j'ai été vingt-quatre heures entières dans une mélancolie qui m'a rendue méconnaissable. Qu'avez-vous, ma chère, m'a demandé Milord lorsqu'il est rentré pour souper; je vous ai laissée en bonne santé à six heures, et à dix vous avez le visage d'une personne qui aurait été malade pendant quinze jours? C'est que j'ai reçu une lettre, Milord. Eh mon Dieu, vous me faites trembler: pourrais-je, sans indiscrétion, vous prier de me la communiquer? Non, Milord, je ne suis pas assez sotte pour vous donner des armes contre moi. Clarice fait l'entendue avec ses conseils, cependant il faut lui pardonner tout dans la triste situation où elle est; elle a perdu sa tante. Quelqu'un qui lirait ce petit monologue, m'accuserait d'avoir un mauvais cœur, et d'avoir peu senti notre perte commune; il se tromperait. Je suis, sans vous faire tort, aussi touchée que vous pouvez l'être; mais il n'est pas dans mon naturel de maffliger d'une manière fort sérieuse; je m'explique mal, mon cœur ne gouverne pas ma langue, vous me l'avez dit bien des fois, elle se meut d'après la plus légère de toutes les imaginations, sans, pour ainsi dire, que mon âme s'en mêle. Pendant que cette langue étourdie tient des propos qui n'ont pas le sens commun, eu égard aux circonstances dans lesquelles je me trouve, mon cœur va son train, et qui pourrait confionter mes discours avec mes sentiments, serait frappé du con raste. Cette remarque est de vous, ma chère, ainsi vous ne pourrez manquer de la trouver juste, non parce que vous l'avez faite, mais parce que vous n'en faites jamais qui ne soit bien fondée. C'est une règle qu'on peut regarder comme sûre; cependant comme il est peu de règles qui n'aient des exceptions, je dirai pour vous remettre, par quelque endroit, au rang des Etres ordinaires, que vous déraisonnez toutes les fois que vous parlez des devoirs des femmes. Milord, Milord, je n'ai plus de répugnance à vous montrer la lettre de Mademoiselle Clarice, Philosophe à vingtquatre carats. Lisez seulement ce que je viens d'écrire moi-même c'est le contrepoison.... En vérité je ne suis qu'une étourdie, mon tréshonoré Seigneur se moquera de mon exception, et prendra votre grave sermon pour bon et valable. Eh bien, ce sera tant pis pour lui; il s'attendait à mes impertinences, je l'en avais prévenu, s'il me croit capable de changer de peau il en sera la dupe. Vous avez fort bien fait de secouer le scrupule qui voulait vous engager à user de réserve avec moi, par rapport à Monsieur votre père, je le connaissais, comme l'on dit, depuis a jusqu'à {et}. Il était dans les hautes classes lorsque mon époux commençait, et il se rappelle que déjà Derby promettait tout ce qu'il a tenu depuis. D'ailleurs ses mauvaises façons ont tellement éclaté, qu'il n'y a personne à vingt lieues à la ronde de sa Terre, qui ne regarde votre respectable mère comme une martyre. Eh bien, venez me vanter la douceur dans une femme; s'il en eût rencontré une de mon caractère, je doute fort qu'il eût poussé si loin ses excès; jaurois souffleté sa douce amie, et jeté ses bâtards par la fenêtre, au risque de tout ce qui aurait pu en arriver. Si le Ciel m'avait fait naître de pareils parents, ou s'il vous eût fait une tête comme la mienne, je vous crierais courez au secours de cette mère persécutée; mais de l'humeur dont je la connais, ses leçons seraient pernicieuses pour vous; votre âme humble et souple n'a déjà que trop de dispositions à se laisser fouler toutes les fois que la persécution viendra de personnes que le devoir vous fera une loi de respecter. Je vous admire, mais gardez-vous de me donner occasion de vous admirer davantage: parlons sérieusement, ma chère, si vous pouviez raisonnablement espérer de soulager les ennuis de Madame votre mère, je vous dirais que c'est pour vous le devoir le plus sacré; vous auriez tort de vous en flatter, vous ne ferez qu'aggraver ses peines, en y ajoutant les vôtres, épargnez lui cette nouvelle espèce de tourment qui serait peut-être le plus sensible de ceux qu'elle a éprouvés. Vous me demandez des détails sur le pays où je vais être fixée, vous n'y serez pas, ma chère, ce sera un grand défaut à mes yeux. On dit pourtant qu'Edimbourg renferme d'aimables personnes; ce discours est supportable dans la bouche de ceux qui ne vous ont pas vue; mais quand on a vécu aussi long-temps que moi avec le chefd'œuvre de l'Univers, on ferait très-bien de faire comme quelques dévots Mahométans qui se crevent les yeux au sortir de la Mecque, parce qu'ils ne trouvent plus rien digne de leurs regards. Attendez, il me vient une pensée charmante. Si les femmes d'ici s'en font accroire, et joignent la présomption à des qualités médiocres; si elles s'avisaient de critiquer ma sincérité, ma pétulance, j'ai un moyen sûr de me débarrasser tout d'un coup des trois quarts de leur espèce; je prierai Milord de partir en poste, de vous ramener par la même voiture, et puis crac, je vous plante au milieu de la plus brillante assemblée. Quelle pauvre figure nos divines feraient-elles devant vous? Je ne puis m'empêcher d'en rire. Voilà le poignard que je mets en réserve pour me venger à coup sûr, si elles ont le malheur de me déplaire. Vous le saurez dans la lettre suivante, car c'est demain que je ferai mon entrée dans la Capitale d'Ecosse. Les préparatifs que demande une telle cérémonie m'obligent d'abréger, et peut-être eût-il été à propos que je m'en fusse souvenue de meilleure heure pour vous épargner une aussi folle lettre; mais pour finir comme mon oncle le Chevalier: Il faut que le Renard meure dans sa peau, je suis incapable de changer, sur-tout dans la parfaite amitié que je vous ai vouée. LETTRE DE CLARICE a Lady Hariote. V Ous avez bien raison de me faire souvenir que vos discours ne sont pas l'expression de votre cœur, sans quoi j'eusse été vraiment scandalisée de la légèreté de votre lettre: enfin il faut se résoudre à vous aimer telle que vous êtes, et franchement la tâche n'a rien de pénible à qui vous connaît comme moi. Il s'est ouvert une grande scène d'événements nouveaux pour moi depuis ma lettre, et quand vous devriez me gronder, je ne puis vous taire que j'entrevois d'heureux dénouements. Ce père si terrible est pour moi le père le plus tendre, et ma mère regarde comme un miracle de l'amour paternel, le prodigieux changement qui s'est fait en lui; mais vous n'aimez pas les généralités, il vous faut du détail, et vous en aurez. Ce fut le troisième jour après ma lettre écrite, que j'eus l'inestimable bonheur de me trouver entre les bras de mes parents, et à peine commençais-je à jouir du plaisir de leurs embrassements, que le Doyen nous fit prier de passer dans la grande salle où toute la famille était rassemblée. Vous le dirai-je? Je ne pus m'empêcher de frémir lorsque l'on rompit les cachets du testament, après les avoir fait reconnaître aux témoins. J'avais reçu avec ravissement les caresses de mon père; n'avais-je point à craindre que la tendresse qu'il venait de me montrer ne fût altérée, si ma tante m'avait traitée trop avantageusement à son préjudice? Dans cet instant je souhaitais du fond de mon cœur de dépendre toujours de celui auquel je dois la vie, et si j'eusse été la maîtresse de ce fatal testament, je crois que je l'aurais jeté au feu sans le lire. J'en ai demandé une copie au Doyen, et je vous l'envoie, c'est-à-dire, les articles qui me regardent. J'institue pour mon héritière universelle, Clarice Derby ma nièce, voulant que du jour de ma mort, elle soit mise en possession de tous mes effets, bijoux, argent comptant, en un mot de tous mes meubles; et pour mes immeubles, je crée Monsieur le Doyen de Colborn son tuteur, pour régir et gouverner lesdits biens, dont l'entière disposition sera remise à ma dite nièce, le jour où elle aura vingt et un ans parfaits, à moins qu'elle n'épouse, auparavant cet âge, un homme qui soit comme elle catholique romain; dans lequel temps, son tuteur la mettra en possession de tous mes titres, pour en disposer selon sa prudence, bien entendu qu'elle se réservera une somme de quatre vingt mille livres sterling, dont elle ne pourra disposer pendant sa vie, et qui reviendront à ses enfants après sa mort. Que si elle mourait sans postérité, cette somme serait remise entre les mains de six personnes à son choix, pour être employée à fonder des écoles de travail pour les pauvres catholiques. Je lui permets sur ses autres biens, de faire une pension de cinq cents livres sterling, à son père, et de disposer de la même somme en faveur de sa mère, laquelle pension sera révocable à son gré. Je souhaiterais que ladite Clarice ma nièce, put passer sous les yeux de sa vertueuse mère, le temps qui s'écoulera jusqu'à son mariage; mais pour des raisons essentielles, j'exige qu'elle ne mette pas le pied dans la maison de son père, tant qu'il restera en Irlande; que s'il veut venir habiter le Château où je finirai ma vie, je lui en abandonne l'usage tout le temps de la sienne, à condition qu'il n'y aura jamais aucune personne du sexe née en Irlande, révoquant la présente donation faite à ma nièce, si elle restait vingt-quatre heures dans ce Château, avec une personne de cette nation, ou dans quelqu'autre maison où il plût à son père d'habiter. Et en cas de désobéissance de sa part à cette condition expresse, je donne tous mes biens aux pauvres, etc. Viennent ensuite plusieurs legs, qui tous acquittés, me laissent une dot de cent quatre-vingt mille livres sterling. Pendant que tous les spectateurs jetaient sur moi un œil d'envie, les miens étaient baissés avec une modestie qui assurément n'était point de commande; je tremblais de toutes mes forces, dans la crainte que mon père ne fît retomber sur moi la mauvaise humeur d'un acte dans lequel il était si maltraité. Ma mère m'a appris depuis, qu'il s'était mordu les lèvres, à l'article où ma tante m'interdisait la permission de rester vingt-quatre heures dans sa maison, avec une femme Irlandoise. Il comprenait bien que dans cette défense générale, elle n'avait cherché qu'à ménager sa réputation, et qu'elle n'en avait qu'une seule en vue; peut-être fut-il touché de ce ménagement. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il me releva avec bonté, lorsqu'à ses pieds je bégayois l'assurance qu'il pourrait toujours disposer du revenu de mon bien, dont il serait plus maître que moi-même. On leva les scellés, et on me remit toutes les clefs. Le premier usage que j'en fis, fut de tirer d'une layette où étaient les bijoux de ma tante, une bague qui avait appartenu à son époux, et que je mis au doigt de mon père; de très-belles boucles d'oreilles me parurent propres pour ma mère qui ne les garda qu'un moment, et me pria de les accepter de sa main. Le bon Doyen qui avait craint une scène aussi bien que moi, voyait avec ravissement la tranquillité de mon père; sa joie augmenta lorsqu'après soupé mon père l'ayant tiré à l'écart, lui déclara qu'il était sérieusement déterminé à changer de vie; qu'il acceproit la maison de sa sœur, et qu'il voulait s'y fixer sans retourner en Irlande. Le Doyen bénit le Ciel d'un changement qu'il avait toujours souhaité sans oser s'en flatter, et l'ayant annoncé à ma mère, nous tombâmes de concert aux pieds de son époux sans pouvoir nous exprimer d'abord autrement que par nos larmes. Le premier usage que ma mère fit de sa voix, fut pour me dire qu'elle espérait que j'aurais égard à la violence que mon père se faisait, et que je pourvoirois noblement aux besoins des personnes qu'il avait laissées en Irlande. Vous sentez, ma chère, que je n'avais pas besoin d'être excitée à remplir ce devoir. Les enfants de la pauvre créature que mon père abandonne, sont aussi les siens, et cette femme, quelque coupable qu'elle soit, n'en est pas moins ce prochain que je dois aimer comme moi-même. Je priai donc mon père de régler la pension qu'il voulait lui faire, et comme il ne demandait pour sa maîtresse que cinquante livres sterling par année, je le priai de me permettre de doubler cette somme. Cette femme accoutumée à l'aisance, ne pourrait se restreindre tout à coup. Qui sait si la bonté que ma mère a eue de penser à elle, ne fera point naître le remords dans son âme? Quant à un fils et une fille qui sont en âge de faire quel-que chose, je priai mon père de les faire venir en Angleterre où je voulais les établir. Il parut charmé de ce qu'il appelait mon bon cœur, et dans le transport de joie dont il était saisi, il écrivit à Mistriss Cosby sa maîtresse, la bonté de ma mère, et ce qu'il appelait ma générosité. Il y joignit le peu de meubles qu'il avait laissé en Irlande, dont il lui fit une donation revêtue de toutes les formalités qui pouvaient la rendre valable. Nous passâmes une soirée délicieuse, et la joie avait tellement élevé mes esprits, qu'il ne me fut pas possible de fermer l'œil de toute la nuit; elle me parut pourtant bien courte, car je la passai toute entière ou à remercier Dieu, ou à faire les projets d'un bonheur auquel je n'aurais jamais osé aspirer. En effet, ma chère Hariote, qui peut troubler la félicité de ma chère mère, et la mienne? Pensez bien que c'est deux bonheurs au lieu d'un; et si votre heureuse amie peur se flatter encore d'être l'instrument dont Dieu daignera se servir pour ramener son père à la vertu, y aurait-il un seul bien capable d'exciter en moi un autre désir. J'ai été fort tentée de vous cacher une circonstance dont vous abuserez, j'en suis sûre, car vous êtes défiante de votre caractère: c'est que le Doyen n'est pas aussi convaincu que moi de la durée du changement de mon père. Livrez-vous à la satisfaction que vous donne cette idée, m'a-t-il dit, je ne veux pas vous l'envier, il faut prendre ce bien qui se trouve sur votre chemin, et en jouir. J'y consens, pourvu que vous agissiez dans les choses essentielles, comme si vous prévoyiez quelque rechute de la part d'un homme qu'une longue habitude dans le mal a rendu faible. Je m'explique, a-t-il ajouté, vous avez de grosses sommes, dont vous pouvez disposer dès à présent; il est défendu de juger mal des intentions d'une personne, et sur-tout une fille doit bien se garder de mal penser de son père; cependant, comme le passé a été si notoirement mal, la prudence vous oblige à suspendre votre jugement sur le présent, aussi bien que les effusions de votre cœur généreux et crédule. J'ajouterai que la charité même vous fait une loi de la circonspection que je vous recommande. Que Sir Derby soit véritablement résolu de changer de vie, ou qu'il feigne de le vouloir par des motifs d'intérêt, il est certain dans le premier cas, qu'il a besoin d'être fortifié par toutes sortes de motifs à persévérer dans ces bonnes résolutions. Tant qu'il sera forcé de vivre ici, il sera loin de l'occasion de son péché; ne lui fournissez pas les moyens de s'en rapprocher, en lui remettant un argent comptant qui pourrait lui devenir funeste. Que s'il feint des sentiments qu'il n'a pas, il soutiendra quelque temps cette feinte, pour gagner votre confiance et réussir à vous tromper, vous aurez toujours enlevé ce temps au crime, et qui sait si dans cet intervalle, il ne sera pas touché des douceurs d'une vie honnête, du plaisir de se retrouver avec d'honnêtes gens, de jouir de leurs caresses, de leur estime? Vous ne risquez donc rien à faire violence à votre cœur, et vous risqueriez beaucoup si vous en suiviez les mouvements. Je ne puis me refuser à la vérité que vous m'offrez, répondis-je au Doyen; considérez pourtant combien il me sera dur d'user de réserve avec mon père. Croyez-vous qu'il ne me demandera pas ce que ma tante a laissé d'argent comptant, et ce que j'en ai fait? Vous ne voudriez pas que je descendisse jusqu'au mensonge, et lorsqu'il saura ce que je possède, n'aura-t-il pas lieu de soupçonner mon cœur de manquer à son égard, si je jouissais du superflu, pendant qu'il serait réduit au strictement nécessaire? D'ailleurs, Monsieur, mon père peut avoir contracté des dettes, ne dois-je pas regarder comme un devoir sacré, l'obligation de les anéantir, pour l'empêcher d'être injuste? Pauvre Clarice, m'a répondu le Doyen en souriant, vous êtes séduite par la charité, mais je dois y mettre des bornes. Remettez entre les mains de Madame votre mère, la plus grande partie de ce que vous avez d'argent, vous pouvez compter sur sa prudence; si votre père vous demande ce que vous avez, vous lui accuserez ce qui vous reste. S'il veut savoir si vous n'avez pas trouvé de plus grosses sommes, vous lui répondrez simplement que vous avez disposé du surplus, selon les intentions de votre tante, et vous pouvez le dire sans crainte de blesser la vérité, ajouta le Doyen; ses sentiments m'étaient connus, et vous pouvez être bien sûre d'exécuter ses volontés, en suivant mes conseils. Cependant, je veux bien ne pas m'en rapporter à moi absolument, consultez l'époux de votre amie, il connaît Sir Derby, et je m'en rapporterai à ce qu'il décidera. C'est donc à Milord à décider de mon sort, ma chère Hariote, et je vous conjure par toute l'amitié que vous m'avez jurée d'être auprès de lui l'avocate de la tendresse filiale; s'il n'y avait de risque que pour moi, à enrichir mon père, avec quel plaisir ne m'exposerais-je pas à tout ce qui en pourrait arriver; mais cela pourrait lui nuire, imposons donc silence à mon cœur jusqu'à votre réponse et à celle de Milord. J'aurais dû lui demander cette réponse, et je n'y eusse pas manqué si le moment du départ de ma lettre eût été moins prochain. Vous excusez cette omission, il faudra bien que vous en excusiez d'autres. Avec les meilleures intentions du monde, je suis sûre d'avoir souvent besoin de l'indulgence de ma chère Hariote. Nota. Suivant les conseils du Doyen, je vais remettre à ma mère un porte-feuille qui contient douze mille livres sterling. Je ne garde que quinze cents pièces qui doivent être suffisantes pour la dépense de l'année, en attendant mes revenus. J'ai mis à part les mille livres qui doivent payer les pensions de mon père et de ma mère, je veux les leur porter à leur réveil, dans ces deux belles bourses, que nous avons travaillées ensemble. Voyez-vous, ma chère, je ne vois rien de joli dans mes tiroirs, que je n'aie une forte pensée de le leur présenter; je voudrais qu'ils pussent voir mon cœur qui accompagnerait chacun de ces présents. REPONSE DE LADY HARIOTE a Miss Clarice. Q Ue Dieu bénisse notre bon Doyen, et lui donne le courage dont il a besoin pour être le modérateur des vertus de ma chère Clarice. Ce n'est pas là l'ouvrage dont les directeurs sont le plus ordinairement occupés; ce sont des défauts qu'ils ont à détruire, vous n'en avez pas un seul, et vous n'avez à vous préserver que de l'extrémité de vos verrus. Si on jugeait de vous par votre lettre, on vous prendrait pour une de ces âmes molles qui font le bien par faiblesse, et je vous avouerai que c'est l'idée que Milord avait prise de vous. Il a fallu pour l'engager à réformer son jugement lui prouver par vingt faits, que la trempe de votre âme est la force et le courage, et encore je n'oserais me flatter d'avoir réussi à le convaincre; car ces hommes croiraient se dégrader en convenant en présence de leurs humbles moitiés, qu'ils ont donné à gauche dans leurs jugements. Je dois pourtant rendre justice à Milord mon très-cher époux, ou il participe moins qu'un autre à la superbe de ceux de son espèce, ou il sait la mieux déguiser; il entend raison, et n'a pas la sotte manie de croire qu'elle ne peut sortir de notre bouche. Savez-vous bien que je me suis trouvée un peu désorientée avec lui: on m'a voulu soumettre au joug malgré mon désir de vivre dans l'indépendance; ne pouvant jouir du plaisir d'être libre, je m'étais promis de m'en dédommager, en faisant enrager mon époux, s'il ne se rendait le fidèle complaisant de mes caprices; je n'ai pas encore eu l'occasion de tâter de ce plaisir; en vérité, ma chère, je crois que j'aime cet homme, que cet amour me couvre les yeux sur ses défauts; car enfin, il doit tenir quel-que chose de son sexe, et jusqu'à présent je ne lui ai découvert avec eux aucune analogie, je dirai plus, c'est que je me suis vue en danger de céder au faible qu'il m'inspire malgré moi, lorsque j'ai eu lieu de connaître avec quelle vivacité il s'intéresse à votre sort. C'est une trahison que je n'avais pas prévue, et s'il continue sur ce ton, ma reconnaissance deviendra de l'amour. Vous jugerez qu'il se rend digne de ce sentiment, quand vous aurez vu sa lettre à laquelle je dis amen; car cette étrange créature a, je crois, le secret de lire dans mon cœur, pour vous mander précisément ce que je pense et ce que je sens. C'est donc ma décision que vous aurez en lisant la sienne, ainsi je coupe court, pour en venir au détail que vous m'avez demandé. J'ai été promenée, traînée, présentée, examinée, peut-être critiquée par tout ce qui porte un nom à Edimbourg, d'abord en gros, dans l'assemblée que je vous avais annoncée, et puis dans chaque maison en particulier. Je m'étais persuadée qu'on me ferait grâce de ces premières visites, et qu'une carte laissée à la porte de chaque maison ferait mon affaire; point du tout, il a fallu monter deux cents degrés, faire dix milles révérences, autant de ces compliments qui ne signifient rien du tout; j'en suis excédée. Ce qu'il y a de plus singulier en cela, c'est que c'est par délicatesse de conscience, qu'on m'a fait essuyer ces corvées. La plupart de ces Dames sont Presbytériennes, c'est-à-dire, qu'elles avalent le Chameau, et passent la boisson crainte qu'un moucheron imperceptible n'y reste. On ne peut en conscience se faire céler quand on est chez soi, c'est un mensonge. On ne peut leur persuader que mentir, c'est tromper; qu'on ne trompe point en refusant de recevoir une visite de cérémonie, parce qu'on est convenu que dire Madame n'y est pas, c'est énoncer, Madame qui sait vivre ne veut pas vous donner la peine de monter. Vous prendrez le parti de ces rigoristes, j'en suis sûre; ce qui me console, c'est que au moment où je recevrai vos raisons pour justifier la conduite de ces femmes, mes jambes seront remises de l'horrible fatigue que je sens à présent, et qui ne me permettrait pas de rien entendre pour justifier ces fausses femelles, je dis ces fausses, et je ne m'en dédirai pas; elles ont menti plus de cent fois dans le demiquart d'heure que j'ai passé chez chacune d'elles. Que sont autre que des mensonges, ces grands compliments dont elles m'ont accablée? Comment ont-elles eu le front de me dire qu'elles étaient pleines d'estime pour moi; quelques-unes même n'ont pas rougi d'aller jusqu'au mot d'amitié. Me connaissent-elles pour m'estimer et m'aimer? Il faudrait être bien indiscre te pour hasarder de tels sentiments vis-à-vis d'une certaine physionomie qui plaît sans savoir pourquoi. Voilà donc mes scrupuleuses, atteintes et convaincues d'avaler le Chameau, d'avoir menti. Je suis curieuse de voir comment vous vous y prendrez pour les justifier, et je croirais que vous n'oseriez l'entreprendre, si je ne savais par expérience combien vous excellez dans le talent d'excuser le prochain. Ne me demandez point comment je trouve toutes les femmes de ce pays. J'étais de mauvaise humeur, et vous savez que je vois trouble dans ces occasions; il en est pourtant une que j'ai distinguée, et ce qu'il y a de bouffon, c'est que je ne puis vous la nommer, je n'ai point eu l'esprit de camper un nom à chaque visage, et il me faut une année complète avant de demêler les salades que je ferai à ce sujet. Attendez-vous à me les voir désigner par la brune, la blonde, la grande, la petite, etc. Je suis apte, comme vous le savez, à saisir les ridicules, cela fera une enseigne pour chaque personne, et ce qu'il y aura d'admirable, c'est que votre délicatesse ne pourra être blessée, puisque vous ignorez le nom des masques. Attendez pourtant, je veux que vous connaissiez deux des personnages; rassurez-vous, je n'ai que du bien à vous en dire, l'une est la Duchesse de Roxbury, je connaissais ce nom depuis long-temps. Oh qu'elle serait de votre goût, si j'en crois la voix publique! Celle-là est plus que la mère de ses enfants, elle est communément leur gouvernante, par occasion leur garde, et cette occasion se trouve toutes les fois qu'ils ont la plus légère incommodité; elle s'est fait l'homme d'affaire de son fils, depuis la mort du Duc, je la trouvai vis-à-vis d'un bureau où il y avait vingt lettres à lire et à répondre; elle m'avoua qu'elle avait cet amusement deux fois chaque semaine. On assure que par le bon ordre qu'elle a mis dans ses affaires, elle a doublé le bien de son fils. Elle me présenta sa famille, qui consiste en deux fils et deux filles. Je manquai crier au miracle. Les deux jeunes Lords étaient au collège, et pourtant, ôtaient leur chapeau et saluaient de bonne grâce, ils n'interrompaient point, répondaient à propos, en un mot, avaient l'air d'enfants de qualité. Les deux filles sont très-jolies, et l'aînée me demanda de la meilleure foi du monde, s'il n'était pas vrai que sa sœur fût plus jolie qu'elle. Vous êtes fort aimables toutes les deux, lui répondis-je; mais pourquoi me faites-vous cette question? Pour savoir si vous êtes du même goût que moi, me dit-elle; tout le monde me dit que je suis plus belle que ma sœur, et moi j'aime mieux son visage que le mien, regardez ses yeux, Madame, n'est-il pas vrai qu'ils sont bien beaux; et vous bien modeste, ma chère, lui dis-je, en l'embrassant. Si cette fille ne change point en grandissant, il faudra la noter sur mes tablettes, comme une des choses rares que j'ai vues. La seconde personne qui me plaît ici, est Milady.... Oh j'ai beau chercher son nom, c'est la fille cadette de Milord Brook, ou Warick; elle se nomme Charlotte, voilà tout ce que je puis vous en dire. Cette jeune Dame est extrêmement timide, mais elle a quelque chose dans la physionomie qui me plaît. Avouez, ma Clarice, que voilà la plus singulière lettre qui soit jamais sortie de ma plume, une critique générale, des éloges détaillés! oh je marche à grands pas vers la réforme, n'en doutez pas; nous verrons si ce commencement prospérera. Revenons à vos affaires. Je suis charmée du rayon de bonheur qui luit sur vous; je souhaite qu'il se soutienne, jouissez en à bon compte, sans vous embarrasser de sa durée; il sera stable si vous voulez suivre les conseils de tous ceux qui vous aiment, mettez-moi à leur tête, vous ne risquerez point d'être injuste. LETTRE DE MILORD V**. a Miss Clarice. J E dois beaucoup au Doyen de Colborn pour la bonne opinion qu'il a de ma probité; je lui dois encore davantage, pour l'honneur de la correspondance qu'il me procure avec une personne de votre mérite. J'en dirais davantage, mais ma chère Hariote me dit d'un air décisif, point de louanges, Milord, Clarice n'aime point ce ton-là. Le vôtre, Mademoiselle, est le ton de toutes celles qui en méritent, je le prendrai pour ne pas vous déplaire, et vous devez me savoir gré de la violence que je me fais pour être bref sur un article où j'avais la plus belle occasion de m'étendre; je passerai tout d'un coup à vous dire mon sentiment sur votre situation. Il me convient de ménager votre délicatesse; votre intérêt ne peut pourtant me permettre d'être aussi réservé que vous le souhaiteriez. Vous le savez, je ne suis pas de ceux qui croient que le temps des miracles est passé, le bras de Dieu n'est point raccourci, il peut les multiplier à son gré, et la parfaite estime, le vif intérêt que je prends à tout ce qui vous touche, Mademoiselle, me fait souhaiter qu'il daigne en faire un en votre faveur. Il serait inutile, et peu séant que j'entrasse dans les détails qui pourraient prouver la nécessité d'un miracle, pour rendre la personne à laquelle vous vous intéressez, telle qu'il le faudrait pour vous rendre heureuse; qu'il me soit permis seulement d'ajouter que la résurrection d'un mort me paraîtrait moins surprenante; je ne puis donc qu'applaudir aux sages précautions que Monsieur le Doyen vous conseille de prendre, et si après l'avis d'un homme si prudent, le mien peut paraître de quelque poids, gardez-vous, quoi qu'il arrive, de vous ôter les moyens de vivre indépendante, s'il arrivait qu'on voulût vous imposer un joug trop pesant. Ce n'est point sur une connaissance générale du caractère d'une certaine personne, que je fonde le conseil que je prends la liberté de vous donner; il est appuyé sur des certitudes qui ne peuvent admettre aucun doute. Votre charmante amie me fait ici des rivaux de tous ceux qui l'ont vue, je ne crois pas que ma qualité d'époux soit une raison de faire les honneurs d'elle-même, sur-tout auprès d'une personne qui pense aussi bien que vous. Qu'il me soit permis de vous dire que chaque jour ajoute de nouveaux charmes à ceux que vous lui connaissez. Quel serait mon bonheur, si je pouvais espérer de joindre au bien si rare d'une épouse telle qu'on peut la souhaiter, celui d'une amie si digne des sentiments que vous m'avez inspirés au moment où j'ai eu le bonheur de vous connaître. ( Lady Hariote continue. ) Vous l'entendez, ma chère Clarice, je suis la femme rare, la femme par excellence, et n'allez pas vous faire compliment de cet éloge, en vous persuadant que mon exactitude à mettre en pratique vos graves leçons, me l'ait attiré; non, ma très-chère, je suis plus pétulante, plus vive, plus étourdie, plus capricieuse, plus tout ce que vous voudrez, que jamais, et malgré toutes ces gentillesses que vous osiez nommer des défauts, Milord qui passe pour un homme dont le discernement est admirable, Milord, mon chef, mon juge, me trouve parfaite. Je vous défie d'avoir rien à objecter à cela. Etes-vous confondue, je vais vous relever, Milord n'est qu'un hypocrite, sur mon honneur, il est plus homme à ce moment que tous les hommes ensemble; c'est ruse pour me piquer d'honneur, et m'engager à réaliser ce qu'il a la bonté de supposer; je devais dire malice, mais après tout, le tour n'est pas mal-adroit, et je le lui pardonne en faveur de l'invention. Qu'il serait aisé aux hommes de nous subjuguer, ma chère! Quand j'y réfléchis, peu s'en faut que je ne méprise autant notre sexe que le leur. Il faut parler avec franchise, je sens que je ne mérite point du tout l'éloge qu'un époux trop indulgent vous a fait de sa trop imparfaite épouse. Soit que l'amour qu'il a pour moi lui fasse illusion, soit qu'il n'ait voulu que m'engager à devenir ce qu'il suppose que je suis, il est certain que je dois lui savoir gré de ses motifs, et je vous assure que mon cœur a payé cette dette sur le champ. Je vous avouerai même que tous mes sentiments me paraissent peu de chose, et que je suis déterminée à ne rien omettre pour le payer... de quoi s'il vous plaît? d'une louange donnée à propos. Que nous avons d'amour propre, que les hommes sont coupables de conduire avec une verge de fer, d'accabler sous un joug insupportable, des créatures si aisées à gouverner! Je me suis mariée sans amour, parce que mon oncle le souhaitait; parce que forcé de passer aux Indes, je n'étais pas d'humeur à l'y suivre, et que dans son absence j'avais besoin d'un protecteur. Ce bon oncle m'a juré que Milord était le plus honnête homme du monde; qu'il le connaissait de longuemain: je n'avais ni goût, ni dégoût pour lui, et si on eût rendu le même témoignage à dix autres, j'aurais laissé le choix à mon oncle. Qui m'eût dit, le jour de notre mariage, tu l'aimeras, j'aurais répondu avec confiance, non: je l'estimerai. On m'a dit qu'il faudrait le respecter, lui obéir; ces deux devoirs me paraissent incompatibles avec l'amour qui est toujours blessé de la moindre inégalité. Je ne sais si la sagacité de Milord l'a mis au fait de mes dispositions, ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il s'est comporté comme s'il les avait connues. Il a réussi à me cacher le maître, le chef: je n'ai vu que l'amant; et cette soumission que je lui aurais disputée pied à pied s'il l'avait exigée, ne m'a rien coûté parce qu'elle était volontaire; il me semblait que c'était un présent que je lui faisais, et on est flatté de pouvoir donner; c'est le plus noble de tous les rôles, et qui porte avec lui une satisfaction qui ne peut recevoir d'augmentation que par le plaisir que cause le don à celui qui le reçoit. Miséricorde! je disserte depuis une demi-heure. C'est bien son écriture, dira ma Clarice, en lisant cette page; mais assurément c'est un thême qu'elle a copié: sa tête n'est point faite pour enfanter un discours raisonnable. Vous en penserez ce qu'il vous plaira, toujours sera-t-il vrai qu'on ne m'a point aidée; cependant, comme il faut être sincère avec ses amis, je dois convenir que mon esprit n'a aucune part à cette lettre que mon cœur a dictée, et ce cœur est assez en usage de sentir comme il faut, sur-tout quand il est question d'aimer Clarice. LETTRE DE CLARICE a Lady Hariote. M A situation, ma chère, n'est point de celles sur la durée desquelles on puisse raisonnablement compter. Un bonheur sans nuage n'est point le partage des pauvres mortels, et le mien serait parfait, si cette réflexion n'amortissait le penchant que j'aurais à le croire stable. Je mets au rang des félicités dont je suis en possession depuis quelque temps, le changement des idées de ma chère Hariote, non qu'il m'ait autant surpris qu'elle pourrait se l'imaginer. Je connaissais son cœur, et je savais qu'il réussirait à subjuguer son esprit; mais franchement je ne croyais pas cette conversion si prochaine. Après Dieu, vous devez le tour avantageux que prennent vos idées à la complaisance de Milord; c'est un bienfait qui mériterait dix cœurs si vous les aviez, le vôtre n'est pas fait pour être ingrat, le mien ne peut suffire à tous mes sentiments, non plus qu'à ma reconnaissance pour l'auteur de ma félicité. J'avais cru être heureuse jusqu'au jour où j'ai perdu ma respectable tante; à l'abri de ses ailes, les vents de l'adversité n'avaient pu pénétrer jusqu'à moi. A présent que j'examine ma situation passée, et que je la compare à celle dans laquelle je suis aujourd'hui, je la trouve d'une ennuyeuse insipidité. Il me manquait quelque chose, et c'était l'adversité, une pointe d'amertume; elle est, ce me semble, l'assaisonnement du bonheur, et celui qui n'a jamais rien souffert, ne peut, selon moi, se vanter d'être heureux. Vous trouverez peut-être cette façon de penser étrange, je la sens pourtant, et si je n'avais pas peur d'être querellée, je vous dirais que j'espère que vous le sentirez un jour. A quoi bon philosopher sur une telle matière, me direz-vous? Il faut avoir bien du temps de reste pour l'employer d'une manière si peu utile. Je ne sais si votre critique sera juste: on entend tout le monde se plaindre des événements fâcheux dont la vie de l'homme est comme semée, et on ne veut pas réfléchir que ces peines passagères sont le sel des jours sereins. Nous avons toujours joui vous et moi d'une parfaite santé, nous sentons faiblement cet avantage, tandis que le pauvre Jacques notre jardinier est dans des transports de joie qui approchent de la folie, toutes les fois qu'il se sert librement de ses jambes qu'il était en danger de perdre. Il se promène avec ravissement, seulement pour se constater à lui-même qu'il peut se promener; il va revoir ses béquilles dix fois par jour, il arrête tous ceux qu'il a vus une seule fois pour leur montrer qu'il marche droit, et leur compter combien il espérait peu de jouir jamais de cet avantage. Comptez, si vous le pouvez, les plaisirs dont ce pauvre homme est possesseur, ils sont nés de ses douleurs et de ses craintes. N'accusons donc plus insolemment la sagesse divine qui sait tirer le bien du mal, et abandonnons nous à sa conduite. Je ressemble à Jacques. Ce qui fait le piquant du bonheur que j'éprouve, était le peu d'espoir que j'avais d'en jouir jamais. Il fallait un miracle, à ce que dit Milord, eh bien! ce miracle, Dieu l'a fait: ma vertueuse mère en pleure de joie et de reconnaissance à chaque instant. Ce n'est point la tendresse filiale qui me met un bandeau sur les yeux, je vois jusqu'où a été la dépravation de mon père; il manquait de mœurs, rien ne pouvait compenser ce défaut; du reste on ne peut rien désirer de plus dans un homme, du côté de l'esprit et de la figure: vous l'aimeriez, ma chère, j'en suis sûre. Jugez du degré de mes sentiments pour lui, à présent qu'il fait son étude du bonheur de son épouse et du mien. Quant à ma mère, on peut dire sans exagération qu'elle est le phénix des personnes de son sexe. Vous avez quelquefois applaudi à l'arrangement de mes traits; croirez vous que, malgré l'avantage de la jeunesse, ils ne peuvent soutenir la comparaison avec ceux de ma mère? Pour son âme, je suis réduite à l'admirer; tout ce que je pourrais vous en dire, la déprimeroit sans la peindre. De quelle vertu n'a-t-elle pas eu besoin, depuis vingt ans, pour supporter les mépris de mon père, et à qui la sacrifiait-il? On dit que Mistriss Cosby a peu de beauté, et que c'est une personne extrêmement bornée. De tels excès me donnent une idée assez distincte du péché; quelle doit être la malignité de son venin, puisqu'il conduit une créature raisonnable à une telle dépravation. Le Doyen a triomphé par la lettre de Milord. Il n'était pas juste que mon petit jugement l'emportât sur celui de deux personnes qui me sont si fort supérieures en tout genre; cependant j'ai obtenu deux mille livres sterling que je destine à payer les dettes que mon père a contractées en Irlande. Cela appartient à la justice, ma chère. De quel droit aurais-je assisté l'orphelin et la veuve, aux dépens de plusieurs marchands et artisans qui souffrent peut-être actuellement, faute du paiement de leurs marchandises et du prix de leurs travaux? Les enfants de mon père sont arrivés; ils sont d'une figure revenante, et m'ont paru fort reconnaissants de la bonté que j'ai de les placer, car mon père leur a déclaré que c'était moi qui faisait cette dépense. Je garde la fille auprès de moi, en attendant l'occasion de la faire passer en France. Quelques années dans un Couvent lui sont nécessaires pour s'instruire et corriger les défauts qu'elle a contractés dans son éducation. J'avais prié ma mère de s'en charger, la réflexion m'a fait changer de sentiments; son père l'a toujours gâtée, et souffrirait peut-être impatiemment de la voir contrariée sous ses yeux. Le garçon part aujourd'hui pour Londres; il a du goût pour le commerce, et je le fais entrer chez un négociant, qui à de grandes lumières joint une solide piété. Mon frère à grand besoin d'être instruit de ses devoirs à cet égard, et lui et sa sœur ne savent pas les premiers éléments du catéchisme. Nous vivons au Château à peu près comme nous faisions du vivant de ma tante; même société, je la soupçonne un peu trop grave pour mon père. Il me dit souvent que nous serions mieux à ma maison de Olds Winsord, qui n'est qu'à vingt-deux milles de Londres. Savez-vous ce qui a déterminé ma mère à m'insinuer que je lui ferais plaisir de le satisfaire à cet égard? C'est le voisinage de la Duchesse de Roxbury, et celui d'une autre Dame de ses amies, qui demeure au château. Peut-être si nous sommes si proche de Londres, faudra-t il y passer deux ou trois mois chaque année; ma mère décidera ce qu'elle trouvera le mieux; avec un tel guide, je ne risque pas de m'égarer, et je serais indigne des faveurs que le Ciel verse sur moi avec tant d'abondance, si j'aspirais à vivre dans l'indépendance que ma tante ne m'avait ménagée que parce qu'elle ne pouvait prévoir l'heureux dénouement de tout ceci. Je vous prie de joindre à ma lettre pour Milord, de nouvelles actions de grâces, pour la bonté qu'il a eu de m'écrire. Nota. Cette lettre ne s'est point trouvée dans celles qu'on m'a remises. REPONSE DE LADY HARIOTE a Miss Clarice. D Ieu bénisse la Philosophie, les Philosophes, et me garde de le devenir jamais. La belle imagination de regarder comme un bien d'avoir les jambes fracassées, parce qu'on en goûte mieux ensuite le plaisir de se promener! Gardez-vous, ma pauvre Clarice, de me souhaiter jamais un pareil bonheur, c'est bien assez de ne pas se noyer quand on passe l'eau: jouissons tranquillement du présent, sans chercher les causes du plaisir dont nous sommes possesseurs. Je ne crains point cette insipidité que vous voulez me faire appréhender dans un bonheur trop continu. Grace au grain de folie que j'ai pardessus vous, de nouveaux désirs prennent si vite chez moi la place de ceux qui sont satisfaits, que je n'ai guère le temps de m'assoupir. Nous sommes tous possédés du Démon des voyages, si l'on en excepte Milord qui ne se détermine à faire celui de Paris qu'à raison des affaires importantes qu'il doit y conclure: cependant, comme il continue à être le plus poli des maris, il m'assure que s'il avait pu soupçonner le désir que j'avais de faire ce voyage, il l'aurait préféré à celui d'Ecosse, où sa présence était pourtant nécessaire. Il va terminer en huit jours ce qu'il n'aurait pas fini en six mois, et le tout pour avancer le plaisir de son Hariote. Oh, cet épouxlà n'est point fait comme les autres; et si aimer son mari est une faiblesse, en vérité la mienne sera pardonnable. Je ne sais pourquoi je mets cet amour au futur, il ne faut pas qu'une mauvaise honte m'engage à tromper ma Clarice, cet amour est tout venu. Je vous jure que c'est une chose amusante d'aimer son mari, je ne l'eusse jamais soupçonné. Ah! vraiment c'est bien cela qui empêche de s'endormir. Milord est forcé de dîner en ville, Hariote qui avait fort bon appétit n'a plus d'impatience pour le dîner; est-elle à table, malheur aux cuisiniers, aux laquais: ceci est trop doux, l'autre plat est trop salé, la viande est dure, la salade trop longue, le dessert mal choisi; les laquais ne devinent pas quand on a soif; frappe-t-on une douzaine ou deux de coups à la porte, de ce ton qui annonce une personne de conséquence, ( a ) Milady jette saserviette, renverse tout ce qui se trouve à son passage, et en deux enjambées, traverse la salle à manger, pour voir par la fenêtre si ce n'est point son cher et féal, qui a trouvé quelque prétexte pour quitter quelques minutes plutôt, un dîneroù il y avait bonne compagnie, mais qui lui paraissait ennuyeuse, parce qu'il n'y voyait point l'objet de ses affections. Est-ce lui, le visage s'épanouit, on ouvre la porte, l'appétit revient, on dîne sur nouveaux frais; s'est-on trompé, onrevient tristement à sa place, on fait desservir, le visage s'allonge, les vapeurs arrivent, on prend la résolution de bouder Milord; on la tient deux minutes, et puis sa présence fait tout oublier. Je ne finirais pas si je voulais vous détailler la diversité qu'un peu d'amour met dans la vie; peut-être aussi est-ce la nouveauté de ces mouvements qui m'amuse, et qu'un peu d'habitude émoussera les plaisirs qu'ils me procurent; en ce cas, une femme d'esprit comme moi ne peut manquer de ressource; je prierai Milord de me donner un peu de jalousie, et s'il n'a pas cette complaisance pour moi, je prendrai la peine de le rendre jaloux Concevez-vous quelle variété cela mettra dans notre vie? oh! je le répète, je ne crains pas le sommeil. Comme il ne serait pas possible que je reçusse ici votre réponse, je vous prie de l'adresser à....... où nous nous embarquerons. Un mot encore, malgré ma folie, je sais goûter ce qui est bon et estimable, ainsi j'applaudis à l'acte de justice que vous avez fait en payant les dettes de Monsieur votre père; c'est dans ces occasions, ma chère, qu'on sent le plaisir d'être riche. LETTRE DE CLARICE a Lady Hariote. C 'Est de Londres que je vous écris, ma chère, nous y sommes arrivés depuis deux jours. Ma maison de Winsord avait besoin de quelques réparations, et mon père a choisi ce temps pour me proposer de voir la Capitale du Royaume. J'y ai consenti d'autant plus volontiers qu'il n'y a personne dans cette saison, ainsi je serai débarrassée de faire des visites, et d'en recevoir. Je profite de cette occasion pour satisfaire à un des besoins de mon cœur; il souffrait du mince équipage de mon père et de ma mère, le deuil couvrait tout, il touche à sa fin, et je me fais une vraie fête de leur faire goûter les douceurs de l'aisance pour lesquelles ils sont nés, et dont ils ne jouissent plus depuis long-temps. Ma mère manque de tout, et je ne prétends pas employer moins de mille livres sterling, pour la remettre en habits et en linge. J'aurais eu besoin de vos conseils en cette occasion; je ne me pique pas d'être connaisseuse, heureusement une de mes femmes a du goût, et entend l'économie, c'est elle que je charge de tous ces détails...... On m'interrompt pour une lettre pressée...... Juste Ciel! on m'annonce la mort de notre cher Doyen, et quelle mort, et dans quelle circonstance! Mais, je suis dans une agitation qui ne me permet pas de finir cette lettre, il faut la suspendre malgré moi. J'ai été si troublée depuis deux jours, que je n'ai pas eu le courage de vous annoncer les nouveaux malheurs dont je suis menacée, et dont la mort de mon protecteur et de mon ami est le présage. A présent même j'éprouve qu'une crainte qui n'a pas un objet fixe, est mille fois plus pénible qu'un malheur certain. Vous jugerez de mon état par la lettre que m'écrit le bonhomme Ryding, ce fermier que ma tante avait associé au Doyen pour être mon tuteur. LETTRE DE M. RYDING a Miss Clarice. V Otre attachement pour Monsieur le Doyen de Colborn, vous fera sentir bien vivement le malheur qui vient de lui arriver. Il a été trouvé en apoplexie dans son cabinet, et malgré les plus prompts secours que je lui ai fait administrer, il est mort au bout de quelques heures, sans avoir recouvré l'usage de la parole. Après avoir témoigné par signe sa résignation aux volontés du Seigneur, il m'a paru occupé de quelque chose qui l'inquiétait étrangement. Comme il me montrait incessamment, du doigt, le bureau auprès duquel il était lorsque son accident l'a surpris, j'y ai été, accompagné de l'Ecclésiastique qui l'assistait, et j'y ai trouvé une lettre commencée qu'il m'a fait signe de mettre dans ma poche. Je lui ai nommé nombre de gens de ma connaissance, pour savoir à qui cet écrit imparfait devait être remis; lorsque j'ai prononcé votre nom, un geste vif m'a appris que c'était à vous, et je vous l'envoie sans savoir ce qu'il contient. N'ayez aucune inquiétude, ma chère Demoiselle, au sujet de vos affaires, le premier soin du Doyen, après vous avoir quittée, avait été de les mettre en règle. J'ai actuellement entre les mains, quatre mille livres sterling, pour la demi-année de votre revenu, et j'attendrai vos ordres pour l'emploi ou l'envoi de cette somme. Les domestiques du Doyen attribuent son accident à la visite d'un étranger avec lequel il eut un long entretien la veille. Il parut fort troublé le reste du jour, et refusa de déjeuner le lendemain. Vous êtes trop bonne chrétienne, Mademoiselle, pour ne pas prendre cette croix, de la main de Dieu. Nous perdons sans doute beaucoup, à la mort d'un tel ami; mais, notre Pere qui est au Ciel sait, mieux que nous, ce qui nous convient, et j'espère qu'il vous consolera mieux que ne pourrait le faire un pauvre ignorant tel que je le suis. LETTRE COMMENCÉE DU DOYEN DE COLBORN, a Miss Clarice. Q UE ne m'en coûte-t-il pas, ma chère enfant, pour troubler, par de justes craintes, la douce paix dont vous vous croyez en possession pour toujours; mais... Mon Dieu que je sens ma tête chargée! Ce voyage de Londres cache des desseins; la plume me tombe des mains. Que Madame votre mère veille exactement sur les démarches..... Le reste de cette lettre, ma chère Hariote, est écrit sans aucune suite, et le caractère en est indéchiffrable! Ah, je n'en doute point, son amitié pour moi lui a porté le coup mortel. Mais que peut-il avoir appris, capable de lui causer une telle révolution? La conduite de mon père ne se dément point à l'égard de ma mère; son amitié pour moi semble augmenter chaque jour. N'importe, je vais presser les ouvriers pour que ma maison soit bientôt en état de nous recevoir. C'est sur le voyage de Londres que les craintes de notre digne ami paraissent fondées, il faut en partir au plutôt. Je ne suis pas tellement occupée de la crainte des maux qui me menacent, que je ne ressente vivement la perte de celui qui guidait mes pas depuis mon enfance, et dont les sages conseils ont fait naître dans mon âme le goût de la vertu; mais, pourquoi le pleurer? Faut-il que je sois plus touchée de mes intérêts que de son bonheur? Ses jours sont pleins, Dieu qu'il a servi tant d'années a voulu lui épargner les maux qu'il aurait soufferts si.... Mon esprit cherche en vain sur quel objet doivent tomber mes craintes; ma mère n'a pas à cet égard plus de pénétration que moi; elle essaie même de me rassurer et de m'inspirer une tranquillité dont elle ne jouit pas elle-même. Les circonstances de la mort de notre cher Doyen viennent de nous être répétées par son valet qui l'avait accompagné au Château dans son dernier voyage. Si nous en croyons le témoignage de ce garçon, cette lettre qui nous a si fort inquiétées n'a été produite que par le dérangement de l'esprit de notre digne ami; la machine avait commencé à se détraquer dès la veille de sa mort, et ce valet lui conseilla d'appeler le médecin; il dit que cet homme qu'on a pris pour un étranger est un pauvre catholique qui venait tous les ans pour se confesser au Doyen, et comme il se sentait déjà de son indisposition, le Doyen ne put lui parler en particulier, et le pria de remettre au lendemain. Il avait eu de violentes vapeurs depuis son retour chez lui; ainsi l'esprit plein de crainte sur la persévérance de mon père dans le bien, il n'est pas étonnant que ces idées l'aient affecté, lorsque sa tête a commencé à l'être. Mon père a paru fort touché de la mort de notre pauvre ami, et a prévenu mes intentions, en me priant de garder son Domestique qui est actuellement notre sommelier. Ordinairement les bons maîtres font les bons valets, et celui-ci ayant passé quatre années avec notre Doyen, me paraît un homme auquel on ne risque rien de donner une place de confiance. LETTRE DE LADY HARIOTE a Clarice. C Roiriez- vous, ma chère Clarice, que depuis douze jours, Milord s'efforce de me persuader que mon incomparable amie n'est pas toute parfaite, et qu'on peut l'accuser d'un peu de négligence? Il ne le pense pas au moins, j'en suis sûre; mais il a cru devoir mettre cette idée dans ma tête, à la place des inquiétudes que votre silence m'a causées. J'étais encore dans ma chaise que je criais à l'hôtesse n'y a-t-il point de lettre pour Lady V.... ou Lady Hariote; car je pensais que l'habitude vous eût peut-être fait prendre cette dernière adresse. Nous n'avons point de lettre pour personne, me répond cette femme. Envoyez donc vite à la poste, et en attendant le retour d'un domestique et du valet de chambre de Milord, qui couraient de façon à s'essoufler, à cette poste, je me tiens assise à la porte de l'auberge, en frappant alternativement des deux pieds, et disant à chaque minute, mais le bureau de la poste est donc bien loin! En vérité ces gens sont d'une lenteur insupportable. Ils reviennent enfin, point de lettre, et ma tête aussi-tôt est en campagne pour imaginer l'accident qui a pu retarder votre réponse. Comptez, ma chère, qu'il n'y en a pas un seul qui ne m'ait passé par l'esprit. Elle est morte, malade, son père l'a maltraitée, elle devait faire un voyage, peut-être le carrosse a-t-il versé. Milord a été plus d'une heure avant de pouvoir obtenir de mon imagination un moment d'audience; enfin il est venu à bout de me faire comprendre que vous m'aviez annoncé un déplacement; qu'il était vraisemblable que dans l'embarras que causent les préparatifs d'un voyage, vous eussiez différé d'un jour, à m'écrire, et que le retard d'un seul jour suffisait pour empêcher votre lettre d'arriver à temps: il a poussé la complaisance jusqu'à me montrer sur le livre des postes, la marche du courrier, et je vois qu'effectivement vous n'avez eu que quelques heures pour lire ma lettre et m'écrire, vous aurez manqué la poste qui n'arrivera que dans deux jours. Quelque pressées que soient nos affaires, mon époux m'a offert d'attendre ici ces deux jours. En vérité cet homme est adorable; mais je n'ai pas voulu abuser de sa complaisance, et je pars, la tête dans un sac, sans voir où vous êtes, et sans pouvoir donner carrière à mon imagination, comme j'ai coutume de le faire, sur tout ce qui peut vous arriver d'une lettre à l'autre. Si j'étais assez grande Dame, j'aurais des exprès à mes gages, et il ne se passerait pas un jour, un seul jour, que je n'eusse des nouvelles de ma Clarice, et qu'elle n'eût des miennes. Si je savais où vous campez actuellement, je ferais partir cet informe chiffon; il faut me tranquilliser en attendant votre lettre, j'espère la recevoir à Calais, et j'achèverai celle ci en arrivant. Milord me fait comprendre que le courrier qui apportera cette lettre si désirée, n'aura pas problablement des ailes; que conséquemment il faudra qu'il attende le retour du paquebot dans lequel nous partons, et qu'ainsi ce ne sera qu'à Paris que nous la recevrons. En vérité, Milord, je ne puis attendre si long-temps, il faudrait.. oh, que Clarice est négligente! Voilà mon éternel refrain. Il faut avoir une grande envie de s'entretenir avec son amie, pour vous écrire dans l'état où je suis. Ecoutez notre tragi-comique entrée à Calais. Vous dire qu'en entrant dans le vaisseau, l'odeur du goudron m'a donné au cœur, et m'a tourné la tête; que j'ai souffert pendant cinq heures, tout ce que l'on souffre en prenant un violent émétique, ce serait vous faire l'histoire de tous les voyageurs qui évitent rarement de payer le tribut à la mer. Ce n'est que des infortunes qui me sont particulières, que je veux vous entretenir. Nous nous sommes embarqués par le plus beau temps du monde, et pour parler poétiquement, Eole qui tenait les vents enfermés, avait laissé échapper quelques zéphyrs, qui de leurs haleines frisoient la surface de la mer. Tout-à-coup ce secours nous manqua, et le plus grand calme nous rendit immobiles, au beau milieu du passage. Une personne moins impatiente que votre amie, se serait tranquillisée comme le reste des passagers, il ne fallait qu'attendre une heure, le vent se lève avec la marée, et nous aurait fait entrer dans le port: je souffrais beaucoup, cette heure me parut un siècle, et je prêtai l'oreille aux conduc-teurs d'une barque qui était venue au-devant de notre vaisseau. Milord qui n'a pas la force de me contredire, consentit à y descendre avec moi, et notre exemple entraîna quelques passa-gers. Il y avait trois lieues jusqu'à terre, nous avions quatre forts rameurs, et ils nous promirent d'arriver de jour. (Une de mes raisons pour quitter le vaisseau, étant la crainte d'y passer la nuit, ou d'arriver à porte fermée; car on m'effrayait de la nécessité de passer la nuit dans une cabane, pour-tant le nom d'auberge, qu'on trouve pour toute ressource, dans le faux-bourg.) A peine eûmes-nous fait une demi-lieue, qu'un nuage bien noir nous annonça une pluie qui ne tarda pas à tomber avec tant d'abondance, qu'en un instant nous fûmes trempés jusqu'aux os. Comme cette pluie avait abattu le vent, qui aurait pu nous mettre en danger, je me conso-lois d'être mouillée: ce calme ne fut pas long, et le pilote de notre esquif nous annonça un ouragan qui lui laisserait à peine le temps de nous mettre à terre. Il y tourna sa voile, et je crois que s'il eût tardé un demiquart d'heure, nous n'eussions pu échapper au naufrage, tant l'orage fut violent. Vous savez combien le tonnerre me cause de terreur, imaginez-vous, ma chère, qu'un coup n'attendait pas l'autre, et quel tonnerre! non, je n'en ai jamais entendu un si terrible. Il nous restait une grande lieue à faire dans les sables; je ne voulais pas me mettre en chemin pendant l'orage; d'ailleurs, ce sable était si mouillé que j'y enfonçois à chaque pas. Si j'eusse été aussi leste et aussi légère que ma Clarice, nos rameurs m'eussent portée alternativement, ils me l'offraient; mais de la taille dont je suis, il y avait de l'impossibilité à le tenter. Je m'obstinai donc à rester sur le rivage en attendant une voiture; mais on me fit remarquer que la marée qui commençait à monter, amenait la mer sur nos talons, et qu'il fallait choisir d'avancer ou d'être noyée: vous devinez ce que je choisis; j'avançai, tantôt à pied, tantôt portée, tantôt traînée. Pendant que je m'étais amusée à disputer, Milord avait pris le parti le plus sage, c'était de faire partir un des rameurs, avec ordre de m'amener telle voiture qui lui tomberait sous la main, chaise, cheval, âne, civiere, brouette, charrette, rien ne fut excepté. Un de nos domestiques accompagna cet homme et ce fut un bonheur, comme vous l'allez voir. Quoique ces gens marchassent comme s'ils eussent eu des ailes aux talons, j'eus le temps de faire une demi-lieue à pied, et d'arriver à une espèce de pont où la marée ne pouvait nous insulter. J'étais résolue de m'y établir, en attendant la voiture, lorsqu'elle parut. Je vis d'abord une chaise à porteurs, et j'allais m'y élancer, lorsque le domestique ayant dit un mot à l'oreille de Milord, il me pria de n'y point entrer, et de permettre qu'on m'arrangeât sur une civiere. Je ne sais, ma chère, si vous avez l'idée de cette machine dont on se sert communément pour porter le fumier. Ce sont des lattes jointes par quatre morceaux de bois, faits en forme de cadre, et deux bâtons semblables à ceux de nos chaises à porteurs, quoi- que beaucoup plus courts, servent à la soutenir en l'air. Ce fut sur cette noble voiture que je fis le reste du chemin. Milord marchait devant accompagné de mes femmes et des passagers que j'avais par mon impatience engagés dans ce mauvais pas; nos valets fermaient la marche. Devineriez-vous à quoi votre folle amie s'amusa le reste du chemin? à rire jusqu'à perdre la respiration, et je doute que votre grave personne eût pu s'en empêcher en voyant le comique de cette marche. Figurez-vous mes femmes crottées jusqu'à la ceinture, dégouttant l'eau de tous les côtés, les cheveux de Milord droits comme des cierges, les perruques dans le même état, et moi sur-tout trempée jusqu'à la chemise, et secouée comme on ne la jamais été. Heureusement il faisait nuit quand nous arrivâmes; car assurément nous aurions ameuté la populace. On avait eu la complaisance d'attendre à fermer les portes, ainsi nous couchâmes dans la ville, où l'on me bassina un fort mauvais lit. Il ne fut pas possible de m'y faire rester; au bout d'un quart d'heure je me trouvai fraîche, reposée, et je voulus souper debout. Voilà ma lamentable histoire, et ce qu'il y eut de plus désespérant, c'est que le paquebot arriva dans le port aussi-tôt que nous, en sorte que nous eussions évité toutes ces peines en y restant. J'étais fort intriguée du choix de Milord, par rapport à la voiture; il m'en apprit la raison. La chaise qu'on m'avait amenée, est celle qui sert à porter les malades à l'hôpital, et elle avait servi ce même jour à voiturer une femme qui avait la fièvre maligne. Avouez, ma chère, que Milord avait une belle occasion de me régaler d'un bon sermon; car c'était malgré lui que je l'avais entraîné dans cette malencontreuse chaloupe; je m'y attendais et franchement j'en aurais subi l'humiliation en silence, tant j'étais capote, il m'en a fait grâce, et j'ai fait sa charge. J'y ai ajouté le vœu de lui obéir aveuglément, (en voyage, s'entend,) je n'ai pas encore le courage d'étendre ce vœu plus loin. Cet homme réussira à me rendre raisonnable, quelque peu d'apparence qu'il y ait à un tel miracle. Après tout, qu'aurait-il gagné à me reprocher mon imprudence? Je la sentais aussi bien que lui; toutes ces lamentations n'auraient pas séché une seule goutte de l'eau qui nous avait inondés, elles m'auraient mise en fureur; car il est dur et insupportable de s'entendre quereller, quand on a tort; il est plus aisé, ce me semble, d'avoir de la douceur quand on est repris mal-à-propos, parce qu'alors on sent qu'on a le beau rôle. Milord veut absolument séjourner un jour à Calais, pour laisser reposer son monde; cet acte d'humanité me plaît, mes femmes sont sur les dents, et nous avons dormi jusqu'à onze heures du matin: peut-être eussionsnous poussé plus loin cette débauche de sommeil, sans la nécessité d'entendre la Messe. C'est à celle des officiers que nous avons été, et votre amie y a versé des larmes de joie. Toutes les parties du sacrifice s'annoncent au bruit du tambour; à l'élévation, on présente les armes, on joue des fanfares! Ah je suis bien du goût d'Elisabeth, on dit qu'elle aimait les cérémonies, certainement elles sont utiles à des Etres composés de corps et d'âmes; elles élèvent l'âme à Dieu et ferment la porte aux distractions en rappelant les idées de sa majesté. J'en ai pourtant eu, c'était de vifs regrets sur le malheur de mes pauvres compatriotes, des désirs consumants, de les voir réunis avec nous dans une même foi. Hélas! il en est de ce don inestimable, comme de la santé. Vous me disiez dans une de vos lettres, qu'une personne qui en a toujours joui, n'en sent pas la valeur, de même les François qui ont la foi, par le bénéfice de leur naissance en connaissent peu le prix. Pour moi j'ai senti en ce moment un si grand plaisir d'être catholique, que j'ai pris la ferme résolution de ne passer aucun jour de ma vie, sans remercier Dieu de m'avoir donné la grâce de l'être. Nous partons demain en poste, j'espère que le jour que nous avons passé ici, donnera le temps au courrier de nous devancer. LETTRE DE LADY HARIOTE a Miss Clarice. M Es tristes pressentiments sont donc vérifiés; ils m'annonçaient la mort de notre digne ami, et les suites inquiétantes qu'elle devait avoir pour ma chère Clarice. J'aurais voulu me livrer à l'idée que son domestique s'est efforcé de vous donner, Milord ne m'en laisse pas la liberté. Ou il a d'étranges lumières sur votre père, ou il est furieusement prévenu contre lui. Tout ce qui vient de sa part lui est suspect, et il est au désespoir que vous ayez retenu ce garçon à votre service. Quand je lui en demande la raison, il me répond simplement que c'est parce que Sir Derby l'a voulu; ce n'est là que la dernière partie de ses motifs, il en a de plus forts, ma chère, et il me prie d'insister à ce que vous chassiez cet homme à la première occasion que vous en aurez, ou du moins, à ce que vous soyez sur vos gardes, par rapport à lui. Il approuve fort que vous vous retiriez sur vos terres, et puis il est des moments où il dit qu'il vous croirait mieux à Londres. Enfin, sa dernière résolution est de hâter la conclusion de ses affaires, de partir aussi-tôt pour l'Angleterre, et de se loger dans le même endroit que vous. Je ne vous dirai point quel transport de reconnaissance son zèle pour vos intérêts a excité dans mon âme: vous connaissez mon cœur, jugez de ce qu'il a dû sentir en pareil cas. Il vous prie de l'instruire exactement de tout ce qui se passera chez vous, et il réglera ses démarches sur vos lettres. Comme ces précautions semblaient présager pour vous des embarras prochains, il m'a rassurée à cet égard; trois ans doivent s'écouler avant que vous en ayez vingt et un; votre père perdrait tout, si vous mouriez avant ce temps, ainsi il n'épargnera rien pour se masquer jusqu'à ce moment, et vous laissera tranquille. Soyez pourtant exacte, ma chère, à nous donner de vos nouvelles; vous concevez quelles seraient mes terreurs s'il se passait un ordinaire sans que j'en reçusse. Si vous étiez trop pressée, mettez seulement dans un papier: Il n'y a rien de nouveau. LETTRE DE CLARICE a Milady Hariote. E H mon Dieu! que vous avez eu d'embarras et de fatigues! Que sais-je ce que je vous aurais dit à ce sujet, si vous ne m'aviez pas fait adroitement l'éloge de la discrétion de Milord, pour m'engager sans doute à l'imiter; je ne dirai donc pas un mot du passé, et je me contente de vous exhorter à ne violer jamais le vœu d'obéissance que vous avez fait à votre époux. J'espère que votre déférence pour ses conseils ne sera pas bornée à vos voyages; il me semble qu'il mériterait par sa conduite que ce vœu s'étendît à tout, quand il ne serait pas un devoir. Je quitte bien vite cet article, mon Hariote ne veut être prêchée que par son propre cœur, et il me semble qu'il s'en acquitte assez bien pour s'en reposer sur lui. Nous sommes établis à OldsWinsord; mais votre Duchesse est encore en Ecosse, et franchement elle y reste trop long-temps, au gré de mon impatience, je devais dire notre, car ma mère brûle du désir de la connaître. Nous sommes à plus d'un mille de toute société, ce qui ne nous empêche pas d'avoir souvent compagnie; la proximité de la ville et du château nous en attire assez pour éviter l'ennui d'une solitude absolue. Mon père se comporte de manière à détruire entièrement les soupçons de Milord, et je ne conçois pas comment un homme accoutumé à une vie dissipée, peut être réduit à l'uniformité de nos occupations, il ne les varie que par des parties de chasse qui sont même assez rares, et par des voyages de vingt-quatre heures, à Winsord. Il nous a pourtant dit que, si sa fortune avait été moins bornée, il eût fait quelque séjour à Londres. Mettez-vous à ma place, ma chère Hariote; je jouis de huit mille livres sterling de rente; pouvais-je entendre un tel discours sortir de la bouche d'un père, sans lui dire sur le champ, qu'il m'offensait, s'il ne se croyait pas en droit de disposer de la plus grande partie de mon revenu. Il m'a serrée dans ses bras, pour toute réponse, et j'ai senti mon visage baigné de ses larmes. Avec quelle abondance les miennes n'ont-elles pas coulé; non, de ma vie je n'ai éprouvé un sentiment de plaisir si vif, et je me regarderais comme un monstre, si écoutant d'injurieux soupçons, je ne m'efforçais pas de réhabiliter l'auteur de ma naissance, dans l'esprit de l'homme que j'estime le plus. Je connais tout le prix des motifs de Milord dans la défiance qu'il a voulu m'inspirer, une jeunesse déréglée peut l'avoir rendu légitime; mais l'âge mûr, de grandes infortunes, la grâce que je devais nommer la première, ne peut-elle pas changer le cœur? Que savons-nous si les prières de ma sainte tante, celles de ma respectable mère; (car je ne compte pas lot miennes pour beaucoup.) Que savons-nous, dis-je, si tant de prières n'ont point touché le Pere des miséricordes, en faveur du mien. On peut se contrefaire pendant quelques jours, quelques semaines; mais voici le sixième mois que je vis avec Sir Derby, il n'est pas probable qu'il eût su se contraindre assez, pour m'échapper entièrement. Ma mère commence à concevoir quelque espérance, et si elle a blâmé l'offre que j'ai faite à mon père, c'est, à ce qu'elle m'a dit, qu'elle craint que les mauvaises compagnies ne renversent les bonnes résolutions de son époux. Il convient qu'il a passé tout le temps de sa jeunesse d'une manière déplorable, il en gémit, il avoue même qu'il lui en coûte quelque chose pour se réduire à l'uniformité de notre vie, et cet aveu est, ce semble, une preuve de sa sincérité: j'en ai pris droit de faire une chose dont je ne me serais pas cru capable, et qui m'a réussi à souhait. Après avoir employé une heure entière à demander le secours de Dieu, j'ai suivi mon père dans le jardin, (c'était le soir du jour où je lui avais offert mon revenu,) il s'est enfoncé dans une allée, et assis sur un banc, il paraissait rêver profondément, en sorte que j'étais à ses pieds avant qu'il m'eût aperçue; j'embrassais ses genoux avec ardeur, et mes larmes me laissaient à peine la liberté de lui faire entendre ma voix. Oh mon père! mon cher père, me suis-je écriée, pardonnez à votre audacieuse fille, la liberté qu'elle va prendre; permettez-lui de vous ouvrir son cœur, il est surchargé d'un poids qui l'opprime et le tue, déchiré par des devoirs contraires qui lui sont également chers. Mon père avait passé ses bras autour de moi, et s'efforçait de me relever: non, lui dis-je, il faut que ma posture, d'accord avec les sentiments du plus profond respect, expie la liberté de ma langue: mon père me permet-il.... Tout t'est permis, chère fille de mon cœur, m'a-t-il dit; je te regarde moins comme mon enfant, que comme une tendre amie qui doit faire le bonheur de mes dernières années, et dans le sein de laquelle je répandrai toujours mon cœur avec confiance; ne crains pas de m'ouvrir le tien, et sois persuadée que ton bonheur est le plus cher objet de mes désirs. Encouragée par ces marques de bonté, j'osai lui dire que le respect que je devais à la mémoire de ma tante, me forçait malgré moi à une réserve qui faisait mon tourment. Ah! lui dis-je avec un transport qui, je crois, lui peignait au vrai les sentiments de mon âme: si la fortune dont je jouis, était le fruit de mes travaux et de mon industrie, avec quel plaisir viendrais-je la mettre à vos pieds, et recevoir de vous, comme une faveur, les choses qui me seraient nécessaires! Ma dépendance de vous ferait mon bonheur, et je ne puis sans confusion, me rappeler qu'à mon âge je suis tirée de l'ordre commun, par la volonté d'une tante à laquelle je dois obéir, puisque vous lui aviez remis toute l'autorité que vous aviez sur moi. Cette tante était vertueuse, pourquoi m'a-t-elle privée du bonheur et du mérite de l'obéissance, dont elle connaissait si bien le prix? Laissez-moi la liberté d'achever, ajoutai-je, en voyant mon père prêt à m'interrompre. En réfléchissant sur tout ce qui s'est passé depuis six mois que j'ai le bonheur de vivre sous vos yeux, je crois avoir trouvé la clef de sa conduite. Elle connaissait sans doute votre cœur, mon très-cher père: elle savait qu'il était capable des plus grandes vertus, et que les écarts dont vous gémissez actuellement, étaient les vices de ceux avec lesquels de fatales circonstances vous avaient lié. Elle savait combien il en coûte pour renoncer à de telles liaisons qu'une longue habitude a rendu comme nécessaires, et c'était pour vous mettre dans l'heureuse nécessité de vous faire cette violence, qu'elle a remis vos intérêts entre mes mains. C'est un dépôt dont je dois rendre compte, et voilà ce qui cause mon tourment. Si je suis les mouvements de ma tendresse qui me portent à vous abandonner sans réserve et ma personne et ma fortune, je ne satisfais point aux intentions de ma bienfaitrice, par cela seul, je perds le droit que j'avais à ses bienfaits, ils ne m'appartiennent plus, c'est un vol, puisqu'ils ne sont à moi qu'à des conditions que je viole; et quels malheurs peuvent être la suite de mon infidélité? Pourrois-je me consoler, si une tendresse mal réglée pouvait de nouveau précipiter mon père.... Je n'ai pas le courage d'achever, mais vous m'entendez, j'en suis sûre, épargnez votre fille, et donnez-lui le moyen d'accomplir ses devoirs. Je m'étais fait une telle violence pour m'expliquer si librement, que j'étais prête à tomber en faiblesse; mon père s'efforça de me relever, et me l'ordonna, il prit mon flacon pour me faire respirer des sels, et refusa de me répondre, jusqu'à ce qu'il me vit entièrement remise, et comme j'en revenais toujours à lui demander pardon de ma hardiesse: vous ne m'avez point offensé, me dit-il, ma chère fille, plût au Ciel qu'on eût toujours employé avec moi, la douceur et la raison; je n'aurais point à rougir en votre présence, et vous n'auriez pas un juste sujet d'appréhender de suivre les mouvements de votre tendresse à mon égard. On ne connaissait pas mon caractère; on crut pouvoir le réduire par une sévérité outrée. Accoutumé à l'excessive indulgence des seuls parents auxquels je devais du respect, je regardai l'autorité que ma sœur voulait usurper sur moi, comme une tyrannie; ses bonnes intentions qui m'étaient connues, ne purent justifier le ton qu'elle avait mis dans ses remontrances; j'étais déterminé à quitter ma maîtresse; la beauté, la vertu de votre mère m'avaient engagé à faire ce sacrifice; la hauteur avec laquelle ma sœur l'exigea, serra des nœuds que j'allais briser, je crus qu'il serait honteux de céder à ses menaces; voilà la source funeste de tous mes égarements: ma maîtresse aimait la dépense, elle m'engagea à en faire de telles, que je fus forcé d'engager mon bien, et bientôt après de le vendre. La dureté de ma sœur qui me laissa souffrir des extrémités que je ne puis me rappeler sans frémir, sa dureté, dis-je, acheva de me jeter dans le désespoir. Elle était exacte à remplir les devoirs que la Religion prescrit, j'en conclus que la dévotion n'était propre qu'à endurcir le cœur, et cette idée me confirma toutes celles qu'on m'avait insinuées dans ma jeunesse, contre la Religion. Mon épouse devint l'objet de mon aversion, parce que j'attribuai à ses plaintes la hauteur et la dureté de ma sœur. Ces dispositions ont subsisté jusqu'au moment qui vous offrit à ma vue; j'étais, ce semble, déterminé à vous confondre avec les objets de ma haine; mon cœur se refusa à cet odieux projet, je crus démêler en vous des sentiments très-opposés à ceux qui avaient produit mon éloignement des personnes qui devaient m'être chères; la bonne grâce avec laquelle vous me laissâtes le maître de tout ce qui vous avait été donné à mon préjudice, effaça l'impression du dégoût qu'on a naturellement pour les ravisseurs de son bien; je crus que j'en serais toujours le maître, tant qu'il resterait à la disposition d'une fille si bien née; votre conduite n'a pas démenti l'idée que je m'étais faite de votre tendresse à mon égard. Vous avez payé mes dettes, pourvu à mes besoins avec plus d'abondance que je ne l'eusse fait moi-même; mais, ma chère enfant, il est dur à mon âge de vivre dans la dépendance: la mienne est supportable, tant qu'elle ne sera qu'à votre égard; votre respect, votre tendresse, en ôtent ce qu'il y a de plus pénible. Cependant je ne puis être tranquille; vous êtes dans un âge où l'on doit penser à un établissement, et je ne puis supporter l'idée de dépendre d'un gendre. Qui sait si votre générosité à mon égard ne blesserait point un époux qui penserait moins noblement que vous? Qui sait si vous ne seriez point forcée d'abandonner les intérêts d'un père, ou d'aliéner le cœur d'un époux? Et pourrais-je, dans ces deux cas, ne me pas regarder comme le plus malheureux de tous les hommes? Je sais qu'avec la pension que votre tante vous a permis de nous faire, nous pouvons vivre avec une sorte d'aisance; mais je le dirai avec confiance à mon amie, il est un superflu que l'habitude a changé en nécessaire, et je ne me sens pas le courage d'y renoncer sans peine. Je hais la compagne, j'y serais bientôt consumé d'ennui si j'envisageais la nécessité d'y demeurer toujours; quelques mois passés à Londres feraient une diversion qui prolongeroit ma vie, c'est à ma chère enfant à en fixer la durée par des arrangements qui me feront un état fixe, et un peu plus agréable que celui dont je suis menacé. Vous réglerez vous-même ce que vous croirez nécessaire à votre bonheur, dis-je à mon père, en baisant respectueusement sa main qu'il m'avait présentée. Je n'ai point de goût présentement pour le mariage, et si on pouvait répondre de ses résolutions, j'oserais vous promettre que je borne mon bonheur à vivre avec vous et avec ma chère mère, au moins quatre à cinq années: cependant comme rien n'est plus incertain que la volonté de l'homme, je suis prête à me lier de la manière la plus indissoluble à doubler vos mille livres sterling, avant de prendre aucun engagement. Cette somme vous paraît-elle suffisante? Oui, ma chère fille, me dit mon père en m'embrassant, d'autant plus que vous avez eu la générosité de vous charger d'établir mes deux enfants, qui sont ce que vous avez de plus proche, malgré le défaut de leur naissance. Mais je doute que vous puissiez exécuter ce que votre bon cœur projette. Vous ne pouvez disposer de vos biensfonds, qui sont substitués à vos enfants, ou aux pauvres. Je ne crois pas que votre tante ait laissé beaucoup d'argent comptant, vous vous êtes épuisée pour payer mes dettes, en sorte que je resterais dans une situation assez triste, si j'avais le malheur de vous perdre. Tranquillisez-vous à cet égard, lui dis-je, je puis mettre chaque année une somme considérable à part. Que si je mœurs avant ce temps, mes bijoux seront plus que suffisants pour satisfaire au devoir que je viens de contracter aujourd'hui, indépendamment de celui qui m'est imposé par la nature. Les mille livres sterling dont vous jouissez aujourd'hui sont la pension que je fais aux auteurs de ma naissance. Celle dont les intérêts commenceront à courir dès ce jour, est un présent que je fais à un ami. Vous m'avez honorée du titre de votre amie, il est juste que je remplisse les idées que je me suis faites sur les obligations que l'amitié impose. Mais, mon père, ajoutai-je en souriant, (car la manière ouverte dont mon père m'avait parlé, avait dilaté mon âme, et fait disparaître toute défiance,) me permettrez-vous d'user quelquefois des privilèges d'une amie. Je t'entends, me dit mon père en m'embrassant, tu veux te réserver le droit de me prêcher de temps en temps; écoute, je suis un vieux pécheur, je pourrai bien quelquefois donner matière à tes sermons; je ne te promets pas d'en profiter toujours, mais bien de ne jamais m'en fâcher. Nous continuâmes à nous entretenir d'une manière toute cordiale, jusqu'à la nuit, et en revenant au château, je priai mon père de me permettre de réjouir le cœur de ma mère, par le récit de notre conversation. Il rêva quelques instants, puis il me dit, peut-être serait-il mieux de ne pas lui en parler; votre mère est défiante, elle cherche toujours de la finesse dans la conduite la plus simple: toutefois je ne veux pas vous priver de cette satisfaction, et je vous laisse la maîtresse de faire à cet égard ce que vous voudrez. Je suis entrée dans tout ce détail, ma chère, pour vous justifier le parti que j'ai pris: je suis très-sûre que c'est celui que vous auriez suivi si vous eussiez été à ma place. Il ne m'appartient point de juger des intentions d'un seul homme, fût-il le dernier de tous; combien moins dois-je prendre la liberté de soupçonner mon père de fausseté. Je suppose (ce qu'en vérité je ne crois pas) je suppose, dis-je, que mon père abuse de ma crédulité pour m'arracher un superflu dont il voudrait abuser, j'aurai du moins la consolation de ne m'être rendu qu'à des apparences extrêmement plausibles. Je sais que ma tante était la douceur même, et je suis sûre que mon père s'est mépris quand il dit qu'il fut rebuté du ton de hauteur qu'elle prit avec lui; mais pesez toutes les circonstances. Sir Derby a été élevé avec une condescendance absolue pour toutes ses volontés, on adorait ses caprices, on applaudissait à tout ce qu'il disait. Peut-être la première parole d'improbation qu'il ait jamais entendue, est-elle sortie de la bouche de sa sœur; supposezla assaisonnée de toute la douceur possible, elle a dû paraître étrange à un homme qui n'avait jamais été contredit. Quel effet aura produit cette repréhension, pour peu que le zèle de son salut, ou l'indignation de ses procédés y ait mis de vivacité?? En un mot, voici ma conclusion, on a jusqu'à présent tenté inutilement de rappeler mon père au bien par le délaissement, le mépris et l'abandon; il faut essayer si l'amitié, la douceur, les sentiments de la nature et l'aisance, ne produiront pas un effet plus avantageux. En le supposant le plus méchant de tous les hommes, je le répète, je n'en serais pas plus autorisée à désespérer de sa conversion, pas plus dispensée de ne rien épargner pour cette conversion. Pourrois-je regretter la somme que j'emploie dans cette intention, moi qui donnerais de bon cœur, et avec joie, la dernière goutte de mon sang, pour lui procurer ce bien que je regarde comme le seul bien, et auprès duquel toutes les Couronnes sont moins qu'un atome. Il me semble que ma mère ne partage pas bien parfaitement mon espoir, il lui reste des doutes qu'elle s'efforce en vain de me dissimuler: elle approuve pourtant la conduite que j'ai tenue, et j'attends la même indulgence de Milord. Que s'il y trouvait quelque imprudence, je lui demande comme une faveur de ne la point relever, cela serait inutile, ce qui est fait ne peut se rétracter. A présent que je suis dans une situation tranquille, je me trouve une vraie curiosité de connaître par un récit détaillé, les mœurs du peuple chez lequel vous allez passer quelque temps. Vous savez que j'ai toujours aimé les François; marquez-moi s'il n'y a point d'exagération dans les défauts qu'on leur attribue, quelles vertus compensent ces défauts, s'ils existent. Ne craignez point d'être prolixe, votre gazette sera le plus grand délassement que nous puissions trouver dans notre solitude. Quant à Jacques, le valet du feu Doyen, il faudra qu'il marche bien droit, s'il veut rester à mon service; je veux au moins dans cette occasion soumettre mes lumières à celles de Milord. REPONSE DE LADY HARIOTE a Clarice. Q Ue Dieu bénisse une conduite justifiée ou du moins excusée par des motifs si nobles et si chrétiens, c'est la seule réponse que je ferai à votre dernière lettre. Milord espère que son silence à cet égard vous encouragera à continuer de l'informer de votre situation; c'est à ce seul détail qu'il forme ses demandes, et comme il est essentiel à matranquillité, j'espère que vous continuerez à être exacte et sincère avec nous. Vous dire que les Dames Françoises portent un masque, c'est-à-dire, que le rouge défigure les plus beaux visages; vous assurer que les hommes tiennent de la nature des papillons, qu'ils sont plus frivoles que nos coquettes d'Angleterre; ce serait rebattre ce que mille autres avant moi ont écrit. Ajouter que parmi ces hommes frivoles et ces femmes barbouillées, on découvre des traits de lumière et de bon sens qui feraient honneur à nos philosophes, c'est ajouter quelque chose au portrait qu'on en fait assez communément. Finir par vous assurer que la sagesse et la vertu se plient à ces travers; qu'il y a nombre de gens qui par principes s'asservissent à l'étiquette des frivolistes, c'est ce que vous aurez peine à comprendre: je dirai même que c'est au milieu de ces papillons qu'on trouve les gens du premier mérite, pourvu qu'on les y cherche à certaines heures. Ceci a besoin d'explication. Il y a dans Paris différentes coteries où l'on est assorti. Dans telle maison on joue; dans cette autre on fait de l'esprit; là on juge de celui des autres, et l'on n'est point rebuté de porter des arrêts qui sont toujours sifflés du public. Ici on parle de religion, et l'on déchire charitablement ceux qui ne pensent pas comme la société à laquelle on est agrégé. Dans quelques autres maisons, on parle moins de la piété, et l'on s'excite à la pratiquer chaque jour davantage; en un mot, chacun s'assortit, et le plus souvent s'affiche. Les vrais sages évitent cette affectation, ils se prêtent aux sociétés de leur état, vivent pour eux les trois quarts de la journée, et en abandonnent le reste aux autres, dont ils supportent les extravagances avec une patience qu'ils regardent comme un devoir. Ce sont des philosophes sans manteau, sans bâton et sans barbe. Croiriez-vous, ma chère, que j'en ai démêlé quelques-uns par instinct? Vous m'avez familiarisée avec cette sagesse douce et complaisante, qui se prête à la folie, et ne se refuse qu'à la malignité et au crime. J'appellerais volontiers cette sorte de philosophie spontanée; elle échauffe l'assemblée la plus stérile en choses, et produit quelquefois une flamme si vive, qu'elle éclaire ceux qu'elle environne, et les ramène au ton de la raison. Voilà la seule remarque que je sois en état de vous communiquer; je n'ai encore été dans aucun lieu public, et excepté quelques amis que Milord a faits dans ses voyages, je n'ai vu personne. Une incommodité qu'on attribue à l'état de femme, me retient à la maison assez languissante. On a cherché à m'amuser, en me procurant des brochures, des chansonnettes: je n'ai pas assez d'esprit, apparemment, pour comprendre le beau des premières, et j'ai trop de mœurs pour apprendre les secondes. Quittons le ton modeste, et parlons naturellement. Savez-vous, ma chère, qu'il y a ici des auteurs qui semblent avoir pris à tâche d'essayer jusqu'où peut aller la sottise du public? Des Contes de Fées, qui n'ont d'autre mérite que d'être obscenes, des Anecdotes scandaleuses: voilà de quoi traitent tous ces livres du jour. En vérité, je regarde comme un miracle, qu'une Françoise du bel-air puisse conserver la sagesse. Recevoir de pareils livres de la main d'un agréable, qui sait que vous les avez lus lorsque vous les lui rendez, n'est-ce pas convenir avec lui que votre cœur est gâté; qu'il se vautre avec plaisir dans la fange et l'ordure; que vous écouterez volontiers des propos libres avec lesquels de telles lectures vous ont familiarisée. Je sais par oui-dire que de semblables livres trouvent des lectrices en Angleterre; mais celles qui ont un goût si dépravé en rougissent, et ne le satisfont que dans les ténèbres. Vous savez qu'une femme qui s'émanciperoit à dire des équivoques serait regardée comme une créature perdue, et qu'une sille qui aurait eu assez peu de pudeur pour chanter une chanson libre, ne trouverait pas à se marier. Je le disais, l'autre jour, à un de ces philosophes sans manteau, qui avait entendu parler de quelques filles, qu'une faute publique n'avait point empêchées de trouver de bon partis; il trouvait que cette indulgence anglaise était contradictoire avec le mépris qu'on a pour les femmes libres; je crois lui avoir prouvé que ces conduites différentes n'étaient point incompatibles. Une première et unique faute dans une jeune personne, n'est pas toujours la preuve d'une âme vicieuse; très-souvent elle a pour principe une âme trop confiante, parce qu'elle se trouve incapable de tromper. Une violente inclination, l'imprudence à se livrer à des occasions dangereuses, peuvent l'avoir occasionnée, et il n'est point rare de voir une pauvre victime de sa propre crédulité rentrer pour jamais dans le chemin de la vertu dont elle gémit de s'être écartée. Mais l'habitude des équivoques, des chansons libres désigne un fond corrompu; c'est de sang-froid qu'on les prononce, et il ne peut arriver qu'une personne qui a contracté une telle habitude ait conservé l'ombre de la pudeur. Or qu'est-ce qu'une femme sans pudeur? Et quel est l'homme assez hardi pour oser espérer de lui faire recouvrer une qualité qui est le plus grand ornement des personnes de son sexe? J'ai ouï-dire que les hommes les plus perdus aiment un reste de pudeur dans celles qui n'ont pas de sagesse, comment pourraient-ils s'en passer avec celle qu'ils destinent à être la mère de leurs enfants? Avouez, ma chère, que je vous aurai fait lire une bien sotte lettre avec mes remarques générales et rebattues. N'en devinez-vous pas la raison? Ne sentez-vous pas que vous m'avez donné des entraves? Ecrivez-moi ceci, ne m'écrivez point cela. Jusqu'à ce que vous ayez levé cette défense, attendez-vous à des lettres à la glace. Je vous laisserai la liberté de faire tout ce que vous voudrez, pourvu que vous ne m'ôtiez pas celle d'y trouver à redire. Ces dernières lignes sont de trop; j'ai profité de l'absence de Milord pour les écrire. LETTRE DE CLARICE a Lady Hariote. V Ous êtes une étrange créature, ma chère Hariote, et où avez-vous pris que je vous aie ôté la liberté de me parler librement. Sur un seul article, j'ai demandé grâce à Milord, parce que tout ce qu'il aurait pu me dire n'aurait rien raccommodé. En tout le reste, j'ai suivi ses conseils, ou plutôt je suis déterminée à les suivre. Ne vous gênez pas, je vous prie, laissez couler votre plume, quand vous m'écrirez; tout ce qui me viendra de votre part n'aura-t-il pas l'amitié pour principe? Quand vous me diriez des injures, je les pardonnerais à une si belle cause. Vous m'avez avoué vous-même, qu'il pouvait y avoir de la prévention chez Milord contre mon père, n'était-il pas de mon devoir de chercher à le désabuser? et eussiez-vous exigé que, d'après une prévention, j'eusse été cruelle et barbare envers mon père? Nous avions cru mal-à-propos que les biens de ma tante étaient substitués: celui que j'avais chargé de copier l'article du testament que je vous ai envoyé, l'avait sans doute mal copié, et le Notaire l'avait tout aussi mal lu. On a omis dans la copie et dans la lecture deux mots essentiels: A moins qu'elle n'en dispose autrement. Ainsi je reste la maîtresse de disposer de mes fonds; j'ai envoyé chercher, il y a quelques jours, une copie collationnée du testament de ma tante, et cette liberté qui m'est laissée m'a empêché de vendre ou d'engager mes bijoux, pour faire à mon père la rente que je lui ai promise; je dois lui rendre cette justice, qu'il s'était opposé à ce que je les envoyasse à Londres; il me croyait sans doute plus attachée que je ne suis à toutes ces bagatelles. Notre solitude va être égayée par l'arrivée d'un jeune Seigneur Italien, que mon père a vu naître, et dont il est le parrain. Le Marquis de Montalve lui a écrit pour lui recommander ce fils unique, dont le gouverneur est mort en Flandres, et il charge mon père de lui en trouver un tel que celui qu'il a perdu, qui était le phénix de ceux de son espèce. Notre étranger m'a forcée d'interrompre ma lettre, et les ordres qu'il fallut donner pour loger son train m'ont occupée assez, pour m'obliger à la remet re au matin. Il faut que cet homme ait de grands biens pour traîner avec lui six personnes; car il a trois laquais, un valet de chambre, et un aumônier qui remplace le gouverneur. Ma maison que, par habitude, j'appelle mal-à-propos le château est fort petite, et j'ai eu bien de la peine à placer tant de gens. Le Signor de Montalve a vingt-trois ans; mais un certain air grave qu'ont assez ordinairement les Italiens, lui en ferait croire près de trente. Ses traits sont parfaits, sa taille unique, en un mot, c'est le plus bel homme que j'aie vu de ma vie, et n'allez pas tirer de mauvaises conséquences de ces remarques. Un bel homme, une belle statue, ont toujours eu le droit d'amuser mes yeux, sans que mon cœur ait été plus affecté jusqu'à ce jour de l'un que de l'autre: je ne répondrais pas qu'il fût toujours ainsi, apparemment que le moment viendra où je serai touchée; mais le moment n'est point encore venu, et pour vous épargner des jugements téméraires et des recherches inutiles, je vous promets de vous avertir de bonne foi, dès l'instant où mon cœur aura la plus légère égratignure. Après ce petit préambule qui m'a paru nécessaire, je continuerai mes remarques sur le jeune Marquis. Il a l'air gauche, et porte ses habits de mauvaise grâce. Il porte perruque, à son âge; j'ai pourtant ouï-dire que les jeunes gens gardaient leurs cheveux. peut-être quelque maladie l'aura-t-elle obligé de les couper; car il cherche à en imposer à cet égard, par un toupet qu'on s'efforce vainement de confondre avec ces cheveux d'emprunt; ce toupet indocile, malgré la pommade dont il est chargé, retombe toujours sur son front. Et depuis quand Clarice, direz-vous, en lisant ceci, fait-elle tant d'attention à la figure d'un homme, sans dire un mot de son esprit? J'en ai une excellente raison, ma chère, c'est que cette belle idole ne parle que par révérence; oh! pour cela il en est prodigue, et en met une demi-douzaine à la place de chaque mot qu'il devrait dire. On dit que c'est timidité, et qu'il a beaucoup d'esprit, il faut avoir la foi pour le croire, les hommes à cet âge ne sont pas si timides. Il est pourtant vrai que ses yeux sont spirituels. Depuis ma dernière lettre, mon père a fait un petit voyage à Londres, où il n'a resté que quatre jours; il en est revenu plus gai, plus complaisant, plus aimable. Pendant son absence, nos jours ont coulé comme des instants; ma mère a beaucoup d'esprit, et il est trèscultivé; ajoutez à cela une grande douceur et une piété solide. Avouez qu'il fallait être bien aveugle pour lui préférer une Mistriss Cosby; car on dit que cette femme est dans le rang le plus médiocre pour le corps et l'esprit; c'est de la bouche de mon père, que j'ai entendu sortir cet éloge, et vous jugez que je l'ai écouté avec un grand plaisir. Il ajoute que ses enfants étaient le plus fort lien qui l'attachait à elle, et réellement ils sont aimables; on se loue de leur conduite, dans les maisons où je les ai placés. J'ai voulu engager ma mère à me détailler ce qu'elle a souffert de cette créature; sa scrupuleuse charité ne lui a pas permis de me satisfaire; elle prie pour elle tous les jours, et dit qu'elle y est obligée, parce qu'elle doit aux malheurs qui l'ont accablée à son occasion, le goût qu'elle a pris pour la vertu. Oh! sur ce chapitre elle ne se fait pas presser pour parler. Je vivais, dit-elle, dans une grande insensibilité pour Dieu, et dans une monstrueuse indifférence pour mon salut, mes mœurs étaient pures à la vérité, j'étais une honnête païenne, et je n'aspirais pas à être plus. On me maria jeune, mon cœur était vide et votre père aimable; il paraissait naturel qu'il plût à une jeune personne dont il assurait la fortune; car j'avais peu de bien, cependant je me sentis pour lui une antipathie que je ne pus vaincre; je fus entraînée à l'Autel comme une victime, et tout mon espoir était une mort prompte, que je croyais devoir être l'effet inévitable des violences que je me faisais. La bonté de Dieu qui n'avait permis que je fusse malheureuse en ce monde, que pour assurer ma félicité dans l'autre, se servit de ma belle-sœur pour m'ouvrir les yeux; elle me fit comprendre que la Religion seule pouvait adoucir mes maux, et rendre léger un joug qui me paraissait insupportable: la grâce qui m'avait aidée à commencer, bénit mes efforts, en sorte que je puis vous assurer que depuis vingt ans je suis souffrante, mais jamais je n'ai été malheureuse. J'aime mon état, parce que Dieu l'a fait; si votre père pouvait réaliser vos espérances et mes désirs, je suis presque sûre que la miséricorde de Dieu trouverait quelque nouveau moyen de me faire souffrir, et sans oser lui demander cette grâce, je la souhaite. La croix est la vie du chrétien, ou plutôt l'amour de la croix; car l'acquiescement à porter celle que Dieu nous envoie, la fait disparaître à force de l'adoucir. Voilà ce que je ne comprends pas, dis-je à ma mère. Je conçois qu'un chrétien peut être résigné dans la peine, mais il ne peut m'entrer dans l'esprit, qu'il y trouve le bonheur. C'est que votre foi est bien imparfaite, ma chère Clarice. Le seul bonheur est en Dieu, la croix nous approche de lui, et il n'en envoie jamais sans une surabondance de grâce pour les supporter. Vous l'éprouverez, ma chère, s'il vous fait l'honneur de vous destiner à un état de souffrance; mais, ajouta-t-elle, en me donnant un coup sur l'épaule, ne prévenons point les temps qu'il a fixés; il saura bien où trouver ma Clarice, pour lui faire partager le froment de ses Elus; on n'est jamais plus proche de la peine, qu'au moment où la félicité paraît le mieux établie, et c'est une grâce. Nous nous reposerions dans le bien-être apparent, et nos désirs pour ce bien infini, pour ce bien qui seul mérite ce nom, deviendraient faibles et languissants. En réfléchissant sur cette espèce de prédiction de ma mère, j'ai examiné soigneusement toutes les avenues de mon âme, pour voir par quel chemin la douleur pourrait arriver chez moi. Je me suis trouvée inaccessible, excepté du côté du cœur; ferme comme un roc partout ailleurs, la muraille de ce côté-là est une toile d'araignée; c'est-à-dire, ma chère, que je puis compter les occasions de malheur, par le nombre des objets qui fondent aujourd'hui ma félicité. Mon Hariote entre donc pour beaucoup dans la composition de la médecine que Dieu me prépare; mais qu'est-ce que je crains pour elle? Seroit-ce la maladie, l'infortune, la mort même? Il me semble que non, cela m'affligerait sans me rendre malheureuse, comme dit ma mère. C'est mal finir ma lettre, suspendez votre jugement, je vous prie; la poste qui part ne me permet pas de vous justifier une façon de penser, qui paraît dure, et qui ne l'est pas, puisqu'elle est compatible avec cette vérité, que rien au monde sans exception, ne m'est plus cher et n'est plus tendrement aimé qu'Hariote l'est de Clarice. REPONSE DE LADY HARIOTE a Clarice. J 'Ai bien affaire de vos explications, après le beau compliment par lequel vous finissez votre lettre. Oh! quelle folie, d'avoir mis son attachement à une philosophe! Ces sortes de gens voudraient nous persuader que le feu ne brûle point; oh! il fait tout ce qu'il vous plaira, je suis bien moins occupée à examiner la manière dont il me pénètre jusqu'aux os, pour ainsi dire, qu'à faire disparaître la rougeur et l'ampoule qu'il a laissée sur ma peau. J'ai beaucoup de respect pour la vertu de Madame votre mère, sans avoir l'espoir d'y atteindre jamais. Si le Ciel m'envoie des croix, je tâcherai de me résigner, de me consoler, par l'espoir de voir le calme succéder à l'orage; mais de la joie, du désir des souffrances; cela n'est bon que pour les Saints, et je sens trop mes imperfections, pour aspirer à ce titre. N'allez donc pas par bonne amitié pour moi, demander des souffrances pour votre Hariote. ( Actuellement je ne souffre qu'un mal-aise qui me cloue sur un canapé, {et} mon petit bout de patience touche à sa fin. ) Il est enfin décidé que je suis grosse, et en vérité ce n'est pas une chose fort amusante. Je ne sais si je n'aimerais pas mieux une bonne fièvre de quinze jours, que ce clopinement qui ne finit point. Oui, mais la fièvre n'aboutirait pas à me donner un fils, et peut-être dans six mois aurai-je la satisfaction d'en tenir un dans mes bras; gardons donc la grossesse, et ne souhaitons point la fièvre. Au reste, quand je vous dis un fils au lieu d'une fille, ce n'est pas que je préférasse l'un à l'autre, c'est uniquement par condescendance pour Milord; oh! votre amie est devenue bien complaisante, {et} son époux a encore quelque chose de l'homme; il semble à ces animaux, que la nature a tort quand elle produit une autre espèce que la leur. Quelle vanité! ma Clarice ne fait-elle pas plus d'honneur à sa famille, qu'une demi-douzaine de garçons. J'en conviens, me dit Milord qui lit pardessus mon épaule; mais toutes les femmes ne sont pas des Clarices et des Hariotes. Vous êtes trop galant, Milord, ne confondez pas ces deux noms, s'il vous plaît, votre épouse est modeste, et n'a pas l'orgueil de vouloir être comparée avec le chefd'œuvre des femmes. Cela se pourra dire de votre fille, si je ne vous donne que cela; car j'en ferai vite un présent à mon amie, qui lui communiquera toutes ses perfections, à condition pourtant qu'elle lui laissera croire que le feu brûle, que l'eau mouille, et que la douleur rend misérable. Vous croyez peut-être, ma chère, que votre curieuse amie est en danger de se pendre, par l'impossibilité où elle se trouve de galoper tout Paris? Pas un mot de vrai dans cette imagination. Une des gentillesses de l'état de femme grosse, c'est d'être étouffée de vapeurs; les miennes sont paresseuses. En Angleterre elles seraient noires, j'en suis sûre; la subtilité de l'air qu'on respire ici, ne leur permet pas de prendre cette couleur: mais voici ce qui me désespère, c'est qu'on attache une telle importance à ma personne, qu'on ne veut pas la risquer en voyage dans l'état où je suis. J'ai beau alléguer ces paysannes qui ne discontinuent point les travaux les plus rudes, quoiqu'elles soient grosses; ces femmes de soldat qui accouchent dans le milieu du chemin, prennent leur enfant dans leur tablier, et rattrapent la charrette en courant. On me répond que l'habitude d'une vie dure les a mises en état de supporter ces fatigues. Peste de ceux qui m'ont élevée avec tant de délicatesse, et qui m'ont fait un corps de verre. Entendez-vous, Clarice, vous aurez la bonté de faire à ma fille un corps de fer; je ne veux pas l'exposer à rester neuf mois à Paris, pendant qu'elle aura une amie qu'elle brûle du désir de voir, d'embrasser, de veiller, de conduire, de quereller même, si elle se donne les airs de ne vouloir point lui obéir. Milord connaît votre Marquis, et me prie de vous assurer qu'il n'est pas si sot qu'il en a la mine, à moins qu'il n'ait prodigieusement changé, depuis huit ans. Dans son dernier voyage d'Italie, Sir Derby le chargea d'une commission pour le père de ce jeune Seigneur, il fut enchanté de toute la famille, et ne peut s'empêcher de souhaiter que vous puissiez entrer en quelque maison qui ressemble à celle-là. Montalve est un riche parti, sa figure est aimable; il ne conçoit rien à sa timidité, il n'avait point ce défaut à quinze ans. Savez-vous ce qu'il en conclut, ma chère? Que vot e premier coup d'œil l'a terrassé, qu'il est amoureux, et rien ne donne un air si gauche à un homme qui aime pour la première fois. Voilà la première conclusion de Milord; voici la seconde: c'est que vous l'aimerez, ma chère; sa figure vous a plu, son esprit a été soupçonné; or il est sûr qu'il en a beaucoup, donc..... Une troisième conclusion qui vous fera bien autant de plaisir que les deux autres, c'est que si Sir Derby encourage ce jeune Seigneur à vous adresser ses vœux, mon époux abjure tous les soupçons qu'il avait conçus, oublie toutes les raisons qu'il avait de les conserver, et croit fermement à la réalité de la conversion de Monsieur votre père. Ce parti vous convient de toutes sortes de manières, ne barguignez point, ma chère Clarice, mariez-vous, quand ce ne serait que pour tranquilliser vos amis; et mettez pour premier article dans votre contrat de mariage, après tous les titres de votre époux: Et ledit Seigneur consent, promet {et} s'engage à exécuter le serment qu'il fait sur les beaux yeux de son épouse, de la conduire à Paris aussi-tôt après la célébration, pour enrégistrer les grimaces de très honorée {et} impatiente Hariote, quand il faudra rendre le dépôt qu'on lui a confié, {et} ensuite souffler sur le nouveau né, comme faisaient les Fées, au temps jadis, en lui souhaitant qu'il ne tienne de sa mère que son amitié pour Clarice qui voudra bien être sa marraine, {et} promettrade faire passer en lui toutes ses qualités, vertus, perfections, {et}c. {et}c. {et}c. De la sincérité, s'il vous plaît, c'est une dette, car vous vous êtes engagée assez indiscrètement à être vraie; vous n'avez nulle expérience à cet égard, et vous ne savez pas combien il en coûte pour dire la première fois ce gros mot: J' aime. Franche comme vous êtes, nous n'en aurons pas l'étrenne; si le Marquis vous plaît, vous le lui direz aussi franchement que vous le diriez à une de vos amies. Vous n'aurez jamais l'esprit de minauder, de vous cacher le visage de votre éventail, en un mot, de faire toutes les petites simagrées dans lesquelles on fait consister l'honneur d'une fille, quoique personne n'en soit la dupe. On veut ou on ne veut pas épouser un homme. Si on ne le veut pas, il est tout simple de le lui dire d'abord sans l'amuser; si on le veut, on ne doit pas le laisser un moment en suspens et lui laisser croire qu'on a quelque chose à lui sacrifier, quelqu'inclination à arracher. Milord veut absolument que je vous raconte la belle réponse que je lui fis quand on me le présenta comme un homme qui aspirait au bonheur ou au guignon de devenir mon époux; car en vérité c'est une loterie que le mariage, et il y a beaucoup plus de mauvais billets que de lots. Il prétend que je lui répondis: Milord, je n'ai pas l'honneur de vous connaître, ainsi je mentirais si je vous disais que j'aurai pour vous l'estime, le respect et l'amour qu'une bonne femme doit à son mari. Je ne mettrai point d'obstacle à ces sentiments, s'ils veulent venir, c'est à vous à prendre la peine de les faire naître, et à vous bien examiner, pour connaître si vous avez en vous de quoi les produire. Je vous estimerai si vous êtes estimable, je vous respecterai, si vous êtes plus vertueux que moi, je vous aimerai, si vous n'avez point d'autres défauts que ceux qu'annonce votre physionomie. Au reste, l'examen que je vous prie de faire de vos dispositions est essentiel pour moi aussi bien que pour vous. Si l'on m'avait trompée sur votre caractère, vous me rendriez misérable; mais nous serions à deux de jeu. Je suis insupportable à tout ce que je n'aime pas, je vous en avertis à temps, ayez la bonté de vous régler là-dessus. Il faut que je m'en rapporte à mon très-cher, sur la vérité de cette harangue que j'ai totalement oubliée; ce qui me fait croire qu'elle est réelle, c'est que je me rappelle parfaitement que j'avais dans l'esprit ce qu'elle chante. Ayez la bonté d'écrire sur le champ ce que vous répondrez en pareil cas, je conclus de mon oubli, que j'étais moins à moi dans ce moment que je ne le croyais. Or vous savez que je me trouble moins qu'une certaine personne, parce que je ne réfléchis pas tant; elle sera donc plus troublée que moi, dans une telle occasion, et je serais fâchée de perdre sa harangue. LETTRE DE CLARICE a Lady Hariote. S I votre cher oncle pouvait lire vos lettres, ce serait bien le moment d'employer son ancienre frein: Le renard meurt dans sa peau. Ne prenez point ceci pour un reproche, ma chère, changez tant que vous voudrez, sur certains articles; mais conservez votre cœur et votre aimable gaieté. C'est donc là votre ton quand vous êtes malade, et que vous avez des vapeurs? Votre ton chagrin ressemble comme deux gouttes d'eau à la joie d'un autre. Je vous dirai pourtant que je n'aime point votre indolence; c'est un état contre nature. Secouez vous, ma chère, si les médecins vous le permettent, c'est à ce coup que vous êtes sous leur férule, et qu'il faut faire pénitence de vos hérésies sur la médecine. Je serais bien fâchée que vous eussiez une fille qui n'eût rien de sa mère que son amitié pour moi; elle aurait beau m'aimer, je ne l'aimerais guère; il me faut une copie absolument semblable aux originaux, et en ce cas vous n'aurez point du tout besoin des Fées. Je m'aperçois fort bien que je n'en suis pas une, sur-tout quand je vous écris; car si j'avais la baguette, au lieu d'une lettre vous auriez une visite. Que parlez-vous de grimaces à enrégistrer, vous vous êtes trompée de mot, vous vouliez dire de saillies; vous vous tirerez du pas pénible où vous êtes, comme de tout le reste, en plaisantant. C'est parce que le mariage est une loterie où les bons billets sont rares, que j'y penserai plus de quatre fois avant que de m'y engager. Je n'aime point les jeux de hasard, mais bien ceux où on a le temps de faire des combinaisons capables d'aider à la fortune. Voilà à peu près la réponse que j'ai faite, il y a deux jours, à Sir Derby qui me sollicitait en faveur de son filleul. C'est vous annoncer que Milord avait à peu près deviné. Je dis à peu près; le coup de roman n'est pas parfait, car on dit que dans ces sortes d'ouvrages, l'amour est presque toujours une surprise. Le Marquis venait ici pour y être amoureux, son père l'avait chargé de n'y pas manquer, et j'étais ce gouverneur qu'il souhaitait que mon père pût lui procurer. Treve de badinage, je vous ai promis de la sincérité, je tiendrai ma parole. L'embarras de Monsieur de Montalve a peu duré, et je suis aussi contente de son esprit que de sa figure. Mais ce n'est pas là l'essentiel, il faut que le cœur réponde au reste, et il est aisé de le masquer. J'exige de plus de la religion, une piété solide et point superstitieuse, chose rare dans un Italien. Si après l'examen le plus exact je puis raisonnablement présumer qu'il unisse ces qualités, je l'épouserai par préférence à tout autre homme. Je ne crois pas les qualités extérieures et brillantes, essentielles au bonheur d'une femme, mais quand elles se trouvent réunies avec les solides, c'est une surabondance qui ne gâte rien. Ce n'est pas là ce qu'on vous demande, dit Hariote avec vivacité; un seul mot et qu'il soit décisif. L'aimez-vous? Il faudrait pour vous répondre plus d'expérience que je n'en ai: je vais vous expliquer ma situation, et vous prier de décider. Je vois le Marquis avec plaisir, je le quitte sans peine. Je ne m'ennuie point avec lui, je ne sens point qu'il me manque lorsqu'il est absent. Je dors mes sept heures sans interruption, et il n'est point mêlé dans mes songes. Il ne me donne aucune distraction dans mes prières, ni même dans mes lectures. Je serais véritablement fâchée qu'il lui arrivât quelque chose de fâcheux, je le verrais porter ses vœux à un autre, sans inquiétude. J'obéirai sans répugnance à mes parents, s'ils m'ordonnent de l'épouser, je leur obéirais sans chagrin s'ils me défendaient de penser à lui. Est ce là de l'amour, Hariote? Non, répondelle avec dépit, mais vous nous trompez, ou vous vous trompez vous-même. Le second pourrait arriver, mais assurément je ne vous trompe pas. La suite me justifiera, si mes protestations ne peuvent le faire. Mon père veut faire voir la ville de Londres à notre hôte, la saison n'est pas favorable, il n'y a personne, cependant il reste à voir les édifices publics, deux ou trois jours en feront l'affaire; et il a fallu promettre au Marquis qu'on n'y serait pas plus long-temps; on m'a fait quelques propositions sur ce voyage auxquelles je n'ai point prêté l'oreille. Est-ce encore là de l'amour? Je vais profiter de la solitude où ce départ me laisse, pour demander à Dieu la grâce de conduire toute cette affaire de la manière qui conviendra le plus à sa gloire, et à mon salut; il me semble que je n'ai que ces deux motifs, et je puis vous assurer que je lui demande la conclusion ou la rupture de cette affaire, avec une telle indifférence, qu'il ne m'en coûterait pas un soupir si elle était absolument rompue. Montalve ne m'est pourtant point indifférent; j'ai quel-que chose pour lui, que je ne saurais définir; je voudrais qu'il fût heureux, il me semble qu'il le mérite; mais je consentirais sans répugnance à le voir heureux avec une autre, c'est mon dernier mot, et sur ce dernier article, je ne me trompe point. REPONSE DE LADY HARIOTE a Miss Clarice. N E frémissez-vous pas à la vue de ce paquet, ma chère Clarice? Aurez-vous le courage de lire cette lettre, ou plutôt ce volume? Je m'accuse d'indiscrétion en vous l'envoyant, et pourtant je le mets à la poste; c'est assez mon usage, vous le savez, de connaître les sottises que je vais faire, et d'aller toujours mon chemin. Quelle apparence d'espérer que vous lirez ma longue épître, dans le temps où vous discuterez peut-être l'affaire la plus sérieuse de votre vie! N'importe, ce qui est écrit est écrit, et qui pis est, partira; la chose est trop singulière pour ne vous être pas détaillée. Vous vous souvenez sans doute, ma chère, que j'avais un goût pour les romans, dont vous avez eu bien de la peine à triompher. J'ai violé la parole que je vous avais donnée de n'en jamais lire, et c'est votre faute. Vous m'avez recommandé d'être soumise, sous la férule du médecin, et la lecture de ces bagatelles m'est absolument recommandée par le suppôt d'Hypocrate: ajoutez à son autorité celle de mon maître de langue, qui prétend que je n'ai point de meilleur moyen pour perfectionner mon français , et vous me trouverez suffisamment justifiée d'avoir manqué à ma parole. J'ai eu la sagesse de m'en rapporter à Milord sur le choix des romans; car je n'avais pas pu lire plus de dix pages de nombre de brochures licencieuses, qu'on m'avait vantées; il revint, il y a trois jours, avec cinq volumes qu'il mit sur ma table, et en même-temps il fixa les yeux sur moi en souriant. Je conçus que ce sourire était relatif à l'ouvrage qu'il m'offrait, j'ouvre un volume, jugez de ma surprise à la vue de l'intitulé: Lettres de Clarice, etc. S'il n'y avait pas eu cinq volumes, j'eusse cru qu'il avait pris la peine de faire imprimer vos lettres; mais vous n'avez pas encore rempli une si longue tâche. Je parcours, je dévore, mon étonnement croît à chaque ligne. Une Clarice qui d'abord vous ressemble, trait pour trait; je dis d'abord, la ressemblance ne se soutient pas, et elle fait des sottises dont vous êtes incapable. Une Miss Howe, aussi étourdie que votre Hariote, et presque aussi attachée à sa Clarice, que je le suis à la mienne. Tout d'un coup il me prend fantaisie de vous extraire cet ouvrage qu'assurément vous n'auriez pas la patience de lire. Il est pourtant semé de maximes admirables, l'auteur qui est Anglois, est homme de bien, et aime la vertu; mais il est d'une prolixité assommante, et ce défaut est votre aversion. Avoir une fantaisie et la satisfaire, vous savez que ce sont deux choses qui se suivent immédiatement, c'est à la mauvaise habitude dont je vous fais la confession, comme si vous l'ignoriez, que vous devez la corvée dont je vous charge. Je veux votre avis sur le jugement que j'ai porté de l'ouvrage. Clarice, toute belle et toute parfaite, est cadette d'un frère et d'une sœur, qui ne lui ressemblent en rien. La dureté, l'impertinence, l'obstination: voilà le caractère du frère. La sottise, la jalousie, le désir de se venger d'une cadette qui l'éclipse: voilà celui de la sœur. Monsieur Harlove le père est annoncé comme un honnête homme, dur envers une femme qu'on dit parfaite, despotique envers sa famille, et pourtant subjugué par son fils. Deux Oncles qui ont le caractère du père, une tante qui a celui de la mère, dont elle est sœur. Un Lovelace qui fait demander l'aînée des Harloves par méprise, qui ayant connu son erreur se fait donner son congé par cette aînée, et demande Clarice la cadette dont il est amoureux. Ce Lovelace est un de ces caractères qui ne peuvent être définis. Dans les premiers volumes, au travers du plus affreux libertinage, on découvre des étincelles de bien, qui ne peuvent s'accorder avec ce qu'on trouve à la fin de l'ouvrage. Le frère aîné engage son père dans la haine qu'il a conçue pour Lovelace, dès le collège, et la famille décide d'éloigner Lovelace à force d'impolitesses. Il les dévore par considération pour Clarice; on le pousse à bout, le fils Harlove le force à se battre, est vaincu, reçoit la vie du vainqueur, et n'en est que plus animé contre lui. Clarice instruit Miss Howe de tout ce détail. Cet original dont je suis un peu la copie, veut faire avouer à Clarice qu'elle aime Lovelace; Clarice lui répond à peu près comme vous venez de faire. Notez que le grand-père de Clarice lui a légué une terre considérable où elle pourrait vivre indépendante; elle en remet la disposition à son père, et son amie la querelle d'importance à ce sujet, j'en ferais bien autant; mais voici ce que je ne ferais pas: c'est qu'au fort des embarras de son amie, elle sème ses lettres de plaisanteries déplacées, dont sa mère (de Miss Howe) et un Hincman, son amant, font les frais; elle retombe sur les Harloves qu'elle tourne en ridicule, (passe pour cela,) et finit par le portrait de son Hincman qu'elle veut rendre burlesque à quelque prix que ce soit. Le frère de Clarice propose un Solmes pour épouser sa sœur, il est très-riche, neveu d'un oncle qui s'est enrichi par des voies basses, et qui aurait été le plus avare de tous les hommes si son neveu n'avait pas enchéri sur lui. Solmes est une âme de boue qui consent à acheter Clarice; tout jusqu'à sa mère entre dans la conspiration. Il est vrai que cette dernière le fait malgré elle; elle a sacrifié tous ses goûts à la paix qu'elle n'a pas obtenue; Miss Howe en conclut qu'une femme trop soumise à un mari qui n'est pas raisonnable, aggrave les défauts de son mari, et le met dans le cas d'abuser de sa douceur. Et mais cette remarque serait assez de mon goût, je doute qu'elle soit du vôtre, ditesm'en votre avis. Avant l'entière rupture avec Lovelace, on avait chargé Clarice de lui écrire, je ne sais plus à propos de quoi. Elle continue cette correspondance pour empêcher cet amant furieux de se venger de sa famille. Lovelace piqué des excès de cette famille entreprend de se rendre maître de Clarice, de son aveu, mais malgré eux. Pour en venir là, il les excite à pousser cette fille à bout et à vouloir même user de violence pour la forcer d'épouser le monstre auquel on la sacrifie; les Harloves donnent dans le panneau. Clarice s'engage à ne se marier jamais, si on veut, à n'épouser jamais ni Lovelace, ni aucun autre; à abandonner son bien, et à ne tenir que de la libéralité de son père, ses plus pressants besoins. Tout est rejeté, refusé, et sa mère a la barbarie de la presser d'épouser Solmes malgré sa répugnance, quoique Clarice l'assure que son bonheur temporel et éternel en dépend. Que devient donc l'éloge qu'on a fait de la vertu de cette Dame? L'obéissance à un mari doit-elle aller jusqu'au crime, et n'en est-ce pas un de violenter une fille qui fait des propositions si raisonnables? L'Auteur a-t-il voulu nous montrer le danger d'une douceur et d'une obéissance excessive? je crois qu'il pouvait s'éviter cette peine. Ce ne sont pas là les défauts ordinaires aux femmes, et s'il s'en trouve à qui on puisse reprocher trop de complaisance et de douceur, il n'y a pas de danger que ces défauts gagnent. Lovelace, pour promettre à Clarice de ne point faire périr tous ses parents, exige d'elle la promesse de rester fille, s'il ne peut l'épouser; ensuite il l'exhorte de se jeter dans les bras de Lady Laurence sa tante à lui, elle y consent, retire sa parole, et la donne une seconde fois dans la crainte qu'on ne profite d'un évanouissement pour la marier; car elle sait qu'on a fait venir un ministre assez peu scrupuleux pour le faire. Elle se dédit encore et écrit à Lovelace qu'elle a changé d'avis. Comme il s'en doute, il laisse cette lettre au dépôt où on avait coutume de la mettre, ce qui force Clarice à se trouver à un rendez-vous qu'elle lui a donné, pour lui dire qu'absolument elle ne peut quitter la maison de son père. Pendant qu'elle s'entretient avec lui, elle entend crier aux armes, croit que ses parents viennent la surprendre, craint qu'ils s'égorgent à ses yeux, et se laisse entraîner par Lovelace jusqu'à un carrosse qui l'attend. Elle est conduite dans une ferme, et Lovelace dont le premier dessein était de la séduire ou du moins de l'éprouver, oublie ses résolutions perverses, en la voyant, et lui offre de l'épouser sur le champ. Elle rejette cette proposition avec dédain, lui déclare qu'elle veut se réconcilier avec sa famille, s'il est possible, et rester fille, si cela dépend d'elle. C'est en conséquence de ces résolutions qu'elle refuse d'aller dans la famille de Lovelace, exige qu'il la conduise à Londres, et la laisse dans une maison dont il n'approche pas. Ici Miss Howe semble faire le personnage sensé, et écrit à son amie, qu'elle n'a plus d'autre moyen que d'épouser Lovelace; qu'elle sera malheureuse, à la vérité, si elle ne parvient point à réformer ses mœurs: mais qu'elle s'est mise dans la nécessité de l'être, parce qu'il vaut mieux être malheureuse que déshonorée. C'est ici le grand défaut de ce roman. Il est certain qu'une fille qui a le malheur d'être forcée de quit er la maison de son père, ne doit fuir qu'avec un époux. Nous sommes comptables à Dieu de notre vertu, et aux hommes de notre réputation. Plus les mœurs de Lovelace étaient déréglées, moins elle devait espérer qu'on s'imaginât qu'il avait respecté une fille qu'il aimait, et qui était en sa disposition. L'espoir de se réconcilier avec ses parents était ridicule; ils ne pouvaient plus la regarder que comme une fille sans honneur. Pour moi, je crois que si j'eusse été dans le cas de fuir avec un valet, j'aimerais mieux qu'on me taxât de bassesse en l'épousant, que de vice en restant avec lui; et si je n'avais pas un lieu où il pût me conduire sur le champ, entre les mains de gens d'honneur, et qui pussent répondre de ma conduite, oh, il serait mon mari dans les vingt-quatre heures. Je ne trouve rien qui ne soit préférable à l'idée de perdre sa réputation, excepté le crime; or il n'y en aurait point dans une mésalliance, à plus forte raison dans le mariage qu'eût fait Clarice. Son amie le lui répète dans chaque lettre, elle convient qu'elle a raison; Lovelace le lui offre vingt fois, mais parce qu'il n'est pas assez pressant, la délicate Clarice le rebute, et à force de duretés, lui rend toute sa perversité. Il la conduit à Londres, dans une mauvaise maison, dont la maîtresse passe pour une femme comme il faut; et pour abréger, après mille incidents, il se sert d'un breuvage qui lui ôte l'usage de ses sens. Clarice, après cette indignité, se sauve, refuse constamment la main de Lovelace qui lui est offerte par toute la famille de ce monstre, et meurt après avoir éprouvé plusieurs affronts qui ne sont qu'épisodiques au sujet. Pourquoi, puisqu'on employait le nom d'une fille aussi parfaite que ma Clarice, ne lui pas donner une conduite aussi toute parfaite? Qu'avait- elle besoin de ce Lovelace pour se sauver? Ou elle pouvait obéir à ses parents, ou sa conscience s'y opposait. Dans ce second pas, il fallait aller jurer la paix contre ses persécuteurs; protester chez le Juge qu'elle ne consentirait jamais à épouser Solmes; avertir que tout mariage, fait autre part qu'à l'Eglise et publiquement, serait forcé de sa part; rendre le Juge dépositaire de la promesse qu'elle faisait de rester fille, et à l'abri, par cette démarche, de la violence qu'elle craignait, revenir dans la maison de son père, et s'y soumettre de bonne grâce à la persécution. Il est vrai que Lovelace l'avait environnée d'espions, et qu'elle serait tombée entre ses mains; alors elle eût été dans le cas d'une fille enlevée, qui n'a plus d'autre parti à prendre, après cela, qu'à épouser son ravisseur. Voilà mes réflexions, ma chère, et je me flatte qu'elles seront les vôtres. Ayez la complaisance de me le confirmer. Je me connais, tout ce que j'ai de bon vient de vous, et je me défierais des pensées qui me paraîtraient les plus justes, si vous n'y mettiez pas votre sceau. Jugez du prix de cette disposition, en apprenant que Milord est dans les mêmes principes que moi, et m'a cité un épisode d'un Auteur célèbre, qui pensait de même. Le Comte Roger, touchait au moment d'épouser une personne qu'il aimait, et dont il était aimé; elle se nommait Alix. Le père d'Alix meurt, et fait promettre à sa fille d'achever son mariage; sa mère s'y oppose, parce qu'elle aime Roger; et pour se l'assurer, fait enlever sa fille par le Comte de Damartin. Alix, malgré son amour pour Roger, épouse son ravisseur, et croit que l'honneur l'exige. Roger désespéré approuve pourtant le parti qu'elle prend. Et nous, nous approuverons aussi celui que vous prendrez, par rapport à Monsieur de Montalve. Nous désirons pourtant passionnément de vous voir mariée, sans pouvoir vous dire toutes les raisons que nous avons de le souhaiter. Consultez Dieu, rien de plus juste; mais rendez vous à l'ordre qu'il vous manifeste, par une providence cachée sous des événements qui paraissent fortuits; il n'enverra pas un Ange du Ciel, pour vous déclarer ses volontés d'une manière plus immédiate. LETTRE DE CLARICE a Lady Hariote. V Ous ne vous imagineriez jamais, ma chère, que votre amie a succombé à la tentation de lire l'ouvrage que vous lui avez annoncé, et de le lire en huit volumes; car l'Auteur Anglois a été abrégé par son traducteur, que vous avez encore trouvé trop long. Je crois que l'intention de l'Auteur, qui était très-bonne, vous a échappé. C'est comme s'il eût dit: Une fille aussi parfaite et aussi vertueuse que mon Héroïne, a perdu pour une désobéissance à ses parents, son bonheur, sa réputation, son honneur même. Apprenez, jeunes personnes, par son exemple, qu'une première faute contre la soumission que vous devez à vos parents, peut vous conduire de précipices en précipices; qu'il est des démarches qui ne laissent plus que le choix entre deux malheurs. C'en est un bien grand d'être lié à un homme sans mœurs; mais il n'est pas sans ressource, on a l'espoir ou de le corriger, ou de se sanctifier par la pat ence; mais la réputation une fois perdue, l'est sans ressource. Vous dites que si vous vous fussiez trouvée dans la nécessité de fuir avec un valet, vous l'épouseriez sur le champ: le cas est bien délicat; il faudrait supposer une impossibilité absolue de trouver une protection, une ressource. Il faudrait.... Oh! il faudrait ne s'y point exposer, et j'aurai toujours mauvaise opinion d'une fille qui quitte la maison de son père, à moins qu'elle ne pût échapper à un crime certain, et où ces circonstances se rencontrent-elles? Je crois qu'une pauvre fille est bien à plaindre en pareil cas, s'il est possible; il est peu de pères qui voulussent perdre leurs enfants. Je conçois pourtant.... Mais écartons ces idées, nous n'en aurons jamais besoin, et ce sont de ces choses qui laissent dans l'imagination, des traces qui ne produisent rien de bien et d'utile. Après avoir bien réfléchi sur le parti qui m'était proposé, j'ai cru qu'il me convenait, et j'ai donné mon consentement d'assez bonne grâce, pour que le Marquis n'ait point à craindre que j'eusse quelque chose à sacrifier, comme vous le dites dans une de vos lettres; je l'ai ratifié avec encore plus de joie, lorsqu'il a été question de dresser les articles. Monsieur de Montalve, fils unique pouvait se passer de la fortune d'une femme; son père dont j'ai pris alors la plus haute idée, lui ordonne dans une lettre qui a accompagné son consentement, de se contenter du quart de mon bien, et d'abandonner le reste à mes parents. Ils n'ont point d'autres enfants que vous, dit-il, et il ne serait pas juste qu'ils restassent dans la médiocrité, pendant que vous seriez dans l'abondance. La joie avec laquelle le Marquis a souscrit à cet article, m'a causé un tel transport, que je l'eusse volontiers embrassé. Du moins lui ai-je laissé la liberté de lire dans mes yeux combien mon amitié pour lui était augmentée. Je dis mon amitié, Hariote, assurément je n'ai que cela. Plus je m'examine, et plus j'en suis persuadée. Je ne l'ai point dissimulé au Marquis, il voudrait quelque chose de plus vif, je n'en suis pas la maîtresse; apparemment je n'ai de vocation que pour l'amitié. Voici les articles dont nous sommes convenus, et qui ne seront signés que le lendemain de mon mariage; car je n'acquiers le droit de disposer de mon bien, qu'en me mariant. Ma dot se montera à cinquante mille livres sterling, qui sont sur la banque de Gênes, le reste des actions sur la Compagnie des Indes, sur les fonds publics et sur la banque, sera employé à payer les legs dont ma tante m'a chargée, c'est-à-dire, ceux qui consistent en pensions viageres, et le reste à acheter une terre qui reviendra à mes héritiers légitimes, et dont mes parents auront la jouissance. Comme les désirs de ma mère se trouvent d'accord avec les miens, nous engagerons mon père à acheter cette terre en Italie, afin que nous puissions jouir du plaisir de nous voir. Bien entendu que, tous les deux ans, nous viendrons passer quelques mois en Angleterre, pour voir mon Hariote et son époux; à condition que nous les verrons à notre tour en Italie. Je n'aurai pas le temps d'avoir votre réponse avant la célébration, mais vous aurez celui de recevoir cette lettre, et de prier pour moi. Je sens combien il faut de vertus pour remplir l'idée que je me fais des devoirs d'une femme, et cela m'effraie. Vous voyez, Hariote, que votre encens ne m'a point enivrée: je ne vous ai rien dit jusqu'à présent, des excessives flatteries dont vous avez jusqu'ici rempli vos lettres, je vous connaissais trop pour espérer de vous faire changer de ton. Ces louanges ne seraient plus de saison, si mon époux exigeait que je lui montrasse les lettres que j'écris et celles que je recevrai, (et cela ne devrait point paraître extraordinaire dans un Italien;) si, dis-je, il voulait voir vos lettres, il pourrait me soupçonner de prendre plaisir à un langage qui ressemble à l'adulation, et qui n'est que l'effet de l'amitié un peu trop aveugle, que vous avez pour moi: cela pourrait diminuer l'estime que je souhaite qu'il ait toujours pour moi, et qui me flattera beaucoup plus que les sentiments tendres, qui disparaissent ordinairement après l'hymen. AUTRE LETTRE DE CLARICE a Lady Hariote. Q Uel coup affreux vais-je porter à votre cœur, ma chère et tendre amie! Quel coup pour Milord, qui semblait les avoir prévus! N'ai-je point à me reprocher mon obstination à conserver la fatale confiance qui m'a perdue; lorsqu'un homme tel que lui m'en disait assez pour m'avertir qu'elle me conduisait au précipice? Mais qu'il était affreux de soupçonner un père, de tant de noirceurs. Ah! chère Hariote, lorsque je vous écrivais avec tant de sécurité, que nous ne serions jamais dans le cas imaginé par l'Auteur du roman de Clarice, que j'étais bien éloignée de penser que je touchais au moment d'éprouver des malheurs mille fois plus terribles, au moment d'être forcée de quitter en fugitive ma propre maison, pour aller chercher auprès de vous un asile contre celui qui devait être mon défenseur. Hélas! cette ressource sur laquelle je comptais m'a été ravie, et votre pauvre Clarice est bien dans le cas de l'imaginaire. C'est de la chambre obscure d'un inconnu, à la probité duquel il faut qu'elle s'abandonne, qu'elle implore votre pitié et celle de Milord; mais c'est trop vous tenir en suspens. Je dois reprendre ma malheureuse histoire à l'endroit de ma dernière lettre. Le glaive était suspendu sur ma tête, et j'étais tranquille. J'attendais sans inquiétude sur mon sort le moment qui devait m'unir pour jamais à un homme que je croyais digne de toute mon estime. Qui n'y aurait pas été trompé! Le monstre jouait la vertu, la religion, avec une intrépidité capable d'en imposer à une personne qu'une longue expérience aurait rendu plus défiante. Et puis le témoignag que Milord avait donné en faveur de la famille des Montalves, n'était-il pas suffisant pour éloigner de moi tout soupçon? Vous savez que depuis l'Acte du Parlement, il n'est pas permis de se marier sans licence, et autre part qu'à la paroisse, ce qui embarrasse extrêmement les Catholiques. Quelques-uns après s'être fait marier par un Prêtre, se présentent ensuite à la Paroisse. D'autres ont passé en France, ou dans d'autres pays catholiques, pour s'y marier, et éviter par-là de paraître devant le Ministre. On me fit entendre que cette cérémonie n'était pas nécessaire, à mon égard, puisque je devais quitter le Royaume, et qu'il suffisait de me faire marier par l'Aumônier de l'Ambassadeur, ou plutôt de l'Envoyé de quelque Prince Italien. Montalve connaissait celui du Grand Duc de Toscane, il se chargea de lui écrire, et il vint au jour nommé. Cet homme fit d'abord beaucoup de difficultés: en bénissant notre mariage, il s'exposait à être transporté pour quatorze ans, et il était naturel qu'il prît les plus grandes précautions pour éviter ce malheur. Mon père le rassura en lui découvrant une circonstance dont j'ai oublié de vous faire part, c'est que la recherche du jeune Marquis n'avait point éclaté au dehors de la maison; que les domestiques ne savaient pas que la célébration fût si proche, et qu'il était facile de les écarter: effectivement on en envoya deux à Londres, et deux à Windsord, sous prétexte de porter des lettres pressées, et d'aller aux provisions. Mes femmes se couchaient de bonne heure; car vous vous souvenez que je n'ai jamais eu la dureté de les assujettir à m'attendre, quand je passe l'heure ordinaire, et que je me déshabille moi-même, en pareil cas. Nous ne devions garder que l'Aumônier de la maison, celui de Montalve qui avec mon père et ma mère faisaient quatre témoins. Un de ceux-là nous manqua, mon Aumônier se trouva fort incommodé après le dîner, et fut obligé de se mettre au lit; mais il m'assura que les trois témoins qui restaient, étaient suffisants. Ma mère croyait toucher au plus beau jour de sa vie, elle me para de ses propres mains, et malgré mon peu de goût pour la magnificence, il fallut obéir. Le détail de mon ajustement est nécessaire, puisqu'il produisit un incident qui m'a sauvée, comme je le dirai bientôt. J'avais une robe à fond d'argent mat, brochée en argent poli, d'où sortaient des faisceaux de roses très-éclatantes; mes cheveux noirs furent entrelacés de perles; vous savez que ma tante en avait beaucoup, et des plus belles. Comme mes diamants n'étaient point remontés, on me para d'une garniture d'améthystes, et ma tendre mère fit un bouquet des plus gros diamants, pour attacher derrière ma tête, en sorte que j'avais au moins pour plus de vingt mille livres sterling sur moi. Pauvre victime, je me persuade que Montalve dévorait des yeux ces richesses dont il se croyait déjà possesseur. Vous savez, ma chère, que j'ai toujours eu un grand faible pour Fani ma femme de chambre, et elle le mérite par son attachement. Je ne pus lui faire un secret de mon mariage, je ne risquais rien en le lui confiant, puisqu'elle devait me suivre en Italie. Cette pauvre fille me dit qu'elle mourait d'envie de me voir dans mon ajustement de noces, et je lui promis d'entrer dans sa chambre un moment avant de nous mettre à table. On attendit pour souper que tous les domestiques de la maison fussent retirés; vous savez qu'il en restait peu, ceux du Marquis avaient fait préparer le souper au village, et on servit à onze heures du soir. Pendant qu'on était occupé à tout arranger, je feignis d'avoir oublié quelque chose dans ma chambre, et j'y montai pour tenir la parole, que j'avais donnée à Fani. Je fus très-surprise de la trouver levée, avec un air fort embarassé. Un inconnu, dit-elle, m'a remis une lettre, et m'a dit qu'il importait extrêmement que vous la lussiez avant d'être mariée. Surprise de voir cet inconnu, si bien au fait d'une chose qui était un mystère pour nous tous, j'allais lui faire quelques questions, lorsqu'il m'a quittée, en me recommandant le secret et la diligence. Je n'ai pu trouver le moment de vous aborder depuis ce temps, et si vous n'étiez pas montée, j'allais jeter de grands cris, en me plaignant d'une colique affreuse, pour vous attirer ici. Je pris la lettre en tremblant, et ne voulant pas, quoi qu'elle contînt, qu'on pût soupçonner cette fille de me l'avoir donnée, je quittai ma chambre, et descendis à la bibliothèque. Jugez de ce que je devins, après la lecture de cette lettre que je vous envoie. LETTRE de Mistiss Cosby à Miss Clarice. C 'Est à genoux, Mademoiselle, que je vous trace l'horrible aveu de mes crimes, fasse le Ciel que la première bonne action que je fais dans ma vie, en vous découvrant l'affreuse trahison dont vous allez devenir la victime, fasse le Ciel, dis-je, que cette bonne action soit suivie d'un repentir sincère. Vous m'avez fait sentir hier au soir le premier remords que j'aie senti dans ma vie; jusqu'à ce jour j'ai avalé l'iniquité comme l'eau, et je m'applaudissais d'un projet qui ne pouvait que vous rendre misérable, lorsqu'il m'est venu tout-à-coup dans l'esprit: Quel mal t'a fait l'innocente Clarice? N'est-ce pas elle qui ne put se résoudre à te laisser dans la médiocrité pour laquelle tu es née, qui a ajouté de son propre mouvement cent livres sterling à la pension qu'on lui demandait pour toi, et qui s'est fait la mère de tes enfants? Je n'endurcis point mon cœur contre cette pensée, et craignant que ma malignité ne l'emportât sur la miséricorde de Dieu, je me hâtai d'appeler du secours contre moi-même. Je suis née catholique, quoique depuis l'âge de quatorze ans je n'aie fait aucun exercice de religion. Je savais qu'il y avait à quelques portes de la mienne, un Ecclésiastique fort zélé; je le fis prier de passer chez moi, et je lui découvris la trame diabolique qu'on avait ourdie pour vous perdre. Il me chargea de vous en écrire le détail, et ne voulut s'en fier qu'à lui pour le rendre à la femme que vous honorez de votre amitié, et dont je lui dis le nom. Vous êtes sur le point d'épouser mon fils, et peut-être votre frère. Ce malheureux fruit de mon crime me fut enlevé par le Marquis de Montalve, qui partageait avec votre père le doute de la paternité. Elevé dans la piété, par les soins du Marquis, qui depuis son mariage a renoncé aux erreurs de sa jeunesse, mon malheureux enfant parut devoir réparer par ses vertus le crime de sa naissance; il entra dans un Ordre religieux fort austère, dans lequel il a reçu les ordres sacrés, et pendant plusieurs années il a paru content de son état. Mais je vois, à n'en pouvoir douter, qu'il est fils de Sir Derby; la perversité de son caractère découvre la source de son sang, il s'est refroidi peu à peu, dans les devoirs de sa profession qu'il a enfin abandonnée, et s'étant échappé de son monastère, il me vint trouver à Londres, où votre père m'avait fait venir secrètement. Il espérait vous engager à y faire quelque séjour, votre répugnance pour cette ville augmenta la haine qu'il vous portait; car il ne peut penser sans horreur, que vous êtes en possession de la fortune qu'il croyait lui appartenir, et qu'il destinait à nos enfants. Mon fils lui parut assez dépravé pour entrer dans ses desseins de vengeance; il savait que le Marquis de Montalve avec lequel il est brouillé depuis deux ans, avait envoyé son fils en Angleterre pour y passer six mois, et y apprendre la langue; il crut la circonstance favorable. Les sommes que vous lui avez si généreusement données, ont servi à mettre le fourbe en équipage. Pour se ménager des protections, il a abjuré la catholicité avec mon malheureux fils, entre les mains de l'Evêque de Londres qui, le croyant de bonne foi, a conçu beau- coup d'amitié pour lui. Il lui a promis de rappeler à l'Eglise Anglicanne son épouse et sa fille, et l'on attend l'effet de ses promesses. Il ne se flatte pourtant pas de pouvoir y réussir, et voici le reste de son affreux projet. Mille livres sterling ont gagné le Notaire dépositaire du testament de Madame votre tante, il est changé, et les signatures contrefaites, et comme le pauvre Doyen de Colborn en avait une copie qui eût pu embarrasser, le misérable que vous avez actuellement dans votre maison, trouva le moyen d'abréger sa vie, et d'enlever cette pièce essentielle. Pour profiter de tous ses crimes, il fallait en commettre de nouveaux; vous faire épouser quel-que misérable, qui trop content de la plus légère portion de votre bien, lui abandonnerait le reste. Le nouveau testament vous donnait droit d'en disposer en vous mariant, et comme on connaissait votre bon cœur, on ne doutait point que vous ne vous prêtassiez avec plaisir à tout ce qui pouvait assurer le bonheur de votre famille. Mon fils devait ensuite vous conduire en Allemagne, et tâcher, à force de soins et d'amour, de vous faire oublier la tromperie qu'on vous avait faite sur le bien; car vous deviez ignorer à jamais sa double apostasie. Celui qui doit vous marier est un moine apostat, compagnon de mon fils; car on veut que votre mariage soit aussi authentique qu'il sera possible, suivant les lois du royaume, pour donner du poids à l'acte qui le suivra, ainsi on a obtenu toutes les dispenses nécessaires pour cela. Il ne me reste plus, Mademoiselle, qu'à vous demander mille pardons d'être entrée dans ce noir complot, il vous est aisé de m'en punir en laissant pénétrer le secret que je vous confie; votre père regarderait un crime de plus comme une bagatelle, et ma mort lui semblerait un dédommagement au chagrin de voir échouer son projet. D'ailleurs vous ne gagneriez rien à montrer ma lettre, le bon Ecclésiastique qui veut bien la porter l'a copiée de sa main, je pourrais la nier, et puis cette affaire si elle était prouvée pourrait conduire votre père sur un échafaud; il mériterait d'y perdre la vie, mais ce n'est pas à sa fille à l'y placer. Je pense qu'après avoir lu ces horreurs, il ne sera pas besoin de feindre que vous vous trouvez mal, gagnez une journée et profitez en pour vous mettre en lieu de sûreté, c'est le seul conseil que puisse vous donner la coupable et repentante Cosby. Ne devais-je pas mourir en lisant cette lettre fatale? Le désir d'échapper à mon malheur soutint seul mes esprits, et je résolus de suivre le conseil de cette femme qui devenait par la miséricorde de Dieu l'instrument de mon salut. Quoi, j'avais touché au moment d'être unie à un sacrilège! mon sang se glaçait dans mes veines en y pensant, et lorsque je rentrai dans la salle, ma mère fit un cri en voyant ma démarche chancelante, et mon visage couvert des ombres de la mort, elle accourut à moi, me prit dans ses bras, au moment où mes forces m'abandonnaient. Je ne perdis pourtant point connaissance, et ce fut mon malheur. Montalve s'étant approché pour me soutenir, je jetai moi-même un cri en disant: retire-toi, monstre que l'enfer a vomi pour ma perte. C'est à cette imprudence que je dois attribuer tous les maux que j'éprouve; j'aurais eu le temps de consulter ma mère si j'avais su dissimuler, et mon.... Oh! je n'ai plus le courage de prononcer ce nom qui avait pour moi tant de douceur. Sir Derby, dis-je, aurait attribué mon état à une cause physique, et n'ayant aucune raison de me supposer au fait de son noir complot, aurait consenti à un délai qu'il eût cru sans danger. Mon horreur pour Montalve lui fit voir que j'étais instruite, et désespérant de me tromper, il résolut de me contraindre. Je suis trahi s'écria-t-il avec transport, mais je ne me serai point inutilement abaissé jusqu'à feindre pour ménager une malheureuse dont les artifices m'ont dépouillé. Approchez-vous, dit-il au ministre, unissez à l'instant ces deux personnes, et vous, me dit-il, en me regardant avec des yeux où la noire fureur était peinte, hâtez-vous de saisir ce seul moyen de vous rendre un père, j'oublie tout si vous devenez à l'instant la femme de Montalve. Ce terrible discours qui devait m'anéantir, me rendit toute ma force. N'espérez pas, lui répondis-je avec vivacité, m'arracher un consentement qui outrageroit la nature, prenez tout ce que je possède, j'y consens de bon cœur, mais la mort la plus cruelle ne pourrait me faire consentir au crime que vous me proposez. Et toi, dis-je au ministre qui avait fait quelques pas pour venir à moi, souviens-toi qu'il est un Dieu vengeur, crains que sa foudre ne lui échappe des mains pour te réduire en poudre, si tu osais entreprendre de former les coupables liens auxquels je me refuse. A ces mots mon père furieux se jette sur moi, me meurtrit le visage, et m'eût sans doute ôté la vie, si ma pauvre mère ne se fût exposée pour me sauver. Ah! j'avais peu senti les coups qu'il m'avait portés, ceux dont il accabla ma mère déchirèrent mon cœur; je me précipitai sur lui en lui criant qu'il prît sa vraie victime, et qu'il épargnât son épouse qui n'était point coupable de ma rébellion à ses volontés. Montalve, malgré sa dureté, fut touché du danger dans lequel il me vit, et m'arracha de ses mains. Il fut long-temps avant de pouvoir obtenir de mon père la grâce d'être écouté. Enfin l'ayant traîné au fond de la salle, il lui parla long-temps en particulier, avec une action fort animée. Pendant cet intervalle, je m'étais jetée aux pieds de ma mère, et je baignais ses habits de mes larmes, sans avoir la force de lui parler. Le ministre interdit était resté debout, Montalve l'appela, apparemment pour fortifier le conseil qu'il donnait à mon père, d'éviter un éclat qui pouvait le perdre, et d'essayer à me réduire par des moyens plus doux. Rendez grâce à l'amour qui plaide en votre faveur, me dit Sir Derby. Je vous donne vingt-quatre heures pour vous déterminer à faire de bonne grâce ce que j'exige de vous, mais n'espérez pas un plus long délai. Vous serez la femme de Montalve de gré ou de force, suivez-moi toutes deux. En même-temps il nous conduisit dans un réduit obscur qui était à l'extrémité de la maison, où il n'y avait qu'une fenêtre au plancher, qui donnait à peine de la lumière en plein jour. Je ne fis aucune résistance, l'idée consolante de me trouver avec ma mère en liberté de me plaindre, m'occupait entièrement. Mais que devins-je lorsque je connus l'intention de mon persécuteur? On bâillonna ma mère pour étouffer ses cris, et on l'arracha avec violence de mon cachot, pendant que des mains que je respectais à peine, dans l'état où j'étais réduite, me retenaient immobile à ma place. Mes cris qui dans la salle auraient attiré mes femmes, m'étaient inutiles dans ce lieu où ils auraient été étouffés, j'en poussais néanmoins, j'appelais le Ciel à mon secours, je le priais de protéger ma mère: je tâchais de me dégager pour voler à son secours, vains efforts, elle était disparue, et Sir Derby cessant alors de me retenir, me jeta sur le plancher avec tant de violence que j'en fus toute brisée, et sortit en fermant la porte avec toutes les précautions imaginables. Mon premier mouvement fut d'y courir pour mettre deux verrous qui la fermaient en dedans, résolue de me laisser mourir de faim plutôt que d'ouvrir. Plus tranquille alors, je me jetai à genoux et je demandai le secours de Dieu avec une ardeur qui pénétra jusqu'au Ciel, puisqu'il m'inspira le désir et le moyen de briser mes chaînes. J'avais tout à craindre pour les jours de ma mère, Sir Derby dans sa colère avait laissé transpirer l'horrible dessein de faire dépendre sa vie de mon mariage. Ah! si je n'avais eu à trembler que pour la mienne, j'aurais bravé la mort et les tourments; mais un intérêt plus cher m'animait. Pendant que je priais encore, j'entendis mettre la clef dans la serrure. Comme elle tournait inutilement, et qu'on s'aperçut de l'obstacle qui empêchait la porte de s'ouvrir, l'odieux Montalve fit entendre sa voix, et me conjura pour ma propre sûreté de daigner lui accorder un quartd'heure d'entretien. Si je n'avais cru que mon indignation je ne lui aurais répondu que par les justes reproches que méritaient ses crimes; mais j'avais conçu un faible espoir d'échapper; il eut la force de me contraindre. J'ai vingt-quatre heures pour prendre ma dernière résolution, lui dis-je, n'espérez pas me joindre avant ce temps. Souvenez-vous sur-tout, que le parti que je prendrai dépendra du traitement qu'on aura fait à ma mère? Ah! charmante Clarice, me répondit ce monstre, que ne pouvez-vous lire dans mon cœur: quelque pénétré qu'il soit d'amour pour vous, vous y verriez encore plus de remords que de tendresse. Un criminel tel que moi, n'ose prendre le Ciel à témoin de ses serments, je consens pourtant à recevoir en ce moment la punition qu'il doit à mes crimes, si je ne suis sincère dans mon repentir, et si je ne me dévoue à réparer les maux que je vous fais souffrir. Au nom de vous-même, feignez de vous rendre aux desseins de votre père, vous n'en serez pas moins la maîtresse de votre sort: mes jours vous répondront de ceux de votre respectable mère. Nous verrons demain, lui répondis-je, jusqu'à quel point on peut compter sur votre repentir; jusqu'à ce temps je ne vous demande que de me laisser tranquille. Qu'il est aisé d'en imposer à un cœur droit! Il fut des moments où je crus apercevoir le ton de la vérité dans les promesses de Montalve. Y a-t-il un seul homme assez téméraire pour invoquer la vengeance du Ciel, pour ainsi dire, dans le temps où il la provoque par des trahisons? Si les promesses de ce malheureux étaient sincères.... Mais a-t-il respecté celles qu'il a faites à Dieu en s'engageant au service des Autels? Ce repentir pourrait-il subsister avec l'amour criminel dont il convient qu'il brûle encore? Ah! je me rendrais complice de son crime, si j'osais me fier à ses serments. Fuyons, au risque de termi- ner ma misérable vie: Dieu qui ne punit que la volonté, connaît que je n'ai pas dessein d'en abréger le cours. Il y avait dans le lieu où j'étais enfermée, une cheminée fort étroite, je ne désespérai pourtant pas de pouvoir m'y glisser, et arriver jusqu'au toit. Si vous me demandez ce que je prétendais faire lorsque j'y serais parvenue, je ne pourrais vous le dire; car si j'avais le dessein fixe de m'évader, je n'avais pas discuté si la hauteur des toits ne serait point un obstacle à mon entreprise. Je me recommandai à Dieu avant de m'engager dans ce passage étroit, et véritablement je crus plusieurs fois toucher au moment d'y rester engagée. Je gagnai enfin le faîte, à l'aide de mes pieds, de mes mains et de ma poitrine, sur lesquels je m'appuyois alternativement. Arrivée au haut, je fus contrainte d'y rester quelques moments pour respirer: ensuite à la pâle lueur des étoiles, je jetai les yeux de tous les côtés, pour voir si je ne découvrirois pas un endroit d'où la descente fût facile. Je connaissais bien un petit bâtiment qui était à l'extrémité de ma maison, et qui était bien moins élevé qu'elle, si j'étais assez heureuse pour y arriver, je pouvais me glisser sans danger, entre les deux toits, et parvenue au second, j'espérais le franchir du côté du jardin, où il n'avait guère plus de quinze pieds de haut; mais il y avait un long espace pour y arriver, eh! le moyen de ne pas tomber dans ce chemin! Je n'avais pourtant pas d'autre parti à prendre, je risquai donc le tout pour le tout. A cheval, pour ainsi dire, sur le sommet du toit, une jambe d'un côté et la seconde de l'autre, je pliai le corps, et m'attachant fortement avec les mains, je m'élançai, en quelque façon, ou plutôt je rampai sur l'estomac jusqu'à l'extrémité du toit. J'entendis sonner minuit lorsque j'y arrivai, et il en était temps, le Ciel se couvrait, les étoiles pâlissaient, tout annonçait un orage, et j'eus à peine gagné le jardin, que le peu de lumière que j'avais eu jusqu'alors me manqua. Il me restait un mur à franchir, il était moins haut que le toit que je venais de sauter si heureusement, et cependant je n'eus pas le même succès. Mon pied se trouva engagé sous moi dans ma chute, et j'y ressentis une telle douleur, que je fus plus d'une heure sans pouvoir bouger de ma place. La crainte de retomber entre les mains de mes persécuteurs me rendit un peu de force; je m'avançai du côté de Windsord, autant que j'en pouvais juger, et quoiqu'une horrible pluie m'eût percée jusqu'aux os, je m'avançais avec ardeur vers le lieu où jespérois trouver un asile. Je savais qu'il y avait au château quelques Dames du premier rang, j'étais résolue de me jéter aux pieds de la première chez laquelle la Providence m'adresserait, pour la conjurer de me cacher quelques jours jusqu'à ce que j'eusse appris des nouvelles de ma mère, déterminée à laisser croire de ma fuite tout ce qu'on voudrait, plutôt que d'accuser celui que sa cruauté pour moi ne me dispensait pas de respecter. Le Ciel en avait disposé autrement; à peine eus-je marché un quartd'heure, que la douleur de mon pied se ralentit, et profitant de ce changement, je doublai le pas, en sorte qu'en trois heures, je ne fis pas moins de sept milles, à travers les champs, pour ainsi dire. Je voyais bien que j'avais manqué ma route, toutefois il n'y avait pas moyen de retourner sur mes pas, et je ne cherchais plus qu'à m'éloigner de Oldswindsord, pour arriver à la pointe du jour dans quelque lieu où je pusse avoir une voiture pour gagner Londres. Il commençait à poindre lorsque j'entendis sonner quatre heures, et jetant les yeux sur le lieu d'où partait ce son, je découvris que j'étais entre deux villages, et que c'était l'horloge de celui qui était devant moi, qui avait sonné. Je doublai le pas pour y arriver, lorsque j'aperçus de loin quel-que chose qui venait vers moi. Je vis bientôt que c'était une femme qui portait un panier à son bras. Quelques instants plutôt je me serais fiée à elle, mais la vue de ce clocher me donnait l'espoir de trouver une bonne auberge; car l'Eglise avait l'air considérable, et dénotait celle d'un gros bourg. J'avais de l'argent, une somme pouvait éblouir le maître de l'hôtellerie, et l'engager à me fournir une voiture. Pendant que je faisais ces réflexions, cette femme s'approchait, et levant les yeux et les mains d'admiration, venez-vous du sabbat, la belle fille, me dit-elle brutalement? Ah, je gage que vous vous sauvez de quelque bonne maison, où des cavaliers de mauvaise volonté vous auront battue; elle s'avançait pour me regarder sous le nez, je traversai le chemin pour l'éviter, et aussi-tôt que je l'eus perdue de vue, la crainte que la curiosité ne la fît retourner sur ses pas pour m'insulter encore, me fit franchir un petit fossé et une haie qui séparait une pièce de blé du grand chemin, je la traversai, et vis avec plaisir qu'elle conduisait à une double haie entre laquelle il y avait un chemin étroit qui paraissait conduire au lieu où j'avais dessein d'aller. Le discours de cette femme me fit réfléchir au désordre de mon habillement auquel je n'avais pas pensé jusqu'alors, et jugeant qu'il y aurait de l'imprudence à paraître dans l'état brillant où j'étais, je m'assis sous un petit arbre, et je détachai mes diamants et mes perles. Mon dessein était de retrousser ma robe dans une jupe blanche que je portais dessous, et de m'envelopper dans une capucine que j'avais dans ma poche, et que j'y avais mise le matin au sortir du jardin. Je croyais être à l'abri des regards curieux entre ces deux haies: quelle fut ma frayeur de voir à vingt pas de moi un homme qui portait une épée nue sous son bras! Dans cet instant tout ce que j'avais à craindre de plus terrible s'offrit à mon esprit déjà troublé, et voyant que je ne pouvais espérer de me sauver je me jetai à genoux, et jetant ma bourse à dix pas de moi. Qui que vous soyez, lui dis-je, ayez pitié d'une misérable fille, et n'abusez pas du malheur qui me rend à votre discrétion. Voilà ma bourse, je vous la donne de bon cœur; prenez aussi cette aigrette de diamants, ce que je dis en jetant à ses pieds la dernière que je détachois de ma tête. Je ne vous demande en retour, que de me laisser la liberté de continuer mon chemin, et de me dire si je puis espérer de trouver une voiture dans le village qui est devant nous. Cet homme s'était arrêté à ma voix, et me considérant de la tête aux pieds, il semblait chercher à deviner par quel malheur une fille telle que moi se trouvait dans un endroit écarté, dans un équipage si peu convenable à une route. Après quelques moments de silence, il me dit en mauvais Anglois, reprenez votre argent et vos diamants, Mademoiselle, et dites-moi si je puis vous rendre quelque service; si vous croyez ne pas devoir les accepter, dites un seul mot, et je m'éloigne. Je vous avouerai pourtant que je le ferai à regret; vous pourriez tomber dans de mauvaises mains, et je pense que vous n'êtes pas faite pour aller mendier un asile dans une auberge; car pour de voiture, vous pouvez vous assurer sur ma parole que vous n'en trouverez point dans tout le village. La physionomie de cet homme était si belle, le son de sa voix si touchant, son air si respectueux, que je me trouvai tout-à-coup sans frayeur. Vous n'êtes pas Anglois, Monsieur, lui dis-je; non, Mademoiselle, me répondit-il, je suis François, et ceux de cette nation regardent comme un devoir, de se dévouer au secours des personnes de votre sexe, lorsqu'elles sont infortunées. C'était en François qu'il me fit cette réponse, parce que je lui avais fait la question dans cette langue. Oserai-je vous demander de quelle religion vous êtes, ajoutai-je? seriez-vous un François réfugié? Je ne sais pas dans quelle intention vous me faites cette demande, me répondit-il; mais dussiez-vous diminuer de la confiance que vous semblez vouloir prendre en moi, je ne serai point assez lâche pour vous dissimuler que j'ai l'honneur et l'avantage d'être catholique romain. Grand Dieu, m'écriai-je, en levant les yeux au Ciel, m'auriez-vous envoyé un défenseur! Après cette courte exclamation, je dis à ce jeune homme: la franchise avec laquelle vous avez déclaré votre foi, sans pouvoir présumer quelle était la mienne, excite ma confiance. Pourriez-vous me procurer un asile pour quelques heures, me fournir des habits convenables, et me faire trouver une voiture? Rien de plus facile, me dit-il, si vous voulez accepter mon pauvre logement. Je demeure chez un maître très-honnête homme, j'y suis seul, et comme nous mangeons à l'auberge, nous n'avons point de domestiques. Vous vous enfermerez dans ma chambre jusqu'au soir, et alors vous pourrez vous confier à un honnête voiturier de ma connaissance, qui vous remettra dans Londres, où vous jugerez à propos d'aller. Je n'avais point encore fait attention à l'habit de celui qui me parlait, qu'il était discordant avec sa figure! La poudre dont il était rempli m'apprit que je parlais à un perruquier, et malgré les importantes pensées qui devaient m'occuper, je ne pus m'empêcher d'avoir une distraction. Quelle doit être la politesse d'un François qui a quelque naissance, puisque j'en trouve tant dans un homme de cette classe! Vous n'obligerez point une ingrate, lui dis-je en me levant, je suis en état de faire votre fortune, je vous la promets; aussi bien paraissez-vous né pour un état plus relevé que le vôtre. Ces paroles firent rougir prodigieusement le jeune homme. Je serais bien malheureux, me dit-il, si je pouvais être soupçonné de vues basses et intéressées, dans le petit service que je vous rends. Je suis pauvre, je l'avoue, mais ma pauvreté ne m'est point à charge, quoique j'aie à rougir de sa cause. Quant à ma profession, qui est à la vérité assez nouvelle pour moi; elle me réhabilite dans ma propre estime, puisque c'est le désir d'accomplir un devoir qui m'y retient. Mon étonnement augmentait à chaque parole qui sortait de la bouche de cet homme, son res- pect me frappait encore davantage; mon pied qui était fort enflé me causait une douleur plus vive, depuis qu'il s'était refroidi, l'inconnu s'aperçut que j'avais peine à marcher, et au lieu de m'offrir son bras, il voulut arracher un bâton qui tenait à la haie, pour me soutenir, je devinai son intention, et sensible à cet acte de retenue, je crus ne rien risquer en lui demandant le secours de son bras. Nous parlâmes peu le reste du chemin, qui était d'un demi-mille, et toujours couvert de haies; il aboutissait à une muraille où il y avait plusieurs portes; il en ouvrit une, et me conduisit dans une petite chambre qui était au premier de la maison dont nous avons traversé le jardin. Elle est sur la rue, me dit-il en entrant; s'il vous était resté quelques soupçons, ils doivent disparaître puisque vous êtes dans un lieu où vous pourriez appeler du secours. En me disant ces mots, il me fit remarquer une grande rue où il y avait plusieurs maisons d'assez belle apparence. Vous êtes ici en sûreté, me dit-il, voilà la clef de ma chambre, je n'y entrerai que de votre aveu, permettez moi d'y venir frapper de temps en temps pour voir si vous n'avez besoin de rien, et si vous croyez me devoir quelque reconnaissance, daignez m'en donner une preuve, en acceptant une tasse de chocolat que je vous apporterai dans quelques minutes. Non, Monsieur, lui dis-je, je ne conserve aucune défiance, j'accepte le rafrâichissement que vous m'offrez, et dont j'ai grand besoin, car je suis épuisée; et lorsque vos occupations pourront vous permettre de me rejoindre, je ne puis rien faire de mieux que de consulter avec vous, sur le parti que je dois prendre. Ma confiance vous paraîtra sans doute excessive, ma chère Hariote; mais il est des figures auxquelles on ne peut la refuser, et jusqu'au moment où j'écris ceci je n'ai pas lieu de croire que j'ai mal placé la mienne. Mon guide revint bientôt avec quelques biscuits, et une tasse de chocolat, et me dit qu'il était forcé de me quitter alors pour aller ouvrir la boutique. Comme la chambre était peu élevée, et que de simples planches la séparaient de la boutique, il ne s'y prononçait pas une pas ole que je n'entendisse, ainsi je restai immobile dans ma place, crainte de déceler mon asile par quelque mouvement. J'entendis une voix qui était sans doute celle du perruquier, qui disait à son garçon: vous êtes revenu bien matin, mon pauvre Chevalier. Je gagerais bien que vous n'avez pas mangé depuis hier au soir, et que vous aurez préféré de venir à jeun, plutôt que de boire un coup avec les domestiques de Milord. Pauvreté et gloire vont mal ensemble, mon pauvre ami, et vous devriez vous défaire de ces manies. Je mange bien avec ces gens là, moi qui suis votre maître, êtes-vous plus grand seigneur que moi pour les mépriser? Je ne les méprise pas, répondit mon guide; mais je craignais que vous n'eussiez besoin de moi, et d'ailleurs j'avais plus de sommeil que de faim. A d'autres, répondit le maître, je vous connais; je crois pourtant bien que vous avez besoin de quelques heures de repos, ainsi vous pouvez vous jeter sur votre lit, il n'y aura rien à faire de toute la journée. Comme le maître finissait ces paroles, j'entendis plusieurs chevaux qui allaient grand train, et qui s'arrêtèrent devant la bou- tique. Je ne sais pourquoi je fus saisie d'un frémissement involontaire; combien augmenta-t-il lorsque je discernai la voix de Sir Derby, qui demandait au maître, s'il n'avait pas vu une jeune créature habillée de telle et telle façon, et là dessus, il lui dépeignit mon ajustement, et finit en disant, il y aura cent guinées pour ceux qui la rendront à ses parents. Un coup de foudre m'eût rendu moins tremblante. Quelle tentation pour le jeune homme qui m'avait rencontrée! Il m'avait dit qu'il était pauvre, résisterait-il à la facilité de gagner cette somme? Je me reprochai cette pensée comme un acte d'ingratitude, et véritablement c'en était un. Le maître répondit qu'il ne faisait que d'ouvrir sa boutique, et que cette fille aurait pu passer cent fois sans qu'il l'eût vue. J'ai été plus chanceuse, dit une femme qui balayoit, je l'ai rencontrée à la petite pointe du jour, je voulais lui parler, elle a traversé le chemin, et a doublé le pas pour gagner Londres; si j'avais pu prévoir ce qu'il y avait à gagner, je l'aurais bien empêchée d'aller si vite. Jugez de ma frayeur, ma chère, à la lettre, je n'osais respirer, crainte que mon souffle ne fût entendu. Heureusement les cavaliers n'eurent pas plutôt entendu que j'avais pris le chemin de Londres, qu'ils partirent de toute la vitesse de leurs chevaux. O Providence m'écriai-je intérieurement! que serais-je devenue si la rencontre de cette femme ne m'avait pas fait quitter la grande route? Mais par quel enchantement a-t-on pu découvrir sitôt ma fuite, et se mettre si juste sur mes pas? L'arrivée de mon libérateur interrompit mes réflexions, il mit en entrant le doigt sur sa bouche pour me recommander le silence, et me montrant de la main une porte qui conduisait à une autre chambre, il m'invita par ce geste à y passer. Nous serions entendus ici, me dit-il en me présentant un siège. Ah! Mademoiselle, que j'ai frémi pour vous toutàl'heure, mais peut-être êtes-vous déjà instruite du sujet de ma frayeur. Vous avez du entendre? Eh! j'ai tout entendu, lui dis-je. Quelle reconnaissance ne vous dois-je pas pour.... Ne me parlez pas de reconnaissance, me dit-il en m'interrompant, et daignez m'apprendre ce qu'il faut faire pour vous garantir du péril qui vous menace. Qui sont vos persécuteurs? Ne pouvez-vous pas implorer la justice contr'eux? Le Bailli de ce lieu est un fort honnête homme, voulez-vous que je lui demande pour vous un asile plus convenable que celui que je vous ai offert. Je fondais en larmes, et je fus long-temps avant d'être en état de répondre. A la fin je parvins à dire à mon protecteur, l'excès de mon infortune est telle, que je ne puis haïr mon plus cruel ennemi; il est mon père, et je dois mourir mille fois, plutôt que de lui nuire. Je fuis pour éviter un mariage odieux, auquel on voulait me forcer, une mère que j'aime plus que moi-même, court risque d'être la victime de mon refus, le plus cher de mes désirs serait de lui être réunie. Combien y avait-il de cavaliers à ma poursuite? cinq, me répondit le jeune homme. C'est tout ce que nous avions d'hommes à la maison, repris-je? Ah! Monsieur, quel droit n'auriez-vous pas à mon éternelle reconnaissance, si vous aviez le courage de vous transporter à Oldwindsord, vous demanderiez à l'auberge, la maison de Miss Derby, et dans cette maison Fani sa femme de chambre. Si par elle vous pouvez tirer ma mère du péril où elle est exposée, et la mettre en lieu où je puisse la rejoindre cette nuit, ma vie suffirait à peine pour m'acquitter envers vous. Il est des actes qui portent eux-mêmes leur récompense aux yeux d'un honnête homme, me répondit le jeune homme, des discours nous feraient perdre un temps précieux, Oldwindsord n'est qu'à quatre mille d'ici, j'y vole, mais Mademoiselle, voici le moment de ma vie où ma pauvreté m'a été la plus pénible, il pourrait arriver telle circonstance où l'argent me serait nécessaire... Je vous entends, lui dis-je en lui préfentant ma bourse: dix guinées me suffisent, dit-il, soyez tranquille ici, ma chambre est un lieu dont j'ai seul la clef, vous entendrez au bruit que je ferai avec mon fouet le moment où vous devez vous rendre à la porte de la première chambre. Il n'attendit pas ma réponse, et me saluant avec une grâce bien singulière dans un homme de sa sorte, il descendit, et dit assez haut pour que je pusse l'entendre: le sommeil fuit loin de mes yeux, puisque vous n'avez pas besoin de moi, je vais essayer de me débarrasser d'un mal de tête, en montant quelques heures à cheval. Continuation de la lettre de Clarice à Lady Hariote. Qui croirait au milieu des inquiétudes qui m'agitent, que le sommeil ait pu suspendre pour un petit moment le sentiment de mes maux! que dis-je, il semble qu'il ait augmenté ma faculté de les sentir, en rétablissant mes forces épuisées. Quelles affreuses images ont assailli mon âme pendant mon sommeil! J'ai cru voir mon libérateur devenu celui de ma mère; il me la ramenait lorsqu'il a rencontré son cruel époux. Le vaillant jeune homme a essayé de la défendre contre ces cinq hommes qui voulaient la lui ravir, je l'ai vu tomber percé de coups, ma mère qui avait cherché à le garantir aux dépens de sa propre vie est tombée à côté de lui, leur sang se confondait, et mon libérateur lui disait: il est doux de le verser pour Clarice. Tout-à-coup la terre s'est ouverte, et a englouti mo malheureux père: Montalve est tombé à mes genoux, et joignant ma main à celle de mon libérateur expirant, il m'a dit: je répare les maux que je vous ai causés. Tout cela a disparu, je vous ai vue à côté de moi; mais d'une manière si froide, si glacée, que je n'osais vous exprimer le plaisir que j'avais de vous revoir. Milord tout-à-coup vous à pris par le bras et vous a dit: fuyons, fuyons, je me suis élancé vers vous pour vous retenir, cet effort m'a réveillée couverte d'une sueur froide, et prête à m'évanouir. Quelle est la faiblesse de votre chère amie! j'ai beau me dire à moi-même que ce songe est une suite des maux que j'ai éprouvés depuis vingt-quatre heures, et de ceux que je crains encore; il me laisse une impression de terreur, qu'il ne m'est pas possible de dissiper? Quoi! le Ciel n'accorderait pas la conversion de mon malheureux père à mes désirs ardents, il serait l'éternelle victime de la juste colère d'un Dieu vengeur? Ah! qu'il prenne ma vie en satisfaction de ses crimes, qu'il réunisse sur moi toutes les peines, en est-il une qui puisse approcher de cette affreusse pensée? Quelque terrible que soit l'image de ma mère et de mon libérateurs expirants, je n'aurais point, ce semble, à trembler sur leur sort futur, ma mère a comblé la mesure de ses vertus, et ce généreux garçon pense trop noblement pour s'être jamais livré au crime. Il semble que l'innocence, la candeur et la paix siegent sur son visage. Oh Ciel! daigne être sa récompense, répands sur lui tes plus douces faveurs, et donne-moi le moyen de ne pas mourir ingrate? Ah! s'il me rendait à ma tendre mère!... Pourquoi l'auteur de mes jours déshonore-t-il son rang par d'odieux procédés, pendant qu'un homme, né sans doute dans une classe obscure, montre des sentiments dignes d'un Prince. Une curiosité que je me reproche en vain, m'a fait interrompre ma lettre; des papiers épars sur une table, peuvent me donner quelques lumières sur celui dans la dépendance duquel je suis forcée de rester? Ah! si ces belles apparences cachaient un cœur corrompu et pe fide! Montalve n'avait-il pas comme lui ces dehors séduisants. Qui sait si cette curiosité que je me reproche, et que je combats, n'est point une inspiration du Ciel pour me donner le moyen de fuir un danger égal à celui auquel je suis échappée? Je succombe à la tentation; si c'en est une, mon intention justifie une action que je regarderais comme criminelle dans tout autre cas. Si je vous taisais ce que ma curiosité vient de me faire découvrir, vous pourriez croire que ces découvertes sont désavantageuses à mon protecteur. D'a ord il se nomme Chevalier, ce nom est sur l'adresse d'une lettre qui ne peut être que pour lui, car sa profession y est désignée. Le cachet de cette enveloppe n'a pas laissé de me surprendre. Ce sont des armes qui désignent une grande noblesse, et l'écriture est un caractère de femme, j'ai cherché avec beaucoup de vivacité, la lettre qui était contenue sous cette enveloppe, un perruquier n'est point fait, ce me semble, pour avoir de telles correspondances. Je n'ai rien trouvé, et dans le fond j'en suis bien aise. Clarice n'a rien à craindre d'un homme de néant, la bassesse de sa naissance l'empêchera d'élever ses yeux jusqu'à elle, elle la rassurera elle-même contre un mérite qui sans cette circonstance pourrait faire de trop fortes impressions sur elle. Quel aveu m'échappe! ma chère Hariote, laissez-moi le temps de sonder mon propre cœur. Grace au Ciel, je ne me sens pas capable d'oublier le sang dont je suis sortie; le sentiment de ma gratitude est si vif que j'en ai été effrayée; eh! pourrait-il l'être moins? Ah! je déchirerais mon cœur, s'il était moins sensible. A quels dangers ce pauvre jeune homme s'expose-t-il peut-être actuellement pour moi? Ah! si ce songe affreux devenait une réalité! Il faut que je détourne les yeux de cette terrible pensée, je ne pourrais la soutenir. Il y a beaucoup de vers parmi ces papiers, et la poésie n'en est pas médiocre. S'il n'est pas Poëte, du moins il aime la poésie, voilà encore un goût singulier pour un homme de sa sorte; le choix des pièces marque son discernement. Juste Ciel! j'entends le signal qu'il m'a donné, déjà de retour! Mes forces sont prêtes à m'abandonner. Que j'ai de choses à vous apprendre, ma chère Hariote; qui me débrouillera le chaos dans lequel je me perds. Fatal voyage! ce fut dans sa colère contre moi que le Ciel vous mit dans la nécessité de le faire. Je n'en murmure point! ô mon Dieu, ne suis-je pas votre créature, obligée de me soumettre à vos divins décrets, quel-que rigoureux qu'ils me paraissent! ne m'avez-vous pas montré que vous êtes mon père dans la protection que vous m'avez accordée pour échapper au plus grand de tous les maux. Vous achèverez votre ouvrage, vous couvrirez de vos ailes la plus vertueuse de toutes les femmes, vous me remettrez dans ses bras et dans ceux de la plus tendre des amies, ou si vous me réfusez ces biens dont je ne suis pas digne, vous me donnerez le courage nécessaire pour vous en faire le sacrifice. Voici ce que Chevalier vient de m'apprendre. „ Arrivé à l'auberge d'Oldswind„ sord, il fut long-temps sans pou„ voir attirer l'attention du maître, „ auquel il demandait un morceau „ à manger, et du domestique auquel „ il criait de mettre son cheval à „ l'écurie: tout y paraissait dans le „ trouble, on allait, on venait, on „ faisait des exclamations. Enfin, „ l'hôtesse rentra en s'écriant: non, „ il aura beau dire, on ne croira „ point que Madame Derby, non „ plus que sa fille aient fait quelque „ chose contre le devoir; la pauvre „ Fani se tue de le dire, et ce brutal „ de valet la menace, comme si „ c'était un crime aux yeux de Mon„ monsieur, de dire qu'il a la plus hon„ nête femme, et la plus vertueuse „ fille du monde. Que n'ameno t„ tu ici cette pauvre fille, lui dit le „ Maître de la maison: j'ai tout ours „ eu mauvaise opinion de ce Jacques, „ je ne la crois pas trop en sûreté „ avec lui, cours l'appeler, dit-il à „ sa servante, dis-lui qu'elle vienne „ prendre une tasse de thé avec nous; „ la pauvre fille, j'en suis sur, n'aura „ pas eu le courage de déjeuner; puis „ apercevant à la fin Chevalier qui „ tenait encore la bride de son cheval, „ je vous demande excuse, Monsieur, „ de vous avoir fait attendre, vous „ nous voyez tout hors de nous, „ voulez-vous prendre un déjeuner? „ De tout mon cœur, répondit Chevalier, je prendrai volontiers le „ thé avec vous, en attendant quel„ que chose de plus solide, mettez„ moi s'il vous plaît quelque chose „ à la broche, car je ne veux pas „ m'arrêter d'ici à Londres. Mais „ Pourroit-on vous demander ce qui „ est arrivé de nouveau dans ce „ quartier?“ Vraiment, dit l'hôtesse, nous n'en savons encore que quelques mots parci par-là; mais voilà Mistriss Fani, la femme de chambre d'une excellente Demoiselle qui a été enlevée, elle nous dira comme tout cela s'est passé. Fani avait les yeux extrêmement rouges, et il était aisé de voir qu'elle avait beaucoup pleuré. Elle montra beaucoup de prudence dans tout ce qu'elle dit. La jeune maîtresse s'était échappée pendant la nuit, la trace de ses pas dans le jardin, avait conduit jusqu'à la muraille, et les mêmes traces de l'autre côté, avaient indiqué de quel côté il fallait faire des recherches. Sir Derby, Montalve et trois domestiques s'étaient mis à sa poursuite, quelques heures après Montalve et Jacques étaient revenus a la maison. Le premier s'était fait conduire à une chambre écartée, où était Madame Derby, et en avait fait sauter la serrure, Jacques qui voulait s'y opposer en avait été battu, après une demi-heure de conversation, sa maîtresse était montée dans une chaise de poste que Montalve escortoit à cheval. Les cris de Jacques avaient émeuté tout le village, il criait qu'on trahissait Monsieur, qu'après lui avoir ravi sa fille on lui enlevait son épouse; mais Madame Derby ayant dit quelques paroles, tout avait été apaisé. Elle ajouta que l'infâme Jacques la menaçait de la mettte entre les mains de la justice, comme une voleuse, parce qu'elle avait aidé à sa jeune maîtresse à enfoncer des armoires pour emporter des diamants. Tous les gens de la maison, et plusieurs voisins se récrierent beaucoup contre cette méchanceté, et conseillèrent à Fani d'aller porter ses plaintes à Windsord où elle pourrait jurer la paix contre ce domestique: tous s'offraient à l'y conduire. Non, dit Fani, je ne veux mêler personne dans mes embarras, pourvu qu'on me trouve un cheval, j'irai fort bien toute seule faire ma déposition. Chevalier prit alors la parole. J'ai quelques affaires à Windsord, lui dit-il, et j'y puis dîner aussi bien qu'ici; je vous offre la croupe de mon cheval, et comme j'ai l'honneur d'être fort connu du juge de paix, j'espère qu'il rendra à Mademoiselle toute la justice qu'elle mérite. Je ne demande qu'une récompense pour le service que je lui rendrai, ce sera de m'instruire demain de la suite de cette affaire, je m'intéresse au sort de ces Dames, et si je n'étais pas forcé d'être aujourd'hui à Londres pour une affaire pressante, je remettrais mon voyage. Fani bénit l'honnête-homme qui s'intéressait à son sort, et avant de quitter la maison, vida ses poches, ôta sa robe, secoua ses jupes qu'elle fit tâter à plusieurs femmes, pour montrer qu'elle n'emportait rien. Le maître de l'auberge poussait la générosité jusqu'à ne vouloir rien prendre pour la dépense de Chevalier; celui-ci n'y a point voulu consentir, il a jeté une guinée sur la table, et a laissé cinq shillings pour son déjeuner, et pour le dîner qu'il avait fait préparer, ce qui a donné une grande idée de lui, et l'a fait prendre pour un homme de conséquence; car il avait emprunté une redingote au village, qui cachait son habit. A peine Chevalier a-t-il été à un demi-mille du village, qu'il s'est ouvert à ma femme de chambre. Cette pauvre fille a manqué mourir de joie, lorsqu'elle a entendu prononcer mon nom: elle voulait à toute force me joindre; Chevalier lui a fait entendre qu'elle me serait plus utile à Oldwindsord, parce que nous pourrions être instruits par elle des mesures qu'on prendrait pour découvrir mes traces. Ils sont convenus que la démarche qu'elle faisait était absolument nécessaire à sa sûreté; mais comme elle craignait que le retardement de Chevalier ne me causa trop d'inquiétude, elle l'a prié de me rejoindre, et a continué sa route à pied. Quand le désir d'apprendre des nouvelles ne me retiendrait pas où je suis, une autre raison plus forte m'empêcherait de m'éloigner. Jacques a laissé échapper que je serais entre les mains de mon père avant qu'il fût vingt-quatre heures, parce qu'il m'avait consignée à toutes les barrières, et qu'ainsi je serais arrêtée de quelque côté que je me présentasse. A quelle extrémité suis-je réduite! Forcée de fouler aux pieds la bienséance en passant la nuit avec un inconnu, je suis en cela plus à plaindre que la Clarice de Monsieur Ritcharson; elle avait la compagnie de quelques femmes. Cependant en confrontant nos aventures, je me trouverais moins à plaindre qu'elle, si je pouvais être rassurée sur le sort de ma très-chère mère. Je n'ai point à me reprocher de m'être jetée dans la situation où je me trouve, le cas d'une indispensable nécessité justifie ma fuite. Je ne me suis point mise volontairement sous la protection d'un homme, cet homme n'est point et ne peut devenir mon amant. S'il avait fallu choisir entre tous ceux que je connais, excepté Milord, je doute que j'eusse pu rencontrer quelqu'un avec lequel je fusse plus en sûreté. La lettre que vous recevrez par le prochain ordinaire vous apprendra combien je suis fondée à vous parler ainsi. Ce sera vous qui la recevrez cette seconde lettre, ma chère Hariote. La situation où je me trouve, excuse l'indiscrétion de la prière que je vais vous faire. Je ne puis être en aucun endroit aussi cachée qu'ici, Fani m'y viendra joindre aussi-tôt qu'elle cessera de m'être nécessaire à Oldvindsord. Je suis donc résolue d'y attendre la fin de mes infortunes. Je les croirai passées au moment où je pourrai me jeter entre les mains et sous la protection de Milord, et passer avec lui en France. Je sais qu'à mon âge on est encore sous l'autorité d'un père, il peut me réclamer. Je sais aussi que l'acte par lequel il m'a cédée à ma tante peut annéantir sa réclamation, ou du moins l'affaiblir, et mitiger le pouvoir qu'il a reçu de la nature; mais je m'exposerais à tout plutôt que de diffamer l'auteur de ma naissance. S'il peut oublier que je suis sa fille, je n'oublierai jamais qu'il est mon père, et avec le secours du Ciel, je ne m'écarterai jamais de ce que je lui dois en cette qualité. Le plus sûr parti est donc de fuir ma patrie, et d'y abandonner tout ce que je possède. C'est ma fortune qui m'ôte mon père, elle m'est odieuse, qu'il en jouisse et qu'il me rende son cœur. J'espère que Milord aura la générosité de vouloir bien partir à lettre vue; il m'en coûte infiniment de vous proposer une telle privation dans l'état où vous êtes: cependant il est le seul qui puisse ôter aux yeux du public, ce que ma fuite a d'odieux, sur-tout l'orsqu'il m'est impossible d'alléguer les raisons que j'ai eues de prendre ce parti. Son nom fera bien présumer d'une action presque toujours condamnable. C'est la seule raison de la bienséance qui me fait rester ici, jusqu'à l'arrivée de Milord. Chevalier m'assure qu'il trouverait des moyens de me conduire sûrement en France. Je ne balancerais pas à m'abandonner à sa conduite, si tout le monde avait de lui l'opinion que j'en ai conçue. Mais Sir Derby saisiroit peut-être cette occasion de me décrier, et s'il faut souffrir avec résignation la perte de sa réputation, quand Dieu l'ordonne; je regarde comme un devoir sacré le juste soin qu'on en doit prendre, et j'ai toujours ces paroles présentes, malheur à celui par qui le scandale arrive, etc. Hélas! je suis tombée dans ce malheur, le plus grand de tous à mon gré. Ma seule consolation est la résolution où je suis de ne point l'aggraver. La poste me force de finir, je vous apprendrai le reste par la première lettre. LETTRE DE CLARICE a Milady Hariote. COmme je prévois, chère Hariote, que j'aurai beaucoup de choses à vous mander, je commence cette seconde lettre un jour avant celui où elle partira, et je vais reprendre le fil de mes tristes aventures à l'endroit où la poste me força de les interrompre. Les occupations de Chevalier le forcèrent à me quitter aussi-tôt qu'il m'eût rendu compte de son voyage. Il avait eu l'attention de se pourvoir d'un poulet froid, et du reste de ce qui était nécessaire pour sustenter une vie qui menace d'être bien traversée, mais que Dieu m'ordonne de conserver: je m'élevai donc au-dessus de mon abattement pour prendre quel-que nourriture, et il me semble que ce petit secours rendit quelque vigueur à mon esprit. J'avais sur-tout deux choses qui me causaient une inquiétude mortelle. La première regardait mon incertitude sur le sort de ma vertueuse mère. Quelquefois je me rappelais les promesses que Montalve m'avait faites la veille, et je me disais que le premier effet de son repentir, avait été de soustraire Madame Derby aux fureurs de son époux. Elle l'avait volontairement suivi, et il fallait pour l'engager à ce coup d'éclat, qu'il lui eût découvert toute la trame qu'on avait ourdie contre nous. Montalve ne pouvait probablement la conduire que chez sa mère, la conversion de cette pauvre femme n'était point équivoque; elle avait coupé dans le vif pour m'écrire la lettre qui m'avait fait éviter mes malheurs; de pareils commencements mènent loin, et je la regardais comme une personne que Dieu avait choisie pour en faire un exemple de sa miséricorde. En supposant à son fils les plus mauvaises intentions dans l'enlèvement de ma mère, il devait compter sur la perversité de la sienne, et ne pouvait être instruit du prodigieux changement que la grâce avait opéré. Que Je regrettais alors de n'avoir point attendu l'effet de ses promesses! peut-être, me disais je à moi-même, serais-je actuellement dans les bras de ma mère. Je n'ai pas conservé long-temps ce regret, il me semble que j'ai suivi les règles de la prudence, c'est elle que Dieu nous a donnée pour guider nos actions, et nous ne sommes pas responsables du succès. J'ai peut-être trop compté sur la mienne, et Dieu prend plaisir à la confondre, pour m'apprendre à ne compter désormais que sur son secours. J'ai été forcée de quitter ma plume pour laisser le temps à cette dernière réflexion de se développer dans mon esprit. Effectivement j'ai trop compté sur le bonheur: il me semblait que celui que je me promettais était mon ouvrage; je suis sortie sans m'en apercevoir de cette dépendance de Dieu où il semblait qu'une longue habitude m'avait assujettie. Effet funeste de la prospérité! je m'aperçois que depuis quelques mois je m'étais insensiblement attiédie; cette étrange disgrâce est sans doute un moyen que Dieu emploie pour me réveiller du sommeil dans lequel je tombais sans m'en apercevoir, plaise à sa bonté, s'il me rend le calme, de ne pas permettre que j'en abuse encore. Il y a une heure que je médite un projet qui pourrait peut-être terminer mes peines, et c'est le désir de mettre fin à celles de ma mère, qui me l'inspire. Qu'est-ce qui s'est opposé aux sentiments de la nature, dans le cœur de Sir Derby? Le dépit qu'il a conçu de la préférence que ma tante m'a donné sur lui. Puis-je estimer une fortune qui me cause une si grande perte? Non, il vaut mieux la lui abandonner, la pauvreté, l'indigence n'est qu'un mal imaginaire. Qu'il me rende ma mère, et qu'il prenne mes richesses; ne sommes-nous pas convenues mille fois que richesse et bonheur ne peuvent habiter ensemble? ... On donne le signal pour ouvrir, j'y cours. Le sommeil fuit de mes yeux, ma chère Hariote, l'étrange projet que j'étais prête à vous expliquer lorsqu'on m'a interrompue, se présente à mon esprit sous les formes les plus séduisantes. Cependant je ne me sens pas le courage de vous le déclarer à présent. Peut-être serai-je plus la maîtresse d'une mauvaise honte, avant de finir ma lettre; il faut en attendant que je vous entretienne de ce qui s'est passé depuis l'heure où mon libérateur s'est retiré, jusqu'à celui où je suis demeurée seule. Une de mes inquiétudes était la crainte de passer la nuit si proche d'un homme inconnu: quel-que soit l'estime que ses procédés m'aient inspirée, je sais que la défiance est la gardienne de la vertu. Il ne m'a pas laissé l'embarras de lui expliquer ma peine à cet égard, et m'a dit en entrant qu'il venait de se ménager la commodité de me laisser libre, en priant un ami de lui laisser partager son lit; mais, a-t-il ajouté, je suis en usage de me retirer tous les soirs dans ma chambre, pendant que mon maître va passer une couple d'heures avec ses amis, je suis attentif à lui porter de la lumière lorsque je l'entends rentrer, il pourrait s'inquiéter si j'y manquais, et peut-être me croire malade. Il a tant de bonté pour moi qu'il ne voudrait pas se coucher sans voir si je n'aurais pas besoin de secours, ce qui pourrait trahir notre secret; je suis donc forcé, Madame, de vous demander permission de passer quelques heures dans la chambre voisine, en attendant qu'il sorte, aussi-tôt que je serai seul je descendrai dans la boutique et vous laisserai libre. Jusques- là j'ai cru qu'il valait mieux vous importuner que de lui causer des soupçons. D'ailleurs j'ai besoin de prendre vos ordres; si vous étiez forcée par quelque accident imprévu de quitter cet asile, vous auriez besoin d'habits plus simples que celui que vous portez, vous manquez de linge et de mille choses nécessaires, si votre femme de chambre n'est pas en état de vous en procurer, ne serait-il pas convenable que je cherchasse à vous en pourvoir? Je louai les soins et l'attention de mon protecteur; et comme j'avais une grande curiosité de le connaître plus particulièrement, je saisis cette occasion de la satisfaire. Vous aimez la solitude, à ce que vois, lui dis-je; c'est un goût louable dans un homme de votre âge; car vous ne paraissez pas avoir plus de vingt ans. Pourrois-je vous demander sans indiscrétion à quoi vous vous occupez tous les soirs? J'aime la lecture, répondit Chevalier, et ce qui m'a été de plus pénible depuis près d'une année que je suis ici, c'est la disette des bons auteurs. Depuis quelques mois ma profession m'ayant ouvert l'entrée de quelques bonnes maisons, je me suis procuré des livres Anglois, je commence à les entendre, et je regrette de n'avoir pas eu occasion de commencer cette lecture plutôt, il y a un si grand nombre de bons ouvrages dans votre langue, que mon seul devoir m'arrache à la lecture. Vous me rappelez, Madame, un oubli que je me reproche, j'aurais du vous offrir ma chétive bibliothèque, cela vous eut rendu la journée plus courte? Je ne lis point de romans, répondis-je. Avez-vous des livres d'un autre genre. Il est des romans qu'on peut lire avec plaisir, répondit-il, je vous avouerai pourtant qu'il est peu d'Anglois qui aient réussi dans ce genre. Je préfère les livres qui traitent de la morale et des sciences, et il faut avouer qu'on trouve ici une source abondante de richesses, pour ceux qui sont plus curieux de former l'esprit que de s'amuser. Je lis actuellement le grand Newton, et les heures que je passe avec cet auteur, s'écoulent avec une rapidité étonnante. Il faut que je vous répète ce que je vous ai déjà dit une fois, ajoutai-je: vous n'êtes pas fait, ce semble, pour l'état dans lequel vous êtes, tant de sentiments, et une é lucation qui transpirent à chaque instant, annoncent un homme qui ne peut être né dans l'obscurité et la bassesse. Je suis jeune, me répondit Chevalier, cependant plus de la moitié de ma vie s'est passée dans une médiocrité qui approche de l'indigence. Je vivais du travail de mes mains, comme nos premiers pères, et le bonheur d'adoucir les peines d'une personne qui devait m'être chère, ne me laissait pas sentir ce que mon état avait de pénible. Jours heureux, s'écria-t-il en levant au Ciel des yeux humides et dont il s'échappa quelques larmes, je vous ai perdus sans retour, et le reste de ma déplorable vie se passera à gémir de votre perte! Pardon, Madame, ajouta-t-il, je devais réprimer ce transport. Si je n'avais à me plaindre que d'un malheur, il me semble que je ne daignerois pas m'en affliger; mais j'ai à pleurer des fautes, et l'infortune accompagnée du remords, est un mal contre lequel le courage se trouve impuissant. Il est peu de faute qu'un repentir aussi vif ne puisse effacer, lui dis-je, auriez-vous abandonné une épouse, une mère, ce mal serait-il irréparable? je conçois par les preuves que vous m'avez données de votre désintéressement, que vos larmes ont une cause plus noble que la pauvreté où vous êtes réduit, et plut au Ciel que vous n'eussiez point d'autres malheurs à pleurer! avec quel plaisir je réparerois les injustices de la fortune à votre égard: vous me feriez sentir le plaisir de l'abondance. Chevalier ne répondit à mes offres que par une profonde inclination; car je l'avais forcé de s'asseoir, ensuite il me dit: „ Je ne suis point engagé „ dans des liens indissolubles, ce „ ne sont point les devoirs du ma„ riage que j'ai trahis, ce sont ceux „ de la Nature. J'ai déchiré le cœur „ de la plus respectable de toutes les „ mères, la généreuse bonté avec „ laquelle elle vient de me pardon„ ner mon ingratitude, m'en fait „ mieux sentir toute l'indignité. Jes„ père un jour me revoir à ses pieds; „ mais le retour de la tendresse qui „ faisait il y a un mois le seul objet „ de mes désirs ne m'empêche pas „ d'être jusqu'au tombeau, le plus „ infortuné de tous les hommes, en „ un mot, Madame, mes maux sont „ de nature à ne finir qu'avec ma „ vie, je ne désirerais pas même d'en „ voir la fin: pardon encore une „ fois, Madame, c'est trop vous „ occuper d'un infortuné qui n'attend „ d'autre bonheur que celui de voir „ vos peines heureusement terminées, „ et qui dans celles qui lui restent „ à souffrir, n'aura point de plus „ doux plaisir que celui de penser „ qu'il aura contribué à la satisfac„ discrétion du chefd'œuvre de la „ nature.„ Rien de plus mesuré que le discours de Chevalier, ses regards l'avaient été moins, ma chère, il lui en était échappé quelques-uns que l'indigne Montalve m'avait appris à discerner. Je ne sais s'il s'en est aperçu lui-même, j'ai lieu de le croire, par la promptitude avec laquelle il changea de discours. Nous parlâmes des bons auteurs François, il les avait tous lus, enfin, nous entendîmes le maître sortir de la boutique dont il ferma la porte, et alors Chevalier s'empressa de me préparer du thé, il me demanda ensuite quelles étaient mes résolutions pour le lendemain. J'ai besoin du repos de la nuit, lui dis-je, pour m'arranger avec moi-même, vous ne pourrez paraître à Oldwindsord avant deux heures puisque vous serez censé avoir couché à Londres, j'espère avant cette heure avoir pris une résolution capable de me procurer quelque repos. Je me levai en disant ces mots, et marchai vers une petite armoire où il m'avait montré ses livres; j'y vis avec plaisir quelques ouvrages de piété, et cela me donna l'occasion de le sonder sur les principes de religion. Je lui trouvai à cet égard des lumières supérieures, et comme je l'en félicitais; ah! Madame, me répondit-il avec un profond soupir, que servent les lumières de l'esprit contre les penchants du cœur. Les miennes n'ont servi qu'à aggraver mes fautes et le déplorable oubli de mes principes, pendant une année entière. Jours funestes que je voudrais effacer aux dépends de la dernière goutte de mon sang! J'oserais vous promettre de la part de Dieu qu'ils le sont, lui dis-je, si à la vive douleur qu'ils vous causent, vous avez joint les secours que la religion vous offre en pareil cas. On trouve à Londres des Ecclésiastiques d'une grande piété, vous en connaissez sans doute quelques-uns. Oui, Madame, me répondit-il, Dieu ne m'a point châtié dans sa colère, l'extrémité des malheurs qui ont été les suites de ma faute, en sont devenus le remède, et j'ai trouvé dans M...... un Ange dont la charitable main a troublé la Piscine en ma faveur. Ce digne homme habite dans le bourg prochain, et je trouve toujours auprès de lui de nouvelles consolations dans mes peines. J'ai déjà eu la pensée de vous proposer une entrevue avec lui, mon maître est accoutumé à le voir quelquefois ici, et quoiqu'il n'ignore point son état, il le voit avec plaisir. Avec quelle satisfaction n'ai-je point appris que je trouverais un Ecclésiastique dans le sein du quel je pourrai répandre mes peines. J'ai prié Chevalier de me procurer sa visite, en revenant de Windsord, et j'attendrai ce moment avec impatience. Ce jeune homme m'a quittée au retour de son maître, et j'ai voulu tout de suite vous instruire de la conversation intéressante qui a suspendu le sentiment de mon malheur. Je n'ai osé lui demander le détail de ses aventures, il m'a semblé qu'il craignait de m'en instruire, puisqu'il a éludé ma curiosité à deux différentes fois. Quellesques soient les fautes qu'il se reproche, je les crois l'effet d'une faiblesse plutôt que d'un vice, son cœur est fait pour la vertu. Suite de la lettre de Clarice, achevée le lendemain. Chevalier arrive de Windsord! eh quelles affreuses nouvelles vient-il de m'apprendre! Ciel, daigne soutenir mon courage dans les malheurs qui me restent à souffrir! C'est de l'hôtesse qu'il a su le détail suivant. A peine l'a-t-elle aperçu qu'elle s'est écrié: hélas! mon cher Monsieur, si vous étiez revenu quelques heures plutôt, vous auriez été témoin d'une scène qui vous aurait attendri. Cette pauvre fille que vous vîtes hier ici vient d'être arrêtée comme complice de ses maîtresses Deux misérables ont été jurer que Madame Derby et sa fille, de concert avec Montalve, les avaient sollicités d'empoisonner Sir Derby, parce qu'il s'opposait au mariage de sa fille avec ce Montalve, qui se faisait appeler Marquis, quoiqu'il ne fût qu'un aventurier. Les domestiques ayant, disent-ils, reçu le poison, pour empêcher qu'on ne s'adressât à d'autres, le remirent avant hier au soir entre les mains de Sir Derby, qui voulant éviter l'éclat, se contenta d'enfermer sa femme et sa fille dans des lieux séparés. Sa fille s'est sauvée pendant la nuit, et Montalve prositant de l'éloignement du père, enleva hier matin la mère. Ce qui confirme cette déposition, c'est qu'effectivement la mère a suivi ce misérable, de son bon gré. Pour moi, ajouta cette femme, je ne sais qu'en dire; j'aurais juré que la mère et la fille étaient des saintes; il est vrai qu'elles sont papistes, et que le père avait quitté cette religion depuis quelques mois. C'est peut-être une vengeance; car on dit que ces chiens de papistes sont bien méchants. Pour moi je n'ai jamais rien vu faire de mal à ces pauvres créatures, et je souhaite de bon cœur qu'elles s'échappent; car elles ont toujours été très-obligeantes pour nous, quand elles me rencontraient, c'était toujours, bonjour ma chère Mistriss, comment se portent les enfants, ou autres choses semblables?? Et croyez-vous que la femme de chambre soit coupable, demanda Chevalier? Elle m'a paru une fort bonne fille dans le peu de temps que je l'ai vue. Elle n'est que soupçonnée, je crois, répondit l'hôtesse, mais il est toujours bien triste d'être en prison. On vient de la conduire à la ville et elle est partie d'un air assez résolu; mais ne voulez-vous pas vous rafraîchir, Monsieur, j'ai encore une grande route à faire, répondit Chevalier, mais dites moi: est-ce que Monsieur Derby voudrait faire arrêter sa femme et sa fille? Il a obtenu des Warans contr'elles, reprit l'hôtesse; mais franchement je crois qu'il ne veut que les effrayer, pour les obliger à fuir, la fille est riche comme un Juif, et peut-être son père ne cherche-t-il qu'un prétexte pour avoir son bien. Après tout, c'est à Dieu de le juger, et non pas à moi. Chevalier n'avait pas besoin d'en apprendre davantage, il est venu me rejoindre de toute la vitesse de son cheval, et après m'avoir appris ces terribles nouvelles, il est allé au bourg voisin, pour m'amener l'Ecclésiastique dont il me parla hier. Avez-vous jamais entendu parler d'une situation pareille à la mienne? Je n'ai que le choix entre'une mort infâme pour moi et ma respectable mère, ou de conduire moi-même sur l'échafaud celui auquel je dois le jour? Ah! Milord ne pourrait plus à ce moment me donner qu'un secours que je regarderais comme funeste. Pourroitil accorder sa protection à une créature soupçonnée infâme, sans la justifier, et à quel prix le serait-elle? Il faut céder de bonne grâce au sort qui me poursuit, ma résolution est prise, et je vous en instruirai après que je l'aurai confiée au guide que j'attends, et dont je suivrai les avis, comme venant du Ciel. Le sort de votre pauvre amie vient d'être fixé pour toujours, ma chère Hariote, et si j'avais l'espoir de rejoindre mon infortunée mère, je vous avouerais, sans rougir, que je me croirais dédommagée des biens que je sacrifie, par celui que je viens d'acquérir. Si celui qui m'a si généreusement secourue était né le dernier des hommes, et que je fusse destinée à porter une couronne, mon cœur l'eût choisi, au moment que ma raison l'eût rejeté. Je cherchais à me dissimuler à moi-même l'impression qu'il m'avait faite, et que j'ai été prête à vous confesser, en commençant cette lettre: pour réparer l'éclipse passagère de ma confiance, je vous déclarerai ingénument que mon amour pour lui a commencé au premier moment qui l'offrit à ma vue, le Ciel n'a pu s'offenser d'une passion qui devait suspendre les sentiments des maux les plus cruels, et m'empêcher d'y succomber. Mais, pourquoi nommer passion un sentiment qui fut sitôt étayé par l'estime et par la reconnaissance? Aurois-je pu payer autrement un libérateur si généreux? J'aurais pu attribuer mon mariage à la nécessité où j'étais de me mettre en situation de désarmer mon père, le justifier par les découvertes que j'ai faites après l'avoir résolu. Je croirais ce déguisement indigne de moi, et offensant pour une amie telle que vous. Je vais donc conserver l'ordre des événements, dans le récit qu'il me reste à vous faire, si vous me trouvez condamnable, suspendez votre juge-ment. Je vous marquais au commencement de cette lettre, la sorte de dégoût que j'avais conçu contre une fortune qui m'avait attiré de si grands malheurs. Quand je serais réduite à vendre les diamants que j'ai sur moi, me disais-je, n'en pourrais-je pas tirer une somme suffisante, pour passer tranquillement le reste de mes jours? Il est vrai que je perdrais l'espoir d'entrer dans une famille illustre; mais l'avantage de porter un grand nom, mérite-t-il qu'on s'expose aux désagréments de la plus grande partie des mariages, qu'on appelle de convenance. Une grande fortune est souvent un malheur, parce que l'amour de l'héritage plus que de l'héritière peut engager un mal-honnête homme à se masquer et à se contraindre, jusqu'à ce qu'il ait attiré dans ses filets, la proie qu'il veut dévorer. A présent que je serai pauvre, je ne vaudrai plus la peine d'être trompée, je pourrai sans crainte de blesser des usages qu'il faut toujours respecter, prendre un époux dans une classe médiocre, où l'on trouve ordinairement plus de mœurs que dans celles qui sont plus relevées. A ces considérations succedoient les réflexions suivantes. Il est un ordre établi par la Providence, dont il n'est pas permis de s'écarter. Une fille de mon âge ne peut avec décence se choisir elle même un époux: celle qui sort d'un sang illustre ne peut faire une mésalliance, sans braver un usage. Or ceux qui n'ont rien qui blesse la loi de Dieu, doivent être respectés: en me mariant, non seulement je me donne un époux, mais je donne aussi un parent à toute une famille qui a droit d'exiger de moi de ne pas l'associer à un homme de néant. Ma raison ne s'est déclarée qu'en second pour mon libérateur, mes yeux avaient prévenu son choix, et j'ai lieu d'appréhender qu'ils ne me fassent illusion sur les qualités que je crois remarquer en lui. Cette réputation dont je fais tant de cas, je la perdrai par une alliance si peu sortable. Mon père publie que le désir de me marier m'avait porté à attenter à sa vie; un mariage si désassorti donnera du poids à cette accusation; je serai justifiée tôt ou tard du crime qu'on m'impute, Dieu veille sur les méchants, et s'il m'est défendu de souhaiter le châtiment de mon père, je puis espérer que ses complices soient punis. Qui me justifiera alors de la démarche que je fais aujourd'hui? Je puis braver le jugement d'une foule aveugle. Qui me donnera le courage de supporter le mépris de ma chère Hariote, de son respectable époux? Pourrois-je y survivre? La prudence me fait elle pas une loi d'attendre l'arrivée de Milord? Il volera sans doute à mon secours, à la réception de ma première lettre: n'aura-t-il pas sujet de m'accuser d'une précipitation qui paraîtra avoir été causée par une passion dont je n'aurai pu réprimer les mouvements? Sil faut prendre un époux pour désarmer mon père, en acquérant le droit de disposer de mon bien, ne vaudrait-il pas mieux le prendre de la main de Milord? Mon père avait consenti à m'abandonner la somme que j'ai sur la banque de Gênes, elle sera suffisante pour me procurer un époux dont ma famille et mes amis n'auront point à rougir. Ne pourrais-je pas acquérir le droit de disposer de mon bien, en entrant dans un Cloitre? Peut-être la résolution de me faire religieuse suffirait-elle pour désarmer mon père, du moins dois-je attendre pour me déterminer, qu'il l'ait rejetée? En lisant les objections que je me suis faites à moi-même sur mon mariage, ma chère Hariote me trouvera peut-être condamnable d'avoir osé passer outre; mais ces objections n'étaient pas sans réponse, et voici celles que me suggérait ma raison, ou peut-être mon amour. Je ne suis pas d'un âge à disposer de ma main sans l'aveu de mon père. Mais hélas! puis-je me flatter d'en avoir un? N'a-t-il pas vendu depuis bien des années, le droit que la nature lui avait donné sur moi. Si ce droit, comme j'en suis convaincue, est inaliénable, l'indigne usage pour lequel il l'a réclamé ne le lui a-t-il pas ravi? Celle qui sort d'un sang illustre ne doit pas se mésallier, c'est un préjugé dont il n'est pas permis de s'écarter. Et par quelle raison ce préjugé est il devenu respectable? C'est qu'on suppose qu'une naissance illustre transmet comme un héritage, les sentiments nobles et vertueux qui l'ont produite; c'est qu'on a lieu d'espérer qu'un homme qui a pour aiguillon les grandes actions de ses aïeux et les bons exemples de ses parents immédiats, rougi- rait de s'en écarter; enfin, c'est qu'on regarde une bonne éducation comme inséparable d'une haute naissance. La noblesse n'a donc de mérite réel que la facilité à devenir vertueux; celui qui a de la vertu, est donc le vrai noble du sage. En donnant un allié vertueux à ma famille, je la sauve du danger d'être déshonorée par les vices du fils d'un Pair. Si le Ciel avait prolongé la vie du Vicomte d'Asaph, n'aurait-il pas gémi malgré sa dureté, du malheur dans lequel il avait précipité mon incomparable mère? La pauvreté honteuse dans laquelle le vice a jeté son gendre, aurait été une punition suffisante de son ambition et de son avarice. L'amour pour celui que je veux rendre le maître de mon sort, avait précédé l'estime. Sa figure enchanteresse est-elle donc un crime dont il doive être puni. Ses grâces, la régularité de ses traits, ont moins de part à sa beauté, que la paix, la tranquillité, l'excellence de son âme. C'est cette âme qui embellit sa physionomie. Croiriez-vous votre Clarice assez faible pour n'avoir pu triompher de la surprise de ses sens, si la moindre bassesse avait déparé cette figure séduisante? Je le connais peu, direz-vous? Des circonstances aussi critiques que celles où il s'est trouvé depuis deux jours, développent tout d'un coup un caractère. C'est n'est plus cent livres sterling que mon père offre à mon délateur, la passion qu'il a de me faire périr l'a fait aller jusqu'à mille. Chevalier pouvait-il espérer un pareil dédmomagement de ma part? Ce n'est point un artifice pour me faire valoir son désintéressement, c'est par les papiers publics que j'ai appris cet offre de Sir Derby. J'y suis peinte sous les traits d'une fille parricide, qui par ses artifices a dépouillé son père, et qui à ce premier crime voulait en ajouter de plus énormes, par la crainte qu'on ne fit invalider les dernières dispositions d'une tante séduite. Chevalier ne devait donc plus voir en moi qu'une fille proscrite et peut-être coupable; qui l'eût blamé de livrer une criminelle, n'aurait-il pas pu couvrir le désir de faire sa fortune, du zèle apparent de la justice? Il m'avait offert de me conduire en France, par une route détournée; cet offre était une preuve certaine qu'il n'avait aucun espoir, et je ne pouvais le lui supposer. Deux fois interrogé sur sa naissance, il avait éludé ma question; j'en devais conclure qu'elle était basse; on se croit en droit de relever sa pauvreté par des titres, lorsqu'on en a quelques-uns; il n'en avait point établi, donc il n'en avait point; il s'était donné pour un laboureur, un homme de cette condition ne pouvait prétendre à une fille de la mienne: il n'avait donc aucun espoir de dédommagement pour l'aisance qu'il se serait assurée en me trahissant, et il m'imposait la loi de réparer le tort que lui faisait sa probité...... O Ciel! de nouveaux malheurs paraissent prêts à tomber sur Clarice. C'est au milieu de la nuit qu'elle est obligée de fuir à pied; pour éviter le plus grand des malheurs. O mon Dieu! que vais-je devenir? LETTRE DE CLARICE a Lady Hariote. Du bord d'un Vaisseau où je m'embarque pour Bordeaux. V Ous avez du recevoir une lettre de moi, qui me fait frémir lorsque j'y pense. Vous y apprenez mon mariage, et je n'ai pas eu le temps de vous détailler l'indispensable nécessité où je me suis trouvée de le conclure. Ah! sans doute j'ai perdu votre estime et votre amitié, l'une n'a pu survivre à l'autre. Si mes conjectures à cet égard sont fondées, vous dédaignerez peut-être de jeter les yeux sur la lettre d'une infortunée que vous rougissez d'avoir aimée! au nom de Dieu, chère Hariote, ne me condamnez pas sans m'entendre. Vous m'avez regardée jusqu'à ce jour avec des yeux que la partialité pour moi rendait mauvais juges, vous m'estimiez trop; ne tombez pas dans l'autre extrémité, ne me méprisez pas je vous conjure. Non, mon cœur ne me reproche rien qui puisse m'attirer un tel changement. Je me hâte d'avancer dans le récit de mes malheurs, ma justification est attachée aux fatales circonstances que je n'ai pu ni prévoir ni empêcher. Je n'ai à me reprocher qu'une seule faute, elle avait une vertu pour principe, pourrais-je me repentir de l'avoir faite? Je vous détaillois dans ma dernière lettre, les raisons qui me déterminaient à braver le préjugé, en épousant mon libérateur. Je ne désespérais pas de les faire goûter à Milord, et j'étais déterminée à rester dans la situation où j'étais, jusqu'à son arrivée que je regarde comme prochaine, pouvais-je prévoir que je n'avais plus que quelques heures à rester dans mon asile? L'Ecclésiastique que j'attendais, et qui est ce Monsieur Beker auquel j'ai laissé le soin de vous faire tenir ma dernière lettre, cet Ecclésiastique, dis-je, étant arrivé, monta comme il avait coutume de le faire, dans l'appartement de Chevalier, qui pour me laisser la liberté de l'entretenir, resta dans la première chambre. Je ne balançai point à lui confier mes peines et mes résolutions, je le conjurai de ne pas me refuser son secours. Ma plus vive inquiétude était pour ma mère. L'accusation que Sir Derby avait intentée contr'elle, ne pouvait me rassurer: il cherchait peut-être, par-là, à en imposer au public, pour se défaire sans danger d'une épouse odieuse. Peut-être la regardait-il comme un otage qui lui répondait de ma docilité, tant que j'aurais à trembler pour elle. Je remis donc à M. Beker une lettre que j'avais écrite à mon père pour savoir s'il en approuverait l'envoi. En voici la copie. LETTRE de Clarice à Sir Derby. O H! mon père, ne fermez point l'oreille à la voix de la nature, qui ne peut manquer de vous parler en faveur d'une fille infortunée, qui n'a point à se reprocher une seule pensée, dont vous puissiez être offensé. Pourquoi lui faire un crime d'une fortune qu'elle n'a point mendiée, qu'elle n'estimait qu'autant qu'elle pouvait la partager avec vous, qu'elle vous abandonnait avec joie, et qu'elle est encore prête à vous abandonner. Je sais qu'il est insolent à une fille d'oser proposer des conditions à celui auquel la nature a donné le droit de lui en dicter; mais ma tendresse pour ma mère m'en fait une loi. Le plus grand des malheurs l'a empêchée d'avoir part à votre tendresse; le Ciel m'est témoin que ce n'est point à ses plaintes que je dois ces tristes lumières, elle vous respectait trop pour se les permettre. Laissez-moi cette digne mère, et recevez en échange tout ce que je possède. Il faut qu'un mariage me donne le droit de disposer de l'héritage de ma tante, je me détermine à acquérir ce droit, à épouser un homme obscur, à passer avec lui dans une terre étrangère, et à y vivre, s'il le faut, du travail de mes mains. Je ne vous demande que quelques jours pour effectuer mes promesses. Elles le seront sitôt que vous y aurez consenti. Je ferai déposer l'acte de mon mariage et celui de ma donation, bien cachetés, entre les mains de Monsieur l'Ambassadeur de France, qui les remettra à celui que vous choisirez pour conduire ma mère chez lui. Je joins à ce paquet une lettre par laquelle je le prie de ne le remettre qu'à cette condition. Que le Ciel daigne vous accorder ses bénédictions à proportion de celles que je lui demande pour moi-même. Qu'il exauce les prières que je lui fais de me rendre le cœur d'un père qui trouvera toujours en moi tout le respect et l'obéissance qu'il a droit d'attendre de la plus respectueuse de toutes les filles, pourvu que cette obéissance puisse être compatible avec celle que doit à son Dieu, l'infortunée Clarice Derby. Monsieur Beker approuva ma lettre, mais il sourit à l'endroit où je marquais à mon père que j'étais déterminée à épouser un homme obscur. Je lui demandai ce que signifiait ce mouvement qui ne m'avait point échappé. Si vous entendez, me dit-il, par un homme obscur, celui qui est privé des dons de la fortune, votre expression est juste; mais s'il était question de désigner par ce mot un homme né dans la lie du peuple, elle serait déplacée. Celui qui a eu le bonheur d'être l'instrument de Dieu pour vous sauver, descend d'une maison très-ancienne; sa Baronnie aurait pu être érigée en Marquisat, sous le règne passé, et sans la modération et la probité de son père, il serait actuellement un riche Seigneur. S'il ne vous a pas déclaré sa naissance, c'est par la confusion de l'état dans lequel vous l'avez trouvé, et par un motif plus flatteur pour vous. Vous n'aviez rien à craindre des prétentions de Chevalier, peut-être vous fussiezvous trouvée plus en danger avec le Baron de Lastic. Vous sentez, ma chère Hariote, qu'une pareille découverte n'était pas propre à refroidir la bonne volonté que j'avais pour cet aimable jeune homme. Monsieur Beker se chargea du soin de l'en instruire lorsqu'il en serait temps, et il jugea à propos de le faire appeler pour l'aider de ses conseils, dans ce que nous devions faire par rapport à ma mère et à Fani. J'ignorais absolument l'adresse de Mistriss Cosby; mais elle s'était ouverte à un Prêtre catholique, cela nous donnait le moyen de la découvrir. Nous pouvions par elle, suivre les traces de son fils, et savoir ce que Madame Derby était devenue. Par rapport à Fani, il n'était question que de la consoler et de lui faire tenir quelque argent: j'avais cinquante guinées dans ma bourse, je les remis à Monsieur Beker, pour fournir aux frais qu'il faudrait peut-être faire pour tirer ma mère du lieu où elle était. J'avais proposé de mettre un de mes diamants en gage, mon conseil me fit remarquer qu'il n'y fallait pas penser, puisqu'il y avait de l'apparence que mon père aurait fait courir des billets pour les réclamer. Je restais donc avec cinq guinées, Chevalier, que je ne dois plus appeler que de son nom, le Baron, dis-je, ayant employé le reste à me fournir d'habits forts simples: Monsieur Beker me promit de partir à la pointe du jour, et m'exhorta à bien espérer de ses recherches. Il était l'heure de prendre le thé, le Baron sortit pour avoir quelques petites provisions qui lui manquaient, et son absence fut si longue qu'elle commençait à nous inquiéter. Il nous parut fort changé lorsqu'il rentra, et voici quelle était la cause de son trouble. Né bienfaisant, Monsieur de Lastie avait eu occasion de rendre service à la fille d'un commis de la Douane, qui était mariée dans ce village. Cette fille voulant lui marquer sa reconnaissance, était sortie de chez elle pour lui donner un avis important. Son père venait d'arriver avec deux de ses compagnons; on avait donné avis aux Commissaires de la Douane, qu'on faisait une grande contrebande dans les villages voisins de Windsord. Ils avaient obtenu un ordre de faire une recherche exacte dans les maisons qui n'étaient point habitées par des personnes de considération, et on devait commencer cette visite par celle de son Maître; car vous savez, ma chère, que tous les Perruquiers François fournissent des blondes et autres marchandises de France, aux Dames qu'ils coëffent. Elle offrait à de Lastic, de retirer ses marchandises chez elle, s'il en avait, et elle l'assurait qu'elles y seraient en sûreté. De Lastic, après l'avoir remerciée, et l'avoir assurée qu'il n'avait rien à craindre, se hâta de venir nous apprendre cette accablante nouvelle, et ce fût ce qui hâta toutes mes résolutions. Il fallait me résoudre à quitter mon asile, à fuir au milieu de la nuit, sous la garde du Baron. Hariote ne m'avait-elle pas dit que le seul parti qu'une fille pût prendre en cette occasion, était de fuir avec un époux? Mais, étais-je bien sûre qu'un homme de qualité consentît à lier son sort à une fille accusée, et qui ne pouvait lui donner des preuves certaines de son innocence? Cette réflexion m'arrêta quelques-instants; forcée d'offrir ma main, aurais-je le courage de supporter un refus, sans mourir? Il fallait pourtant se déterminer. Achaque moment la maison pouvait être investie, et qu'aurait on pensé de trouver une fille dans la chambre d'un homme, où elle se tenait cachée? D'ailleurs on pouvait présumer que cet avis était un artifice de mon père, qui sûr que je n'étais pas entrée à Londres, me soupçonnait aux environs. La crainte de tomber entre ses mains l'emporta sur toute autre considération. Monsieur, dis-je au Baron, si j'avais une moindre opinion de votre vertu, je ne balancerais pas un moment sur le parti que j'aurais à prendre: mon malheur est tel que je ne puis me justifier qu'aux dépens de l'honneur d'une personne que je dois respecter, et que je respecterai toujours, il ne me reste donc plus qu'à me livrer entre ses mains, et à lui donner moyen d'éteindre dans mon sang la haine que j'ai eu le malheur de lui inspirer. Les plus cruels supplices ne m'arracheroient pas l'aveu d'un crime dont la seule pensée me glace d'horreur; mais je puis garder le silence, mes juges le prendront sans doute pour un aveu tacite du forfait dont on m'accuse, je mourrai déshonorée: si je n'entraîne point dans le malheur ma respectable mère, je bénirai mon sort. Et que m'importera le jugement qu'on portera de ma mémoire, si le juste Juge qui examinera toutes nos actions, me déclare innocente? Il est un seul moyen d'échapper à ma perte. Je puis fuir, mais je ne puis le faire qu'avec un époux. Voyez si la triste situation où je suis réduite vous permettra de prendre cette qualité, qui possible dans d'autres circonstances, aurait été accompagnée de quelques avantages qui disparaissent aujourd'hui, puisque..... Il ne me fut pas permis d'en dire davantage. De Lastic était à mes pieds, et par un désordre plus éloquent que les discours les mieux suivis, me faisait connaître avec quel ravissement il recevait une offre qu'il aurait faite mille fois, s'il l'avait osé. Monsieur Beker nous interrompit. Il y aurait peut-être du danger, me dit-il, à nous arrêter plus longtemps: laissez-moi seul ici pour parler au maître, et hâtez-vous de prendre le chemin de ma maison; je vous y rejoindrai bien-tôt pour bénir votre union, et vous procurer tout de suite une retraite plus sûre. Heureusement, j'étais déjà vêtue des habits simples qu'on m'avait apportés, j'avais fait un paquet de ma robe, dont le Baron se chargea. La nuit commençait à être assez obscure; nous sortîmes par le jardin, et vous reprîmes la route par laquelle j'étais venue dans cette maison où je comptais recevoir votre époux. Qui pourrait vous peindre la situation de mon âme, dans une occasion si critique? Etoit-ce là le sort qui m'était destiné? Sous quels malheureux auspices allait se former une union qui ne devait finir qu'avec ma vie? Ah! ma chère tante, m'écriai-je, du séjour de la félicité où vos vertus vous ont sans doute placée, jetez les yeux sur votre infortunée Clarice; obtenez lui de Dieu un secours et une protection égale au danger dans lequel elle se trouve. Pardon, mon généreux protecteur, ajoutai-je, je ne puis penser sans frémir, qu'il ne me restera bientôt que le funeste pouvoir de vous associer à mes malheurs et à mon indigence; car enfin, Monsieur, je n'ai d'autre moyen de sauver ma mère que d'abondonner à son époux les biens qui m'ont attiré sa haine, trop heureuse si je pouvais, au prix de ce sacrifice, regagner son cœur. Que vous connaissez peu le mien, adorable Clarice, me répondit Monsieur de Lastic, si vous pouvez penser que l'idée de votre fortune puisse causer une seule distraction à un homme que vous arrachez au sort le plus funeste. Vous voir, vous adorer, ont été chez moi l'ouvrage d'un instant. J'ose en appeler à vous-même sur le profond respect qui m'a forcé à renfermer ces sentiments au fond de mon âme. S'il n'eût été question que d'offrir à vos yeux d'illustres ancêtres, j'eusse pu concevoir quelque espoir; mais, triste jouet de la mauvaise foi des hommes, il ne me reste de tous mes biens qu'un champ cultivé de mes mains, arrose de mes sueurs. Comment aurais-je eu la témérité dans cette situation d'élever mes yeux jusqu'à la divine Clarice? Elle orneroit les palais des Rois, comment oser lui offrir l'humble toit qui fait notre demeure?? Il est vrai qu'il est habité par la vertu; une mère digne d'un meilleur fils y pratique chaque jour des vertus nouvelles. Quel présent plus précieux puis-je lui faire, qu'une fille telle que vous? Que je vais réparer avec usure les tourments dont j'ai déchiré son cœur! Vous ne connaissez pas, Madame, combien celui que vous élevez jusqu'à vous s'est rendu coupable, et combien il mérite peu un tel sort. Que j'ai sujet de craindre que l'aveu de mes égarements ne refroidisse vos bontés à mon égard, je ne puis pourtant me résoudre à vous dissimuler mes fautes. Apprenez.... Je ne veux rien apprendre, lui dis-je en l'interrompant. Je vous l'ai déjà dit, il est peu de fautes qu'un tel repentir n'efface: laissez-moi me livrer à la douce espérance de voir nos respectables mères oublier dans nos bras, et nos fautes, et les rigueurs du sort. Un premier mouvement m'a fait regretter des biens que j'aurais voulu vous offrir, un second me console de leur perte, parce qu'il m'apprend à bénir des malheurs qui me donnent occasion de connaître toute la noblesse de votre âme. Nous vivrons dans la médiocrité qui nourrit la vertu, qui la conserve, et qui produit le bonheur. Je me rappellerai sans cesse les circonstances dans lesquelles vous avez accepté ma main, et vous pourrez vous dire à vous-même: ce n'est point à ces circonstances que je dois Clarice. Une autre bienséance lui eût fait attendre le consentement de ceux desquels elle dépendait, pour me déclarer ses sentiments; mais ils étaient tels, que si elle n'eût pu obtenir leur aveu pour me donner sa main, elle n'eût jamais été à personne. De Lastic ne put modérer sa joie en écoutant un aveu si franc des sentiments qu'il m'avait inspirés, il se précipita à mes genoux, sans considérer que le lieu était peu propre à de tels transports, et si je ne lui avais pas fait remarquer que nous ne pouvions trop tôt gagner notre asile, il eût oublié abso- lument le danger où nous nous mettions en nous arrêtant. Monsieur Beker nous avait donné la clef d'une petite maison où il logeait seul, et nous avait recommandé de l'y attendre sans lumière, il nous y rejoignit bien-tôt quoiqu'il fût chargé des hardes du Baron. Mon futur époux m'avait appris, en l'attendant qu'il ne savait comment il pourrait terminer avec son Maître, auquel il devait quinze guinées. Son généreux ami lui en fit un billet en son nom, et comme le départ de son garçon pouvait le jeter dans quelque embarras, il lui en donna quinze autres de l'argent que je lui avais remis, ce que j'approuvai. Il nous apprit ensuite de quel prétexte il avait coloré la fuite du Baron. Il avait ici deux effets précieux, qui lui avaient été confiés, apparemment qu'il a été vendu; car il vient d'apprendre qu'on allait incessamment faire une visite dans votre maison. Vous pouvez être sans inquiétude, il n'y a rien laissé qui puisse vous causer le moindre embarras, et dans quelques jours, vous aurez de ses nouvelles, ce sera lorsqu'il aura mis en sûreté le dépôt dont on l'avait chargé. Vous pouvez penser avec quel plaisir nous apprîmes l'heureux tour qu'il avait donné à cette affaire. Il interrompit nos remerciements pour nous faire un petit discours sur le Sacrement qu'il allait nous administer. Je connais vos dispositions, nous dit-il en finissant, vous êtes dignes l'un de l'autre, et j'espère que je n'aurai jamais béni une union plus agréable au Seigneur. Dans un temps plus tranquille j'eusse exigé plus de préparations, mais il y a peu de jours que vous vous êtes approchés du Sacrement de pénitence, et je présume par vos aveux mutuels que vous en avez conservé la grâce. Vous savez que je risque beaucoup en vous unissant, et que vous me perdriez si vous faisiez usage du certificat que je vous délivrerai. Il n'est que pour Madame votre mère, dit-il au Baron, et vous ne pourrez vous dispenser en arrivant auprès d'elle, d'ajouter quelques cérémonies à votre mariage, pour le rendre conforme aux usages du Royaume dans lequel vous allez habiter; j'aurai soin de faire écrire à M. votre Archevêque, par M. le Vicaire Apostolique, qui rendra témoignage de ma qualité de Prêtre, et vous suivrez ensuite les ordres de votre Prélat. Monsieur Beker sortit un moment pour appeler deux catholiques sur lesquels il pouvait compter, et ce fut en leur présence qu'il m'unit au plus estimable et au plus aimé de tous les époux. A peine la cérémonie fut-elle finie, qu'il nous dit: je ne vous crois pas en sûreté chez moi. Qui sait si ce bourg n'est point un de ceux dans lequel on doit faire les recherches. Il faut donc vous résoudre à partir sur le champ. Ma mère demeure à neuf milles d'ici, dans un village fort éloigné du grand chemin, je vais lui écrire un mot pour la prier de vous donner un asile dans lequel je pourrai vous apprendre le tour que prendront vos affaires. Un de vos témoins vous servira de guide. Je voudrais, ajouta-t-il, vous procurer des chevaux; cepedant je crois qu'il serait plus sûr d'aller a pied. Quoiqu'il y ait peu d'apparence que Sir Derby ait donné votre signalement aux barrières du côté du nord, où vous allez, les papiers publics en ont assez dit pour exciter la curiosité et la cupidité; des gens à pied échappent plus aisément aux regards que ceux qui sont à cheval, d'ailleurs ils peuvent passer sans faire ouvrir les barrières. Quelle joie pour moi, chère amie; notre généreux ami, Monsieur Beker, m'adresse ici une Lettre qui lui a été remise par le perruquier. Je reconnais l'écriture de ma chère Hariote, j'en baise les caractères, et je quitte tout pour la lire. LETTRE DE LADY HARIOTE a Clarice. A Quelles épreuves Dieu met-il ma résignation, infortunée chère amie, comment votre Hariote n'est-elle pas partie à la réception de votre lettre, pour vous arracher à vos cruels persécuteurs! Etoient-ce les seuls témoignages de ma vive sensibilité que vous aviez droit d'attendre de votre amie? Ah! si au lieu de moi vous ne voyez qu'une lettre, n'en accusez que la crainte de commettre un crime. Le récit de vos malheurs a fait sur moi une impression si terrible, que je me suis blessée; les médecins ne croient point le mal sans remède, pourvu que je reste neuf jours au lit. Neuf jours! et pendant cet intervalle ma malheureuse amie.... Ah! je ne puis soutenir les terribles pensées qui m'accablent, et si je n'étais sûre qu'un autre moi-même va s'empresser de vous porter les secours dont vous avez besoin, je ne sais si ma faible vertu suffirait pour me retenir ici. Par le plus grand malheur du monde, Milord était à Compiegne lorsque j'ai reçu l'affreuse nouvelle de vos infortunes. Un exprès est parti sur le champ, j'attends à chaque instant mon époux, et vous pouvez compter qu'il ne restera à Paris qu'autant de temps qu'il lui en faudra pour lire votre lettre. La chaise de poste est prête, et peut être le verrez-vous avant que vous ayez appris son départ. Pauvre Clarice! à quelles extrémités avez-vous été réduite? Que Dieu répande ses abondantes bénédictions sur l'honnête-homme qui s'est rendu votre protecteur! Si j'étais Reine, il deviendrait Prince. Louez-le, aimez-le, tant qu'il vous plaira, vous ne pourrez l'aimer plus que moi; ma fortune deviendra le sienne. Je ne me dirai point, pour diminuer le sentiment de ma gratitude envers lui, qu'il eût fallu être barbare, pour vous refuser son secours, combien d'hommes eussent été tentés de la somme qu'on offrait en échange de leur probité! mais ces attentions délicates qu'il a eues pour vous, désignent l'âme la plus noble. Non, ma Clarice, cet homme n'est point ce qu'il paraît, il vous a avoué qu'il était pauvre, et n'a rien répondu sur l'article de la naissance, la sienne ne peut être obscure. Que si, malgré ce qui semble appuyer mes conjectures, il se trouve né d'un sang obscur, il vient d'ennoblir toute sa race, et a droit au respect de tous les honnêtes gens. N'ajoutez point à vos maux, ma chère, celui de vous tourmenter sur les sentiments qu'il vous a inspirés; votre extrême délicatesse vous rend craintive, et je connais, à la vivacité de l'intérêt que je prends à lui, ce qu'a dû sentir le plus reconnaissant de tous les cœurs: j'ai toujours eu en horreur des mésalliances, vous le savez; si quelque cas pouvait m'en faire excuser une, en vérité ce serait celui où vous êtes. N'allez pas croire que je voulusse encourager la bonne volonté que vous devez avoir pour lui; toutes les vertus ont leur excès qui devient un vice; je veux seulement vous rassurer contre vous-même; il serait excusable d'être tentée en pareil cas, et je regarderais la victoire dans cette tentation, comme un acte héroïque, dont peut-être il n'y aurait que ma Clarice qui fût capable. Mais si mes pressentiments étaient justifiés; si cet homme n'était qu'indigent, si, comme il vous la fait entendre, il ne restait dans la basse profession qu'il exerce que pour accomplir un devoir de Justice; si enfin on pouvait être assuré que sa naissance fût égale à la vôtre, je vous dirais de bon cœur, ne venez point seule, chère amie, amenez-moi votre protecteur, nous vérifierons sa noblesse, et nous accomplirons cette partie de votre songe, en joignant vos mains, sans que ce monstre de Montalve s'en mêle... J'entends monter mon époux... il part, ma chère Clarice, il part avec cette lettre, je la mets pourtant à la poste, le courrier fera peut-être plus de diligence que lui; s'il arrive le premier, à la bonne heure; que si ces expressions de mon attachement arrivent seulement une heure avant lui, c'est toujours une heure d'avancée sur la tranquillité de ma chère amie. REPONSE DE CLARICE a Lady Hariote. M On malheur est contagieux, il s'est répandu sur ce que j'ai de plus cher. Fasse le Ciel que les suites en soient moins funestes que je n'ai lieu de le craindre. Le départ de Milord semble m'assurer qu'on vous a cru sans danger. La solidité de votre amitié ne m'a point surprise, non plus que l'adresse avec laquelle vous me donnez des conseils que je ne suis plus en état de suivre. Nous mettons dans l'instant à la voile. Vous apprendrez, au moment de mon arrivée en France, pourquoi je ne suis pas retournée sur mes pas, en apprenant la bonté de Milord. Je vous demande en grâce de suspendre votre jugement jusques-là. On ne me laisse que le temps de cacheter mon paquet. Si vous daignez me faire réponse à Bordeaux, à la poste restante, je recevrai un des plus grands plaisirs dont je sois encore capable. LETTRE DE MAD. DERBY a Clarice. C Here, aimable et vertueuse fille, vous m'auriez trouvée à la descente de votre vaisseau au lieu de cette lettre, si je n'étais encore dans le commencement d'une convalescence que le moindre excès rendrait plus longue. L'ardent désir de me revoir entre vos bras m'engage à ménager une vie qui vous appartient, et dont je veux employer tous les moments à vous témoigner ma reconnaissance, pour les sacrifices que vous m'avez faits. ( Lady Hariote continue. ) On n'a permis à Madame votre mère d'écrire ces quatre lignes de sa main, que pour tranquilliser sa chère fille: elle revient des portes du trépas, tout le danger est passé, soyez en bien persuadée. Nous avions appris votre mariage, nous y avions applaudi avant de recevoir la lettre par laquelle vous nous l'annoncez, et nous admirons la bonté de la Providence, qui par des voies si extraordinaires vous a conduite au vrai bonheur. Je remets à vous quereller à la fin de cette lettre, pour les craintes mal conçues que vous aviez eues de nous voir désapprouver votre conduite. Je ne veux pas vous amuser de mon babil, que vous ne sachiez par quel bonheur nous sommes en possession de la moitié de vous-même, d'une femme digne d'être la mère de Clarice, c'est tout dire en un mot. Je vous avais bien dit que je faisais voler à votre secours un autre moi-même. Milord fut en quinze heures à Calais, et devança l'arrivée du courrier. Un seul domestique qui l'avait suivi, courut au port avec ordre de faire marché avec un Capitaine pour partir à la prochaine marée; il y avait deux heures à passer à Calais en l'attendant, et quoique mon époux n'eût presque pris aucune nourriture dans le chemin, il se reprochait un retardement qui pourtant lui était nécessaire pour se rafraîchir lui et son domestique qui était aussi fatigué que lui. Il y avait à peine quelques minutes que ce garçon était parti, et son impatience lui persuadait qu'il perdait un temps précieux. Il pensa qu'il obligerait quelque Capitaine à risquer de partir une demi-heure plutôt par l'espoir d'une grande récompense, et sortit de sa chambre pour suivre son domestique. Jugez de sa surprise à la vue de Mistriss Cosby qui entrait dans l'auberge. Ce qu'elle venait de faire pour vous, les lumières qu'elle pouvait lui donner par rapport à vous et à Madame votre mère, l'engagèrent à l'aborder en la saluant par son nom. Cette femme à qui ma mère avait appris que vous entreteniez une correspondance avec nous, jeta un cri de joie lorsqu'il se fut fait connaître, et sans lui dire un seul mot courut à la porte d'une salle basse en disant, Madame Derby, c'est Milord V{5*}{5*}{5*} Vous pensez bien que mon époux fut plutôt dans cette salle, que Madame votre mère n'en fût sortie. Miss Clarice est-elle avec vous, lui demanda Milord en l'abordant. A ces mots votre tendre mère fondit en larmes, et se jetant à ses genoux sans qu'il pût le prévoir: Ah! Milord, lui dit-elle, j'allais à Paris demander votre protection pour ma malheureuse fille; j'ignore ce qu'elle est devenue, les recherches que fait son père m'assurent seulement qu'elle n'est point tombée entre ses mains. Rassurez-vous, Madame, lui répondit Milord qui l'avait forcée à se relever. Votre charmante fille est en sûreté, et je cours pour la remettre entre vos bras, je dirais pour la venger de son persécuteur, si je ne savais que sa scrupuleuse vertu contente du premier service, ne me permettra certainement pas le second. Mais lisez vous-même et les cruelles extrémités où elle s'est trouvée réduite, et ses sentiments par rapport à vous, et par rapport à un homme auquel je ne sais quel nom donner. Quelqu'avide que fût votre tendre mère de lire ce qui pouvait l'éclaircir de votre sort, ses larmes et ses sanglots la forcèrent plusieurs fois d'interrompre sa lecture. Je ne vous répéterai point les expressions de sa douleur et de sa tendresse, vous connaissez comment son cœur est pour vous, et cette connaissance vous fera deviner sans peine ce qu'elle sentit à cette occasion, ce sont de ces choses que le récit affaiblit toujours, parce qu'elles sont au-dessus de l'expression. Elle voulait apprendre à Milord par quel bonheur elle se trouvait libre, mais considérant, que chaque instant qu'elle emploierait à cette narration, serait autant de temps perdu pour votre délivrance, elle se contenta de lui dire qu'elle devait la sienne au sincère repentir de Mistriss Cosby et de Montalve. Milord occupé de Madame votre mère, n'avait point fait attention à ce jeune homme, qui d'un air humilié se tenait à l'écart. Mon époux lui tendant la main, lui dit: il est de l'homme de faire des fautes, Monsieur, mais il est du grand homme de les réparer comme vous faites les vôtres. En tout autre temps je voudrais partager avec vous le bonheur de conduire Madame chez moi; l'intétêt de Mademoiselle Clarice me force à vous le laisser tout entier. Mais pardonnez-moi une réflexion, êtes-vous en sûreté en France? Le motif qui m'y ramène, répondit Montalve, me fait espérer de trouver grâce auprès de mes supérieurs: que si j'ai trop présumé à cet égard, je me soumettrai de bon cœur à tous les châtiments qu'ils voudront m'infliger pour punir mon apostasie. Ces sentiments sont louables, répondit Milord, cependant je vous prie d'en suspendre les effets. Si le Ciel favorise mon passage, je compte être en trente heures à...... Il ne me faudra guère plus de temps pour repasser la Mer. Ce petit intervalle ne sera pas inutile pour remettre ces Dames, je vous conseillerais donc de m'attendre ici, nous reprendrions tous ensemble le chemin de Paris, et vous resteriez tous chez moi jusqu'à ce que j'eusse fait vos conditions avec vos supérieurs. Madame Cosby conjura Madame votre mère de vouloir accorder cette grâce à son fils, et elle y consentit d'autant plus volont ers, que cela lui avancerait de quelques jours le plaisir de vous voir. Milord ayant appris que le vaisseau qui les avait amenés était à la rade en attendant la marée pour entrer dans le port, se jeta dans une barque, et partit pour le joindre. Son retour ne fut pas aussi prompt qu'il l'avait espéré, et voici ce qui lui arriva dans son voyage. Il ne sortit point de la chaise de poste dans laquelle il monta à Douvres, jusqu'à ce qu'il fût arrivé à.... Et ayant demandé l'adresse du perruquier, il descendit à deux pas de sa boutique et lui demanda un garçon qui travaillait chez lui, et qui se nommait Chevalier. Il n'y est plus depuis quelques jours, répondit cet homme, et les quinze guinées qu'il m'a fait remettre en présent, ne me consolent point de sa perte; non, jamais je ne trouverai un si brave garçon, si sobre, si désintéressé: oh, c'était un trésor! Quelque plaisir que prît mon époux à entendre confirmer l'éloge que vous nous aviez fait de votre guide, un intérêt plus pressent le força de l'interrompre. Et pourquoi ce brave garçon est-il sorti de chez vous? C'est un mystère, répondit le perruquier, et je ne puis le dire; mais vous, Monsieur, vous me paraissez un homme de conséquence, pardonnez-moi ma curiosité. Si vous êtes un des Commissaires de la Douane, je puis vous assurer que je ne me suis jamais aperçu que ce garçon fît la contrebande; il avait sans doute des ennemis et en vérité il ne se les était point attirés: il était aimé de tout le monde ici, et même des gens qui étaient au-dessus de lui, quoiqu'on sût qu'il était Papiste. A ce mot de mystère mon époux crut qu'il était du secret; je ne suis point un des Commissaires de la Douane, lui dit-il, je suis un des amis de celui qui était chez vous, et qui était un homme de qualité; je viens pour lui apprendre que l'affaire qu'il avait en France est accommodée, et qu'il peut y retourner; Je m'appelle Milord V{5*}{5*}{5*} et vous pouvez compter que je ne vous trompe pas. Cela peut être, Milord, mais comme je n'ai pas l'honneur de vous connaître, vous trouverez bon que je ne vous en dise pas davantage; au surplus, c'est que je ne sais que ce que je vous dis. J'ai eu ce garçon chez moi, je n'ai que du bien à en dire, s'il était de qualité, il en avait bien la mine; au reste il ne doit pas un sol dans tout le village; il est parti parce que les chemins sont libres; je ne lui ai point demandé où il allait, parce que je ne me mêle point des affaires des autres: ainsi il ne me serait pas possible de dire où il est, quand ce serait le Roi, ou un Membre du Parlement, qui me le demanderait, parce qu'il est impossible de dire ce qu'on ne sait pas. En tout autre temps Milord aurait admiré la fidélité de cet homme; mais vous jugez bien qu'en cette occasion il l'eût souhaité un peu moins discret. Vous me désespérez, dit-il au perruquier. Je vous le répète, j'arrive de France, celui qui conduit ma chaise vous dira que j'y suis monté au sortir du vaisseau; il ne sait pas la difficulté que vous me faites, interrogezle. Dans l'instant une fille fort bien mise qui était à cheval, s'arrêta devant la boutique, et demanda si ce n'était pas là où demeurait Monsieur Chevalier. Oh! vous m'impatientez, répondit le perruquier. Il y a été, il n'y est plus, je ne sais où il est, passez votre chemin. Vous êtes bien brutal, lui répondit cette fille, il y a aujourd'hui quinze jours que je le vis à Oldswindsord, et même il me prit en croupe, son cheval était... Seriez-vous Mademoiselle Fani, lui dit mon époux? Oui Monsieur, lui répondit-elle; mais à qui ai-je l'honneur de parler? A Milord V{5*}{5*}{5*} lui répondit-il. A ce nom cette fille fit une exclamation: ah! Milord, lui dit-elle, quel bonheur vous amène ici? Vous savez sans doute le malheur de ma chère maîtresse? Je croyais la trouver ici, ce Monsieur Chevalier m'avait donné son adresse, à telles enseignes que la voilà: en même temps elle tira de son corps un petit papier plié, qu'elle donna au perruquier. Il tira ses lunettes, les essuya, les campa sur son nez, fut plusieurs minutes à les assurer, parce que ce nez ressemblait à celui de Monsieur Lesby, qui nous a si souvent fait rire. Milord m'a avoué qu'il eut plus de quatre fois envie de le batre, mais ce n'était pas le moyen de lui délier la langue, il fallait filer doux, et prendre patience en enrageant. Le bonhomme, après avoir tourné et retourné le billet trois ou quatre fois, dit en à parte : Il y a ici un mystère que je ne comprends pas; celui-ci {? demande un garçon qui n'y est plus; celle-ci sa maîtresse qui n'y a jamais été: et pourtant voilà l'écriture du pauvre Chevalier. Puis haussant la voix, Milord et Mademoiselle, entrez dans ma boutique, ayez la bonté de vous y reposer en m'attendant, si Mademoiselle veut bien me prêter son cheval, je reviendrai plus vite. Il fallut bien prendre ce parti, et Milord ne douta point qu'il n'allât avertir son garçon qui sans doute s'était retiré dans quelque village écarté. Pendant son absence, Fani raconta à Milord qu'elle avait trouvé des cautions, et que le premier usage qu'elle avait fait de sa liberté, avait été de chercher à voir sa maîtresse. Elle lui apprit encore que c'était Jacques et un des domestiques de Montalve, qui avaient déposé contre Madame et Mademoiselle Derby, et qui avaient même remis entre les mains du Juge le poison qui devait terminer ses jours. Quand à Monsieur Derby il n'était revenu à la maison que depus huit jours, et avait été fort surpris d'y trouver le bonhomme Ryding votre tuteur, qui avait fait mettre le scellé sur tous vos effets, et lui en avait refusé l'entrée. C'était elle qui avait écrit à cet honnête fermier qui n'avait pas perdu un moment pour voler au secours de sa jeune maîtresse, et qui lui avait trouvé des cautions: il s'était arrêté dans l'auberge à l'entrée du village, et attendait avec impatience qu'elle lui obtînt la permission de venir la saluer et prendre ses ordres: il comptait la conduire à Londres tout de suite, la mettre sous la garde d'un messager d'Etat, et attaquer les deux coquins qui s'étaient parjurés en accusant la mère et la fille. A propos de la mère, ajouta Fani, n'en auriez-vous point entendu parler? Croyez-vous qu'elle soit avec ma maîtresse? Milord apprit à cette pauvre fille que ma mère était en sûreté à Calais, et la pria d'aller à l'auberge avertir le bonhomme Ryding de le venir trouver. Votre honnête tuteur se sentit extrêmement consolé en voyant mon époux, et avec le secours de sa protection se promit qu'à la première cession il aurait le plaisir de voir les deux parjures au carcan. Milord le surprit beaucoup en lui apprenant que vous abandonniez votre justification à la providence, et que vous aimeriez mieux être condamnée coupable, que de permettre qu'on fît aucune démarche contre Monsieur votre père. L'excellente fille, l'excellente fille! répéta par deux fois le bonhomme, que Dieu la bénisse. Je fais une pose ici, ma chère. Je me presse d'écrire cette lettre comme si je n'étais pas assurée qu'elle sera long-temps à la poste. J'aime mieux qu'elle attende après vous, que vous après elle, et lorsque ma main sera dégourdie, je la reprendrai pour la faire partir par le prochain ordinaire. Je reprends ma narration où je l'ai laissée. Le Perruquier revint enfin, et amena un homme de fort bonne mine qui pria Milord de monter à la chambre qui était au-dessus du parloir. Comme nous n'avions pas reçu votre seconde lettre, le nom de Monsieur Beker n'excita aucun mouvement chez Milord; mais lorsqu'il eut appris de ce digne homme les obligations que vous lui aviez, il l'embrassa avec une ardeur, qui dut convaincre cet Ecclésiastique de la vivacité de son attachement pour vous. Il lui apprit votre seconde fuite avec le Baron de Lastic devenu votre époux. Je les avais dressés chez ma mère, ajouta-t-il, Dieu dont les desseins ne s'accordent pas toujours avec les nôtres, avait permis que ma mère fût partie depuis quelques heures pour aller à cinquante milles delà, visiter une de mes sœurs qui était malade, et comme on lui avait écrit qu'il fallait qu'elle se pressât pour la voir encore une fois, elle avait été si troublée du danger de sa fille, qu'elle n'avait pas eu apparemment le temps de m'écrire, comme elle me le manda quelques jours après. Le Baron en me marquant ce contretemps, m'apprit que son épouse était déterminée à se rendre à.... Où elle trouverait dans la maison d'un Gentilhomme fermier, son tuteur, toute la protection qu'elle pourrait souhaiter. Il me dit qu'ils ne partiraient que le lendemain, parce que Madame de Lastic était extrêmement fatiguée, et il me promit de me donner de ses nouvelles aussi-tôt qu'il serait arrivé. Je n'ai rien appris de leur sort depuis ce temps, ajouta-t-il, et ayant écrit au fermier pour en apprendre, je n'ai point reçu de réponse. J'ai été plus heureux par rapport à Madame Derby, et je sais à n'en pouvoir douter, qu'elle s'est em- barquée pour la France, où elle doit être heureusement arrivée. Milord confirma cette dernière circonstance à Monsieur Beker, et ce dernier lui ayant demandé quels arrangements il voulait prendre par rapport à Sir Derby, mon époux lui avoua que s'il était le maître de cette affaire, il la poursuivrait sans doute, mais qu'il doutait que vous voulussiez vous prêter à aucune démarche qui pût inquieter votre père. Laissez la jouir du prix de sa résignation aux ordres du Ciel, répondit Monsieur Beker. Sa résolution de tout abandonner à son père m'a paru héroïque, et j'aurais cru m'opposer à la volonté de Dieu, si j'avais essayé de l'en dissuader. Laissons la cultiver dans la retraite et une condition obscure, des vertus qu'elle eût peut-être perdues au grand jour. Sir Derby est vieux, il ne pourra disposer du fond qui reviendra quelque jour à Clarice et à ses enfants, laissons le jouir des revenus. Madame de Lastic sera mieux en état d'en sanctifier l'usage lorsqu'elle aura vu de près combien l'argent peut devenir précieux à celui qui sait l'employer dans les vues que la Providence a eues lorsqu'elle la fait riche. Je ne vous fais qu'un extrait du long discours de Monsieur Beker qu'on pourrait nommer un sermon, non, c'était un panégyrique où les louanges des deux époux ne furent pas épargnées. J'ai la discrétion de les passer sous silence, ma Clarice n'aime point l'encens, quoique sa bonne tête ne soit point en danger d'en être enivrée. Monsieur Ryding fut appelé; on convint que Milord verrait Sir Derby, et lui confirmeroit vos promesses à condition qu'il ferait cesser toute poursuite, et qu'il mettrait en dépôt chez un Notaire une déclaration par laquelle il certifieroit qu'il avait reconnu qu'on avait calomnié son épouse et sa fille. Cette déclaration qui ne devait être ouverte qu'après sa mort, et que le Notaire cacheteroit lui-même, ne devait être livrée qu'au moment où on lui remettrait en bonne forme, l'abandon de tout le revenu de votre bien. Il ne m'appartient pas de critiquer ce qui a été décidé par des gens si sages, cependant il me paraît bien dur que la plus riche héritière d'Angleterre soit réduite à une extrême médiocrité pendant que son immense fortune est le prix des forfaits.... Taisez-vous, Hariote, vous seriez querellée. Ma Clarice veut vous réduire à baiser comme elle la main qui la persécute. Ce qui me console, c'est qu'avec vos diamants vous pourrez encore jouir d'un revenu considérable pour la France; car vous dire que notre fortune telle qu'elle est, est plus à vous qu'à nous, ce serait encore une de ces choses pour lesquelles je serais grondée. Milord ignorait que Monsieur Beker se fût engagé pour quinze guinées envers l'honnête perruquier, mais croyant lui devoir quelque reconnaissance, il pria ce digne Ecclésiastique de lui remettre le reste de la somme que vous lui aviez confiée, ce qui combla de joie ce bonhomme sans le consoler de la perte de son garçon qu'il voulait faire son héritier. On n'a pas cru nécessaire de l'instruire du fond de l'affaire, il ^#.fait seulement que Chevalier est un grand Seigneur, et comme on ne lui a pas demandé le secret, il a été de porte en porte apprendre cette bonne nouvelle à tous les gens du village qui s'en réjouissent sincèrement. Il a fait venir un fort bon dîner de l'auberge, et Milord, Monsieur Beker, le bon Ryding et Fani ont dîné chez lui et l'ont forcé de se mettre à table avec eux. Aussi-tôt après le dîner, Milord s'est rendu à Oldswindsord pour parler à Sir Derby qui d'abord à paru terrassé de cette visite qu'il a reçue à l'auberge. Puis reprenant toute son audace, il a voulu persuader à mon époux qu'il pouvait vous perdre sans ressource. Milord ne lui a pas laissé la liberté d'achever, et le prenant sur un ton plus haut que lui; rendez grâce, lui a-t-il dit, aux ordres de votre excellente fille, sans cela j'aurais sacrifié ma fortune et ma vie pour lui faire rendre justice de l'horrible attentat qu'on a commis en l'accusant. Votre Jacques n'en est pas à son apprentissage du crime, il devrait penser qu'on ignore point la part qu'il a eue à la mort subite du Doyen de Colborn, et s'il ne cherche pas son salut dans une prompte fuite, je le ferai mettre en lieu où il nous découvrira bien des mystères. Cette menace a rendu votre père plus traitable, il a montré à mon époux la lettre que vous lui avez écrite, et a demandé si vous étiez déterminée à lui tenir ce que vous lui promettiez. Il a ajouté, en jurant, qu'il ne demandait pas mieux que de vous rendre votre mère, mais qu'il voulait être enterré tout vif, s'il savait où ce scélérat de Montalve l'avait fourrée. Sa coquine de mère a disparu avec lui, et plût à Dieu que le Diable les eût emportés tous trois, voyez un peu le mal que je voulais faire à ma fille en lui faisant épouser un joli garçon qu'elle aimait, j'en suis sûr; depuis la fuite de cette misérable Cosby je ne doute presque point que ce ne soit elle qui ait causé tout ce désordre. C'est la bigoterie de ma fille qui nous met dans cet embarras: Pourquoi ne pas être de la religion de son pays? Si elle eût été anglicane, elle aurait regardé les vœux de ce garçon comme nuls: je l'aimais, je voulais l'établir.... Ne rougissez-vous pas de l'avouer, lui dit Milord en l'interrompant, l'incertitude de sa naissance ne devait-elle pas vous faire craindte l'inceste? Oh! il n'y a que la Cosby qui puisse avoir parlé de cette circonstance, dit Sir Derby; il est presque sûr que ce garçon est fils de Montalve, et la trahison qu'il m'a faite en est une preuve. Mais quand il serait vrai qu'il serait mon fils; des gens comme nous, Milord, ne sont pas faits pour des scrupules qu'il faut abandonner au peuple. Où en serions-nous si Adam et Eve les avaient écoutés? Ne marierent-ils pas leurs fils et leurs filles? Milord n'oublia rien pour faire rougir Sir Derby des sentiments impies qu'il paraissait prendre plaisir à étaler; ce fut en vain, il vit tourner en plaisanterie tout ce qu'il put lui dire de plus fort, et considérant qu'une telle conversion était un miracle qu'il n'était pas au pouvoir des hommes d'opérer, il l'abandonna à la miséricorde du Seigneur, et se borna à lui demander la cessation de ses poursuites contre Fani. Il déchargea les cautions d'assez bonne grâce, et mon époux ne se trompa point en pensant que je verrais avec plaisir une fille qui vous avait montré tant d'attachement. A cette preuve de sa bonté pour moi, il en joignit une autre qui avança ma convalescence, ce fut de m'apprendre par un simple billet, qu'il avait tiré tout le fruit qu'il espérait de son voyage. Je ne doutai point alors que je ne touchasse au jour qui devait remettre ma chère Clarice dans mes bras, et je l'attendis avec une impatience égale à ma tendresse pour elle. Il arriva cinq jours après, et ayant laissé les Dames dans un appartement voisin du mien; je lui criai aussi-tôt que je l'aperçus: où est Clarice? Avec le Baron de Lastic son époux, me répondit-il, son mariage et son départ avaient précédé de quelques jours mon arrivée en Angleterre. A son défaut je vous amène une autre elle-même. Madame Derby vous demande permission de vous témoigner sa réconnaissance pour l'amitié dont vous avez donné de si grandes preuves à sa chère Clarice; mais, ma chère âme, permettez-moi aussi de vous demander une grâce: modérez vous, vous savez combien les grandes émotions peuvent vous devenir funestes. Et oui, Milord, je me modérerai. Beti, vite ma robe, dites-lui qu'elle entre, courezy, Milord, ou j'y vais moi-même. Effectivement, si elle n'avait pas paru, je crois que j'eusse oublié que cette robe que j'avais demandée n'était pas mise, et qu'elle m'eût trouvée en chemise, sur le plancher. Je lui tendis les bras, elle me serra dans le siens, et soit dit sans vous déplaire, je ne sais si je vous eusse reçue plus tendrement qu'elle. Après mille discours sans suite, il en fallut venir à se tranquilliser pour apprendre ce que je brûlais de savoir, et que je ne laissais point du tout le temps de me dire. Croiriez-vous que mon esprit bouché ne comprenant point du tout que le Baron de Lastic et le pauvre Chevalier eussent rien de commun ensemble, j'interrompis Milord pour le quereller de ce qu'il ne l'avait point amené avec lui. J'avais pourtant soupçonné quelque chose de sa naissance, et c'est ici que je dois vous faire ma confession. Accoutumée à vous entendre à demimot, je ne doutai point, en lisant votre première lettre, que l'indifférente, l'invincible Clarice n'eût enfin trouvé son vainqueur. Moins philosophe que mon amie, je craignis, je l'avouerai, l'excès de sa reconnaissance. Que vous eussiez cédé les trois quarts de votre bien à votre libérateur, je n'en aurais point murmuré; de tous les dons que vous pouviez lui faire, il n'y avait que celui de votre main qui me paraissait excessif. Je me rappelai alors l'expression dont je m'étais servie en blâmant Clarice; si une fille est assez malheureuse pour être forcée de quitter la maison paternelle, elle ne doit fuir qu'avec son époux. Je n'avais dans l'esprit alors que le cas de Clarice, et ne pouvant deviner que dans peu de jours votre situation serait pareille à la sienne, je n'avais eu garde de prévoir les exceptions que j'aurais mises à cette règle. N'était-il pas naturel de craindre que vous ne prissiez trop à la lettre ce que j'avais écrit sans trop de réflexion? Et n'allez pas croire qu'il y eût trop de vanité à croire qu'une tête comme la vôtre pût se conduire d'après les arrêts de la mienne; le plus mauvais conseil du monde paraît bon quand il se trouve d'accord avec une inclination secrète. Quel verbiage! une demipage employée pour vous dire: je voyais que vous aimiez Chevalier, je mourais de peur que vous ne prissiez droit de l'impertinente sentence que j'avais portée pour l'épouser. Enfin je voulais adroitement vous engager à suspendre du moins cette résolution jusqu'à l'arrivée de mon époux, en supposant que quelque accident eût allongé son voyage. N'allez pas croire au moins que je veuille désapprouver ce que vous avez fait, les circonstances étaient devenues telles depuis votre première lettre, qu'il vous était presque impossible de ne pas chercher à vous en tirer à quelque prix que ce fût. J'admire la franchise avec laquelle vous avouez que votre détermination avait précédé la connaissance que vous avez eue de sa véritable condition, mais en cela même votre humilité vous fait illusion. Comment des sentiments et une éducation telle que l'avait eue votre guide, auraient-ils pu se rencontrer dans un homme de néant? Il n'était pas possible de s'y méprendre, cela sentait l'homme de qualité d'une lieue loin. Mais je dois achever une narration mal-à-propos interrompue. A peine jouissions-nous du bonheur de posséder Madame votre mère, qu'il fut cruellement troublé par la crainte de la perdre. Une fièvre maligne s'annonça avec des symptômes si terribles, que les médecins désespérerent d'abord de la sauver. On voulait m'alléguer mon état, pour m'empêcher d'entrer dans sa chambre, Je protestai d'une manière si positive que l'inquiétude me causerait une faussecouche, qu'on me laissa la maîtresse de faire là dessus ce que je voudrais. Vous ne devineriez pas qui fut après moi la plus assidue de ses gardes? Ce fut la pauvre Mistriss Cosby. Elle se confessa avant d'entrer dans sa chambre, et se prépara à sa dernière heure: effectivement dès le septième jour elle fut prise de sa maladie, et emportée quatre jours après. Il est bien terrible d'avoir véçu comme avait fait cette femme, cependant je ne demande point d'autre grâce au Seigneur que de finir comme elle. On ne pouvait l'entendre parler de ses égarements passés, des grâces que Dieu lui avait faites, et de la confiance qu'elle avait dans sa miséricorde sans en être touché. Le bon Dieu a payé vos dettes, ma chère Clarice; cette sainte et douce mort est la récompense du service qu'elle vous a rendu. Montalve a été si touché de ses derniers avis qu'au lieu de penser à rentrer dans son ancienne observance, il s'est retiré aux Chartreux, et est actuellement dans les épreuves du noviciat. Madame votre mère ignore encore la mort de Madame Cosby, et la croit convalescente à la compagne; pour moi, j'avance dans une heureuse grossesse, et n'ai pas eu un seul mal de tête. Il me resterait à vous apprendre ce qui engagea Montalve à sauver votre mère, et l'histoire de leur évasion, je le remettrai à la première lettre, celle-ci faisant déjà un volume. Je conçois par la vôtre que vous avez eu de nouvelles épreuves à essuyer dans votre fuite; j'espère que vous nous en ferez part aussi-tôt après votre débarquement. Mandez-nous bien en détail dans quel lieu est la terre de Monsieur votre époux; s'il ne pourra point obtenir de Madame sa mère la permission de venir nous rendre une visite à Paris dans le temps de mes couches. Vous sentez bien que si j'en étais crue, je n'attendrais pas que vous me prévinssiez, et que j'aurais une grande joie de conduire chez vous Madame votre mère, mais mon état, et le procès de Milord qui se jugera dans peu, ne me permettront pas de quitter Paris avant six ou sept mois, qui me paraîtront six ou sept siècles. Madame Derby et mon époux me chargent d'embrasser pour eux Monsieur le Baron, et je le fais sans scrupule, je n'en aurais pas plus s'il était ici à leur rendre ce service autrement qu'en idée; car sur mon honneur, je l'aime de passion, et malgré ma prévention pour ma Clarice, je le crois digne d'elle. Nota. N'allez pas, nous vous en conjurons, vous piquer d'un excès de générosité à l'égard de Sir Derby; il avait consenti à vous abandonner l'argent que vous avez sur la banque de Gênes, pourquoi le lui lais-seriez-vous? REPONSE DE CLARICE a Lady Hariote. Q Ue ne vous dois-je pas, chère amie, pour m'avoir conservé ma mère aux dépends de vos jours, et quelles actions de grâces ne dois-je pas rendre à Dieu tous les jours de ma vie pour vous avoir préservée des suites que devait avoir votre courageuse amitié? Et vous Milord, mon généreux protecteur, comment reconnaître tant de fatigues, tant d'inquiétudes et tant de soins? Quitter une épouse chérie, dans les circonstances critiques où était la vôtre, la sacrifier, pour ainsi dire, en lui permettant de s'exposer comme elle a fait, ah! c'en est trop, et la multitude de vos bien-faits me réduit à l'ingratitude: avec tous les sentiments de la plus vive reconnaissance, je sens que je suis fort au-dessous de mes obligations. Que Dieu soit votre récompense, c'est ce que je lui demande presque aussi souvent que je respire. J'espère qu'il aura été celle de la pauvre Mistriss Cosby; elle avait commencé tard à travailler à la vigne du Seigneur; mais ce bon père de famille veut bien payer ceux qui commencent à la sixième heure, comme ceux qui ont supporté le poids du jour, pourvu qu'ils aient travaillé avec ardeur: je lui rendrai toute ma vie mes actions de grâces pour cette pauvre pénitente qui m'a tirée du précipice où j'allais tomber. Elle obtiendra pour son fils la grâce la persévérance, et si mes faibles prières sont agréables au Seigneur, il réparera par une vraie pénitence, les égarements de sa jeunesse. Ce malheureux jeune homme avait eu de bons principes, à ce que sa mère m'a assurée, et il y avait lieu d'espérer que les semences vertueuses qui avaient été comme étouffées par la fougue des passions, porteraient à la fin d'heureux fruits. Plût à Dieu que je pusse acheter aux dépens de tout mon sang, une pareille grâce pour mon infortuné père. Malheur, Malheur à ceux qui ont gâté sa jeunesse, et répandu dans son esprit l'irréligion, source de toutes ses fautes. Hélas! comme Milord l'a remarqué, il faut un miracle; je me dévouerois volontiers pour l'obtenir, à l'indigence la plus complète: jugez avec quel plaisir je sacrifierai le superflu. Je suis résolue à ne réclamer aucune partie de mon bien. Je veux prouver à mon père l'excellence de cette religion, qu'il méprise, plus par mes exemples que par mes paroles. Je ne lui demanderai pour prix du sacrifice que je lui fais de toute mon âme, que le retour de sa tendresse, et la liberté de lui donner de temps en temps des preuves de la mienne. Mon époux applaudit à ma résolution, son désintéressement passe tout ce qui se peut imaginer, et j'ose dire que ce n'est pas la seule vertu dans laquelle il soit supérieur aux autres hommes: chaque jour, chaque heure me découvre en lui de nouvelles perfections. Pourrois-je souhaiter quelque chose avec un tel partage? Comme j'ai été extrêmement fatiguée de la mer, je suis forcée de rester quelques jours à Bordeaux pour me reposer, et je profite de ce temps pour vous achever le récit de mes aventures. Monsieur Beker vous a instruite du contretemps qui nous empêcha de profiter de l'asile qu'il nous avait ménagé chez sa mère. Nous arrivâmes dans le village qu'elle habitait, sur les cinq heures du matin, et j'étais si fatiguée, que je fus forcée de me reposer quelques heures dans un mauvais cabaret, la bonne Dame à laquelle nous étions adressés, étant si pauvre qu'elle n'avait point de domestiques, et avait emporté par conséquent les clefs de son chétif appartement. Après avoir donné quelques heures au sommeil, il fallut délibérer sur le parti que nous avions à prendre. Vous savez que j'avais fort peu d'argent, et je sentais que je n'étais nullement capable de faire un grand chemin à pied. Mon dessein était de me retirer auprès du bon fermier Ryding; mais il y avait soixante milles du lieu où nous étions, et après avoir récompensé notre guide, il ne nous eût pas resté assez d'argent pour acheter des chevaux. L'honnête homme qui nous avait accompagnés parut si sensible à notre embarras, que nous crûmes pouvoir nous ouvrir à lui. J'ai des effets considérables, lui dit mon époux, mais des raisons très-fortes m'empêchent de les vendre: ne connaîtriez-vous point aux environs quelque Juif qui voulût nous avancer une somme en gardant quelques-uns de nos bijoux; car je ne voudrais pas les mettre chez un Orfevre? Notre guide rêva un peu, puis il nous dit: Je suis bien sûr que Monsieur Beker ne se serait point mêlé de vous si vous n'étiez d'honnêtes gens, ainsi je m'offre à vous rendre ce service; il y a à douze milles d'ici un Juif que je connais, parce que je l'ai servi, il est fort riche, et sait bien que pour tout l'or du monde, je ne voudrais pas faire un mauvais commerce. Donnez-moi ce que vous voulez mettre en gage, je le lui porterai, si vous voulez vous fier à moi, s'entend. Il serait encore plus à propos que vous vinssiez jusques là, cela ne vous écartera pas beaucoup de la route que vous voulez prendre, vous resterez dans un village qui sert de faubourg à la ville, et vous verrez s'il vous convient de prendre ce qu'on vous offrira. Comme cette ville n'était point sur la grande route, qu'elle nous avançait de neuf milles dans le chemin que nous voulions prendre, nous suivîmes le conseil de cet homme. Nous louâmes des chevaux, et dès le lendemain nous nous y rendîmes. J'avais un collier de perles estimé quatorze cents livres sterling; nous le remîmes à notre guide avec la riche robe que j'avais sur moi lorsque je m'échappai, et il porta le tout à son Juif, auquel il dit que des personnes qui étaient venu passer l'été dans un village proche du sien, se trouvant en besoin d'argent, lui avaient confié ces effets, et demandaient cinq cents livres sterling dessus, pour six mois. Le Juif ne fit aucune difficulté de prêter cette somme sur un effet qui valait deux fois autant, et notre guide nous remit quatre cents livres en billets de banque, et le reste en or. Mon époux me mit le tout entre les mains, et je donnai sur le champ dix guinées à notre conducteur, qui me combla de bénédictions. Ensuite nous cachâmes nos billets de banque dans un des plis de ma robe où ils furent cousus, et mon époux prit la même précaution par rapport à notre or qu'il cousit dans différentes parties de son habit, parce qu'ayant à faire une route de traverse, il fallait éviter les mauvaises rencontres. Le reste de mes diamants fut mis dans un coin de la chaise que nous louâmes, et nous fîmes la moitié de notre chemin sans aucun contretemps. Arrivés à Staford, nous commençâmes à respirer; une journée suffisait pour nous conduire chez Monsieur Ryding, et nous croyions toucher à la fin de nos peines: je dirais presque que les plus sensibles me restaient à essuyer. Ce fut un Samedi au soir que nous arrivâmes à Staford, et j'avais un grand désir d'entendre la messe avant de partir le lendemain. L'hôtesse qui était fort obligeante, étant montée dans ma chambre pour m'offrir ses services, je l'invitai à prendre une tasse de thé avec moi, et comme elle parut sensible à ma politesse, je me hasardai à lui demander s'il y avait beaucoup de catholiques dans cet endroit. Apparemment que Madame l'est, me répondit-elle, et que la circonstance du Dimanche vous engage à me faire cette question. Je lui avouai qu'elle avait deviné, et elle ne put s'empêcher de m'embrasser à cet aveu. Elle me dit qu'il y avait à Staford un certain nombre de catholiques qui y entretenaient un aumônier. Que comme ils étaient fort tranquilles, et que dans les dernières rébellions ils avaient montré beaucoup de fidélité, on leur laissait librement exercer leur religion. On l'appela dans la cuisine, et m'ayant souhaité le bon soir elle me quitta après m'avoir fait donner de quoi écrire. Il était neuf heures, on nous servit un morceau dans notre chambre, et je me hâtais de souper pour commencer à me justifier auprès de vous, lorsque cette femme monta d'un air effrayé dans ma chambre, et me dit: Ma chère Dame, j'ai tout d'un coup senti une grande inclination pour vous, quand je vous ai vue, et je serais au désespoir qu'il vous arrivât quelque malheur dans ma maison. Parlez-moi franchement: Auriez-vous quelque mauvaise affaire? Quand j'aurais eu dessein de nier la vérité, la pâleur de mon visage, m'eût certainement trahie. Ecoutez, continua-t-elle, je ne demande qu'à vous rendre service, et je ne saurais croire que vous soyez coupable du crime dont on vous accuse. Lorsque vous êtes descendue de votre voiture, il y avait un homme qui ne faisait que d'arriver à cheval, il vous a beaucoup examinée, et lorsque votre cocher est venu souper, il lui a demandé si vous ne veniez pas du côté de Londres. Et pourquoi me faites-vous cette question, lui a répondu votre cocher? C'est que je serais bien trompé, a-t-il répondu, si ce n'est pas la jeune personne dont on a mis le signalement dans les papiers publics; elle vaudrait la peine d'être arrêtée, on dit qu'elle a voulu empoisonner son père. Et que m'importe à moi, répondit le cocher, elle me paie bien, et tous ceux qui me paient bien, je les crois honnêtes gens. Je ne suis pas si crédule, a répondu l'autre; mais j'en aurai le cœur net. Voyez donc, ma chère Dame, si vous auriez quelque chose à craindre, et comptez sur ma discrétion. Le Baron prenant son parti sur le champ dit à cette femme: je ne vous dissimulerai pas qu'un mariage d'inclination a brouillé mon épouse avec une famille puissante; mais vous avez jugé en brave et honnête personne, qu'elle n'est pas capable du crime dont ce misérable ose l'accuser. J'avoue pourtant que je serais au désespoir qu'elle retombât au pouvoir de ses parents avant de s'être réconciliée avec eux; ainsi, Madame, vous acquerrez un droit éternel à notre reconnaissance, si vous voulez bien nous aider à échapper aux regards du curieux qui nous à examinés. Je vais vous parler plus ouvertement, reprit cette femme. Ce misérable a dit à mon mari lorsqu'il a eu un coup dans la tête, qu'il y avait mille livres sterling à gagner pour celui qui vous arrêterait, et il prétend qu'il ne laissera pas échapper cette aubaine, et qu'après vous avoir encore examinée demain au matin, il avertirait un Connétable, pour vous faire arrêter. Mon avis serait donc que vous profitassiez de la nuit pour vous échapper, et comme Madame est d'une figure trèsremarquable, je pense qu'elle devrait déguiser son sexe. J'ai un fils à peu près de sa taille, je l'accommoderai d'un de ses habits et de sa redingote; vous quitterez le grand chemin, il fait un peu de Lune, vous pourrez couper à travers champs, en tirant toujours sur votre gauche, c'est un chemin extrêmement détourné, et peu fréquenté, il n'y a pas d'apparence qu'on vous y cherche. Et pendant tout ce soliloque, votre pauvre amie versait des larmes qui firent couler celles de notre charitable hôtesse; mon époux désespéré de ma situation, m'embrassait en me conjurant de reprendre courage. La Providence, me disait-il, se déclare pour nous, puisqu'elle a inspiré à Madame le généreux dessein de nous aider, et en même temps, tirant de son doigt une jolie bague que je lui avais donnée, et qui pouvait valoir dix pièces, il la pria de l'accepter comme une légère preuve de notre reconnaissance. Elle en fit d'abord dif- ficulté, cependant je m'aperçus que ce petit présent donnait un nouveau degré de chaleur à son zèle. Elle se hâta de m'apporter les habits de son fils, et m'en revêtit elle-même. Le Baron eût donné toutes choses au monde pour avoir un cheval, mais c'eût été nous exposer à faire suivre nos traces. Nous remerciâmes mille fois la bonne hôtesse, qui nous conduisit elle-même par une porte de derrière, et nous fit traverser une lande d'un quart de mille, après quoi elle nous désigna, du mieux qu'il lui fut possible, des sentiers qui devaient nous conduire proche de Flint, dans la Principauté de Galles. Vous n'aurez que la première nuit de pénible, nous dit-elle, et une fois écartés d'une douzaine de milles de cette route, il vous sera facile de trouver un cheval. Lorsque cette femme nous eut quittés, une foule d'idées vinrent m'assaillir. Etoit-ce donc la petite fille du Comte d'Asaph, cette riche héritière qui se trouvait au milieu de la nuit exposée à de pareilles aventures? Si cette pensée était décourageante, celle qui suivit fut bien consolante. Quelles ressources la Providence m'a-t-elle ménagées dans mon malheur! Que serais-je devenue si je fusse tombée entre les mains d'un mal-honnête homme, d'un rustre? il serait déjà rebuté des périls qu'il aurait à courir en cherchant à me sauver, et peut-être ce que j'aurais à en espérer de plus avantageux, serait d'en être abandonnée dans ces lieux écartés, malheur que sa conduite m'aurait peut-être fait regarder comme un bonheur. Le Baron, mon tendre époux, ne me laissa pas long-temps dans ces pensées. Que je souffre, ma chère Clarice, me dit-il, de l'extrémité où vous êtes! Comment, dans l'état où vous ont réduit vos malheurs, aurez-vous la force de faire un si long chemin? Si vous vouliez me permettre de vous soulager de temps en temps, j'aurais moins d'inquiétude. Je suis dans la force de l'âge, vous êtes d'une délicatesse qui doit vous rendre fort légère, je pourrais vous épargner une partie de la fatigue en vous portant; un fardeau si précieux adouciroit pour moi la longueur du chemin. Cet excès de tendresse sembla me rendre une nouvelle vigueur. Que me proposez-vous, mon cher, lui dis-je? Croyez-vous que je voulusse ménager une vie déjà si traversée aux dépens de la vôtre? Non, si le Ciel a décrété ma perte, j'aime mieux mourir de fatigue, que de la douleur de vous voir succomber sous celle que je vous aurais causée. Mais pourquoi présumer si mal de mon courage et de ma force? Dans des temps plus heureux, j'eusse regardé la route que je suis obligée de faire à pied comme une promenade: j'avoue que les malheurs que je viens d'essuyer ont affaibli mon tempérament; mais par la raison des contraires, les événements favorables qui ont été la suite de mes infortunes doivent me rendre ma vigueur. Mes peines présentes ont produit tout le bonheur de ma vie, pouvais-je trop l'acheter? Le Baron, sans considérer le lieu où nous étions, était à mes pieds pour me témoigner sa vive reconnaissance; je m'efforçais de le relever, lorsqu'un bruit que nous entendîmes assez proche de nous, l'engagea à se mettre en état de défense; car j'ai oublié de vous dire qu'il s'était muni d'une paire de pistolets. La Lune donnait si peu de clarté que nous entendîmes ce bruit quelques minutes avant d'ap- percevoir ce qui le causait, en sorte que nous nous trouvâmes vis-à-vis de trois hommes qui nous parurent d'assez mauvaise mine, et qui ne prirent pas de nous une idée plus avantageuse. Nous demeurâmes tous immobiles à nous regarder de la tête aux pieds, et un de ces trois hommes dit en français à ses compagnons. Qu'avons nous à craindre, ils ne sont que deux, ne serions-nous pas les plus forts? N'avez-vous jamais vu une de ces scènes de Moliere, où deux poltrons se rencontrent de nuit, et affectent un courage démenti par le son de leur voix, pour s'intimider mutuellement? Nous faisions alors une excellente représentation de ces scènes, et pourtant je dois dire, à la louange de tous les acteurs qu'il n'y avait que moi de poltronne, aussi l'étais-je à un tel point, que mes cheveux se dressaient d'horreur sur ma tête. Je m'égaie à présent d'une aventure qui faillit à m'ôter la vie, semblable à ces vieux marins qui au coin de leur feu divertissent leur famille du récit d'un naufrage auquel ils ont échappé, et qui intéressent à proportion du danger qu'ils ont couru. Mais il est bien temps de vous tenir en inquiétude, en m'amusant à discourir. Le Baron se douta d'abord de la vérité de cette rencontre et répondit à ses compatriotes. Des malheureux dont l'infortune est pareille, ne doivent point s'alarmer mutuellement. Vous êtes prisonniers François, Messieurs, et vous cherchez comme nous à recouvrer votre liberté? Vous l'avez deviné, répondit un de ces trois hommes qui avait un son de voix si terrible qu'il me fit trembler. Asseyons-nous un moment, et voyons si nous pourrons nous aider dans notre dessein. Comme je marchais depuis plusieurs heures, et que je commençais à être bien lasse, nous acceptâmes la proposition. Ces gens nous apprirent d'abord leurs qualités. L'un était Capitaine de vaisseau, l'autre un Lieutenant et l'autre un Chirurgien. Je me remis un peu en pensant que des gens de cette sorte devaient avoir quelque éducation. Le Capitaine nous apprit qu'ils sortaient du château de... qu'ils avaient déjà fait plus de quatre-vingts milles sous la conduite d'un guide qui les avait abandonnés au commencement de la nuit, parce que l'argent leur avait manqué; que leur premier dessein avait été de se rendre à Bristol, où le Chirurgien avait un ami qui avait promis de favoriser leur évasion; mais que le manque d'argent les réduisait au désespoir, en les privant d'un guide: car pour ce qui est de la nourriture, ajouta-t-il, les champs sont pleins de navets, et d'autres légumes, qui nous empêcheront de mourir de faim. D'ailleurs nous parlons mal la langue, nous n'osons nous adresser à personne pour demander la route; il y a une demiguinée promise pour chaque prisonnier François qu'on arrête; l'espoir de cette récompense nous fait trouver autant d'ennemis que nous rencontrons de paysans. Je puis remédier à ces deux inconvénients répondit le Baron. J'ai quelques guinées à votre service, Messieurs, et mon petit camarade ayant appris l'Anglois fort jeune, le parle aussi parfaitement que s'il était né en Angleterre; mais, il est d'une complexion si délicate que je désespère de lui voir faire la route; sans quoi, nous nous ferions un plaisir de vous accompagner et de vous aider de tout notre pouvoir. S'il n'y a que cela qui vous embarrasse, répondit le Capitaine, vous pouvez être tranquille. Nous sommes quatre, quelques branchages nous auront bien-tôt fait une machine propre à porter ce jeune garçon quand il ne pourra plus marcher; je le porterais moi seul sur mon épaule, comme on fait un agneau; je ne lui demande pour toute chose, que de prendre langue de temps en temps, pour savoir le vrai chemin, si on ne nous a point trompés, trois nuits peuvent nous approcher de Bristol; nous passerons le jour dans les broussailles comme nous avons fait jusqu'à présent. Ce jeune cadet entrera seul dans Bristol, et vous pouvez compter que dès le lendemain nous aurons une barque capable de nous faire faire le trajet. Au reste, mon compatriote, si j'accepte votre argent pour faire route, ce n'est qu'un prêt, nous ne sommes pas des misérables, et sitôt qu'il fera jour, je vous ferai voir une lettre de crédit sur le Négociant de Bristol dont je vous ai parlé. Marchons jusqu'au jour, et que les étoiles nous servent de guides; en tirant vers le sud-ouest, nous avançons vers la mer, qui est le terme de notre course. Qu'en pensez-vous, mon cher, me demanda le Baron, ce plan vous paraît-il juste? En vérité je ne savais que répondre, le Chirurgien voyant que j'hésitais, me dit fort poliment: Si Monsieur y trouve quelque difficulté, il est libre de continuer seul sa route, nous ne prétendons point le gêner, et nous vous demanderons seulement une couple de guinée que nous vous ferons tenir à l'adresse que vous nous donnerez en France. Je ne vous les demande, au reste, Messieurs, que parce que vous avez eu la générosité de nous les offrir, et nous ne nous quitterions pas brouillés, quand vous refuseriez de tenir votre parole. Nous n'en sommes point capables, repris-je. Puis me tournant vers mon époux, suivons ces Messieurs, lui dis-je, ils me paraissent honnêtes gens, abandonnons nous avec eux à la conduite de la providence. Je me levai en disant ces paroles, et le Capitaine avec son Lieutenant voulant me faire voir qu'ils étaient en état de tenir ce qu'ils m'avaient offert, entrelacerent leurs mains, me firent asseoir dessus, et me portèrent plus d'un mille sans en paraître fatigués. Je ne l'étais plus, et comme si j'eusse trouvé de nouvelles forces dans le courage de mes compagnons, je marchai lestement jusqu'à la pointe du jour qui nous découvrit un village sur notre droite. On me proposa d'y aller pour prendre langue, et mon époux voulait m'y suivre: je compris qu'il n'en serait pas le maître, des fugitifs sont toujours en défiance, ils voulaient un gage de mon retour. Il fallu donc me résoudre à tenter seule l'aventure, et la persuasion où j'étais que je ne risquais pas d'être connue dans un lieu si écarté, et dans un tel déguisement, animant mon courage, je me moquai de la peur que j'avais conservée jusques là. J'avais un habit assez propre, et l'on pouvait me regarder comme un enfant de famille qui s'échappait de la maison paternelle, c'était le pire jugement qu'on pût porter de moi. Mes compagnons se cachèrent dans une bruyère fort haute, et pour me faciliter le moyen de les retrouver, ils plantèrent un grand bâton qui servait de canne à l'un d'eux, à une telle distance qu'ils pouvaient entendre ma voix à mon retour. Tout le monde était presque sorti du village, parce que c'était le temps de la moisson; j'entrai dans une assez bonne ferme, où je trouvai un bon vieillard aveugle, qui, devant la porte d'une cuisine, cherchait à recevoir les premiers rayons du Soleil. Une servante était à quelques pas de lui occupée à donner à manger aux poules. Dieu vous bénisse, mon bon père, lui dis-je. Dieu vous bénisse, ma fille, répondit le vieillard. A ces mots qui me firent transir, la servante fit un grand éclat de rire. Vous vous y connaissez, dit-elle au vieillard, si toutes les filles ressemblaient à ce jeune garçon, il y aurait presse. Garçon ou fille, dit le vieillard, ma bénédiction n'est pas perdue, il est vrai que c'est la voix d'une fille. Y a-t-il quelque chose pour votre service, mon enfant. J'allais à Bristol, lui répondis-je, je me suis égaré, et j'ai marché toute la nuit; ne pourriez-vous pas en payant me donner un morceau à manger? Et même un coup à boire, dit le vieillard. Si vous pouvez payer à la bonne heure, si vous avez peu d'argent, et qu'il vous fasse besoin pour votre route, Dieu paiera pour vous. Il ne laissera pas de vous payer, quand même vous prendrez mon argent, lui répondis-je; j'ai plus qu'il ne faut pour faire ma route, et votre bonne volonté qu'il connaît ne restera pas sans récompense. Excellent jeune homme! dit le vieillard, donnez-lui un coup de bière forte, Maly. Je ne bois point de bière, lui dis-je, mais je prendrai volontiers deux œufs frais, et un peu de lait. J'aime beaucoup les œufs, et si cette bonne fille voulait m'en faire durcir une douzaine, je m'en chargerais volontiers. Maly s'empressa de faire ce que je lui demandais, et pendant ce temps, le vieillard me dit: vous avez entrepris un long voyage, mon enfant, savez-vous bien qu'il y a près de trois cents milles d'ici à Bristol, pourrez-vous faire ce chemin à pied. Si je trouve un cheval à acheter, qui ne soit pas bien cher, j'en ferai l'emplette, ui dis-je, quitte à le revendre là; car je vais chercher à m'y embarquer pour la Hollande. Vous auriez bien plus court de traverser la Province de Galles, me dit-il. On trouve souvent à Harlech de petits bateaux qui descendent à Bristol, et il n'y a pas plus de quatre-vingts milles d'ici. Au reste, si vous voulez vous accommoder d'un mauvais cheval que nous voulons vendre, vous en aurez bon marché. Je dis qu'il est mauvais, ajouta-t-il, parce qu'il est borgne, car au reste, il va d'un pas ferme, et ne fatigue point son homme. Comme je parus souhaiter de faire cette acquisition, on amena le cheval, qui véritablement avait mauvaise physionomie. On m'en demanda trois guinées, et je ne les donnai que pour soutenir la feinte dont je m'étais servie. On mit par dessus le marché, un bon bissac avec deux pains, une douzaine d'œufs durs, un morceau de bœuf salé et un fromage. J'eusse bien souhaité avoir de la bière, mais j'avais annoncé que je n'en buvais pas; heureusement je trouvai à m'en pourvoir avant de sortir du village. Mon début avait été heureux, j'en fus encouragée, et je rejoignis mes compagnons qui commençaient à s'ennuyer de mon retardement. Pour mon époux, il était plus mort que vif, et se reprochait comme un crime d'avoir consenti à me laisser aller seule, quoiqu'il n'y eût pas plus d'un demi-mille de chemin. Après avoir distribué mes provisions, le Baron dit aux prisonniers qu'il aimait mieux se priver de leur compagnie, que d'éprouver une autrefois l'inquiétude qu'il venait d'essuyer. Ce jeune homme, leur dit-il, m'a été confié par ses parents, c'est un fils unique, je ne saurais me résoudre à le perdre de vue. Je crus remarquer dans les yeux du Chirurgien quelques mouvements qui sentaient l'incrédulité, ce qui me fit prodigieusement rougir, et prendre la résolution de nous éloigner pendant le sommeil de ces gens; car ils paraissaient avoir grand besoin de ce soulagement. Un accident imprévu nous en empêcha: car j'étais, ce semble, destinée à éprouver tous les genres de peine, dans ce fatal voyage. Tout à coup mon époux changea de couleur, et presque aussi-tôt tomba en faiblesse. Figurez-vous les terribles pensées qui m'assaillirent dans ce moment critique. Il m'était devenu plus cher que ma vie; je ne pouvais attribuer son accident qu'à l'inquiétude que je lui avais causée. Qu'allais-je devenir, si le Ciel me l'otoit dans sa colère! En vérité il y en avait plus que je ne me croyais capable d'en supporter. L'humanité de nos compagnons surpassa ce que je devais attendre de gens de leur profession: car la mer rend un peu barbare; le Chirurgien sur-tout s'employa à le faire revenir, avec un zèle que je n'oublierai jamais. J'avais sur moi ce flacon de cristal de roche, dont vous me fîtes présent à votre mariage, et dont la chaîne est de diamants si bien montés. Ce meuble était bien capable de nous déceler; je n'y fis pas la plus légère attention, tant j'étais hors de moi; je me hâtai de le remettre entre les mains de M. Dulac, c'était le nom qu'avait pris le Chirurgien, qui, après avoir frotté les narines et les tempes du Baron, lui fit avaler d'une certaine drogue qu'il avait sur lui, et qui lui fit bientôt tout l'effet qu'il en avait attendu. Une bile noire le soulagea, sitôt que le remède l'eut expulsée, et Dulac me dit que s'il n'eut pas été secouru à temps, il risquait une apoplexie d'humeurs. Que serais-je devenue, ô mon Dieu! si cet accident lui fût arrivé deux heures plus tard, et dans un lieu où j'eusse été seule avec lui? Cette abondante évacuation le mit hors de danger, et ne lui laissa qu'une grande faiblesse. Le Capitaine et le Lieutenant ne tardèrent point à ronfler comme des gens qui, après une longue course et un jeûne sévère, avaient pris un bon repas. Dulac en avait bien autant d'envie qu'eux, mais le désir de me dire ce qu'il avait dans l'esprit, l'emporta sur le besoin. Il serait difficile, nous dit-il, d'en imposer aux yeux d'un homme de ma profession. La délicatesse des traits de Madame, m'a découvert son sexe; le bijou qu'elle m'a remis entre les mains, sa condition. Vos inquétudes mutuelles, l'amour que vous avez l'un pour l'autre, et la modestie qui brille sur son visage, m'annonce qu'elle est votre épouse ou prête à le devenir. Ne vous alarmez point, nous dit-il, je ne suis pas le seul qui puisse faire ces remarques, ce qu'il y a de sûr, c'est que personne ne peut les faire avec moins de danger pour vous que moi et mes compagnons. Deux ans de prison m'ont donné le temps de les connaître, jugez de leur probité par le motif de leur évasion. Ce Capitaine et ce Lieutenant ont été pris avant la déclaration de guerre aussi bien que moi, ainsi nous ne croyons pas l'avoir été légitimement. Cependant nous n'aurions point été tentés de nous sauver, si nous n'eussions appris qu'on voulait nous forcer à monter un des vaisseaux de guerre destinés pour Quebec. Ces deux hommes connaissent parfaitement le fleuve Saint Laurent, et risqueraient à être pendus au haut du mât, plutôt que de manquer à faire périr les vaisseaux qu'ils conduiraient: car ils consentiraient à être écorchés tout vifs plutôt que d'introduire les ennemis dans leur patrie. Quand on est capable de sacrifier sa vie au devoir, on ne peut être soupçonné de chercher à nuire à des compagnons d'infortune. Suivez donc le conseil que je vous donne, ouvrez vous à mes compagnons; vous ne leur apprendrez rien, je vous assure; mais votre confiance excitera leur zèle. Je connais le Capitaine, c'est un homme fertile en expédients, et il me disait, il y a une demi-heure, qu'il se faisait fort de vous faire traverser toute l'Angleterre à votre aise, et sans danger, si vous voulez sacrifier une vingtaine de guinées. Nous étions à la discrétion de ces hommes, ils paraissaient pleins d'honneur, et l'étaient véritablement. Nous résolûmes donc de nous confier à eux. Un coup d'œil instruisit mon époux de ce que je pensais à cet égard, et pour toute réponse, il tira de son sein un petit porte-feuille où était le certificat de notre mariage. La lecture de cette pièce, en instruisant Dulac de notre naissance, redoubla ses égards, et il nous assura que non seulement nous étions en sûreté parmi eux, mais qu'il pouvait répondre que ses camarades, aussi bien que lui, risqueraient leur vie pour notre défense, s'il était nécessaire. Après ces protestations nous succombâmes au sommeil dont nous avions grand besoin, et il est étonnant que dans la situation où nous étions nous en eussions un aussi tranquille. Il dura près de neuf heures, ma chère, c'est-à-dire que nous étant endormis à huit heures du matin, il en était presque cinq quand nous nous éveillâmes; c'était le Ciel, ma chère, qui nous avait accordé ce soulagement, pour nous empêcher de succomber à la dernière épreuve qu'il nous voulait faire souffrir. Mon époux n'avait plus d'autre mal qu'une grande faiblesse causée par le besoin de nourriture. Pendant le repas, le Capitaine auquel on avait déclaré mon sexe, nous dit: je conjecture, d'après le discours du vieillard, que nous pouvons aisément approcher de Shrowesbury, pendant la nuit qui va suivre. Il sera aisé à Madame, à la faveur de son Anglois, de nous procurer à chacun un habit décent, les nôtres étant tout propres à nous faire remarquer et arrêter. Elle peut ensuite louer hautement une chaise pour elle et son époux; nous prendrons des chevaux, et nous suivrons la chaise en plein jour, nous passerons pour des gens de sa suite, et personne ne s'avisera de nous prendre pour ce que nous sommes. Pour plus grande sûreté, nous aurons soin de ne nous arrêter que dans de petits endroits; je suis sûr d'arriver de cette manière, à Bristol, et de descendre hardiment chez celui auquel je suis adressé, sans crainte qu'on s'avise d'arrêter un équipage qui aura l'air d'appartenir à des gens de considération. Ce projet était admirable, je n'y trouvais qu'une difficulté, c'était d'acheter trois redingotes sans faire naître quelque soupçon. Rien de plus facile, reprit le Capitaine. Vous nous laisserez à un mille de la Ville, vous y entrerez le soir à pied avec votre époux, vous vous arrêterez à la première auberge, et vous demanderez à l'hôte s'il ne pourrait point vous procurer des redingotes plus légères que les vôtres, parce que vous voulez prendre une chaise de poste, et que vous avez renvoyé vos chevaux par un domestique. Vous en achèterez trois, vous ferez une belle dépense au souper, et donnerez vos ordres pour partir à la pointe du jour. Vous prendrez trois chevaux de main pour les gens de votre suite qui ont ordre de vous attendre au premier village, vous reviendrez sur vos pas avec votre chaise, et vous vous arrêterez pour déjeuner, à la dernière auberge; vous donnerez largement de quoi boire aux postillons. Vous direz que vous aurez quelques affaires à terminer, et annoncerez une absence de demi-heure. Vous mettrez deux redingotes l'une sur l'autre, et vous reviendrez sur vos pas. Vous nous trouverez à une portée de fusil, et vous vous déchargerez de trois redingotes. L'important est de partir si matin de la Ville, que nous trouvions tout le monde encore couché, au village. Le projet me parut fort hasardeux, nous n'eûmes pas le pouvoir de l'exécuter alors, comme vous l'apprendrez tout à l'heure, cependant il nous réussit à quelque chose près, lorsque nous nous vîmes dans la nécessité de le tenter. Nous attendîmes la nuit avec une grande impatience, pour nous remettre en route, et comme je craignais que le Baron ne fût encore faible, je feignis de ne pouvoir aller à cheval qu'en croupe pour l'obliger d'y monter. Nous fûmes tous surpris de la vigueur de notre rosse, qui nous porta d'un pas alegre; heureusement nous trouvâmes bientôt un de ces abreuvoirs qu'on rencontre souvent sur la route, où la pauvre bête se désaltéra tout à son aise. Cet abreuvoir était à la porte d'un cabaret, et une servante entendant boire un cheval ouvrit pour nous demander si nous ne voulions pas descendre. Je lui répondis que non, et la priai de m'emplir une bouteille de bois, de forte bière, et de faire donner de l'aveine à mon cheval. Nos compagnons.avaient avancé chemin à l'ouverture de cette porte, et nous attendaient à l'issue du village, fort intrigués. Ils nous avouèrent ensuite qu'ils avaient cru que nous avions saisi cette occasion de les abandonner; mais qu'ils n'avaient pas craint un instant que nous voulussions les trahir. Vous vous étonnerez peut-être que nous eussions associé notre sort à celui de ces prisonniers, que nous aurions pu quitter en leur donnant quelque argent. En voici la raison. Ce Capitaine se faisait fort d'obtenir des passe-ports à Bristol, et c'était une nécessité d'en avoir pour s'embarquer en temps de guerre. Malgré mon déguisement, Sir Derby avait si bien désigné mes traits, que je n'aurais jamais osé me présenter pour en obtenir un de ceux qui avaient commission d'en délivrer. Mon époux parlait un mauvais Anglois qui l'eût pu faire arrêter comme déserteur. Nous étions donc prisonniers en Angleterre, sans espoir d'en sortir, au lieu que nous l'espérions par le moyen du Capitaine. Nous demandâmes à celui qui donnait l'aveine au cheval, combien on comptait du lieu où nous étions jusqu'à Shrowesbury: jugez de mon découragement lorsqu'il m'eut répondu qu'il y avait soixante et quinze milles. Je comptais y arriver après demain au soir, lui dis-je. Il faudrait aller bon train, me dit ce garçon, et votre cheval n'est pas vigoureux; cependant comme le temps est clair, si vous avancez aujourd'hui de quelques milles, vous pourriez coucher demain à Bridgenorth qui est à seize milles d'ici. Je payai ce garçon, et notre cheval qui avait repris vigueur, partit d'un pas qui surprit le valet. Nos compagnons commençaient à se lasser de nous attendre, et furent charmés de nous revoir. La bière forte que je leur apportais leur fit le même effet que l'aveine avait fait à notre cheval, et ils marchèrent si vigoureusement, que le Chirurgien qui avait une sagacité merveilleuse pour connaître par l'odorat, l'approches des Villes, nous assura que nous étions près de Bridgenorth. Il faisait à peine une petite pointe de jour, nous nous en servîmes pour nous détourner du grand chemin et entrer dans d'épaisses broussailles qui étaient à quelques portées de fusil. Nous nous y arrangeâmes de notre mieux, mais à peine y eûmes-nous resté un quart d'heure, qu'un misérable chien qui précédait des chasseurs, vint aboyer autour de nous. Il s'approchait des broussailles, puis se retirait avec précipitation. Les chasseurs s'étant approchés, le Capitaine se leva, et leur dit en son mauvais Anglois de ne pas nuire à des gens qui ne lui avaient jamais fait de mal. Comme ils n'étaient que deux hommes, et que nous étions cinq, ils feignirent de la compassion et répétèrent plusieurs fois: pauvres hommes! Puis ils s'éloignèrent de nous, mais ce ne fut pas pour long-temps, et pendant que nous délibérions sur ce que nous avions à faire, ils revinrent avec une douzaine de paysans armés de faux, avec lesquelles ils coupaient les blés, et nous ayant couchés en joue avec leurs fusils, ils menacèrent de tuer celui de nous qui bougeroit de sa place. Le premier mouvement du Baron fut de se jeter sur ses pistolets; le second fut de les mettre dans ses poches, dans la crainte de m'attirer quelque malheur. Les paysans nous saisirent et nous conduisirent à la Ville, où l'on nous présenta au Juge de paix. Il avait couché à la campagne, et son fils qui était officier nous interrogea fort civilement, de son lit: car il n'était pas encore levé, ce qui me donna la facilité de me dérober à sa vue. Ne me demandez point tout ce qui se dit dans une conversation assez longue; j'étais si abattue, si effrayée, si humiliée de me trouver en de telles circonstances, que je n'étais pas capable de donner aucune attention à ce qui se passait autour de moi. Nous fûmes tous conduits au cachot, et que ce mot ne vous effraie point, ma chère; ce qu'on appelle de ce nom en Angleterre n'a nul rapport à ce qu'il signifie en France. Imaginez-vous une petite chambre de dix pieds en carré, ou plutôt une boîte, car elle était lambrissée de tous les cotés, et absolument dénuée de meubles. Nous demandâmes de la paille fraîche, et comme c'était en offrant de l'argent, on nous en apporta tout de suite, et le geôlier nous offrit obligeamment tout ce dont nous aurions besoin en payant. Je m'étendis sur cette paille, plus morte que vive, et mon époux mêlant ses pleurs avec les miens, me fit assez connaître par ces marques d'abattement, combien il augurait mal de la fin de notre aventure. Sûr de mon innocence, il ne l'était pas moins du dessein inébranlable que j'avais pris, de périr plutôt que d'accuser mon père. Il y avait à craindre que nous ne fussions conduits à Londres, et le moyen d'échapper aux regards d'une infinité de curieux! On allait nous demander nos noms, sur quel vaisseau nous avions été pris; que répondre? Je touchais au moment d'être connue, et qu'aurait-on pensé de mon mariage, de ma fuite, de ma société avec des déserteurs? En vérité, je ne sais comment la tête ne me tourna pas dans cette occasion. Mes compagnons d'infortune essayèrent de me consoler, et le Capitaine emporté par l'habitude, me jura de la manière la plus énergique, qu'il périrait, ou qu'il trouverait le moyen de me rendre la liberté. Savez-vous faire des miracles, lui dis-je, et pouvons-nous sans cela sortir de ce lieu, où il n'y a qu'une fenêtre, grilliée à la porte, et encore cette fenêtre n'a-t-elle pas plus d'un demi-pied? Aussi n'est-ce pas par-là que je prétends vous faire sortir, me répondit-il. J'ai bien bravé de plus grands périls pour sortir du lieu où nous étions enfermés. Donnez-moi seulement jusqu'à cet après-dîner, et tenez-moi pour le plus grand coquin du monde si nous ne sommes hors d'ici, avant qu'ils aient reçu les ordres de l'Amirauté à notre égard. La confiance avec laquelle Dulac et le Lieutenant recevaient ces promesses, ne fut pas capable de faire naître la mienne, et si je parus plus tranquille, c'est que je me regardai comme dans la main de celui qui dispose toujours avec sagesse et bonté, du sort de ses créatures. Mon époux à qui je communiquai ma réflexion, la saisit avec avidité, et à mesure qu'elle s'étendait dans notre esprit, notre résignation s'augmentait, et nous mit en état d'attendre sans murmurer, ce que Dieu ordonneroit de notre sort. Sur les deux heures, le geôlier vint nous demander si nous voulions dîner. Nous avons plus besoin de respirer que de manger, répondit le Capitaine. Si vous êtes assez bon pour vouloir nous laisser prendre notre repas dans la cour, nous vous donnerons de quoi lacheter, et nous vous prierons de manger avec nous. Combien voulez-vous dépenser, demanda le geôlier? Un schilling par tête, ré- pondit-il, et nous paierons la bière forte. Vous me paraissez d'honnêtes gens, reprit le geôlier, et je suis d'un bon naturel; tranquillisez-vous pendant une demi-heure, et vous entendrez parler de moi. Il ne tint pas exactement parole pour le temps, mais au bout d'une heure, il nous fit entrer dans la cour, qui était vaste et pavée de larges pierres; nous y trouvâmes une table de sept couverts, parce que cet honnête homme avait une fille fort laide. On nous servit un assez mauvais dîner, que nos camarades mangèrent avec autant d'appétit et de gaieté, que s'ils eussent été chez eux. On avait dit que je ne savais pas un mot d'Anglois, ainsi je fus dispensée de prendre part à la conversation. Je mangeai pourtant par complaisance pour mon Epoux, et si je n'eusse pas été pénétrée d'affliction, je n'aurais pu tenir mon sérieux à ouïr les louanges qu'on donnait à la geoliere. Dulac eut l'effronterie de lui dire qu'elle était très-jolie; je craignais qu'elle ne lui sautât aux yeux, tant l'ironie était forte. Quelle fut ma surprise de voir la pauvre créature se rengorger et avaler à longs traits le parfum qu'on lui offrait. Pauvres créatures que nous sommes! on peut tout risquer avec nous, quand il s'agit d'adulation; on nous trouve toujours, en pareil cas, d'une crédulité si sotte, qu'il y a peu d'honneur à nous tromper: excusez cette réflexion, elle coula de source. Pendant que Dulac cajoloit la fille, et que le Lieutenant faisait boire le père, le Capitaine jetait de tous côtés des regards curieux qui ne m'échappaient pas. Les murailles de la cour n'étaient pas fort hautes, et si le geôlier eût voulu nous laisser passer la nuit dans cette cour, je n'aurais pas désespéré de les franchir; mais c'était un acte qu'il ne fallait pas attendre de sa courtoisie. Sur la fin du repas le geôlier nous dit que nous étions libres de disposer de notre cheval. Il faut le boire, répondit le Capitaine. Notre hôte trouvera bien le moyen de s'en défaire: car tout borgne qu'il est, il vaut son pesant d'or. Attendez, lui dit Dulac, j'aime mieux ne boire que de l'eau et trouver sur sa peau une redingote honnête; je suis honteux de paraître avec ces guenilles devant une si charmante demoiselle. Miss sourit, et se chargea de l'achat. Il fallait rentrer dans notre boîte; le Capitaine commanda le souper et demanda un cochon de lait et un pouding, au choix de Miss. Nouvelle révérence de la part de la Pécore. On nous encoffra, et à peine fûmes-nous fermés, que le Capitaine sautant de joie, ou plutôt en faisant le geste, car sa tête touchait au plancher: tranquillisez-vous, ma belle Dame, me dit-il, le Diable sera bien fin si nous sommes ici dans trois jours. Allons, mes amis, à l'ouvrage. En même temps ils tirèrent leurs couteaux, et en vérité je ne savais à quoi cela devait aboutir. Ayant rangé la paille, ils eurent bientôt dégagé une planche de celles qui formaient le plancher, et grattant la terre avec leurs couteaux, ils la tiraient avec les mains, et la portaient dans leurs chapeaux de l'autre côté, qui était aussi garni de paille, et la dispersoient artistement dessous. Je commençai alors à comprendre une partie de leur dessein, sans pouvoir m'imaginer qu'il fût possible de pouvoir l'exécuter. Mon époux et moi voulûmes pourtant partager le travail, et avant la nuit ils avaient fait une fosse de quatre pieds de profondeur, au moins, et de trois pieds de long, toujours en gravissant du côté qui touchait à la cour. Une misérable poutre qu'ils trouvèrent en leur chemin, manqua les désespérer, parce qu'elle passait en travers vers le passage qu'ils s'étaient frayé, et coupait l'ouverture en deux. De quoi ne sont pas capables des gens qui sont animés par le désir de recouvrer leur liberté! Ils entreprirenr de scier cette poutre avec leurs misérables couteaux, et comme le jour touchait à sa fin, ils remirent proprement la planche qu'ils avaient levée, en sorte qu'il n'y avait que la terre qui était sous la paille qui pouvait nous déceler. Dès que la nuit fut entièrement venue, on nous tira de notre cachot, et nous fûmes introduits dans la maison du geôlier. J'admirai la confiance de cet homme qui n'avait qu'une servante et sa fille, et qui se mettait à la discrétion de cinq hommes qui eussent pu lui faire un mauvais parti. Il faut l'avouer, l'Anglois n'est pas défiant, et ne soupçonne point les autres d'un crime qu'il ne se sent pas capable de commettre lui-même: autre réflexion qui m'échappe, en faveur de mes compatriotes. Pendant qu'on préparait le souper, Dulac poussait sa pointe avec la jeune fille, et lui faisait entendre qu'il avait du bien dans son pays, mais qu'il ne souhaitait plus guère de s'y rendre depuis qu'il avait eu le bonheur de la voir. J'avais une de ces petites bagues en jarretière, qui coûtent trente schillings, et qu'il m'avait demandée pour faire un présent à sa belle. Comme il n'était question que de gagner sa confiance, je ne me fis point un scrupule de la lui donner. Je la mis dans ma bourse, qui était un broché en soie cramoisi et or, et j'eus soin de la garnir d'une vingtaine de guinées. Vous nous voyez vêtus comme des misérables, lui dit Dulac; c'était un artifice pour couvrir notre fuite; à présent que nous sommes arrêtés, nous souhaiterions beaucoup avoir de meilleurs habits: car, pour vous le dire confidemment, les nôtres sont pleins d'une certaine engeance, que nous serions fâchés de vous communiquer. La fille l'ayant assuré qu'il n'y aurait aucune difficulté à nous pourvoir d'habits, Dulac tira sa bourse, et lui fit un petit mémoire de ce qu'il souhaitait, dans lequel il n'oublia pas des bottines de cuir de celles qui sont justes à la jambe. Je prévois, lui dit-il, que nous ferons dans peu le voyage de Londres, et comme nous sommes en état de nous procurer des chevaux, il serait désagréable d'être exposés à la piqûre des cousins et des mouches. Il tira ensuite de sa bourse une douzaine de guinées qu'il lui remit, et en même temps la petite bague qu'il lui offrit, en feignant d'être honteux de lui faire un si chétif présent. Elle fit quelques façons, et la montrant à son père, elle lui dit qu'on voyait bien à nos manières que nous étions des gentils-hommes; elle ajouta que Dulac avait une bourse pleine d'or, et elle le croyait ainsi, parce que le fond de la bourse était garni de schillings envéloppés dans du papier, pour éviter qu'ils ne se mêlassent. Cette fille publia le lendemain nos richesses dans la Ville, et nous eûmes plusieurs visites, par notre petite fenêtre. Dulac entretenait les filles du quartier, qui y paraissaient, et leur dit que si le geôlier voulait le permettre, et qu'elles lui fissent avoir un violon, il les ferait danser dans la cour. J'entendais ces femmelettes, dire que les François étaient bien polis, et que c'était dommage qu'on fût en guerre avec eux. Plusieurs d'elles pressèrent tant le geôlier qu'il leur promit de les laisser danser le soir, et ce bonhomme nous croyait si bien établis chez lui, qu'il aurait juré de ne pas laisser à Dulac une seule de ses guinées, ainsi il n'avait garde de soupçonner le dessein où nous étions de lui échapper. Pendant ces conversations à la grille, l'ouvrage avançait et pour avoir le temps de le conduire à sa perfection, on feignit d'avoir envie de dormir après le dîner. Nos camarades avaient abandonné leur guenilles à la servante, et s'étaient vêtus des habits qu'on leur avait apportés, sans oublier les bottines. Combien pendant ce temps faisais-je de vœux au Ciel pour le succès de nos desseins! On est fort dévot en pareilles occasions, je vous jure, et à présent que je suis au port, je ne puis me rappeler sans rire le burlesque des prières de nos marins; ces gens sont si accoutumés à jurer, qu'ils lardoient leurs oraisons de ces mots d'usage. Enfin, après avoir bien sué, bien juré contre la dureté de cette poutre, bien prié Dieu de soutenir les forces des travailleurs, on chanta victoire, et on parvint à dégrader sous le pavé de la cour, mais sobrement. Je fus chargée de feindre d'être malade, à la fin du repas, et je ne feignais point, l'approche du moment de l'exécution, et l'incertitude des suites, me donnaient une fièvre réelle. On but coup sur coup, pour se retirer de meilleure heure, et le geôlier, sa fille et sa servante, avaient la tête furieusement lourde quand on sortit de table. Il leur restait pourtant assez de raison pour nous bien enfermer, et aussi-tôt mes rats de se mettre à la sape. Le trou étant honnête, et minuit étant sonné, il fut question d'essayer nos forces pour faire sauter la pierre qui fermait notre sépulcre, je dis mal-à-propos, nos forces, on fit si peu de cas des miennes, qu'on ne me jugea pas digne de tenter l'aventure. Après nombre de tentatives inutiles, le Capitaine remporta la victoire, et tenant la pierre suspendue sur son dos, la supporta jusqu'à ce que Dulac se fût coulé par l'ouverture, et la soutint avec un bâton: car on craignait que le bruit qu'elle ferait en la jetant de côté, ne nous trahît. D'ailleurs, on voulait la laisser en place, pour nous donner le temps nécessaire pour gagner pays. Dulac avait inventé une autre ruse, dont j'ignore le succès. Il avait baragouiné une lettre dans un Anglois détestable, et l'avait posée en dedans du cachot, justement à l'entrée. Par cette lettre, il protestait à sa belle, que le seul désir de se mettre en état de la demander à son père, l'avait forcé à la tromper; qu'il espérait qu'elle voudrait bien l'engager par cette considération à celer notre fuite, au moins pendant deux jours, pour lui donner le temps de gagner Ipswiche où un Paquebot l'attendait; il lui faisait entendre qu'il était d'une condition beaucoup plus relevée qu'il ne le paraissait, et que, pour prix du service qu'il lui demandait, il la ferait une grande Dame. Pendant le dîner, le Capitaine avait remarqué une échelle contre un pomier qui était à l'extrémité de la cour, il nous en avertit, et dit à mon époux qu'un usage dans les prisons était que celui qui payait pour le trou, avait l'avantage d'y passer le premier, et qu'ainsi ils nous cédaient le pas à l'échelle, ce n'était pas le moment de se piquer de politesse. On en appuya bien le pied, que le Baron tint lui-même; il fut presque aussi-tôt que moi, au haut du mur, mais nos trois compagnons à l'aide des pieds et des mains, y furent en même temps, et ayant sauté de l'autre côté, je m'assis sur le bord et m'élancai dans les bras du Capitaine, le plus heureusement du monde. Il y avait trois à quatre Jardins fermés de haies, qu'il fallut franchir, ce que nous fîmes aux dépens de quelques égratignures. Vous croyez peut-être que nous suivîmes d'abord le chemin de Bristol? Notre Capitaine avait trop d'expérience, pour faire une telle faute. Nous avions passé à la vue d'une jolie Ville, au milieu de cette nuit qui nous avait été si fatale; ce fut vers ce côte là qu'il dirigea notre marche: car il y avait peu d'apparence qu'on s'imaginât que nous retournions sur nos pas. Nous fîmes neuf milles pour nous y rendre, et comme nous prétendions y entrer de jour, nous ne nous pressâmes pas. Le Capitaine et les deux redingotes neuves marchaient devant, et mon époux et moi étions à leur suite, comme deux domestiques. En arrivant à la première auberge, j'avançai le premier et demandai à l'hôte une chambre pour mon maître. M'ayant ouvert une salle basse, je tins respectueusement la porte jusqu'à ce qu'il fût entré avec ses deux compagnons. Je demandai ensuite le thé, et je le leur servis avec mon époux, de la façon du monde la plus respectueuse. On m'avait demandé dans la cuisine le nom de mon maître, savez-vous bien, ma chère, que j'eus l'impertinence de nommer votre époux, et ce fut sous son nom qu'on loua deux chaises dans lesquelles nos Messieurs montèrent, et mon époux et moi nous nous plaçâmes derrière. J'avais payé noblement, ainsi on n'eut pas le moindre soupçon, et comme les chevaux étaient excellents, nous repassâmes à Bridgenorth, sur les sept heures du matin, temps où certainement notre hôte et sa fille étaient encore ensevelis dans un profond sommeil. Vous pensez bien que je n'avais pas fait ce chemin derrière la chaise; peu après être sortis de la Ville, j'appelai le postillon pour le prier d'arrêter parce que je me trouvais mal, et mon prétendu maître qui était seul dans sa chaise m'y avait donné une place. J'ai oublié de vous dire aussi que j'avais demandé un cheval de main pour Milord, parce qu'il se plaisait souvent à quitter sa chaise pour aller à cheval. Le cocher qui se trouvait embarassé de ce cheval, l'avait dit à Milord, et j'avais commandé de sa part à mon époux de le monter; Milord prit sa place, et lui abandonna la sienne à côté de moi. Ces actes d'humanité ne sont point rares en Angleterre, comme vous le savez, et d'ailleurs j'avais prévenu nos cochers que j'avais le meilleur maître du monde, quoiqu'il fût fort mélancolique, ce qui le rendait muet, des journées entières, et qu'il ne voyageait que pour chercher à relever ses esprits abattus. Depuis notre dernier malheur, c'était le premier moment où nous étions en liberté de nous parler sans témoins. J'ouvris la bouche pour demander pardon au Baron, de l'avoir associé à mes malheurs, dans le même temps où il me témoignait le vif regret de ne pouvoir au prix de sa vie, mettre fin à mes peines. Si j'en crois mes pressentiments, me dit-il, elles sont à leur dernier période, et je me flatte que la justice de Dieu, satisfaite par un châtiment aussi terrible que celui qu'elle m'a fait éprouver depuis six jours, voudra bien oublier mes égarements. Vous ne connaissez pas encore votre coupable époux, ma chère Clarice; vous vous plaignez de m'avoir associé à vos malheurs? Hélas! c'est moi qui dois frémir dans la crainte de vous avoir unie à un malheureux que la justice Divine poursuit depuis deux ans. Le Baron voulut alors commencer à m'instruire des événements qui l'avaient réduit dans la condition abjecte où je l'avais trouvé; je refusai de l'entendre: il avait besoin de repos, je l'invitai à s'y livrer, et il céda d'autant plus volontiers à la prière que je lui en faisais, qu'il savait combien j'en devais avoir besoin moi-même. Nous fîmes une si grande diligence, que nous arrivâmes, le troisième jour, à Bristol sans aucune mauvaise rencontre. Nous avions tellement compassé notre route, qu'il était nuit lorsque nous entrâmes dans cette Ville. J'abrège un récit déjà trop long. Par une exception à la règle, le Negociant ami du Capitaine était fils d'un François réfugié, et ne haïssait point ses compatriotes, et comme nous lui en marquions notre surprise, il ouvrit un tiroir dont il tira une assez belle bourse; elle nous parut vide, et effectivement il n'y avait qu'une petite pièce de monnaie valant deux sols de France, il la prit entre ses doigts et nous dit: J'espère que cette petite pièce se conservera dans ma famille, de génération en génération. C'est la seule fortune que mon père avait lorsqu'il arriva en Angleterre, et il n'en avait guère laissé davantage en France, où il n'avait d'autre bien que celui qu'il gagnait en travaillant à l'horlogerie. Il amassa quelque chose à Londres, par un travail assidu, me mit dans le commerce, et eut la satisfaction de me voir très-riche avant que de mourir. Il riait souvent avec moi de la fatuité de ses compatriotes. La plupart, me disait-il, étaient nés comme lui, pour porter des sabots, cependant ils ne finissaient point leurs lamentations sur la fortune qu'ils avaient abandonnée en France. Il y avait sur-tout un petit crapaud de marchand nommé V{5*}{5*}{5*} dont le père n'avait quitté en France que la vermine qui dévorait sa peau, et qui possède aujourd'hui plus de trente mille livres sterling. Ce petit animal haïssait si fort la France, qu'il manqua se désespérer à la naissance du Dauphin. Je l'ai entendu dire de mes deux oreilles, dans cette occasion, qu'il avait espéré que le Roi n'aurait que des filles, et qu'une guerre civile, à l'occasion de la succession, mettrait tout le Royaume en feu. Pour moi, ajoutait mon père, j'aimerai toute ma vie ma nation et mon Roi. Louis XIV, quoi qu'en disent ses ennemis, était un bon et un grand Prince. On persécuta sous son nom, mais il ne sut jamais les excès où l'on s'était porté, et nous y avions donné lieu. Nous sommes républicains par principes, et nous n'avons jamais su poser les bornes entre ce que nous devions à Dieu, et ce que nous devions à nos maîtres, ce n'est pas parce qu'il est cause que j'ai fait ma fortune, que je parle ainsi, c'est pour rendre justice à la vérité. Notre Lieutenant qui était Protestant fut un peu scandalisé de ce discours, et protesta au marchand qui se nommait Martineau, que le Roi n'avait point en France, de sujets plus fidèles que les Calvinistes. Vous avez raison pour ceux d'aujourd'hui, aussi bons François que leurs pères l'étaient peu, parce qu'on ne lit plus les satyres et les folles prédications que des brouillons enthousiastes publiaient à la fin du dernier siècle: aussi les regardeton aujourd'hui comme de bons et fidèles sujets, et on leur rend justice. Pardonnez-moi cette anecdote, ma chère, c'est un témoignage que je n'ai pu m'empêcher de rendre au bon esprit de notre libérateur. Il nous obtint des passe-ports; fournit au Capitaine assez d'argent pour me rembourser de celui que j'avais avancé et que je fus obligé de reprendre pour ne pas offenser cet honnête homme qui à une sorte de grossièreté près annexée à sa profession, a beaucoup de mérite. On ne peut rien ajouter aux attentions que lui et ses compagnons ont eues pour nous, pendant les cinq semaines que nous avons été sur mer. J'ai été fort mal les six premiers jours, aussi bien que le Baron, après cet intervalle nous avons joui d'une santé parfaite, et nous nous sommes amusés du récit des artifices qu'emploient les pauvres prisonniers pour se procurer la liberté. Il n'est pas étonnant qu'ils s'exposent à tout pour y parvenir, ils sont traités avec une barbarie qui révolte l'humanité, par l'avarice insatiable des subalternes qui sont chargés de leur nourriture. Ce n'est point assurément l'intention du Gouvernement, on entend qu'ils soient mieux traités. Je vais travailler à un mémoire en leur faveur, que j'adresserai aux Lords de l'Amirauté; ils frémiront, j'en suis sûre, d'un détail qui devient incroyable, et qui n'a malheureusement que trop de réalité. Nous partons dans deux jours pour Agen, c'est un village à neuf lieues de Bordeaux, où ma belle-mère fait sa résidence, et où je vous prie d'adresser votre réponse. J'attends avec impatience le détail de la fuite de ma mère, soyez son secrétaire, ma chère Hariote, si sa faiblesse ne lui permettait pas d'écrire elle-même. Je ne vous parlerai plus de ma reconnaissance, je vous le répète, vous en avez tant fait, vous et Milord, qu'il n'y a que l'ingratitude qui puisse nous tirer d'affaire, et je n'espère pas de pouvoir m'en tirer par cette porte. LETTRE DE CLARICE a Madame sa Mere. L E Ciel vous a donc rendu à mes vœux, ô ma chère, ma tendre et respectable mère! Quel bonheur pour moi de n'avoir appris votre danger qu'après votre rétablissement! Je ne crois pas que j'eusse été capable de supporter la crainte de vous perdre pour toujours, avec tous les autres maux dont j'étais accablée. Pesez les, ma chère mère, ou plutôt efforcez-vous de les oublier. De tels souvenirs ne sont propres qu'à déchirer une âme aussi sensible que la vôtre: je vous avouerai qu'il est des moments où les dangers que j'ai essuyés se peignent à mon imagination, d'une manière si sensible, que mes cheveux se hérissent d'horreur, une sueur froide coule de mon corps, et si on me laissait à moi-même dans ces moments affreux, je ne sais si la nature ne succomberait pas entièrement sous l'impression terrible de ce souvenir. Mon époux qui s'en aperçoit, ne me quitte pas un seul instant, et sa vue me jette dans des sentiments si opposés à ceux que je viens de décrire, que je m'étonne d'avoir la force de soutenir ce contraste. Dieu m'a conduite au plus grand bonheur que je pouvais espérer dans le monde, par des voies bien étranges. Ce n'est point une femme aveuglée par sa passion, qui se figure des vertus imaginaires dans l'objet de sa tendresse; j'aime, il y a plus, j'ai aimé mon époux au premier moment où je le vis: mais j'ose présumer assez de moi pour vous assurer que ses qualités extérieures n'auraient fait en moi qu'une impression momentanée, s'il n'avait eu que des grâces. Il possède non seulement ces vertus qui se trouvent assez communément dans ce que l'on nomme les honnêtes gens, il sait encore les pousser jusqu'à l'héroïsme. Je vous en donnerai deux exemples qui ne seront que pour vous, s'il vous plaît. Il a respecté ma délicatesse. Quoqu'il ne manque rien d'essentiel à notre union, M. Beker m'a fait entendre qu'il faudrait y suppléer quelques formalités en France, dont la plus essentielle est, selon moi, votre consentement: je n'ai pu me regarder comme véritablement mariée, jusqu'à ce que ces formalités fussent remplies, et il a consenti de vivre avec moi d'une manière conséquente à cette opinion. Une autre preuve de la noblesse de l'âme de mon époux, est son insensibilité sur un malheur qui aurait paru le plus grand de tous, à une âme vulgaire. Je vous ai marqué que la crainte des mauvaises rencontres m'avait empêchée de porter mes diamants sur moi, en partant de Staford. Nous avions décloué l'étoffe qui double ou tapisse le dedans de la chaise, et nous les avions si bien arrangés qu'il n'était pas possible de les y apercevoir: vous pensez bien que dans le trouble où nous avait jeté la crainte d'être arrêtée, il me fût facile de ne pas songer à ces diamants. Mon époux aima mieux les perdre que de m'abandonner seule au milieu de la campagne, de sorte qu'en vendant les perles que j'ai laissées en gage à Staford, à peine aurai-je deux mille livres sterling. Je ne suis sensible à cette perte qu'autant qu'elle me met hors d'état de procurer l'aisance à tout ce qui m'est cher; le Baron me reproche mes regrets, et me trouve trop riche de la moitié. Il soutient que modérée comme vous êtes, nous avons pour fournir abondamment à tous les besoins de la vie, et que le reste ne ferait que nous embarrasser. Cachez cette circonstance à nos amis, je vous en conjure; Milord n'est pas riche, et consentirait à l'être encore moins si je pouvais me résoudre à partager sa fortune. La Providence se déclare, elle veut que je sois pauvre. J'avais écrit au bon Monsieur Beker, au moment de mon embarquement, et je l'avais prié de me faire tenir sa réponse à Bordeaux; je viens de la recevoir, et voici ce qu'il m'apprend. Vous savez, ma chère mère, que ma digne tante était Irlandoise, et que la plus grande partie de ses biens sont situés en Irlande; mon père les a réclamés à titre de Protestant, et comme la loi donne l'héritage au parent le plus collatéral, au préjudice des filles mêmes, si le premier change de religion, et que le second reste catholique, il m'a dépouillée entièrement de ce côté-là. Je lui donne de bon cœur ce qu'il m'arrache: toute ma crainte, c'est que le reste de ma fortune ne lui parroisse pas assez considérable pour l'engager à sacrifier la passion qu'il a de nous faire regarder comme des parricides. Peut-être laissera-t-il subsister l'action qu'il a intentée contre nous, sans la poursuivre ni l'anéantir, pour nous tenir toujours éloignés. J'ai confié à Monsieur Beker, en lui écrivant, que vous aviez une somme considérable cachée dans un bureau à secret, à Oldwindsord; je l'ai prié de charger quelqu'un de confiance d'être attentif à ce qui se fera dans ce quartier. Mon père ne l'aimait pas; il pourrait la vendre, et chercher à se défaire des meubles; je le prie dans ce cas, de faire acheter ce bureau que je lui dépeins, à quelque prix que ce soit. Le Juif chez lequel j'avais engagé mon collier et ma robe, a fait banqueroute, et notre témoin qui avait emprunté en son nom, s'étant mis au rang des créanciers, n'a tiré de neuf mille livres, que deux cents guinécs; il en a dépensé cinquante à courir de tous les côtés, pour trouver le voiturier qu'il nous avait procuré à Staford; cet homme venait de Londres, et n'était point connu en cette Ville. Le Baron doit être content, il trouvait que mon bien était encore trop considérable, le voilà réduit à vingt-quatre mille livres de France: car il ne veut pas que je me défasse de quelques bijoux que j'avais sur moi. Je me suis nippée à Bordeaux, conformément à ma condition présente, plus de dentelles, point de soie; ma respectable belle-mère n'en porte point, et je serais fâchée de paraître sur un ton plus élevé que le sien. Il m'a confessé que le petit bien sur lequel elle vit, ne va qu'à quinze louis de revenus, par année; il a donc raison de dire que nous sommes riches avec ce qui me reste, puisque cela monte à trois fois autant. Dieu me garde de plus grands malheurs que de celui d'être pauvre; je n'ai pas besoin d'une forte dose de résignation pour supporter celui-là. Il faut si peu de chose pour vivre quand on sait anéantir les besoins imaginaires. Quelque violent que soit l'empressement que j'ai de vous embrasser, il me semble que la prudence nous fait une loi de le retarder. Mon époux aime sa mère avec une passion infinie, cela me paraît d'un bon augure pour son caractère. Cependant sa piété filiale pourrait lui faire illusion à cet égard, grossir ses bonnes qualités, atténuer ses défauts: je sais ce que le devoir m'ordonneroit en pareil cas, il faudrait refondre mon humeur pour l'accommoder à la sienne, et avec la grâce de Dieu je ne me sens pas de répugnance à me soumettre à ceux qu'il a fait mes supérieurs; mais, ma chère mère, j'en aurais une infinie à vous voir souffrir quelque chose. Vous n'avez que le devoir de la charité et de la condescendance chrétienne à remplir à l'égard de cette Dame, et ils ont beaucoup moins d'étendue que les miens. Restez donc chez mon amie, jusqu'à ce que j'aie examiné si vous pouvez vivre avec agrément au milieu de nous. Le Baron m'a fort priée de vous assurer de ses respectueuses affections. Il m'assure qu'il n'a aucune inquiétude sur la paix de notre société future. Que si par impossible il arrivait que vous ne vous trouvassiez pas chez vous en habitant avec vos enfants, il sera toujours prêt à vous abandonner le revenu de la modique somme que je lui apporte. LETTRE DE LADY HARIOTE a Miss Clarice. J E ne sais comme sont faits les romans, ma chère, puisque je n'en ai jamais lu qu'un, mais je suis bien sûre qu'il ne peut y en avoir aucun aussi attendrissant, aussi intéressant que l'histoire de vos malheurs. Je vous ai suivie dans vos fuites, dans votre prison; je me suis senti suffoquée en passant par ce trou fait avec tant de célérité et de travail; enfin, ma chère, quoique votre lettre fût datée d'un lieu où vous étiez en sûreté; que vous eussiez mis à la voile au moment où elle m'était adressée, je ne pouvais me persuader que vous eussiez pu surmonter tous les obstacles qui s'opposaient à votre fuite. Ma chère, ma charmante Clarice passant la nuit dans les champs, guindée sur un cheval borgne, traînée dans un cachot, couchée sur la paille, au milieu de trois déterminés; car vos marins que j'embrasserais de tout mon cœur, si je les tenais, n'étaient pourtant que des hommes grossiers, témoin l'énergie de leurs expressions qui devaient paraître bien étranges aux oreilles délicates de mon incomparable amie. C'eût été bien pire, sans doute, s'ils eussent méconnu votre sexe; car je suis persuadée que ces bons et honnêtes marins se félicitent à présent de la réserve et de la politesse avec laquelle ils se sont comportés en votre présence. Je gagerais bien, de l'humeur dont je vous connais, que vous m'accuserez d'injustice, en lisant ceci; vous êtes dans l'habitude de ne regarder les gens que du beau côté, et d'oublier ce qui pourrait diminuer la bonne opinion que vous avez d'eux. Oh! je ne m'oppose point à cette bonne opinion. Ne vous ais-je pas dit que je les embrasserais de bon cœur, or vous savez que je n'embrasse que ceux que j'aime. Cependant cette bonne amitié là ne m'empêchera pas de penser que vous n'étiez pas faite pour cette camaraderie, et à la seconde lecture de votre lettre, je n'ai pu m'empêcher de faire des éclats de rire, toutes les fois que vous les appelliez mes compagnons. La belle expression dans la bouche de ma Clarice! elle m'avait coûté des larmes à la première, parce qu'il n'était pas bien établi dans mon esprit que vous fussiez hors de cette prison; il m'a fallu vingt-quatre heures pour m'en assurer, et dès l'instant j'ai repris toute ma belle humeur. Je ne sais qui me rassurait sur les tempêtes, sur les mauvaises rencontres; si vous eussiez eu à déboucher le détroit de Gibraltar, j'aurais toujours cru vous voir tomber entre les griffes des Corsaires; dans la route que vous faisiez vous ne couriez que le risque d'être prisonnière de guerre, en France, et c'était un petit malheur pour l'épouse d'un François. Enfin, vous êtes arrivée heureusement dans votre nouvelle patrie, avec un époux digne de vous. Que d'événements extraordinaires, pour amener celui-là! Ne pourrait-on pas dire que le Ciel vous l'avait réservé, et voulait ne pas laisser aux hommes le soin de vous pourvoir? Que nous sommes heureuses, ma chère Clarice! Nous n'avons point besoin du secours d'une passion qui s'use, pour être enchantées de notre lot, et la raison applaudit à nos sentiments pour nos époux. Savez-vous bien que ces deux hommes là gâtent tous les autres dans mon esprit, et que je les trouve très-maussades. Quelque jour je m'amuserai à vous tracer les traits de la plupart de ceux que je vois, et vous avouerez que leurs tristes moitiés seraient très-excusables d'êtres jalouses de notre sort. Je veux bien vous avouer, ma chère, une sotte pensée qui m'est venue dans l'esprit. Seroit-ce un effet de la jalousie?? C'est en parlant de cette hideuse passion, que je me suis rappelée cette extravagante pensée. J'ai lu et relu toutes les lettres que vous m'avez écrites depuis notre séparation; j'ai pesé toutes vos paroles, toutes vos actions, pour voir si je n'en trouverais point quelqu'une à laquelle on pût attribuer de si étranges malheurs. Est-ce le dépit de vous trouver si supérieure à la pauvre Hariote, qui cherchait à vous trouver en faute pour se relever à vos dépens? Oh! si mon orgueil avait eu cette belle idée à mon insu, il en serait payé comme il le mérite. J'ai eu beau tourner, retourner, je vous ai trouvée vous-même en tout, même dans l'occasion critique. Je m'explique, si je me fusse trouvée dans une occasion pareille je ne sais si j'aurais eu la force de sacrifier le préjugé à ma réputation. Nous en avons de deux sortes, ma chère. Celle qu'attirent les mœurs, la sagesse, la retenue, et il y a peu de femmes d'un certain rang, qui ayant été bien élevées, se mettent par leur faute, en danger de perdre celle-là. Notre autre réputation est celle de notre esprit, de nos lumières, d'une certaine fierté de sentiment qu'on nomme noblesse de courage. Or cette seconde réputation, il y a un grand nombre de femmes qui en sont encore plus jalouses que de la première. Je profite furieusement depuis que je suis à Paris, excepté dans l'art d'écrire intelligiblement; car je doute fort que vous entendiez ce galimatias. Un exemple le rendra plus sensible. On ose à peine mépriser la maîtresse d'un Roi: la noblesse de son choix la justifie. Cette femme qui ne rougit point de cette honteuse qualité, se cacherait à toute la terre, si elle avait épousé son laquais, quand même il serait le plus honnête homme du monde, le plus capable de la rendre heureuse, qu'elle lui aurait les plus grandes obligations. Tous ces motifs ne feraient point excuser son choix, les plus indulgents diraient, c'est une âme de boue, elle a fait une bassesse. Cependant dans la vérité, il vaudrait mieux être la femme du dernier des hommes du côté du rang, que d'être la maîtresse du premier. On fait donc plus de cas de ce qu'on appelle grandeur d'âme, que de la vertu. Vous en avez jugé autrement, vous avez préféré la réputation de fille sage, à celle de fille à sentiments nobles. Votre vertu eût pu être soupçonnée, si vous aviez couru le monde avec un jeune homme aimable, et vous avez mieux aimé qu'on vous soupçonnât d'avoir des sentiments moins relevés que votre naissance. Vous êtes donc une héroïne, la Lucrece de notre siècle, et l'ancienne ne mérite pas d'entrer en comparaison avec vous. Je n'en dirais pas autant si vous vous fussiez jetée vous-même dans le péril, ou que vous eussiez eu un autre moyen d'échapper au crime qu'on voulait vous forcer de commettre: aussi Dieu qui voyait la pureté de vos motifs, s'est servi de vos malheurs pour vous élever au comble de la fortune; il vous conduit si visiblement, que je n'ose plus trouver à redire à l'intention dans laquelle vous persévérez, par rapport à vos biens: abandonnez les à.... dirais-je votre père? Oui, un autre nom qui venait au bout de ma plume, choqueroit votre délicatesse. Donnez au monde un modèle de modération. Sanctifiez, ennoblissez un état médiocre, un état pauvre, si vous le voulez; nous vous laisserons toute la liberté que vous voudrez à cet égard, pourvu que vous nous permettiez de prendre toutes les précautions que nous trouverons nécessaires pour assurer la fortune de vos enfants. Vous comprendrez par ce discours que Madame votre mère n'a pas jugé à propos de garder le secret que vous lui aviez demandé; il est vrai qu'elle ne nous l'a déclaré qu'à des conditions très dures, nous y avons souscrit, ne vous plaignez de rien. La justice vous fait une loi de vous abandonner à cet égard, au jugement et à la conduite de Milord. De quel droit déshériteriez-vous vos enfants avant leur naissance? Comment répondriez-vous aux intentions de votre chère tante? Etoit-ce pour dissiper son bien en débauche, qu'elle vous l'a laissé? J'ai enfin trouvé le faible de la conduite de ma Clarice; séduite par un bien apparent, elle a commis un mal réel. J'avoue que peu de filles eussent été capables de commettre une telle faute; c'en est une pourtant, et il faut la réparer. Ecoutez ce que Madame votre mère va vous dire à ce sujet, vous n'avez pas raison de vous défier de ses conseils, et de vous refuser à ses ordres. (Madame Derby écrit. ) Oui, ma chère fille, les vertus ont des bornes qu'on ne peut franchir sans tomber dans des extrémités condam- nables. Je ne me rappellerai jamais, sans verser des larmes de tendresse, que c'est à ma sûreté que ma Clarice à sacrifié son immense fortune; qu'elle a joint à ce motif si digne d'admiration, celui de guérir un cœur ulcéré contr'elle, par la préférence qu'on lui a donné sur lui. Que ma vertueuse fille prouve à son père qu'il ne doit qu'à sa tendresse filiale, le don qu'elle a voulu lui faire. Tranquille sur mon sort, à l'abri elle-même de sa vengeance, qu'elle ne démente point ses premières résolutions; mais qu'elle s'en tienne à se priver de l'usufruit de son bien, sans en abandonner la propriété. Malgré la loi qui la donne à votre père, ma chère Clarice, Milord a un moyen infaillible de l'engager à se priver de cette propriété, et à vous la rendre, c'est un acte de justice auquel vous ne pourriez vous opposer, sans devenir coupable. N'allez pas croire que la pauvreté m'effraie pour ma chère enfant, et pour sa postérité. Si Dieu lui donne des enfants dignes d'elle, ils seront toujours assez riches. Si un tremblement de terre, des banqueroutes ou autres accidents qui semblent venir immédiatement de Dieu, anéantissaient toutes vos possessions, comme on ne pourrait vous en attribuer la ruine, leur perte ne me coûterait pas une larme, ne m'arracherait pas un soupir. Laissez à la Providence à dépouiller vos enfants, s'ils doivent abuser de vos biens; joignez-vous à moi pour le demander à Dieu par des vœux sincères; mais n'aidez point à les en dépouiller. Ne me reprochez point de m'être ouverte, à Milord sur votre situation; c'est après en avoir tiré la promesse la plus inviolable, de ne chercher à la changer que par des voies qui ne peuvent vous faire rougir. Sa parole, plus que l'état présent de sa fortune, mettra des bornes à sa générosité, et il vous laissera jouir tout à votre aise du plaisir chrétien d'être pauvre, quoi qu'il en coûte à son bon cœur. Il exige comme une compensation de la violence qu'il se fera à cet égard, que je n'abandonne point son épouse pendant un voyage qu'il va faire à Londres pour vos intérêts. J'approuve vos réflexions sur les inconvénients d'une réunion trop précipitée. Si par malheur vous aviez sujet de craindre que je ne pusse pas compatir avec Madame votre belle-mère, rien ne m'empêcherait de m'établir dans votre voisinage, et j'aimerais mieux qu'on m'accusât de bizarrerie, en me voyant si près de vous, sans vouloir être avec vous, que de m'exposer à troubler votre paix domestique. Je ne serais pas même dans le cas de diminuer votre chétif revenu, la Providence a fourni à ma subsistance. La pauvre Mistriss Cosby a regardé comme un devoir de me laisser le peu qu'elle avait, ce qui, joint à la vente des bijoux que j'avais sur moi, le jour où vous me fûtes arrachée, me fait le double de la somme que vous possédez. Quelque désir que j'aie de vous embrasser, un autre motif m'eût encore retenu à Paris jusqu'au printemps prochain. Je n'aurais pu me refuser aux désirs de ma seconde fille. Vous voilà bien surprise, ma chère Clarice! vous ne vous connaissiez pas une sœur: j'espère pourtant que vous ne désaprouverez point l'augmentation que j'ai faite à notre famille. Vous avez bien pris la liberté de me donner un fils, pourquoi me refuserais-je celle de me donner une seconde fille. Je l'ai fait d'autant plus volontiers que je me suis persuadée que vous approuveriez volontiers l'adoption que j'ai faite de votre Hariote, qui est actuellement la mienne. Et quelle fille, sans en excepter la Clarice, eût pu porter plus loin l'affection pour moi? N'a-t-elle pas risqué sa vie pour conserver la mienne? Je n'entreprendrai point de vous détailler ses soins pleins de tendresse; je vous ai tout appris en vous disant que vous n'auriez pu rien faire au-delà de ce qu'elle a fait. Il est un autre détail que vous attendez de moi; je vais vous satisfaire, et vous apprendre des choses qui ne peuvent manquer de vous intéresser. ( Lady Hariote continue. ) Oui, ma chère sœur, j'ai enfin le bonheur d'avoir une mère, et je ne sais s'il m'eût été possible d'avoir plus de tendresse et de respect pour celle que Dieu m'a retirée avant que je fusse en âge de la connaître, que pour celle qu'il m'a rendue. Point de jalousie s'il vous plaît; vous serez l'aînée, je vous céderai la première place dans son cœur; je consens qu'elle vous aime un peu plus que moi, à condition que vous me permettrez de l'aimer autant que vous l'aimez vous-même. C'est votre sœur qui tient la plume, Clarice, mais c'est notre mère qui va parler. Rappellez-vous, ma fille, le plaisir avec lequel je voyais arriver le moment où votre sort allait être fixé. Vous n'avez connu que la joie que me donnait votre mariage, voici ce que vous ignoriez. C'est qu'il m'en avait infiniment coûté pour plier mon cœur à cet établissement: la figure de Montalve est aimable, son esprit était orné, son cœur paraissait excellent, il avait un grand nom, une fortune qui surpassait mes désirs, et malgré tous ces avantages, je me sentis à la première vue une antipathie pour lui, que je regardai comme une injustice, parce qu'elle n'avait aucun fondement raisonnable. Je m'attachai donc à la combattre, à la surmonter, ou à la justifier. J'examinai cet homme avec les yeux d'une mère qui craint pour tout ce qu'elle aime, et il fut des moments où je soupçonnais un mystère que je ne pouvais pénétrer. Je surprenais votre amant dans des tristesses qui ne paraissaient pas naturelles, en un homme de son âge, et dont la situation n'avait rien que d'agréable; le soin qu'il avait de contraindre ses mouvements mélancoliques, aussi-tôt qu'il s'apperçevoit de mon attention à l'examiner, augmentait mes soupçons. J'ai su de lui-même (et la suite m'a fait voir qu'il disait vrai) qu'il ne pouvait réussir à calmer ses remords. Montalve avait toujours été vertueux; un défaut de vigilance lui avait fait commettre une première faute, qui l'ayant jeté dans le désespoir l'avait forcé à quitter son état. Le courage lui avait manqué pour la déclarer à celui qui avait toujours eu le soin de sa conscience, et la crainte de commettre un sacrilège l'avait déterminé à la fuite. On avance à grand pas dans le chemin du crime, quand on a eu le malheur de s'y engager. Les discours empoisonnés des personnes qui lui étaient chères, lui aiderent à étourdir sa conscience, sa foi s'affaiblit, il la crut éteinte et se flatta d'avoir élevé un mur d'airain entre lui et sa conscience, et il ne connut qu'il s'était trompé qu'au moment où l'on lui proposa la coupable union qui devait assurer sa fortune et votre malheur. Tout en lui se révolta à cette proposition, et vous n'auriez pu retenir vos larmes au récit des tourments qu'il éprouva. Il sortit de la maison comme un homme hors de lui, il erra long-temps dans les rues de Londres, sans savoir où il portait ses pas. Je vais tâcher de me rappeler la peinture qu'il m'a faite de son état, et me servir de ses termes. Après avoir marché long-temps, me dit-il, une foule nombreuse me força de ralentir ma course. C'était un Dimanche, le chant des Prêtres m'annonça que j'étais près d'une chapelle, et que tous ceux qui étaient proche attendaient que la grand'Messe fût finie pour y entrer. Il ne me fut pas possible de continuer ma route, mes genoux tremblants s'affaiblirent, et je fus forcé de m'appuyer contre une muraille, pour m'empêcher de tomber. Que ces personnes sont heureuses, me dis-je, en jetant les yeux sur cette multitude; dans quelques moments, elles vont répandre avec joie leur cœur aux pieds des Autels, et moi misérable je me suis chassé moi-même du Sanctuaire de la mi séricorde. Cette pensée me jeta dans une si profonde tristesse, que mes larmes coulèrent avec une amertume qu'il serait impossible d'exprimer, à moins de l'avoir sentie. J'étais bien mis, et j'attirai l'attention d'une femme qui était à côté de moi. Je crois que Monsieur se trouve mal, me dit-elle, le Soleil pourrait augmenter votre indisposition, suivez-moi, et je vous ferai entrer par la maison de l'Ambassadeur, car vous me paraissez étranger, et peut-être n'en savez-vous pas le chemin. Il me sembla que la voix de cette femme était un ordre du Ciel auquel je n'osai résister; je la suivis avec les pensées d'un criminel que les archers conduisent devant son Juge. Elle dit un mot au portier et il m'ouvrit une porte qui me conduisit à la chapelle, par un escalier dérobé. Lorsque je fus au haut de cet escalier, mes terreurs augmentèrent de telle sorte, que je n'eus jamais l'assurance d'y entrer. Je m'assis sur une petite banquette qui était dans ce passage, d'où l'on pouvait découvrir l'Autel; j'étais seul dans cet endroit obscur, et je m'a- bandonnai sans contrainte à toute l'impétuosité des mouvements dont j'étais assailli. Je portai mes deux mains sur mes yeux, comme pour dérober mon visage à mon Juge irrité, je versai une abondance de larmes, et je ne doute point que je n'attirasse l'attention de ceux qui étaient de ce côté là; car en vérité je sanglottois. Je restai un quartd'heure dans cette situation sans avoir aucune idée bien distincte, j'étais comme anéanti: insensiblement je revins à moi, et jetant les yeux sur l'espace immense que j'avais mis entre Dieu et moi, je conçus une douleur si vive que mon cœur fut prêt à se fendre. Vous croyez peut-être que ces mouvements de la grâce opérerent ma conversion? Désabusez-vous. Ah! qu'il est aisé de commettre le crime, et qu'il est difficile d'en sortir! il est certain que je détestais les miens, que j'aurais sacrifié ma vie dans ce moment pour les anéantir, et lorsque je jetais les yeux sur les moyens de les réparer, je me sentais comme lié, courbé, attaché à la terre sans avoir la force d'aider au mouvement violent qui me les faisait détester. On donna la Communion à plusieurs personnes. O mon Dieu! m'écriai-je du fond du cœur, prenez ma vie, qu'elle finisse, s'il le faut, dans les plus cruels tourments, et que j'aie le bonheur de vous recevoir encore une fois sans commettre un sacrilège! Je passai plus d'une heure dans cette situation, et indigné contre moi-même, je fis cette prière avec une ardeur si vive, que dans toute ma vie je n'ai rien ressenti de pareil. Seigneur, donnez-moi la force de briser mes chaînes, ou donnez-moi la mort. Il est terrible de tomber entre les mains de votre justice, j'aime mieux pourtant m'y abandonner que de continuer à vivre dans le crime. Je me sentis plus calme après cette prière, il me semblait que Dieu l'avait écoutée favorablement, et je me levai avec une ferme résolution de ne me point prêter à l'union sacrilège qui m'était proposée. J'étais si changé lorsque je rentrai chez ma mère, qu'elle en fut effrayée. Sir Derby à qui je voulus en apprendre le sujet, se moqua de ce qu'il appelait mes scrupules, et m'annonça qu'il fallait me disposer à le suivre aussi-tôt après le dîner. Je ne vous répéterai point les impiétés qu'il me débita pour raffermir ma conscience ébranlée; elles ne firent pas autant d'impression sur moi que le tableau effrayant de ma situation, si je refusais d'entrer dans ses vues. Que ferez-vous dans votre Communauté, me dit-il? Car il faudra y retourner ou mourir de faim à Londres. Les plus mauvais traitements vous y attendent, et quand on croira votre apostasie suffisamment expiée, et qu'on vous permettra de sortir d'une longue prison, vous vous trouverez dans votre Ordre sans considération, sans estime. Votre fuite est une tache qui ne s'effacera jamais, à moins que vous n'alliez à la Trappe; une couple d'années fera votre affaire, et vous mourrez martyr d'une opinion ridicule, d'un fantôme décoré d'un beau nom, et qui n'effraie que les femmes ou ceux qui leur ressemblent. Cette affreuse perspective affaiblit les mouvements salutaires que la miséricorde de Dieu avait excités dans mon âme; je me laissai entraîner, et la vue de la charmante Clarice acheva de les étouffer. Je m'exprime mal, mes remords semblaient prendre de nouvelles forces à mesure que je tâchais de les anéantir, et plusieurs fois je déclarai à mon père, que je n'aurais jamais la force de leur résister: ce fut ce qui l'engagea à presser la cérémonie qui devait mettre le sceau à mes crimes. J'ai beaucoup affaibli, j'en suis sûre, le pathétique du discours de Montalve. Je n'oublierai jamais l'impression qu'il m'a faite, et je sens que je ne puis la faire passer sur le papier. C'étaient les combats qu'il soutenait contre la grâce, qui lui causaient ces moments de tristesse qui ne m'avaient point échappé, et dont je n'avais garde de deviner le principe. Cependant ma répugnance pour lui ne diminuait point, et j'en étais dans une sorte de colère contre moi-même. Je le trouvai un jour au bout du jardin, enseveli dans une profonde rêverie; j'étais auprès de lui avant qu'il m'eût aperçue, et ne pouvant serrer un livre qui était ouvert à côté de lui, il essaya de m'en dérober la vue, en s'asseyant dessus. Je ne suis pas née curieuse, et je fus toute étonnée du violent désir de voir ce qu'il s'efforçait de me cacher. Nous étions assez familiers ensemble pour ne pas craindre qu'il s'offensât de la petite tromperie que je voulais lui faire. Je laissai rouler ma tabatière, et pendant qu'il courut pour la ramasser, j'ouvris le livre et fus fort surprise de trouver les confessions de Saint Augustin qu'il avait prises à la bibliothèque. Il rougit en voyant ce livre entre mes mains, et moi transportée de joie, j'attribuai cette honte à une modestie louable, dont je lui fis compliment. Cette rencontre ayant déterminé le sujet de la conversation, il me parla du bonheur de l'innocence, de la difficulté de la recouvrer lorsqu'on l'a perdue, en homme pénétré des vérités de la Religion. Dès cet instant ma répugnance pour lui disparut, et fit place à des sentiments bien opposés. Je regardai votre mariage avec lui, comme une grâce singulière du Ciel; je me flattai que l'amitié que Sir Derby avait pour celui qui allait devenir son fils, comme un moyen que Dieu lui ménageait, pour sortir de ses égarements, et dès-lors je souhaitai d'avancer votre union avec un homme que je croyais si estimable. Jugez de ma surprise à l'exclamation que vous fîtes lorsqu'il s'approcha de vous, pour vous soutenir dans l'espèce de faiblesse où vous fûtes prête à tomber, en rentrant dans la salle. Comme je ne pouvais me figurer ce qui avait pu faire une telle révolution dans vos idées, depuis un quartd'heure, je vous avouerai que je craignis qu'il n'y eût quelque altération dans votre esprit. Les paroles de votre père m'ôtèrent cette idée. Il se plaignait d'avoir été trahi; il y avait donc un secret important qui était parvenu jusqu'à vous. Je n'eus pas le temps de chercher à en deviner la nature, je n'eus que celui de frémir et de trembler pour ma chère fille. Vous apostrophâtes le Ministre qui s'avançait pour vous marier, du ton d'une personne inspirée, et en vérité, ma chère, Dieu vous donna dans ce moment un air si majestueux que vous paraissiez quelque chose de plus qu'une créature. Vos menaces le rendirent immobile, mais elles terrasserent Montalve; le moment de la miséricorde était arrivé pour lui. Il m'a répété plusieurs fois qu'il crut voir la foudre suspendue sur sa tête; une résolution fixe de réparer ses crimes pouvait seule en arrêter les coups, il la forma, et à peine en eût-il conçu le dessein, qu'il se sentit comme un homme qu'on délivre d'un poids affreux dont il était oppressé. La connoissace qu'il avait des sentiments de votre père, le força à dissimuler les siens, et dans l'entretien particulier qu'il eut avec lui à l'extrémité de la salle, il n'employa d'autre motif pour l'engager à suspendre la violence qu'il voulait employer, que la crainte d'un éclat. Vos cris pouvaient éveiller les femmes qui étaient restées à la maison, et il eût été forcé ou d'abandonner son dessein, ou de vous donner un moyen infaillible de réclamer contre la violence qu'il voulait vous faire. Ce fut pour éviter cet inconvénient, qu'il vous conduisit dans un lieu où vos plaintes ne pouvaient être entendues, et que, pour n'avoir rien à craindre de ma part, il eut la cruauté de me fermer la bouche avec un mouchoir, et de me traîner dans une chambre éloignée, où il m'enchaîna fortement. Je dis qu'il me traîna, et ce fut à la lettre; je me pris à tout ce qui se trouva sur mon passage, j'étais aussi furieuse qu'une lionne à laquelle on arrache ses petits, et ayant embrassé la rampe d'un escalier, je m'y tins si fortement attachée, qu'il ne fut pas possible à Sir Derby de me faire lâcher prise. Furieux de ma résistance, il me laissa entre les mains de Montalve, et courut chercher son épée, dans le dessein de me la passer au travers du corps. Au nom de Dieu, Madame, me dit ce jeune homme, ajoutez quelque foi à ma parole; cédez à une violence qui aurait des suites irréparables. J'atteste le Ciel vengeur du parjure, que je trouverai le moyen de vous délivrer, ainsi que Clarice. Je crus démêler un air de vérité dans le serment de Montalve, qui me força, pour ainsi dire, à m'abandonner à sa conduite, le Ciel le permit sans doute; car il n'était pas naturel que je me fiasse à ses paroles, dans de telles circonstances. Il se jeta sur Sir Derby, qui levait l'épée pour me percer, et ma résistance ayant cessé, il m'enchaîna dans la chambre, comme je vous l'ai dit. Oh! ma chère fille, de quel secours du Ciel n'eus-je pas besoin dans ces affreuses circonstances, pour m'empêcher de succomber à mon désespoir! Tout ce qu'il y avait de plus terrible à craindre pour vous, se présentait à mon esprit; je me tordois les bras, je m'efforçais de briser mes liens, je jetais d'inutiles cris, puisqu'ils étaient étouffés. Enfin, je regarde comme un miracle, la conservation de ma raison et de ma vie. Ce ne fut qu'au bout de quelques heures que mes sens s'étant un peu calmés, j'eus la salutaire pensée de lever mes yeux vers les montagnes célestes, et véritablement, c'était delà seul que je devais attendre du secours. Je me rappelai, en frémissant, que par une résistance inutile, j'avais pensé me rendre complice de l'homicide qui allait s'exécuter contre moi. Eh! que serait devenue mon âme, si je l'eusse rendue à mon Créateur, au milieu des affreux transports dont j'étais agitée? Ils n'avaient point été volontaires, il est vrai; mais leur violence m'annonçait que cette résignation que je me flattais d'avoir aux ordres de Dieu, était bien faible. Je ne me laissai point abattre à cette pensée si humiliante pour moi, je convins avec moi-même de l'imperfection de ma vertu, et je fis les plus grands efforts pour réparer ma faiblesse, par une soumission courageuse à ce qu'il plairait à Dieu d'ordonner de vous et de moi. Je vous vis sous sa protection immédiate, puisque tous les secours humains nous étaient ôtés, et la confiance commença à renaître dans mon cœur. Je tâchais de m'affermir dans cette confiance, lorsque j'entendis disputer à la porte de ma chambre, et je distinguai les voix de Jacques et de Montalve. C'était le premier qui avait les clefs de ma prison, et il s'efforçait de résister à Montalve, qui voulait le contraindre à les lui remettre. Tout m'étant devenu suspect, je ne savais si je devais souhaiter que ce dernier l'emportât. Ce désir d'ouvrir ma prison me paraissait une suite de son serment, mais je n'avais aucune raison de me défier de ce domestique. A la fin, Montalve perdant patience, se servit d'une bûche qu'il trouva sous sa main, et à coups redoublés, il travailla à enfoncer la porte. Comme cet endroit de la maison n'était habité que par ce valet, on avait négligé de la réparer, et comme elle était vieille, elle ne résista pas long-temps. Montalve courut à moi, et pendant qu'il coupait le mouchoir dont j'étais presque suffoquée, il me dit, courage, Madame, votre fille est en lieu de sûreté; il faut prévenir le retour de Sir Derby, qui la poursuit en vain, et vous mettre en route pour la suivre. Ne me trompez-vous pas, Montalve, lui dis-je, avec une voix affaiblie? Laissez-moi mourir ici, si vous ne voulez que m'éloigner de ma chère fille; la mort n'a plus qu'un pas à faire pour me ravir à votre cruauté. Effectivement, je me trouvais si épuisée que je croyais toucher à mon dernier moment. Et quel lieu serait plus propre que celui-ci, à vous éloigner de votre fille, me dit-il? Tous les domestiques, à l'exception de Jacques, croient que vous avez fui avec elle. Ce n'est point au milieu de la nuit, furtivement, que je prétends, vous enlever. Une chaise de poste vous attend à la porte; choisissez pour la mener tel homme du village que vous croirez le plus sûr, donnez-lui vos ordres pour la conduire où vous voudrez à Londres; si ma compagnie vous est suspecte, je vous y laisserai seule, cependant comme j'ai de tristes secrets à vous révéler, vous me permettrez de vous y joindre. J'eus quelque honte de ma défiance envers un homme qui agissait avec tant de franchise, et elle disparut entièrement lorsque j'entendis Jacques s'écrier que Montalve trahissait son maître. Il était dans une telle fureur, que je le vis prêt à tomber en convulsion. Je suis résolue de vous suivre, dis-je à Montalve, et en même temps je raccommodai mes habits et ma coiffure, qui étaient en désordre, et lui donnai la main. Je trouvai la chaise environnée de tous les gens du village que Jacques excitait à me fermer le passage en criant que j'étais une misérable, puisque je suivais volontairement un ravisseur. Il eut beau faire, on s'ouvrit pour laisser passer ma chaise, et j'entendis dire de tous les côtés: Dieu vous bénisse aussi bien que Mademoiselle Clarice. Je recueillais le fruit de votre bien-faisance, ma chère enfant, et malgré le trouble dont j'étais saisie, les bénédictions de ces pauvres gens qui publiaient hautement les secours qu'ils avaient reçus de vous, flattaient agréablement mon oreille. Lorsque nous fûmes hors du village, Montalve me demanda mes ordres, une seconde fois, et comme je ne connaissais à Londres que la maîtresse du logis où nous avions passé quelque temps, je le priai de m'y faire conduire. Notre chaise allait avec une vitesse surprenante, et je suis persuadée que nous ne mîmes pas plus de deux heures et demie, à faire le chemin. J'avais compté les milles, et il n'en restait plus que cinq pour arriver à Londres, lorsque nous quittâmes le grand chemin pour prendre sur la droite. Ne soyez pas surprise, Madame, me dit Montalve, si je quitte la route ordinaire. Nous pourrions rencontrer Sir Derby, aux environs de Londres. Je suis même persuadé qu'il est aux barrières pour arrêter Mademoiselle votre fille, ainsi je suis forcé de faire un grand détour pour l'éviter? Ah! Ciel, m'écriai-je, ne m'aviez-vous pas assuré que cette chère enfant était en sûreté? Il l'ignore, reprit Montalve, et se persuade qu'elle a pris la route de la Capitale; mais, Madame, souffrez que je vous réitere la prière que je vous ai faite, de suspendre votre curiosité jusqu'à ce que vous soyez dans l'asile que vous vous êtes choisi. C'était la vingtième fois qu'il avait éludé mes questions, et ne pouvant le forcer à me répondre, je retombai dans le silence que j'avais gardé jusques-là. Si j'eusse été capable de quelque inquiétude pour moi, j'aurais peut-être soupçonné mon guide; car nous passâmes dans des lieux fort déserts; enfin, j'aperçus les clochers de Westminster, et presque'aussi-tôt nous fûmes dans le faubourg, et à la maison que j'avais indiquée. Je m'attendais d'apprendre au moins là de vos nouvelles; Montalve me pria de lui permettre de me quitter pour une demi-heure, et me promit de m'apprendre ensuite ce que j'avais un si grand désir de savoir. Oh! ma pauvre enfant, que cette demi-heure me parut longue; mais mon impatience devint insupportable, lorsque je vis les heures s'écouler sans entendre parler de Montalve. Il revint, enfin. Madame, me dit-il en m'abordant, je voulais avoir quelque chose de plus positif à vous apprendre, mais tout ce que je puis vous assurer, c'est que Mademoiselle Clarice a échappé à son père, j'en ai pour garant la rage dans laquelle je l'ai trouvé chez Mistriss Cosby. Mistriss Cosby à Londres, m'écriai-je! A ces mots Montalve se jetant à mes pieds me déclara tout ce que vous nous avez marqué dans votre lettre, et finit ainsi. Il n'était que cinq heures du matin quand on a découvert dans le jardin les traces des pas de Mademoiselle Clarice, et selon toute apparence, elle s'était échappée depuis plusieurs heures. J'ai conçu par les discours de votre époux, que votre vie n'était point en sûreté; cependant, dans la vue de dérober son innocente fille à ses premières fureurs, je n'ai pas voulu le perdre de vue. Il n'y a pas un village à six milles à la ronde où nous ne nous soyons informés. Une seule femme nous a dit avoir rencontré Mademoiselle Clarice à la pointe du jour. Nous avons poussé jusqu'au village prochain, elle n'y avait point paru, d'où j'ai conclu qu'un heureux hasard lui avait fait trouver une voiture dans laquelle elle se sera jetée. Sir Derby a eu la même pensée, et sans considérer qu'elle avait deux heures d'avance sur lui, il s'est flatté de l'atteindre avec un cheval déjà fort harassé, et m'a déclaré qu'il voulait la consigner aux barrières. J'ai applaudi à un dessein que je ne pouvais empêcher, et je vous avouerai que pendant toute la route je n'ai point été sans crainte. Je lui ai offert d'aller de mon côté continuer ma recherche, et j'ai volé à votre secours. Nous nous étions donné rendez-vous chez ma mère, je l'y ai trouvé écumant de fureur, damnant ceux qui ont fait avorter un projet si bien conduit et qui touchait à son heureuse fin; et ne pouvant s'imaginer comment il avait été découvert, il m'a dit qu'il voulait retourner sur le champ à Oldwindsord, et vous donner la torture pour savoir si vous aviez quelques lumières sur ce sujet, ou sur le lieu où votre fille s'était retirée. A peine a-t-il été sorti, que ma mère fondant en larmes a déploré le malheur d'avoir trempé dans des projets si odieux, et m'a menacé de la colère du Ciel, si je ne risquais tout pour vous arracher au danger dont vous étiez menacée. Sa douleur m'a paru si sincère, ajouta Montalve, que je lui ai avoué ce que je venais d'exécuter. Elle en a marqué une joie qui a achevé de me convaincre qu'elle détestait véritablement ses erreurs, et la précaution qu'elle m'a suggérée m'a bien fait connaître jusqu'où allait son désir de réparer ses fautes. Elle m'a fourni un homme dont elle est sûre, qui marche sur les traces de Sir Derby; nous lui avons donné l'ordre de rester à l'auberge, et de nous avertir des premières nouvelles qu'on aurait de Mademoiselle Clarice. Après le départ de cet homme, ma mère m'a confié que c'était elle qui avait averti cette innocente fille, du sacrilège qu'elle était sur le point de consommer. Elle brûle du désir de se voir à vos pieds pour vous faire amendehonorable de tous les malheurs de votre vie, dont elle est la cause. Voyez, Madame, si vous vous sentez la force de pardonner à des coupables qui donneraient avec joie la dernière goutte de leur sang pour finir vos malheurs? Ah! tout est pardonné, oublié, m'écriai-je. Elle me paie avec usure de tout ce que j'aurais voulu faire pour elle, puisqu'elle a sauvé ma pauvre enfant. Mais hélas! qu'est-elle devenue, cette chère fille? Qui la rendra à sa mère désolée? Qui me rassurera contre la crainte de la voir retomber au pouvoir de son barbare tyran? Après mille autres plaintes qui attendri ent Montalve, je lui proposai de me conduire chez sa mère. Il n'y voulut point consentir. Qui sait, me dit-il, si un malheureux hasard n'y ramènera pas votre époux? Je sentis l'imprudence que j'avais voulu faire, et cette pénitente m'étant venu trouver où j'étais, je ne voulus jamais lui permettre de rappeler le passé, et nous ne nous occupâmes que des résolutions que nous devions prendre. Elle me confirma ce que je ne savais déjà que trop, que votre père est implacable dans sa haine, et capable de tout risquer pour la satisfaire. Elle me fit entrevoir qu'elle et Montalve avaient tout à craindre de son ressentiment, et me supplia de leur permettre de partager mon asile. Vous sentez bien, ma fille, que je ne pouvais leur refuser cette grâce; le repentir de ces deux coupables avait entièrement effacé leur faute aux yeux de Dieu; je l'espérais du moins; aurais-je pu conserver pour eux le moindre ressentiment? Ah! mon cœur aurait eu horreur de cette pensée, et je pouvais dire au contraire, qu'ils m'étaient devenus bien chers. Cependant mes inquiétudes sur votre sort augmentaient à chaque instant; Montalve à son retour m'apprit une circonstance qui les dim inua un peu. Sir Derby avait dit hautement dans tous les villages où il avait passé, qu'il y aurait cent pièces de récompense pour qui vous découvrirait; cette promesse n'avait rien produit, donc vous étiez passée à Londres, et peut-être en France, où vous étiez sûre de trouver un asile auprès de votre amie. Je reçus cet espoir avec avidité, une seule chose m'empêchait de m'y livrer. Votre tendresse m'était connue, et je me persuadais que vous auriez eu peine à quitter l'Angleterre sans être instruite de mon sort. Et c'est le vif intérêt qu'elle y prend qui aura précipité son départ, me dit Montalve. Que pouvait faire pour vous votre tendre fille, me dit-il, lorsque sa vertu lui impose la loi de respecter votre persécuteur commun. N'a-t-elle pas pensé qu'il fallait une protection plus puissante pour vous, et croyez-vous qu'elle ait négligé celle d'un homme qui connaît assez de quoi votre époux est capable, pour ne pas craindre de l'étonner par l'affreuse confidence qu'elle sera forcée de lui faire? Oui, Madame, ou Mademoiselle Clarice est passée en France, ou elle est dans quelque maison d'honneur, d'où elle n'aura pas manqué d'écrire à Lady Hariote. L'Ecclésiastique dont Dieu s'était servi pour confirmer Mistriss Cosby dans ses bonnes résolutions, ayant été averti par elle, appuya les conjectures de Montalve, et me conseilla de marcher sur les pas de ma fille. Si elle est en France, me dit-il, vous serez bientôt réunies. Si elle est encore en Angleterre, Milord aura la générosité de voler à son secours. Ces considérations m'avaient ébranlée; notre exprès qui revint le lendemain, acheva de me déterminer. Il était certain que Sir Derby n'avait eu aucune de vos nouvelles; je vous crus donc sauvée de ses poursuites, et je partis. Vous savez le reste, ma chère enfant, mais ce que je ne puis parvenir à vous rendre, ce sont les bontés et les attentions de mes nouveaux enfants. Milord nous quitte, en peu de jours, et je ne quitterai son épouse qu'après l'avoir vue heureusement relevée de ses couches, et avoir accepté l'honneur qu'elle me fait en me priant de présenter son enfant au Baptême. LETTRE DE CLARICE A Madame Derby. Ma treschere Mere, JE m'abandonne absolument à votre prudence, à celle de Milord, sur ce qu'il convient de faire, par rapport à mon bien, je vous envoie un blanc signé que vous remplirez comme vous le jugerez à propos. Je n'ai pas assez d'orgueil pour préférer mes lumières à celles de ma vertueuse mère; elle connaît toute l'étendue de mes devoirs, en qualité de fille, elle qui a si bien rempli celle d'épouse dans des circonstances beaucoup plus pénibles que celles où je me trouve aujourd'hui. Elle m'a appris que les fautes de nos supérieurs ne peuvent autoriser les représailles, je ne risque point de m'égarer en la prenant pour guide. Je joins à ce papier, l'acte de mon mariage, le consentement du Baron qui m'autorise à disposer à mon gré de tous mes biens. Les Avocats que nous avons consultés nous ayant assuré que ces deux actes étaient nécessaires pour valider l'abandon que je veux faire, je crois que ce seul trait sussiroit pour vous faire connaître la faveur que le Ciel m'a faite en m'accordant un époux d'un caractère aussi noble aussi désintéressé. Quel autre en sa place aurait pu se déterminer à faire un aussi grand sacrifice, à se charger d'une femme aussi pauvre que je le suis devenue? Le Baron continue: Tous ceux qui auraient eu des yeux un cœur, Madame. Est-il une fortune, quelque brillante qu'on la puisse imaginer, sur laquelle on daignât jeter les yeux après avoir eu le bonheur de connaître votre adorable fille? N'est-elle pas un trésor au-dessus de tous les trésors? Ce n'est pas en époux passionné que je lui rends ce témoignage; il y a trois semaines qu'elle embellit ma chaumière, déjà elle m'a fait des rivaux de tous ceux qui ont eu le bonheur de la voir. Il n'y a distinction ni d'âge, ni de rang, ni de sexe, tous l'admirent, l'aiment, la respectent. Elle enchante les yeux, à la première vue, elle plaît à l'esprit au cœur, si on a l'avantage de converser avec elle quelques instants. Avec une telle épouse ma félicité paraît parfaite; elle ne l'est pourtant pas, Madame, il me reste encore un désir à satisfaire, c'est celui de vous voir, de vous chérir, de vous servir de vous respecter. Il faut que mon cœur soit insatiable, puisqu'il ose souhaiter quelque chose au centre de tous les biens. Je possède une mère digne de vous être comparée, c'est l'expression de ma Clarice, vous savez qu'elle est un bon juge. Il m'en manque une autre, je pourrai me vanter de receler, sous mon humble toit, trois merveilles. Quelle augmentation de félicité, si je pouvais un jour témoigner autrement, que par lettre, le respect la vive reconnaissance que m'ont inspiré les grandes qualités du respectable couple à qui nous devons tout! Un attachement des services, tels que ceux dont nous sommes redevables à Milord V**. à Madame son épouse, sont des dettes qui laissent ceux qui les ont contractées, dans une incapacité de payer, qui aurait quelque chose d'humiliant de pénible, si on n'était consolé par la générosité de ses bienfaiteurs. Fasse le Ciel, qu'ils ne se trouvent jamais dans la situation de sonder notre cœur à cet égard, assurément ils n'en verraient point le fond, pour ne parler que de moi seul (car mon épouse n'a pas besoin de caution auprès de ceux qui la connaissent) j'emploierais volontiers la dernière goutte de mon sang pour prouver à nos illustres amis, qu'ils n'ont point obligé un ingrat. Ma mère prétend que je n'en dis point assez pour lle, veut parler elle-même. LETTRE de Madame la Baronne d'Astie, à Madame Derby. NOn, Madame, on n'a point pu vous rendre tous les sentiments de mon cœur, pour votre vertueuse aimable fille; le Ciel en me la donnant a comblé tous mes vœux. Je ne cherche ni à vous faire un compliment, Madame, ni à faire les honneurs de mon fils; mais en vérité, il ne méritait point votre trésor. Ce n'est pas que je n'aie eu long-temps sujet de m'applaudir des dispositions au bien que le Ciel avait mises dans son âme, mais cette vertu, que j'avais tâché de cultiver en lui, a souffert une terrible éclipse, celle de son épouse est sans nuage. Ce pénitent retient ma main, meurt de frayeur, à ce qu'il dit, que je ne lui rende une justice trop exacte. Avant de vous faire une confession générale de ses égarements, il veut, dit-il, avoir le temps de les effacer, par son repentir. Il veut que témoin vous-même de sa conversion, vous soyez disposée à l'indulgence pour ses fautes passées. Il craint de vous alarmer sur le sort de Clarice.... Il dit que s'il me laisse continuer, je vous apprendrai tout en protestant que je ne veux rien dire. Je ne veux pas lui ôter le mérite de ses aveux en les prévenant. Je ne me lasse point de faire répéter à ma fille chérie, toutes les circonstances des états terribles où elle s'est trouvée, je vois avec admiration qu'elle a toujours agi comme une personne consommée dans la sagesse la vertu, malgré sa jeunesse. Comment peut-on haïr une personne si parfaite! Je touche un point délicat, Madame, j'y suis forcée. Ma chère Clarice s'est vue dans la nécessité de me déclarer l'origine de ses malheurs, a cru avoir besoin de me faire approuver l'héroïque sacrifice auquel elle s'est déterminée. De ses sentiments des vôtres, on peut tirer une conduite parfaite. J'approuve qu'elle achète, s'il est possible, le retour de la tendresse paternelle, par le sacrifice actuel de ses grands biens, ce ne serait pas les payer trop cher. J'approuve qu'elle ne confonde point les droits de ses enfants, avec les siens. Leur conserver le droit à son héritage, est un devoir sacré pour elle. Sacrifier l'aisance qui lui serait personnelle, se dépouiller de l'usufruit, c'est un acte de vertu, dont je serais fâchée qu'elle se privât. Les motifs de son dépouillement l'ennoblissent même aux yeux des hommes; que dire du mérite qu'il lui procurera devant Dieu? L'agréable spectacle pour le Ciel, que Clarice devenue fermière, elle qui pouvait obscurcir les familles les plus opulentes! Cet état a des douceurs, Madame, mais il faut les avoir éprouvées pour les imaginer. Si le Ciel donne à nos enfants la bénédiction des Patriarches, une nombreuse famille; ils pleureront sur leur postérité qu'un grand héritage arrachera sans doute à la vie tranquille innocente, dont ils auront joui eux-mêmes. Ma chère Clarice me fait souvent cette objection; les richesses lui paraissent un fardeau inutile, depuis qu'elle voit par ses yeux combien il lui en faut peu, pour satisfaire aux vrais besoins de la nature. Ceux de la charité sont un peu plus étendus; cependant elle s'aperçoit qu'avec ce qu'elle a, elle peut fournir à tout, regarde la médiocrité, à laquelle elle est réduite, comme un bien qui manquera à ses enfants. Laissez à la Providence le soin de les dépouiller, suis-je obligée de lui dire souvent après vous: elle saura bien trouver sans vous, le moyen de les rendre pauvres, si cet état leur est avantageux. Demandons sans cesse cette grâce pour eux; Dieu n'a pas coutume de refuser de pareilles faveurs qui lui sont demandées si rarement. Le Ciel m'avait avantagée de parents aussi riches en vertu que dénués des biens de la fortune; le petit bien que j'ai actuellement faisait tout leur patrimoine. Un mariage que je n'avais pas lieu d'espérer, m'enleva à notre heureuse indigence. Je trouvai à la suite des richesses des grandeurs, les chagrins, les soucis, les amertumes qui en sont presque inséparables: mon père m'exhortait sans cesse à conserver mon bien, me disait, pourtant en riant, qu'il espérait de me voir pauvre. Le Ciel a différé de remplir ses désirs à cet égard; je jouissais de toute ma fortune lorsqu'il m'enleva ce bon père. Sa perte fut suivie de celle de mon époux. A la suite de ces deux malheurs, un nombre d'accidents auxquels on donne le même nom se succédèrent avec une rapidité qui me laissait à peine le temps de respirer. Chargée de la tutelle de mon fils, je regardai comme un des devoirs de mon état, de défendre ses droits, je les défendis sans chaleur, sans trouble; je les vis envahir, sans haine pour leurs ravisseurs. Mais c'est trop vous parler de moi, Madame, il faut revenir à notre chère fille. La justice m'oblige de vous dire ce que je lui répète souvent, c'est qu'indépendamment de ses bonnes qualités, elle serait une fortune pour mon fils, quand elle serait réduite à ce qu'elle a aujourd'hui, le bien du Baron n'allant pas à la quatrième partie du sien. Nous sommes vraiment riches pour ce pays où l'on trouve les vrais biens avec abondance, parce qu'il n'y a que peu de bouches pour les denrées, que l'argent y est extrêmement rare. Si je voulais vous faire un Compliment, je vous dirais, Madame, que notre hameau n'est pas digne d'une personne accoutumée à vivre dans la grandeur, mais je ne sais point parler avec une langue, une langue. Je vous dis au contraire: venez, Madame, embellir un lieu habité par des hommes simples, droits, ennemis de tout artifice. Venez dans le séjour de l'innocence de la paix; c'est ici votre vrai terroir. Vous y trouverez une personne qui mettra sa gloire à vous prouver par ses actions, les sentiments tendres respectueux avec lesquels elle a l'honneur d'être,.... Suite de la lettre de Clarice, à Madame sa mère, à Lady Hariote. Avouez que je dois beaucoup à Dieu pour l'heureuse prévention qu'il a fait naître en ma faveur, dans le cœur des personnes auxquelles j'ai un si grand intérêt de plaire. Je n'abuserai point de cette grâce, ne m'en servirai que pour acquérir les vertus qu'on me suppose. Hariote veut un détail exact du passé, du présent; ayez la bonté de vous en prendre à elle, si je ne vous fais grâce d'aucune des minuties dont le récit sera sans doute fort ennuyeux. S'il vous amusait par hasard, je le regarderais comme preuve du vif intérêt que la tendresse maternelle l'amitié vous font prendre au fort d'une pauvre petite fermière qui n'a de bon que ses sentiments pour vous. Je vous écrivis ma dernière lettre en débarquant, pour ainsi dire. Mon époux se hâta de prévenir Madame sa mère sur notre arrivée dans le Royaume, eut la bonté d'exagérer le peu que je vaux. Cette vertueuse femme était prévenue; Monsier Beker lui avait annoncé notre mariage notre fuite, sans pouvoir lui apprendre ce que nous étions devenus: ce qui lui causait d'étranges appréhensions. Notre lettre l'ayant tranquillisée, elle nous pria de ne point précipiter notre départ, d'arranger tellement nos affaires à Bordeaux, que nous ne fussions pas forcés d'y faire un autre voyage. Nous consultâmes donc d'habiles Avocats, sur la manière dont les actes que je viens de vous envoyer devaient être conçus. Savez-vous bien que dans tous le cours de cette affaire j'ai eu besoin de me faire souvent violence pour ne pas m'écrier: ô siècle! ô mœurs! Madame ma belle-mère avait eu la bonté de nous envoyer un pouvoir de conclure notre maringe, nos conditions matrimoniales, parce que mon époux n'est point majeur. Lorsqu'on annonça vingt-deux mille livres de dot, douze mille livres pour ce qui me reste de joyaux, les Avocats auxquels nos habits n'est avaient pas beaucoup imposé, devinrent trèsrévérencieux: mais lorsqu'il fut question de la cession de plus de trois millions que je voulais faire à mon père, je vis l'instant où ils allaient tomber à genoux devant cette somme; car en vérité leurs respects ne regardaient point le devoir que je remplissais. Après que leur premier étonnement fut passé, ils firent des représentations. Je ne saurais prendre sur moi de vous répéter tous leurs propos, ils reviennent tous à ces maximes: L'argent fait la souveraine félicité, il donne de l'honneur, des talents, des vertus, des amis. On doit tout sacrifier pour en avoir beaucoup; donc nous faisions une sottise de renoncer au nôtre. Les misérables gens! je mourais d'envie de leur dire: dîneton deux fois quand on a beaucoup d'or, cela nous donne-t-il la faculte d'être nourris, vêtus, logés au double? C'est, s'il vous en souvient, le langage d'Arlequin, dans une des Comédies de Marivaux; mais l'on a beau se moquer de la cupidité, elle sera toujours: Regina del mondo. Nos Avocats n'ayant pu nous déterminer à fléchir sous le joug de cette impérieuse souveraine, destructrice de toutes les vertus, dressèrent nos actes; mais ce fut avec des lamentations qui avaient quelque chose de si comique que je n'eusse pu m'empêcher d'en rire, si la pitié que m'inspiraient les préjugés dangereux dont ils étaient remplis, n'eût prévalu. Cette affaire conclue, le Baron courut chez Monseigneur notre Archevêque. Il nous reçut comme des gens dont on lui avait fait un portrait avantageux; c'est une obligation que nous avons au bon Monsieur Beker qui a obtenu, comme il nous l'avait promis, une forte recommandation du Vicaire Apostolique à Londres. Notre Prélat était persuadé qu'il ne manque rien à notre premier mariage pour en faire un Sacrement; cependant, comme il n'est point conforme aux lois du Royaume, il n'a voulu laisser aucun lieu à la chicane aux mauvais propos. Il a fait publier un banc à Bordeaux, dans la Paroisse de Madame la Baronne, parce que le domicile d'un mineur est chez sa tutrice, nous ayant donné dispense des deux autres, il nous a remariés de sa main, dans sa Chapelle, nous a fait l'honneur de nous retenir à dîner. J'étais un peu embarrassée de nos billets de banque; un négociant de Bordeaux s'en est chargé avec plaisir. Il ne me reste de tous mes bijoux que votre portrait enrichi de diamants, ma montre, le flacon de ma chère Hariote: on les a estimés douze mille livres, ils valent le double. Je n'ai jamais voulu qu'on mît sur le contrat une bague de deux cents pièces, que j'ai donnée à mon mari. Voilà le détail de tous mes trésors. Ils sont bien augmentés depuis une heure, ma chère mère. Je viens de recevoir une lettre du bon Ryding, dans laquellej'en ai trouvé une de change de mille pièces. Il avait cet argent entre les mains lorsqu'on a adjugé à mon père l'héritage de sa sœur, n'a point voulu s'en dessaisir. Oh, ne dites plus que votre Clarice est pauvre! en vérité elle est immensément riche pour ce pays. Il me demande une quittance antidatée; je l'ai faite sans trop savoir si je le devais, n'est-ce point une tromperie, y a-t-il aucun cas où il soit permis de tromper? En tout cas, je serai en état de restituer; cet argent ne sera point employé que je ne sache s'il est à moi bien loyalement. Je vais continuer mon récit. Malgré l'obligeante lettre que Madame d'Astie m'avait écrite, je ne laissais pas d'avoir quelque confusion de paraître devant elle: mes malheurs me donnaient un peu l'air d'une aventurière, qualité qui nuit toujours à une femme, parce qu'il est bien rare qu'elle n'ait rien à se reprocher en pareil cas. Le témoignage de ma conscience me rassurait bien contre mon propre mépris, il n'était pas suffisant pour me faire éviter le mépris des autres, malgré le beau nom de philosophe, dont il plaît à Hariote de me décorer quelquefois, je sentais que je n'étais rien moins qu'insensible à l'opinion publique. Je l'aurais pourtant bravée, je crois, pourvu que la mère de mon époux eût été persuadée de mon innocence, dans les démarches qu'une absolue nécessité m'avait forcée de faire. Je fus rassurée au premier moment où j'eus l'honneur de la voir. Imaginez-vous.... Non, ne vous imaginez rien; tout ce que vous pourriez vous représenter serait au-dessous de la vérité. De la beauté, de la noblesse, des vertus des grâces; voilà ce qui compose la physionomie de ma respectable belle-mère. Rien de froid dans l'abord, malgré une grande retenue. De la gaieté sans dissipation, de la gravité sans empois; car mon Hariote dit souvent que les femmes graves font empesées jusqu'à la raideur. Mon époux moi avions prévenu d'un jour, celui où nous lui avions annoncé notre arrivée, ainsi elle parut agréablement surprise de nous voir à ses pieds. Elle nous arrosa de ses larmes, en nous embrassant en nous bénissant, dès-lors je me sentis aussi libre avec elle que je l'eusse été avec vous, ma très-chère mère. Elle avait en main les armes de la femme forte, c'était pour moi, dit-elle, qu'elle travaillait. J'avais voyagé en héroïne de roman, plus de diamants que de chemises. Ce mot de diamants me rappelait le dessein où j'étais de lui offrir ma montre; je l'attachai à son tablier, en lui disant qu'après le plaisir de la lui offrir, je ne pouvais en avoir un plus grand que celui de la lui voir accepter. J'en veux recevoir de plus précieux de ma chère fille. me dit-elle, c'est son cœur, c'est son amitié, sa confiance. En vérité, Madame, lui répondis-je, je n'ai plus rien à donner de ce côté là: tout est fait, je n'en dois avoir aucun mérite, car toutes ces choses me sont échappées sans mon aveu, à l'instant où j'ai eu le bonheur de me voir à vos pieds entre vos bras. Sa réponse fut un tendre embrassement, je vous avoue que cette demi-heure ressemblait si fort à celle où j'eus le bonheur de vous voir pour la première fois, que leur souvenir confondu me fit croire qu'il était faux de dire qu'il n'y avait point de vrai bonheur sur la terre. Nous passâmes ces premières heures avec une aimable confusion qui m'occupa toute entière, ce ne fut que le lendemain où je pus examiner ma nouvelle demeure. Vraiment, le Baron en parlait avec trop de modestie, quand il la nommait une chaumière. On entre d'abord dans une cour médiocre, garnie de plusieurs rangs de noyers qui font quatre allées. Le milieu de la cour est une pièce verte, de quinze pieds en quarre; elle est vis-à-vis d'un petit escalier à deux rampes, qui conduit dans une salle boisée, qui n'a pour tout ornement que des chaises de paille, deux tables de noyer avec des rideaux de toile blanche aux fenêtres. Il y a un si grand air de propreté dans cet appartement, qu'il semble qu'on y respire un air plus pur qu'en aucun endroit où je me sois trouvée de ma vie: les rayons du soleil l'éclairent à son lever, mais leur vivacité est émoussée par une vigne qui tapisse les fenêtres en dehors, qui n'interceptent que la partie du jeu qui pourrait éblouir la vue. A côté de cette salle on trouve une petite cuifine garnie précisément du nécessaire, de l'autre côté un cabinet qui renferme une bibliothèque choise. Trois pièces au premier étage font le reste du logement: pas un morceau de tapisserie, mais des murailles d'une blancheur éclatante, enrichies de cartouches peints à la fresque, entourés de guirlandes de fleurs, avec un petit paysage au milieu. C'est l'ouvrage de Madame la Baronne. Sur le derrière de la maison, un petit pavillon plus bas, où l'on trouve une chambre de maître, deux réduits pour les domestiques, une laiterie pavée, où l'on peut distinguer tous ses traits, tant elle est propre luisante. Des lits d'indienne, des draps qui ont une odeur suave. Oh! cette maison me paraît un petit palais. Mais que dire du jardin, d'un petit bosquet par lequel il est terminé? La netteté, la propreté semblent indiquer l'ordre qui règne dans l'âme de la maîtresse. Il produit abondamment tout ce qui peut fournir aux besoins de la vie. Je m'étonnai de n'y point voir de fleurs; mon époux ma belle-mère se regardèrent en souriant, la Baronne me montrant un grand carré qui était au milieu du jardin, qui par petits carreaux était garni de toutes sortes de légumes. Ce morceau de terre, me dit-elle, nous fournissait, il y a quelques années, les plus belles fleurs; mon fils les cultivait de sa main avec d'autant plus de plaisir, que je les aime beaucoup. Une réflexion a fait un potager de ce beau parterre. Combien de pauvres pourraient être soulagés aux dépens du plaisir frivole que nous prenons, dis-je à mon fils? Il est plusieurs familles dans ce village qui ne possèdent pas un pouce de terre, qui sont, par-là, privés de mille petites douceurs. Abandonnons leur ce petit morccau, notre revenu n'en sera pas diminué, nous aurons, en le cultivant, la douce consolation de travailler pour JesusChrist. Il ne produira pas un seul légume qui ne soit une fleur de bonne odeur à celui qui veut bien regarder comme rendu à lui-même, tous les services qu'on rend aux pauvres. Ces paroles furent l'arrêt de ces pauvres fleurs, mon fils dans un instant en débarrassa la terre. Une autre parole peut leur rendre leur existence, ma chère fille, ce potager redeviendra parterre, au printemps prochain, si vous le souhaitez. J'étais demeurée immobile d'admiration. Que la charité est ingénieuse, me disais-je en moi-même! Je me suis crue charitable jusqu'à ce jour, moi qui n'ai jamais donné aux pauvres qu'un superflu qui ne m'a jamais causé la plus petite privation. Comme cette réflexion m'avait empêchée de répondre, ma respectable belle-mère craignit de m'avoir effrayée en me donnant l'idée d'une vertu qui se retranche tout. Ma chère amie, me dit-elle, on peut se permettre à votre âge, des plaisirs qu'on peut se refuser au mien. Celui que vous prendrez à voir des fleurs, sera trèsinnocent, il y aurait une vraie cruauté à refuser cette petite satisfaction à une personne que la médiocrité de notre fortune va réduire à des privations bien plus dures. Reposez-vous sur le Baron, du soin de vous fournir un parterre, aussitôt que la saison le permettra. M'en préserve le Ciel, repris-je avec vivacité; je croirais commettre un sacrilège, si j'arrachois aux pauvres, ce léger soulagement. Qui suis-je pour préférer mes plaisirs à leurs besoins? Pardon, Madame, dis-je à ma belle-mère, mon silence était l'effet de ma confusion. Je vois, je ne suis encore qu'à l'alphabet de la vie chrétienne; mais si je suis incapable de trouver dans ma cherité ces ingénieuses ressources pour les pauvres, je saurai du moins prufiter de vos bons exemples, je m'essorcerai de les imiter. Ma belle-mère ne me répondit qu'en m'embrassant avec tendresse. Voilà, dit-elle, en prenant la main de son fils qu'elle mit dans la mienne, voilà la fille que je demandais au Ciel, que j'eusse préférée à la plus riche héritière. Vous remarquez, ma chère mère, que je n'étais arrivée que de la veille, qu'on n'avait pas dit un mot de ma petite fortune, que mon époux qui connaissait le désintéressement de sa mère, ne lui en avait point parlé dans ses lettres, que Monsieur Beker qui me croyait beaucoup plus riche, avait voulu lui ménager le plaisir de la surprise. Elle avait conclu du silence de son fils que je n'avais absolument rien, ou du moins peu de chose. La vue de ma montre, il est vrai, semblait lui annoncer, qu'au moins je sortais d'une famille riche; on la lui avait annoncée comme tenant un rang, elle avait compris par la lettre de Monsieur Beker, que des motifs de Religion avaient causé ma fuite de chez mes parents, d'où elle se flattait que je n'avais rien emporté; car une fille de mon âge était censée n'avoir rien en propre, si on en excepte ses petits bijoux. Ce qu'elle venait de dire donna occasion à mon époux d'entrer en matière sur ce qui s'était passé en Angleterre. Ma chère Clarice serait une fortune pour un Prince, lui dit mon époux, quand elle ne lui apporterait en dot que ses admirables qualités; mais, Madame, elle est encore une riche héritière, eu égard à la situation de notre fortune, si une vertu héroïque ne la forçait pas à se dépouiller, elle pourrait passer pour un des plus grands partis du Royaume. Alors il raconta à ma belle-mère toutes les circonstances de ma vie de ma fuite, ne fut interrompu que par les caresses qu'elle me fit presque à chaque instant. Le Ciel m'est témoin, ma chère enfant, me dit-elle, du mépris que je fais des richesses; je donnerais volontiers toutes celles qui sont ans le monde, pour un seul accès de vertu; cependant je me réjouis de ce que vous avez sauvé du naufrage; il vous en eût trop coûté pour vous assujettir à la vie dure qu'une longue habitude nous a rendu facile, je serai charmée de vous voir un peu plus au large. Cette habitude que vous avez contractée, lui dis-je, ne pourrai-je pas la contracter aussi Dans dix aux, elle me sera aussi familière qu'à vous; vous me feriez une grande injustice, si vous me croyiez capable d'accepter des soulagements que vous ne partageriez pas. Tu obéiras, petite fille, me dit ma seconde mère, en me donnant un petit coup de sa main sur laquelle je me jetai, que je baisai vingt fois. Par exemple, me dit-elle, nous aurions dû en bonne règle tuer le veau gras, car ton époux a quelque ressemblance avec l'enfant prodigue: cependant il faudra te contenter de la moitié d'un agneau; midi sonne, il est temps de le manger, de faire la petite fête que tu aurais eue au premier repas, sans l'agréable tricherie que vous m'avez faite en arrivant hier au soir: allons, j'aperçois nos convives. En même temps la porte vitrée qui donnait sur le jardin, s'ouvrit, deux Ecclésiastiques s'étant avancés vers nous, me saluèrent avec une politesse que je n'attendais pas dans des Prêtres de village. Le repas fut aussi gai que sobre, la joie de me voir en si bonne compagnie me permit à peine de remarquer qu'on nous servait en assiettes de terre, que nos cueillers étaient d'étain. Lorsque nos deux convives se furent retirés, ma belle-mère me demanda ce que j'en pensais. Je lui répondis tout naturellement qu'ils me paraissaient des personnes d'esprit, qui avaient un grand usage du monde, de la politesse. Vous ne les soupçonneriez pas, me dit-elle, d'être des saints, cependant il est peu d'hommes qui méritent mieux ce titre qu'eux. Effectivement, Madame, lui répondis-je, je m'étais fait une autre idée de la sainteté. Il me semblait qu'un homme qui y aspirait, devait avoir un visage pâle décharné, une mine grave austère: je n'ai rien vu dans ces Messieurs qui n'annonçât des gens de bien, d'honnêtes gens; mais aussi je n'y ai rien vu qui désignât une perfection extraordinaire; en un mot, ils ne sont point entrés dans ma tête comme des personnes qui aspirassent à la canonisation. Aussi ne souhaitentils pas d'être jamais canonisés, me dit elle, quoiqu'ils fassent tout ce qu'il faut pour l'être. Notre conversation fut interrompue par la visite que nous reçûmes de toutes les femmes filles de la Paroisse, qui rendaient de bon cœur cet hommage aux vertus de ma belle-mère, quoiqu'il y eût parmi elles plusieurs fermieres beaucoup plus riches qu'elle; elle les caressa, me les présenta les unes après les autres, en me priant de les embrasser, trouva toujours quelque chose d'avantageux à me dire de chacune d'elles à mesure qu'elles s'avancoient. Je fis une remarque qui me frappa; c'est qu'il n'y eut pas une seule de ces femmes qui s'émancipât, malgré la manière franche gracieuse de la Baronne; je n'ai jamais vu de mines si respectueuses. J'en marquai mon étonnement à ma belle-mère, lorsqu'elles furent sorties. On obtient tout de ces bonnes gens, me dit-elle, lorsqu'on n'en exige rien. Je me suis toujours comportée avec elles comme vous l'avez vu aujourd'hui, ni familiarité, ni hauteur. J'ai cherché à leur être utile; elles savent que je les aime, il n'en faut pas davantage pour les tenir à leur place: les pauvres n'en sortent jamais qu'au moment où les nobles quittent la leur. La Baronne avait excité ma curiosité, par rapport à notre Curé son Vicaire; car c'était avec eux que nous avions dîné: elle me remit elle-même sur leur chapitre, je suis sûre que vous seriez harmée d'apprendre leur édifiante histoire; mais il faut des bornes à tout cette lettre est déjà si longue que je suis forcée de finir, ne fût-ce qu'à raison de la poste qui ne m'attendrait pas, qui ne voudrait pas, je crois, se charger de mes lettres à l'avenir, si elle devinait de quoi elles seront remplies; car, en vérité, je n'aurai plus que de petits événements de ferme à vous raconter, cela n'est pas digne d'une grande Dame comme vous. C'est à vous que je parle, Milady Hiriote, moi qui ne suis plus qu'une pauvre petite paysanne. REPONSE DE LADY HARIOTE A Clarice. EH! la pauvre petite paysanne est une grande impertinente, avec sa grande Dame, sa Milady! Si je ne savais pas bien que ma Clarice badine, je ne lui pardonnerais jamais la fin de sa lettre, je lui apprends que ces badineries me déplaisent souverainement, il n'est point de condition qui avilisse une femme comme elle, il n'en est point qu'elle n'ennoblisse. Je pense, en vérité, que je suis folle d'avoir pris au sérieux une plaisanterie; je n'ai point été maîtresse de ma plume, j'étais blessée de ce ton. Prenez garde, je vous prie, de ne vous manquer jamais de respect, car je ne vous le pardonnerais pas. Pendant que je suis en train de quereller, il faut que je vous donne votre compte, Monsieur le Baron. Vous n'entendez pas mal les intérêts de votre amour propre; mais vous négligez ceux de notre curiosité. Vous ferez, êtes-vous, votre confession généralt à votre mère, dans quelques années d'ici, nous donc? Pensez-vous que nous n'ayons pas autant d'envie qu'elle, de constater que vous avez été un peu vaurien? Point de délai; il nous faut votre histoire bien détaillée, pour joindre à celle de votre épouse. Qui sait si cela ne me donnera pas la tentation de devenir auteur? Cela ne me sera pas difficile; il n'y aura qu'à chercher les dates, ou les suppléer; car Clarice moi avons l'habitude de n'en marquer aucune. Ce manquement réparé, voilà un livre tout fait, un livre nouveau, un livre qui ne contiendra que du vrai, qui ne sera pas vraisemblable. Cela n'empêchera pas qu'il ne soit bien vendu; on veut lire à Paris, n'importe quoi, c'est un air, une manie. Quel plaisir pour moi d'entendre les raisonnements qui se feront sur l'auteur, sur l'ouvrage! car je veux garder l'incognito, l'auteur sera Madame des trois étoiles. Je serai précisément dans le cas d'Apelles derrière son tableau. Un impertinent petit maître me dira: quel pitoyable ouvrage! il n'y a aucun sel, il n'eût tenu qu'à l'auteur d'y en mettre, il n'y avait qu'à feindre le Baron un peu moins respectueux, ou si l'on voulait conserver le caractère de cet Amadis, Montalve était tout propre à figurer auprès du Lovelace de la première Clarice; quelques attentats de sa part, auraient un peu égayé la matière, nous eussent fourni quelques pages des lamentations de l'héroïne. Mais, le Ciel avait fait pour elle, des hommes qui ne ressemblent à rien à ceux de nos jours. Il n'y a pas jusqu'aux gens de mer, qui, sous les yeux de cette infante, n'acquièrent une modestie qu'on aurait peine à trouver dans des moines. Je répondrais bien à cette première question. Si on multipliait les Clarices, les hommes de sens se multiplieroient d'eux-mêmes. C'est presque toujours la faute des femmes, quand les hommes sortent en leur présence des bornes du respect; mais cette réponse qui serait fort bonne, ferait peu d'honneur au sexe, il faut donc la supprimer. J'avertirois ensuite, qu'un auteur qui respecte les mœurs, s'il fait un roman, n'y doit jamais faire entrer ces détails dangereux, dont la Clarice la Pamela de Monsieur Ritsharsond sont lardés. Il connaissait mal le cœur humain, s'il s'est persuadé que ces récits inspireraient l'horreur du vice, je sais qu'ils ont produit un effet contraire en plusieurs personnes. Il n'y a guère que les jeunes gens qui lisent les romans, l'auteur doit donc les avoir toujours en vue, n'y pas laisser entrer un seul mot propre à exciter des idées sales; l'honnête homme, auteur de ces deux ouvrages a voulu donner l'horreur du vice, ne s'est pas aperçu qu'il avait donné des leçons de ce même vice qu'il voulait combattre. Mais, voyez un peu où m'a emportée le désir de voir votre confession générale, Monsieur le Baron: voilà une sotte page de dissertation qui se trouve là, à propos de botte, que vous auriez évitée si vous vous étiez prêté de bonne grâce à nous révéler votre vie passée. C'est à vous que je parle, Clarice; car il faut bien employer vos expressions. Je fas serment de ne manger de bon cœur, pain sur nappe, que vous n'ayez engagé votre époux à cette confession, pour l'y encourager, je vais vous faire la mienne. C'est que ces romans, proscrits de notre bibliothèque, couvrent actuellement ma table, qu'il y en a plusieurs dont la lecture peut procurer quelque utilité, qu'on en pourrait tirer les plus grands fruits, si on les faisait comme il faut. Je sais que vous allez vous récrier sur le temps perdu; pour me venger, je vous souhaite une grossesse pareille à la mienne, qui vous cloue sur un lit de repos, qui vous donne de bonnes vapeurs, des vapeurs noires surtout; mais non, condamnez-moi, accusez-moi plutôt de frivolité, que d'éprouver un état pareil au mien; il me rend stupide, vous vous en apercevrez en lisant ma lettre, elle est remplie des quatre côtés, je n'ai encore rien dit qui vaille la peine d'être lu. Il faudra remplir une autre feuille, je veux prendre pour cela l'intervalle de deux vapeurs. Je tiens ma tête, je crois, je me hâte crainte qu'elle ne m'échappe. Ce qui vous est arrivé depuis quelque temps, ressemble comme deux gouttes d'eau à un malheur, ce malheur apparent va vous conduire à l'état le plus tranquille qu'on puisse espérer dans la vie, à un état qui sera envié des soitdisant heureux du siècle, s'ils pouvaient en avoir une idée. Je considère une riche héritière qui entre dans le monde, comme une proie sur laquelle d'avides chasseurs jettent un œil de concupiscence. Que d'efforts pour la faire tomber dans des pièges! le plus audacieux devient respectueux, rampant même. Il se contrefait, se réforme, bien déterminé à réparer le temps perdu pour ses débauches. Il jure qu'il a de l'amour, ah! vraiment il en a, mais c'est pour lors; qui voudrait séparer l'héritière de l'héritage, il se consolerait de la perte de la première, par la possession du second. A peine en devient-il le maître, que le renard reprend sa peau. La femme ne reconnaît plus son amant dans son époux. Oh! si ce malheur m'était arrivé, je me serais démariée; j'aurais dit aux Juges: ce n'est pas là l'homme que j'ai épousé, que j'ai juré d'aimer, de respecter, je ne connais pas celui là, je ne veux rien avoir de commun avec lui. Mais supposé qu'on ait le bonheur d'attraper un bon billet dans cette loterie, un mari, comme le commun des hommes, en qui les vices les vertus soient partagés, cela fait une alternative de bons moments, d'instants insupportables. La belle félicité! Enfin, celle qui a le gros lot, c'est-à-dire, un époux tel que le mien, n'est pas pour cela parfaitement heureuse. Les bienséances, les affaires, le lui enlèvent les trois quarts du jour; elles le partagent, laissent sa triste moitié dans une solitude qui est d'autant plus pénible, qu'elle sent mieux le bonheur dont elle est privée. Vous n'avez rien à craindre de pareil; votre solide, votre médiocrité vous affranchissent de ces importants riens, qu'on nomme bienséance. Point de distractions, point d'efforts à faire pour cacher votre tendresse mutuelle, les innocentes créatures avec lesquelles vous vivez, loin d'en être choquées, en béniront le Seigneur. Oh! que ne suis-je bergère avec vous, ma chère Clarice. Ce revenu qui nous suffit à peine, à cause des misérables besoins du luxe de l'usage, serait surabondant. Depuis votre lettre, je ne rêve que maisons champêtres, jardins sans fleurs, troupeaux, quand je me réveille, que je jette les yeux sur ces belles tentures, ces lits de damas, ces miroirs, cette toilette, il me prend envie de jeter le tout par les fenêtres. Procurez-moi du moins des songes agréables: je vous demande le journal de votre vie, si la poste se fâchait de m'apporter des paquets si précieux, j'enverrais des exprès. Je devrais, parmi les biens que je vous envie quelquefois, mettre au premier rang Madame votre respectable belle-mère; attendez dans six mois, vous verrez mes lamentations sur cet article. Je possède actuellement un trésor qui me dédommage de la privation du votre. Notre mère commune remplit à mon égard toute l'idée que je m'étais faite de la perfection, de la tendresse maternelle, des délices de l'amitié. Aussi, ne suis-je point en retard pour les sentiments de la plus respectueuse tendresse. Si mon esprit s'ennuie, mon cœur n'a pas le temps de partager son ennui, je vous en assure; l n'a jamais été plus occupé, quoiqu'il soit partagé entre trois, il me semble que vous y êtes arrangés assez à l'aise. Il faudra pourtant vous presser un peu; il me faut une petite place pour la petite créature, que je mettrai bientôt au jour, puis il en faudra une autre pour vos enfants qui me seront aussi chers que les miens; car il me semble, ma chère, que nos deux êtres n'en font qu'un, entre lequel tout est en commun. Vous devriez bien consentir à la parfaite communauté. Ma mère ne me permet pas d'en dire davantage sur cet article, prétend que cela est contre les conditions qu'elle nous a imposées, quand elle nous a confié votre situation, que vous vouliez nous dérober. Je lui obéis, quoi qu'il m'en coûte; mais j'espère que le voyage de Milord y apportera quelque changement. LETTRE DE MAD. DERBY A MAD. LA Baronne D'Astie. Madame, JE répéterai vos obligeantes paroles. Si le Ciel vous a accordé une belle-fille telle que vous la lui aviez demandée, il a donné à ma chère Clarice, une mère un époux tels que je les eusse choisis pour elle, si le Ciel m'avait laissé cette disposition. J'espère qu'elle se rendra digne de vos bontés par sa respectueuse obéissance, qu'elle s'efforcera de vous suivre, au moins de loin, dans la pratique des héroïques vertus. J'attends avec impatience le moment de profiter de vos bons exemples; mas quelque vif que soit mon désir à cet égard, je ne puis quitter Milady V*** dans l'état où elle est, surtout dans la circonstance où son mari est parti pour Londres, sans nulles autres affaires que celles de ma fille. Si je parlais à une Dame moins désintéressée, je lui dirais qu'il espère assurer à Clarce une fortune plus digne de Monsieur votre fils. Pour vous rendre ce propos plus supportable, ayez la bonté d'envisager que cette augmentation de bien vous mettra en état de satisfaire votre humeur bienfaisante. J'espère que ma fille n'aura jamais un sentiment contraire au vôtre; j'ose vous assurer qu'en cela, surtout, elle aura besoin d'être modérée. Je suis avec une parfaite estime, Madame. Votre très-humble, LETTRE DE MADAME DERBY A CLARICE. Dieu soit béni mille mille fois, ma chère Clarice; il a rempli le plus cher de mes désirs. Vous voilà placée dans le sein d'une famille vertueuse, sous les yeux d'une mère respectable, qui sera votre guide, éloignée du pays des illusions du grand monde, des occasions de vous perdre, à portée de vous sanctifier. Que pouvais-je désirer de plus? J'ai passé le court intervalle où nous avons demeuré ensemble, à sonder votre cœur, à en connaître tous les plis replis. Je n'y ai rien trouvé capable de m'alarmer; mais j'étais restée indécise sur le degré de perfection que D'eu demandait de vous. Vous aviez une grande horreur du mal, de l'attachement pour vos devoirs, un esprit assez juste pour n'estimer votre fortune que parce qu'elle vous mettait à portée de soulager les misérables. C'était déjà beaucoup, ordinairement, Dieu ne demande pas une plus grande perfection de ceux qu'il destine à vivre dans le grand monde. Vous y sembliez appelée, je n'avais garde de m'opposer à votre vocation. Une voix secrète me disait pourtant, que de si heureuses dispositions devaient vous conduire plus loin; je vous abandonnai à la divine providence; mon attente n'a point été trompée; elle a manifesté ses desseins. Eh! qu'ils sont pleins de bonté pour vous! Il est bien diffcile de vivre au milieu du monde, sans en contracter les souillures. Il faut s'attendre à un déchaînement général, si on veut y vivre en chrétienne. Dieu vous épargne ces combats, pensez souvent que vous n'auriez pas eu le courage de les soutenir, tressaillez de joie de l'asile qu'il vous a ménagé. Soumettez-vous aux desseins de perfection que Dieu a par rapport à vous. J'ai vu par votre lettre, que vous n'aviez pas même l'idée de ce en quoi elle consiste. Non, ma chère, un visage pâle, une mine austère ne sont point les attributs de la sainteté: elle n'exclut point une joie innocente, les douceurs de l'amitié, ou plutôt ce n'est qu'elle seule qui procure ces solides biens. Une étude suivie vous découvrira, j'en suis sûre, que Madame Astie a trouvé le moyen de tendre à la sainteté, dans les actions les plus communes, dans la vie laplus ordinaire en apparence. J'en ai pour garant, ce parterre métamorphosé en potager. Cette fidélité à correspondre aux mouvements de la grâce, dans les petites choses, m'annence les grandes vertus. Je vous abandonne aux soins de cette sage ma tresse, ses exemples vous en apprendront davantage que mes froids discours. Je me joins à ma seconde fille pour vous demander le journal de vos actions, joignezy celui de vos découvertes, par rapport à Madame la Baronne, je veux tâcher, dès ici, de la prendre pour mon modèle. Hariote moi, nous sommes étonnées plusieurs fois, comment elle avait pu donner son consentement à votre mariage, sans vous connaître plus particulièrement. Vous convenez vous-même que vous aviez un peu l'air d'une aventurière. Elle vous croyait pauvre, Monsieur Beker ne vous connaissait pas assez pour répondre de votre caractère de vos mœurs; il y a donc quelque chose là-dessous, que je ne comprends pas, dont je vous demande l'explication. Nous avons aussi un grand désir de connaître les deux Ecclésiastiques avec lesquels vous avez dîné. (Lady Hariote continue.) Plus, les aventures de vos dignes compagnons de prison. Notre mère veut du solide, elle a raison. Je veux de temps en temps du frivole, je n'ai pas tort, parce que ma tête est encore terriblement verte, que j'ai des vapeurs. Oh la belle chose que ces vapeurs! c'est une excuse banale, une femme qui a l'honneur d'en être attaquée, peut être tout ce qu'il lui plaît sans conséquence. Est-elle distraite, maussade, impertinente, ennuyeuse, contrariante, tout cela se met sur le compte de ces pauvres vapeurs; ce sont elles sur lesquelles j'ai excusé la licence d'interrompre un bon discours, pour bavarder. (Madame Derby conclut.) Il ne me restait qu'à finir, mon enfant, elle ne m'a point interrompue, je t'embrasse ton cher époux. Nora. Vous ne devez avoir aucun scrupule sur la lettre de change du bon Ryding; c'est ce qui lui restait de votre revenu, entre les mains; rien n'est plus à vous que cet Argent. Milord prétend que, sans s'écarter de vos intentions, il vous fera plus riche, je loue les siennes; mais j'ai dans l'esprit que Dieu saura les rendre inutiles; il vous veut pauvre, vous le serez, je ne pourrai m'en affliger. LETTRE DE CLARICE A MADAME SA Mere. Vous m'imposez une si grande tâche, ma très-chère mère, qu'il faut que ma sœur Hariote se contente d'un seul mot, dans cette longue lettre. Pour ne la pas allonger inutilement, je commence. Les protestations de mes sentiments seraient inutiles, vous en êtes convaincues. Le troisième jour de mon arrivée ici, j'ai prié Madame d'Astie de m'associer à ses travaux champêtres, après bien des difficultés, elle m'a accordé une partie de ma demande. Je suis trop fluette, me dit-elle, pour la suivre dans des travaux auxquels elle s'est habituée petit à petit, il faut que je fasse comme elle. Pour commencer, elle m'a établie intendante des vaches, de la laiterie, une servante sous moi, s'entend, elle n'en avait point. Il y a surtout, une belle vache noire, qui est la bête de prédilection; je viens d'en apprendre les motifs. C'est la vache des pauvres. J'en nourris sept pour moi, dit la Baronne, une de plus n'est pas une augmentation de dépense de peine. J'ai consacré à D'eu une belle génisse que j'ai nourrie avec complailance, son lait est distribué aux pauvres, son veau vendu à leur profit. La plupart de nos femmes sevrent leurs enfants à trois ou quatre mois, pour prendre des nourrissons. Ces pauvres petite créatures abadonnées pour l'étranger, dépérissent; je leur coupe ce lait avec de l'eau d'orge, ou quelqu'autre chose adaptée à leur santé; je leur ai fait avec des biberons de terre, des mamelles artificielles, j'ai montré aux mères à s'en servir. Je visite une fois chaque jour toutes les nourrices; je veille à la sûreté, à la santé, à la propreté de ces enfants: cela a mis notre village en réputation pour les bonnes nourrices; les Négociants de Bordeaux les plus aisés, envoient ici leurs enfants, cela a mis nos paysans fort à leur aise; il n'y a de vrais pauvres ici, que les vieillards les infirmes, encore sontils assistés. Il y a douze ans, ajouta la Beronne, qu'on ne comptait que soixante feux dans cette paroisse, ce nombre a triplé, soit par des mariages, soit par des étrangers qui s'y sont fixés, soit par des anciens habitants que la misère en avait chassés, que l'espoir d'y trouver du pain nous a ramenés. Mais, Madame, lui dis-je toute surprise, comment avez-vous pu subvenir à la subsistance de tant de personnes? Votre revenu est si modique, que j'ai peine à comprendre comment il peut fournir à votre subsistance; d'ailleurs, la terre n'a point augmenté à proportion des habitants. Non, m'a répondu la Baronne; mais ayant été mieux cultivée, elle a rendu au triple; dix fois plus d'habitants ne nous embarrasseraient pas. Ce pays est rempli de landes incultes, il y avait d'immenses terreins, qui ne produisaient que des broussailles, ne rapportaient rien à leurs propriétaires. La misère avait abattu le courage du paysan, la plupart allaient mendier plutôt que de mourir de faim. J'arrivai ici dans le même temps que les deux Ecclésiastiques que vous avez vus, en furent nommés, l'un Curé, l'autre Vicaire: ils pouvaient prétendre à quelque bénéfice plus considérable; car celui-ci n'était que de cinq cents livres pour les deux Pasteurs; nous étions amis, depuis longstemps; ils se persuadèrent que nous pourrions ensemble faire quelque bien, briguerent cette Cure qui n'était pas fort courue, mais dans laquelle ils pouvaient vivre, parce qu'ils avaient huit cents livres de revenu de leur patrimoine. On peut dire que ce petit canton présentait aux yeux, l'image la plus touchante de la misère humaine; de vieux parents abandonnés de leurs enfants, ensevelis dans le fumier, toujours prêts à mourir de faim; des enfants nus, maigres, haves; une ignorance absolue de la Religion, qui seule pouvait adoucir leurs peines; une habitude de fainéantise qui leur ôtait jusqu'à la pensée d'essayer à les faire finir, ou du moins à les diminuer. Je me serais découragée à la vue de ces obstacles, si je n'avais été soutenue par l'ardeur de ces frères zélés. Ils commencèrent à travailler infatigablement à l'instruction de ces pauvres gens, ils gagnèrent leurs cœurs par de petits secours, parvinrent à leur faire comprendre que la paresse conduit en enfer, est la mère de tous les vices. Notre exemple acheva ce que l'instruction avait commencé. Mon fils, quoiqu'encore très-jeune, se soumit aux travaux qui pouvaient ne pas excéder ses forces; je me mis moi-même à la tête de quelques femmes. Ces bonnes gens savaient que nous n'avions pas été élevés pour cela, ils eurent honte de leur oisiveté. Une famille, composée d'un père, d'une mère de quatre garçons, était sur le point de s'expatrier; le Curé acheta pour deux cents livres un terrain qui contenait vingt mille toises; il retira ces infortunés dans sa Cure jusqu'à ce qu'ils eussent défriché ce terrain. L'ouvrage fut pénible. Il fallut déraciner des restes d'arbres, qui y avaient été autrefois, qui étaient fort étendus sous terre. Le père, le fils aîné qui avait seize ans, se chargèrent de ce travail: la mère ses trois jeunes fils déracinoient les broussailles dont les racines étaient moins profondes. A mesure qu'on tirait ces racines on les couvrait de terre, par différents tas, en leur donnant la forme d'un four, on y laissait une porte. De temps en temps on associait quelques paysans à cette corvée, le Curé les payait, en sorte qu'en moins de temps qu'on ne l'avait espéré, la terre se trouva purgée de ces racines, très-bien remuée: comme la pauvre famille savait que ce terrain était la récompense des peines qu'elle prenait, elle travaillait avec une ardeur non pareille. On mit ensuite le feu à tous ces fours comme on fit cette opération au commencement de l'automne, les pluies qui survinrent bientôt délayerent les cendres qu'on eut soin de disperser sur cette terre. La moitié devint des prés artificiels qui produisirent dès la première année, au delà de l'espérance, le reste donna du froment qui ne péchait que par trop de force. Il faut des faits aux paysans. Le plus grand nombre s'était moqué de l'entreprise, ils commencèrent à devenir plus dociles; il y avait peu de fermiers qui n'eussent de pareilles terres, ils auraient bien voulu faire la même opération, une réflexion les arrêta tout court. Ce travail allait devenir trèsavantageux aux propriétaires, en mettant en valeur des terres incultes; mais il n'en reviendrait d'autre avantage au cultivateur, que celui de faire hausser le prix de sa ferme, peut-être de sa taille. Pour remédier à ces deux inconvénients, M. Duboc le cadet (c'est le nom du Vicaire,) se chargea de parler à tous les propriétaires, en tira un acte, par lequel ils abandonnaient pendant quinze ans le profit des endroits qu'on mettrait en valeur. Il y en eut même plusieurs qui fournirent de l'argent aux fermiers pour acheter du bétail, à condition d'être remboursés dans l'espace de six années. De mon côté, j'ecrivis à M. l'Intendant de la Province, je lui remis un mémoire, nous en obtînmes une assurance que la Paroisse ne serait point surchargée, à raison de la richesse qui lui serait procurée par son travail. A peine eut-on réglé ces importants articles, qu'on aperçut une émularion que nous eûmes soin d'entretenir, d'accroitre. J'avais conservé à Bordeaux quelques liaisons avec des personnes pieuses, dévouées aux bonnes œuvre; elles se prêtèrent volontiers à celle-ci. On proposa des prix pour celui qui, chaque semaine, aurait défriché un plus grand espace de terrain. Ce pays est naturellement sec aride; on creusa des fossés qui devaient ramasser les pluies, on ménagea des rigoles qui conduisaient l'eau dans les champs, pendant que les lieux bas, où les eaux séjournoient, formaient des marécages, furent insensiblement desséchés. On fit partout des prés artificiels, qui nous donnèrent moyen de nourrir une grande quantité de bétail, nous eûmes bientôt le moyen de fertiliser nos terres, par un abondant fumier. Il fallait une plus grande quantité de bras, que nous n'en avions, pour faire ces ouvrages; notre digne Pasteur son frère surent nous en procurer. Ils sacrifièrent leur patrimoine, dont ils firent deux parts. Huit mille livres furent employées à acheter des fonds incultes; le reste fut destiné à nourrir les étrangers que l'espoir d'un petit morceau de terre attira parmi nous. Mille toises de terrain tout défriché, furent données, en forme de salaire, à chaque famille qui aurait travaillé une année entière, comme nos Pasteurs avaient encore plus à cœur le salut de tous ces pauvres gens, que leur soulagement corporel, voici l'ordre qu'ils établirent. On se mettait au travail à la pointe du jour, le rendez-vous des travailleurs était à l'Eglise, où l'on faisait à haute voix une prière fort courte. On quittait le travail à onze heures, on venait à l'Eglise entendre la Sainte Messe; puis jusqu'à trois heures, on se reposait. Ces quatre heures n'étaient pas perdues, nos ouvriers en employaient ordinairement la plus grande partie à dormir, se trouvaient tout renouvellés pour continuer le travail jusqu'à la nuit. Au commencement, nous eûmes quelque peine à retenir les jeunes gens, qui, après souper, auraient voulu employer une partie de la nuit à danser, comme font les moissonneurs. Un peu de fermeté, de grandes louanges à ceux qui commencèrent à s'en abstenir, quelques petites récompenses, des discours familiers les Dimanches, sur le danger de ces divertissements nocturnes, nous en débarrasserent entièrement. Pendant que nos ouvriers employaient leurs bras à préparer la terre, notre Vicaire moi, employions tout ce que Dieu nous avait donné d'esprit, pour nous instruire de tout cequel regardait l'agriculture; nous apprîmes à distinguer les différents sols: à les améliorer par des mélanges. Nous nous instruisîmes de ce qui convenait à chaque terroir; nous apprîmes à connaître les bestiaux, leurs maladies, les précautions nécessaires pour les en préserver, les remèdes propres à les en guérir. Nous demandâmes des conseils aux savants de nos jours, qui se consacrent à cette sorte d'étude, bientôt nous fûmes en état de leur en donner, parce que nous joignions la pratique à la théorie. Je tirai bien huit mille livres de mes amis, pour notre entreprise, sans compter les bestiaux qui furent avancés par les particuliers, qui furent payés dès la fin de la quatrième année. Ce qui rendait ce pays extrêmement pauvre, c'est qu'il est éloigné de tout passage, des grandes Villes; par conséquent, il y avait peu de débouché pour les denrées. Il ne fallait pas penser à les envoyer à Bordeaux: quel paysan eût voulu faire dix-huit lieues, pour vendre quelques livres de Beurre? Après y avoir bien pensé, voici ce que j'imaginai. On fit une assemblée de tous ceux qui avaient des bestiaux, on leur proposa de mettre leur lait en commun. Le Mardi le Mercredi furent destinés à battre le beurre, on choisir pour le faire, quelques femmes qui furent dispensées d'aller aux champs. On leur fournit les nouveaux battoirs qui abrègent l'ouvrage, deux d'entre elles furent chargées de partir tous les Jeuds, pour se trouver à Bordeaux les jours de marché. On fit la dépense d'une grande charrette couverte, on leur donna un homme pour la conduire, elles eurent le soin de vendre tout le beurre toutes les denrées du village. Elles étaient de retour le Samedi; le Dimanche après Vêpres, le Curé à qui l'on avait remis l'argent de la vente, distribuait le prix du beurre, à chacun tant par être, à chaque particulier, le provenant de ses denrées. Cette méthode nous produisit de grands avantages. Nous vendions beaucoup mieux dans cette grande Ville, que dans les marchés d'alentour; puis nos travailleurs n'étaient point distraits, au lieu qu'auparavant, chaque famille était obligée d'envoyer une personne à deux ou trois lieues aux environs, ce qui était une journée perdue. Un accident nous fournit une nouvelle méthode, dont nous nous trouvâmes à merveille. La maladie se mit chez un de nos paysans, qui dans une semaine, perdit six bêtes à cornes. La frayeur se répandit parmi tous les autres, ce qui les mit dans une disposition de doc lité dont nous profitâmes: ce fut de mettre les bêtes en commun. On avait employé tous les enfants à nettoyer les terres des cailloux dont elles étaient remplies; on construisit cinq grandes étables, ou plutôt on en agrandit cinq des plus vastes, dont les murailles furent construites en partie avec ces cailloux. Chaque écurie eut assez de femmes pour en avoir soin, on en laissa toujours une de vide, qui devait servir d'infirmerie au bétail. Dans la suite nous avons été obligés de multiplier ces étables. Tout ce qui en sortait était vendu à profit commun, on prélevoit sur ce profit de quoi remplacer les bêtes enlevées par la maladie; mais nous en avons peu perdu; la propreté, la séparation des bêtes malades d'avec les saines, le choix l'apprêt des choses dont on les nourrit, nous ont fait éviter les calamités dont la France a été affligée à cet égard. Je suis la surintendante de ces étables, M. Duboc me seconde, nous avons grande attention que celles qui en ont soin fassent leur devoir. Nos paysans dorment tranquilles, parce qu'ils savent qu'à moins d'une mortalité générale, ils ne peuvent être ruinés. Le fumier se distribue à raison du nombre des bêtés que chacun fournit au magasin, tout le monde est content. Dès la seconde année, la Providence nous ouvrit une autre source d'abondance. Ce fut la méthode de faire éclore les poulets dans le fumier dans les fours. Il est vrai que cette première année produisit peu de chose, nous payâmes notre apprentissage; mais instruits à nos dépens, les autres années nous gagnâmes beaucoup. Les muriers que nous avons plantés la troisième année, nous donnent des feuilles depuis six ans, c'est une autre source de richesses qui s'augmentent chaque jour. On marie tous les ans les jeunes gens, quand les parents étaient absolument pauvres, (ce qui n'arrive plus aujourd'hui,) on leur donnait mille toises défrichées; tout le village se cotisoit pour les ensemencer, pour leur donner deux bœufs une vache. Aujourd'hui, les parents se piquent d'honneur, seraient bien fâchés qu'on pût leur reprocher de n'avoir point été assez ménagers pour se trouver dans le cas d'avoir recours à la communauté. Nous n'avons de pauvres, comme je vous l'ai dit, que les vieillards les infirmes, auxquels il faut ajouter les nouveaux habitants. Tous les jours il nous vient des pauvres familles, auxquelles on n'est point en état de donner des fonds; si ce sont de bons sujets, on les assiste, nous attendons de la Providence, des secours pour les établir. Madame d'Astie eût pu parler beaucoup plus long-temps, sans que j'eusse pensé à l'interrompre. J'étais extasiée, je ne savais si j'en devais croire mes yeux, si ce n'était point un Ange sous une forme humaine. Lorsqu'elle eut fini son discours, un mouvement machinal me mit à ses pieds, il sortit de mon cœur, plus que de ma bouche, des exclamations, des actions de grâces au TrèsHaut, pour la faveur qu'il me faisait, en m'accordant un tel modèle. Oh! que ce fut bien en ce moment que je désirai d'être riche. Mais Dieu peut suppléer à mon impuissance; toujours est-il vrai que je lui eusse voué de bon cœur, la plus grande partie de ce que je possède, si je me fusse cru maîtresse d'en disposer. Ma belle-mère me releva, après m'avoir embrassée, elle finit tout jours par-là. Je la priai de me permettre de lui faire quelques questions. Je lui demandai pourquoi ses vaches n'étaient point en commun comme celles des autres habitants. Je les y ai mises au commencement, me dit-elle, pour encourager les autres. Quand nos paysans ont été bien convaincus de l'avantage de la communauté, j'ai retiré mes bêtes; il faut éviter de donner lieu de croire à ces gens grossiers, qu'on ait eu en vue son intérêt particulier, dans les choses qu'on établit pour le bien général. Ils voient par leurs yeux que je n'ai point augmenté mon bien, depuis douze ans, sont parfaitement convaincus, quand je leur propose quel-que chose de nouveau, que je ne me regarde en rien, c'est ce qui fond leur obéissance, elle est telle aujourd'hui, qu'ils reçoivent mes avis comme des Oracles, sont toujours disposés à les suivre. Et à quoi les occupez-vous en hiver, lui demandai-je? Il est peu de jours, me répondit-elle, où l'on ne trouve de quoi s'occuper aux champs. Nos hommes prennent ce temps pour couper du bois dans la montagne, préparer des échalas. Nous avons des char entiers qui travaillent les plus gros arbres, pour réparer les maisons, en bâtir de nouvelles; nos jeunes garçons, en leur aidant, se mettent en état de leur succéder. On raccommode les haies rompues, on fait de nouveaux fossés pour les eaux, on bat les blés, en un mot, chacun trouve de quoi s'occuper. Comme les soirées sont fort longues, on couche les enfants de bonne heure, après quoi on se rassemble pour filer dans les anciennes étables. On appelle cela des cabarets, il y en a douze dans le village. Les femmes sont assises d'un côté, les garçons de l'autre; chaque famille fournit la lumière une semaine. Les garçons devident le fil. Une vieille femme préside à l'assemblée, a soin que tout soit dans l'ordre. Je les visite une fois tous les quinze jours, M. le Curé son frère en font autant. Mais, lui dis-je, tous ces gens là ne travaillent point en silence, n'abuseton point de ce mélange des sexes? Est-il possible, parmi ces gens grossiers, qu'il ne s'élève point de querelles, qu'on n'entende point de jurements, de paroles méfiantes, qu'on ne chante point de mauvaises chansons? Le bon Dieu a béni les soins de nos Pasteurs, me répondit la Baronne. Actuellement nos paysans sont instruits; l'assiduité au travail en a fait de nouveaux hommes; ils n'ont plus le temps de commettre le péché, on leur en a ôté toutes les occasions. elles que sont les danses, les cabarets, les murmures de la pauvreté. Ils ne savent plus de mauvaises chansons, on y a substitué des cantiques; quand nous allons à la veillée, on leur raconte quelques histoires à leur portée; il y a quelques paysans de bon sens, d'un certain âge, qui savent lire, auxquels on a donné la vie des Saints, celle des Peres des déserts, autres semblables. Ils se plaisent à raconter ce qu'ils ont lu, les autres les écoutent avec plaisir. Parmi ceux qui sont revenus au village, après en avoir été chassés par la misère, il y en a qui ont été à la guerre, ou sur la mer, ils racontent aux autres ce qu'ils ont vu dans leurs voyages, cela les rend tout oreille. Au commencement on jurait par mauvaise habitude, un sol d'amende à chaque jurement a commencé la correction, le bannissement de ces soirées pendant plusieurs jours a fait le reste. Au surplus, on ne force personne d'y venir, mais ils les regardent comme des récréations, il n'y a guère que les infirmes qui y manquent. A onze heures, on fait la prière du soir, dans chaque cabaret, puis on se retire. M. le Curé dit sa Messe le lendemain à sept heures du matin, nous avons le plaisir d'y voir toutes nos bonnes gens y assister avec piété modestie; il en avance l'heure à mesure que les jours allongent, en sorte qu'on est toujours prêt pour le travail, lorsque le jour commence. Mais, dis-je à la Baronne, si vous retranchez la danse les autres amusements dangereux à vos paysans, ils sont donc absolument sans récréation? Nous nous efforçons de leur en procurer d'innocentes, me répondit elle. Tous les Dimanches fêtes, après avoir satisfait aux devoirs de Religion, je les rassemble dans une grange, les filles les femmes, s'entend; nous jouons en hiver aux quilles, à la boule; quand il fait chaud, à de petits jeux: nos Pasteurs de leur côté, amusent les hommes à tirer de l'arc, à des jeux propres à entretenir ou augmenter leurs forces. D'ailleurs, nous les avons accoutumés à se donner des petites fêtes. Les jours de ma fête celle de mon fils, nous régalons toute la Paroisse d'une collation, M. le Curé son frère en font autant. Nos paysans nous imitent. Celle qui préside au cabaret, n'y manque jamais, invite toutes celles de sa coterie; nous nous trouvons assidûment à ces petites fêtes, où tout se passe, je vous assure, avec autant de décence que de gaicté. N'êtes-vous pas ravie de ce récit, ma chère Hariote? On élève des statues aux destructeurs du genrehuman, aux conquérants; combien sont plus précieux à l'humanité, ces généreux bienfaiteurs, dont l'unique soin est de procurer le bonheur de tout ce qui les environne! Leur siècle ingrat méconnoit leurs services; après tout, il n'aurait pas de quoi les payer, ce n'est que dans le Ciel qu'ils peuvent trouver une récompense digne d'eux. Ma seconde mère m'a mené rendre les visites que j'avais reçues. J'ai été dans chaque famille, je ne reviens point de mon étonnement. Nous avions dîné dans un village, sur la route, en venant ici: en vérité, le cœur me soulève encore, quand je pense à l'horrible malpropreté des habitants de ce village, on dit que tous les autres lui ressemblent. Je ne m'étonne plus des maladies qui dévastent les campagnes. On respire chez ces infortunés un air empoisonné; chaque porte est ornée d'un fumier infect, ou d'une crapaudiere, c'est-à-dire, d'un trou où se ramassent les eaux de pluies, qui jointes avec celles qui découlent des fumiers, fournissent en été des exhalaisons pestillentielles. Leurs maisons sont d'une humidité malsaine, sans fenêtres, pour la plupart; car on ne peut nommer fenêtre, une lucarne d'un pied en carré, en sorte qu'on ne reçoit de jour que par la porte. Si les citoyens font la richesse réelle d'un Etat, comme le dit la Baronne dans son mémoire, combien ces causes de la dépopulation devraient-elles exciter l'attention du gouvernement? Que si la pitié pour ces pauvres malheureux n'est pas capable d'exciter la générosité des riches habitants des villes, que leur propre intérêt les excite du moins à s'unir pour remédier à ces inconvénients. C'est dans ces cachots que leurs enfants passent les premières années de leur vie, temps dans lequel la nature est plus susceptible d'amélioration ou de dépérissement. Ils y prennent le germe de toutes les maladies dont les parents essuyent les incommodités. Je ne cite que ce motif, parce qu'il touche plus immédiatement les pères mères. Une souscription dans les grandes villes, pour mieux loger les paysans, fournirait des enfants plus sains sans fouler le citoyen. Ici, toutes les maisons nouvellement bâties sont élevées de quatre pieds au-dessus du niveau de la rue, on y monte par un escalier. Elles ont au moins deux grandes fenêtres exposées au meilleur air. Pas une seule crapaudiere; on a tout mis de niveau, l'on a pourvu à l'écoulement des eaux. Les fumiers sont à une distance raisonnable, tous ramassés en quatre tas. Ma belle-mère m'a dit qu'au commencement les paysans des villages voisins venaient les enlever la nuit, on y a pourvu en les renfermant dans une bonne haie, des dogues en sont les gardiens, pendant la nuit. Le dedans des maisons est propre, net, pavé des pierres qu'on a retirées des terres. Les enfants les charrient dans de petits charriots qu'ils trainent, cela les accoutume au travail. Si vous voyez qu'elle joie se répand sur le visage de ces bonnes gens, quand la Baronne entre chez eux, avec quel respect ils s'empressent de luiaiser la main, vous la croiriez déjà payée de ce qu'elle a fait pour eux. Si je ne m'étais pas fait une loi de me conduire par les conseils, j'aurais répandu à pleines mains ce que j'ai d'argent, pour concourir à cette bonne œuvre. Elle me dit en riant, que la vraie charité est prudente; que je ne suis que prodigue; qu'il faut faire vivre le pauvre se garder de l'enrichir: ce que je puis faire de mieux, je crois, c'est de profiter de la grâce que Dieu m'a faite, en me donnant un tel guide, le meilleur moyen de le faire est de m'abandonner aveuglément à sa conduite. A chaque pas qu'on fait ici, on trouve de nouveaux sujets de se récrier d'admiration. Parvenue à l'extrémité du village, j'ai aperçu un grand espace couvert de toiles presque absolument blanches, des paysannes étaient occupées à les enlever. C'est le fruit des veillées de l'hiver; la charrette fera, la semaine prochaine, deux voyages à Bordeaux, pour y vendres ces toiles, en rapporter le prix aux filenses. Il y a actuellement dans le village six ouvriers qui travaillent ces toiles, dont un seul est maître; les cinq autres sont des enfants trouvés, que nous avons pris à l'Hopital de Bordeaux, à l'âge de douze ans. Ils ont passé une année dans la maison de Messieurs Duboc, qui les ont instruits. Le plus jeune des deux, c'est à dire le Vicaire, s'étant fait Maitre d'école, leur a très-bien appris à lire, à écrire, l'on peut dire qu'il leur a inspiré tant de piété, qu'ils sont l'édification de la Paroisse. A treize ans ils ont commencé leur métier de tisserand, ils entrent la semaine prochaine dans leur vingtième année, ils seront mariés tous les cinq, avec sept autres garçons du village; leurs épouses leur apportent en dot deux vaches, qui sont au magasin; ils seront nourris pendant un an chez leur beau-père; le maître tisserand va les payer cette année, leur argent sera mis de côté pour meubler leur petite maison. Vous en avez donc plusieurs de guides, dis-je à la Baronne? Non, mon enfant, me répondit-elle; mais voici comment on agit en pareil cas. Toute la Paroisse approche des Sacrements une fois par mois. La veille de la Communion générale est appelée le jour du Seigneur, parce que le travail de toute cette journée, est consacré à la charité. Les uns vont à la champagne couper du bois, d'autres le voiturent, ceux-ci le préparent en solives en poutres, ceux-là trient la paille qui doit couvrir la maison. Les femmes mettent à part le fil qu'elles travaillent ce jour là, on en fait une pièce qui, vendue au profit de la communauté, sert à acheter les clous, la chaux les autres choses nécessaires pour bâtir une maison. Nous avons deux maçons établis ici depuis sept ans, qui préparent des pierres, qui se fout aider par les jeunes gens, qu'on appelle les enfants de bonne volonté. C'est une confrérie où nous n'admettons que ceux dans lesquels on remarque des talents unis à un excellent naturel, c'est un grand honneur d'y être admis; je vous ferai voir les statuts de cette confrérie; à mesure que ces matériaux sont préparés on les emmagasine. Le seize de Septembre est le jour des mariages, il ne s'en fait que ce jour là, c'est à dire, entre les garçons les filles; car ceux qui ont été déjà mariés, qui veulent passer à de secondes noces, prennent le jour qu'ils trouvent le plus commode pour eux. On prépare les jeunes gens à recevoir le sacrement de mariage, un mois auparavant, c'est à dire, qu'on a soin de leur expliquer les devoirs auxquels il les assujettit. Communément ces bonnes gens dont j'ai la confiance, me consultent sur le mariage de leurs enfants, comme je les connais parfaitement, je n'épargne rien pour les assortir. Ce jour est un jour de fête générale pour tout le village. On dresse des tables sous des feuillées, pour ne pas induire les familles à une trop forte dépense, chacun, deux jours avant, apporte selon sa bonne volonté, les uns des poulets, les autres un agneau, les Pasteurs moi donnons l'exemple de cette libéralité. On fait des tables de trente couverts. Les mariés sont à la première, où il faut toujours que je prenne place. On se divertit innocemment le reste du jour, le lendemain, les enfants de bonne volonté aident aux maçons à construire les maisons des nouveaux mariés. Comme les matériaux sont prêts, que ces maisons, quoiqu'assez solides, sont simples uniformes, elles sont bientet élevées, elles ont le temps de sécher tout l'hiver. Mais répliquai-je: il vous faut des portes, des fenêtres, des serrures, mille autres choses. Presque tout se t ouve dans le village, me répondit ma belle-mère. Tous les ans nous tirons cinq garçons des enfants trouvés; l'Hôpital, depuis plusieurs années, leur fait une petite pension qui aide au maître auquel on les donne; on les distribue tantôt aux laboureurs, tantôt au charron, aux maçons, aux menuisiers; lorsqu'au printemps il est question d'achever ces maisons, le grand nombre de mains qui s'y emploient fait que l'ouvrage est bientôt achevé. Pour la serrurerie, nous dédaignerions de fermer nos portes, sans les passants. Nos paysans ont en horreur le vol, même d'une bagatelle, ainsi nous ne fermons que les premières portes, une serrure suffit pour chaque maison, on la prend toute faite à Bordeaux. Je ne me lasse point de vous faire des questions, dis-je à Madame d'Astie. Comment avez-vous pu plier l'esprit de toutes ces personnes, à des règlements sages, à la vérité, mais un peu gênants? Les premières années ont été pénibles, me dit-elle; mais la Religion qui vient à la suite de l'instruction, surmonte tous les obstacles. Nous avions des jureurs, des ivrognes des gens tachés de plusieurs autres vices; le plus grand nombre s'est corrigé, quelques-uns sont morts, deux seulement se sont expatriés, se voyant exclus de toute société; car les incorrigibles sont bannis de toutes les assemblées. Il y a douze ans que nous travaillons, tous nos jeunes gens ont été formés à notre mode, ils ont la crainte de Dieu, s'aiment mutuellement, tout le villagee ne fait qu'une grande famille, je ne crois pas qu'il s'y commette un seul péché mortel dans l'année. Nos bonnes gens toujours occupés, n'ont pas le temps d'être tentés. S'il s'élève quelque dispute, le Soleil ne se couche pas sur la rancune, nous avons bientôt terminé le différent. Nos paysans sont convaincus que nous les aimons, que nous ne voudrions pas pour tout au monde commettre une injustice, ils nous regardent comme leurs pères, comme les auteurs de leur bien-être, ainsi ils ont une aveugle confiance en nous. J'ai demandé à ma belle-mère sur quoi on insiste le plus dans les instructions, qu'on leur donne. A leur inculquer fortement ces grands principes: soyez justes envers Dieu envers les autres; ne faites point à votre prochain ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît. On leur apprend que pour être juste envers Dieu, il faut faire pour lui toutes ses actions, les lui offrir, les faire de la manière la plus propre à lui plaire. On les affectionne à son service, en leur faisant remarquer les bénédictions qu'il répand sur eux, en comparant leur état à celui de leurs voisins: les vieilles gens apprennent aux jeunes, les peines, les misères qu'ils ont éprouvées dans leur jeunesse, les exhortent sans cesse à bénir Dieu qui les en exempte. Vous ne verrez point ici de gens tristes mélancoliques, même parmi nos malades; nos champs retentissent du chant des cantiques, en un mot, c'est ici qu'il faut chercher des hommes heureux. A la cérémonie des mariages, nous en joignons une autre, ajouta ma belle-mère. Dans les commencements, nous recevions avec facilité les nouveaux habitants. Deux choses nous ont rendus plus circonspects. La première est la difficulté de leur procurer la subsistance; nous sommes environnés de terres incultes, qui se donneraient à un prix trèsmodique, mais nous n'en pouvons acheter que peu chaque année, faute d'argent. La seconde, qui nous a paru la plus importante, est la crainte que ces nouveaux venus ne gâtent nos paysans. Nous avons donc établi depuis huit ans une espèce de noviciat. Nous ne refusons point le travail à aucun passant, nous ne leur accordons jamais d'autre secours. On offre une pioche ou quelqu'autre outil aux mendiants; les fainéants se sauvent bien vite, nous en sommes débarrassés, il s'en trouve quelques-uns qui essaient à se plier au travail, alors on les encourage, on les instruit. Ils couchent dans une écurie destinée à cet usage, mais ils restent entre eux, jusqu'à ce qu'on les voie affectionnés au travail, on ne les admet ni aux veillées ni aux assemblées Au bout de trois mois, s'ils perséverent, on les reçoit au noviciat, ils y passent neuf mois, alors si on est content d'eux, on leur promet l'incorporation. Il nous arrive souvent des familles entières, d'autres fois ce sont des garçons; on tâche de les occuper sans relâche, par-là on parvient à les corriger de leurs vices. Nous recevrons onze familles, le jour des mariages, nous espérons que la Providence nous donnera le moyen de les établir. La Providence l'a trouvé ce moyen. La moitié de la somme que le bon Ryding m'a envoyée, sera consacrée à cette bonne œuvre. Je dis la moitié, parce qu'on a refusé le tout que j'aurais donné de bon cœur. Dimanche prochain on fera une assemblée de tous les anciens, pour fixer l'emploi de cette somme. Je vous rendrai compte dans ma première lettre, du résultat de cette assemblée, de nos fêtes champêtres. Mon époux s'engage de bon cœur à faire la confession exigée par ma chère Hariote. Vous cesserez d'être surprise de la promptitude avec laquelle Madame d'Astie a donné son consentement à notre mariage, lorsque vous aurez lu la lettre que Monsieur Beker lui avait écrite, mais pour bien l'entendre, il faut qu'elle soit précédée de l'histoire de mon époux; je remettrai à vous l'envoyer à ce temps. LETTRE DE LADY HARIOTE A CLARICE. JE me suis trouvée si petite, si maussade lorsque j'ai lu votre lettre, que je n'ai pas eu le courage de vous écrire pendant quelques jours. Croyez fermement, ma Clarice, que cette lettre m'a mis tout-à-coup dix ans sur la tête, que le tour de mon imagination a tellement changé que vous me croiriez métamorphosée. Vous me connaissez, je donne aisément dans les extrêmes. Si Milord eût été à Paris, je lui aurais fait tourner la tête, ou il m'aurait obtenu une place dans votre incorporation. Comment, me disais-je à moi-même; nous sommes pauvres avec quinze cents louis de rente, la respectable Baronne d'Astie avec quinze louis, trouve le moyen de pourvoir à tous ses besoins, il lui reste un superflu pour assister les pauvres? Allons apprendre à être riches auprès d'elle. Nous ne voulons qu'être heureux; puisque le bonheur s'achète à si peu de frais, ne soyons pas assez dupes pour laisser échapper ce bon marche. Notre mère, ma chère amie, a modéré mon impétuosité. Elle me fait remarquer que Dieu veut que toutes les conditions soient remplies, qu'on ne fait rien qui vaille quand on sort de la place où il nous veut. Me voilà donc confinée à vivre avec des poupées; car toutes les femmes me paraissent telles auprès de votre femme forte. Quand je les vois faire des nœuds, broder un marly, remuer des cartes, j'ai envie de leur dire: Filez, Mesdames, travaillez, levez-vous du matin, comme mes héroïnes, vous n'aurez plus de vapeurs. J'en parle avec connaissance de cause, ma chère, vous m'avez guérie de la moitié des miennes, le travail les tue. Si vous voyiez ma chambre, vous la prendriez pour une de vos étables que vous nommez cabarets. Notre mère, mes deux femmes moi, avons arboré des quenouilles; toute notre maison est possédée du Démon du travail, il n'y a pas jusqu'à nos laquais qui n'apprennent à tricoter, dans l'antichambre. J'excite les éclats de rire des Dames qui me visitent; elles ne peuvent comprendre comment je ne suis pas excédée d'un travail si maussade, bientôt je ne comprendrai pas comment on peut passer la moitié du jour au lit, le reste à la toilette, au jeu, ou à des visites inutiles. J'enfilois cette route, ma chère, vous m'avez rapprochée du bon chemin, si Dieu ne m'a pas trouvée digne de devenir Législatrice d'un village entier, au moins suis-je déterminée à faire ce personnage dans ma famille, sur mes Terres, lorsque mes affaires seront terminées. Je n'ai point encore de nouvelles positives des vôtres; mon époux me marque que tout ira bien, rien de plus. J'attrape le sixième mois de ma grossesse, ma santé est entièrement revenue; je fais beaucoup d'exercice, j'ai grand appétit, je ne reste plus que huit heures au lit, en un mot, je suis toute renouvelée, si bien que je serais en état d'aller accoucher dans votre paradisterrestre, si nos affaires ne nous retenaient à Paris, au moins pour une année entière. On me dit que cette place est la meilleure pour moi puisque Dieu m'y laisse; à la bonne heure. Notre mère m'assure qu'il est absolument nécessaire que je sois une sainte; à ces mots, je jette un cri d'étonnement de frayeur. Vous n'y pensez pas, Madame, ai-je donc l'encolure d'aucun Saint que vous ayez jamais connu? Je veux aimer Dieu de tout mon cœur, il me semble que je l'aime. Je hais le mal; le prochain malheureux excite ma pitié, mes dons; il est vrai que j'aime à m'égayer sur le prochain ridicule, quand il est à son aise; car s'il était souffrant, je ne verrais pas même ses défauts. Est-ce ma faute quand ils me sautent aux yeux? dépendil de moi de n'être pas le Démocrite de mon siècle, c'est un divertissement qui ne choque personne. Il divertit ceux qui m'entendent; pour les patients que je montre sous leur forme naturelle, ou ils l'ignorent, parce qu'ils sont absents, ou ils ont la complaisance d'en rire avec moi; j'en connais même qui poussent la bonté jusqu'à prendre mon ironie pour des louanges, qui m'en savent gré. Vous voyez qu'il faudrait être scrupuleux pour prendre ma gaieté de travers. J'aime mon corps, mes commodités, mes aises. Cela n'est-il pas tout naturel? Excepté Milord, je ne connais pas un seul Etre dans le monde, qui ait autant d'intérêt à sa conservation, que moi; seroitce un crime d'en être occupée? Le monde est assez sot pour n'estimer les gens qu'à proportion de leur habit, de leur teint, de mille autres misères. Est-ce un mal de se prêter à sa manie? Je voudrais que la mode vînt de porter un habit, qui prît depuis la tête jusqu'aux pieds, qui se mît en une minute, je m'y soumettrois la première, pourvu que les autres y fussent assujetties; car je ne voudrais pas paraître d'un négligé maussade au milieu de femmes ajustées. Vous voyez que je suis humble, Clarice, j'en ai rabattu sur l'opinion que j'avais de mes charmes; je ne crois plus que l'ajustement ne soit nécessaire qu'aux beautés médiocres, absolument nuisible aux parfaites. Je vois ici quantité de femmes qui ont un visage chiffonné, sans traits, que je troquerois contre le mien, quelque régulier qu'il soit. Mais la taille, une taille anglaise? Et bien je trouve la mienne d'un roide qui ne peut soutenir la négligence aisée des tailles françaises, où tout est flexible, moelleux. Ces réflexions ne sont jamais entrées dans la tête d'une apprentie sainte, elles farcissent la mienne, donc je ne peux la devenir; toutes ces bagatelles là, qui ne sot point criminelles, y forment des obstacles. Je dis que ces choses ne sont point criminelles; car, sur mon honneur, je n'ai pas encore rencontré un homme que je ne trouve cent piques au-dessous de mon époux; vous pensez bien qu'envisagés tels, je n'ai pas envie de leur plaire. Voilà, ma Clarice, le beau raisonnement que je viens de faire à notre mère, à propos de ses pronoses sur ma vocation à la sainteté. Voici ce qu'elle me répond. Si la chère Hariote avait à corriger des habitudes vicieuses, à surmonter des passions violentes, à purifier des penchants corrompus, elle ne devrait pas trouver la sainteté impossible; cependant je lui pardonnerais de frémir à la vue des pénibles victoires qu'elle aurait à remporter. La nature n'aime point à souffrir, à réformer, mais elle convient elle-même qu'elle ne tient qu'à des bagatelles, que sa raison condamne, c'est pour ces bagatelles quelle refuse de remplir les desseins de Dieu sur elle. Non je ne doute pas qu'elle ne rougisse actuellement par christianisme, des défauts dont elle rougira dans dix ans, par maturité. Je lui pardonne l'amour pour son individu, le goût de la parure, ces autres misères, pourvu.... Ma mère s'est arrêtée à cet endroit, par pure malice. Elle se doutait bien que je la presserais d'achever, elle en mourait d'envie. Si ç'avait été une autre, je l'aurais laissée avec son secret qui n'en était pas un pour moi, ses yeux m'ont appris, sans tant de façons, ce qu'elle feint d'avoir peine à me dire; mais elle a un tel ascendant sur moi, que je ne puis résister à ses désirs; elle voulait que je la pressasse, je l'ai pressée. Elle me demande une charité aussi vive pour les sots, les présomptueux les ridicules, que pour les pauvres infortunés: elle prétend que ces derniers méritent moins de compassion que les autres, parce que les misères de l'âme sont infiniment plus dangereuses que les peines de l'esprit du corps. Certainement ces deux femmes s'entendent. Je parle de Madame Derby de Madame d'Astie; elles en reviennent toujours à ce précepte: Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît. Savez-vous ce qui résultera de tout ceci? c'est que je vais devenir le plus insipide personnage qu'il soit possible d'imaginer. Ce bel ouvrage est déjà commencé. Je promets une histoire plaisante à une compagnie, notre mère, à moitié chemin, s'aperçoit que ce pauvre prochain qu'elle aime si généralement, va faire les frais de la plaisanterie; elle me lance un regard suppliant, comme pour me demander grâce pour lui, voilà la sotte qui s'embarbouille, qui retourne son histoire, qui la refond, qui en ôte tout le sel, qui réussit à faire bâiller tous ses auditeurs qu'elle prétendait faire rire. Voyez un peu où cela me mènera? Un embrassement, une louange de cette chère mère, me console de cette mauvaise fortune. Je n'y gagne rien pour le Ciel, lui dis-je; car en vérité, mon unique motif est celui de vous plaire. Elle veut me persuader que je me trompe, que j'ai le cœur trop bien fait pour n'avoir pas dessein de plaire à Dieu mon bienfaiteur, mon maître, mon vrai père; elle finit en me disant qu'elle ne veut pas éplucher mes motifs, qui se purifieront peu à peu, que je gagne au moins de me corriger d'une mauvaise habitude. Où sont ces gens qui viennent nous tenter sur la Providence, en nous faisant remarquer les désordres qui arrivent dans le monde? Pour moi je vois Dieu comme un maître impérieux, qui se joue des mauvais desseins des méchants, les force de servir d'instruments à ses desseins adorables. Sir Derby, depuis bien des années, se livre à la perversité de son cœur. Il fait une sainte de notre mère, qui avec un autre époux n'aurait eu qu'une vertu commune. Il veut vous engager dans une union sacrilège, pour posséder vos biens; voilà son intention, celle de Dieu est de se fervir de cet excès, pour réveiller la conscience de ces deux complices, les conduire à la pénitence. Il ne cesse de vous poursuivre avec un acharnement difficile à concevoir, il en résulte pour vous, le mariage le plus heureux pour cette vie pour l'autre, une carrière ouverte pour les vertus héroïques, par dessus le marché une mère pour moi, qui remplit tous les devoirs annexés à cette qualité, avec une perfection dont j'ai déjà retiré les fruits les plus précieux. O altirudo! Sérieusement, ma chère, je ne veux rien épargner pour profiter de cette grâce, je sens que ma confiance ma docilité pour notre digne mère augmentent tous les jours. Milord m'écrit que Messieurs les Evêques Anglicans s'avisent de persécuter. On fait des recherches dans toutes les Provinces, pour abolir la Catholicité, interdire l'exercice secret de la Religion. Cette nouvelle vient de m'être confirmée par un fanatique qui leur promet le Ciel pour récompense de leur zèle; j'ai peine à croire que les honnêtes gens de la nation y applaudissent. Le fondement de la réformation est la liberté de conscience: chacun, disent nos réformateurs, reçoit les lumières du SaintEsprit, pour interpréter l'Ecriture. En conséquence, tous les gens de façon respectent chérissent les Catholiques honnêtes gens, bous Citoyens. On tolère à Londres, dans tous les Etats soumis à l'Angleterre, les Quaker qui rejettent le Baptême institué par JesusChrist, on leur laisse des Chapelles publiques. Pourquoi nous envieroiton nos chapelles domestiques? Veut-on nous réduire au désespoir? Je ne le crois pas, le Roi est trop bon, le gouvernement trop éclairé, pour enfreindre contre les seuls Catholiques, la Loi qui permet de croire à sa mode. Notre illuminé a voulu me citer l'exemple des Rois de France. Je lui ai prouvé que le cas était absolument différent. Tout un Royaume suit depuis douze cents ans une Religion dont il est content, la plus petite partie en veut introduire une autre, ceux qui sont en possession, s'y opposent, cela est naturel. N'allez pas croire que je les croie autorisés à tourmenter les nouveaux venus, non, la foi ne se commande point; qu'ils pensent mal, s'ils le veulent, les pensées ne sont soumises qu'au jugement de Dieu, les lois n'ont droit que sur les actions, elles peuvent s'opposer des nouveautés qui troubleraient l'ordre. Le cas est bien différent en Angleterre. Les Catholiques d'aujourd'hui n'ont point innové, ils ont l'ancienneté de la date, qu'on les laisse tranquilles, cela est de droit. Henri VIII avait trouvé leurs aïeuls dans les sentiments qu'ils professent aujourd'hui, qu'on les y laisse. Savez-vous bien ce que je ferai, dis-je à ce gentilhomme? Je ne le cède à aucun Anglican sur l'amour de la patrie, j'aime mon Roi, nos lois, nos libertés, j'en profiterai. Je viendrai m'établir dans les landes de Bordeaux, j'y traînerai à ma suite mes frères persécutés. Cela dévastera le Royaume; car mon exemple sera suivi, on ne pourra s'en prendre qu'aux Evêques de nos jours, qui se donnent la licence de vouloir enlever le droit qu'a tout Anglois d'être libre. Heureusement, mes biens sont dans les fonds publics; j'ai de quoi former ici de vastes colonies. Il m'en coûterait pourtant, de m'expatrier, ma chère. Que ne laisseton les choses sur le pied où elles étaient? Nous sommes contents d'être exclus de toutes les dignités, de payer les taxes doubles, d'être en danger de nous voir exclure en Irlande du patrimoine de nos pères, parce qu'un arrierepetit cousin, en changeant de Religion, supplantera les premiers héritiers, les enfants du défunt. C'en est assez, ce me semble, déjà trop. La prudence de ceux qui sont à la tête des affaires, leur fait une loi de s'en tenir là, s'ils ne veulent pas nous forcer à fuir. LETTRE DE MADAME DERBY A CLARICE. JE partage bien sincèrement, ma chère Clarice, l'admiration de ma seconde fille; il me tarde d'être associée à toutes vos bonnes œuvres, mais Dieu m'en a ménagé une ici, dont je m'acquitre avec le plus grand plaisir du monde. Votre sœur Hariote a d'excellentes dispostions, n'a que le défaut de ses dix-huit ans. Elle ne vous trompe point, lorsqu'elle vous dit qu'elle est tout-à-coup devenue vieille, sa tête se mûrit, son époux aura peine à la reconnaître quand il la reverra. Il ne s'explique pas sur les moyens qu'il a d'accommoder nos affaires, soutient qu'il en a de surs. Au reste, vous devez être tranquille; j'ai sa parole d'honneur que vos intentions seront suivies par rapport à votre père, qu'il respectera les ordres de la Providence, qui semblent vous avoir destinée à vous sanctifier, par la pauvreté. Hariote vous a fait un détail qui me dispense d'une plus longue lettre, je prévois que le dénonement de nos affaires me donnera occasion d'en écrire de plus longues, je me ménage pour cela. Mes trèshumbles respects à Madame la Baronne, ce n'est point un style sans réalité, je ne vois rien qui ait plus de droit à celui de tout le genre humain. J'embrasse ma chère fille son époux, qu'elle ne mérite pas, s'il ressemble à sa mère. LETTRE DE CLARICE A MADAMDE SA MERE. JE triomphe, je ne garderai pas un sol du dernier argent reçu, j'ai plaidé la cause des pauvres, Dieu a rendu ma langue diserte. Voici ce que j'ai allégué en faveur de nos paysans. Si ma fortune était bornée à ce que je possède présentement, il conviendrait de penser à mes enfants, supposé que Dieu m'en donne; je ne pourrais, je crois, en conscience, consacrer aux pauvres, que l'argent que je ménagerois sur le luxe mes plaisirs; mais, n'ai-je pas consenti qu'on travaillât à leur assurer mes fonds? En joignant à ce que je possédais en arrivant ici, ce qui vous est revenu de la pauvre Mistriss Cosby, nous aurons trois mille livres de rente, c'est plus qu'il n'en faut pour élever ma famille, d'autant plus que le Baron moi sommes réfolus de ne point nous associer de mercenaires, dans les soins qu'ils exigeront. Ma position actuelle leur procurera l'habitude de la modération, une bonne santé, des mœurs pures, l'habitude de connaître, de partager, de soulager les besoins du pauvre; je les plaindrai bien sincèrement lorsqu'une grande fortune les arrachera à tous ces biens, leur donnera la facilité de les perdre. Je me suis engagée de plus, à m'en tenir à ce seul sacrifice, tant que ma fortune sera dans l'état où elle est actuellement. Madame d'Astie ne veut point consentir au plaisir que j'aurais à augmenter son petit revenu, elle a peine à consentir que je prenne sur le mien quinze Louis, cette année que je dois passer avec elle, qui suffiront, dit-elle, pour notre dépense; je serai donc réduite à me faire un trésor que les vers la rouille mangeront, que les voleurs pourront me ravir, c'est pour m'en dédommager qu'on me permet de faire ce petit sacrifice. Je viens de vous annoncer que je n'ai que cette année à passer avec ma respectable belle-mère; ce sacrifice est le plus grand qu'on pouvait me proposer; mais il faut obéir. C'est en conséquence de l'assemblée de nos paysans, qu'on a porté cet Arrêt. Malgré tout le bien qui se fait dans notre paroisse, nos Pasteurs leur associée ont des vues encore plus relevées. Il a fallu, disent-ils, s'accommoder à la faiblesse de gens dont les habitudes étaient formées, on a conservé le tien le mien, ces deux sources si fécondes desquelles découlent tous les maux de l'univers. Ils veulent consacrer un lieu où ces mots n'entrent jamais, qu'on puisse dire de ces heureux habitants comme des premiers Chrétiens: Leurs biens étaient communs, ils n'avaient qu'un séul esprit, un seul cœur; on nous destines à être à la tête de cette colonie. Il y a environ à une demi-lieue d'ici, une montagne couverte de brosailles; elle a de bonnes sources, une belle exposition. On peut l'acquérir à un prix trèsmodique; car les propriétaires n'en tirent absolument rien. C'est au commencement de cette montagne que nous voulons transporter quelques-uns de nos habitants, former un petit hameau. Nous avons quinze enfants de bonne volonté, dix enfants trouvés prêts à marier, pour l'année prochaine, ajoutezy mon époux, trois de ceux qui se mavient cette année, c'est vingt-neuf familles pour ce hameau, qui se nommera l'Unon Chrétienne. M. Duboc le cadet s'y établit avec nous, se charge d'y élever les enfants trouvés, les autres enfants du village, jusqu'à la première communion. Mon époux fournit le fond de ce petit collège; le diamant que je lui avais donné vient d'être vendu pour cela. Les quinze enfants de bonne volonté abandonnent à leur famille ce qu'ils pouvaient espérer de la succession de leurs parents, leurs épouses imiteront cet exemple, les trois de cette année leur laisseront ce qu'ils en ont reçu, à condition que ces familles nous aideront à défricher le terrain, à bâtir nos maisons. Le grand village se chargera du débit de nos denrées, en recevra une rétribution. Tous nos repas seront des agapes, on les prendra en commun, en ma faveur on a mitigé la pauvreté de la nourriture. Le pain y sera moins noir, on y mangera de la viande trois fois la semaine le reste du temps des légumes. Une vaste salle nous rassemblera aux heures du repas, pendant lequel un des enfants de l'école fera la lecture. Quelques femmes âgées de l'autre village, qui sont veuves sans familles, ont brigué la permission de nous suivre. Deux seront à la cuisine, les autres seront chargés d'une infirmerie qui sera placée à trois mille toises de notre habitation, en tous sens, c'est à dire, qu'elle sera sur la droite, afin que l'air qu'on respirera dans le hameau soit pur. Cette infirmerie servira pour les malades du village, ceux du hameau se partageront pour les servir tour-à-tour. Nos terres seront ensemencées la première année, sur l'argent qui restera après l'achat du terrain; on fournira le magasin du grain nécessaire à la subsistance de la Colonie, en attendant la récolte qui remplacera celui que nous aurons consommé. Le hameau ne pourra jamais être formé que de soixante familles, qu'on choisira parmi les plus exemplaires. Ceux des enfants des habitants qui en se mariant, retourneront au village, seront dotés aux dépens du hameau. Cet argent se prendra sur la masse où l'on remettra tout le prosit quelconque qui reviendra des denrées, travaux des habitants du hameaû. Sur cet argent sera fait un magasin d'étoffes, toiles, de tout ce qui sera nécessaire aux Colonistes. Ce magasin sera sous la garde de deux veuves, qui distribueront à chaque famille les habits qui auront été fixés, reprendront les vieux pour les raccommoder, à chaque enfant qui naîtra, on fournira à ses besoins. Si quelque Coloniste se dégoûtoit de ce genre de vie, ou se comportait de manière à être exclus, on lui remettrait la valeur de ce qu'il aurait sacrifié en allant à la montagne; que si c'était quelqu'un qui n'eût rien apporté, on lui donnerait de quoi s'établir au village ou ailleurs. Les Colonistes n'oublieront point qu'ils se sont rassemblés pour imiter la vie des premiers Chrétiens qui n'étaient qu'un cœur qu'une âme, dont la charité s'étendait jusques sur les païens mêmes; à plus forte raison, conserverontils l'union avec leurs parents, les habitant de la Paroisse dont ils sont sortis. Toutes les fois que le temps le permettra, ils descendront à la Paroisse pour assister à l'Office divin, pourront manger chez leurs parents amis, en se souvenant qu'on attendra d'eux beaucoup de vertu, de modestie de douceur. Seulement la veille ils demanderont au Pasteur la permission de rester au village, à condition de revenir le soir coucher au hameau. Si quelque calamité affligeait le village ou le hameau, on s'entre'aideroit mutuellement à le réparer, les Colonistes surtout n'oublieront jamais le lieu d'où ils sont sortis. Et comme ils ne posséderont rien en propre, s'ils devenaient infirmes, hors d'état de gagner leur vie par le travail, ils seraient nourris entretenus jusqu'à la mort, aux dépens de la Colonie, dans le lieu destiné aux vieillards aux convalescents. Dans les affaires qui pourraient survenir, on assemblera les Colonistes pour décider ce qu'il conviendra de faire, l'Ecclésiastique qui sera le surveillant aura deux voix, présidera à l'assemblée. La séparation du hameau ne le tirera point de la juridiction de la Paroisse à laquelle il paiera exactement les dîmes. On amassera au dépot, jusqu'à la concurrence de trois mille livres, pour fournir aux besoins extraordinaires, donner une somme à celui qui voudrait retourner au village; mais s'il était chassé pour quelque crime scandaleux, il n'aurait que la moitié de la somme qu'on donnerait aux autres. Que si Dieu bénissait la Colonie, au point d'avoir plus que la somme susdite, les provisions fixées, le reste, au bout de l'année, serait distribué par les mains du Curé ou dans la Paroisse, ou dans celles d'alentour, il fournirait les quittances de ceux auxquels il aurait donné ces aumônes. Que si par la suite des temps, ce hameau venait à se dissoudre; les terres achetées des deniers de Madame la Baronne d'Astie, née Derby, seraient vendues par l'ordre de celui qui remplirait alors le Siege Archiépiscopal, pour en employer le revenu, à fonder des écoles de charité, dans les campagnes où il jugerait qu'on en aurait le plus de besoin. Voilà, ma chère mère, la famille à la tête de laquelle on veut me mettre, malgré mon incapacité. Notre hameau pourra être considéré comme une seule famille. Plaise à Dieu de bénir cette œuvre, s'il bénit mon mariage de plusieurs enfants, je lui en demande un qui veuille se consacrer à cette œuvre, pour réparer les fautes que j'y aurai faites. Je crois que j'aurais consenti à me fixer en ce lieu, pour toute ma vie; cependant je n'y dois demeurer que jusqu'au moment où les choses seront bien établies sur le pied convenu, après quoi je reviendrai chez ma belle-mère, nous nous contenterons d'y faire des voyages de temps en temps. Je vous ai dit que la Cure n'était que de cinq cents livres, il y a douze ans; elle passe actuellement douze cents livres, par l'augmentation des dîmes, ainsi notre Curé s'est trouvé en état d'élever deux jeunes gens qu'il destine à lui succéder, à son frère. Notre Archevêque ayant engagé son Chapitre, duquel cette Cure dépend, à ne la donner jamais qu'à ceux qui auraient été élevés au Presbytere, on observe à présent de n'y souffrir ni Prêtres ni Religieux, en voici la raison. Toutes Toutes nos jeunes filles ont beaucoup de piété, d'innocence, un bon Capucin qui prêcha un Avent dans la paroisse il y a quelques années, exalta si fort les avantages du célibat de la vie monastique que la moitié de la Paroisse ne voulait plus entendre parler de mariage. Nos Pasteurs respectent beaucoup l'état vanté par Saint Paul; mais ils sont persuadés que la vocation en est beaucoup plus rare qu'on ne le croit, n'eurent garde de se prêter à cette ferveur. Au bout de six mois toutes ces vocations étaient disparues, ils en remercièrent Dieu; on a grand besoin de bonnes mères de famille, elles sont bien rares. S'il se trouvait des vocations réelles, on les encourageroit. Depuis deux ans il ne s'est trouvé que trois filles deux garçons en qui on l'ait remarquée. Les garçons sont au Presbytere, comme je vous l'ai dit, sont dé à dans les ordres sacrés. Nous mettrons les filles dans l'Hôpital des infirmes. Je vous confesse, ma chère mère, que je me passionne pour ce projet, comme s'il était de mon inventior, il est pourtant vrai que je n'ai fait que me rappeler un projet exécuté auprès de Saint Denis en France, où tout un village vivait, comme nous nous proposons de le faire. La Supérieure du premier Couvent de la Visitation, de Rouen, l'écrivit à ma tante, j'en fus alors fort affectée; mais la légèreté de mon âge avait effacé cette pieuse institution de mon esprit, je m'en suis souvenue à propos, j'en espère un heureux succès, si je ne gâte rien. Je vais bien mettre cette année à profit, pour m'instruire, puis je compte sur le secours de Dieu. L'innocence de ces jeunes couples sollicitera sa bonté, m'en obtiendra des lumières. Nous avons fini hier nos cérémonies, plût à Dieu qu'on se comportât dans nos Eglises avec autant de modestie que ces pauvres gens en montrent dans leurs divertissements; cependant ils sont gais, s'amusent de tout leur cœur. Un travail assidu est le sel de la récréation, je le vois bien, je ne doute pas que ma chère Hariote n'en fasse l'épreuve aux dépens de ses vapeurs: c'est l'oisiveté la vie molle qui les produit, ou plutôt qui les entretient; car on dit que son état peut les occasionner. Cependant, toutes nos paysannes ignorent ces misères. Leur grossesse n'interrompt point leurs travaux, souvent elles n'ont que le temps nécessaire pour revenir des champs à leur maison, où elles accouchent en arrivant. On les retient le plus qu'il est possible, sur la fin de leur neuvième mois; mais l'habitude rend le repos un état forcé pour elles. LETTRE DE CLARICE A LADY HARIOTE. JE vous félicite, ma chère sœur, de la nouvelle existence que vous acquerez auprès de notre mère commune: j'avais toujours espéré cet heureux changement, mais je vous dirai, avec la franchise qu'exige l'amitié, que je ne l'attendais pas sitôt. Vous avez bien raison de dire que nos deux mères s'accordent ensemble, elles vont à la même école, elles doivent donc avoir le même thême. L'Evangile est leur leçon, Jesus leur maître. Or, ce maître est celui qui nous répète, de mille manières différentes: apprenez de moi que je suis doux humble de cœur: Aimez moi, aimez votre prochain, voilà la loi les Prophetes, voilà ce que c'est que la dévotion, que la sainteté: tout ce qui ne conduit pas là, est illusoire. Je sais, ma chère amie, que votre cœur est sans fiel, qu'aux moments où votre langue perçait comme une flèche aigué, vous auriez été prête à vous mettre en pièces pour servit ce pauvre prochain que vous veniez d'affliger. J'ai vu quelquefois des enfants d'un bon naturel, extrêmement coleres: dans les accès de leur petite fureur ils battaient leurs camarades; ceux-ci paraissaient-ils en humeur de leur rendre leurs coups, le petit dragon s'animait, leur aurait arraché les yeux, si cela avait été en son pouvoir. Avoient-ils au contraire maltraité un enfant doux timide, qui n'avait d'autres moyens de se venger que par ses larmes, le petit lion était tout-à-coup transformé en agneau; il baisait son compagnon, le caressait, lui partageait ses bonbons ses jouets, en un mot, il n'avait point de repos qu'il ne le vît consolé des coups qu'il avait reçus. Voilà précisément l'histoire de ma chère sœur, elle est au désespoir quand elle a blessé, mais son repentit ne guérit pas la plaie qu'elle a faite: si elle y réfléchit sérieulement, comme elle a commencé de le faire, son bon cœur ne se résoudra jamais à affliger personne. Je vis ici au cantre de la charité, je vous assure, je découvre tous les jours le besoin de me corriger d'un défaut qui fait souffrir mes inférieurs. Naturellement distraite, je réponds dans ces moments d'un ton sec, décisif demandez à ma pauvre Fanny combien de fois dans les commencements, elle a souffert de ce défaut: Elle s'y el faite, quand elle a été b'en convaincue que mon cœu n'avait aucune part à ce ton dont je ne m'apercevais que par sa rougeur, quelquefois par ses larmes. J'en aurais bien versé moi-même, cependant j'ai apporté ici ce ton sec. Ma belle-mère à qui j'avais demandé, à genoux, la grâce de m'avértir de mes fautes, a eu la bonté de m'en faire apercevoir plusieurs fois. Son exemple plus que ses discours me corrigera, j'en suis sûre. Il n'est pas possible de porter plus loin les égards; elle a des tons pour toutes les personnes, ces tons sont toujours proportionnés à leurs besoins. Son fils m'assure qu'elle n'est pas née telle, il faut donc qu'elle ait pris infiniment sur son caractère pour être parvenue à cette égalité qui ne s'échauffe de rien, qui est toujours prête à excuser l'action par l'intention. La paysanne qu'elle a prise pour soigner le bérail est d'une balourdise qui ne peut être comparée à rien, c'est précisément pourquoi elle l'a préférée à plusieurs autres qui briguoient l'avantage d'entrer chez elle. Si on brusquoit cette pauvre créature, dit-elle, on l'abrutiroit entièrement, au lieu qu'avec un peu de patience on la rendra propre à servir dans une autre maison. Elle a déjà décrotté plusieurs servantes, quand elles sont formées elle les cède aux autres. Cela paraît une bagatelle, est pourtant extrêmement pénible; sa douceur ne peut être comparée qu'à celle de nos Pasteurs: combien ont-ils eu de difficultés à civiliser leurs ouailles, je dis civiliser, ma chère, je ne dis rien de trop; je trouve ici la preuve complète de ce que j'ai lu quelque part, que la vraie politesse est inséparable d'une charité vive. Appliquez-vous donc à rendre vos paroles semblables aux sentiments de votre cœur, alors ma chère sœur sera parfaite. Je ne m'étonne pas de vous voir envier la vie paisible innocente qu'on mène ici; on y voit par tout la belle nature, elle est terriblement défgurée où vous êtes. J'ai pourtant ouï-dire qu'il n'y avait pas de Ville au monde où il se fît de si grands biens. Puisque Dieu vous y fixe encore pour deux ans, il faut tâcher de vous lier avec quelques personnes vertueuses, dont la société soit en même-temps agréable utile. Je me rappelle que dans une des lettres que vous m'écrivîtes presque en y arrivant, vous m'avez beaucoup vanté ces philosophes sans manteau, qui se prêtent à tout dans la société. Cela est louable jusqu'à un certain point. Un Magistrat doit conserver des liaisons avec ceux de son Corps, avec sa famille: j'en dis autant de tous les états; mais il n'est point nécessaire de se borner à cette société, on peut s'assortir avec ceux en qui l'on trouve une conformité de goût de sentiments, pourvu qu'on ne s'affiche pas; car je crois la singularité toujours blâmable. Vous ne tenez à rien dans ce pays, ainsi vous pouvez, plus qu'une autre, vous accorder cette satisfaction. Je pense que je suis un peu folle de vous donner des conseils, c'est porter de l'eau à la rivière, de l'or au Pérou. Vous êtes à la source, vous ne risquez rien en suivant en cela comme en toute autre chose, les conseils de notre mère. Le Baron travaille pour vous, il me semble qu'il en écrit bien long. Qui croirait qu'à son âge il a déjà éprouvé tant de vicissitudes? LETTRE DE LADY HARIOTE A CLARICE. VOICI de quoi vous payer d'a vance du gros paquet que vous me faites espérer. Milord arriva hie au soir, nous apporta les meilleures nouvelles du monde. Je me sers de votre langage, ma chère sœur; car je n'en suis pas encore à me réjouir de vous voir dépouillée consignée dans votre montagne. Tenez, Clarice, votre projet ne me plaît point du tout. (Madame Derby continue.) J'en demande pardon à ma seconde fille, il est parfaitement de mon goût. Il est certain que nous avons vu dans tous les siècles que Dieu se réserve des âmes d'élite qu'il met à part pour ainsi dire: voilà l'origine de monastères; on a voulu répondre à cette vocation, on le devait. Les premiers qui se séparèrent de la société des hommes pour ne vivre que pour Dieu, conçurent qu'en se séparant de la société des hommes, rien ne pouvait les dispenser des devoirs qu'ils devaient à la société. Un amour de Dieu qui éteindroit la charité envers le prochain serait illusoire, l'on peut même regarder l'amour du prochain comme une mesure avec laquelle nous pouvons sonder notre amour pour le Créateur. On juge par le ruissean de l'abondance de la source. Quelques-uns, ce fut le très-petit nombre, se consacrerent à la prière; c'étaient des Moyses qui pendant que leurs frères combattaient dans la plaine demandaient pour eux la victoire, en levant perpétuellement au Ciel des mains pures. Les autres à ce devoir de charité en joignirent un autre, dans le temps qu'ils demandaient à Dieu les grâces nécessaires pour les besoins de l'âme, ils employaient leurs mains à un travail qui leur donnait moyen de soulager ceux du corps. Leur sobriété rendait leurs aumônes abondantes, on pouvait les regarder comme des hommes doublement utiles à la société. Nous lisons que ce grand nombre de solitaires répandus dans les déserts de l'Eglise, se rassemblaient au temps de la moisson, allaient par bandes se louer aux laboureurs. Le travail n'interrompait point leur prière, la prière ne nuisait point au travail; ils recevaient une certaine quantité de blé en paiement, l'on voyait plusieurs vaisseaux dans le port d'Alexandrie, chargés de ce blé, fruit de leurs sueurs, qui était distribué aux pauvres. Ceux qui voulurent imiter en Europe les Antoine, les Pacôme les Hilarion, ne perdirent point de vue ces deux points importants, la prière le travail. On voit dans la Regle de Saint Benot, combien il avait regardé cet article comme essentiel. Deux choses concoururent à faire négliger le travail des mains. Les siècles de barbarie amenèrent l'ignorance, les seuls Religieux se consacterent aux études, travail sans doute aussi salutaire, plus pénible que les travaux corporels. Les séculiers pour seconder les Religieux les encourager à l'étude, les débarrasserent des soins temporels, en leur donnant des biens considérables. La première ferveur étant diminuée, on abandonna l'étude, on ne reprit point le travail. Les parents s'acoutumerent à regarder les Monasteres comme des décharges honorables pour leurs familles; on y traîna des enfants sans vocation. Plusieur hommes que la paresse éloignait des occupations utiles, crurent que l'habit Religieux était un titre suffisant pour s'exempter d'être utiles à l'Etat, cela multiplia ces hommes oisifs, au point que la population l'agriculture en souffrirent, soit en diminuant le nombre des sujets appelés au mariage, soit en envahissant les terres qui devaient être le partage du citoyen, en réduisant le pauvre à la qualité de élibataire, par la crainte de multiplier le nombre des misérables. Delà les rs contre la profession Religieuse, ces dénominations odieuses de fainéants, de frêlons, de membres morts; les désirs de voir anéantir ces maisons Religieuses qui ne retiennent de leur premier Institut que le nom. Vous avez très-bien remarqué que les vocations réelles pour le célibat sont très-rares. Votre Paroisse en douze ans n'a fourni que cinq célibataires, un grand nombre de bons pères de famille. J'ose assurer que les Couvents se réduiraient à un bien petit nombre, si l'on n'y admettait que ceux que Dieu y appelle; la piété, la Religion ne perdraient point à cette diminution de Moines. Il y aurait moins de Religieux, sans qu'il y eût moins de personnes consacrées à Dieu: ce qu'il en resterait serait la bonne odeur des Chrétiens, du superflu du revenu qui est annexé à ces Moines qui n'en ont que l'habit je voudrais qu'on fît dans toutes nos campagnes, ce qui a été fait dans celles que vous habitez. J'aimerais que chaque village eût un hameau de l'Union Chrétienne, où ceux qui voudraient pratiquer l'Evangile à la lettre, pussent se retirer; cela ferait de vrais Monasteres utiles à l'Etat. Ces gens fourniraient une race saine nombreuse; car la fécondité la santé sont à la suite du travail de la vie sobre. Leurs enfants en rentrant dans la société générale y apporteraient des vertus qui changeraient la face de la terre; nos campagnes deviendraient un Ciel. Voilà un beau rêve, ma chère enfant; fasse la Divine Bonté qu'il se réalise; il ne paraît difficile que de loin, il ne faudrait qu'un Seigneur de Paroisse, digne de l'être, pour le réaliser parmi ses vassaux. Un des règlements qui me plairait le plus est celui qui laisse aux Colonistes la liberté de retourner au village. Vous en trouverez peu qui en profitent; tous l'eussent souhaité s'ils avaient été forcés à la résidence. Mais, ma chère enfant, il y a un article dans vos règlements auquel je ne consentirai jamais, je crois en avoir de bonnes raisons. C'est celui qui vous assujettit à la nourriture commune. Dieu a fait les différentes places qui sont dans le monde, veut qu'on vive comme ceux de sa classe. Nous avons reçu par succession des corps moins robustes que ceux des gens de la campagne, nos occupations ne demandent pas plus de force; nous avons contracté dans la jeunesse une habitude qu'on ne pourrait détruire sans risquer notre vie. A Dieu ne plaise que je veuille me rendre l'apologiste du luxe des besoins superflus, non, ma fille, je veux seulement conserver l'ordre établi. Si Dieu vous destinait au genre de vie que vous choisissez vous-même, il vous aurait manifesté sa volonté en vous dépouillant absolument de tout, alors je serais la première à vous encourager à marcher avec joie dans la route dans laquelle il vous aurait jetée; le contraire est arrivé, tous vos biens vous sont assurés, vous devez vous conduire comme une personne qui doit un jour rentrer dans la société de vos semblables. Si j'en suis crue, votre table sera séparée, vous n'y souffrirez rien qui sente le luxe des richesses, vous vous éloignerez aussi de toutes les privations qui sont nécessairement une suite de l'indigence. Vos bonnes gens n'en seront point scandalisés, si on leur apprend que la Providence vous a donné de grandes richesses, que votre façon de vivre quoiqu'elle soit au-dessus de la leur, est infiniment éloignée de celle que vous êtes en état de suivre si vous ne voulez vous rapprocher de leur état. J'espère que Madame d'Astie ne désapprouvera point mes réflexions sur ce sujet, je les crois justes. J'espère aussi qu'elle voudra bien en votre faveur relâcher quelque chose de sa sobriété; vous souffririez trop d'être mieux traitée qu'elle. Je respecte infiniment sa vertu, elle a su se soumettre aux ordres du Ciel dans sa pauvreté, ne doit-elle pas avoir la même soumission dans le changement qu'il a permis qu'elle éprouve; changement qu'elle n'a ni souhaité, ni recherché. Monsieur le Baron, c'est à vous que je recommande ma fille; j'ai souscrit de bon cœur au don qu'elle vous a fait d'elle-même; mais c'était à condition que vous ménageriez notre trésor commun; si vous l'abandonnez à elle-même, ou nous la perdrons bientôt, ou nous aurons la douleur de lui voir traîner une vie languissante, dans un corps ruiné; elle n'est point d'un tempérament à vivre en Carmélite. (Lady ariote continue.) Enfin, mon tour viendra, on ne m'a interrompue que pour en revenir à mon avis. Restez dans votre désert jusqu'à nouvel ordre; mais point de repas d'anachorete. Ma mère supplie, moi je menace. Ecoutez-moi, Monsieur le Baron; il me faut votre parole d'honneur que ma Clarice sera traitée en fille de sa sorte; je ne vous prie pas de la nourrir d'ortolans, quoiqu'ils soient communs où vous êtes; mais qu'au moins elle vive comme font en ville les gens aisés. Charitébeganat Houme, disons-nous en Anglois, la charité commence à la maison. Il y a ici plus que de la charité, c'est de la justice, je vous citerais comme un assassin, au Tribunal de l'univers entier, si vous ne faisez pas usage de votre autorité, pour forcer votre épouse à vivre convenablement. Persuadez bien à Madame votre mère que le seul moyen de l'y engager est son exemple, vous êtes assez riche pour vous permettre cette dépense. Je vais servir de secrétaire à Milord, ou plutôt je vais lui épargner la peine de dicter, vous faire d'après son récit, celui de son voyage. Ce fut quelques jours avant que de quitter Paris qu'il conçut le plus heureux présage du succès de son entrepris, pour laquelle la Providence lui fournit des facilités qu'il n'avait pas lieu d'espérer. Nous n'avons à Paris que les domestiques absolument nécessaires, aussi dans son premier voyage, Milord ne fut accompagné que de son valet de chambre, comptait bien l'emmener à ce second. Par le plus grand bonheur du monde, ce garçon prit la fièvre tierce, malgré les instances qu'il fit pour partir, mon époux ne voulur pas l'exposer à augmenter son mal. Il ne voulait pas non plus m'ôter le seul de mes gens qui parlait Anglois, se trouvait dans une sorte d'embarras; il en parla à un de ses amis de ses compatriotes, qu'il trouva au café. Je puis aisément me priver d'un de mes domestiques, lui dit son ami; je dois rester quatre mois à Paris, avant que de prendre la route d'Italie; j'ai retenu un Anglois qui sait les trois langues, qui m'est absolument inutile, tant que je resterai ici. Si vous comptez être de retour dans un mois, je vous le prêterai de bon cœur. C'est un garçon intelligent, qui a plus d'éducation que les gens de sa sorte, aussi a-t-il toujours véçu chez des gens de façon, il a passé plusieurs années chez un homme qui avait beaucoup de piété de vertu. Vous me désobligeriez si vous faisiez quelques façons à ce sujet. Il n'était pas naturel que Milord fût curieux de savoir le nom du maître chez lequel cet homme avait servi si long-temps. Cependant il eut une sorte de mouvement qui l'engagea à le demander. Jugez de sa surprise quand il entendit nommer le Doyen de Colborn, qu'il découvrit que le domestique qu'on lui offrait était l'infâme Jacques. Il connaissait assez son ami pour savoir qu'il était incapable d'abuser du secret qu'il allait lui confier, il lui avoua donc franchement qu'un des principaux motifs de son voyage était de s'assurer du misérable qui était à son service. Il s'est parjuré, lui dit-il, pour charger d'un crime affreux, deux personnes que j'aime respecte infiniment, elles ont été forcées de s'expatrier, l'une d'elles est actuellement dans ma maison, où je la chéris comme ma mère. Il serait donc nécessaire de nous assurer de ce coquin, d'en tirer les désaveux nécessaires à la justification de mes amies. Je ne puis vous les nommer par égard pour leur persécuteur; mais.... Je suis au fait lui répondit son ami. Vous voulez sans doute parler de Madame Derby de sa fille. Jacques m'a régalé de l'histoire de leur fuite; mais le cequin n'a eu garde de me dire la part qu'il avait à cette aventure. Mettez-moi au fait, afin que je sois plus en état de vous servir. Seroit-il possible que ces Dames fussent innocentes? Mon époux n'eut pas de peine à désabuser son ami, il le fit avec tout le ménagement qu'il devait au père de Clarice, en lui faisant entendre qu'il était fort possible que Sir Derby eut été misérablement abusé par un valet auquel il avait donné sa confiance. Il était question d'obliger le calomniateur à se rétracter, cela qui leur avait paru fort aisé dans la spéculation, leur parut fort difficile dans l'exécution, d'autant plus que Milord voulait absolument ménager la réputation de celui qui avait fait agir Jacques, ce qui excluait les voies de la Justice. Il n'était pas bien sûr qu'on pât les employer en France, contre un homme qui n'avait rien fait de contraire aux Lois du Royaume, depuis qu'il y était, qu'on eût pu convaincre même en Angleterre d'avoir fait un faux serment. Il était possible de le gagner par des promesses, ou de l'intimider par des menaces; mais de quel poids aurait été la rétractation de ce malheureux, si elle n'avait pas été faite judiciairement? On eût pu nous accuser de l'avoir forgée à plaisir. Milord quitta son ami fort indécis sur ce qu'il devait faire, l'inquiétude qu'il avait sur la difficulté de mettre à profit une telle rencontre, ne lui permit pas de fermer l'œil toute la nuit. Il se retrouva le lendemain de fort bonne heure avec son ami, dans un lieu où ils s'étaient donné rendez-vous; car il n'était pas possible que Jacques ne connût son nom, il était important de ne lui donner aucun soupçon. Ils résolurent d'envoyer ce coquin à une commission hors de Paris, d'employer le temps de son absence, à faire ouvrir son coffre, pour voir si on n'y trouverait pas quelques lettres de Sir Derby, qui pût servir à prouver leur intelligence, ce qui fut exécuté. Ils avaient déjà renversé toutes ses hardes sans aucun fruit, lorsqu'en levant une vieille paire de bas qui étaient roulés, ils la trouvèrent si pesante que cela leur donna la curiosité de la dérouler. Il y avait cent vingt guinées, deux bagues de prix, votre collier de diamants. Il leur fut aisé de conjecturer qu'il avait profité du moment où Madame votre mère était sortie de la maison avec Montalve, pour faire ce vol, qu'il l'avait accusée d'avoir forcé l'armoire où étaient ces diamants, ce qui avait quelque vraisemblance. Ils crurent en avoir assez pour l'intimider, Milord l'attendit avec impatience dans le cabinet de son ami. Il ne connaissait pas son visage, mais il frémit lorsqu'il entendit prononcer son nom, après avoir remarqué qu'on avait fermé la porte en dedans. Alors son maître étalant ces diamants sur la table, mon époux lui dit qu'il les réclamait de la part de Mademoiselle Derby à laquelle ils appartenaient, dont il avait la procuration pour le faire mettre en prison comme un voleur. Ce coquin paya d'abord d'effronterie, dit que ces diamants lui avaient été donnés par Sir Derby, pour récompenser le zèle avec lequel il l'avait servi dans la poursuite de sa fille. On ne fait point de pareils présents à un valet, lui répondit Milord, d'un ton de voix terrible. Monsieur, dit-il à son ami, sonnez pour appeler vos gens, ordonnez qu'on fasse venir un Commissaire, l'homme que nous avons atrêté hier au soir, c'est le digne camarade de cet empoisonneur, de ce parjure; mais il n'a pas trempé dans la mort du Doyen de Colborn. Je lui ai promis la vie pour prix de la sincérité avec laquelle il nous a déclaré ses crimes, celui-ci paiera pour les deux. Je vous prierai aussi d'envoyer votre chaise chez moi pour prendre Mistriss Cosby, elle a des preuves de l'empoisonnement du Doyen, qui empêcheront le procès de ce misérable de traîner, la question sans doute nous découvrira bien d'autres choses. Jacques, quelque effronté qu'il fût, se sentit foudroyé de ces paroles. Il tomba prosterné en demandant miséricorde, mon époux après avoir paru long-temps inexorable, feignit de céder avec peine aux prières de son ami qui lui demandait en grâce de ne point faire un éclat. La grâce de ce misérable, dit-il, est entre ses mains; qu'il essaie de nous fournir les moyens de justifier Madame Mademoiselle Derby, des crimes dont il les a accusées avec tant de noirceur, je donne ma parole d'honneur de le soustraire à la Justice des hommes; mais qu'il craigne de tomber entre les mains de la justice de Dieu, qui est infiniment plus terrible: l'aveu de ses crimes est le premier moyen qui lui reste pour la fléchir. Jacques promit une grande sincérité, pour prouver qu'il voulait tenir sa parole, il tira d'un porte-feuille qu'il avait sur lui, une promesse de mille livres sterling, que lui avait fait Sir Derby, à prendre chez un Banquier à Rome, à condition qu'il s'établirait dans cette Capitale de l'Italie. C'était quelque chose; mais Milord voulait accumuler les moyens d'amener Sir Derby à faire tout ce qu'il exigerait de lui, ainsi il proposa à Jacques de faire une déclaration de tous ces crimes, entre les mains de deux Ecclésiastiques qui en dresseroient un acte qu'il signeroit en présence d'un Notaire. Il fut longtemps avant que de pouvoir l'y résoudre, ce ne fut qu'après ls paroles les plus réitérées, que ce qu'il allait faire ne serait point employé contre lui, qu'il qu'il s'y détermina. Les deux Ecclésiastiques le Notaire furent appelés. Jacques écrivit d'abord de sa main une confession exacte de ses crimes, en Anglois; après quoi le Notaire prit son serment, le mit par écrit en François, au bas de sa deposition. Cet acte fut ensuite signé par les deux Ecclésiastiques, par l'ami de Milord qui ne voulut pas y mettre son nom. Je ne sais si un tel acte aurait eu quelque force en justice, mais on n'avait pas intention de l'y produire, le but de mon époux n'était que d'intimider Sir Derby, l'amener à des conditions raisonnables. On déclara alors au coupable qu'il serait détenu prisonnier dans ce cabinet, qu'il n'en sortirait point que votre père n'eût réparé publiquement la réputation qu'il vous avait ôtée. Je sais que ma chère sœur souffrira infiniment en apprenant les ressources violentes auxquelles on a eu recours, contre une personne à laquelle elle croit devoir encore du respect, même de l'amour; qu'elle eût tout sacrifié pour lui épargner ces peines. Je loue on attachement à son devoir de fille; nais je la prie de considérer que ses devoirs envers sa mère, sont aussi sacrés que les autres. Elle a perdu sa réputation, elle est expatriée comme une criminelle, tout ce qu'on fait pour la justifier doit avoir l'approbation de Clarice; d'ailleurs le plus grand bien qu'on puisse faire à son persécuteur, est de le forcer à réparer son injustice; quand ce premier pas sera fait, il aura moins de difficulté à se convertir: cette première démarche est un acte qui doit précéder son repentir. Jacques manqua se désespérer lorsqu'il apprit que son élargissement dépendait de Sir Derby; il connaissait la difficulté d'en arracher la rétractation de tout ce qu'il avait machiné, pour le forcer à la donner, il demanda permission de lui écrire C'était où Milord en voulait venir, ainsi on le lui permit. Je vous sais grâce de cette lettre, quelque originale qu'elle soit, je sais qu'elle ne vous amuserait pas. Ce qu'il y a de sûr, c'est que mon époux ne douta plus du succès de son entreprise lorsqu'i l'eut entre les mains. J'avais été très inquiète de l'anxiété où je l'avais vu qu'il avait inutilement voulu colore du prétexte d'une légère indisposition; je ne fus pas moins intriguée du prodigieux changement que je remarquai sur son visage, lorsqu'il rentra chez lui à l'heure du dîner. Il prévint les questions que nous pouvions lui faire à ce sujet, nous dit naturellement que son inquiétude sa joie avaient eu vos affaires pour principe; qu'il nous priait de suspendre notre curiosité à cet égard, jusqu'à son retour, qu'il pouvait dès à présent nous assurer que son voyage serait court, aurait tout le succès possible. Milord, Milord, dis-je en moi-même, rendez grâces à la présence de ma mère, vous n'en seriez pas quitte pour cette déclaration, si je ne craignais ses grands yeux noirs, qu'elle fait tomber sur moi, quand je fais une sottise. Des secrets pour Hariote, pour cette chère moitié de lui-même, comme il m'appelle souvent! c'est bien mal la connaître, s'il se flatte de garder son secret jusqu'à son départ. N'endoutez point, Clarice, je le lui aurais arraché, ne fût-ce que pour lui prouver à lui-même l'empire que j'ai sur lui; mais notre mère obtint ma parole de ne faire aucune tentative à ce sujet; il emporta son secret, je ne vous trompais pas quand je vous écrivis que nous ignorions les moyens qu'il voulait employer pour faire réussir son entreprise. En vérité, la sievre du valet de chambre était une grâce du Seigneur, je le répète; elle a fini au troisième accès, préc sément au temps qu'il le fallait, ansi il s'est trouvé en état d'accompagner mon époux. Sir Derby avait quitté Oldwindsord, ils ont été deux jours à Londres, avant que de pouvoir le déterrer. Milord ayant découvert qu'il logeait chez un Baigneur, s'y est transporté, s'est fait accompagner, outre son valet de chambre, de deux laquais. Ces trois domestiques sont restés dans l'antichambre. Sir Derby était encore en robe de chambre, lorsque mon époux est entré chez lui, malgré l'effort qu'il a fait pour prendre un visage gracieux, il était aisé de connaître que cette visite ne lui était pas agréable. Il courut pourtant embrasser Milord. Vous êtes un homme de parole, lui dit-il apparemment vous m'apportez la cession de ma coquine de fille; estelle enfin mariée? Qui a-t-elle épousé? Dans le fond je l'aurais aimée sans le tour qu'elle m'a joué en engageant ma sœur à me déshériter; mais si elle répare de bonne grâce cette faute, je pourrai lui rendre ma tendresse, je dirais, lui laisser quelque chose pour vivre, si la ça ogne n'avait pas pourvu à cela. Savez-vous bien que la mère a enlevé tous les diamants de la fille? C'est pour les lui remettre sans doute: avec cette somme, celle que Clarice a tirée de la vente de ses perles; elles auront de quoi vivre honnêtement dans quelque coin, le benêt qui a épousé Clarice aura lieu d'être content de son lot; car elle me marque que c'est un homme de néant, quel-que laquais peut-être. Voilà un beau mariage pour une fille de qualité! Je vous ai laissé dire tout ce que vous avez voulu sans vous interrompre, lui répondit Milord; puis-je espérer de vous la même grâce? D'abord il n'est pas vrai que Clarice ait épousé un homme de néant; elle y était déterminée, si elle n'avait pas trouvé un autre parti, pour se mettre plutôt en pouvoir de regagner votre cœur par la cession..... Oh! je n'ai plus besoin de son consentement pour la plus grande partie de ses b'ens, lui dit Sir Derby en l'interrompant; la loi m'a mis en possession de tous ceux qui sont en Irlande, il n'est question à présent que de ce qu'elle a sur les fonds publics, de deux mauvaises maisons dont je ne me soucie gueie. Je vous dirai même que si vous étiez venu quinze jours plus tard vous ne m'auriez pas trouvé, je veux faire un tour en Irlande, j'ai là-dessus un projet que je veux vous communiquer. Vous êtes ami de ma fille de ma femme, j'ai vu un temps où vous vous disiez le mien, ne seroitce pas le chefd'œuvre de l'amitié d'accommoder tout ce qui s'est passé, au contentement de toutes les parties? C'est le motif de mon voyage, lui répondit mon époux. Vous pouvez m'expliquer vos vues, vous devez être convaincu que Madame votre épouse Madame votre fille se prêteront à tout ce qui pourra être d'accord avec l'honneur la Religion. Chansons, Milord, l'honneur la Religion sont de grands mots dont chacun se pare, qu'on explique à sa mode; j'ai de l'honneur de la Religion, moi qui vous parle, il est vrai qu'ils ne ressemblent en rien à ce que mes deux femelles appellent de ce nem, n'en valent peut-être que mieux: ce n'est point là de quoi il est question. Mais à propos de ma femme, vous savez apparemment où elle est? Chez moi, Monsieur, répondit Milord. Pour votre vertueuse fille, elle a suivi le Baron d'Astie son époux, chez Madame la Paronne sa mère, dont elle est adorée; pour vous mettre tout d'un coup l'esprt en repos sur le sort de toutes les personnes qui pourraient vous intéresser, je vous dirai que Mistriss Cosby est morte chez moi, en détestant ses égarements; qu'une fièvre maligne qui l'a enlevée en sept jours, lui a laissé tout le temps de mettre ordre à sa conscience; qu'elle a cru devoir faire certaines déclarations dont j'ignore le contenu, qui sont entre les mains de Madame votre épouse; enfin, qu'elle avait gagné sa maladie en servant Madame Derby qui en a été à l'extrémité. Montalve, après avoir fermé les yeux de sa mère, s'est retiré aux Chartreux, où il ne cesse de demander à Dieu le changement de votre cœur. Il a bien de la bonté de reste, répondit Sir Derby. Pour bien faire il eût fallu que mon épouse fût morte; ses prières dans le Ciel auraient été plus efficaces. Ah ça, notre ami, vous savez qu'il n'y eut jamais d'union moins assortie que la mienne avec cette bigote; elle me dit une fois que je lui faisais faire son purgatoire, moi je puis dire qu'elle m'a fait faire mon enfer. Elle peut, si elle le veut, nous mettre au large; qu'elle consente à un divorce, je trouverai bien le moyen de l'obtenir de la Cour Ecclésiastique. J'ai une inclination, je voudrais me remarier. Ma fille renoncera à tout son bien, je lui en céderai généreusement quelques mille pièces pour vivre en Baronne. Milord eut bien de la peine à retenir son indignation à ce discours, toutefois voulant approfondir ce mystère d'iniquité, il se retint demanda à Sir Derby comment il s'y prendrait pour obtenir un divorce. Rien de plus facile, lui répondit Sir Derby. Il faut d'abord convenir d'un point qui ne peut être disputé que par des imbéciles, c'est qu'une femme sage est un phénix qu'il faut ranger parmi les êtres imaginaires. Cela posé, je ne dois pas me croire plus privilégié que les autres maris, ma femme vient de donner une preuve du dérèglement de sa conduite, en fuyant avec un étourdi, je ferai valoir cette preuve, un peu d'argent la fera paraître triomphante, j'obtiendrai sur ce moyen de cassation de mariage, un divorce en bonne forme, je me marierai selon mon goût, ma femme débarrassée d'un mari qu'elle doit haïr, ne serait plus dans le cas de recourir au poison pour.... Arrêtez, lui dit Milord, dont la patience était à bout, vous n'aurez plus les mêmes facilités à calomnier la vertu la plus pure, que vous en avez trouvé par le passé; vos complices sont en lieu de révéler.... Mais lisez la lettre de Jacques. En même temps il la jeta sur la table. Sir Derby parut atterré du coup, après avoir lu la lettre il maudit mille fois le traître, dit qu'il trouverait le moyen de le faire repentir de son impertinente épître. Croyez-moi, Sir Derby, lui dit mon époux, le meilleur parti que vous puissiez prendre dans cette occasion, est de vous prêter aux efforts que je ferai pour accommoder cette affaire. Voici la copie d'un acte passé en justice, qui vous jetterait dans le plus grand embarras s'il était public. Un reste d'amitié, la considération que j'ai pour votre épouse votre vertueuse fille, m'ont engagé à me rendre maître d'une pièce qui pourrait vous perdre, profitez de ma bonne volonté, croyez que, sans des ordres positifs de Madame la Baronne d'Astie, vous n'en seriez pas quitte à si bon marché. En disant ces paroles, il lui présenta l'acte qu'on avait tiré de Jacques, qui ne lui permit de dire que quelques mots entrecoupés, qui semblaient annoncer une sorte de repentir. Il finit en demandant à Milord s'il connaissait quelque moyen pour sortir du précipice où il s'était jeté. Je vous l'ai dit, lui répondit Milord, j'ai trouvé le moyen de m'emparer de l'original de cette pièce, je puis l'anéantir; mais c'est à des condit ont Premiérement, il faut rendre nul l'acte qui vous a mis en possession des biens de Mademoiselle votre fille, en Irlande, vous m'en passerez la vente, je consentirai à vous en laisser l'usufruit pendant votre vie, à condition qu'ils reviendront à vos petits enfants, après votre mort. Rien n'obligerait votre vertucuse fille à vous abandonner les autres biens qu'elle possède en Angleterre à Gênes, les Contrats de ces biens sont passés au nom de feue Madame votre sœur, qui lui en a fait cession dans la meilleure forme. Cependant, elle s'est fait autoriser par son époux à vous en laisser le revenu, tant est vif le désir qu'elle a de regagner votre cœur. Quant à la condition que j'avais attachée à cette cession dans mon précédent vovage, elle m'est devenue indifférente; j'ai en main de quoi faire tomber l'action que vous avez intentée contre deux innocentes: je veux bien croire que c'est pour se disculper que le coquin de Jacques vous accuse de l'avoir incité à se parjurer; cependant, comme il a de vous un billet de mille livres sterling, cela pourrait donner créance à la calomnie. Si vous m'en croyez, vous vous prêterez à toutes les démarches qui pourront persuader au public que c'est à vous qu'on doit la justisication de votre fille de votre épouse; vous m'accompagnerez chez les Juges; vous direz que vous aviez été trompé par un coquin à qui le remords a fait avouer sa calomnie son parjure; il vous écrira en conséquence une lettre que vous ferez imprimer dans les papiers publics, dans tous les Ouvrages Périodiques, je me charge de la rendre publique en France, dans tous les Royaumes où la calomnie a transpiré. Si vous prenez ce parti, je supprimerai la première lettre, vous ne serez point chargé par la seconde. Si vous refusez de suivre mon conseil, j'aurai le chagrin de faire imprimer la première, car je l'ai double; vous pouvez penser que ce ne sera qu'avec regret, à la dernière extrémité que je prendrai ce parti, il me sera bien dur de déshonorer un ancien ami, qui appartient de si près à des Dames pour lesquelles j'ai la plus parfaite estime. Milord, vous me poussez à bout, ne craignez-vous point.... Non, mon cher, je ne crains rien, j'ai trois hommes à moi, dans votre antichambre; au premier ordre que je leur en donnerai, ils appelleront un Connétable pour nous conduire tous deux devant des personnes qui pourront décider entre nous. Je veux vous sauver, ne vous obstinez pas à vous perdre. J'agis de si bonne foi que vous pouvez, sans sortir d'ici, vous assurer l'usufruit de tous les biens de Clarice, par le même contrat, qui donnera à ses enfants le fond des biens d'Irlande: appelez un Conseiller. Nous ne parlerons de la réparation d'honneur qu'après avoir mis vos intérêts en sûreté. Il y a beaucoup d'apparence que Sir Derby craignait qu'on ne lui manquât de parole, après avoir tiré de lui tout ce qu'on voudrait; car à peine mon époux lui eut-il proposé de passer les contrats, qu'il lui dit: je commence à croire que vous marchez droit, Milord, commençons par les contrats: tout de suite ayant sonné pour appeler un de ses domestiques, il lui donna ordre d'aller chez M. D qui faisait ses affaires, de le prier de passer incessamment chez lui. Mon étourderie m'avait fait oublier de vous dire que mon époux était muni de cette seconde lettre qu'il avait promis de faire écrire à Jacques. A présent, dit-il à Sir Derby, que vous voulez bien prendre confiance en ma parole, je vais vous montrer une pièce qui pourra servir à votre justification dans le public. Vous connaîtrez par-là combien vos intérêts me sont chers. LETTRE de Jacques à Sir Derby. Monsieur, UN misérable déchiré par ses remords vous conjure à genoux, de lui aider à réparer ses crimes. A l'instigation d'une personne dont il importe peu de savoir le nom, j'ai calomnié deux Dames en qui j'ai toujours reconnu la vertu la plus pure. Il est faux que Madame Mademoiselle Derby m'aient jamais sollicité d'attenter à vos jours comme je vous l'ai méchamment déclaré; le poison que j'ai déposé chez les Juges, m'avait été donné par un cruel ennemi de ces Dames. Mille livres sterling devaient être ma récompense, je renonce à cet argent maudit, je vous demande bien pardon de vous avoir incité à persécuter des personnes qui vous étaient si chères. J'espère que vous voudrez bien rendre publique cette réparation. Je me prépare à passer dans le nouveau monde; mais je ne quitterai point l'Europe avant que de voir ma rétractation aussi publique que l'a été ma calomnie. Jacques. Vous êtes un Diable d'homme, Milord, vous avez trouvé moyen de me prendre comme un rat dans la souriciere. Voilà la belle exclamation qui sortit de la bouche de Sir Derby, qui se tira pourtant de cette affaire en homme d'esprit. A peine aperçut-il le Conseiller qu'il avait demandé, qu'il courut à lui les bras ouverts. Félicitez-moi, mon cher, lui dit-il, voicile plus beau jour de ma vie, puisqu'il me découvre l'innocence de ce que j'ai de plus cher au monde. Lisez cette lettre dont Milord a bien voulu se faire le porteur, c'est un service que je n'oublierai jamais, voilà ce qui s'appelle un parfait ami. En vérité, Monsieur, dit le Conseiller, ce Jacques était un grand misérable! c'est dommage qu'il n'ait pas déclaré le nom de celui qui l'a mis en besogne, il me semble que j'aurais bien du plaisir à voir pendre un tel coquin. Ne pourriez-vous pas l'engager à le démasquer? Non, Monsieur, répondit mon époux, j'ai fait pour cela de vains efforts; je vous dirai même que j'ai été satisfait des raisons qu'il m'a données, de son silence: ne pensons qu'à louer Dieu de cet heureux dénouement, prêtez-nous votre ministère pour sceller la réconciliation d'une famille que ce malheureux avait désunie. Mademoiselle Derby, aujourd'hui Baronne d'Astie, a fait un mariage fort avantageux; comme elle se trouve un bien suffisant pour se soutenir avec honneur, dans la condition où elle se trouve, elle s'est fait autoriser par Monsieur le Baron d'Astie son époux, par Madame sa belle-mère, tutrice du Baron, aux fins d'abandonner le revenu de ses biens à Sir Derby son père, qui voulant reconnaître la bonne volonté de sa fille, consent à me passer la donation vente de ses biens situés en Irlande, pour être, après sa mort, l'héritage de la dite Dame d'Astie, de ses héritiers légitimes. On ne peut rien imaginer de plus généreux du coté de la fille, de plus juste de celui du père, dit le Conseiller. Il faut, Messieurs, me remettre tous les titres de Madame d'Astie, avec ceux de Madame sa tante, je ne vous demande que deux jours pour ranger les Contrats. Tous les titres des biens de ma fille sont dans sa maison de Oldwindsord, dit Sir Derby; pour ce qui est du testament, nous en prendrons copie chez le Notaire à.... .. Mais cela demandera au moins trois jours. Je me charge de tirer la copie du testament, dir mon époux; pendant ce temps Sir Derby arrangera les titres. Oh! mon très-cher, répondit votre père, je n'entends rien aux affaires, j'ai besoin de votre intelligence pour démêler ce chaos de papiers. Voulez-vous vous en charger, de concert avec Monsieur, pendant que j'irai prendre une copie du testament? Mon époux avait ses raisons pour voir l'original de cette pièce, mais il en avait d'aussi fortes pour aller à votre maison, ainsi il accepta ce dernier parti, on remit le départ après le dîner, que Milord proposa à ces deux Messieurs, dans son auberge. Sir Derby les conduisit à Oldwindsord, les y laissa pour continuer sa route. Mon époux n'avait pas oublié la description du bureau où Madame Derby avait déposé les huit à neuf mille livres sterling que vous lui aviez confiées, pendant que le Conseiller s'occupait des papiers, il essaya d'ouvrir le secret de ce bureau, qui de bonne fortune était dans la chambre où on l'avait mis coucher. Malgré les instructions de Madame votre mère, il fut long-temps sans pouvoir y réussir, ne parvintà le faire, qu'au moment où il allait risquer de mettre le bureau en pièces. Il y trouva le dépôt tel que vous nous l'aviez annoncé, eut soin de le mettre en lieu de sûreté. Joignez à cette somme, ma chère Clarice, celle qu'on aura de la vente des diamants qu'on a retirés des mains de Jacques, joignezy ce que vous Madame votre mère avez déjà, vous vous trouverez quinze mille livres de rente. Mais ce n'est pas tout, Milord ne pouvait digérer la perte de vos bijoux cachés dans votre chaise, il voulait absolument les recouvrer. Il fit donc publier dans les papiers, qu'on donnerait cent livres sterling au voiturier qui avait conduit deux personnes, qu'on désignait, à.... parce qu'on voulait le dédommager de la perte de son voyage, des inquiétudes que leur fuite avait pu lui causer. Il était à craindre que cet homme ne soupçonnât quelque dessein, ainsi on ajouta à cette annonce tout ce qui pouvait le rassurer. Ce voiturier, qu'on croyait habiter vers le nord de l'Angleterre, vivait à Londres, envoya dès le lendemain un de ses cochers pour voir de quoi il était question, au café qu'on avait désigné pour avoir la réponse. Le maître de ce café avait servi vingt ans chez Milord, assura le commissionnaire du voiturier qu'il n'y avait rien à craindre de son ancien maître, qu'il était le plus honnête homme d'Angleterre, comme le Conseiller avait fait mettre le nême jour dans tous les papiers de nouvelles, la rétractation de Jacques, le caferier que mon époux avait instruit, raconta toute l'affaire au voiturer qui était venu le trouver sur le témoignage de son domestique. Le cafetier n'avait pas attendu cette seconde visite, pour avertir Milord, lui avait dépêché un exprès dans le moment même où il avait su que le voiturier était de Londres. Quoiqu'on attendt Sir Derby le même jour, il ne crut pas devoir remetre cette affaire, ayant promis au Conseiller d'être de retour le lendemain pour dîner, il prit la poste, arriva au café quelques minutes après que le voiturier en était sorti. Cet homme avait refusé de dire son nom son adresse, mais il avait été suivi, Milord fut chez lui sans se donner le temps de se débotter. Cet homme n'était pas encore rentré, sa femme parut effrayée quand elle sut que celui qui était chez elle, était l'auteur de l'avertissement, un membre du Parlement. Il la rassura bientôt, en lui disant que vous aviez été si contente des attentions de son mari sur la route, que vous souhaitiez de le récompenser. Vraiment, Milord, lui répondit cette femme, il eût été bien cruel d'être brutal avec une créature aussi charmante aussi douce que cette Demoiselle. Mon mari connut bien qu'il y avait quelque chose dans son voyage, qui n'était pas naturel, elle se cachait à ce qu'il lui parut; mais il n'est pas fait pour se mêler des affaires des gens qui se servent de lui; on le payait bien; dans les hotelleries on se faisait servi en gens de façon, il ne lui en fallait pas davantape, il manqua battre l'animal qui fut cause que cette chère Demoiselle se sauva pendant la nuit. vous a-t-elle mandé, Milord, qu'elle laisla un paquet de hardes assez propres? Je l'ai soigneusement garué pour le rendre si on le réclamort, en nous payant le louage de la chaise; car je ne suis pas femme à me servir des choses qui ne m'appartiennent pas; on me connaît, Deu merci, j'ai les mains nettes. vous pouvez vous servir de ces hardes, lui répondit Milord, je vous les donne sans préjdice des cent pièces que j'ai promises à votre mari. Mais, dites moi, ma chère Mistriss, votre mari avait donc mené quelqu'un dans ces quartiers là? Oui, Milord, répondit-elle, il avait conduit dans cette chaise un honnête bourgeois sa fille qui allaient voir une de ses tantes. A propos de cette chaise, dit Milord, la jeune Demoiselle m'a assuré qu'il n'y en a point de plus douce en Angleterre; elle dit que votre mari a aussi d'excellents chevaux, je veux m'en servir tout le temps que je resterai ici, même si votre mari était curieux de les vendre je m'en accommoderois volontiers pour rétourner en France; la jeune personne sera charmée d'avoir la voiture qui lui a rendu un si grand service, en lui aidant à s'échapper. Je suis persuadée, dit la femme, que mon mari fera tout ce qui dépendra de lui pour obliger Milord; mais, le voici qui monte. Effectivement il rentra, Milord tirant un billet de banque de cent livres le jeta sur la table, en disant: voilà la récompense que j'ai promise à celui qui a sauvé Mademoiselle Clarice; comptez-moi un peu tout le détail de votre voyage. Ecoutez, Milord, répondit le voiturier. On m'a dit que vous étiez un honnête homme, que vous ne cherchiez pas à me surprendre. Je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam les gens que j'ai conduits, il m'est facile de le prouver, au surplus, ils m'ont paru honnêtes gens, excepté qu'ils ne m'ont pas nayé; mais ce n'était pas leur faute; j'ai fait ouvrir le paquet qu'ils laissèrent derrière ma voiture, on a tout écrit, j'en ai le papier signé de hôte, de sa femme de ses servantes, je suis prêt à le rendre, je ne crois pas qu'on puisse me blâmer de l'avoir gardé, non plus que d'avoir loué ma chaise. On n'est pas obligé, je pense, de demander à ceux que l'on conduit, qui ils sont, pourquoi ils voyagent? Assurément, lui répondit Milord, il n'y a rien à vous reprocher. Pour le paquet je l'ai donné à votre femme, le billet de banque est à vous, tant que j'aurai besoin d'un voiturier en Angleterre, vous serez le mien, cela est sûr, j'aime les gens obligeants, vous l'avez été beaucoup à la jeune Dame, qui ne l'oubliera jamais. Graces à Dieu, dit le voiturier, personne ne s'est jamais plaint de moi, je tâche de satisfaire les honnêtes gens qui me font gagner ma vie. Jacques, lui dit sa femme, la jeune Dame serait charmée d'acheter votre chaise pour se souvenir de son aventure, je suis persuadée que vous ne refuserez pas de lui donner cette satisfaction, mille autres avec, répondit le voiturie. Vous êtes un honnête homme, lui répondit mon époux, vous n'avez qu'à la faire mener à mon auberge, en fixer le prix; demain vous me conduirez, ou vous me ferez conduire par un de vos cochers à Oldwindsord, si elle est telle que Mademoiselle Derby me l'a dite j'en ferai l'emplette. Le voiturier serra le Billet de cent livres dan son armoire, avant prié Milord de le suivre à l'endroit où il tenait ses équipages, il lui montra la chaisse de poste qui vous avait servi. Milord sous prétexte de la visiter, monta dedans, tâta si elle était bien rembourrée, d'abord ne découvrit rien. Il s'était ménagé un prétexte pour éloigner le voiturier, c'était de poser sa tabatière sur la cheminée, derrière une tasse à thé. Lorsqu'il fut dans la chaise il feignit de vouloir prendre une prise de tabac, ayant fouillé dans toutes ses poches, j'ai oublié ma tabatière chez vous, dit-il à cet homme, je ne voudrais pas la perdre pour tout au monde, quoiqu'elle ne soit pas d'un grand prix, faites-moi le plaisir de me me l'apporter. Si elle est chez nous, dit le voiturier, c'est comme si elle était dans votre poche, tout de suite il partit. Milord, ayant vainement tâté de tous les côtés, perdit patience; tirant son couteau, fendit en deux la doublure de la chaise, de tous les côtés. Véritablement votre trésor était en séreté; car il était impossible de le palper. A peine l'avait-il mis dans ses poches que le voiturier revint, parut fort surpris de la belle opération qui s'était faite pendant son absence. Je me doutais, lui dit Milord, que cette chaise était mal rembourrée, comme la doublure en jaune me déplaisait, je l'ai coupée pour voir le dedans. Voilà six guinées, ajouta-t-il, en les mettant entre les mains du voiturier; faites mettre une couche de crin par dessus cette bourre, une doublure rouge, dans quelque jours je viendrai la revoir. En disant ces paroles il s'éloigna, ayant pris la poste il avriva à Oldwindsord au commencement de la nuit, trouva Sir Derby qui ne faisait que de descendre de cheval. Le lendemain on dressa les actes, comme on en était convenu, Sir Derby fut si content du tour qu'avait pris cette affaire, qu'il offrit généreusement de vous renvoyer tous les linges habits qui étaient à votre usage, à celui de notre mère, ce qui fut accepté. Milord avait eu dessein d'aller chez le Notaire où la minute du testament de votre tante était déposée, il ne différa point à l'exécuter, aussitôt qu'il eut terminé toutes vos affaires. Il avait des soupçons qu'il voulait éclaircir, ses soupçons il les avait conçus long-temps auparavant. Dans la première mention que vous nous aviez faite du testament, vous n'aviez point la liberté de disposer de vos fonds, même en vous mariant. Vous nous aviez mandé que celui qui l'avait copié, l'avait mal fait: l'omission d'un article de cette importante ne lui parut pas naturelle, il crut qu'il y avait quelque dessous de cartes qu'il lui importait déclaircir. Il se rendit chez le Notaire, auquel il dit du ton le plus ferme, qu'on avait falsifié le testament qui vous faisait héritière; qu'il en avait des preuves certaines, qu'en attendant le moment de les administrer, il allait rassembler les personnes qui avaient entendu la première lecture de cette pièce importante, dont le témoignage servirait de preuve contre lui. L'air effrayé du Notaire apprit à mon époux qu'il n'avait pas fait de fausses conjectures, continuant de le prendre sur le ton d'un homme sûr de son fait, il vit le Notaire à ses pieds, qui le conjura d'avoir pitié de sa famille, de ne le pas perdre. Il était surpris d'un aveu si prompt, parce qu'il ignorait que Sir Derby eût appris à cet homme que le principal auteur du faux acte était entre ses mains, il crut d'abord mon époux beaucoup plus instruit qu'il ne l'était réellement. Quelques mots d'imprécation contre le traître, lui apprirent le motif de la crainte du Notaire qui s'offrit à faire tout ce qui dépendait de lui pour réparer sa faute. Cela n'était pas possible, on avait brûlé le premier testament, il eût fallu pour le faire rétablir, un éclat qui ne convenait pas au dessein de Milord. Il se borna donc à faire restituer à ce misérable faussaire, cinq mille livres sterling, qu'il avait reçues pour prix de sa trahison, à tirer de lui un écrit par lequel il s'en reconnaissait coupable. Quel usage mon époux voulait-il faire de cet écrit? Rassurer la craintive Clarice contre tous les scrupules qu'elle aurait pu avoir de ce qu'il avait fait. Il est certain que celui qui reçoit un don, doit s'assujettir aux conditions sous lesquelles le donataire le lui fait. Or l'intention de votre vertueuse tante, était que son bien ne sortit de vos mains de celles de vos enfants, que pour être employé à l'instruction au soulagement des pauvres; vous êtiez donc obligée en conscience de forcer M. votre père à se dessaisir de votre bien, il n'y avait pas d'autre moyen de l'y faire consentir que celui qu'a pris mon époux: ainsi, ma chère, vous ne devez avoir aucune peine de ce qu'il a été contraint de faire, il me semble au contraire qu'il y a apporté tout le ménagement possible. Voilà donc ma Clarice riche, malgré elle, riche par l'ordre de la Providence, avec tout le mérite de la pauvreté à laquelle elle s'est soumise de si bon cœur; car nous avons compté qu'elle aurait près de vingt-cinq mille livres de rente. La voilà libre de suivre les mouvements de son cœur généreux charitable, sans prendre sur ses vrais besoins. Nous reprendrons souvent ce point, chère amie; car il nous tient extrêmement au cœur, nous n aurons pas de repos que nous n'ayons à cet égard la parole positive de Madame d'Astie, de votre époux, même de vos respectables Pasteurs. J'espère. ma chère, que vous céderez à nos instances réunies. Nous attendrons votre promesse solennelle avec grande impatience, si vous nous la refusiez, il n'y aurait grossesse qui tint. j'irais moi-même vous la demander. REPONSE DE MAD. LA BARONNE D'ASTIE, A MADAME DERBY ET A LADY HARIOTE. J'ESPERE, Mesdames, que vous voudrez bien croire que ce ne sera pas à raison de vos recommandations que je prendrai toutes les précautions possibles pour conserver le précieux trésor dont la Divine Providence m'a fait dépositaire. Ma tendresse pour elle m'en aurait fait un devoir. Demandez-moi quelque chose de moins naturel, de plus difficile, si vous voulez avoir une preuve du désir sincère que j'aurais d'obliger deux personnes que je respecte infiniment. Si j'avais l'honneur d'être connue de vous, je me croirais en droit d'être offensée de vos soupçons, j'avoue pourtant qu'ils étaient fondés, pour vous dire la vérité, j'aurais été bien fâchée que vous ne les eussiez pas conçus. Il faut vous expliquer cette énigme, l'humiliation de notre pauvre enfant. Lorsqu'elle nous eut proposé le hameau de l'Union Chrétienne, je vous avoue que j'en fus enchantée, que je la chargeai d'en dresser le plan. Je ne m'attendais pas qu'elle voudrait se mettre à la tête de cette entreprise, encore moins qu'elle voulût s'assujettir à la vie commune des habitants du hameau. Je crus qu'une plaisanterie me tirerait d'affaire avec elle. Ma chère Clarice, lui dis-je, j'ai vu quelques cantons en France, où les femmes conduisent la charrue; ne pourrions nous pas introduire cet usage: il s'établirait infailliblement; car en bonne législatrice, vous voudriez donner l'exemple de l'accomplissement de la loi. R'en ne me paroitroit plus touchant que de vous voir faire sept à huit lieues par jour, en piquant des bœufs. L'ironie était trop marquée pour n'être pas sentie, notre enfant commença par en rire beaucoup, finit en me disant que la chose n'était peut-être pas aussi ridicule qu'elle le paraissait d'abord; que dans plusieurs endroits de l'Amérique, les hommes n'avaient pas d'autre emploi que la chasse, abandonnaient aux femmes les soins de l'agriculture, aussibien que du ménage. La délicatesse de notre tempérament vient de la mauvaise éducation qu'on nous donne. Si dès l'enfance on nous accoutumait aux travaux pénibles, nous pourrions espérer de devenir aussi vigoureuses que les paysannes. En serions-nous plus propres à remplir les devoirs dont Dieu nous a immédiatement chargées, lui demandai-je? Il en est des travaux de la campagne comme d'une armée: on y a besoin sans cesse d'une grande quantité de bras, mais cela ne suffit pas, il y faut une tête; si tout voulait être tête ou bras, l'ouvrage ou ne se ferait pas, ou irait de travers. Dieu a marqué à chacun la place qu'il doit occuper, par celle dans laquelle il l'a fait naître, où il l'a conduit. Dans votre première condition, votre vocation était de bien élever vos enfants, d'édifier vos domestiques, de répandre vos bien-faits sur les pauvres artisans, de soulager vos vassaux à la campagne. Dans votre seconde vocation, vos premiers devoirs sont les mêmes, il y en faut ajouter d'autres. Dieu vous a transplantée de sa main, pour ainsi dire, au milieu de la campagne, a paru vouloir vous éloigner de la société de vos égaux, c'était pour vous consacrer à l'édification, à l'instruction de nos pauvres gens, pour partager les biens les maux qui sont annexés à leur état. Ces biens sont la simplicité, la paix, l'innocence. Ces maux (que je ne nomme ainsi que pour me conformer à l'usage,) ces maux, dis-je, sont la vie dure, le retranchement des commodités de la vie, qui sont le partage des riches, dont ils peuvent user jusqu'à un certain point, sans être blâmables. Vous devez sans dout suivre une voie moins large,ci, que vous ne feriez à la Cour. Une vie telle que la mènent, les cou tisans modérés, serait une sorte d'insulte aux pauvres parmi lesquels vous vivez; mais il serait contre l'ordre de vouloir vivre comme les gens de la campagne: ce n'est point ce retranchement que D'eu demande de vous, il n'a pas voulu vous donner la troisicme vocation qu'il m'a accordée depuis douze ans. Il m'appelait à suivre strictement la vie de nos paysans. Puisqu'il a permis que je fusse absolument, ou presque absolument dépouillée de tous mes biens, j'ai dû regarder ce dépouillement comme un ordre absolu, je m'y suis soumise de bon cœur, parce que c'était sa sainte volonté. J'ai cru sans hésiter que ce genre de vie était le meilleur pour moi, puisqu'il avait permis que j'y fusse réduite. Il me donne aujourd'hui le moyen de vivre un peu plus au large, j'en profiterai autant que je le pourrai sans déranger mon tempérament. Depuis plusieurs années mon corps s'est fait à une nourriture extrêmement pauvre, à un travail pénible, peut-être un changement trop marqué dérange oitil la santé robuste dont je jouis actuellement. Voilà, Mesdames, ce que je représentai à notre enfant, sans pouvoir la convaincre; elle se persuade qu'une vie comme la mienne fortifierait son tempérament, sans considérer qu'elle est délicate, que je ne le fus jamais; qu'elle a été nourrie dans du coton, pour ainsi dire, qu'on m'a élevée sans délicatesse. Cependant comme elle est fort docile, elle a bien voulu se soumettre au règlement provisionnel que j'ai rendu. J'ai fixé notre table à trois plats, dont deux sont de viande de boucherie, à midi, un plat de légumes. Le soir, un plat de roti de boucherie, l'autre de volaille, avec le troisième à son choix; du pain blanc; du vin de pays, mais du plus sain, qui ait au moins trois années. Je la l ile maîtresse de s'habiller à sa mode, une robe simple garantit du froid du chaud, aussibien que celle qui est chargée d'or; mais je veux qu'elle soit bien couchée, quoiqu'entre des rideaux de toile en été, d'étoffe chaude commune, en hiver; qu'elle dorme huit heures, c'est le régime nécessaire à son âge: elle aime beaucoup à se lever matin, à la bonne heure, il n'y a qu'à se coucher plutôt. Pour la décision du reste, je lui ai permis de vous mander ses projets, je lui ai prédit que vous en seriez révoltées; que cela vous donnerait fort mauvaise opinion de moi de son époux. Vos lettres qui m'ont fait triompher, l'ont rendue fort capore, cependant, elle promet d'obéir. Elle ira au hameau une partie de l'année, je l'y accompagnerai dans la belle saison, pour veiller sur elle; l'hiver, elle reviendra au village; voilà qui est arrêté. Peut-être l'augmentation de son bien vous fera-t-il croire, esdames, qu'il faudrait ajouter quelque chose à ce que j'ai fixé. Je soumettrai mes lumières aux vôtres, cependant je veux bien vous confesser ma foillesse; il m'en coûtera quelque chose. Il faut, selon mon petit jugement, accorder tout ce qui peut contribuer à la santé; je crois y avoir pourvu, suis dans l'opinion qu'une table plus chargée que la nôtre, est un magasin d'indigestions d'infirmités pour la vieillesse. Si Dieu nous donne des petits-fils, ou il faudrait les initier à une vie molle, qui fournît pratique aux Médecins aux Apothicaires, ou les tantaliser, en faisant passer devant eux des plats propres à exciter la gourmandise, sans qu'il leur fut permis d'en goûter. D'ailleurs, la desserre de notre table, en ragoûts, serait absolument perdue; je me ferais un scrupule d'empoisonner nos domestiques nos malades, j'en aurais beaucoup d'une dépense considérable, qui ne serait que pour nous. A propos de domestiques, nous en aurons peu, pour être bien servis. Une cuisinière qui, très-peu occupée à la cuisine, aura le temps de tenir la maison propre; une fille que nous décorerons du titre de femme de chambre, qui, après le service de ma belle fille, sera chargée d'entretenir le linge de la maison; un garçon qui, les premières heures du jour valet de chambre de mon fils, ne dédaignera pas d'être jardinier, le reste de la journée, une servante pour les vaches la bassecour; c'est bien peu pour une Dame qui aura vingt-cinq mille livres de rente: mais elle aura, en récompense du faste d'un nombreux cortège, la douce consolation de se dire à elle-même, qu'elle ne vole point à l'Etat des hommes qui lui doivent leurs travaux; qu'elle n'aura pas à répondre devant Dieu des vices d'un nombre de fainéants qui auraient fait leur salut en travaillant à la terre, qui se damnent chez elle, par la paresse, mère de tous les défauts qui conduisent au crime. Je le répète, Mesdames, je soumets mes lumières aux vôtres: ordonnez, le cœur me dit que je ne serai point contredite, cette opinion a sa source dans la haute opinion que j'ai conçue de votre christianisme, de votre raison. Je suis, LETTRE DE CLARICE A MADAME DERBY ET A LADY HAROITE. Il faut bien dire amen à tout ce qui a été décidé, puisque je me trouve toute seule de mon avis. Adieu les beaux projets de la pauvre Clarice, voilà ce que m'occasionnent ces vingt cinq mille livres de rente, que Milord a pris tant de peine à me ménager. Je sens tout ce que je dois à ses soins généreux. C'est un de ces amis, qui jeteroient volontiers les gens dans l'ingratitude, par l'impossibilité de reconnaître leurs bienfaits; je ne prendrai pourtant pas ce parti là, j'aime à être au-dessous de la reconnaissance, quand il est question d'un ami, je crois ne pouvoir lui donner une preuve plus certaine de la vérité de mon attachement. On croit communément que le plus beau role en amitié, celui qui est le plus commode, le moins pénible, est celui d'obliger, de donner, de servir. Je concois que cela peut être ainsi, lorsqu'il est quest on des personnes avec lesquelles on est en liaisen, en société. On se trompe souvent sur cet article. On ne parle que de l'amitié, il n'est point de nom plus souvent prostitué, on le donne à toutes sortes d'unions, à peine en mille s'en trouve-t-il une véritable. Quelque jour je vous montrerai par une belle bonne dissertation, tout ce qui est dans nos cœurs, ce sera un portrait, ou plutôt un original de l'amitié parfaite. Et pourquoi différer à le faire, me disent ma seconde mère mon époux? Ils veulent me persuader que tout ce qu'on a écrit sur l'amitié, jusqu'à présent, ne les a pas contentés, veulent voir s'ils le seront plus de ce que je dirai sur cette belle vertu, qui est peut-être le seul bien réel dont les pauvres humains peuvent jouir dans cette vallée de larmes. S'il n'était question que de bien sentir, pour bien écrire, ah! je dirais des merveilles; mais il y a bien loin du sentiment à l'expression. N'importe, je me suis dévouée à l'obéissance, je ne risque que d'être redressée, si je me trompe. J'écrivis, il y a quelques années, à une Dame du premier mérite, sur ce sujet, ma lettre, je ne sais comment, tomba entre les mains d'un Auteur qui l'inséra dans un magasin; je ne sais si vous avez lu cet ouvrage, ce qu'il y a de certain, c'est qu'il n'a point passé en France, que vous ne pourriez vous le procurer. Je vais donc rappeler ma lettre, ce sera un duplicata. LETTRE de Clarice à Madame la Marquise de C***. Madame, VOUS m'avez commandé d'écrire sur l'amitié. Jamais, peut-être on n'en a tant parlé, dites-vous, jamais, si l'on en croit les apparences, ne l'a-t on moins connue. Il me faudrait une plume aussi délicate que la vôtre pour traiter dignement un tel sujet; mais quand vous commandez je ne sais point répliquer, le désir de vous obéir me fait oublier la médiocrité de mes talents. Vous distinguez, Madame, trois temps dans l'amitié; son commencement, sa perfection, son déclin. Vous souhaitez qu'on donne des préceptes pour ce troisième temps: ils sont inutiles, dites-vous, dans les deux premiers, le sentiment alors est un guide sûr. Oserois-je vous dire, Madame, que je pense d'une moniere toute différente sur cet article. Je crois d'abord que le sentiment ne doit se mêler de rien dans le commencement de l'amitié. Secondement, que l'amitié ne connaît point de déclin, si elle est réelle. A cela vous m'opposerez votre expérience; vous avez aimé beaucoup certaines personnes; vous aimez moins actuellement; vous en concluez que ce troisième temps de l'amitié n'existe que trop. Savez-vous ce que je prendrai la liberté d'en conclure? c'est qu'avec un cœur fait pour inspirer pour sentir l'amitié la plus tendre la plus solide, vous ne l'avez point encore connue comme il faut. Il y a des sentiments pour tous les âges. Celui de la jeunesse est le temps des liaisons; mais il n'est pas celui de l'amitié. Mais, me direz-vous, à quel âge placerez vous le règne de ce sentiment délicieux? On ne peut là-dessus donner des règles certaines. Je vais avancer une proposition qui paraîtra d'abord un paradoxe. Plus le cœur est propre à l'amitié, plus la saison d'en goûter les douceurs est tardive. Suspendez votre jugement, Madame, ne me condamnez pas avant que de m'avoir en emue. Qu'est-ce qu'entends par un cœur fait pour l'amitié? C'est celui qui est tendre, droit constant. Ces qualités dans la jeunesse, sont des obstacles, des empêchements à l'amitié. Un tel cœur a une vivacité qui gâte tout: il fait tant de bruit qu'il impose silence à l'esprit: il veut paraître sur la scène avant qu'il soit temps de jouer son rôle, ce qui dérange la pièce. Ce cœur tendre droit tout ensemble, n'est pas capable de soupçonner chez les autres des défauts dont il ne se sent point coupable; on peut l'éblouir à peu de frais, lui faire prendre le clinquant pour de l'or solide. Il se donne sur des suppositions qui ne peuvent durer. Enfin, le voile se lève, il connaît qu'il s'est mépris dans l'objet de son attachement, il lui en coûte infiniment pour se détacher, sa constance fait son supplice. Il se dépite de trouver que ce fantôme de l'amitié survit quel-que fois à l'estime. Voilà ce que vous appelez le déclin de l'amitié, sans penser que le déclin suppose un commencement. Vous avez pourtant senti quelque chese, était-ce de l'amitié? nullement. C'était un sentiment qui sans être de l'amour, en avait tous les défauts. Ce sentiment qui est une véritable passion, est un écueil qu'un cœur fait pour l'amitié évite difficilement dans un certain âge. Une jeune personne qui réunit une raison solide, ce cœur tel que je viens de le dépeindre, se trouve dans une situation pénible. Le second serait fort à l'usage de l'amour; la première lui découvre le danger, les désagréments d'un engagement. Elle veut s'y soustraire; mais que faire de ce cœur tendre, de cette abondance de sentiments qu'il contient? C'est un fardeau insupportable, il faut trouver à s'en débarrasser. L'amitié parait une ressource, on la croit propre à apaiser cette soif d'aimer, qui dévore, on s'y livre avec fureur, on dispose à son profit de toutes les richesses de sentiment dont on regorge. Proposez dans cet état l'examen sérieux de l'objet avec lequel on veut se lier des nœuds de l'amitié; on vous répondrait presque qu'on n'en a pas le temps, qu'on est trop pressé. Mais après que cette première soif sera apaisée; après qu'on aura dissipé ces excessives richesses de sentiment, le cœur affaibli, pour ainsi dire, par ses excès, permettra à l'esprit de se mêler de ses affaires. L'expérience aura corrigé du défaut de juger les autres, par soi-même; on se convaincra que le cœur est aveugle, qu'en cette qualité il ne lui convient pas de faire un choix. On le réduira donc à une exacte neutralité, pendant que la raison s'occupera à faire un long sévère examen de la personne qu'on veut élever à la qualité de son amie. De plus, dans la jeunesse, le cœur est d'une mignardise, d'une enfance qui ne le rend pas digne de connaître l'amitié. Il boude pour la moindre faute, il veut être flatté, caressé, recherché. L'amitié réelle est trop sérieuse pour lui, s'il l'envisageait telle qu'elle est, elle lui donnerait un respect qui approcherait de la frayeur. Il faut lui laisser la liberté de se jouer tout à son aise, jusqu'à ce que devenu plus ferme plus solide, il ait la force de se sevrer des sentiments qui ne sont que doux, pour y en substituer de plus durables. Eh! mon Dieu, me direz-vous, sous quelle face me présentez-vous l'amitié? Que deviennent ses charmes ses délices? Savez-vous bien que vous me la présentez si grave, qu'il ne tient qu'à moi de me la figurer refrognée. Rassurez vous, Madame, l'amitié sans être molle est tendre, elle est gaie sans être folâtre, vive sans emportement, constante sans passion, mesurée sans contrainte, délicate sans être exigeante minutieuse; elle est toujours égale: car elle a tout ce qu'elle désire, tout ce qu'elle s'attendait d'avoir. Ce dernier article est le grand point, celui qui différencie l'amitié des liaisons qu'on prend pour elle, de l'amour. Quand on se lie avec une personne qui a plu au premier coup d'œil, vers laquelle un certain je ne sais quoi nous entraîne, on n'a point assez de sang-froid pour discuter, pour compter tous les plaisirs qu'on doit attendre de cette liaison: on les mesure sur ses désirs qui sont immenses, on trouve une différence totale entre ce qu'on éprouve ce qu'on avait espéré. Ce mécompte produit nécessairement le dégoût. Pourquoi? C'est qu'on n'avait prevu aucun désagrément. La route dans laquelle on est entré n'offrait que des fleurs, on y trouve des épines. Le cœur outré de s'être mépris, oublie tous les plaisirs qu'on lui présente, pour ne s'occuper que des amertumes qu'il n'avait pas imaginées. Qu'est-ce donc que l'amitié? C'est un sentiment qui de deux cœurs n'en fait qu'un, qui fait disparaître toute inégalité, qui confond tous les intérêts, tous les biens. Concevez-vous combien il importe d'examiner avant que de se déterminer à un tel mélange? Aussi l'amitié parfaite ne peut subsister que dans deux cœurs vertueux. Elle ne suppose pas la conformité des humeurs, des lumières, des talents; mais si elle fait descendre celui qui est supérieur du côté de l'esprit des vertus, elle élève l'âme de l'inférieur. Le premier supporte aisément tous les défauts de l'esprit: le second sent tout le prix de ce support, en dédommage par la vivacité de sa reconnaissance. Les qualités du cœur sont donc essentielles à l'amitié, il faut être moins difficile sur celles de l'esprit. Il est bien agréable de trouver dans son ami des qualités aimables, pourtant il faut lui en faire crédit quand elles sont supplées par les estimables. Cependant je ne conseillerais jamais de choisir pour ami une personne trop bornée. Ces gens là ont ordinairement le cœur étroit, puis un ami est un Conseiller, un dépositaire de nos pensées les plus secrètes: il faut donc pouvoir s'assurer sur la solidité des ses conseils, n'avoir point à craindre qu'il abuse de notre confiance par faiblesse ou par sottise. Rarement l'amitié peut-elle être sûre entre deux personnes de rang différent. Le respect de convention, c'est à dire, celui qui n'est pas produit par les vertus, glace, éloigne. Il est très-rare que le supérieur ne croie pas faire grâce, en offrant son amitié, jamais l'amitié offerte de cette manière ne jouira du privilège de la sécond té, elle ne pourra produire son semblable; elle fera naître de la reconnaissance, de l'attachement, du zèle, c'est tout. Il n'y a rien de plus rare que l'amitié entre les pères les enfants; c'est qu'il n'est presque pas possible d'oublier l'inégalité du rang, que la supériorité des premiers bride le cœur des seconds. L'amitié dans son fondement doit être exempte de tout intérêt, voilà encore une des causes qui la rendent si rare entre le supérieur l'inférieur. C'est que sans s'en apercevoir on regarde regarde comme un protecteur celui qui ne devrait se montrer que comme un ami; mais, dira-t-on, doit-on se faire une peine d'être protégé, secouru par un ami? Non assurément, voilà la pierre de touche de l'amitié. Toutes les fois qu'on sera humilié d'un bienfait, on doit être assuré qu'on aime peu celui de qui on l'a reçu. Un parfait ami, dans ce cas, partage le plaisir qu'a eu son ami en l'obligeant, reçoit ses services avec la même joie qu'il aurait à lui rendre les siens. L'orgueil est blessé de recevoir d'un autre, ne l'est point des biens qu'on se procure à soi-même. Or un ami réel est n autre nousmême: toutes les fois qu'on se sentira humilié, qu'on roira qu'il joue le beau role, en donnant, en servant, en obligeant, 'est un signe certain que l'identité 'est pas parfaite, qu'on se souvient l'être deux. Voilà, Madame, ce que je pense ur l'amitié, peut-être me trompé-je, nais je parle à coup sûr, quande rends la liberté de vous assurer que regarderais comme le plus grand bonheur, celui de vous inspirer le enment que je viens de peindre, que personne ne le mériterait plus que moi, s'il devait être le prix du plus respectueux attachement. Je suis, Voilà donc une dissertation en forme, pourquoi? pour faire comprendre à ma chère Hariote à son époux, que je ne me sens point gênée de l'excès de leurs services; que je partage sincèrement la joie qu'ils ont eue de me les rendre; que je ne voudrais pas qu'ils eussent pris une peine de moins, parce qu'ils auraient été privés d'un plaisir. C'est annoncer l'amitié la plus parfaite. J'ai l'âme fière, elle souffrirait de devoir à des indifférents, ne se console qu'au moment où elle peut payer au triple le service qu'elle a reçu d'un indifférent; au lieu que j'envisage sans répugnance l'impossibilité de m'acquitter jamais avec vous. Dieu me préserve d'avoir à vous rendre des services de la nature de ceux que vous m'avez rendus. Je veux vous gronder, Hariote. Vous n'avez point assez ménagé votre amie sur un certain chapitre. Si vous avez jamais à m'apprendre quelque acte de bonté d'une personne qui doit m'être chère, quelque espoir de retour vers Dieu; ah! de grâce, dépêchez-moi un exprès, si vous croyez qu'il aille plus vite que la poste. Sur tout le reste jetez, je vous en conjure, le voile le plus épais. Quel paquet vient de nous être remis! Savez-vous bien que j'ai senti une vraie indignation à l'aspect de tout cet attirail de luxe de magnificence! Du prix de tous ces brimborions de blonde, de rubans, d'étoffes riches, il y aurait de quoi faire vivre un village, un an entier. Nos servantes extasiées soulèvent ces étoffes du bout du doigt, n'osent les toucher; on dit dans le village qu'il faut que je sois une Princesse, ou la fille de quelque Président. J'aurais voulu leur cacher cette magnificence dont je rougis; on n'a pas pensé comme moi. On prétend que ma simplicité les édifiera davantage, lorsqu'ils la compareront avec ma magnificence passée. Je dis passée, ma chère; car en vérité je ne voudrais pas pour tout au monde remettre ici le plus simple de ces habits, je rougirais de les consacrer au service des Autels, si on ne me rassurait sur la hardiesse d'offrir à Dieu des choses qui ont été à mon usage. Vous savez que je ne suis pas née intéressée, que jusqu'à présent je n'avais pas fait grand cas de l'argent. J'ai bien changé, ma chère Hariote, puisque j'ai tresailli de joie lorsque vous m'avez annoncé mes vingt-cinq mille livres de rente. J'ai fait, je vous assure, des projets pour quatre fois autant. Je voudrais qu'il ne restât pas un seul pauvre dans le monde, c'est à dire, un seul homme qui ne pût gagner sa vie par son travail. Mes désirs qui ont été assez vifs sur cet article, depuis que je suis au monde, se bornaient là lorsque nous vivions ensemble. Il est aujourd'hui d'autres besoins de l'humanité, qui commencent à m'affecter beaucoup plus. Ma seconde mère a là dessus des vues si érendues qu'il lui est presque imposble de parler d'autre chose. La charité est un feu dévorant, ce feulà tient dans une sorte de mesaise, pour ainsi dire, quand elle n'est pas occupée du bien du prochain: aussi y a-t-il peu d'instants où elle ne soit employée à le servir; si elle voulait nous raconter ses songes, je suis persuadée qu'il ne lui passe pas autre chose dans l'esprit, pendant qu'elle dort, que l'exercice de quelques bonnes œuvres nouvelles. Il semble que toutes ses paroles soient des étincelles qui embrassent tout ce qui l'approche, quand nous sortons d'avec elle, mon époux moi, nous nous sentons tout disposés à consacrer le reste des nos vies, nos biens, nos personnes mêmes à l'exercice des bonnes œuvres. Il faut que je vous parle à cœur ouvert, ma chère mère, ma tendre sœur. Je me sens un si violent dégoût pour la vie qu'on mène dans le grand monde, que je regarderais comme un supplice, la nécessité d'y retourner. J'ai, comme vous, l'espoir d'être bientôt mère, je participerai sans doute à la fécondité de nos paysannes, l'on me criera, voilà des enfants auxquels il faut donner une éducation conforme à leur naissance à leur fortune. Vous rapprocher de ce monde que vous détestez, deviendra bientôt pour vous un devoir d'état. Que je serais à plaindre si j'étais forcée de suivre ce conseil! Eh quoi, y a-t-il rien de meilleur que d'être heureux dans ce monde dans l'autre? Quand je pourrais conduire mes enfants jusqu'au pied du Trône; que j'aurais la faculté de les faire favoris des Monarques, de quadrupler leur fortune, d'accumuler sur leur tête tous les titres, tous les honneurs: cela pourrait-il compenser la perte des biens dont je jouis, de ceux que je prévois? Quel bonheur comparable à celui de distribuer le bonheur, de donner, pour ainsi dire, une nouvelle existence à une infinité d'Etres qui ne semblaient être nés que pour végéter dans l'ignorance la misère! On court, on s'agite pour trouver la félicité le plaisir dans le monde; ici on en est environné, l'on n'a qu'à avancer la main pour les toucher, les goûter les saisir. Les grands veulent être respectés, craints; ici l'on est aimé. Il ne sort que des bénédictions de la bouche de ceux qui nous approchent. Les mères apprennent à leurs enfants à bégayer ces bénédictions avec nos noms, le dernier soupir de ces bonnes gens est une action de grâces au TrèsHaut, pour les biens qu'ils ont reçus de ma respectable mère de ses associés. Savez-vous bien que j'ai peine à comprendre comment des œuvres qui procurent une volupté si pure si parfaite, peuvent encore mériter une gloire infinie; il faut que Dieu soit bien bon de récompenser si libéralement, dans l'autre vie, des œuvres qu'il paie au centuple dans celle-ci. Et je pourrais priver mes enfants de ces biens inestimables! J'irais leur apprendre dans le grand monde à se compter pour tout, les pauvres pour rien; à sacrisier à des besoins imaginaires ce qui peut devenir la substance d'un si grand nombre d'infortunés! Qu'on ne m'en parle pas: je serais véritablement pire que ce mauvais père dont parle l'Evangile, qui ne donne point un serpent à ses enfants lorsqu'ils lui demandent du pain. On m'arrache la plume, sans quoi j'emplirois une rame de papier avant que d'avoir exprimé tout ce que je sens. (Le Baron d'Astie continue:) Oui, Mesdames, ma Clarice ne finirait pas; elle a consacré l'enfant dont elle est enceinte ceux qui le suivront, à parcourir avec nous la France, à aller de village en village pour arracher les gens de la campagne à l'ignorance, à la pauvreté, à la misère, au crime. Nous la verrons un de ces jours sur les grands chemins, arrêter les passants, inviter les pauvres à se rassembler pour former de nouvelles habitations. Amphion moderne, la douceur de sa voix fera sortir de terre, non des murailles pour enceindre des Villes, mais d'humbles toits, qui receleront des cœursinnocents heureux. Elle calcule, elle suppute, trouve qu'en jouissant de son immense fortune, elle sera fort à l'étroit pour tous les biens qu'elle projette: ce qui la console, c'est que ses enfants continueront ce qu'elle aura ébauché. Ne connaîtriez-vous pas par hasard quelques-uns de ces philosophes qui font de l'or? Ayez la bonté de nous l'envoyer, ma Clarice lui procurera un prompt débit de sa marchandise. Il faut que je vous raconte une de ses prouesses. Il passa, il y a quelques mois, par le village, trois hommes d'assez mauvaise mine, bien armés. Mon épouse qui les aperçut de la fenêtre, les appelle, les invite à manger un morceau, les sert elle-même, comme l'aurait pu faire Sara, quoiqu'ils n'eussent assurément pas l'encolure de trois Anges. Pendant le déjeuner, elle fait connaissance avec ces honnêtes Messeurs, comme jamais Sirene n'eut une voix plus propre à enchanter les gens, elle gagne si bien leur confiance, qu'ils en viennent d'abord à une confession générale, avouent qu'ils sont contrebandiers. Eh mon Dieu! leur dit-elle, à quoi vous exposez-vous mes bonnes gens? tout de suite un bel bon sermon sur la nécessité d'obéir aux lois au Prince; sur le malheur d'un état où l'on a toujours l'échafaud pour perspective, la mort dans le péché pour fin, puisqu'on est résolu à tuer, à se faire tuer plutôt que de se laisser prendre. Vous dire qu'en parlant elle avait l'air d'un Ange, ce ne serait vous apprendre rien que vous ne compreniez aisément; mais vous apprendre qu'elle sut attendrir ces cœurs de diamant, qu'elle fit couler leurs larmes, c'est ce qui doit vous paraître surprenant. Enflammée par ses succès, elle a joute: pourquoi ne pas renoncer à une profession si misérable, mes chers amis? La nécessité de nourrir nos femmes nos enfants, nous y retient, répond l'un d'eux. Ah! venez ici, mes enfants, leur dit-elle; vous y trouverez un pain sûr tranquille. Ameneznous vos femmes vos enfants, nous en aurons soin. Ces trois hommes se regardent, deux acceptent le parti, voilà deux pensionnaires pour nos Pasteurs. Le troisième est pris quinze jours après, est pendu la même semaine. A cette nouvelle, les deux prosélytes de ma chère Clarice tombent à ses pieds, l'appellent leur ange, leur libératrice, font vœu de lui obéir. Ils se hâtent de faire venir leur famille, on y joint la veuve les enfants du malheureux qui a méprisé ses conseils. Ils sont dans l'année de leur épreuve, nous édifient par leur ardeur au travail leur docilité. Cet heureux succès a produit l'enthousiasme dont ma Clarice a rempli sa lettre; prenez garde à vous, Mesdames, c'est une maladie contagieuse, je vous en avertis. Elle l'a reçue de ma mère, peu s'en faut qu'elle ne me l'ait communiquée, je ne sais si vous n'êtes pas en danger de la gagner. Je vous en avertis pour la décharge de ma conscience. (Clarice finit.) Plût au Ciel que sa prédiction pût s'accomplir, non pas sur vous, qui feriez mille fois mieux que moi, si vous étiez en ma place; mais sur ce grand nombre de riches oisifs qui surchargent la terre du poids de leur inutile individu, dévorent la substance qui n'appartient légitimement qu'à l'homme occupé pour le bien public. Je troquerois volontiers le possesseur de la pierre philosophale contre une demi-douzaine de personnes zélées; ce n'est pas l'or dont nous avons le plus de besoin, nous trouvons des trésors à trois pieds sous terre, il n'est question que de la remuer, d'avoir des personnes qui veuillent devenir l'âme de nos travailleurs. La moisson est grande, mais il y a peu d'ouvriers. Tenez, Hariote, je vais vous donner votre mission. Faites-nous des recrues parmi vos poupées de l'un de l'autre sexe; car les hommes s'en mêlent aujourd'hui. Proposezleur de troquer leurs colifichets contre des quenouilles une beche, jurezleur, promettezleur qu'elles trouveront dans des occupations pareilles aux nôtres, la guérison de leur ennui. Dites à ces savants qui font de si belles découvertes au prosit de l'agriculture, qu'ils joignent la théorie à la pratique; leur exemple pourrait produire une heureuse révolution. Les Villes se dévasteroient au profit des campagnes; le riche, le Seigneur chasseraient de leur antichambre les trois quarts de ces fainéants qu'ils dérobent au travail; la France devendroit le trésor, le magasin, le grenier de l'Europe; on n'y trouverait pas un pouce de terre sans culture; la population doubleroit avec le travail, produirait au Roi un peuple nombreux, endurci par le travail, propre aux fatigues de la guerre; l'aisance prendrait la place d'une pauvreté toujours affreuse quand elle est la suite de la paresse; en un mot, nous deviendrions la première nation de l'Univers, sans exciter l'envie de nos voisins. Je me hâte de finir, par la crainte de ne finir pas. LETTRE DE LADY HARIOTE A Clarice. EH! vraiment oui, votre maladie est contagieuse, ma chère Clarice, mon aimable sœur, si ce n'était qu'une femme grosse jusqu'au menton aurait mauvaise grâce à tenir la quenouille, je n'aurais pas abandonné mon fuseau. Je commence par le plus aisé, comme vous le voyez. Il est plus aisé de filer que de présider au travail des champs au gouvernement des étables. Parlons sérieusement, ma chère. Je respecte vos desseins; mais, comme votre cher époux l'a fort bien remarqué, il y a un peu d'enthousiasme. Croyez-vous qu'il fût possible de ramener au bien cette foule d'hommes qui croupissent depuis tant d'années dans une crapuleuse oisiveté? De quel stratagéme n'usent point les mendiants, pour échapper aux ordres d'une sage Police qui travaille à les renfermer dans les hôpitaux, où pour un travail qui n'a rien de pénible, on leur fournit le nécessaire à la vie? Mais en supposant l'impossible, comment trouver à les occuper? La terre manquerait aux travailleurs. De plus, qui voudrait être soldat, matelot, si on avait une fois goûté les douceurs de la vie tranquille dont vous nous offrez le plan? Rien de plus misérable que les gens de la campagne; cependant que ne font-ils pas pour échapper à la milice? Quel désespoir pour le malheureux qu'on arrache du sein de sa famille! quel chagrin pour ses malheureux parents! ce serait bien pire si leur premier état leur offrait des biens réels à regretter. Voilà bien des objections, il y en a une infinité d'autres. Un nombreux domestique paraît nécessaire aux grands, pour en imposer au vulgaire, étayer leur grandeur. L'argent qu'ils verseroient dans les campagnes ne le répandent-ils pas sur l'artisan? La France, à la vérité, n'est pas le grenier de l'Europe; mais elle est le magasin de modes, où toutes les nations viennent se fournir. C'est pour tirer de chez les François les choses nécessaires au luxe, que les Espagnols leurs voisins tirent l'or des entrailles de la terre; que les Anglois cultivent l'agriculture le commerce. On a beaucoup crié contre les dépenses d'un grand Roi, qui a fait sortir de terre, pour ainsi dire, ces superbes édifices, ces jardins enchantés qu'on soupçonnerait devoir leur existence au coup de la baguette d'un habile enchanteur. Qu'on suppute ce que ces chefsd'œuvre ont coûté, l'argent que les étragers qui viennent les admirer ont laissé en France; je suis persuadée que la recette surpasserait la dépense. Des lois somptuaires qui font le salut d'un petit Etat, causeraient le dépérissement, la langueur dans un grand Royaume. out ce qui sert à la circulation des espèces, y est avantageux. Le luxe en Angleterre est poussé aussi loin qu'en France, quoiqu'il soit d'un autre genre, nos campagnes ne manquent point de cultivateurs. Cependant combien d'hommes le commerce n'enlève-t-il pas à l'agriculture! Laisfez donc aux Francois leur nombreux domestique, leurs tabatieres guillochées, leurs brillants colifichets. Le nombre des oisifs parmi le peuple ne peut entrer en comparaison avec ceux qui sont occupés d'une manière utile pour eux, quoique trèsinutiles superflus pour ceux qui les emploient. Dans le moral, un seul malheureux fait un mal; dans le physique le politique, il en naît souvent de grands biens. Voilà mot pour mot ce qui m'a été répondu par un honnête hable homme à qui j'ai débité votre sermon, pour commencer à remplir la mission dont vous m'avez chargée. N'allez pourtant pas croire que j'adopte aveuglément ses idées. Il est vrai que je suis restée muette comme un poisson, en sa présence; je ne trouvais rien à lui répliquer, je sentais pourtant qu'il y aurait quelque chose à répondre. Quand ma vocation se sera perfectionnée comme la vôtre, j'aurai apparement des lumières d'état qui me rendront éloquente, en attendant je demande les vôtres. Après tout, votre système a quelque chose qui me séduit, me charme, m'entraîne. Fournissez-moi des armes pour le défendre. Je me live à vous, corps âme, pour remplir ma mission. Ma lettre sera courte, je n'attends que le moment fatal. Vous vous souvenez bien que c'est une fille qui vous ressemblera que je dois mettre au monde, arrangez-vous en conséquence, s'il vous plaît, pour donner un époux à cette fille future. Si vous êtes grosse d'une fille, je ne vous le pardonnerai pas. Nous troquerons ensuite nos rôles, je me chargerai d'un garçon, vous d'une fille. Ceux qui m'entendent raisonner ainsi lèvent les épaules. Souhaiter une fille quand on a un certain nom, c'est une extravagance qu'ils ne peuvent concevoir. Et que deviendrait ce nom si on n'avait que des garçons, disais-je l'autre jour à un impertinent qui osait soutenir qu'une femme de qualité qui met au monde une fille, fait une fausse couche. Laissez, me répondit-il, aux Financiers le soin de fournir des épouses à nos fils, ils travaillent pour étayer notre Noblesse, notre illustricité, par leurs grands biens qu'ils veulent bien sacrifier à l'ambition d'entrer dans une grande famille. Aujourd'hui les mésalliances n'effraient plus, pourvu qu'un monceau d'or couvre les traces d'une obscure origine. Ajoutez qu'ils y sacrifient aussi le bonheur de leurs filles, ai-je répondu; mais ce n'est pas là de quoi il est question. Une fille telle que la mienne, quand elle n'aurait que la moitié du mérite de celle que j'ai prise pour modèle, vaudrait plus à l'Étatque vingt de ces cervelles à l'envers, qui se croient les plus habiles gens du monde, quand ils réussissent mieux que leurs cochers à faire élever des nuées de poussière sur le rempart. C'est parler à des sourds, ma chère, venez ici, qu'ils apprennent, en vous voyant, à rabattre de la vanité qui leur persuade que leur sexe est en tout supérieur au nôtre. LETTRE DE MADAME DERBY A CLARICE. NON, ma chère, tenez vous où vous êtes, vous y faites une meilleure figure qu'ici. Comtez moi, je vous prie, parmi vos prosélytes, si vous ne pouvez engager les autres à exécuter en grand vos bons projets, nous tâcherons d'en offrir des modèles en petit. Je ne veux pas prévenir la réponse que vous demande ma chère fille Hariote; mais il me semble qu'il ne faut pas beaucoup d'esprit pour mettre en poudre les objections de son philosophe. Un seul homme avait mis en mouvement, au commencement de ce siècle, soixante mille artisans. Je parle de l'infatigable Monsieur Languet Curé de S. Sulpice, homme à qui on devrait dresser des statues, que ses ingrats compatriotes auraient fait repentir de ses utiles travaux, s'il n'avait eu pour but une gloire plus solide que leurs futiles applaudissements. Il est vrai qu'on secondait son zèle, qu'il recevait tous les ans des sommes immenses. Je suis persuadée que, s'il eût vécu plus long-temps, il eût triplé le bien qu'il faisait. Des établissements qui coûtent beaucoup à former, paient dans la suite avec usure ce qu'ils ont fait dépenser d'abord. D'ailleurs, les sources où il puisait ne sont point épuisées par sa mort; il est encore un grand nombre de bonnes âmes qui attachées au monde par état, ou incapables, faute de talents, d'agir par elles-mêmes, ne demanderaient pas mieux que de contribuer de leurs bourses à de bonnes œuvres qui produiraient un bien si général. Il vient de me tomber entre les mains un des exemplaires de l'ouvrage où l'on avait inséré votre lettre sur l'amitié. Il y avait quelques remarques sur les hôpitaux, qui m'ont donné la curiosité de les parcourir? Ah, ma chère, j'en suis revenue le cœur blessé Que de biens à faire, que de biens omis ou changés en maux, par la faute d'une administration négligée! J'ai commencé par l'Hôpital-général. C'est un monde, ma fille. J'y ai été jusqu'à quatre fois avant que de pouvoir tout examiner. On y trouve rassemblé ce que la misère humaine peut offrir de plus attendrissant. Une foule d'infortunés abandonnés par leurs parents au moment de leur naissance, sont entassés les uns sur les autres dans des salles qui, quoique vastes, sont trop étroites pour les contenir. On voit sur leur visage qu'ils y respirent un air empoisonné par les exhalaisons qui sortent de leurs corps. Aussi y en péritil un grand nombre. Tout cela travaille à la vérité, mais avec dégoût, par contrainte, pour éviter le châtiment, ils se dévouent dans leur cœur à l'oisiveté, pour se dédommager du dégoût que leur donne le travail. J'en ai interrogé plusieurs. En vérité leur âme est encore plus négligée que leurs corps. On les instruit pourtant à des heures réglées: je veux même croire que celles qui en sont chargées ont du zèle. Cependant elles ont peu de succès, ce qu'il faut attribuer, je pense, au peu de proportion qui se trouve entre les instruisantes les instruites. Pourquoi ne pas multiplier les maîtresses? Pourquoi ne pas apporter les plus grands soins à les choisir à les former? On regarde ce soin comme peu important. Cependant dans l'espace de vingt ans, on pourrait tirer de cette seule partie plus de quarante mille familles. Quelle ressource pour la population! Que de bras pour augmenter les richesses de l'Etat! Je sais qu'on place à la fin ces enfants. J'oserais avancer que l'Etat y gagne peu, qu'il sort peu de bonnes mères de famille de ces sortes de lieux. Des personnes qui en ont tiré des filles pour le service ou pour les apprentissages, m'ont assuré qu'on a beaucoup de peine à en tirer parti, tant les défauts de la première éducation ont fait trace. Il est dans Paris une autre maison bien mieux policée, on la nomme Belair, ce nom lui convient parfaitement. Les enfants y sont élevés avec douceur: cependant, selon moi, il y a un défaut essentiel dans leur éducation. J'ai interrogé de grandes filles, qui s'y plaisent, qui bornent leur ambition à n'en point sortir. La paresse, si on l'examine bien, a beaucoup de part à l'attachement qu'elles ont pour cette maison où elles ne sont assujetties à aucun travail pénible. J'ai communiqué cette idée à un honnête homme, qui n'a pu l'approuver, parce qu'effectivement ces filles sont occupées. Si elles l'étaient comme il faut, la maison deviendrait très-riche. Un maître qui tient des ouvriers, les nourrit, les paie, trouve encore le moyen de s'enrichir du surplus de leur travail. Pourquoi la même chose n'arrive-elle pas dans ces maisons, qui ont besoin de revenus, au lieu de profiter sur l'ouvrage des orphelins? C'est que cet ouvrage n'est point fait avec ce feu qu'inspire la nécessité de pourvoir aux besoins de la vie. C'est qu'on n'a point inculqué l'amour du travail à ces enfants; qu'on n'a pas eu soin de leur faire comprendre que la nécessité de s'occuper utilement, avec fatigue, pour le bien public, est de Droit Divin: Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. Cet arrêt est sorti de la bouche de Dieu même; qui osera l'éluder? Voilà en quoi il faudrait faire consister la dévotion, la piété, le Christianisme; à bien emplover son temps en esprit de pénitence, pour obéir à Dieu. Des enfants à qui ou eût fait sucer cette maxime maxime avec le lait, feraient des filles laborieuses; elles paieraient l'Etat des avances qu'il a faites pour les élever dans leurs premières années, donneraient moyen d'étendre la bonne œuvre. Je ne vous parle que des filles, ma chère; car je n'ai pas étendu mes observations sur les garçons. J'ai vu avec plaisir que l'Etat s'occupe des moyens de tirer parti de ces enfants, qu'on donne des récompenses aux paysans qui voudront s'en charger, ce qui n'empêchera pas qu'il n'en reste assez pour y faire de belles recrues, repeupler les campagnes dévastées. Une autre partie de l'Hopital que j'ai visité fort soigneusement, c'est le lieu où l'on enferme les filles les femmes libertines! Oh, qu'il y aurait là un vaste champ pour des personnes zélées! Je m'étais persuadée d'abord, que la Religion entrait pour quelque chose dans l'enlèvement de ces filles; qu'on s'efforçait de les gagner à Dieu, par la douceur. Rien de tout cela, ma chère; elles en sortent pires qu'elles n'y sont entrées; la rigueur dont on use envers elles les révolte, les ulcère, elles y deviennent presque incorrigibles. Hélas, nos Missionnaires traversent les mers pour amener au Christianisme les Idolâtres, les domestiques de la Foi sont misérablement négligés. Je sais qu'il conviendrait peu aux Ministres du Seigneur d'entrer dans cette espèce d'enfer où ces misérables se dédommagent en jurant de l'impossibilité où elles sont, pendant quelques mois, de faire pire. Ce serait à des femmes pieuses, véritablement charitables zélées à commencer la cure de ces pauvres abandonnées. Le plus grand nombre n'a pas la plus légère idée de Religion; il faudrait donc les en instruire, commencer par la leur faire aimer. Le Magistrat n'est chargé que de la police extérieure, c'est à la piété à changer les cœurs. On voit dans ce lieu des filles qui y sont revenues plusieurs fois, qui probablement y reviendront encore: c'est donc à pure perte qu'elles y sont. Comme vous êtes femme à projet, bâtissez-nous quelques châteaux en Espagne sur cette importante matière. La conversion sincère d'une demi-douzaine de ces filles, par année, produirait plus de bien à l'Etat, que l'emprisonnement de plusieurs milliers qu'on est forcé de borner à un espace de temps trèscourt. Ceux qui ont commencé ces établissements ont été au plus pressé; il s'agirait de les perfectionner aujourd'hui: la conversion de ces pauvres créatures serait un grand moyen de population. Elles empoisonnent le genre humain dans sa source. Si quelqu'un s'avisait de lire nos lettres, il se moquerait de nos prétentions. C'est bien à de pauvres petites femmelettes qu'il appartient de s'ériger en réformatrices dans un Royaume gouverné par des hommes si sages, dont la police fait l'admiration des étrangers. C'est surtout une impertinence à deux femmes qui sont à peine agrégées parmi les citoyens. Qu'on s'en prenne, si l'on veut, aux influences du climat, l'air qu'on y respire y affectionne, déjà je me sens Françoise, sans oublier pourtant mon ancienne Patrie. Ah! je le sens aux mouvements de mon cœur, je suis citoyenne de l'Univers, tous les hommes, quels qu'ils soient, sont mes frères. Ne sommesnous pas tous enfants du même père? Comment ceux qui sont froids pour l'humanité, osent-ils dire l'Oraison Dominicale? LETTRE DE CLARICE A LADY HARIOTE. JE me flatte que vous êtes accouchée, ma chère, si j'en crois nos bonnes femmes, vous l'êtes heureusement. Elles disent que tout ce qu'on souffre dans la grossesse est autant de rabattu sur la couche, vous avez beaucoup souffert. A ce compte je devrais trembler pour moi-même. Je ne sais ce qu'est devenue cette complexion délicate dont on me plaignait autrefois; je prends de l'embonpoint sans perdre rien de mon agilité, je dors, je mange à merveille. Entre nous, je crois pouvoir attribuer cet heureux changement à la vie réglée que je mène ici, à l'exercice. Vous ririez si vous me voyiez décrotter chaque matin un morceau de pain, long d'une demiaune, arrosé d'un coup de vin trèstrempé. Le thé, le Café me desschoient, je vous assure; j'avais été forcée de m'en sevrer en route, je n'ai point été d'avis de reprendre une habitude dont je m'étais si heureusement débarrassée, je m'en trouve bien. En vérité j'étais née pour le geure de vie que j'ai adopté. En y réfléchissant un peu, je n'en suis pas surprise. Si le travail est la vocation de tous les enfants d'Adam, Dieu leur a donné un corps propre à ce à quoi ils les destine. La fainéantise abrège nos jours, j'en suis sure. On voit ici des vieillards vigoureux, qui ne connaissent plus les maladies, depuis qu'ils ont doublé leur travail. Pour nos jeunes gens, la santé siège sur leur visage, cent villages comme celui-ci, ne fourniraient pas de l'eau à boire à un Apothicaie. Les femmes y portent leurs enfants avec une aisance qui vous surprendrait; elles ne rabattroient rien de leur travail ordinaire, si ma mère ne les forçait à quelques ménagements. Elle étend ses soins pour elles jusqu'au dixième jour après lu s couches. Autrefois on les voyait se trainer dès le quatrième, ce qui en a fa t périr plusieurs, a vieilli les autres, long-temps avant la saison. Au commencement, ma mère a bien eu de la peine à les retenir si long-temps à la maison, elles alléguaient la nécessité de travailler. Enfin elle est venue à bout de leur faire comprendre que ces dix jours leur en ménageaient bien d'autres, en les préservant des maladies qui étaient les suites de leur indiscrète précipitation. Ces petits détails paraissent peu de chose, nous procurent pourtant une race saine robuste. Comme je suppose que vous serez en état d'entendre lire, lorsque cette lettre vous parviendra, je vais répondre à vos objections, ma chère. Je dis vos objections, quoique vous m'ayez annoncé qu'elles étaient d'un autre. Je connais vos tons, vous les aviez pensées, avant qu'on vous les eût faites. Si l'on vous disait qu'il est difficile de plier au joug du travail des gens accoutumés à la fainéantise, j'en conviendrois avec vous. Votre philosophe prétend que la chose est impossible, il en donne pour preuve la difficulté de faire travailler les pauvres qu'on enferme, qui assurément ne resteraient pas quatre minutes à l'Hôpital, si on leur en ouvrait les portes, qui y périssent d'ennui. J'en conclus, moi, qu'on s'y prend mal. On conduit les animaux par la crainte, on ne dompte les hommes que par la douceur. Ce que ma mère me dit des Hôpitaux qu'elle a visités, Madame d'Astie me l'avait déjà appris, elle a sur cela une expérience à laquelle on peut se fier. L'habitude de voir des malheureux endurcit les cœurs qu'une ardente charité n'attendrit pas. Les pauvres sont si ignorants, si grossiers, si brutaux, si peu reconnaissants, ou plutôt si ingrats, qu'il faut une vertu sublime pour conserver de la douceur à leur service. Un Intendant rempli de zèle priait, il y a quelque temps, ma belle-mère de lui communiquer ses lumières sur la manière de policer un Hopital qu'il veut établir. Tout dépend des Hospitalieres, répondit elle. La Charité qu'on exerce sur les corps doit avoir pour but le bien de l'âme. La crainte peut obliger les pauvres à se conformer aux règlements, sans que pour cela ils en deviennent meilleurs. Il faut, si on veut remplir les fins que le Christianisme inspire, leur faire aimer ces règlements. Parmi ceux qu'on enferme, il y a des vieillards hors d'état de travailler, il y a des gens encore robustes. Il faudrait tirer parti de ces derniers, pour l'agriculture la population. Le premier pas qu'il faut faire pour cela, est de gagner leur cœur leur confiance, combien en doit-il coûter à l'Hospitaliere, avant que d'en venir là. L'instruction doit suivre. Il faut tâcher d'en faire des Chrétiens, aussitôt on aura des hommes. Parmi le grand nombre de pauvres, il s'en trouve de moins pervers, d'un naturel plus heureux que les au res: il faudrait commencer par gagner ceux-là, récompenser leur docilité, par de petites douceurs, par des louanges, par des témoignages d'amitié. Il est peu de cœurs qui ne soient accessibles de ce côtél. Pendant que les Hospitalieres travailleroient, il faudrait que des personnes charirables s'occupassent des movens d'éta lir ces pauvres. La perspective d'un état heureux tranquille adouciroir leur prison, en chassant le désespoir de leur cœur, les mettrait en situation de se prêter à ce qu'on exigerait d'eux. Dans quelle maison prend-on ces précautions, useton de ces ménagements? S'il en existe, qu'elles sont rares! D'ailleurs, je le répète d'après ma mère, celles qui sont chargées de ces sortes d'étabissements ont trop d'ouvrage pour le b.en faire, en leur supposant toute la bonne volonté possible. Surchargées, excédées de travail, elles se dessechent, oublient le motif qui les avait conduites à se consacrer au service des pauvres, insensiblement les œuvres de la plus héroïque charité, deviennent dès œuvres de métier. Ce n'est point à des particuliers à trouver ou plutôt à procurer le remède à de tels maux. Mais vous me demandez des châteaux en Espagne, j'en vais faire. Aurant s'amuser à cela qu'à faire des nœuds, à remuer des cartes: voilà la réponse que je fais d'avance, à ceux qui prétendront que je perds mon temps à bâtir des systèmes qui ne se réaliseront jamais. Supposez que j'eusse un pouvoir égal à ma bonne volonté, ou que ceux dans lesquels il réside, voulussent adoprer mon système. Je considérerois qu'il y a deux choses à faire. Guérir ou diminuer les maux qui existent actuellement. Prévenir ceux qui pourraient exister dans la suite. Quels sont les maux les plus contraires au bien physique de l'Etat? La dépopula ion; une misère qui brise les liens qui doivent attacher les hommes à la patrie, qui en fait des membres qui ne tenant à rien, n'aiment rien, ne s'intéressent à rien. Ces sortes de citoyens ne méritent pas ce titre. Comme ils ne peuvent être plus misérables qu'ils le sont; qu'ils ne jouissent que de l'air qu'il respirent; que le Royaume pourrait être bouleversé sans qu'ils y perdissent un fétu, ils ne s'embarrassent point qu'il prospère ou qu'il périsse. Leur état étant si mauvais qu'il ne peut devenir pire, tout changement leur paraît avantageux par l'espoir de pêcher en eau trouble, d'améliorer leur sort. Ces sortes de gens sont toujours au service de tous les esprits brouillons, des ennemis même de l'Etat. Ils le verraient changer de maître, avec une indifférence brutale. Tous les liens qui attachent les hommes au Prince ou n'ont jamais existé chez eux, ou sont rompus. Ces sortes de gens sont à charge à l'Etat, pendant la paix, très-dangereux en temps de guerre, surtout de guerre civile, intestine. Il ne leur manque que des chefs qui sachent se les attacher par la licence. Un million de moins de ces hommes dans un Etat, n'y ferait point un vide; ils y sont ce que la vermine est au blé. Faut-il donc les perdre? Non, il faut essayer de les changer, de les affectionner à l'Etat, de les y attacher par des liens qu'ils aiment. Si la difficulté de remédier à ce mal présent, décourage, la facilité de le prevenir peut consoler. Qu'on me laisse la maîtresse, dans vingt ans, cette race de frêlons aura fait place à des citoyens qui se regardant comme enfants de l'Etat, l'aimeront de cet amour que tout homme a naturellement pour sa famille. On sent bien de quel moyen je prétends me servir. Il serait question d'enlever aux mendiants, aux gens sans aveu, leurs enfants de l'un de l'autre sexe, au-dessus de sept ans. Cela avancerait de sept ans la métamorphose promise, il n'en faudrait plus que treize. On crie sans cesse que la révocation de l'Edit de Nantes a dévasté l'Etat. Si on suivait le système que je propose, il faudrait chercher le moyen de se décharger au dehors par des Colonies. La France, quelque vaste qu'elle soit, ne pourrait contenir ses habitants. Je ferai le calcul de la nouvelle population, après en avoir indiqué les sources. L'état religieux est la perfection du Christianisme. JesusChrist s'en est fait le défenseur lorsqu'il a dit à Marthe que sa sœur avait choisi la meilleure part, qui ne lui serait point ôtée. N'attachons point des pieds de Jesus ceux qui y sont uniquement attentifs à écouter sa parole, à la méditer, cette vocation est trèsexcellente, mais elle est très-rare, le relâchement des premiers Instituts fait aujourd'hui regarder comme à charge la multiplication des Réguliers. Pour en diminuer le nombre, il ne faudrait que les obliger à vivre selon leur règle; bientôt les noviciats seraient déserts, pendant que la Trape les Ordres qui en approchent continueroient d'être peuplés d'adorateurs en esprit en vérité, on verrait peu à peu les autres Monasteres se détruire, faute de sujets, surtout si une loi du Prince fixait le temps de l'engagement plus loin que celui où on le prend aujourd'hui, temps trop voisin de l'enfance, pour pouvoir être celui des réflexions que demande une démarche, qui, si elle ne conduit pas aux premières places dans le Ciel, précipite au fond des enfers. L'âge qui a été sagement prescrit pour les Ordres sacrés devrait, ce semble, faire la règle de celui pour les vœux solennels. Quelle ressource n'offrirait pas à l'Etat cette diminution de moines! Que les biens qui leur deviendraient inutiles, soient employés à l'éducation de ce grand nombre d'enfants arrachés aux mendiants, ou donnés volontairement par des parents pauvres surchargés de famille; quelles sources ouvertes pour la population, l'agriculture, la milice, la marine les manufactures! Quelles sources d'abondance de richesses pour l'Etat! Calculons au plus bas, le nombre des mariages qui pourraient suivre de ces arrangements. Les Enfants-Trouvés de Paris comptent ordinairement entre six ou sept mille enfants en nourrice; ces enfants mieux soignés, on en conserverait au moins la moitié, qui parvenus à l'âge d'hommes, produiraient par année au moins deux mille mariages. Mettezen le double pour le reste des Provinces, assurément il y en aurait beaucoup plus. Voilà les seuls Enfants-Trouvés qui fourniraient chaque année six mille mariages; en treize ans, c'est en bonne Arithmétique..... 78000. Joignez y dix mille mariages des enfants de l'Etat, c'est à dire de ceux qu'on aurait enlevés aux mendiants, ce sera...... 10000. Ajoutezy ceux des jeunes gens qui se font religieux sans vocation, par enfance, par imitation, paresse, vous aurez au moins en treize ans...... 40000. Ce n'est, pour cette dernière classe, que trois mille quelques mariages par année. Voilà donc en treize ans, cent vingt-huit mille familles de plus dans le Royaume, qui, à quatre enfants par famille mettront en vingt ans cinq cents douze mille habitants en état de contracter de nouveaux mariages. Si on avait profité de cette ressource depuis la révocation de l'Edit, n'eût-on pas remplacé nos pertes? Je sais qu'on pourra m'objecter que tous ceux qui contracteront ces mariages n'eussent pas vécu dans le célibat, à l'exemption de ceux qui se seraient fait religieux. A cela je réponds. Que les enfants des mendiants des vagabonds, loin d'être la richesse de l'Etat, en sont la vermine; que le plus grand nombre des autres ne se marient pas dans la crainte de mettre au monde des misérables. Or, comme je l'ai remarqué au commencement, ceux qui le sont absolument sont rarement de bons citoyens, il faut les affectionner à la patrie par des bienfaits. Qu'ils mangent un pain dur arrosé de leurs sueurs, cela est dans l'ordre; mais qu'ils n'en manquent pas. Comment leur en procurer? le voici. Je crois qu'on ne pourrait sans sacrilège faire servir à des usages profanes les biens que la charité des fidèles a consacrés au Seigneur: le nombre des monsteres diminuant, leur revenu peut être employé à établir ces nouvelles familles, après avoir élevé ceux dont elles seront composées. Les éduqueraton dans des Hôpitaux? Non, il n'en sort que des fainéants. Il faut en former des Colleges d'agriculteurs qui partageront leur temps entre les travaux de la campagne, les études convenables au progrè de l'agriculture. Il n'est si petit métier qui ne nourrisse son maître, dit-on communément, cela est vrai. Si un particulier peut gagner sa dépense, à plus forte raison ceux qui vivent en commun, qui dépensent moins pourront-ils subsister de leur travail. Depuis l'âge de quinze ans ces enfants, au lieu d'être à charge, pourraient gagner quelque chose au-delà de ce qu'ils dépenseroient, ce qui, mis en masse, contribuerait à leur établissement. Si l'agriculture était poussée aussi loin qu'elle le peut être en France, il est certain que le prix des denrées diminuerait. L'excédent des enfants qui ne pourraient être employés à la culture de la terre, formerait des ouvrier pour les manufactures. Nourris à moins de frais, le prix de la maind'œuvre baisseroit, ce qui tournerait au profit de tous les Ordres de l'Etat qui pourraient se fournir d'étoffes de toutes les autres choses nécessaires, avec plus d'abondance. Cet avantage serait peu de chose comparé à celui que produirait l'exportation; les François deviendraient les pourvoyeurs de l'Europe entière, parce qu'ils seraient en état de donner leurs marchandises à meilleur marché. Ces nouveaux citovens qui devraient à l'Etat leur existence, s'y affectionneroient. Le travail perdrait la moitié de ce qu'il a de dur, pur une habitude contracte dès l'enfance. Pénétrés des grands principes de la Religion, ils rempliraient les devoirs pénibles de leur état avec joie avec ardeur: la certitude de la récompense éternelle qui est le prix infaillible de l'assujetissement volontaire à ses devoirs, les consolerait dueu de salaire qu'ils en retirent dans ce monde. La pauvreté absolue disparoîtroit, avec elle tous les vices qu'elle entraîne. Mais, comment réussir à remplir ce projet? Je le répète, il dépend absolument du soin qu'on apporterait à choisir les maîtres les maîtresses qu'on mettrait à la tête de ces établissements. Telle ville qui con ient actuellement vingt maisons religieuses en conserverait à peine deux, lorsqu'on voudra les contenir dans les bornes de leur Institution. A la place de ces monastères qui tomberaient d'euxmêmes, une seule communauté de chaque sexe dans les grandes villes, serait destinée à former ces maîtres ces maîtresses. Il faudrait les y tenir plusieurs années pour les instruire eux-mêmes, ne conserver que ceux dans lesquels on reconnaîtrait une piété solide, éclairée, éloignée de toute superstition. Il faudrait que des Ecclésiastiques zélés voulussent y donner leurs soins; qu'on choisît pour exercer l'emploi de maîtres de maîtresses, des personnes d'un âge mûr, qui sans goût pour le mariage, n'eussent en vue que de se consacrer au Seigneur dans l'important ministère qui leur serait confié. Il faudrait qu'on les débarrassât de toute sollicitude temporelle, en pourvoyant honnêtement à leurs besoins, en santé, en maladie dans la vieillesse. On exigerait d'eux une grande douceur, c'est le seul moyen de gagner les cœurs; je sais qu'ils auraient besoin d'une grande fermeté; mais sans se relâcher des lois établies, il faudrait prendre la peine de convaincre les pauvres enfants de la nécessité de ces lois qui ne tendraient qu'à leur avantage. On aurait besoin que ces maîtres maîtresses eussent un bon esprit, des talents; cet état en demande beaucoup. Leur état serait mitoyen entre la vie religieuse celle du monde, ceux qui s'y dévoueroient auraient au moins autant de moyens de perfection que dans les couvents. Les Païens avaient conçu l'importance de veiller à l'éducation des enfants. Minos, Lycurgue, les premiers Perses, en avaient tiré tout le fruit qu'on pouvait espérer de l'imperfection des moyens qu'ils y emplovoient. Que ne devrait-on pas espérer chez nous d'une éducation chrétienne, où Dieu donne la grâce nécessaire pour faire ce qu'il commande.Je vais répondre d'avance à une objection, qu'on pourrait me faire. Des lois générales sur l'éducation ne conviennent qu'à de petits Etats, il ne serait guère possible de les établir dans un grand Royaume. Chaque Province veillerait à l'éducation de ces pauvres. Graces à la piété de nos ancêtres, il en est peu où les Réguliers n'aient des biens qui leur avaient été confiés pour les distribuer aux indigents. Ce serait une œuvre digne du Roi, de ramener ces biens à leur destination, il le pourrait même absolument sans diminuer le nombre des Monasteres. La Trape qui n'a que huit mille livres de rente, a cent cinquante Religieux, on y distribud'abondantes aumônes, sans la dépense qu'exige la réception des hôtes. C'est dans le travail des Religieux qu'on trouve de quoi suppléer aux revenus de la maison. Qui empêche les autres de les imiter? Nous voyons qu'un artisan nourrit de son travail une femme des enfants. Pourquoi un Religieux ne pourrait-il pas faire élecer un pauvre? Mais, dira-t-on, le Religieux est assujetti à un long office, il a ses heures de méditations, d'étude; il faut qu'il confesse, qu'il prêche, qu'il dise la messe. La réponse est facile. Le Religieux est logé, l'arisan ne l'est pas. Il n'est point de Monastere qui n'ait de vastes jardins; le vrai Religieux y trouverait la moitié de sa dépense. Il est vrai que ce serait une nourriture moins délicate que le poisson, mais les pauvres qui travaillent autant que doit faire le Religieux, se contentent de légumes, se passent de viande de poisson. Les pauvres volontaires doivent-ils être plus délicats? N'ont-ils fait vœu de pauvreté que pour se soustraire à la pauvreté, ne manquer de rien? 'ils prêchent, ils sont payés; s'ils composent, leurs livres leur produisent un revenu qui excède de beaucoup leurs besoins; la rétribution qu'ils reçoivent pour leur Messe, fait plus de la moitié du gain que peuvent faire dans tout le jour de pauvres artisans. Ces derniers vivent-ils moins vieux que les moines? Ont-ils plus de maladies? à Madame Derby. Je vous ai obéi, ma chère mère, voilà ce que je ferais si Dieu avait égalé mon pouvoir à ma bonne volonté, fasse le Ciel que je ne néglige pas les œuvres que Dieu a mises entre mes mains. Le moment approche où vous devez m'être rendue, je suspendrai mes résolutions jusqu'à votre arrivée, elles sont en général d'employer à réaliser en petit mes projets, à y faire servir le superflu de mon bien, ce superflu, le genre de vie auquel nous nous sommes consacrés le rend trèsabondant. Si quelques-uns des heureux du siècle lisaient la distribution de nos heures, la frugalité de notre table, la simplicité de nos habits, ils nous regarderaient en pitié; nous ne pouvons de notre coté nous empêcher d'avoir pour eux une compassion bien plus juste. La paix, la joie, la tranquillité, la santé, l'innocence sont les biens dont nous jouissons avec abondance. Lequel d'entre eux pourrait se vanter de posséder ces trésors inestimables: Dites à ma chère Hariote que mon époux est au bout de son journal, qu'elle l'aura incessamment. Il eût été plutôt fini; mais les devoirs doivent l'emporter sur les amusements. Il préside aux travaux de la montagne, pendant que Madame d'Astie moi présidons à la cuisine des travailleurs. Que la nature se contente de peu! Un seul de ces somptueux dînés que j'ai ordonnés quelquefois, suffirait pour nourtir deux cents de nos travailleurs. Quand j'y pense, je rougis encore de nos trois plats, je ne suis consolée que par le plaisir de régaler nos convalescents, je ne dirai pas de la desserte de notre table; car je me ferais une peine de leur envoyer un morceau froid; mais d'un morceau de notre table. JesusChrist est toujours servi le premier, comme cela est dans l'ordre. REPONSE DE LADY HARIOTE A CLARICE. PLAISE à Dieu, ma chère Clarice, que la vie frugale que vous menez vous affranchisse des horribles douleurs que j'ai souffertes, comme elle vous a débarrassée des incommodités dont j'ai été la victime, depuis neuf mois. J'en fais le serment, si je me retrouve dans le cas d'être mère une seconde fois, j'irai essayer de votre régime. Il y a aujourd'hui un mois juste que je suis mère d'un joli petit garçon. Si vous vous étiez arrangée en conséquence de mes premières résolutions, changez bien vite tout cela, pensez qu'il me faut une fille pour ce petit ange. Je dirai que vous me l'avez volée, je ne m'en consolerai que par l'espérance de mettre nos biens en commun comme nos cœurs. J'ai atteint à la perfection de l'amitié, Clarice, votre fille sera une grande Dame auprès de mon fils, je ne m'avise point de penser à la disproportion de la fortune de ces deux enfants. Ce serait bien pire si nous perdions notre procès, nous resterions trèspauvres, mon fils deviendrait un parti très-mince, sans que je perdisse l'espoir de l'entendre un jour vous appeler sa mère. Il s'y accoutumera de bonne heure, quelque plaisir que j'aie à le voir, je saurai le sacrifier à l'avantage qu'il aura d'être élevé de votre main, à condition pourtant que vous continuerez d'être soumise à vote sage directrice. J'approuve l'arrangement de votre petit ménage, sans vanité j'ai eu l'esprit de mettre le nôtre sur le même ton. Vous y gagnez un habitant. Je restitue à l'agriculture un de mes gens, une fille qui servait sous la cuisinière. Cette dernière n'étant plus occupée occupée de trentesix ragoûts peut s'en passer. Le retranchement de notre table nous met en état de doter ce couple; trois cents livres leur paraissent une fortune, ils les emploieront selon votre direction. Vous me rendrez avare, Clarice; j'étudie tous les jours pour apprendre à distinguer mes besoins réels des imaginaires. Je ne puis, dans l'état où le Ciel m'a placée, me réduire comme vous, à des robes de laine; mais je m'aperçois fo t bien que, sans me singulariser, en retranchant les dépenses de pur luxe de fantaisie, comme les parfums, les fleurs, je pourrai chaque année établir une pareille famille. Cette idée me dédommage de la petite violence que je me ferai pour me sevrer de toutes ces babioles. Vous n'en serez pas quitte pour une famille: le valet de chambre de Milord est amoureux de votre Fanny, celle-ci l'est de la peinture que vous nous avez faite de votre vie champêtre, elle veut en partager les douceurs. J'ai éprouvé sa vocation, en lui disant qu'accoutumée depuis long-temps à une bonne table, à des travaux aisés, elle ne pourrait se faire au genre de vie des paysans, qu'elle succomberait sous la fatigue: elle se fâche, me demande sielle ne peut pas faire ce qu'a fait Madame la Baronne d'Astie, ce que fait actuellement sa chère maîtresse. Elle dit qu'elle s'accoutumera par degrés, que si elle n'est pas propre aux grands travaux, elle apprendra aux petits enfants à filer du coton. Par le conseil de notre mère, elle a été passer un mois aux Filles de S. Thomas de VilleNeuve, à S. Germain en Laye, où il y a une grande école de petites fileuses; c'est un établissement de feu M. Languet: elle en est revenue enchantée. Les petites filles y viennent dès le matin, portent à leur bras un panier où elles ont leur dîner leur goûter; elles n'interrompent le travail que pour l'instruction. Au bout de la semaine on pèse le coton qu'elles ont filé, on les paie; les plus petites portent, en sautant de joie, quelques sols à leurs mères; on n'en donne pas davantage aux plus grandes; mais on leur amasse le reste pour s'habiller tous les ans, le surplus est donné aux parents. Par ce moyen les mères débarrassées toute la journée de leurs enfants, travaillent de leur côté, ces enfants, loin de leur être à charge, leur apportent du profit dès la seconde année d'école; car la première appartient aux maîtresses, sert à payer le coton qu'elles gâtent en commençant.Vous avez vu dans la galerie du Château de Windsord, le tableau d'un serrurier, que l'amour fit peintre, vous verrez chez vous un faiseur deubas au métier, qui lui doit sa vocation. C'est le valet de chambre de Milord qui lui a présenté de sa main les prémices de son ouvrage. Il ouvrera le coton que sa femme fera filer, s'offre à former quelques enfants trouvés. Voilà une nouvelle branche de manufacture chez vous. Je verrais partir tout cela avec joie, si notre mère n'était pas résolue à les accompagner. Ah, Clarice! je ne m'accoutume point à l'idée de la perdre. Est il possible que vous soyez dans une telle abondance, pendant que votre pauvre Hariote va rester si dénuée? Que vont devenir toutes mes bonnes résolutions, lorsque je n'aurai plus celle qui me soutenait dans les moments où il me paraissait pénible de les remplir? Où est l'amitié, Clarice? Ne devroitelle pas vous engager à faire un effort en ma faveur? Vous l'aurez le reste de votre vie, une année serait-elle trop pour moi? Je sens toute l'indiscrétion de ma demande, de plus, quand j'obtiendrais de votre tendresse cet héroïque sacrifice, la fermeté de notre mère le rendrait inutile; elle se croit appelée où vous êtes, se reproche tous les moments qu'elle perd ici. Je n'aurai point à me reprocher d'avoir négligé un seul de ceux qui me restent à en jouir, je tâcherai de faire une provision qui me servira toute ma vie. Au reste Fanny son époux, loin d'être à charge au village, se chargent de faire la dépense du petit ameublement de leur compagnon moins riche qu'eux; ils possèdent trois cents louis entre eux deux, se flattent d'établir avec cette somme une petite manufacture de bas; préparezleur des élèves. Je suis bien de votre avis sur les moyens de peupler la France d'un nouveau peuple qu'on pourrait comparer aux Mirmidons qui, de fourmis devenus hommes, conservèrent de leur première origine, une grande aptitude pour le travail. Ainsi les arrieresneveux de ceux que vous aurez élevés n'oublieront point la leur. On ne m'a donné permissi que de remplir mes quatre pages, elles unissent, je dois finir aussi. Notre mère va continuer. Lettre de Madame Derby à Clarice. En vérité, ma chère, elle a beaucoup souffert, a soussert avec une patience qui n'était pas, comme vous pensez bien, un fruit de son tempérament. Mon pauvre cœur est en presse, quand je pense que d'ici à quatre mois vous souffrirez une pareille épreuve; voyez combien je suis imparfaite! Je suis convaincue que la souffrance est un bien, l me semble même que je me tire assez bien de celles que le bon jeu m'envoie, pourtant je ne puis, sans frémir jusqu'à la moelle des os, voir souffrir les personnes que j'aime. Ce n'est point un compliment, ma chère, si j'avais pu mettre au monde l'enfant de Lady Hariote, si je pouvais me charger du vôtre, je le ferais, je pense, quand ce ne serait que pour souffrir moins. Notre amie a été en danger pendant quinze jours, c'est ce qui m'empêcha de vous écrire, je ne voulais ni vous tromper, ni vous inquiéter. Je n'eus pas le courage de lui cacher son état, c'est, ce me semble, une vraie cruauté. Ceux qui l'environnaient me conjuroient de ne pas l'effrayer, il n'en fallait pas davantage, disoiton, pour la tuer. Je m'élevai au-dessus de toutes leurs craintes, je le lui avais promis, je lui tins ma parole, avec tous les ménagements convenables. Elle m'entendit à demi mot, avec une constance une résignation bien rare dans une personne de son âge, elle mit ordre à sa conscience. Quelques jeunes Dames avec lesquelles elle est liée avaient craint de la voir tomber dans les frayeurs qu'elles auraient eues en pareil cas; je ne perdis pas cette occasion de leur faire remarquer l'avantage d'avoir vécu dans l'innocence, lorsqu'on se croit au moment de la mort. J'espère que les réflexions qu'elles ont faites à ce sujet, produiront du fruit. Hariote se promet bien de leur rappeler ce qu'elles lui en ont dit depuis sa convalescence, qui a été fort prompte. Elle m'avait priée de vous taire qu'elle eût été en danger, je ne vois pas à quoi cela eût été bon; car je suis persuadée que ma chère Clarice est intimement persuadée que Dieu n'a besoin ni d'une couche ni d'une maladie pour terminer les jours, quand il le trouvera convenable. Je sais qu'elle est dans l'habitude de regarder chaque jour comme devant être le dernier de sa vie, qu'elle y pense sans effroi. La crainte de Dieu est sans doute le commencement de la sagesse; mais j'ai toujours remarqué avec plaisir que votre confiance en lui balançait tellement cette crainte qu'elle ne produisait chez vous ni trouble ni découragement, j'ai loué sa divine bonté de ce qu'il vous conduit à lui par cette voie. Continuez, ma chère enfant, à regarder le Ciel comme le seul séjour où vous serez affranchie de la crainte du péché, des maux inévitables de cette vie; supportez la parce qu'elle vous met en état de travailler pour cette autre vie qui ne finit point. Ce support de la vie, est, je pense, tout ce qu'on peut demander à un Chrétien dont la foi est vive. J'ai lu avec plaisir votre songe sur les moyens d'augmenter la population; plut à Dieu que ceux qui ont l'autorité entre les mains en fissent un semblable, voulussent le réaliser. Comme il ne faut pas s'y attendre, faites en petit ce que vous souhaiteriez de faire en grand, peut-être le bon exemple excitera-t-il quelques personnes riches à vous seconder. Vous avez fort bien remarqué que tout dépend de ceux qui présideront à l'œuvre. Si vous ne formez pas des personnes capables de soutenir ce bien après vous, la cupidité, l'intérêt particulier, viendront bientôt à bout de le détruire; dans cent ans on n'en apercevrait pas vestige. L'homme est horloge, les poids tendent toujours à descendre; il faut nécessairement qu'il y ait quelqu'un attentif à les remonter. Ce qui rend ce renouvellement plus difficile, c'est que ce n'est point par de beaux discours qu'on peut espérer de soutenir de pareils établissements, il faut des exemples. Si l'on pouvait comprendre les charmes de la vie à laquelle vous vous êtes dévouées, les personnes telles que Madame la Baronne d'Astie se multiplieroient: malheureusement ces charmes ne se font sentir que dans l'exercice, votre genre de vie envisagé de loin paro tra toujours insupportable aux gens qui seraient en état de vous seconder. J'ai été enchantée de la résolution qu'a pris Fanny de se fixer avec vous: cette fille est toute propre à entrer dans vos vues; il faut espérer que Dieu mettra au cœur de quelques autres le désir de vous seconder, s'il vous fait la grâce de vous donner des enfants qui héritent de votre vocation comme de vos biens, vous pourrez vous flatter que le bien que vous faites vous survivra. Il y a deux sortes de gens qui peuvent contribuer à votre œuvre. Des riches qui veulent faire leur salut, qui at achés par état au grand monde, vous seconderont de leurs biens: il se trouvera même des hommes humains de bon esprit, qui sans être animés par l'esprit du Christianisme, se feront un plaisir de vous aider de leur superflu, par la seule conviction que vos établissements sont ce qui peut procurer le plus grand bien à l'État. Il ne faudra point éplucher leurs motifs: quoique moins parfaits que ceux des premiers, ils sont louables; être citoyen, aimer la patrie, est une vertu. La seconde sorte de gens qui pourront aider au succès de vos entreprises, sont ceux qui voudront bien payer de leurs personnes, ceux-là vous sont incomparablement plus nécessaires. A la rigueur, l'autorité pourrait contraindre le paysan à une partie des règles que les vôtres suivent, sans en espérer les mêmes biens: tout ce qui est forcé ne peut être de durée. L'essentiel est d'avoir des personnes qui, par leur exemple, fallent aimer ces règles. Combien de pauvre noblesse trouverait une ressource, en se prêtant à vos bonnes intentions, sortirait, par-là, de la pauvreté dans laquelle elle croupit! Je dis comme vous, ma fille: il faut se hâter de finir, par la crainte de ne finir pas, tant il y aurait de choses à dire sur cet important article. e compre partir au moment où le printemps commencera à montrer son nez. Nous ferons le voyage commodément, quoiqu'avec économie. On nous fa t actuellement un chariot couvert de toile cirée, avec des paniers en dessous, bien garnis de foin, pour tenir nos jambes à l'aise. Nous irons dans cette voiture jusqu'à Beziers, avec deux chevaux que nous acheterons ici. S'il est moins coûteux de prendre la voie du canal à Beziers, nous y vendrons nos chevaux, sinon nous arriverons chez vous bêtes gens. On voulait me forcer à prendre un carrosse, je n'ai point prêté l'oreille à cette proposition. Il eut coûté beaucoup plus, n'eût été bon qu'à faire du feu en arrivant chez vous, au lieu que notre petit charriot sera votre équipage dans les courses qu'il vous faudra faire d'un établissement à un autre, sera dans les autres temps au service de la communauté. Le domestique de Milord, qui épouse la fille de cuisine, est un excellent cocher. Ce que nous épargnerons par cette manière de voyager, sera consacré à la charité, elle ennoblira ce que notre voyage aura de roturier de mesquin. LETTRE DE MAD. LA BARONNE D'ASTIE, A MADAME DERBY. Je ne laisse point à notre enfant le soin de vous rendre compte de ses prouesses, je me défie de l'exactitude de sa plume, lorsqu'il est question de parler d'elle-même; elle couleroit sur les faits, avec une rapidité qui vous les laisserait à deviner. Je n'ai jamais vu tant d'activité dans un esprit si mesuré si paisible. Elle fait chacune de ses actions avec autant de sang froid que si elle n'avait que celle-là à faire, ne laisse pas de multiplier les objets de ses soins, d'une manière qui semble miraculeuse; car elle s'est chargée d'un détail qui pourrait fort bien occuper trois personnes. Au reste, elle ne vous trompe point sur sa santé, elle est parfaite, si sa taille qui perd chaque jour de sa perfection, n'indiquait son état, on ne la soupçonnerait jamais d'une grossesse avancée. Il est bien juste qu'elle participe aux avantages de nos paysannes, puisqu'elle s'associe de si bonne grâce à leur sollicitude, n'ayant pu obtenir de partager leurs travaux pénibles, comme elle l'eût souhaité. En cela seul, elle m'a donné quel-que peine, j'ai été long-temps à lui faire comprendre que Dieu l'ayant mise à la tête, ce serait aller contre son ordre, en se faisant les pieds les bras. Elle ne laisse pourtant pas d'employer les siens; sa quenouille ne sort de son coté qu'aux moments où elle écrit, ou prend ses repas; elle a excité une émulation étonnante parmi nos fileuses, le fil est augmenté d'un quart, depuis qu'elle est parmi nous. Nos femmes, à son exemple, filent ou tricotent en marchant, il n'y a pas jusqu'à celles qui vont à Bordeaux toutes les semaines, qui ne travaillent en route. Oh, que le pouvoir de l'exemple est grand! que n'obtiendrait on pas des hommes, si, au lieu de multiplier les préceptes les sermons, on voyait ceux qui les débitent, exécuter eux-mêmes ce qu'ils recommandent aux autres. Je vais vous rendre compte des conquêtes de notre fille, depuis un mos. Elle s'est informée avec soin du caractère de plusieurs gentilshommes, qui dans des restes de maisons ruinées qu'ils décorent du nom de châteaux, traînent dans l'ignorance une vie misérable; elle a voulu leur rendre visite. Nous avons un grand nombre de ces familles. La renommée qui grossit tout, leur avait appris le mariage de mon fils avec une Angloise, qui était plus riche qu'une princesse, qui avait des habits tout d'or. Ce récit avait fait naître un grand désir de la connotre; mais la morue de nos pauvres voisins l'avait emporté sur leur curioité, fiers de leurs vieux parchemins, il eût fallu faire l'exhibition des nôtres pour leur prouver que nos aïeuls avaient quitté la charrue quelques heures avant les leurs. Naitre enfant au-dessus de ces puérilités a résolu de les prévenir; il est vrai que sa visite n'était pas dé intéressée; elle voulait fouiller dans ces masures pour voir si elle ne découvrirait rien à son usage. Une bourrique dont elle se sert dans les petits voyages à la montagne ou ailleurs, a été l'équipage avec lequel elle parcourut, la semaine passé., tous nos environs. Je l'avais prévenue sur leurs faits, gestes coutumes. Les filles avec des sabots aux pieds, conservent précieusement les vieux clinquants qui ont servi à leurs trisaïeules, s'en parent avec ostentation, les Dimanches les fêtes. Malheur au paysan le plus à son aise, s'il osait alors les regarder en face, ou ne pas les saluer de la manière la plus respectueuse; les pères les frères saisiroient avec joie cette occasion de tirer leurs épées rouillées, pour en frapper le téméraire qui aurait osé manquer à son devoir. Ma fille bien instruite ramassa soigneusement tous les colifichets qu'elle avait mis au néant. Rubans neufs ou à moitié passés, pompons, blondes, fausses fleurs, gazes, tout fut repassé, remonté, plié, empaqueté. Elle joignit à ces chiffons toutes celles de ses robes de ses jupes qu'elle n'avait pu convertir en ornements d'Eglise. Vous savez qu'elle avait la garde-robe la mieux fournie. Robes de taffetas rayé, de toile peinte, de petites étoffes de printemps. Il lui en restait vingt-deux auxquelles elle joignit tous ses bonnets de nuit, garnis de dentelles communes, qui allaient devenir les parures des grandes fêtes. Elles fit autant de paquets qu'elle avait de visites à rendre, observant de mettre les colifichets d'un côté, les habits d'un autre; car elle voulait ménager l'orgueil. Le bruit de sa visite de ses présents l'avait devancée, avait commencé à humaniser la vanité de nos voisins. Les moins fiers nous reçurent à la porte de leurs maisons, tandis que les Dames, dans un taudis qu'on appelait salle, méditaient combien il fallait faire de pas pour venir à notre rencontre. Ma fille les enchanta toutes au premier coup d'œil, par une politesse éloignée de la bassesse de la hauteur, leur fit entrer dans la tête sans aucun effort, qu'elle était née au moins leur égale. Cette première v'site devait ête coûte, elle avait destiné vingt-quatre heures à chacune famille, cependant, dans deux d'entre elles, elle a resté trois jours entiers, je vous en dirai la raison. Après la première nuit passée, elle demandait permission aux mères, de présenter quelques bagatelles Angloises à Mesdemoiselles leurs filles, après quelques façons, le paquet des colifichers était déplové, admiré, donné, accepté. Elle regrettait ensuite de n'avoir rien de neuf à leur offrir pour elles-mêmes, demandait si elle oserait offrir quelque chose encore propre, qui pouvait servir en meubles: alors elle défaisoit le second paquet. Elle ne prit cette liberté que dans les deux maisons où elle a séjourné plus longtemps; dans les autres, elle consultait la maîtresse de la maison sur l'emploi de plusieurs choses qu'elle avait résolu de ne plus porter, étalait sa marchandise, se mesurait sur les regards de celle à qui elle parlait, saisissait la première occasion de l'offrir, qui se présentait. Un seul mot, comme: C'est bien dommage de mettre en meubles des choses aussi fraiches: lui faisait ajouter tout de suire: Si elles eussent été neuves, j'aurais pris la liberté de les offrir à ces Demoiselles; mais je n'oserais me hasarder jusque là. Il y avait alors un combat entre la cupidité l'orgueil, comme elle aidait à ces deux passions, son offrande était acceptée. Par ce moyen elle a tellement gagné le cœur de cette Noblesse, qu'elle est en état de les amener à tout ce qu'elle voudra de bon; elle fait déjà de grands projets sur ce sujet. Notre dernière visite fut dans un village à deux lieues de chez nous. Il y a dans ce village deux gentilshommes, cousins germains, dont les épouses ont été si fécondes que l'un a quatorze enfants l'autre douze, de ces vingtsix, il y a dix huit filles. Qui pourrait vous dépeindre la misérable vie que mènent ces pauvres gens? A peine ont-ils de quoi se remplir d'un pain si noir si grossier, que les chiens auraient besoin d'être affamés pour le manger. Cependant ils firent un effort pour nous bien recevoir. Quelques vieilles poules furent égorgées, on envoya à un bourg voisin pour avoir du pain blanc, les deux cousins, dont les maisons étaient contiguës, se cotiserent pour nous traiter à frais communs. A la lettre, les habits des filles étaient en lambeaux, la proposition de les habiller fut reçue avec transport. Mesdames, nous dit la larme à l'œil le plus âgé des deux cousins, vous auriez peine à deviner que vous êtes chez des gentilshommes, dont la noblesse était ancienne dès le temps des premières Croisades. Nous avons conservé notre sang sans mélange, aux dépens de toutes les commodités de la vie, dont nous avons su nous passer; si nous eussions eu moins d'enfants nous aurions vécu sur notre chétif bien, sinon avec abondance, du moins avec le nécessaire; une trop grande fécondité, en nous forçant de partager notre morceau de pain en trop de morceaux, a rendu notre état trèsmisérable. Cependant quelle que soit notre détresse nous résistons courageusement à la tentation de nous élargir par des moyens indignes de nous. Quelques-uns de nos parents moins délicats, ont fait une fortune dont nous rougissons, puisqu'ils la doivent à la finance; ils voudraient nous offrir la même ressource pour nos fils, nous n'avons pu descendre jusque là, l'unique faveur que nous leur avons demandée, est d'obtenir quelques places pour nos filles dans des Abbayes Royales, où l'on est obligé de les recevoir sans dot. On nous en a ménagé deux à chacun, ce qui nous soulagera un peu, on nous fait espérer de placer deux de nos garçons dans l'Ecole-Militaire. Clarice applaudit à tout, même à la ridicule délicatesse de ces bons gentilshommes, dès qu'elle put en trouver l'occasion, elle sonda la vocation des quatre victimes qu'on avait destinées au Clotre. Elles n'en avaient point d'autre que la faim, l'une d'elles lui dit en pleurant, que, si elle n'eût craint la colère de son père, elle aurait trouvé le moyen de cesser de lui être à charge, en épousant le fils d'un riche fermier, dont elle était aimée; mais, ajouta t-elle, il me tuerait s'il savait que j'en eusse seulement la pensée. Ainsi j'obéirai, j'en serai quitte pour être bien malheureuse; car je déteste le Couvent; ce qui me console, c'est que je ne le serai pas long-temps, j'espère que je mourrai bientôt de la..... Elle s'ar êta à ces mots, Clarice finissant la phrase: de la douleur de perdre votre amant. Ne rongissez pas de me l'avouer, je veux être votre amie vous rendre tous les services qui dépendront de moi. Elle la caressa beaucoup, apprit d'elle que sa sœur ses deux cousines étaient dans le même cas; mais elle ajouta qu'elles ne lui pardonneraient jamais si elles savaient qu'elle les eût trahies. Ne craignez rien, lui dit notre enfant, laissez-moi seulement le soin de vos petites affaires, tout ira bien. Dès le même jour elle chercha à gagner la confiance des parents, les invita à nous rendre notre visite. Puis elle dit aux deux gentilshommes. Vos ainées me paraissent avoir beaucoup d'esprit, certainement elles réussiront à tout ce qu'on voudra les employer. Cependant je vous demande permission de vous faire faire une remarque. Parlez, Madame, lui dirent-ils. Vos filles, je vous le répète, sont charmantes; mais elles doivent entrer dans la société de Religieuses élevées dans le grand monde, ces Demoiselles sont timides; confiezles à Madame d'Astie jusqu'à leur départ; elles prendront avec nous un air plus dégagé, seront vues de meilleur œil dans les maisons où vous avez dessein de les mettre. Cette proposition fut acceptée avec actions de grâces; on fit venir des ouvrieres des bourgs voisins, pour mettre à leur taille des robes de toile peinte; ma fille moi travaillâmes aux coiffures, en vérité, ces pauvres enfants ne furent plus reconnaissables sous ces nouveaux habits. La reconnaissance nous fraya le chemin du cœur des pères, ils consentirent à nous accompagner au retour, avec leurs épouses. Jusqu'à l'arrivée de ma fille, je n'avais fait sensation que dans notre village, ces bonnes gens connaissaient à peine mon nom. Les habits de Clarice avaient fait une rumeur qui s'était répandue à dix lieues à la ronde, ils ne pouvaient comprendre la cause de la simplicité de ses habits, le choix qu'elle avait fait d'un village, pour son séjour. Ils furent encore plus surpris de la simplicité de nos meubles, en conclurent qu'on avait exagéré ses richesses. Comme elle n'avait pas dit un mot de sa naissance, qu'ils ne croyaient pas possible qu'on pût le taire, quand on a quelque chose à étaler sur cet article qui leur paraissait si important; ils se fixèrent à penser qu'elle était la sille de quelque négociant à son aise, qui s'était amourachée de mon fils, qui par complaisance pour moi s'était mise à mon pli. Ils hasarderent quelques questions sur cet article, furent stupéfaits quand ils apprirent qu'elle était fille de qualité; qu'elle jouissait actuellement de vingt-cinq mille livres de rente, qu'elle aurait deux millions après la mort de son père qui était Chevalier Baronnet. Elle les surprit encore davantage en leur apprenant qu'en Angleterre on faisait cas d'un homme pour ce qu'il était, non pas pour ce qu'il faisait; que le fils d'un Lord, d'un Ministre d'Etat n'était point déshonoré, en entrant dans le commerce; qu'un bon Fermier tenait rang parmi les gentilshommes, était admis à la table des Pairs du Royaume, quoiqu'il n'eût aucun noble dans sa famille; en un mot, qu'on y révérait la haute noblesse; mais qu'on ne la croyait pas altérée lorsque, pour réparer les malheurs de la fortune, ceux qui en étaient possesseurs s'assujetissoient à une profession quelconque, pourvu qu'elle fût utile à l'Etat, qu'on l'exerçât avec honneur. Nos gentilshommes commencèrent par trouver ces coutumes révoltantes: ensuite elle les amena à se plaindre du préjugé qui régnait en France à cet égard, qui les condamnait à périr dans la misère. Enfin, avant la fin du jour, elle leur fit comprendre que tout préjugé qui réduit à l'inutilité des hommes nés pour servir l'Ltat, étant un préjugé ridicule criminel, qu'il était d'une âme noble de le secouer, que c'était pour en donner l'exemple qu'elle s'était réduite à la qualité de fermière. Cet état, leur dit-elle, n'a rien d'avilissant, c'était celui de nos premiers pères. Abraham qui était considéré comme un Prince, n'était pourtant qu'un berger; Jacob son petit-fils s'était fait domestique de son oncle; en un mot, elle leur prouva par vingt exemples, que celui qui sert l'Etat est au-dessus du noble inutile. Je conçois, lui dit M. de Ferfal, un de ces gentilshommes, que celui qui peut servir son Roi sa patrie est indigne du nom de gentilhomme, s'il refuse de le faire par amour du repos, ou par la crainte du danger; mais, ajouta-t-il, des enfants comme les nôtres, quelque désir qu'ils aient de servir la patrie, sont dans l'impossibilité de le faire. Il faut avoir du bien pour s'entretenir dans le service, ils en sont absolument dénués. Eh! croyez-vous, lui dit Clarice, que le Roi la patrie n'aient pas autant besoin de laboureurs que de soldats? Que deviendraient les seconds sans les premiers? On ne fait la guerre que pour assurer aux citoyens la jouissance paisible des fruits que procure le cultivateur. Mon époux, ajouta-t-elle, imitera les premiers Romains, qui tenaient d'un côté l'épée, de l'autre ne dédaignaient pas de cultiver le petit champ, héritage de leurs ancêtres. On ne craignit point de remettre le sort de la République entre les mains d'un Cincinnatus qu'on trouva à la charrue, lorsqu'on lui apporta les ornements de la Dictature. Ce grand homme, presque aussitôt va nqueur qu'armé, revint avec empressement reprendre ses travaux champêtres. Addolonime était de la famille des Rois de Sydon; il s'était fait Jardinier, on le trouva travaillant à la terre, lorsqu'on lui annonça qu'Alexandre lui rendait sa Couronne. Aussi n'avons nous jamais dédaigné les travaux de la campagne, lui dit Ferfal; mais la médiocrité de notre champ nous met hors d'état de pousser nos enfants à des occupations plus dignes de leur nom, comme c'est un mal sans temece, il faut nous y soumettre l'ensevelir dans toute sa pureté, tel que nous l'avons reçu. Déterminés à borner le nombre des infortunés, qu'une sécondité malheureuse dans nos enfants, multiplieroit à l'infini. Nous sommes fortement déterminés à ne consentir jamais à aucun mariage, par rapport à eux; car il y a peu d'apparence qu'une sille de leur rang riche, pensât à relever notre maison; tout le monde ne doit pas compter sur une bonne fortune, telle que M. le Baron d'Astie l'a rencontrée. Le trait était d'un vrai paysan, j'en avais rougi pour mon fils; il ne fit pas semblant de l'avoir entendu, reprenant la parole avec le plus grand sang froid: Vous avez raison, Monsieur, lui dit-il, peu d'hommes doivent s'attendre à un bonheur semblable au mien; mais savez-vous que je ne fais point consister ce bonheur dans la noblesse l'immense fortune de mon épouse? Si le Ciel l'eût fait naître bergère, que ses aïeuls depuis Noé n'eussent pas eu d'autre profession, savez-vous bien que je l'eusse choisie préférée à une Princesse qui n'aurait point eu ses vertus? J'avoue, répondit Ferfal, que les vertus de Madame étaient bien capables de justifier une mésalliance, cependant je ne crois pas qu'il soit permis de la faire, en aucun cas, je ne pardonnerais jamais à mes enfants d'en faire une. Je suis bien de votre avis, Monsieur, lui dis-je; mais nous n'attachons pas le même sens au terme de mésallance. Se mésallier, c'est épouser une fille sans mœurs, ou qui sort d'une famille déshonorée par le vice. Je ne tiens pour gentilhomme qu'un homme qui a les sentiments vraiment nobles, j'aurais cru mon fils très-mal allié, s'il eût épousé une telle fille, quand sa noblesse aurait daté du temps de Pharamond. Tout homme vertueux dans un degré supérieur, est digne d'être noble, l'est à mes yeux. Je ne vous répéterai point tout ce que nous dimes en trio, avant que de pouvoir vaincre le misérable préjugé de ces pauvres gens, ce qu'il y a de singulier, c'est que les deux femmes résistèrent encore long-temps après que les hommes se furent rendus. J'ai dit que cela était singulier, cela ne l'est point du tout, n'en déplaise à Lady Hariote, une femme sotte, l'est quatre fois plus qu'un homme, l'obstination est presque toujours en proportion de la sottise de l'ignorance. Nous laissâmes passer quatre jours pour affermir nos prosélytes dans leurs nouveaux sentiments, malgré les progrès qu'ils se flattaient d'avoir faits dans la philosophie, nous les vîmes prêts à le révolter lorsque nous leur déclarâmes que nous pouvions établir quatre de leurs filles qui n'avaient absolument aucune vocation pour la vie religieuse, qu'elles étaient pourtant résolues d'embrasser, si elles ne parvenaient point à les attendrir sur leur sort. Mon fils, depuis notre premier entretien, avait vu le fermier dont les deux fils aimaient deux de ces Demoiselles. Les deux autres étaient aimés de leurs cousins, qui n'ayant pas une grosse dot à offrir comme les fils du fermier, se désespéraient. Mon fils releva leur courage. Clarice voulait en faire les premiers habitants d'une nouvelle habitation qu'elle avait projetée, les mettre en état d'y vivre. Le Paron avait trouvé le fermier fort docile, ses deux fils l'avaient menacé de s'engager, s'il ne consentait à leur mariage, comme ils étaient uniques; car on n'a pas coutume de compter les filles pour grand'chose; le bonhomme leur avait promis de passer par où ils en voudraient. Il vint à la pensée du Baron de lui proposer un des fils de Ferfal pour son troisième enfant, qui était une fille fort gentille. Vous voulez donc que je reste seul abandonné, à mon âge, lui dit le bonhomme en pleurant. Tout au contraire, mon cher ami, lui dit mon fils, en l'embrassant. Votre ferme est seule isolée, notre dessein est de l'environner d'un hameau, dont vous serez comme le chef le père, puisque vos trois enfants en seront les premiers habitants. Dieu vous bénisse, répondit le fermier, qu'il bénisse aussi vos projets; cependant j'ai bien peur que mes belles-filles mon gendre ne me méprisent. Les deux gentils-hommes mes voisins sont d'honnêtes gens; mais ils sont si fiers: s'ils vous ressemblaient, vraiment, je me mettrais à genoux pour leur demander leur Demoiselle, leur offrir ma fille qui a été fort bien élevée dans un Couvent; pour mes fils ils savent lire, écrire, voilà tout; avant ceci, ils ne m'avaient jamais donné de chagrin. Et ils ne vous en donneront plus, lui dit mon fils, laissez-moi conduire tout ceci. J'y consens, reprit le bonhomme, j'ai trente bonnes mille livres argent comptant, je les partagerai entre mes trois enfants, si je ne mœurs pas bientôt, ils peuvent compter sur davantage. Nous ne vous en demandons pas tant, lui dit mon fils, il ne faut pas se dépouiller tout à fait, il faut garder de quoi récompenser ceux de vos enfants qui le mériteront le mieux, par leur respect. Le paysan a été enchanté du soin que prenait mon fils d'assurer sa félicité future, l'a laissé maître absolu. Comme ceci s'était passé avant que de parler à nos gentilshommes, nous offrîmes de la part du fermier si mille livres pour chacun de ses fils, en attendant sa mort, nous conclûmes que chacun des gendres ferait un présent de cinq cents livres à son beau-père, ce qui réconcilia les épouses de ces Messieurs avec ces alliances. Je pris ce moment pour proposer la fille du fermier à celui des fils qui lui plairait davantage, tout fut conclu sur le champ. Comme il y a encore sept mois jusqu'au temps où se font es mariages dans la Paroisse, nous nous chargeons des quatre Lesmoiselles jusqu'à ce temps, nous exigeons que les futurs époux soient assidus pendant tout ce temps aux instructions de nos Pasteurs. Nos trois gentilshommes ont certainement plus besoin de cette dernière clause que les enfants du fermier; car ils sont d'une ignorance crasse. Nous promettons aux parents de prendre quatre autres de leurs filles aussitôt que celles-là seront mariées, nous avons déjà des vues sur elles, qui seront remplies, s'il plaît à Dieu, avec le temps. Voilà donc un nouveau hameau que nous allons établir, Madame; il ne nous manque qu'un Ecclésiastique semblable à ceux que Dieu nous a donnés, pour veiller sur cette future habitation. Nos Pasteurs sacrifieront volontiers une partie de leur revenu pour lui donner moyen de vivre agréablement, voyez, Madame, si vous ne pourriez pas nous procurer un tel homme. Tous ceux qui ont été élevés à S. Sulpice ont d'excellents principes, leurs dignes Supérieurs pourraient nous trouver ce qui nous convient, si vous aviez la bonté de leur expliquer le plan que nous avons suivi. Je décompte les jours en attendant celui où j'aurai l'honneur de vous posséder, de vous remercier d'être la mère d'une fille qui fait toute ma félicité. Je vous en sais autant de gré, comme s'il eût dépendu de vous de ne l'être pas. Mes respects, s'il vous plaît, à Lady Hariote, ne la verrons-nous pas quelque jour? LETTRE DE CLARICE A LADY HARIOTE. Eh mon Dieu! ma chère Hariote, j'étais gaie tranquille, dans le temps où j'étais menacée d'un des plus grands malheurs que je puisse craindre. En lisant la lettre de notre mère, qui m'annonce l'extrémité à laquelle vous avez été réduite, j'ai éprouvé un frémissement égal à celui que j'aurais senti, sans doute, si je vous avais vue dans cette extrémité. N'allez pas croire que mes frayeurs mes angoisses portassent sur vous, non; la mort me paraît dépouillée de ses horreurs, quand j'ai lieu d'espérer qu'elle n'est que le commencement d'une meilleure vie, c'était sur moi que je pleurais, c'était sur Milord, c'était sur nous tous. Mes actions de grâces au Seigneur sur le bien qu'il nous a fait, en nous conservant une personne si chère, ont été proportionnées à l'estime que je fais du bien qu'il nous a rendu. C'est vous annoncer que je ne l'ai jamais remercié de meilleur cœur, c'était précisément la situation où j'étais lorsque vous m'eûtes annoncé la résurrection de ma mère. Je crois tout vous dire par ces deux mots. Vous savez que je suis absolument novice sur la situation dans laquelle vous étiez, je n'avais jamais vu de femmes dans votre cas, que depuis mon séjour ici, elles s'en tirent à si peu de frais, que je m'étais fait illusion sur ce que vous aviez à souffrir? Ah! si jamais vous vous trouvez dans le même cas, venez, venez, ma chère sœur, venez participer à la bénédiction que Dieu répand ici sur les filles d'Eve; elles ne souffrent que ce qu'il faut pour accomplir la menace du TrèsHaut. Modéreroit-il leurs douleurs, à proportion de l'innocence de leur vie? On n'eût point souffert dans le Paradis terrestre, ce lieu en retrace l'idée; car manger son pain à la sueur de ton front, nous paraît moins un mal qu'un remède contre le vice l'ennui, que l'oisiveté la vie molle traînent à leur suite. Madame ma belle-mère est là-dessus, d'une habileté dont je ne soupçonne pas la notre; elle m'alsure que j'aurai la couche la plus heureuse, je me repose sur ses promesses. Le printemps vient de rendre à nos travailleurs toute leur activité; le hameau de l'Union Chrétienne semble sortir de terre; les seules murailles étotent faites, dans une semaine tout a été presque achevé. On commence le hameau de la famille, c'est le nom de celui qu'on bâtit précisément à moitié chemin de la ferme, des maisons de nos gentilshommes, justement à l'endroit où finit notre Paroisse. Si le bon Dieu bénit nos intentions, bientôt ce vaste terrain, du milieu duquel on ne pouvait apercevoir une maison, deviendra comme un seul village; nous pouvons travailler long-temps avant que la terre nous manque, la surabondance de nos bras produira des manufactures. Un Seigneur que je me propose d'aller saluer dans peu de jour, possède ici quatre lieues de terrain en carré, il sacrifie cette grande étendue de terre, au plaisir d'y venir chasser une douzaine de fois, chaque automne. Quel meurtre? Il y aurait là de quoi nourrir plusieurs milliers d'hommes, on en fait la demeure d'un millier de livres, qui, peu satisfaits de cette vaste possession, viennent détruire ravager tout ce qui a le malheur d'être planté cultivé sur les frontières de leur empire. Un malheureux paysan outré de voir détruire en un moment l'espoir de sa moisson, le fruit d'une année de travail, doit renfermer ses soupirs ses plaintes, s'il ne veut s'ex oser à être assommé par les Garde-chasse. Que si par malheur il tuait un de ces lièvres, on parle de galère. Quelle tyrannie! De bonne foi ces Seigneurs qui comptent pour si peu tout ce qui n'a point rapport à eux, ont-ils des entrailles de fer? Se persuadentils que toute la nature ne doit travailler que pour eux? Ce sont, me dit-on gravement, les prérogatives de leur naissance de leur fortune. Quelles horribles prérogatives, que celles qui donnent le droit d'être cruel, barbare, injuste! Oh, je me jetterai, s'il le faut, aux pieds de cet homme je lui dirai: Monseigneur, je viens vous proposer un plaisir digne d'un Grand, d'un Roi, en compensation du faible amusement que vous procure cette immense garenne; vous vous amusez médiocrement à voir s'élever vos lièvres du milieu de vos broussailles, permettez-nous de changer la scène, de diversisier le tableau, d'augmenter votre gloire, votre revenu même. Enfermez vos lièvres dans un espace que vous fixerez, si vous ne pouvez vous résoudre à vous en priver tout-à-fait, nous le clorrons si vous l'exigez, abandonneznous le reste de cette terre inculte, souffrez que nous employions nos sueurs nos soins à la fertiliser. Bien-tôt vous verrez sortir de terre une race nouvelle, qui en bégayant, répétera avec transport votre nom, que les auteurs de leur naissance leur auront appris à bénir. Vous serez le père de ces nouvelles familles, qui vous devront leur existence. Vous les verrez croître sous vos yeux, elles multiplieront vos vassaux ceux de vos enfants. Je vous demande cette grâce au nom du ToutPuissant qui n'a pas créé la terre pour le plaisir de quelques particuliers, mais pour l'utilité des hommes en général. Une colonne dressée au milieu de la plaine, annoncera aux races futures, qu'un tel Seigneur, plus noble que son rang, sut sacrifier au profit de l'humanité un de ses plaisirs. Si cet effort vous paraît pénible, vous participerez à la gloire des Héros, en triomphant de vous-même. Tous les yeux sont fixés sur vous, combien de gens qui vous sont inférieurs se croiront obligés de marcher sur vos traces! Je vois de tous cotés le feu dévorer ces plantes inutiles, la terre échauffée de leurs cendres, produire avec d'autant plus d'abondance qu'elle a toujours été inculte. On s'empresse de trouver à grands frais des îles dans le nouveau monde, la France se dévaste pour peupler ces climats, nous avons au centre du Royaume des endroits déserts qu'on pourrait rendre vivants, animés fertiles. Que votre exemple ouvre de nouvelles sources d'abondance à votre patrie! Préférez la gloire d'un légissateur, d'un créateur pour ainsi dire, à celle d'un grand, d'un puissant, d'un conquérant, d'un riche. Rachetez vos péchés par cette bonne œuvre, au moment de la mort où tout s'échappera de vos mains, elle fera votre consolation, votre joie; elle fondera votre consiance. Croyez vous, ma chère, qu'il y ait un Etre assez dur pour ne pas se rendre à ces justes considérations? Pour moi, je ne puis me le persuader, je me croirais criminelle, si je résistais au mouvement qui m'engage à lui suggérer cette bonne œuvre. Adieu ma chère Hariote; je vous quitte pour lire le récit que mon époux vous envoie, qu'il vient de finir, quoiqu'il me l'ait fait par lambeaux, je suis bien aise de le revoir en total; c'est une vraie confession, je vous en ertis d'avance. LETTRE DU BARON D'ASTIE A LADY HARIOTE. Madame, TANT que je n'ai envisagé que de loin la pénible tâche que vous m'avez imposée, je me suis cru assez de courage pour la remplir. Au moment de l'exécution il me manque. Je prétendais à votre amitié, à votre estime, comment me flatter de posséder jamais l'une l'autre, lorsque je vous aurai montré combien peu je mérite ces sentiments. En vérité je craindrais, si j'avais à recrire cette confession, de pallier certains endroits pour vous paraître moins coupable. Quelque grands qu'aient été mes égarements, je croirais pourtant les avoir anéantis, s'il suffisait de les pleurer avec des larmes de sang, pour ainsi dire. Non, rien ne peut surpasser mon repentir. Dieu paraît les avoir oubliés, Madame, j'espère que vous n'aurez pas le courage de vous en souvenir, de me punir de mon obéissance. Avant que d'en venir à cette confession si humiliante, je suis forcé de remonter au temps qui précéda mon existence. Ce qui aggrave ma faute, c'est le mépris des exemples des conseils d'une mère qui fut dans tous les temps l'imitatrice des vertus de ses ancetres; je suis peut-être le premier qui depuis une longue suite de siècles, me suis montré indigne du sang dans lequel j'ai puisé le mien. HISTOIRE de Madame la Barone d'Astie. MES aïeux n'ont pas toujours vécu dans une pauvreté aussi grande que celle dans laquelle mon bisaïeul laissa son fils; mais cette pauvreté avait une source bien glorieuse, puisque c'était la fidélité qu'il avait conservée pour son Roi, dans un temps où chacun prenait le parti qui convenait à ses intérêts, qui avait causé la ruine de son héritage. Mon grand-père se voyant hors d'état de se soutenir dans le service, borna toute son ambition à cultiver alternativement son champ, les sciences l'éducation d'une fille unique qui avait causé la mort de sa mère en naissant. Je ne vous dirai point qu'elle était d'une beauté parfaite, j'espère que vous en jugerez un jour, Madame. Malgré ses chagrins ses travaux, elle en a conservé une partie, peu de femmes lui peuvent encore être comparées. Cette beauté peut être regardée comme la source de tous ses malheurs, si on peut donner ce nom à des accidents qui l'ont conduite à la perfection au bonheur. Elle vivait tranquille dans sa retraite dans sa pauvreté, lorsqu'on publia l'arriereban pour assembler la noblesse. Imaginez-vous, Madame, l'extrémité de la misère d'un homme qui n'avait qu'un revenu de sept louis par année, pour lui sa fille, encore ne pouvait-il y compter qu'en se le procurant à la sueur de son front, par un travail assidu. Te était la situation ordinaire de mon aïeul. Il eût pu trouver une ressource dans la pauvreté, même de ses voisins, il était adoré dans son village, nul qui n'eût regardé comme une faveur l'acceptation du partage de son nécessaire. Il reçut avec reconnaissance les offres snceres de ces pauvres gens sans être tenté d'en profiter. Sa maxme était qu'un vrai noble doit donner avec plaisir, ne recevoir que dans le cas où le refus d'un bienfait mettrait sa vie en danger. La vente de son mince patrimoine pouvait payer la dot de sa fille dans un couvent, le mettre en équipage pour servir son maître, il résolut de le sacrifier! Hélas! cette ressource lui manqua, obligé de se rendre à Pordeaux sans délai, il se vit forcé d'y paraître dans l'équipage d'un mendiant. Rebuté à la porte de l'intendance, il eut toutes les peines du monde à parvenir jusqu'à l'antichambre de l'Intendant, qui, sortant de son appartement, demanda à ses gens pourquoi l'on avait laissé monter ce misérable. Puis se tournant vers lui. Que voulez-vous bonhomme, lui dit-il? Je me suis rendu à l'Appel, lui répondit mon aïeul, d'un ton ferme. Je me nomme D. B. je viens offrir à mon Roi les restes d'un sang accoutumé depuis bien des siècles à couler pour la patrie. Ce nom était trop connu pour ne pas frapper l'Intendant. Il salua mon aïeul, lui demanda excuse de son erreur, le prit par la main, le conduisit dans son cabinet, lui offrit généreusement sa bourse pour se mettre dans un état plus décent. Monsieur, lui répondit mon aïeul, je ne refuse point votre secours. J'ai cherché une ressource dans la vente de mon très-petit patrimoine: ne pouvant trouver à m'en défaire, je souhaite de l'engager, je regarderais comme un service essentiel l'acquisition que vous voudriez bien en faire. A cette condition, j'accepte avec reconnaissance l'offre que vous me faites avec tant de générosité. Vous savez qu'un gentilhomme ne peut recevoir avec décence, des dons que de son Roi. C'est aussi de sa part que je vous les offre, lui dit l'Intendant, ébloui de ce désintéressement. Cependant pour me prêter à votre délicatesse, je me charge de vous faire trouver à vendre votre bien, d'une manière avantageuse, en attendant, j'espère que vous voudrez bien accepter ma maison ma table: permettez que je vous présente à mon épouse, elle sait honorer la vertu sous quelque forme qu'elle lui apparoisse, faites-moi la grâce de vouloir passer dans son appartement. La hauteur est le seul dédommagement d'une âme noble, qu'on veut écraser. Cesseton de chercher à l'humilier, elle revient à son état naturel, regarde comme un devoir de rendre plus de politesse qu'elle n'en reçoit; car lorgueil est de bonne composition quand on lui a donné son compte. Mon aïeul dépouilla donc la fierté dont il s'était décoré, qu'il avait mise en place d'un équipage sortable à son nom: il répondit aux politesses de l'Intendant en homme qui n'était pas né pour l'état dans lequel il se montrait, ne sembla point humilié ni élevé de paraître à sa table dans ses mauvais habits. L'Intendante était une Dame du premier mérite, ayant appris que Mr. D. B. avait laissé dans sa chaumière une fille de quinze ans, elle lui demanda comme une faveur, la permission de l'aller prendre elle-même, de la garder quelque temps dans sa maison. Elle l'aima bientôt comme sa fille. La paix qui suivit, ayant permis aux gentils-hommes qui s'étaient assemblés pour l'arriereban, de s'enretourner chez eux, elle obtint de mon Pere de la lui laisser, comme les dépenses qu'il avait faites à Bordeaux avaient presque absorbé tout son bien, l'Intendant lui obtint une gratification de la Cour, qui le mit en état de l'augmenter, de le mettre dans l'état où il est aujourd'hui. Ce fut chez cet Intendant que le Paron d'Astie vit ma mère. Il jouissait d'une fortune qui le mettait en situation de se passer de celle d'une femme, il se crut heureux d'obtenir sa main. Je fus le seul fruit de ce mariage, ma mère, qui, en changeant d'état n'avait point oublié les grands principes de vertu dans lesquels elle avait été nourrie, ne voulut s'en reposer sur personne, du soin de me les inculquer. Je perdis mon père lorsque j'entrais dans ma neuvième année, comme il n'y eut jamais de père d'époux plus tendre, il n'y en eut jamais de plus regretté. Mon aïeul le suivit de près, ces pertes successives me mirent en danger d'en faire une autre. L'amour maternel fit pour ainsi dire un miracle en ma faveur, retint l'âme de ma mère, prête à s'envoler, pour suivre ce qu'elle avait eu de plus cher au monde. Résolue de surmonter en ma faveur le chagrin dont elle était dévorée, Madame d'Astie renonçà tout ce qui pouvait la distraire des soins qu'elle me destinait. Elle se retira dans une fort belle terre que nous avions, comptait y passer des jours tranquilles, lorsqu'une injustice qu'elle ne pouvait prévoir, la força de rentrer dans le monde. Un intendent qui avait passé dix-huit ans au service de mon grand-père paternel, produisit tout-à-coup un titre par lequel son maître lui devait soixante milles livres qu'il lui avait avancées en différents temps. Comme l'obligation qu'il présentait portait intérêt, cela montait au double de la somme, il prétendait être payé du tout. Il était notoire que l'acte qui fondait la demande de cet homme était faux, il fallait l'en convaincre, commencer un procès; quelque aversion qu'eût ma mère pour la chicane elle était ma tutrice, ne pouvait en conscience abandonner mes intérêts; elle entra donc avec courage dans une carrière si épineuse, pour une personne de son caractère. Pour comble de malheur, feu mon père avait un nombre de parents d'amis, dans le Parlement de Bordeaux, ils furent recusés par nos adversaires, l'on nous traîna au Parlement de Toulouse, où après trois années de poursuites, tout le soin qu'on put prendre pour convaincre de faux nos parties, les Juges persuadés que nous avions le bon droit de notre coté, ne purent pourtant s'empêcher de juger selon le texte de la loi, nous perdîmes avec dépens. J'avais suivi ma mère à Toulouse; témoin des peines incroyables que lui donnait cette malheureuse affaire, je fis un cri de joie lorsque je la vis terminée, préférant la pauvreté à laquelle nous allions être réduits, à la crainte de voir ruiner sa santé, que je mettais bien au-dessus de toutes les richesses. C'était dans son sang que j'avais puisé cette fermeté, elle m'en donnait l'exemple. On ne la vit point éclater en plaintes contre ses Juges; il ne sortit pas même de sa bouche un seul reproche contre les ravisseurs de mon mon bien. Dieu sait, me dit-elle en m'embrassant, ce qu'il vous en faut, croyez sans hésiter, mon fils, que vous eussiez abusé de ceux que vous venez de perdre: la fermeté chrétienne qu'il nous inspire, vaut infiniment mieux que tous les trésors. Il nous donne beaucoup plus qu'on ne nous ôte, ce sont des biens hois de l'atteinte de l'injustice des hommes. Il nous restitue à la vie humble, cachée laborieuse de nos ancêtres, quoiqu'il soit l'auteur de notre patience de notre soumission, il saura la récompenser au centuple, même dès cette vie, si cela convient à sa gloire, à notre salut. Oh! femme vraiment héroïque, vous fûtes inspirée alors. Dieu m'annonçait par votre bouche les inestimables biens qu'il me destinait, auxquels je ne fusse jamais parvenu par une autre voie. Oui, Madame, c'est à la perte de ce procès, que je dois ma Clarice, il est du moins la première origine de mon bonheur; mais puis-je me rappeler, sans frémir, qu'il est aussi devenu, par ma faute, l'occasion de l'égarement dont je ne cesserai de gémir le reste de ma vie, quoique la divine Miséricorde ait changé pour moi le poison en remède. Le courage de ma mère, sa tranquillité, dans un coup si accablant, mit le comble à l'admiration que sa beauté avait excitée. Plusieurs partis se présentèrent à l'envi, mais fidèle aux cendres de mon père, elle ne fut point ébranlée des avantages qu'on lui offrait, se préparait à partir, lorsqu'on lui annonça la visite de notre adversaire. Son premier mouvement fut de refuser de le voir, plût au Ciel qu'elle l'eût suivi. Elle se le reprocha, craignant de conserver dans son cœur le plus léger germe de ressentiment contre un homme qu'elle avait tant sujet de haïr, elle le reçut avec une politesse qui dut le confondre. Il était accompagné d'une fille plus âgée que moi de deux ans, ce n'était assurément pas une beauté, actuellement que je me rappelle de sang froid le traits qui me subjuguerent alors, vois clairement qu'elle était à pein au-dessus du médiocre: dans ce moment, elle me parut toute charmante Vous vous étonnerez qu'un enfant qui n'avait pas encore treize ans fû sulsceptible d'une passion tendre. Hélas, Madame! indifférent sur tous les autres biens, il y avait déjà plus d'une année que la lecture que j'avais faite d'un roman, à l'insu de ma mère, m'avait appris que j'avais un cœur, que je ne pouvais être heureux ou misérable que par ce cœur. La passion que je conçus à ce moment pour Roselle, c'était le nom de cette fille, fut peut-être plus l'effet du besoin du désir que j'avais d'aimer, que d'une impression, qui, sans cette lecture, n'eût eu sans doute aucune suite. Le discours de son père acheva ce que mes dispositions avaient commencé. Madame, dit-il à ma mère, vous voyez à vos pieds le plus malheureux de tous les hommes, ( il s'y était effectivement jeté). Ce que je dois à cette fille que j'aime uniquement, ne m'a pas permis d'écouter les sentiments de mon respectueux attachement pour votre famille. J'ai gardé long-temps le silence sur les sommes qui m'étaient dues, si j'eusse été sans enfants, j'aurais choisi de mourir dans la médiocrité, plutôt que de dépouiller le petit-fils d'un Maître dont j'ai reçu mille témoignages de bonté. Jugez, Madame, de ma vénération, pour sa mémoire, par la proposition que je prends la hardiesse de vous faire. Je connais la nature des biens de feu Monsieur d'Astie; ce qu'il en a laissé suffira à peine pour payer les sommes qui me sont adjugées, je ne puis penser, sans frémir, au triste sort que vous M. votre fils êtes sur le point de subir. Je viens vous offrir tout le dédommagement qui dépend de moi: que M. votre fils devienne l'époux de ma fille; elle lui portera en dot les biens dont un juste Arrêt vient de le dépouiller. Je sais qu'elle est née d'un sang obscur, cependant ses charmes ses richesses la mettent en état de prétendre à tout, déjà elle serait placée dans un rang supérieur à celui que je vous demande pour elle, si je n'eusse préféré le plaisir délicat de relever la fortune du fils de mes maîtres, à celui de lui voir doubler son bien, en la mariant à un homme aussi riche qu'elle l'est devenue par la cession que je suis prêt à lui faire de tous mes droits. Pendant ce discours, le visage de ma mère s'était enflammé d'une indignation si vive, qu'il était aisé de prévoir la réponse qu'elle allait faire, sans bien connaître encore ce qui se passait dans mon âme, je ne pus m'empêcher d'en frémir. Elle fut pourtant plus modérée que ce misérable n'avait lieu de l'attendre, tant était grand, dès-lors, l'empire qu'elle avait sur ses passions. Monsieur, lui dit-elle, je souhaite que la proposition que vous osez me faire ait pour principe le remords, dusséje engager mon fils à sacrifier tout le bien que vous lui retenez injustement, je croirais ce sacrifice peu considérable, s'il pouvait vous obtenir de Dieu un repentir réel. Voilà le vœu que la charité chrétienne m'oblige de former en votre faveur. Mais jamais l'extrémité la plus cruelle ne me ferait consentir à une union que je croirais avilissante. Si vous n'étiez que d'une basse naissance, je pourrais m'élever au-dessus du préiugé qui défend la mésalliance, en faveur de la générosité qui vous ferait rechercher mon fils au moment où il est ruiné sans ressource. Rendez-vous justice, Monsieur, dites-vous à vous-même ce que je vous épargne. Fussiez-vous un Prince, je vous refuserais mon fils, si vous aviez été capable du forfait que vous voulez réparer par un autre. Je prie le Ciel de vous pardonner, comme je vous pardonne, je vous le répète, c'est moins pour l'intérêt de mon fils que pour le vôtre, que je vous avertis que la sorte de restitution que vous vouliez nous faire ne décharge point votre conscience de l'obligation de la faire d'une autre manière. Vous manquez de respect à vos Juges, lui dit ce misérable, en se levant d'un air furieux. Vous osez les accuser d'injustice, m'accuser moi-même de vol? Craignez les effets de mon juste ressentiment, puisque vous rejetez mes bontés, craignez tout de ma haine. Ces paroles suspendirent l'inclination naissante que je me sentais pour la fille d'un père si coupable, malgré ma jeunesse je ne sais s'il eût évité mon ressentiment, s'il ne nous eût débarrassé de son odieuse présence. J'essayai pourtant d'engager ma mère à ne pas confondre la fille qui était innocente, avec le père coupable; le feu avec lequel je la défendais sit concevoir à ma mère combien je risquerais en la revoyant, elle se hâta de me tirer d'un lieu où ma vertu encore faible eût été en danger. Bientôt les nouvelles occupations où je fus forcé de m'assujettir, affaiblirent une impression qui n'avait pu être que proportionnée à mon âge; cependant, il me resta toujours un souvenir tendre de cette jeune personne, ce fut comme le germe de la passion violente qu'elle m'inspira depuis. Je ne pus jamais l'associer au juste mépris que j'avais pour son père, qui n'oublia rien de tout ce qu'il crut capable de nous nuire, qui mit le comble à l'indignation que ses Juges avaient déjà contre lui, par les efforts qu'il fit pour empoisonner le peu de mots que ma mère lui avait dits. Je ne vous répéterai point ce qui se passa dans les premières années de notre séjour à la campagne; ma chère Clarice vous en a rendu compte, j'ajouterai seulement que j'ai lieu de me convaincre qu'on ne doit chercher la cause des désordres prématurés, que dans l'oisiveté où on laisse croupir les jeunes gens. Je suis malheureusement né avec les passions les plus vives: à peine eus-je le temps de m'en apercevoir, mes moments étaient partagés entre l'étude le travail des mains; je ne connaissais point d'autre délassement que la diversité de mes exercices, ou une conversation sensée, ou les œuvres de charité. Une journée si pleine me paraissait courte, je n'avais pas le temps de fournir à tout ce que je souhaitais de faire, pour me servir d'une expression triviale, mais qui est trop vraie pour ne pas la préférer à toute autre: Le Diable ne trouvait pas le moment de me tenter. Si ma mère n'avait consulté que son propre goût, elle n'aurait point souhaité d'autre bonheur pour moi, que celui que je goûtais alors. Cependant elle voyait approcher l'instant où il faudrait me choisir une compagne: notre village offrait à son choix des filles aimables, sages, vertueuses; mais si elle se sentait la force de sacrifier le préjugé à mon bonheur, supposé que j'eusse pris du goût pour quelqu'une de celles-là, elle croyait ne devoir rien épargner pour le prévenir. En m'inculquant chaque j ur que la seule vertu fait la vraie noblesse, elle m'insinuait qu'on ne pouvait trop révérer ceux en qui ces deux avantages se trouvaient réunis; que communément une fille noble avait une meilleure éducation que celle qui était née dans la lie du peuple; que l'ordre de la Providence était qu'on s'assortit selon sa naissance, qu'il fallait des circonstances qui se re contrent très-rarement pour sortir de cet ordre. Insensiblemet ces leçons répétées, comme sans dessein, firent impression sur moi, me préserverent du danger de m'attacher à celles parmi lesquelles je vivais. J'étais pourtant dans une situation qui ne permettait pas d'espérer une alliance sortable; elle crut me devoir proposer d'essaver à la changer. Mon fils, me dit-elle, lorsque j'eus accompli ma dixhaitieme année, vous ne m'avez point vu murmurer cont e l'ordre de la Prov dence, lorsqu'elle nous a consignés dans cette solitude. Je vous avouerai même u'il est peu d'état qui me paroisse préférable à celui dans lequel vous vivez ici, que s'il m'appartenot d'en désirer, d'en choisir un pour vous, il bornerait toute mon ambition. Cependant, comme c'est à Dieu seul qu'il convient de nous placer selon ses desseins, je craindrais d'anticiper sur ses droits, en vous retenant plus long-temps auprès de moi. Il faut sonder votre propre cœur pour savoir à quoi il se décidera. J'ai sauvé quelques bijoux du naufrage j'en ai tiré mille écus que j'ai placés chez un négociant à Bordeaux. Le capital aujourd'hui se monte à quatre mille livres, je les ai destinées à perfectionner votre éducation. Si vous vous sentez quelque goût particulier ou pour la guerre, ou pour la robe, je regarderai ce goût comme un commencement de vocation, je sacrifierai tout pour vous mettre en état de la suivre. Prenez huit jours pour réfléchir sur ce que je vous propose, consultezen avec Monsieur Duboc le jeune; il vous connait à fond, je souscrirai aveuglément à tout ce que vous déciderez ensemble, de mon côté, je prierai le Seigneur qu'il vous éclaire. J'obéis à ma mère, après avoir bien pesé les devoirs de tous les états qui pouvaient me convenir, je n'en trouvai point de plus beau de plus noble que celui dans lequel Dieu m'avait placé. Adoucir les mœurs de ces hommes simples, qui, pour prix du pain qu'ils fournissent à des citoyers ingrats en sont méprisés comme de vils esclaves; leur apprendre à sanctrfier leur pauvreté, leurs travaux; faire auprès d'eux les respectables fonctions de père, de consolateur, de soutien, d'ami, de pacisicateur: pouvais-je aspirer à une vocation plus excellente? Je loue, me dit ma mère, le dessein où vous êtes de finir vos jours dans les exercices louables où vous les avez commencés, pour ainsi dire; mais, mon cher enfant, vous ne connaissez que ce genre de vie, peut-être votre dégoût pour les autres états n'est-il fondé que sur l'ignorance des avantages qu'ils peuvent vous procurer. Pour lever à cet égard tous mes doutes, j'ai besoin que vous essayiez d'un autre genre de vie. Parmi les amis qui me sont restés à Bordeaux, je mpte un Avocat dont la probité m'est connue. Sa délicatesse ne lui a pas permis de pousser sa fortune aussi loin que la plupart de ses confrères; d'ailleurs, chargé d'une famille nombreuse, la nécessité, autant que son inclination, l'a engagé à se séparer du grand monde, où l'on est exposé à des dépenses qui dérangent également le salut, la santé la fortune, ainsi vous y pourrez conserver l'innocence de vos mœurs. On dit qu'il a plusieurs filles fort aimables; je serais charmée que votre cœur un choisît une. Pendant cette année vous essaierez votre goût pour le Barreau. Si vous parsévérez à lui préférer votre premier genre de vie, vous reviendrez avec la compagne que vous aurez associée à votre sort, vous acquerrez un nouveau moyen de servir nos pauvres, en prévenant les différents qui peuvent s'élever parmi eux, en les décidant d'une manière conforme aux lois de cette Province, dont vous vous instruirez particulièrement. Que si votre goût change, je n'épargnerai rien pour vous soutenir dans l'été que vous souhaiterez de suivre, dans lequel j'espère vous voir faire des progrès rapides, pourvu que vous continuiez à craindre à servir le Seigneur. Rappellez-vous ces paroles du Prophete: i le Seigneur n't le principal architecte de la maison, elle ne pourra s'élever d'une manière solile. Qu'il soit donc l'arch tecte de votre état quel qu'il soit. Comptez plus sur son secours que sur votre application, vos talents; l n'abandonne jamais ceux qui se confient en lui, sait, selon qu'il convient à ses desseins, étendre ou resserrer leurs lumières. Vous serez sans doute surprise de l'espoir qu'avait ma mère de me voir un jour un habile Avocat, parce que j'ai négligé de vous apprendre que j'avais employé à de bonnes études, les deux années que j'avais passées à soulouse, qu'en sortant de cette ville je parlais écrivais le latin avec autant de facilité que ma langue naturelle. On ne m'avait point abandonné aux méthodes ordinaires. U homme habile docile avait bien voulu se prêter aux idées de ma mère, m'avait beaucoup abrégé le travail. Elle estimait la science, disait pourtant qu'elle eût de bon cœur abandonné celle des langues, s'il eût fallu, pour l'acouérir, risquer mes mœurs, les exposer à la contagion des collèges. Mrs. Duboc avaient achevé de mi former, il était peu de garçons de mon âge qui eussent fait de si granls progrès. Hélas! Madame, jen avais fait peu dans la science des sciences, dans l'art de me vaincre moi-même, vous en allez juger par ce qui va suivre. On choisit pour m'envoyer à Bordeaux le jour où l'on y portait nos denrées, on me donna un cheval pour suivre la voiture. Sa lente allure m'impatientant, je dis à nos femmes que j'allais prendre le devant, que je me rendrais à l'auberge où elles s'arrêtaient, sur les sept heures du soir, pour leur rendre le cheval. J'avais déjeuné dans la voiture, je comprois ne m'arrêter plus qu'à Bordeaux. A une demi-lieue de cette ville je me sentis saisi d'un appétit si dévorant que, n'y pouvant plus résister, je descendis à la porte d'un méchant cabaret pour y prendre quelques rafraîchissements. J'allais remonter à cheval lorsqu'une chaise trèsornée s'arrêta devant la porte pour rendre à la maîtresse du logis un petit paquet dont le cocher s'était chargé. La curiosité me fit jeter les veux sur une Dame qui était dans la chaise, quoique je sentisse, en la regardant, une émotion dont je ne démêlais pas la cause, il y a beaucoup d'apparence que cette rencontre n'aurait point eu de suite, si cette Dame, me fixant à son tour, n'eût point cherché à se rappeler mes trait. Moins timide que moi, elle me demanda d'un ton de voix dont la douceur me charma, si elle se trompait en croyant m'avoir vu quelque part. Je ne me souviens pas d'avoir jamais eu cet honneur, Madame, lui répondis-je; cependant il me paraît que vos traits ne me sont pas entièrement inconnus, si j'en croyais un mouvement que je n'ai jamais ressenti qu'une fois..... Ah! vous êtes le Baron d'Astie, me répondit-elle, avec transport: le lieu où nous sommes n'est pas propre à une reconnaissance; mais ma maison n'est qu'à mille pas d'ici; faites-moi l'honneur de m'y accompagner, nous nous éclaircirons sur bien des choses qu'il nous importe de savoir. Vous allez sans doute me trouver bien faible, Madame! Je crus en ce moment n'être que poli, ou plutôt je ne crus rien; les mouvements de mon cœur avaient suspendu toutes les fonctions de mon esprit; j'étais entraîné, subjugué, sans répondre une seule parole, je montai dans la chaise que cette Dame avait fait ouvrir par son laquais auquel elle commanda de monter mon cheval, en même-temps comme si elle eût craint que je ne li échappasse, elle commanda au cocher d arriver en dil gence. A peine fus-je à coté de cette irène, que j'prouvai un frémissement qui semblait être le présage des maux que j'allais éprouver, je ne sais, si je ne fusse point resté dans un silence stupide, si elle n'eut point commencé par des reproches de l'avoir si absolument oublice, que je ne pusse me rappeler son nom. Quelques mots vagues, qui ne signifiaient rien, furent toute ma réponse. J'arrivai, je descendis de la chaile, je lui présentai la main pour en sortir, tout cela machinalement. Je cherchais à me dérober à moi-même le souvenir de ce nom qu'elle m'accusait d'avoir oublié, ne pouvant y réussir, je me demandais par quel enchantement je me trouvais chez la fille de notre cruel ennemi; car vous pressentez sans doute, Madame, que c'était cette Roselle dont on m'avait offert la fortune la main, que je venais de rencontrer. Elle avait une expérience qui ne lui permit pas de se méprendre sur la cause de mon trouble, elle chercha à le diminuer, quelque flatteur qu'il fût pour ses charmes. Que vous dirai-je? mes lumières mes remords furent impuissants contre une passion qui s'empera de mon âme avec une telle violence, qu'elle m'ôta même le désir d'essayer à la vaincre, fermant les yeux sur l'abîme dans lequel j'allais me précipiter, j'oubliai tout ce que la Religion, l'honneur la tendresse de ma mère auraient dû m'objecter contre une personne qui ne chercha pas même a me faire acheter sa défaite. Nouvelle Renauld de cette dangereuse Armide, je perdais, en la voyant, le souvenir du monde entier, elle me rappela à moi-même. Nous ne sommes pas en sûreté ici, me dit-elle dès le lendemain; votre Mere ne tardera pas à faire d'exactes perquisitions de ce que vous êtes devenu. Je suis trop connue dans le lieu où vous m'avez rencontrée, pour pouvoir nous flatter d'échapper à ses recherches, je vous perdrai, j'en mourrai de douleur. Ah! lui répondis-je avec transport, qui pourrait vous arracher à ma tendresse? Je mourrais à vos yeux avant qu'on pût me résoudre à me séparer de vous. Votre âge, me dit-elle, vous soumet encore à son joug tyrannique; je connais la haine implacable qu'elle me porte, que n'ai-je pas fait pour la diminuer. Mon père en mourant m'ordonna de vous faire offrir une seconde fois ma fortune ma main; elle rejeta l'une l'autre. Eh! de quoi m'accuse-t-elle?? Ai-je participé à la persécution que vous avez soufferte? N'ai-je pas fait tout ce qui dépendait de moi pour la réparer. N'en! doutez pas, elle sera bientôt instruite du séjour que vous avez fait chez moi, un ordre supérieur nous séparera, qui sait jusqu'où elle portera sa haine? Je ne veux point vous déguiser les dangers où mon aveugle tendresse pour vous m'expose. Je suis plus âgée que vous, j'ai sollicité votre main, je serai accusée de vous avoir séduit, si la douleur de vous perdre ne me donnait pas la mort, je serais en péril de perdre la vie sur un échafaud, on m'accuserait d'un rapt. Ah! que je périsse mille fois, plutôt que de vous exposer au moindre danger, lui dis-je! Parlez, ma chère Roselle, je suis prêt à vous suivre au bout de l'Umvers. Cherchons un asile dans lequel je puisse vous donner la qualité d'épouse; la tendresse que ma mère a pour moi l'emportera sur l'éloignement que la fille de son ennemi a dû lui inspirer. Que si elle demeurait inflexible, nous attendrons dans une terre étrangère le moment où les lois me donneront le droit de disposer de mon sort. Mais, hélas! ne recueillerez-vous d'autre fruit de ma tendresse que la dure nécestité de vous expatrier? On ne descend point pas à pas dans l'abîme du crime, comme vous le voyez, Madame; on y roule avec une rapidité effrayante. Quel changement vingt-quatre heures avaient apporté dans mes dispositions! Comment ne mourus-je pas d'effroi en me trouvant en si peu de temps si dissemblable à moi-même! Hélas, la sorte d'ivresse dans laquelle j'étais tombé, obscurcit tellement mes lumières, dans ces premiers temps, que je sentis peu les remords. Que je payai cher, par la suite, la félicité criminelle dans laquelle je me plaisais trop alors, pour chercher à m'en détromper! Mon funeste sommeil dura peu, le réveil fut épouvantable. Roselle, depuis la mort de son père, avait vécu dans le désordre le plus scandaleux. Ce misérable usurpateur de mon bien en avait en peu d'années dissipé la plus grande partie: sa fille élevée dans la mollesse les plaisirs, n'avait pu se résoudre à y renoncer, avait cherché des ressources dans le libertinage. Au moment où elle me rencontra, on lui avait écrit que le père d'un jeune homme qu'elle avait ruiné, venait d'obtenir un ordre de la faire enfermer: elle était donc déterminée à quitter le Royaume, lorsqu'elle me trouva, fut charmée de renconter un homme qui voulût lui servir de guide. Elle m'aimait pourtant dans ce moment, autant qu'une fille de ce caractère est capable d'aimer; mais la suite fit bien voir que son âme de boue était capable de tout sacrifier à l'aisance aux luxe. Pauvre aveugle que j'étais! je regardai la proposition qu'elle me fit de tout abandonner pour me suivre, comme la preuve de l'amour le plus parfait, si j'eusse pu disposer en ce moment de la Couronne, je n'en aurais estimé la possession que pour la mettre à ses pieds. Notre départ fut fixé pour la nuit suivante, temps dans lequel ma mère serait instruite de ma fuite, quoique je me sentisse déchirer par les peines cruelles que je prévoyais pour cette tendre mère, j'eus le barbare courage d'étouffer le cri de la nature, je partis sans chercher à modérer ses douleurs par l'espoir de me revoir un jour. Roselle avait déjà pris des mesures pour passer en Angleterre; elle s'était procuré un passeport pour elle un domestique, sous un nom différent du sien; cependant j'ai su depuis mon retour que nous n'eussions point échappé à la vigilance de celui qui voulait la faire enfermer, s'il n'eût cru qu'il était plus avantageux pour son fils qu'elle sortît du Royaume, ainsi nous n'y trouvâmes aucun empêchement. Nous avions passé la nuit à faire des ballots; cette misérable, non contente de laisser de grandes dettes après elle, eut la bassesse d'emporter de la maison tout ce qu'elle put de meubles, comme tapisserie d'indienne, tour de lits, rideaux de fenêtres, lits de plume. Je servis innocemment à ce vol. J'ignorais que la maison où elle m'avait conduit n'était qu'une maison qu'elle avait louée toute meublée; mais mon ignorance à cet égard ne m'a point tranquillisé sur la nécessité de restituer, mon premier soin lorsque Dieu m'eut ouvert les veux, fut de prier ma mère d'employer à cette restitution l'argent qu'elle avait placé en ma faveur. Permettez-moi de tirer le rideau sur la suite de mes égarements; je passai six mois à Londres, dans l'ivresse d'une passion qui m'occupait si uniquement que j'étais incapable de toute pensée étrangère à mon amour. En quittant Bordeaux, Roselle m'avait fait promettre de l'épouser en arrivant à Londres, je regardais cet engagement comme le sceau de ma félicité. Le Ciel qui voulait me sauver, dans le temps où je n'oubliais rien pour me perdre, ne permit pas que je consommasse ma ruine, en m'unissant pour jamais à cette méprisable créature. Elle éluda, sous plusieurs prétextes, les offres que je lui fis souvent à cet égard, elle préméditoit déjà sans doute l'horrible trahison qu'elle voulait me faire, craignait de me donner des droits sur elle, que je pusse réclamer un jour. Comme ses volontés étaient des ordres sacrés pour moi, je crus, comme elle voulait me le persuader, que son éloignement pour des nœuds indissolubles venait de la délicatesse de sa passion pour moi; elle craignait, disait-elle, que le mariage ne fût le tombeau de mon amour, mes protestations ne pouvaient la rassurer contre la crainte du refroidissement qui lui coûterait la vie. Si j'eusse été moins aveuglé j'aurais aperçu en elle les symptômes d'une inconstance qu'elle feignait de craindre de ma part; elle trouvait souvent des prétextes de sortir sans moi, la diminution de nos fonds la mettait, disait-elle, dans la nécessité de cultiver l'amitié de quelques Bordelois établis à Londres, par le canal desquels elle espérait pouvoir toucher quelques partie de ses revenus; chaque jour elle m'apportait d'heureuses nouvelles sur ce sujet, enfin elle m'annonça qu'un de ces Négociants voulait bien lui avancer une somme considérable. Cet homme était à la campagne à sept milles de Londres, elle lui avait dit qu'elle était mariée, il exigeait ma signature avant que de compter cet argent. Nous résolûmes donc d'aller chez lui le lendemain; la nuit, Roselle se plaignit d'une grande colique, ne put fermer l'œil. Alarmé de son état, je la conjurai de remettre son voyage, elle m'avoua le matin qu'elle ne se sentait guère en état de l'entreprendre, quoique ses douleurs fussent passées, qu'elle était si fatiguée qu'elle avait besoin de repos; cependant, ajouta-t-elle, il est de la dernière conséquence pour nous de ne pas laisser refroidir la bonne volonté de cet homme, je me ferai la violence de partir, à moins que vous ne vous déterminiez à lui porter une excuse de ma part; je vous donnerai un billet pour l'avertir de l'accident qui m'est survenu, j'y joindrai une quittance de la somme qu'il doit vous compter, qu'il veut que vous signiez aussi. Je ne fis d'autre objection à Roselle sur ce voyage, que celle que me fournissait son état, l'inquiétude où je serais de la laissér avec un domestique. Elle me répéta tant de fois qu'elle était bien, à l'exception de la fatigue, que je résolus de la laisser seule, pourvu qu'elle me donnât parole d'envoyer un exprès sur mes pas, si elle se sentait la moindre disposition à être reprise de son mal. Je vous l'avouerai, Madame; je suis effrayé, humilié de la corruption du cœur humain, quand je me rappelle les circonstances de la trahison dont j'allais j'allais être la victime. Je venais de donner à cette infâme créature les preuves de la plus vive tendresse; j'avais été plus mort que vif, par la seule idée des maux qu'elle avait feint d'éprouver. Mon inquiétude, en la quittant, était si tendre! comment n'en fut-elle point touchee? Futelle le barbare courage de m'abandonner au mouvement du désespoir où elle devait croire que j'allais être livré? Mais, pourquoi m'étonner de l'affreuse dépravation d'un cœur livré au cime? Etois-je moins coupable que Roselle, moi qui avais déchiré le cœur de ma tendre mère, qui depuis six mois l'avais plongée dans la plus affreuse douleur? Cette réflexion que je fais aujourd'hui, malheureusement je ne la fis pas alors, elle m'aurait épargné bien des maux ou les eût sanctinés. Mais, je dois reprendre mon récit. Je me rendis au carrosse de voiture, qui devait me conduire à la maison de campagne du Négociant, j'y attendis une heure, qui me sembla durer un siècle. Ce fut bien pis lorsque nous fûmes en chemin. Notre cocher avait des paques à rendre à vingt maisons qui étaient sur la route, en sorte que nous fûmes deux mortelles heures à faire deux lieues. Arrivés à Bratfort, notre cocher me demanda où je voulais être conduit. Je tirai mon adresse qu'il examina long-temps; après quoi il me dit qu'il n'avait jamais entendu parler du nom des gens chez lesquels ce Négociant disait être logé. Me voilà donc à courir de porte en porte, mon adresse à la main. Vous noterez, s'il vous plaît, que ce village a une grande demilieue, qu'obligé de m'arrêter à chaque pas, je fus très-longtemps à le parcourir. Admirez mon aveuglement, je n'eus pas le moindre soupçon de la trahison qu'on m'avait faite, après m'être assuré qu'il n'y avait point d'autre village de ce nom, je me persuadai qu'on l'avait mal écrit, qu'assurément celui que je cherchais demeurait dans quelque endroit dont le nom ressemblait à celui-là. Pour comble de malheur, je vis arriver mon valet qui me dit que Madame l'avait envoyé pour me prier de ne point m'arrêter à dîner, de revenir aussitôt que j'aurais terminé mes affaires, parce qu'elle se sentait plus mal. Si j'avais eu des ailes à ce moment j'aurais volé à Londres: faute de ce secours, je me déterminai à prendre un cheval, je fus à la ville en moins d'une heure. J'avais le passepartout de la maison, je veux ouvrir, je trouve la porte fermée à la grosse clef. Je me persuade que mon valet a fait ce chefd'œuvre; je n'ose frapper, dans l'idée que Roselle est au lit, qu'elle aurait peine à se lever; me voilà donc à me promener dans la rue, en long en large, comme un fou, en frappant du pied, en maudissant le valet. Enfin, mon impatience l'emporte, je retourne sur mes pas au-devant de ce garçon qui revenait dans une voiture; cette voiture était arrivée, point de valet, il en était sorti aux barrières. Je revins à la maison comme un forcené, ayant frappé inutilement plusieurs fois, je prie un voisin de me prêter une échelle pour descendre par l'éri. Je vole à la chambre de Roselle, je la trouve ouverte déménagée, c'est à dire de nos coffres, de sa toilette de nos habits Ne me demandez point ce que je devins alors. Je restai pâle, immobile, ne doutai point que je n'eusse été trahi. Cependant il fut des instants où je cherchai une autre cause de ce que j'appelais mon malheur, ne voulant rien négliger pour m'éclaircir, je fus à une boutique qui n'était qu'à dix pas de notre demeure, pour tâcher d'avoir quelques éclaircssements. Pendant que je faisais d'inut les questions, l'homme du Penypost, frappa à notre porte, la maîtresse de la bourrique l'ayant appelé, il me remit la lettre suivante. LETTRE de Roselle au Baron d'Astie. J'AI pitié de ton erreur, mon pauvre l'aron, je veux te prouver que tu n'as pas aimé une ingrate, en te donnant les moyens de m'oublier; car ta folle passion pourrait te porter à des extrémités dont je serais fâchée. Je te jure, mon très-cher, que je ne t'ai pas trompé quand je t'ai dit que je t'a mois, t peux te vanter d'avoir fixé ma légèreté pendant trois grandes semaines. Après ce temps, suffoquée par la violence de tes beaux sentiments, je me suis efforcée, par pure générosité, de te déguiser le changement des miens. J'ai soutenu astez long-temps la gageure, pour me croire quitte envers toi; mais en vérité, j'étais excédée, je serais morte d'ennui, malgré les entreactes que j'ai su ménager, si j'avais voulu feindre plus long-temps. Si quelque chose peut servir à te consoler, c'est que ceux qui m'ont aimée avant toi n'ont pas été si bien traités, que ceux qui te succéderont ne doivent pas s'attendre à une telle complaisance de ma part. Retourne planter tes choux, mon enfant, c'est la seule chose dont je te croie capable. Si je t'eusse cru homme à surmonter les ridicules préjugés, j'eusse pu t'employer utilement pour nos intérêts communs; mais que faire d'un homme d'une probité gauloise, qui n'a pas l'esprit de comprendre que tout doit céder à la nécessité de jouir des agréments de la vie, que tout ce qui peut les procurer est légitime. Adieu mon très-cher, crois, sur ma parole, que tu ne seras jamais qu'un sot. Avouez, Madame, que je prête de bonne grâce à tout ce que mon aventure a d'humiliant. J'entends d'ici les éclats de rire que vous ferez en lisant cette lettre, que j'aurais pu adoucir; mais j'aime mieux m'y exposer, que de manquer à la sincérité que je vous ai promise. Vous croyez bien sans doute qu'une pareille missive fut le coup de grâce pour mon amour; il ne survéquit pas une minute à cette indigne lettre; le dépit, la honte, furent les seuls mouvements dont je fus animé. Je me rappelai alors mille circonstances qui auraient dû m'éclairer sur le caractère de cette vile créature; elle m'avait avoué que les meubles qu'elle avait enlevés de Bordeaux ne lui appartenaient pas, s'était divertie des exclamations douloureuses que devait avoir fait la maîtresse de la maison, qui, disait-elle, était l'avarice même. Elle s'était moquée du reproche que je m'étais fait d'avoir aidé à cette injustice; en un mot, j'avais eu besoin de me faire effort pour la justifier dans mon esprit, en plusieurs autres occasions où j'avais entrevu qu'elle n'avait eu aucun principe. Comme elle était extrêmement étourdie, je m'étais persuadé que son cœur n'entrait pour rien dans ces discours; qu'ils étaient une suite de la mauvaise éducation qu'elle avait reçue, qu'il serait facile de rectifier ses sentiments. Sa lettre me fit voir que sen fond était gâté sans ressource, je remerciai le Ciel de m'avoir dépêtré, malgré moi, d'une si dangereuse créature. Je n'eus qu'un instant pour faire ces différentes réflexions, à peine avais-je eu le temps de lire ma lettre, que trois hommes qui étaient à quelques pas de la boutique, qui parlaient ensemble, s'approchent. Un d'eux me toucha d'une baguette, me dit qu'il m'arrêtait de la part du Roi. Je n'entendis que ces deux mots auxquels il en ajouta plusieurs autres que je ne compris point du tout, quoique la charitable marchande s'efforcât de me les faire comprendre. A la fin, elle fit venir une femme qui parlait les deux langues, qui m'apprit que j'étais arrêté à la réquisition du maître de la maison, que nous avions occupée, auquel nous devions un quartier. Cet homme me demanda si j'étais en état de payer ou de donner des cautions, l'arrêteur me fit offrir de me garder quelques jours dans sa maison, jusqu'à ce que j'eusse averti mes amis, trouvé des répondants. Je lui témoignai ma reconnaissance pour cette offre dont j'ignorais le motif, l'averris en même temps que je ne serais pas plusen état de payer de donner des cautions dans huit jours que dans ce moment, puisqu'on m'avait enlevé tout ce que je possédais, jusqu'à mes habits, qu'étant étranger, je n'avais aucune connaissance en Angleterre. Cette déclaration rendit à ces gens toute leur brutalité qui avait été suspendue par l'espoir de tirer quel-que argent de moi pendant le temps que je demeurerois chez eux; car mon habit qui était fort propre leur en avait mposé, ils me croyaient en état de faire de la dépense. Il n'y eut que la marchande quelques voisins qui s'étaient assemblés, qui parurent touchés de compassion, qui s'étant cotisés me donnèrent une guinée que je refusai d'abord avec obstination, que celui qui me servait d'interprte me força de prendre, en m'apprenant que je n'aurais dans la prison que ce que je pourrais acheter. Je pris donc cette aumône; car il faut appeler les choses par leur nom, je fis assurer ces personnes charitables, que j'espérais de la bonté de Lieu assez de vie pour leur rendre ce qu'elles me prêtaient avec tant de générosité; car c'était de pauvres gens, cette modique somme était considérable, eu égard à leur situation. L'arrêteur à la vue de cette guinée m'offrit de nouveau sa maison que mon interprète me dissuada d'accepter, parce que je n'avais que pour y payer tout au plus la dépense d'une couple de jours. Je demandai donc à être conduit tout de sutte à la prison, mes conducteurs, pour me punir d'avoir refusé leur offre, m'y traînèrent avec ignominie, quoique je ne fisse aucune résistance, que je les eusse priés de faire venir un carrosse, pour m'épargner la honte des regards de la populace. Ma siruation vous paraît sans doute bien affreuse, cependant ce n'était que le prélude de ce que j'avais à souffrir. Dès le même soir je fus écroué dans la prison pour vingt guinées que nous devions à diverses personnes, en sorte qu'y compris les frais de ma prise de corps ceux de la prison, je me vis détenu pour quarante jours sans aucune espérance de pouvoir les payer; de façon que j'aurais fort bien dit en entrant dans la prison: In sacula saculorum. Vous vous étonnerez que je ne pensasse pas à réclamer les bontés de ma mère. Je vous l'avoue, Madame, j'aurais, ce me semble, préféré la mort à la honte de lui apprendre l'extrémité où je me trouvais réduit par ma folie. Une orgueilleuse fermeté me persuadait qu'il fallait soutenir moi seul tout le poids des maux que je m'étais attirés; après tout, me disais-je en moi-même, ils ne peuvent aller plus loin que le cours de ma vie; elle ne peut être longue, si ce qu'on m'a dit est vrai; absolument privé de toute ressource, il faudra mourir de faim dans la prison, je m'y déterminai. Il était tard lorsque j'y arrivai. On me mit dans une chambre sans fenêtre, où il n'y avait rien pour se coucher, ou même s'asseoir, j'y passai une nuit qui me sembla ne devoir jamais finir, tant elle fut longue. Assis contre terre, tout ce qui s'était passé depuis six mois se peignit à mon imagination, d'une manière si vive, qu'il est surprenant comment je pus supporter des impressions si terribles, De quel état étais-je déchu? Que l'espace qui me séparait de cet état heureux me paraissait immense! Je sondois mes forces pour voir s'il ne me restait pas quelque espoir de le franchir, ne trouvant en moi que faiblesse, aveuglement, impuissance, le désespoir s'empara de mon âme, mes crimes me parurent de nature à me fermer pour amais le recours à la miséricorde de Dieu, je me regardai comme une victime destinée pour servir d'exemple à ceux qui seraient tentés de marcher sur mes traces. Quelque grand que fut le châtiment que j'éprouvais, j'ose le dire, je me jugeais aussi rigoureusement que Dieu même; s'il m'avait dans linstant précipité dans l'enser, il me semble que je n'en aurais point murmuré, tant je m'en trouvais digne. Ma soumission à mes maux préients vint donc de la conviction où j'étais, qu'ils étaient mérités, lorsque je perdais l'espoir de réparer mes fautes passées, je pris une ferme résolution de n'en point commettre de nouvelles, par des murmures dont j'aurais moi-même condamné l'injustice. Le jour me surprit dans ces pensées; on m'ouvrit la porte de ma chambre, elle donnait sur une grande cour, on me fit entendre que j'avais la liberté de m'y promener. Ce léger adoucissement me toucha peu, je restai immobile à la même place sans rien souhaiter, sans rien prévoir, sans faire la moindre attention au bruit qui se faisait dans cette cour, qui étot remplie d'un grand nombre de prisonniers. Le valet du Géolier qui avait ouvert la porte, se persuadant que je ne l'avais point etendu, dit à ceux qui se promenaient dans la cour, qu'il y avait un nouveau venu, qui, selon les apparences, n'entendait pas un mot d'Anglois. Un pauvre garçon menuisier qui était depuis huit mois habitant de ce malheureux séjour, cut pitié de son compatriote, car il pensa que j'étais François; il entra donc dans ma chambre, après m'avoir salué honnêtement, il m'offrit ses services, le fit d'une manière si vraie si sincère, que j'en fus pénétré de reconnaissance. Il faut s'être trouvé dans une situation pareille à la mienne pour sentir le prix d'un ami qui s'offre par pure générosité; pour moi je regcrdois cet homme comme un ange, quoique sa figure, ses habits son langage annonçassent ce qu'il était véritablement, un homme sans naissance ni éducation. Le sentiment de mon cœur passa sur mon visage, Dupont, (c'était le nom de cet homme), me dit dans sa manière grossière: Allons, mon cher pays, prenez courage; il est dix heures du matin; selon les apparences, vous n'avez pas plus déjeuné aujourd'hui que vous n'avez soupé hier au soir, faites-moi le p'aisir de boire une pinte de bière avec moi, mon exemple vous reconfortera, j'en suis sur. Il est vrai que vous avez l'air d'un gentilhomme, que je ne sus qu'un pauvre diable, qui ne peut pas grand'chose, cependant, ce peu qui est en mon pouvoir je vous l'offre de bon cœur; il ne faut pas s'affliger sans mesure, sans quoi on se pendroit comme si on était né Anglois. J'eus beau me défendre de suivre Dupont, il m'entraîna dans une chambre voisine de la mienne, où il avait fait un établi un banc, m'ayant forcé de manger un morceau, ce peu de nourriture releva mes esprits. Pendant ce déjeuné, Dupont qui voulait exciter ma confiance, me donna la sienne, me conta par quelle malheureuse aventure il était dans cette prison. Je suis venu en Angleterre, me dit-il, pour tâcher de gagner quelque chose, sur la parole de plusieurs garçons de mon pays qui en avaient apporté quelques guinées avec lesquelles ils s'étaient établis. Les commencements ne répondirent pas aux espérances que j'avais conçues, quoique je puisse dire sans vanité que je ne suis pas un mauvais ouvrier; mais j'étais mal vêtu, ce n'est pas une bonne recommandation. Un tailleur réfugié François, offrit de m'avancer un habit que je lui paierais à ma commodité, me dit qu'il en avait un tout fait, qui irait merveilleusement à ma taille. Je ne jugeai pas à propos de me charger de cette dette, parce que j'avais peur de ne pas pouvoir payer, je le remerciai pourtant de sa bonne volonté. Le lendemain, pendant que je courais la ville pour chercher de l'ouvrage, ce cousin envoya cet habit chez mon hôte. Il était d'un demi pied trop étroit trop court pour moi, ainsi quand j'aurais voulu m'en accommoder, il m'eût été impossible de m'en servir. Je le renvoyai donc le même jour. Le lendemain je fus arrêté de la part de ce misérable, qui prétendait me forcer à prendre cet habit. On me conduisit ici, où je fis d'abord une fort sotte figure. Un honnête Anglois qui entendait les deux langues me consola, pria son Procureur de me rendre service; il fut trouver mon coquin; mais l'oiseau était déniché, craignant pour lui le traitement qu'il m'avait fait subir, était repassé en France. Je prouvai que je ne lui avais point commandé cet habit. On me déchargea, je croyais que je n'avais plus qu'à sortir. Point du tout, la Justice ne veut rien perdre. On me signifia que je resterais en prison jusqu'à ce que j'eusse payé les frais de geôle, ceux de mon emprisonnement. J'eus beau représenter qu'ayant été arrêté injustement, comme cela était prouvé, je ne devais pas en bonne règle payer les verges qu'on avait employées pour me châtier, lorsqu'on avait reconnu que j'étais innocent; je parlais à des soures. On me consola en m'apprenant que j'avais mon recours sur celui qui m'avait fait arrêter, que je pourrais le force à me payer mes frais, en le faisant mettre à ma place. Beau raisonnement! Ceux qui le faisaient savaient fort bien que c'était la chose impossible, puisqu'il était passé en France, que d'ailleurs, comme l'on dit, où il n'y a rien le Roi perd ses droits. On devrait bien en dire autant de Mrs. de la justice, qui ne sont guère justes, puisque depuis huit mois ils me retiennent ici, sans me donner ni pain ni pâte, que j'y serais mort de faim, sans un mattre qui me donnerait trente sols par jour, si j'étais libre, qui abusant de ma détention, me lâche généreusement trente-six sols par semaine. Dupont après cette confiance, s'attendait à la mienne; mais elle était trop délicate pour la faire ainsi. Je me contentai de lui dire que je n'étais pas dans son cas, que je devais réellement ce pour quoi j'étais arrêté; que l'on m'avait mis dans l'impossibilité de paver, en m'enlevant tout ce que je possédais, dans mon absence, que comme je ne favois aucune profession, je devais m'attendre à mourir de faim, puisque je ne possédais que vingtsix schillings. C'est toujours quelque chose, me dit Dupont, si les gens qui vous ont fait arrêter sont inflexibles, ils seront forcés de vous nourrir; je parlerai à mon ami le Procureur, il aime les François, je vous assure que, malgré sa profession, c'est un fort honnête homme. Au reste, vous pouvez disposer du peu que j'ai: j'ai pitié d'un homme tel que vous, qui n'est pas accoutumé à souffrir comme un pauvre here tel que moi qui suis né pauvre. J'embrassai l'honnête Dupont en versant des larmes de reconnaissance, sans accepter ses offres; je lui demandai un service qui devait lui coûter moins, dont j'avais le plus pressant besoin. Mon habit était très-propre; mais je n'avais que deux chemises sur le corps; celle de dessus était fine, bien garnie; je souhaitais de troquer ma mince garde-robe contre un habit plus sortable à mon état, me procurer quelques chemises. Dupont me fit parler à quelques misérables Juifs qui rodent par les prisons pour abuser du besoin des prisonniers en leur verdant bien cher, en leur achetant pour rien les choses dont ils veulent se défaire. Mon nouvel ami manqua les battre, lorsqu'ils ne m'offrirent que trentesix schillings de mon habit de ma chemise; les galons de ma veste valaient davantage. Il me pria done d'attendre, ayant écrit un mot qu'il me dicta, au Procureur, nous le vîmes deux jours après. En vérité c'était l'homme le moins propre à la profession que j'aie jamais vu; il avait une âme noble, bienfaisante, qui ne lui permettait point les rapines si ordinaires à plusieurs de sa robe, il accommodait plus d'affaires dans un mois, que ses confrères n'en suscitoient pendant une année. Un de mes chagrins est d'avoir oublié son nom. Ce digne homme me fit trouver un habit, le reste de ce qu'il me fallait en échange du mien, s'étant mis au fait du nom de mon pincipal créancier, il me promit de le voir. Malheureusement il était parti pour un voyage de trois mois, ainsi il m'annonça qu'il fallait que je prisse patience jusqu'à son retour. Quoique je vécusse de pain d'eau, je sentis bien que mon argent ne pouvait me conduire jusqu'à ce temps, trouvant qu'il y aurait moins de honte à gagner ma vie de quelque manière que ce fût, que d'accourcir le pain du pauvre Dupont, qui était déjà fort mince, je m'intriguai pour éviter, s'il se pouvait, de lui être à charge. Il y avait dans cette prison plusieurs personnes qui faisaient de la dépense, qui ne s'y tenaient que pour lasser la patience de leurs créanciers, les amener à un accommodement. Ceux là étaient dans des chambres propres, ne manquaient de rien. J'offris mes services à l'un d'eux, qui écorchait quelques mots de François, je lui promis de le perfectionner en peu de temps dans cette langue; il accepta ma propsition, avant goûté ma conversation, il me donna généreusement sa table. Il se nommait Nil, avait eu une cemmission qui l'avait mis à son aise; les dépenses de sa femme qui avait contracté des dettes à son insu l'avaient fait arrêter, il s'obstinait à vouloir un rabais de ses créanciers, puisqu'ils avaient eu tort de ne pas le consulter avant que de fournir au luxe de son épouse. Cet homme avait trois filles qui étaient mises sur un bon ton, qui venaient le voir de temps en temps. Il arriva un jour que l'aînée qui était venue le voir, habillée à la française, sans chapeau, fut surprise d'une grosse ondée de pluie, à deux cents pas de la prison, y arriva toute trempée; on fit sécher ses habits; mais comme elle n'avait qu'un petit bonnet, qu'elle était toute défrisée, je m'offris à lui remettre quelques papillotes. Pendant les six mois que j'avais pâté avec Roselle, j'avais voulu lui rendre ce service, comme elle avait beaucoup de goût pour la parure, elle m'avait appris, beaucoup mieux que ne l'eût pu faire un perruquier, à arranger une tête. La jeune Angloise fut donc extrêmement satisfaite de ma façon de coiffer, cela fit venir une idée à son père, à laquelle je dois tout mon bonheur. Nil avait un frère établi à quelques milles de Windsord, qui était perruquier de sa profession; il ne faisait presque rien pendant l'hiver; mais le lieu de son habitation les environs étaient pleins, en été, de plusieurs familles oui y venaient de Londres, qui se servaient de lui, en sorte qu'il avait toujours un garçon François pour coiffer les Dames; car elles trouvent que les gens de cette nation ont plus de goût que les Anglois. Il savait que son frère cherchait alors un garçon, l'amitié qu'il avait pour moi l'engagea à lui écrire pour me ménager cette place; ce qu'il fit à mon insu. Pendant cet intervalle, mon principal créancier était revenu à Londres, le charitable Procureur dont j'ai parlé, l'avait engagé à me remettre une dette que j'étais dans l'impossibiltié de payer. Mes autres créanciers, gens de rien, n'avaient rien voulu rabattre de la leur, en sorte que j'étais encore retenu pour vingt guinées, y compris les frais de geôle. Nil proposa à son frère de payer cette somme pour moi, à condition que je travaillerois deux années pour lui. La même Demoiselle Nil que j'avais déjà coiffée une fois, feignit de vouloir l'être encore de ma main, M. Nil le cadet fut si content de mon adresse, qu'il s'engagea à tout ce que son frère voulut. Je ne vous ai rien dit de ce qui s'était passé en moi pendant les trois mois demi que je restai dans la prison, où je croyais devoir demeurer jusqu'à ce qu'il y eût un acte de grâce, qu'on n'espérait pas sitôt. Rien de ce que j'y avais souffert extérieurement, n'approchait des tourments dont mon âme était la proie. Quelques efforts que j'eusse fait pour ranimer mon espérance, mon ingratitude envers Dieu envers ma mère, me paraissait si énorme, que je ne croyais pas pouvoir jamais en espérer le pardon. Que cet état est affreux! Combien de fois m'arriva-t-il ce que l'on assure d'un fameux hérésiarque, en regardant le Ciel. Je l'ai perdu par ma faute, sans retour, disais-je en versant une abondance de larmes. Ah! je pouvais bien dire avec le Prophete oi, que mon pain était arrosé de mes pleurs. Ce sentiment douloureux était si vif en moi, qu'il avait comme anéanti tous les autres; l'orgueil si naturel à l'homme était émoussé, l'on eût pu me mépriser tant qu'on eût voulu, sans qu'il me fût venu dans la pensée qu'on commettait une injustice. Je ne fus donc que reconnaissant lorsque mon protecteur m'annonça ce que son frère voulait faire en ma faveur, je ne me trouvai point au-dessus de l'emploi qui m'était proposé, qui était encore trop bon pour un misérable qu'on aurait pu avec justice chasser de la société. J'eus la sensible consolation de voir Dupont sortir avant moi; des personnes charitables payèrent ses frais, je le laissai chez un maître où il gagnait bien sa vie. Arrivé dans notre nouvelle demeure j'eus peu d'occupation pendant quatre mois, certainement je ne gagnais pas alors l'argent que je coûtais à mon maître, qui payait ma dépense à l'auberge. Je dois ici rendre justice aux Anglois, détruire un préjugé que j'avais, comme les autres; c'est qu'il est difficile de trouver des cœurs plus essentiellement bons, plus portés à aider les gens dans lesquels ils remarquent des mœurs, l'amour du travail. Cette remarque n'est point déplacée, Madame, quoique j'aie l'honneur de parler à une Angloise. Vous ne connaissez que les gens de votre rang, vous vous persuadez peut-être, que les Anglois du dernier étage ont le cœur aussi rude que leur écorce; vous leur feriez une injustice. Ils savent s'attendrir pour l'infortuné qui leur paraît vertueux, pendant plus d'une année qu'a duré ma misère, je dois rendre témoignage qu'ils sont trèscompatissants, qu'ils aiment à obliger. Il est vrai qu'ils rendent un service du ton de l'air qu'un François dirait une injure; c'est que leur grossièreté est égale à leur bienfaisance. Malheureusement cette première qualité masque l'autre, c'est la raison pour laquelle on les croit cruels barbares. Lorsque j'eus passé quelques semaines chez M. Nil, il remarqua que je n'allais point à la Paroisse, il me dit: Je vous ai cru François réfugié, apparemment que je me suis trompé, vous êtes Papiste. Quoique je craignisse de l'indisposer, en lui déclarant ma Religion, je ne balançai pas un moment à le faire; j'aurais frémi de la bassesse de dissimuler en pareille matière. Je fus agréablement surpris de sa réponse. Mon enfant, me dit-il, j'ai connu de très-honnêtes gens parmi les Catholiques, je ne vous en aimerai pas moins qu'auparavant, à pésent que je sais que vous l'êtes; mai dans quelque Religion qu'on soit, i faut s'acquitter des devoirs qu'elle impose: vous avez une chapelle da salle bourg voisin, voisin, qui est desservie par un fort honnête homme, dont la bonne conduite édifie tout le canton, je vous laisserai la liberté d'y aller tous les Dimanches. Croyez-moi, il ne faut pas se relâcher sur cet article, la négligence de la Religion conduit au libertinage, je serais fâché que vous vous dérangiez chez moi. Je ne dois point chercher à vous cacher la profondeur de l'abîme dans lequel j'étais tombé, Madame; je n'étais pas entré dans un lieu consacré au Seigneur, depuis mon arrivée en Angleterre, je sentis un frémissement général, lorsque mon maître me proposa d'assister au redoutal le mystère. C'est que ma foi qui s'était réveillée me faisait craindre que la foudre ne partît des Autels que j'allais souiller par mes regards, en un mor, j'étais dans la situation que Montalve a décrite d'une manière si touchante. Je craignis cependant de scandaliser mon maître, je feignis d'être sort reconnaissant de la permission qu'il m'accordait, bien déterminé, pourtait à n'en point profiter. Hélas! le crime vient à bout de détruire les qual tés naturelles acquises. C'était la première scis de ma vie que j'avais pu deseendre jusqu'au mensonge, j'étais né vrai, cette bonne disposition avait été cultivée par ma mère, en sorte que j'avais horreur du moindre dguisement; cette horreur céda à la frayeur que m'inspirait la vue de mon juge, il me semblait que son Ministre aurait lu mon indignité sur ma face, qu'il m'aurait chassé de la compagnie des fidèles, d'où je m'étais banni moi-même volontairement. J'ai dit que mon maître payait ma pension dans un lieu où il mangeait lui-même; c'était dans une petite auberge, la seule qu'il y eût dans le village. J'y étais à l'heure de midi, lorsqu'il y arriva une chaise de poste, suivie d'un domestique à cheval. Cet homme, après m'avoir regardé plusieurs fois, s'écria. Je ne me trompe pas, c'est notre cher Baron d'Astie, se précipitant en bas de son cheval, il fut à moi avant que j'eusse eu le temps de l'envisager. C'était un domestique de mon père, que ma mère avait gardé jusqu'au temps de la perte de notre procès, qui, plein de reconnaissance pour les bontés qu'elle avait eues pour lui, venait, chaque année, de Bordeaux pour lui renouveler les assurances de son respectueux attachement. Ah mon Dieu! S'écria-t-il, en me baisant la main, en quel état retrouvé-je le fils de mes bons maîtres! je me hâtai de lui imposer silence, comme son maître devait dîner chez un ami qu'il avait en ce lieu, il se hâta de faire ce que son service exigeait de lui, pour venir me rejoindre. Que ne donnerait pas votre mère désolée, me dit-il, pour avoir la consolation de vous revoir! Hélas! cette respectable Dame languit depuis le jour de votre suite; ses larmes sont sa nourriture, si vous différez à lui donner de vos nouvelles, vous aurez sa mort à vous reprocher. Ah! mon cher ami, lui dis je, elle est bien vengée, la malédiction qu'elle a sans doute prononcée contre moi, a eu des suites bien terribles. Que parlez-vous de malédiction, me dit Henri? Sa bouche ne s'ouvre que pour demander votre retour au Seigneur. N'en doutez point, mon cher maître, malgré la longueur du voyage, vous la verriez b'entôt ici, si elle vous y savait; aurez-vous le courage de lui laisser finir dans l'amertume, des jours qui coulaient avec tant de tranquillité, avant votre départ? Hâtez-vous d'aller lui rendre la vie, par votre présence, si je puis servir à presser l'exécution de ce bon dessein, ne m'épargnez pas; ma personne, ma petite fortune, ma vie même sont à votre service. J'embrassai ce fidèle domestique avec une grande effusion de larmes, après qu'elles eurent déchargé mon cœur de l'horrible poids sous lequel il était oppressé, je ne rougis point de lui déclarer tous mes égarements, les malheurs qui en avaient été la suite. Henri m'interrompit plusieurs fois pour maudire Roselle, ce fut de lui que j'appris la vie que cette infâme créature avait menée à Bordeaux. Il me dit aussi que ma mère n'ignorait point que c'était avec elle que j'avais pris la fuite; mais qu'elle n'avait pu parvenir à suivre mes traces, quelque soin qu'elle eût pris pour cela. Henri me sollicitait de partir sur le champ pour aller trouver ma mère, croyant que ce que je devais à mon maître était le seul obstacle à mon retour, il voulait absolument m'avancer cette somme. Vous connaîtrez, en lisant la lettre que j'écrivis à ma mère, quelles furent les raisons qui m'empêchèrent de profiter de ses offres. Je lui recommandai le secret sur ma condition, je lui donnai ma parole d'honneur d'écrire incessamment à ma mère, d'aller me jeter à ses pieds au premier moment où je le pourrais, sans blesser la justice, je lui promis aussi de lui donner de mes nouvelles, tout le temps qu'il resterait à Londres, où son maître devait passer l'hiver. Je sortis de cette conversation plus abattu que je ne l'eusse été après une longue maladie, mon maître eut peine à me reconnaître. Mais le changement de mon âme fut encore plus grand. L'assurance du pardon de ma tendre mère, semblait m'être un gage de celui que Dieu voulait m'accorder, rougissant d'avoir pu désespérer de sa miséricorde, je pris une ferme résolution de me mettre au plutôt en état d'en profiter. J'avais toute l'après-dînée à moi. Je me servis de ce temps de repos pour me rendre chez M. Beker, qui acheva de ranimer ma confiance, qui me fit voir que celui de tous mes crimes, dont je devais gémir le plus amèrement, était celui d'avoir désespéré de la miséricorde de Dieu. Il voulut bien se charger de joindre une lettre de sa main, à celle que j'écrivis à ma mère, les voici toutes les deux. LETTE de Monsieur Beker à Madame la Baronne d'Astie. Madame, UN enfant prodigue pénétré de la honte du regret de ses égarements, emprunte ma voix pour vous faire amendehonorable, vous demander miséricorde. J'ose assurer que Dieu l'a déjà accordée à son repentir, je ne saurais craindre que vous soyez plus inexorable. La grandeur de sa faute l'avait précipité dans le désespoir, depuis plus d'une année qu'il est séparé de la malheureuse qui a été la cause de sa fuire, il auroi tenté d'attendrir le Ciel, vous, Mdame, s'il eût cru que ses cr mes eussent été susceptibles de pardon. Dieu touché, sans doute, par l'ardeur de vos prières, n'a pas permis qu'il pût se reposer tranquillement dans son crime, je regarde l'extrémité de la misère où il s'est trouvé réduit, comme la plus grande grâce. Il ne balancerait pas un moment à partir pour se jeter à vos pieds; mais je pense comme lui, que l'honneur la justice lui font une loi de remplir ses engagements envers un homme qui l'a tiré de prison, où il avait été mis pour dettes. Cet honnête homme, perruquier de sa profession, lui a avancé vingt louis, à condition qu'il serait attaché à lui pendant deux ans, qu'il coëfferoit les Dames, en quoi il réussit très-bien. S'il n'eût été question que d'avancer ce qui reste à payer de cette somme, on eût trouvé le moyen de vous renvoyer plutôt; mais ce serait ruiner son maître qui ne trouverait pas, à point nommé, un autre garçon, qui ne le remplacera jamais au gré de ses pratiques. Si vous me permettez, Madame, de vous dire mon sentiment à cet égard, je crois que vous devez l'abandonner à la Providence. Il sent l'humiliation de son état jusque dans la moelle des os, si je puis m'exprimer ainsi; il faut lui laisser boire jusqu'à la lie, le calice qui lui est préparé en punition de ses fautes. Soyez tranquille à son égard, il m'a donné sa confiance avec une plénitude qui m'a fait prendre pour lui des entrailles de père, quand les devoirs du Sacré Ministere que j'ai l'honneur d'exercer, quoique j'en sois indigne, quand, dis-je, mon devoir ne m'engagerait pas à prendre de lui un soin particulier, il m'a tellement attaché à lui par ses bonnes qualités, qu'il est deux fois mon prochain. Soyez tranquille sur sa foi, elle n'a point étéébranlée, ne court même aucun risque de l'être. On est moins curieux en Angleterre de faire des prosélytes que dans aucun autre des pay protestants. D'ailleurs son maître n'a aucune répugnance pour les Catholiques, comme il ignore parfaitement les dogmes de la Religion Anglicane qu'il professe, il n'y a pas de danger qu'il essaie de les faire adopter à M. votre fils. Au reste, cette ignorance est assez générale pour vous rassurer, quand bien même M. d'Astie ne serait pas aussibien instruit qu'il l'est. La conviction de l'esprit ne conduit ici personne, les Proselytes Anglicans n'y sont amenés que par le dérèglement du cœur. Grace à Dieu, votre fils ne risque plus rien de ce côté-là, sa conversion me paraît si sincère, qu'on y peut comprer pour quelque temps au moins; car la fragilité de l'homme est grande. Je suis avec les sentiments du plus profond respect, Madame, Votre très-humble obéissant serviteur, Beker, Prêtre. LETTEdu Baron d'Astie, à Mdame la Baronne d'Astie, sa mère. Oh! la plus respectable de toutes les femmes! oh la plus chérie, pourtant la plus outragée de toutes les mères! comment un fils aussi ingrat que je le suis devenu, aura-t-il la force de vous tracer les expressions de son repentir? Quelque vifs que soient mes remords pourront-ils entrer en compensation des peines dont j'ai déchiré votre tendre cœur, depuis près de deux années que me dérobant à vos bontés, j'ai suivi la pénible carrière du vice? Ah! quelque vile que soit la condition où je me trouve réduit par ma folie, elle aurait des charmes pour moi, si je pouvais m'arracher à la douloureuse idée d'avoir troublé la sérénité de vos jours. Vous aviez été supérieure à la perte de votre rang; je vous ai vu supporter sans murmure les amertumes inséparables d'une médiocrité qui touche à l'indigence; hélas! c'était à moi qu'il était réservé de trouver l'endroit sensible de votre âme. Ce n'a été qu'à la perte de votre fils que vous vous êtes permis de verser des larmes, que les événements les plus fâcheux n'avaient puvous arracher. Avec quelle amertume les miennes n'ont-elles pas coulé, lorsque le fidèle Henri m'a fait la peinture touchante de l'affreuse situation où vous a réduit ma fuite! Le hasard, ou plutôt la Providence l'a offert à mes yeux, à la suite d'un Lord, qu'il sert depuis quelques mois, c'était cet instant que Dieu avait marqué, de toute éternité dans sa miséricorde, pour ranimer en lui en vous ma confiance absolument éteinte. C'était le plus grand de mes crimes, le seul dans lequel j'aie persévéré. Oui, Madame, depuis plus d'un an, je déteste, du fond de mon cœur, mes autres égarements, sans espoir de touche le Ciel, j'évitais soigneusement ce qui pouvait l'irriter da antage. Je le remerciais d'avoir brisé d'indignes liens, je me soumettais avec joie aux suites humiliantes de mes fautes, la mort m'eût paru préférable à l'horreur d'une rechute. J'ai été cruellement trabi, abandonné. J'ai brulé pour la lus infâme de toutes les créatures. Dilpensezmoi de tout autre détail de mes égarements. Le regret, plus que la honte, me ferme la bouche, je ne veux pas souiller votre esprit du récit de la vie infâme que j'ai menée pendant six mois, dans un oubli total de Dieu de mon salut. Ingrat envers mon Créateur, qui m'avait comblé depuis mon enfance, des grâces les plus précieuses, faut-il s'étonner si je le suis devenu envers vous? Ah! toute ma vie, quelque longue qu'elle puisse être, ne suflira pas pour expier mes égarements; vous me verrez les pleurer jusqu'à mon dernier soupir, plût au Ciel que ce fût dans le moment; mais mon Aname approuve les motifs du retardement de mon départ, vous en instruit. Je ne murmure point de la longueur de mon exil, la douleur que me causera votre absence, sera une partie de l'expiation de mes fautes, celle qui me paraît la plus pénible. J'ose joindre à l'amendehonorable que je vous fais de mes égarements, la demande d'une grâce qui peut contribuer à adoucir mes remords. Je me suis prêté, sans le savoir, à une injustice, suis devenu complice d'un vol, en aidant à la malheureuse complice de ma fuite, à enlever des effets que je croyais lui appartenir; quoique je n'aie point profité de ce vol, je ne m'en crois pas moins dans l'obligation de le réparer. Vous aviez destiné une somme pour mon entretien à Bordeaux, ose ai-je vous prier d'en sacrifier une partie pour me décharger de lhorrble faix du bien d'autrui? J'espère que vous le pourrez, d'autant m'eux, que tous vos projets d'établissement éloigné de vos yeux sont évanouis. Ma faiblesse a décidé de ma vocation, je craindrais trop une seconde trahison de mes sens pour m'y exposer. Je consacre de bon cœur le reste de mes jours aux occupations champêtres, veux que le choix d'une compagne pour moi dépende absolument de vous; car je ne puis plus me fier à moi-même pour ce choix important. M. Beker soutient ma confiance, dans l'attente d'une réponse favorable. Ah! je ne survivrais pas à un arrêt, tel que je le mérite, si la bonté n'en tempérait la justice. REPONSE de Madame la Baronne d'Astie, à son fils. LES reproches que vous vous faites à vous-même, mon cher fils, ne me permettent pas de vous en faire, votre heureux retour à la vertu, compense la douleur que m'avait donné votre égarement. Comprenez par-là, quel est l'excès de ma joie. Que d'actions de grâces ne devez-vous pas à Dieu, pour le repentir qu'il vous accorde, pour les heureuses occasions qu'il vous a ménagées, pour la vie qu'il vous a laissée, afin d'en profiter. Ce détail de vos fautes, que vous craigniez de me faire, je l'ai eu par Henri, à qui vous l'avez confié, qui me l'écrivit sur le champ; ainsi, je reçus sa lettre en même temps, que celle de M. Beker, la vôtre. J'ai bien remercié Dieu de ce qu'il a accordé un Pasteur si charitable, à ma pauvre brebis égarée qu'il a ramenée au bercail. Conduisez vous entièrement par ses conseils, mon cher enfant. Une première faute donne, à la vérité, une expérience, qui, toute funeste qu'elle est, peut être utile; mais elle affaiblit l'âme, la rend moins propre à résister au péché. La vôtre se sentira long-temps des souillures qu'elle a contractées; elles ont ajouté à cette mollesse d'âme, qui vous rend susceptible de toutes les impressions. Je ne serai tranquille sur vous, qu'au moment où je vous verrai fixé, par un mariage qui puisse vous donner de la stabilité, ainsi, j'exige que vous vous prêtiez aux efforts que je vais faire pour vous tirer d'où vous êtes, si cela se peut, de l'aveu de l'honnête homme qui vous a tiré de prison, sans lui causer un préjedice dont je ne puisse l'indemniser. Je m'en remets, à cet égard, à la prudence de M. Beker, auquel je communique mes intentions, auquel je remets toute l'autorité que Dieu m'a donnée sur vous. Si je ne m'étais pas promis, en commençant cette lettre, de n'y mêler aucun reproche, je me plaindrais amèrement de la défiance que vous avez eue par rapport à moi. Ne suis-je pas votre amie plus que votre mère? Ah! si vous aviez pu être témoin des transports où m'a jeté la seule vue de votre caractère! Mon premier mouvement fut de me jeter à genoux, j'y demeurai comme hors de moi, assez long-temps pour donner de l'inquiétude à la pauvre marie. Je pouvais être prise, comme la mère de Samuel, pour une femme ivre, tant les agitations de mon visage furent extraordinaires. Actuellement même, je n'ai pas pu encore recouvrer entièrement mes esprits, il m'est resté un tremblement si universel, que j'ai été forcée d'emprunter le secours de M. Duboc le cadet, pour vous écrire. Que ceci ne vous donne aucune inquiétude, je suis actuellement très-bien, à ce tremblement près. (M. Duboc écrit en son nom.) J'espère que mon cher fils ajoutera une foi entière à mes paroles. Trèsassurément votre chère respectable mère est hors de tout danger. Il est vrai qu'elle nous donna quelque crainte hier, qu'il fallut la saigner; mais cette saignée la rira absolument d'affaire: elle avait résisté à sa douleur, elle faillit succomber à sa joie. Elle est si bien en ce moment, qu'elle ne veut pas de mon ministère pour écrire à M. Beker, compte le faire elle-même, après demain, ainsi, vous devez être tranquille sur sa santé. Mon frère moi avons partagé la joie de Madame la Baronne; elle ne sera complète qu'au moment où nous pourrons embrasser notre cher enfant, avec les sentiments de joie que ressentit le père du Prodigue. Nous espérons que cette éclipse de vertu vous affermira dans le bien pour le reste de votre vie, en vous faisant comprendre le peu de fond que vous devez faire sur vos propres forces. Nous attendrons avec impatience l'effet des propositions que nous prierons M. Beker de faire à celui auquel vous vous êtes engagé, quoi qu'il exige, nous tâcherons de le satisfaire. Nos trèshumbles respects à ce charitable Pasteur. (La Baronne finit de sa main.) Voyez un peu la belle écriture toute tremblante, je la risque pour tirer mon fils d'inquiétude, signer l'amnistie que lui accorde la plus tendre la plus indulgente de toutes les mères. LETTE de Madame la Baronne d'Astie à Monsieur Beker. Monsieur, LORSQUE l'on s'engagea pour moi, il n'y a que deux jours, c'était en vérité parce que l'on comptait sur un miracle; j'étais si mal, qu'on venait de m'administrer mes Sacrements. Dieu l'a accodé aux prières de nos saints Pasteurs, comme mon état n'était causé que par un grand saisissement, quatre heures après, le Médecin répondit de ma vie, après une troisième saignée du pied, qui me dégagea. Je me hâte de vous écrire, Monsieur, pour vous remercier de toute l'étendue de mon cœur, de vos bontés pour mon pauvre enfant, pour vous prier de le rassurer. Ma lettre, autant que je le rappelle, était capable de faire renaître sa défiance; j'avais la tête extrêmement embarrassée lorsque je la dictai, mon attaque d'apoplexie n'était pas tellement dissipée, qu'on ne craignît un fâcheux retour. Puisque mon fils s'est ouvert à vous, Monsieur, de tous les événements de sa vie, vous devez comprendre mon excessive tendresse pour lui, ce que j'ai dû souffrir pendant son absence, la révolution que me firent votre lettre la sienne; j'en perdis l'usage de mes sens, fus trois jours en danger. Graces éternelles soient rendues à l'Eternelle bonté qui m'a conservé la vie, pour me donner le plaisir de l'embrasser repentant de ses fautes. Dieu a confondu ma prudence humaine, en anéantissant toutes les mesures que j'avais prises pour tirer mon fils de l'état où il l'avait placé lui-même. Il me semble pourtant, après le plus sévère examen, que le préjugé n'a point eu de part à mes démarches. Je ne mesure la gloire d'une action, que sur l'utilité dont elle peut être à la société; il me semble que, dans l'intention du Créateur, les hommes réunis n'ont point d'autre vocation que de travailler au bonheur les uns des autres, pour obéir aux ordres de celui qui est la bonté la charité par essence. Pénétrée de ce sentiment, la destination de mon fils me paraissait plus noble que celle d'un général d'armée, d'un Magistrat. Ceux-là sont employés à réparer les maux que produit la cupidité; celui qui devient le législateur des hommes, par son exemple ses discours, les prévient. Si j'eusse appuyé sur ce sentiment, mon fils ne m'eût jamais quittée; mais comme il est dangereux de s'ennivrer de son vin, je sacrifiai mes lumières aux idées communément reçues, je me persuadai qu'il fallait tenter au moins de rendre mon fils à des occupations qui fussent plus sortables à sa naissance. Je ne sais pourtant si cette raison seule m'eût suffi pour vaincre ma répugnance, l'exposer au danger du grand monde; mais il s'y en joignit une au re qui me détermina. Avec le plus heureux naturel, mon fils a les passions les plus vives. Le célibat eût été un état dangereux pour lui; mais comment l'assortir dans le lieu où il vivait. Nos paysannes, pour la plus grande partie, possédaient les vertus de leur état, auraient manqué de celles dont elles auraient eu besoin dans celui où un mariage avec mon fils les eût élevées. Nous sommes environnés, à la vérité, d'une noblesse pauvre, chez laquelle il m'eût été facile de lui trouver une épouse; je n'y pouvais penser sans frémir. A la grossièreté, l'ignorance des filles de la campagne, elles joignaient un orgueil insupportable, qui m'eût fait regarder avec horreur pour lui pour moi, la nécessité de passer notre vie avec elle. Je crus avoir trouvé un juste milieu; l'Avocat chez lequel j'envoyais mon fils, avait une épouse vertueuse, qui avait donné la meilleure éducation à ses filles; elles avaient été élevées loin du grand monde, dans l'amour du travail, dans les soins économiques qui conviennent à toutes les femmes, qui sont d'une nécessité absolue pour celles dont la fortune est bornée. Toute mon ambition était qu'il prît du goût pour une d'elles; je me faisais une perspective charmante des douceurs que je goûterais dans la société d'une belle-fille qui fût capable de goûter notre genre de vie, peut-être que je comptais trop sur les petits arrangements que je prenais en conséquence. Je le répète, Dieu a renversé tous mes projets, j'ai beau jeter les yeux sur l'avenir, je n'envisage aucun moyen d'établir ce cher fils, de manière à le rendre heureux. Il faut donc l'abandonner à la Providence, c'est le parti que je prends. Il me semble qu'elle est jalouse des ressources que je lui avais ménagées, il faut y renoncer. Je parle, Monsieur, des quatre mille livres que j'avais déposées pour établirmon cher enfant; je les sacrifie de bon cœur à la justice, au désir de le revoir plutôt. Par le mémoire qu'il m'envoie des effets qu'il a enlevés de la maison où il suivit cette misérable Roselle, je conçois qu'il faudra donner mille livres pour cette restitution. Je vous prie d'offrir les trois mille livres restantes, au maître de mon fils, pour l'indemniser du tort que lui fera son absence. J'espère qu'il aura pitié d'une mère désolée, qui lui offrirait des millions en dédommagement, si elle les possédait, qui croirait encore lui être redevable pour le service qu'il a rendu à son fils, en le tirant de prison. Que si vous jugiez vous-même qu'il ne pût, sans se causer un trop grand préjudice, se priver de mon pauvre enfant jusqu'au temps où la mauvaise saison ramènera à Londres les habitants de cette grande ville, qui sont à présent dans le lieu où il habite, il faudra offrir cette croix au Seigneur, attendre encore quelques mois; car pour rien au monde je ne voudrais pas qu'il mécontentât son bienfaiteur en le quittant sans son aveu. Si ce malheur m'arrive, Monsieur, le seul adoucissement que je puisse espérer, c'est d'avoir une ferme confiance que vous voudrez bien lui continuer vos charitables soins; soyez son père, je vous en conjure, je remets entre vos mains toute l'autorité que Dieu m'a donnée sur lui, je serai tranquille, autant qu'on le peut être, dans des circonstances aussi pénibles que la mienne. J'ose vous prier d'engager mon fils à m'écrire souvent; j'espère que vous voudrez bien accompagner ses lettres d'un mot de votre main. Ah! si ma soumission à ceux qui me conduisent ne me retenait pas ici, je ne craindrais pas les périls d'une longue route pour m'avancer le plaisir de l'embrasser, de vous assurer de bouche, que rien n'égale ma gratitude, des peines que vous avez prises pour ramener au bercail cette pauvre brebis égarée. Je suis avec respect, LETTRE de Mr. Beker à Madame la Baronne d'Astie. OUI, Madame, la Providence qui s'était chargée, d'une manière spéciale, du sort de M. votre fils, s'est montrée jalouse des précautions que la prudence vous avait sagement fait prendre pour son établissement. Elle avait de plus grands desseinssur lui, ils ont commencé à se manifester d'une façon si admirable, que nous devons absolument l'abandonner à ses soins. Je dis nous, Madame; cet aimable jeune homme en m'honorant des sentiments d'un fils respectueux tendre, avait fait naître dans mon cœur toute la tendresse qu'il aurait pu attendre d'un père. Comme vous, j'ai suivi les petites vues de la prudence humaine, comme vous, je m'aperçois qu'elles ont été trompées, sans pouvoir m'abandonner à l'inquiétude que je devrais naturellement avoir. Que d'événements j'ai à vous raconter, que de bonheurs je prévois pour vous! Vous m'aviez remis votre autorité, Madame; j'en ai fait un usage qui assure le salut, la félicité de votre fils, qui vous procure une belle-fille telle que votre cœur l'eut choisie. Une fille dont la moindre qualité est une figure éblouissante, un grand nom, une fille qui serait une des plus riches héritieres, si le devoir ne la dépouillait pas de plusieurs millions, je dis le devoir, je devrais employer un autre mot. Madame votre belle-fille eût pu, sans manquer au devoir, se réserver ces immenses richesses; c'est le désir de pratiquer toutes les vertus dans le degré le plus éminent, qui la rend aussi pauvre que M. votre fils. Je n'annoncerois qu'en tremblant, un tel mariage, à une Dame moins pénétrée que vous, du néant de tout ce qui n'est point vertu; mais, après la connaissance que M. votre fils m'a donnée de votre caractère, je croirais commettre une injustice, en craignant que vous m'accusiez d'avoir eu plus d'égard d'égard à l'inclination du Baron qu'à l'intérêt de sa fortune. Apprenez, Madame, par quel degré la Divine sagesse a conduit toute cette affaire, espérez qu'elle finira aussi heureusement qu'elle l'a commencée. Aussitot que j'eus reçu la lettre que vous m'aviez fait l'honneur de m'écrire, je me disposai à faire tous mes efforts pour dégager M. d'Astie. Je serais parti dès le même jour; mais des devoirs attachés à mon ministère, m'ayant occupé toute la journée, je lui marquai par un billet qu'il me verrait le lendemain. Jugez de ma surprise, lorsque je le vis arriver le soir sur les dix heures, avec un air d'embarras, qui m'annonçait qu'il avait quelque chose de bien extraordinaire à m'apprendre. Rien ne pouvait l'être davantage. En revenant de coiffer une noce, à la pointe du jour, il avait trouvé, dans un lieu écarté, une jeune fille, ou plutôt, me dit-il, un ange. Ses habits, quoiqu'en désordre, annonçaient une fille de qualité; elle s'était effrayée à sa vue, lui avait offert sa bourse, le prenant pour un voleur, ou quelque chose de pire; enfin, le besoin d'un asile prompt sûr, avait forcé cette fille d'accepter l'offre de sa chambre où elle était depuis le matin. Vous connaissez Monsieur votre fils, il ne faut pas beaucoup d'étude pour pénétrer les sentiments de son cœur, ils se peignent sur son visage. Il me fut donc aisé de m'apercevoir de l'impression que cette inconnue avait faite sur lui, je vous avoucrai que j'en eus une véritable frayeur. MNous avons aux environs deux mauvaises maisons qui servent d'asiles à des personnes déréglées, il arrive souvent qu'elles sont cruellement traitées des hommes que la débauche y conduit; ma première pensée fut donc de croire que c'était une de ces créatures infortunées que la crainte de quelque mauvais traitement mérité, avait forcée à fuir. A peine le Baron eut-il entrevu ma pensée, que, sans me donner le temps d'achever, il me dit: Ah! Monsieur, gardez-vous de concevoir d'indignes soupçons; ce serait accuser la vertu même, que de soupçonner Mile. Derby..... Je l'interrompis à mon tour. Quoi, c'est Mlle. Derby à qui vous avez donné retraite, lui dis-je? Je n'ai pas l'honneur de la connaître personnellement; mais depuis six mois qu'elle demeure dans notre voisinage, elle en est l'édification; je n'entends parler que de ses vertus de ses bonnes œuvres. Comment une telle personne peut-elle s'être trouvée réduite à une telle extrémité? J'ignore, me répondit le Baron, par quel motif elle s'est échappée de la maison paternelle; mon respect pour elle ne m'a permis de lui faire aucune question. Je me suis transporté, par son ordre, à Oldvindsord, tout le village était en confusion, à cause du déparr de la mère de cette charmante personne, qui venait de prendre la fuite avec un jeune homme que sa fille devait épouser la nuit même qu'elle s'est évadée. J'ai su de sa femme de chambre que Mlle. Derby avait consenti de bonne grâce à ce mariage, qu'elle ne pouvait attribuer sa suite qu'à une lettre qu'elle lui remit une heure avant la célébration. M. Derby publie que sa fille s'est sauvée avec un amant; j'ai bien la preuve du contraire, puisque je l'ai trouvée seule; d'ailleurs. il ne faut que faut que la voir pour attester qu'elle est la plus sage de toutes celles de son sexe, comme elle en est la plus charmante. Vous lui rendez justice, répondis-je au Baron, Madame sa mère est une femme d'une éminente vertu. Son père ne passe pas pour en avoir beaucoup, je ne doute point qu'il n'ait occasionné la fuite de sa fille de son épouse; mais que je crains pour vous, les suites d'une telle rencontre, mon cher ami! Mlle. Derby possède d'immenses richesses.... Et je n'ai pas la témérité d'aspirer à sa main, me répondit le Baron; je ne veux que la servir, la mettre en sûreté, mourir de douleur de n'être pas digne d'elle. C'est un parti un peu trop violent, lui dis-je. Supposons que son cœur ne soit point engagé, qui sait jusqu'où la porterait la reconnaissance. Pour ne point faire de cette lettre un volume, je vous dirai que je vis le lendemain Mlle. Derby; que j'appris avec admiration qu'elle ne s'était exposée à tant de dangers que pour éviter le crime d'épouser un Prêtre apostat, dont on lui avait caché l'état, qu'elle croyait un homme de qualité, sur la foi de son père, qui la poursuit comme le plus cruel ennemi, pour s'approprier le riche héritage qu'elle a eu d'une de ses tantes, catholique comme elle; que cette héroïne voulait payer de tout son bien le retour de l'amitié de son père; qu'elle ne pouvait lui faire cession de son héritage, qu'en se mariant, que ne pouvant se flatter de trouver un époux de son rang, lorsqu'elle serait dénuée des biens de la fortune, elle était déterminée à ne considérer que la vertu dans celui auquel elle voulait attacher son sort. Il ne me restait qu'à applaudir au choix qu'elle avait fait de Monsieur votre fils, dont elle ignorait le rang, lorsque nous eûmes lieu de croire que son père soupçonnait son asile, comme elle ne pouvait fuir décemment qu'avec un époux, je me déterminai à l'unir sur le champ au Baron, à faire partir les jeunes époux dès la même nuit, en me chargeant de satisfaire le maître du Baron. Vous m'accuserez, peut-être, de précipitation, Madame; suspendez votre jugement, je vous en conjure, jusqu'à ce que vous ayez compris, par un récit plus détaillé, l'impossibilité où je me suis trouvé d'attendre un consentement formel de votre part. Nos jeunes gens passeront quelques jours chez ma mère, à laquelle je les ai adressés. Je ne vous ai mandé qu'en gros les malheurs de votre vertueuse belle-fille, je me hâte de courir au secours de sa vertueuse mère, qui partage avec elle la haine d'un père injuste, qui pourrait en devenir la victime. Je suis avec un profond respect, Madame, Votre, Vous comprenez, Madame, par la lecture de ces lettres, que M. Beler, avait pu, sans indiscrétion, m'autoriser à disposer de moi, sans attendre le consentement de ma mère, puisqu'elle lui avait temis toute son autorité, qu'elle l'avait assez instruite de ses vues sur moi, pour lui faire comprendre qu'il les remplissait parfaitement. Il lui apprit, par une seconde lettre, la résolution que nous avions prise de nous retirer chez le tuteur de ma chère Clarice, il lui fit un ample détail de tout ce que mon épouse vous a écrit. Ainsi, Madame d'Astie nous envoya, sans balancer, son consentement, à Bordeaux, ce qu'elle n'eût assurément pas fait, comme Clarice l'a remarqué, si elle n'eut été instruite du caractère des vertus de celle que j'allais lui donner pour fille pour compagne. Vous savez l'heureuse conclusion de nos aventures; je crains bien d'avoir fait une indiscrétion, en vous rendant un compte trop vrai des miennes. Vous direz, sans doute: Oh! ce libertin ne méritait pas ma Clarice. Je suis de votre avis, Madame. Elle pouvait trouver un époux plus digne d'elle; mais quand on aurait eu à choisir parmi tous les hommes qui existent, vous n'en auriez pu trouver un qui la mérita, qui connût mieux ce qu'elle vaut, qui fût mieux disposé que moi à l'adorer, sans diminution, le reste de sa vie. Les deux amies cessèrent de s'écrire, parce que Lady Hariotte fut chez son Amie, avec Madame Derby, sun long séjour.