STÉPHANIE. LETTRE PREMIERE, De Miss Clarence, à la Marquise de Norsey. J'en conviens; vos lettres restées sans réponse, vos lettres, ô mon amie! vos reproches si touchants pour mon cœur, vos instances, vos inquiétudes, votre amitié même; eh bien! oui, tout m'accuse: cependant, suis-je si coupable? ai-je pu vous le paraître? Non; je n'ai pas été à moi: comment mon silence ne vous l'a-t-il pas dit? et comment aurais-je eu la force d'entreprendre plutôt le récit que je vais essayer de vous faire? Stéphanie, dont je vous ai entretenue si souvent, et que déjà vous aimez sans la connaître, Stéphanie n'habite plus l'Angleterre. Elle est malade; elle est en danger, peut-être. Je respire à peine. Plaignez-moi. C'était peu d'en être séparée; je l'ai vue accablée de chagrin, sans pouvoir lui offrir que des vœux impuissants, des larmes inutiles, qui ne servaient qu'à déchirer davantage cette âme tendre et délicate. Je n'ai rien fait pour une amie: que nous sommes infortunées, l'une et l'autre! Je n'ai point son courage; je n'en veux point: de sa part, il est sublime; le mien serait cruel. Ne me condamnez point. Je pourrais m'élever au-dessus des coups du sort, s'ils ne tombaient que sur moi: mais une autre en est la victime; et quelle autre! un Ange, une créature céleste, si digne d'être heureuse; celle qui me faisait supporter votre éloignement; la seule qui pût me tenir lieu de vous. Et je ne détesterais pas le destin qui la poursuit, qui l'accable! Stéphanie devait lui être un objet sacré; elle me l'est, du moins. Apprenez, mon Adélaïde, combien d'obligations je lui ai. Votre cœur, j'en suis sûre, se rappelle, presque autant que le mien, la peine que nous éprouvâmes, lorsqu'il me fallut quitter l'abbaye de..... où nous étions élevées ensemble, ces lieux où je vous voyais sans cesse, où les jours de notre enfance, les plus heureux de tous peut-être, s'écoulaient trop vite; ces jours précieux, dont on ne connaît les jouissances que par les souvenirs, et les biens que lorsqu'ils échappent. Votre famille vous destina au Marquis de Norsey. Mes parents me ramenèrent dans ma patrie; et mon attachement pour eux, ni votre antipathie pour le cloître, ni votre tendresse pour les auteurs de vos jours, ne purent nous fortifier contre l'amertume de nos adieux: près de trois ans n'en ont point effacé l'impression. Votre nation, plus aimable que la mienne, est aussi plus légère. Paris est le séjour des plaisirs, du tumulte; et, si je ne fus pas oubliée, jugez si vous avez dû être présente au cœur d'une Angloise! Loin de vous, je m'abandonnai aux regrets. Je me crus certaine de ne retrouver, à l'avenir, rien qui pût vous ressembler. Conduite dans les cercles les plus brillants, toutes celles que j'y rencontrai, me confirmèrent dans cette opinion. Jamais on ne fut plus étrangère au milieu de ses compatriotes; et je leur serais devenue, de jour en jour, plus insupportable, si, quelques mois après mon arrivée, je n'avais eu occasion de voir Stéphanie. Le même charme nous attira l'une vers l'autre; et bientôt mon cœur fut partagé entre elle et vous. Elle n'avait que quinze ans alors; j'en avais deux de plus. Mais combien ses avantages sur moi me frappèrent! Quelle simplicité! quelle modestie intéressante! quels exemples je lui dois! Une indulgence vraie, une générosité sans ostentation, l'amour de ses devoirs, le courage joint à la sensibilité; malgré une imagination ardente, un caractère plein de force, d'élévation et de noblesse; une douceur inaltérable; l'esprit le plus juste, le plus fin, le plus cultivé; un son de voix enchanteur, une figure charmante, une taille parfaite; la réunion des grâces, des talents et des qualités; voilà ce qu'était déjà Stéphanie. Elle me devint un modèle, et je l'en aimai plus. Quelles preuves, toutefois, lui en ai-je données? Que la dépendance est affreuse! J'ose en gémir avec vous. Mais accuserai-je celui dont l'autorité paternelle a sur moi des droits que je révère? Je dois plutôt, je dois plaindre son inflexibilité, qu'il regarde comme une vertu. D'autres que moi ont joui du bonheur de remettre le calme dans le cœur désespéré de Stéphanie; mais quels orages, quels tourments avaient précédé! A quelles épreuves fut mise sa tendresse pour un père aussi malheureux qu'il est coupable, qu'elle adore, qu'elle a eu la douleur de voir détester son existence, et sur-tout l'usage qu'il en a fait, prêt à s'immoler, abandonné de ceux qui lui devaient le plus, sans espoir, sans ressource, sans consolation, ne trouvant que des ingrats, et n'osant accuser que lui....... Mais on m'apporte une lettre..... Ce sont des nouvelles de Stéphanie. Ce n'est point son écriture. Je tremble. Que va-t-on me dire? Si j'apprenais..... Si le Ciel, dans sa colère...... O mon amie! mes craintes me trompaient. Cette lettre, cette bienheureuse lettre..... Le mieux se décide. Je la reverrai donc! Je vais répondre. Adieu; je vous quitte: mais demain, s'il m'est possible, si je suis rassurée tout-à-fait sur le compte de Stéphanie; demain, vous saurez quels événements funestes viennent de me la ravir: et puissent-ils ne m'en avoir pas privée pour long-temps! LETTRE II. De Miss Clarence, à la même. Je rends grâces au Ciel. Quoique faible encore, elle-même m'écrit: elle me conjure d'être tranquille, heureuse...... Moi, heureuse! Ah! tant que je ne serai pas sûre de son bonheur, peut-elle en espérer pour moi? Eh! que deviendrai-je, si je ne suis pas consolée par vous, si vous gardez le silence? Adélaïde, j'aurais le droit de m'en plaindre. Mon cœur est toujours exigeant, puisqu'il vous aime toujours: un mot de plus serait peut-être un reproche. En parlant de moi, je développe mes défauts. C'est de Stéphanie qu'il faut vous entretenir, de Stéphanie qui n'en a point, et qu'une fatalité inconcevable a poursuivie dès l'âge le plus tendre. La perte de sa mère en fut la première époque. Elle n'avait pas trois ans, lorsque Milédi Rosemont expira, la couvrant de ses larmes, et demandant au Ciel de préserver une fille qu'elle adorait, de tous les maux que sa tendresse alarmée lui saisait prévoir. La vie n'avait pour elle aucun charme: mais, en songeant que Stéphanie allait être privée d'une mère, de la mère la plus tendre, ses forces l'abandonnèrent. Cette séparation lui devint horrible. Que n'éprouvait point alors Milord Rosemont! Un spectacle si cruel, le déchirement de son cœur, les reproches secrets d'une indifférence abjurée trop tard, l'amertume et la violence de tous ses mouvements, pensèrent lui être funestes. Pour le malheur de tous deux, il était trop jeune, et n'attachait de prix qu'à la liberté, lorsqu'un père disposa de la sienne. Uni à une femme belle, sensible, riche et vertueuse, Rosemont ne trouva point son bonheur dans ce lien. Cependant, un être dont le sort était en son pouvoir, devint sacré pour lui. Jamais les attentions, les soins, les égards, l'estime et la confiance qu'elle méritait, ne se démentirent. Mais se flattait-il que l'honnêteté de ses procédés lui ferait prendre le change sur la froideur de ses sentiments? Quelle âme tendre et sensible n'est pas avertie sur ce qu'elle inspire? Milédi, trop éclairée pour son repos, ne sut s'abuser, ni se plaindre. Il voulait qu'elle fût heureuse; elle eut la générosité de le paraître. Une seule personne, son intime amie, ma proche parente, recueillait ses pleurs, et partageait des peines dont Rosemont ne se doutait pas. Il n'apprit même à quel point il en était aimé, que lorsqu'elle fut sûre qu'elle allait cesser de vivre; lorsqu'elle lut dans ses yeux attendris, le retour dont elle était condamnée à ne jouir, qu'à l'heure fatale où tout va disparaître. Les regrets de Rosemont, pendant un intervalle qui serait immense pour la plupart de vos François, l'éloignèrent de la dissipation où jusques-là il avait vécu. Sa fille était l'unique objet de ses soins. Mais, hélas! il ne tarda pas à être ressaisi par les flatteurs. Des passions impérieuses, et son ardeur naturelle pour les plaisirs, se joignirent à eux. Malgré l'âme la plus belle, une noblesse, une loyauté de sentiments rare, de très-grands talents militaires et politiques, tout fut immolé, et Stéphanie même, à des goûts dont le repentir seul lui reste. Les devoirs de citoyen et de père, s'ils se firent sentir au milieu du tourbillon où l'on est si loin de soi, le rappelèrent en vain à leur attrait, à leurs plaisirs touchants. Ses retours étaient aussi cruels que momentanés. Il fut le jouet, l'esclave, la victime de sa faiblesse. Tout, jusqu'aux circonstances, sembla concourir à sa perte; et celle de l'auteur de ses jours en précipita le moment. Devenu un des premiers Pairs du Royaume, possesseur, par droit de succession, de trésors et de dignités, dont, à ce prix, il eût voulu ne jamais jouir, Rosemont éprouva trop tôt, que dans une extrême opulence, les écueils se multiplient. Toutes les séductions l'environnerent. Chaque jour, leur ascendant sur lui acquérait plus d'empire. Un faste outré, la passion du jeu, son penchant pour les femmes, parmi lesquelles on dit que les grâces ne sont pas toujours incompatibles avec l'intérêt, la bassesse et l'intrigue; que sais-je? ses vertus même tournèrent à son désavantage. Né généreux, il prodiguait la bienfaisance; et son excès lui en faisait perdre le prix. La plus grande partie de sa fortune était déjà dissipée, et l'autre surchargée de dettes, lorsque je connus Stéphanie. Quoiqu'il fût souvent entraîné loin d'elle, il n'avait pu se résoudre à s'en séparer. Elle était chez lui, n'ignorant rien, renfermant tout, et s'affligeant pour lui plus que pour elle. Ladi Baltimore, mère de Milédi Rosemont, par tendresse pour sa petite-fille, pour veiller à son éducation, pour ne la point perdre de vue, logeait avec son gendre, dont le dérangement l'épouvantait. Stéphanie prévenait ses plaintes, calmait ses inquiétudes: elle partageait ses soins entre Rosemont et Ladi, en qui elle retrouvait une mère, dont elle chérissait la mémoire. Malgré la contrainte qu'elle s'imposait en leur présence, un fond de mélancolie peu naturelle à son âge, qui ne tenait point à son caractère, me parut avoir une cause, et fit naître mes alarmes. Je la pressai, mais en vain, de n'en pas faire un secret à l'amitié. Sa confiance en moi ne lui arracha point ce qu'elle aurait voulu pouvoir se cacher à elle-même. Le Public me l'apprit. Le désordre inouï du malheureux Lord, parvenu à son comble, éclata. Ses terres, et plusieurs hôtels qu'il avait à Londres, successivement saisis et vendus, ne suffirent pas pour payer ses dettes. Stéphanie s'engagea: ce fut à l'insu de Ladi Baltimore, de Rosemont sur-tout, qui s'y serait opposé. Les créanciers s'appaiserent, et elle s'applaudit. Celui à qui elle venait de faire, avec tant de joie, le sacrifice d'une moitié de sa fortune, lui paraissait le seul à plaindre. En effet, ruiné par sa faute, conservant à peine quelques légers débris d'une fortune aussi mal employée qu'elle avait été considérable, accablé de remords, du blâme public, et commençant à voir que l'infortune éloigne toujours ceux que la prospérité attire; amis, maîtresses, droits aux consolations, il avait tout perdu. Que n'employait point Stéphanie, pour le distraire de ces idées cruelles, au moins pour les lui adoucir! Jamais, jamais on ne fut aussi sensible, aussi désintéressée, aussi courageuse; mais c'était inutilement qu'elle espérait le calmer: tout, jusqu'aux vertus de sa fille, lui faisait plus vivement sentir combien il était coupable envers elle. Cependant, depuis quelques jours, nous goûtions une sorte de sécurité. Rosemont était, en apparence, assez paisible: il sortait davantage, et rentrait avec l'air moins sombre. Sa fille, que je ne quittais point, pensait que le moment était venu de lui parler de quelques arrangements nécessaires dans sa situation. Formée par le malheur, quoiqu'elle n'eût pas dix-sept ans, elle était parvenue, à force de réflexion et de sensibilité, jusqu'à l'intelligence des affaires. L'hôtel que, malgré son désastre, Rosemont n'avait point cessé d'habiter, étonnait par sa magnificence: c'était le seul effet qui fût échappé à des créanciers avides; mais cet effet était considérable. En cas que Milord pût consentir à s'en défaire, et qu'il voulût ensuite passer quelques années avec elle, dans une terre à quelques milles de Londres, l'unique possession de Ladi Baltimore, (son douaire y était assigné,) Stéphanie projetait d'y consacrer le bien dont elle avait hérité de sa mère, à rétablir la fortune de Rosemont, et de se refuser à tous les partis qui se proposeraient, jusqu'au jour où elle aurait exécuté son dessein. Combien cette idée avait de charmes pour son cœur! Celui de Ladi Baltimore, ce cœur vraiment maternel, pénétré, attendri, consolé par la fille des égarements du père, quoiqu'elle ressentît de vives alarmes sur le sort de l'un et de l'autre, remerciait le Ciel d'avoir fait naître Stéphanie si digne d'être heureuse. Nous l'admirions ensemble, et elle ne croyait pas le mériter. Déjà nous formions le plan de vie le plus doux. Une retraite tranquille, embellie par l'amitié, nous enchantait d'avance: un avenir plus riant semblait se préparer pour elle. Qu'un espoir si trompeur dura peu! Ce fut un rêve, hélas! Trop tôt évanoui, le réveil fut horrible. On vint demander Stéphanie: on ne disait point de quelle part. Ladi Baltimore donna ordre qu'on s'en informât: un vieux domestique de confiance se présente, avec l'air triste et embarassé. Stéphanie craint qu'il ne soit arrivé quelque nouveau malheur à son père. Ladi veut éloigner cet homme. Stéphanie le retient, le presse, l'interroge d'une voix tremblante; et il lui apprend enfin, que le Banquier sur lequel les biens libres de Stéphanie (c'est-à-dire, ceux qu'elle n'avait pas engagés pour Milord,) étaient placés, venait de faire banqueroute. Eh! quoi! s'écrie Ladi Baltimore, une moitié de sa fortune ne lui appartenait plus, et elle perd l'autre!.. Malheureuse enfant! elle tombe évanouie. Stéphanie, qui n'est inquiète que de son état, la ranime par les plus tendres soins, ne se repent point de n'avoir consulté qu'elle en s'engageant, obtient son pardon du mystère qu'elle en a fait, et paraît tranquille pour ce qui la regarde, dès qu'elle est rassurée sur ce qui lui est cher. Je fondais en larmes; je les mêlais à celles de Ladi Baltimore. Stéphanie, toujours à ses pieds, n'en versait que de reconnaissance, serrait mes mains dans les siennes, nous suppliait de l'épargner. Par compassion pour moi, nous disait-elle, ne vous affligez point: c'est alors que je suis vraiment à plaindre. J'ai fait mon devoir: vous m'aimez: ce bien me reste. Rien ne peut m'accabler, que votre douleur et celle d'un père. Ladi Baltimore ne pouvant répondre, l'approchait de son sein avec un attendrissement mêlé de crainte, comme si, pour comble de maux, elle avait appréhendé qu'elle ne lui échappât. Mais ce jour devait les rassembler tous sur Stéphanie. Elle venait enfin d'obtenir de Ladi, qu'elle essaierait de prendre quel-que repos: elle nous avait priées de la laisser seule. L'heure de quitter mon amie était venue; et nous allions nous séparer, lorsque nous aperçûmes Milord Rosemont. Il rentrait: il passa devant nous, sans nous voir, défait, abattu, hors de lui: tout, dans sa personne, exprimait une fureur concentrée, l'égarement le plus sinistre, l'affliction la plus farouche. Dieu! s'écria Stéphanie, avec l'accent du désespoir; Dieu! que vous ai-je donc fait? O mon père! que vous est-il arrivé?-Il ne l'entendit point. Ses inquiétudes augmentèrent. Dès qu'elle put se soutenir, elle se traîna jusqu'à l'appartement de Rosemont: je la suivis. Il nous sembla qu'il écrivait. Dans son trouble, il avait laissé la porte entre'ouverte. N'osant l'interrompre, nous y restâmes quelques instants dans l'état le plus horrible. Celui de Stéphanie ne peut se concevoir. De profonds soupirs, des mots interrompus, des exclamations qui annonçaient l'événement et les desseins les plus funestes, nous remplissent de terreur. Sa tendresse l'emporte: elle entre, accourt vers Milord, au moment même où, se croyant loin d'elle, il prononçait son nom. Quel spectacle! quel souvenir affreux!.. La tête appuyée sur l'une de ses mains, l'autre armée... Une minute plus tard, il n'était plus temps... Elle jette un cri, s'élance: Dieu! ah! Dieu! commencez donc par m'ôter la vie; frappez, cruel! ou rendez-moi mon père: et elle succombe... Il reste quelques instants immobile, muet, l'œil égaré; mais bien-tôt un mouvement involontaire l'entraîne aux genoux de Stéphanie. Elle veut se précipiter aux siens. Que faites-vous, s'écrie-t-il? Vous aux pieds d'un barbare qui s'abhorre, qui n'a plus de droits à votre tendresse! Ces droits si chers, ces droits sacrés, je les ai violés tous. J'ai mérité qu'ils vous devinssent odieux: ils ne sont plus que le supplice d'un coupable. -- Ce coupable est un père, un père adoré, s'écrie-t-elle, qui supporterait la vie et ses peines, et même ses torts, s'il m'aimait. -- S'il vous aime, reprend-il, en lui ouvrant ses bras, et la serrant contre son sein! Mais, au comble de l'horreur, des remords et des tourments, après les excès où m'a livré le désespoir, je serais condamné à vivre!.. Ces mots lui rendent sa fureur: il veut fuir; sa fille se jette à son passage, les bras tendus vers lui, les yeux noyés de pleurs. Il retombe anéanti..... Une lettre qu'il tenait à sa main, lui échappe: c'était celle qu'il venait de finir, lorsque nous l'avions surpris. Stéphanie voit qu'elle lui est adressée: elle l'ouvre. En voici les termes: „Je voulais réparer mes pertes: je viens de jouer, de tout risquer. Cette maison ne m'appartient plus; rien ne me reste. L'heure de me faire justice est arrivée. Je hâte le terme de mes jours; je le dois: c'est le seul moyen de cesser d'être criminel envers vous. J'épargne à votre cœur “ le tableau de mon repentir: mais, après mes fautes, oseriez-vous me pleurer? Je vous coûterois encore des larmes!.. O Stéphanie! croyez que ma tendresse pour vous m'eût donné la force de souffrir tous les maux, si les vôtres n'étaient pas mon ouvrage!.. Je m'arrache à vous: la tombe me présente un asile; j'y reposerai lorsque vous recevrez ma lettre“. Pendant la lecture de cette lettre effrayante, que les sanglots interrompirent mille fois, Rosemont était resté dans l'accablement le plus profond; mais, tout-à-coup, rompant le silence: Tout est connu, lui dit-il. Les biens qui vous appartenaient, et dont je n'étais que le dépositaire, je les ai tous dissipés: jouissez, du moins, et, s'il se peut, paisiblement, de ceux que ma rage n'a pu vous ôter. -- Eh bien! poursuit-elle, osez m'abandonner: je ne l'ai plus, cette fortune; un revers inattendu m'en enlève une partie. -- Et l'autre? interrompt Rosemont. -- O mon père! reprit Stéphanie, d'une voix timide, tremblante, et se cachant dans son sein, je vous l'ai sacrifiée; j'en ai joui. Vous me restez seul. -- Stéphanie, Stéphanie! s'écrie-t-il alors, en versant un torrent de larmes, quel père les Dieux vous ont donné! -- Il ne résiste plus à sa fille; et pour elle seule, il consent de supporter la vie... Je ne puis écrire davantage: tout ce qu'a éprouvé mon cœur pendant cette scène de douleur et d'effroi, s'y renouvelle. J'achèverai, le plutôt qu'il me sera possible, un récit fait pour vous intéresser. Dieu! aimez-moi, aimez Stéphanie. LETTRE III. De la même, à la Marquise de Norsey. Mon amie, je cède à mon impatience, à la vôtre, sans doute. Je reprends la suite de cette scène à laquelle l'attendrissement m'avait arrachée, et qui sûrement vous est encore présente. Les regrets les plus affreux succédèrent aux premiers transports de Rosemont. La santé de Ladi Baltimore, qui s'affaiblissait de jour en jour, achevait de le désespérer. Il s'attribuait son état; il frémissait de lui-même, et ne pleurait que sur ses victimes. Le courage de Stéphanie était surnaturel. Je la voyais devant son père dévorer ses inquiétudes, et cacher les larmes que lui arrachait la crainte d'une perte qui ne devait être que trop prochaine. Hélas! quoiqu'on eût pris soin de taire à Ladi Baltimore le dernier événement, des soupçons qu'elle n'osait approfondir, et le revers dont Stéphanie avait appris la nouvelle en sa présence, et l'effroi d'un avenir plus horrible peut-être, lui avaient porté le dernier coup: elle le sentait avec amertume. Qu'allaient devenir Stéphanie et son malheureux père? A cette pensée qui l'accablait, venait se joindre la peine mortelle de ne pouvoir que gémir sur leur sort. Ladi Baltimore était loin d'être riche. La fortune que Stéphanie avait eue de sa mère, venait du Lord Baltimore, son aïeul; et sa veuve n'avait dû qu'à la générosité de Rosemont, la très-grande opulence où elle avait continué de vivre depuis la perte de son époux. Mais, si les bienfaits de son gendre ne l'avaient point empêchée de s'exposer à lui déplaire, en lui faisant des représentations, tant qu'elles purent être utiles; dès que son malheur parut être sans ressource, il trouva en elle toutes celles de l'amitié: elle crut même lui devoir jusqu'au retour de sa santé, lorsqu'il accepta le séjour de sa terre. Leur retraite ne pouvait être trop prompte; leur départ fut arrêté: mais il ne leur restait rien, et il fallait se résoudre à lui être à charge. Mon cœur pressentit ce qu'ils souffraient; et ce cœur qui en était déchiré, le fut encore par les refus de mon père. C'est en vain que j'osai l'implorer. O mon amie! pouvais-je penser que, sur le bien qu'il me destine, une somme digne de leur être offerte ne me serait pas accordée? Je priai, je pressai; je lui peignis ce que j'avais vu, ce que je ressentais: mes instances, mes pleurs, mon désespoir, ne purent rien obtenir. L'austère vertu de Milord Clarence lui permit à peine de plaindre un homme qu'il avait toujours désapprouvé. Lui faire des sacrifices, disait-il, serait un vol à ceux qui en méritent. En lui parlant de Stéphanie, de Stéphanie même qui l'intéressait, je ne pus qu'émouvoir son âme, et non la fléchir. Persuadé qu'elle ne consentirait à cet emprunt, que pour le consacrer à l'auteur de ses jours, et qu'ainsi, promptement dissipé, il ne tournerait au profit ni de l'un ni de l'autre, il s'applaudit de résister à son cœur. Est-il donc d'autres devoirs que ceux qu'il dicte? Ah! quand il est honnête, et le sien le fut toujours, comment ose-t-on ne pas lui obéir? O mon Adélaïde! il fut inflexible, et moi désespérée. Jamais on n'a si cruellement ressenti le chagrin de ne rien avoir. Ce ne fut pas tout: ceux que j'avais vus chez Rosemont, que j'y avais vus le plus souvent, qu'il aimait, qui devaient tout à son crédit, ne lui offrirent pas même les soins de l'amitié. Le plus profond mépris leur est dû; je ne leur ai point dissimulé celui qu'ils m'inspirent. Stéphanie n'a fait que les plaindre. Je n'ai point son indulgence: je n'en ai point, sur-tout pour ceux qui aspirerent à sa main, que ses refus affligeaient, et qui s'en félicitent depuis son infortune. Indignée contre mes semblables, que j'avais estimés; désolée de ne pouvoir être utile à mon amie, je ressentis toutes les peines, excepté le découragement. Je trouvai enfin de la sensibilité, de l'énergie, et le plus tendre intérêt, dans l'âme de cette parente dont je vous ai déjà entretenue, dont j'étais aimée, dont Ladi Rosemont était l'amie, qui chérissait sa fille, et que le Ciel avait, depuis six mois, ramenée en Angleterre, sa patrie, dont elle s'était éloignée pour suivre un époux établi en Espagne, dont il est originaire. Dom Almanza (c'est le nom de cet Espagnol), d'une ancienne famille, mais sans fortune, sans faveur, sans illustration, distingué par son seul mérite, lui avait paru préférable à des partis brillants qui s'étaient offerts pour elle; et ils s'en félicitaient tous deux. L'Espagnol, attaché au lieu où il avait vu le jour, et plus encore à un père dont il consolait la vieillesse, ne s'en séparait qu'avec peine. Cette fois, des affaires l'avaient exigé; et ma parente et son époux étaient, pour quelque temps encore, à Londres. Les amis suivent la fortune: Rosemont malheureux les avait vus disparaître avec elle. Almanza (il n'était pas fait pour être déterminé par de semblables motifs), Almanza, le seul qui osât lui parler avec courage, pendant sa prospérité, fut le seul que ses revers n'éloignèrent point. Malgré les fautes de Milord, il démêlait ses qualités: il était l'admirateur de sa fille; il se voua à leurs intérêts. De toutes ses offres, on n'agréa que son amitié; et ce fut, de la part de Rosemont, avec la reconnaissance la plus touchante et la plus noble. Combien la dignité de son repentir le relevait à nos yeux! Enfin, ils partirent tous, avec Ladi Baltimore, pour sa terre. Une seule femme de Stéphanie, qui l'avait vu naître, et un des valets-de-chambre de Rosemont, demandèrent la grâce de ne point les quitter. J'allai bientôt les rejoindre chez Ladi. O mon Adélaïde! quel surcroît de maux! Ladi, leur unique soutien, la malheureuse Ladi, était expirante: hélas! j'arrivai pour être témoin de sa mort. Je n'essaierai point de vous peindre l'état de Rosemont. Stéphanie rassemblait inutilement ses forces pour le consoler. Des cris involontaires lui échappaient, en songeant qu'elle venait de perdre celle qu'à si juste titre elle regardait comme une mère, et qui en avait si bien les sentiments. Dona Almanza, son époux et moi, partagions leur chagrin, et ne pouvions nous résoudre à les quitter. Cependant, le père d'Almanza le redemandait sans cesse. Il fallait aussi que je suivisse Milord Clarence à Oxford. Rosemont et sa fille eux-mêmes se voyaient obligés d'abandonner un séjour où la douleur semblait encore les attacher. Baltimore n'avait pu disposer de cette terre en leur faveur: trois cents livres sterling de rente revenaient seulement à Stéphanie sur cet effet, qui allait appartenir à une de ses tantes, sœur aînée de Ladi Rosemont. Milord, consumé de chagrins, ne pouvait plus soutenir l'aspect de sa patrie, où tout l'accusait, ni de ses amis les plus chers, dont il venait d'éprouver l'ingratitude. Dévoré de la plus noire mélancolie, il nous fit trembler pour ses jours. Stéphanie cherchait en vain les moyens de l'arracher à des objets tristes, importuns ou cruels. Dom Almanza fut inspiré par son cœur. Voyant l'abattement de Milord et l'affliction de Stéphanie, il ne craignit point de leur offrir, sous un ciel étranger, un asile peu brillant, mais tranquille. Cette offre partait d'une âme généreuse; Rosemont eut le courage de l'accepter: mais, déterminé à demeurer inconnu en Espagne, n'y pouvant soutenir la splendeur de son nom, il prit celui de Sidley. On me cacha ce projet. Stéphanie voulait supporter seule l'instant de notre séparation. Hélas! je le pressentis. Combien de fois, lorsque je m'éloignai d'elle pour aller à Oxford, quoique cette absence ne dût pas être longue; combien de fois, ô Ciel! nous revolâmes dans les bras l'une de l'autre! Je la vois encore, baignée de ses larmes et des miennes, me quitter avec un trouble qui aurait dû m'instruire. Quel fut le mien, en apprenant son départ pour l'Espagne! et dans ce moment encore!..... Elle est pourtant dans une position moins agitée. Ecrivez-moi donc. Je vous embrasse: adieu!.... adieu, mon amie! LETTRE IV. De la Marquise de Norsey, à Miss Clarence. J'arrive: je reçois vos lettres; et ne croyez point pour cela, mon amie, que j'en sois moins en colère. Il fallait me connaître, m'écrire, me répondre. Non, encore une fois, votre silence n'a point d'excuse: vous aviez des chagrins; j'avais des droits à vos épanchements. Je vous dis que je suis furieuse. Je ne tolère point les torts de l'amitié, et j'ai un cœur qui n'entend pas raison. Si je m'en croyais, je vous gronderois pendant des siècles; mais je veux avoir, une fois dans ma vie, l'orgueil de pardonner. Abrégeons. Fatiguée d'attendre inutilement de vos nouvelles, je partis pour la campagne. Je n'y songeais pas la veille, et je me crus le lendemain dans l'obligation de m'en aller. Je boudois l'univers, vous sur-tout. J'avais défendu que l'on m'envoyât mes lettres; me voilà revenue, on me les remet; et vous vous croyez justifiée. Ne revenons point sur les reproches: convenez seulement, sauf l'orgueil national, que vous méritez les miens. Je suis trop bonne; car je vous aime: j'aime Stéphanie. Moi qui ne tremble guère, j'ai tremblé pour elle; et sans qu'il y paroisse, je souffre avec vous. Cruelle, quoi! vous n'avez pas eu le besoin de chercher dans mon cœur, des consolations que vous étiez sûre d'y trouver! Vos regrets, votre douleur, votre amitié pour Stéphanie, tout cela fait votre éloge. En général, je me passionne peu pour les femmes que je ne connais point; mais votre amie m'inspire de l'admiration. Je me suis sentie émue de vos récits: cependant, je vous avertis que je ne pleure point; je suis plus sujette aux défauts de mon sexe qu'à ses habitudes. Stéphanie me confirme ce que j'ai toujours pensé, qu'il n'y a de courageuses que les âmes sensibles. Quant à Milord Rosemont, je le plains d'autant plus que je le blâme. Il n'a pas eu le sens commun, de se ruiner: mais c'est une affaire faite; et il faut bien qu'on s'y intéresse, malgré qu'on en ait. Je suis loin de voir, comme votre père. Rosemont, dites-vous, est bienfaisant: il est sensible. Il y a de la ressource avec ces caractères-là. Les êtres froids, qui calculent tout, qui n'aiment rien, sans enthousiasme, sans passions, sages parce qu'ils sont personnels, voilà les gens qui me révoltent. A l'égard des flatteurs qui ont perdu Milord, ils ont fait leur métier: ces monstres-là s'en éloignent, après l'avoir trompé. Rien n'est plus conséquent. Eh! bon Dieu! ne voilà-t-il pas que je m'avise de réfléchir presque autant qu'une habitante des trois Royaumes. Ah çà, parce qu'il y a des lâches et des méchants dans le monde, ne vous mettez pas, s'il vous plaît, à détester le genre humain. Il est un composé de bien et de mal. La peine que fait l'un, ne doit pas détruire le charme de l'autre. Comme vous voyez, on pense quelquefois, dans ma patrie; un peu vite, il est vrai, mais, par hasard, très-juste. Je ne suis pas en humeur aujourd'hui de vous céder en rien, pas même pour les sentiments. Malgré cette légèreté aimable, que vous me citez avec une dignité tout-à-fait anglaise, m'avez-vous vu, au sein du tumulte et des distractions, m'avez-vous vu, mon amie, vous négliger un seul instant? Je trouverai le secret de vous humilier: car ce sera d'une Françoise que vous apprendrez comme on aime. Il me vient une idée; elle m'enchante: vite, joignez-vous à moi. Je vais écrire à Milord, à Stéphanie; je vous enverrai les deux lettres: obtenez d'eux qu'ils se rendent. Votre parente et son Espagnol, que je n'en estime pas moins, ne sont pas riches; je le suis davantage. Je suis veuve, c'est-à-dire, indépendante: ma maison est vaste, elle est commode; qu'ils daignent la partager: je me trouverai la personne du monde la plus heureuse. Que n'ai-je su, avant leur départ d'Angleterre, tout ce qu'ils ont éprouvé! Voyez, voyez combien vous m'avez fait de tort! Vous avez différé pour moi le bonheur de leur être utile. Proposez mon arrangement, et dites bien que je suis digne qu'on accepte. Adieu, silentieuse Clarence! Jouissez donc enfin du plaisir d'être rassurée sur le compte de Stéphanie: oubliez le passé, et songez davantage à moi. LETTRE V. De Miss Clarence, à la Marquise de Norsey. Tandis que vous formiez le projet le plus digne de vous, le sort mettait le comble à ses persécutions. Ces deux lettres vous instruiront: ne pouvant écrire, je vous les envoie..... peut-être, lorsque vous les recevrez, Stéphanie ne sera plus! et moi, moi..... Adélaïde, ma chère Adélaïde! je me mœurs. De Milord Rosemont; à Miss Clarence. Je frémis du coup que je vais porter à votre âme; mais je dois vous connaître, épargner votre sensibilité, lorsque d'elle seule peut-être vont dépendre les jours de votre amie, ce serait vous outrager..... Ce n'est plus Rosemont, que décoraient les titres, qu'environnait le faste, qui s'oubliait au sein des honneurs et de l'opulence: c'est Sidley obscur, prêt à perdre la vie; Sidley dans les chaînes, qui vous appelle au secours de sa fille... de sa fille qu'il a perdue...... Elle n'apprendra que trop tôt.... Ah! malheureux! quoi! toujours déchirer son cœur.... j'aurais dû me commander, me contraindre: mais, hélas! l'homme aigri, égaré par l'infortune, peut un instant perdre de vue qu'il est toujours sous l'œil de la Providence. Dans un de ces moments, où l'âme fatiguée des maux qu'elle a soufferts, se reporte sur les fatalités du sort, il devait m'être permis de le trouver injuste, impitoyable envers Stéphanie. Oui, oui, je l'accusais d'aveuglement, de cruauté: ne me connaissant plus, je niais presque (et je m'en repens) qu'il y eût une Puissance protectrice de la vertu. D'odieux émissaires d'un Tribunal, qu'on appelle sacré, et qui n'est que destructeur, osent m'imposer silence. Un Anglois, un ami de la liberté, un homme enfin, ne peut souffrir la tyrannie, celle sur-tout qui déshonore le nom d'un Dieu, par des attentats contre l'humanité. On m'arrête, on m'entraîne; ma sentence se prépare. Une seule fois puni, sans être coupable, je bénirais le trépas, et même le supplice: mais Stéphanie, Stéphanie!... une prison, des fers, la mort la plus affreuse; voilà ce qui me reste! O Clarence; je mourrais dans la rage et le désespoir, si je n'étais pas certain que vous n'abandonnerez jamais l'être sacré que j'ai rendu malheureux. Adieu; je garderai, jusqu'à mon dernier instant, le souvenir de vos vertus, sur-tout de vos sentiments pour Stéphanie..... Ah! qu'elle trouve à jamais un asile au fond de votre cœur; elle n'a plus de père, elle a besoin d'une amie. LETTRE VI. De Dom Almanza, à Miss Clarence. Dieu! qu'ai-je fait en les amenant dans ma patrie? Je les ai entraînés à leur perte; et je m'en applaudissais! Nos inquiétudes venaient de se dissiper; la santé de Stéphanie se rétablissait: son père, qui avait ressenti les plus vives alarmes, jouissait, avec attendrissement, de sa convalescence; l'air de la campagne nous parut devoir achever sa guérison. Nous allâmes à quarante lieues de Madrid, chez une de mes sœurs. Après un mois de séjour, des bruits de guerre entre l'Espagne et l'Autriche firent naître à Milord le désir d'illustrer, par des actions d'éclat, le nouveau nom qu'il avait pris. Il nous quitta pour chercher les moyens de servir en qualité de volontaire: sa fortune ne lui en permettait pas d'autre; l'inaction pesait à son courage. Enfin, il était parti pour solliciter lui-même; et son absence commençait à nous donner de l'inquiétude, lorsque je vis paraître, avec la plus grande consternation, le seul de ses gens qu'il avait gardé. Il m'aborda avec mystère, et demanda à me parler sans témoins. Dès que nous fûmes seuls, ses larmes m'apprirent qu'il venait d'arriver à son Maître quelque événement funeste; et son récit me le confirma. Milord était au pouvoir de l'Inquisition, plongé dans un cachot, peut-être déjà condamné. Cet homme avait marché jour et nuit pour m'en apporter la nouvelle. Hors de moi, renfermant mon trouble, j'ordonnai mon départ, et je crus l'avoir annoncé avec assez de calme; mais les mouvements de mon âme me trahirent: celle de Stéphanie l'éclaira. Excepté Milord, tout ce qui vous intéresse est ici, me dit-elle: vous cherchez en vain à cacher votre agitation; elle est extrême. Vous nous quittez: mon père ne revient point! Mon père! Almanza, je vous suis: n'espérez pas m'en détourner. Je le voulus en vain. Nous partîmes; et ma femme nous accompagna. Pendant la route, les questions de Stéphanie se succédèrent: mes réponses ne la rassurèrent point. Mon père est malade, me disait-elle: par pitié, éclaircissez mes doutes. Je vis qu'elle appréhendait tout: je saisis ce moment pour la pressentir sur l'affreuse nouvelle dont il fallait qu'elle fût enfin instruite. Stéphanie resta mourante dans nos bras, et ne reprit ses forces que pour se livrer au désespoir. Lorsque nous entrâmes à Madrid, un délire de douleur s'empara de ses sens. Qu'on arrête, s'écria-t-elle; qu'on arrête..... A ces mots, elle ouvre elle-même la portière, s'élance, se précipite. Avec des yeux qui peignaient l'égarement, elle demande à tous ceux qu'elle trouve sur son passage, où est le séjour de l'oppression, que jamais ne devait habiter l'être libre et vertueux qu'on osait y renfermer? On l'entoure. Sa beauté, ses larmes, son désordre attirent tous les regards. Nous perçons la foule; nous arrivons. L'homme qui veille sur ces cachots se présente. Que je voie Sidley, s'écrie-t-elle, en tombant à ses genoux; que je le voie: ne refusez pas à une fille le bien d'expirer près de son père. Il résiste; mais, attendri pour la première fois peut-être, il cède au cri du sentiment, à celui de la nature: la crainte même ne l'emporte point dans son âme sur la compassion. Le jour baissait; la nuit vient: il l'attend pour n'être point découvert. La fatale porte s'ouvre: Milord s'offre à nos yeux, étendu sur une pierre humide, à la lueur d'une lampe, qui n'éclaire ce lieu effroyable, que pour en redoubler l'horreur. Rosemont déjà défiguré par l'excès du chagrin, accablé sous le poids des chaînes, et toutefois dans la contenance d'un homme qui n'est pas fait pour en porter; Rosemont, dis-je, aperçoit Stéphanie: Stéphanie..... Quel moment pour tous deux! Elle tombe dans ses bras, y reste sans mouvement. Leurs sanglots se confondent; ils ne s'expliquent que par des regards douloureux, des soupirs et des larmes; et l'instant de se séparer, arrive avant qu'ils aient pu se parler. Mais lorsqu'on annonce à Stéphanie qu'il faut se retirer: Barbare, s'écrie-t-elle, malgré vous, je veillerai sur ses jours. Mon père, ils n'oseront point vous arracher à moi! Milord, alors, retrouve tout son courage pour la rassurer, pour montrer un espoir qu'il n'a point. Je me joins à lui: nous unissons nos prières, nos efforts, nos instances; Stéphanie n'écoute rien. Je lui représente qu'elle augmente les périls de son père, et elle se rend enfin à l'assurance que nous lui donnons, que ce n'est qu'en s'éloignant, qu'elle pourra le sauver. Les cris perçants de Stéphanie, lorsque la porte est prête à se refermer, auraient retenti dans le cœur le plus farouche. Les moments étaient chers. Nous volons chez les Chefs de l'affreux Tribunal. Les cruels! aucun ne fut ému. Un d'entre eux osa dire à Stéphanie désespérée, baignée de larmes, qu'il n'était plus temps, et que la justice du Ciel devait être inflexible. C'en est trop, reprit-elle; c'est devant ce Ciel même que vous répondrez des jours de mon père: mais je le sauverai sans vous, ou je ne lui survivrai pas. Après ces mots, elle revole à la prison: on ne lui permet plus d'y pénétrer. Almanza, me dit-elle, une dernière ressource me reste. Allons implorer votre Souverain; ses vertus m'inspirent de la confiance: si elle est trompée, je n'ai pas long-temps à gémir. Je l'accompagne alors jusqu'au Palais; mais le Prince y fut inaccessible à nos regards. Craignant qu'on ne hâtât l'horrible exécution*, elle me supplie de rester, m'échappe. Dona Almanza la rejoint: Stéphanie l'entraîne, et court, emportée par un mouvement dont elle n'est pas la maîtresse, vers les lieux impies où tout était déjà préparé. Déjà les flammes s'élevaient au-dessus des bûchers qu'entouraient les malheureuses victimes. Stéphanie écarte la foule, pénètre, s'en approche au moment où l'une d'elles y est précipitée. Elle croit que c'est son père: elle jette un cri, et déjà s'élance sur la tombe de feu. Le malheureux Rosemont l'aperçoit: Ma fille, s'écrie-t-il, ma fille! Dieu! ô Dieu!... C'est dans les bras de son père qu'elle se retrouve. Malgré les horreurs qui l'environnent, elle ressent ce bonheur. Ah! mon père, lui dit-elle d'une voix éteinte; ah! du moins nous périrons ensemble: tous les cœurs s'attendrissent; les larmes coulent. Un de ces infâmes exécuteurs d'une loi plus exécrable encore, s'approche: il veut arracher Rosemont des bras de sa fille; elle allait se voir enlever un père: un murmure d'indignation s'élève; et de loin, une voix imposante s'écrie: Arrêtez, arrêtez.... * N'importe: déjà Rosemont touche le bûcher fatal. De la part du Roi, monstres, arrêtez! reprend un jeune Héros charmant, et plus sensible encore; c'est Dom Fernand Ximenès, l'illustre descendant de nos anciens Rois de Navarre, favori de Ferdinand, et si digne d'en être aimé; c'est lui qui, cédant à un mouvement généreux, s'exposant à tout, vient sauver Rosemont et Stéphanie, qu'il apercevait pour la première fois. Sa noble assurance, l'air de grandeur répandu sur toute sa personne, ajoutent encore à l'enthousiasme; des cris de joie retentissent de toutes parts: le peuple le presse, l'entoure, l'exalte, se range de son côté; le soulèvement est général: on traite les Juges d'assassins; on les menace, s'ils résistent; et, dans leur effroi, le seul parti qu'ils aient à prendre, c'est d'échapper à l'horreur qu'on a pour eux. Fernand toutefois s'était emparé de Rosemont, et l'avait ramené près de sa fille, évanouie dans les bras de Dona Almanza. Frappé de sa beauté, inquiet, attendri, déjà il tremble pour ses jours. Dans ce moment la Marquise de Céléria s'offre à ses regards: il fait arrêter sa voiture: lui-même y transporte la mourante Stéphanie, et elle la reçoit avec tout l'intérêt que sa position devait inspirer. Ximenès ensuite, sans perdre de temps, emmène l'infortuné Rosemont, et se fait conduire chez le Monarque. Quelle fut ma joie. Je l'implorais pour mon malheureux ami: j'étais enfin parvenu jusqu'à ce Prince. Je viens, Sire, vous livrer un coupable: punissez-moi d'avoir osé me servir de votre nom; mais daignez protéger l'innocence et le malheur. Il lui apprend ce qu'il a vu, le spectacle dont ses yeux ont été témoins, ce qu'il a fait, et combien lui en a paru digne celui qu'à ces mots, il présente à Ferdinand. Ce Monarque l'interroge avec bonté. Les réponses de Milord, la noblesse de son maintien, semblent prévenir en sa faveur le Roi, et même le Comte Félici, proche parent du Cardinal *, premier Ministre, et tout puissant sous ses ordres. Félici, dis-je, quoique l'un des hommes le moins porté à la clémence, paraît s'attendrir. Rosemont ne se fait connaître que sous le nom de Sidley. Etes-vous donc criminel, lui dit Ferdinand, avec tant d'apparence de vertus? oui, je le suis, reprend-il, d'avoir livré à toutes les peines une fille, l'unique objet de ma tendresse, et qui, sans mes égarements, jouirait du sort qu'elle mérite. Le Comte Félici devient plus attentif, et le Prince lui marque plus d'intérêt. Sidley, avec une franchise courageuse, instruit Ferdinand des plaintes que lui avaient arrachées les rigueurs du destin, sur-tout celui de Stéphanie. Sidley, lui dit Ferdinand, vous ne pouvez rester libre: je désire vous absoudre; les lois en décideront. Si vous n'êtes pas coupable, vos délateurs et vos juges doivent être punis. Il commande alors, avec regret, qu'on ramène Sidley dans sa prison, et lui promet de ne point abandonner sa fille. Je dois encore un exemple, dit-il, en regardant Ximenès. Vous avez osé, sans mon aveu, vous prévaloir de mon autorité: le Souverain vous exile, attendez que l'ami vous rappelle. Ximenès demande la permission de prendre congé de la Marquise de Céléria, dont il allait épouser la fille unique: il obtient cette grâce, se retire, et le Comte Félici l'accompagne. Stéphanie venait enfin de rouvrir les yeux à la lumière: pour premier objet, la Marquise lui présente son libérateur. A peine l'aperçoit-elle; ses forces sont encore prêtes à l'abandonner: elle les rassemble pour lui rendre grâces, et lui recommander son père. Il la conjure de se calmer, et lui apprend que le Roi lui-même daignera prendre soin de ses jours. Jamais Stéphanie ne me parut si belle et si touchante. Ximenès paraît s'arracher avec peine à un objet si intéressant. Céléria l'assure qu'elle traitera comme sa propre fille la charmante Stéphanie, et elle n'a point manqué à son engagement. Jusqu'ici on l'a trouvée trop faible pour être transportée; elle est toujours chez la Marquise. Deux jours se sont passés, depuis cet affreux événement; et sa vie paraît dépendre de celle de son père. Que n'êtes-vous ici! votre amitié seule pourrait la calmer. L'espérance de vous voir, que nous cherchons à fortifier, est le seul moyen d'adoucir ses maux.... On m'interrompt; Céléria me demande: sont-ce de nouveaux malheurs? Fasse le Ciel que mes craintes me trompent! Je suis forcée de vous quitter.... Ce n'est qu'aujourd'hui qu'il m'a été possible de reprendre ma lettre, commencée depuis quatre jours.... O Miss! s'il en est temps, gardez-vous de partir;... ces lieux ne vous offriraient que le désespoir. Stéphanie!... Stéphanie touche à sa dernière heure, et le malheureux Rosemont..... hélas! il n'est plus: on l'a trouvé dans sa prison percé de coups: il a osé nous laisser dans l'abîme, et se soustraire à un avenir qui pouvait encore être heureux. Stéphanie, malgré les précautions qu'on a prises pour lui cacher ce malheur, en a été instruite par l'imprudence de Florizene, fille de Céléria. Depuis cet instant, des évanouissements longs et multipliés ont fait tout craindre pour sa vie: une fièvre brûlante vient de s'y joindre; et sans un miracle, elle ne peut nous être rendue. Je ne sais où j'en suis: je prévois votre douleur; la mienne est à son comble. Encore une fois ne venez point dans ces lieux funestes!.... Stéphanie, Stéphanie! vous méritiez un autre sort. Infortuné Rosemont, ami trop malheureux, que de larmes vous allez coûter! N. B. On se souviendra que cette lettre fut envoyée par Clarence à Madame de Norsey, avec celle de Milord Rosemont. LETTRE VII. De la Marquise de Norsey, à Dom Almanza. L'état affreux où est Clarence depuis votre lettre, l'empêche de vous écrire; ce soin me regarde: on n'est point étranger l'un à l'autre, lorsqu'on s'estime; et sans vous avoir jamais vu, je ne balance point à vous implorer pour elle. Ah! du moins, Monsieur, du moins n'épargnons rien, pour la conserver. Son affliction est inexprimable. Je passe sur l'imprudence que vous avez commise. Dans le trouble où vous étiez, vous ne lui dissimulâtes point vos craintes, ni le danger de son amie: elle n'eut que la force de m'envoyer votre lettre. Je sentis ses alarmes; je ne résistai point aux miennes; je partis pour Londres, où je savais qu'elle allait arriver. Nous y sommes ensemble; et plus je la vois, plus je crains, pour elle, l'événement que vous semblez annoncer: mais, quel qu'il soit, ne lui ôtez pas entièrement l'espérance; et s'il faut qu'un sort funeste nous enlève Stéphanie, n'en instruisez que moi. Vos lettres ne parviendront à Miss Clarence, qu'autant qu'elle n'y pourra trouver rien qui mette le comble à son désespoir; je saurai, jusques-là, les lui soustraire. Cependant, Monsieur, votre silence l'inquiéteroit; et je vous demande de lui écrire, de l'abuser, s'il est nécessaire, pendant quelque temps. Je ne veux point qu'elle reçoive, de la main d'un autre, le coup horrible que, s'il se peut, mon cœur adoucira au sien. Je consens qu'elle vous doive les plaisirs d'une nouvelle satisfaisante: je ne me réserve que la peine de lui annoncer les autres; et c'est à moi seule que le droit en appartient. Je la crois cependant très-mécontente, de ce que je me suis jointe à Milord Clarence, pour l'empêcher de voler au secours de son amie. Il avait consenti au départ de sa fille: la lettre de l'infortuné Rosemont l'avait déterminé à la conduire en Espagne; et avec raison, la vôtre l'a fait changer d'avis. Mon Dieu! que serait-elle devenue, si ces lieux ne lui avaient offert que le deuil le plus affreux? Stéphanie, trop intéressante Stéphanie! Quelle destinée cruelle!... que lui ont servi les avantages de la fortune, ceux d'une naissance illustre, les dons de la nature? En vain toutes les faveurs du sort lui sont dues: à dix-sept ans, elle a connu toutes les peines, souffert tous les maux; elle expire peut-être, et son malheureux père! c'en est donc fait!... pour la première fois de ma vie, je suis profondément triste. L'extrême douleur d'une amie digne de m'être chère, les chagrins, les dangers de celle qui vous intéresse, mes craintes, mes réflexions, tout oppresse mon cœur; à peine il ose espérer. Que cet état est pénible! mais, ce n'est pas moi que je plains.... Ah! ma pauvre Clarence! elle ressent ce que j'éprouverais, si elle était dans l'état de Stéphanie. Je l'entends; elle approche. Je suis, Monsieur, etc. LETTRE VIII. De Dom Fernand Ximenès, à Dom Lope. Combien j'étais impatient d'épancher mon âme dans la vôtre! qu'ai-je vu?.... Comment sur-tout vous exprimer ce que j'éprouve? ah! mon agitation ne peut être trop vive..... Ecoutez! je suis exilé; il est même juste que je le sois: cependant je serai approuvé par Dom Lope; je dois connaître son âme: soyez certain aussi, soyez le plus que jamais, qu'avec le témoignage de la vôtre et votre estime, je braverais tout. Eh! que feraient sur moi la disgrâce, le blâme général, et l'injustice, et la persécution? Un être qui, satisfait de soi, peut se réfugier au sein d'un ami vertueux, est sûr de son courage: apprenez, toutefois, quels événements ont rendu ma retraite nécessaire, autant que la cause m'en est précieuse? Je venais de quitter Florizene et son aimable mère, c'était le jour d'une de ces exécutions horribles, avilissantes, qui couvrent de honte ma patrie, remplissent d'indignation tous les cœurs sensibles, et qui (je dois cette justice à mon maître) affligent le sien; il voudrait n'y avoir jamais consenti (1). Une heureuse destinée m'entraîne près de ce lieu de désastre, où devraient être exterminés ces fanatiques, ces monstres, qui me feraient rougir d'êrre homme, s'ils ne m'avaient appris qu'ils ne ne sont pas mes semblables, par la haine, par le mépris qu'ils m'inspirent, et les indignités qu'ils commettent. Des cris effroyables se font entendre. Saisi d'horreur j'allais retourner sur mes pas; les cris redoublent; un charme funeste m'attire; le Ciel permet que je n'y résiste point. O Dieu! ô mon ami! une étrangère, une jeune beauté, un être divin, s'offre à mes yeux: éperdue, baignée de larmes, prosternée devant des tigres, leur demandant la vie d'un père qui paraissait ne frémir que pour elle! tout ce qui l'environne ressent ce qu'elle éprouve; tout s'émeut, tout s'attendrit, tout... excepté des barbares qui ne connaissent la voix de la nature, ni celle de la compassion. Ce souvenir fait renaître ma rage: tous mes sens se soulèvent. Les infâmes! sans pitié, sans terreur, ils osent arracher, des bras de cette infortunée, l'auteur de ses jours, un père que ses bras défaillants leur disputaient! Mais, mon cœur, déchiré par ce qu'il voit, par ce qu'il entend, mon cœur, où ses cris retentissent encore, m'inspire de leur opposer les ordres de leur Souverain. La faveur dont il m'honore, fit croire qu'en effet j'étais envoyé par lui. J'eus le bonheur de sauver deux victimes. Ferdinand, dont l'âme est vraiment digne du trône, Ferdinand, qui dut me punir, daigna me consoler, en marquant de l'intérêt à cet étranger malheureux, chez qui tout annonce la noblesse des sentiments; et de ses bontés pour moi, il n'en est pas de plus vivement sentie: mais, ce qui peut-être ne vous surprendra pas moins que tout le reste, c'est que le caractère farouche du Comte Félici a été désarmé par Sidley (c'est le nom de l'Anglois), et par la tendresse héroïque de sa fille. Je l'ai confiée à la Marquise Céléria, qui serait mon amie, quand elle ne serait pas mère de Florizene. Je serai informé exactement de tout ce qui regarde la belle étrangère, et celui à qui elle doit le jour. J'en attends des nouvelles, avec une impatience et une inquiétude que j'aurais de la peine à vous exprimer. L'état où je l'ai vue, me pénètre; celui où je l'ai laissée, m'alarme. Je crains, malgré la protection et l'équité de notre Monarque, je crains l'atrocité de ceux auxquels Sidley a été soustrait. Ah! Dom Lope, qu'ils sont impérieux et puissants, les droits de la vertu et du malheur!.... L'amour même l'amour en a-t-il de plus chers.... L'amour! eh! que m'importe? je n'appartiens qu'à la gloire, qu'à l'amitié...... Oui, la nôtre, ce rapport des caractères, plus encore, des sentiments, qui, dès les premiers jours de notre vie, nous attacha l'un à l'autre: ce lien volontaire aura toujours, pour moi, une douceur inexprimable et plus solide, je crois le sentir, que celle de l'engagement que je vais contracter..... Peut-être aussi dois-je attribuer à la solitude, ce trouble inconnu, cette foule de réflexions qu'au milieu du tumulte de la Ville et de la Cour, j'étais si loin de faire. Incessamment, trop tôt, sans doute, je ne serai plus libre. O mon ami, pourquoi donc redoutai-je cet instant plus que jamais? n'est-ce qu'un effet de l'ardeur et des écarts d'une imagination que la sagesse de la vôtre eut peine quelquefois à réprimer? Que dis-je! ah! c'est en vain que je voudrais m'abuser davantage. Mon cœur cesse enfin d'être une énigme pour moi. Né pour aimer avec idolâtrie, ce n'est point ainsi que j'aime l'objet auquel on va m'unir. A vingt-trois ans, se charger d'une chaîne qui, trop souvent, n'est qu'accablante!.. Mais, quoi? n'ai-je pas souscrit, avec reconnaissance, avec empressement, au choix de mon Souverain, aux vœux d'un père? Florizene n'est-elle pas belle, recherchée par ce qu'il y a de plus grand en Espagne? son alliance peut-elle être dédaignée? serais-je insensible à la préférence qu'elle me donne? Je ne puis encore me rendre compte de mes véritables impressions...... On m'annonce un courrier de Madrid; je brûle de l'entretenir: j'interromps ma lettre, pour quelques instants.... Dieu! qu'ai-je appris? tous mes soins ont été inutiles, mes vœux trompés: mes frayeurs seules ne m'abusaient point. Pouvant leur être utile, j'eusse été trop heureux. Sidley, le cruel Sidley, a voulu perdre la vie, et va peut-être la coûter à sa fille: elle se meurt..... Madame de Céléria me le mande: elle en parle avec admiration, elle est au désespoir. Eh! qui pourrait l'avoir vue, et ne pas la pleurer?.... Mais, quoi! le père le plus aimé, aimé d'une créature parfaite, d'une fille aussi tendre, a pu attenter à ses jours?.... rien n'est moins naturel. J'espère que des gens à moi, chargés de veiller à sa conservation, pourront, du moins, m'instruire. Je ne fus jamais dans une situation si affreuse; mon exil me devient un supplice; je frémis: elle se meurt!... Elle se meurt, et je suis enchaîné! quelle étrange, quelle inconcevable révolution son danger fait en moi! Ces yeux si touchants, si beaux, je crois les voir se remplir de larmes; après quelques instants d'un modeste embarras, je crois voir l'attendrissement et la reconnaissance les ranimer, les fixer sur moi. Hélas! déjà peut-être ils sont fermés pour toujours..... Pourquoi, pourquoi l'ai-je connue? La Marquise cependant a quelques lueurs d'espoir, fondées sur l'extrême jeunesse de Stéphanie, et sur l'effet qu'on attend de la crise même où elle se trouve. Se pourrait-il que le Ciel n'eût fait que la montrer à la terre!.... il serait impitoyable! Mais, quoi! ne l'est-il pas, lorsqu'avec l'existence il nous donne la sensibilité? L'homme alors, l'homme qui porterait le poids de ses peines, est accablé sous celles de ses semblables. Environné de malheureux, d'objets funestes ou révoltants, c'en est fait, je cesse de prétendre au bonheur; mais, je ne cesse point de désirer le vôtre. Combien de temps encore vos affaires vous retiendront-elles en Castille? Jamais, jamais je n'eus autant besoin d'un ami. Adieu. LETTRE IX. De Dona Almanza, à Miss Clarence. (1) C'est, en versant des larmes de joie, que je m'empresse à remettre le calme dans votre cœur. Rassurez-vous, ma chère Clarence! celle que nous aimons, vivra. Eh! que ne peut-elle vivre heureuse? Enfin, elle est, sinon guérie, du moins hors de danger. Nous n'espérions plus rien. J'avais, avec ma douleur, le tourment de la vôtre. Quarante jours de la fièvre la plus ardente, accompagnée d'un délire presque continuel, l'avaient conduite aux portes du trépas: une révolution soudaine la rend à nos vœux. Quel moment!... mais, quoique bien éloignée d'être insensible à notre bonheur, elle voit, avec indifférence, son retour à la vie. Rosemont, terminant volontairement la sienne, succombant au désespoir, est toujours devant ses yeux. Pendant les accès de son transport, sans cesse elle croyait voir, elle redemandait son père; elle semblait frémir devant ses bourreaux: ses cris imploraient le Ciel, appelaient Fernand à son secours, déchiraient nos cœurs, épuisaient en elle un reste de forces. Une sorte de léthargie succédait à cette agitation violente; et elle ne sortait d'une espèce de mort, que pour renaître aux tourments les plus affreux. Dom Fernand Ximenès, rappelé par son maître, peu de jours après la fin déplorable de Rosemont, n'ose plus se montrer devant elle. La Marquise Céléria, qu'il ne quitte guère, (vous n'ignorez point qu'il doit être uni à sa fille), l'aimable Céléria passe les journées dans l'appartement de Stéphanie: elle y vint une seule fois, accompagnée de Ximenès: c'était, dans un de ces moments d'anéantissement, qui faisaient tout craindre pour votre amie. Elle le reconnut aussi-tôt; et, comme si elle eût repris l'usage de sa raison, ranimée, tout-à-coup: Seigneur, lui dit-elle, je peux donc encore vous assurer de ma reconnaissance! mais, c'est pour la dernière fois. Je vais rejoindre celui que vous n'avez pu conserver à ma tendresse... Félicitez-moi, je cesse de souffrir... Eh! quoi! il n'est plus, ajouta-t-elle, fondant en larmes; il n'est plus! O mon père, vous ne pouvez m'entendre! Puis, rentrant dans ses accès de délire; le bûcher fatal, qui la poursuivait sans cesse, parut s'offrir à ses yeux, pour engloutir, à la fois, Ximenès et son père. Voulant les arracher aux périls, faisant des efforts, pour s'y précipiter elle-même, fixant, avec effroi, ses regards, sur Dom Fernand; éloignez donc, s'écriait-elle, les flammes qui environnent mon père et son libérateur: au nom du Ciel, sauvez leurs jours! Fernand, hors de lui-même, trop sensible pour n'être pas pénétré d'un spectacle si cruel et si touchant, en s'efforçant de la rassurer, ne faisait qu'augmenter ses terreurs. On l'entraîna hors de cette chambre; et ce jour, plus terrible que les autres, pour Stéphanie et pour nous, pensa être le dernier des siens. Depuis que la malignité de la fièvre et les accidents de la maladie ont disparu, elle n'en est pas moins toute entière à ces objets douloureux; en vain nous cherchons à l'en détourner. Joignez-vous à nous! elle voudrait recevoir les consolations de notre amitié; mais, jusqu'ici, elle n'en est pas susceptible; et peut-être même ne devons-nous qu'à une lueur d'espoir, qu'elle n'ose s'avouer, la force d'être docile à nos soins. Voici le trop faible motif de cet espoir. A peine Dom Almanza eut appris, que Milord Rosemont venait de disposer de ses jours, qui nous étaient si chers, qu'il vola aux lieux où l'attiraient encore les restes infortunés de son coupable ami. On ne lui refusa point le triste plaisir de les arroser de ses larmes; mais la mort avait tellement défiguré ses traits, qu'Almanza aurait conçu des doutes, si la réflexion ne les avait trop tôt dissipés. Cependant, interrogé, sans cesse par Stéphanie, sur le compte de son père, il crut devoir appuyer sur cet instant de doute, qui pouvait tromper sa douleur; mais, il s'en repentit bien-tôt. Voyant qu'elle n'avait embrassé qu'une erreur, son désespoir n'en eut que plus d'amertume; et toutefois cette erreur la soutient: je crois en être sûre. Vous ne serez pas surprise, de ce qu'ici, tout le monde l'adore, et se félicite de ce qu'elle a pu échapper au danger le plus effrayant. La joie de Ximenès en est extrême; son âme s'est peinte dans la vérité de ses alarmes. Le Comte Félici, chaque jour, s'en informe et se présente à sa porte: il ne la voit pas plus que Dom Fernand. De très-vives instances, de la part de Félici, (je n'en devine point le motif,) lui obtinrent de Madame de Céléria, le jour même où Stéphanie tomba malade, la grâce de lui parler, un instant. A sa vue, elle fit des cris affreux; elle le prit pour un des juges impitoyables qui avaient condamné son père; et ses frayeurs, son indignation, son saisissement et son désespoir furent tels, qu'il fallut l'éloigner au plus vite. La Reine elle-même a plusieurs fois envoyé demander de ses nouvelles à la Marquise. Jamais on n'inspira tant d'intérêt, et jamais on n'en mérita plus. Mais, j'entends déjà vos reproches, si je ne vous faisais point connaître ceux avec qui elle va demeurer. Vous-même, ma chère Clarence, n'auriez pu lui donner des soins plus attentifs, ni des marques d'une amitié plus tendre, que n'a cessé de le faire Madame de Céléria. Ses appréhensions pour Stéphanie, les larmes que lui ont coûtées son état, la rigueur de son sort, et la mort terrible de son père, m'ont, pour jamais, attachée à cette femme charmante. Personne ne m'a rappelé, autant qu'elle, Milédi Rosemont. Son âme est aussi sensible que le fut celle de mon amie: elle n'a pas moins de beauté, de douceur, de générosité. Elle est jeune encore. Quoique Florizene ait dix-huit ans, sa mère n'en a pas trente-deux. Malgré la distance d'âge prodigieuse, qui est entre'elle et son époux, (il est bien plus que septuagénaire), jamais, à aucun égard, la conduite de sa femme ne s'est démentie: elle est la personne qu'il respecte le plus; et, malgré le faible outré qu'il a pour Florizene, celle qu'il aime le mieux. D'ailleurs son aveuglement pour cette dernière, passe l'expression. Il faut vous avouer, que je ne me sens pour elle aucun attrait. Soit prévention ou justice, elle seule ne m'a point paru touchée sincèrement de l'état de Stéphanie. J'ai cru apercevoir de la contrainte, à travers ses caresses et ses éloges, même une sorte de dépit de ce qu'elle lui est trop supérieure. La figure de Florizene est cependant très-bien; mais, sans noblesse, sans ce charme touchant et ces grâces attrayantes, avec lesquelles Stéphanie pourrait se passer d'être belle. Le son de la voix de Mademoiselle de Céléria est désagréable. Je ne lui trouve point la candeur ni le naturel de son âge; et elle paraît trop contente de son esprit, pour en avoir beaucoup. Je doute que son âme soit élevée. Sa hauteur me semble une preuve du contraire. Stéphanie n'en eut jamais; et cependant, elle a encore, sur Florizene, l'avantage d'une naissance plus illustre; mais nous en gardons scrupuleusement le secret. Elle la croit une personne obscure; et, je me trompe fort, ou les égards et la politesse qu'elle lui accorde, lui coûtent infiniment. Dom Almanza ne me pardonne point de la juger avec cette rigueur: peut-être ai-je tort. Quoi qu'il en soit, Céléria elle-même ne soupçonne pas à sa fille un seul des défauts qui affligeraient son cœur. En voilà trop sur ce sujet. Stéphanie avait le projet et le désir, dès que ses forces le permettraient, de retourner chez moi, de s'y faire transporter le plus promptement qu'il se pourrait; mais, lorsqu'elle en a dit quelques mots à Madame de Céléria, après l'avoir assurée, dans les termes les plus touchants, de sa reconnaissance, la Marquise lui a demandé, l'a conjurée, les larmes aux yeux, de ne la point quitter. Moi-même, j'ai été obligée de joindre mes prières aux siennes. Que vous êtes loin d'imaginer, me disait-elle, combien il me serait douloureux de m'en séparer! Elle ne vous est pas plus chère qu'à moi. Dona Almanza, je vous devrai tout, si vous daignez me faire ce sacrifice. Croyez que je suis digne d'en sentir le prix. Vous jugez s'il m'a été possisible! L'intérêt de Stéphanie l'a voulu: l'amitié de Madame de Céléria, tendrement aimée de la Reine Isabelle, peut lui être avantageuse: mon penchant pour la Marquise, ses vertus, ses instances, et la facilité de nous voir tous les jours, m'en ont donné la force. Nous avons sollicité vivement: Stéphanie s'est à la fin rendue. C'est près d'elle, c'est pendant qu'elle repose, que je vous écris. Puisse un sommeil doux calmer un peu sa douleur!.... Elle s'éveille, et veut elle-même essayer de vous tracer quelques lignes. Je cède à ses supplications. Stéphanie, à Clarence. Je n'ai donc point succombé! Malheureuse! je survis à mes pertes. Ma main tremble;... mes yeux ne voient qu'à travers un nuage. O mon amie! tout est confus dans mon cœur, excepté sa douleur profonde, et ses tendres sentiments pour vous. Hélas! nul espoir ne me reste: si j'en entrevois quelque lueur, bientôt je n'en suis que plus à plaindre. Il est donc vrai? Dieu! Ah Dieu! Il n'en est plus!... Je ne puis continuer. Stéphanie. Ses sanglots l'en empêchent. Je me reproche ma complaisance: est-elle en état d'écrire? Ne pourrons-nous adoucir son affliction? Comment y résisterait-elle? Ah Clarence! servez-vous du pouvoir de l'amitié; venez à notre secours. Combien mon cœur a de motifs pour vous souhaiter impatiemment! LETTRE X. De la Marquise de Norsey, à Dom Almanza. Comment l'aimable Miss Rosemont n'inspirerait-t-elle pas le plus tendre intérêt? On l'admire, on l'aime: moi-même je lui ai payé ce double tribut, sans la connaître; et l'on ne m'y amène pas facilement. Me voilà donc plus tranquille pour elle et pour Clarence! M'ont-elles assez fait trembler l'une et l'autre? Il est impossible de vous peindre l'état où j'ai vu cette dernière; raison, amitié, reproches, elle n'entendait rien; elle n'était qu'à sa douleur. Peut-être qu'elle m'aurait fuie, si j'avais cherché à la consoler. Nous nous désespérions ensemble. Après tant de jours d'alarmes, lorsque la lettre de Dona Almanza vint les dissiper, je crus que notre sensible amie deviendrait folle. Malgré le regard imposant de Milord Clarence, elle sautait à son cou; elle m'accablait de caresses. Fort bien jusques-là; mais elle aurait embrassé l'univers. Elle riait, pleurait, était saisie, voulait parler, ne savait ce qu'elle disait. Elle voulut, dans ce premier moment, lui écrire, il n'y eut pas moyen: elle est cependant parvenue à finir une lettre, que j'ai vue, qu'heureusement j'ai proscrite. A coup sûr, elle ne partira point. J'agis prudemment: vous m'approuverez. J'épargne le cœur de Stéphanie; et elle me pardonnera le vol que je lui fais. Oui, oui, je l'ai dû: j'ai senti, par mon impression, combien cette lecture lui coûterait de larmes! Tenez, moi qui, décidément, veux me les interdire, je sais trop, pour cette fois, quelle peine j'ai eu à m'en défendre. Aussi, jusqu'au retour de ses forces, je m'établis le censeur de toutes celles qu'elle recevra de Clarence. Mais, quelque juste que soit la douleur de Stéphanie, ceux qui l'aiment, inquiets, affligés, à qui elle est nécessaire, dont elle est le bonheur, ne pourront-ils adoucir ses regrets? et d'ailleurs, pourquoi rejeter les idées qui en suspendent la peine? Je me fie à mes pressentiments; ils me disent, que des événements heureux, inattendus, lui sont réservés. Que n'a point fait pour elle la nature? Eh bien! le sort lui-même, dont les inconséquences continuelles ne me paraissaient pas dignes de ma colère, et qu'elle seule m'a fait haïr; le sort qui la persécuta, lui prépare, sans doute, l'avenir qu'elle mérite: je me plais, du moins, à le croire. Ah! qu'elle n'aille point détruire, par son détachement de tout, le charme de nos espérances! Il en est une, à laquelle je n'ose me livrer encore: quels seraient ma reconnaissance et mon enchantement, si elle se réalisait! Soyez, Monsieur, mon appui et mon interprète, auprès de la charmante Stéphanie. L'Espagne entière ne peut lui offrir des sentiments plus vrais que les miens: elle lui rappelle des souvenirs trop douloureux; et sa patrie même..... Je n'ose vous dire que la France est mille fois préférable au pays qu'elle habite. Paris est un séjour charmant; il ne serait point pour elle un écueil. La Marquise, digne de la posséder, n'est nullement indépendante; je le suis. Stéphanie est une preuve que l'âge ne signifie rien pour la solidité: si je n'en avais point à vingt-un ans, j'y renoncerais pour toujours. Je loge avec une mère, qui est mon guide, mon amie, qui serait la sienne: elle embellirait ses jours et les miens. Plus à portée de Clarence, nous irions la chercher avec le même empressement: son auguste père, depuis qu'il plaide, ne veut plus qu'elle s'absente. Faut-il, en un mot, vous l'avouer? je n'aime point à la savoir avec cette Florizene, que je crois connaître autant que si je l'avais vue. Le Chevalier de Rosenne, celui de mes frères que j'aime le plus tendrement, il y a plus d'une année, conduit par son goût pour les voyages, dans votre Espagne, y passa quelque mois, fut présenté à la Marquise de Céléria, lui fit souvent sa cour, la trouva aussi belle, aussi aimable, qu'elle est vertueuse et respectée. Il m'etourdissait éternellement de son éloge. Dieu sait s'il aurait fini, sans un portrait de Clarence, que je lui montrai, qui le fit taire; et comme je n'avais alors, avec la Marquise, aucune relation qui pût m'y attacher, j'en fus ravie. Je reviens à Florizene. Loin de l'avoir enchanté, mille choses en elle lui avaient déplu; ses prétentions, ses mines, sa vivacité feinte, sa gaieté apprêtée, son étude continuelle, sur-tout son impatience, lorsqu'on louait une jolie personne: en un mot, quoiqu'elle affiche le contraire, elle lui a paru n'aimer et n'admirer qu'elle. Dona Almanza la juge bien. Vous ignorez, à ce qu'il me semble, que tous les sages du monde, je ne vous excepte pas, ne posséderont jamais le tact presque'infaillible, le coup d'œil rapide et juste d'une femme d'esprit, lorsqu'elle en apprécie une autre. J'espère que vous n'en appellerez plus des jugements de la vôtre; et, à cette condition, j'accepte la raison que vous m'avez donnée, de votre lettre désespérante à mon amie. Il n'y avait, dites-vous, que ce moyen violent d'empêcher qu'elle ne vînt. Que ne vous adressiez-vous directement à Milord Clarence? Oh! non: c'est encore un homme; et il s'y serait pris encore plus mal peut-être, pour annoncer à sa fille qu'elle ne devait plus songer à partir. Ainsi, votre excuse, au fond, n'est point trop mauvaise. Vous voudrez bien engager l'aimable Miss à réfléchir un peu à l'offre empressée que je lui fais. Qu'elle se défie, encore une fois, de l'envieuse Florizene! Son âme lui fera croire que toutes sont nobles, franches, douces et sensibles: mais la supériorité blesse les âmes communes; et Mademoiselle de Céléria ne lui pardonnera point la sienne. Un seul mot; et je vais la chercher en Espagne. Je vous devrai beaucoup, si vous l'obtenez: mais, Monsieur, quelque parti qu'elle prenne, je me flatte qu'elle acceptera du moins une amie sincère! agréez mon estime..... Clarence arrive: la voilà qui prétend qu'elle va lui écrire d'une manière plus raisonnable. Je verrai cela. Clarence, à Almanza. Après avoir tant souffert: quoi! je ne puis épancher mon cœur! Elle s'est emparée de ma lettre; elle est bien absolue. Je lui ai pardonné: c'est l'intérêt de Stéphanie qui l'anime. Ah! Dom Almanza, s'il se peut, adoucissez ses maux! Vous ne pourriez la perdre, sans être privé de deux amies. Billet de Clarence, à Stéphanie. Stéphanie, ma chère Stéphanie, est-ce bien à vous que je m'adresse? Quels ont été mes tourments! quelle est ma joie!... Ma joie.... Quand vous paraissez revoir à regret la lumière, quand vous êtes devenue insensible au plaisir de rendre la vie à ceux qui vous aiment; à moi, à moi, cruelle, qui ne pourrais la supporter sans vous, que votre douleur accable, pour qui vos maux, votre danger passé, votre état actuel, les tableaux affreux, déchirants de ce que vous avez éprouvé, de vos regrets, de votre position...... Dieu! je frémis, en songeant.... Je m'arrête: quelques mots de plus, l'impitoyable Norsey effacerait tout. Elle! elle, impitoyable! jamais il n'y eut d'amie plus tendre: elle est aussi la vôtre. Je lui dois tout; je n'existerais point sans elle. O Stéphanie! ne remplissez point d'amertume le bonheur si vivement senti de votre guérison. N'ai-je rien mérité? n'obtiendrai-je rien? ne suis-je pas assez à plaindre de ne pouvoir suivre mon cœur, vous aller trouver où vous êtes, vous précautionner contre Florizene, que je hais déjà, me dévouer à Madame de Céléria, assurer Fernand de mon estime? et vous, mon amie, et vous! ... je ne vous dirais rien, peut-être; je ne pourrais que répandre des larmes. Mais hélas! quand me sera-t-il permis de vous voir? Milord Clarence, retenu par un procès important, ordonne que je reste. Tout se réunit contre moi: que du moins mon vœu le plus cher ne soit pas trahi! Clarence vous en conjure au nom de sa tendresse, de ses alarmes; elle vous demande de vous ménager. Quels seraient donc les droits d'une amie, si elle ne parvenait point à adoucir les chagrins qu'elle partage? Inquiete, loin de vous, ne sachant plus quand je vous reverrai, ô ma chère Stéphanie! combien je serai malheureuse, si vous voulez l'être toujours! P: S. Avec quelle ardeur je souhaiterais que vous donnassiez au séjour de la France, et plutôt encore à celui de l'Angleterre, la préférence sur l'Espagne que j'abhorre. Madame de Norsey veut que je vous sollicite en sa faveur: je connais la sincérité de ses offres, la vérité des sentiments que vous avez fait naître en elle. Je vous ai entretenue de son mérite, de ses agréments; et chaque jour je lui découvre des qualités qui m'y attachent davantage. Que je serais touchée, enfin, si vous vous décidiez pour ce qui nous rapprocheroit! Cette considération, qui est tout pour moi, ne serait-elle rien pour vous? Adieu mon amie, ma tendre amie. LETTRE XI. De Dom Fernand Ximenès, à Dom Lope. Sans doute que ma lettre ne vous a point trouvé chez votre beau-frère, où elle était adressée! Je ne sais point craindre, et sur-tout, dans ma position présente, l'oubli ou la négligence d'un ami tel que vous. Ah! Dom Lope, Dom Lope! quelle position! quelle situation que la mienne! que de mouvements contraires ont agité mon âme! et quelle est donc la violence des sentiments qu'elle éprouve? Aujourd'hui, c'est, sur-tout, l'indignation, le mépris, la haine, la rage, le désir de la vengeance, qui la remplissent. Enfin, enfin l'heure n'est pas loin, où Ximenès, (ne craignez pas qu'il succombe) aura puni une main meurtrière. Cette seule idée me rend supportable ce que j'ai appris, et me laisse la faculté de vous en instruire. Il n'y avait que peu d'instants que la lettre où je vous faisais part de mon exil, de mon funeste exil, sans lequel j'eusse peut-être conservé Sidley à son adorable fille; il y avait, dis-je, très-peu d'instants que cette lettre était partie, lorsque je reçus de Ferdinand, de mon maître lui-même, quelques mots qui m'annonçaient mon rappel, et m'assuraient de ses bontés, dans les termes les plus glorieux pour moi, j'ose ajouter pour le Monarque qui distingue un sujet fidèle, et sur le trône garde un ami. Dieu! et son âme, l'âme la plus belle ne l'avertit point que des assassins...., que des traîtres l'environnent. Quoi! à l'abri des ténèbres le crime se consomme, le vice triomphe, les cris des victimes sont étouffés, les méchants vivent, et des lâches rampent à leurs pieds. Un des plus grands Rois de la terre, Isabelle, son égale pour les vertus et l'autorité, voudront inutilement le bien: d'indignes sujets les trompent. Et moi, je garderais le silence! moi! Mais, je ne suis point fait pour être délateur. Il est une justice plus prompte, celle que préfère le courage, et la seule qui convienne à mon cœur. Combien je dois être pénétré de l'accueil que j'ai reçu de Ferdinand et d'Isabelle, de l'intérêt qu'ils ont paru prendre à l'état de Stéphanie, et à la fin cruelle, plus cruelle qu'ils n'imaginent, de l'auteur de ses jours?... Que deviendrait-elle, ô Dieu! si elle apprenait que son père, ce père, l'objet de sa tendresse et de ses regrets, aussi à plaindre qu'elle, d'être venu parmi des barbares, a péri par les coups de l'abominable Félici? C'est lui qui est l'assassin.... Les gens qui veillaient, en mon absence, à tout ce qui se passait dans la prison où était renfermé l'étranger malheureux, viennent de m'apprendre qu'ils ont enfin découvert que Félici, à force d'argent, s'était fait ouvrir les portes pendant la nuit, et que, le lendemain, on avait trouvé Sidley mort, couvert de sang et de blessures. Quel a donc pu être le motif, le but de ce meurtre abominable? Il le paiera de sa vie, ou m'arrachera la mienne: je ne serai ni son bourreau, ni son accusateur; mais, je dois être, mais je serai le vengeur de la vertu, de Stéphanie, et de son père. Le monstre! pour mieux cacher son forfait jusqu'à son départ, (il visite les côtes maritimes de l'Espagne, par l'ordre du Roi), il était sans cesse à la porte de l'appartement de Stéphanie; il osait même insister pour la voir. Il était parvenu à m'en imposer à moi-même! Je me reprochais l'opinion que, jusques-là, j'avais eue de lui; je croyais qu'il pouvait être sensible, au moins désarmé par l'être céleste que j'ai vu dans les bras de la mort. O mon ami!.... c'était son ouvrage. Eh! bien! il est venu le contempler: sa barbarie n'était pas satisfaite. Je frissonne..... Lui! lui, près de Stéphanie!.... Elle était alors dans l'excès du délire, et ne put supporter sa présence. Hélas! je l'ai moi-même épouvantée: mais cet effroi, ce me semble, n'était point de l'horreur; du moins, je le crois; j'ose m'en flatter.... Qu'elle était belle et touchante dans le désordre de son désespoir! Quelle douleur! quel spectacle! Ah! mon âme n'avait point d'idée de tout ce qu'elle a souffert. Sûr enfin qu'elle vivra, d'où naît le trouble soudain qui a succédé aux transports de ma joie?.... Si j'étais certain qu'elle pût redevenir heureuse, ou que, déjà, je l'eusse vengée de Félici, je serais, sans doute, plus tranquille; mais l'accablement profond où elle est, tant de malheurs, malgré toutes les vertus et tous les charmes, tant d'atrocités, tant de perfidies, que je ne soupçonnais pas, me font faire, sur le sort de l'humanité, les réflexions les plus affligeantes et les plus sombres. Un dégoût, un éloignement extrême de la société et de ses faux plaisirs en est la suite. J'ai vu Stéphanie, une seule fois, depuis qu'elle est mieux. Je m'interdis encore sa présence: celui qui avait été assez heureux, pour lui rendre un père, lui rappelle des souvenirs que je crains pour sa sensibilité. En m'apercevant, elle a rougi, pâli; ses beaux yeux se sont remplis de larmes. D'une voix tremblante, elle a voulu m'adresser quelques mots. Je l'ai vue prête à succomber à son trouble. Le mien ne m'a laissé que la force de m'arracher d'auprès d'elle..... Suis-je donc condamné à n'être toujours, pour elle, qu'un objet importun ou pénible? Je dois, je dois, peut-être le souhaiter. Que d'idées confuses! que de sentiments inexplicables! Mais il me semble que je suis plus satisfait que je ne l'étais de ceux que m'inspire Florizene: on peut, je crois, se trouver heureux de lui plaire, et d'être son époux: elle paraît charmée de la tendresse de sa mère pour Stéphanie; depuis, sur-tout, que cette dernière a consenti, vaincue par les instances de Madame de Céléria, à ne point s'en séparer, sa fille ne cesse d'en faire l'éloge, et lui témoigne encore plus d'amitié, d'attentions et d'égards. L'obscurité de la naissance de la belle Angloise afflige Mademoiselle de Céléria, et même trop: elle en parle souvent; elle trouve que le rang le plus illustre lui était dû. Quant à la Marquise, qui pense que la vraie grandeur est dans l'âme, elle ne désire rien, dans Stéphanie: elle a tout, à ses yeux. Quelle charmante femme, que Madame de Céléria! elle ne dit pas un mot, que la raison et le cœur ne doivent approuver. J'attends, avec impatience, votre retour, ou, du moins, de vos nouvelles. L'exécrable Comte, l'auteur des tourments de Stéphanie, revient dans deux jours. Je serai informé exactement de l'heure de son arrivée: que n'est-ce, à l'instant, à l'instant même! Je ne songe à cet homme, qu'avec une fureur que rien n'égale, que j'ai peine à contenir. Adieu, adieu, mon cher Dom Lope! LETTRE XII. De Stéphanie, à Clarence. Clarence, Clarence! n'accusez point un cœur au désespoir: ses maux ont dû lui ôter le courage. Votre amitié le touche, l'attendrit, et l'aurait consolé, s'il pouvait l'être..... Trop de souvenirs affreux me poursuivent.... C'est un père, le père le plus tendre et le plus malheureux que je pleure..... Quel que soit mon sort, puisque mes jours vous sont chers, je tâcherai d'en prendre soin: mais que, du moins, (séparée de vous-même, privée de tout), je jouisse de votre bonheur! Les peines, que je vous cause, m'accablent. Hélas! Sans moi, vous n'auriez jamais eu de larmes à verser..... Quelques mots d'Almanza avaient un peu suspendu ma douleur: lui-même a vu, sans doute, que nous nous flattions en vain. Son silence le prouve. Eh! que peut espérer, pour moi, votre charmante amie?..... N'importe! l'intérêt que je lui inspire, ses offres, et sur-tout, ses sentiments me pénètrent. Unissez-vous à moi, pour qu'elle veuille recevoir mes regrets, et que mes refus ne me privent point de son amitié. J'ai de l'éloignement pour Paris, à proportion des plaisirs qui s'y rassemblent. Madame de Norsey, jolie, jeune, brillante, est faite pour eux: ma tristesse les troublerait. Ma Patrie ne me reverra point: excepté pour Clarence, je n'y serais qu'un objet de compassion ou de curiosité. Votre âme et la mienne sont faites pour aimer mieux souffrir éloignées l'une de l'autre, que de se rapprocher à ce prix. J'ai cédé (Dona Almanza elle-même l'a voulu) aux soins, aux attentions, aux égards, à l'amitié et aux instances d'une femme estimée, adorée de tous ceux qui la connaissent. Peut-être aussi, que j'aurais cherché en vain à m'en défendre. Je ne sais, mon amie, par quel charme funeste je me sens arrêtée dans ces lieux témoins de mes plus cruelles infortunes: ils nourrissent ma douleur, et je m'attache, de préférence, aux objets qui l'entretiennent..... Cette lettre est commencée depuis hier: je l'ai, bien des fois, interrompue. Mes forces ne me permettent pas d'écrire long-temps de suite. Je prolonge ainsi la douceur de m'entretenir avec vous. O mon amie! mon amie qu'allez-vous penser de moi? Fernand Ximenès, un héros, l'appui de l'infortune, lui qui arracha Stéphanie et son père à la mort, à la mort la plus effroyable, lui dont l'attente fut si cruellement trompée, trop généreux pour n'en avoir point eu de regrets; lui, à qui je dois tant, eh bien! je ne le vois qu'avec une contrainte, un saisissement, un trouble pénible que je me reproche, et que je ne puis vous exprimer. Le jour affreux, la perte, hélas! trop certaine, que son aspect me retrace, sa douleur qu'il ne peut me cacher; tout, jusqu'aux sentiments de la reconnaissance, me laisse à peine la force de le recevoir, de l'entendre, de lui parler. Ce matin, il a accompagné, chez moi, la Marquise: je n'étais point prévenue. En la voyant, j'ai fait un cri. Je suis devenue tremblante, il m'a soutenue; il me regardait avec attendrissement; je n'ai pu retenir mes larmes. Une sorte de fureur s'est peinte alors dans ses yeux; et il n'a pas tardé à nous quitter. S'il me croit ingrate, il est bien injuste. Mais, moi, qu'ai-je fait, quand j'ai consenti à demeurer avec Madame de Céléria? Sans cesse je le verrai. Ah! ma raison est affaiblie par tout ce que j'ai souffert.... A quel titre, Grand Dieu! serais-je pour Florizene un objet d'envie? Elle jouit de la tendresse des auteurs de ses jours; ils vivent!.... ils vivent et la chérissent! Loin d'être telle qu'on l'a peinte à Madame de Norsey, elle paraît charmante à tous les yeux, et plus encore.... à ceux de Ximenès; il l'aime, et elle lui est destinée: tout se réunit pour son bonheur. Moi, au contraire...... J'entends quelqu'un; c'est elle...... Ah! mon Dieu! dans quelle inquiétude me laisse la visite de Florizene! elle vient de me faire part de ses craintes, avec une confiance, qu'assurément je ne croyais pas qu'elle eût en moi. A quoi tient donc la félicité? Je vous parlais de la sienne; un moment l'a détruite; la Marquise a été avertie (et Florizene l'a entendu), que, dans un lieu écarté, Fernand, qui ne croyait avoir d'autres témoins que le Comte Félici lui avait parlé du ton le plus menaçant, et que tous deux ensemble avaient pris le chemin d'un endroit encore plus solitaire. Florizene appréhende (et c'est-là ce qui l'occupe), qu'un duel avec ce Ministre, ne perde Fernand, sans retour, dans l'esprit du Roi. Ah! mon amie, je suis sure que c'est le Comte qui a tort. Ferdinand et Isabelle sont justes: mais, ô Ciel! que mon libérateur vive, et qu'il soit heureux! Quoi! toujours craindre de nouveaux malheurs? il en est donc encore pour moi? Si Fernand succombait!..... Je suis née sous l'astre le plus funeste; et l'intérêt qu'il doit m'inspirer, me fait frémir pour ses jours. Je succombe à mes peines. Non; ma fatale existence ne m'est plus qu'un poids insupportable...... Pardonnez, pardonnez! mais, pourquoi suis-je condamnée à souffrir toujours? O Dieu! ô Dieu! que je n'implore plus qu'en tremblant, puisse, au moins, puisse le songe de cette nuit n'être pas un espoir trompeur! Mon amie, je voyais Fernand, et je le voyais avec moins d'effroi. J'ignore comment nous nous sommes trouvés transportés l'un et l'autre dans un antre souterrain, et affreux. Des spectres ensanglantés, des gouffres de feu, des bûchers couverts de restes palpitants, me pénétraient d'horreur. A chaque pas, de nouveaux abîmes s'ouvraient devant moi; au risque de sa vie, il m'en préservait: j'étais prête à franchir le dernier. Florizene, Félici, paraissent armés de poignards, le regard furieux, l'air terrible. Sans que j'en sentisse la cause, j'étais l'objet de leur rage, et j'allais être leur victime. Fernand vole à mon secours; tout disparaît, je reste seule; une main invisible veut m'entraîner; des gémissements, des cris lugubres, des accents plaintifs se font entendre..... d'épaisses ténèbres m'environnent: du fond de l'abîme, partent de longs soupirs, des sanglots; la voix de mon père m'appelle. Viens, ma fille, s'écrie-t-il; viens te réfugier près de moi! l'épouvante fait place aux mouvements les plus doux; mon cœur tressaille; cette voix qui lui est si chère, l'attire et le console: mes maux se calment. Avec joie, je me précipite; et le réveil me rend à la douleur. Adieu, mon amie. Fernand déjà blessé, peut-être..... ô mon père! vos ordres me sont sacrés: je n'aspire qu'à me réunir à vous. LETTRE XIII. De Fernand Ximenès, à Dom Lope. Quelle sera votre surprise! quelle a été la mienne, et l'excès de ma joie! Sidley..... Sidley, Dieu! le père de Stéphanie..... il respire! et ce mystère, qu'il a fallu me découvrir, va vous être dévoilé. Vous aurez partagé l'indignation qu'excitait en mon âme jusqu'au nom de Félici: eh bien! elle pouvait encore s'accroître. J'étais chez le Roi, lorsqu'il y parut: à son aspect, une horreur inexprimable s'empara de mes sens, et l'obligation de la contraindre ne fit qu'augmenter la violence de mes transports. Hors de moi, prêt à les laisser éclater, et craignant moins de me perdre, que d'oublier le respect dû à la présence dé Ferdinand, je sortis, et j'allai attendre son Ministre: il ne tarda pas à me suivre. Lorsqu'il m'aperçut, il écarta cette foule qui s'attache aux pas des gens en faveur. Les premiers mots qu'il m'adressa, furent des questions sur l'état de Stéphanie. Vous le saurez, lui dis-je; éloignons-nous, pour n'être point troublés dans cette importante explication. Dès que nous fûmes hors de la portée de tous les regards, indigne Ministre d'un grand Roi, m'écriai-je, vil assassin de Sidley, défends tes jours! Vous le dirai-je? ô Dom Lope! je le vis pâle, tremblant, prêt à fuir. J'étais le maître de sa vie; il me demanda à l'écouter; je daignai l'entendre. Alors, cherchant à couvrir sa lâcheté de quelques dehors imposants: je saurais, me dit-il, repousser l'insulte, si je ne me devais, plus qu'à moi-même, à l'Etat et au Monarque que je représente. Tant d'audace, jointe à tant de bassesse, redoublèrent ma fureur. Je voulus l'interrompre; mais, en conservant toujours un ton de dignité, trop démenti par sa conduite, il se hâta de m'apprendre que Sidley vivait, et qu'il vivait par ses soins; qu'averti des complots de l'horrible Tribunal, qu'ayant craint que la puissance et la bonté du Monarque n'en pussent arrêter les sinistres effets, il avait trouvé le moyen de se faire ouvrir secrètement la prison de l'Anglois, et de le soustraire aux coups dont il était menacé; qu'un criminel, condamné à la mort, avait été mis à sa place, revêtu de ses habits, et exécuté sur le lieu même; qu'on avait, à dessein, laissé une arme près de lui, et qu'elle avait fait croire que Sidley, qu'il représentait, venait de terminer ses maux. Il ajouta, à ce récit, tout ce qui pouvait l'ennoblir à mes yeux. L'imposture cependant m'en parut manifeste. Qu'était devenu Sidley? Se pouvait-il qu'il eût laissé courir le bruit de sa mort, connaissant le cœur de sa fille? Félici répondit à tout; il était le dépositaire d'une lettre du père de Stéphanie; il devait la lui remettre. Malheureusement la fausse nouvelle lui était parvenue, avant qu'il eût pu la prévenir. Elle était déjà mourante, lorsque Félici s'était présenté. Chaque jour, il avait insisté en vain, pour être introduit. Une seule fois, il l'avait vue; et elle avait été effrayée de son aspect, au point qu'il n'aurait osé risquer de la revoir. Ne pouvant découvrir qu'à elle ce qui intéressait son père, il avait été contraint de partir, sans qu'elle fût détrompée; mais il désirait ardemment qu'elle pût l'entendre. Ce sera en votre présence, ajouta-t-il; je ne prétends pas qu'il vous reste la plus légère incertitude sur les sentiments d'un homme à qui vous avez semblé digne de garder un secret, d'où peut dépendre le sort de Sidley, et qui l'est d'avoir Ximenès pour ami..... Lui, mon ami! lui, que j'ai soupçonné d'un crime! lui, que j'ai vu, lorsque je l'en accusais, trembler de frayeur, plus que de colère! lui, je le sais trop, qui ne m'aima dans aucun temps, et qui, sans doute, ne se console d'une confiance forcée, l'ouvrage de la crainte, que par l'espoir de la vengeance! Pense-t-il m'en imposer? N'importe, quelle que soit sa haine, quels que soient ses projets, je les dédaigne. Quelqu'inexplicable, lui dis-je, que soit votre conduite, aussi coupable envers votre Souverain, qu'elle a pensé être funeste à Stéphanie, son secret, que je respecte, et que rien n'aurait dû vous arracher, ne sera point trahi par moi; mais je veux des preuves certaines de tout ce que vous venez de me révéler. Le moindre doute m'eût été insupportable. Je vole avec lui chez Madame de Céléria, et fais demander à la belle Angloise quelques moments d'un entretien particulier. Stéphanie était alors avec la Marquise, et Dona Almanza: elle ne consentit à nous voir, qu'en leur présence. Cette réponse fit hésiter Félici: mais moi, n'écoutant rien, ne me possédant plus, je m'élance et l'entraîne dans l'appartement de Stéphanie. Dans l'excès de mon égarement et de ma joie, je me précipite à ses genoux: elle veut fuir. Arrêtez, m'écriai-je! écoutez Félici..... Stéphanie, Stéphanie, cessez de pleurer un père!.... Mon père, s'écrie-t-elle, Dieu!.... elle veut embrasser mes genoux; ô mon cher Dom Lope! Elle tombe évanouie: Madame de Céléria veut en vain la secourir; elle-même reste sans connaissance auprès de son amie, et de Dona Almanza, éperdue. Déchiré par cette scène touchante, tremblant pour leurs jours, je n'étais plus à moi. Félici appelle les femmes de la Marquise; et mon agitation ne les surprit pas moins que l'état de leur maîtresse, et celui de Stéphanie. Revenues à elles, impatientes d'interroger Félici et moi, bientôt elles firent disparaître les témoins qui y mettaient obstacle. Dieu! ne me suis-je point trompée, s'écrie alors Stéphanie? n'est-ce point une illusion? à qui dois-je la vie? et ses regards s'arrêtèrent sur moi. Félici lui confirma l'heureuse nouvelle que je venais lui apprendre. En l'écoutant, elle respirait à peine, et semblait douter encore de son bonheur; mais lorsqu'il lui remit la lettre de son père, lorsqu'elle vit son écriture, se saisissant de cette lettre, d'une main tremblante, la posant sur son cœur, la couvrant de ses baisers, de ses larmes, assurant Félici et moi, de sa reconnaissance, priant Dona Almanza de se joindre à elle, se précipitant dans les bras de Madame de Céléria, dont les pleurs se mêlaient aux siens, elle ne pouvait suffire à tout ce qu'elle éprouvait. Jamais, jamais il n'y eut de spectacle aussi attendrissant. On convint enfin, lorsque Stéphanie fut plus calme, que ce secret demeurerait enseveli jusqu'au jour où Félici pourrait avouer à Ferdinand ce qu'il avait osé entreprendre en faveur de Sidley. Mais, pouvez-vous concevoir que ce Ministre ambitieux, cruel et timide, en sauvant le père de Stéphanie, se soit exposé lui-même? Quoi! l'humanité l'a emporté, en lui, sur son propre intérêt! Quel changement! Stéphanie, sans doute, est trop faite pour opérer un tel miracle: mais, Félici est-il digne d'être l'adorateur de ses vertus? Félici, ô Ciel! oserait concevoir l'espérance de lui plaire!.... Ah! Dom Lope, que votre sagesse, votre sévérité peut-être, que vos conseils me seraient utiles! rappelez ma raison, si toutefois son retour est possible. Non, non; laissez-moi plutôt m'ignorer moi-même; craignez d'éclairer tout-à-fait mon cœur; gardez-vous de l'interroger, de le blâmer, ou de le plaindre, sur-tout de le croire prévenu. Vous me devez votre justice, pour l'objet de mon admiration. Si vous ne la partagiez point, si vous me laissiez entrevoir le moindre doute, enfin..... Sais-je, hélas! ce que je veux? Stéphanie, du moins, l'adorable Stéphanie ne verse plus de larmes. Son père vit; il existe loin d'elle; mais il n'a quitté l'Espagne, que pour y revenir dans des temps plus fortunés. J'ai vu sa joie; elle a pénétré jusqu'au fond de mon âme; et son bonheur, le bonheur de Stéphanie, ne me suffirait pas!.... Que dis-je? exauce-moi, ô Ciel! puisse, au prix de tout le mien, son repos n'être plus troublé! qu'au sein du calme qui me fuit, des adorations qu'elle mérite, ses jours soient paisibles, toujours heureux! et que moi seul.... Adieu, mon cher Dom Lope, adieu. P. S. Je n'ai pas besoin de vous dire que le secret de Sidley est le mien: à ce titre, vous y aviez des droits: votre silence, quoiqu'il me soit pénible, ne m'empêche pont d'être juste envers un ami. LETTRE XIV. De Stéphanie, à Clarence. O bonheur inespéré!...... ô ma chère Clarence! mes yeux le reverront,... Ses bras paternels s'ouvriront encore à sa fille! Ne me souhaitez plus rien;... qu'ils seraient insensibles ceux qui me plaindraient aujourd'hui! Richesses, grandeurs, titres vains, que je dédaigne, je vous possédai sans vous apercevoir; je ne vous regrette point: qu'êtes-vous pour le cœur de Stéphanie, auprès de ce qu'elle retrouve? O vous, dont je reçus l'être, vous à qui je suis chère, cessez de vous accuser; en vous conservant à ma tendresse, vous avez tout fait pour moi: qu'ils soient à jamais anéantis de ma mémoire, ces instants si douloureux de votre infortune et de la mienne! Vous vivez! Clarence m'aime. Le duel de Fernand n'était qu'une fausse alarme: l'avenir le plus fortuné s'ouvre à mes regards satisfaits. Mon amie, apprenez mon bonheur à Madame de Norsey: elle y prendra part; et, s'il se peut, cette idée l'augmente. Les soins d'Almanza, de son vertueux époux, leur tendre intérêt, les bontés de Madame de Céléria, votre amitié, que d'obligations, dont je veux garder un souvenir éternel! Il semble que mon cœur soit plus sensible encore depuis qu'il est heureux. Je ne puis trop vous entretenir de Madame de Céléria: elle a ressenti, autant que moi, et mes tourments et ma joie. Je ne sais si je me trompe? mais quelques mots échappés pourraient me faire craindre qu'elle ne soupçonnât Sidley et sa fille, de n'être point ce qu'ils veulent paraître. Je vous dirai plus: elle semble renfermer quelque secret; son cœur n'est point tranquille. Quoique sa tristesse ait disparu avec mes chagrins, son agitation se décèle aux yeux de l'amitié. Lorsque nous sommes seules, je la vois garder le silence, avec effort: je crois voir qu'elle aurait plus de peine encore à le rompre. Je me tais: j'attends qu'elle me donne sa confiance; du moins, je la mériterai. Ah! mon amie, s'il se pouvait que Florizene eût toutes les vertus de sa mère, que Fernand serait heureux! Si son attendrissement et celui de Madame de Céléria ont pu ajouter en moi à l'impression et au trouble des moments les plus doux de ma vie, j'aurais tort de m'en étonner: je dois m'en applaudir. Pourquoi donc ne suis-je pas aussi juste envers Félici? La lettre de mon père, que je vous envoie, qui m'a été remise par ce Ministre, et qui va vous instruire de tout, vous apprendra de quel bien je lui suis redevable: cependant, faut-il vous l'avouer? je me sens pour lui un éloignement dont la cause m'est inconnue, que je me reproche, et dont je voudrais pouvoir me rendre compte. Pardonnez-moi le désespoir de ma dernière lettre; oubliez tous mes torts, mes dangers, mes maux, tout ce qui vous affligea: livrons-nous aux délices du présent, aux plaisirs de l'espoir, et à la douceur de nous aimer. P. S. Vous me renverrez, ma chère Clarence, ces caractères sacrés que je vous confie: mon cœur vous les redemande. Lettre de Milord Rosemont, envoyée à Clarence par Stéphanie. Je serai libre, et peut-être déjà loin de vous,.... loin de vous, ma fille! lorsque vous recevrez ma lettre. Je dois tout à Félici: c'est lui qui brise mes chaînes; c'est lui qui vous rend un père.... Dans quelque climat que me transporte ma destinée, vous ne sortirez jamais de mon cœur; et revenir digne du vôtre, est l'unique espoir qui soutiendra ma vie..... Stéphanie, rassurez-vous; rien ne pourra m'abattre. C'est ma tendresse même qui vous répond de mon courage. Le bruit de ma mort va se répandre; et les regrets que vous donnerez à mon départ, le confirmeront. Il est nécessaire qu'on croie que je ne suis plus: sans cela, j'exposerais celui à qui je dois ma délivrance. Je quitte le nom de Sidley; et je ne reprendrai le mien, qu'après avoir fait oublier mes égarements. Ma fille, ma tranquillité ne peut renaître qu'avec ma gloire. Félici ignore qui je suis, et me distingue. Cette conduite est noble; c'est à la mienne à justifier son opinion. Ne vous affligez point: votre ami vous en conjure; le père le plus tendre vous l'ordonne. Vivez tranquille, heureuse!... Je ne vous ai coûté que trop de larmes; et cette affreuse idée.... Ma prison s'ouvre: Félici paraît; l'heure de s'éloigner est venue: mes forces m'abandonnent....... Stéphanie, ma fille, ma chère Stéphanie, adieu! N. B. A cette lettre, deux autres étaient jointes du même Milord Rosemont pour Dona Almanza et son époux; et elles étaient remplies de remerciements, ainsi que des recommandations les plus touchantes, concernant une fille adorée. LETTRE XV. De Dom Lope, à Fernand Ximenès. Vous me rendez justice: je ne puis jamais vous oublier: deux mots vous expliqueront mon silence et ma conduite. J'ai voulu que vous me crussiez errant; on vous l'a mandé par mon ordre. Je vous ai trompé, mon cher Ximenès! j'étais malade, et dangereusement; c'est ce que je craignais de vous dire: mais mon état passé n'est rien; c'est celui de votre âme qui m'occupe. Vos lettres m'ont pénétré d'admiration pour Stéphanie. Ses vertus, ses malheurs, ses dangers, m'ont vivement ému: j'ai ressenti vos impressions; mais combien je tremble qu'elles ne deviennent dangereuses pour votre repos, pour le sien même!... En vain je m'imposerois avec vous une contrainte qui n'est pas faite pour notre amitié. Vous ne vous êtes pas flatté, sans doute, que je vous aidasse à prolonger votre erreur. Que dis-je?... O Ximenès! elle est déjà détruite; et s'il se peut que vous vous dissimuliez votre penchant, ce n'est que pour échapper à la peine de le combattre: car, plus l'objet en est digne, et plus vous vous devez cet effort. Eh! qu'oseriez-vous attendre d'une passion que l'honneur vous oblige à renfermer toujours? Stéphanie, obscure, mais vertueuse, mérite vos égards, vos respects. L'aveu de votre amour vous avilirait à ses yeux; ou, si elle avait le malheur d'y répondre, il remplirait sa vie d'amertume, d'opprobre peut-être. Non, vous ne l'avez point sauvée, pour la perdre. Malgré la violence de vos passions, je connais votre délicatesse: vous jouirez de vos sacrifices; et ils vous seront moins pénibles que le remord. Je tremblerois, pour Stéphanie, si je vous estimais moins: mais je ne vous soupçonnerai jamais d'avoir eu, un seul instant, le projet de la séduire. Craignez cependant que votre cœur ne vous égare: hâtez-vous d'y descendre. Bientôt, peut-être, il ne serait plus temps. Ne me dites point que je m'alarme trop. Non, mon ami, vous n'êtes plus le même. Votre gaieté a disparu. Le désordre de vos lettres ne fait que s'accroître; le nom de Stéphanie y revient sans cesse: à peine vous prononcez celui de Florizene. Quoiqu'elle soit jeune et belle, quoique vous en conveniez, le moment qui doit vous unir l'un à l'autre, vous effraie. Vous le souhaitiez, avant de connaître Stéphanie. Eh! quoi! vous tromperiez-vous au point de ne pas lui attribuer le changement qui s'est fait en vous? Jusqu'à votre extrême amitié pour Madame de Céléria, Stéphanie en est devenue le motif, et vous ne loués sa fille, une seule fois, que parce qu'elle vous a fait l'éloge de sa rivale. Mais, quelque impression qu'ait dû produire la situation si cruelle et si touchante où elle s'est offerte à vos yeux, une autre a sur vous des droits. Quand Stéphanie joindrait aux charmes de la figure et à la sensibilité, toutes les perfections du caractère; quand les caprices du sort n'auraient point mis, entre son état et le vôtre, une disproportion insurmontable; fût-elle, en un mot, votre égale, et, par son origine, dans le cas de pouvoir prétendre à l'hymen de Ximenès, l'unique héritier, si ce n'est du rang suprême qu'occupaient ses ancêtres, au moins de leur nom illustre, digne de la faveur et de l'amitié de son Souverain, et que les plus grands de l'Espagne voient encore au-dessus d'eux; quand il se pourrait, dis-je, que, sans s'abaisser, il osât faire ce nouveau choix, ses engagements, sa parole, sa probité, les ordres d'un père, la volonté du Monarque, tout lui prescrirait d'immoler ses vœux les plus doux. Voilà ce qu'en vous consultant, vous vous direz. Nul espoir alors ne vous restera: et qu'est-ce qu'un amour qui ne peut, qui ne doit jamais être heureux? Que d'infortunés il ferait, si la Marquise ou Florizene en avaient le moindre soupçon! Leur bonheur serait détruit. Vous désirez que Stéphanie jouisse du sort qu'elle mérite: eh! bien! vous lui enleveriez un appui précieux, des amies qui lui sont chères; et, si elle se consolait de cette perte, ou des peines qu'elle causerait, ingrate envers ses bienfaitrices, elle ne mériterait plus que vos mépris. Je ne vous cache point, que je désapprouve votre conduite envers Félici. Sa lâcheté vous répond de sa discrétion; mais, s'il avait eu quelque courage, ce duel vous perdait. Le Cardinal, quoiqu'il vous estime, se serait déclaré pour celui dont l'élévation est son ouvrage: Isabelle est leur protectrice; et Ferdinand lui-même aurait soutenu son Ministre, et sacrifié son Favori. On n'est point délateur, on sert sa patrie, lorsqu'on apprend à celui qui gouverne, le mal qui se commet en son nom, les abus qu'il ignore, et sur-tout, les crimes qu'il doit punir. Ximenès, voyez jusqu'où la passion entraîne, à quel point elle aveugle! Dans toute autre circonstance, la honte de combattre un ennemi si peu digne de vous, aurait commandé à votre ressentiment, et même à votre valeur: mais le plaisir d'embrasser la vengeance du père de Stéphanie, a fermé vos yeux à tout le reste; et, pour la première fois, le respect dû à votre maître ne vous a point arrêté. Je n'ajoute plus qu'un mot. Vous fûtes le libérateur de Stéphanie; et vous eûtes, alors, des droits à l'admiration. Ne démentez donc point le caractère le plus généreux et le plus noble. Son bonheur vous intéresse; mais c'est sa gloire, sur-tout, qu'il faut aimer. Adieu. Je travaille à rétablir ma santé, et à finir mes affaires, pour me rapprocher plutôt de vous. LETTRE XVI. De Stéphanie, à Clarence. Quel est donc l'empire de l'amour? Est-il vrai, est-il bien vrai, mon amie, qu'il soit impossible de s'en défendre?.... O sentiments de la nature et de l'amitié! aimable dépendance! devoirs, les premiers des plaisirs! vous seuls enchanterez ma vie: jamais, jamais mon cœur ne veut appartenir qu'à vous..... Puissions-nous, ô ma chère Clarence, puissions-nous éviter cette passion redoutable qui soumet les âmes les plus fières, déchire les plus sensibles, et commande à la raison même! Ce que je viens d'apprendre ne le prouve que trop, et l'on m'a permis de vous le confier. La Marquise enfin m'a ouvert son âme, ou plutôt, la circonstance lui a arraché le secret inattendu, l'aveu pénible qui coûtait à sa délicatesse, quoiqu'il ne lui ôte point ses droits à l'estime. J'avais donné à raccommoder un bracelet, sur lequel est le portrait de mon père. L'ouvrier se trompe, et le rapporte à Madame de Céléria, qui s'en empare avec précipitation. Il la quitte; elle reste seule: j'arrive. Elle rêvait trop profondément, pour m'apercevoir. Ses yeux étaient fixés sur ce portrait. O Rosemont! Rosemont! disait-elle en soupirant... Elle me voit, s'arrête, rougit, s'embarrasse. Ma surprise augmente son trouble. Nous gardons le silence. Je le romps la première. Quoi! Madame, m'écriai-je! quoi! Rosemont vous est connu. Il ne l'est, ici, que de moi seule, me répond la Marquise: ma chère Stéphanie ne m'en demandez pas davantage. Cependant, son cœur oppressé, après bien des combats, fut vaincu par mes alarmes et mes instances. Combien je dus être touchée! combien vous le serez vous-même! Oui, je veux qu'elle vous soit chère, autant qu'elle en est digne. Eh! que ne réunit-elle point? La plus belle âme, une figure charmante, l'esprit qu'on voudrait avoir pour soi. A sa fraîcheur, on ne lui donnerait que vingt-cinq ans. Quoiqu'Espagnole, elle est blonde: ses yeux sont d'une douceur intéressante; ils annoncent celle de son caractère: ses chagrins n'ont pu en altérer l'égalité parfaite. Ce n'est, ni à son rang, ni même à la faveur d'Isabelle, qui la préfère à toutes les femmes de sa Cour, qu'elle doit la considération dont elle jouit. Ce n'est que par des vertus, qu'on obtient ses regards. Malgré la haute naissance de Fernand, son mérite seul lui a fait désirer de le voir l'époux de sa fille; et la plus sincère amitié les unit. Malgré tant de droits au bonheur, sa naissance affligea le Duc de Médina, dont elle est fille. Dès cet instant, sa destinée ne fut point heureuse. Il avait un héritier de son nom, et ne désirait point d'autre enfant. Pour empêcher qu'elle ne partageât les biens de ce fils, l'unique objet de sa tendresse, elle fut condamnée à prendre le voile, et renfermée, dès sa plus tendre jeunesse, dans un cloître, où elle voyait, à peine, les auteurs de ses jours. Son éloignement pour le sacrifice qu'ils exigeaient, l'aveu qu'elle en fit, rien ne put ébranler une résolution dont elle gémissait, sans espoir de la changer. Son frère, déjà trop honnête pour balancer entre un vil intérêt et l'estime de soi, joignit ses instances aux siennes: elles furent même plus vives, et n'obtinrent pas davantage. Ce procédé rendit à sa sœur le courage de s'immoler à sa fortune. Elle était dans ces nobles dispositions, lorsqu'une prise d'habit, qui attira presque toute la Cour dans l'asile où elle allait être immolée, y conduisit le Marquis de Céléria. Quoiqu'il fût déjà vieux, et qu'elle fût excessivement jeune, sa beauté lui fit une vive impression. Il fut touché de son sort. Il était veuf, jouissait de revenus immenses, et n'avait point d'enfants. Il demanda en mariage Mademoiselle de Médina, se hâtant d'ajouter, que non seulement il ne voulait point de dot, mais qu'il renoncerait, par son contrat de mariage, à toute espérance pour l'avenir. Son père hésita quelque temps: il ne trouvait pas la maison de Céléria assez anciennement illustrée. Cependant l'alliance du Marquis était honorable; il joignait aux premières dignités de l'Etat, les plus riches possessions; et ces avantages parvinrent à déterminer le Duc. Je ne sais point ces faits de la Marquise: elle respecte trop la mémoire de son père, pour que je puisse les tenir d'elle. Voici son récit qui commence: ce n'est plus moi, c'est elle qui va parler. „Je n'avais pas treize ans, lorsque j'épousai M. de Céléria, et il en avait plus de soixante. Ses procédés durent faire disparaître son âge à mes yeux. Hélas! ma chère Stéphanie, m'estimerez-vous encore? La reconnaissance, l'amitié, le devoir, rien ne put me garantir d'un sentiment trop expié, toujours malheureux, encore à présent, vainqueur de ma raison, que le silence, le repentir même ont accru, et qui ne s'éteindra qu'avec moi. Vous me rendez du moins la justice d'être sûre que l'objet de cette passion l'ignore. Je vous dirai plus; il ne chercha point à la faire naître; il ne l'a point aperçue; il ne m'aima jamais; et son nom ajoutera encore à votre surprise. Quelques années après mon mariage, une indisposition de M. de Céléria l'obligea de partir pour les eaux: je l'accompagnai; ce fut à Spa que nous allâmes. Les plaisirs, les fêtes s'y succédaient: la meilleure compagnie y était rassemblée. Plusieurs Anglois y vinrent. Le plus aimable de tous,.... l'ennemi de mon repos,.... Rosemont enfin..... La Marquise ne put continuer; ses yeux se remplirent de larmes: elle me serra contre son sein; et notre attendrissement fut égal. Votre père, reprit enfin Madame de Céléria, avait alors vingt-six ans, l'extérieur le plus noble, le plus aimable, et je ne sais quel art de plaire. Ses qualités, malgré son inconduite, à laquelle j'étais loin de croire, achevèrent de troubler ma raison: il ne me resta que celle de m'armer, avec lui, du dehors le plus froid. Qu'il en était bien vengé par mon cœur! Je n'avais d'autre idée que la sienne. Son éloge, que je souhaitais toujours, me rendait interdite: son nom, que je ne prononçais qu'en tremblant, était sans cesse prêt à m'échapper. Quelque temps, une jalousie sans objet, me fit éprouver des tourments affreux: bientôt une rivale y vint mettre le comble (il était déjà veuf). Trop malheureuse pour ne pas devenir injuste, je le trouvai aussi coupable, que s'il avait lu dans mon âme: je ne le traitai plus qu'avec dédain. Quelquefois je m'abusais au point de croire qu'il en était désespéré; alors je m'accusais; alors je désirais son indifférence; et elle m'accablait. La présence de M. de Céléria, ses soins, ses attentions, son estime pour moi, achevaient de me confondre. En vain j'étais poursuivie par le remord: mes combats ne tournaient qu'à ma honte, et qu'au triomphe de Rosemont. Avec quelle amertume je sentis qu'il était devenu le maître de ma destinée!... O Stéphanie?.... S'il m'avait aimée.... j'aurais eu le courage de fuir, d'embrasser ce moyen de conserver ma gloire; mais il m'en aurait plus coûté, que pour cesser de vivre. La saison des eaux finit; et il fallut partir: je crus qu'on m'arrachait à tout. J'emportai son image, et ne retrouvai pas le repos. Douze ans depuis se sont écoulés: mais hélas! le temps peut tout détruire, hors mon malheureux amour. Malgré ma volonté, entraînée par mon cœur, je n'ai vu personne qui ait pu me parler de Rosemont, sans m'informer de son sort. Je vous aimais, je vous admirais avant de vous connaître. Instruite de ses égarements et de votre conduite, loin de vous, je partageais vos peines. Excepté votre séjour en Espagne, et ses derniers malheurs, je n'ignorais rien de ce qui vous intéressait l'un et l'autre. Jugez si j'ai pu méconnaître Sidley, lorsque je l'ai revu avec vous, dans quel moment, ô Ciel! concevez mon trouble, mes alarmes; concevez, ma chère Stéphanie, quelle a dû être ma tendresse pour sa fille! Sans vous, aurais-je pu survivre au bruit de sa mort? J'ai gardé votre secret: renfermez le mien. dans l'univers, il n'est connu que de vous. Aimez-moi, plaignez-moi; et, s'il se peut, ne m'estimez pas moins“. Moi, Clarence, moi l'estimer moins! Ses combats, son repentir, ses remords, les reproches éternels qu'elle s'est faits; tout, jusqu'à la constance de son sentiment, me prouve quelle est sa vertu. Eh! qui sait si mon père ne l'adorait pas en secret? Peut-être que, sans le courage qu'elle a eu de lui paraître insensible, il se serait trouvé bien malheureux de ne pouvoir être à elle: mais il la respectait trop, pour oser le lui dire. Mon amie, s'il n'était point sans fortune; s'il était possible qu'un jour....... Veille, ô Dieu! sur celui que ta bonté daigna me rendre! Que bientôt je puisse me précipiter à ses genoux, et dans les bras de Clarence! que je les revoie! que la tranquillité de Madame de Céléria renaisse, et que tout ce qui est estimable soit heureux! LETTRE XVII. De Fernand Ximenès, à Dom Lope. Cruel ami, vous étiez malade, et je l'ignorais! Vous me cachiez votre état: pourquoi m'avoir éclairé sur le mien?.... Qu'avez-vous fait? Qu'osiez-vous donc en attendre?.... Le voilà dissipé, ce nuage qu'un reste de raison épaississait sur mes yeux. Jouissez, s'il se peut, de votre barbare franchise, mais sans nul espoir. J'adore Stéphanie: vous m'avez forcé à me l'avouer. Oui, j'atteste le Ciel, l'amour, et l'honneur, et vous-même, de garder jusqu'à la mort, le premier sentiment qui maîtrisa mon âme, le seul dont elle pouvait s'enorgueillir, et qu'enfin je rougis d'avoir voulu méconnaître. Stéphanie obscure, dites-vous! Ah! dans votre opinion, comme dans la mienne, sa vertu l'élève au-dessus de tout. Si l'un de nous deux était peu digne de l'autre, ce ne serait pas elle. Que me parlez-vous de respects et d'égards? O tribut trop faible! c'est le culte le plus pur qui lui est dû. Que craindriez-vous pour elle, quand vous m'estimeriez moins?..... A-t-on besoin de vertu, lorsqu'on est animé par la sienne? Elle n'est, hélas! que trop gardée par son indifférence: elle l'est encore par mon amour. Sachez que les sentiments qu'elle inspire, s'ils pouvaient naître dans une âme commune, de ce moment, la rendraient capable de toutes les privations et de tous les sacrifices. Puisque ma destinée me condamne à n'aimer qu'elle, et à m'enchaîner ailleurs; puisque tel est mon sort, je vivrai malheureux; mais..... je tiendrai mes serments; je le veux, j'en aurai la force: pour la mériter, cet effort m'est possible. Eh! quel autre motif aurait-il? Mon cœur a-t-il choisi Florizene? cesserais-je d'être fils respectueux ou sujet fidèle, en demandant à un père et à mon Souverain, de me priver de la vie, plutôt que de la rendre à jamais infortunée. Ne m'opposez point le rang de mes aïeux. Sans les vertus qui en ont transmis la mémoire, leur nom, quel qu'il soit, serait tombé dans l'oubli. Sans ces mêmes vertus, croyez-vous, Dom Lope, que je me fisse gloire d'en descendre? Ils revivent dignement en moi, lorsque j'aime un objet estimable. Les titres de Stéphanie sont les plus beaux de tous. Elle est bien plus que mon égale: à qui n'est-elle pas supérieure? L'aveu d'un amour aussi vrai que le mien, n'exciterait point sa colère, ne me dégraderait point à ses yeux: s'il parvenait un jour à la fléchir, l'opprobre, dites-vous, l'opprobre et le malheur seraient son partage. Dom Lope le penserait! lui!.... Non; dans mes bras même, elle serait respectable, vertueuse, divinisée par son amant. Rien, rien ne peut l'avilir: une faiblesse n'est pas faite pour elle; un sentiment honore, et jusqu'à sa défaite.... Que dis-je? ô Ciel! je m'égare: où m'emportent le trouble, le délire, le désordre de mon cœur? Ah! je respecterai le repos dont elle jouit, son innocence qui l'embellit encore. Elle ne soupçonnera point ce qu'il m'en coûte, pour lui cacher mes tourments. Sa félicité, le bonheur de la voir, me feront supporter mes peines: je crois pouvoir en répondre. Je me sens le courage de m'unir à la fille de Madame de Céléria. Stéphanie loge avec elle; l'amitié les rassemble: je ne serai pas tout-à-fait malheureux. Que sa sécurité est touchante, depuis que l'auteur de ses jours lui est rendu! Elle n'imagine point avoir à craindre du sort, quelque infortune que ce puisse être. Si, dans sa patrie, il existait un mortel assez heureux, pour lui coûter le moindre regret, son âme pourrait-elle être aussi paisible? Qu'il serait digne d'envie, l'être que Stéphanie daignerait distinguer! Vous êtes loin de vous faire une idée de l'intervalle immense qui est entre'elle, et tout ce que vous avez pu voir. Vous l'ai-je donc peinte assez mal, pour que vous m'en parliez avec ce sang-froid inconcevable, cet odieux flegme espagnol, qui règne dans votre lettre, et qui m'a révolté? Plutôt que d'être si injuste envers elle, oubliez-moi; ne me répondez point.... Ah! pardonnez, mon ami, pardonnez! je suis trop à plaindre, pour que vous me trouviez coupable. Vous me serez toujours cher, même en me désespérant. Jusqu'à la contrainte de votre style, me prouve que ce n'est point votre cœur que vous avez consulté, en m'écrivant ainsi: écoutez-le plus à l'avenir. Alors, vous m'approuverez autant d'avoir voulu venger le père de Stéphanie, que de les avoir sauvés l'un et l'autre. Hélas! rien n'est à craindre pour moi, que le malheur: un sentiment juste y peut conduire, sans, pour cela, avoir moins de droits à l'estime. Adieu, adieu, mon cher Dom Lope; revenez, portez-vous mieux; donnez-moi de vos nouvelles. L'amour, même le plus violent, ne peut affaiblir mon amitié pour vous. LETTRE XVIII. De Florizene, à Eléonore. Nous sommes unies par la conformité des penchants, celle des opinions, les liens du sang, et une foule de confidences, qui nous répondent l'une de l'autre. Soyez donc la seule dépositaire du trouble qui m'agite. Eléonore, votre discrétion m'a été prouvée; et plus que jamais, ma confiance va vous l'être. Mon âme est en proie à des chagrins auxquels personne n'a dû, moins que moi, s'attendre: ils s'aigrissent, en proportion du dédain que j'ai pour l'objet qui les cause. Eh! qui, à ma place, ne serait révoltée? Tout ce que j'aperçois, tout ce que j'entends, a droit de me confondre, et de m'indigner: tout, jusqu'au sort, m'est devenu contraire. Cette Angloise, qui tombe des nues, qu'on croit une merveille, sur le rapport de je ne sais quel obscur Almanza, cette inconnue, pour qui l'on se passionne, parce qu'on lui a vu disputer un père, sans doute coupable, à des exécuteurs de la justice; cette Stéphanie enfin, que vous avez laissée prête à mourir, est guérie, consolée, triomphante, traitée dans cette maison aussi bien que moi-même, plus chère peut-être à Madame de Céléria, que sa propre fille! et (serais-je jusques-là compromise?) Ximenès, ou je me trompe fort, Ximenès ne la voit point avec indifférence! ô comble d'abaissement!... puis-je, hélas! puis-je en douter? sur-tout qu'il ne se flatte point que ce soit mon cœur qui m'ait éclairée. Je le suis par mon orgueil; et peut-être que les tourments de l'amour outragé n'approchent point de ceux que j'endure. Je vous étonne! vous avez dû croire que Ximenès m'était cher: je ne lui conteste point ses avantages sur les autres hommes. On veut qu'il soit mieux fait, plus charmant, plus magnifique, plus aimable qu'aucun d'eux: eh bien! j'y consens; mais, que m'importe? je n'ai vu en lui qu'un époux, dont la maison posséda le trône: je n'y ai vu que la haute faveur dont il jouit, et qui doit un jour l'élever à tout. Apprenez, Eléonore, apprenez que mon cœur, moins ambitieux, moins supérieur aux faiblesses du sentiment, lui aurait préféré cet éternel admirateur de ma mère, ce Chevalier de Rosenne, ce jeune François, qui, dit-on, ne cédait en agréments qu'à Ximenès, qui m'intéressait plus, qui me plaisait davantage, qui excitait moins d'enthousiasme, et dont l'éloge n'était pas si continuel, qu'il pût me devenir insupportable. Ce n'est donc point le rôle honteux d'une rivale désespérée que j'accepte aujourd'hui. De pareilles douleurs m'humilieraient trop: on dit que celles qui naissent de la sensibilité, ont un charme qui les sait adoucir. Pour moi, rien ne me console; ce n'est que l'espoir de la vengeance qui me soutient: c'est elle seule qui me donne la force de dissimuler ce que je souffre. Je me contrains au point de louer sans cesse cette étrangère, dont je n'ai pas encore aperçu les perfections. La laideur vaudrait mieux que sa manière d'être bien. La régularité de ses traits forme un ensemble trop exact. Ses cheveux noirs sont plantés avec une symétrie dont l'œil se lasse; son teint est d'une blancheur outrée; ses couleurs sont trop tendres pour une brune: sa taille est trop à l'Angloise. On trouve le son de sa voix d'une douceur enchanteresse; il n'est que faible. Son naturel prétendu est le comble de l'art: son esprit n'est que l'habitude de voir des gens qui en ont: sa sensibilité est de l'autre siècle. Elle chante et danse, comme si c'était son métier: que sait-on? peut-être..... Enfin, les apparences, mon éloignement pour elle, tout m'assure qu'elle n'est point faite pour habiter cette maison; et il ne faut point que je le témoigne; je serais suspecte; on me croirait jalouse de la tendresse inconcevable que Madame de Céléria lui marque, ou des empressements plus déplacés encore de Ximenès! C'est à vous que j'ai recours. Peignez sa figure; non comme on la voit ici, mais comme nous la voyons ensemble. Je vous contrarierai, pour que vous insistiez. Paroissez inquiète des bruits qui se répandent sur sa conduite et sa naissance: ayez l'air d'avoir entendu dire qu'elle a eu quelque intrigue en Angleterre, qu'elle n'est point faite pour les cercles choisis où on l'a transplantée: tout cela doit être. Plaignez-la, excusez-la; l'impression n'en sera que plus sûre: insensiblement elle produira son effet; il ne s'agit que de savoir l'attendre, et de la bien préparer. En ne précipitant rien, on n'échoue jamais. Vous sentez que je vous ferai des reproches, de croire et de répéter des fables: conseillez-moi alors de l'étudier davantage, et de chercher à la connaître mieux. Ce sera la censure indirecte de ce qui m'entoure, et peut-être ne sera-t-elle pas inutile: parlez sur-tout à mon père. Quoiqu'elle soit parvenue à l'enchanter lui-même, son adoration pour moi vous est connue. Faites-lui entendre que Stéphanie éloigne, de la fille la plus tendre, une mère que vous avez peine à reconnaître, depuis l'arrivée de cette petite personne; et, si ces moyens doux ne réussissaient pas, il en est d'autres..... La gaieté de Stéphanie, celle de ma mère; la joie de Fernand, car il en est au point de ressentir tout ce qui l'affecte, leur satisfaction me fait croire que Sidley ne s'est point donné la mort; qu'il s'est évadé, qu'ils en ont la certitude; et plusieurs circonstances réunies me confirment dans cette opinion. S'il était vrai, si je parvenais à le savoir, Stéphanie pourrait être forcée à rentrer dans l'obscurité qui lui convient. J'ai un projet; et, par exemple, tout ressentiment à part, ne serait-ce pas servir le Ciel, que de livrer un impie aux interprètes de sa loi? Que vous dirai-je, en un mot? fallût-il me porter à toutes les extrémités, pour n'entendre plus prononcer le nom de Stéphanie, pour qu'elle disparaisse de devant mes yeux; rien ne m'arrêtera. Il est important que vous tâchiez de pénétrer quels sont les sentiments de votre oncle pour cette maudite Angloise. Cet oncle, ce farouche Comte Félici, entraîné, tout comme un autre, vers elle, tombera dans votre dépendance, si vous devenez maîtresse de son secret: on ne parvient à avoir de l'empire sur ceux qui lui ressemblent, qu'en les enchaînant par leur intérêt. Sous le masque d'une gaieté continuelle, je réfléchis plus qu'on ne croit. A dix-huit ans, j'ai déjà beaucoup observé. Mettez à profit, pour vous-même, mes découvertes: secondez-moi. Je ne doute point de votre zèle; je l'attends de votre amitié. Huit jours encore à souhaiter votre retour, vont me paraître bien longs. Parlez, avant que je vous aie vue, afin qu'on ne soupçonne point notre intelligence. Débutez par vous plaindre à Ximenès, de la préférence que je donne, sur vous, à Stéphanie. Ne m'avilissez pas au point de laisser apercevoir que vous ayez la moindre alarme, ou que j'aie le moindre doute, sur ce qu'elle lui inspire; dites, au contraire, à ma rivale que Fernand m'aime avec une ardeur inexprimable: et que ne puis-je être sûre qu'elle l'adore, pour que, dans ce moment, son supplice, s'il se peut, surpasse le mien! Enfin, ma chère Eléonore, faisons justice. Adieu, comptez sur moi à jamais. P. S. Une Augustine, femme-de-chambre de Stéphanie, qui se croit impénétrable, a cependant laissé échapper le nom de la meilleure amie de sa maîtresse. En m'informant de ce qu'est cette autre Angloise qu'on appelle Clarence, je pourrai apprendre quelque chose de ce que je désire savoir. LETTRE XIX- De Clarence, à Stéphanie. Non, ma chère Stéphanie, non, il n'est point sorti de votre cœur, ce secret si cher, lorsqu'il a passé dans le mien: votre confiance en est la preuve; et je croirais vous offenser, en vous jurant de renfermer jusqu'à ma joie extrême: ô mon amie! quel jour sera jamais aussi fortuné pour moi, que celui où vous m'avez fait part de votre bonheur? Vous voyez d'ici ma surprise, mes transports, et cependant mes incertitudes. Sans la lettre de votre père, malgré la vôtre, malgré tout, en dépit de moi-même, j'aurais conservé des doutes accablants: je n'en ai plus. Stéphanie, vous êtes heureuse; j'espère le devenir. Que dis-je? Ah! pardonnez, si, vos vœux remplis, j'en forme encore! Je sais le prix inestimable du bien qui vous est rendu: mais que le sort est loin d'être quitte envers vous! Plus vous croyez le contraire, plus vous acquérez des droits sur lui, plus vous en avez sur mon cœur; et vous seule ignorez combien il sera injuste, si vous n'êtes pas l'objet de toutes ses prédilections. Alors, j'y consens, alors je ne souhaiterai plus rien: jusques-là, ne me demandez point la seule chose impossible à mon amitié. Madame de Norsey arrive: elle voit dans mes yeux, que c'est à vous que j'écris. C'est un plaisir qu'il ne tient qu'à moi de ne pas vous envier, s'écrie-t-elle;.... et aussi-tôt la voilà assise, une écritoire sur ses genoux: elle parle, griffonne, s'interrompt, me distrait, me querelle, m'embrasse, m'assure que je l'impatiente, que je l'étonne; qu'à cause de cela, elle m'aime; et puis se remet à écrire avec une rapidité...... Charmante femme! sous cette apparence légère, on ne peut être plus solide, plus discrète, ni plus sensible: elle n'est Françoise que par les grâces. Vous lui avez rendu justice, en lui accordant votre confiance: celle dont Madame de Céléria m'honore m'est précieuse. Soyez satisfaite; je lui suis, pour jamais, attachée. Sa tendresse pour vous, ses vertus, ses chagrins, tout lui répond de mes sentiments: ceux mêmes qu'elle conserve à Milord Rosemont, la rendent plus intéressante pour moi. Qui n'en serait attendri? Oseroit-on appeler un crime le penchant involontaire qu'elle s'est reproché? Sa conduite n'en a pas été moins estimable. Je la plains, et je l'admire: mais, mon amie, le récit touchant qu'elle vous a fait, ne me paraît point, comme à vous, devoir si fort nous effrayer. Je crois mon cœur à l'abri de toute autre impression, que celle de l'amitié. Parmi ce sexe, plus orgueilleux de ses vertus, que reconnaissant de nous les devoir, si j'ai distingué ceux qui préfèrent le charme réel de notre empire à la vaine usurpation du leur, nul ne m'a fait naître l'envie de le voir soumis au mien; et je ne souhaite que d'obtenir de Milord Clarence la grâce de ne m'engager jamais. Tel est le motif de ma sécurité: je la conserverais, même en aimant. Indifférentes ou prévenues, nous ne serons point coupables. Eh! pourquoi donc auriez-vous des craintes? les larmes du remord, ou celles qu'arrache la perte d'un ingrat, ne sont point faites pour vous. Sûre d'être adorée, de l'être toujours, au pouvoir d'un père incapable de vous contraindre, trop fière, trop délicate et trop sensible, pour que jamais un sentiment qui ne serait point votre gloire, puisse entrer dans votre cœur, s'il se donnait, il serait heureux; et vous en auriez, pour garant, le bonheur de celui qui s'unirait à vous. Il est, il est peut-être réservé à l'amour et à l'hymen réunis, de vous venger du sort. Je n'aurai pas du moins à gémir pour vous, de ces nœuds mal assortis, qu'avant l'âge où l'on peut réfléchir, tremblante de déplaire, ne sachant qu'être soumise, s'ignorant, ou n'osant rien prévoir, on accepte en aveugle; que bientôt, lorsqu'on est plus éclairée, mais lorsqu'il n'est plus temps, lorsque le fatal serment vous entraîne, et que la victime est livrée sans retour, suivent, hélas! les regrets, les désaveux du cœur, la peine d'être liée à des devoirs qui ne sont pas des plaisirs, la crainte d'un sentiment, et, s'il faut le combattre, l'effroi de ne pas triompher des alarmes, des tourments sans nombre, le malheur, nul espoir, tout ce qu'enfin vous n'éprouverez jamais. Voilà, même lorsqu'elle n'aimait rien, quelle a été la position de Madame de Céléria; mais ce ne sera, ce ne peut être la vôtre; et si vous formiez un lien, vous n'y seriez déterminée que par l'attrait. Qu'ils en sont cruellement punis, les parents qui ne le consultent point! Quels repentirs, que de chagrins ils se préparent! Quant à ceux qui, semblables au Duc de Médina, ne sont pères que d'un de leurs enfants, qu'en dirais-je? O Ciel!... je hais trop l'injustice et les tyrans, pour ne pas les écarter même de ma pensée. Vous verrez que l'auteur des jours de la Marquise aura transmis son caractère impitoyable à cette Florizene, qui ne devrait être fille de Madame de Céléria, ni destinée à Ximenès: décidément elle me déplaît, et vous voulez en vain le contraire. Faut-il vous reprocher votre éloignement pour Félici? Seroit-il injuste? Les inspirations d'une âme aussi honnête que la vôtre peuvent-elles la tromper? Ah! plutôt, votre songe même ne serait-il qu'un avertissement? Lui et Florizene armés contre vous? O mon amie, vous ne m'avez jamais connue faible, ni crédule; mais soyez en garde contre eux. Eh! mon Dieu! Madame de Norsey n'entend plus raison: elle vient de finir sa lettre; elle veut qu'elle parte, avec la mienne: c'est à vous qu'elle écrivait. J'aurais encore mille choses à vous dire; mais elle m'entraîne: on joue une pièce nouvelle; il lui plaît d'y aller. Quoi! vous quitter déjà, et ne point savoir quand ce cruel procès, qui me retient, finira! On dit que presque toute ma fortune en dépend; mais c'est votre absence qui me le rend si pénible. Adieu, adieu, ma plus chère amie! LETTRE XX. De Madame de Norsey, à la même. Charmante Miss, votre bonheur m'enchante, et ne m'a point surprise: mon cœur le pressentait. Clarence, au contraire, n'espère point ce qu'elle souhaite, et s'afflige de tout ce qu'elle craint: elle n'a que ce défaut; mais je le trouve essentiel, puisqu'il trouble sa félicité. Par exemple, au premier mot de votre lettre, moi, je savais tout, et elle doutait encore!.... à présent, ne voilà-t-il pas qu'elle me prie de ne lui rien dire, pour qu'elle soit toute entière au plaisir de causer avec vous? Si elle croit m'aimer autant qu'elle vous aime, assurément elle se trompe; si je n'étais que sensible, elle me paraîtrait fort coupable. Je ne m'en prends qu'à vous, qu'à cet attrait que vous possédez, auquel on ne résiste point; et il faut bien, malgré que j'en aie, y céder avec l'univers. Vous nous saurez gré, s'il vous plaît, de la peine que nous nous donnons pour garder votre secret, c'est-à-dire, pour cacher notre satisfaction. Clarence, en vraie héroïne de l'amitié, n'ose sourire que quand nous sommes seules: cependant, on la trouve si belle, depuis quelques jours, qu'on lui demande si vous êtes plus heureuse. Elle jure que non. Moi, d'un air chagrin, je me joins à elle; et comme cet air-là ne me va point du tout, on me croit davantage. Je ne reviendrai point sur des offres dont le refus ne pouvait être adouci que par vos regrets obligeants. Mes vœux ne me donnent point de droits à l'importunité: mais, aimable Stéphanie, s'il arrivait qu'un jour les lieux où vous êtes, vous devinssent moins agréables, daignez, en choisissant ceux que j'habite, et l'asile de l'amitié, payer la mienne du retour qu'elle mérite. Je n'ai pas encore eu la force d'annoncer à Clarence mon prochain départ. Une mère que j'aime, désire mon retour; mon cœur se doit à son empressement, et il le partage; mais il m'en coûte, pour m'éloigner d'une amie. D'ailleurs, je dirai adieu le plus gaiement du monde à vos fameux Anglois. Je n'aime point des penseurs prétendus, qui comptent leurs femmes pour rien, qui les consultent peu, qui les écoutent à peine, et les négligent toujours: s'ils y reviennent, c'est par désœuvrement, et pour remplir les vides de leur rage de politiquer, qui m'est insupportable. Elles ont beau être jolies, on leur préfère les papiers publics, et les sublimes entretiens des cafés. Londres, à moi, ne me conviendrait point du tout. Franchement, ôtez-lui la gloire d'avoir fait naître vous et Clarence, l'orgueil de votre patrie n'a pas trop de sens commun. Pourquoi cette admiration exclusive dont elle est possédée? Des vices et des vertus, c'est l'histoire de tous les pays, et celle de l'Angleterre, comme du reste du monde. Pourquoi tant d'ostentation, si peu d'aménité, et la petite manie de se croire supérieurs? Dans les trois Royaumes, le peuple s'assomme, les Grands s'enivrent, les femmes s'ennuient: tout cela est fort sot et fort ridicule. Sérieusement, pour nous apprécier, sur-tout pour nous amuser et nous plaire, vivent les François (1)! Aussi toutes les nations raisonnables les prennent pour modèles (2). Leur galanterie (3) donne le ton: la beauté leur donne des lois; ils ne sont vaincus que par elle: rien ne manque à leur gloire qu'un peu plus de constance; et tant mieux encore! Grace à leur légèreté charmante, ils ne sont guère plus inquiétant pour mon repos, que vos tristes compatriotes; et je croirais le vôtre très en sûreté au milieu d'eux. Mais tenez, belle Stéphanie, la fierté espagnole, soumise par l'amour, par vos attraits et vos vertus, ne serait-elle point infiniment redoutable? Mon Dieu! je l'avoue, un sérieux tendre, une galanterie mystérieuse, une passion qui ne se décèle qu'aux yeux qui l'ont fait naître, qui s'exprime par des chants magiques, des concerts nocturnes, des soins enchanteurs, tout cela serait très-propre à me tourner la tête. Oui, encore une fois, vous êtes sous le charme: défiez-vous-en: si peu d'hommes sont dignes de vous intéresser!.... Je n'irai point vous voir en Espagne: je tiens trop à cette insensibilité qui me rend heureuse, et que l'hymen n'a fait que fortifier. Veuve depuis deux ans, liée, pendant trois, à un époux jeune, aimable, mais qui ne savait pas aimer, qui ne devait pas l'être; si ses inconstances continuelles me révoltaient, jamais, du moins, elles n'atteignirent mon cœur; et le regret de sa perte est l'unique sentiment que je lui aie accordé. Cependant, sa conduite avec moi m'éclaira sur les dangers d'un engagement. La seule Clarence, jusqu'à ce jour, a été instruite de ses torts; et, sans hésiter, je vous en fais l'aveu, pour que ces hommes si sujets à l'infidélité et aux trahisons, n'en imposent point, par des dehors séduisants, à votre âme peu faite pour soupçonner l'imposture. Je ne répondrais que de l'honnêteté d'un seul; et il est mon frère: mais malheureusement, ce frère, mon meilleur ami, ce Chevalier de Rosenne, qui brûle du désir de connaître Clarence, est sans fortune; et je l'ai empêché de me suivre près d'elle. Pour cet article, et peut-être pour quelque autre encore, elle ne verra point ma lettre. Je suis bien plus sensée qu'elle ne l'imagine; mais de sa vie elle n'a été aussi loin d'en convenir, que dans cet instant. Je l'oblige (il n'y a point de résistance, de sa part, qui tienne) à venir entendre avec moi une Tragédie dont on n'a point d'opinion: il n'y a que l'amant, qui se tue au dénouement; et l'on craint que la princesse ne se console. Les ennemis de cet ouvrage, pleins d'un noble enthousiasme, comptent, si la pièce ne tombe pas, à leur fantaisie, insulter ceux qui n'en penseront point de mal, jeter des oranges à la tête des acteurs, et signaler ainsi leur amour des Lettres et de l'humanité. Si elle me touche, comment ne pas applaudir? Dieu sait ce qui m'en arrivera.. Adieu, belle Stéphanie. LETTRE XXI. De Florizene, à Eléonore. Vous n'imaginez pas (je m'en flatte, au moins) que votre découragement puisse me gagner; mais il a droit de me surprendre. Comment est-il possible qu'un léger contre-temps suffise pour vous abattre, que les obstacles vous intimident ou vous arrêtent; qu'enfin vous soyez dans une telle dépendance des moindres événements? Eh! quand il serait vrai, comme vous le pensez, que notre conversation eût été entendue de Félici, soit qu'il sache ou qu'il ignore nos projets, en supposant même qu'il cherche à les renverser, où voyez-vous la possibilité qu'il y réussisse? Rien, d'ailleurs, ne me semble plus facile, que de l'attirer dans notre parti, de lier ses intérêts aux nôtres, et de lui faire croire qu'il n'agit que pour les siens. A quoi lui servira sa longue expérience, et sa profonde étude dans l'art de feindre, si la nature nous en a plus appris? Je ne vous demande plus s'il aime? Il m'était essentiel de le pénétrer; j'en ai la certitude: c'est en lui apprenant tout ce qui se passe dans son cœur, que je le forcerai de se réunir à nous. Je puis échouer; mais seule dans l'univers, mais abandonnée de vous-même, je ne renoncerai pas pour cela au soin de ma vengeance. Mon âme ne connaît point la crainte; si vous lui êtes soumise plus qu'à l'amitié, où sont donc les rapports entre vous et moi? rapports que j'avais cru voir, qui fondaient notre liaison, ma confiance, la différence que je faisais de vous au reste de mon sexe, qui ne sait se rendre supérieur aux lois, aux préjudices, ni aux revers, qui gémit de ses entraves, et les porte; de ce sexe toujours opprimé, toujours par sa faute, et qu'à ce titre, je ne plains ni n'estime. Je me rappelle, ainsi que vous, d'avoir entendu quelque bruit, près du bosquet où nous étions hier: les informations que vous avez prises, vous persuadent que ce ne pouvait être que Félici; et, selon vous, tout est perdu. Que diriez-vous donc, si je m'en applaudissais? D'abord, il n'a pas été question de lui; et tant mieux, pour le besoin que nous avons qu'il nous serve. Peut-être ne se croit-il point un rival tel que Ximenès: instruit de tout, s'il nous a écoutées, il lui importe d'éloigner Stéphanie de la maison où nécessairement elle le voit sans cesse; et ne doutez point qu'il ne me seconde. J'aimerais mieux, j'en conviens, qu'il ne sût point ce que nous méditons contre Sidley: adorateur de la fille, il pourrait être l'appui du père; mais nous en serons quittes pour lui promettre ce qu'il voudra; et bientôt, si elle rejette ses vœux, (je le connais) il en deviendra le persécuteur; je le presserai de se déclarer, pour qu'il soit plutôt leur ennemi; enfin, s'il ne m'appuyait pas, selon mon attente, malgré sa toute-puissance, je ferai parvenir, sans qu'il puisse m'en empêcher, tous les avis les plus propres à l'exécution de mes projets. Je n'entends rien à vos alarmes. Le succès de nos premières tentatives a surpassé mon espoir. Déjà Fernand est jaloux: en insinuant que Stéphanie avait beaucoup de sensibilité, nous lui avons fait entrevoir que ce certain Milord Rosemont, qui ne place pas mieux son cœur qu'il n'a régi sa fortune, intéresse vivement l'Angloise. Vos remarques à ce sujet, qui me paraissent très-justes, et qui le désespèrent, produisent des merveilles: déjà il évite de la voir, et presse mes parents, pour fixer le jour qui doit nous unir; déjà, Madame de Céléria, à qui mon père, d'après ce que vous lui avez dit, aura reproché, sans doute, de négliger sa fille, a eu avec moi un épanchement d'âme qui m'a touchée moins qu'elle. L'éloge de Stéphanie, confondu avec le mien, m'a dispensée de la reconnaissance; et je suis plus que quitte avec la Marquise, puisque j'ai répondu à ses caresses. Cependant, on me croit enchantée de Stéphanie; et nous n'avons rien concerté, qui n'ait eu son effet. Rassurez-vous donc, ma chère Eléonore; ne vous faites point une peine de l'éloignement que vous marque Ximenès, depuis que vous lui avez peint, sans la flatter, l'idole qu'il encense. Avant de la connaître, il vous distinguait; il était juste, et il le redeviendra, quand nous serons parvenues à le désabuser. Je parlerai à Félici, dès que je trouverai un moment favorable, et je l'attendrai peu; je saurai le faire naître. Sur-tout je vous exhorte à vous défaire d'une foule de petites appréhensions, qui livreraient vos jours à des incertitudes et des inconséquences continuelles. Je sais haïr, autant que je sais vous aimer: ayez, s'il vous plaît, la même stabilité, le même courage, et les mêmes sentiments. Adieu. LETTRE XXII. De Stéphanie, à Clarence. Oui, oui, ma Clarence lira toujours dans mon âme. Je connais son amitié; je suis sûre de sa discrétion; ma confiance et mes sentiments lui sont dus: mais, combien cette même amitié vous abuse! Si j'ai des droits aux prédilections du sort, ce sont vos vœux qui me les donnent; et, pour moi, je me trouve loin de borner les miens, quand je ne désire que le bonheur de ceux que j'aime: il suffit à mon cœur. Eh! pourquoi me parlez-vous d'hymen et d'amour? Dans ma position actuelle, l'une et l'autre me sont si étrangers; moi, heureuse par eux! moi!..... Ah! mon amie! vous oubliez donc à quel point vous me vîtes redouter un époux! Tous faisaient naître mon effroi, avant même d'avoir à objecter (pour n'en accepter aucun) la privation de cette opulence, et de ce faste que je ne veux devoir à personne. La médiocrité de ma fortune n'a point changé mon cœur; chaque jour, il s'affermit dans la résolution de se garder à vous, à un père, à tous les sentiments auxquels il se doit: s'ils font couler des larmes, c'est du moins sans remords, sans honte, sans ces combats douloureux, dont la Marquise, j'en suis certaine, aurait fait passer le trouble dans votre âme, si elle vous avait peint, comme à moi, ce qu'elle a ressenti. O ma chère Clarence! votre sécurité m'étonne; et les inquiétudes de Madame de Norsey me surprennent. Vous me croyez inaccessible à toute impression qui pourrait faire mon malheur: je le crois aussi, je le souhaite, je m'en flatte; mais, en répondre, me paraîtrait aussi déraisonnable, qu'il l'est peut-être à votre charmante amie, de me trouver en danger, par la seule raison que j'habite l'Espagne. Rien de ce qu'elle imagine n'est à craindre pour mon repos. S'il existe en ces lieux des êtres redoutables, si l'on y rend des soins tendres, empressés, touchants, ce n'est pas à moi qu'ils s'adressent. Deux amants, dignes, sans doute, l'un de l'autre, et prêts d'être unis; voilà ce qui frappe mes yeux, ce que je vois, à toutes les heures, à tous les instants du jour. J'ignore pourquoi je ne serais pas tranquille. Ah! soyez-en sûre; quoique Fernand paroisse aimer Mademoiselle de Céléria, plus encore qu'il ne faisait, je puis être aussi calme, au milieu de leurs amours, que je le serais, sans doute, parmi les légers concitoyens de Madame de Norsey. Ses alarmes, si précieuses pour moi, par leur motif, ne sont donc nullement fondées: mais je vais lui répondre (1), la remercier, la contrarier peut-être; et elle n'en sera que plus charmante. Vous ne sauriez croire à quel point Florizene est curieuse de savoir qui vous êtes? Une de ses parentes, qui ne fait grâce à qui que ce soit, des détails de la passion de Fernand pour Mademoiselle de Céléria, ni de l'éloge de Félici, dont elle est nièce, cette jeune personne, qu'on appelle Eléonore, m'a fait, sur votre compte, des questions incroyables. Milord Rosemont, qu'assurément elle est loin de croire l'auteur de ma naissance, l'occupe aussi beaucoup: elle est souvent tentée de le désapprouver. Vous jugez si mon cœur s'y oppose, et si Madame de Céléria se joint à moi. Toutefois, et vous en serez surprise, Fernand, son libérateur, (qui croit n'être que celui de Sidley) Fernand, le plus généreux des hommes; eh bien! je m'aperçois, avec peine, qu'il souffre, et qu'il se contraint, lorsque Madame de Céléria et moi nous nous réunissons pour le justifier. Concevez-vous cette excessive austérité de mœurs? est-elle donc faite pour un aussi beau caractère que le sien? Ceux dont les torts sont rachetés par des vertus, ont des droits à l'estime, à l'intérêt: je lui dirais même que l'indulgence est le devoir, et plus encore l'attrait d'une âme noble, si, depuis quelque temps, il n'évitait les occasions de me parler. Ainsi, je me borne à louer, en sa présence, la sensibilité que marque Félici, lorsqu'il est question des malheurs du père le plus aimé, et, à mes yeux, le plus digne de l'être. O mon amie! comment se peut-il que Félici soit plus porté à plaindre quelques erreurs vivement senties, et cruellement expiées, que Fernand? et d'où vient suis-je si prévenue contre l'un, qu'il me soit pénible de faire à l'autre un pareil reproche? Adieu, adieu, ma chère Clarence; votre procès m'inquiète; votre absence, et celle de mon père, me sont insupportables. Incertaine de son sort, je sens que mon bonheur n'est point tel que je me plaisais à le croire. La joie si pure et si vraie, de ce qu'il m'était rendu, me faisait illusion sur tout le reste. Mes craintes renaissent; ma tranquillité s'évanouit, et je m'étonne d'avoir pu me trouver si heureuse. LETTRE XXIII. De Dom Fernand Ximenès, à Dom Lope. Quoi! vous pouvez différer de me répondre? Ah! Dom Lope, ne fût-ce que par égard pour mes inquiétudes, dites-moi que votre santé se fortifie, que votre amitié ne s'affoiblira point, que vous partagez ce que je souffre, que vous approuvez ce que je sens, que du moins ma confiance, et jusqu'à mes reproches, vous ont intéressé: j'ignore si je les ai mêlés de quelque amertume, jusqu'où j'ai porté la franchise, à quel point enfin m'a pu entraîner l'excès d'une passion, contre laquelle mes efforts, vos avis, le Ciel et toutes les puissances de la terre se seraient réunis en vain, sans la lumière fatale qui ne me laisse que mon désespoir.... Je ne me rappelle, de la lettre que je vous ai écrite, que le serment d'aimer, d'idolâtrer Stéphanie: ai-je encore d'autre idée distincte que la sienne? Mais, eussé-je avec vous des torts; dans une âme telle que la vôtre, l'amitié est généreuse; elle est indulgente; et, plus que jamais, ma position vous en fait un devoir. O Dom Lope! c'était peu de n'être point aimé, de ne devoir point aspirer à l'être, le dernier des supplices, celui de la jalousie, manquait à mes maux; je l'éprouve. Je paierais de ma vie, le bonheur de me croire injuste; et la pensée que je puis l'être, m'accable. Hélas! mes craintes ne sont que trop fondées: cette certitude affreuse me guérira de mon amour. Ah! bientôt, je l'espère, bientôt vous n'en douterez point, et déjà je me sens assez calme, pour vous faire le récit de mes cruelles découvertes. J'étais, il y a quelques heures, avec Madame de Céléria et sa fille: Eléonore, intime amie de Florizene, parlait sans discontinuer, et sans que je l'écoutasse. Le nom de Stéphanie (quel empire elle avait sur moi!), en pénétrant mon cœur, ramène mon attention. Eléonore, dont je ne me pardonne point d'avoir pensé autrefois trop avantageusement, l'odieuse Eléonore loue sa figure, son esprit, son maintien et tous les charmes qu'elle possède, avec des restrictions ridicules. Madame de Céléria toujours vraie, toujours adorable, sur-tout (eh bien! oui, j'en conviens; puis-je cesser d'être juste?), sur-tout depuis qu'elle connaît l'être le plus charmant, le plus parfait qui soit sorti des mains de la nature; Madame de Céléria, dis-je, confond Eléonore, en peignant Stéphanie: Florizene se joint à sa mère; le vieux Céléria lui-même en parle avec cet enthousiasme qu'elle n'inspire que trop à tous ceux qui la voient: Eléonore, seule avait fini par dire, qu'en effet, à beaucoup d'égards, elle trouve Stéphanie bien, et même très-bien. Un tel éloge, tant d'injustice, de prévention ou d'animosité m'indignerent, et devraient révolter l'homme le plus indifférent. Figurez-vous, s'il est possible, la beauté surpassant même les efforts de l'imagination, tout ce qui fait naître le délire, et tout ce qui lui en impose; la simplicité d'une Bergere, la taille d'une Nymphe, l'air d'une Divinité, les grâces unies à la décence, à la noblesse, à ce charme touchant qui triomphe des mortels les plus insensibles, mille autres attraits, qu'un rival trop fortuné ne me fera pas haïr, que dans les jours de mon ivresse j'enviais à tous les yeux, qu'à présent encore je n'ose vous peindre, que je ne pourrais détailler à vous-même, sans en devenir jaloux: elle seule enfin ignore ses avantages. A dix-sept ans, elle sait cultiver son esprit, sans chercher à le montrer. Sa conversation enchante; sa modestie et sa douceur attirent: sans se croire indulgente pour les autres, personne ne l'est autant; et il n'y a point de talents aimables, qu'elle ne joigne à une figure et à une âme céleste. Jamais, jamais, je ne souffrirai que l'on vous outrage, chef-d'œuvre de la nature, trésor que j'idolâtrais, trésor d'un autre, qui ne deviez appartenir qu'à moi!... Je dus être furieux contre la détestable Eléonore. Florizene, quoiqu'en la désapprouvant, cherchait en vain à l'excuser. Au fond de mon cœur, (et bien injustement, sans doute), je l'accusais elle-même: je lui faisais un crime de ce que venait de dire son amie. Mais, combien la cruelle est vengée! Non: quel-que mépris que j'aie pour sa façon de penser et de voir, quelqu'envieuse qu'elle puisse être, quelque aversion qu'elle m'inspire, elle n'aurait pas eu la barbarie d'enfoncer le poignard dans mon cœur, si elle y avait lu le fatal secret qui n'est connu que de vous seul. Toutefois, en rougissant du dépit de se voir contrariée, elle m'assura que mes sentiments pour Florizene rendaient mon zèle admirable, en proportion de son désintéressement; qu'elle voudrait seulement que l'objet m'en fût connu davantage, pour m'admirer encore plus; qu'elle voudrait sur-tout que l'opinion du public justifiât la mienne, et qu'il ne prêtât point à Stéphanie un peu trop de sensibilité pour sa gloire, et l'honneur de ses apologistes. Un regard sévère de Madame de Céléria l'empêcha de poursuivre. Je ne sais ce que j'allais répondre; j'étais hors de moi. Stéphanie arriva dans cet instant; à son aspect, je ne songeai plus à Eléonore, à ses insinuations perfides, à ses imputations coupables: mon cœur les rejetait. Je voyais Stéphanie, et je ne voyais plus qu'elle. Le vieux Céléria lui fait des questions sur l'Angleterre, sur les personnes qu'il y connaît, sur les sociétés où elle y vivait. Mon père, reprit-elle, une aïeule que j'adorais, que je pleure, et une amie digne de tout mon attachement, sont presque les seuls êtres que j'y aie distingués: j'évitais les autres. Cette amie ne s'appelait-elle point Clarence, demande Florizene? -- Et qu'est-ce, s'il vous plaît, que cette Clarence? Une des plus belles et des plus intéressantes personnes du monde, répond Stéphanie. La Marquise s'étonne de la curiosité de sa fille; et avec raison, la trouve très-indiscrète. Le nom de Clarence rappelle au Marquis un Milord Clarence, qu'il a vu autrefois. Comme il a le bon esprit d'aimer les Anglois, il fait l'éloge de ceux avec qui il a été lié; il nomme enfin, (tous mes sens se soulèvent, à ce nom odieux,) il nomme Milord Rosemont, un des plus grands Seigneurs de l'Angleterre, et des plus aimables, dit-il, jadis le plus riche, mais, par son inconduite, malheureux et ruiné. Stéphanie se trouble; et même il me sembla que Madame de Céléria n'était pas tranquille: l'une et l'autre, moins agitées, auraient aperçu mon désordre. Le Marquis continue de désapprouver Rosemont. Stéphanie alors prend la parole, avec une vivacité, une action, une sorte d'attendrissement, que mon cœur ne sut que trop bien interpréter: ce fut pour lui le trait mortel..... Hélas! sans cette Eléonore, je n'aurais peut-être attribué qu'à la générosité seule son empressement à justifier Rosemont. A l'entendre, les qualités que l'on aime, et toutes celles que l'on doit estimer, cet Anglois qu'elle ose plaindre lorsqu'elle daigne s'y intéresser, ce Milord les réunit: s'il eut quelques torts, il est digne de les réparer.... Dieu! et je conservais quelques doutes! Non, je n'en ai plus. Vous connaissez donc infiniment Milord Rosemont (1), interrompt Eléonore? Stéphanie embarrassée tâche de se remettre. Attentif à tous ses mouvements, j'aperçois son embarras: il redouble, lorsqu'elle ne peut plus ne pas voir à quel point j'en suis confondu. Eléonore était triomphante. Un sourire échappe alors à Madame de Céléria; et je ne sais quel air d'intelligence entre elle et Stéphanie, achève de me confirmer mon malheur. La Marquise possède sa confiance; pourrait-elle approuver ses sentiments?.... Rosemont cependant est aimé; tout le prouve, jusqu'à ses égarements, qui le rendent plus cher. C'en est donc fait; mon sort est à jamais décidé. Quoi! l'amant qui l'adorait, qui n'eût vécu que pour elle, le seul peut-être digne de la toucher, ne lui inspirera jamais que de l'indifférence! un autre lui plaît!... Elle serait à lui!... Un autre!... Il ne l'obtiendra qu'en m'arrachant la vie.... Epargnez-moi les reproches: je le sais trop; je les mérite tous. Ai-je, sur son cœur, quelques droits? Ceux que mon amour me donne, (qu'il est loin d'être affaibli!) elle doit les ignorer: en fût-elle instruite, y fût-elle insensible, je n'aurais pas même celui de me plaindre. Il faut perdre le souvenir de tant de charmes: il faut..... Je vais presser le jour qui doit m'unir à Florizene. Ce jour horrible, eh bien! il est devenu l'objet de mes vœux. Peut-être trouverai-je, jusques dans les maux de l'hymen, un appui contre l'amour. En un mot, je suis déterminé: le devoir est mon seul refuge... Que dis-je? en est-il où l'on échappe à son cœur? Eh! que peut se promettre un infortuné, se supportant à peine, ne s'appartenant plus, s'abusant lorsqu'il croit pouvoir se guérir, ne l'espérant point, ne le voulant point, que l'honneur, l'amour, ses vœux secrets, ses promesses inconsidérées tyrannisent à la fois, qui n'envisage que le malheur, pour prix des sacrifices qu'il s'impose, et qu'un ami même ne peut plus qu'affliger, soit qu'il condamne ses sentiments, ou qu'il ressente ses peines?.... Que je le haïrais, ce Rosemont, s'il n'était pas opprimé par le sort! Mais j'ai vu Stéphanie s'attendrir sur sa position: l'envier ne me suffit point; si je pouvais le servir!.... Eh! que sais-je? Peut-être lui serait-il indifférent à elle-même, sans la compassion, cette vertu si naturelle à son âme, et si bien faite pour elle.... Hélas! en vain je voudrais m'abuser: mon désespoir ne me laisse point d'incertitude...... Soyez satisfait: dans peu, les nœuds de l'hymen uniront à Florizene le sort déplorable de votre malheureux ami. LETTRE XXIV. De Stéphanie, à Clarence. Ah! Clarence, quelle était mon erreur! Connoissez mes regrets et mon injustice: je ne puis vous désabuser trop tôt. Vous avez dû croire Fernand peu sensible aux peines, au repentir, aux vertus de Milord Rosemont, le désapprouvant jusqu'à la rigueur, ne pouvant souffrir qu'on l'excusât, très-loin, sur-tout, de chercher à le servir. C'est ainsi que je vous ai peint celui qui mérite mon estime, ma reconnaissance; et sachez tout ce qui aggrave mes torts. Sachez que l'Espagne entière l'admire, que l'on n'entend que son éloge, que l'on ne voit en lui rien qui ne justifie l'enthousiasme: et moi, moi seule, j'ai pu le juger si mal! devais-je donc interpréter contre lui son silence? Ah Dieu! et ce fut le prix de ses bienfaits! Rendre un père à Stéphanie, les sauver avant de les connaître, se déclarer leur protecteur, s'oublier lui-même, s'exposer pour eux, conserver leurs jours, et ce qui est bien plus encore, ressentir leurs tourments, telle a été sa conduite: et toutefois, après tant de marques de générosité, d'intérêt, de grandeur d'âme, après tant d'obligations, quelle en a été la récompense? Un soupçon outrageant: et je l'ai fait passer dans votre âme! et la mienne, une seule fois coupable d'ingratitude, l'a été envers lui! Tout m'accuse, oui, tout: déjà vous en êtes sûre; et, s'il vous en fallait de nouvelles preuves, je vais vous les donner. Dona Almanza, de qui je les tiens, était avec moi, il n'y a que très-peu d'instants. Je lui faisais part, comme à vous, du sérieux inconcevable de Fernand, chaque fois qu'Eléonore prononçait le nom de mon père, c'est-à-dire, celui sous lequel on le croit étranger à Stéphanie, celui, en un mot, de Rosemont. Je disais à Dona Almanza ce que je vous ai mandé, et voici ce que j'en ai appris. Un Négociant Espagnol, correspondant de presque toute l'Angleterre, et ami intime de Dom Almanza, l'avait beaucoup questionné sur les lieux qu'habitait Rosemont. Il ignorait qu'il était le même que Sidley, ainsi que tous ceux qui l'avaient vu en Espagne; il ne soupçonnait pas même ce secret: mais, sachant que son ami connaissait parfaitement l'Angleterre, il pensait que lui seul pouvait l'informer de ce qu'il désirait savoir. Dom Almanza ne répondit à ses demandes, qu'en l'assurant que Milord Rosemont avait disparu, et que toutes les lettres qui arrivaient de Londres, lui en confirmaient la nouvelle. Mais, comme Almanza l'interrogeait vivement sur les motifs qui le rendaient si curieux d'instructions au sujet de Milord, c'est, lui répondit-il, que je suis chargé de lui faire une restitution considérable, de la part d'un homme qui ne se nomme pas. Enfin, la conversation tomba sur Dom Fernand Ximenès; et le Négociant, alors, en fit l'éloge avec une chaleur, et un attendrissement qui l'amenèrent, malgré les défenses qu'il en avait reçues, à confier à son ami, que la prétendue restitution déposée entre ses mains, et destinée à Milord Rosemont, lui avait été remise par Ximenès; qu'il avait même évité de se découvrir à lui, se contentant de lui recommander de n'épargner nuls soins, nulles démarches, aucunes tentatives, pour qu'un bien qui appartenait à Milord Rosemont, lui parvînt, sans que jamais il sût par quelle voie. Jugez des transports d'Almanza, qui, sous cette feinte restitution, démêla bientôt la délicatesse du bienfait. Concevez ce que je devins en l'apprenant. Ah! mon amie, que Madame de Norsey ne dise plus, et sur-tout qu'elle ne pense jamais, qu'il n'existe qu'un seul homme, digne d'être excepté de son sexe, et distingué par le nôtre. Fernand a tant de vertus, que ses titres, son esprit, et les agréments de sa figure, disparaissent devant elles. Comment donc se peut-il que Mademoiselle de Céléria ne s'entretienne jamais que de son origine, des richesses qu'il possède, des honneurs auxquels il est fait pour parvenir, et de l'éclat emprunté qui l'environne; tandis que, fût-il sans fortune, sans naissance, n'eût-il à lui offrir d'autre bien que son cœur, d'autre considération que celle qui tient à sa personne; unie à lui, elle aurait tout. O ma chère Clarence! ainsi que vous et Madame de Norsey, deviendrai je injuste envers Florizene? Elle est adorée de Fernand: quel éloge peut égaler celui-là? Vous voulez cependant que je sois en garde contre elle et Félici! Je n'y suis que trop portée. Ne confirmez pas en moi un sentiment que la reconnaissance m'oblige de combattre. Il faut bien vous le dire: les assiduités de Félici chez Madame de Céléria, me sont presque aussi désagréables que si j'en étais l'objet: j'espère que je n'y ai nulle part. Ce n'est sans doute qu'un effet de mon malheur, s'il s'attache à me suivre; mais combien il m'en coûte pour supporter sa présence, et sur-tout depuis que j'ai fait à Fernand, si supérieur à lui, l'injure de le croire moins généreux! Je ne puis me pardonner ce que m'inspire Florizene: ce n'est jamais qu'avec le secours de la réflexion que je pense du bien d'elle. Quoi! malgré mon attachement pour Madame de Céléria, j'ai peine à aimer sa fille!... Hélas! mes chagrins auraient-ils changé mon caractère! La Marquise me fait prier de passer dans son appartement: que va-t-elle m'apprendre?.... Peut-être l'union de Mademoiselle de Céléria et de Fernand est-elle devenue plus prochaine, et que l'on veut m'en faire part. Eléonore, toujours confiante à l'excès, ne me parle que de leur impatience: je connais, d'ailleurs, celle de la Marquise, et j'ai dans l'idée.... Mais on m'attend: il faut, ma chère Clarence, il faut m'arracher à vous. LETTRE XXV. De la même, à la même. Le mariage de Florizene est fixé; avant trois jours, elle sera, pour jamais, la compagne, l'épouse..... hélas! et que ne puis-je dire, le bonheur de Fernand! Je ne me trompais point dans mes conjectures: c'était, pour m'entretenir de sa joie, que Madame de Céléria me demandait. Sa fille triomphante, enchantée, était près d'elle. L'approche de l'heure redoutable, où elle va contracter un engagement que la mort seule pourra rompre, semblait ne mêler aucune crainte à sa félicité: quoi! pas même l'effroi de survivre à celui qui lui est cher, ou à la perte de son cœur! Pour moi, je l'avoue, tout ce qui intéresse la Marquise, a des droits sur le mien; sa satisfaction me touche: mais la seule idée d'un lien qu'on ne peut briser jamais, dût-il vous accabler de douleurs!... cette idée affreuse me causait un saisissement qui m'étonnait moi-même. Puisse, ô Ciel! puisse Fernand être toujours heureux! Eh! peut-on en être plus digne? Je ne puis vous dire le trouble et la tristesse où m'a laissée l'air sombre, et presque le désespoir, avec lequel il a reçu le compliment que je viens de faire. Il était près d'entrer chez Madame de Céléria, lorsque j'en suis sortie: en me voyant, il a hésité, frémi; j'ai frémi moi-même; j'ai craint qu'il ne lui fût arrivé quelque malheur; enfin, il m'a présenté une main tremblante; je n'osais l'accepter, ni la refuser. Croyez, lui ai-je dit, que la nouvelle que j'apprends, dès qu'elle comble les vœux de mon libérateur, satisfait les miens, et que je souhaite ardemment qu'il soit le plus heureux des hommes. Moi! s'écrie-t-il, moi! .... Ah! Miss, Miss; dans l'univers entier il n'existe qu'un seul mortel aussi fortuné que je suis misérable. Vous, Fernand! ai-je répondu avec le plus vif effroi! Ah! quelle peine peut donc être la vôtre? Vous aimez, et sûrement vous l'êtes. Je le suis, m'a-t-il répondu, avec une sorte d'égarement; je le suis... Eléonore alors a paru: il s'est éloigné; et moi, avant de pouvoir reprendre ma lettre, je suis restée quelques moments immobile, ne pouvant ni concevoir ce que je venais d'entendre, ni me remettre de l'agitation qui en devait être la suite. Il se pourrait que Florizene ne l'aimât point..... que son affliction m'est douloureuse! Quel est donc ce mortel, dont il envie le sort? Ah! Fernand, Fernand! qui pourra prétendre au bonheur, si vous êtes infortuné? Non; il n'est pas possible que vos sentiments soient payés d'ingratitude: c'est l'excès de votre amour qui vous abuse; et Florizene, moins sensible que vous, peut-être, le deviendra autant, puisqu'elle va vous appartenir. Adieu, mon amie; je n'ai pas la force de m'entretenir plus long-temps, même avec vous. LETTRE XXVI. De Dom Fernand, à Dom Lope. Frémissez!.... mon malheur est au comble; vos conseils m'ont perdu. Je vais prononcer le serment le plus coupable, puisque mon cœur l'abhorre. Non; Ximenès, jadis votre ami, et qui en fut digne, n'est plus, hélas! qu'un insensé, que ses promesses désespèrent, à qui tout est odieux, qui vous connaît à peine, qui ne se connaît plus, détaché de la vie, de l'amour, de l'amitié, de la gloire, de vous, de Stéphanie même..... De Stéphanie! ah! malheureux! que dis-je? Par-delà le trépas, seul bien que j'attends, mon amour subsistera; elle en sera poursuivie; je serai vengé de son indifférence pour moi, de ses sentiments pour un autre: cet autre n'aura point mon idolâtrie; elle ne sera point heureuse..... Barbare Ximenès! tu peux soutenir cette pensée. Stéphanie! être céleste, j'ai dû vous adorer, et non me flatter d'aucun espoir: mais, puisque votre cœur ne peut être à moi, du moins, hélas! du moins, ne soyez pas assez cruelle, pour me parler de bonheur. Je le sens; sa générosité me tue. Depuis quelques mots qui me sont échappés dans un moment où je n'étais plus à moi, quoiqu'elle ait attribué à Florizene le trouble où elle m'a vu, mes malheurs, dont elle ignore l'excès et la cause, paraissent la toucher. Eh! que ne m'accable-t-elle plutôt de sa haine? ce serait abréger mes tourments. Demain, demain, est le jour fatal; demain, je serai à Florizene. Stéphanie, elle seule, me livre aux horreurs d'un tel supplice!... Jamais je n'eusse consenti à cet engagement, si son cœur n'eût été qu'insensible. Ai-je pu m'y résoudre, le solliciter, le vouloir? Qu'ai-je fait?.... Adieu, Dom Lope; je suis et je serai le plus infortuné des hommes. P. S. Je ne vous recommande point de cacher à l'univers l'excès de mes tourments, et même au vertueux Almanza, qui part pour Barcelone, et qui veut vous remettre ma lettre. Hélas! quand vous la recevrez.... Adieu, adieu. LETTRE XXVII. De Dom Lope, à Ximenès. Eh bien! oui, je souffre avec vous; mais je ne me repens point, et nous aurions tort de nous plaindre l'un de l'autre. Quoique votre satisfaction me soit chère, j'ai dû cependant lui préférer votre gloire; j'ai dû résister à mon cœur, et m'attendre à vos reproches: j'espère, du moins, que vous me rendrez la justice d'être bien sûr que votre désespoir a pénétré mon âme, sans m'alarmer, un moment, sur votre conduite avec Florizene. Puisque son bonheur vous est confié, son bonheur est certain. Quel que soit l'empire des passions, et la violence des vôtres, vos principes sont inaltérables. Jamais le sort, ni l'amour lui-même, ni le trop intéressant objet, si funeste à votre repos, jamais rien ne pourra l'emporter, en vous, sur l'honneur. Croyez, ô mon ami! qu'il adoucira vos tourments; qu'il vous fera trouver quelque charme, dans le lien qui vous paraît le comble de l'infortune. Je vois Florizene heureuse par vous; et, plus que vous ne pensez, on s'attache à ses propres bienfaits. Vous jouirez de sa félicité; elle sera votre ouvrage: je vais même plus loin. Ces nœuds, formés par la convenance, fortifiés par l'estime; ces nœuds, dont l'illusion ne vous aura point exagéré les douceurs, en acquerront, chaque jour, d'inattendues; et elles auront cet avantage sur celles dont l'enchantement momentané disparaît avec l'amour. N'eussé-je enfin à vous opposer que vos propres paroles; n'est-ce pas vous qui m'avez dit: L'être qui, satisfait de soi, peut se réfugier au sein d'un ami vertueux, est sûr de son courage. Eh bien! le moment en est venu; et, s'il n'était pas pour vous, celui du triomphe; si Ximenès, que la destinée la plus brillante appelle, restait abattu sous le poids de ses fers, s'il ne savait point se servir de ses forces, se commander, se vaincre, devenir supérieur aux événements, et maître de lui-même, que serait-il, je ne dis point aux yeux d'un ami, mais aux siens?.... Combattre, s'agiter, souffrir; voilà le sort des faibles mortels! Ce qui les distingue, ce n'est que leur constance à supporter leurs maux, et à garder leurs vertus. Je connais les vôtres; mais, mon ami, ne pensez pas qu'il suffise de vous immoler à elles; il y faut trouver des consolations. Quoi! affligé, jaloux, en proie aux douleurs, à la haine, peut-être, malheureux par Milord Rosemont, un mouvement sublime a fait taire, en vous jusqu'à l'amour au désespoir! Eh! quel autre, à votre place, sans y mêler nulle ostentation, sans vouloir ni reconnaissance, ni admiration, ni éloge, nul autre prix que le bienfait lui-même; quel autre, dis-je, oserait se promettre d'avoir l'âme assez grande, pour servir un rival? Vous, cependant, vous en avez eu la force, et vous ne pourriez rien en faveur de l'amitié! Rassurez-moi; écrivez-moi: bientôt je volerai vers vous. Mes affaires n'intéressent que ma fortune: je les abandonnerai (et ce ne sera point un sacrifice) pour aller, sinon adoucir, au moins partager vos peines. Dans l'état où vous êtes, puis-je songer à moi? Dom Almanza, qui m'a remis votre lettre, à qui j'ai caché ce qu'elle contient, et qui me devancera près de vous; Dom Almanza, votre ami sincère, et le mien, vous dira tout ce que je fais pour vous revoir incessamment. Ne cherchez pas même à deviner comment je suis instruit de votre action si noble envers Rosemont; j'en garderai le secret. Celui de qui je le tiens, ne le trahira point; il restera renfermé au fond de nos âmes; et quoique j'en aie la jouissance, malgré vous, ne m'enviez point le plaisir qu'elle m'a donné. Que ne puis-je faire entendre à Dom Almanza d'éloigner Stéphanie, s'il en a le pouvoir, de la maison où le sort vous fixe! J'ose, hélas! vous le dire encore: elle n'y sera, pour vous, qu'un objet de regrets amers, qu'un écueil à votre raison, qu'un obstacle à votre bonheur. La voyant sans cesse, le trait s'approfondira chaque jour: son estime, ses vœux, sa reconnaissance, ne vous sont que des motifs de désespoir. Ah! s'il vous était possible de la fuir!.... Sachez, toutefois, qu'Almanza, qui n'en parle qu'avec un attendrissement, qu'avec un enthousiasme que je ne cherche point à vous taire, m'a assuré que son penchant, autant que sa position, la portait à rester toujours libre; ainsi, quel que soit son attachement pour Milord Rosemont, car il ne donne point d'autre nom à l'intérêt qu'elle prend à lui, cessez du moins de craindre qu'elle ne devienne le trésor d'un autre. Eh! que ne pouvez-vous, heureux de son amitié, ne voir plus en elle que l'objet d'un culte pur, durable, désintéressé, digne de tous deux! Je viens d'être interrompu par une lettre que reçoit et que m'apporte Dom Almanza.... Quelle nouvelle! quoi! une chute qui met dans le plus grand danger le père de Florizene, a différé votre hymen! C'est Dona Almanza, qui le mande à son mari: elle y ajoute que la belle Angloise n'est pas moins touchée de son accident, que la Marquise, que sa fille, et que vous-même. Vous ne douterez point que je n'y prenne part; et, quoique j'ignore ce qui doit en résulter pour ou contre votre union prochaine, puisqu'il en est temps encore, lisez dans mon âme. Quand j'ai cru que vous n'aviez point un éloignement décidé pour Mademoiselle de Céléria, vos obligations se sont présentées à moi, avec d'autant plus de force, que je pensais que votre cœur (il pouvait n'être que séduit) serait bientôt d'accord avec elles. Lorsque j'ai été certain du contraire, je devais croire que vous aviez prononcé le serment qui vous liait pour jamais; et en effet, sans l'événement qui l'a suspendu, je n'avais plus à vous faire envisager que vos ressources, puisque je parlais à l'époux de Florizene. Je n'ai point changé de façon de penser; vos promesses subsistent. Je ne m'abuse point sur ce qu'elles vous imposent, sur les persécutions que vous éprouverez, et que vous attirerez à Stéphanie, en vous dégageant de votre parole: je prévois les peines qui en seront la suite. Le Roi mécontent, un père absolu et irrité, Florizene au désespoir peut-être, le public soulevé par sa famille réunie contre vous, la Marquise elle-même, aujourd'hui votre amie, ne ressentant plus que l'injure de sa fille, et encore une fois, Stéphanie, Stéphanie que vous adorez, en butte à des ressentiments, à des injustices, à des chagrins qu'elle ne pourra vous pardonner; voilà ce qu'en renonçant à Florizene, vous devez naturellement attendre, et ce qui doit suffire pour vous ôter tout espoir d'être jamais à sa rivale. Quoi qu'il en soit, et quelque parti que vous preniez, dussé-je vous rester seul, croyez que je vous suis dévoué pour toute ma vie. Adieu, mon cher Ximenès. LETTRE XXVIII. De Florizene, à Eléonore. Eléonore, c'est à vous maintenant d'appuyer mon courage: lui-même a peine à surmonter mes terreurs. J'ai devant les yeux un père expirant: verrai-je, hélas! mes espérances s'anéantir avec lui? Je verse des pleurs de rage..... Dieu! ô Dieu! si c'était en vain!.... Eh! quoi! je n'aurais été à la veille de l'emporter sur l'amour de Fernand, que pour accroître le triomphe de ma rivale! J'allais me venger de sa haine pour moi; j'allais être à lui: un jour, un seul jour de plus, et je partageais son rang, je portais son nom, je jouissais de sa gloire! Me voilà retombée dans les alarmes, aussi troublée, aussi incertaine, et plus malheureuse que je ne l'étais.... Qui? moi! je céderais au sort! Non: jamais; qu'il soit barbare à son gré, il faut le vaincre, lorsqu'on ne peut l'adoucir: sachez ce que je viens de faire. Vous eûtes raison de croire que Félici avait entendu notre conversation; mais il était loin de penser que je le soupçonnais: je lui laissai son erreur, pour qu'il crût ma confiance volontaire; et j'attendais impatiamment qu'il la sollicitât. Hier enfin, Madame de Céléria et moi nous étions auprès de mon père. Félici, que son état afflige, par la seule raison qu'il désire de voir la destinée de Fernand liée, pour toujours, à la mienne, Félici envoya demander à la Marquise s'il ne pourrait l'entretenir quelques instants? Nous apprîmes qu'il attendait sa réponse dans la galerie qui précède l'appartement de mon père..... Elle ne voulait point le quitter; elle me chargea d'offrir au Comte ses regrets et ses excuses. Mes pleurs les interrompirent. Ne les contraignez point, Mademoiselle, me dit alors Félici; ils sont l'éloge de votre âme: mais que diriez-vous, si je vous apprenais qu'aucuns des mouvements qui l'agitent, ne me sont inconnus? Ah! Comte, lui répondis-je, ma douleur est juste: elle a tous les motifs; et quand je pourrais échapper à votre pénétration, vous auriez bien des droits sur ma confiance, si je n'appréhendais de vous affliger en vous éclairant. Bannissez cette crainte, interrompit-il; expliquez-vous, belle Florizene: confiez-vous à un homme qui partage vos peines, qui souhaite votre bonheur, et qui se dévoue à tous vos intérêts. Eh bien, repris-je, me pardonneriez-vous d'avoir démêlé vos sentiments? Dois-je vous apprendre que Fernand, que le seul époux qui me convienne, est votre rival? Seroit-ce en inquiétant votre cœur, que je parviendrais à calmer le mien? Oui, me répondit votre oncle, puisque c'est en nous réunissant, que nous détournerons les coups qui nous menacent.... Vous pensez donc, continua-t-il, de l'air le plus sombre, que Fernand Ximenès est moins malheureux que moi? Je pense, répliquai-je, que ce Rosemont, dont vous faites l'éloge si généreusement, est l'unique mortel qui soit cher à Stéphanie: cependant, il est, par son inconduite, errant et misérable. Celles de sa classe sont plus intéressées que tendres: sans aimer Fernand, il serait possible qu'elle prétendît à sa main, et que, malgré la bassesse de son origine..... Peut-être, s'écria Félici, peut-être qu'il n'y en a point de plus noble. Puis, je crus entrevoir qu'il était fâché de ce qu'il venait de dire. Il ajouta que, du moins, tout l'annonçait en elle; et il rêva profondément. Un long entretien aurait été suspect. Nous convînmes de nous revoir, d'agir de concert, d'employer tous les moyens, et jusqu'à l'autorité du Monarque et d'Isabelle, pour que l'état même de M. de Céléria ne suspendît plus cet hymen, l'objet de mon ambition, et que l'on croit celui de tous mes vœux. Il sera plus aisé ensuite d'obliger Stéphanie à quitter cette maison: votre oncle le souhaite autant que moi-même; et notre accord rend le succès plus certain. Mais, d'où vient n'est-il jaloux que de Fernand? comment ne l'est-il point de Rosemont? Seroit-il instruit de ce qui regarde cette étrangère, beaucoup plus qu'il ne veut le paraître? Mille soupçons naissent dans mon esprit; je n'ose m'arrêter à aucuns: l'obscurité m'environne; elle redouble mes alarmes. Bientôt cependant j'en saurai davantage. Nous finîmes cette conversation par votre éloge. Je l'assurai que vous saviez mes secrets, que vous étiez digne des siens. Il lui importe qu'on ne devine point notre intelligence: je lui ai fait sentir de quelle utilité nous serait un tiers tel que vous. Vous allez lui devenir nécessaire; et le voilà enfin sous votre dépendance. Il a toutefois exigé que je lui confiasse comment j'avais pu savoir que Sidley vivait encore. Il a bien fallu ne lui point laisser ignorer, qu'une des femmes de ma mère avait tout entendu, le jour où Stéphanie en avait appris la nouvelle. Je l'ai vu frémir, à ces mots. Il s'est précipitamment acquis la discrétion de cette femme: je lui ai promis toute celle qu'il a voulu. Alors, il m'a avoué qu'il n'avait pas perdu un seul mot de notre conversation. J'ai montré une surprise extrême; et je penserais qu'elle lui a semblé véritable, si, avec lui, les apparences signifiaient quelque chose. S'imagine-t-il, par exemple, que je le croie susceptible de s'enflammer pour la vertu ou pour l'amour? S'il protège Sidley, c'est pour obtenir sa fille; et il n'attache qu'un prix momentané à cette conquête. Voilà ce qui m'enchante; voilà ce qui me fait lui pardonner sa prévention pour elle. Il saura lui tout promettre, tout feindre, violer tous ses serments; et quoiqu'il n'ait rien de ce qui peut toucher un cœur, il est assez adroit, et Stéphanie assez vaine pour qu'elle succombe aux pièges que, sans doute, il lui prépare: elle sera punie; je serai heureuse. Je ne vous cache ni mes tourments, ni mes ressources: les obstacles ne doivent servir qu'à doubler nos forces. Plaignez-moi; soutenez-moi: Pressez votre oncle de déclarer ses sentiments; et quel qu'en soit l'effet, rien n'affoiblira ceux que j'ai pour vous. LETTRE XXIX. Stéphanie, à Clarence. Foibles mortels, ne sommes-nous donc que les tristes jouets du sort? Hélas! si le bonheur n'est qu'un rêve, si l'espoir abuse toujours, quel présent plus funeste que celui de la vie? A peine elle commence, combien d'amertumes la troublent! Peut-on même se promettre, que, plus ou moins infortunée, elle s'écoulera sans remords? On dit les passions si tyranniques!.... Le ton de ma lettre se ressent de la situation de mon âme: depuis plusieurs jours, elle ne se repose que sur des objets affligeants. Mes larmes ne sont point taries; j'en vois répandre: mon cœur est déchiré. Le chagrin a succédé à la joie dans cette maison. M. de Céléria est au plus mal; il vient de faire une chute, que son grand âge rend très-dangereuse: la fièvre, qui s'y est jointe, et son extrême faiblesse, font tout craindre. Madame de Céléria, au désespoir, le sert, le veille, le console, renferme ce qu'elle appréhende, attendrit tout ce qui l'environne, et se croit cependant coupable envers l'époux dont elle n'a pas cessé un seul instant de faire le bonheur. Pour Fernand, tantôt agité à l'excès, tantôt dans un accablement profond, je le crois partagé entre les inquiétudes que lui cause le Marquis, et le chagrin, sans doute, de ce qu'à la veille d'être à Mademoiselle de Céléria, il a vu différer le jour de son hymen. Eh! quelle autre pourrait être l'objet de ses sentiments? Mais tout me confirme dans l'opinion qu'elle le rend malheureux; et j'ai besoin, pour le lui pardonner, de me souvenir qu'elle va peut-être se voir privée de l'auteur de ses jours. O mon amie! l'état du sien, ce qu'elle paraît souffrir (car, je serai juste, elle n'est point à elle, depuis l'accident qui nous afflige tous), les alarmes de la fille, les vertus et les dangers du père, me ramènent bien douloureusement sur tout ce que j'ai éprouvé. O vous, de qui je reçus la vie, combien de temps m'abandonnerez-vous à la peine de votre absence, à l'incertitude de votre sort? Suis-je condamnée à languir sous un ciel étranger, seule, tremblante pour vous, séparée de ma patrie, de Clarence, de vous, mon père! environnée d'écueils peut-être,.... et n'ayant plus, pour supporter de nouveaux tourments, le courage que j'avais reçu de la nature, que m'a enlevé l'excès de l'infortune, et dont je ne peux devoir le retour qu'à la conviction de votre bonheur? Mon amie, on daigne en vain ne s'occuper que du mien: je me sens une profonde mélancolie. Dans les moments même où tout ce qui m'entoure se livrait à la gaieté, au milieu des fêtes, je sentais mes pleurs prêts à couler, en voyant l'orgueilleuse satisfaction de Florizene, que Fernand ne pouvait partager: elle n'est pas assez tendre, pour un cœur comme le sien. J'étais prête à la conjurer de le rendre plus heureux. Les confidences que venait me faire cette jeune Eléonore, dont je vous ai parlé, sur leur amour mutuel, me rassuraient peu, et ne me consolaient point: la félicité même de Madame de Céléria, d'une amie si digne de m'être chère, était loin de distraire ma tristesse; et Félici n'a fait que la redoubler, en venant m'apprendre que son Monarque m'accordait une pension de 3000 piastres. S'il est vrai que je la doive à ce Ministre, puis-je m'applaudir d'une obligation, dont nul sentiment qui lui soit avantageux ne m'acquitte? J'ai reçu cette nouvelle avec une sorte d'effroi, dont il s'est aperçu. Qui ne serait troublée par celui d'être de plus en plus ingrate? Il m'a vue interdite. Eh quoi! s'est-il écrié, Mademoiselle, le généreux Ferdinand n'a-t-il pas droit de prétendre, lorsqu'il est juste, que vous y soyez sensible? Mais peut-être que cette nouvelle aurait plus de charme pour vous, si un autre que Félici?.... Il s'est tu; il a soupiré. Daignez, a-t-il repris, daignez croire, du moins..... Sans savoir ce qu'il allait dire, inquiète qu'il n'achevât, je me suis hâtée de lui répondre que les bontés de Ferdinand et d'Isabelle m'étaient précieuses; que je devais rendre grâces à celui qui en était le dispensateur, et le supplier, sur-tout, de mettre à leurs pieds mon éternelle reconnaissance. Il voulait poursuivre..... En le priant de m'accompagner chez la Marquise, à qui je ne pouvais trop tôt faire part de ce qui m'intéressait, j'ai paru l'affliger; mais il s'est fait un mérite de sa soumission: je le redoute plus que jamais, depuis cet entretien. Ah! mon amie, si, pour comble de malheur, j'inspirais à Félici un sentiment!... Eh! lequel?... Cependant, lorsqu'il me croit d'une naissance obscure, pourrait-il, sans être sûr de m'offenser, former le projet de descendre jusqu'à moi? Je ne pense pas qu'aucun mortel ait l'âme assez basse pour ne voir en Stéphanie (fût-elle placée par le sort au dernier rang), que l'objet d'un goût momentané: mais, jusqu'aux vues les plus légitimes lui deviendraient une injure, de la part de tous ceux qui ne la croient point leur égale. Ainsi, mon éloignement pour Félici ne doit point m'alarmer: son amour me dispenserait de le voir; et je ne serais point coupable envers lui. S'il n'a été qu'humain, en servant mon père et moi, toute mon estime lui est due: si d'autres motifs l'ont déterminé, ils anéantissent ce qu'il a fait en ma faveur; et dès qu'il ne peut m'inspirer rien, dès que, par ma position, (quand mon indifférence n'y serait pas un obstacle invincible) il ne doit pas songer à moi; l'éviter alors, serait ma première obligation; et je pense, mon amie que vous m'approuverez. Je me suis hâtée de vous faire part des bienfaits de cette Cour. J'eusse été au désespoir que vous sussiez plutôt qu'il ne me restait rien: le peu de fortune, que le sort ne m'avait point enlevé, fut envahi par le cruel Tribunal; et quelques pierreries que Dona Almanza était parvenue à sauver, m'avaient seules mise dans le cas de me soustraire aux instances génereuses et délicates de Madame de Céléria. Adieu, adieu, ma chère Clarence; je hais votre procès, vos affaires, tout ce qui m'éloigne de vous. LETTRE XXX. De Dom Almanza, à Dom Lope. Quand Dom Lope m'a confié le secret de son ami, il n'a fait que confirmer mes doutes: depuis long-temps, je craignais ce qu'avec raison, il a cru devoir m'apprendre. J'admire, j'estime et j'aime Ximenès: Stéphanie, la charmante Stéphanie n'est pas moins chère à Dona Almanza, et à moi, que si elle nous appartenait. Tout ce qui regarde l'un et l'autre nous intéresse: mais eux-mêmes, soyez-en sûr, ne pourront deviner, que j'en aie la moindre connaissance. Vous m'avez rendu justice; et vous avez lu dans mon âme, puisque vous m'avez ouvert la vôtre: vous y avez dû voir, sur-tout, que Dom Almanza, malgré votre jeunesse, s'honore de votre amitié. Ce n'est pas le moindre malheur de Fernand, que la commission dont la Cour vous charge, puisqu'elle vous retient loin de lui. Je ressens sa peine et la vôtre: je vous ai vu, sans hésiter, sacrifier le soin de vos affaires, à l'empressement de le revoir, à l'espérance de lui être utile, et à celle de le consoler. Le devoir vous arrête: ceux qui vous ressemblent, n'ont rien à lui opposer. Combien cependant vous seriez nécessaire à ce jeune héros, que la gloire chérit, mais que l'amour accable, et que je vois, avec douleur, condamné à des maux et à des tourments éternels, s'il ne parvient point à se guérir d'une passion qui ne peut être qu'infortunée! Ne tentez plus de savoir de moi ce qu'est Stéphanie. La nature a tout fait pour elle: le sort l'a privée de tout, excepté de sa vertu, de ses charmes, d'une fermeté au-dessus de son âge, de son sexe, du nôtre même, du nôtre si vain, que le sien égale souvent, surpasse quelquefois; et si ce n'est, autant que Stéphanie, assez du moins pour que, vaincus par ce sexe intéressant, nous cessions de prétendre lui donner des lois. L'état enfin de la fille de Sidley, quel qu'il soit, est relevé par la noblesse de son âme: rien de si pur que la sienne, et que ses sentiments pour Rosemont. Vous me demandez s'il est de l'âge de votre ami, ou du vôtre? Ximenès n'a pas vingt-quatre ans; vous en avez vingt-six: Rosemont en a trente-huit. Vous vous étonnez de ce qu'après tant d'égarements, il est l'objet de la prédilection de Stéphanie; elle le doit, à tous les titres, puisqu'il a toutes les vertus: des passions trop vives les ont obscurcies, et ne les ont point éteintes. J'ai vu son repentir; je suis certain de son retour. Toutefois que Fernand se rassure, ce prétendu rival n'est point à craindre: nul ne l'est pour lui. Stéphanie libre, et voulant l'être toujours, ne connaît point cet amour qu'elle inspire: puisse Fernand lui cacher, à jamais, le sien! C'est le plus redoutable pour elle; il n'en est aucun, qu'elle doive moins écouter. Je connais ses forces, sa délicatesse, ce que lui dicte sa reconnaissance, son amitié, toutes ses obligations envers Madame de Céléria; elle met son bonheur à l'union qu'elle croit bien assortie, de Fernand et de sa fille: si Stéphanie formait des vœux contraires, ils ne pourraient être que le malheur du reste de sa vie. Vous ne pouvez le répéter trop à votre illustre ami. Je voudrais qu'il me parlât: qu'ajouterois-je cependant à la sagesse de vos conseils? et que sont-ils, hélas! contre l'ascendant qui le subjugue? comment le désordre extrême de son cœur ne frappet-il point tous les yeux? Florizene, ou je me trompe fort, n'en ignore point la cause: elle contraint son dépit; je crois l'avoir deviné. Je plains Fernand: je tremble pour Stéphanie; je n'ose l'éclairer. Mon silence est coupable. Si je le romps, je suis imprudent et cruel; je la prive de l'espèce de sécurité dont elle jouit depuis si peu de temps: je l'enlève à Madame de Céléria, son amie, son appui, sa consolation. J'afflige l'une et l'autre; je détruis leur tranquillité, je désespère Fernand; et qui sait où le porterait la douleur de sa perte? car cette perte est certaine, et jamais il ne la reverra, du moment qu'elle sera instruite de son amour. Ah! plutôt, laissons-lui, tant qu'il sera possible, l'heureuse ignorance où elle est! Je me contente de ne point perdre de vue Florizene. Il me semble apercevoir qu'elle et Félici, quoiqu'ils s'évitent souvent, s'entendent à merveille: je ne veux point d'ailleurs me permettre de la juger. Peut-être fera-t-elle le bonheur de Fernand? peut-être n'a-t-elle que les défauts qui naissent de la crainte qu'une autre ne lui plaise davantage? Il est trop fait pour qu'on l'aime; et puisse-t-elle savoir aimer? Quant à Félici, quelque mal qu'en dise le public, il est cependant vrai qu'il a très-généreusement sauvé Sidley, et qu'il a pour sa fille des égards qui me donneront la plus haute idée de lui, si c'est la justice, et non l'amour, qui en est le principe: je le désire d'autant plus, que je sais combien cet amour lui serait odieux. Hier, il vint chez moi; il me traite, depuis quelque temps, avec beaucoup de distinction. Après m'avoir parlé d'elle, avec une chaleur dont il m'avait paru susceptible, il se plaignit de ce qu'elle l'accablait de ses dédains: je cherchai à le dissuader. Il insinua ensuite qu'elle n'était point placée chez Madame de Céléria; qu'un établissement avantageux était le seul moyen convenable de la soustraire aux dépendances désagréables de sa position. Il me fit pressentir qu'il se plairait à réparer, envers moi, les injustices du sort, si je la déterminois. Je ne promis point de l'entreprendre; et je l'assurai que je l'entreprendrais en vain. Il insista; il me dit qu'il pourrait s'offrir de tels partis pour elle, qu'ils vaincraient ses répugnances. Fasse le Ciel, pour l'intérêt de Sidley et de sa fille, que ce ne soit point lui-même!... car elle persistera dans ses refus, et lui, dans son ressentiment. Il finit par me parler de Dom Fernand Ximenès, en homme qui le voit des yeux d'un rival. Je n'ai pas dû lui plaire; mais le comble de la bassesse est de mentir à son cœur: il y en aurait à ne pas louer votre ami, et nulle considération n'a pu m'en empêcher. J'apprends, de jour en jour, combien il mérite de l'être. Je vous ai dit que, jaloux de Rosemont, mais le sachant malheureux, sa bienfaisance l'avait emporté sur son amour. Eh bien! quoique ses sollicitations aient obtenu de Ferdinand une pension de trois mille piastres, qui vient d'être accordée à Stéphanie, il a laissé Félici s'en faire un mérite auprès d'elle. J'ai su de quelqu'un qui possède la confiance du Roi, que Fernand l'avait supplié de lui permettre de ne point paraître l'auteur de cette grâce: mais, pour cette fois, Stéphanie n'en sera point informée par Dona Almanza. Il ne réunit que trop de moyens de séductions: tant de vertus le rendraient trop dangereux pour elle, et nous lui tairons ce nouveau trait qui nous enchante. L'état triste de M. de Céléria laisse peu d'espérance pour sa guérison. Le mariage de Florizene et de Fernand est toujours suspendu; mais il est inévitable: je désire ardemment qu'il soit heureux. Je suis aussi attaché à Fernand que vous-même; et je me voue à Dom Lope, pour toute ma vie. LETTRE XXXI. De Dom Fernand Ximenès, à Dom Lope. Malgré ses vœux et les miens, la présence du seul ami qui connaisse mon cœur, m'est donc toujours ravie! Ah! devrais-je souhaiter votre retour? Et dans quelle situation s'offrira à vos yeux celui qui devait peut-être prétendre à des jours plus doux? L'emportement, le délire, les transports de mon amour, ont fait place à un morne chagrin, à une espèce d'apathie plus douloureuse que tout ce que j'ai éprouvé. Je cesse de m'abuser sur ce que je dois à moi-même, à Stéphanie, à sa bienfaitrice: elle est mère de Florizene; je n'ai plus qu'à m'immoler..... C'en est fait; vœux, projets, espoir, tout est anéanti: je ne cherche plus à échapper à mon sort, il faut le subir; et c'est mon amour même qui m'en impose la loi. Oui; c'est cet amour, plus violent qu'il ne fut jamais, c'est lui qui l'ordonne. Ce que la raison, le devoir, l'amitié même, n'eussent point obtenu, Stéphanie, la seule Stéphanie..... Recevez l'unique aveu qui me reste à vous faire. Si je ne l'adorais point, si Florizene elle-même peut-être n'eût pas dévoilé mes véritables sentiments, sachez que, pour rompre mon mariage avec elle, je m'exposerais à tout, à la disgrâce de mon Souverain, au courroux de mon père, à de plus grands malheurs, s'il en est (non pas à de plus sensibles). Sachez de plus que, sans passion pour une autre, l'orgueil de Mademoiselle de Céléria me rendrait insensible à ses charmes; que lorsqu'elle me parle avec une sorte de tendresse (depuis quelque temps, elle y contraint sa vanité), je ne la crois pas assez vraie, pour me reprocher d'être ingrat. Avant de connaître Stéphanie, distrait, dissipé, écoutant peu mon cœur, je pensais indistinctement que, quelle que fût la femme qui me serait destinée, elle me conviendrait: je me croyais sûr, au moins, de ne pas lui déplaire. En commençant d'aimer, je perdis cette confiance. J'ai vu, avec une peine mortelle, que je ne pouvais inspirer à Stéphanie que de l'indifférence: j'ai vu, avec joie, celle de Florizene; mais j'ai été effrayé du peu de sympathie de nos caractères, de mes dispositions pour elle, peut-être de mon injustice. Je me suis consulté: l'éloignement qu'elle m'inspire, est à un tel point, que, guéri de ma passion, je le conserverais encore. Cependant, et vous avez raison de le croire, sûr de n'en point tendre responsable celle qui en est l'objet de n'oublier jamais, que les lois l'ayant mise une fois dans ma dépendance, ma probité m'en rend l'appui, et, s'il le fallait, contre moi-même: malheureux, mais résolu à souffrir sans l'affliger, n'embrassant nulles chimères, ne croyant point à ce bonheur prétendu, que le cœur seul peut donner, renonçant à tout, cédant à ma destinée, ne voulant point de la reconnaissance de Florizene, ce n'est que pour moi que j'agirai, en la rendant heureuse, puisque je ne l'aime, ni ne puis l'aimer. Je me sens, en un mot, le courage d'associer mes malheureux jours aux siens: vous m'avez vu y souscrire avec effort; c'est volontairement aujourd'hui que je m'y décide. L'intérêt de mon bonheur ne l'emportera point sur celui de l'être adorable, à qui l'on imputerait cette rupture, quoiqu'elle ignore son ouvrage, son empire, mes combats, mes tourments; et que son cœur, prévenu pour un autre, ne l'éclaire point sur ce qu'elle me coûte..... Je lui tairai jusqu'au sacrifice affreux que je fais à son repos; j'expirerai (sans avoir trahi mon secret), digne du moins de sa tendresse..... de sa tendresse, hélas! le premier des biens, le seul, celui d'un rival, dont j'envie jusqu'aux infortunes: eh! que m'importe que Stéphanie soit déterminée à ne lui accorder jamais le don précieux de sa main, si ses refus sont adoucis par le moindre regret, s'il l'intéresse?... Quelle différence de son sort au mien! Toutefois, en le servant, qu'ai-je fait qui mérite tant d'éloges? Eh! que peut l'amour le plus malheureux, sur les devoirs de l'humanité? En empoisonner les plaisirs, non en arrêter les effets. Rival, ou autre, mon semblable a sur moi des droits; et peut-être sont-ils plus sacrés encore à un cœur désespéré. Sur-tout, mon ami, que cette action si simple, qui doit vous le paraître plus qu'à personne, reste au fond de votre âme; et que Stéphanie n'en puisse jamais avoir connaissance! Je ne pourrais supporter le gré qu'elle m'en saurait. Florizene et Eléonore la louent et la caressent depuis quelque temps, au point de m'être devenues aussi suspectes l'une que l'autre: elles sont loin de pouvoir l'apprécier. Félici ose être son admirateur; et, s'il était susceptible d'impressions honnêtes, je penserais qu'elle a changé son caractère. La Marquise, son amie vraie, se partage entre les soins les plus rares, les plus touchants, les plus assidus pour M. de Céléria, et une sensibilité bien juste envers Stéphanie, qui ne voit personne, qui ne la quitte point, qui veille et s'afflige avec elle: le Marquis paraît moins mal depuis hier. J'ai repris quelque espérance: lui-même se flatte; et tous ceux qui le connaissent, désirent que ce ne soit pas en vain. Ferdinand pressé, sans doute, par mon père, veut absolument que, profitant de ce mieux, l'union de sa fille et de moi se termine sans plus de délais: Almanza semble les craindre; et Stéphanie elle-même... elle sera obéie: vous serez tous contents. Ne doutez plus de mes forces: ne me parlez point de consolation; souffrir, est désormais mon seul partage: mais vous me connaîtrez. Fernand, s'il ne peut se vaincre, sait se commander: votre estime et votre amitié lui seront toujours dues. Adieu, Dom Lope. LETTRE XXXII. De Clarence, à Stéphanie. O mon amie, ma tendre amie! pourquoi cette tristesse qui vous accable, et que vous avez fait passer dans mon cœur? d'où vient n'envisagez-vous plus aujourd'hui que des sujets d'affliction? Le sort, il est vrai, fut envers vous injuste, impitoyable: qui le sait mieux que moi? Cependant, lorsqu'il paraît s'être laissé fléchir, que chaque jour amène celui où vous reverrez l'auteur de votre naissance, faut-il que le passé éternise vos maux, vous rende le présent amer, et vous enlève même à l'espoir? Vous sembliez heureuse par lui. Je vous ai vue, au sein même de l'infortune, ne trembler que pour un père, ne succomber qu'à l'erreur de sa perte; et dès qu'il vous fut rendu, ne plus former de vœux, ne m'en point permettre. Nul changement, depuis, ne s'est fait dans votre position: eh! comment ne m'inquiéterois-je pas de celui de votre âme? Je me rappelle Stéphanie, si courageuse autrefois; Stéphanie qui soutenait mes forces, quand elle était plus malheureuse qu'on ne fut jamais: n'est-elle plus supérieure à moi? Madame de Norsey m'accuse de ne prévoir que pour craindre: ah! du moins que je n'aie pas ce reproche à vous faire! Je conçois que l'état du Marquis, la désolation de ce qui lui appartient, les alarmes de Madame de Céléria pénètrent votre cœur. Cependant, le grand âge de son époux (on dit qu'il a plus de quatre-vingts ans) ne lui permettait guère de se flatter qu'elle le conserverait long-temps encore; et cette séparation doit être adoucie, sinon pour elle, au moins pour vous qui l'aimez, par la conduite qu'elle a toujours eue avec lui. O combien je vous admire, vous voyant si touchée des inquiétudes de Florizene, de cette fille altière, qui pensa vous coûter la vie, en vous apprenant, avec une imprudence, qu'un cœur sensible, ou seulement généreux, n'eût pas commise, que Sidley s'était donné la mort! Depuis ce jour, je l'ai jugée; je l'ai eue en horreur: tout ce qu'on m'en a dit, a confirmé mon opinion. Vous, la seule qui l'excusiez, et qui en eussiez fait l'éloge, s'il avait été possible, vous-même m'aviez montré, à travers vos ménagements, le besoin qu'elle a de votre indulgence. Fernand l'aime, l'adore: est-il bien vrai? Avec tant de vertus, il s'avoue son esclave; il deviendra son époux; il le veut, il le souhaite; il s'afflige de ce qu'elle n'est pas assez tendre : c'est d'elle enfin que son sort dépend! Vous paraissez en être sûre; vous craignez qu'il ne soit pas heureux. C'est, sur-tout, sa profonde tristesse qui m'étonne: serait-elle une preuve qu'il la connaît, qu'il n'est point abusé par son amour? Comment donc ose-t-il s'unir à elle? comment ne peut-il souffrir que ce mariage, si certain, soit seulement différé? ou plutôt, n'est-ce point que cet hymen, qu'il lui est impossible de rompre, lui est désagréable? Pour conserver de lui l'opinion que vous voulez que j'en aie, il m'est nécessaire de le penser. Rien de plus touchant, que sa bienfaisance envers Milord Rosemont! Mais vous serez peut-être surprise de ce que Madame de Norsey, lorsque je lui ai lu cet article de votre lettre, s'est écriée: ah! mon Dieu! cette maudite Espagne!.... je le disais bien..... tant de générosité, tant de noblesse, un désintéressement si rare.... dites-lui, recommandez-lui..... en France, elle sera plus tranquille. Stéphanie ne se doute point..... il faut qu'elle parte.... Et toujours des demi-mots.... je n'ai pu la faire parler plus clairement: c'était le moment de son départ; et bientôt nous nous sommes arrachées en pleurs l'une à l'autre. Je la regrette, et je l'aime plus que jamais, depuis que j'ai vu combien vous lui êtes chère: mais, mon amie, séparée d'elle et de vous, quelle consolation je trouverais à vous savoir ensemble! Elle vous écrira; et, si ses instances et mon amitié pouvaient obtenir ce qu'elle souhaite, votre absence m'en deviendrait moins insupportable. Il n'y a au monde que la volonté d'un père qui puisse m'empêcher de voler vers vous. Enfin, le terme de son procès approche, ainsi que celui de mes privations: je partirai aussi-tôt, quel qu'en soit l'événement. Toutes les apparences m'annoncent le succès; mais, vous embrasser, est le premier bien pour mon cœur. Adieu, adieu, ma chère Stéphanie. P. S. Une de mes femmes vient, à l'instant, de me rendre compte, qu'un inconnu lui a demandé l'adresse de Milord Rosemont. Imprudemment elle a dit qu'il ne portait plus ce nom-là: heureusement qu'elle ignore sous lequel il a paru en Espagne. Elle a ajouté que Milord et sa fille avaient quitté l'Angleterre. On l'a interrogée, pour savoir le séjour de leur résidence: elle n'en est pas instruite; elle n'a pu répondre à cette question. Mais, du moins, vous savez le lieu qu'habite Stéphanie, a-t-on repris; et l'indiscrète Justine a répliqué qu'il ne convenait qu'à sa maîtresse, amie intime de Miss Rosemont, de l'appeler Stéphanie. Je sais bien, a-t-elle ajouté, qu'il ne lui reste plus de sa fortune passée, que l'honneur d'avoir tout sacrifié à son père; mais, pour être pauvre, elle n'en est pas moins de la plus illustre naissance, et puis, si belle, si bonne,.... avec cela, une conduite si respectable! ... Quelque douceur qu'ait pour moi votre éloge, je suis désolée de ce que cet inconnu (ah! Dieu! s'il était mal intentionné!) a pu apprendre par elle, que Stéphanie n'est autre que Miss Rosemont. O mon amie! Félici et Florizene m'alarment; les lettres de Dona Almanza ne me rassurent point sur leur compte: de grâce, examinez-les attentivement. Dites à Madame de Céléria, avec quelle vérité je partage tout ce qu'elle ressent. Mais, quoi! Sans cette pension de la cour d'Espagne, vous n'aviez plus rien; et je l'ignorais! Ah! cruelle amie!.... LETTRE XXXIII. De Stéphanie, à Clarence. Vous me croyez en proie à de vaines terreurs, affligée sans motif, peut-être même je vous parois faible: mais, hélas! en tout lieu, poursuivie par les chagrins de ceux qui me sont chers, puis-je supporter mon sort? Jouir de leur bonheur m'en aurait tenu lieu: je n'avais point renoncé à celui-là; il me fuit: et je trouverais des forces! Otez-moi donc, grand Dieu! cette âme, semblable à celle de Clarence, qui, jusqu'à ce jour, ne m'a été donnée que pour le malheur de ma vie. Après avoir reçu votre lettre, voulant vous satisfaire, je m'efforçai de vaincre ma tristesse. Ni ma raison, ni mon cœur ne m'en offrirent le moyen: j'aimais mieux les accuser que vous; et un moment d'espérance acheva de me convaincre de mes torts. Le mieux de M. de Céléria, pendant quelques jours, remplit de joie sa maison, ses amies, la Marquise sur-tout; et leur félicité jointe à vos instances, si elle ne parvint point à calmer mon âme, la consola, du moins. On profita de cette lueur trompeuse, pour parler au Marquis de l'hymen de sa fille et de Ximenès: on crut que la douceur de les unir acheveroit de lui rendre la santé. Madame de Céléria, aussi attachée à sa fille qu'à son époux, appuyait cet avis: Isabelle souhaitait qu'il prévalût; elle s'expliqua. Parlerai-je ici de mes vœux? Je n'en pouvais former de contraires à ceux de Madame de Céléria; et je me réunis à elle, pour engager le Marquis à déterminer le jour de cet hymen. Dès qu'il l'eût prescrit, il sembla se ranimer, et parut même assez bien pour pouvoir être transporté dans la chapelle de son palais, où devait se faire la célébration. Que vous dirai-je? hélas! ce jour qu'il croyait le plus beau des siens, ce triste jour venu, on se rassembla chez lui...... Etoit-ce un pressentiment? Je pouvais à peine me soutenir: je ne sais quel mouvement douloureux, inexplicable, me rendait pénible le bonheur même de Madame de Céléria, Fernand, pâle, éperdu, accablé, paraissait ne voir et n'entendre aucun de ceux qui étaient près de lui: le Duc Ximenès, son père, l'examinait avec surprise. Florizene et sa mère, satisfaites, heureuses, n'apercevaient ni l'étonnement inquiet de l'un, ni le désordre de l'autre, ni même l'abattement excessif d'Eléonore; il n'était pas moins marqué que celui de Fernand. Le reste de l'assemblée se livrait à la joie. Enfin, on n'attendait plus qu'une seule personne, lorsqu'une faiblesse qui prit au Marquis, et qui fut longue, nous jeta dans les plus vives alarmes. Revenu à lui, voyant notre affliction, elle parut l'attendrir; il nous en assura dans les termes les plus touchants: mais, ne se sentant plus assez de forces pour assister à la cérémonie, que l'heure ne permettait point de retarder, il fit approcher sa fille et Fernand; il appela la Marquise: Représentez-moi près d'eux, et présidez à leur bonheur, ajouta-t-il, vous à qui j'ai dû le mien, et pour qui seule je voudrais recommencer de vivre. Les pleurs empêchèrent Madame de Céléria de répondre; elle fut prête de tomber à ses pieds; on l'entraîna, ainsi que Fernand: l'un et l'autre n'étaient point à eux; moi-même je ne me connaissais plus. Nous marchions cependant: on s'arrêta quelques minutes, pour laisser la Marquise se remettre de son trouble. Florizene, ah Dieu! Florizene, dans ce moment si terrible, après la scène cruelle qui venait de se passer, me demanda presque ironiquement, si je ne souffrais pas beaucoup. Il était à craindre, poursuivit-elle, d'un ton plus affectueux, que, changée comme je l'étais, je ne me fisse violence pour les suivre. Fernand alors s'avança précipitamment, voulut parler, se contint. Tous les yeux s'arrêtèrent sur moi: la surprise seule m'aurait mise hors d'état de répondre. Dona Almanza cependant détourna l'attention de dessus votre amie interdite et tremblante, en courant donner des secours à Eléonore, qui, en effet, se trouvait mal. Bientôt elle revint à elle. Il ne nous restait plus que quelques pas à faire, pour arriver au lieu où les deux époux allaient prononcer le serment redoutable. Les portes s'ouvrent; Florizene vole; des cris affreux se font entendre, ils redoublent; ils partaient de l'appartement de M. de Céléria. On frémit; tout est suspendu: nous accourons; il expirait!.... O mon amie, quelle fut notre consternation! A ce spectacle de douleur, celle de la Marquise la fit tomber dans nos bras, froide, insensible, inanimée; et elle semble n'avoir repris l'usage de ses sens, que pour se livrer encore plus à l'excès de son chagrin. Je pleure avec elle un époux digne de ses regrets, des miens, de l'estime universelle, et des larmes qu'il nous coûte. Florizene ne cesse point d'en répandre: j'ai pitié de ce qu'elle paraît souffrir; mais je ne sais pourquoi son état fait naître plus de compassion que d'attendrissement. Fernand lui marque beaucoup d'égards; il ne quitte presque point Madame de Céléria: un cœur comme le sien peut-il n'être point pénétré de l'accablement où elle est? Mais, qui serait plus que moi ingrate envers cette femme intéressante, si je ne ressentais point ses peines? Quoiqu'elle désire uniquement de voir sa fille l'épouse de Ximenès, on craint qu'elle n'y consente point, avant l'expiration des six premiers mois de son deuil. Je suis persuadée du contraire; mais l'état où elle est, a rendu jusqu'ici cette question impossible. Fernand n'en murmure point: est-ce, comme vous le pensez, que cet hymen n'aurait nul charme pour lui? Sur-tout, croyez ce qui pourra confirmer davantage l'opinion qui lui est due: peut-être le trouble d'Eléonore, égal au sien, lorsqu'il était prêt de se donner pour toujours, peut-être serait-il une preuve..... Ah! que je plaindrais Florizene, si elle possédait sa main, sans obtenir son cœur! Que je le plaindrais lui-même!.... et qu'Eléonore serait malheureuse! Si cependant Fernand l'aimait,.... eh bien, ce ne serait, dans sa position, qu'un tourment de plus; elle ne souffrirait pas seule. Voudriez-vous donc encore, qu'au milieu des maux dont je suis le témoin, ou la victime, je puisse croire ma vie consacrée à autre chose qu'à la douleur? Celles d'un père tendrement chéri m'ont rendu, dès mes premières années, l'existence amère, ma patrie même, un séjour affreux. Que m'a offert l'Espagne? les flammes, le supplice, la mort; enfin, une perte plus sensible. Si j'ai respiré quelques instants; si j'ai trouvé des vertus, des soins, des amis, sous un ciel étranger, bientôt leurs pleurs ont renouvelé les miens! ils gémissent! Sais-je, hélas! si mon père est heureux?..... Clarence est retenue loin de moi, par un procès cruel, qui intéresse sa fortune entière: je n'aime que pour soufftir. Assurez, Madame de Norsey, que tous les pays me sont funestes: la France me le deviendrait. J'envelopperois, dans ma destinée, votre charmante amie: il faut que la sienne soit brillante et paisible. D'ailleurs, quoique je me sente de l'attrait pour elle, retenue par un ascendant invincible, je ne puis m'arracher aux lieux où je vois des infortunés; ils ont les premiers droits sur mon cœur. Mais, que signifient ses appréhensions? pourquoi refuse-t-elle de s'expliquer? envisage-t-elle pour moi de nouvelles peines? O Dieu! n'en ai-je pas assez éprouvées? Tout m'inquiète, tout me désespère; Madame de Norsey elle-même, et vous, ma chère Clarence, vous qui prétendez apercevoir en moi un changement que ma position me justifierait..... Si je cherchais à m'en rendre compte! devriez-vous ajouter à mes alarmes? Rassurez-vous, au sujet des informations qu'on a prises sur ce qui me regarde. Personne ici n'a intérêt de me nuire: il faut croire que Florizene et Félici en sont incapables; tous deux peuvent avoir des vertus. Quels qu'ils soient, je ne sais point les craindre, et je saurais leur pardonner. Le deuil et la tristesse de Madame de Céléria m'ont délivrée des assiduités fatigantes de ce même Félici: excepté ses plus proches, elle ne reçoit que Dona Almanza, son respectable époux, le duc Ximenès, et Fernand. Adieu, ma chère Clarence! écrivez à la Marquise; elle y sera sensible: elle désire votre amitié; elle parle de vous sans cesse: je n'aurai jamais d'amie qui ne soit la vôtre. Le temps, l'absence, quelque événement que ce soit, ne poûrront nous désunir. Adieu, adieu! LETTRE XXXIV. De Florizene, à Eléonore. Quand le sort me trahit, quand tout m'accable, que me parlez-vous de remords, d'égards et de pitié? Le seul désir de la vengeance se fait entendre à mon âme: échouer est ma seule crainte. Qui? moi, je balancerais à perdre ma rivale!.... Je ne prends point pour la vertu, les incertitudes d'un cœur qui tremble, au moment d'exécuter ses projets. Le repentir n'est que faiblesse: je ne le connais point. Mon ressentiment est juste; et ne fût-ce enfin que pour l'intérêt de votre gloire, je ne penserai jamais que vous m'eussiez servie, si vous m'aviez désapprouvée. Quoi donc! je n'aurais pas le droit d'affliger qui me nuit, de punir de mes tourments celle qui m'y condamne! Qu'elle en soit, ou non, la cause involontaire, que fait à mon outrage sa prétendue innocence? On l'admire, on l'adore, on me dédaigne; et je lui pardonnerais! et c'est elle que vous plaignez!.. Où sont mes torts? N'ayant pour Fernand que de l'indifférence, devrais-je tant haïr Stéphanie? Mais, quelle femme n'est point l'ennemie de celle qu'on lui préfère? Sur-tout, revenez de l'idée où vous êtes, qu'elle ne peut prétendre à l'hymen de Fernand. Mieux qu'elle ne le croit, je suis instruite de ce qui la regarde. J'ai lu dans son âme; et c'est d'elle aussi que j'ai appris à connaître la mienne. Avant qu'elle vînt habiter cette maison, je gémissais de toutes les dépendances de mon sexe; je n'étais supérieure à rien. Les bizarreries du Public, la tyrannie des époux, l'empire des préjugés, le joug des lois, celui même des parents, qui doit cesser avec l'enfance, tout m'en imposait. J'allais, comme vous, Eléonore, victime d'une éducation timide, me soumettre aux erreurs de l'opinion. Stéphanie, au prix de tout mon repos, a contraint mon âme à se replier sur elle-même: elle en a développé les forces; et je m'acquitte, en essayant d'exercer les siennes. Cependant, vos frayeurs ne peuvent me rendre votre zèle, ni votre amitié, suspects: dans l'état où je suis, comment redouterois-je votre abandon? Le Ciel même s'est déclaré contre moi, en m'enlevant un père. J'avais fait agir Félici; Ferdinand et Isabelle avaient parlé: le désespoir de Ximenès, le chagrin de Stéphanie surpassaient mon attente..... la mort impitoyable..... O regrets, regrets peut-être éternels!... j'allais, gardant un cœur libre, enchaîner Fernand, et n'appartenir qu'à moi. Les lenteurs de Madame de Céléria, lorsque nous eûmes quitté mon malheureux père, le plus étonnant concours de circonstances, et jusqu'à vous-même, jusqu'à cette faiblesse qui vous prit alors, vinrent m'arracher la victoire, en apparence, la plus certaine. Je douterais enfin si tout ce qui s'est passé n'est point un songe, sans ma douleur extrême, sans les mouvements de rage qu'excitent en moi Stéphanie, Fernand, le sort, et mon infortune; sans les pleurs feints ou véritables de Madame de Céléria, qui empêchent qu'on ose la presser de fixer, au plutôt, l'union qu'elle désire. Stéphanie, dites-vous, tremblante au seul nom de Rosemont, n'aime point Fernand. Elle ne l'aime point!.... vous en êtes sûre: l'obscurité de sa naissance, ses sentiments pour Milord, ne peuvent (si Ximenès formait le vœu insensé d'être à elle) lui permettre d'y consentir jamais. Cherchez, cherchez pour l'avenir d'autres motifs de sécurité. Stéphanie n'était point née pour être obscure, et peut-être n'est-elle point insensible à l'amour de Fernand; surtout, je répondrais que le don de sa main charmerait sa vanité. Rosemont, qui vous rassure..... eh bien! Rosemont.... elle est sa fille, et il est le même que Sidley. Blâmerez-vous encore ma haine? je sens que cette nouvelle ne fait que l'accroître. Fernand, jusqu'à ce jour, n'en est point instruit; mais il peut l'apprendre; mais elle est son égale: il est libre, et je crains tout. J'aurais déjà fait pressentir le Duc Ximenès, sur la passion extravagante de l'héritier de son nom, si je n'étais certaine que les fureurs du père, obtiendront du fils, bien moins que sa tendresse. C'est à votre oncle (et malheureusement je ne puis le voir), c'est à Félici de me délivrer, au plutôt, de celle que j'abhorre; ou, ne ménageant plus rien, le prétendu Sidley rentrera, par mes soins, au pouvoir du Tribunal qui l'avait dû proscrire: vous-même, en y réfléchissant, vous trouverez que ma conscience me l'ordonne. Enfin, mon parti est pris; et vos tentatives, pour m'en détourner, seraient vaines. N'ayez nul doute, au sujet de la naissance de l'Angloise. On s'en est informé, par mon ordre, dans sa patrie, et précisément chez Clarence, son amie la plus chère. Je ne vous recommande point de garder un secret qui importe à nos desseins: confiez-le toutefois à Félici. J'ignore quand je le verrai. Madame de Céléria s'obstine à n'admettre que le très-petit nombre de personnes, dont elle ne peut décemment refuser les visites. Dites-lui que je la désapprouve; dites-lui que je le distingue; irritez sa jalousie; appuyez sur les dégoûts qu'on lui donne. Je vous ai fait connaître son caractère: partez de cette connaissance. J'apprends, à l'instant même, le retour de Dom Lope. Vous savez combien son sang-froid insultant, sa morale, sa sagesse austère, son esprit méthodique, et jusqu'à sa belle figure, me déplaisent! Il est cependant très-essentiel de le mettre dans nos intérêts: je vais ne rien épargner pour y réussir. Félici est tout-puissant; Dom Lope est ambitieux: le succès lui sera facile. Pour vous, Eléonore, en reprenant cette gaieté qui vous rend plus jolie, vous le gagnerez, sans qu'il puisse s'en défendre: la mienne renaîtra, lorsque je verrai Stéphanie aussi malheureuse que je le suis devenue par elle. Prévenez adroitement Dom Lope contre elle; disposez de moi, dans toutes les occasions; et croyez qu'il n'y aura point de moments, où je ne sois à vous. LETTRE XXXV. De Clarence, à Stéphanie. O mon amie! ô vous qui, chaque jour, me devenez plus intéressante, que j'aurais de choses à vous dire, sur-tout relativement à votre dernière lettre!... Mais, quelle surprise! on m'annonce Dom Almanza, qui vous quitte, qui me donnera de vos nouvelles, qui ne me parlera que de vous: il arrive, dit-on, et peut-être à l'instant même. Ah! que ne peut-il m'apprendre que vous êtes heureuse?.... oserai-je vous l'avouer? Brûlant du désir de lui faire mille questions à votre sujet, il en est..... ô ma chère Stéphanie! sans doute mes craintes ne sont point fondées. Cependant, pour la première fois de ma vie, j'hésite à vous ouvrir mon âme.... Lisez, lisez, du moins, une lettre de Madame de Norsey, qui vous appartient plus qu'à moi; car, c'est de vous seule qu'elle est remplie..... Que j'aurais de chagrin, si Dom Almanza ne m'en apportait point de vous! à peine aura-t-il annoncé son départ. L'état inquiétant de Milédi Belton, tante de sa femme, l'aura déterminé si vite!... Je connais son âme..... j'entends.....c'est lui..... c'est lui! je vous quitte: je vole au-devant de Dom Almanza, pour m'entretenir de vous. J'écrirai à la Marquise; offrez-lui mes sentiments. LETTRE de Madame De Norsey, envoyée par Clarence à Stéphanie. Mon Dieu! je n'en doute point: Vous me regrettez plus que jamais! Stéphanie est absente; voilà le mot, le voilà dit. Vous nous aimez l'une et l'autre. Fort bien encore! mais, tenez, Clarence, notre partage est plus inégal que vous ne pensez. N'importe; je pardonne à vous, à Stéphanie même, toutes les préférences que votre cœur lui donne. Vos sentiments pour elle me la rendent plus chère: mais, qu'elle ne s'attende point à trouver partout des rivales aussi généreuses!.... A propos de rivale, ne voilà-t-il pas Florizene qui me vient dans l'idée? Eh bien! par exemple, répétez sans cesse, à votre divine amie, que cette Florizene n'est point capable d'avoir la même condescendance que moi, pour ses triomphes, ses droits, sa modestie, tout ce qui lui assure des succès flatteurs, et des ennemies implacables. Le Chevalier de Rosenne, (est-ce qu'il ne m'attendait pas exprès, pour me raconter des merveilles d'une certaine miniature qui lui tourne la tête?) mon frère, dis-je, a cependant quelques moments de raison; et, dans ces moments-là, il parle de Florizene, d'une manière, d'un ton! en vérité, il m'étonne, il m'alarme; il jure, qu'elle est si méchante! et il semble ne vouloir pas dire tout ce qu'il sait. J'ai pourtant deviné, à travers sa haute prudence, qu'elle est altière, entreprenante, ambitieuse, coquette, froide, réfléchie; qu'elle sait feindre, qu'elle sait même se taire. Rosenne est indigné, sur-tout, de ce qu'elle n'aime point cette charmante Madame de Céléria, cette mère si tendre, et seulement trop prévenue en faveur de sa fille. Je lui ai parlé des charmes, du mérite, des malheurs de Stéphanie, et de votre amitié pour elle. Florizene, s'est-il écrié, Florizene ne peut donc manquer de la haïr. Il craint jusques à des noirceurs; il veut que je vous le dise; et votre amie reste en Espagne!.... Si elle savait, combien son séjour y peut être imprudent! Mais, comment vous montrer toutes mes inquiétudes? je vous en causerais de trop vives.... vous n'entendriez pas raison; vous me mettriez au désespoir, en fureur peut-être! Enfin, il suffit de vous dire que je souhaite, plus que jamais, de voir Stéphanie embellir la France, se rendre à mes vœux, et s'arracher aux périls qui la menacent. Tenez! s'il se pouvait qu'un homme fût tel que le Chevalier m'a dépeint Fernand, six chevaux, fendant l'air, pour s'en éloigner, seraient trop lents encore. Quoi! tous les droits à l'estime, toutes les séductions! Né pour la gloire, fait pour plaire, n'ayant, dit-il, que le seul défaut de ne point connaître l'amour; et puis, qu'il devint sensible, Dieu sait à quel point il serait redoutable!.... Quant à sa passion pour Mademoiselle de Céléria, quoiqu'ils fussent déjà destinés l'un à l'autre, s'ils s'adorent, (Stéphanie le prétend, le croit), c'était, au moins, avec une extrême discrétion! mon frère n'en a rien vu. Encore un coup, il n'a remarqué, dans Florizene, que l'orgueil d'une telle alliance. En voilà trop, peut-être, sur cet article.... A propos, un de mes compatriotes s'avise d'avoir pour moi une vénération qui ne ressemble à rien. Bon, si j'en étais l'objet; mais elle ne porte que fur mon séjour à Londres. Jeune et jolie, dit ce Monsieur, avoir été y chercher la sagesse, cela est héroïque! Je proteste que je n'ai voyagé que pour l'amitié: il me soutient le contraire. Je demande ce qu'il y a de mieux dans toute l'étendue de la Grande-Bretagne? Il s'écrie que c'est une nation qui pense. Je réponds que ce n'est pas assez vite. Il croit que c'est par commisération pour ma patrie, que je n'exalte point la vôtre; et, comme je suis vraiment citoyenne, cet excès d'humilité (je ne puis la souffrir dans un François ) me donne une humeur qui ne me fait pas mal ressembler à Milord Clarence. Vous connaissez, toutefois, mon estime pour lui: parlez-moi de sa santé, de son procès, de ce qui vous touche. J'ai revu ma mère, avec une joie égale à la sienne. Elle veut que vous soyez parfaite. Ce n'est pas ma faute; car je vous loue peu... Je crois faire plus, en vous aimant. LETTRE XXXVI. De Dom Fernand, à Dom Almanza. Fallait-il m'arracher l'aveu de cet amour, dont vous avez trop vu l'excès? Pouvois-je me défendre de votre attendrissement, du mien, de mon trouble? Tout se réunissait contre moi. Je me séparois de vous avec peine. Vous alliez revoir les lieux où la vertu, la beauté, où Stéphanie enfin a pris naissance: quelques mots qui vous échappèrent, à son sujet, pénétrèrent mon âme, me firent perdre ce qui me restait de raison. Vous m'ouvrîtes votre sein; et votre dangereuse compassion.... Que dis-je? Avec quelle adresse, hélas! vous m'avez contraint à vous ouvrir mon cœur; ce cœur plus inquiet, plus agité, plus malheureux, s'il est possible, depuis cette fatale confidence! Ah! cruel! ne m'auriez-vous surpris mon secret, que pour ajouter à mes tourments, que pour m'enlever l'unique bien que le sort n'a osé me ravir, le plaisir funeste de voir, d'adorer Stéphanie, de l'adorer en silence, et surtout, sans nul danger pour sa gloire, ni pour son repos? Eh! pourquoi me répéter sans cesse, que je ne puis être à elle? Je le sais, n'en doutez point: mais, nul autre obstacle, que son indifférence, ne serait invincible à mon amour. J'aurais tout bravé, tout entrepris; j'aurais renoncé (s'il l'avait fallu), pour elle, aux honneurs, à la fortune, à ma patrie même. Exilé, errant, proscrit, abandonné des hommes, poursuivi du Ciel, l'époux, l'heureux époux de Stéphanie, n'ayant que son cœur pour asile, que la vertu pour guide, aurait trouvé son partage digne d'envie: mais, hélas! ma position est telle que, si l'on nous épiait l'un et l'autre (je me sers de votre expression), il serait impossible au cœur le plus jaloux, de n'être pas désarmé, en contemplant les maux de ma destinée insurmontable, l'inutile et l'éternel désespoir d'une passion sans retour. Cependant, qu'on se garde de me priver de Stéphanie! Rien n'est à craindre pour elle, en ces lieux; et ce n'est que son absence qu'il y faut redouter pour moi. Un seul de ses regards, commande à mes transports. Qu'aurais-je à ménager, si je l'avais perdue? Combien d'éclats imprudents, dont vous seriez la cause! Et, si ce n'était pas vous opposer assez, mon secret enfin ne vous appartient point: le renfermer est un devoir; la seule probité vous l'impose. Que dis-je? Ah! je suis devenu injuste pour ceux mêmes que j'estime le plus. C'est, de ma conduite, que dépend la vôtre. J'ai obtenu de vous la promesse de ne point tromper ma confiance, si la mienne vous était donnée sans réserve: je garderai mon serment, et vous, votre parole. Mon fatal hymen, selon toute apparence, ne s'accomplira point, avant votre retour; et j'en suis venu au point de ne savoir savoir s'il me serait plus odieux de le subir enfin, que de l'appréhender toujours. Dom Lope ose encore, depuis qu'il a vu Stéphanie, me faire l'éloge de Florizene! Dom Lope, lui seul.... O Almanza, Almanza, votre âme est sensible; n'arrêtez point les yeux sur les horreurs qui m'environnent: l'union détestée qui s'apprête, l'amour malheureux qui m'asservit; de toutes parts, des chaînes affreuses et indissolubles! Quels droits n'aurais-je pas à votre intérêt? Ah! mes sentiments ne m'en donnent pas moins à votre amitié. LETTRE XXXVII. De Stéphanie, à Clarence. EH bien! mon cœur va s'efforcer d'être heureux, ou, du moins, plus calme. Privé de tout espoir, on peut cependant retrouver des forces au sein de l'amitié. Je ne le sais que trop: elle n'enlèvera point au destin sa victime; mais il faut s'y soumettre, sans faiblesse, sans murmure; et pourvu que jamais le remord...... Non, ma chère Clarence! non: eh! qui peut, si vous me rendez justice, vous faire hésiter à m'ouvrir votre âme? ... Pour la première fois, une réserve cruelle a pris la place de ces épanchements qui m'étaient si chers. J'ai frémi de votre silence. Eclaircissez-moi ce mystère: quel qu'il soit, osez vous montrer injuste, plutôt que défiante. Il me suffira que l'amitié m'avertisse; et alors, le plus sévère examen.... Que dis-je? les dangers qu'on m'exagère, ne sont point sans doute ceux que me suscita mon infortune. Florizene, Fernand! que peuvent-ils contre moi! Sûre d'être haïe de l'une, je ne la soupçonnerais pas, pour cela, de pouvoir se dégrader jusqu'à me nuire. Pour Fernand, il est peut-être plus supérieur encore à son sexe, qu'il n'est possible de se l'imaginer: mais fuir ceux que l'on estime!... S'il devenait sensible, dit Madame de Norsey, il serait trop redoutable. Eh! pourquoi s'obstine-t-elle à le croire dangereux? Hélas! rester libre, paraît l'unique vœu de son cœur indifférent: mais, mon amie, s'il cède à ceux d'un père, avec peine, et tout l'annonce; quel avenir il se prépare! Sa douleur vous accablerait. Que vous êtes heureuse, de n'en pas être témoin! Je ne puis la soutenir. En vain, il travaille à la surmonter; je l'aperçois malgré ses efforts. Tout l'afflige, Florizene, que je croyais qu'il adorait, Eléonore, qui le cherche sans cesse, moi, enfin, dont la vue devrait lui rappeler combien il a été généreux!.... Notre présence paraît lui être pénible. Les soins qu'il me rend, ces soins respectueux qu'il croit devoir à mes malheurs, tant de contrainte les accompagne, que pour les lui épargner, je voudrais qu'il me fût possible de l'éviter toujours. Ah! que n'ai-je pu inspirer les mêmes sentiments à Félici? Mon malheur a voulu le contraire. Voilà, voilà ce qu'il fallait appréhender pour moi! Voilà ce qui me ferait abandonner l'Espagne, si le séjour où mon père m'a laissée, n'était pas celui où le devoir me fixe, si j'en pouvais choisir un autre, qu'autorisée par lui. O Ciel! Félici, dont les seules assiduités m'avaient rendu les bienfaits importuns, et la reconnaissance pénible, jugez s'il m'est devenu odieux, depuis qu'il a déclaré son amour! Madame de Céléria, pressée par sa fille, a enfin consenti de l'entendre; et il l'a conjurée de me dire qu'il s'honorait de rendre hommage à la vertu: il veut que je le croie rempli de ces nobles sentiments, et il n'aspire, dit-il, qu'au titre glorieux de mon époux: il demande à se jeter à mes pieds. J'ai répondu que je recevrais, non ses offres ni ses sentiments, mais sa visite, lorsqu'il m'apporterait des nouvelles de mon père. C'est son absence qu'on objecte à Félici, pour adoucir mes refus; c'est cette absence que Madame de Céléria lui oppose. Pourquoi ne pas lui ôter toute espérance? Est-ce donc à elle d'être séduite par les richesses, les places, leur appareil pompeux? Eh! qu'offrent-ils au cœur? Il ne peut jouir que par ses sentiments. Depuis que la Marquise a consulté les siens, depuis qu'elle a vu que les instances de Félici me désespèrent, depuis qu'enfin je lui ai montré ma répugnance extrême pour son amour, elle n'insiste que faiblement en sa faveur. Elle connaît trop les tourments d'une union, que le penchant n'a point formée, pour que de prétendus avantages, qu'elle s'est crue obligée de faire valoir, lui paraissent le bonheur..... Le bonheur! ah! ce n'est point pour moi qu'il est fait. J'imagine que Fernand, peut-être, s'il en était instruit, ne manquerait point lui-même d'appuyer la demande du Comte: mais, Madame de Céléria est seule informée de ce secret; Fernand l'ignore. Je ne puis vous dire combien la funeste proposition de Félici, quoiqu'assurément elle ne puisse m'engager, me trouble et m'épouvante. Ah! Clarence, si mon père!.... Non; je mourrais à ses pieds, avant que d'y consentir. Depuis quelques jours, un ami de Ximenès, appelé Dom Lope, et le Duc de Médina, frère de la Marquise, nouvellement revenu de l'ambassade de France, ont augmenté le très-petit cercle, qui convient au deuil et aux regrets de cette maison. Le Duc est âgé de quarante ans; il en a huit de plus que Madame de Céléria. Dom Lope est fort jeune; mais tous deux ont les qualités les plus rares et les plus estimables. Le Duc est veuf, il y a déjà quelques années, et n'est point consolé de la perte d'une femme, qui méritait toute sa tendresse. Je ne vous disais point qu'il y a beaucoup d'apparence de guerre, entre l'Espagne et les Maures de Grenade. Cette nouvelle est vague encore; et puisse-t-elle ne point se confirmer! Quelque amour que j'aie pour la gloire, je me sens glacée d'effroi: hélas! ce sont, sur-tout, ses favoris qu'elle expose. Adieu, ma chère Clarence. Au milieu de mon trouble, de mes chagrins, de l'agitation la plus douloureuse, de mille inconséquences qui m'étonnent moi-même, mon cœur ne s'explique plus que ses sentiments pour vous; ils seront éternels. Adieu. P. S. Mes plus tendres compliments à Dom Almanza. Serois-je oubliée de Milord Clarence? Il ne m'a point répondu. LETTRE XXXVIII. Du Comte Félici, à Alvarès. Le prix de votre activité, de votre zèle, de votre exactitude, doit être ma confiance; ce que peut mon crédit, ne vous paierait point assez de ce que vous faites pour moi. Non que je compte mettre des bornes aux grâces que je vous réserve. Je vous récompenserai en Ministre; mais, ce qui sera plus pour vous, je vais vous parler en ami. Jusqu'à ce jour, instrument aveugle de mes desseins, vous les avez servis sans les connaître. Je vous rends justice; jamais on n'exécuta mes ordres avec autant d'intelligence. Sans que vous ayez pu en avoir le moindre doute, j'ai fait tenter votre discrétion: je me suis assuré de votre attachement, et cette épreuve a été longue. L'expérience doit rendre méfiant. Je ne compte point les vingt premières années de ma vie; mais il y en a trente, que les hommes ne peuvent m'étonner, qu'en m'arrachant quelque estime. La place que j'occupe, n'a fait qu'accroître le mépris que j'avais pour eux. J'ai cependant été satisfait de vous, sur tous les points; et je vous en donne des preuves. C'est à vous que j'ai remis le soin d'accompagner Sidley sous le nouveau nom qu'il a pris. Ne croyez pas que sa destination secrète fût peu importante: il fallait déterminer le Roi de France, malgré les vives oppositions de son Conseil, à rendre, à la Couronne Espagnole, les Comtés de Roussillon et de Cerdagne, si long-temps redemandés par notre Cour. Il fut permis au Cardinal de charger, de cette négociation, celui qu'il jugerait en être le plus capable: ce traité délicat fut confié au père de Stéphanie, et vous le suivîtes, en France, sans toutefois que vous connussiez l'objet de sa mission. Le succès a répondu à mon espoir; j'en reçois la nouvelle intéressante: elle n'éclatera pas encore. Bientôt vous en saurez plus; mais déjà je veux bien confier à votre discrétion, que vous voyez dans Sidley, obscur, condamné, malheureux, un étranger illustre, le premier Pair d'Angleterre, en un mot, Milord Rosemont. Je le connaissais, lorsque je l'ai sauvé; mais il ne pouvait me soupçonner d'en être instruit: ainsi, mes égards lui paraissant déterminés par son seul mérite, n'en ont eu que plus de charme pour sa vanité. Ce ne sera point encore dans la réponse que je lui fais (vous la lui remettrez vous-même), que j'aurai l'air d'être informé du secret de sa naissance. Je lui demande sa fille; je m'honore de cet hymen: mais, encore une fois, je veux ne lui paraître entraîné que par leurs seules vertus; et il en serait moins sûr, il m'admirerait moins, si je rendais à Miss Rosemont, l'hommage que j'offre à la fille d'un inconnu. Près d'elle cependant, cette délicatesse, loin d'être appréciée, n'est qu'une offense pour son orgueil. Quelque temps, Madame de Céléria ne m'a objecté que l'absence d'un père, maître d'elle: voici enfin ce que j'ai su. La demande du Comte me fait honneur, a-t-elle dit; mais son âme est loin de connaître la mienne. Qu'il sache que la fille de Sidley, dénuée de tout, lui fût-il possible de se résoudre à n'apporter à un époux généreux que sa reconnaissance, se ferait encore un devoir de ses refus? Et, sans daigner me ménager, elle exige que je lui donne des nouvelles de son père!.... Tant de fierté, dans sa position, ne vous paraîtra point naturelle. L'amour, qu'elle m'a fait connaître, (et malheur à qui le forcera de se changer en haine!) l'amour, oui, Alvarès, il me commande et m'éclaire. Stéphanie me dédaigne, me hait; j'en sais la cause. Son cœur (elle l'ignore peut-être), s'est déjà donné: mais, sa main m'appartiendra, ou je perdrai son père, elle, et, avant tout, Ximenès, mon rival, mon fléau, celui de mon ambition, celui de mon amour, que j'envie, qui me brave, qui m'a outragé, que je ne ménage encore, qu'afin de frapper plus sûrement. Déjà, pour commencer ma vengeance, je presse son hymen avec une furie, dont le caractère me fait horreur. Ne me croyez pas toutefois dominé par l'amour, au point de lui avoir sacrifié des intérêts plus puissants. Stéphanie est plus belle que vous ne pouvez le croire; on la dit vertueuse: mais elle n'est devenue intéressante pour moi, qu'en raison des avantages que j'y trouve. Il ne manque à mon élévation, qu'une alliance illustre. Malgré mes richesses, et le faste de ma généalogie, trop connu en Espagne, de simples gentilshommes, peut-être, croiraient m'y faire grâce, en me donnant leur fille: j'en fais une à Rosemont, quoique l'égal de tout ce qu'il y a de plus grand, lorsque, malgré son infortune, je désire d'être son gendre. Je savais qu'il existait en Espagne, sous un nom supposé; je savais et ses malheurs et la conduite de sa fille: j'avais déjà même quelques projets confus, avant le jour où Ximenès l'arracha aux flammes. Lorsqu'il parut chez le Roi, son maintien, sa noble assurance, quelques mots qui lui échappèrent, sur ses égarements, sur ses torts avec une fille, qu'il semblait révérer, autant que l'aimer et la plaindre, me firent naître quelque soupçon. Je vis Stéphanie; j'admirai ses charmes: je désirai de n'être pas trompé dans mes conjectures: les informations que je pris, me le confirmèrent. Par mon ordre, alors vous séduisîtes, à force d'argent, un des gardiens de sa prison : vous savez le reste. Jugez si je tiens à un succès, qui ma coûté tant de risques, et des désagréments qu'il m'a fallu dévorer ! S'il suit mon attente, l'amour, l'orgueil, le ressentiment, qui partagent mon âme, qui s'y confondent, seront également satisfaits. Rosemont n'aura point de regrets à former: son état, aussi brillant qu'il le fut autrefois, et du côté de l'ambition même, et du côté de la fortune, ne pourra exciter que l'envie; peut-être surpassera-t-il ses vœux. Mais, disposez de son âme, par le sentiment de la reconnaissance: Anglois, indépendant, fier et malheureux, il résisterait à mes offres; c'est sur sa sensibilité que je compte. Obtenez qu'il marque à sa fille, pour qui rien ne serait aussi pénible que de l'affliger, qu'il souhaite qu'elle l'acquitte envers moi. Dites que mon amour est extrême; dites que mon désespoir l'égalera, si je ne l'obtiens point; que j'ai refusé les plus grands partis de l'Espagne, que je dédaigne les titres, les richesses, tout, hors la vertu, et que j'adore celle de Stéphanie, plus encore que sa beauté. Inventez, sur le compte de Ximenès, tout ce qui peut le rendre odieux à Rosemont: peignez-le, vous le pouvez, des plus noires couleurs; mais, plutôt, de peur de lui donner des soupçons qui nuiraient à la confiance qu'il faut que vous lui inspiriez, que d'autres que vous, le perdent dans son esprit! Je rougis d'employer de pareils détours; j'ai honte de me rabaisser, en quelque sorte, jusqu'à l'infernale Florizene, et une petite Eléonore, ma parente, devenue, depuis leur liaison, presque'aussi inventive qu'elle en méchanceté: mais il s'agit de réussir, n'importe le moyen. Je leur laisse même le plaisir de croire qu'elles me trompent; elles me sont nécessaires. Adieu; que la réponse de celui que j'appelle encore Sidley, s'il est possible, ne tarde point. Songez à mon impatience; veillez à mes intérêts, et soyez tranquille sur les vôtres. LETTRE XXXIX. De Dom Lope, à Dom Almanza. Le titre de votre ami, quoiqu'il m'enorgueillise, me touche bien plus encore. Depuis long-temps, le respectable Almanza avait des droits à ma confiance; il possédait toute mon estime, lorsqu'à peine je lui étais connu. Enfin, quelle que soit mon amitié pour Dom Fernand, malgré ma joie de le revoir, elle n'a pu être entière, puisque je ne vous ai point trouvé à mon retour. Que vous dirai-je, hélas! de son état actuel? Vous en avez été le témoin, le confident: lui-même vous a ouvert son âme; elle n'est point faite pour changer: que dis-je? elle ne le doit point.... Cesser d'adorer Stéphanie!.... O Dom Almanza! je l'ai vue: mon malheureux ami ne se guérira jamais. Eh! comment serait-on infidèle à tant de charmes et de vertus? Je cherche, autant qu'il m'est possible, à rappeler sa raison et son courage: mais, plus son âme est sublime et fut indifférente, moins, lorsqu'elle a trouvé enfin le seul objet digne de la fixer, moins il faut espérer qu'elle y renonce. Mes vains conseils me révoltent moi-même. Je lui oppose des devoirs affreux; je le désespère; je lui parois insensible.... Ah! plus qu'il ne le croit, je plains ses tourments: il m'en coûte, pour lui cacher à quel point j'admire celle qu'il adore; il m'en coûte, sur-tout, pour me contraindre à lui faire quelque éloge de Florizene: lui, son époux! quelle union fut jamais moins assortie? Inconcevable et barbare usage, de sacrifier tout aux convenances des rangs, des fortunes, et d'unir les cœurs qui ne sont pas faits pour s'aimer! Combien de maux en résultent! combien j'appréhende pour Fernand! combien il est malheureux de voir Stéphanie, de la voir sans cesse, ne pouvant être à elle! Eh! quoi! si dignes l'un de l'autre!... ne craignez pas cependant, que j'oublie tout ce qui les sépare. Ce n'est ni Rosemont (à titre de rival, du moins), ni la distance d'état. Stéphanie n'avait pas besoin de naissance, pour être préférable à tout; mais, quelque mystère que vous me fassiez de la sienne, je l'ai pénétrée. Dieu! quel enchaînement de malheurs! quelle conduite intéressante! que sa position est peu faite pour elle! Enfin, son secret, que je ne vous demande point; son secret, sans m'avoir été confié, est devenu le mien. Je l'avais déjà pressenti: la noblesse vraie, les propos, le maintien et l'éducation distinguée, qui me frappèrent en elle, me laissèrent peu d'incertitudes; aujourd'hui, je n'en ai plus. Elle était chez la Marquise: le Duc de Médina m'y avait amené. Fernand sortit, presque aussi-tôt que Florizene et Eléonore s'y présentèrent. Toutes les deux en parurent piquées. Madame de Céléria rêvait profondément: nous l'imitions. Florizene adressait toutes sortes de compliments à Stéphanie (et ils avaient l'air de l'exagération, quoiqu'elle ne la louât point autant qu'elle le mérite). A propos, ajouta-t-elle, ce Milord Rosemont qui vous intéresse, est-il vrai qu'il a une fille, personnage, dit-on, très-médiocre, quoique très-vanté? L'étonnement, la peine et l'altération la plus vive, se peignirent alors sur le visage de Madame de Céléria: elle interrompit sa fille avec humeur. Vous seriez trop heureuse, lui dit-elle, d'avoir sa beauté, son esprit, et sur-tout son âme. Stéphanie baissa ses grands yeux, les plus touchants qui se soient offerts aux miens. Florizene, en rougissant de fureur, reprit, du ton le plus faux, que, de tous ses avantages, elle ne lui enviait qu'un éloge aussi précieux; et, en regardant Stéphanie: Miss, vous devez être contente; car, je suppose, quoique vous ne la défendiez pas, que vous avez quelque amitié pour elle. Je sais, répondit alors Stéphanie, ce qu'elle ferait, si elle pouvait vous entendre: elle apprécierait l'indulgence de Madame; cette indulgence lui paraîtrait un bienfait: le contraire ne lui semblerait point une offense; et son cœur ne serait que reconnaissant. Ce peu de paroles, l'air modeste et plein d'une dignité douce, dont elles furent accompagnées, les caresses que lui fit Madame de Céléria, la malignité de Florizene, sa confusion, le mécontentement de la Marquise, et les malheurs de Rosemont, et l'attachement qu'a pour lui votre belle pupille, et je ne sais combien d'autres motifs réunis, m'ont ouvert les yeux. Vous n'appréhenderez point que j'en fasse part à Dom Fernand: il est important de lui taire ce que j'ai démêlé. La seule chose qui puisse commander encore à son amour, c'est la persuasion qu'un autre est aimé: s'il la perdait, il ne serait plus le maître de renfermer ses sentiments. Stéphanie, hélas! Stéphanie eût-elle contre elle l'univers, il braveroit tout, et n'en deviendrait que plus malheureux, en la désespérant: mais!... quelle compagne, ô Ciel! quelle compagne pour Fernand, que Florizene! Je me flatte toutefois, que la gloire fera bientôt quelque diversion dans ce cœur aussi héroïque qu'il est passionné. La guerre s'apprête: Albohacen commence contre nous des hostilités que Ferdinand réprimera. Puisse le héros que nous aimons, toujours glorieux et triomphant, retrouver, loin de Stéphanie, le repos si difficile à conserver près d'elle! puisse-t-il encore ne pas troubler le sien! Florizene et Eléonore me paraissent liguées ensemble. La première n'a que de l'orgueil: l'autre, peut-être, a une sorte d'excuse. Je les connais enfin, et j'avoue qu'elles m'en avaient imposé jusqu'à ce jour. A les entendre, Félici me veut un bien, dont je le dispense. Il m'a fait des offres de service: je l'ai prié de croire que j'étais bien loin d'aspirer à la faveur, et que les grâces méritées par des actions, étaient les seules que je pusse ambitionner. Autant que ce Ministre en est susceptible, je le soupçonne d'être l'adorateur de Stéphanie. Le Duc de Médina, digne de lui rendre hommage, est aussi surpris qu'enchanté d'elle. Adieu!.... L'on ne peut vous être aussi attaché que Dom Lope. LETTRE XL. De Florizene, à Eléonore. Voici une lettre de Dom Fernand, que j'ai surprise: lisez.... Dom Fernand Ximenès, à Dom Almanza. „O Dom Almanza, auriez-vous cru que je pusse jamais vous entretenir de mon bonheur? Ferdinand va punir le manque de foi d'Albohacen, et venger la prise de Zaphara. J'espère trouver au sein de la gloire, le terme de mes infortunes. J'échappe à Florizene, à Stéphanie, à l'objet de la passion la plus tendre et la plus malheureuse, à celui de mon aversion, à tous les maux, à ceux même de la jalousie. J'ai déclaré, pour qu'on ne pressât plus mon affreux hymen, que servir l'Etat était mon premier devoir; qu'ensuite on verrait mon sort pour jamais fixé....... Il le sera dans la tombe, la victoire y peut conduire.... il m'en coûte de vous quitter pour toujours. Je combattrai près de mon Souverain, de mon père, de Dom Lope; et vous seul, ô mon ami, serez l'objet de mes regrets: vous seul!... que dis-je?... Ah! vous ne le croyez point! moi, je m'arracherois sans peine à Stéphanie! Je lui dirais tranquillement un éternel adieu! “O divine Stéphanie, quelle que soit votre indifférence, vous aurez mon dernier soupir: mais vivre sans espoir de vous plaire, vivre enchaîné à une autre que vous, vivre l'époux de Florizene!... Une pareille existence ne serait qu'un supplice: le mien n'a que trop duré: cruel.. il me fallait renfermer mon ami!.. amour, brûlant de tous ses feux, m'armer d'un dehors calme.... vous m'avez envié jusqu'à mes tourments! vous vouliez me guérir, consoler mon cœur! Ah! que vous avais-je donc fait? ces tourments, quelque affreux qu'ils soient, Stéphanie en est la cause.... Stéphanie! ô Ciel!... Dom Almanza, veillez à son bonheur; et souvenez-vous toujours de l'amitié de Ximenès“. Partagez mon injure, et servez ma vengeance! je vous ai affranchie de ces misérables scrupules, dont j'ai rougi pour vous, dont vous avez rougi vous-même: mon cœur compte sur le votre... quoi! ce n'est point le deuil de Madame de Céléria, qui a différé mon hymen; c'est l'indigne amour de Fernand! sa perfide lettre me décide, et par malheur, je n'en puis faire usage contre Stéphanie! elle prouve seulement, qu'on l'aime, qu'on l'idolâtre, et non pas qu'elle y soit sensible: mais le moment est venu de perdre Sidley ou Rosemont. Félici a reçu notre parole de ne rien entreprendre, sans lui en faire part: Eh bien! que signifie cette promesse? est-ce qu'il y compte? est-ce qu'à notre place, il y serait fidèle? S'il m'avait délivrée de Stéphanie, soit en l'épousant, soit en la faisant enfermer dans un Cloître (je lui en avais fourni le prétexte), s'il avait exécuté l'un ou l'autre de ces projets, j'aurais pu alors garder le silence. Qu'a-t-il fait? sa main a été offerte et refusée: cependant il n'est point encore vengé. Et je m'assujettirois à ses lenteurs! Répondez-moi: me rendrez-vous le service, mais sur l'heure, mais sans tarder davantage, de faire agir ce mortel superstitieux, à qui le prétexte de la religion fera tout faire? Il faut que tout nous serve, jusqu'au fanatisme. Cet homme dénoncerat-il Rosemont? Je me charge de savoir, d'ici à peu de jours, le lieu qu'il habite. S'en emparer aussi-tôt, ne sera pas impossible: rien ne l'est, quand on sait vouloir. Vous me demandez comment Fernand peut en être si jaloux, sur de simples conjectures? Votre question m'étonne. Je croyais vous avoir appris que c'était grâce à mon zèle; et sa lettre en prouve les heureux effets. Oui, je lui ai fait donner de faux avis, par cet Anglois que Madame de Celéria protège. Il est intéressé, plein d'adresse, intrigant: en lui promettant que votre oncle Félici prendrait soin de sa fortune (et déjà il lui a fait donner un emploi considérable), je l'ai soumis à mes ordres. Il a dit à Fernand, qui le questionnait sans cesse sur l'Angleterre, qu'on ne savait point ce qu'était Stéphanie, mais qu'elle adorait Milord Rosemont: il lui a fait, d'un air de vérité, les discours les plus faux. Il s'est fait presser pour parler; et ses confidences ont été telles, que Fernand, ne pouvant plus les soutenir, a fini par lui imposer silence. En voilà trop, sur le passé: je n'y ajoute plus qu'un mot. Ferdinand, vous a dit Félici, en nommant le Duc Ximenès Grand-Maître de l'Ordre de Calatrava, a appuyé sur l'importance de terminer, avant la guerre commencée, le mariage d'un fils, le seul héritier de son nom; mais ce n'est point assez: il fallait qu'il parlât en maître, et c'était à Félici de trouver les moyens d'y amener le Monarque. Depuis l'insultante lettre que je vous envoie, je déteste Fernand, plus encore qu'il ne lui est possible d'aimer: il cherche la mort, et peut-être que mes vœux, d'accord avec les siens.... je l'accablerai du moins des maux de sa Stéphanie. Que je les hais tous deux, et qu'il me sera doux de m'en venger! LETTRE XLI. De Stéphanie, à Clarence. Il fallait vous croire; il fallait fuir!.... eh! le pouvais-je? Une force invincible, l'ascendant le plus cher,.... en vain, hélas! Je voudrais m'abuser encore. Quel aveu, juste ciel!.... mon cœur m'enchaînait; je l'ignorais; j'ai trop long-temps craint d'y descendre: ô mon amie, ma tendre amie! déjà il appartenait tout entier à celui.... ma main tremblante s'efforce de poursuivre: je n'ose le nommer: je frémis de moi-même. Ah! s'il faut que le plus tendre sentiment soit un crime; combien je suis coupable! Lui seul, lorsqu'un souffle m'animait à peine, retenait mon âme prête à m'abandonner; son idée suspendait mes maux, soutenait ma vie: je prenais, pour de l'effroi, le trouble extrême que me causait sa présence; et alors, je me croyais ingrate: déjà il était adoré. J'accusais Florizene, moi, l'univers, de n'être point assez à lui: J'attribuais à mes chagrins le changement de mon âme; mon découragement ne naissait que de ses peines. Rien n'aurait dû ajouter à ma joie, quand je fus détrompée sur le sort de mon père: eh! bien? celle de Fernand me la rendait plus sensible. L'éviter, m'était douloureux; le voir près de Florizene, m'accablait, soit que je crusse que l'amour le plus tendre allait les unir, ou que je craignisse le contraire. Incertaine, affligée, combattue, osant à peine former des vœux, je n'avais de consolation que mes larmes; et toutefois je m'obstinais à n'attribuer qu'à ma tendresse pour un père, ce que m'inspirait son libérateur: mais, ô ma chère Clarence! son départ prochain m'a trop éclairée,... les Espagnols marchent contre les Infideles: Dieu! les jours de Fernand (son nom m'échappe malgré moi), ses jours vont être exposés! mon désespoir a dissipé mon erreur. L'amitié s'inquiéteroit, sans doute; mais elle ne renfermerait point ses alarmes; elle oserait s'y abandonner. L'excès de ma contrainte, le déchirement de mon cœur, l'état où je suis, tout a dû m'apprendre, quel est sur moi l'empire de Fernand. Combien son sort est différent du mien! il vole à la victoire; il n'est point de liens auxquels il s'arrache: son impatience éclate. Madame de Céléria s'était affranchie des entraves de son deuil, pour qu'il ne partît qu'avec le titre d'époux de sa fille: quoiqu'un mois ne se soit pas écoulé, depuis le jour, si affreux pour elle, d'une séparation qui lui est toujours présente, les sollicitations du Duc de Ximénès l'avaient déterminée. Cependant, emporté par sa valeur, Fernand a objecté le devoir qui l'appelle: bientôt, a-t-il dit, j'aurai satisfait à ce que je dois à mon Souverain, à ma patrie, à moi, et à Florizene. Ceci est ignoré d'elle: ô ma chère Clarence, qu'elle est heureuse de n'être point sensible! elle souffrirait trop, en s'apercevant qu'elle n'a pas les premiers droits sur celui à qui son bonheur la destine,..... Ah! que dis-je? son bonheur! il n'a que de l'indifférence, pour elle;... et je soupçonnerais,... et j'oserais souhaiter.... trop coupable Stéphanie! Quoi! dans cette maison, où chacun de mes instants fut marqué par les bienfaits de l'amitié!... mes vœux, malgré moi, trahissent celle de Madame de Céléria! mon cœur l'offense! je suis, en secret, la rivale de sa fille: sa rivale! ah! grand Dieu! je succombe au remord qui m'accable;... il triomphera de mon sentiment; il m'en punira, du moins: mais ce n'est point assez; j'éviterai Fernand. Jusqu'à ce qu'il s'éloigne, je saurai me soustraire à l'univers, à tout: eh! que ne puis-je me délivrer de moi-même!.... Quoi! Fernand! quoi! jamais!... Ciel! j'entends; j'aperçois.... quel est mon trouble! Fernand!... où fuir? où me cacher?... ah! Clarence!...Il est parti...... ç'en est fait!... je ne puis respirer...... mon saisissement est affreux: des larmes soulageront mon cœur... Fernand, Fernand! puissiez-vous ne pas m'aimer!.... dans quel égarement, hélas! il s'est offert à moi!..... Dom Lope l'accompagnait: ils venaient me demander mes ordres, m'a dit ce dernier. Je n'ai pu leur répondre: mes yeux, qui évitaient ceux de Fernand, les ont rencontrés alors. Le plus sombre désespoir, une consternation effrayante, y étaient peints. J'ai voulu rassembler mes forces: mon cœur déchiré ne me laissait l'usage de mes sens que pour la douleur. Dès qu'il m'a été possible de prononcer quelques mots, j'ai conjuré Dom Lope d'abréger un moment pénible à mon âme reconnaissante. Je crains que Dom Fernand, ai -je ajouté,..... il n'a pas été en mon pouvoir de poursuivre. Dom Lope, vivement ému, l'entraîne; ils sortent: je reste anéantie..... Florizene paraît, et me prodigue, avec affectation, des soins qui me désespèrent... enfin me voilà seule! ô Clarence! un amour coupable, un amour qui ne peut être que le malheur de ma vie, était le dernier coup que le sort me réservait! et dans mon trouble, je n'ai pu le recommander à Dom Lope; je n'ai pu le supplier de veiller sur les jours de son ami, ces jours que je racheterois, mille fois, des miens! infortunée! où suis-je?..... que vais-je devenir? Ma Clarence, que tant de faiblesse, de ma part, ne vous effraie point! je vivrai malheureuse, et non criminelle: j'adorerai Fernand, qui ne le saura jamais, qui ne me reverra plus,..... qui ne me reverra plus! O Ciel!... et je vivrais! et c'est moi qui ose dire que je l'adore!.... Dieu!..... Si je n'étais plus digne de la tendresse d'un père; si je ne méritais plus la vôtre!.... mon amie, j'ai trop long-temps retenu mes larmes; elles s'échappent en abondance: puissent-elles, hélas! couler dans votre sein! elles me suffoquent... adieu. LETTRE XLII De Florizene, à Eléonore. A deux heures après minuit. Enfin, mon bonheur approche! que dis-je? il commence. Je jouis de l'infortune de ma rivale; je viens d'en être témoin. Elle aime Fernand, non pas plus que je ne le hais; mais sa tendresse est telle, que déjà ses maux suffiraient à mon âme, si l'orgueuil offensé pouvoir s'apaiser jamais, et si le désir d'une juste vengeance devait avoir des bornes.... O Ciel! les tourments que je lui prépare ne pourront-ils égaler l'idolâtrie qu'on a pour elle? Cette crainte est affreuse, et n'est que trop fondée. La lettre que je vous ai envoyée, qui vous révolta, qui me parut le comble de l'outrage, ne peut vous donner une idée de l'état où j'ai vu Fernand. Je passais près de l'appartement de Stéphanie: il en sortait, il venait de prendre congé d'elle. Jugez de son désordre, de l'excès de son désespoir, puisque mon indignation ne m'empêcha pas de le voir presque aussi puni que coupable! le discret Dom Lope cherchait inutilement à le soustraire à mes regards: l'un et l'autre ne pouvaient se dispenser de me demander mes ordres. Je les assurai de mes vœux; ils partirent: mais il m'importait sur-tout de connaître l'effet des adieux que Stéphanie venait de recevoir. J'entrai chez elle; je la trouvai seule et presque mourante: mieux j'en pénétrai la cause, moins j'eus l'air de la soupçonner. Je multipliai mes soins, en proportion de ce qu'ils la désolaient. Muette, oppressée, dévorant des larmes, ne pouvant proférer une parole, elle fut assez long-temps dans cet état, pour qu'une autre à ma place, n'eût pas manqué d'appeler du secours; mais personne que moi n'avait vu Ximenès sortir de chez elle; je n'aurais pu la confondre: je n'avais que la ressource de l'accabler par ma présence, par ma surprise feinte, mes alarmes prétendues, mes démonstrations et mes caresses. Dès qu'il lui fut possible d'articuler quelques mots, elle m'assura avec embarras de sa reconnaissance: et cette odieuse Angloise se flatte de m'en devoir? Que sait-on? elle se fait des reproches peut-être! mais oserait-elle me plaindre? Ah! croyez-moi: je lui apprendrai à ne gémir que sur elle du malheur d'être ma rivale. Elle me dit enfin qu'elle se sentait mieux, et me conjura de la laisser seule: elle l'obtint. J'avais quelques instructions à donner à celui des gens de Ximenès, qui le trahit pour moi; je la quittai. Après quelques instants, je voulais retourner près d'elle, et suivre à loisir tous les degrés de sa douleur: j'appris que la Marquise et Dona Almanza y avaient suivi le chef du Tribunal, averti, grâces à nous, de l'évasion de Sidley: cette nouvelle, vous a-t-on dit, a excité sa fureur; et sans doute il venait annoncer à Stéphanie, qu'il allait sévir contre l'auteur de ses jours: tout me le fait croire, l'habit qu'il porte, la justice, son devoir, sur-tout la fidèle compagnie que ma mère a tenue depuis cet instant à l'objet de ma haine, pour qui sa ridicule amitié éclate de plus en plus. Elles ont passé le reste de ce jour enfermées avec Dona Almanza, invisibles à tous les yeux, inaccessibles aux miens: sachez même qu'en ce jour, Madame de Céléria, honorée à la fois, et du titre de Dame d'honneur de la Reine, et d'une visite de cette Princesse, non contente de ne m'avoir point alors appelée près d'elle, n'a daigné m'en faire part qu'après avoir été consoler les douleurs de son Angloise. Elles sont donc à leur comble! et que m'importe le reste? Cependant, au milieu des charmes de l'espoir, une réflexion m'affligea. Stéphanie aura trouvé dans ses nouveaux chagrins un prétexte au plus sensible de tous, à celui du départ de Fernand. Quoi qu'il en soit, elle paiera cher le faible avantage de tromper quelque temps encore la tendresse de Madame de Céléria; bientôt ses yeux seront ouverts: en attendant j'empêcherai même que Félici ne puisse garantir cette étrangère, si funeste à mon repos, du sort que je lui destine. Depuis que vous avez osé parler d'elle très-légèrement, vous êtes devenue si suspecte à la Marquise, que je m'aperçois de ses inquiétudes, lorsque nous avons quelques entretiens particuliers: la prudence veut que je les évite; l'amitié nous les rend nécessaires. J'emploie une partie de mes nuits à vous écrire: le sommeil me fuit, mais non le courage; et ma confiance en vous l'aurait fortifié, s'il avait eu besoin de l'être. A dix heures du matin. On me remet votre lettre: quel heureux jour! quoi! vous êtes sûre que des émissaires, mystérieusement envoyés par le Tribunal qui avait proscrit l'Anglois, ont reçu l'ordre secret de faire des recherches, et de s'en emparer, dès qu'ils auront découvert les lieux où il se cache. Dans peu on le saura: dans peu son supplice et l'opprobre qui en réjaillira sur sa fille, me délivreront de l'un et de l'autre.... Eléonore, ma chère Eléonore, je triomphe! je n'avais point d'idée de la joie que j'éprouve. Mais comment se peut-il que de vaines frayeurs rentrent encore dans votre âme et la dégradent? Ah! point de remords! le succès légitime tout. LETTRE XLIII. De Dom Almanza, à Dom Fernand Ximenès. Je ne reçois point des adieux funestes!... Est-ce bien Dom Fernand Ximenès, l'amour et l'honneur de la Castille, l'illustre descendant de plusieurs grands Rois, qui ne marche à la gloire, que pour y trouver la mort? Le mortel à qui ce reproche peut convenir, n'est pas même l'amant de Stéphanie; elle lui inspirerait des sentiments plus dignes de tous deux. Je ne reconnais point un héros, dans un homme égaré, que sa passion domine, qui n'appartient ni à l'amour, ni à l'amitié, ni au devoir. Celui d'un citoyen, d'un ami de la vertu et de l'humanité, est de se conserver pour elle, pour la servir, lui être utile, et sur-tout par des exemples. Descendez dans votre cœur: quels sont ceux que vous donnez en ce jour? Osez-vous vous prévaloir de cet oubli de l'univers, de cette préoccupation de soi, de ce détachement des liens même de la nature, qui nous rend personnels, ingrats, inhumains! Et l'on se croit sensible! et l'on ose parler de courage, lorsque, n'écoutant que son désespoir, on y livre ses amis, ses proches, hélas! et tant de malheureux, dont on est l'appui! Nulle ressource ne vous reste, dites-vous? Eh quoi! est-il un plus beau partage, que de soulager l'indigence, de consoler l'infortune, de lui prodiguer ses soins, ses secours, de lui consacrer sa vie? Tels ont été, jusqu'ici, les plaisirs de la vôtre; et tels furent vos vrais triomphes: leur terme serait-il venu, et faut-il déjà que je vous pleure? Daignez me croire; vous vous abusez, lorsque vous attribuez à Stéphanie l'aveugle délire qui vous possède. Si, comme vous vous le persuadez, des tourments, dont elle est l'objet, vous étaient chers, ils vous feraient supporter le regret de ne pouvoir unir votre sort au sien; et ne fût-ce, en un mot, que pour protéger en elle l'innocence, que pour l'honorer par votre hommage, supérieur au destin même, quand vous êtes en droit de l'accuser, vous ne lui auriez pas donné sur vous l'avantage d'anéantir vos forces: Stéphanie, dont vous parlez, Stéphanie en a trouvé au plus fort de ses peines. Oseriez-vous lui comparer les vôtres? Tout vous appelle au faîte des honneurs; la voix publique, et votre naissance. Un père, dont, jusqu'à ce jour, vous fûtes la gloire, et votre Roi, et votre patrie vous chérissent également; les plus douces consolations vous sont offertes: mais, Stéphanie, l'infortunée Stéphanie, presque seule au monde, privée de celle qui la porta dans son sein, tremblante pour un père à peine échappé à ses bourreaux, loin de lui, loin des lieux qui l'ont vu naître, n'ayant d'asile que chez des étrangers, vivant parmi eux, sans nom, sans état, sans espoir de bonheur: Stéphanie supporte tout; et vous ne savez rien souffrir! Son sexe, je le sais, dont nous traitons la douceur de faiblesse, et la patience d'habitude; son sexe, et sur-tout par sa constance dans les revers, a souvent fait honte au nôtre: mais, que ce soit à vous! que vous consentiez à être au-dessous de lui, à n'être plus qu'un homme ordinaire! voilà ce qui doit me surprendre et m'affliger. Pardonnez ce langage, trop vrai peut-être: mais je ne dois rien ménager, lorsqu'il s'agit de votre gloire. J'ose vous le dire, puisqu'en vous l'amour lui est contraire, il faut l'abjurer; il faut perdre jusqu'au souvenir de Stéphanie! Vous le devez à vous-même; vous le devez à elle. Votre sentiment, quelque renfermé qu'il soit, l'offense, lorsqu'il vous dégrade. Vous pouviez en faire une vertu. Alors, d'autant plus estimable que vous êtes plus sensible, aussi grand au sein de l'infortune, aussi courageux que Stéphanie (car n'espérez pas pouvoir l'être davantage), vous eussiez fait rougir le sort, de vous avoir à jamais séparés: alors, Almanza eût partagé vos peines sans amertume, puisqu'il n'aurait point cessé de vous admirer. Dom Lope, que vous pénétrez de douleur, Dom Lope, dans l'excès de la vôtre, a craint de vous montrer le fond de son âme; mais elle est toute entière dans une lettre que je viens de recevoir de lui: lisez ce qu'il me mande: „Fernand, devenu cruel pour lui même, ne supporte aujourd'hui ma présence, que parce qu'il ne me voit, ni ne m'écoute. Une tristesse farouche, le plus morne accablement, ont succédé aux transports qui l'agitaient: j'ai cru qu'il expireroit, en quittant Stéphanie..... “Florizene, qu'il rencontra, en sortant de chez elle, et que je ne pus éviter (car, pour lui, il ne l'aperçut pas), Florizene n'a que trop vu, sans doute, le désordre inexprimable de mon malheureux ami. Dès que nous fûmes hors de cette maison, il se précipita, avec une sorte de fureur, dans la voiture qui allait nous entraîner loin d'elle: tous ses mouvements étaient convulsifs; ils ne se connaissait plus. La foule du peuple, dont il est l'idole, attirée sur son passage, s'écriait: Ximenès, notre espoir, ce jeune héros va combattre... Nous sommes sûrs de vaincre. Mille acclamations semblables ne le rappelèrent point à lui-même. “Lorsque nous fûmes à quelque distance de Madrid (jusques-là il n'avait pas prononcé une parole), il jeta encore les regards les plus douloureux sur cette ville où est renfermée celle qu'il adore: des cris lugubres lui échappèrent. Avec le plus vif attendrissement, je le serrai dans mon sein: d'abord il s'en arracha. Elle n'a parlé qu'à vous, s'écria-t-il, du ton le plus amer! Puis, m'ouvrant ses bras, et se précipitant dans les miens; Dom Lope, abandonnez un furieux, sourd à la raison, insensible à l'amitié, à qui tout pèse, que tout irrite, pour qui la vie n'est plus qu'un supplice!.... “Voyant l'impression que me faisaient ces mots: Je vous asflige, poursuivit-il; je devais me contraindre. Reprenant ensuite un air plus calme; Croyez du moins que Ximenès ne peut cesser d'être votre ami; croyez que, jusqu'à sa dernière heure,.... Il s'arrêta: je voulus hasarder quelques représentations; il ne parut point m'entendre: j'ai cru devoir imiter son silence; ma consternation est presque'égale à la sienne: je crains tout de son désespoir; en vain il chercherait à le contraindre. Son sommeil même ne suspend point ses maux. Lorsqu'un léger assoupissement s'empare de ses esprits, il appelle la beauté qui lui est trop chère; il l'implore: heureux, trop heureux Rosemont, s'écrie-t-il! Ses yeux s'ouvrent; il semble frémir de son égarement, et retombe plus accablé. Demain, nous serons en présence de l'ennemi: il brûle d'être à ce moment. Il ne prend nul repos; son impatience a je ne sais quoi de funeste, qui m'épouvante. Mais je partagerai ses dangers, je pourrai l'en garantir peut-être; et, si c'est la mort qu'il cherche, nous la trouverons ensemble, etc.....“ Ah! Ximenès, Ximenès! et c'est ainsi qu'un héros vole à la victoire!... N'importe; malgré vous, je m'obstine à le croire; vous vous efforcerez de conserver à Stéphanie un protecteur, à l'Espagne, un soutien, à Dom Lope et à moi, l'ami le plus précieux, et le plus aimé. P. S. Je quitte demain l'Angleterre, et retourne en Espagne, avec la joie de laisser parfaitement rétablie celle dont le danger m'alarmait. LETTRE XLIV. De Dona Almanza, à Miss Clarence. Tandis qu'Almanza s'éloigne, à regret, de l'aimable Clarence, sans toutefois (j'aime à le penser) qu'un regret si juste l'empêche d'être sensible au plaisir de revoir la compagne de son sort, l'amie fidèle, dont il fait le bonheur, pendant qu'il se rapproche de l'Espagne, et qu'il se croit heureux, il vient, hélas! de courir le risque de n'y trouver que des sujets d'amertume, des cœurs au désespoir, et le mien même, au moment de ne plus sentir que de l'horreur pour la patrie de mon époux. O ma charmante cousine! telle était sa position, si la trame la plus noire, si un complot détestable, qui devait perdre, à jamais, Stéphanie, n'eût tourné à son avantage. Que cette assurance vous tranquillise! Le Ciel la protège; il le doit. Ne craignez rien pour elle; et n'appréhendez pas que je vous laisse languir dans l'impatience de ce que j'ai à vous confier. Il n'y avait que peu d'instants que j'étais arrivée chez Madame de Céléria: elle me faisait part du désordre des adieux de Ximenès; ils lui causaient une tristesse profonde. Seroit-ce, me disait-elle, quelque pressentiment funeste? Cette idée lui était pénible; mais pouvais-je la dissuader? Mes soupçons ne sortent pas de mon cœur: puissent-ils n'être que l'effet d'une crainte sans motif! Puissé-je, sur-tout, être la seule qui ose attribuer! ..... Reprenons mon récit. Peu accoutumée à feindre, je cherchais à répondre à Madame de Céléria, et ne trouvais rien à lui dire, lorsqu'une de ses femmes, inquiète, éplorée, nous interrompt, pour nous apprendre que le chef de l'Inquisition est chez Stéphanie! Madame de Céléria devient pâle, tremblante; mais l'amitié lui donne des forces: aussi agitée qu'elle, je la suis; nous trouvons Stéphanie baignée de larmes, et presque désaillant, dans les bras d'Augustine, cette fidèle Angloise, aussi attachée à sa jeune maîtresse, qu'elle le fut à Milédi Rosemont. Dès que Stéphanie nous aperçoit, elle étend ses bras vers nous: sauvez plus père, s'écrie-t-elle! Obtenez, ô les plus généreuses de toutes les amies, que je prenne sa place! C'est moi qui l'ai perdu; c'est moi qui l'ai soustrait, malgré lui-même, malgré son respect pour les lois rigoureuses..... Les forces et la voix lui manquent: elle tombe évanouie, aux pieds de Torquemada (c'est le nom du chef de l'odieux Tribunal); il cherchait en vain à détourner ses yeux d'un spectacle si déchirant: la beauté, la vertu, le malheur, ont un pouvoir auquel ne peut pas toujours échapper l'âme la plus féroce. Pendant qu'il y résistait, et que nous donnions les soins les plus empressés à Stéphanie, on accourt; on annonce à Madame de Céléria, qu'Isabelle, Reine de Castille, dont elle est extrêmement aimée, vient l'honorer de sa visite. A cette nouvelle, Torquemada frémit: Madame de Céléria paraît plus calme; et l'espoir rentre dans mon cœur. Stéphanie cependant ne revenait point à elle: la Marquise la recommande à Augustine, et va recevoir Isabelle. Le premier soin de cette Princesse, que ses sujets adorent, et que l'univers admire, est d'apprendre à Madame de Céléria, qu'elle vient de la nommer à la place de Dame d'honneur, qu'elle aurait envié à une autre le plaisir de lui en annoncer la nouvelle. Madame de Céléria, que tant de bontés pénètrent, tombe à ses genoux, sans pouvoir exprimer sa reconnaissance; mais après avoir obtenu, qu'excepté Torquemada et moi, les autres reçussent l'ordre de se retirer: J'eusse voulu, dit-elle à la Reine, consacrer mes jours à votre Majesté; heureuse, trop heureuse s'ils avaient été dignes de lui être offerts! mais au lieu des honneurs, de la gloire, de la haute faveur qu'elle daigne me destiner, c'est la plus sévère justice qu'elle doit, et je vais être l'objet de son indignation. Torquemada, poursuivit-elle, écoutez-moi; en présence de votre auguste Souveraine. Stéphanie s'accuse du crime que j'ai seule osé commettre. Inventez, s'il se peut, de nouvelles tortures; vous ne m'entendrez point gémir, pourvu qu'au prix de ma vie, je puisse sauver la sienne et celle de son père: elle n'a pu le ravir aux dangers qui le menaçaient; elle était dans les bras de la mort. Respectez son innocence et son infortune. Je n'ai point les mêmes droits à la clémence et aux bontés de ma Reine. Malgré mes serments et mon devoir, j'adorais Sidley: s'il l'ignora toujours, mon cœur n'en fut pas moins infidèle; depuis long-temps il brûle d'un feu que mes remords n'ont point suffi pour expier: la peine m'en est due, et c'est moi en un mot qui, bravant tout, l'ai arraché de vos mains. J'ose réclamer pour lui, pour sa fille, et contre moi, l'équité d'Isabelle. Ni l'une ni l'autre ne sont coupables, m'écriai-je. Il ne me fut possible de proférer que ce peu de mots. La surprise, et plus encore l'admiration d'une âme si héroïque, avaient suspendu mes esprits. Torquemada semblait partager au moins mon étonnement. Isabelle fixait sur Madame de Céléria des regards attendris, et gardait le silence: j'attendais en tremblant ce qu'elle allait prononcer...... Venez, ma chère Céléria, lui dit la Reine en lui tendant la main, sur laquelle la Marquise se précipita, en l'arrosant de ses pleurs; venez recevoir votre pardon, que m'arracheroient tant de grandeur d'âme, tant de vertus, et vos nouveaux droits à mes égards, quand vous ne les auriez pas tous sur mon cœur. Je vous confirme le don de la place, qu'il me sera plus doux que jamais de vous voir occuper: je prends sous ma protection Stéphanie et Sidley, ou plutôt Milord Rosemont. S'apercevant alors de notre surprise, je suis instruite de tout, continua l'admirable Isabelle: ce n'est ni la Marquise, ni Stéphanie, dit-elle à Torquemada interdit et qui avait paru l'être, sur-tout au nom de Rosemont, ce ne sont point elles qui vous ont enlevé votre prisonnier: je fais, en s'accusant, combien elles sont généreuses; le Ciel a tout conduit: n'allons point contre ses décrets; ne cherchez point à pénétrer de quels moyens il lui a plu de se servir? Qu'il vous suffise d'apprendre que désormais il ne dépendra plus que de Ferdinand et de moi. S'il vous fallait des preuves de son innocence, vos maîtres ayant décidé de l'absoudre, n'ont rien à ajouter pour sa justification. C'en est trop, s'écrie Torquemada: non, Madame! ne craignez pas que j'ose combattre les dispositions de votre âme magnanime. Le Ciel vous inspire; il se déclare: je cède à ses ordres, aux vôtres. Que j'eusse été à plaindre, s'il m'avait fallu étouffer la voix de la reconnaissance! le nom de Rosemont doit m'être précieux. L'auteur des jours de celui que je croyais Sidley, sauva aux miens l'honneur et la vie; s'il eût été coupable, mon ministère voulait que je fusse inflexible; il n'est point de liens que ne doive briser le zèle de la Religion, et ma conscience eût fait taire tout autre sentiment: mais je les puis accorder, et je me dévoue avec joie à des intérêts, que votre appui me rend plus recommandables encore. Je ne respirais point pendant cet entretien: il est impossible de vous peindre l'état de la Marquise. Eh bien! refuserez-vous encore, lui demanda la Reine, ce que mon amitié vous offre? Ah! Madame! S'écria la Marquise: elle n'en put dire davantage; mais que ses pleurs, son trouble et son silence étaient expressifs! allez rassurer Stéphanie, reprit Isabelle: je veux la connaître; je veux dès demain que vous me l'ameniez, sans toutefois, dit-elle encore à Madame de Céléria, qu'elle soit connue pour Miss Rosemont: et alors cette Princesse adorable, laissant nos cœurs pénétrés de ses bontés ainsi que de ses vertus, emporta ce pur hommage, le seul digne de la vraie grandeur et de la bienfaisance qui en assure les droits. Aussi-tôt, nous volons chez la charmante Miss. Torquemada, soit raison de politique, ou qu'une fois son cœur ait pu se laisser émouvoir, veut lui confirmer ce que nous brûlons de lui apprendre. Nous la retrouvons immobile, inanimée: enfin, elle rêvait la lumière. Prête à succomber encore à l'aspect de Torquemada, elle rappelle tout son courage, et s'indigne de ce qu'il la console. Pensez-vous, lui dit-elle, que vos menaces aient pu me faire trembler pour moi? Nos transports lui paraissent inexplicables: notre trouble nous laisse à peine la faculté de nous faire entendre: elle n'ose croire aux bontés de la Reine: Torquemada lui promet en vain de ne chercher qu'à les entretenir; elle craint qu'il ne l'abuse: instruite enfin de ce qu'elle doit à l'âme la plus sublime, pénétrée, saisie, hors d'elle-même, elle s'élance vers la Marquise qui la presse dans ses bras; et, sans pouvoir se parler, mêlant leurs larmes, livrées à l'abandon des sentiments les plus doux, elles m'apprirent combien des cœurs sensibles sont loin de pouvoir suffire à tout ce qu'ils éprouvent, dans de pareils instants: il y en a trop peu, que tout ceci s'est passé, pour que Stéphanie puisse déjà vous écrire; elle le voudrait en vain: cette étrange alternative de désespoir et de joie, d'horreurs et de félicité, ne lui permet pas d'obéir à ses vœux. Son âme est à vous pour jamais: fasse le Ciel qu'elle ne soit plus déchirée aussi cruellement! O Clarence, que d'épreuves dans sa vie à peine commencée! Mais quelle femme que la Marquise! quelle amante! quelle amie! et, j'ose même dire, quelle épouse! Stéphanie, créature céleste, et si digne d'être heureuse! ah! quelles que soient vos peines, du moins les trésors de l'amitié ne vous sont pas ravis! Je retourne près d'elle: je ne vous quitte point, ma chère Clarence! vous êtes l'une et l'autre inséparables dans mon cœur. LETTRE XLV. De Clarence, à Stéphanie. O mon amie! je frémis encore du récit que vient de me faire Dona Almanza. Quoi! toujours des assauts à votre sensibilité! Quoi! c'est vous qui versez des larmes, et dont presque tous les instants sont marqués par de nouvelles amertumes! vous, Stéphanie!.... Ah! Dieu! quel plus affreux spectacle, que de voir, sans cesse, la vertu en bute au malheur! Le vice triomphe; et, tandis que le bonheur l'accompagne, c'est vous que le sort accable et persécute!... Mais pourquoi donc ne songé-je qu'à vos peines? Ne suis-je pas sûre que vous avez, dans la Marquise, une amie aussi tendre que moi? Isabelle désire vous connaître, et va vous aimer: elle sera votre appui; elle sera celui de l'auteur de votre naissance. Vous ne devez plus avoir d'inquiétude sur une destinée si chère; et, pour un cœur tel que le vôtre, quelle plus douce assurance! Ah! combien je ressens le plaisir de vous voir captiver tous ceux qui vous approchent! Vos vertus se communiquent. Ceux même, à qui l'humanité est inconnue, cèdent, malgré eux, à leur empire; jusqu'au chef rigoureux d'une loi horrible, entraîné (ne pouvant être attendri), se voit forcé à vous être favorable. Je suis loin de vouloir diminuer le mérite de ce qu'a fait Madame de Céléria: j'adore cette âme semblable à la vôtre; tout ce que son dévouement offre d'admirable, je suis digne de l'apprécier: mais vous lui donnâtes l'exemple. Sans vous, peut-être, elle n'eût été que sensible; près de vous, elle est devenue héroïque. Cependant, vous pouvez mettre en doute, si mon amitié vous est toujours due? Cette crainte, vos remords, tant de rigueur pour vous-même, voilà les seuls torts que vous ayez. Mon cœur m'éclaire: si vous étiez coupable, il n'en serait pas moins à vous; mais il serait vrai. Ximenès n'a que trop de droits à vos sentiments; vous ne l'auriez point aimé, s'il ne les méritait tous: et ce qu'il vous inspire, vous osez l'appeler un crime! Ah! Stéphanie! le crime est-il fait pour vous? Non: ce n'est point un penchant vertueux qui offense le Ciel; il peut remplir la vie de chagrins, détruire le repos, faire couler d'éternels pleurs: mais un penchant involontaire, combattu, renfermé, quels droits n'a-t-il pas à l'estime? Il accroît la mienne. Stéphanie, ma sœur, mon amie la plus chère, ah! comptez sur moi, plus que jamais! je sens le prix de votre confiance; je partage les tourments de votre position; sur-tout, je ne puis souffrir que vous pensiez avoir besoin de mon indulgence: est-ce à moi de douter de votre courage? Je ne crains point qu'une passion le surmonte. L'honneur et la reconnaissance en exigent le sacrifice; il est affreux, mais indispensable. Vous le ferez; nous gémirons ensemble. Loin de nous la honte et le repentir: jamais du moins, nous n'aurons de tels chagrins. Hélas! il est trop vrai; je pressentois les vôtres; je redoutais, pour vous, les vertus de Ximenès: votre aveu n'a pu me surprendre. Je ne connais point l'amour; et cependant, instruite par l'amitié, je lisais dans votre cœur avant vous-même. Craignant toutefois de l'éclairer, me flattant que le mien me trompait, je n'osais vous montrer mes alarmes. Je respire enfin, depuis que la cause vous en est connue. Si je tremblais, lorsque vous vous ignoriez, aujourd'hui je n'appréhende plus rien pour votre gloire. Mais, ne peut-on abandonner l'Espagne, sans fuir le monde entier? Avez-vous bien pu former le projet barbare de renoncer à tout, de vous soustraire à tous les yeux? Jamais, non, jamais à ceux de Clarence, ni sur-tout à son cœur. Je vous en défie, cruelle! votre âme a sûrement démenti ce mouvement de désespoir; l'amour ne vous a point rendue insensible à l'amitié. C'est l'espérance seule de vous revoir, qui me soutient: je mérite que vous y trouviez les mêmes consolations. Venez vous réfugier dans mon sein, y déposer le poids de vos peines! ah! Stéphanie, Stéphanie! qui vous arrête? Est-il donc impossible, sans l'aveu d'un père, de quitter des lieux où vous ne sauriez plus être que malheureuse? Consultez votre raison: il ne pourra qu'applaudir à ce qu'elle aura dicté. Mais les bontés de la Reine de Castille, qui vous imposent, peut-être, de nouveaux devoirs! mais, s'arracher à Madame de Céléria, l'affliger, et dans quel moment!... Vous seule, ô mon amie, pouvez concilier tant d'intérêts! Quels que soient mes vœux, je n'insiste que pour votre bonheur. Adieu, plaignez la dépendance qui m'empêche de suivre mon attrait, de voler vers vous: écrivez-moi, rassurez-moi; dites à la Marquise, combien ses vertus m'ont fait d'impression. Je ne tarderai pas à l'en assurer moi-même. Je vais répondre à Dona Almanza. Adieu, encore une fois, ma chère Stéphanie, adieu. P. S. Voici une Lettre de Madame de Norsey, que le Chevalier de Rosenne, son frère, devait vous remettre. Il arrive; et je ne sais trop comment, au lieu du projet qu'il avait formé d'un voyage en Espagne, il a dirigé ses pas vers l'Angleterre. Sa sœur même l'ignore: je ne le connaissais point; l'extrême ressemblance qui est entre eux m'a frappée. LETTRE XLVI. De Madame Norsey, à Stéphanie. Je vous ai parlé, charmante Miss, d'un frère que j'aime tendrement, d'un Chevalier de Rosenne, déjà votre admirateur, et pour qui je vous demande quelques bontés: il part pour l'Espagne, il vous remettra ma lettre; et sûrement il cessera de m'en vouloir, dès qu'il vous aura vue. Ceci a besoin d'explication. Autrefois j'étais l'oracle, le guide, le mentor de mon frère; à présent, c'est une tête tournée, un esprit contrariant, un cœur indocile; et c'est notre aimable amie, gardezm'en bien le secret auprès d'elle, c'est Clarence qui est la cause de ce changement auquel ma sagesse ne peut rien. Vous en seriez surprise; je l'ai été, je l'ai dit: enfin comme le Chevalier est à moitié fou, je vous l'envoie; et je tremble que vos charmes ne l'achèvent. Voici l'histoire de son départ. Après plusieurs contestations entre lui et moi, après je ne sais combien d'extravagances dont il s'étonnait que je ne fusse pas charmée, des projets sans nombre qu'il prétendait me faire approuver, et que je voulais qu'il abandonnât, un jour enfin, je l'avais prêché à en perdre patience: le lendemain, il m'annonce qu'il veut aller en Angleterre. Je m'y oppose, il s'obstine, il me demande une lettre pour Clarence, une autre pour son père; je le refuse: il redouble d'instances, je ne cède point. Le voilà furieux! heureusement que je m'avise, le voyant dans son caprice de voyages, de lui proposer de retourner en Espagne! Aussi-tôt il saisit mon idée, avec transport, à condition que j'écrirai à Miss Rosemont; à condition sur-tout, qu'il sera le porteur de la lettre. Je le promets; et le monstre, plus enchanté que reconnaissant, pour la première fois, me quitte avec plaisir. Mais pourquoi, me direz-vous peut-être, lui ravir le bonheur de connaître Clarence? Ah! mon Dieu! pourquoi? Pour éviter, s'il est possible, qu'il ne devienne réellement malheureux: il croit l'être aujourd'hui, et se trompe. Il se croit amoureux d'un portrait: chimère! les femmes ont beau aimer le merveilleux; je n'entends point qu'on raffole d'une miniature, que le peintre peut avoir embellie: une telle passion me paraît romanesque, invraisemblable, absurde même. Le Chevalier répond à cela, que je lui ai lu plusieurs lettres de notre amie, que son âme y est peinte, que je l'ai trop entretenu des qualités qui la distinguent et doivent la faire adorer. Et combien je me les reprocherais, si des récits, que l'amitié, d'ailleurs, devait, ce me semble, rendre suspects, avaient pu, en effet, produire une pareille ivresse! Encore une fois, son amour n'est qu'un délire de son imagination, qu'une erreur passagère: mais il n'y aurait plus moyen de détruire, pas même de combattre cet amour, s'il était fondé sur la connaissance intime des grâces et des vertus de Clarence. Décidément, je ne veux point qu'il la voie: je connais les intentions et l'inflexibilité de Milord Clarence; il ne consentira, pour sa fille, qu'à un établissement aussi considérable du côté de la fortune, que de la naissance. Celle du Chevalier est ancienne, elle est illustrée; mais il est cadet de sa maison, il ne peut prétendre qu'à une légitime médiocre: et moi, trahissant la confiance du père, abusant de l'amitié de la fille, au risque de les diviser, j'introduirois chez eux un jeune homme, qui joint aux agréments de l'esprit et de la figure, l'âme la plus élevée, la plus sensible, tout ce qui doit faire impression sur celle de Clarence! Je sacrifierais mon amie à mon frère! Ah! jamais leur position ne me permet ni l'espoir, ni le désir de les voir unis; je me suis interdit l'un et l'autre; je l'ai dit: oui, si, malgré mes prières, le Chevalier avait persisté dans la fantaisie de partir pour Londres, il m'aurait contrainte à l'affliger: j'aurais peut-être perdu son cœur, sans retour; rien ne m'en aurait tenu lieu; mais le seul parti que l'honnêteté me dictait, je n'aurais pas hésité à le prendre: aussi n'est-ce que cet avertissement qui l'a fait renoncer à son beau projet; et n'imaginez pas, pour cela, que j'aie, sur le Chevalier, d'autre avantage que mon sexe et son amour! Je vous dis de lui tout le bien et le mal que je sais. Amant imaginaire, soit, mais délicat, il ne se proposait que de voir, que d'adorer Clarence, sans se déclarer, sans même chercher à lui plaire; il voulait garder un silence éternel, il croyait le pouvoir: nouvelle erreur! L'amour, charmante Stéphanie, se joue des plus belles résolutions du monde; et je craignais, pour Clarence, jusqu'à l'amitié qu'elle a pour moi. Vous m'avez promis la vôtre; je viens de vous ouvrir mon cœur; de grâce, ne ménagez point celui du Chevalier! J'espère que vous êtes tranquille; je le souhaite. Vous vous seriez peut-être rendue à mes sollicitations, si, dans les lieux que vous embellissez, la perte de votre repos était à craindre. Ah! jouissez de ce bien, le premier de tous; et ne croyez jamais à un sexe maudit, esclave prétendu, mais, en effet, tyran du nôtre; il rampe ou opprime, et dès-lors ne mérite rien. Quel préservatif plus sûr que cette réflexion! Elle me console des obstacles qui s'élèvent entre Clarence et mon frère. Au fait, le meilleur mari n'est pas, je crois, un présent que l'amité doive être fort empressée d'offrir. Eh bien, de toutes mes raisons, voilà celle qui a le plus choqué Rosenne: quand je vous dis qu'il est injuste à l'excès! Je sais que Clarence vous a envoyé une lettre, où je me livrais, avec plus de zèle que de prudence peut-être, à l'intérêt que vous inspirez: mes motifs et votre indulgence me tranquillisent. La réponse que Clarence m'a faite sur ce sujet, est d'une obscurité!... Adieu, belle Stéphanie! Si j'osais.... Recevez, du moins, l'assurance de mes sentiments. LETTRE XLVII. De Miss Clarence, à Dona Almanza. En lisant votre lettre, ma respectable amie, j'ai éprouvé tous les sentiments, oui, tous; et dans cet instant encore, la terreur, l'admiration, l'attendrissement, l'espoir, se font sentir, à la fois, à mon cœur: je ne sais lequel l'emporte. Ah! combien vous avez raison de dire qu'il faudrait aux âmes sensibles, des forces moins bornées, pour qu'elles pussent suffire à leurs impressions. Quels hommes seraient capables de former un pareil souhait, ou de pouvoir atteindre (quelles que soient leurs prétentions) à cet héroïsme de pur mouvement, aussi généreux qu'il est vrai, que l'orgueil, qu'une vaine ostentation, ne dégradent point; inspiré seulement par la vertu, et dont Stéphanie (je dois nommer Madame de Céléria avec elle), sont des exemples si touchants? La faveur d'une Princesse, supérieure encore à son rang, par son mérite, leur était bien due; et je n'appréhende point que ce prix glorieux leur échappe. La plupart des hommes (peut-être même qu'ils s'en applaudissent) ne dépendent que des circonstances; ils changent avec elles: mon sexe ne porte point d'aussi frivoles entraves; il n'appartient qu'à ses sentiments. Dès que votre Reine aime la vertu, elle ne peut cesser de la protéger. Non; je n'entends rien aux coutumes qui enlèvent aux femmes le droit à la Couronne; et je plains fort les peuples qui ont pu le vouloir: quelque aimable que soit la galanterie des François, elle ne me fera point leur pardonner tant d'injustice. Ce n'est donc pas à moi de craindre que vos Castillans, sous le règne de la sagesse et du bonheur, gouvernés par Isabelle, par une femme, par une Souveraine digne d'être l'une et l'autre, gémissent encore à l'avenir des rigueurs d'un Tribunal odieux : si elle n'a laissé l'Inquisition s'introduire dans ses Etats, que pour contenir les Maures qui habitent l'Espagne; si ce moyen lui parut le seul qui pût soumettre ces fiers ennemis de la Religion et de l'Etat (je veux même qu'elle en ait fait la promesse, avant de monter sur le trône); si, en un mot, Torquemada lui a caché alors les suites cruelles, les abus horribles de cet établissement, qu'il désirait, hélas! qu'il n'aurait pas dû obtenir; aujourd'hui qu'Isabelle et Ferdinand voient leurs propres sujets enveloppés dans cette loi funeste, qu'eux-mêmes ne peuvent en arrêter toutes les innovations, ils épargneront, sans doute, à l'humanité des larmes amères, et à eux d'éternels regrets, en détruisant un pouvoir qui leur est encore subordonné. Déjà le vœu le plus ardent de votre âme et de la mienne est rempli: nous voilà sûres enfin qu'ils n'abandonneront jamais Rosemont, au zèle prétendu d'un fanatisme impitoyable; que Stéphanie, sinon paisible, est du moins rassurée pour ce père, l'objet de sa tendresse. Cependant, ô ma vertueuse amie! quand jouirons-nous de son bonheur? Jusques-là, n'en espérez point pour moi: jamais elle ne versera de larmes, qui ne tombent sur mon cœur. Hélas! il faut bien vous le dire: depuis qu'elle habite l'Espagne, le destin l'a toujours poursuivie:... S'il lui prescrivait de s'en éloigner!.... Chere Dona Almanza, vous ne vous opposeriez point à ce départ; il coûterait à Madame de Céléria, à vous et à Stéphanie: mais, s'il était nécessaire, vous sauriez fortifier leur courage, et vous auriez celui de leur donner l'exemple d'un tel sacrifice. Une phrase de votre lettre m'a fait frémir, et pour le sens que j'ai cru qu'elle renfermait, et ensuite pour l'avoir interprété peut-être bien injustement. Stéphanie et son père étaient perdus, dites-vous, si la trame la plus noire, si un complot détestable n'avait tourné à leur avantage: Une trame, un complot!... vous l'avouerai-je enfin? Florizene s'est offerte alors à mon esprit; elle est envieuse: Stéphanie, que l'univers adore, doit exciter sa rage; elle croit peut-être avoir à s'en venger: que sais-je? hélas!.... je respecte le mystère que vous me faites, et le secret des soupçons que votre cœur renferme; mais Mademoiselle de Céléria peut avoir les mêmes, et attribuer le désordre de Fernand..... O Dona Almanza, quelles que soient les bontés de la Reine, votre amitié, et celle de Madame de Céléria pour Stéphanie; craignez, encore une fois, que le séjour de l'Espagne ne lui devienne funeste! Je suis loin de lui montrer mes craintes: jusqu'à Félici, dont vous ne me parlez point, me cause les plus vives alarmes. Isabelle ne peut avoir été instruite de l'évasion de Sidley, que par Félici lui-même, ou par le Cardinal Ximenès; tous deux sont étroitement unis: le dernier, sur-tout, possède l'entière confiance de cette Princesse. Ah! Dieu! ses bienfaits forceraient-ils Stéphanie à accepter Félici pour époux? Votre Reine protégeroit-elle son amour? Plutôt que de se voir contrainte, par la reconnaissance, à un choix qui lui serait horrible, il vaut mieux fuir, s'arracher à tout, rester sans fortune, mais libre, qu'oser former une union, dont les maux peuvent conduire à la perte même de la vertu. Souffrez des réflexions que je vous soumets; il n'est point d'hommages, de confiance, ni de sentiments, que je ne vous doive; j'en offre de sincères à Dom Almanza; mes regrets, en le voyant partir, ont mérité les siens: cependant, son départ n'a été triste que pour moi; il jouissait du plaisir de se rapprocher de l'amie si précieuse, dont le sort lui a fait présent: loin d'elle et de Stéphanie, il ne me reste que la douceur de penser, qu'elles aimeront toujours Clarence. LETTRE XLVIII. De Stéphanie, à Clarence. COMBIEN votre lettre me touche! Ah! Clarence, des amies telles que vous et Madame de Céléria, sont un bienfait de la Divinité: que ne lui dois-je pas? et que ne puis-je, heureuse enfin?... Ames tendres et sublimes, croyez, croyez du moins que l'intérêt que vous prenez à mon sort, tant de soins généreux, et votre amitié, et vos vertus pénètrent mon cœur, le consolent et l'arracheroient, s'il se pouvait, à des sentiments, hélas! trop invincibles: mais quel que soit leur empire, je me rendrais à vos raisons, à vos prières, et j'y trouverais des charmes, si le plus saint des devoirs, le plus cher de tous, n'en ordonnait autrement. L'Espagne est devenue la patrie d'un père trop long-temps malheureux: Stéphanie n'envisage que lui seul: ce n'est point qu'elle s'abuse ou qu'elle s'arme de prétextes, faute de courage; ce n'est point son fatal penchant, qui l'arrête, qui la trompe, qui l'égare; il ne peut que la désespérer. Je m'impose un supplice de tous les instants. O mon amie! en fuyant du moins je ne contraindrois pas mes larmes; je cacherais ma faiblesse et mes pleurs dans votre sein: mais voir Fernand s'engager à une autre, sentir mon cœur déchiré, s'il s'en applaudit, si c'est le contraire, n'en être que plus malheureuse, ne pouvoir supporter ses chagrins, ni sa joie, ni son indifférence, la demander au Ciel..... en tremblant de l'obtenir, être témoin de leur tendresse, ou souffrir de leurs regrets, plus que tous deux, et cependant rester en ce séjour!... tel est le tourment auquel je me condamne. Vous avez su que les adieux de Fernand furent suivis de l'horrible apparition de Torquemada. Tous les maux se réunirent fur moi; tous me sont présents encore. Jour terrible, souvenir qui me poursuivez, votre impression est ineffaçable! Que dis-je? Ah! grand Dieu! ce jour, qui semble être le terme des chagrins de Sidley, peut-il n'être pas le plus heureux de tous pour sa fille?... Sa fille infortunée n'est donc plus que l'amante de Fernand!... ô mon père, il fut votre libérateur! l'amour ne pouvait naître en moi, que des sentiments de la nature; c'est elle qui l'emportera toujours. Ah! combien j'ai senti son empire, lorsque le chef d'une loi affreuse vint vous redemander à mon cœur! S'il regrettait Fernand, ce n'était que pour vous seul: vous perdiez un appui. Que n'éprouvai-je point, quand la femme la plus adorable vous rendit à ma tendresse?.. Chere amie, partagez ma sensibilité. Sur-tout, moins prévenue en ma faveur, soyez plus juste pour la Marquise. Eh! qu'ai-je donc fait, hélas! qui ait pu lui inspirer l'héroïsme d'une pareille action? L'admirer, ne l'oublier jamais, m'en rapprocher, s'il est possible, en la prenant pour modèle, voilà mon partage. On vous a dit qu'Isabelle, pour mettre le comble à ses bienfaits, avait permis que je lui fisse ma cour: elle avait encore prescrit, que Mademoiselle de Céléria et Dona Almanza accompagnassent chez elle, la Marquise. Quand nous arrivâmes, une foule de courtisans l'environnait: mais une telle souveraine ne peut rien devoir à la pompe du rang; elle disparaît devant l'éclat des vertus. Je fus pénétrée de l'accueil flatteur dont elle m'honora. Elle me paraît bien digne de votre amitié, dit-elle à la Marquise: ce ne sera pas la louer assez à vos yeux; mais passez-moi de ne rien imaginer au-dessus de cet éloge. Quels Souverains, que ceux qui savent aimer et le dire! les autres commandent; ce sont ceux-là seuls qui règnent. Madame de Céléria parut aussi peu vaine que vivement attendrie d'un discours si obligeant. Enfin la Reine quitta le cercle, en annonçant qu'elle désirait n'être suivie que de la Marquise, de sa fille, de Dona Almanza et de moi. L'admiration et la reconnaissance me firent tomber à ses pieds. Je ne suis que juste, me dit cette Princesse: la fille de Rosemont n'a été que trop poursuivie par le sort; heureuse de pouvoir changer le sien, je veux encore que son cœur la mette au rang de mes sujets. A peine mon attendrissement me permit de répondre. Quelqu'un bien dévoué à vos intérêts, me dit la Reine, vous donnera dans peu, des nouvelles de l'auteur de vos jours. Hélas! ce ne peut être que Félici: cependant je n'ai point obtenu la grâce que j'espérais, de m'ensevelir dans quel-que retraite inaccessible à ses persécutions, et, s'il se pouvait, à l'image adorée de celui..... O ma Clarence, lorsque j'implorai cette permission qui fit frémir la Marquise, est-ce que vous pourriez l'abandonner, me demanda la Reine, et affliger un père? Que puis-je pour leur bonheur, si vous n'y contribuez pas avec moi? M'enlèverez-vous celui de les voir heureux? Dans ce moment, que votre cœur sentira, ma soumission eut, pour le mien, un charme trop tôt évanoui; la réflexion le dissipa: cette maison, et tous ceux qui l'habitent me retracent Ximenès... Pardonnez au désordre de ma lettre! Isabelle enfin s'apercevant de la surprise inexprimable de Florizene, ignorez-vous, lui demanda-t-elle, que Sidley, ou plutôt Milord Rosemont existe? Son innocence sera mise au plus grand jour; ses accusateurs seront punis: on apprendra les services qu'il vient de rendre à la couronne d'Espagne; et elle sait les reconnaître. A ces mots, que devins-je? Dona Almanza partageait ma joie; le saisissement de la Marquise était égal au mien: les regards d'Isabelle peignaient la satisfaction et la bonté. Mademoiselle de Céléria, non sans quelque trouble, lui demanda la permission de me féliciter; et elle assura cette Princesse que le bonheur de lui devoir une nouvelle si agréable, était le seul adoucissement au chagrin de ne l'avoir pas obtenu de la confiance de Madame de Céléria et de mon amitié...... Je suis interrompue par l'arrivée de Dona Almanza; j'allais vous dire que la Reine l'a traitée avec toute la distinction qu'elle mérite: elle veut absolument vous écrire; et elle me jure que je ne verrai point ce qu'elle vous mande. Eh! pourquoi ce mystère? D'où vient encore me parle-t-elle sans cesse du Duc de Médina, frère de la Marquise? Il est estimable; mais elle a des idées désolantes!.... Ah! que Fernand soit heureux avec Florizene! pour moi je n'envisage qu'avec horreur quelque engagement que ce puisse être. Vous, chère Clarence, soyez moins indulgente à l'avenir! Ne permettez pas que je vous entretienne de lui!.... S'il se peut, j'éloignerai son idée, que ses périls me rendent plus redoutable encore: je dois même éviter de prononcer son nom.... Hélas! adieu, adieu mon amie! P. S. Les armées sont dans l'inaction; et fasse le Ciel!.... Ah! du moins, ces vœux me sont permis. Je dois une réponse à Madame de Norsey: cette femme charmante me donne la plus haute idée des Françoises. Son frère serait-il encore à Londres? Les hommes de sa nation passent pour être si légers! LETTRE XLIX De Dona Almanza, à Miss Clarence. Moi, lui faire part de ce que je vous écris! j'ai mille raisons de ne le pas vouloir. Vous savez combien Stéphanie craint les éloges: vous savez encore jusqu'à quel point la triste conviction du mal déchireroit son cœur! ces motifs, et plusieurs articles de votre lettre exigent que ma réponse ne soit vue que de vous seule. Eh bien! vous ne vous êtes pas trompée: j'avais déjà quelques indices, lorsqu'il m'échappa de vous dire qu'un complot abominable avait pensé perdre celle qui nous est si chère. Je venais de recevoir un avis secret d'une main inconnue: c'était, me mandait-on, la trame la plus noire, qui venait d'exposer à une mort infâme, l'ami toujours estimable, (malgré ses égarements), de Dom Almanza, et à l'opprobre, et à d'éternelles douleurs l'intéressante Stéphanie; on finissait par m'assurer qu'on ne la voyait qu'en tremblant rester dans une maison où des ennemis implacables l'environnaient. Malgré moi mes idées s'arrêtèrent sur Florizene et sur Eléonore. Je m'indignai contre moi-même d'un pareil soupçon; mon amitié pour Madame de Céléria m'en faisait un devoir: mais je m'efforce en vain de le détruire, et sur-tout depuis ce qui s'est passé dans le cabinet de la Reine, le jour où Stéphanie lui fut présentée. Vous ne le sauriez point par elle: je veux réparer tous les vols que sa modestie fait à votre cœur. Lorsqu'elle parut devant cette Princesse, l'enthousiasme fut général; un murmure d'applaudissement s'éleva: Florizene était d'une magnificence excessive; Stéphanie l'effaçait parée de ses propres charmes. L'air noble et touchant que vous lui connaissez; sa beauté, son maintien, ses grâces fixèrent tous les regards. Florizene en fut déconcertée, furieuse, et, pour la première fois, je la vis presque abattue. Le Comte Félici jouissait insolemment de l'embarras de l'une et du triomphe de l'autre; le Duc de Médina n'avait des yeux que pour Stéphanie; mais Isabelle seule occupait l'attention de cette dernière. Dès que nous fûmes seules avec la Reine, elle acheva de la rassurer sur le sort de son père, et de se l'attacher à jamais par les marques de bonté qu'elle lui donna. Florizene, quoiqu'elle se fît violence, souffrait au point de ne pouvoir cacher entièrement ce que son âme envieuse éprouvait. Isabelle prenant pour de la surprise son air interdit et contraint, et se souvenant que la veille, elle n'était, ni n'avait dû être chez la Marquise, pendant que cette femme généreuse demandait à expier des crimes prétendus; Isabelle, dis-je, s'adressa à Florizene pour savoir si en effet, elle n'apprenait qu'en ce moment les secrets de Sidley et de sa fille? Le trouble de Florizene augmenta; mais, se remettant presque aussitôt, elle se plaignit, avec un air d'intérêt, du mystère qu'on lui en avait fait, et rendit grâce à la Reine de l'avoir traitée plus favorablement. Isabelle lui répondit de la manière la plus flatteuse. Je crus qu'elle y était sensible: elle redevint maîtresse de son extérieur; et je me reprochais de l'accuser toujours. La Reine alors s'expliqua sur les ordres qu'elle avait donnés, pour découvrir les accusateurs de Sidley, sur-tout ceux par qui l'on avait été informé de son évasion. C'est à la vue de toute l'Espagne, ajouta-t-elle, que sa fille a donné des marques d'une tendresse pour lui aussi légitime que touchante: ceux qu'elle n'a pu désarmer, sont des monstres contre lesquels la rigueur est un devoir. Je ne perdais pas de vue Florizene; je m'aperçus qu'elle palissoit. Seule, je l'avais remarquée; ah! s'il se pouvait que j'eusse été injuste! mais bientôt je fus distraite de cet affreux doute par le mouvement si digne de Stéphanie, qui l'entraina aux pieds d'Isabelle. Daignez, Madame, daignez, lui dit-elle, révoquer cet arrêt. Ajoutez encore à votre gloire et au bonheur de Rosemont, et à la vive reconnaissance de Stéphanie, ce nouveau bienfait. Souffrez qu'un moment de faux zèle et d'erreur reste enseveli dans de profondes ténèbres. En pardonnant, vous avez tant de fois appris aux coupables comment on sert le Ciel, et comment on l'imite! Madame de Céléria et moi, nous versions des larmes de joie. Isabelle ne put tenir à ce dernier trait: elle réleva Stéphanie, la serra dans ses bras avec émotion, et lui accorda cette nouvelle grâce: mais, quoiqu'elle ait sollicité avec instance, celle de se retirer dans une maison Religieuse, qu'Isabelle honore d'une protection particulière, cette Princesse s'y est opposée fortement; et son refus (tout flatteur qu'il a été pour votre amie), ne m'a point transportée autant que Madame de Céléria: Stéphanie cependant ne lui est pas plus chère qu'à moi; mais,.... Stéphanie toutefois a dû se rendre aux ordres et aux bontés de la Reine; peut-être, hélas! y a-t-elle souscrit avec plus de joie qu'elle ne pense! .... Son courage, sa raison la soutenaient contre son sacrifice qui n'était que trop affreux pour son cœur..... Si j'osais vous parler ouvertement,..... pourrait-elle avoir quelques secrets pour vous? Mais moi dois-je chercher à surprendre les siens? Je ne les sais point: Je n'ai que des craintes; je vous les ai déjà laissé entrevoir, et vous semblez les partager: ah! que dis-je? des craintes! Stéphanie auroi-t-elle pu se déterminer à quitter Madame de Céléria, moi, ses deux sincères amies, sans les plus fortes raisons? D'ailleurs, sa mélancolie, qu'elle ne peut vaincre, malgré tant de sujets d'espérer, sa mélancolie s'accroît de jour en jour: cependant, quelle qu'en soit la cause, vous devez être aussi tranquille que moi pour sa gloire: le sort peut tout lui enlever, hors ses vertus..... Hélas! c'est Dom Almanza et moi, qui l'avons attirée dans ce séjour; et quoiqu'elle nous y tienne lieu de tout (que vous connaissez bien mon cœur), je l'aime pour elle-même: la savoir heureuse, et s'il le faut loin de moi, voilà ce qui m'occupe. Non; je ne lui ai point caché vos alarmes: je n'ai dit de votre lettre, que ce qu'il fallait; j'y ai ajouté ce que je devais. Je n'ai pu me résoudre à faire passer dans son âme, mes cruels soupçons; ils l'auraient pénétrée de douleur; elle les aurait rejetés avec effroi: enfin ils ne sont point des certitudes. Quant à l'avis secret, dont je viens de vous faire part sur le complot odieux dont elle a pensé être la victime, il l'a frappée sensiblement; mais cet avis inquiétant, l'insupportable amour de Félici, votre opinion sur Florizene, vos appréhensions, les miennes, rien ne peut la détourner de ce qu'elle a promis. Je n'hésite point, m'a-t-elle répondu; je tiendrai la parole que j'ai donnée à la Reine: je resterai chez Madame de Céléria; tout m'en impose l'obligation.... Chere Almanza, il n'est plus temps de quitter l'Espagne: bien des écueils s'offrent à moi; je ne les brave point, je les surmonterai peut-être; mais du moins je n'aurai pas la faiblesse ou l'insensibilité d'immoler à ma sûreté les intérêts de mon père. A ces mots, m'attendrir, l'admirer, l'en aimer mieux, et veiller à son sort, plus que jamais, voilà tout ce qui restait à mon zèle. Ah! s'il était possible que son cœur ne se refusât pas à des hommages dignes d'en être agréés! Le Duc de Médina l'adore; son amour n'est connu que de la Marquise et de moi. Il joint au mérite le plus rare, une haute naissance, de grands biens, une indépendance absolue. Long-temps inconsolable de la perte de sa femme, quoiqu'il n'ait point d'enfants, rien n'a pu le faire songer à un second hymen, jusqu'au jour où il a vu Stéphanie. Elle seule, m'a-t-il répété bien des fois, pouvait rendre à l'amour une âme que les regrets les plus justes avaient fermée, même à l'espérance. Stéphanie serait la plus heureuse des femmes avec cet époux: le Duc n'aspire qu'à le devenir; mais il veut, avant de se déclarer, pouvoir se flatter de ne pas lui déplaire. Son ambassade le rappellera bientôt à la Cour de France: il a trop de droits à la considération et à la faveur, pour ne pas inquietter Félici, et même le Cardinal Ximenès; on l'estime, on le redoute, et on l'éloigne. Cette union si convenable, qu'approuverait Milord Rosemont, qui comblerait les vœux de Madame de Céléria, et que personne ne désire plus que moi, arracherait Stéphanie à tous ses dangers. Réunissons-nous: je connais sur elle l'empire de votre amitié. Si vous pouviez la déterminer à un hymen qui ferait son bonheur, je vous devrais la seule chose qui manque au mien. Dom Almanza et moi, nous vous souhaitons sans cesse, et nous vous aimerons toujours. LETTRE L. De Dom Fernand Ximenès, à Dom Almanza. Quels sont donc mes droits à vos sentiments? et comment osez-vous m'en assurer encore, si vous cherchez vainement en moi les qualités qui m'avaient obtenu votre estime? Ou je ne les possédai jamais, ou les détruire n'est pas même au pouvoir de l'amour: lui, me dégrader, offenser Stéphanie! lui, cet amour extrême, n'être que le délire de mon imagination! ne pas maîtriser mon âme, n'y pas régner avec empire! Non; vous n'avez pu le penser; je ne vous fais point l'injure de vous croire,.... Vous m'accusez d'être insensible aux devoirs d'amant, de fils, de citoyen et de sujet, de n'en respecter, de n'en remplir aucuns! répondez: lequel de nous deux est cruel? O nature, amour, amitié même qui m'accablez également; liens sacrés, dont les douceurs se changent pour moi seul en amertumes; qui plus que moi vous chérit? Mais, hélas! que m'avez-vous offert? J'adore un être qui ne peut y être sensible: ma vie ne saurait qu'être affreuse; et pour qu'elle le soit plus encore, tous ceux que je révère, tous ceux que j'aime, mon Souverain, un père, des amis, des amis impitoyables prétendent m'unir à Florizene! pourquoi donc me serait-il défendu de leur épagner des regrets, de me soustraire à un serment horrible, à une passion sans retour, à des tourments certains, et à la douleur qui me consume? Ne puis-je pas, ne dois-je pas, au milieu des hasards, que dis-je? au sein de la victoire, mourant avec joie pour ma patrie, arracher au sort sa victime? Je sais ce que furent mes ancêtres; j'aime leurs triomphes, et ce qu'ils m'imposent: mais, le nombre de leurs jours en a-t-il fait la gloire? et, à vingt-trois ans, n'ai-je pas assez vécu, si j'ai prouvé que je tiens d'eux plus que leur nom? Voulez-vous me connaître mieux? Il me semble que l'honneur de marcher sur leurs traces, que celui d'être utile à l'humanité, ne m'enflamme que pour accroître mon infortune: tout s'envenime, dans une âme au désespoir. Jusqu'au droit d'être heureux, aggrave les maux; et, dans cette position, quelle ressource me reste? Ah! quand vous élevez Stéphanie au-dessus de moi, combien je suis loin de vous contredire! A peine, hélas! est-ce un éloge pour elle: mais, quand vous croyez ma destinée moins infortunée que la sienne, Dom Almanza, qu'ils sont peu faits pour vous, les motifs que vous en donnez! Près d'elle, au moins, nul être ne sera insensible: jamais un nœud détesté, une passion malheureuse, ne toubleront sa vie; et, si je croyais qu'elle put l'être, penserais-je à moi? Protéger Stéphanie? la potéger, dites-vous? Quel mot! quel conseil! Lui être asservi, s'honorer de prendre sa défense, si toutefois il était possible qu'elle en eût besoin; voilà le sort de tous ceux qui ne sont pas indignes de lui consacrer leurs jours! Cependant, que lui importent les miens? Ah! croyez-moi; elle n'aurait pas la cruauté de vouloir que je les conservasse, si elle savait à quel point je les abhorre. Quoi! vous exigez que je vive, pour la voir dans les bras d'un rival? Moi, moi! le laisser paisible possesseur de ce bien, le seul que je puisse envier! tandis qu'aimé de Stéphanie, il s'enivrera d'un bonheur qu'il croira mériter peut-être, désespéré, furieux, en proie au déchirement, à tous les transports de la jalousie, il me faudra respecter Stéphanie dans l'objet qui lui est cher! Le pourrai-je?.... Je le veux, du moins: Dom Lope, Dom Almanza! vous l'emporterez!..... Eh bien! amis cruels, recevez l'un et l'autre mon serment, quelques peines qui m'attendent, de ne point chercher à devancer l'heure qui m'est prescrite. Vous vous êtes servis de vains prétextes, de reproches injustes, pour faire illusion à mon cœur; vous n'avez pu l'aigrir, vous ne pouviez le convaincre; mais il cède à la voix de l'amitié. Qu'on ne me parle point, toutefois, de Florizene, et bien moins encore d'arracher de mon âme l'image adorée, dont le pouvoir vous est si mal connu! Nous sommes près de venger la perte de Zahara, par la prise d'une place que les Maures défendent avec acharnement: un inconnu, nommé Ramire, fait pour être distingué d'un Monarque tel que le nôtre, et qui vient d'être nommé par ce Prince, Grand- Maître de son- Artillerie, conduit ce siegé avec autant de prudence que de valeur; il est l'admiration de nos troupes, et l'effroi des Infideles. Je brûle de connaître ce guerrier; je me ferais gloire d'obéir à son expérience. Le Roi ne s'est point rendu au désir que je lui en ai montré. L'armée de réserve, où sa volonté me fixe, est encore dans la plus cruelle inaction; et.... à l'instant même, je reçois l'ordre de m'en détacher, avec un corps de troupes que je commande: Dom Lope et moi nous volons aux combats..... Adieu; dites-moi que Stéphanie est heureuse. LETTRE LI. De Stéphanie, à Clarence. Chere amie, félicitez-moi; plaignez-moi: quel état est le mien! Chaque instant accroît mon agitation: je rends grâce au Ciel, je frémis, je pleure; mon âme est heureuse, et elle est déchirée. O mon père! ô Fernand, Fernand!... Chere Clarence, vous me voyez, en ce jour, rassurée pour l'un, tremblante pour l'autre: combattue, partagée entre le plus doux espoir, et les plus vives alarmes, je n'ose, hélas! m'abandonner qu'à mon trouble:... quel prix cependant j'attache au bien que je possède! Dieu! une lettre, une lettre de mon père! Et elle m'apprend que ses peines vont finir! Ah! quoique je la tienne de Félici, croyez que ma joie serait pure, croyez même qu'elle aurait disputé mon cœur, bien mieux que mes vains efforts, à l'impression qui le domine, si tout, pour la rendre plus douloureuse et plus profonde, ne se réunissait pas. Oui, Clarence, oui, me fût-il possible d'effacer de ma mémoire les vertus et l'image séduisante de Fernand, où trouver des forces contre ses dangers? Ils ne sont que trop certains. On parlait de paix; on l'espérait. Les Espagnols ont rejeté, avec hauteur, les soumissions de leurs ennemis. Je me flattais que le siège d'Alhama serait la seule action de cette campagne, et que sa prise, que l'on dit prochaine, la terminerait: cependant, de part et d'autre, les attaques sont aussi vives que fréquentes. Plus de repos pour moi; Fernand est exposé sans cesse. Vainqueur, n'en doutez pas; mais, dans cet instant peut-être, atteint, percé de coups..... Hélas! que sert le courage contre les impitoyables décrets du sort? Je succombe à cette idée..... Dieu! grand Dieu! conservez ses jours! Vous me rendîtes un père; ne puis-je vous implorer pour son libérateur? Daignez, daignez veiller également sur eux. Ah! mon amie, que serais-je donc devenue, si, pour mettre le comble à mon désespoir, mon père eût partagé des périls que, sans doute, il eût cherchés? Heureusement, il est retenu en France, et ne peut..... Mais, lisez plutôt une copie de sa lettre: soyez instruite de ce qui le concerne; connaissez mieux encore que jamais, combien il mérite votre estime, et ma tendresse! De Milord Rosemont, à Stéphanie. „Je ne vous ai point écrit; j'ai contraint mon cœur au silence; tout le voulait: mais, ma chère Stéphanie, jugez si je vous aime! J'ai pris soin de mes jours; et la moindre imprudence, de ma part, exposait les vôtres. En un mot, un seul mot, qui aurait dévoilé le mystère de mon existence, le lieu où je me conservais à vous, les raisons qui m'y avaient conduit, vous entraînait dans ma perte, et y précipitait Félici, pour prix de ses bienfaits. Quelles que soient mes obligations, ce fut encore dans ma tendresse, que je trouvai des forces pour supporter la peine de vos incertitudes. “Mon sort a changé. Peut-être le bonheur de vous revoir ne me sera-t-il pas long-temps ravi? Je devais m'en imposer l'éternelle privation, plutôt que de reparaître à vos yeux errant, inconnu, fugitif, ou n'ayant rien réparé. Le moment n'est pas loin, où je pourrai „reprendre mon nom, le porter encore „avec gloire, et vous rendre un père digne de vous. Félici vous dira que je suis, en France, chargé d'un traité, encore secret, entre cette Cour et celle d'Espagne. “L'estime qu'elle me marque, m'honore. Mon âme n'est point fermée à des témoignages si glorieux; une noble ambition a du pouvoir sur elle: mais, ma fille, ce n'est qu'en la faisant renaître à l'espérance de vous voir jouir du sort que vous méritez, qu'on a pu la rendre au bonheur. Vous ne doutez point que je n'aie été instruit exactement de ce qui vous regarde. L'amitié, les soins de la femme charmante chez qui vous êtes, tout ce qu'ont fait pour vous Dona Almanza, et son vertueux époux, me pénètrent de reconnaissance. Voici des lettres que vous leur remettrez. L'aimable Clarence voudra bien recevoir, dans celle-ci, les hommages d'un admirateur, et j'ose dire, d'un ami sincère. Vous apprendrez tout ce que je dois à Félici; on ne fut jamais plus généreux: ô ma chère Stéphanie! ma vie entière suffira-t-elle pour m'acquitter? Bientôt je n'aurai plus de secrets pour vous; mais, quoi qu'il m'en coûte, cette réserve cruelle est encore nécessaire..... Adieu, ma fille, adieu; je ne puis prononcer ce nom, sans que mes “yeux se baignent de larmes“. Eh bien! mon amie, trouverai-je une seule excuse dans votre cœur, quand le mien s'afflige encore? Quoi donc! un père si tendrement aimé, tout ce qu'il m'apprend, tout ce qu'il me laisse entrevoir d'heureux, rien ne me console! Il ne songe qu'à sa fille: ce n'est que pour elle, qu'il s'applaudit d'un commencement de bonheur; et cependant, lorsqu'elle ne devrait songer qu'à se réfugier dans son sein, à y fuir toute autre idée que celle de la fin de ses peines... des soupirs, des sanglots, des gémissements lui échappent! O tyrannie de l'amour, exercée sur la nature même, que vous me rendez coupable envers elle!... Quoi! la reconnaissance; quoi! l'humanité, lui seraient un outrage! que dis-je? quand je n'aurais point le malheur d'adorer Fernand, n'eût-il pas sauvé mon père, n'eût-il pas osé, en sa faveur, bien plus que Félici; quelle âme serait assez basse, assez insensible, pour ne pas s'intéresser à lui? Ah! ses droits sont sacrés; ils n'offensent ni l'auteur de mes jours, ni l'honneur, ni le devoir. Je ne les trahis point, je peux me sacrifier, je peux leur immoler tout, hors le sentiment le plus juste. Ciel! quelle était mon erreur? Eh! sur quoi fonderois-je l'espoir d'oublier Fernand?.... L'oublier, lui! Avez-vous pu croire à ce projet insensé, cruel, et dont l'exécution me serait impossible? Trop cruellement exacte à ce que je vous demandais, vous m'avez répondu, sans me parler de lui: j'ai relu, cent fois, votre dernière lettre; j'y cherchais, en tremblant, son nom; je pensais que, malgré mes prières, il echapperoit à votre amitié, à votre cœur qui connaît le mien; et ce nom, hélas! n'y était point! Que fais-je? Qui? moi! me plaindre de Clarence!... Chere amie, que sont devenus les jours où votre amitié m'était due? A présent, injuste et coupable, n'ayant plus que des torts et des regrets, je n'ai de droits qu'à la pitié; je ne suis plus celle pour qui elle aurait été une offense; je me fais justice. Eh! qui suis-je? Chaque résolution que je forme, est démentie par mon cœur. Ses vœux, qu'il doit combattre, ses sentiments, dont il ne peut triompher, tout m'enlève à moi-même: je suis asservie au seul mortel qu'il m'est défendu d'aimer. Je le sens trop; vous avez rempli un devoir, et vous m'avez montré le mien, en ne vous permettant point de m'en entretenir: mais, hélas! si, pour jamais vous vous êtes même interdit de paraître prendre quelque part à ce qui le regarde, du moins, mon amie, épargnez-moi la peine de vous entendre former des vœux, pour que je puisse accepter les hommages d'un autre; il n'en est point qui ne me missent au désespoir. Si Fernand m'offrait les siens, je les refuserais avec autant de courage, que vous m'en voyez peu contre son idée. C'est assez du tourment de ne pouvoir être à lui, sans y ajouter le supplice plus affreux de me donner à qui que ce fût dans l'univers. Ne souhaitez, ni à Médina, ni à moi, les maux d'une union qui serait horrible: il mérite un cœur qui lui appartienne; et le mien, hélas!... Madame de Céléria arrive à l'instant. Elle m'annonce qu'il faut que je la suive chez la Reine. Dès que je le pourrai, je reviendrai m'entretenir avec vous. Billet de Stéphanie, à la même. O Dieu! quel moment! quel bonheur! Que viens-je d'apprendre? Mon père,..... où suis-je? est -il bien vrai? Non; il n'était point en France; il me trompait, pour ne pas m'alarmer; vous allez tout savoir. La ville d'Alhama est prise: c'est mon père, c'est lui...... Et j'étais tranquille, tandis qu'il était exposé! Chaque jour, j'entendais parler de la valeur de Ramire, de sa sagesse dans la conduite de ce siège, de la confiance qu'il inspirait aux Espagnols, de l'admiration même de ses ennemis: ce Ramire, eh bien!.... il n'est autre que le père de votre heureuse amie: comment ne le devinois-je pas, aux éloges qu'on lui donnait? Ah! Clarence, j'étais fâchée peut-être de ce qu'ils ne s'adressaient pas à un autre.... Mon cœur en jouit enfin! et une trêve au moins de quel-que temps, ajoute à ma félicité. Les Maures, abattus par la prise d'une de leurs places les plus essentielles, ont demandé et obtenu cette bienheureuse suspension d'armes. Quel jour, quel beau jour pour moi! Autant que mon trouble pourra me le permettre, je vous ferai le récit de ce qui se passa chez la Reine. La Marquise ne s'expliquait point sur les motifs qu'elle pouvait avoir de m'y conduire; mais sa joie ne me présageait rien que de satisfaisant. O mon père! à qui devez-vous autant qu'à cette femme adorable? Puisse, un jour, leur union et leur bonheur me tenir lieu du mien! Dès que je parus devant la Reine (il n'y avait avec elle que le Cardinal Ximenès et Félici), cette Princesse m'apprit ce que je viens de vous mander. Tomber alors à ses genoux, saisie, transportée hors de moi, verser les plus douces larmes, ne me plus connaître, oublier sa présence, oublier tout, et ne suivre que les mouvements de mon cœur, tel fut mon état. Isabelle, attendrie, ajouta que Ramire, aussi grand Négociateur, que bon Général, l'avait servie avec les mêmes succès, et la même distinction, sous l'un et l'autre caractère. C'est Félici, poursuivit-elle, à qui j'en dois le présent: Stéphanie en partagera la reconnaissance. Je l'en assurai, je m'efforce de la sentir; peut-être y parviendrai-je? La Reine enfin s'expliqua sur ce qu'elle voulait, que le véritable nom de Ramire, et le bonheur que j'ai de lui devoir le jour, continuât d'être un secret, jusqu'à l'instant où elle le ferait connaître; et il ne m'en a point coûté, pour lui promettre d'être, toute ma vie, soumise à ses ordres. Chere Clarence, mon père et Fernand vont se voir, s'estimer! Dieu! se pourrait-il... Ah! loin de moi, toute idée semblable! Je sens que leur bonheur me suffit: mais mon amie, le vôtre ne m'est pas moins nécessaire. Adieu. LETTRE LII. De Florizene, à Eléonore. Votre erreur n'a point d'excuse. Si j'ai paru me plier aux circonstances, ce ne sut point pour leur céder la victoire, ce fut pour assurer la mienne. Elle sera pénible, elle peut être encore éloignée; mais en vain, Isabelle, le sort, une mère et vous, défendriez celle que j'ai en horreur. Il faut qu'elle succombe; mon orgueil l'a prononcé; ma haine le veut. Qui? vous, la défendre, vous!... Depuis quand l'estime de Ximenès a-t-elle cessé de vous être intéressante? Vous dissimuleriez-vous, que l'espèce de dédain qu'il vous marque, et l'éloignement que je lui inspire, n'ont qu'une même cause? Notre injure enfin ne fût-elle pas commune, pouvez-vous hésiter, entre je ne sais quels devoirs imaginaires, et les intérêts d'une amie? Vous vous croyez coupable: vous ne l'êtes qu'envers moi; et il est temps de me faire connaître. Si vous aviez aimé Ximenès, si le même penchant vous avait attirés l'un vers l'autre; ce que je dispute à une idigne rivale, qui vous dit que je ne vous l'eusse pas sacrifié ? L'orgueil, en mon âme, commande à l'amour; mais il pouvait céder à l'amitié..... Eléonore, écoutez-moi. Avant que l'Espagne entière, et Ximenès, fussent enivrés de Stéphanie, lorsqu'elle n'était point connue dans ces lieux, peut-être me suis-je alarmée de la justice qu'il se plaisait à vous rendre: en ai-je été moins à vous? Cependant, une ennemie me brave, mon désespoir s'accroît chaque jour, et votre âme reste indécise!.... N'ai-je pas assez dévoré le dépit de son triomphe? Quoi! la perte du plus doux espoir, le renversement tant d'affronts, d'outrages, de tourments, laisseraient mon cœur s'ouvrir à la pitié! Vous m'en demandez pour elle! vous osez me dire que je lui dois de la reconnaissance!... ô Dieu! s'il était vrai, je me maudirois de ne pouvoir la détester davantage..... mais je sais réduire, à sa juste valeur, le faste de vertu qui vous en impose. Je n'ai ressenti nulle émotion, en la voyant implorer, et obtenir de la Reine, que les dénonciateurs de son père restassent inconnus. Il importait à la sûreté de ce père, que l'on s'assurât d'eux, elle devait le vouloir, et ce que vous admirez, n'est, de sa part, qu'imprudence et ostentation.Sans sa générosité, ajoutez- vous, sans Stéphanie, nous étions perdues: ah! il vaudrait mieux l'être, à jamais, que de devoir son salut à l'objet de son aversion. A mes yeux, cette obligation prétendue ne serait qu'un nouveau crime. En un mot, il me devient, de jour en jour, plus impossible de lui pardonner. Toutefois, réjouissez-vous, en apprenant que l'étranger Ramire, élevé si vite à la place de Grand-Maître de l'Artillerie Espagnole, qu'on exalte pour des succès dus presque toujours au hasard, qui vient de prendre Alhama, tout aussi fortuné que sa fille, et non moins odieux qu'elle, est encore ce Sidley, ce Rosemont coupable, qui désarme l'Inquisition même, qui surmonte, pour mon malheur, jusqu'aux périls d'un siège, et dont la destinée l'emporte sur les efforts de ma haine! ... Cependant, que ma mère et mon ennemie (mon cœur pourrait bientôt ne plus les séparer l'une de l'autre), que toutes deux frémissent encore, Fernand plus qu'elles! Ce sera lui peut-être, qui me délivrera de Ramire. Un billet, que j'ai dicté, va lui apprendre que ce guerrier fameux est Milord Rosemont, qu'il a en horreur: je connais la violence de sa jalousie. Aux champs de la victoire, il peut rencontrer Sidley, couvert de ses armes, ne point le reconnaître, le défier au combat; et alors, de quelque côté que soit l'avantage, je serai vengée:... je le serai, sur-tout de Stéphanie. Je sens trop l'incertitude de ce moyen; mais, pour la poursuivre sans cesse, j'en inventerai chaque jour..... C'est par elle et Madame de Céléria, que je viens d'être instruite de ce nouveau secret. Vous voyez combien je suis sensible aux demi-épanchements qu'elles m'accordent. Eh! qu'avais-je besoin de celui-là? Quoi! toujours le spectacle horrible de la joie d'une rivale! La trêve, déclarée aujourd'hui, l'augmente encore; elle est même tranquille pour Fernand! Je n'ai de consolations que dans les ressources inépuisables de ma haine; mais, en supposant qu'il m'en reste dans votre amitié, travaillons ensemble, pour mieux accabler celle que j'abhorre, à l'unir avec Félici! Vous préférez cette vengeance comme la moins dangereuse pour nous; je ne la veux, que parce qu'elle sera la plus terrible. Observons, avec une curiosité avide, les différentes impressions qu'elle peut faire: éloignons de Stéphanie tout autre Prétendant que votre oncle. Les hommages du mien, de ce Duc de Médina, si vanté par vous, n'ont point échappé à ma pénétration: j'ai su, aussi-tôt que lui, qu'il adorait l'Angloise. Toujours surprise de ce qu'elle enchante, toujours indignée, à chaque découverte, j'en fais, chaque jour, de nouvelles; et cependant, je n'ai cessé de contraindre ma tristesse profonde, que dans les instants où je me suis trouvée seule avec le Duc: il m'en a demandé la cause; c'était où je voulais l'amener. Autant qu'il l'a fallu, j'ai résisté à ses prières: je lui ai dit enfin, que mon cœur était déchiré. Loin de paraître aigrie, je l'ai conjuré, il ne me tiendra que trop parole, de renfermer, dans son âme, une confidence que j'épargnois à Madame de Céléria, qui l'affligerait, et qui pourrait lui rendre son amie moins chère. Comme il a de vieux préjugés qu'il prend pour des vertus, je me suis montrée ce qu'il appelle sensible, généreuse, héroïque même. En lui apprenant l'amour de Ximenès, et les sentiments de Stéphanie, j'ai fait sur-tout l'éloge de cette dernière. J'ai vu son trouble et sa douleur, il m'a plainte, sans oser se plaindre, et je m'y attendais encore: mais je n'appréhende plus qu'il cherche à devenir l'époux de Stéphanie; je sais qu'il est dans la persuasion intime qu'une femme a besoin, pour être heureuse, d'aimer celui dont elle achète le nom, de sa fortune, ou de sa liberté, souvent de l'une et de l'autre. Je crois peu à cette nécessité, et encore moins à la durée des beaux sentiments; mais, quels que soient ceux de Stéphanie, elle eût pu, avec cet époux, avoir du moins des jours paisibles: ce n'était pas là mon compte. Le Duc, d'ailleurs, n'a point d'ensans, sa fortune est considérable; elle me revient de droit. De toutes façons, ce mariage était contre mes intérêts; et, malgré elle, il faudra bien qu'elle les respecte. Il est nécessaire que j'aie, au plutôt, un entretien particulier avec votre oncle. Vous voyez ma confiance, malgré vos incertitudes. Soyez-y d'autant plus sensible, que pour ce que je souffre, et pour ce que je médite, je pourrais me suffire; mais mon âme aurait peine à ne plus distinguer la vôtre. Adieu. LETTRE LIII. Du Comte Félici, à Alvarès. J'ai lu dans votre âme plus que vous ne vous êtes permis de me le dire. Je vous ai paru téméraire relativement à Rosemont, et en effet, sous un gouvernement aussi absolu que celui de Ferdinand et d'Isabelle, dans un Etat soumis à l'Inquisition, oser enfreindre l'autorité souveraine, toutes les lois, même la plus rigoureuse, affronter, braver tout, les fers, le supplice, la disgrâce bien plus effrayante que la mort; tout cela conviendrait à peine à quelque jeune insensé, se croyant généreux: mais calmez vos craintes. Félici, que le temps, les hommes et l'expérience ont su endurcir, n'a pu, sans de mûres réflexions, sans un sage retour sur lui-même, sacrifier à l'amour ou à sa pitié pour un inconnu, son élévation présente, qui lui a tant coûté à acquérir, qu'il préfère à tout, et moins encore s'exposer à perdre en un seul jour les espérances de son insatiable ambition. Il est temps de vous dévoiler le mystère de ma conduite. Non, Alvarès, en délivrant de ses chaînes, celui que vous suivîtes en France, je m'assurais le titre d'époux de sa fille, et je ne courais aucun danger. C'était l'accord même de la politique du Cardinal et de la mienne. Tout était à-peu-près concerté entre nous. Je vous l'ai déjà mandé; presque aussi-tôt que je vis Rosemont, sous le nom de Sidley, sa naissance, ses talents qu'on m'apprit avec son inconduite, la célébrité des vertus de sa fille et de ses charmes, firent naître en moi des idées dont l'exécution, quoique difficile, ne me parut pas moins certaine. L'Europe entière sait quel est l'ascendant du Cardinal sur l'esprit de la Reine, et combien à mon tour j'en ai sur ce Ministre. Les liens du sang, dit-il, et ceux de l'amitié nous unissent; mais, soit qu'il s'abuse, ou qu'il les fasse servir de prétexte à notre intimité, dans la position où nous sommes, l'intérêt, l'ambition, voilà les seuls mobiles dont le pouvoir soit, et doive être absolu: ce sont eux qui nous répondent l'un de l'autre. Si ma fortune est son ouvrage, s'il est mon appui, j'ai de mon côté secondé ses intentions, souvent même ses injustices : je lui suis encore nécessaire, et c'est à ce titre sur-tout que se maintient mon crédit. Dès que je formai des projets d'hymen avec Stéphanie, envisageant l'impossibilité d'y réussir seul, je confiai tout au Cardinal. Frappé ainsi que moi des éloges qu'il en avait entendu faire, flatté d'une telle alliance, satisfait de pouvoir montrer à la noblesse Espagnole, si fière avec ses égaux, si dédaigneuse pour tout ce qui lui est inférieur, qu'il saurait, sans avoir recours à elle, marier dans la plus haute classe, son très-proche parent, il songea aux moyens. Bien des obstacles s'offraient; Sidley était en prison; il était au pouvoir de Torquemada, inexorable jusqu'alors, de Torquemada qui travaillait à détruire, dans l'esprit de Ferdinand et d'Isabelle, ce même Sidley, que leur favori n'avait pas craint de ravir à son sanglant ministère. Malgré ces considérations, je ne laissai pas d'agir indirectement auprès de la Reine: j'appris que ses dispositions pour Sidley étaient assez favorables pour qu'elle eût déjà parlé très-vivement à Torquemada; que même elle était déterminée, s'il résistait encore, à employer son autorité; je sus que les sollicitations de Madame de Céléria, celles de toutes les femmes de sa Cour qu'elle aime le mieux, lui en avaient arraché la promesse. Je sentis qu'alors je n'aurais point aux yeux de la fille, le mérite de la délivrance du père: je sentis que je servirais la Reine, en lui épargnant le petit chagrin d'affliger Torquemada qui dirige la conscience de cette Princesse. Le Cardinal convint que mes observations étaient justes: je crus voir ce qu'il ferait à ma place. Comptant sur vous, je n'hésitai plus. Sidley passa pour mort. Vous ne me cachâtes point vos alarmes, vous exécutâtes mes ordres; ainsi devait agir votre zèle: mais, pendant que vous m'en donniez cette nouvelle preuve, le Cardinal, que je n'instruisis de ma hardiesse qu'après l'exécution de mon entreprise, apprenait à la Reine la mort supposée de Sidley, son évasion opérée par moi, et la conjurait de lui accorder ma grâce, ajoutant qu'il la sollicitait, tout coupable que j'étais, sûr que malgré ma compassion pour cet étranger illustre et malheureux, j'avais été animé sur-tout par la connaissance des services qu'il pouvait rendre à l'Etat. Il peignit sa fille mourante de sa perte simulée, les événements qui les avaient conduits en Espagne, l'obscurité devenue leur partage, l'éclat de leur origine, et leurs vertus, et leur infortune. Isabelle en parut touchée. Le Cardinal profita de cet attendrissement, pour appuyer avec l'éloquence qu'il possède, sur le repentir qui avait suivi les écarts de mon zèle, sur le désespoir où me jetait l'attente d'une disgrâce que rien ne pouvait m'adoucir, l'ayant trop encourue. La peine qu'il en ressentirait à jamais ne fut pas exprimée moins vivement; enfin il la supplia d'ordonner du sort de Rosemont et du mien. Ce que j'avais prévu, arriva: il lui fut agréable de faire grâce. Tout ceci demeura ignoré: le Roi seul en fut informé, et pardonna. Il fallait cependant éloigner Rosemont; Ferdinand et Isabelle m'en donnèrent l'ordre. Tous deux avaient paru embarrassés du choix de celui qu'ils députeroient à la Cour de France: absous, je proposai d'y envoyer Rosemont: très-jeune, il avait fait preuve, aux yeux de l'Angleterre, de supériorité dans la partie des négociations. Celle-là devait être secrète. Tout concourait en faveur de mon avis; il était célui du Cardinal; il fut approuvé d'Isabelle, agréé par le Roi. Sous le nom de Ramire, Rosemont partit; et le traité épineux, objet de sa mission, fut conclu promptement. Lorsque la guerre se déclara entre l'Espagne et les Maures, vous fûtes témoin de son ardeur impatiente: je portai ses vœux aux pieds du trône. Un poste honorable, dans notre armée, fut accordé, sans peine, à celui dont les premiers succès ne pouvaient qu'ajouter à la force de mes sollicitations. Plus connu de Ferdinand, bientôt il obtint la place de Grand-Maître de son artillerie; et depuis la prise d'Alhama, le Roi et Isabelle me savent plus de gré encore de leur avoir conservé cet homme précieux; mais, lorsqu'il consacrait ses jours à leur service, Florizene s'occupait de les lui faire terminer dans l'ignominie. J'ignore comment elle a été instruite de son existence et de son évasion, qu'elle m'avait promis de taire? Cependant Torquemada, averti par elle et par une autre personne presque aussi condamnable, vint une seconde fois porter la mort dans le cœur de Miss Rosemont. L'heureuse arrivée d'Isabelle chez Madame de Céléria, l'étrange aveu de cette femme, qui, malgré moi, de temps en temps m'étonne, détournerent le coup qu'avait préparé sa fille, cette même Florizene qui surprendrait tout autre que moi, par son ardeur pour la vengeance. C'est de Torquemada que je tiens ces derniers détails. Curieux comme le sont les gens de sa sorte, il dit l'avoir été par reconnaissance; il dit que le nom de Rosemont a des droits à la sienne; et je consens qu'il se pare de ce vain mot: mais, par une suite de son caractère et de sa politique, il a pris des informations malgré les défenses d'Isabelle: il a su que Ramire, sauvé par moi, lui avait été dénoncé par les manœuvres de Florizene: il m'a fait l'un et l'autre aveu, s'est montré mon ami, a paru me croire le sien; et notre réunion, si elle s'affermissait, pourrait peut-être un jour balancer le crédit impérieux du Cardinal: il me force à le souhaiter. Se piquant, je ne sais pourquoi, de soutenir Dom Fernand Ximenès, il préserve ce favori des atteintes que je lui porte, et m'obligera même par cette conduite, qui m'offenserait encore, quand j'y trouverais de l'avantage, à me faire un autre parti que le sien. A ma prière, Torquemada n'a point éclairé Isabelle sur le compte de Florizene. Quels que soient ses progrès rapides dans la cruauté, la perfidie, dans tout ce qu'amènent le temps et la fréquentation des sots humains; quoiqu'elle m'ait trahi moi-même en dénonçant Ramire, tant qu'elle me sera utile, elle peut compter sur une impunité absolue; et il ne m'en coûtera nul effort. Non que je ne sache que ce ne serait point à moi qu'elle chercherait à unir sa rivale, si elle pensait qu'il existât un mortel plus haïssable: mais son opinion ne me touche point, sa haine me sert; et, sans nous tromper peut-être, car vous n'imaginez pas combien elle est au- dessus de son âge, nous sommes ligués présentement plus que jamais. Aujourd'hui, elle me presse de faire repartir Médina pour son ambassade de France; et mes intentions à cet égard sont encore très-conformes aux siennes. Apprenez qu'il est l'adorateur de Stéphanie: eh! qui pourrait la voir sans devenir mon rival? Mais, quoique je n'en redoute qu'un seul, il m'est essentiel, et pour plus d'une cause, d'éloigner le Duc. J'ai voulu aussi, avec autant d'ardeur que sa barbare nièce, tirer Stéphanie de la maison où elle est. J'ai fait donner, par une main inconnue, des avis à la prude Almanza, sur les dangers qu'elle y court: mes tentatives ont été infructueuses; et j'y renonce d'autant plus que la Reine désire qu'elle y reste. Ce n'est donc qu'avec le titre de Comtesse de Félici, qu'elle en sortira. Quelques obstacles que son cœur y mette, ce moment peut-être approche. Ramire, sans oser s'expliquer, avant d'être sûr de sa fille, ne me cache point que le vœu de s'acquitter envers moi, s'il n'est pas comblé, sera le regret du reste de sa vie. Le croyez-vous? Il est des moments où j'ai foi à son amitié. J'ai cependant encore mieux démêlé l'orgueil de son caractère, c'est celui de sa nation. Lorsque, lui demandant sa fille, je feignis d'ignorer qu'elle possédât d'autres titres que ses vertus et sa beauté; en me répondant, il se hâta de m'apprendre que le nom qu'elle honorait encore, était toutefois celui de Rosemont. Vous dites d'ailleurs qu'il a été vivement touché de ma générosité apparente. Continuez de l'entretenir dans ces heureuses dispositions; les circonstances feront le reste. Oui, vous avez bien fait, et je vous en avais donné l'ordre, de ne point ménager près de lui les insinuations contre Fernand. Elles l'ont révolté, dites-vous; il les a repoussées avec hauteur; n'importe: elles me serviront. J'ai plus d'ennemis qu'un autre, et Ximenès calomnié, le confirmera dans la certitude que je le suis. Ne croyez pas cependant que je m'abuse. Je ne sais que trop quel pouvoir il a sur l'âme de Stéphanie!..... Soit; mais elle est vertueuse: il ne sera point son époux; et, si je le deviens, utile à mes projets, elle remplira ses devoirs; ou malheur à... je n'achèverai point. Stéphanie est la seule personne de son sexe, et peut-être du nôtre, que j'estime. Adieu. Je vous ferai de plus en plus connaître, de quel prix est pour moi votre dévouement à mes intérêts, à ma volonté, à ma personne, et combien je suis à vous. LETTRE LIV. De Stéphanie, à Clarence. Chere Clarence! au comble de la joie, dans le trouble où je suis,.... Ah Dieu! pourrai-je vous la dire, cette nouvelle, cette heureuse nouvelle? L'univers m'aura devancé.... Fernand est victorieux. Non, ce n'est plus un amour coupable, c'est celui de la gloire, qui remplit mon cœur. Je ne me reproche plus rien. Je m'enorgueillis de mon sentiment, et plus que jamais.... Quels cris d'allégresse! Qu'entends-je? qu'éprouvé-je? C'est lé nom de Fernand que l'on répète; c'est lui qu'à si juste titre, on élève au-dessus des noms les plus fameux..... et je ne mêlerois pas mes larmes aux hommages de tout un peuple reconnaissant! je ne les déposerais point au sein de l'amitié! Moi ne pas vous entretenir sans cesse de mon bonheur!.... Sans vous, pourrai-je y suffire? Ah! Clarence, combien tous les objets qui m'environnent, sont embellis! combien ils m'enchantent! Que dis-je? Je crois les voir, les aimer, pour la première fois; et vous-même..... ô mon père, mon père! ai-je pu vouloir me désendre d'une reconnaissance dont vous êtes l'objet, l'excuse et le modèle? Fernand a des droits sacrés à la mienne; et Félici lui-même..... Trop cruelle envers lui, je haïssais son amour; il n'était qu'à plaindre. Félici, Florizene, oui, oui, je fus injuste pour tous deux. Mon cœur n'est point fait pour la haine; il abjure les soupçons: il est si heureux, que, dans ce moment, je serais capable, je crois, de jouir de la félicité d'une rivale; j'aimerais même..... j'aimerais... l'épouse de Fernand! Quoi! Fernand, quoi! le Ciel vous a préservé! Le Dieu de mon cœur est celui de son heureuse patrie! Le père le plus aimé, le plus digne de mon admiration, est rendu au bonheur et à ma tendresse! Tranquille pour ce qui m'est cher, qu'ai-je à craindre? Ah! désormais je bénirai mon sort, quel qu'il puisse être, et je n'affligerai plus une amie. Il est donc vrai que cette dernière action va terminer la guerre? Puisse, grand Dieu! puisse mon espoir se confirmer! vous n'en douterez point, en apprenant sur quoi je le fonde, et les détails d'une journée, dont le peuple, les Grands de cette nation, et mon cœur, plus que le monde entier, admirent le héros. Mais, quel qu'il puisse être, s'il ne savait que vaincre, s'il n'était pas sensible, bienfaisant, généreux, qu'auraient de commun mon cœur et ses exploits?Avec quelle vérité je me suis jointe à toute l'Espagne, pour féliciter la Marquise, cette amie si précieuse, et sa fille!.... Si elle est chère à Fernand, qu'elle est heureuse de lui être destinée! Combien l'ivresse qu'il inspire, doit avoir de charmes pour elle! Hélas! moi qui aime, sans vouloir être aimée, sans me permettre un vœu si coupable, moi qui ne serai jamais qu'un objet indifférent pour lui, et que ses succès transportent, que serais-je donc à la place de Florizene? A sa place!.. Eh! quelle autre que moi pourrait porter aussi loin l'amour de sa gloire, de ses triomphes, de lui seul? Non, Fernand, non; ce n'est que sur mon âme que vous régnez avec un tel empire, et la durée de ce sentiment sera celle de ma vie. Chere Clarence, cessez de le combattre; il ne peut plus se vaincre, ni s'affaiblir. Mon cœur changerait!... Ah! Dieu! perdez à jamais cet espoir qui m'offense. J'aime, avec une égale ardeur, Fernand et la vertu. Il n'est au pouvoir d'aucun des deux, de m'enlever à l'autre; et peut-être mériterai je de vous quelques éloges: mais ne m'en prodiguez plus, pour avoir imploré d'Isabelle la grâce des accusateurs de mon père: pardonner est un si doux plaisir! Eh! qui pourrait, d'ailleurs, ne pas trouver les méchants assez punis par le supplice de se mépriser eux-mêmes? Je ne m'arrête point aux idées cruelles, dont votre amitié est la seule excuse: Florizene est incapable... rendez-lui votre estime. Aimez-moi toujours. Mon amie, je ne souhaite plus au monde, que de savoir votre procès terminé à votre avantage. S'il se pouvait, vous me seriez, aujourd'hui, encore plus chère que vous ne me l'avez jamais été. Je vous ai promis des détails. Voici une relation envoyée à Dom Almanza, par un de ceux qui doivent le plus à la valeur de Fernand: Clarence est plus digne qu'une autre, qu'on la lui fasse connaître, et mon cœur ne peut se refuser à ce plaisir. Fragmens d'une Lettre écrite à Dom Almanza, par Fernandès de Cordoue, gouverneur de Lucena. Un Héros, un Dieu, Dom Fernand enfin, que vous aimez, est celui à qui nous devons tout. Les efforts du désespoir, tout ce que la prudence suggère, tout ce qu'elle peut inventer, devenait inutile. Nous étions investis par une armée nombreuse. Boabdil, qui la commandait en personne, animé autant par le désir de donner plus de crédit encore à son parti, que par la perte d'Alhama, s'était hâté, malgré la trêve accordée par Ferdinand, de faire une irruption vers Lucena. Vous savez combien cette place est peu fortifiée: sa position même s'y oppose. A peine en eut- il commencé le siège, qu'Albohacen, quoique mécontent de cette entreprise, envoya de nouvelles troupes à son fils, pour en assurer le succès: tant la haine du nom Espagnol l'emporte, dans son âme, sur celle qui les désunit! Ce renfort nous enleva un reste d'espoir. C'en était fait: les Maures allaient se rendre maîtres, sinon de nos personnes, au moins de ces murs où je commande, losqu'un mortel invincible, lorsque Fernand accourut à notre secours. A son nom seul, ces fiers ennemis, que tant de fois il a vaincus, effrayés, quoiqu'ils lui fussent infiniment supérieurs par le nombre, levèrent le siège, ravagèrent les environs, et prirent la route de Loxa, chargés d'un riche butin. Fernand alors (c'était peu pour lui de les intimider) résolut de les poursuivre. De la part de tout autre, ce projet eût paru téméraire. Son armée ne composait pas la dixième partie de celle des ennemis; mais il appuyait sur lui-même sa confiance, et il a le droit de l'inspirer. Il savait que les Maures devaient passer un torrent, que les pluies avaient rendu très-difficile. La nécessité de ce passage, qui leur était peu favorable, la sécurité des troupes qui marchent sous ses ordres, tout lui répondait du succès de son entreprise; et tout s'éxécuta comme il l'avait prémédité. Dès que l'armée ennemie commença de paraître à l'autre bord du torrent, pendant qu'il tombait sur la cavalerie qui formait l'arrière-garde, Dom Lope, quoique peu accompagné, attaquait, de son côté, l'infanterie déjà en désordre: la terreur s'en empare; elle se met à fuir. Boabdil, à la tête de sa cavalerie qui faisait face, oppose en vain des efforts incroyables à la valeur de Fernand; il y cède: cinq mille de ses sujets restent sur la place; lui-même est son prisonnier. Jamais il n'y eut de victoire si complète: elle tient du prodige, et l'on ne doit pas célébrer, moins que son triomphe, l'humanité du vainqueur, ses égards pour un Roi malheureux, sa compassion, ses soins pour les blessés, ennemis ou autres, et les regrets qu'il donne au petit nombre des siens qui ont péri dans cette journée. Tous, en un mot, tous l'adorent. Je me fais gloire d'être son admirateur; je le regarde comme l'appui de sa nation, et un modèle pour l'univers, etc. Ici, Stéphanie reprend: Eh bien! mon enthousiasme est-il juste? est-il partagé? Oui, vous le ressentirez vous-même; oui, vous m'approuverez. Ah! Clarence, Clarence! que l'éloge de Fernand a de charmes pour mon cœur! LETTRE LV. De Clarence, à Stéphanie. J'arrive; mon cruel procès m'a obligée à un voyage peut-être infructueux: mais je reçois, à la fois, vos deux dernières lettres, et elles me transportent. O mon amie! si je pouvais séparer mon sort du vôtre, je vous dirais que votre bonheur me touche plus que le mien, qu'eussé-je des peines, je m'oublierais moi-même, pour ne ressentir que ce qui vous est agréable; et, si je me suis refusé la douceur de vous entretenir de ce qui vous est cher, qu'ai-je fait, que me rendre à vos instances? N'importe; je veux bien m'avouer coupable, et de n'avoir point prononcé un nom si bien gravé dans votre cœur, et de m'intéresser au Duc de Médina, malheureux, quoique digne d'un autre sort; et d'avoir donné des éloges à Stéphanie, à Stéphanie qui ne croit pas les mériter, qui ne veut entendre que celui de Fernand.... Enfin, le voilà donc nommé, ce héros, aussi admirable à mes yeux qu'aux vôtres! Mais, le moyen d'approuver une lettre où cela n'était pas dit, où l'on n'a pas même aperçu la contrainte d'un silence qu'on savait trop bien devoir être douloureux! Ah! Stéphanie, m'en voilà trop certaine: rien de si redoutable, que l'amour, puisqu'il vous rend vous-même injuste. Eh bien! pour vous en punir, toute entière à votre bonheur, à la gloire de Ramire, à celle même de Fernand, et à mon amitié pour vous, je ne voudrais, afin d'être plus heureuse, qu'avoir plus à vous pardonner. Mais, que dis-je? aurez-vous jamais besoin de la générosité d'une amie? En l'accusant, vous lui êtes encore supérieure. Quelle sensibilité, quelle simplicité touchante dans les aveux que vous me faites, et jusques dans vos reproches! Votre âme est aussi vraie qu'elle est noble; il n'est point de jours, point d'événement, qui n'y développent de nouvelles vertus: et Fernand pourrait aimer Florizene!... Vous ne vous doutez point, combien vous l'offensez! Il voit (j'oserai vous le dire, malgré vous,) Stéphanie, l'ornement et l'exemple de son sexe; Stéphanie, dont le père est triomphant, dont la prétendue obscurité va disparaître, sur le point d'être reconnue de toute l'Espagne pour Miss Rosemont; et, si Florizene était dévoilée, plus d'obstacles alors au bonheur de deux êtres faits l'un pour l'autre! Je suis bien sûre, d'ailleurs, que Rosemont et Fernand, à portée de se voir, déjà prévenus par leur renommée, seront réunis par l'attrait; enfin, l'estime, l'amour, même le devoir, rompront un projet d'hymen, formé par les seules circonstances, sur-tout s'il est désavoué par un cœur courageux. Quoi! le sort séparerait, à jamais, Stéphanie et Fernand! et vous seriez la seule à plaindre!... Non; il n'est pas possible. Si ce langage vous étonne, ne l'attribuez pas, du moins, à la crainte de vous déplaire. Je me résoudrois même à vous affliger, pour vous être utile: mais, votre position a changé. Les circonstances ne me semblent plus les mêmes, et je cesse de combattre votre sentiment. O ma chère Stéphanie! je n'en aurais point flatté l'erreur, si j'eusse continué de n'y voir, pour vous, qu'une source de combats, de regrets, d'éternels chagrins. L'héroïsme généreux, qui vous les fait croire supportables, vous trompe; et, pour moi, je vous l'avoue, sans l'espoir que vous craindriez de vous permettre, je frémirois de l'empire de Fernand sur vous; je détesterais jusqu'à ses vertus, et, plus je suis sûre des vôtres, plus je gémirois de vos tourments. Hélas! l'impression douloureuse qu'ils m'ont laissée, au moment même où j'envisage pour vous des biens que vous n'attendez pas; cette impression, dis je, effet d'une amitié qui a trop long-temps souffert de vos maux, doit être excusée par la vôtre. Je vais écrire à Milord Rosemont, et vous voudrez bien vous charger de lui faire parvenir ma lettre. J'ai lu la sienne, avec le plus vif intérêt. J'aurais voulu cependant qu'il vous parlât moins de Félici: je ne peux changer d'opinion sur son compte, ni sur celui de Mademoiselle de Céléria. Le frère de Madame de Norsey, ce François, aussi honnête qu'aimable, qui les louerait, s'ils le méritaient, qui les connaît bien, en parle de manière à fortifier ma défiance et mes inquiétudes. Combien vous vous repentiriez de le confondre avec sa nation légère, inconséquente et frivole, si vous connaissiez son enthousiasme pour Fernand!... Mon Dieu! j'entends sa voix; la voix du Chevalier de Rosenne! Eh! d'où peut naître la douleur à laquelle il s'abandonne?.... C'est Madame de Norsey qui le désespère. Si je pouvais l'aimer moins, ce serait dans cet instant. Rien de moins réfléchi, de plus inconcevable, que sa conduite. Elle m'expose à une scène inattendue, embarrassante et cruelle; elle afflige son frère, me compromet, nous l'enlève!... tout cela, sans raison, sans savoir pourquoi. Il avait accepté, avec reconnaissance, un appartement que mon père avait cru devoir lui offrir. D'abord, son amitié pour Madame de Norsey lui servit de motif; bientôt il aima le Chevalier, pour lui-même. Quoiqu'il soit François, et que vous sachiez l'éloignement de Milord Clarence, pour cette nation, il en était venu au point de préférer sa société à toute autre. Le Chevalier nous quittait peu; il m'entretenait sans cesse de vous, de sa sœur: beaucoup plus sérieux qu'elle, il n'en est que plus intéressant. Je m'étonnais quelquefois de ce qu'il lui cachait son séjour à Londres; mais j'insistais d'autant moins, pour savoir son secret, que mes moindres questions avaient paru lui causer une tristesse, dont il rensermoit la cause: eh! que n'ai-je pu ne jamais la soupçonner?... Il vient de me dire que mon père lui a communiqué une lettre de mon imprudente amie: elle mande à Milord Clarence, qu'instruite que son frère est à Londres, et loge chez lui, elle croit devoir lui faire observer que, ne pouvant être destinés l'un à l'autre, puisque Rosenne est sans fortune, un plus long séjour, de sa part, vu son âge et le mien, ne serait pas convenable. Elle lui doit, ajoute-t-elle, avec la reconnaissance de ses procédés pour son frère et pour elle, un avertissement peut-être pénible, mais sûrement plein de sagesse. Mon père lisait cette lettre, lorsque le Chevalier entre chez lui: sans y ajouter rien, il la lui présente. Le Chevalier l'ayant parcourue avec effroi; Milord, lui dit-il, après la lui avoir remise, je vous entends.... Hélas! il le faut..... je pars. Mon père, à l'instant même, reçoit ses adieux. Le Chevalier sort, donne des ordres: il ne voulait point me voir; mais, prêt à s'éloigner pour toujours, tandis que je vous écrivais, hors de lui-même, il passe dans mon appartement: je crois et le voir et l'entendre me faire le récit de ce qui s'est passé entre lui et mon père. Bientôt ses soupirs l'interrompent, ses yeux se remplissent de larmes; il se précipite à mes genoux, et moi-même attendrie.... Oui, je vous l'avoue; la vérité de son action et de sa douleur m'a vivement émue. Mon père entre alors, et jette, sur le Chevalier, un regard de courroux. Milord, s'écrie le Chevalier, en se levant avec précipitation, je le jure par l'honneur; croyez que, même aux genoux de votre charmante fille, je n'ai pas hasardé l'aveu.... elle ne sait point..... il faut s'arracher pour jamais!.... Après ce peu de mots, il fuit, il s'éloigne, et disparaît. Mon père et moi restons interdits; et nous nous sommes séparés l'un et l'autre, sans avoir pu rompre le silence. Ah! mon amie, soyez parfaitement heureuse! Que Fernand le soit! Puissent tous les pères, à de faux biens, à de vaines idées de fortune, ne pas sacrifier leurs enfants, dont le le sort, hélas! est d'être, à jamais, soumis et malheureux! Sans Madame de Norsey, sans elle, je ne ferais point ces tristes réflexions. Le départ du Chevalier, moins brusque, n'aurait troublé ni son âme, ni la mienne: remettez-y le calme, en m'entretenant de votre bonheur..... Vous êtes toujours le premier objet de mes vœux. J'ai dans l'esprit que le Chevalier ira en Espagne; je le souhaite. Il n'est point de maux que ne puisse adoucir votre présence. Je suis très-persuadée que je ne l'aime point; mais il m'est nécessaire de le savoir heureux. Adieu, ma chère Stéphanie. Tout annonce à mon cœur qu'enfin je vais jouir de votre félicité: puisse-t-elle être durable! Adieu. LETTRE LVI. De Dom Lope, à Dom Almanza. Quelle nouvelle vais-je vous apprendre? Quel coup affreux, inattendu!... Fernand est dans le plus grand danger.... O Dom Almanza, faudra-t-il me séparer de lui, m'en séparer pour toujours?... Ne prive point ma patrie, ô Ciel, du défenseur le plus généreux! n'enlève point à l'objet adoré qui lui coûtera la vie peut-être, le seul amant que son cœur ait dû choisir! Eh quoi! au printemps de l'âge, déjà invincible, joignant à la valeur toutes les qualités, tous les agréments, fait pour l'amour et pour la gloire, sera-t-il victime de tous deux? Mais si je n'espérais plus rien, aurais-je la force de vous faire le récit de ce fatal événement? Vous avez su par quels nouveaux exploits, Fernand s'est fait un nom immortel et le plus cher à l'Espagne. Ferdinand, victorieux de son côté, était descendu dans la plaine de Grenade, et avait dévasté les environs. Le Monarque, après cette expédition, parut triomphant à Cordoue, mais, avec beaucoup moins de gloire que Ximenès qui traînait à sa suite un Roi captif : cependant un Souverain tel que le nôtre, inspire les actions héroïques, les récompense, les admire et les imite. Ce Prince combla son favori de toutes les marques d'amitié et de distinction faites pour tous deux. Les sujets, à l'exemple de son Roi, répétaient son éloge, accompagnaient ses pas, et lui rendaient des hommages, dont il était touché, sans en être plus vain, ni plus heureux. La gloire même n'a pu le consoler des peines de l'amour; et il ne s'est pas montré moins fidèle à l'une qu'à l'autre. La réputation qu'à si juste titre, s'est acquise Ramire, faisait désirer à Fernand de connaître ce guerrier: la guerre les avait éloignés; Cordoue devait les réunir. Fernand, averti du jour qu'il y arrivait, vole au-devant de lui: (Je tiens ce détail du Comte de Cabra qui l'accompagnait). En chemin on lui remet une lettre, qu'il lit en frémissant. Ramire serait Milord Rosemont, s'écrie-t-il ! Bientôt Ramire paraît; et ne pouvant être reconnu, ayant toujours la visière de son casque baissée, il vole vers Ximenès, qui recule avec un mouvement d'indignation. Ah! reconnaissez, s'écrie Ramire, le mortel le plus incapable d'oublier ce qu'il vous doit! Vous fûtes le libérateur de Stéphanie.... Que parlez-vous de Stéphanie, interrompt-il vivement? Et de quel droit prétendez-vous partager sa reconnaissance? Je les ai tous, reprend Milord. C'en est trop; laissez-moi vous fuir, s'écrie Fernand.!... Vous êtes Milord Rosemont. Oui, je le suis, répond-il. Et moi votre ennemi, ajoute l'infortuné Ximenès: j'ai peine à contenir ma fureur; puissé-je en être la seule victime! mais arrachez-moi des jours que je déteste, ou craignez!... Ramire s'avance alors, découvre sa poitrine, et s'offre à ses coups: Ximenès reste immobile. Frappez, lui dit tranquillement l'Anglois; et reprenez à Rosemont la vie que vous avez rendue à Sidley..... Sidley, s'écrie Fernand, Sidley!.... Ah! ne troublez point le bonheur de lui avoir été utile, en mêlant à ce nom respectable, celui contre lequel mon... Eh bien! quelque âme se soulève!... odieux qu'il te soit, juge toi-même, poursuit Ramire, juge, bienfaiteur cruel, si je peux séparer Rosemont de Sidley! Il lève la visière de son casque; c'est Sidley qu'aperçoit Fernand. Il fait un cri: ah Ciel! ah mon père! sont les seuls mots qu'il peut prononcer. Il tombe aux genoux de Rosemont; son attendrissement est au comble: tous deux s'y abandonnent. J'arrive alors, je leur apprends que le Roi, après avoir fait la visite de la ville et du château de la Ronda, dont nous nous sommes rendus maîtres, s'en retournant par un défilé, suivi d'une garde trop peu nombreuse, venait d'y être arrêté par les Maures. Soudain, nous courons vers ce lieu, avec ce que nous pouvons rassembler de monde; nous trouvons Ferdinand, encourageant par son exemple ceux des siens qui n'avaient pas déjà succombé, en le défendant: notre vue les ranime. Ximenès s'élance au milieu des Maures, leur porte des coups inévitables; l'amour qu'il a pour son maître les dirige: l'habileté de Ramire et mon zèle le secondent. Cependant Ximenès s'aperçoit que Ferdinand, emporté par sa valeur, s'est laissé entourer par les ennemis, qui ne respectent ses jours que parce qu'ils sont prêts de s'emparer de sa personne. Ce héros y vole, fait de son corps un rempart à son Souverain, et le dégage: les Maures ne peuvent lui résister; ils prennent la fuite; et, depuis cette journée, ils ne songent plus qu'à obtenir la paix. Pendant tout le temps du combat, Ximenès s'était senti des forces, quoiqu'il fût dangereusement blessé; bientôt elles l'abandonnent; je le vois mourant, inanimé; la nouvelle s'en répand; la consternation est générale. L'affliction du Roi est extrême; il ne quitte presque point notre jeune vainqueur; et enfin, bientôt après, dans un moment plus heureux que celui où je vous écris, il laissa éclater la joie la plus vive, en apprenant, que ses blessures n'étaient point mortelles: ce fut alors qu'il lui demanda avec instance, le moyen de reconnaître l'attachement dont il venait de lui donner la preuve la plus importante et la mieux sentie? Fernand, pressé par son maître, entraîné par la reconnaissance des marques de bontés qu'il en recevait, n'aspirant qu'à un seul bien, lui ouvrit son âme; lui fit l'aveu de son éloignement pour Florizene, de son amour pour Stéphanie; et détrompé de sa jalousie de Milord Rosemont, oublia tout ce qui s'opposait encore au succès de ses vœux. Ferdinand, quoiqu'il ne s'abusât point, ne négligea cependant rien pour lever les obstacles: son premier soin fut de pressentir le Duc sur les sentiments de son fils; mais il remarqua qu'il s'inquiétait peu d'un caprice, disait-il, qui ne devait être que momentané. Le Roi lui apprit la passion de Ximenès, la naissance illustre de Stéphanie, et joignit aux conseils les prières, et les caresses. Vous connaissez le Duc: il croit que les passions n'ont d'empire que sur les âmes faibles; la sienne est peu sensible. Esclave de sa parole, il s'arrêta à peine sur la pensée qu'un fils en serait la victime. En vain le Roi lui promit d'élever à tel point l'époux que choisirait Florizene, que fût-elle la plus ambitieuse des femmes, elle serait satissaite; en vain ce Prince y ajouta qu'il ferait assez d'avantages à la fille de Rosemont, pour qu'elle devînt un parti aussi considérable, du côté de la fortune, que de la naissance: le Duc ne fut pas même ébranlé. Son respect n'empêcha point sa résistance; et le Roi, aussi mécontent qu'affligé, le congédia, sans en avoir rien obtenu. J'étais auprès de Ximenès, lorsque son père y arriva. Vous m'avez mal connu, lui dit-il d'un ton sévère, si vous avez pu croire que l'appui de votre Souverain, vous servit mieux près de moi que votre confiance; mais je ne dois écouter dans cette occasion que la voix de l'honneur. Votre probité vous lie à Florizene; c'est sur la foi de votre promesse et de la mienne que son cœur s'est donné. L'amour vous égare: c'est à moi de vous rappeler à vos devoirs; n'imaginez point me gagner ni me vaincre. Si vous fondiez quelque espoir sur Milord Rosemont, sachez qu'il vient d'être instruit par moi, sachez qu'il m'approuve et qu'il m'imiteroit, en supposant toutefois que Stéphanie pût voir autrement que comme un libérateur, l'époux de la fille de Madame de Céléria, de l'amie à qui elle doit tout. Si ce n'est assez de mes raisons, songez à mes ordres. Je ne songe plus qu'à mourir, lui répondit Ximenès. L'inflexible Duc n'entendit point ces cruelles paroles; il nous avait déjà quittés. Ximenès, à peine hors de danger, allait dès cet instant succomber à son désespoir: ses blessures se rouvrirent; il arrachait, il repoussait les secours par lesquels on essayait d'arrêter son sang, qu'il perdait en abondance; il se refusait aux consolations; et je ne parvins à le calmer un peu qu'en lui promettant de faire partir, sur le champ, pour Madrid, un de ses principaux domestiques, un homme digne de sa confiance, chargé d'une lettre que d'une main mourante il s'est efforcé d'écrire à Stéphanie. Ce moment n'était point celui des représentations: il s'agit de le sauver, s'il est possible. Malgré une lueur de mieux, la fièvre la plus ardente, les symptômes les plus effrayants me font tout craindre. Ferdinand est pénétré de douleur: celle du Duc est d'autant plus terrible, qu'il doit s'accuser, et ne veut pas paraître se repentir. On va lever le premier appareil; les Médecins ne peuvent prononcer jusques-là. Fernand, hélas! me demande: je frémis!... Que ce jour funeste n'est-il le dernier des miens?.... Pleurons, pleurons avec l'Espagne entière, Fernand prêt d'expirer, qui n'en est pas moins à vous, et qui veut que je vous en assure. Je m'acquitte, Almanza, de ce cruel devoir..... Dieu! serait-ce le dernier que je dusse remplir envers lui?.... Je n'ai donc pu le garantir, ou partager sa destinée! la mienne, plus affreuse, me condamnerait-elle à survivre à sa perte? Ah! du moins, les regrets de l'amitié seront éternels; éternels; et, si ses vœux pouvaient être entendus;..... O Dom Almanza, Dom Almanza! fasse le Ciel, qu'ils ne soient point trahis!.... Quelle consolation vous donnerais-je alors? Il n'y en aurait plus pour moi. P. S. Puisse, puisse Stéphanie ne pas dédaigner de lui répondre! Quelques mots de sa main, s'il n'arrivent pas trop tard, sont la seule chose capable de le rappeler à la vie. LETTRE LVII. De Stéphanie, à Clarence. Aurois-je, hélas! goûté quelques instants de bonheur, que pour en être plus misérable? La nouvelle d'une dernière affaire se répand; une lettre de mon père me la confirme: O mon amie, concevez-vous qu'on en ignore les détails? Je ne sais: un pressentiment affreux, une terreur inexprimable s'emparent de moi. La liste des blessés est un secret; celle des morts.... Ah Dieu! mon sang se glace; mes larmes coulent! Fernand..... au moindre bruit, je frissonne: chaque visite qu'on m'annonce, m'épouvante. Par-tout, je crois apercevoir la contrainte: l'Univers me paraît aussi consterné que mon cœur. Les questions les plus générales expirent sur mes lèvres tremblantes; mes pleurs sont toujours prêts à me trahir: je mœurs de mon incertitude..... Mais à qui m'adresser dans cette maison, pour savoir mon sort? S'il était arrivé quelque malheur au héros, pour qui je crains, on le cacherait à Madame de Céléria, à Florizene, à moi. On ne sait pas à quel point ma destinée en dépend; n'importe: on craindrait de confier à ma jeunesse, quoique éprouvée par l'infortune, celle de l'épouse future de Fernand. Mon père, et j'en rends grâce au Ciel, est hors de tout danger; c'est du champ de bataille, qu'il m'écrit. Il m'annonce que la campagne est finie pour cette année; il veut que j'y compte, que je ne sois plus inquiète, et ne se doute point que sa fille, lorsqu'il garde le silence sur Fernand,..... Dieu! conservez ses jours; prenez ma vie!.. et que ferais-je au monde, si je n'y gardais pas, au milieu des tourments de la passion la plus malheureuse, l'espoir de jouir du moins du bonheur de ce que j'aime? Oui; sûre que Madame de Céléria, par ses soins, par sa tendresse, me remplacerait près de l'auteur de mes jours; et que vous-même, ma chère Clarence, retrouveriez dans le cœur de la Marquise, les sentiments du-mien; je n'offenserais la nature, la vertu, ni l'amitié (si des décrets horribles ordonnaient le trépas d'un héros), en osant m'unir à lui, dans mon cœur le sein du repos éternel...me dit que c'est le vœu du sien.... Hélas! le jour funeste qui m'éclaira sur mon sentiment, le jour de son départ, lorsque je reçus son adieu terrible, la plus sinistre agitation, une sorte de délire muet, d'affreuses résolutions, peut-être toutes celles du désespoir, étaient exprimées, jusque dans son silence:.. prêt à revenir sur ses pas, égaré, éperdu; il semblait fuir pour jamais;.... pour chercher la mort..... la mort qui seule peut nous rejoindre!.... Quelles idées lugubres me poursuivent? Pardon, mon amie, je vous afflige. Sans doute, il vivra; et, s'il est heureux, je croirai l'être..... C'est l'habitude du malheur, qui cause mes alarmes, ou plutôt, c'est que Fernand, chaque jour, acquiert sur moi plus d'empire. Non, ma chère Clarence, non vous ne connaissez pas encore tout l'excès de mon amour. L'absence, la contrainte, mes remords, n'ont fait que l'accroître: il se nourrit de mes larmes, ce n'est point de mes illusions; je n'en ai aucunes: je ne me crois point aimée;... je ne veux point l'être:.... ce serait, pour Fernand, le plus affreux des maux. Mon sentiment ne m'aveuglera jamais sur tout ce qui nous sépare; mais le sort nous eût-il destinés l'un à l'autre, sans que son cœur en fût moins indifférent pour moi; je sens, oui, mon amie, je sens que je l'aimerais avec la même ivresse. Insensible, je le préfère à tout; s'il pouvait être ingrat, il serait encore adoré: j'immolerois à sa félicité, non, mes droits à son estime, à la mienne, à la vôtre, mais l'opinion publique, une considération vaine, des éloges fastueux, tout enfin, tout ce dont je pourrais me voir priver, sans être coupable....... J'entends quelqu'un..... O Dieu! je te le demande, à genoux; fais cesser mes craintes sur Fernand!... Un amour vertueux peut-il t'offenser?.... On entre; c'est Dona Almanza!.... Je la vois frémir..... le moment est venu de rassembler mes forces.... Destin impitoyable, si tu combles mes maux, ce sera du moins le dernier de tes coups!.... Je frissonne, ma main tremble; ô Ciel! à l'instant où je vous parle, peut-être Fernand n'est plus!..... et c'est moi, malheureuse, moi, qui lui coûte la vie! Sa lettre et ma réponse vous instruiront.... ô ma chère Clarence! Je ne puis achever: adieu; et, s'il faut qu'il meure!..... adieu pour jamais! LETTRE de Fernand, et Réponse de Stéphanie, envoyées par elle à Clarence. Lettre de Fernand. „Prèt à cesser de vivre, puis -je au moins espérer, que l'aveu de mon amour ne vous offensera point?,... O Miss, ai-je pu vous voir, sans vous adorer, et sans détester l'union dont j'ai été au moment d'éprouver les horreurs?... Destiné à une autre, vous croyant prévenue, que n'ai-je point souffert? J'ai été en proie à tous les supplices,... à celui même de la jalousie; et je n'ai dû qu'à mes soupçons, l'affreux courage de vous dérober mes tourments. “Vos yeux daigneront-ils, lorsque les miens seront fermés, s'arrêter avec quelque intérêt sur le sort de Ximenès, qui, même en expirant du regret de ne pouvoir être à vous, s'applaudit de vous avoir consacré ses jours? Et que n'ose-t-il croire que vous garderez son souvenir?... “Que dis-je? Hélas! je serai oublié: un amant plus heureux.... Stéphanie! cette idée m'accable..... puisse, du moins, puisse le mortel fortuné, qui sera l'objet de votre préférence, mériter son bonheur? “Mais croyez que Ximenès en était digne: il n'a pu vivre sans vous; il n'aurait vécu que pour vous seule..... un lit de mort est l'autel de son serment.... recevez-le, ô Stéphanie, objet idolâtré, objet charmant, que je ne verrai plus,... à qui je parle, pour la dernière fois!... que j'aimerai même au-delà du trépas! “Eh! quel empire peut-il avoir sur une âme immortelle, sur une âme où vous régnez, sur un sentiment qui prouve lui seul, qu'elle doit survivre à tout? Adieu? “Souvenez-vous quelquefois combien je fus à plaindre! daignez honorer, de quelques regrets, ma dernière heure,... qui est encore à vous! Réponse de Stéphanie, à Fernand. “Je ne puis oublier un bienfait. Vous sauvâtes les jours de mon père; je vous dois plus que la vie: mais, hélas! vous ignorez quels sont les droits de la reconnaissance.... Sur une âme telle que la mienne, puisque vous me parlez, sans frémir, de votre dernière heure..... Ah! Ximenès!..... vivez! Stéphanie vous en conjure! conservez-vous pour ceux qui vous aiment, et pour ceux, hélas!... que vous devez aimer! LETTRE LVIII. De Clarence, à Stéphanie. Dieu, pour jamais, dites-vous?... Quoi! Vous avez pu le prononcer, ce mot horrible!... Vous, si chère à celui qui vous donna le jour, à Clarence qui vous aurait sacrifié tous les siens, à Madame de Céléria, à Fernand lui-même; que l'espoir de vivre dans votre souvenir console! Je veux que l'amour vous ait enlevée à jamais aux douceurs et aux consolations de l'amitié: vivez du moins pour pleurer Fernand!.. Voyez Clarence à vos genoux, baignée de larmes, oubliant ses propres chagrins, ne succombant qu'aux vôtre, vous conjurant de vous conserver, d'avoir pitié d'elle, de lui rendre une amie! Faudra-t-il toujours qu'elle vous implore? En un mot, si ce n'est point assez à vos yeux, que sa tendresse, son désespoir et ses prières, apprenez sa position. Je viens de perdre le procès, dont ma fortune dépendait: je le prévoyais sans vous le dire, et je vous le cacherais encore, si quelque chose pouvait me rassurer mieux contre votre barbare projet, que le malheur que j'éprouve. Milord Clarence est malade; le renversement de mes espérances lui a été funeste. Il pouvait prévenir ce coup; il n'a point voulu se prêter à un accommodement qui lui était offert. Son état, sa douleur se mêlent à celle que vous me causez. J'aurais volé vers vous dans toute autre circonstance. Je suis éternellement arrêtée, loin de vous; et dans quel moment! Vous seule, Stéphanie, vous seule pouvez anéantir ou fortifier mon courage; et c'est vous enfin qui allez décider mon sort... Ah! mon amie, que nous sommes différentes! Je ne crois point connaître l'amour; mais combien en moi il sera toujours subordonné à l'amitié! un attrait libre est plus fait pour mon âme. Eh! comment peut-on préférer à la compagne de son enfance, à la dépositaire fidèle de ses pensées, à l'amie que l'on conservera jusqu'à son dernier soupir, l'amant qu'il faut craindre, à qui l'on doit cacher son pouvoir, et que l'on peut perdre autrement que par la mort? Croyez toutefois que la lettre de Fernand m'a penétrée au point que, si vous ne lui aviez pas répondu, je vous aurais désapprouvée: la vertu vraie n'est point fastueuse. Il peut vous devoir la vie; et quoique vous ne lui montriez qu'un intérêt généreux, vous êtes adorée; il sera soumis à vos ordres. J'attends des nouvelles avec impatience, avec effroi; et cependant j'espère..... Ah! si je pouvais vous savoir heureuse!... De grâce, écrivez-moi; ou que du moins Dona Almanza..... l'inquiétude où je suis, n'est pas supportable..... Adieu, trop malheureuse, trop intéressante et trop sensible amie! Adieu.... Si Fernand, hélas! n'était plus; si le Ciel mettait ce comble à vos infortune..... puisse au moins cette lettre, trempée de mes larmes, vous rappeler que mes jours dépendent des vôtres, et que j'ai fait le serment, au fond de mon cœur, de ne vous pas survivre un seul moment! LETTRE LIX. De Dona Almanza, à Miss Clarence. Quels objets m'environnent?.... Votre procès perdu, Stéphanie toujours malheureuse, Fernand prêt à payer, de sa vie, ses triomphes et sa gloire!... O destin! sur qui tombent tes coups?.... Mais en dépit de ses cruautés, sachez que le renversement de vos espérances, que cette nouvelle si triste, si inattendue, a coûté, à Stéphanie, des larmes qui l'ont sauvée peut-être: elle n'en versait plus; elle était tombée dans un accablement qui nous glaçait d'effroi. Une douleur plus tendre lui a succcédé. Elle se refuse moins à l'espoir,.... elle m'écoute, quand je l'assure, que celui..... (Chere Clarence, je sais tout), quand je l'assure, dis-je, que Fernand est dans un état moins dangereux. Enfin (ô consolation mêlée de trop d'amertune!), ce sont les pleurs que votre lettre a fait couler, qui l'ont rendue à la vie. Mais, grand Dieu! dans quel état je l'ai vue?... Ce fut moi qui lui appris le péril de Fernand, de ce mortel, trop fait pour être adoré. Lorsqu'on en vint apporter l'affreuse nouvelle à Madame de Céléria, j'étais chez elle. Son désespoir allait la conduire vers Stéphanie; elle voulait concerter, avec elle, les moyens d'annoncer, à sa fille, le plus grand des malheurs (car elle lui croit une âme faite pour le sentir): elle y venait chercher les ressources de l'amitié, dont, pour elle-même, elle avait tant besoin. La Marquise n'avait point, comme moi, lu dans le cœur de son amie. Effrayée de son projet, je lui objectai que Stéphanie était trop sensible, pour ne devoir pas être ménagée sur tout ce qui pouvait affecter douloureusement la bienfaitrice la plus généreuse, et la plus aimée: j'ajoutai qu'il était nécessaire de la prévenir, et je me chargeai de cette cruelle commission. Stéphanie vous écrivait, lorsque j'entrai. Elle vit que je frémissais, et elle sembla pressentir ce que j'avais à lui apprendre. Nous restâmes quelques moments muettes et consternées. Enfin, avec le plus pénible effort, je romps ce silence terrible: Fernand, lui dis-je?... Eh bien?... Eh bien! Fernand, s'écrie-t-elle, en jetant sur moi un regard triste et égaré. Je me hâtai de lui dire qu'il respirait encore..... A ces mots, elle élève les bras vers le Ciel; puis, se saisissant d'une de mes mains, elle la presse sur son cœur, semble implorer mon indulgence; et sans pouvoir me parler, me fait signe de lire ce qu'elle vous écrivait. Augustine paraît alors; le trouble où elle est, l'empêche d'apercevoir l'état de sa maîtresse: elle lui présente une lettre. Votre malheureuse amie cherche à se contraindre devant cette fille, qu'elle traite avec égard, sans toutefois lui confier ses secrets sentiments: elle lui demande, d'une voix presque'éteinte, de qui est cette lettre? Augustine répond qu'elle est de Dom Fernand, qui se meurt, et qui écrit à Miss; qu'un de ses valets de chambre, qui n'a osé, elle ne sait pourquoi, se montrer dans cette maison, a marché, jour et nuit, pour l'apporter; que cet homme se désespère, et que, si le Ciel n'a pitié des fidèles serviteurs qui lui redemandent un si bon maître, ils vont tous mourir, du chagrin de s'en voir privés..... O ma chère maîtresse! je sens cela. Si vous étiez encore malade, ajoute Augustine;.... et ses sanglots redoublent. Stéphanie était immobile; la pâleur de la mort couvrait son visage: l'âme déchirée par ce récit, ne proférant pas une parole, les yeux fixes et attachés sur la lettre, elle se détermine enfin d'une main mal assurée, à la prendre de celles d'Augustine, qui regarde alors sa maîtresse, et qui s'écrie, hors d'elle-même: ah! mon Dieu! secourez-nous; Miss se trouve mal! Je l'assure qu'elle se trompe; je lui ordonne de nous laisser seules, et de faire dire au courrier de Ximenès, d'aller chez moi m'attendre: elle nous quitte. La terreur de votre amie redouble. Prête à rompre le cachet de la lettre, elle hésite, frémit; puis, avec le mouvement le plus vif, et le plus profond soupir, elle la met dans son sein, se lève: je la suis; elle s'efforce d'arriver jusques dans l'appartement de Madame de Céléria, qui accourt vers son amie. Frappée de son changement extrême, elle veut lui dire combien, en l'affligeant, il est cher à sa sensibilité! Madame, interrompt Stéphanie, c'est trop recevoir vos caresses et vos remerciements! Vous croyez que la seule reconnaissance me fait partager votre chagrin; vous ne connaissez pas encore tous mes malheurs: voyez en moi la rivale de votre fille! Vous ne douterez point que Fernand ne l'ignore toujours!..... Daignez, hélas! vous rappeler que j'ai voulu vous fuir vous-même..... Je ne sais, ajouta-t-elle, quel motif le porte à m'écrire?.... C'est à vous à décider si je dois le savoir? Et elle remet la lettre à Madame de Céléria. Quel moment pour toutes deux! Ces tristes mots, articulés d'une voix faible et mourante, accablaient la Marquise, autant qu'ils paraissaient la confondre: en tremblant, elle ouvrit la lettre de Ximenès, n'eut pas la force de l'achever, et la rendit à Stéphanie, dont l'état horrible, pendant cette lecture, ne peut s'exprimer. Bientôt la fatale lettre tombe de ses mains: ses yeux ne voient plus; elle reste sans mouvement, sans connaissance: nous lui donnons les plus tendres soins; et c'est, dans les bras de la Marquise, qu'elle reprend ses esprits. Quoi! vous m'aimez encore, lui dit-elle, du ton le plus touchant? Oui, ma chère Stéphanie, lui répond Madame de Céléria, en la baignant de ses larmes; oui, je vous aime, autant que je vous plains, autant que je plains ma fille, et le malheureux Fernand; vous ne cesserez point de m'être chers tous trois: me voilà devenue aussi infortunée que vous! O trop funeste amour, s'écrie-t-elle! ce n'était donc pas assez d'avoir rendu ma vie affreuse; tu me persécutes encore, dans tous les objets de mes affections! tu ne pourras, du moins, nous désunir. Soyez-en sûre, poursuit la Marquise, en continuant de s'adresser à Stéphanie: votre vertu, votre honnêteté, mon cœur, tout me répond de votre courage; et, si le Ciel rend Ximenès à nos vœux et à nos larmes, je ne crains point.... Ah! Madame, interrompt Stéphanie; ah! croyez que ce ne sera jamais pour être à moi! J'atteste l'honneur, l'amitié, la reconnaissance, et l'amour lui-même, que je saurai me punir du mien: mais, hélas! Ximenès..... Ximenès est expirant; et la seule humanité me prescrit de lui ordonner de vivre..... Prononcez toutefois. La Marquise approuve. Stéphanie croit qu'elle va lui devoir le salut de Fernand, veut la remercier, ne le peut; et c'est devant elle qu'avec précipitation elle trace quelques lignes pour lui. Madame de Céléria avait exigé, sur-tout, qu'elle ne les lui montrât point: Stéphanie me les confie. J'avais dit à Augustine, d'envoyer chez moi le courrier de Ximenès. Je courus l'y joindre, et je le chargeai de cette lettre, comme si, moi-même, je l'avais écrite. Lorsque je revins, Madame de Céléria avait ramené Stéphanie dans son appartement, pour la soustraire, dans ce premier moment, aux regards de Florizene: enfin, cette femme adorable, après lui avoir dit tout ce qui aurait consolé un cœur susceptible de l'être, me laissant près d'elle, la quitta, pour aller au secours de sa fille; mais, Florizene n'était point encore rentrée: une Eléonore, sa parente, sa confidente et son amie, s'était trouvée dans un état si fâcheux, par attachement, dit-on, pour Mademoiselle de Céléria, en apprenant l'extrémité de Ximenès, que cette dernière était restée avec son amie. Ainsi, la Marquise attendit sa fille, quel-que temps; et, lorsqu'elle revint, la trouva instruite du malheur, dont elle frémissait de lui porter la nouvelle. Mais, tandis que Florizene n'en imposait, par sa douleur feinte, qu'aux regards de la mère la plus tendre, la Cour, la Ville, et notre Souveraine même, honoraient, par leurs vœux et leurs alarmes, le jeune héros pour lequel nous frémissons: le peuple allait en foule, dans les temples, conjurer le Ciel, de le rendre à leur Monarque, à l'Etat, et aux malheureux. O chère Clarence! comment ne s'approfondiroit pas, chaque jour, dans l'âme de Stéphanie, une impression que tout justifie, oui, tout, et qui ferait naître, dans toute autre femme, l'orgueil d'un sentiment, dont elle ne connaît que les maux cruels, et le tendre abandon? Deux jours s'écoulèrent, pendant lesquels, mourante de ses alarmes, et du tourment de les renfermer, nourrissant, toutefois, au fond de son cœur, une sorte de confiance au pouvoir de sa lettre, ou, du moins, le funeste espoir de ne pas survivre à ce qui lui est si cher, elle trouvait dans l'une et l'autre idée, des forces pour se contraindre devant l'abominable Florizene, qui caressait d'autant plus sa victime, qu'elle était prête à la frapper. Souvent, cette artificieuse Espagnole se renfermait, pour ne pas nous accabler, disait-elle, du poids de sa tristesse. Nous étions restées seules. La Marquise, Stéphanie et moi, nous gardions le plus morne silence. Florizene entre brusquement, se laisse tomber sur un siège, se couvre le visage de son mouchoir: il est mort, nous dit-elle!.... Stéphanie jette un cri perçant...... d'un ton, qui ne pourra jamais sortir de mon âme, elle répète: Il est mort!.... Elle chancèle; une voix s'écrie: non, il ne l'est point; et cette voix, ô mon amie! quel moment, quelle surprise! Cette voix est celle de Milord Rosemont! Il soutient sa fille; tous deux se précipitent dans les bras l'un de l'autre: il la couvre de ses pleurs, de ses caresses, retient son âme prête à l'abandonner, pour toujours. Mon père!... Ah! ma fille!... ma chère fille! je vous revois!... Sont les seuls mots qu'ils peuvent se dire. Je ne cherchais point à retenir mes larmes; la Marquise, pâle et tremblante, était presque'aussi changée que Stéphanie: mais, que n'éprouvâmes-nous point, lorsque, malgré sa joie de revoir un père qu'elle adore, nous remarquâmes l'égarement le plus sinistre, dans toute sa personne? Ses yeux le peignaient. Florizene, qui avait disparu à l'arrivée de Rosemont, la cruelle Florizene lui avait porté un coup mortel. En vain, un père au désespoir, et Madame de Céléria l'assure, que Fernand n'est pas tout-à-fait hors d'espérance; persuadée qu'on l'abuse, frappée de ces paroles terribles, il est mort,... rien n'en pouvait détruire l'impression: elle ne regardait son père, qu'avec l'effroi le plus douloureux. Je suis trop malheureuse, s'écriait-elle, pour qu'une vue si chère ne soit pas une illusion: elle frémissait de la voir s'évanouir; et alors, comme si on avait voulu l'arracher à sa tendresse, elle se jetait dans son sein; elle le serrait dans ses bras, poussait des gémissements, lui demandait pardon de ne pouvoir vivre, répétait, il est mort!... et retombait anéantie..... La douleur de Rosemont, trop éclairé par cet état déplorable, mais plus affligé encore, les discours pleins de tendresse qu'il tenait à sa fille, rien ne pouvait la rappeler à elle-même. Il se jette aux pieds de la Marquise. Pendant qu'il lui rend grâce, de ce qu'elle joint ses instances aux siennes, pour tâcher de calmer Stéphanie, elle s'y précipite avec lui. Oui, oui, s'écrie-t-elle, d'une voix que nous reconnaissions à peine; oui, mon père, c'est à cette amie généreuse, que je dois tout; et que ne m'est-il permis de vous dire?... Elle vous tiendra lieu de la malheureuse Stéphanie.... Rosemont et la Marquise, tous deux également troublés, fondaient en larmes, et imploraient, de nouveau, l'un sa fille, et l'autre son amie: mais, hélas! était-il en son pouvoir de leur obéir? Ce fut enfin, de cette agitation pénible, qu'elle passa à une sorte d'anéantissement plus terrible encore. Nous appréhendions, trop justement, que sa perte ne fût inévitable et prochaine. Son père s'en accusait seul: il était aussi infortuné qu'elle. Votre lettre les a sauvés tous deux. Elle pleure,.... elle commence à espérer: des nouvelles plus heureuses acheveroient sa guérison; et rien, avant ce jour, n'annonçait qu'elle fût possible. Mais, voici quelqu'un!... c'est mon meilleur ami, c'est le nôtre; c'est Dom Almanza!... Il vient de recevoir des lettres de l'armée..... Ah! son air ne me présage rien que d'heureux. Puisse Fernand nous être rendu!..... O ma charmante cousine, remercions le Ciel! Fernand... je laisse à Dom Almanza le plaisir de vous l'apprendre: je vous aime à jamais; et je cours embrasser Stéphanie. Continuation de la même Lettre, par Dom Almanza. Ne doutez point, aimable Miss! Ximenès est infiniment mieux; la fièvre commence à céder: on espère beaucoup. Il est docile aux secours de l'art; il reçoit les soins de l'amitié: tout ce changement s'est fait depuis qu'il a reçu quelques marques d'intérêt de votre charmante amie. Dom Lope me mande qu'après un accès du délire le plus effrayant, il lui avait pris une faiblesse, qui ne laissait plus d'espérance. La lettre de Stéphanie arriva alors: Dom Lope, au désespoir de ce qu'elle venait trop tard, essaya cependant de se faire entendre de son malheureux ami. Le nom de Stéphanie, répété plusieurs fois, frappe enfin ses oreilles, et ranime son cœur, qu'environnait déjà le froid de la mort: il ouvre les yeux; il est rappelé, par l'amour, des portes du tombeau. Son ami lui montre la lettre, et lui nomme Stéphanie. Dieu! s'écrie-t-il, avec plus de force qu'on n'en devait attendre de son état; je n'ose croire..... cette lettre serait,.... elle pourrait être?.... Ah! si elle n'est point de Stéphanie, laissez-moi mourir. Dom Lope, en l'embrassant, le rassure, la lui présente; il s'en saisit: une lettre!... une lettre, s'écrie-t-il encore! une lettre de Stéphanie!..... Ximenès expirant, est plus heureux qu'il ne le fut jamais. Avec une ardeur inexprimable, il la baise, il l'ouvre précipitamment. Songez, lui dit Dom Lope, qui craint qu'il ne se flatte trop, songez, quelque chose qu'on vous mande, que c'est beaucoup de vous écrire. Ximenès serre la main de son ami: ses yeux, qui découvraient à peine les autres objets, distinguent aisément des caractères adorez; des baisers de flamme ont couvert chaque mot, chaque ligne, que Stéphanie a tracés. Hélas! que d'indifférence pour tant d'amour, dit-il, après l'avoir lue! Mais elle m'ordonne de vivre: ah! fût- ce pour souffrir éternellement, je le veux, je le dois; puisse-t-il en être temps encore!..... Il apprend que Stéphanie a paru affligée de son état; Augustine a cru tout simple d'en rendre compte à son valet de chambre. La joie et les transports, auxquels ils s'abandonne, font trembler pour ses jours; mais, loin de lui avoir été funestes, ils l'ont sauvé, sans doute...... O sort qui les sépares, à jamais, sort injuste, qui n'as point cessé de les poursuivre, et qui opprimes Clarence, quelle est donc ta rigueur?.... En la ressentant, que ne puis-je l'adoucir! P. S. J'apprends, à l'instant même, qu'Eléonore, parente de Félici, et de Mademoiselle de Céléria, vient de se jeter dans un cloître, et de s'y consacrer à Dieu. Rien ne m'a plus étonné, que cette nouvelle; mais ce n'est pas à moi de chercher à en pénétrer les motifs. Vous verrez peut-être bientôt le Duc de Médina, frère de la Marquise; il doit faire quelque séjour en Angleterre, avant de retourner en France. L'état où vient d'être Stéphanie, l'a pénétré d'une douleur profonde. Nous ignorons comment il en a eu connaissance? Cet état a été un secret pour l'univers; et ce n'est point la Marquise qui l'en a instruit. O charmante Miss! pourquoi les âmes, comme la vôtre, sont-elles si rares? LETTRE LX. De Stéphanie, à Clarence. Clarence.... ma Clarence! il vivra!...... je n'en puis plus douter: je renais...... Il vivra! le Ciel, nos vœux ardents, mes instances peut-être l'ont sauvé. O Dieu! que j'eusse été barbare, de ne pas répondre à sa lettre! ses jours pouvaient en dépendre..... Oui, oui, mon amie! si Madame de Céléria, moins sensible et moins généreuse, avait désapprouvé que je lui écrivisse, je le sens, je le sens même avec joie, elle m'aurait vue tomber morte à ses pieds. On peut s'immoler à la reconnaissance, à l'amitié surtout, se vouer au malheur, s'imposer les lois les plus cruelles: mais l'amour, l'amour, hélas! n'en acquiert que plus de violence; chaque sacrifice qu'on lui arrache, lui donne de nouveaux droits, et tel est le mien: son excès égale ses tourments..... Ses tourments! que dis-je? ô mon amie! Fernand m'est rendu..... mais il se doit à une autre!.... Eh! ne l'aimé- je pas pour lui seul?.... Fasse le Ciel, qu'heureux par elle, heureux à jamais, m'oubliant pour toujours, consolé en même temps que guéri, goûtant un bonheur pur aux pieds de ma rivale, mon dernier soupir lui appartienne encore, sans que désormais je lui en coûte un seul, et sans qu'il puisse soupçonner à quel point j'ai vécu malheureuse!.... Ah! grand Dieu! quel espoir m'abuse? Son cœur, trop semblable à celui de Stéphanie, aussi tendre, aussi fidèle, destiné au même supplice (et c'est le comble du mien); ce cœur, puisqu'il s'est donné, quels que soient ses maux, gardera son sentiment..... Hélas! m'en voilà donc certaine; je suis aimé:!.... O douleur pleine de charmes! son amour et m'accable, et m'enchante. Tantôt, je verse des larmes amères, en songeant qu'il est malheureux; je voudrais avoir pu, invisible à ses yeux, le connaître, l'adorer, souffrir seule, et que jamais Stéphanie, si funeste à son repos, ne se fût offerte à ses regards: tantôt, hélas! je m'enivre de la douceur de penser que la même âme nous anime, que nos vœux, nos pleurs, nos soupirs nous unissent, malgré tout, malgré la fatalité des circonstances, et la tyrannie du devoir, et la rigueur de notre destinée..... O Ciel! sa vie serait infortunée, comme la mienne!.... Plutôt, je répète, oui, mon amie, plutôt mille fois, s'il le fallait, avoir l'apparence des torts, pour le détacher de moi, pour le rendre à lui-même, à ce qu'il se doit, et au bonheur!.... Je n'ai plus que des idées confuses; leur désordre m'effraie; je ne suis point à moi: l'état d'où je sors..... ô ma chère Clarence! qu'il a été affreux! Oserai-je vous le dire? dans les bras de mon père, du père le plus adorable (le Ciel m'est témoin si je l'aime), je formais des regrets; il m'échappait des soupirs; je portais la mort dans son sein!..... égarée, ne me connaissant plus, dénaturée peut-être, je me refusais aux consolations de sa tendresse;.... il n'a revu sa fille, que pour verser des larmes sur elle. Sa bonté me pénétrait en vain; mon cœur voulait et ne pouvait lui obéir. Mourir avec Fernand, était le seul espoir de ce cœur coupable envers la nature, envers l'amitié, envers Clarence.... Eh! quels sont donc les éloges que je mérite? Livrée à une passion que n'autorisa point l'aveu d'un père, que je ne devais point ressentir pour le mortel (quelque parfait qu'il soit) destiné à la fille de Madame de Céléria, de l'amie, de la bienfaitrice, dont je ne puis prononcer le nom sans attendrissement;... il fallait armer mon cœur contre cet amour qui l'afflige, l'inquiète, la désole: en vain elle cherche à me le cacher;.... il fallait, du moins, trouver, dans les sentiments qui sont des vertus, assez de forces pour le vaincre: en ai-je eues? Qu'ai-je fait pour ceux qui m'aiment, pour les objets qui doivent m'être les plus sacrés, pour vous qui m'êtes si chère? Vivrois-je enfin, si Fernand n'était plus?.... O combien je suis humiliée de me trouver si loin de moi!.... tout me désespère: rien ne me console: votre procès perdu!..... Chere et tendre amie, cette cruelle nouvelle m'a fait verser bien des larmes, dans un temps où cette triste marque de sensibilité était même anéantie en moi. On dit que j'approchais du terme de mes peines, sans ces larmes si douloureuses: mais, hélas! à ce prix, je détesterais le jour, si je n'étais sûre que la privation la plus sensible pour votre cœur, serait celle d'une amie, d'une amie sincère, et qui voudrait s'appartenir, pour être encore plus à vous. Milord Rosemont, (ce n'est plus Sidley ni Ramire), mon père,..... mon père, que je ne puis voir assez, que je vois sans cesse, (il loge chez Madame de Céléria); est aussi vivement touché que moi, de votre chagrin et de celui de Milord Clarence: que ne vous dit-il point à l'une et à l'autre? Votre amitié pour sa fille le pénètre; il connaît tous vos droits au bonheur, à l'intérêt le plus tendre, à tous les sentiments que nous vous conservons, et que Madame de Céléria partage: vous êtes adorée jusques dans ces lieux. Le Chevalier de Rosenne est arrivé hier. Je n'ai osé jusqu'ici répondre à tout ce que vous m'en avez mandé: peut-être savais-je, avant vous -même, combien il lui serait pénible de quitter l'Angleterre. Madame de Norsey est moins coupable que votre cœur ne se l'imagine: on ne peut avoir une âme plus honnête que la sienne, ni qui vous soit plus tendrement dévouée. O ma chère Clarence, comment son frère peut-il se plaindre d'elle? Ne partagez point son injustice; ne partagez jamais;.... puissiez-vous, instruite par mes malheurs, vous défendre, mieux que je ne l'ai fait, de toute impression qui troublerait le repos de votre vie, et enlèverait à la mienne la consolation de vous savoir au moins tranquille! Mon père, (que tant de ménagements et de bontés augmentent mon embarras)! mon père ne me dit rien de l'état déplorable où il m'a vue; non que je me flatte qu'il puisse s'en dissimuler la cause. Quand nous sommes seuls, prêt à me parler, il hésite, il attend que je rompe le silence; et je n'ai pu encore m'y résoudre..... déjà les vertus, les charmes de la Marquise, son esprit, sa douceur, tout ce qu'elle réunit, est devenu l'objet continuel de son admiration. Devant lui cependant, elle se contraint: il n'aperçoit point son trouble; il ne sait pas combien il est heureux! Un jour viendra, je l'espère, où elle pourra enfin se livrer à son penchant, s'en applaudir, aimer sans remords, et le dire, sans honte. Pour moi, condamnée à ne jamais jouir de ce bonheur, ce n'est plus que par celui de ce qui m'environne, que je peux supporter mon sort: tel qu'il est, cependant il pourrait satisfaire un cœur ambitieux. La Reine de Castille me comble de plus en plus de ses bontés. Par son ordre, j'étais présente, lorsqu'au milieu de toute sa Cour, cette Princesse a déclaré que Ramire vainqueur, était Sidley proscrit dans cette même Espagne, où il n'avait cherché à confondre ses ennemis et ses accusateurs, qu'en se couvrant de gloire; elle a ajouté, qu'il ne voulait reprendre le nom qui lui appartient, qu'après l'avoir encore illustré. Elle a fait connaître sa fille: mais qu'était-ce pour mon cœur, en comparaison des éloges adressés à un père, que ceux dont, sans doute, hélas! je ne suis plus digne? La promesse des premiers grades militaires, celle de l'Ordre de Calatrava, et d'une très-forte pension, lui ont été faites dans le même moment. Le Comte Félici a secondé les intentions de sa Souveraine, avec le zèle le plus vif: mon père le voit souvent; il l'eftime, il le doit. Chaque jour, Félici acquiert des droits à ma reconnaissance; et s'ils m'étaient pénibles,..... Je n'oserais me l'avouer. Personne plus que lui, ne rend justice à Fernand; c'est toujours avec transport qu'il en parle. Aussi charmé que le public de la guérison de ce héros, il n'est pas moins son admirateur, que celui de l'auteur de mes jours; sûrement il ne s'enflammerait point pour leurs vertus, s'il n'en avait lui-même. Vous savez que sa nièce, qu'Eléonore aimable, jeune, faite pour plaire, vient de prendre le parti de se consacrer à une retraite éternelle?... Hélas! un soupçon, toujours renaissant, quoique je l'aie toujours rejeté, m'a rendu cette nouvelle plus frappante que je ne puis vous le dire: peut-être s'arrache-t-elle à un objet trop redoutable;... peut-être sa vertu cherche un abri? Et j'ose la plaindre? Ah! c'est à moi de l'envier..... Mais un père comme le mien, mais une amie, telle que Clarence,.... qui? moi! je pourrais les abandonner? Non, jamais, jamais! je le jure partout ce qui doit me les faire préférer à moi-même. Adieu! donnez-moi de vos nouvelles et de celles de Milord Clarence?.... Depuis notre séparation, depuis ce jour de peine, je les ai éprouvées toutes. Que mon cœur est oppressé...... Adieu, adieu! Quand vous verrai-je, hélas?.....Voici doña Almanza qui veut vous écrire. Dona Almanza reprend: Quel nouveau chagrin pour notre intéressante et malheureuse amie; si elle savait ce qui vient de se passer chez la Marquise! Nous nous entretenions du Duc de Médina: sa sœur plaignait le sort de son amour. Florizene paraît: croyant m'apercevoir qu'elle a quelque chose de particulier à dire à la Marquise, je m'éloigne; elle m'arrête. Vous ne serez point de trop, me dit-elle, pour une explication indispensable; votre amitié excusera difficilement la conduite que tient dans cette maison Stéphanie, qu'il vous a plu d'y établir: et vous-même, Madame, en s'adressant à sa mère, malgré votre vive tendresse pour elle, quand vous saurez combien elle en est indigne, peut-être vous ferez-vous quel-que reproche? La Marquise veut l'interrompre; Florizene poursuit: l'état où vous l'avez vue, ses cris, son délire faux ou véritable, lorsqu'on a cru Fernand mort, auraient pu déjà vous éclairer; mais je me mettrais peu en peine de ce qu'il lui inspire, si elle ne m'enlevait son cœur; et il est temps que le vôtre se décide entre elle et moi. La Marquise cherche à dissuader, et plus encore, à consoler sa fille, qui croit lui apprendre que, pendant le danger de Ximenès, un de ses gens a été député vers Augustine, et que même on l'a vu lui remettre une lettre, sans doute adressée à Stéphanie: d'ailleurs, continue-t-elle, en voici une seconde qui lui est encore écrite; le hasard l'a fait tomber entre mes mains; elle atteste assez leur intelligence. La Marquise pâlit, en fait la lecture avec trouble, et en la rendant à sa fille: cette lettre prouve au contraire, lui dit-elle, que Stéphanie n'est point coupable; que Fernand est malheureux,.... Je sens, hélas! combien vous l'êtes, et peut-être ma fille, ajouta-t-elle, en contraignant ses larmes, qu'une âme bien courageuse, n'imputant rien qu'au sort, le dégageroit de ses serments.... Florizene à ces mots, oublie en ma présence tout ce qu'elle doit à sa mère, mais non sa fausseté profonde; car je ne puis croire à un sentiment qui s'exprime avec tant d'amertume et de fureur. Me parler d'un semblable sacrifice, s'écriait-elle, avec des convulsions de rage, c'est me demander ma vie: quelle mère est donc la mienne? Elle me destine à souffrir, pour qu'une étrangère soit heureuse; elle m'assassine; elle adore un monstre d'ingratitude, ne ressent ni mon injure, ni mon désespoir,... elle en jouit peut-être!..... Je l'arrêtai enfin; je sentais mon indignation s'accroître en voyant l'état cruel de la Marquise. Combien j'admirai la douceur de ses plaintes! Pour la première fois, sa fille (ah! le Ciel lui en devait une autre), avait commencé de se dévoiler à ses yeux; mais son cœur l'excuse encore, partage sa peine; sa tendresse l'aveugle; elle rejette sur son amour l'emportement le plus condamnable, et prend, hélas! pour du repentir, quelques soumissions contraintes, jointes à la promesse qu'elle lui a faite, de ne parler de rien à Stéphanie. L'assurance que jamais elle ne serait à Fernand, ayant paru calmer Florizene; dès qu'elle nous eût quittées, la Marquise, pénétrée de douleur, me conjura d'oublier, s'il se pouvait, cette scène si cruelle pour une mère. Elle me demanda, de plus, un éternel secret avec Milord et sa fille, sur ce que je venais d'entendre. Me préserve le Ciel de les désoler par un tel récit! Dans l'espérance que je les en accablerois, Florizene a voulu que je fusse présente; cette méchanceté de sa part n'aura point encore le succès qu'elle en attend. Mais je tremble pour Stéphanie; je gémis sur une mère plus infortunée qu'elle ne le croit. Elle s'est déterminée à parler à son amie, en faveur du Duc de Médina; elle est persuadée que ce mariage rendrait heureuses ses deux filles, c'est ainsi qu'elle les nomme, et ramènerait Fernand à celle des deux qui ne mérite pas ce titre. J'ai cherché en vain à la détourner d'une démarche inutile; jamais je ne fus plus alarmée.... J'entends Stéphanie: de peur qu'elle ne me demande à voir ma lettre, je finis; adieu, mon aimable cousine. Au nom de tout, venez dans ces lieux, dès que la santé de Milord Clarence vous le permettra. LETTRE LXI. De Florizene, au Comte Félici. Quand on ne peut s'en imposer l'un à l'autre, que sert de feindre? Je vous rends grâces de vos protestations d'attachement; mais n'avons-nous pas des garants plus certains d'un zèle réciproque? peut-être votre amour pour ma rivale, et sûrement la haine que je lui dois, voilà ce qui nous réunit; c'en est assez. Rassurez-vous. Je ne trahirai aucuns de vos secrets, pas même ceux que j'ai pénétrés, sans votre aveu. Fernand, par exemple, dont on vous croit l'admirateur, et que vous loués pour plaire à celle que j'abhorre, Fernand vous est odieux. Ses triomphes vous blessent, sa renommée vous importune, et sa faveur vous alarme encore plus que son amour. Vous vous êtes flatté de sa perte, et moi-même.... croyez du moins que je n'aurais pas honoré d'un seul regret le trépas d'un perfide. Toutefois, puisque la mort a trompé son attente, puisqu'elle ne l'a point affranchi des serments qu'il m'a faits; à la bonne-heure; qu'il aime, qu'il se désespère! que me fait sa douleur? Sa foi m'appartient, et mon orgueil la réclame; mon cœur le dégage du reste. Oui, Comte, avant qu'il m'eût offensée, lorsqu'il ne connaissait point Stéphanie, et qu'il était, sinon transporté, du moins satisfait d'être à moi, lorsqu'enfin j'aurais pu l'aimer sans honte; l'ambition seule de son rang avait déterminé mon âme. Aujourd'hui le désir de la vengeance vient s'y joindre, et me le fait plus que jamais vouloir pour époux. Cependant craignez, si vous n'êtes celui de Stéphanie, avant le retour de Ximenès, craignez que tous nos projets ne soient renversés par l'accord de leurs sentiments! Déja Madame de Céléria n'est pas loin de les approuver: déjà ils s'écrivent; une de mes femmes, secondée par l'obscurité, a eu l'adresse de se faire prendre pour Augustine, et s'est emparée d'une lettre de Fernand : après que vous l'aurez lue, si vous persistez dans vos lenteurs éternelles, préparez votre courage au spectacle du nouveau triomphe qu'il va remporter sur vous! Voici sa lettre. Dom Fernand, à Stéphanie. „Stéphanie daigne m'écrire! sa main a tracé ces mots! Sa voix me rappelle du sein de la mort; elle a frémi de la mienne!.. O Miss, Miss! quoi! vous voulez que je vive?.... J'obéirai, s'il m'est possible; mais, ô Ciel! qu'exigerez-vous encore? Au nom de tout ce qui vous est cher, ne me ménagez point; et, si j'étais condamné à ne vous inspirer jamais que de l'indifférence, ordonnez-moi d'être à une autre. Cet arrêt, de la part d'un père, m'a conduit aux portes du tombeau; je l'implore de vous plutôt qu'un long supplice. O Stéphanie, Stéphanie! quelquefois j'ose me flatter, que peut-être, sans d'affreuses circonstances, votre cœur..... Pardonnez, je m'égare. Je le sais trop, nul mortel n'en est digne: mais ne pensez pas, quel que puisse être le culte que l'on vous rend, Stéphanie, non, non, n'espérez jamais trouver autre part que dans mon cœur, celui qui vous est dû, ce délire, cette ivresse, cette idolâtrie, ce feu victorieux des approches même du trépas, cette flamme dévorante pure, qui ne pouvait être allumée que par vous, que rien ne pourra jamais éteindre! Ah! si je suis assez infortuné, pour qu'elle vous offense; si vous y êtes insensible, je vous le demande en frémissant, haïssez-moi, plutôt que de me plaindre, sans m'aimer! O vous, qui voyez mon trouble, souveraine absolue de Ximenès, si je ne vous parois pas digne d'indulgence, eh bien! accablez-moi; ôtez-moi jusqu'aux moindres illusions; mais, ne me défendez point de vous adorer. “Ce serait le seul de vos ordres, qu'il ne fût pas en mon pouvoir d'exécuter. “Les cruels veulent que je cesse de vous écrire: on m'arrache,.... hélas! à tout. “Un peu de fièvre encore et beaucoup de faiblesse font appréhender à Dom Lope.. Eh! que craint-il pour moi? quand Stéphanie daigne s'intéresser à mes jours; quand un mot de sa main a rendu des forces à mon cœur; quand c'est elle qui me prescrit de me conserver? “Ciel! pour qui?... Je n'ose achever.... Hélas! je crains tout; je n'espère rien; “et je ne dois pas en être moins reconnaissant des bontés dont m'honore l'objet charmant, l'objet sacré, pour qui seul j'existe encore... Adieu!“ (Ici reprend la Lettre de Florizene.) Tant de passion, soit qu'il l'exagère, ou qu'il la ressente, ne peut que charmer enfin l'amour-propre de celle qui en est l'objet: eh! comment espéreriez-vous l'emporter sur un tel rival, si vous ne prévenez son retour, si vous n'êtes lié pour jamais à Stéphanie, avant qu'il ait pu lire dans ses yeux, tout ce que la folle jalousie de Milord Rosemont l'a empêché d'y voit? Il est désabusé. Rosemont est connu pour son père: Fernand sait qu'il intéresse; il se flatte, et de plus,... d'où vient vous dissimulerois-je qu'il est cher à Stéphanie, sur-tout qu'il éblouit sa vanité? Quand il vous en coûterait quelques soins pour détruire cette impression (à dix-sept ans elles ne sont que passagères), votre succès n'en aurait que plus de gloire, et, s'il était incertain, maître de régler la conduite de sa femme, s'avise-t-on de mettre de l'importance à ses sentiments? L'Angloise d'ailleurs vous enchante moins qu'elle-ne vous convient; c'est son époux, que vous voulez être, et non pas son amant: mais, pour y parvenir, ne comptez point trop sur Milord Rosemont; craignez sur lui l'ascendant de Madame de Céléria. Je soupçonne, que dis-je? j'ai surpris quelques regards, même de la contrainte, lorsqu'il est présent: sans moi, elle ne se serait point déterminée à lui offrir un appartement ici. J'espérais alors m'emparer de sa confiance; vain projet auquel il m'a fallu renoncer! Après sa fille, qui est son idole, c'est ma mère, qu'il trouve belle, spirituelle, adorable, et toute aussi fraîche, quoiqu'elle ait trente-deux ans, que lorsqu'elle en avait vingt. Il l'a vue aux eaux de Spa, il y a plusieurs années: souvent il lui parle de ce voyage; et elle est alors d'un embarras!.... L'amour du père et de la fille me seraient-ils donc également funestes? Mais pourquoi citez-vous, à tout propos, la figure noble (si vous voulez) de ce Milord, et ses vertus auxquelles vous ne croyez pas? Jusqu'à ce que vous ayez obtenu de sa reconnaissance la main de Stéphanie; il doit paraître, aux yeux de l'Espagne, et sur-tout aux vôtres, le plus ingrat des hommes. Laissez-là vos éloges éternels, songez plutôt à l'éloigner de ma mère. Encore une fois, elle ne vous est pas plus favorable qu'à sa fille. Apprenez qu'en feignant de partager ma peine, elle m'a conseillé le sacrifice généreux de Ximenès; puis, voyant l'impossibilité de l'obtenir, j'ai lieu de présumer que c'est au Duc de Médina qu'à présent elle voudrait unir son amie. Pressez le départ du Duc; obsédez plus que jamais Rosemont; et faites agir le Cardinal, votre parent, auprès d'Isabelle. Il m'a paru indispensable d'écrire à Fernand, sur sa maladie: sans lui montrer le moindre soupçon, j'ai eu l'air de rejeter son silence sur son amour pour la gloire: je ne m'abaisse point à lui faire des reproches. La seule lettre que j'aie reçue de lui depuis son départ, était froide, et ne signifiait rien: mais je n'ai point voulu paraître m'en être aperçue; ma fierté, ainsi que mes projets, m'ont imposé cette conduite. A l'égard d'Eléonore, je lui connaissais l'âme la plus flottante et la plus incertaine, susceptible de remords, de passion, de crainte, de résolutions faibles, de retours plus faibles encore. Avant qu'elle me l'eût dit, je savais qu'en secret elle était ma rivale; mais je ne l'ai haïe, qu'un seul moment, sûre bientôt qu'elle ne serait jamais aimée, que son amour lui ferait partager mes ressentiments, et que je pourrais le tourner à mon profit. Je ne devais point m'attendre à son incroyable retraite: mais j'avoue que je l'avais liée à mes intérêts, de façon qu'elle ne pût m'échapper, qu'en renonçant à tout; et, s'il en résulte de nouveaux désagréments pour moi, ne pouvant être heureuse, j'empêcherai du moins que tous ceux qui s'y opposent, le deviennent jamais. Nulle autre que moi, vous en êtes sans doute instruit, n'a persécuté Rosemont et sa fille. Eléonore me seconda; je la supportais: elle se repent; je la méprise. Jugez si je persiste! voici cependant mes conditions de paix. Que Stéphanie soit à vous; que Fernand m'appartienne; je cesserai alors d'être leur ennemie: mais, tant qu'ils seront la source de mes chagrins, je ne vivrai que pour leur en causer de plus amers, s'il est possible, que ceux que j'ai ressentis par eux. Adieu, Comte. P. S. Je ne dois point vous laisser ignorer qu'Eléonore, dans le temps de notre intelligence, a remis entre mes mains des lettres adressées à vous, qu'elle a surprises, et qui vous brouilleroient sans retour avec le Cardinal, s'il pouvait en avoir connaissance: c'est un dépôt que je garde, afin que nulle sorte de crainte ne trouble la sécurité où je suis, en vous ouvrant mon âme, sans réserve. Voulez-vous bien faire remettre à Eléonore la lettre injurieuse qu'elle m'a écrite; au bas de laquelle j'ai fait une réponse plus tranquille? Vous aurez pris, je n'en doute point, les précautions nécessaires pour l'empêcher d'avoir aucune correspondance hors de son cloître: rien n'est plus important qu'une telle prévoyance. LETTRE d'Eléonore, à Florizene. Avant de mettre, entre le monde et moi, une barrière éternelle, avant de voler, du sein du désespoir, dans celui d'un Dieu; tremblante des dangers auxquels j'échappe, n'aspirant plus qu'à expier mes crimes, et n'étant rassurée que par mes remords; si ce n'est l'amitié, l'honneur veut que je vous parle sans détour. Florizene, cessez de vous abuser. Cruelle, vindicative, implacable, c'est alors qu'on est faible: je le fus; sans doute, lorsque je résistai à la voix de mon cœur, lorsque j'écoutai la vôtre, lorsqu'en un mot, combattue en vain, éclairée par l'effroi de moi-même, je succombais avec horreur à vos instances. Ni la passion qui m'a rendue si coupable, ni vous, ne m'aveuglâtes jamais, en me conduisant aux forfaits. Cédant, sans être trompée, vous ne me laissâtes pas même la douceur d'une illusion: mais je dois vous dire, combien je frémis de la vôtre! la religion me l'ordonne.... Moi, votre amie! En a-t-on, lorsqu'on est sans vertus? Sachez que, si j'avais pu concevoir un plus profond mépris pour une autre que moi, vous en eussiez été l'objet! Malgré ma jalousie, Stéphanie était celui de ma vénération; je lui enviais jusqu'à votre haine! Plus encore que je n'adorais Fernand, je le plaignais de vous être destiné. En effet, jalouse sans amour, emportée sans excuse, fille sans tendresse, et, s'il se peut, plus criminelle encore que moi, votre désespoir et vos fureurs n'eurent jamais d'autre source que votre orgueil. Sans vous, je n'eusse été que malheureuse. J'aimais, j'étais née sensible; j'eusse été estimable. Ce furent vos conseils qui me rendirent barbare. Vous n'aviez cependant sur moi que le triste avantage d'être mon refuge, lorsque rougissant de moi-même, je cherchais à me soustraire à la honte, au repentir, aux seules armes qui me restaient contre le vice. Ni votre exemple, ni mes égarements n'ont obtenu ma perte du Ciel, cette perte fatale que je voulais, d'accord avec vous;.... il daigne m'appeler à lui; mais je n'ai point encore mérité, qu'il m'ôte mon amour. C'est aux pieds de ses autels, par le jeûne, les larmes, dans les austérités, sous le cilice, que cet amour va s'éteindre; et je n'ose lui demander d'en abréger les maux, en terminant ma vie... Hélas! les excès où je me suis portée avec vous contre Milord Rosemont et sa fille, ne sont pas les seuls reproches que me fasse mon cœur: il a pu s'abbaisser au point de désirer votre union avec Fernand, par l'espoir qu'un jour, à titre honteux de maîtresse, je pourrais le consoler du malheur d'être votre époux. Eléonore avilie, ne se respectant plus, osa souhaiter ce bonheur coupable: elle ne vous servait que pour vous trahir, ne vous caressait que pour vous mieux tromper, et ne poursuivait inhumainement Stéphanie, que parce qu'elle était trop sûre, si Fernand s'enchaînait à elle, par des nœuds légitimes, qu'ils seraient toujours adorez...... Malheureuse que je suis!... ah! ce n'est point vous, qui m'avez perdue: je l'étais déjà, lorsque je recherchai votre amitié, sans attrait, sans estime pour vous, sans autre motif que mon amour: quel amour! la parole de Fernand le liait à vous; son cœur l'entraînait vers Stéphanie: et comment, juste Ciel, prétendais-je l'emporter sur l'une ou l'autre? Mais songez qu'en m'accusant, je me punis. Florizene, songez qu'un Dieu vengeur (il est juste) vous parle peut-être par ma bouche. Il ne pardonne qu'au repentir. En vous implorant pour Stéphanie, je vous implore pour vous-même: que sa vertu vous désarme; que mon exemple vous effraie! Voyez couler mes pleurs, et ne rejetez point la dernière demande d'une infortunée, pour qui est enfin arrivé le jour de se connaître, et pour qui ce jour est affreux!... O Florizene, Florizene, si vous me croyez trop tard, tremblez qu'il ne soit pour vous bien plus terrible! Réponse de Florizene, au bas de la Lettre d'Eléonore. Je vous pardonne vos torts avec moi (ils ne m'étaient pas inconnus), vos projets sur Fernand, que j'ignorais, et votre opinion sur mon compte, et même votre lettre; mais non, vos alarmes. Nos positions ne se ressemblent point. Je ne serai jamais égarée par l'amour, ni, faute de courage, semblable à vous. Gardez, j'y consens, votre vénération pour Stéphanie; moi, je la hais, et je le dois. Sa conduite ne m'offre qu'ingratitude, ostentation, hypocrisie. Déjà le public, revenu de son aveugle enchantement pour elle, aperçoit son manège, et juge son cœur. Une mère qu'elle abuse; que dis-je? qu'elle indispose; un époux qu'elle m'enlève, les droits de la reconnaissance, ceux même de l'hospitalité, qu'elle a violés, voilà ses titres à ma bienveillance! Les maux qu'elle me cause, durent m'animer contre elle. La vengeance me fut permise; elle est l'arme que la nature a mise dans nos mains. Je n'en ai fait usage, qu'offensée dans tout ce qui devait m'être le plus sensible. Vous, on ne vous enlevait rien, que quelques jours d'illusion. Fernand ne vous était point destiné. Par fierté, si ce n'était par vertu, il fallait l'arracher de votre âme; et Stéphanie, aimée de lui, n'en était que plus obligée de fuir, et de s'immoler. Vains motifs que ceux qui l'ont retenue! Avant de se devoir à un père, c'est à soi-même qu'on se doit. L'une et l'autre vous m'avez trahie, et ne m'avez pas trompée. N'imaginez plus qu'il soit en votre pouvoir d'intimider mon âme. Vivez et mourez tranquille sur mon sort. Adieu. P. S. C'est au bas de votre lettre que je vous réponds. Elle dépose contre vous; je vous la renvoie. LETTRE LXII. De Stéphanie, à Clarence. Pourquoi donc, ô ma plus tendre amie, ne m'avez-vous point répondu? Milord Clarence serait-il plus malade? ou bien, hélas! me faudrait-il craindre pour vous-même? Je suis d'autant plus alarmée, que votre cœur m'est connu. Pour la première fois, je voudrais en être moins sûre; je voudrais, négligée de Clarence, oubliée de Fernand,.... que ma position est affreuse!.....Aimée de tout ce qui m'est cher, je n'en suis que plus à plaindre. Un père, un ami, oserai-je le dire? un amant.... un amant adoré, ressentent mes maux! Cette idée les augmente. O Dieu! qui m'accables, fais-moi, du moins, souffrir seule! j'en serai digne, par mon courage: mais, voir les regards de celui à qui je dois le jour, ne s'arrêter sur moi qu'avec la plus vive douleur, sentir que j'en suis la cause, être celle de vos chagrins, et du désespoir de Fernand,.... chère Clarence, quel état! Fernand, pour qui je donnerais ma vie; Fernand, que j'aime, s'il se peut, plus encore que je n'en suis aimée; malheureux par moi, malheureux à jamais! ..... Son sort dépend de mon retour; ma confiance égale ma tendresse, je crois à la sienne, je l'adore: cependant, ce retour, qu'il a si bien mérité, qui ferait son bonheur, qui comblerait ses vœux; ce retour, dont je voudrais pouvoir l'assurer à l'instant même, dût-il être le dernier des miens, l'aveu en serait un crime. L'honneur, les droits les plus respectables, ceux de la nature et de la reconnaissance, tout m'impose l'obligation affreuse d'immoler mon amant..... O Ximenès! mon cœur se déchire. Sa voix m'accuse, elle m'entraîne; elle me ferait braver le malheur, la mort, les supplices, et peut-être,.. je frémis de ce que je vais vous dire, peut-être, hélas! jusqu'à la vertu!... Non, jamais! je le jure à l'amitié, à l'honneur, à vous. Eh bien! vertu cruelle! je ne suis plus que ta victime; je ne ressentirai plus tes consolations; il n'en est point pour moi..... Désespérée, je cède à ton empire: ne te flatte point d'essuyer mes larmes; elles couleront jusqu'à mon dernier soupir. Chaque jour, elles seront plus amères....... Je ne me connais plus; ô mon amie, prenez pitié de mon trouble: mes devoirs sont horribles; mes dangers s'accumulent, et mes maux s'accroissent, ainsi que mon amour. Je porte l'affliction, et dans les cœurs qui sont à moi, dans ceux qui me sont fermés. Florizene sait tout. Un hasard, dit-on, a fait tomber entre ses mains une lettre de Fernand, qui m'était adressée: elle ne me voit plus qu'avec peine. Hélas! je lui pardonne de me haïr; mais, non de me soupçonner. Un jour, elle me connaîtra..... Il faut donc interdire, à Fernand, jusqu'à la moindre espérance! Mourante de ses chagrins, plus encore que des miens, il faut me forcer à lui paraître insensible; si ce n'est assez, pour le rendre à Florizene,.... chère Clarence, partagez mon effroi; que dis-je? ignorez à jamais!.... Je frémis: pardonnez à mes terreurs, à mon trouble!... Plaignez-moi, plaignez-moi: je me mœurs. Quoi! je pourrais me résoudre!.... Je n'ose poursuivre. Tout est confus dans mes idées: un projet.... l'exécution m'en sera-t-elle possible?.... Que d'incertitudes! que de tourments!... Il est affreux d'affliger..... même une rivale! Je ne serai jamais la cause volontaire du malheur de qui que ce puisse être, et moins encore de la fille de Madame de Céléria. Je lui dois tout, mon père peut retrouver tout en elle. Si je reste encore dans cette maison, trop fatale et trop chère, ce n'est que pour lui seul; eh! qu'y ferais-je, sans cette considération? Je n'y suis plus, pour la mère et pour la fille, qu'un sujet de douleur, de discorde peut-être.... Mademoiselle de Céléria, et moi, sans nous parler, nous souffrons en présence l'une de l'autre: je la plains, et elle est loin de me rendre justice. Félici, à qui, de jour en jour, j'ai de nouvelles obligations, instruit par elle de l'amour de Ximenès, n'a rien épargné pour la calmer, et n'a pu y réussir. Plus malheureux qu'elle, si je dois croire à ses discours, et non moins jaloux, ne pouvant désormais se sentir que de l'éloignement pour Fernand, ni cesser d'être son admirateur (j'ai trouvé cette conduite noble), il m'a protesté que jamais on ne le verrait l'ennemi d'un héros, sur-tout du libérateur de Stéphanie, et de son père; qu'il se dévouait à nous servir, et même Fernand, contre ses intérêts les plus chers. C'est le Comte encore, qui m'a remis sa lettre. Confident de Florizene, inquiet de savoir entre ses mains, une arme qui pouvait m'être contraire, il l'a obligée, par ses sollicitations, de la livrer à sa prudence. En agissant ainsi, il s'oubliait lui-même, et paraissait ne souffrir que pour moi. Avec une délicatesse, et des ménagements, dont je ne le croyais pas susceptible, il est parvenu à diminuer l'embarras extrême, que me causait sa démarche. Le moindre doute sur son honnêteté serait, aujourd'hui, le comble de l'ingratitude. En me quittant, il m'a conjurée de disposer de lui, de son crédit, de son obéissance à mes ordres; et m'a priée de croire que, fût-ce l'effort, sans exemple, de travailler au bonheur d'un rival.... Non, lui ai-je dit, en l'interrompant, celui que vous appelez votre rival, ne peut, ni ne doit être à moi. Ni lui, ni aucun mortel... Pourquoi cet arrêt barbare, s'est-il écrié? Cependant, ne craignez point, qu'à l'avenir je vous entretienne d'un amour digne de vous peut-être, mais qu'il faut, à jamais, renfermer. Ah! Miss, il n'y a rien que je ne puisse endurer, plutôt que de vous déplaire. Depuis, je l'ai toujours vu plongé dans un accablement extrême; d'ailleurs, toujours fidèle à sa parole, et dévoué aux intérêts de mon père: mais, hélas! y aurait-il donc, quoique l'on fasse, des répugnances invincibles! Mon amie, par quelle fatalité que je ne conçois pas, inspiré-je de l'amour? Eh quoi! des yeux obscurcis par les larmes, devraient-ils porter, au fond des cœurs, quelqu'autre sentiment que celui de la pitié? N'ai-je reçu le don funeste de l'existence, que pour voir des peines autour de moi? Le frère de mon amie, si estimable, sûr d'être heureux, s'il avait aimé toute autre que l'infortunée Stéphanie, le Duc de Médina est malheureux; et c'est encore par moi! La Marquise m'a ouvert son cœur sur ce nouveau chagrin, hélas! qui est mon ouvrage. Plus qu'elle ne le voulait, j'ai vu la peine que je lui cause. Ses alarmes pour sa fille, sa tendresse pour elle, son amitié pour moi, lui font désirer de pouvoir concilier le bonheur de Florizene, et le mien; elle voudrait qu'il fût possible que je lui appartinsse davantage: elle allait m'en dire plus, et me proposer la main de son frère; mes pleurs l'en ont empêchée: je me suis jetée dans ses bras, en la conjurant de m'épargner un refus trop douloureux. L'âme préoccupée de la plus forte passion; eh! ne le dois-je pas ce refus, à elle, au Duc, et à moi? J'ai renouvelé à la Marquise, le serment de ne jamais accepter les vœux de Ximenès, de tâcher d'en être haïe, s'il le fallait; et alors, mes larmes, mes soupirs, mes sanglots, confondus avec les siens..... J'entends quelqu'un; on m'interrompt.... Dieu! c'est mon père! je tremble: s'il demandait à voir ma lettre! le moment serait-il venu de l'explication la plus redoutée, la plus terrible pour tous deux? Ah! ma chère Clarence! je ne sais où j'en suis..... Pouvois-je l'appréhender cette explication si cruelle, et si consolante!.... De quel ami, de quel père le Ciel m'a fait présent! Hélas! sa fille autrefois en était digne;..... elle ne l'est plus! Combien de fois il m'a répété que je n'avais perdu aucuns de mes droits sur son cœur! Mes maux, s'il se peut, ont accru sa tendresse, sa tendresse indulgente, attentive, adorable.... et la confiance n'a pas été mon premier mouvement! Quelle crainte m'arrêtait?... Que mes regrets sont vifs! combien je me trouve coupable! O mon père! c'en est fait; je supporterai tout, je vivrai pour vous, pour vous seul. Et que ne puis-je être heureuse, pour ajouter à votre bonheur! Vous jouirez, du moins, de ma tendresse, de mes soins, de mes sacrifices; je vous cacherai ce qu'ils me coûtent: ce mystère sera le seul que je vous fasse jamais; et il sera possible à mon cœur, pour la tranquillité du vôtre. Que dis-je? hélas! plus que jamais, elle est loin de lui, cette tranquillité que je paierais de tout mon sang; c'est moi qui l'ai détruite; c'est moi qui fais couler ses larmes! A peine me reste-t-il des forces, pour vous dire ce qui vient de se passer. O ma chère Clarence! l'amour le plus malheureux ne peut donc enlever une âme honnête et sensible, aux douceurs de la nature! Lorsque mon père s'offrit à ma vue, dans mon trouble, je continuais toujours de vous écrire; bientôt, je m'excusai sur ce tort: et que n'est-il le seul, m'écriai-je, emportée par un mouvement, dont je ne fus pas la maîtresse! Il s'approcha de moi, me prit la main, avec attendrissement: je me saisis de la sienne, je la baisai; mes pleurs la couvrirent. O ma fille, ma chère fille! si en effet vous aviez des torts, me dit mon père, craindriez-vous de les confier à votre meilleur ami? Je craindrais de l'affliger, lui répondis-je. Et votre silence ferait son malheur, interrompit Milord. Je suis donc bien criminelle, de l'avoir gardé si longtemps, repris-je, en me précipitant à ses genoux! Tout est réparé: vous ne l'êtes plus, me répondit-il, en me relevant; ma chère Stéphanie, ouvrez-moi votre cœur. Je me jetai dans son sein: il pleurait; je me mourais: sa bonté me rassura. Je lui appris ce que vous savez, mes résolutions cruelles, mes combats inutiles, les progrès de mon amour, celui de Fernand, l'excès de mon désespoir et du sien: je lui montrai ses deux lettres, et le peu de mots que, de l'aveu de Madame de Céléria, je lui avais écrits. J'osais ne point craindre de reproches; mais je ne me croyais plus susceptible de consolations; j'en ai trouvées dans son cœur. Il approuve ma conduite; il gémit sur mes sentiments: il ne m'a point caché que ceux de Fernand lui étaient déjà connus; que, trompé par le nom de Rosemont, il l'avait cru son rival; et qu'alors, une explication, très-vive entre eux, l'avait trop éclairé. O Dieu! Fernand, l'ingrat Fernand peut penser que ce n'est pas lui qu'on adore? La découverte de sa passion pour moi, affligea mon père. De ce moment, il craignit ce que son arrivée dans ces lieux, et l'état horrible où il me trouva, ne tardèrent point à lui apprendre. Les vertus de Fernand, me dit- il avec bonté, justifient, sans doute, les sentiments qu'il vous inspire; les vôtres sont plutôt un malheur qu'un tort: mais quand son père, attaché à sa parole, m'aurait semblé moins inflexible, vous et moi, ma chère fille (et alors il me serra dans ses bras), devons trop à Madame de Céléria, pour que la résolution que vous avez prise, ne soit pas indispensable, et la seule digne de vous. O ma Stéphanie, nous souffrirons ensemble; trop heureux, si mes larmes, en se mêlant aux vôtres, pouvaient en adoucir l'amertume! Je ne vous parlerai point de Félici. S'apercevant alors que je frémissais; si votre cœur eût été libre, ajouta-t-il, je lui dois l'honneur et la vie; vous lui devez le père le plus tendre; en vous accordant au Comte, je lui donnais bien plus encore que je n'en ai reçu. Il n'y faut plus songer: je ne sacrifierai point, à mes intérêts, ceux d'une enfant qui m'est plus chère que tout. O mon père, m'écriai-je! rien pour vous ne me sera impossible; et, s'il les avait acceptés, quels sacrifices, grand Dieu! j'étais prête à lui faire! loin de le permettre, mon père m'apprit, qu'en ce jour même, Isabelle lui ayant laissé voir combien elle désirait cette union, il avait conjuré cette Princesse d'ajouter à toutes les bontés dont elle l'honore, la grâce, non moins précieuse, de ne jamais contraindre mon cœur: il a prévenu le mien. Il a obtenu de la Reine qu'elle ne me parlerait d'aucun engagement; et, en l'assurant de l'effroi que me causait la seule idée d'un lien, dont je n'envisageais encore que les peines, il l'a détournée d'employer, sur mon âme, non son autorité, mais même le pouvoir de ses instances. O Clarence, ô mon amie! quels reproches je me fais sans cesse, de n'être pas entièrement à un tel père! Je sens que je l'aime davantage; mais, hélas! Ximenès n'en est pas moins adoré.... Adieu; plaignez-moi, aimez-moi; et ne m'abandonnez pas, dans l'horrible situation où je suis. Adieu. LETTRE LXIII. Du Comte Félici, à Alvarès. Tout vous paraît désespéré pour moi. Eh bien! je touche au succès de mon entreprise. Stéphanie cependant se refuse à mes vœux: Rosemont, quelle que soit sa reconnaissance, m'a déclaré, sans détour, que jamais il ne la contraindroit. Cet orgueilleux Anglois croirait s'abaisser, en dissimulant, et sur-tout avec ceux qui peuvent, à leur gré, le desservir ou lui être utiles. Ne croyez pas même, qu'il se soit rendu aux instances de la Reine: mais tout cela ne prouve rien contre l'exécution de mon projet. Pensez-vous donc que Rosemont souscrivît impunément aux refus de sa fille, si je n'étais sûr d'en triompher? Oui; malgré les apparences qui vous trompent, malgré les obstacles qui vous effraient et les sentiments de Stéphanie, et la condescendance de son père à ses moindres volontés, incessamment soumise aux miennes,.... que dis-je? Ah! sachez Alvarès, qu'il ne tient qu'à elle de me soumettre à l'ascendant de ses vertus, de sa beauté. Je le sens, son heureux époux, si elle daignait l'aimer, s'avouerait son esclave. Je me croyais supérieur à tant de faiblesse.... Il est donc un pouvoir invincible! Stéphanie le possède. Sa douceur touchante, la noblesse de son caractère, jusqu'à sa sensibilité, quoiqu'un autre que moi en soit l'objet, tout sert à fortifier dans mon cœur, l'impression de ses charmes. Elle m'a fait connaître ce que je ne soupçonnais même pas, la beauté modeste, la vertu sans faste, des principes à l'épreuve du malheur et des passions. Mon âme fermée depuis long-temps aux erreurs, aux plaisirs, aux peines et aux impostures de l'amour, reprend sa chaîne: soit que j'aie cherché à la rompre, ou que je m'étonne de la porter, Stéphanie semble me punir du mépris que j'eus toujours pour son sexe. Félici toutefois, trop long-temps dédaigné, deviendrait bien-tôt le tyran de celle qui a pu le forcer à l'estime et le contraindre à l'amour. Autant que mon sort peut dépendre d'une femme, le mien dépendra d'elle; mais sa destinée m'en répondra. Je cesserais d'être amant, si je l'étais sans espérance: plus elle m'aurait assujetti, plus j'aurais à m'en venger. Un délire aveugle, une obéissance que ne lassent point les rigueurs, ou un amour qu'elles ne puissent jamais éteindre, s'ils conviennent à l'âge de Ximenès; ne sont pas faits pour moi. Envisageant un terme prochain aux ennuis de l'attente, je respecte les ordres de Stéphanie; j'ai l'air de ne lui demander que la grâce de lui être utile. Sans la fatiguer de mes plaintes, je lui laisse voir mes regrets; je fais plus, et vais sans doute vous étonner. Contraire à mes propres vœux, je lui jure de n'obéir qu'aux siens, de travailler même pour mon rival, si elle en formait pour lui. Cette conduite l'étonne, et la touche; elle me reçoit, elle m'écoute: la reconnaissance des services que j'ai rendus à son père, a cessé de lui être aussi pénible. Je ne dois ce changement, il est vrai, qu'à l'intérêt que j'ai paru prendre au triomphe odieux de Ximenès, à ses dangers, qui malheureusement ont disparu, enfin à leur amour, que je ferai tourner contre lui seul. Je ne me repais point d'illusions. Pour premier progrès, j'ai déjà presque vaincu l'éloignement que Stéphanie semblait d'abord avoir pour moi; j'ai même été plus loin. Je suis, malgré elle, devenu le confident, au moins de l'amour qu'elle inspire, en persuadant à Florizene, de me confier une lettre de Fernand, dont très-à-propos cette fille audacieuse s'est emparée. L'ayant déterminée à me remettre ce dépôt, je m'en suis fait un mérite auprès de Stéphanie. Un autre à ma place eût appréhendé l'attendrissement que devait lui causer cette lettre, où respire une passion peut-être vraie; mais, indépendamment de ce qu'elle en était déjà trop sûre, le moment n'est pas venu de détruire Fernand dans son esprit. Le supplanter, est le point important;et ce moyen a eu tout le succès que je m'en étais promis. Cette nouvelle obligation, ajoutée à son estime pour moi, me donne quelques droits à sa confiance. Fernand lui est trop cher, pour que, me sachant instruit de son amour, elle ne me voie pas avec une sorte d'intérêt. Il paiera cher le bonheur d'être préféré! Cependant, aux yeux de Stéphanie, rival généreux, et amant délicat, je suis encore un ami zélé. Elle ignorait que Florizene fût informée de tout. La Marquise, sur cet article, avait imposé à sa fille le silence le plus pénible: mais enfin, voilà Stéphanie certaine qu'elle porte le trouble dans une maison, dont il faudra qu'elle s'éloigne. Elle doit sentir la nécessité de s'y résoudre; et je sens, à mon tour, combien il est essentiel de lui faire accélérer le moment d'une pareille séparation. Celui que je redoute, et que je déteste d'autant plus, que je ne puis le confondre avec les autres hommes, Fernand sera bientôt en état d'être transporté. Il brûle de revoir ces lieux. Il faut prévenir son retour; il faut le frapper du dernier coup. Voyez votre parente, religieuse dans le même couvent, où la crédule et malheureuse Eléonore s'est retirée. Qu'elle continue de n'épargner rien pour s'emparer de sa confiance. Elle peut paraître tenir de vous, que Mademoiselle de Céléria, plus animée que jamais contre Miss Rosemont, redouble d'efforts pour la perdre. Sans m'expliquer davantage, j'attends tout de cet avis. La hardiesse du moyen me plaît; comptez qu'elle sera justifiée par l'événement. Eléonore, d'ailleurs, n'écrira rien qui ne me soit remis: je me suis assuré de la Supérieure du Couvent, et Florizene, à cet égard, doit être fort tranquille; mais elle l'est beaucoup trop, sur un autre point plus inquiétant pour elle. Elle croit avoir repris à Eléonore toutes les lettres qu'elle lui a écrites; cependant il lui en reste une, qu'il lui a paru sage de soustraire. Ou je me trompe, ou cette lettre et l'avis que je vous recommande, doivent être funestes à Dom Fernand, aussi bien qu'à Florizene; et, j'en conviens, punir la méchanceté de l'une, me sera presque aussi doux, que d'accabler l'autre. Elle ne cesse point de me recommander le départ de Médina. Plus clairvoyante, ou moins préoccupée de ses intérêts, sentant que ceux de ma politique et de mon amour doivent être conformes aux siens, elle s'en rapporterait à moi: elle me prescrit sur-tout d'éloigner de sa mère Milord Rosemont. L'un et l'autre sont jeunes encore; je comprends ses motifs; mais j'en ai pour vouloir leur union. Vous n'imaginerez pas sans doute, quoique je m'aperçoive qu'ils s'aiment, quoique je trouve qu'ils se conviennent, que ce soit le désir frivole de leur bonheur qui m'occupe; mon intérêt seul, sur cet article, me fait résister à Florizene. Elle se plaint au surplus de mes lenteurs, et pense ne me faire agir que pour elle! Je ris de ses plaintes, et j'ai pitié de sa présomption. Quoique ses artifices et sa fermeté soient vraiment au-dessus de son âge, à dix-huit ans on est moins habile qu'elle ne le croit: je sais qu'elle est dépositaire de quelques lettres, qui m'obligent de la ménager encore. Je cède aux circonstances, je veux bien descendre à la tromper, et je la défie de me croire l'auteur du chagrin que je lui prépare. Si je n'échoue point bientôt, je serai sa seule ressource; et nous verrons alors, si elle sera tentée de me nuire. Le Cardinal m'apprend à l'instant que la Reine consent avec joie à doter Stéphanie, quelque soit l'époux qu'elle choisisse. Nous venons de convenir qu'il ne lui en porterait la nouvelle, que dans un moment que je pense devoir être décisif. Il pourra y joindre alors quelques mots en ma faveur. La vénération qu'elle a pour lui, jointe à la force des événements, me fait tout espérer. Je conviens que, si elle avait moins de vertus, rien ne serait si déraisonnable que ma confiance; elle n'est pas de ma part ce qui doit le moins vous surprendre. Adieu. Si j'obtiens Stéphanie belle, jeune, richement dotée, d'un sang illustre, chère à notre Reine, faite pour fonder les plus hautes prétentions d'un époux ambitieux, aurai-je été égaré par l'amour? Jugez-moi enfin; et, au jour du succès, que Fernand meure de regret, que l'univers m'envie, et qu'Alvarès me félicite! LETTRE LXIV. De Fernand, à Stéphanie. Seroit-il vrai? Ne m'a-t-on point trompé? Quoi! l'amant le plus tendre, le plus enivré... Il se pourrait?... O Miss, pardonnez!... Mon trouble, mon désordre, mon délire, mon ravissement m'ôtent l'usage de la raison. Que dis-je? Ah! je n'en eus jamais davantage, et je voudrais qu'il me fût possible de vous adorer, plus encore que je ne l'ai fait jusqu'à ce jour. Non; je ne dois plus vous implorer en vain; je ne puis rester dans mon incertitude. Après l'espérance que j'ai osé concevoir, il faut que je meure à vos pieds, de l'excès de mon bonheur, ou de celui de mon infortune: mais, hélas! J'ai pensé combler la vôtre! O Stéphanie, c'était à vous que l'on préparait le tourment le plus affreux, le supplice d'un père! On vous persécutait, j'en étais la cause! j'ignorais mon crime; et je frémirai de vos dangers, le reste de ma vie..... Ah! quelles que fussent les rigueurs de mon sort, le supporter, chérir ma malheureuse existence pour veiller à votre bonheur, au moins pour vous défendre, voilà quel était mon devoir; et tandis que, loin de vous, j'osais songer à moi, tandis que j'osais me plaindre, vous accuser peut-être, et m'abandonner à mon désepoir, vous étiez exposée aux fureurs d'un monstre que je haïssais déjà, que je méprise, que j'abhorre! Je n'y puis songer, sans que des mouvements de rage... Vile et implacable ennemie de ce qu'il y a de plus charmant au monde, vas, tu me fais horreur! Quelle âme atroce! La vertu ne la désarme point: ce n'est pas même l'amour qui l'égare. Pour satisfaire son orgueil, ne respectant rien, ni le malheur, ni l'innocence, fausse et cruelle, et sans remords et sans pitié, devant tout à votre position, et, si elle en avait été digne, à vos exemples, elle ne travaillait qu'à vous désespérer, qu'à vous perdre; et, pour y mieux réussir, elle traînait dans l'abîme une infortunée, dont j'ose vous envoyer la lettre! Ce n'est que votre intérêt seul, qui me détermine à vous en faire part. Je risque de vous déplaire; ô Stéphanie, puis-je mieux vous prouver mon amour? Eléonore, à Dom Fernand. Il m'est enfin devenu possible de subir la honte, plutôt que de garder un silence coupable. Arrête, malheureuse! Tu vas être haïe, méprisée, méprisée de Fernand! mon cœur se croyait des forces; mais cette idée horrible... O Dieu! ne m'abandonnez pas à mon trouble, à ma faiblesse! et vous, à qui ces lignes ne parviendront qu'effacées par mes larmes, s'il se peut, lisez, et connaissez-moi! Vous vîtes Eléonore parée, au moins des charmes de son âge. Il fut un temps où elle y joignait des vertus. Alors, l'estime de Ximenès en était le prix: ce temps, hélas! cet heureux temps ne peut renaître. Ma jeunesse a disparu; déjà mes pleurs l'ont flétrie. Le remord me consume. Quand votre mépris m'est dû, à peine osé-je prétendre à votre pitié. Séparée des humains, les fuyant tous, ne pouvant me supporter moi-même, oubliée, ensevelie pour l'éternité au fond d'un cloître, j'y cherche en vain l'innocence et la paix. Imploré-je le Ciel? mes cris l'offensent. Est-ce à Dieu que j'appartiens? Prosternée, mourante à ses pieds, est-ce lui que j'adore? O source de tous mes égarements, amour funeste!... Quel mot m'échappe! Dussiez-vous m'en trouver moins odieuse, ne cherchez point à pénétrer cet affreux mystère. L'honneur (au sein des tourments, je m'applaudis de lui être rendue), l'honneur me commande l'aveu de mes forfaits et non celui.....Ximenès, quel que soit mon trouble, lorsque vous saurez combien je suis criminelle, mon désordre, mon désespoir, ma douleur profonde cesseront de vous étonner. Celle que vous adorez, et qui ne m'en a toujours paru que trop digne, dont je ne cessai point d'admirer les vertus, dont j'enviai les tourments, eut en moi, une ennemie cruelle: mais je dois vous avertir, qu'il lui en reste d'implacables. La crainte qu'elle n'y succombe, est le motif de ma lettre. Connoissez ses dangers et les vôtres. Connoissez sur-tout la femme qu'on vous destine. Vous flattez son ambition, son cœur vous hait; (vous, Ximenès, vous êtes haï)! Vous ne le possédiez pas même, alors qu'il ne vous reprochait rien. Aussi-tôt que vous peut-être, elle a démêlé votre passion pour Stéphanie. Soudain le dépit s'empara de son âme; le désespoir égara la mienne; et je ne partageai que trop ses ressentiments. J'étais en proie à la plus affreuse jalousie; la vôtre fut l'ouvrage de nos insinuations; elles détruisaient votre bonheur et non pas votre amour. Ne parvenant point, malgré nos efforts; à vous détacher de Stéphanie, n'ayant pu éloigner d'elle Madame de Céléria, Florizene résolut de la couvrir d'opprobre. D'abord, je combattis son projet; j'y fus forcée par l'ascendant de la vertu. Mon faible cœur se rendit enfin, et devint complice des complots les plus noirs. L'inflexible Tribunal fut averti de la mort feinte; et de l'évasion de Sidley; je n'y eus pas moins de part, que Florizene. Déja elle était triomphante; déjà.... hélas! qu'osé-je espérer? Le succès affaiblissait mes remords. Les ordres les plus rigoureux étaient donnés de se saisir de l'infortuné Milord. Son ignominie, sa perte, celle de sa fille nous semblaient inévitables. Le Ciel renversa nos projets: nous devions en être les victimes; et nous l'eussions été, sans Stéphanie. Lorsque la Reine voulut qu'on n'épargnât rien, pour découvrir les dénonciateurs barbares de Sidley, son intéressante fille, quoiqu'elle n'imaginât pas connaître les coupables, d'avance implora leur grâce, et l'obtint. Tant de grandeur d'âme acheva de me confondre! vingt fois je fus prête à me jeter à ses pieds: mais Florizene possédait le secret fatal de ressaisir sa proie. Abusant contre moi du sentiment, que dis-je, de la passion la plus violente et la plus coupable, que, pour mon malheur, elle avait pénétrée, elle en fit un des instruments de sa vengeance, jusqu'au jour où j'appris que vous étiez expirant. A cette affreuse nouvelle, perdant tout espoir, enlevée à un reste d'illusion, m'accusant même de votre état, l'excès de ma douleur m'éclaira sur tous ceux où je m'étais portée. Sans cesse, hélas! vous vous offriez à moi, pâle, sanglant, saisi d'indignation à mon aspect, rejetant mes soins avec horreur. Mourante à vos pieds, je vous voyais à ceux de Stéphanie! Tous deux, vous me refusiez impitoyablement le trépas que j'implorais. J'allais me soustraire à mes tourments, à mes remords: j'allais mettre le comble à mes crimes:... je vis pour les expier. Heureuse, dans mon malheur, si j'obtiens le pardon d'un Dieu que j'ai tant offensé! Heureuse, sur-tout, si je trouve bientôt, dans la tombe, un refuge contre l'image adorée qui me poursuit!.... et un terme à mon supplice! J'espérais du moins qu'un exemple aussi effrayant que le mien, produirait quelque impression sur Florizene; mais elle s'enorgueillit d'y être insensible; elle a bravé jusqu'à mes dernières supplications: elle m'oblige à révéler ses fureurs. Je serais responsable des maux qui suivraient votre union avec elle; je le serais de ceux dont elle accablerait Stéphanie, si j'avais hésité de vous instruire.... Tremblez pour elle-même, qu'elle n'accorde sa main et sa foi à tout autre qu'à vous! Dignes l'un de l'autre, entraînés par le même penchant..... (on peut s'en rapporter à mes yeux,.... hélas! et à mon cœur), vivez pour Stéphanie! vivez l'un et l'autre aussi fortunés, que je suis misérable! Puissiez-vous songer à moi sans horreur, ne pas dédaigner mon repentir, et accorder quelque compassion aux larmes, ou du moins à la fin prochaine d'une coupable, qui ne doit plus vous paraître qu'infortunée!P. S. Ne méritant point de vous inspirer de la confiance, je joins ici une seule lettre de Florizene, qui m'est restée, ainsi que la copie de l'une des vôtres. Je connais votre âme; elle est trop généreuse pour que je puisse craindre, qu'en rompant avec elle, vous compromettiez sa réputation: vos vertus, ô Dom Fernand, et celle de Madama de Céléria, me répondent de vos égards pour sa fille; puisse le Ciel toucher enfin son cœur! Ne répondez point à ma lettre; ce serait inutilement.... Je viens de prononcer votre nom, pour la dernière fois. (Ici reprend la Lettre de Fernand.) Oui, adorable Stéphanie, oui, vous plaindrez, autant que je le fais, la victime d'une furie; mais, malgré l'attendrissement qu'elle me cause, tout cède en moi à l'idée insupportable des maux que Florizene, peut-être, vous prépare encore: bientôt mes forces me permettront de ne pas la craindre; bientôt, près de vous,... Dieu! quel moment!... Quoi! mes yeux vous reverront!.... Stéphanie, Stéphanie! Non; je ne vous quitte plus: aux tourments de l'absence se joindraient de trop vives alarmes. Je vous garantirai de l'abominable Florizene!... Que je plains Madame de Céléria! Depuis que j'ai montré cette lettre à mon père, l'hymen qu'il désirait, ne l'épouvante pas moins que moi; lui-même va dégager ma parole et la sienne. Plus d'obstacles enfin, si je n'en trouve point dans votre cœur. O vous, à qui, heureux ou malheureux, le mien appartiendra jusqu'à son dernier soupir, c'est de vous, à présent, de vous seule, que dépend mon sort!... Dieu! pourriez-vous craindre d'être à l'amant qui vous adore; de le voir toujours plus reconnaissant, toujours plus enivré de son bonheur, croire à chaque instant qu'il vient de l'obtenir pour la première fois; en jouir sans cesse, et sans cesse le sentir mieux; ne vivre que pour vous, n'apercevoir que vous dans l'univers; à force d'amour, vous mériter, faire naître le vôtre, et, dans vos bras, ou à vos pieds, éprouver, quels que soient déjà ses transports, qu'ils peuvent encore s'accroître? Non; vous n'avez point de devoirs à m'opposer en ce jour; il n'y a que l'indifférence la plus invincible qui puisse m'accabler d'un refus cruel: mon désespoir ne s'y méprendra point; et si tel est mon malheur..... O Stéphanie, je ne sais point me prévaloir des conjectures d'Eléonore: mais nos cœurs (j'ose m'en rapporter au mien, je ne crois, je ne consulte que lui) nos cœurs sont faits pour s'aimer; je dois, sans doute, avoir pour rivaux, tous ceux qui vous ont vue: mais nul ne peut vous idolâtrer, comme Ximenès; et votre réponse fixera pour jamais sa destinée. LETTRE LXV. De Stéphanie, à Clarence. Qu'ai-je lu?..... quel secret affreux viens-je d'apprendre?.... Ne me demandez rien!.... Je crains de vous affliger, de vous instruire, de compromettre;.... je crains même de vous consulter; vous voulez trop mon bonheur. Je me prive de vos conseils, de ceux d'un père: la tendresse de tous deux me serait trop favorable. Il ne me reste que mon désespoir; et c'est lui qui me décide..... O ma chère Clarence, ce cœur, ce cœur déchiré, que, pour dernière épreuve, tous le feux de l'amour disputent au devoir; c'en est donc fait, il va s'immoler, renfermer sa douleur, contraindre ses larmes: eh! peut-on trop se punir, lorsqu'on en fait répandre? J'expierai celles de l'amitié; je satisferai la haine: mon sort horrible, en la désarmant, rendra peut-être à la vertu, celle... que dis-je?..... En vain m'abuserois-je? Un tel effort m'est impossible..... Fernand, pour moi, n'est-il pas l'univers? n'a-t-il pas tout anéanti pour mon cœur?.... Et je sacrifierais sa destinée! Ah! s'il faut être coupable,... ce n'est point envers l'amant qui m'adore! C'est à lui que je dois tout, son sentiment, le mien, des vertus, de funestes douceurs au comble de mes peines! oui, jusqu'au courage horrible de le mériter au prix du malheur, naît encore de l'excès de mon amour. Cependant, renoncer à lui, est trop peu; il faut qu'il ignore que ma seule consolation sera d'en souffrir plus que lui-même. L'art odieux de feindre, la dissimulation, le mensonge, voilà donc mon partage! Eh! qui peut m'imposer un tel supplice? Seroit-ce le Ciel? il abhorre l'imposture: la reconnaissance n'y oblige point; elle est coupable aux yeux de l'amour. Non, non; jamais!... Infortunée Stéphanie! où t'égarent tes vœux? N'est-il donc plus pour toi d'autre maître, que cet amour fatal, d'autre intérêt que le sien? Reconnois les droits les plus saints: suffit-il de les chérir? Vois une amie consternée, et qui va l'être davantage, si tu acceptes la foi qui fut promise à sa fille! Pour te rendre un père, pour sauver ses jours, elle a pu s'accuser, offrir sa vie: le sang de cette femme généreuse coule dans les veines de ta rivale; et tu hésites?.... Rougis, et n'accuse que toi! Florizene, avant que sa mère daignât t'adopter, Florizene était heureuse; et sans doute alors, elle méritait de l'être. Ah! Clarence! d'où vient suis-je venue dans cette maison? Quelle fatalité m'y a conduite? que d'infortunés j'y fais? et combien je le suis moi-même!.... Eléonore, Eléonore! laquelle de nous deux est la plus à plaindre? Ainsi que moi, victime de l'amour, que son sort et son courage, dont, hélas! je suis trop loin, me touchent et m'attendrissent! Son repentir sur-tout m'a pénétrée. Au degré où est le sien, il n'est point de fautes qu'il n'efface: heureuse, trop heureuse, si je pouvais l'en convaincre, adoucir du moins ses regrets, ses peines, ramener le calme dans son âme, et, lorsqu'elle se croit seule dans l'univers, la forcer d'y compter une amie! Déja j'ai volé à sa retraite. Languissante, malade, ne sortant de sa chambre, que pour aller aux pieds des Autels, elle est inaccessible, même à ses plus proches. Impitoyable pour elle seule, puisse-t-elle ne jamais savoir combien ses aveux,... Ses aveux que j'estime, me seront funestes!.... O mon-amie! Fernand soupçonne, il sait, il est sûr peut-être,...que ne puis-je vous dire!..... Souffrez cette réserve cruelle: peut-être, jusqu'à nos épanchements me seront bientôt interdits.... Clarence, Clarence! Cette dangereuse lettre que j'ai reçue, le trouble qu'elle m'a laissé, l'espoir qu'il faut que je détruise, ma douleur, mes obligations, mes incertitudes, mes sentiments, tout m'accable: un sacrifice au-dessus de mes forces, un sacrifice épouvantable m'est imposé, sans doute, par la circonstance. Eh bien! pour me sauver de ma propre faiblesse, déjà trop dévoilée à celui qui en est l'objet, si je ne peux me suffire, s'il faut me résoudre,...je choisirai le parti le plus affreux..... Chaque projet qu'enfante mon imagination troublée, dès que ma raison l'approuve, mon cœur le déteste. Il ne s'écoule pas une heure, pas une minute, que je n'imagine devoir m'apporter la certitude de la rupture du mariage de Mademoiselle de Céléria et de Ximenès;...... Est-ce donc à moi de la redouter? Dussé-je être condamnée au dernier des malheurs, je m'y dévouerois pour empêcher leur union: elle ne l'aime point; elle n'est pas digne,.... je tremblerois pour lui, si cet hymen.... Dieu! que vois-je? Madame de Céléria, baignée de larmes, entre chez moi: mon père, pâle, tremblant, est avec elle!.... Chere Clarence! quel nouveau coup!.... Je succombe.Plus d'espoir pour votre malheureuse amie! Ah! Clarence, Clarence! la nature, l'amitié, pour moi seule funestes,... l'une et l'autre m'ont perdue: qu'ai-je fait? que deviendra Fernand? Nos destins sont affreux: je frémis de sa douleur. Je le vois, ô mon amie, m'accuser,... hélas! sans me haïr. Mes larmes, mes sanglots, ses cris que j'entends, ses plaintes justes, ses regrets inutiles, l'horreur des miens, tant de maux réunis me laissent à peine la force de vous cacher ceux que je prévois....Ai-je donc pu jurer à Florizene?... Eh! que lui devais-je, grand Dieu! non que je ne lui pardonne ses complots, ses attentats, ce qu'a osé sa haine, son implacable orgueil, et tout ce dont elle me menace encore; mais je veux qu'elle me sache instruite de sa coupable indifférence pour un mortel adoré de l'univers. J'irai lui déclarer que, si elle me laisse vivre, j'accepterai, sans me reprocher rien, le don d'un cœur, que son dépit seul réclame. Oui, oui, je le sens trop, à mon trouble, à mes terreurs; oui, ma promesse fut insensée: le projet d'affliger mon amant, l'âme de ma vie, le Dieu de mon cœur, le seul être qu'il ait pu distinguer, ce projet affreux ne s'accomplira point.... O mon amie! j'outrage même le Ciel:... je ne sais ce que je deviendrai, où je suis, ce que je sens..... Eh quoi! une mère trop vertueuse, et trop vraie, sur-tout, pour n'être pas trompée sur le compte de sa fille, une mère si tendre serait désabusée, et le serait par moi! Malheureuse, j'enfoncerois le poignard dans le sein d'une femme charmante, qui m'a recueillie, secourue, prodigué des soins généreux; et, ce qui est bien plus encore, des sentiments qu'elle me conserve!... Elle m'aime, elle essuya mes larmes; et j'aurais vu en vain couler les siennes?... Je serais un obstacle invincible à son bonheur, à celui de mon père!... O mon amie, ma généreuse, ma tendre amie! la scène douloureuse qui vient de se passer, ne me laisse que le choix entre leurs maux et les miens. Lorsque tous deux interrompirent mon entretien avec vous, leur douleur acheva de m'accabler. Qu'il fut terrible le silence que nous avions peine à rompre! La Marquise enfin me présenta une lettre qu'elle venait de recevoir du Duc Ximenès, et que Florizene, croyant ou feignant de croire pour elle, avait lue la première. Le Duc, en peu de mots, lui rendait sa parole, reprenait et la sienne et celle de son fils, et n'appuyait fortement que sur le regret de ne pas appartenir à Madame de Céléria. Quoique je dusse m'y attendre, pénétrée de son affliction, de celle de mon père, je veux dire quelques mots; ils expirent sur mes lèvres tremblantes. La Marquise fait le mouvement de se jeter à mes genoux; Milord l'en empêche: il tombe aux siens; et moi, défaillante, inanimée, que n'expirai-je alors! Dès que j'en eus la force, qu'exigez-vous de la malheureuse Stéphanie, m'écriai-je? Prononcez l'un et l'autre! elle vous remet son sort: ah! sa vie est à vous. Mon père ne put me répondre, qu'en me serrant dans ses bras, avec une sorte d'effroi. Votre vie est la nôtre, s'écria la Marquise, d'une voix étouffée par les sanglots. Ma chère Stéphanie, ma fille, souffrez ce nom; mon cœur vous le donna toujours: mais le Ciel me fit mère d'une infortunée, que l'on brave, que l'on abandonne pour vous. Je l'ai en vain exhortée au courage; l'amour le lui rend impossible. Florizene a su persuader à cette âme céleste, à cette âme crédule, puisqu'elle est sensible, que ses jours dépendent du retour de Fernand: la Marquise se flatte, si je lui ôte tout espoir, qu'il reprendra ses premières chaînes. Je réclame, ajouta-t-elle, votre amitié, votre pitié même: rendez à une mère au désespoir, sa fille qu'elle est prête de perdre! Je ne crains point de vous l'avouer, ajouta-t-elle, maudissant le jour où j'ai connu Stéphanie et Rosemont, dans la fureur qui l'égare, elle m'accuse moi-même: mais elle vous aima, et trop à plaindre pour être coupable, elle est digne d'intérêt, elle l'est au moins d'indulgence.... Dieu! pouvais-je l'éclairer? Quel que fût mon état déplorable, quels que fussent mes combats, et le déchirement de mon cœur, je lisais dans les yeux de mon père ce qu'il attendait du mien: j'allais m'y conformer, tout promettre.... Florizene alors paraît, l'air aussi terrible que dans ce songe dont vous avez partagé la terreur. Félicitez-vous, me dit-elle, de l'outrage que je reçois!... Depuis long -temps vous me le prépariez; et, si je me bornais au soupçon, c'est qu'il me semblait trop honteux pour vous, de n'être venue dans une maison où l'on vous a accueillie, avant de savoir que vous y eussiez d'autres droits que l'infortune; de n'y être venue, dis-je, que pour y porter le trouble, la discorde, l'infidélité, la mort! Elle me sera plus douce que la vue d'une trahison qui vous rend odieuse à l'univers, autant qu'elle me rend misérable; mais dont l'atrocité, du moins, ne blessera pas long-temps mes yeux. D'un mot, d'un seul mot, je pouvais la confondre. Sa mère, une bienfaitrice, une amie, désarma mon cœur; je préférai mon supplice. Je respecte en vous, lui dis-je, celle qui vous donna le jour: et la reconnaissance et l'amitié ont du pouvoir sur moi.... Plus que vous ne le pensez, j'en donne des preuves. Je n'ai flatté, d'aucun espoir, l'amour de Fernand: il se dégage envers vous.... Quelle que soit la cause de son changement, je n'en serai point le prix. Je le jure à l'objet qui doit vous être sacré; et vous lui avez, dans ce jour, plus d'une obligation. Surprise, inquiète même à ces mots, elle ne tarda point de joindre ses excuses à celles de sa mère, dont je ne vis jamais mieux l'amitié pour moi. Milord Rosemont reçut, de la part de l'une et de l'autre, les mêmes assurances de regrets; et il ne les crut pas également sincères, quoique cependant je lui aie caché des horreurs, dont la conviction m'est bien pénible: il en serait accablé. O ma chère Stéphanie, me dit le meilleur des pères!dès que nous fûmes seuls, il ne convient plus à vous ni à moi de rester dans cette maison. Ce n'est pas assez encore, il faut abandonner l'Espagne. Ximenès change: on saura que vous en êtes la cause; bientôt on vous accusera d'en être complice. Vous avez le courage de renoncer à lui: je vous reconnais, vous admire, et vous plains. Mais que sais-je? il est libre, et vous l'êtes; vous en devez, l'un et l'autre, un compte plus sévère de vos démarches: que sais-je? si vous demeurez à portée de vous voir, Florizene, le public, la Marquise, auraient peut-être l'injustice de craindre que son amour ne triomphât de vos résolutions. La fortune, les grandeurs, tout ce qui m'est offert dans ces lieux, un sentiment même, plus puissant sur moi que l'ambition, depuis, (je ne vous apprends rien, sans doute,) depuis, dis-je, que j'ai revu la Marquise, je le sacrifie à ma tendresse pour vous: l'honneur nous en fait un devoir. Arrachons-nous à un séjour trop redoutable: puissé-je vous en adoucir les regrets! Ne craignez point les miens.... O ma fille, ma chère fille! je retrouverai tout en vous. C'est à moi, m'écriai-je, à moi seule, de me vaincre.... Mon père, mon respectable ami! non, vous ne connaissez pas encore le cœur de votre fille. Mes larmes m'empêchèrent de poursuivre, les siennes, de me répondre. Il m'ouvrit ses bras; je m'y précipitai: j'y puisai des forces...... Quelles forces, ma Clarence! Dieu! ô Dieu! qui savez ce qu'elles me coûtent, daignez donc inspirer aussi à Fernand celle de punir mon ingratitude, au lieu de la pleurer; de percer le cœur qu'il va croire barbare!... Qu'expirante, de sa main, l'adorant, lui rendant grâce, je puisse mourir, connue, regrettée par lui! vain espoir!.... Eh bien! je serai, du moins, je serai, je le répète, plus malheureuse que lui-même. Condamnée à l'affliger, je ne veux que des tourments. Les plus horribles, je les préfère: je le forcerai à me plaindre. Je vengerai l'amour, en m'immolant à la nature. Je ne quitterai point des lieux, chers à l'auteur de mes jours, et où il a retrouvé tout.... En est-il, d'ailleurs, où Fernand, inspiré par son cœur, attiré par le mien, ne me découvrît, et ne sût l'emporter sur mes promesses? Pour les remplir, je ne vois qu'un moyen: je me lierai par des devoirs si affreux..... Je frissonne; mes larmes coulent, mes sanglots me suffoquent: n'importe, je subirai l'horreur de ma destinée: il le faut; tout le veut:.... elle aura un terme; cette idée me console.... Que me parle-t-on du Duc de Médina? je ne le hais point..... Heureuse, trop heureuse, au comble du désespoir, de me sentir un éloignement, une aversion, un effroi injuste ou non, qui me décide!... L'usage de la raison m'est ravi: je ne sais ce que je souhaite, ce que je ferai..... Puisse, puisse mon père, aux yeux duquel ma tristesse m'a donné la force de paraître tranquille, puisse-t-il ne jamais lire dans mon âme! il ignore ce que je médite. Félici m'a fait demander la grâce de me voir: Félici! Félici!... O Clarence! qu'il vienne! je l'attends. Mon amie, ma tendre amie,... rassurez-vous: on vient,.. on l'annonce.... Le voici: je me mœurs.... LETTRE LXVI. De Miss Clarence, à la Marquise de Céléria. Ah! Madame, daignez, daignez m'entendre! je ne prends conseil que de mon désespoir. Vous êtes sensible et généreuse: non, je ne crains point de vous implorer en vain. Dieu! S'il était trop tard!... Je tremble; et vous-même,... vous-même, hélas! frémissez!.... Stéphanie qui vous intéresse, et qui m'est si chère, cette infortunée, qui se sacrifie à vous, à votre fille,... à Florizene, ô Ciel!... pardonnez à mon trouble! Craignant tout, pour l'amie la plus aimée, je mérite votre indulgence... Madame, empêchez, du moins, qu'elle ne s'unisse à un homme qui va rendre sa destinée affreuse, à l'homme le plus faux, sans doute, le plus cruel, à Félici, enfin! je le juge mieux qu'elle. Trompée par les sentiments et le souvenir des services qu'il a rendus à son père, elle croit l'estimer, quoique son cœur l'éclaire, quoique que ce cœur ne puisse vaincre l'aversion qu'il lui inspire:... loin d'être de moitié dans sa reconnaissance, je ne partage que cet éloignement invincible, et, croyez-moi, qui ne sera que trop justifié, soit qu'il obtienne Stéphanie,.. (lui, grand Dieu!) soit que ma lettre, mes instances, mes supplications arrivent assez tôt pour détourner le plus grand des malheurs. Tout, dans la dernière lettre qu'elle m'a écrite, tout me l'annonce. J'ignore, dans l'état où je suis, comment j'ai pu retrouver des forces pour vous demander la vie? Oui, Madame, elle est attachée au sort de mon amie. On ne fut jamais aussi à plaindre.... Vous ne savez pas combien son âme est sublime, combien elle est courageuse, jusqu'à quel point elle s'immole! et à qui?.... Elle vous doit tout, et ne peut être plus admirable que vous le fûtes envers elle; mais, plus elle adore son père et vous, moins l'un et l'autre vous devez permettre des nœuds horribles, auxquels, pour ne vous point désunir,.... déjà peut-être elle s'est dévouée.... O Dieu!... mes larmes, hélas! et les vôtres, et celles de l'auteur de ses jours, doivent couler à jamais, s'il faut que cette union.... Ne pouvant être à ce qu'elle aime, c'est la plus redoutée qu'elle choisira. Avant de mourir des maux qu'elle lui cause, les éprouver tous, est le vœu de son cœur. Mais pensez-vous, pouvez-vous croire, qu'en se faisant votre victime, elle rende à sa première chaîne l'amant qui l'idolâtre? Ce n'est point Stéphanie que l'on cesse d'aimer. Fernand, s'il en était capable, serait vil à mes yeux, et ne tarderait point de l'être aux vôtres. Le cri de la nature s'est fait entendre le premier: l'amitié, l'humanité même, la justice enfin, auront leur tour. Voyant souffrir sa fille, craignant de la perdre, une mère à dû s'épouvanter; et jusqu'à votre vertu, tout est funeste à votre amie. A sa place, vous vous seriez sacrifiée comme elle: vous avez accepté ce que vous auriez offert, et n'avez pas songé, j'ose le dire, que Mademoiselle votre fille, et Ximenès, fussent-ils unis, ne peuvent plus désormais être heureux; qu'un époux ingrat est le comble de l'infortune; que, plus elle aurait aimé le sien, plus ils auraient souffert tous deux. Votre cœur, partagé entre Stéphanie et l'être que vous avez porté dans votre sein, les croyant livrés au même amour, et aux mêmes douleurs, ce cœur héroïque et tendre a fait son devoir. Il a pu craindre, sans doute, qu'on ne vous accusât d'avoir préféré votre fille d'adoption, à celle qui a sur vous les droits du sang. En un mot, Madame, votre conduite, dictée par l'honnêteté, autorisée par votre position, quelles que soient votre erreur et ma peine, forcerait mon cœur à l'estime, quand elle ne vous serait pas offerte par le plus doux attrait. Cependant, vous m'avez acceptée pour amie; ce bienfait me fut cher; Stéphanie me l'est plus que tout au monde: ce double titre m'impose des devoirs, des devoirs affreux..... Daignez cacher à Stéphanie ce que son intérêt et le vôtre même me forcent à vous découvrir...... Ah! Madame, qu'il m'en coûte! Le pourrai-je? je le dois;... il le faut. Sachez,... oui, sachez que Mademoiselle de Céléria aurait fait son bonheur, d'appartenir à un autre que Ximenès, si elle n'avait consulté que son penchant. J'en mépriserais l'objet, s'il m'en avait fait l'aveu. Je trahis son secret; mais il ne me l'a point confié. Une lettre, qu'il a perdue, m'a instruite; elle me fut remise, après son départ de Londres, par une de mes parentes, que son extrême jeunesse empêcha de réfléchir sur l'indiscrétion de lire et de garder un billet qui ne s'adressait point à elle. Un Dieu peut-être a tout conduit. Jamais, toutefois, sans des circonstances trop cruelles, ce mystère ne serait sorti de mon cœur. Il ressent la peine du vôtre; il se déchire, en vous envoyant le billet écrit au Chevalier, dont vous ne reconnaîtrez que trop les caractères. Florizene, au Chevalier de Rosenne. Je condamne,..... que dis-je? je déteste les raisons de votre silence. Mon hymen prochain, des soins de convenance, des devoirs que vous dites respectables, vous paraissent un obstacle à ceux de l'amitié? Ce langage est celui de la froideur ou de la jalousie...... Eh bien! je veux croire une fois ce que je souhaite, et vous délivrer des craintes que je vous suppose. Mon cœur ne verra jamais dans Ximenès, qu'un époux: un autre m'enchanta, dès le premier instant où je l'aperçus. Mes yeux, mes lettres, mes reproches, le lui ont dit, et sur-tout ma fierté vaincue, en est la preuve; mais en est-il bien digne? l'ingrat! A-t-il su deviner les sentiments qu'il a fait naître; et s'il les devine, s'occupe-t-il de les partager? Vous, Chevalier, vous devenu mon confident, osez chercher encore des prétextes vains, pour ne me pas répondre!... Vous n'auriez plus d'excuse à mes yeux; et je sens qu'il en coûterait,.... même à mon cœur, pour vous trouver coupable. Adieu! (Ici reprend la lettre de Clarence.) Quelle confidence, hélas! ai-je osé faire au cœur le plus vertueux? Mais, quoiqu'elle soit horrible, elle était trop nécessaire. Croyez du moins, Madame, je vous le jure, que Stéphanie ne la partage point; ses périls me l'arrachent. Je sais, si elle pouvait en avoir connaissance, quelle serait l'amertume de sa douleur, et combien peut-être je l'indisposerois contre moi! N'importe: je présere son bonheur à tout,..... à son amitié même, à d'autres intérêts puissants, dirai-je, à ceux de l'amour?.... Me faisant gloire de répondre à la confiance dont vous m'avez honorée, je ne vous cacherai point la peine que j'éprouve, lorsque je trahis un Madame de secret (tout en sûreté qu'il est dans le cœur d'une mère), qui appartient au mortel, que je distingue le plus,..... que j'aime peut-être; et qui, sans doute, va m'en vouloir à jamais...... La préférence que je donne à Stéphanie, et sur-tout à Stéphanie malheureuse, sur le Chevalier, n'empêche point que lui seul ne pût me rendre chère la perte de ma liberté. Toutes sortes de raisons me déterminent néanmoins à ne m'engager jamais (et je n'hésite point, Madame, à vous le dire), s'il était possible que M. de Rosenne fût heureux avec Mademoiselle de Céléria, je surmonterois la douleur d'apprendre leur hymen; il rendrait au bonheur, et Stéphanie, et sa charmante bienfaitrice: et que ne puis-je en former le vœu? non, qu'aucun retour sur moi-même m'en éloigne: mais, je ne dois que vous éclairer sur les sentiments véritables de Mademoiselle votre fille. Le sort et votre prudence disposeront des événements. Je m'interdis au reste toutes réflexions sur les droits de l'amante la plus tendre et la plus adorée: je n'insiste que sur l'importance de ne point permettre à sa générosité, à son courage, à sa vertu, d'attenter contre elle, au point de s'unir à l'homme, qu'elle ne pourrait, et peut-être qu'elle ne devrait jamais aimer. Dans l'accablement où me jettent ses chagrins et les vôtres (sur-tout lorsque c'est moi qui vous afflige), portant, avec plus d'impatience que jamais, les entraves qui me retiennent loin des lieux où vous souffrez, hélas! je l'avoue, l'inutilité de mes regrets, de mes craintes et de mes larmes, me rend la vie un fardeau auquel je ne tiens plus, si ce n'est par l'espoir, trop souvent trompé, de voir Stéphanie heureuse, et vous, Madame, s'il se peut, autant que vous le méritez! Daignez ne me point haïr; daignez me plaindre et me pardonner ma lettre! Je pleurerais le reste de ma vie, la perte de votre bienveillance. P. S. Je vous soumets quelques lignes pour M. de Rosenne: je me suis crue obligée de ne lui point taire l'espèce d'usurpation, dont je suis coupable envers lui;... ou plutôt, Madame, je vous conjure de lui dire, en mon nom, ce que vous jugerez convenable. Craignant sa réponse, mécontente de mon billet, je viens de le déchirer. Vos bontés me serviront mieux; je m'en repose entièrement sur elles: enfin, je vous demande une dernière grâce. Incertaine du sort de mon amie, c'est à vous, Madame, que j'adresse une lettre pour elle, hélas! qui ne serait qu'affligeante et ne peut plus lui être remise, s'il faut que je vous aie implorée trop tard. O Ciel! si ses maux sont à leur comble, y succomber la première, sera mon seul espoir. LETTRE LXVII. De Dom Almanza, à Dom Lope. Votre arrivée, dites-vous, et celle de Fernand, suivront de près votre lettre: il se livre au plus doux espoir, et vous le partagez.... Ah! Dom Lope! quel espoir trompeur!... Tremblez! retenez Fernand; il ne faut point qu'il parte: c'est à l'amitié de trouver des prétextes qui l'arrêtent. Rien de plus essentiel pour lui, pour tous ceux dont il est aimé, que du moins jusqu'à ce que j'aie pu le voir;.... l'aspect de ces lieux lui serait horrible. Apprenez, j'hésite à vous le dire, apprenez qu'aujourd'hui même, Félici va recevoir la foi (ô courage trop héroïque!) de l'infortunée Stéphanie:... à peine aura-t-elle prononcé le serment fatal que, par son ordre, je m'éloignerai à l'instant, pour aller vous rejoindre, seconder vos soins près d'un ami, le consoler, s'il se peut, et lui remettre quelques mots de la main la plus chère. C'est la vertu qui les a dictés; elle ne commande point d'être barbare....... Gardez-vous sur-tout de désapprouver Stéphanie. Je l'avais trop prévu, qu'une fois instruite des sentiments de Ximenès, elle s'en punirait bientôt de la manière la plus cruelle. Je redoutais la force de son âme; j'étais certain que, sans nul ménagement, elle l'exercerait contre elle seule, si la reconnaissance lui en faisait un devoir. Dès qu'on apprit la rupture du mariage de Florizene; humiliée, on la plaignit; auparavant, on la haïssait. Cette foule de sots, qui, au hasard, blâment ou applaudissent; cette autre, moins nombreuse et plus vile, de méchants, les gens faibles, les femmes sur-tout, et les envieux, accusèrent Stéphanie. Toutes sortes de faussetés se répandirent sur son compte. On les crut, ou l'on feignit de les croire; et elles s'accréditerent. Renfermée alors, évitant Florizene, la Marquise même, Dona Almanza et moi, n'ayant d'appui qu'elle seule, elle méditait déjà le plus affreux sacrifice; elle s'y est enfin déterminée. Quoique, devant son père, elle contraignît sa douleur, elle n'avait pu tromper sa tendresse. Inquiet pour une fille qu'il adore, il avait résolu de fuir avec elle, d'abandonner les espérances de son ambition, peut-être de plus chères, et de s'exiler, une seconde fois. Quelqu'affligé que je fusse de ce projet, pouvais-je le combattre? Comme lui, je pensais, que, dans la position de sa fille, non-seulement elle devait quitter une maison, où, sans être coupable, elle avait, pour prix des bienfaits, porté le trouble et la peine; mais, je convenais, de plus, avec son père, que l'intérêt de sa gloire et l'empire de la reconnaissance l'obligeaient encore de renoncer à la patrie de Ximenès. Rosemont par cette fuite, perdait tout, l'appui de nos Souverains, l'amitié de Félici, des bontés plus nécessaires à son bonheur: il ne fut pas même ébranlé par ces réflexions. Il n'envisageait que sa fille, et, en s'immolant, la première, elle a su, du moins, accorder le devoir et la nature. Fixée, désormais, en Espagne, par des nœuds, sans doute, horribles pour son cœur, elle force son père d'y rester; et toutefois, craignant qu'il n'y mît obstacle, ce n'est qu'en donnant sa parole à Félici, qu'elle s'est assuré l'aveu de l'auteur de ses jours. J'avais vu, avec chagrin, Rosemont désirer cet hymen; et je ne lui avais point caché, alors, l'opinion inquiétante des Espagnols, sur le compte de ce Ministre. Rosemont, qui juge les hommes, non, sur les bruits vagues et incertains de la multitude (il les dédaigne même jusqu'à l'opiniâtreté); mais, sur leurs actions, sur leur conduite (et en effet, toute celle de Félici, relativement à lui et à sa fille, a été parfaitement noble et soutenue), Rosemont, dis-je, confirmé, d'ailleurs, dans son estime pour Félici, par celle d'un grand homme, m'opposa l'amitié que lui conserve le Cardinal, de très-grandes places, la fortune étonnante qu'il a faite, enfin son mérite personnel. Voilà, dit-il, ce qui excite l'espèce de déchaînement général, dont vous avez souvent été le témoin; et il se fonde d'autant plus, à n'y avoir aucune confiance (puisse-t-il n'être point dans l'erreur!), qu'il m'apprit, à ce sujet, combien Fernand, de tous les mortels celui qu'il admire le plus, celui (s'il n'avait consulté que son cœur) qu'il aurait choisi pour gendre, combien ce héros était lui-même calomnié; et voilà, par exemple, ce qui me confond! Je n'ai jamais entendu que son éloge. Cependant, Rosemont, trop sûr que sa fille souhaitait de ne s'engager jamais, qu'elle ne pouvait, qu'elle ne devait point être à Fernand, que l'hymen de Félici lui serait aussi odieux que tout autre, n'avait confié ses regrets qu'à moi. Stéphanie ne pouvait, tout au plus, que les soupçonner. Enfin, je m'étais chargé, avec la plus vive douleur, des préparatifs de leur départ; c'était la France, qu'il avait choisie pour refuge: il venait de quitter sa fille. Après une scène, que je ne vous répéterai point, la plus touchante, de la part de la Marquise, et la plus horrible, de la part de Florizene, dès que Stéphanie fut seule (pendant que son père et moi nous étions ensemble), Félici lui fait demander de la voir; elle le permet: il arrive, avec le Cardinal Ximenès. Ces deux Ministres lui apprennent que leurs Souverains, quel que soit l'époux qu'elle préfère, lui accordent une dot si considérable, que vous en serez vous-même étonné. Félici ajoute alors, avec le désintéressement le plus généreux, que cette grâce, dont je sais qu'elle lui a l'obligation toute entière, la dégageait, envers lui, de la compassion même d'un amour qu'elle ne voulait pas écouter; que s'il osa, lorsqu'elle était sans fortune mettre la sienne à ses pieds, tout espoir maintenant lui était interdit. Que n'ajouta point le Cardinal, en faveur de son parent? Vous connaissez la séduction de son esprit: il fit valoir ce sacrifice; il ne dissimula point à Stéphanie, qu'Isabelle et Ferdinand avaient été déterminés par les sollicitations du Comte. Comme il a des vertus, il en suppose; et il peignit fortement celles dont Félici (je dois en convenir) a fait preuve dans cette occasion. Puisse-t-il ne les point feindre! Stéphanie, dans cet entretien, parut au Cardinal bien plus qu'une mortelle. La juste admiration, avec laquelle il en parle, est digne de lui: mais, quel fut l'étonnement de Milord Rosemont, quel fut le mien, d'apprendre, par la joie du Cardinal et par les transports du Comte, que Stéphanie venait d'accepter (si Milord daignait y consentir), les vœux de celui qu'il appelle son bienfaiteur! Sans être ingrat, il ne pouvait l'accabler par un refus. Stéphanie exigeait l'aveu de son père; le Cardinal et Felici l'imploraient: le malheureux Milord fut forcé de se rendre. Elle, cependant, montrait un visage tranquille! Sa pâleur seule annonçait l'état de son âme. Sa voix était affaiblie, et sa contenance ferme. Elle essuyait les pleurs de Rosemont, ceux de la Marquise et de Dona Almanza. Le Cardinal n'a pu se défendre de la plus vive émotion; et, pour moi, je ne puis bien vous dire encore ce que je sens, ce que j'éprouve, ce que je redoute. O sublime Stéphanie, fasse le Ciel que le cœur de Félici soit digne de ce qu'il obtient! qui ne deviendrait vertueux près d'elle?.... Eh quoi! dans une heure, le serment irrévocable sera prononcé! Félici sera son maître, et peut-être, son tyran! Je frissonne; mon effroi est égal à mon attendrissement.... Les alarmes de Rosemont, quoiqu'il s'abuse plus que nous, ses alarmes sont cruelles.... Non, il n'appartient qu'à un sexe enchanteur d'atteindre à tant de vertus..... Mais, hélas! par malheur, lorsqu'il contrarie la nature, lorsqu'il s'abandonne au vice, il nous surpasse encore; et deux exemples trop frappants de ce qu'il est, dans le bien, comme dans le mal, s'offrent ici à mes yeux.... Stéphanie, Ximenès, que je vous plains, et vous aussi, sensiblé et généreux Dom Lope!... Dona Almanza tremblante m'avertit que voici la cérémonie qui s'apprête: l'instant terrible est arrivé. Ah? Dom Lope! Dom Lope!.... au lieu de prendre du repos, je pars, à l'entrée de la nuit. Bientôt, je serai près de vous. Le Chevalier de Rosenne, pénétré des vertus et de la situation de Fernand vient avec moi. Adieu, il faut vous quitter. On n'attend plus que le Cardinal; c'est lui qui unira les deux époux. Hélas! prêt d'être sexagénaire, et né sensible, je dois connaître la peine..... mais, je ne me suis jamais senti si accablé. P. S. Sans parler de ma lettre à Dom Fernand, montrez-lui quelque crainte que son bonheur ne soit troublé par des circonstances inévitables; et ne craignez pas qu'il puisse être instruit, avant mon arrivée. Ce n'est que d'aujourd'hui, que la nouvelle éclate: rien n'a été plus secret, jusqu'à ce moment. LETTRE LXVIII. De Madame De Céléria, à Miss Clarence. Admirable et cruelle Clarence, en vain vous avez déchiré mon cœur; hélas! vous l'avez éclairé trop tard. Je ne puis consoler le vote; et c'est le comble de ma peine. Je ressens votre affliction, malgré l'état où je suis; jugez, si vous avez des droits sur mon âme! Je vous plains autant que moi: je vous pardonne ce que je souffre; et vous me devez les mêmes sentiments: que dis-je? je suis cause du maleur de votre amie..... C'en est fait! le titre de la sienne ne peut désormais que m'accabler; elle est,... Dieu! elle est ma victime! Ah! que n'ai-je été sa rivale! j'aurais joui de tous mes sacrifices. Faire son bonheur, m'en aurait tenu lieu. M'en trouvant moins digne qu'elle, je n'eusse été que juste, et je n'en serais que plus heureuse. Mais, Clarence, qu'une mère s'abuse aisément! mon cœur prévenu se serait reproché un soupçon. Florizene était, à mes yeux, tendre, sensible, vraie, malheureuse sur-tout, et condamnée à périr, s'il fallait qu'elle s'immolât; j'excusai.... jusques à ses fureurs: ses larmes coulaient; mon sein les recueillait. Me sentais-je partagée entre'elle et Stéphanie? je me croyais coupable envers ma fille; et la crainte de la perdre acheva de faire triompher la nature, et de la raison, et de la plus tendre amitié. Ne pouvant lui rendre des forces, je descendis à sa faiblesse; je ne l'ai que trop partagée. Ce fut alors, que j'implorai la vertu même.... J'en obtins le sacrifice affreux, que ma barbare tendresse ne solliciroit qu'avec effroi. Oui, je l'eusse accordé, à la place de Stéphanie; mais, à la mienne, je le sens trop, elle n'eût point abusé de ses prétendus bienfaits. Mon erreur n'était point une excuse; laissez-moi la pleurer. Vous fûtes obligée de la détruire, ne vous repentez point de l'avoir fait; vous avez rempli les devoirs d'une amie. Jouissez, du moins, de cette consolation, tandis qu'il n'en est plus pour moi, tandis qu'il ne me reste que le déchirement, l'éternel remord des maux dont je suis cause, et le regret trop inutile de mon aveugle condescendance, plus inexcusable encore que ma crédulité. Pouvois-je penser, en effet, que, dans l'âge de la candeur, ne m'en ayant jamais donné que des preuvres, cette dont, hélas! je suis mère, dont je méritais d'être l'amie, pût feindre, avec moi, des sentiments qu'elle n'éprouvait pas, en nourrir dans son cœur qu'elle me cachait; vouloir, sans l'aimer, un époux qui renonçait à elle, ne le disputer que par orgueil, et n'avoir pas celui de renfermer un penchant qui peut naître, malgré nous, je ne le sais que trop, mais qu'on ose à peine s'avouer à soi-même, quand l'honneur, la vertu et le soin de sa gloire..... Ah! Miss, Miss! que cet affreux mystère demeure, à jamais, enseveli entre vous et moi!... Le Ciel devait permettre que je fusse instruite plutôt. L'hymen fatal venait de s'achever, lorsque votre lettre m'est parvenue. L'intéressante, l'infortunée, l'incomparable fille de Rosemont.... était déjà l'épouse de l'homme, hélas! le plus craint, le moins aimé, à qui, en frémissant, je l'ai vue s'unir. Non que je ne le croie estimable, mais elle a contraint, et non pas vaincu sa répugnance pour lui. Ses combats, ses terreurs, ses tourments, que j'aperçois, malgré son courage,... tout ce que je vous dis ne sert qu'à vous désespérer..... O Stéphanie, Stéphanie, que je vous ai vendu cher quelques faibles services! elle et Fernand malheureux! Pour toujours séparés,..... et séparés par moi! ils devaient s'attendre, de ma part, à plus de générosité. Que leur sert mon désespoir, mes pleurs, et les reproches que je me fais? Ah! je leur rends justice. S'ils lisaient dans mon âme, ils n'en seraient que plus infortunés. Croyez, du moins, croyez, je vous le répète, que je ne les ai pas sacrifiés à moi! Après avoir reçu les adieux de Milord Rosemont (il se croyait prêt à quitter l'Espagne), lorsque je sus que sa fille le fixait dans ces lieux en acceptant la main de Félici; quelque cher que le premier me soit, je n'épargnai rien pour la détourner de cette union. Médina, en l'apprenant, mon frère, dont l'amour timide et respectueux, autant qu'il est tendre, avait craint de se déclarer (malgré lui, j'avais trahi son secret), Médina, dis-je, entraîné par le seul intérêt de ce qu'il adore, vola vers elle. Belle Stéphanie, lui dit-il, sans chercher à pénétrer vos sentiments, sans oser même vous parler des miens, je viens vous offrir, sous le titre d'époux, un ami, un refuge, un appui, un confident de vos peines, si vous l'en trouvez digne, et qui les partagera en silence, si votre cœur lui refuse le bonheur même de les adoucir. L'amant ne se montrera point à vos yeux. Se déclarant pour la première et la dernière fois, il se serait tu toujours, s'il ne vous savait déterminée à prendre un engagement. Quels que soient les motifs qui vous y portent, je les respecte, et ne veux point d'autre félicité, que de vous rendre moins amère cette obligation, peut-être indispensable pour vous, mais qui deviendrait trop affreuse, si vous apparteniez à un despote, à un tyran. Daignez plutôt agréer l'esclave de vos charmes, et plus encore de vos vertus! Hélas! lui répondit Stéphanie, du ton le plus pénétré, ma reconnaissance sera éternelle. Heureuse la femme digne de faire votre bonheur! Je ne peux que vous admirer: souffrez que je remplisse mon sort, et que je tienne ma parole. Je me joignis au Duc, et Dona Almanza se joignit à moi: ce fut inutilement. Nos instances, nos larmes ne purent vaincre sa résolution. Hier,... hier est le jour terrible où Félici a reçu son serment. Mon frère, au désespoir, avança son départ de quelques jours, ne se sentant point la force d'en être témoin. Dispensez-moi des détails. Je n'étais point à moi; j'y suis bien moins encore, depuis votre lettre. J'ai rempli vos intentions: elle s'adressait à Miss Rosemont; je n'ai point du en faire part à la Comtesse Félici. Je ne puis prononcer ce nom, sans un serrement de cœur inexprimable. Félici cependant semble être déjà changé par le pouvoir des vertus de l'Etre céleste qui vient d'unir son sort au sien. Je demande au Ciel qu'il sache apprécier le don unique qu'il en reçoit. Stéphanie, Clarence, que l'infortunée Florizene est loin de vous deux! Ce serait même en vain que Ximenès reviendrait à elle: je m'opposerais aujourd'hui à leur union. Pour le Chevalier, il m'a ouvert son cœur: il sera fidèle autant que Fernand; et vous seule pouviez en douter. Sachant combien vous êtes généreuse, j'espère que ma malheureuse fille, quels que soient ses torts,... Dieu! en aurait-elle plus que vous ne m'en avouez? Quelques mots de votre lettre m'ont pénétrée de crainte. J'éloigne cette idée accablante... J'espère, dis-je, que vous ne me refuserez point, pour elle, votre indulgence: hélas! peut-être qu'un jour elle la méritera. Plaignez une mère, obligée d'implorer une si humiliante commisération. En désapprouvant l'amie de Stéphanie, plaignez-la; son cœur le mérite. Réunissons nos vœux; pleurons ensemble: aimons-la, plus que jamais, et ne croyez pas même au pouvoir de l'amour de me rendre heureuse, quand Stéphanie ne l'est point. O Miss! Adieu; je dirai à Rosenne ce que vous voulez. Dites-moi, s'il vous est possible, que vous m'aimez encore. LETTRE LXIX. De Madame de Norsey, à Miss Clarence. J'y étais résolue; je ne voulais plus vous aimer. Furieuse de votre silence, après avoir été désolée de vos refus, je m'étais interdit jusqu'à la douceur du reproche: mais je reçois une lettre de mon frère, et, en apprenant vos peines, je ne ressens plus que votre affliction. L'affreux hymen de Stéphanie désespère Rosenne et moi. Que ne m'avez-vous, du moins, confié ce projet inconcevable! j'y aurais opposé des sentiments; ils obtiennent toujours plus que les raisons. J'aurais dit à votre admirable amie, qu'elle ne pouvait se rendre victime, sans que vous le fussiez; que mon frère et moi, dépendant de votre sort attaché au sien, avions le droit d'empécher qu'elle s'immolât. Pour peu que cela n'eût pas suffi, je l'aurais mandé à Félici lui-même. Je ne saurais souffrir que cet homme ambitieux soit son époux; non que je ne sois certaine qu'elle doit ramener le mortel le plus farouche; mais un tel événement me confond, et m'afflige d'autant plus, que ma douleur même n'adoucira point la vôtre..... Ingrate, n'avez-vous donc qu'une amie? Je mérite pourtant quelque retour. Eh bien! à peine même on rendait justice à ma prévoyance, lorsque je cherchais à arracher la charmante et malheureuse Stéphanie à cette vilaine Espagne, où je ne la voyais qu'avec la plus vive inquiétude: on ne m'écoutait point. On me croit frivole, inconséquente; rien n'est plutôt dit: entrons dans l'examen. Vous m'avez d'abord détestée, lorsque, malgré ce qu'il en coûtait à mon cœur, sachant que j'allais déchirer celui de mon frère, j'exhortai Milord Clarence à l'éloigner au plutôt, afin que son départ ne vous devînt point encore plus pénible. Depuis la perte de votre procès, consolée de ce malheur, par le seul espoir de partager avec vous la fortune que je dois à l'amitié tendre du père de M. de Norsey, je sentis alors que j'allais commencer d'en jouir. Lorsqu'en mourant il me fit son héritière, lorsque ses parents, tous fort éloignés, très-riches, et plus généreux encore, me confirmèrent dans la légitimité de cette succession, vous avez su et mes instances pour les faire rentrer dans mes droits, et la noblesse de leur conduite: mais combien elle avait acquis un nouveau prix, à mes yeux, par l'usage que mon cœur en voulait faire! Je me flattais que Clarence se verrait, sans peine, la sœur de son amie, et l'épouse d'un amant passionné, peut-être même aimable. Je croyais que, passant nos jours ensemble, réunis par l'amour, par l'amitié, n'ayant qu'une même âme, qu'une même fortune, nul n'accepterait de l'autre, et que tous les trois étant réciproquement heureux, c'est encore moi qui devrais tout: cette idée me charmait. Non, m'avez-vous répondu, je ne veux point, je ne voudrai jamais que mon Adelaide, en assurant ce qu'elle possède, renonce à enrichir un époux digne de ses vœux. Jolie, charmante, (car voilà les contes que vous me faites) elle mérite tous les sentiments: un jour, elle connaîtra l'amour qu'elle inspire. Non, non, encore une fois (non est votre mot favori), je n'accepterai point ce que m'offre son amitié généreuse; et j'estime trop son frère, pour n'être pas sûre, etc. Vous y ajoutez, de plus, que Milord Clarence, qui a des vues d'établissement pour vous, renoncerait en vain à son projet, pour adopter le mien; que, secondée par lui, je n'obtiendrais pas davantage; que vous êtes déterminée à n'être à personne; que vous attendez, pour le lui apprendre, un moment où vous espérez en avoir le droit. Pas un mot, dans tout cela, qui me paroisse raisonnable. Je ne suis point généreuse; c'est à mon bonheur que je songe, en travaillant au vôtre; et, sensible, comme vous l'êtes, ce n'est pas à vous d'en douter. Jolie ou non, malheur à qui s'avisera d'avoir, pour moi, de l'amour! mes amis seuls me sont chers. Les amants ne m'amusent, que lorsqu'ils soupirent en silence. Se sont-ils déclarés, quel-que compassion, et beaucoup d'ennui, voilà le seul effet qu'ils font sur moi. J'ai l'avantage trop rare de savoir lever le masque intéressant dont ils se couvrent, lorsqu'ils cherchent à nous plaire. Je n'aperçois donc, en eux, qu'ingratitude, infidélité, imposture, tyrannie même, tout ce qu'ils sont, dès que le bonheur les rend à leur aimable naturel. L'amour est sujet aux caprices; j'ai bien assez des miens. Jamais, lui et moi, ne pourrions nous accorder ensemble. L'hymen est pis encore. Restoit, pour mon cœur, l'amitié; je m'y abandonnais; elle-même me contrarie. Eh! ne voilà-t-il pas que le Chevalier s'avise d'avoir un cœur semblable au vôtre? Oui; quoiqu'il vous adore, il refuse, à son tour, les faibles dons de la plus tendre amie. Tous deux vous m'affligez; tous deux, je devrais vous haïr. Je veux cependant que vous lisiez dans l'âme de ce frère, du seul amant, qui convenait à la vôtre; je veux vous punir, par vos regrets, si vous ne l'êtes point par les miens. Mais, me direz-vous, je reste libre, je vous imite, vous devez m'approuver. Je vous arrête encore. Quelle différence de votre position à la mienne! Mon cœur, vous dis-je, est insensible à l'amour; et le vôtre.... Ah! Clarence, voulez-vous donc être aussi infortunée que Stéphanie? Adieu, je laisse parler le Chevalier. Voici la lettre qu'il m'a écrite. Vous y verrez, bien des fois, le nom de Stéphanie; mais, quelque adorable qu'elle soit aux yeux de l'univers, et aux siens, le titre de votre amie est, pour lui, le premier de tous, et le plus cher. Cependant, il se plaint de vous: la sœur et le frère en ont plus d'un motif: n'importe. Il y en a tant, pour vous admirer, qu'il faut bien vous aimer, et plus que jamais, lorsque vos chagrins, s'il est possible, vous rendent plus intéressante encore. Adieu,... adieu, mon aimable Clarence. Je ne puis vous exprimer ce que je souffre pour Stéphanie et pour vous. Rendez justice à mes sentiments. Vous me plaindrez moi-même, sur-tout après avoir lu ce que me mande le Chevalier.... Son récit m'a pénétée. Adieu, encore une fois; réfléchissez, de nouveau, à vos refus cruels pour mon cœur. Ecrivez-moi, rassurez-vous. Stéphanie désarmeroit la cruauté même; et il n'y a que Florizene seule.... Parlez-moi de ce qui vous est cher, de vos peines que je partagerai toujours, et songez que je peux vous devoir tout. Du Chevalier de Rosenne, à la Marquise de Norsey. Ah! ma sœur, à quelle épreuve vous mettez le frère le plus reconnaissant, le plus tendre, et l'amant le plus épris? Non, quels que soient les vœux et les regrets de mon cœur, non, ne pressez point l'insensible Clarence d'être le prix inestimable du sacrifice que vous m'offrez si généreusement. Je l'adore, il est vrai; mais, pour que je jouisse de votre fortune, que ce soit à vous seule qu'elle appartienne. Gardez tout autre don que celui de votre amitié, c'est le plus précieux pour moi. Combien je fus injuste! combien vous êtes vengée! Etoit-ce donc à moi de vous en vouloir, lorsque vous m'obligeâtes de m'arracher à Clarence? Son indifférence est invincible. Je ne puis être trop loin des lieux qu'elle embellit. Près d'elle, le trait chaque jour se serait approfondi: le temps, l'absence peut-être.... que dis-je? l'absence! ah! je n'en espère rien. Sans cesse, elle est devant mes yeux: je porte son image dans mon cœur, et ne vois qu'elle en ce séjour, si ce n'est cependant l'être infortuné, l'être adorable... qu'elle préfère à tout. Non, vous ne pouvez, sans l'avoir vue, croire à tout ce qu'elle réunit. C'est à la fois la beauté la plus parfaite et la plus touchante. Les yeux mêmes de son amie ne sont pas plus beaux que les siens. elle est aussi grande que vous; et, s'il était possible, possible, elle serait faite encore plus légèrement. Le son de sa voix est semblable à celui de Clarence; il porte le trouble au fond des cœurs. Son esprit est comme sa figure; son âme est céleste; et ce trésor.... quoi! tant de charmes, tant de vertus, appartiennent à ce Félici, vieilli dans l'intrigue, blasé par le temps, dont l'ambition a endurci le cœur, aussi peu fait pour lui plaire que pour l'aimer! lui, possesseur de Stéphanie! Je viens d'assister à l'imposante et terrible cérémonie de leur mariage. Accablé encore de ce spectacle inouï, ressentant déjà la douleur de Miss Clarence, lorsqu'elle va en être instruite, j'ai de plus l'âme déchirée de l'état où, malgré le courage le plus étonnant, n'a pu manquer d'être l'amante la plus tendre, l'amante enfin de Fernand! Nul autre que lui, n'est digne d'elle; j'ai démélé le secret de leur amour; Dieu! qu'ils sont infortunés, l'un et l'autre! Je ne me trompe point. Son trouble, lorsque, devant elle, on prononce le nom de Ximénès, sa profonde mélancolie, le sentiment qui se peint dans ses yeux, cette langueur tendre que je n'ai jamais vue, qu'un seul instant, dans ceux de son amie, tout décèle, qu'une grande passion l'agite, la préoccupe, fait son malheur. Eh! quels sont donc les motifs qui la forcent d'immoler son amant, elle-même, et Clarence? O trop cruelle Stéphanie!.. à force de générosité, d'héroïsme et de grandeur d'âme, que de malheureux elle va faire? Sacrifiés, à qui?... à une rivale prétendue, dont la haine et l'amour font également horreur; qu'on ne supporterait point, qu'on accablerait de mépris, sans sa mère, cette femme charmante et trompée, qui, sans cela, n'aurait point souffert.... Elle a été instruite trop tard.... Je la respecte trop pour m'expliquer davantage. Presque aussi à plaindre que Stéphanie, elle s'accuse; et c'est Stéphanie désespérée qui la console, qui rassure un père, qui enchante, attendrit, partage, entre l'admiration, la surprise et la douleur, tous ceux qui la voient! La pompe de ses noces a surpassé tout ce que je pourrais vous en dire. Le faste de Félici s'y est déployé, sans nulle réserve. La Reine Isabelle et Ferdinand les ont honorées de leur présence. Leur Cour y était dans tout son éclat. Félici, prodigieusement riche, aussi amoureux qu'un homme de son caractère peut l'être, et, sur-tout, d'une ostentation excessive, Félici, quoiqu'il soit libéral dès que sa vanité est en jeu, a cependant étonné, par la magnificence presque incroyable de ses dons. Stéphanie, si elle était moins belle, aurait été effacée par la quantité de diamants qui ornaient sa parure. Quoique pale, abattue, pouvant à peine se soutenir, (Clarence absente), il n'y avait pas une femme que l'on pût trouver jolie auprès d'elle. La joie maligne de Florizene l'enlaidissoit à un point extrême! Cependant les éloges que, de tous côtés, elle entendait donner à Stéphanie, troublaient cette joie détestable. Lorsque les voitures arrivèrent au lieu de la célébration, le Duc imenès, qui accompagnait Ferdinand, se vit entouré par le peuple, qui, d'une voix unanime, lui demanda des nouvelles du jeune héros dont il est père, du plus charmant des mortels, du plus à plaindre, de Dom Fernand enfin. A ce nom, des cris d'enthousiasme s'élevèrent de toutes parts: quel moment pour Stéphanie! il déchira son cœur; ses forces pensèrent l'abandonner. Elle était alors près du Duc Ximenès, qui la soutint. Pour la première fois, peut-être, on lui vit l'air le plus attendri. Ses regards semblaient ne s'arrêter qu'avec dédain sur Florizene, et qu'avec regret sur la belle Angloise. Lorsqu'elle fut aux pieds de l'autel, où son sort allait être irrévocablement décidé, elle éleva, vers l'Etre suprême, des yeux où l'on voyait écrits les troubles de son âme. Devoit-il lui donner la force d'achever cet affreux sacrifice? Mais, au moment où le redoutable Félici approcha sa main de celle de son épouse, au moment, où il fallut prononcer le serment éternel, son frémissement involontaire nous remplit de terreur! Un mouvement, qui échappa alors à son père, comme pour l'empêcher de se faire violence, et la retenir sur le bord du précipice, lui rendit son courage, et l'intéressante victime, en jetant sur l'auteur de ses jours le regard le plus tendre et le plus douloureux, acheva de se dévouer. Jamais un silence, si imposant, n'a régné dans le temple saint! la consternation s'y peignait sur tous les visages. Milord éperdu, saisi, avait les yeux fixés sur sa fille, et paraissait n'être point à lui-même. Madame de Céléria, prosternée, cachait ses pleurs; ses sanglots la trahissaient. Dom Almanza, sa femme et moi, nous étions tremblants, oppressés, nous ne respirions que par nos soupirs; et, jusqu'à l'air de triomphe, avec lequel Félici avait d'abord contemplé sa proie, ne tarda point à céder, malgré lui, au respect qu'impriment la vertu et la beauté malheureuses. Pendant tout ce temps, je me peignais Clarence, faisant des vœux pour Stéphanie, demandant au Ciel son bonheur! Ah! comment le Ciel peut-il être sourd, quand c'est l'âme la plus pure qui l'implore? Je me la figurais, se flattant quelquefois, se livrant à des illusions, hélas! trop tôt évanouies; tantôt cherchant à tromper sa douleur, tantôt versant des larmes! Plus d'une fois je lui en ai vu répandre sur le sort de son amie; mais lorsqu'elle apprendra.... Sa douleur m'est affreuse! Trop belle et trop chère Clarence! plus vous remplissez mon cœur, plus Stéphanie et Fernand y ont de droits. Je vole au secours du dernier. Dom Almanza part dans quelques heures pour l'aller trouver. J'ai sollicité et obtenu la grâce de le suivre. D'abord, il s'est refusé à mes instances; mais il s'est laissé vaincre, et m'a jugé digne de garder les secrets d'un héros, et de chercher à adoucir ses peines. Non, je n'ai pu supporter le malheur de vivre loin de Clarence; et, n'ayant pas l'espoir de lui plaire, j'ai au moins celui d'être utile à ce qui lui est cher. C'est ce motif qui m'a déterminé, en la quittant, à venir en Espagne, et qui a triomphé de mon éloignement pour des lieux qu'habite l'indigne rivale d'un être qui mérite des adorations. Oui j'y resterai (ne fut-ce que pour contenir ses fureurs!), malgré le chagrin que me cause son seul aspect. En marquant à Ximenès le zèle, l'intérêt et l'attachement sincère qu'il mérite, en remplissant ce devoir, j'obéis encore à mon sentiment. Les jours de celle qu'il idolâte, je n'en doute point, dépendent des siens; et Clarence, pour qui je donnerais ma vie avec joie, Clarence adorée, n'existerait point, privée de son amie. Je me consacre à elle et à son amant; et toutefois celle que mon cœur idolâtre, me verrait sans peine l'époux d'une autre! quoi! d'un monstre.... Je ne puis vous rendre compte d'une lettre qu'elle a envoyée à Madame de Céléria; mais, ma sœur, ma chère sœur, que je suis à plaindre moi-même!.. On vient me dire, que Dom Almanza m'attend; nous ne pouvons nous éloigner trop tôt. Si Fernand arrivait, avant d'être prévenu; dans le premier moment, dans l'excès de son désespoir, il se perdrait peut-être, et perdrait Stéphanie, en punissant son indigne époux. Adieu, adieu, la plus aimée de toutes les sœurs, et la plus digne de l'être. LETTRE LXX. De Dom Almaza, à sa Femme. Jamais, mon amie, jamais voyage n'a été si nécessaire, ni si cruel, que celui dont je dois, à votre cœur, un compte qu'il désire, et qui soulagera le mien. Toujours affligé, lorsqu'il faut que je m'éloigne de vous, déplorant le sort de Stéphanie, pénété de son état, de la peine qu'il vous cause, rempli d'alarmes pour Ximenès, je vous quittai avec le plus vif chagrin. Le Chevalier de Rosenne et moi, nous marchâmes, avec la même tristesse, les mêmes inquiétudes, la même impatience; nous ne voulûmes point nous arrêter: malheur à qui pourrait prendre du repos, quand ses amis sont dans l'infortune! Ce ne serait pas, du moins, ce jeune François, sensible, estimable, intéressant. Il m'a confié ses sentiments pour notre chère Clarence; et j'imagine que vous penserez, comme moi, à ce sujet. Avant d'arriver à Loxa, où Ximenès fut transporté, dans le temps de ses blessures, et où l'état dangereux qui nous a causé tant d'alarmes, l'a depuis retenu; à quel-que distance de la ville, nous trouvâmes un des gens de Dom Lope, qu'il avait chargé de l'avertir, dès que je serais arrivé. Il me conjura, de sa part, de ne pas aller plus loin: je l'attendis; il ne tarda pas à paraître. Egalement affligés, nous nous précipitâmes dans les bras l'un de l'autre, sans pouvoir nous rien dire. La présence du Chevalier, qu'il ne connaissait point, le surprit, et parut l'embarrasser. Rosenne s'en aperçut. Les âmes, faites pour s'estimer, s'inspirent promptement de la confiance: elle s'empara, d'abord, du cœur de Rosenne; et quelques mots, qui lui échappèrent, l'eurent bientôt rendue mutuelle. Nous parlâmes de la belle, de l'infortunée Stéphanie: nos larmes coulèrent sur son sort, et sur celui de son malheureux amant. LETTRE LXX. „Hélas! me dit Dom Lope, l'heure fatale est donc arrivée, où il va voir disparaître les douces illusions qui soutenaient sa vie! résistera-t-il à leur perte? J'ai moins d'espoir, et plus de crainte que jamais, depuis une conversation que j'ai eue avec lui. Votre lettre me fit tant d'impression, que Ximenès, même en m'entretenant de son bonheur, s'aperçut de ma tristesse. Eh quoi! me dit-il, ma joie semble vous être pénible! Dom Lope, ai-je mérité que vous y preniez si peu de part? Je ne me justifiai de ce reproche, qu'en lui avouant l'effroi que me causaient des obstacles qu'il avait cessé d'apercevoir. Non, s'écria-t-il, non, il n'en est plus pour moi.... il n'en est qu'un seul;.... et, si je ne suis point haï!.... Stéphanie, reprenait-il, l'adorable Stéphanie me haïrait?..... Puis, avec le transport le plus impétueux, partons, à l'instant. “Ce n'est que dans les lieux qu'elle babite, que pourra s'achever ma guérison; vous-même en êtes convenu: que me parle-t-an de mes blessures? ..... Ah! Dom Lope, c'est là, ajouta-t-il, en posant la main sur son cœur, c'est là qu'est la plus dangereuse et la plus profonde. C'est de Stéphanie seule, que je recevrai la vie ou la mort; et il faut qu'à ses pieds.... Déjà, ne songeant plus qu'à revoler vers ce qu'il adore, il donnait des ordres pour son départ. J'étais au désespoir; je lui représentais, en vain, que son père avait exigé qu'il restât encore quelques jours; qu'obligé de suivre le Roi, il m'avait fait promettre de ne point abandonner son fils, et même, de ne pas souffrir qu'il se mît en route, jusqu'à son entière convalescence: hélas! ajoutai-je, il comptait sur le pouvoir de l'amitié. “Il ne m'écoutait plus; je n'obtenois rien. Une réflexion, qu'heureusement je lui suggérai, l'arrêta. Voulez-vous, lui dis-je, voulez-vous déplaire à Stéphanie? Attendez, du moins, qu'un mot d'elle vous éclaire sur ses intentions, si ce n'est sur ses sentiments. Depuis que vous êtes hors de danger, a-t-elle répondu à vos lettres? Savez-vous, si votre amour ne lui semble pas une offense? Qu'iriez-vous réclamer? sa pitié, sa générosité? vous n'en doutez point: mais, quelle marque de retour vous a-t-elle donnée? Ce langage lui parut cruel: il s'en plaignit, rentra dans ses incertitudes, dans ses tourments; je ne partageai que les derniers. “Je n'ai eu garde d'entretenir quelques instants d'erreur; et il fut encore rassuré par son amour. Cette conduite, de ma part, lui déplaît, le surprend, l'irrite peut-être; et, aujourd'hui, il craint, il évite ma présence“. Néanmoins, cet ami fidèle cherchait avec nous les moyens de m'annoncer à notre jeune héros, lorsqu'on vint l'avertir que Ximenès avait ordonné son départ, et n'attendait plus que lui. Nous accourûmes: arrivés au Gouvernement où il loge, Dom Lope se montre le premier. Il n'est pas temps de partir, dit-il à son ami, en le serrant étroitement; et Almanza vous dira... Je parois; Dom Fernand reste immobile. Je m'approche; il recule, avec une sorte d'épouvante. Vous! en ces lieux, s'écrie-t-il: qui vous y amène? L'ordre de Stéphanie, repris-je..... Vous frémissez, interrompit Fernand! O Ciel! ajoute-t-il, l'exécrable Florizene, ce monstre affreux!.... Ses jours me répondront.... Stéphanie, Stéphanie! ..... Elle existe, lui dis-je, elle existe, et vous plaint..... Elle me hait donc, s'écria-t-il avec l'accent du désespoir! Ah! je n'en doute plus; c'est la mort que vous m'apportez..... Puis, avec le calme le plus sombre, Dom Almanza, me dit-il, sans vous troubler, achevez de fixer mes destins! obéissons, l'un et l'autre, à Stéphanie.J'hésite encore quelques instants; mais enfin je me déterminai à lui remettre la lettre, dont elle m'a chargé pour lui. Voici, ajoutai-je en l'embrassant, voici le moment du courage. J'en aurai, répliqua Fernand: donnez cette lettre. Voici donc, poursuit-il lorsqu'elle fut entre ses mains, voici les caractères sacrés qui m'ont arraché au trépas! la même main ms replonge.... je vais cesser de souir!... Ces derniers mots furent prononcés d'un ton d'autant plus effravant, qu'il afectoit d'être tranquille. Il décachete la lettre; et, à peine il en a lu quelques mots, qu'il palir, frissonne, et ne peut plus nous cacher l'effroi, le trouble, l'horreur qui l'agitent. Stéphanie, à Dom Fernand: “Ximenès, il faut perdre, à jamais, le souvenir de Stéphanie... Il semble que le ciel n'ait formé son cœur, que pour les plus affreuz sacrifices. La reconnaissance, les sentiments de l'amitié, ceux même de la nature, tout lui impose des devoirs.... qu'il lui a fallu remplir. Le vôte est d'être généreux. Il est, sur-tout, de vous conserver: je l'exige; je vous l'ordonne.... votre mort, j'en fais le serment, serait aussi-tot suivie de la mienne.... Il suffit que vous avez été mon libérateur, pour que cet aveu n'offense point ma gloire: vous la respecterez, si je vous fus chère. “Dans la position, où le sort m'a réduite, oublier, éviter même l'épouse de Félici, est désormais la seule preuve que vous puissiez donner à Stéphanie de la sincérité des vœux que vous lui aviez offerts. Félici, dans peu d'instants,.... recevra ma foi.... “On ne m'a point contrainte; vous devez me haïr. Sachez même,.... Sachez que je le souhaite! Votre amour ne peut plus que vous rendre malheureux. Il ne me serait qu'un sujet de désespoir, et je n'ai point mérité que vous ajoutiez à mes peines. Il me serait affreux de vous estimer moins. Il me l'est de vous affliger.... mais, combien je vous aurais mal connu, si l'amour le plus infortuné vous rendait inhumain!.... Puissé-je vous savoir heureux! C'en est fait!.... Ximenès! “Ximenès! il faut donc vous dire un éternel adieu!.....“. Après cette lecture, Ximenès reste abîmé, sans nous voir, sans nous entendre, tendre, sans nous répondre, insensible à force de tourments! Tout ce que la fureur et le désespoir ont de plus terrible, succéda bientôt à cet anéantissement qui ressemblait à la mort. Félici, s'écriait-il, Félici possesseur du bien le plus précieux! lui! ce mortel méprisable, le plus lâche des hommes, le plus fourbe, le plus cruel! Elle est à lui! elle est à lui! pour jamais! Stéphanie!... Non, je ne la connais plus: Stéphanie dans les bras d'un autre,... dans les bras de Félici! Elle a perdu sur moi, tout son empire. Devant elle, à ses yeux, j'immolerai son indigne époux; ses cris seront inutiles; je serai sourd à ses prières: eh! ne l'a-t-elle pas été aux miennes? Je la délivrerai de moi-même...... C'est Félici qu'elle me préfère; et elle s'abaisse à feindre!.... En m'assassinant, elle me conjure de vivre! quoi! pour être misérable toujours! En renonçant à l'amant le plus tendre, elle a donc craint de ne pas l'accabler assez! C'était peu d'être à jamais perdue pour moi; un barbare est devenu son maître!.... Malheureuse Stéphanie!..... eh! bien! si sa vie dépend de la mienne, si elle ne m'a point trompé, bientôt nous serons réunis par des nœuds éternels..... Après ces mots, il veut nous fuir. Notre douleur, nos instances pour l'arrêter, ne paraissaient qu'ajouter à son égarement. Furieux, il avait jeté, loin de lui, la lettre de Stéphanie: je la reprends; il me l'arrache, d'un air farouche. Vous n'en étiez pas digne, lui dis-je; vous me forcez de rougir d'en avoir été le dépositaire; j'ai cru qu'elle s'adressait à un cœur sensible. Je ne puis trop promptement désabuser Stéphanie. Vos peines auraient troublé son repos; votre barbarie vous ôte tous vos droits à ses regrets, et, plus que vous ne pensez peut-être, elle va lui être utile. Me regardant alors, oui, oui, je la lui rendrai, poursuit-il, en m'interrompant; je la lui rendrai cette lettre affreuse; mais trempée dans le sang de Félici; et, pour mieux la satisfaire, tout le mien versé devant elle..... Je peux vous épargner tant de crimes, repris je; et bientôt, instruite par moi, Stéphanie, succombant à sa douleur, préviendra vos coups. Relisez sa lettre, et vous n'en douterez pas: je sais qu'elle contient le serment de ne point survivre à son libérateur. Alors, incertain, frémissant, dévorant ses soupirs, couvrant d'une main ses yeux, où se peignait le chagrin le plus sombre, il tomba dans un accablement profond, dans cette tranquillité morne, plus terrible que le désespoir. Rien d'aussi déchirant que son état; je n'y pus résister. Ximenès, m'écriai-je, voyez la situation où vous réduisez l'ami le plus fidèle! En prononçant ces mots, je lui montrai Dom Lope, pâle, tremblant, versant des larmes, se connaissant à peine: prenez compassion de lui, de moi-même, de Stéphanie; elle vous parle, par ma voix je ne crains point d'abaisser, devant vous, le front d'Almanza, blanchi par les peines, plus que par les années, et dont heureusement la vie touche bientôt à son déclin. Lorsqu'il vous implore pour Stéphanie, est-ce en vain qu'il embrasse vos genoux? et j'y tombai. Cette action, jointe à l'excès de mon attendrissement, parvint à l'attendrir lui-même. Mon père, s'écria-t-il en me relevant, avec une sorte de confusion!.... que faites-vous; Ah! vous n'avez déjà que trop abusé du pouvoir qu'auront toujours sur moi l'amour et l'amitié. Vous-même, ô Ciel! vous-même m'avez trahi, puisque vous ne vous êtes pas opposé!.... Je lui appris alors les éclats, les transports, les réclamations injurieuses de Florizene, lorsqu'elle avait vu s'anéantir ses espérances, fondées sur la promesse la plus légitime, et la plus solennelle. Je lui appris la douleur de Madame de Céléria, celle de Milord Rosemont, le soulèvement du public contre Stéphanie, l'obligation où son père s'était trouvé de fuir avec elle, pour échapper aux accusations, et au danger d'y donner lieu. J'ajoutai qu'elle n'avait pu ni dû souffrir de le voir s'immoler. Je lui appris tout, excepté les sentiments de Stéphanie. Je ne lui cachai point cependant l'effort qu'elle avait paru se faire, en se déterminant au plus grand sacrifice. Des larmes coulèrent enfin de ses yeux; et cette expression involontaire de ses peines profondes, nous toucha plus encore, que n'avait fait le délire, où nous l'avions vu s'abandonner. Bientôt, loin de s'emporter contre Stéphanie, ce fut lui seul qu'il accusa. C'est donc moi, s'écria-t-il, d'une voix étouffée par les sanglots, c'est moi, malheureux, qui suis la cause de sa perte! oui, c'est moi seul qui suis coupable. Je le suis, d'avoir pu ménager cette exécrable Florizene (il ne pouvait prononcer ce nom, sans des accès de rage). Je le suis, de n'avoir pas appris au Roi, à sa mère, à toute l'Espagne, que l'honneur, autant que l'amour, m'obligeait de rompre avec ce monstre! Mais, ô mon amie, de quelles horreurs Ximenès m'a fait part! Stéphanie les sait, les renferme, et s'immole. O vertu trop héroïque et trop fatale, au-dessus, je l'avouerai, de tout ce que j'avais pu concevoir! Stéphanie, l'adotable Stéphanie, à mes yeux, est plus qu'une mortelle. Voilà son malheur et celui de son amant. Mais, ô Dieu! que deviendrait-elle, si elle savait que la vie de cet amant, si digne de l'amour qu'il inspire, n'est aujourd'hui qu'un affreux supplice? Il a juré, toutefois, de ne le pas abréger volontairement, de respecter, s'il lui était possible, non pas un époux qu'il abhorre et qu'il dédaigné, mais des ordres sacrés pour son cœur. Le Chevalier dé Rosenne, qui se montra, dès que Ximenès consentit à le recevoir, s'est joint à Dom Lope et à moi; et peut-être a-t-il plus obtenu. Il lui est plus permis qu'à nous, de charmer la douleur de cet amant. Milord Rosemont ne lui a rien confié; il n'est point le dépositaire du secret de Stéphanie, et ne la trahit point, en hasardant ses conjectures, en laissant entrevoir à Fernand le pouvoir qu'il a sur elle, et en trompant ainsi, pour quelques instants, les ennuis mortels d'un héros infortuné. Bientôt, hélas! Stéphanie appartenant à Félici, Stéphanie obligée de céder à ses transports, revient s'offrir à lui, et lui rend toute sa fureur. Il est étonnant qu'il n'y succombe point. La lettre qu'elle lui a écrite, ne lui paraît pas même une preuve qu'elle le distingue, et le regrette. Elle n'a voulu, nous dit-il, qu'adoucir ma douleur: se serait-elle donnée à un autre, si je ne lui avais pas été indifférent? La cruelle! ô mes amis, elle n'est que reconnaissante et généreuse. Sent-il, quelque temps après, renaître un moment de raison; ce n'est plus sa peine qui l'occupe; il ne voit, il ne plaint que Stéphanie... Enfin, il ne doit qu'à sa jeunesse, à la force de son tempérament, l'existence funeste que chaque jour il semble détester davantage. Nous espérons le déterminer à un voyage de quelques mois; nous ne l'abandonnerons point. Il en coûtera, sans doute, à mon cœur, et au vôtre; mais, mon amie, je suis sûr que vous m'approuverez. S'il se peut, rassurez-moi sur Stéphanie; tâchez de la tranquilliser. O Dieu! quelle est leur destinée? Ils ne peuvent cesser ni de s'aimer, ni d'être malheureux. Combien sur-tout l'avenir m'effraie! Le retour de Fernand, l'horreur qu'il a pour Félici; cette horreur trop réciproque peut-être, et l'amour qu'il ressent; et celui qu'il inspire, et Florizene me font trembler..... Stéphanie, déjà victime, le serait-elle plus encore?..... Je ne peux vous exprimer mes appréhensions pour elle, et pour son amant. Leur état, Clarence, Rosemont, Madame de Céléria, votre chagrin, la privation de vous voir, tout m'accable; et je vous quitte avec un serrement de cœur affreux... Adieu, mon amie, adieu. Ecrivez-moi; je n'ai de consolation que vous. LETTRE LXXI. Du Comte Félici, à Alvarès. Elle m'appartient!... Vous me croyez heureux; je me force à le paraître: soyez détrompé! Tout ce que l'espoir trahi, tout ce que l'orgueil et l'amour offensé réunissent de tourments, me déchire à la fois. Des furies m'agitent; la haine, son poids affreux, le besoin horrible de la vengeance, l'obligation de la suspendre, la crainte enfin, que dis-je? la certitude, lorsque j'aurai puni Fernand, de l'envier encore, tant de supplices auxquels je me suis livré moi-même, ne me laissent point la liberté du remords; l'enfer est dans mon cœur. Stéphanie, Stéphanie, qui m'abhorre, qui me brave, que, d'un mot, je pourrais soumettre, en m'indignant par son courage, m'en impose par sa vertu! Certain de lui déplaire, je crains de l'irriter. Elle m'inspire ce respect qu'on a pour quelque chose de céleste. Son époux enfin, fait pour lui donner des ordres, se contraint, dévore sa rage, se soulève contre lui-même, frémit, ménace, et obéit! Me reconnaissez-vous, à la honte d'un tel aveu? Il n'est pas le seul que j'aie à vous faire. A l'instant, où Stéphanie osa promettre d'être à moi, ce fut, avec un trouble, un saisissement, une sorte d'horreur, qui ne put m'échapper. J'avais cru sa répugnance, au moins affaiblie par mes soins, par tout ce que j'avais fait pour elle. Le Cardinal, charmé de son consentement, qu'il attribuait peut-être à ses supplications, ne vit, dans son désordre, que de l'embarras: moi, je ne m'y trompai point. Trop sûr de la résistance que m'opposait son cœur, le ressentiment était déjà dans le mien. Malgré une longue habitude de me contraindre, mes yeux devaient l'exprimer. Sévere, pour la première fois, l'air de Stéphanie m'inspirait un dépit, une terreur que je ne pouvais définir. Je ne sus même, si je devais continuer de lui rendre grâce, ou la prier de reprendre son bienfait. Mon orgueil prévalut. L'ambition et l'amour l'emportèrent; et il faudra, du moins, qu'elle serve l'un des deux. Depuis ce jour cruel, jusqu'au jour plus fatal encore, où elle a prononcé le serment, dont rien ne peut la dégager que sa mort ou la mienne, elle n'a point cessé, si ce n'est devant Madame de Céléria, et sur-tout devant son père, elle n'a point cessé, dis-je, de garder le silence le plus morne, et elle ne l'a rompu, que pour constater à jamais mon infortune. L'entretien dont il s'agit m'est trop présent, l'impression en est trop profonde, pour que j'aie oublié une seule des paroles qu'elle m'a dites. L'amour et la fureur, à la fois, les ont écrites, en traits de feu, au fond de mon âme outragée. Lorsque, débarrassé d'une foule importune, seul avec elle, oubliant que j'étais haï, oubliant même que j'avais un rival aimé, ne voyant que ses charmes, déjà m'en croyant maître, brûlant de désirs, je ne songe qu'à m'abandonner à leur ivresse.... Arrêtez, me dit-elle, daignez m'écouter, et connaissez mon cœur. L'amour de Fernand n'est déjà plus un secret pour vous: apprenez le mien. Avant de savoir qu'il m'aimât, je l'adorais; mon cœur l'aurait suivi jusques dans les bras mêmes d'une épouse. Lui eût-elle été chère, j'aurais renfermé mon amour; mais jamais je n'aurais pu l'éteindre: de sa vie dépend la mienne. Je n'ai point dû toutefois immoler à ce sentiment les droits de l'honneur, ceux de la reconnaissance, de l'humanité, de la nature, tous les devoirs, toutes les obligations, tous les nœuds qui m'attachent et me déchirent. Je désespérais, en l'éclairant, le cœur d'une mère; j'éloignais de Madame de Céléria l'auteur de mes jours; je les accablais tous deux. Verser des larmes éternelles, être à jamais désunis, vivre et mourir dans les regrets, était leur sort. Soit que j'acceptasse les vœux de Ximenès (je ne le pouvais, sans justifier sa rupture avec la fille de ma bienfaitrice), soit que, pour fuir le danger de le voir, m'exilant avec mon père, je le rejettasse dans de nouveaux malheurs, je voyais l'abîme ouvert sous leurs pas; moi seule, je pouvais les en garantir; mais ce n'était qu'en m'y précipitant; je l'ai fait. Je n'ai frémi que pour l'amant dont j'allais être séparée, hélas! sans retour et sans espoir. Mourir de sa douleur m'eût été trop doux; et, pour me punir, je n'ai pas attendu qu'il m'accusât. Le seul bien qui me fut cher m'était interdit; le choix d'un autre m'était imposé; et malgré tout ce que je dois à vos bienfaits, ce ne fut que dans mon désespoir, que je trouvai la force d'être à vous! Contrainte d'affliger celui qui règne seul sur mon âme, condamnée à ce tourment horrible, je ne cherchai plus qu'à le venger, par l'excès de mes maux. Les augmenter, s'il se pouvait, me devint un besoin funeste. A ce prix, vous obtîntes ma foi! elle sera pure, telle que je vous l'ai promise, digne d'un époux et de moi: mais, n'espérez pas, que le temps, l'absence, les procédés les plus généreux, puissent changer un cœur que Fernand possède et qu'il possédera jusqu'à mon dernier soupir. C'est à vous! à vous-même que je le jure! mon amour extrême, mes sacrifices affreux, il ignorera tout. Ma douleur va me consumer dans le silence. J'aurais rougi de vous laisser dans l'erreur. Je ne sais point feindre, et je saurais encore moins vous tromper. Rendez-moi aussi malheureuse qu'il vous plaira; ordonnez où vous voulez que je vive, ou que je meure; je suis prête. Et puisse ma soumission vous tenir lieu de mon amour! Je n'ajoute plus qu'un mot. A présent, que vous avez lu dans mon âme, osez vous estimer assez peu, pour exiger rien de moi, pour vouloir d'un triomphe avilissant... Et, quand mon cœur s'ouvre à vos yeux, empreint des traits chéris d'un amant adoré, osez, Félici, vous prévaloir des droits d'un époux! Concevez toute l'horreur de ma situation! Emporté par des mouvements contraires, son injurieuse franchise excitait mon courroux; sa beauté allumait mes transports, et... (qu'est-ce donc que l'ascendant de la vertu!) je me sentais comme enchaîné par la sienne; elle me subjuguait encore, en m'outrageant! L'œil ardent de fureur et d'amour, je tremblais, je rougissais, je détestais son audace, j'idolâtrais ses charmes, et ne savais à quel parti m'arrêter! Ma fierté me décida. J'aimai mieux être malheureux que vil. Une sorte de générosité m'inspira l'orgueil d'égaler son courage; et je lui fis, avec une rage concentrée, le sacrifice d'un bonheur... que, d'avance, elle avait détruit, par la hardiesse de ses aveux. Quoi donc! elle n'a été déterminée que par l'horreur qu'elle a pour moi! Elle ne m'a choisi que pour en être plus fidèle à son amant? Eh bien! Alvarès, qu'elle s'applaudisse. Je justifierai sa haine. Sa possession m'eût enivré; j'y renonce! j'y renonce à jamais! je ne serai point assez bas, après les confidences qu'elle m'a faites, instruit de l'éloignement que je lui inspire, sûr de son amour extrême, pour lui arracher des faveurs, qu'aujourd'hui j'aime mieux regretter toujours, que d'avoir une seule fois à les solliciter. Je perds tout; elle m'a tout enlevé; elle m'a privé de tous mes plaisirs!.. il faut que je les retrouve dans la vengeance. Mon honneur, mon repos ne peuvent me paraître en sûreté, sans que Fernand périsse. Il jouira, moins qu'elle ne pense, de la possession d'un cœur dont, peut-être, il soupçonne le penchant. Si le chagrin qu'il doit ressentir de la perte de ses espérances ne me délivre point de lui, s'il résiste à ce coup, Florizene peut lui en porter d'inévitables: c'est à moi de les diriger et de l'exciter à tout contre lui, sans qu'elle-même puisse croire que c'est mon ouvrage. Dans l'état horrible où je suis, il n'y a que mon ambition seule, qui puisse commander encore à mon amour, devenu féroce, implacable. Pendant quelque temps je m'impose la feinte et la modération!... Dès qu'il le faudra, vous me seconderez. Frémissez jusqu'à ce moment du supplice que j'endure! de jour en jour je suis plus sûr de vous, et et je vous le prouve, en vous ouvrant ce cœur, qu'on désespère, qu'on déchire, mais qu'il ne sera pas plus possible de fléchir, qu'il ne l'est de l'humilier. LETTRE LXXII. De la Comtesse Félici, à Miss Clarence. Clarence, Clarence! après avoir immolé tout, liberté, espoir, repos, bonheur, et mon amant même,... en est-ce assez, grand Dieu!... il me faut encore, pour accroître mon supplice, quand je mœurs de mes peines, il me saut dévorer mes larmes..... Ah! que du moins, elles puissent couler devant vous, et, s'il se peut, sans remords!... J'ai donc pu jurer d'être à Félici!.. Ciel! ô Ciel! étais-je à moi?... qu'ai-je promis? Quoi! lorsqu'un autre... c'en est fait; ma main ne tracera plus ce nom,... ce nom, hélas! gravé dans mon cœur, en traits ineffaçables! mon amie, c'est pour la dernière fois que vous allez y lire, dans ce cœur à qui il importe de se justifier à vos yeux. Je ne me reproche rien, que de m'être trop abandonnée à mon désespoir, dans la dernière lettre que je vous ai écrite. Déja il ne m'était permis de pleurer qu'avec vous mon fatal sacrifice. On ne me l'eût point laissé achever, si l'on avait vu ce qu'il me coûtait. Fatiguée de me contraindre, sans nul ménagement je me livrai à mon trouble, à l'horreur qui m'accablait. Hélas! quel plus funeste présent pouvais -je vous faire, que celui de ma confiance? Jusqu'à ce regret me déchire..... Vous vîtes enfin mes combats, mon désordre cruel, et l'empire adoré du mortel qui le mérite si bien. Enivrée plus que jamais, le préférant à tout, ne pouvant suffire ni à l'excès de mon amour, ni à celui de ma douleur, ce fut alors que je le sacrifiai, que je l'immolai au devoir, et que je choisis, je ne m'en repens point, celui qui me ferait arriver plutôt au terme de mes infortunes. Ah! s'il pouvait renaître encore quelques douceurs pour moi, je les retrouverais dans cette idée, la seule que je puisse supporter avec courage, ayant désespéré ce que j'aime. Toutefois, après avoir remporté cette victoire horrible; m'étant vouée aux tourments de l'amour, je ne crains point ses faiblesses; je les surmonterai:.... il se peut qu'il m'égare au point de me rendre affreux jusqu'aux droits de l'honneur; mais ils sont sacrés, il suffit. Mon funeste serment ne fut donc point téméraire; le violer m'est impossible; et, quand vous aurez lu une lettre de mon époux à mon père, vous serez sûre que le don de ma foi, malgré le désaveu de mon cœur, a pu lui être accordé, sans que je dusse ressentir la crainte de le voir malheureux. Du Comte Félici, à Milord Rosemont, lorsqu'il portoît le nom de Ramire, et qu'il était en France. Vous ne me devez, Monsieur, que des sentiments; heureux, trop heureux d'avoir pu vous servir, je n'ai été que juste: et que ne puis-je vous dire encore, que l'estime seule anime mes démarches? C'est elle du moins qui les déterminera toujours; et mon amour lui-même est l'ouvrage de cette estime. Il ne m'est plus possible, Monsieur, de condamner au silence l'admiration qui me pénètre pour votre charmante fille. Qui que vous soyez l'un et l'autre, sans fortune, je veux même que vous puissiez être sans naissance, votre mérite et ses vertus vous mettent, à mes yeux, au-dessus de tout. Dussiez-vous m'accabler par un refus, venger l'honnéteté des persécutions révoltantes du sort, est mon devoir, et sera ma consolation. Songez cependant que Stéphanie, quoiqu'elle soit la plus belle personne du monde, quoiqu'elle mérite tous les hommages, doit craindre qu'ils ne soient pas tous aussi sincères que le mien. Mon seul regret est de ne pouvoir mettre à ses pieds que des richesses, un état brillant peut-être, et un cœur vertueux; j'y voudrais joindre le don de plaire, l'éclat du jeune âge et ses agréments. Je suis loin de m'abuser. Le mien n'est point celui où l'on inspire de l'amour. Aussi, en obtenant sa main, ne prétendrai-je qu'à son estime. Fût-elle prévenue en faveur d'un autre (il serait possible que cet autre ne pût ni ne dût jamais être son époux ), son cœur noble et reconnaissant me répondrait de sa vertu, et encore une fois, Monsieur, la garantir des pièges qui doivent environner ses attraits, lui offrir un asile convenable, puisqu'elle y serait souveraine, la placer à un rang, sinon assez élevé pour son âme, au moins assez tranquille pour la soustraire aux séductions d'un monde perfide, et aux atteintes d'une injuste destinée, serait un trop beau partage, pour ne pas combler les vœux de Félici. Stéphanie reprend: O mon amie, cette lettre étonnante, cette lettre, qui deviendrait inexplicable, si elle n'était pas l'effet d'un mouvement plus généreux que tendre, en m'inspirant de l'estime, en me rassurant contre l'appréhension d'affliger l'époux que j'étais sûre de ne jamais trahir et de ne jamais aimer; cette lettre, dis-je, m'a autorisée à choisir le joug affreux que mon cœur abhorroit, en se l'imposant: mais ce cœur (croyez, hélas! qu'il est injuste dans ses aversions), s'honore du moins de s'être montré sans détour à Félici. Lorsqu'une fatalité trop inévitable (puissé-je en être le seul exemple), m'a contrainte de l'accepter pour époux, mon silence, mon désordre, ma terreur, que je n'ai pas même cherché à lui cacher, tout a dû l'instruire. Je devais plus, je l'ai fait. J'ai dévoilé à ses yeux, les motifs de mon courage, l'opposition de mon cœur, mes regrets, mes combats, la violence de mon amour, l'excès de mes tourments.... O Clarence! je vous vois frémir: mais, sans cette confidence terrible, grand Dieu! quels maux épouvantables, quel supplice inouï me serais -je préparés? Ne m'eût-elle pas paru un devoir, elle m'aurait été arrachée dans le plus odieux moment!.... Encore une fois, sans cet aveu, sans les fureurs qui l'ont suivie.... Juste Ciel! je frissonne!... O vous que je ne nommerai plus, vous qui ne savez point aimer comme moi, si vous osez m'accuser, vous à qui seul j'appartiens, puisque c'est vous seul dont l'empire m'est cher, non, non, sans en mourir, je n'aurais point livré votre amante à des transports détestés, effrayants, horribles, s'ils ne sont pas adorez. La loi veut (ce n'est pas du moins le Ciel qui l'ordonne), elle veut, ma Clarence, que malheureuses et déplorables victimes, sans secours, sans défense que nos larmes, notre désespoir, la révolte de nos sens, de notre cœur; elle exige enfin que, nées libres, et ne pouvant cesser de l'être que par l'amour, ne pouvant voler que par lui au-devant de notre défaite, nous soyons contraintes de céder aux droits de l'hymen, eussions-nous en horreur le mortel qui ose les réclamer.... De tels droits sont atroces! Commander, avant de plaire, est d'un barbare; pouvoir s'y soumettre serait la honte et le regret de toute la vie, pour moi sur-tout, pour moi, qui ne peux séparer de mon cœur l'image de mon amant. Oui, je l'aurais portée dans les bras de mon époux; et, doublement criminelle, en m'avilissant moi-même, je les aurais trahis tous deux. Je rendrai justice à Félici. Quelque fût son courroux, il n'a pas du moins eu la bassesse de chercher à remporter ce triomphe affreux; il s'est borné aux menaces: elles ne m'effrayerent point. Ce n'était point sa haine, que je redoutais; j'ai tout fait pour l'exciter, et il me la doit autant que son estime. Il me verra toujours soumise à ses volontés, jamais à ses transports. Qu'il dirige mes actions, mes démarches; qu'il dispose de mes jours; mes sentiments sont hors de son attéinte. Je les garderai tant qu'un souffle m'animera. Je ne serai parjure ni à l'amour, ni au devoir. Même, par ce qu'ils me coûtent, je peux répondre de leur être également fidèle. Puisque mon malheur est sans ressource, puisque le fatal serment est prononcé, et que rien ne peut m'en affranchir que le trépas; Dieu! ô Dieu! après tant de rigueurs, auriez-vous encore celle de prolonger mon supplice?... il ne me sera donc plus permis de parler, même à Clarence, de l'amant malheureux dont le sort me désespère plus que le mien? Jamais, hélas! jamais ma plume tremblante à sa seule idée, n'exprimera ce que mon cœur ne cessera de sentir, qu'en cessant d'être! plus d'épanchements, plus de consolation pour mes maux!.... Infortunée! encore.... encore ce sacrifice! O ma chère Clarence, dans l'état où je suis, à peine osé-je souhaiter de vous voir. Mon cœur inconsolable vous méconnoîtrait vous-même, si vous cherchiez à adoucir sa douleur. Jusqu'à l'espoir, tout m'est ravi! mes jours, mes nuits, mon réveil, mes songes, chaque moment qui s'écoule, celui qui va fuir, ceux qui succéderont, tout m'est affreux. J'ai écrit quelques mots à l'objet adoré dont je vous parle... Pour la dernière fois! on voudrait me faire croire que ma lettre a mêlé quelque charme à son affliction. Clarence, chère Clarence, il souffre autant que moi; je serais moins accablée, si je n'en étais pas certaine. Dieu que j'implore, créez pour moi quelque supplice, s'il en est qui surpasse ceux que j'éprouve; et qu'à ce prix, mon amant redevienne heureux!..... Oubliez tant de faiblesse!.... Tous mes sentiments, renfermés désormais dans le fond mon cœur, ne s'expliqueront que par mes larmes. Elles m'empêchent de poursuivre; je ne vois plus ce que j'écris.... Ah! Clarence, vous m'aimez; et je vous accable de mes maux. Adieu. Je tâcherai, quelque insupportable que me soit l'existence, de vous conserver, s'il m'est possible, l'amie la plus sincère et la plus infortunée. P. S. Le Chevalier de Rosenne (je n'ose vous dire tout le bien que je pense de lui), est avec Dom Almanza, auprès du héros dont je suis à jamais séparée..... Croyez qu'il n'appartient qu'à des cœurs vertueux, d'être attirés vers lui.... Adieu, adieu, mon amie! Ah! du moins soyez heureuse! LETTRE LXXIII. Du Comte Félici, à Alvarès. Vous vous étonnez que je me sois soumis à ce que vous osez appeler un caprice! Comment une femme, dites-vous, a-t-elle le pouvoir d'enchaîner mes désirs, et sur-tout d'affliger mon cœur? Le trouble, l'agitation, les tourments du mien, lorsque d'un mot je pourrais être obéi, vous surprennent, vous font douter, si c'est bien moi, dont l'orgueil s'abaisse jusqu'à dépendre, tandis que j'ai le droit de commander! Je pardonne à votre zèle ses erreurs et ses écarts; mais apprenez de moi que Stéphanie n'a rien de commun avec les autres femmes. Dussé-je la punir, lorsqu'il en sera temps, jamais je ne pourrai la confondre avec le reste de son sexe. Il m'est permis de l'accabler: l'outrage autorise la vengeance, non l'injustice; et, même en la désespérant sans cesse, je crains d'être forcé de l'admirer toujours. Cependant, loin de moi toute indigne faiblesse! Je lui rendrai bien tous les tourments auxquels me livre son aversion; et ce ne sera point, Alvarès, en lui arrachant ce que son cœur me refuse. Mes transports ne sont plus que de la rage. Il me semble que je la hais, chaque fois que sa vue les allume! sa possession ne me serait qu'un bonheur honteux, empoisonné;... je n'en veux point. J'en veux d'autant moins, que je la désirais avec plus d'ardeur et plus d'avidité. Il est vrai, je savais son cœur prévenu; mais je ne le croyais point inflexible. Que ne trouvais-je point en elle? Seule, elle réunit tout, la beauté la plus rare, la naissance la plus illustre, esprit, vertus, fortune enfin, puisque les bontés de la Cour lui en tiennent lieu. Tout surpassait mes espérances. Le sort avait servi mon entreprise; l'exécution en paraissait impossible; j'avais vaincu les obstacles, la résistance même de son cœur. Je devais espérer du moins qu'il était déterminé par la reconnaissance; et, voulant chaque jour m'acquérir de nouveaux droits à la sienne, sûr de sa vertu, j'aurais dédaigné le vain empire de Fernand, dont, au reste, un long exil pouvait me défaire. Déja j'y travaillais; déjà... ce châtiment serait trop doux aujourd'hui: c'est sa mort que je veux. Mais le moment n'en est pas venu, ni même celui d'opprimer Stéphanie. Il faut auparavant qu'elle sente toute l'horreur de perdre ce qu'elle aime. Vous vous trompez encore; ce n'est point l'amour qui me force à différer; c'est l'ambition. Toute l'Espagne a vu la considération dont jouit celle qui a osé devenir mon épouse. Malgré son extrême jeunesse, elle a vu l'affection tendre que la Reine a pour elle. J'ai besoin qu'elle seconde les projets que je forme: elle apprendra ensuite, si l'on me brave impunément. Ne me flattez point que son cœur puisse cesser d'être ingrat et rebelle. Tout me confirme ce qu'elle m'a dit. Chaque jour sa sombre mélancolie m'irrite davantage... S'il se pouvait seulement qu'elle daignât feindre! Elle ne m'a pas même laissé laressource d'une illusion. Elle s'est fait connaître, et me connaîtra à son tour: mais, quelle que soit mon impatience, je saurai dissimuler. Je serai prudent, et n'en serai que plus inexorable. Voici une lettre de Florizene: connaissez cette âme atroce. Vous y verrez que sa pénétration singulière n'empéchera point qu'elle ne remplisse mon attente. Faites tenit à Eléonore un billet qu'elle lui écrit; ce ne peut être que pour l'accabler; je veux qu'elle le reçoive à l'instant. Je plains son sort: mais elle sait mes secrets; malgré mes précautions, elle peut les trahir. D'ailleurs, sa vie est affreuse; son intérêt et le mien ne sont point de ménager ses jours. De plus, je sens que le désespoir a fermé mon âme à la pitié. Je sens que mon amour sur-tout ne peut plus que devenir funeste à celle qui en est l'objet. Elle seule pouvait m'adoucir; c'est elle seule que je rendrai responsable de toutes mes fureurs. De Florizene, à Félici. Oui, Comte, plus vous m'assurez de votre attachement, plus je vous soupçonne, d'avoir déterminé, par des moyens indiscrets (tels sont toujours les vôtres), l'insolente rupture de Ximenès. On m'aurait rendu ce qu'on me doit; on aurait feint, du moins des regrets, ou plutôt le Duc aurait persisté, sans quelques noirceurs qui l'ont détourné de sa résolution. Il aime sur-tout dans son fils, le seul héritier de son nom; mais on l'a vu toujours inflexible, même pour son propre cœur, lorsque ses principes lui ont semblé compromis. De l'armée, il m'écrivait sans cesse, et sans cesse il me rassurait contre mes inquiétudes qui lui étaient connues. A peine son fils a-t-il été hors de danger, qu'il m'a renouvelé sa parole que ce fils serait mon époux. Depuis son retour, il a affecté de ne voir que la Marquise, et de ne lui dire froidement que les choses d'usage, dont il ne pouvait se dispenser. Quant à moi, non-seulement il m'évite; mais je crois démêler, dans ses regards, une sorte d'indignation. Un changement si inattendu, un tel manque d'égards ont une source. Vous, cependant, vous avez pu penser qu'une rupture outrageante et prompte souleveroit le public contre Stéphanie, qu'elle lui serait attribuée, sur-tout par moi; que j'éclaterois en reproches, que ma mère jouerait la douleur, Milord Rosemont, l'attendrissement; que sa fille ne pouvant réparer le mal dont elle se sentirait la cause, voulant toutefois échapper aux imputations les plus déshonorantes, et toutes fondées peut-être, que sa fille alors se donnerait à vous. Si tel a été votre calcul, l'événement l'a justifié. J'avoue que mes yeux n'atteignaient point jusques-là. Si mes intérêts m'avaient semblé moins unis aux vôtres, il m'était facile de faire veiller à vos démarches; et alors vous n'auriez point tenté de me nuire, sans que je vous eusse prévenu. Quoi qu'il en soit, les lettres qui déposent contre vous, et dont je vous ai déjà dit que j'étais gardienne, sont toujours entre mes mains; et je ne cherche point à éclaircir mes doutes:.... mais, si les pitoyables scrupules de votre maussade Eléonore l'avaient portée à donner des avis, ou à Fernand ou à son peré, quel autre que vous eût fait parvenir sa lettre?.... Toutes celles qu'il reçoit, toutes celles qu'elle écrit, vous avez su vous en rendre le maître; et si je m'arrêtais à cette pensée!.... Je l'éloigne. Nous pouvons encore être nécessaires l'un à l'autre. Déja vous m'avez vengée de Stéphanie: ellé vous appartient, et paraît avoir la plus forte aversion pour vous. D'ailleurs, en supposant que Ximenès ne cherchât point à réparer mon offense par son retour; restant libre, il doit vous faire plus d'ombrage. Qui peut mieux que vous le perdre dans l'esprit du Roi et d'Isabelle, leur rendre suspecte l'ivresse qu'il excite, leur faire remarquer que la nation l'adore plus que ses Souverains, qu'on ne célèbre que ses victoires, et en un mot.... Mais, loin de vous donner des conseils, rendre justice à votre supériorité dans ce genre, est ce que je vous dois. Croyez de plus, croyez que nous aurions tort, quels que soient nos sentiments, et notre pénétration réciproque, de nous désunir jamais. Adieu, Monsieur le Comte. P. S. Sûre qu'Eléonore ne reçoit que les lettres qu'il vous plaît, en voici une encore que je vous adresse pour elle. On dit que les événements du monde ne lui parviennent point dans sa retraite: j'ai cru devoir lui apprendre que Stéphanie, qu'elle désirait peut-être de voir unie à Fernand, est devenue votre épouse. Je m'empresse de la féliciter. LETTRE LXXIV. De la Comtesse Félici, à Miss Clarence. Qu'avez-vous fait?... O Clarence, quel cœur vous avez déchiré!... Est-ce bien vous qui avez pu, en détruisant les illusions de la mère la plus tendre, la faire devenir la plus malheureuse de toutes? Espériez-vous donc me soustraire à mon sort, moi qu'il poursuit dès ma naissance, moi dont les yeux ne sont ouverts que pour répandre des larmes, moi qui n'ai compté mes jours que par le nombre de mes infortunes! Heureuse au moins de ce qu'elles sont à leur comble! Puisqu'il faut attendre, sans la devancer, l'heure prescrite, oui, l'excès de mes maux me fait espérer que leur terme approche: mais, fallait-il chercher à l'éloigner, aux dépens de celle qui m'a voulu sacrifier, je ne dis pas seulement une destinée brillante, les honneurs, l'espoir fondé d'un amour trop long-temps malheureux?... Sa vie, vous le savez, sa vie fut offerte pour racheter la mienne! elle renonçait à tout, elle s'accusait, elle demandait à mourir pour Stéphanie et pour Rosemont; et tous deux ont rempli d'amertume tous ses instants; et son amour pour l'un, son amitié pour l'autre, n'ont point cessé de lui coûter des combats, des alarmes, des remords et des pleurs. A peine les a-t-elle connus, qu'elle est devenue, s'il se peut, presque aussi à plaindre qu'ils le sont eux-mêmes. Vertueuse, elle trouvait dans ses devoirs, des jouissances pures. Une image adorée (ô mon père, vous ignorez encore que c'est la vôtre), l'enleva pour jamais au repos: son extrême tendresse pour sa fille, l'espérance de la voir mériter de plus en plus les soins qu'elle lui prodiguait,... enfin, l'hymen le plus désiré, tout semblait se réunir pour charmer ses peines: Stéphanie, cette infortunée, sans laquelle peut-être Florizene serait encore vertueuse, traitée par cette femme adorable, comme si elle avait eu le bonheur de l'avoir pour mère, Stéphanie (vous savez grand Dieu! si elle fut coupable) n'a trouvé dans son sein un refuge, que pour le percer des plus sensibles coups... l'amour le plus fatal, le plus tendre,... hélas! le plus réciproque... Que dis -je? ô Ciel! mon cœur doit renfermer à jamais.... malheureuse, je l'ai promis... quoi! même avec vous, un mot échappé serait un crime?... Ah! Clarence, les pleurs dont ma lettre est trempée, vous le diront malgré moi... Je me sens plus accablée, plus abattue que jamais... mon trouble, mes remords peut-être,... mon désordre m'épouvante! mon âme se déchire... mes larmes, les soupirs qui m'oppressent, mes sanglots m'interrompent....Chere et tendre amie, hélas! en m'immolant à la bienfaitrice la plus aimée, je n'ai donc rien fait pour son bonheur. Hier, nous étions seules; je cherchais à lui cacher ma tristesse. Elle attachait sur moi des yeux inquiets, attendris; l'affliction y était peinte. M. de Félici avait suivi le Roi, dans un de ses voyages: on vient m'apprendre son arrivée plus prochaine que je ne l'avais cru.... A ce nom redouté, à ce retour plus craint encore, je pâlis, je frissonne; un tremblement affreux me saisit, une horreur involontaire s'empare de mes sens, mes genoux fléchissent... La Marquise s'en aperçoit, jette le cri le plus douloureux, me serre dans ses bras, me presse contre son sein: Ma chère Stéphanie, me dit-elle, ah! du moins cessez devant moi, de contraindre vos larmes; souffrez que les miennes s'y confondent. Autant que vous êtes généreuse, je fus coupable: je connais vos tourments, je les partage; je sais tout. J'étais interdite: elle me fait part de plusieurs articles de votre lettre; ah! trop imprudente amie!... Elle était prête à prononcer le nom le plus cher;... prenant pitié de mon trouble, elle l'a épargné à mon cœur... puisse du moins le sien n'être pas bientôt plus désabusé encore, sur le compte d'une fille, qu'en gémissant de ses torts, elle aime toujours! Non; vous n'imaginez point ce qu'a occasionné, entre Madame et Mademoiselle de Céléria, si différentes l'une de l'autre, votre avertissement et la lumière affreuse que vous avez portée dans l'âme le moins susceptible de soupçons et de méfiance: ce qui la désespère le plus, c'est que sa fille n'a marqué ni trouble, ni confusion, mais seulement de la surprise et de la fureur contre Rosenne; lorsqu'elle a vu sa lettre dans les mains de la Marquise. Elle a froidement écouté ses représentations; elle n'a point paru touchée de sa douleur, et n'a montré que de l'humeur, de ses reproches. Persuadée que sa mère ne pouvait tenir cette preuve de ses sentiments, que de celui à qui elle n'a pas craint de les avouer, s'est-il flatté, a-t-elle dit, que la fantaisie de recevoir quelques lettres d'un homme, que d'ailleurs, je ne souhaitais, ni ne comptais revoir, pût amener la plus riche héritière de la Cour a vouloir pour époux, un cadet de sa maison, dépourvu de fortune, et que je saurais accabler de dédains, s'il osait élever ses vues jusqu'à moi? Vous jugerez de tout ce qu'a dû éprouver, de tout ce qu'était faite pour répondre alors la personne du monde que ce discours a dû indigner davantage! Je me sens d'autant moins la force de vous faire ce récit accablant pour mon cœur, que le vôtre se ferait trop de reproches, si vous saviez jusqu'où a été portée cette scène, et combien elle a dû être douloureuse à la plus intéressante des femmes! Ah! si, dans mon trouble, je vous en ai trop dit, du moins ne lui laissez jamais entrevoir d'horribles vérités, qui la jetteraient dans le désespoir. Par égard pour elle et pour votre malheureuse amie, laissez-la se flatter encore! Il n'y a pas long-temps, s'écriait-elle, en fondant en larmes, que je jouissais du bonheur de me croire deux filles: la honte de l'une, et le malheur de l'autre, feront celui du reste de ma vie. O Stéphanie! a-t-elle ajouté, après avoir causé votre perte, mérité-je encore que vous acceptiez de moi ce titre funeste et cher que vous donna mon cœur? Mais, hélas! pourriez-vous aussi abandonner une mère qui, peut-être, n'a plus que vous? Oui, oui, soyez-la, me suis-je écriée, soyez-la toujours! Eh! que ne l'est-elle en effet? Je vous ai dit, je crois, ou j'ai dû vous dire que je loge avec mon père; il n'était pas convenable qu'il demeurât, sans moi, chez la Marquise. Son arrivée nous rendit quelques forces, celle au moins de lui cacher des tourments qui le rendraient trop malheureux. Combien elle est vengée des jours où il ne la voyait qu'avec indifférence! Il n'a achevé de m'ouvrir son âme, il ne m'a montré l'excès de son amour pour elle, que depuis que mon sort est fixé: tant qu'il a craint que je ne me sacrifiasse à lui, (eh! que n'a-t-il point fait pour l'empêcher?) il cherchait à tromper mon cœur, sur ce que coûterait au sien cette séparation: la lui épargner, était mon devoir; et, même en expirant de mes maux, je m'applaudirois de mon courage. Le Marquis de Cadix est son rival. Depuis long-temps, il brûle, en secret, pour Madame de Céléria, et n'ose pas se déclarer plus que Milord. Fasse le Ciel, qu'incessamment unis l'un à l'autre, une chaîne de félicités se forme pour eux; et que, dans le même instant, la mort brise la mienne!.... Je n'attends, je ne souhaite, je ne peux plus envisager, avec joie, que le moment où mon cœur, rendu-à ce qu'il adore, jouira, sans être coupable, de son dernier soupir.... Hélas! je suis pénétrée de votre douleur; et, malgré les reproches que je vous ai faits, les motifs de votre lettre me sont chers. Quoi! mon amie, vous renonciez, pour moi, à un amant qui vous mérite! Ah! c'est trop peu que ma reconnaissance. Madame de Céléria désire que vous sachiez, qu'ayant voulu qu'il lui avouât s'il avait donné lieu à la lettre désolante que lui a écrite sa fille, la confidence de son éternelle adoration pour vous, a été sa seule réponse.On dit, hélas! que, de jour en jour, l'infortunée Eléonore tombe dans le dépérissement le plus inquiétant pour ses jours. Son sort et son état déplorable pèsent sur mon âme. Toutes mes tentatives pour la voir, ont été sans succès: quoique Félici ne me le dise point, elles ont paru lui déplaire. Malgré sa contrainte continuelle, j'ai besoin, lorsque mes yeux osent s'arrêter sur lui, d'appeler intérieurement à mon secours le Ciel qui lit dans mon cœur..... Hélas! il semble toujours fixer une coupable; et lorsqu'il paraît prêt à s'adoucir, je frémis encore plus. Je n'ai pas cependant la crainte d'être la victime de ses transports; je ne me suis livrée qu'à son ressentiment. Si je n'avais pas senti en moi la force, l'énergie, le courage nécessaire pour le soumettre à mes vœux, des moyens plus sûrs encore m'auraient fait échapper au désespoir d'être infidèle à un amour,... ô Dieu! qui ne m'est plus permis, mais qui ne peut s'anéantir qu'avec mon être... Clarence, chère Clarence? qu'ai-je dit? il faut, hélas! il faut vous quitter... Adieu. LETTRE LXXV. De Miss Clarence, à la Comtesse Félici. Stéphanie, ma chère Stéphanie.!... en vous donnant ce nom, je cherche en vain à tromper mon désespoir; il est, il doit être à son comble: jusqu'aux reproches de mon cœur, sont affreux..... O Dieu! combien je suis coupable! mais, ce n'est point envers Madame de Céléria, ce n'est point de l'avoir éclairée: je l'ai dû; je devais plus encore. C'était à moi, pour empêcher de s'accomplir un sacrifice horrible, de voler à votre secours, de vous préserver de votre propre vertu, de ne me rendre ni aux ordres, ni aux prières; de ne voir que vos périls, de ne sentir que vos maux, de n'obéir qu'à mon cœur; d'oser, en un mot, tout quitter, tout enfreindre, tout abandonner, oui, tout.... que dis-je? abandonner un père,... un père affligé, souffrant!.... Vous eussiez repoussé votre amie; et elle-même vous aurait approuvée..... Mais, je pouvais, du moins, en confiant à Milord Clarence vos dangers, votre amour et vos secrets, le forcer à vouloir mon départ. Quel vain scrupule, quelle odieuse délicatesse m'a retenue? Eh! qu'était-ce que l'appréhension de trahir votre confiance, auprès de la crainte horrible de gémir à jamais de votre infortune? Ah! ce n'est pas seulement par le sort que vous fûtes accablée. Hélas! Madame de Céléria, Milord Rosemont, moi enfin, Fernand lui-même; tous, en vous adorant, tous, nous vous avons précipitée dans l'abîme: vous y suivre est juste. Votre malheur m'accable; il me révolte. Le partager, m'en pénétrer, m'en nourrir, est mon unique consolation. J'aime, j'estime, et même j'excuse Madame de Céléria; je ne puis plaindre que vous.... Seule, vous avez fait votre devoir. N'épargnez point ma sensibilité: croyez-moi digne d'être plus malheureuse encore, s'il est possible, par mes regrets, que par vos tourments. O ma chère Stéphanie, cessez, sur-tout, de craindre, en m'ouvrant votre âme entière, que vous puissiez être criminelle. Vous n'aurez jamais de sentiments, qui ne soient des vertus; vous êtes peut-être la seule femme à qui il ne soit plus permis de se méfier de la sienne: cependant, toujours injuste pour vous-même, si vous imaginiez avoir besoin d'un appui, n'ai-je pas mérité, ô trop cruelle amie, que vous le cherchiez dans mon cœur? Enfin, n'appréhendez point d'y trouver un adoucissement à vos peines: vous voudriez qu'il fût en votre pouvoir de les accroître.... Eh bien! barbare, eh bien, rassurez-vous. Je le sens trop; mon amitié se flatterait vainement de rendre vos larmes moins amères; mais, quand je mœurs de votre état, daignez, du moins, les confondre avec les miennes: pourquoi me ravir les épanchements de votre âme?... Si vous attendiez de cet effort un heureux changement dans votre cœur, quoi qu'il en pût coûter à vous et à moi, vous me verriez, pour vous rendre au repos, me priver, s'il le fallait,..... me priver, hélas! de nos entretiens. Mais, je connais votre courage: lorsqu'il n'a pu vaincre votre amour, rien ne pourra l'affaiblir: dès que vous m'en fîtes l'aveu, j'en fus certaine; je n'eus que l'effroi de votre malheur; je n'en eus point pour votre gloire. Elle m'est chère; je soutiendrais bien moins encore que vos larmes, ce qui pourrait la compromettre. Je sens qu'elle vous condamne à renfermer à jamais vos secrets sentiments; mais devais-je m'attendre à être enveloppée dans cette loi générale? Stéphanie, Stéphanie, je ne suis donc pas une autre vous-même? Ah! n'ayez que ce remord! Vous fûtes tendre, sublime, héroïque envers un père et une bienfaitrice; soyez encore généreuse pour une amie! A quoi sert de vous imposer avec elle une contrainte inutile? Nuls des mouvements de votre cœur ne peuvent échapper au mien; et, n'en doutez point, vous vous tromperiez vous-même plus aisément que moi. Oui, j'ai frémi des aveux que vous avez faits à votre époux;.... cependant, après avoir enchaîné, par votre vertu, l'emportement même de son amour, quand il ne peut se défendre de vous admirer; quand un père, et Madame de Céléria, et Clarence, si vous ne daignez pas vivre pour eux, jurent de mourir avec vous; lorsque Ximenès, en un mot, ne soutient le poids de ses jours, que par le funeste plaisir de vous adorer, quoique sans espérance: au lieu de trouver, dans ces réflexions, des douceurs qui n'offenseroient point l'amour, et qui consoleroient l'amitié, deviendrez-vous impitoyable pour tous les deux, vous, Stéphanie, vous, qui en avez déployé l'héroïsme plus qu'il ne le fut jamais! Mais, mon sort est tellement attaché au vôtre, que vous conjurer même de vivre, deviendrait peut-être, de ma part, une faiblesse. Que ne m'a point dit de vous le Duc de Médina? Il s'est fait présenter à Milord Clarence, pendant le très-petit séjour qu'il a fait à Londres. Je l'ai vu très-souvent: hélas! je regretterai toujours.... Personne, du moins, n'est plus digne que lui de vous apprécier. Vous jugez (accablée, comme je le suis, de votre situation, mon cœur n'y ajoutât-il aucun autre obstacle) vous jugez, dis-je, si je pourrais songer à un engagement. Vainement mon père m'a déclaré, qu'il me destinait à Milord Sérimours, l'un des plus riches Pairs de la Grande-Bretagne, le moins jeune et le plus intéressé. Ce mariage s'arrangea entre Milord Clarence et lui, avant la perte de mon procès. Le projet en fut formé, sans qu'on m'en eût fait part: en l'apprenant, je n'ai répondu que par mon silence. J'attends, pour m'expliquer, l'arrivée prochaine de Sérimours. Bientôt mon père ne doutera point de mes intentions; et je ne diffère à l'en assurer, que par des motifs que je crois fort sages. Aujourd hui, l'hymen même le plus cher n'aurait pour moi que de l'amertume. Je ne puis plus ressentir que vos maux. Tous les supplices de votre situation, je les éprouve; et même, quelques persécutions que j'endure, ce ne sont que vos larmes qui font couler les miennes. Eh bien, oserez-vous encore n'avoir pas le besoin de les répandre dans le sein de la plus tendre amie? Accordez-les, du moins, à son cœur. O ma Stéphanie, ma chère Stéphanie, quoi! vous craindriez de me voir! Ah! cruelle!... Non, il n'est pas possible; non, je n'aurai pas cette douleur de plus!... Adieu!... adieu, mon amie, ma tendre amie! Billet de Clarence, à la Comtesse Félici. Bintot, ma chère Stéphanie, bientôt je causerai plus long-temps avec vous..... Enfin, Milord Sérimours, ainsi que je m'y étais attendu, a cherché des prétextes pour rompre: la perte de mon procès a été funeste à son amour prétendu. Décidée à ne jamais être la compagne de son avarice, j'aimais mieux cependant que ce fût lui lui qui obligeât mon père à le prier de reprendre sa parole: il l'a fait, avec beaucoup de hauteur. J'ai vu qu'il avait quelque confusion d'avoir voulu, si mal à propos, me contraindre: j'ai profité de ce moment, pour lui apprendre la résolution que j'ai prise, de ne m'engager jamais. Je ne voulais qu'une occasion de le rendre favorable à ce dessein; et il l'a combattu, sans humeur, quoiqu'il espère m'en faire changer. C'est à vous seule, ô mon amie, que je me dévoue. Des soins indispensables, des affaires (et, dans peu, vous saurez lesquelles) m'arrachent à la douceur de vous entretenir.... Soyez tranquille: je ne dévoilerai point l'abominable Florizene, ce monstre qui jouit sûrement de notre malheur.... Mais, sans vous et sans sa mère... Non, non; rien n'approche de mon horreur pour elle, que ma tendresse pour vous... Chere et sensible amie.... hélas! quand me sera-t-il permis de voler dans votre sein? LETTRE LXXVI. De la Comtesse Félici, à Miss Clarence. A deux heures après minuit. O ma chère Clarence! ne vous reprochez rien. Que n'avez-vous point fait pour moi, puisque vous m'aimez? N'accusons que le sort: ne vous plaignez point de mon cœur! N'est- ce pas toujours, dans votre sein, que je me refugie? Et même, hélas! eussé-je le malheur de n'y pouvoir plus trouver de consolations,.... ce ne serait point le crime de l'amitié.... jamais cette amitié ne fut plus tendre; jamais je ne sentis mieux le prix de la vôtre: mais, mon affreux destin, dont le fardeau, chaque jour, s'appesantit; les horreurs qui m'environnent, les maux que j'ai causés, ceux que je souffre, le spectacle déchirant dont je viens d'être témoin, tout doit me rendre insupportable la durée de mes tristes jours... O Dieu! des accents lugubres semblent se joindre à mes sanglots! Infortunée Eléonore, ce n'est donc plus, qu'au fond de mon cœur, que retentira votre voix plaintive et mourante!... Le calme qui règne, à l'heure où je vous écris, le repos de la nature, dont je suis si loin, le silence et les ténèbres ajoutent à mes terreurs! je frémis; je me sens glacée d'épouvante Quel est donc l'effroi qui vient me saisir?... Un voile funèbre me semble étendu sur tous les objets qui me sont chers.... O mon Dieu! qu'il ne tombe que sur moi; prenez soin des jours de Fernand! ... Et vous, ma Clarence, vous, ma tendre amie, soit que le Ciel prolonge ou termine mes maux, si vous m'aimez, conservez-vous!... Trop sensible Eléonore, oui, je vous regrette; mais je dois cesser de vous plaindre. Déja l'éternité a commencé pour elle; déjà ses peines, ses remords, sa jeunesse, ses grâces, son amour même, tout est anéanti: le Ciel n'a pas daigné la rendre à mes vœux; il a exaucé les siens..... J'ai reçu son dernier soupir; c'est dans mes bras.... Souffrez ce détail cruel! Vous vites combien son état malheureux, son repentir et sa douleur me l'avaient rendue intéressante! Jamais il n'y eut de retour à la vertu, plus vrai, plus courageux, et plus touchant. Mon estime lui était due; mes soins la lui auraient prouvée. J'espérais même qu'ils parviendraient à adoucir ses chagrins. Elle n'a voulu me voir, qu'à l'instant où je ne pouvais plus que la pleurer..... Son amour aurait-il donc presque égalé le mien?.... Non, non; il n'est pas possible: mais elle me surpassait en générosité.... Sûre qu'elle allait paraître devant son Dieu, prête à répondre à son Juge, elle l'invoquait pour moi, plus encore que pour elle.... Ses bras défaillants s'ouvraient à sa rivale, qu'elle baignait de ses pleurs;.... elle adorait même, dans cette rivale malheureuse,... elle idolatroit encore celui..... Ah! tant d'amour ne peut être inspiré que par un seul mortel!..... Eléonore, Eléonore, ô vous, à qui j'ai coûté des peines si cruelles, hélas! et peut-être la vie, que n'avez-vous été aimée de Fernand? Je serais, à votre place; je serais morte désespérée:... mais je n'aurais point la douleur de me reprocher votre perte. Vous méritiez d'être heureuse, et plus que moi, sans doute, puisque le Ciel a daigné vous rappeler à lui:... moi je reste! Il me condamne au tourment de vivre, d'affliger tout ce que j'aime; et telle est la rigueur de mon sort, qu'une rivale n'en a pu soutenir l'aspect affreux! J'ai trop vu ses appréhensions généreuses. Quoiqu'elle s'efforçât de ne me montrer que son repentir, l'impression que lui a faite mon mariage, semble lui avoir porté le coup mortel. Inquiete et affligée de son état, je venais d'en envoyer savoir quelques détails. On vient m'annoncer qu'elle me demande, et que je n'ai plus une minute à perdre, si je veux la revoir. Troublée, saisie, hors de moi, précipitamment je me fais conduire au monastère, où elle n'était encore que postulante. Dès que je m'y présentai, les portes me furent ouvertes. Tout paraissait dans la consternation; le silence n'était interrompu que par des larmes: Eléonore y était adorée. Aussi-tôt la Supérieure m'introduisit dans la cellule où l'infortunée respirait à peine. En entrant dans ce lieu imposant, douloureux et terrible, un tremblement affreux s'empare de moi: je veux rassembler mes forces; des sanglots m'échappent. Je succombe, en approchant d'elle, en la voyant déjà éteinte, sans couleur et sans voix;... cette image cruelle est toujours devant mes yeux: je ne pus que la serrer dans mes bras, et l'arroser de mes larmes. Elle jeta sur moi des regards, où la mort et l'attendrissement se peignaient à la fois. Eléonore, m'écriai-je! enfin, vous n'avez donc voulu m'accepter pour amie, qu'au jour horrible!... Mais j'attends tout du Ciel; il peut encore vous rendre à nos vœux...... Elle me prend la main avec émotion, l'approche de sa bouche déjà froide. Je tombe à genoux, près de ce lit funèbre; j'y demeure immobile: nos pleurs se confondent. Un moment, elle paraît se ranimer: Madame, me dit-elle, votre générosité vous trompe; c'est, de mes crimes, qu'il faut gémir, et non de mon trépas. En me punissant, le Ciel fut juste; mais il n'est point inexorable, puisqu'il abrège le cours de mes maux. Je vais ne l'implorer que pour vous, et pour un objet trop cher.... Mon cœur ne pouvait cesser d'être criminel, qu'en expirant. Ne souhaitez point que je vive; mon heure est venue. Je ne mérite point vos regrets: daignez seulement me dire que vous me pardonnez!.. Ah! je suis la plus coupable, furent les seuls mots que je pus lui répondre. Vous, coupable, reprit-elle! Puis soulevant ses regards vers la Supérieure, qui ne nous avait point quittées, et une jeune Religieuse qui était auprès d'elle (toutes deux fondaient en larmes), après les avoir fait approcher, après leur avoir fait promettre que tout le couvent serait instruit de ce qu'elle allait leur apprendre, cette infortunée s'accusa seule e ce qu'elle appelait ses forfaits envers moi, et de ses motifs, et de son amour, que ses remords (ajouta-t-elle), sans la honte d'un tel aveu, n'auraient pas suffi pour expier. Après cet effort, elle eut une faiblesse. J'étais restée toujours la tête appuyée sur son lit, ses deux mains dans les miennes: on fit des efforts inutiles pour m'en arracher; elle s'en aperçut. O sublime Stéphanie! me dit-elle, d'une voix qui s'effoiblissoit à chaque instant, combien vous méritiez un autre sort!.... A quel horrible sacrifice vous a contrainte votre vertu?.... J'espérais avoir détoumé es mauz où je n'ai eu que trop de part..... Pouvois-je y survivre? Puissiez-vous, du moins, éviter des pièges funestes, et en garantir un héros!... Mon cœur encore.... ô mon Dieu! A ces mots, elle retombe, me presse, pousse un prosond soupir.... Lorsqu'on m'eut rappelée à moi, elle n'était plus;... elle n'était plus, et je vis!... Mais, ô ma chère Clarence! un Dieu n'est point implacable: c'est du séjour céleste, que la voix d'Eléonore m'appelle!.... Hélas! brûlant des mêmes feux, victime du même amour, je n'ai plus qu'à souhaiter de la rejoindre. Ah! pardon, ma Clarence! me séparer de vous, m'en séparer pour toujours, me serait douloureux. Je ne suis ni fille, ni amie,... ni amante sans tendresse: croyez que je le prouve, en respirant encore! Ce n'est plus que pour des objets qui me sont sacrés, que je supporte l'existence. Mais, comment ne succomberais-je pas au désespoir d'une vie misérable, et qui ne peut plus cesser de l'être?.... O passion fatale, sans laquelle une des plus charmantes personnes, que la Castille ait vu naître, en serait encore l'ornement, supplice adoré des cœurs sensibles, offrez du moins à Fernand des consolations, dont je suis moins susceptible que jamais! Je sens mes tourments s'accroître. Ce fut mon malheur, qu'Eléonore s'attribuait, qui acheva de précipiter sa jeunesse dans la tombe: cette pensée m'est insupportable. Mon cœur est livré au désordre le plus affreux. Jamais l'image de Fernand ne fut, pour moi, si redoutable qu'en ce jour.... Aurois-je pensé qu'elle pût me devenir encore plus chère?... Que sert, en effet, de ne pas le nommer, lorsque chaque mot de ma lettre exprime la contrainte de mon cœur, et son éternelle préoccupation pour celui qui en est le maître, à jamais? En me rendant aux prières d'une amie, quand tous mes secrets lui appartiennent, offensé-je mon époux?... Ne lui ai-je pas montré l'excès de mon amour, plus encore, s'il se peut, qu'à vous-même? Enfin, je me suis consultée: arrivât-il, dans cet instant, s'il désirait de voir ce que je vous écris, je n'hésiterais pas à le remettre dans ses mains.... Non, sans doute, non; et plus je lui verrais former, contre moi, des projets sinistres, moins il me verrait trembler.... Ah! quelquefois ses regards furieux, quoiqu'il les contraigne, font naître en moi l'espoir,.... le seul espoir qui me reste.... Lorsqu'il a appris que la malheureuse Eléonore avait expiré dans mes bras, j'ai cru lui voir des alarmes, et même du mécontentement. Il était déjà plus morne, et, s'il se peut, plus terrible, depuis que je m'étais refusée à des démarches qu'il exigeait de moi, auprès de la Reine. Je le devais; mais ceci est son secret, et non le mien. Depuis ce refus, dis-je, il s'abandonne davantage à son caractère, excepté, j'en rends grâce au Ciel, excépté en la présence de mon père; et puisse-t-il n'être point désabusé!... Mais, hélas! que devient Fernand? Il plaindra Eléonore, tandis qu'il m'accuse; bientôt il apprendra qu'elle est morte pour lui. Moi, je languirai dans le désespoir, sans qu'il le sache; j'expirerai loin de ses yeux,... oubliée peut-être! O Clarence, Clarence! vous avez exigé que je fusse cruelle, que je vous peignisse mes plus secrètes impressions.... Eh bien! sachez que mon amour et ma douleur ne sont plus qu'un délire coupable:... au trouble de mon cœur, se joint celui de mes idées..... Vous aimez ma ma gloire; et ce n'est pas assez de mes actions, si mes vœux la trahissent.... Souhaitez, souhaitez donc mon anéantissement! Adieu, mon amie; hélas! adieu: évitez mes tourments; n'acceptez jamais un époux que vous ne puissiez aimer! qu'au moins je vous serve d'exemple; et frémissez enfin des affreuses confidences que vous m'avez arrachées. LETTRE LXXVII. Du Chevalier De Rosenne, à Madame de Norsey. Ma sœur, mon aimable amie, combien il faut que je vous aime, pour vous pardonner la gaieté désespérante, avec laquelle vous me répondez, lorsque je vous peins les tourments de mon amour! Heureusement, ce ton que j'ai en horreur, n'est que celui de votre esprit. Votre âme est sensible, généreuse; elle mérite tous les éloges: est-ce à moi d'en douter? Mais que ne vous dois-je pas, sur-tout lorsque vous partagez les chagrins de l'objet charmant de mon culte, et les rigueurs du sort de la belle Stéphanie, et le désespoir du héros dont elle est idolâtrée? Ah! ma sœur, si vous pouviez vous représenter l'état horrible (au point d'être quelquefois inconcevable pour moi-même) de cet amant malheureux; oui, s'il s'offrait à vos yeux, ce jeune conquérant, que la nature sembla se plaire à former, qu'elle combla de ses dons les plus rares; si, comme moi, vous le voyez méconnaissable, abattu, chaque jour plus différent de lui-même; tantôt livré aux emportements convulsifs de la douleur, tantôt morne, égaré, presque stupide à force d'accablement, ne paraissant revenir à lui, que pour former, en secret, des projets affreux contre lui-même, n'étant retenu que par nos larmes, et sur-tout par le nom sacré de Stéphanie; oui, encore une fois, oui, vous-même, témoin de ce qu'il souffre, vous eussiez été loin de me désapprouver d'avoir osé rendre une lueur d'espoir à son amour. Son infortune eût arraché à votre rigueur, au moins quelque consolation. Hé! ma sœur! rassurez-vous. La gloire de Stéphanie n'est point compromise. Ma prudence l'a ménagée plus que vous ne pouvez le croire. Je n'ai point donné mes doutes pour des certitudes: Fernand, d'ailleurs, aime trop, et est trop malheureux, pour se flatter. Hélas! en hasardant quelques-unes de mes conjectures, j'ai seulement soutenu sa vie, cette vie si précieuse, si chère, et dont le souffle était prêt à s'exhaler. Mais, toujours généreux, malgré les maux qui l'agitent, il ressent mes chagrins; il en paraît attendri. Quelle âme, à la fois, douce, forte et sensible! Dom Almanza, cet homme respectable, qui chérit également l'inhumaine Clarence, et le malheureux Fernand, et l'infortunée Comtesse; ce vertueux Castillan, et Dom Lope, l'ami le plus vrai, le plus courageux, le plus tendre, ne s'intéressent pas moins que Ximenès à mon amour. Nous ne parlons que de l'adorable Clarence, et des objets de ses affections. Devant l'amant de Stéphanie, on n'ose prononcer le nom fatal, qui est devenu le sien: une seule fois, il m'est échappé, en sa présence. De qui me parlez-vous, me demanda-t-il, hors de lui? D'une barbare, que je dois, que je veux oublier!... Stéphanie, ajouta-t-il, divine Stéphanie, objet toujours adoré, ah! pardon, pardon!... On lui cache la mélancolie profonde où elle est plongée: son époux, qu'il regarde comme le plus vil des hommes, lui inspire une fureur jalouse, que rien ne peut calmer.... Ah! ma sœur, combien il est à plaindre! Mais, Dom Lope, Dom Lope, accablé des peines d'un ami, s'oubliant lui-même; Dom Lope aime, il adore peut-être Stéphanie. Je crois avoir pénétré ce secret, quoiqu'il le renferme; et... Quelqu'un vient; on m'interrompt; c'est lui, accompagné de Dom Almanza. Auraient-ils déterminé Fernand au voyage dont nous lui avions presque arraché la promesse?... Ils paraissent consternés: ah! Ciel! Miss Clarence serait-elle malade?... Je ne sais où j'en suis. Ximenès a disparu, avec un seul valet de chambre. On ne l'a point trouvé, à l'heure où il avait donné ordre qu'on entrât chez lui: concevez notre inquiétude. Eh quoi! fuir ceux dont il est aimé; les abandonner à des alarmes mortelles! Que veut-il? quel est son dessein? que lui avons-nous fait, pour nous traiter si cruellement? Dom Almanza est saisi d'effroi; Dom Lope, désespéré, et moi! Ah! ma sœur!... Adieu, adieu; mon trouble est inexprimable: adieu.... P. S. Nous respirons enfin: on remet à Dom Lope une lettre de Ximenès..... Sans détruire entièrement nos alarmes, elle les adoucit; il implore le pardon de l'amitié: très-incessamment il promet à Dom Lope de l'informer des lieux qu'il habite. Persuadé que c'est vers Madrid que mystérieusement il a dirigé ses pas, cet ami fidèle voulait aussi-tôt aller l'y rejoindre. L'avis de Dom Almanza a prévalu: tous deux nous partons; il n'y aura point d'asile où nous ne parvenions à le découvrir.... Dom Lope attendra ici, du moins pendant quelques jours, la lettre qu'il lui annonce..... J'emporte l'image enchanteresse de Clarence, et tous mes sentiments pour mon aimable sœur. LETTRE LXXVIII. De Miss Clarence, à la Marquise De Norsey. Concevez, mon Adelaide, concevez mon trouble, mon saisissement; hélas! je n'ose dire ma joie!... C'est de Madrid que cette lettre est datée; c'est du lieu où languit, mais où respire Stéphanie, qu'elle est écrite. Oui, je l'ai serrée dans mes bras; nos larmes, nos soupirs, nos cœurs se sont confondus: je l'ai revue enfin:.... j'ai revu Stéphanie!.. O comment vous rendre ce moment si cher à toutes deux? elle n'y était point préparée. Ma tendresse ayant formé le projet de la surprendre, sans lui en faire part, je quittai Londres. Déja livrée à toutes les alarmes, sa dernière lettre m'avait jetée dans un désespoir égal au sien. Jugeant enfin, avec trop de raison, qu'absente de Stéphanie, aux maux qu'elle fouffroit, se joindraient tous ceux de mon imagination, témoin de mon inquiétude, craignant de me perdre, Milord Clarence lui-même, ordonna mon départ. Je tombai à ses pieds; tout autre remerciement eût été trop faible; il me rendait la vie. Bientôt il viendra me rejoindre; et j'ai eu, pour compagne de mon voyage, cette femme respectable, qui a présidé à mon enfance. Pendant une route éternelle, je ne distinguai nul objet. J'allais me retrouver près de Stéphanie; j'allais ne m'en rapporter qu'à moi, du soin de veiller.... même, à son existence, (hélas! faut-il vous le dire?) pour laquelle sans cesse je frémis! J'allais jouir peut-être de la douceur de soulager ses tourments: jugez de mon agitation, de l'impatience où j'étais! .... en un mot, j'arrivai, et ne fus plus à moi. Au lieu de descendre chez Dona Almanza, où je loge, je l'aurais dû sans doute; au lieu de faire prévenir Stéphanie, ne songeant qu'à la voir, j'arrête à sa porte, sans m'informer si elle y est? Je demande que l'on me conduise chez elle: quoique ses gens ne sussent point mon nom, je défends qu'ils m'annoncent. Elle était seule, un livre sur ses genoux, ne lisant point, la tête appuyée sur une de ses mains, et rêvait si profondément, que j'entrai, sans qu'elle me vît. Au cri que je fais, elle tressaille, m'aperçoit, veut faire quelques pas. Stéphanie!... Clarence!... quoi! chère amie!... Sont les seuls mots, qu'en nous précipitant dans les bras l'une de l'autre, nous puissions articuler. Ses forces l'abandonnent; et mourante moi-même, j'en retrouve pour la rappeler à la vie. Où étiez-vous, mon Adelaïde? Dès que mon cœur put se rendre compte de ses mouvements, il vous désira. Long-temps, Stéphanie et moi, fûmes hors d'état de nous dire que quelques paroles, sans suite. Cette première entrevue se passa dans les embrassements, dans les larmes, et la mutuelle reconnaissance de nos cœurs..., Que je serais heureuse de pouvoir adoucir les amertumes du sien! jamais un être aussi intéressant ne fut, hélas! aussi à plaindre. Rien cependant, rien n'altère sa douceur, son égalité parfaité, ni même ses charmes que son abattement et sa mélancolie rendraient, s'il était possible, plus touchants encore.... Chere Adelaïde, tout retentit, dans ces lieux, de son éloge, et de celui de son amant infortuné.... Ah! qui a pu se flatter d'être à elle, ne saurait vivre que misérable. Je sais, par Dona Almanza, à quel point Ximenès l'est devenu! je tremble pour lui, et n'en frémis que plus pour elle. Vous ne sûtes point, par moi, leur funeste amour; cependant, vous en êtes instruite. Eh bien! il est vrai; tandis qu'elle n'a que des craintes, qu'elle n'ose former des vœux, et ne garde aucun espoir, enchaînée, toujours contrainte, tyrannisée peut-être,... et ne s'abreuvant que de ses pleurs, son courage n'est abattu que de la pensée que Fernand souffre autant qu'elle. En vain je l'assure, qu'étant soutenu par la gloire, estimé de ce qu'il adore, plus libre qu'elle, et d'un sexe moins sensible que le sien, il est le moins malheureux, son cœur l'avertit. Par ses soupirs, elle compte ceux qu'elle lui coûte. Tremblante à sa seule idée, dès qu'elle m'en parle, aussi-tôt elle s'accuse. Quoiqu'il ne lui ait été possible de concilier son amour et sa vertu, qu'au prix des tourments; cette âme pure, pour qui le remord n'est pas fait, est encore déchirée par lui. Madame de Céléria ne se console point de ce qu'elle s'est sacrifiée: accablée de ses peines, elle ne peut s'arracher à ce douloureux spectacle. Je la vis, dès le jour dont je vous parle. Nous étions encore dans les premiers moments du délire de l'amitié, lorsque Madame de Céléria, Milord Rosemont, et le Comte Félici successivement arrivèrent. Nos transports apprirent mon nom à la Marquise; elle vint la première: ce ne peut être que Miss Clarence, s'écria-t-elle! Son accueil pour moi fut le plus tendre et le plus rempli de sensibilité. Ne cessez jamais de m'admettre en tiers dans vos épanchements, nous disait-elle, avec le ton de l'âme. La sienne se peint dans ses discours, dans ses moindres actions, et embellit encore sa figure, l'une des plus séduisantes que j'aie rencontrées. Que n'ajouta-t-elle point? elle est, à tous égards, au-dessus encore de l'opinion que je m'en étais formée. Mais, hélas! que l'amour, qu'elle inspire à Milord Rosemont, coûte cher à Stéphanie! En me voyant, il a marqué une joie inexprimable. Me savoir près de sa fille, semble soulager ses inquiétudes; car elle le trompe sur sa douleur, moins qu'elle ne s'en flatte. Vous voyez, m'a-t-il dit, d'un ton triste et pénétré, ce qu'elle a fait pour moi. Cependant, ô Dieu! que ne me laissait-elle expirer cent fois, plutôt que de la voir infortunée!... En disant ces mots, il regardait, avec un égal attendrissement, sa fille et la Marquise. Stéphanie s'efforçait de le rassurer, le consolait, du moins par ses caresses, s'abandonnait aux fiennes, et dévorait ses pleurs: ni son père, ni la Marquise, ne pouvions retenir les nôtres. Félici parut.... chère Adelaïde; fût-il mon époux, son aspect ne m'aurait pas consternée davantage. Le coup d'œil le plus farouche et le plus sombre, l'air féroce et terrible!... c'est en vain qu'il cherche à l'adoucir. Dès qu'il sut qui j'étais, cachant, sous une feinte politesse, son éloignement pour moi, qui perçait à travers sa fausseté profonde, il me proposa un logement chez lui: je le refusai. Chaque fois que mes yeux osent se fixer sur les siens, en dépit de lui-même, il s'embarrasse, se compose un maintien, croit me tromper, s'abuse, et me redoute presque'autant qu'il est craint de Stéphanie. Interdite en sa présence, elle est même épouvantée, lorsqu'elle sait qu'il va paraître. On dirait toujours qu'elle attend de lui l'arrêt du plus affreux supplice; et en effet, il semble, sur-tout lorsqu'il affecte de n'être point irrité, ne suspendre ses coups sur sa victime, qu'afin de découvrir l'endroit le plus sensible, pour la frapper. Malgré lui-même, sa vertu lui en impose: on dit qu'il l'aime éperdument..... Eh! quoi! l'on ose appeler amour, l'offensant désir de l'objet, séparé de celui de son bonheur, une passion effrénée, trop jalouse, trop tyrannique, trop cruelle dans ses effets, pour n'être pas étrangère à l'âme; celle enfin d'un tigre qu'affament les privations, et qui ne peut faire naître que l'effroi, le désespoir et l'horreur! S'il l'aimait, sachant, ayant vu, même avant de s'engager, quelle affreuse position la livrait à lui, généreux, du moins, il serait devenu pour elle un protecteur, un père:... elle eût été forcée de le chérir. Eh! qui peut donc contempler son sort, sans s'attendrir, et sans l'admirer? Se fut-elle donnée témérairement, c'est le tort d'une âme sublime. Ah! combien je m'applaudis de n'avoir pas même songé en venant en Espagne pour y mourir peut-être du spectacle de ses maux, que, de plus, mon cœur s'exposait encore (le vôtre est incapable de me trahir) au péril de revoi votre aimable frère! Il n'y est point; mais il y est attendu incessamment.... Eh bien, oui: cette idée me trouble: elle n'a pu toutefois, ni dû m'arrêter. D'ailleurs, mon amie, ne vous flattez point que je change de résolution. Stéphanie, que vous avez mise dans vos intérêts, en vain s'est jointe à vous: Stéphanie est malheureuse; elle l'est, hélas! pour toujours; et l'on ne me vetra point accepter quelque consolation que ce puisse être. De grâce, cessez de m'en vouloir. Si je vous aimais moins tendrement, croyez que Rosenne n'eût pas été aussi dangereux pour moi: quelque estimable qu'il soit, le titre de votre frère, fut sa première séduction. Je ne vous dis pas encore adieu; je ne fermerai point ma lettre aujourd'hui: je vous quitte toujours avec peine..... Il est donc, pour Stéphanie, et pour Clarence, quelque douceur! Je reviens à vous, moins infortunée que je ne l'étais. Deux jours se sont passés, sans que j'aie pu reprendre ma lettre; et ils ont presque fixé le bonheur de Madame de Céléria, et de Milord Rosemont. De douces larmes ont coulé des yeux de sa fille; et la nature a, du moins pour quelques moments, charmé les maux de l'amour. Rosemont avait, pour rival, le Marquis de Cadix, qui, partageant, près de ses Souverains, la considération et le crédit du Cardinal, Ministre de cette Cour, est également illustre par sa naissance et son mérite. Depuis long-temps, Madame de Céléria avait fait, sur lui, une impression profonde. Desirant d'unir son sort au sien, ce fut à Milord qu'il s'adressa, pour appuyer ses vœux. L'amitié qu'elle a pour sa fille lui faisait croire que Rosemont n'était attiré, sans cesse, vers cette femme adorable, que par la reconnaissance; mais, p'us il le conjurait de s'intéresser à son amour, plus il le peignait avec force, et plus Milord accablé, se contraignant, ressentait la crainte que cet amour ne fût fondé sur quelque espoir: enfin, le Marquis lui arracha la promesse de parler, dès le même jour, en sa faveur. Dès qu'il s'offrit aux regards de la Marquise, tremblant, agité, hors de lui-même (je tiens d'elle ce détail), avec effroi, elle lui en demanda la cause. cause. Le trouble des réponses de Rosemont l'eut bientôt confirmée dans la pensée cruelle, que Stéphanie en était l'objet: vouloir voler chez son amie, fut son premier soin. Rosemont alors, digne même de la confiance d'un rival, n'épargna rien pour faire valoir ses sentiments et ses droits à la préférence qu'il ambitionnait sur ses rivaux. La Marquise, dont l'âme était déchirée par cet excès de zèle, n'avait pas la force de l'interrompre: Rosemont, en frémissant, la sollicitait de s'expliquer. Eh bien! lui dit-elle enfin, avec une douleur qu'il n'aperçut pas; eh bien! oui, j'estime et j'apprécie.... Ah! s'écria-t-il, c'en est assez, et je vais.... cacher, loin de vous, des sentiments qui ne pourraient devenir qu'importuns, puisque jamais, hélas! ils ne seront partagés. Vous n'empécherez pas, du moins, qu'ils ne me suivent jusqu'au tombeau. Dans une âme profonde, les impressions que vous faites, sont aussi durables que la vertu qui les fait naître. En achevant ces mots, ne se possédant plus, il se jeta à ses pieds, et lui fit l'aveu de sa passion, renfermé avec tant de peine dans cette âme courageuse et tendre, digne et de l'amour et du bonheur. Il s'attendait au courroux de la Marquise; mais ce qu'elle avait appréhendé, ce qu'elle entendait, un passage si rapide de la douleur à l'enchantement, ne lui permit point de dissimuler ce qu'elle éprouvait. Il lut dans son cœur, et l'ivresse des transports auxquels il s'abandonna, ne fut dissipée que par le refus d'unir son sort au sien, et la défense de lui parler désormais de son amour. Elle ne lui en dit point la cause. Stéphanie déméla aisément que son amie, qui, mieux que son père, connaît ses chagrins, et se les reproche sans cesse, voulait éloigner, pour elle-même, toute idée d'un sort plus heureux. L'admirable Stéphanie, dont la destinée est de mettre de l'héroïsme dans toutes ses actions, eut recours aux bontés de la Reine de Castille, qui, de jour en jour, paraît l'aimer davantage. Déja elle avait parlé plusieurs fois à la Marquise de cet hymen, si bien justifié et par ses secrets sentiments, et parceux qu'elle avoir inspirés. Cette fois, en se chargeant d'avoir elle-même un entretien avec le Marquis de Cadix, elle en est venue jusqu'à joindre les ordres les plus flatteurs aux prières de Stéphanie, et aux vœux d'un amant aimé. Dans deux jours, ils seront l'un à l'autre. L'exécrable Florizene en parait furieuse. Pour éviter ce monstre, j'ai différé, tant qu'il ma été possible, d'aller chez Madame de Céléria. Aujourd'hui enfin, j'ai rempli ce devoir. J'ai reculé d'effroi, lorsque son odieuse fille est venue au-devant de Stéphanie. Ce mouvement ne lui aura point échappé, sans doute. Tous ceux de Florizene se décèlent assez, non pour la faire parfaitement connaître, mais pour que ceux qui la voient détestent jusqu'à sa beauté. Son regard est toujours faux, dans les moments où il n'est pas hardi. Le son de sa voix est aigre: son sourire est amer, et son maintien audacieux. Je lui trouve avec Félici un air d'intelligence, qui me fait frémir pour StéStéphanie.... Ah! je veillerai de si près à toutes leurs démarches, qu'ils perceront mon cœur, avant d'arriver au sien. Non, il n'y a pas jusqu'à la mort d'une jeune parente de Félici, dont je ne soupçonne Florizene d'être la cause, et peut-être l'instrument. Stéphanie seule la regrette:... mais enfin, elle jouit, dans ce moment, par la nature et par l'amitié, de quelque ombre de bonheur. Environnez-la, grand Dieu! des feuls biens qui lui restent! Adieu, mon amie, aimez -moi: vous m'êtes bien chère, et vous me le serez toujours. LETTRE LXXIX. De Dom Fernand Ximenès, à Dom Lope. Vous vous opposiez tous à mon départ: cependant vous me conjuriez de virre; la cruelle Stéphanie l'ordonnait!... Pour satisfaire l'amour, l'amitié, le sort qui, à mesure que mes jours sont misérables, semble plus attentif à les prolonger, il me fallait revoir l'inhumaine, paiser, dans ses yeux, avec de nouveaux tourments, de nouvelles forces; la contempler, lorsqu'elle ne peut plus être à moi, lorsqu'elle a voulu me ravir jusqu'à la trompeuse espérance de la toucher peut-être un jour, du moins, par l'excès de mon infortune; lorsqu'enfin, pour me prouver à quel point je lui suis odieux, c'est Félici,.... Félici, ô Dom Lope, qu'elle a préféré à moi! Elle veut que je supporte ce comble d'abaissement, le supplice de sa perte, celui de sa cruauté, celui.... de son malheur..... Son malheur! ô trop barbare Stéphanie! vous le saviez qu'il serait le comble du mien! Il y manquait la vue douloureuse de ses charmes,... que je ne peux cesser d'adorer, tandis qu'un autre en est le dépositaire et le tyran.... O Dieu! qu'une telle faiblesse m'indigne, et que j'ai honte de moi-même! Par cette vue trop affreuse et trop chère; par les regrets, les transports, les fureurs, l'ivresse qu'elle a excités en moi, j'ai voulu, à mon tour, repaître mon désespoir de tout ce qu'il peut offrir de plus déchirant. Ah! qu'elle en soit sûre, je n'existe plus que par la violence de ce désespoir; et elle frémirait de ce que mes yeux voient encore la lumière, si elle savait à quel prix! Toutefois, ne pensez pas que l'amant dont elle est idolâtrée, qui la mérite, même lorsqu'il l'accuse, ait pu risquer de la compromettre!... Malheureux que je suis! elle a renoncé au bonheur;... mais son repos m'est sacré. Oui, je l'ai vue,... Sans vouloir être aperçu d'elle,... je l'ai vue; ah! mon ami, dans quel instant, dans quel lieu?... Le même, hélas! où, pour jamais, elle a engagé sa foi,... Sa foi qui m'appartenait, qu'elle devait à moi seul, dont elle n'a pas craint de disposer, en faveur du mortel qui en était le plus indigne; et c'est moi qu'elle force à le respecter!... O pouvoir fatal! elle commande encore à l'amant qu'elle outrage!... Dieu! qu'elle était belle!... Sa langueur, son abattement, appaisaient mon âme irritée, embrasoient mes sens, aggravaient mes maux..... Et Rosenne, Rosenne a pu, non me tromper, mais s'abuser assez pour croire qu'elle ne m'a point sacrifié, sans que son cœur en ait gémi?... Ah! si elle verse des larmes, c'est sur son choix, ce n'est point sur ma perte; je ne sais même,... elle m'a réduit au point de la souhaiter ingrate, impitoyable, insensible, plutôt qu'infortunée!... Vous concevrez ce que j'ai senti, en me retrouvant dans le séjour qu'elle habite! Dédaignant, pour elle, les honneurs du triomphe, j'y arrivai, sans qu'on pût même soupçonner mon retour. Au moment où je descendis de voiture, un cortège pompeux attirait la foule du peuple; j'ignorais quelle force invincible m'entraînait à la suivre. C'était, bientôt je l'apprends, l'heure de la célébration du mariage de Madame de Céléria, et de Milord Rosemont. Je me dérobe aux yeux du Roi, de toute la Cour, à ceux même de mon père. Le tremblement qui me saisit, même avant que mes yeux distinguassent Stéphanie, me l'annonce. Sous le déguisement qui me sert, je pénètre dans le temple;... ô Dieu! elle y était.... Quel moment, pour moi, de trouble, ou plutôt d'aliénation! Quels combats, quel désordre, quels mouvements furent les miens! Je tressaille d'horreur, en voyant Félici près d'elle: l'amour furieux est prêt d'armer mon bras; l'ascendant de Stéphanie le retient. Lorsque Rosemont et Madame de Céléria jurent d'être l'un à l'autre, les yeux de Stéphanie, qui, plusieurs fois, s'étaient tournés de mon côté, s'y arrêtent encore. Je m'aperçois qu'elle se trouble, qu'elle palit; le délire le plus funeste s'empare de mon cœur; un seul instant, je pensai que le sien partageait mon amour et mes maux. Eh bien! terminonsles ensemble, me dis-je alors; à la face du Ciel, unissons-nous par le trépas;... jouissons d'un moment de bonheur:... nos derniers soupirs vont se confondre, nos âmes s'exhaler au sein l'une de l'autre; et nul n'osera séparer les cendres de Stéphanie de celles de Ximenès. J'allais... me frapper à ses yeux, lui donner l'exemple: j'allais... Dieu! ô Dieu! ton plus parfait ouvrage serait détruit; ta gloire est intéressée à me punir d'en avoir formé le vœu barbare. Que plutôt, je meure loin d'elle, devenu l'objet de sa haine, de son indignation, même de son dédain!.... Hélas! c'était donc sans me reconnaître, que ses regards..... ah! Dom Lope, comment ai-je pu les soutenir, et ne pas tomber à ses genoux?.. Egaré, n'espérant rien, ne m'étant jamais possédé moins, qui m'arrêtait?... Son amant aurait flétri sa gloire, lui!... Sachez bien plus: lorsqu'elle s'est éloignée de mes yeux, sachez que, même alors, je ne l'ai point arrachée des bras de son indigne époux. Mon sang bouillonnoit dans mes veines; la rage et la douleur me transportoient: l'amour encore m'enchaîna. Trois jours que je passai dans la retraite de cet honnête vieillard, à qui je dois les premiers soins de mon éducation, ne furent, pour moi, ni moins affreux, ni moins agités, que celui dont je vous parle. Maudissant la lumière, je ne commençais à vivre, que lorsqu'à la faveur des ténèbres, je pouvais errer autour de l'enceinte où elle respire, arroser de mes pleurs, et réchauffer, par des baisers de flamme, la pierre froide et insensible qui la dérobait à ma vue. Une de ces nuits cruelles, dans mon égarement, il me sembla que j'apercevais, à travers l'obscurité, une jalousie s'entrouvrir. Sans oser croire à l'illusion, l'embrassant toutefois, étendant en vain mes bras dans le vague des airs, me précipitant aux pieds de celle qui n'était présente qu'à mon cœur, je portai la frénésie jusqu'à me figurer que des soupirs répondaient aux miens, que des sanglots même..... Bientôt tout disparut; l'erreur se dissipa, l'horrible vérité en prit la place: je rentrai au sein de l'infortune; et, plus que jamais, je me crus seul dans l'univers! Hélas! une lettre de la détestable Florizene m'a forcé à quitter la solitaire demeure où, du moins, je ne contraignois pas mes profonds ennuis. Ce fut à mon Souverain lui-même, à qui j'osai me confier. Lorsque ses courtisans furent réunis, daignant me faire un mérite de ce qui n'était que l'ouvrage d'une passion qu'il connaît et qu'il plaint: Ximenès, leur dit -il, instruit qu'on a voulu me rendre suspecte l'ivresse qu'il inspire à cette nation, une seule fois ne m'a pas rendu justice; il n'est rentré que secrètement dans ma capitale, pour se soustraire aux transports de mon peuple; mais il n'échappera point à ceux du Monarque, ou plutôt de l'ami reconnaissant qui lui doit le jour. Ah! quels que soient mes tourments horribles, puissé-je n'expirer qu'en punissant jusqu'au dernier des ennemis de ce Prince, aussi grand qu'il est adorable!... Eh quoi! Stéphanie ne paraît même pas chez la Reine!... la cruelle abhorre ma présence!... Rosenne, encore une fois, Rosenne en vain m'a voulu flatter du contraire:... il a retrouvé ici Clarence, qu'il ne peut adorer trop, Clarence, qui est l'amie la plus chère de Stéphanie;... mais cette joie a été troublée cruellement par la perte de son frère, de l'aîné de sa maison, qu'il chérissait. Que j'aime à trouver dans son âme toutes les vertus qu'elle annonce! L'immense fortune dont il va jouir, est bien loin de le consoler de ce malheur. O mon cher Dom Lope, votre ami furieux, désespéré, ne se connaissant plus, vous regrette, et vous désire: jugez s'il est à vous! Adieu. P. S. Vous ne pourrez lire, sans indignation, la lettre que je vous envoie: fasse le Ciel que le monstre qui l'a écrite, n'afflige plus mes yeux! Prétextant une maladie, elle n'était point au mariage de sa mère.... Stéphanie, Stéphanie persécutée par elle..... Eléonore, hélas! qui n'est plus!.... et tant de crimes sont impunis!... Ah! pourquoi Milédi Rosemont a-t-elle donné le jour à cette furie abominable? De Florizene, à Dom Fernand. Est-ce bien moi qui veille encore à vos intérêts? moi que vous avez outragée, moi enfin,... dont peut-être vous prîtes la fierté pour de l'indifférence!... N'auriez-vous été qu'injuste?... Que dis-je? vous fûtes cruel! N'importe: je me suis nourrie trop long-temps de la douceur de croire que mon sort serait à jamais uni au vôtre, pour qu'il ait cessé de m'être cher. En vain vous voulez ma haine; en vain je vous la dois: ne craignez que celle d'un être ambitieux, perfide, et même jaloux. Quoique Stéphanie, en acceptant sa main, lui ait donné la préférence sur tous ses rivaux, mon cœur, qui vous a découvert dans ce séjour où vous vous cachez à tous les yeux, pénètre tous les secrets dont votre destinée peut dépendre. Croyez à cet aveu: ne craignez point de m'accorder quelques instants d'un entretien, sans doute le plus pénible pour moi, dans la position où nous sommes, mais le plus intéressant pour vous. Adieu. Que ne puis-je vous voir heureux, et gémir seule! Tel est le vœu sincère d'une âme généreuse, à qui l'on ne pourra imputer des torts, dont elle n'aime à se justifier que par des bienfaits. Réponse de Fernand à Florizene. Je ne sais point craindre; j'ai renoncé à être heureux: il m'en coûte de dissimuler avec des objets qui me font horreur. Je respecte celle qui vous donna le jour, et j'obéis à ce que j'aime; en gardant le silence sur des crimes dont ne frémissent point ceux qui les commettent. Adieu pour toujours. Billet de Florizene au Comte Félici. D'après la lettre insolente que je reçois de Ximenès, je ne doute plus que votre Eléonore, qui fut pieusement atroce, ne lui ait fait parvenir quelque avertissement; et, en cas que vous y ayez eu part, il est juste que vous en receviez de moi à votre tour. Apprenez que l'amant de votre femme a passé plusieurs jours dans ces lieux, invisible à tous les regards, excepté à ceux de la vertueuse Stéphanie, et peut-être de sa fidèle Clarence. Il serait inutile de vous cacher à quel point tout ce qui tient à la première, m'est devenu odieux. Si je pardonne à son époux, c'est parce qu'elle le trahit. Je dois le soupçonner, je puis le perdre: qu'il se garde donc d'abandonner le soin de sa vengeance, ou de ne pas seconder la mienne. Votre liaison avec Torquemada s'affermit de plus en plus. Ximenès a violé la Religion, et insulté ses Ministres, lui entre'autres qui en est le Chef, lorsque, soulevant le peuple, il a dérobé aux slammes l'époux de celle que je ne nomme plus ma mère. Pour l'intérêt de votre honneur, pour celui de votre ambition, qui vous est encore plus, faites en sorte que je puisse m'applaudir de votre réponse. Le contraire vous serait aussi funeste, qu'il le sera à votre rival de m'avoir bravée. Adieu. LETTRE LXXX. Du Comte Félici, à Alvarès. Mon ressentiment ne peut plus avoir de bornes; et néanmoins celle qui l'excite, la cruelle Florizene, à force de m'inspirer de l'indignation, de l'horreur et du mépris, me ferait haïr jusqu'à la vengeance, si tout ne se réunissait pour m'en imposer la loi. Pénible ou non, je jure de m'y soumettre. Florizene croit m'assujettir à tous les mouvements de sa haine, et de son dépit: laissons-lui son erreur; j'ai besoin de lui donner, sur moi, cet avantage apparent, et je ne cherche point à le lui disputer. Stéphanie, dit-elle, a vu Fernand, pendant son séjour mystérieux ici: je seins d'en être persuadé, et cette feinte me sert pour hâter la perte de mon rival. Cette furie va en être, à la fois, et l'instrument, et la victime. Tout veut qu'il périsse: Ximenès et Félici ne peuvent jouir ensemble de la lumière du jour. Mais, Alvarès, croiriez-vous qu'au fond de mon âme, au milieu de mes plus grandes fureurs, je suis forcé de rendre hommage à ses vertus? Lorsque l'amour s'indigne des préférences secrètes qu'on lui donne, lorsque l'ambition s'alarme des triomphes publics qu'il accumule, lorsque tous deux le condamnent, et qu'il s'y joint le souvenir d'une insulte que je n'ai dévorée long-temps que pour mieux la punir: ô contrariétés du cœur humain! il est, dis-je, des moments où je plains son sort, où je songe, avec quelque commisération, aux larmes éternelles que je vais coûter à mon ingrate épouse, en déchirant le cœur qui, seul, a des droits sur le sien! Mais elle ne m'a point épargné, dans les aveux qu'elle m'a faits; je lui devais un supplice, un supplice affreux! ... Je l'ai trouvé; ce sera le trépas de ce qu'elle aime. Cependant, j'eusse encore différé. Désarmé, malgré moi, par l'idée horrible de son infortune, j'aurais suspendu, quelque temps, le trait cruel qui, enfin, va m'échapper, sans le refus qu'elle m'a fait, d'employer, auprès de la Reine, son crédit contre le Cardinal. Voilà, surtout, ce qui a précipité les effets de mon aversion pour Fernand, trop bien justifiée, d'ailleurs, et par la réception qu'il a reçue de son Souverain, et par l'enthousiasme du peuple; enthousiasme, je vous l'avoue, qui m'a semblé le signal de ma ruine, et dont il est temps d'anéantir l'objet. C'est moins l'amour outragé, et l'honneur même, puisqu'une fois dans sa vie il a cru me faire grâce, que l'ambition prévoyante, qui a dicté son arrêt. Cette ambition inquiète, qui, depuis que je me suis connu, a été le tourment de ma vie, en est devenue le C'est encore de l'histoire du duel, dont il parle. besoin. Jetté, presque'en naissant, dans le dédale des Cours, l'habitude de poursuivre, de disputer, de saisir la faveur, m'en a rendu l'esclave, plus que jamais.... M'y maintenir, est ma vie, et je sens que je succomberais à la douleur de me la voir arracher. J'habite un tourbillon qui me maîtrise; je lui obéis, bien moins qu'il ne m'entraîne. Plus il est sujet aux orages, plus il convient à mon infatigable activité. Craindre, prévoir, tromper, agir, déployer, tour-à-tour, l'audace ou la souplesse, selon les circonstances, rester sous le masque, ou se montrer hardiment sous ses véritables traits, sacrifier tout à soi, n'avoir que des principes qui plient sous les événements, n'être citoyen que par faste, généreux que par politique, sujet en idée que pour gouverner en effet, faire taire le remord, mettre à profit jusqu'à ses vices; en un mot, se jouer des choses et des hommes: tels sont les devoirs d'un ambitieux, d'un courtisan; tels sont les miens. Moins flatté de tous les titres que je réunis, que blessé du seul qui me manque, je ne veux plus qu'il y ait d'intermédiaire entre moi et le Souverain. Un abîme immense nous séparât-il, je voudrais ou le franchir, ou m'y perdre. Cette insatiable ambition, cette soif continue, cet élément de feu, qui, en me dévorant, me nourrit, ne se ressent point du déclin de mes ans; c'est la passion de tous les âges, de tous les instants: l'homme naît, vieillit, et meurt avec elle. Mais, Alvarès, elle s'irrite d'autant plus, en moi, que rien ne peut plus m'en détourner. Fatigué de ses secousses violentes, et de son inquiet délire, je cherchais à reposer mon âme dans un sentiment plus doux. Surpris, vous l'avez vu, et frémissant d'aimer, j'aurais toutefois abandonné quelques moments à cette faiblesse, qu'un seul objet au monde pouvait m'inspirer: elle n'est que ma honte. Il faut que l'ambition m'en console, et que, sous l'éclat des dignités, j'ensevelisse, à jamais, mes remords, mes affronts, je dirais presque mon amour, si l'on pouvait nommer ainsi un sentiment aigri par l'injure, et qui n'aspire plus qu'à la vengeance.Non, non; mon âme, un moment dépendante, a ressaisi l'empire. S'appartenant toute entière, elle se rend aux objets, aux seuls objets qui doivent l'occuper, et la remplir. C'est du sang qu'il faut à ma rage; c'est une élévation sans bornes, qu'il faut à mon orgueil: je verserai l'un, et je dois atteindre l'autre. Ximenès favori, ou plutôt ami du Monarque qui n'arrache de moi qu'un zèle intéressé, Ximenès m'est encore plus odieux, à ce titre, qu'à celui d'amant qu'on me préfère. Il m'en coûtera quelques combats, sans doute, même quelques regrets; mais, de si faibles freins doivent-ils m'arrêter, quand Florizene, dans l'âge de la candeur, n'a pas même la timidité du crime; lorsque le poignard, qu'elle tient suspendu sur des victimes telles que Ximenès et Stéphanie, ne chancèle pas entre ses mains, et que son front, quand son âme est en proie aux forfaits, peint le calme et la sérénité? Quant aux lettres, dont elle est dépositaire, et qui peuvent me nuire, je sais un moyen de m'en rendre le maître. Sans qu'elle s'en doute, elle n'agit que par les ressorts mystérieux que je fais mouvoir. Je suis le mobile invisible de ses démarches; et sa conduite, dont elle s'applaudit, n'est que le résultat de mes combinaisons. C'est moi, moi seul, Alvarès, qui lui ai fait insinuer d'écrire à Fernand. J'étais bien sûr que, s'il répondait, ce serait avec tant de dédain, qu'elle ne garderait plus aucune mesure; que, dans l'excès de son dépit, elle vengerait, à quelque prix que ce fût, et son orgueil offensé, et la honte insupportable pour elle, de s'être en vain compromise. Elle compte sur moi; et moi, je prétends que ce soit elle seule qui s'expose. Chargez-vous de lui dire que Torquemada a des émissaires à ses ordres. Ce chef redoutable d'un Tribunal inflexible, peut se servir de prétextes. Au nom de la Justice divine, ces Religieux mortels font couler le sang; et la terre tremblante, adore, en silence, et le Ministre et le Dieu. Faites aussi entendre à Florizene, que, par une faiblesse étrange (ayez grand soin de la déplorer devant elle); faites-lui, dis-je, entendre que j'aime mieux travailler à la disgrâce, qu'à la mort de Ximenès: c'est un moyen sûr pour la presser de parler à Torquemada; le moment est propice. Une commission honorable, dont, au nom du Roi, j'ai chargé Dom Lope, lui enlève un soutien dans un ami: Milord et Milédi Rosemont partent pour la France, où les appelle l'extrémité du Duc de Médina. Florizene peut se dispenser de suivre sa mère; elle n'a qu'à feindre une indisposition: jamais sa fausseté n'aura été plus nécessaire. Ajoutez, il le faut, qu'une fois instruit du complot formé contre Ximenès, je n'hésiterai point à me joindre aux pieuses manœuvres de Torquemada, et que je me verrai, avec joie, délivré du fléau de mes jours. Ce Torquemada est entièrement à moi; nous serons d'intelligence. A peine Fernand mort, nous tournerons nos forces contre le premier Ministre: et enfin, Alvarès, nul être, sous le Ciel, ne s'offrira plus à mes yeux, dont le nom m'importune, dont la faveur m'éclipse, dont le crédit balance le mien. Parent ou bienfaiteur prétendu, que m'importe, s'il m'arrête, un seul instant, dans la vaste carrière qui me reste à parcourir? ou, le premier degré, après le trône, ou le cercueil, voilà l'une des deux places qu'il faut que j'occupe. Adieu! Fernand bientôt.... L'instant de mon triomphe approche: au défaut d'un amour heureux, j'assouvirai ma vengeance; et.... Je ne vous recommande point tous ces secrets; en vous les confiant, je les ensevelis au fond de votre âme, qui m'est dévouée, et j'éléverai si haut votre fortune, que je devrais votre zèle et votre silence à votre propre intérêt, quand je ne le devrais pas à votre attachement. J'y compte; j'en aurai besoin: ma vie est un combat; et, si j'y succombe, c'est dans votre sein que je veux exhaler mon dernier soupir;... ce n'est plus qu'au tombeau que s'anéantira la fureur de mes ressentiments. LETTRE LXXXI. De la Comtesse Felici, à Miss Clarence. O ma Clarence, ma consolation, mon amie, il faut nous voir moins! On me condamne;... cet ordre est affreux! Notre amitié, plus que jamais nécessaire à ma malheureuse existence; eh bien! notre amitié même est suspecte à celui dont j'ai pu vouloir dépendre. Qu'ai-je fait? que deviendrai-je ne pourrai suffire à tant de maux: ma propre demeure n'est plus qu'une prison horrible. Hélas! mon amie, avais-je mérité l'injurieuse défense d'en sortir?... Félici pouvait l'épargner à lui et à moi, puisque je l'avais prévenue, en apprenant le retour du seul mortel qui pût faire mon bonheur, et auquel je me suis arrachée.... O Dieu! que ses peines, dont je ne suis que trop sûre, le tourment de le fuir, le mépris d'un époux..... assez cruel pour me priver de ma Clarence, de ma vie; qu'une destinée si déplorable me laisse peu de forces! Ce coup m'est d'autant plus douloureux, qu'il met le comble au déchirement, au désespoir que j'ai éprouvé, en me séparant de mon père, et de Milédi Rosemont. Tous deux ne pouvaient me quitter: je me refugiois dans leur sein; je les couvrais de pleurs; je les pressais de mes bras défaillants; je cherchais à retenir mes appuis, mes protecteurs, tout ce qui m'est cher, tout ce qui m'a coûté des larmes.... Ils m'échappent?... Quand je les ai vus s'éloigner, le cri le plus perçant, le plus funèbre, a été mon unique adieu; et un moment après, en revenant à moi, je me suis trouvée seule au monde,... Seule, hélas! avec ma douleur et Félici! Je voudrais voler vers vous, donner un libre cours à mes pleurs, dans le sein de l'amitié: on veut qu'il me soit fermé; on m'enlève jusqu'à cette douceur funeste. Je n'ai pas même la permission de soulager mon cœur, en épanchant mes peines dans celui d'une amie!... C'en est trop: je sens que je me mœurs; la consternation règne autour de moi: je vis dans un tombeau. Si je voulais m'y soustraire, le soupçon, la jalousie, la rage inflexible m'y replongeroient à l'instant. Il semble que les murs qui m'environnent, s'élèvent pour toujours entre moi et ce que j'aime; c'est une éternité de malheurs, qui s'ouvre devant mes yeux intimidés, couverts de larmes: voilà mon sort! Acheverai-je? .... vous dirai-je le pressentiment épouvantable qui me poursuit?.... Je ne sais quel effroi pour les jours de Fernand.... Ah! grand Dieu! sauve ce héros; veille sur ton image; dirige le poignard contre ce cœur qui ne respire que pour l'aimer! Je succombe; malgré moi, ma main s'arrête;.... un morne accablement..... Je ne puis poursuivre. Adieu, Clarence, adieu, vous que peut-être je ne reverrai plus! Billet de la même à la même. Dieu! ô Dieu! mes craintes, mes terreurs, mes pressentiments... ils étaient trop justes!... Ximenès, Ximenès,... on attente à ses jours.... Ciel! s'il n'était plus. Moi, moi j'hésiterais! Ah! temps!... Clarence, dussé-je me perdre, je vole à son secours. J'opposerai mon cœur à tous les coups de ses assassins: puissé-je!... Je ne me connais plus:.... je vais.... Adieu. LETTRE LXXXII. De Dom Ferand, à Dom Lope. Quel trouble, quel délire, quels transports douloureux et chers m'agitent!... Privé de Stéphanie, la vie m'était un supplice affreux; mais, elle s'y intéresse, elle me l'a conservée!... Oui, oui, le jour, l'air que je respire, mon existence entière, est un bienfait de ce que j'aime, de ce que j'idolatre.... Sans Stéphanie, sans elle, votre ami ne serait plus. O comment vous faire ce récit! Je ne suis point à moi.... A peine je respire. Mon cœur brûlant d'amour, enivré de reconnaissance... Dieu! Dieu! serais-je aimé? Je m'en flatte, hélas! trop vainement: n'importe! n'importe!... être sacré, femme céleste, divine Stéphanie, je vous dois trop, pour qu'il me soit permis d'oser vous reprocher rien! N'est-ce pas déjà un bonheur, qu'une reconnaissance dont vous êtes l'objet?.. O Dom Lope! et je ne devrais qu'à la sienne ce ce qu'elle a daigné faire pour moi!... Eh bien! si tel est mon sort, je vivrai plus misérable encore, s'il est possible, que je ne l'étais: mais, je me plairai à souffrir; je prendrai soin de mes jours, de mes jours que je lui dois: Stéphanie, ô ciel! Stéphanie s'est exposée elle-même pour les défendre N'est-ce point une erreur? Quoi! j'étais à ses pieds! j'ai joui, un instant, de la vue et des alarmes de l'objet que mon cœur a déifié! j'ai pu embrasser ses genoux! elle a pu lire, dans mes regards, tout l'amour qu'elle m'inspire... Ah! je le sens; j'ai puisé dans ses yeux, à ses genoux, une âme nouvelle, brûlante de plus de feux encore.... plus emportée.... plus soumise, plus dévorée de désirs, plus capable toutefois de les lui soumettre, abjurant la plainte, pour l'admiration, adorant sa vertu, et jusqu'à sa cruauté courageuse, en un mot, digne d'elle; voulant supporter, voulant même chérir les tourmensmens qu'elle m'impose et que peut-être.... Stéphanie, Stéphanie, étions-nous faits pour être séparés?.. Le temps, du moins, ma persévérance, mon idolâtie étemnelle auraient désarmé votre rigueur. Votre âme est trop généreuse pour n'être pas sensible. Hélas! sans l'affreuse chaîne dont vous vous êtes liée, l'amant qui mérite le mieux quel-que retour, aurait joui enfin du bonheur de l'obtenir; mais, sachez tout. Ma main tremble, mon cœur palpite, et je baignerai de mes larmes, chaque mot que je vais écrire. J'avais dédaigné quelques lignes d'une main inconnue, par lesquelles on m'exhortait à ne sortir que très-accompagné. Ce n'est point, lorsqu'on déteste l'existence, lorsque son poids accable, que de semblables avis sont écoutés. Après le coucher du Roi, j'allai chez Rosenne; nous avions parlé de Stéphanie; et la nuit s'était écoulée, sans même que je m'en fusse aperçu: le jour commençait à paraître, lorsque je le quittai. Je retournais chez moi occupé, profondément occupé de l'être enchanteur, toujours présent à mon âme et à ma pensée. Une troupe d'hommes armés m'enveloppe: seul, je désarme les uns; les autres sont prêts à prendre la fuite. Un plus grand nombre vient à leur secours; et je n'avais plus que la ressource de leur vendre chèrement ma vie, lorsque des accents, dont mon cœur tressaille encore, se font entendre. Frémissez, malheureux, des coups que vous allez porter, s'écrie Stéphanie! c'est elle, pâle, échevelée, tremblante.... Fernand, Fernand!... à ces mots, elle se précipite entre eux et moi. Sa beauté les frappe; sa douleur les émeut: il semblait qu'un Ange descendu des Cieux, suspendît, tout-à-coup, leur rage et leur dessein. O Dom Lope! pardonnez à cette illusion, j'ai cru, oui, j'ai cru voir couler ses larmes. Que dis-je? je ne distinguais plus rien; j'étais à ses pieds presque sans connaissance, sans mouvement, sans voix, ne frémissant que pour elle. A son seul aspect, ces scélérats étaient restés immobiles. Tombez, leur dit-elle, aux genoux du héros, dont vous osiez verser le sang; ce sang précieux, qui, tant de fois, a coulé pour sa patrie! Leur repentir éclate; ils s'accusent. L'un d'eux nomme Florizene; et jusqu'au pardon que j'accorde à cette furie, ne m'a point été pénible: je la hais moins, depuis que ce n'est plus qu'à ma vie qu'elle attente. Sans qu'il m'en coûte, je renfermerai cette trame qui donnerait le coup de la mort à sa malheureuse mère, ou plutôt à celle qui en a, pour Stéphanie, tous les sentiments. Cher Dom Lope, délivré des meurtriers, sauvé par elle, demeuré seul avec ma bienfaitrice, je retombai à ses pieds, ne m'exprimant que par mes soupirs, m'ignorant moi-même, ne voyant que Stéphanie..... J'osai serrer ses deux mains, les approcher de mon cœur, les couvrir de baisers, de larmes;... quelques instants, elle garde le silence; puis, tout-à-coup, s'arrachant à moi, avec frayeur, sans proférer une parole, d'un signe, d'un regard, elle me défend de la suivre; et son amant, au désespoir, aurait cru commettre un crime, de résister à ses ordres. Cependant, ô Dom Lope! pour qui me quittait-elle? quel est son asile? En me fuyant, elle allait retrouver un époux: que dis-je? un tyran affreux; et dans ses bras peut-être.... O douleur, ô regrets, ô transports jaloux! je sens que vous êtes prêts de ranimer mes fureurs.... Tandis cependant que mes yeux et mon cœur la suivent, Miss Clarence vole à sa rencontre: aussi-tôt Dom Almanza et le Chevalier me joignent. Avec quelle peine, quel déchirement je quittai la place qu'elle occupait! Mais, du moins, du moins, chaque endroit où ses pas sont tracés, a été trempé des larmes de l'amour... O mon ami! je brûle, je languis, je mœurs; je ne suffis point à ce que j'éprouve; et j'ignore comment on y peut survivre. Adieu, adieu, mon cher Dom Lope; apprenez encore que Stéphanie a été avertie de ce complot par Augustine: une des femmes de Florizene l'avait instruite. J'ai ordonné, à l'une et à l'autre, le plus profond silence: elles feront plus. Récompensées, enrichies par moi, elles veillent à la sûreté de celle qui m'a fait connaître la crainte, l'effroi, tous les maux,... tous les plaisirs, et tous les sentiments:... vous connaissez les miens pour vous. Adieu, encore une fois; adieu, mon plus cher ami. Billet du Comte Félici, à Alvarès. O rage, ô désespoir, qu'à peine la vengeance pourra calmer!... Tout le sang de la coupable, versé de ma main, serait trop peu encore. Elle a osé m'enlever ma proie; elle trompe ma haine, ne sert point mon ambition.... Son amant a lu, dans ses yeux, et peut-être appris de sa bouche, qu'il est adoré!.... hésiter, serait faiblesse. Je ne frémis plus que de ne pas pouvoir supasser l'offense, par la punition: mais, je le répète, une prompte mort serait trop douce; elle n'arrivera qu'à pas lents. Dans la tombe où je vais l'entraîner, elle paiera cher la douceur d'avoir sauvé ce qu'elle aime..... Eh bien! il vivra..... Il vivra, grand Dieu!... Mais, du moins, ce sera pour détester le jour: ce ne sera qu'après avoir retourné, à plaisir, le poignard dans leur cœur, qu'ils expireront enfin, et me délivreront d'eux..... J'ai besoin de vous à l'instant. Dites à Mademoiselle de Céléria qu'elle disposera du sort de ma perfide épouse, dès qu'elle aura remis, dans vos mains, les lettres que je puis craindre. Je jure, à vous-même, de lui tenir parole; et, si elle refusait d'y croire, elle n'aurait pas long-temps à m'inquiéter.... Dans la fureur qui m'agite, je ne connais plus d'égards, de remords, de pitié, ni même de prudence.... Je vous attends: adieu. LETTRE LXXXIII. Du Chevalier De Rosenne, à la Marquise De Norsey. Ah ma sœur! quel événement funeste vais-je vous apprendre?.... Clarence, hélas! au désespoir, Ximenès prêt à expirer de l'excès de sa douleur, et moi-même enfin,... Qui ne serait accablé d'un pareil coup?... Stéphanie, la belle, l'infortunée Stéphanie vient de disparaître; son barbare époux l'a ensevelie:..... juste Ciel! on ignore en quel lieu? Ah! qu'a-t-elle fait en s'unissant à lui? Je frémis, à la fois, pour l'amant malheureux dont elle est idolâtrée, pour elle.... ah! Dieu! pour les jours de son adorable amie, et pour les siens.... Déjà on a attenté à ceux de Ximenès; tout ce que j'imagine est affreux: Dom Almanza, sa femme, sont inconsolables; il n'y a pas un être sensible, qui ne souffre de leur affliction. Eh! qui peut connaître Stéphanie, sans partager leurs vives inquiétudes? Je n'ai pas vu d'exemple d'un intérêt si universel. Mais Clarence, Clarence, dans quel état je l'ai laissée! il déchire mon cœur; et, s'il était possible, je sens qu'il ajouterait encore à mon amour. C'est, par Augustine, celle des femmes de la Comtesse qui lui est la plus chère, que nous avons appris cette infortune aussi cruelle, qu'elle était imprévue. Cette fille arrive, remplissant l'air de ses cris; Miss Clarence, avant d'en savoir la cause, avant de pouvoir la lui demander, y répond par les siens. Sa maîtresse qu'elle adore, sa maîtresse, nous dit-elle, est partie, à l'instant, accompagnée d'Alvarès, d'un fourbe vendu à son tyran, et de nouvelles femmes, dont la seule physionomie inspire l'effroi. Aucune de celles qui la servaient, ne l'ont suivie, pas même Augustine, qui ne l'a point quittée, depuis le jour de sa naissance. Ses vains efforts, continue-t-elle, n'ont pu empêcher que Stéphanie, presque mourante, n'ait été arrachée de ses bras, et portée dans une voiture, que six chevaux auront déjà entraînée bien loin: elle n'a pu que lui remettre une lettre pour Clarence qui, à ces mots, se jette dessus, s'en empare, et tombe, à l'instant même, dans un évanouissement, dont on a craint de ne pouvoir la tirer: reprenant enfin l'usage de ses esprits, dès qu'elle a pu proférer quelques paroles, que je voie Fernand, s'est-elle écriée; qu'au moins, je remplisse les intentions de Stéphanie! Non, ma sœur, rien, rien ne peut vous donner une idée de cette entrevue..... Des soupirs, des sanglots, des moments d'un silence horrible, interrompu par des gémissements sourds, par des cris lugubres et déchirants! Clarence! ô Dieu! Clarence, sans rien obtenir, aux pieds de Ximenès, de Ximenès inflexible, jurant la mort de Félici!.... L'amour égaré, furieux, l'amitié tremblante, éperdue, l'affreux délire de l'un, les pleurs de tous deux, les transports de la rage et les larmes du désespoir!... Telle fut cette scène effrayante, et dont je puis même supporter le souvenir! Ximenès, toutefois, n'a pu redemander Stéphanie à son indigne époux. Le Roi, averti par nos soins, et ceux de son père, lui a donné, pour prison, la ville de Tolede, en commandant que Dom Lope allât aussi-tôt l'y joindre. Ce Prince a exigé de son favori qu'il y attendit les effets de son amitié: puisse l'amour se soumettre à cet ordre! A peine les forces de Clarence l'ont permis, qu'elle a volé chez Félici; mais, elle n'en est revenue que plus affligée encore. Hélas! ma chère sœur, tout m'accable: que me sert que Milord Clarence, arrivé depuis peu, protège enfin mon amour? Je n'examine point, si c'est au changement de ma fortune, que je dois celui de son âme. Sa fille, son adorable et cruelle fille, que de semblables motifs ne déterminèrent jamais quoiqu'elle fasse couler mes larmes, qui a daigné en répandre avec moi sur d'odieuses richesses, dont je ne suis devenu possesseur, qu'au prix des jours d'un frère, que je chérissais, que je regretterai toujours... Clarence, hélas que les maux seuls d'une amie arrachent aux vœux de l'amant qui l'adore, quand, à ses genoux, j'ai osé les lui offrir, sans se montrer irritée, sans y paraître insensible: je distingue votre hommage, m'a-telle dit; il n'en est point auquel je ne le préfère: mais, hélas! ma destinée est inséparable de celle de Stéphanie; son sort est le mien. La suivre dans ses peines, et jusques dans la tombe; voilà ce que mon cœur lui a juré. Plaignez, oubliez, laissez à sa douleur la malheureuse Clarence, et n'y ajoutez point l'éternel regret de la vôtre. Ah Dieu! et elle se flatterait d'être obéie! En m'ôtant l'espoir, elle m'a trop fait connaître tout ce que je perds. Jamais je ne cesserai de l'adorer; je m'unirai, du moins, à ses tourments. Ma sœur, ma chère sœur, je suis plus infortuné que si j'étais hai. P. S. L'abominable Florizene, demeurée dans ces lieux, malgré l'absence de sa mère, fait naître en mon esprit tous les soupçons... Elle vient de refuser la main du Comte de Cabra, heureux qu'elle ne l'ait point acceptée! Malgré sa prétendue indisposition, elle m'a fait dire d'aller la voir. Vous jugez si je me suis rendu à cette horrible prière! Mais, Dieu! que va devenir l'intéressante femme qui lui a donné le jour, et le malheureux Milord Rosemont? LETTRE LXXXIV. De la Comtesse Félici, à Miss Clarence. Au nom de notre amitié, au nom de ma douleur, vivez, consolez-vous; et, s'il se peut, adoucissez à l'amant que j'adore, le coup horrible que va lui porter mon départ!... Jamais, hélas! jamais je ne le reverrai.... Quels mots affreux!.. O ma Clarence, que deviendra-t-il?... Mes yeux se naient de pleurs; je me sens suffoquée; un frisson mortel me saisit. Serois-je assez heureuse?... Vain espoir! je vis encore;... je vis pour expirer loin de lui.... Cher auteur de mes jours, les cris de votre fille n'arriveront pas jusqu'à vous! ses larmes ont coulé pour la dernière fois dans votre sein.... Nature, amour, amitié, on m'ensevelit vivante, on m'arrache à vous!... Ah! que m'importent les lieux où l'on m'entraîne, et le sort que l'on m'y destine? Séparée d'un père, d'un amant, d'une amie, je défierais jusqu'à la Divinité, si elle pouvait être cruelle, de me faire sentir de plus horribles tourments. Non; celui qui ose me punir d'avoir sauvé les jours de ce que j'aime, ne me connaît pas, s'il croit, par les supplices, m'amener au repentir. Souffrir pour Fernand, s'il ignorait que je souffre, me serait cher. Quel que soit le ressentiment qu'il me faut subir, son excès n'égalera point celuî de mon amour. Songez sur-tout que la loi permet à Félici d'être mon tyran; que mon cœur l'offense, et lui en a fait l'aveu; qu'il a pu, au gré du sien, être ou généreux ou barbare; qu'enfin toute démarche en ma faveur, qui lui serait contraire, offenserait ma gloire. O mon amie, s'il est assez malheureux pour être sans vertu, si je ne lui dois rien, je respecte cependant le titre fatal que je lui ai donné; j'attends de vous et de Fernand le même courage; je l'exige, je l'implore. Je cesserais de me croire aimée, si je ne pouvais l'obtenir..... Lorsqu'Alvarès est venu m'annoncer mon exil, et, je l'espère, ma dernière infortune, je lui ai répondu seulement, que je croyais nécessaire à la sûreté de celui dont il exécutait les ordres, que je vous écrivisse quelques mots. Peu d'instants après, il est revenu, de la part de Félici, m'en apporter la permission. L'instant qu'on m'a donné, m'échappe; on vient:... il faut tout abandonner; il faut vous dire un éternel adieu... La mort me sera moins douloureuse..... Je vous recommande mon père et sa sensible épouse, et le héros que j'aime, cet objet si cher, cet amant adoré, l'âme de ma vie.... Quel jour affreux, s'il n'est pas le dernier des miens!.... Dites à Dom Almanza, et à sa femme,..... On me prescrit de vous quitter.... Barbares, souffrez encore que j'assure une amie!.... Je ne vois que des pleurs; je n'entends que des gémissements: Augustine sur-tout,... bientôt, hélas! les vôtres et ceux de Fernand.... Quel nuage couvre mes yeux?... Mon cœur déchiré.... O Clarence, Clarence!... LETTRE LXXXV. De Miss Clarence, à Milord Rosemont. Que ne puis-je épargner à votre cœur les maux que je souffre? Il m'est affreux d'y enfoncer le poignard: avec ma douleur, je ressens celle du père le plus tendre, le plus aimé,... du père de Stéphanie.... J'ai peine à poursuivre..... baignée de larmes, je frémis encore pour vous.... Votre fille..... ô sort cruel! Félici, ce monstre, ce barbare la traite en criminelle, la sépare des humains! Ce tigre l'arrache à mon cœur, au vôtre! ... Ah! grand Dieu! s'il avait prononcé son arrêt!... Pardon! je m'égare; je vous fais voir tous les malheurs que je redoute: est-ce donc ainsi que je vous console, et que je m'acquitte de ce qu'une amie a exigé de moi? Mais, hélas! dans l'état où son destin me jette, ai-je l'usage l'usage de ma raison? A l'heure que je vous écris, Stéphanie est seule, abandonnée,... mourante peut-être de sa douleur, livrée au supplice de votre absence, de vos alarmes, à la certitude de notre désespoir, et de celui,... je peux, à vous-même, je peux nommer Fernand: son amour pour lui est devenu une vertu. Vous le savez, Milord; et ce n'est pas à la nature, sur-tout, à se plaindre de sa victime.... Cependant, déchirée par son propre cœur, tyrannisée par un indigne époux, traînée, par son ordre, dans quelque solitude affreuse, inaccessible,... que sais-je? hélas! j'ignore même le lieu où il l'a fait conduire..... Mais le droit vous appartient de la lui redemander; vous êtes son seul appui; et du moins, elle l'acceptera..... Aux pieds du trône, mes cris auraient, sans doute, obtenu justice: Stéphanie l'a prévu; d'avance, elle s'y est opposée. Fernand ne se possédant point, n'écoutant rien, voulait la faire, cette justice; et elle eût été sanglante. La sagesse et l'amitié du Roi ont suspendu les effets de son désespoir Il faut que vous appreniez tout: j'ai tenté d'inutiles efforts, près du persécuteur de Stéphanie. D'un œil sec, il a vu mes larmes! sans le fléchir, je l'ai imploré! Toujours maître, sinon de son extérieur, du moins, de ses discours, d'abord il a feint d'être surpris de mon trouble, de mon affliction, et n'a point voulu convenir qu'il eût obéi à son ressentiment. Quand je lui ai dit que votre fille infortunée, arrachant Ximenès à la mort, n'avait fait que s'acquitter d'un devoir envers le libérateur de son père, à ce titre, m'a-t-il répondu, j'ai acquis, sur elle, plus de droits que Fernand lui-même; et, à celui d'époux, je pensais que n'oser aucune démarche, sans mon aveu, était encore sa première obligation. Cependant, je ne lui en veux point, d'avoir prévenu mes intentions généreuses. Son absence m'a semblé nécessaire à sa gloire et à son repos; elle m'est pénible; elle ne sera que momentanée, et nous la reverrons bien plus promptement, que vous ne paraissez le troire. Tandis qu'il prétendait me rassurer, son regard affreux me remplissait de terreur. Perdant enfin l'espérance d'en rien obtenir, je lui ai ouvert mon âme; il y a vu le mépris et l'effroi qu'il mérite; et en effet, si la persécution d'un époux est toujours odieuse, eut-il à se plaindre de torts réels, dont, pour l'ordinaire, c'est lui qu'il faut accuser d'être la cause, que sera donc celle d'un despote, qui punit des sentiments involontaires, comme s'ils étaient des crimes; que la beauté, la vertu, que rien ne désarme; que des vœux, même combattus, irritent; d'un tyran occupé à les épier, attentif à les surprendre; et, s'il en est sur, se croyant dispensé d'être humain?.... O Milord, Milord! venez au secours de l'être le plus vertueux, le plus intéressant! Félici oserait-il la refuser à un père? Hélas! il en est trop capable, et je tremble..... Sa fureur mérite peut-être les attentats les plus horribles. Craignez, sur-tout, craignez de différer; quelque peu que ce soit,.... ce sera trop encore. Elle n'a de refuge, de protecteur, que vous..... Dieu! si vous n'obteniez rien!.... Déja sa douleur la consume; je ne puis me résoudre à vous dire à quel point elle est dénuée de consolations...... Mais, que fais-je? Ah! le cœur d'un père n'a pas besoin d'être sollicité. Puissiez-vous cacher à Milédi Rosemont ce dernier malheur! je soupçonne, d'y avoir contribué, un monstre qui lui appartient de trop près..... Adieu, Milord; hélas! adieu. LETTRE LXXXVI. De Milord Rosemot, à Miss Clarence. O Miss, vous n'attendez point qu'un père au désespoir vous console: mais, combien vous lui auriez fait injure, si vous ariez cru possible de lui adoucir le coup le plus affreux!... Oui, oui; sauver Stéphanie, ou la suivre, est le serment que je lui dois.... Ma Stéphanie, ma fille, l'unique objet qui puisse disputer ma tendresse à l'épouse la plus chérie, ma fille, ô Dieu!.. Sous le poids des fers, en proie aux injustices d'un oppresseur, d'un barbare!.... Victime trop infortunée d'un sort cruel!... que dis-je? malheureux! elle n'est que la mienne! je lui ai rendu horrible l'existence que je lui ai donnée: tous ses jours n'ont été marqués que par ses larmes; elle n'a vécu que pour en répandre. Ce fut toujours mon crime; et vous tremblez, en enfonçant le poignard dans mon cœur!... Soyez plus juste: accablez un coupable; ajoutez à ses remords, et, s'il se peut, à son déchirement!... Pour s'être immolée à moi, Stéphanie est arrivée au comble des maux; et son père, quels que soient les siens, ne mérite pas d'être plaint.... O Rosemont, Rosemont, voilà le fruit de tes égarements! vois ta fille,... ta fille peut-être expirante!... Contemple ton ouvrage; souffre, gémis, mœurs désespéré!... Mais, hélas! Sers, du moins, d'exemple à tous ceux que des passions tyranniques enlèvent à des devoirs sacrés! Qu'ils frémissent de mes tourments: que la mémoire s'en perpétue; et qu'elle les arrête au bord de l'abîme, dont l'amour lui-même ne peut me tirer!... En vain j'adore la femme charmante qui a daigné unir sa destinée à la mienne; en vain j'en suis aimé; Stéphanie, dans le temps même où je n'étais qu'alarmé sur son sort, jusques dans les moments les plus doux à nos cœurs, ma chère Stéphanie nous arrachait des larmes, que mutuellement nous cherchions à nous dérober. Quelque soin que j'emploie, quelque effort que je sasse pour lui cacher ce dernier malheur, elle n'est que trop avertie par sa tendresse pour ma fille et pour moi: afin de me consoler, elle paraît me croire. Tous deux nous affectons un calme dont nous sommes trop loin.... Si je n'avais plus de fille,.. bientôt, hélas! elle n'aurait plus d'époux... ma tristesse le lui dit, malgré moi, et nos cœurs déchirés s'entendent..... Dès aujourd'hui je pars; je m'atrache à elle, et pour jamais peut-être.... Ah! n'en doutez point. Je vole vers Félici: je cours lui redemander mon sang, ma vie, l'être vertueux qui ne serait point dans sa dépendance, si elle m'avait moins aimé. Ai-je pu l'en croire digne?... lui! ô Dieu!... Un seul mortel l'était de Stéphanie;.... mais il n'y avait que Félici au monde, qui pût devenir son tyran. Il n'a donc conservé mes jours; il n'a feint des vertus; il n'a, sur-tout, cherché à obtenir ma fille, que par un excès de cruauté et de perfidie, dont j'aurais frémi de le soupçonner! .... Mais moi, moi, devais-je permettre qu'elle disposât de sa main? J'avais lu dans ce cœur trop tendre; j'avais, tant de fois, éprouvé qu'il était courageux, plein de générosité, capable d'un dévouement héroïque..... Non; ce n'était point à moi, de me laisser vaincre par ses sollicitations: d'ailleurs, fût-elle coupable (ô Miss! ne craignez pas que je l'appréhende), jamais, jamais elle ne serait abandonnée par son père.... Je n'ose m'arrêter aux soupçons que vous me faites naître sur Mademoiselle de Céléria: je n'entrevois que des horreurs; mon âme est en proie aux plus affreuses agitations! Le temps se perd; et ma fille,.... ma fille, hélas!... partout je vais la chercher, la retrouver, ou mourir. LETTRE LXXXVII. De Milédi Rosemont, à Miss Clarence. Quel est donc le malheur que l'on me cache? Je les appréhende tous..... Dès que je parle de Stéphanie, on semble frémir, et l'on cherche en vain à me rassurer..... Son père, hélas!..... il est parti..... déjà il s'éloigne;..... où va-t-il? d'où naît ce mystère?..... Je connais son cœur; ce ne peut être que pour m'épargner des tourments, qu'il a des secrets pour moi.... Eh! croit-il donc pouvoir tromper ma tendresse?.... Quoique mon frère soit mieux, Milord ne me permet point de le suivre: on a gagné jusqu'à Médina lui-même, qui m'a conjurée de ne le point quitter encore.... Cruel Rosemont, c'est vous qui l'avez voulu!..... mais, je vous aime trop, pour que vous m'abusiez jamais! Sa fille!.... que dis-je? elle est devenue la mienne, serait-elle malade? serait-elle en danger?.... O Clarence! son père mourrait de douleur;..... et moi, moi..... vivrais-je sans eux?..... Son infortune me poursuit; chaque jour, elle m'accable davantage: hélas! je m'en accuse;.... et tout m'en fait craindre de nouvelles!.... Madame de Norsey, cette Françoise charmante, qui ne me quitte presque point, si je lui marque des inquiétudes sur le compte de votre amie, de l'enfant de mon cœur (une autre n'en est que le tourment); Madame de Norsey s'efforce de sourire, pâlit, hésite, se contraint, et souffre presque'autant que moi. Mais Rosemont, Rosemont!.... l'air abattu, hors de lui-même, dans une sorte d'égarement concentré, Rosemont, osant me fuir, lorsqu'il paraît désespéré, comme s'il ne devait plus me voir, me pressait contre son cœur, retenait ses larmes, ne répondait aux miennes, que par ses soupirs; et, pour la première fois, depuis que le plus tendre amour nous unit, résistait à mes prières..... il s'est arraché à moi, sans vouloir rompre ce silence affreux!.... Je n'ai point assez de force, pour l'état où je suis.... Madame de Norsey arrive;.....elle achèvera ma lettre.... Je ne puis respirer; je ne puis écrire;... je mœurs, s'il faut que je reste dans une telle incertitude.... O Clarence, vous qui n'éprouvez point l'horreur du doute, serait-il donc possible, que vous fussiez encore plus à plaindre que moi? Les forces me manquent: adieu. Continuation de la même Lettre, par Madame de Norsey. Mon Dieu! que fais-je? et qu'ai-je besoin de vous écrire? Ne sais-je pas que mon désespoir, celui du Chevalier, que son amour, mes sentiments, ma douleur n'obtiendront, de vous, qu'une reconnaissance qui vous trompe? car elle vous fait croire, que nous ne sommes pas étrangers à votre cœur. Je vous dis, moi, cruelle, que l'amant et l'amie, ne vous inspirent que de l'indifférence: vous n'appartenez qu'à un seul objet.... Je voudrais n'avoir jamais connu, ni vous, ni même l'intéressante Milédi Rosemont, que jamais mon frère n'eût vu vos charmes, que Stéphanie fût heureuse; je voudrais sur-tout ne point savoir qu'il existe, au monde, un être voué à l'infortune, avec tous les droits au bonheur. Vous m'alarmez, vous m'affligez; je vois et je ressens les chagrins de la belle Rosemont, ceux de son époux. Votre état, les supplices et les dangers de votre céleste amie, tout me désole! Florizene m'indigne; et, à l'égard de Félici, ce serait à lui, et non à vous, d'expirer dans les tourments, s'il arrivait quelque chose de funeste à la malheureuse Stéphanie..... Oh! que je hais un lien, qui autorise les méchants à se livrer à leur caractère, avec impunité! Ainsi, l'on se dispense d'êtregénéreux, dès que l'on est époux! Maître de pardonner, ou de punir, combien il faut avoir l'âme basse et cruelle, pour ne pas faire le choix qui protège la faiblesse, et honore l'humanité! Oui, oui, la loi et les hommes ont rendu l'hymen odieux: il m'a toujours révoltée; à présent, je l'abhorre. Quoi donc! la femme la plus vertueuse, Stéphanie gémit, à son tour, dans ses entraves funestes! Nous sommes tous désespérés; son époux triomphe; et vous n'espérez point que le Ciel la venge! il le faut, il le doit: sa gloire le veut, et mon cœur y compte. Le moment, où Rosemont a reçu votre lettre, ceux qui l'ont suivi, enfin celui de la séparation la plus touchante, m'ont fait une impression, dont à peine je pourrais vous donner une idée. Je ne suis guère plus à moi que vous-même: je cherche à cacher mon trouble à la sensible Milédi; je crains qu'elle ne me devine: mais l'art de la dissimulation m'est inconnu, et sur-tout, hélas! quand je tremble pour une amie, pour vous, ingrate, pour vous, qui menacez ma tendresse de vous perdre! Quoi! vous pourriez devenir barbare! ah! fi vous ne vous conservez point, vous me ferez mourir; et je vous demande la vie: adieu! FRAGMENS écrits par la Comtesse Félici à Clarence, et qui ne lui parvinrent point. I. C'est du désert le plus affreux que je vous écris;..... ah! combien il est conforme à la situation de mon âme!.....il inspire l'effroi, l'horreur;..... mes tourments s'y accroissent;...... Son seul aspect est un supplice: je me plais à le contempler..... Des monts qui se perdent dans les nues, le rendent presque'inaccessible à tous les regards: l'œil humain n'y distingue qu'un abîme; la terre y est morte, l'air empoisonné: le silence n'y est interrompu que par le chant lugubre de quelques oiseaux sinistres...... Dans ce séjour d'épouvante, rien n'adoucit les regrets de l'amitié,... ni les larmes de l'amour:... l'on y gémit sans espérance:... mes chagrins y doivent trouver leur terme.... Voici donc ma dernière demeure.... II. Sur-Tout, chère amie, ne croyez point que l'excès des maux m'ait rendue insensible. Nul pouvoir, nulle persécution ne peut changer mon âme: je n'aimai jamais autant et mon père et vous;... ma tendresse pour Ximenès est devenue de l'idolâtrie. Si je m'accuse, c'est d'avoir songé à moi. J'étais trop malheureuse, pour devoir appréhender de l'être long-temps. Prête à tout quitter, sur la fin du songe le plus horrible, lorsque je touche au réveil,... objets chers et sacrés, c'est pour vous seuls que je frémis!... Bientôt j'aurai vécu:... Stéphanie.... hélas! qui ne vous verra plus, aura, dans peu, cessé de verser des pleurs:.... mais les vôtres... me déchirent; votre affliction m'accable, et tout mon courage m'abandonne..... III. Chaque jour, je reviens à vous; mais c'est une consolation, dont je ne peux jouir que des instants. La tyrannie, la haine, la vengeance, me poursuivent jusques dans mon tombeau. Des gardiennes inflexibles ne me laissent point seule à ma douleur, hors dans les moments où le sommeil les force à suspendre leur vigilance cruelle: on compte mes soupirs et mes sanglots..... Une des femmes de Florizene, celle qui, d'abord, m'inspirait le plus d'horreur, est cependant la seule qui se soit montrée sensible à mon infortune. Dès qu'elle a pu m'entretenir sans témoin, se jetant à mes genoux, daignez, Madame, me distinguer de ce qui vous entoure, m'a-t-elle dit; daignez croire que je n'ai accepté l'emploi le plus horrible, que dans la vue de vous être utile. S'il est des cœurs faux et impitoyables,... il en est, du moins, a-t-elle ajouté, qui adorent la vertu:... Elle fondait en pleurs, me baisait les mains,... m'attendrissait, et m'a persuadée..... Secrettement, elle m'a procuré les moyens de vous écrire; mais cela ne m'est possible, que lorsqu'elle est auprès de moi, sans ses compagnes. O O Clarence! je vous recommande cette honnête créature..... D'où vient, hélas! tremble-t-elle pour moi,... pour moi qui ai tout perdu?... Que puis-je appréhender encore, si ce n'est de vivre?... IV. En quoi! je ne m'affaiblis que par degrés! Que la mort est lente pour une infortunée qui ne souhaite plus qu'elle!... Que dis-je? je l'attends, je l'implore;... et jusqu'à mon dernier soupir, sera douloureux. Une amie ne le recevra point; mes yeux se fermeront, loin d'un père.... loin d'un amant adoré!... Eléonore, je n'ai ni votre courage, ni votre vertu!... En vain, son ombre, en pleurs, s'attache à mes pas, et par ses cris plaintifs semble encore prendre part à mes tourments:... même, en aspirant à la rejoindre, je ne peux l'imiter. Le trépas lui fut cher. Elle aimait un mortel, et cependant lui préférait son Dieu. Mais, hélas! pour Stéphanie, en est-il un autre que Fernand?..... Punissez-moi, ô Ciel! si toutefois on peut l'être davantage. Essayez de redoubler mes maux, mais ne m'ôtez point mon amour. Que tout s'anéantisse en moi, hors ce sentiment profond, cruel, et pourtant idolâtré; hors l'image charmante du héros qui l'a fait naître! .... Faites-en plutôt mon supplice éternel, que de l'arracher de mon cœur! Souffrir à jamais pour Fernand, me serait moins affreux que de cesser de l'adorer. Quel que soit l'excès de ma misère, malheureuse, persécutée, expirante pour lui, j'y trouverai des charmes.... O ma Clarence, vous voyez mon désordre, mon égarement: vous me désapprouvez sans doute? Eh bien! jusqu'au remord dont Ximenès est la cause, je le préfère à une vertu qui me coûterait mon amour.... V. Non, ne versez point de larmes;.... cessez d'accuser Félici!.... L'empire de mon amant était si absolu, qu'il pouvait m'entraîner à l'oubli de tout, et de ma gloire, et de mes affreux serments. Depuis que j'ai vu couler ses larmes, depuis que mes mains, pressées dans les siennes, ont senti palpiter son cœur, l'ivresse de ses feux avait passé dans le mien..... Tout ce qui s'opposait à l'aveu de mon sentiment, et l'honneur même, ne m'était plus qu'un supplice. Détester ses devoirs, c'est n'être pas loin de les trahir. Le Ciel a tout conduit; il a empéché ma perte. J'ai sauvé les jours de ce que j'aime; je lui rends grâce..... O mon amie! vos regrets ne doivent point avoir d'amertume, ni votre amitié être inconsolable!... Peut-être j'ai mérité mon sort. VI. Je me suis trouvée si mal aujourd'hui, que mes surveillantes paraissent ressentir des alarmes, dont je ne les croyais pas susceptibles.... Enfin, ma captivité va finir; je vais être dégagée d'un lien qui me faisait horreur. Hélas! que je me sens attendrie, en songeant que ces mots seront peut-être les derniers que Stéphanie vous adressera! je vous aime, au point de le craindre. Chere et parfaite amie, je ne pourrais supporter l'appréhension d'être oubliée de vous:... ce n'est que votre désespoir que je redoute..... Mais, enchaînée à jamais par le serment le plus horrible, et asservie par l'amour le plus malheureux, je vivais dans des tourments continuels; et le moment qui va les terminer, s'il n'était point douloureux à tout ce qui m'est cher, serait le plus fortuné des miens.... Si vous m'aimâtes, conservez-vous, pour garder ma mémoire.... je crains de ne pouvoir plus vous en prier..... Consolez mon père, et celle à qui je dois les mêmes sentiments; remettez-lui cette lettre.... Je leur jure, et à Fernand, et à Clarence, de tâcher, s'il m'est possible, de prolonger mes tristes jours;... en cas que le Ciel en ordonne autrement, recevez l'adieu, le tendre adieu de Stéphanie. LETTRE LXXVIII. De Stéphanie, à Dom Fernand. Lorsque vous recevrez cette Lettre, je serai affranchie de mes liens:... j'aurai cessé de souffrir.... Déja le titre effrayant d'épouse de Félici disparaît; le seul (cet instant, doux et terrible à la fois me permet de l'avouer), le seul qui me reste, est celui d'amante de Fernand.... D'amante de Fernand!... Oui, oui; dussé-je offenser le Ciel qui voit mon cœur; oui, même au prix de mon trépas, j'aime le droit de vous le dire, et j'ai celui d'exiger qu'il vous soit cher.... O vous, dont j'ai causé le malheur, ne versez plus de larmes!... Sachez que mes jours, mes serments, mes sacrifices furent affreux!..... J'ai cessé d'exister, depuis le moment horrible où il me fauut renoncer à vous. Je vias être rendue à moi-même; ce n'est plus qu'à vous que j'appartiens;... et c'est à l'heure d'expirer, que je commence à vivre.... Connoissez mon âme toute entière. Dès l'instant qui décida mon sort, celui où vous vous offrîtes à mes regards, lorsque peut-être vous ne preniez à moi que cet intérêt généreux si digne de vous; mon cœur, qui, sans doute, s'ignorait encore, crut ne voler que vers son libérateur.... Ah Dieu! m'eussiez-vous haïe, persécutée,... je n'aurais pu recouvrer mon indifférence;... et la perte de mon repos était sans retour. Chaque moment ajoutait à mon trouble, sans que je m'en expliquasse la cause.... J'appris, en soupirant, que vous étiez destiné à faire le bonheur d'une autre:... était-ce à moi de ne vous pas croire adoré? Supposant à Florizene tous les sentiments que j'éprouvais, combien elle me semblait à plaindre, lorsqu'un seul de vos regards ne s'adressait pas à elle! Lui disiez-vous un mot, il me paraissait une preuve qu'elle vous inspirait la plus forte passion. Il sera heureux, pensais-je alors. J'aurais donné ma vie pour en être sûre; et mes yeux se remplissaient de larmes, et mon cœur était déchiré. Votre hymen fut prêt à s'achever; je cherchai d'autres motifs au désespoir où il me réduisit. Vous me disputiez même à la nature: n'importe; je n'attribuais qu'à elle tous mes chagrins. Votre départ pour la guerre m'enleva un reste d'erreur, que je cherchais à prolonger:... le désordre de votre âme passa tout entier dans la mienne... il fallut alors m'avouer mon amour. J'envisageai tous les maux qui en seraient la suite, tout ce qui nous séparait, vos engagements, les devoirs de ma reconnaissance, les sentiments que je vous croyais pour Mademoiselle de Céléria. L'abîme était ouvert,... et je m'y vis plongée sans ressource. Crainte, remords, rien ne put vous arracher de mon cœur. Un seul instant je voulus fuir votre image; combien vous fûtes vengé! avec quel effroi je la redemandai au Ciel même, comme si elle n'avait pas été inséparable de mon existence!.. Tant que vos dangers durèrent, tout, jusqu'à l'enchantement de vos triomphes, me remplissait de terreur...... Que vous dirai-je? hélas! du moment où je reçus votre lettre, où j'appris,... que j'étais aimée,... que j'allais vous perdre:... ah! Fernand,... il n'y a point d'expression pour vous peindre l'état de la malheureuse Stéphanie!... Le retour d'un père né détruisit point mon égarement..... Oui, je mourrai consolée par la certitude de vivre dans votre cœur: mais, si vos derniers soupirs avaient précédé les miens; s'il m'avait fallu vous survivre quelques instants,... habiter un univers, d'où vous auriez disparu,... y respirer sans vous,... jamais, jamais je n'aurais pu suffire à l'horreur d'un si cruel supplice. Dieu! ô Dieu! je te rends grâces de n'avoir plus à le craindre.... Que ne m'en coûta-t-il point, de ne vous écrire que des mots dictés par le devoir, tandis que mon âme était en proie à l'amour, et déchirée par la douleur? Le Ciel vous rendit à mes vœux, et me condamna presque aussi-tôt à m'immoler.... N'adorant que vous,... j'osais résister à sa voix, à celle de la nature et de la reconnaissance: j'allais, vaincue par votre amour, enivrée du mien, oubliant le reste,... dédaignant sur-tout le blâme public; eh! que n'ai-je eu à braver que lui!.... j'allais, dis-je, remettre la lettre d'Eléonore entre les mains de mon père, et même de celle à qui, après lui, je dois davantage..... J'eusse fait couler des larmes éternelles.... J'aimai mieux en répandre; et je ne m'en suis repentie, qu'en songeant à celles que je vous ai coûtées. J'ai choisi Félici, parce qu'il m'était plus odieux encore, que tout autre mortel. Je ne souhaitais plus que des tourments: je les voulais horribles; je voulais que rien ne pût les égaler. Il a rempli mon espoir, mais non pas le sien..... Jusques dans ces tourments, j'ai trouvé mieux que des consolations; ma tendresse s'est plu dans leur excès..... Préte enfin de me soustraire à son despotisme cruel, je ne lui reproche rien. Punie, pour vous avoir aimé, j'éprouve qu'il est des jouissances pour le cœur le plus malheureux.... Mais, ô Fernand!... objet idolâtré, que je ne verrai plus, que je pleure, en entrant dans le tombeau, n'allez point croire (vous me rendriez amer jusqu'à mon trépas), ne croyez jamais, mon cher Fernand, que j'aie pu donner à mon époux d'autres droits que celui de me tyranniser!... Je vous le jure, par l'honneur, par l'amour, par les vœux ardents et légitimes que je vous adresse à mon dernier soupir; je vous le jure, par l'éternité redoutable, qui s'offre à moi, sans me présenter rien que votre image. Je me serais donné la mort, à ses yeux, plutôt que de souffrir ses transports détestables.... Dans ses fers, je me suis conservée à ce que j'aime; et malgré le plus tendre amour, fidèle à ce que je lui dois, vous ne connaîtrez votre empire sur Stéphanie, que lorsqu'il ne restera d'elle que ses cendres. Le jour où mon père s'est uni à la charmante Madame de Céléria; ce jour, est-ce aux yeux d'une amante que l'on échappe?... En vain votre déguisement vous cachait à tous les yeux: eh! qui aurait pu vous dérober aux miens? Je vous reconnus; je tremblai, je rougis: je ne vis plus que vous; et involontairement mes yeux se couvrirent de pleurs Mais, que devins-je, lorsque je vous aperçus dans les ténèbres, errer autour de la prison, où m'enchaînaient la rage, la défiance et la jalousie?... Vous auriez entendu mes cris, s'ils n'avaient été étouffés par mes sanglots..... Cher amant!... peut-être qu'il n'y avait que la mort qui pût me sauver de ma faiblesse.... Que je fus heureuse, lorsque je vous préservai d'un fer,... d'un fer homicide, qui ne pouvait atteindre votre cœur, sans percer le mien!.... Je vis l'amour et la reconnaissance l'emporter sur vos peines..... O Fernand! quel souvenir!.... Vous, vous, à mes pieds!.. vos yeux attendris, fués sur les miens!... Ces élans mutuels de deux cœurs percés des mêmes traits, unis par les mêmes infortunes, consumés des mêmes feux, qui brûlent de se confondre, vos larmes, vos regards muets, et si bien entendus, je ne sais quel trouble enchanteur, tout, jusqu'à votre soumission, vous donnait sur moi trop d'empire; et même, à cette heure de désespoir, me sentant affaiblir, de jour en jour, environnée d'objets épouvantables, captive, mourante, séparée de l'univers, et prête à le quitter, vous n'en êtes pas moins dangereux pour ma vertu, s'il en est une autre, pour moi, que de vous aimer..... Las de verser des pleurs, mes yeux se ferment-ils quelques instants? Le plus tendre délire m'abandonne à ce que j'aime; le remord m'arrache à un si doux mensonge; la frayeur me réveille;.... je passe, d'une illusion si coupable, à des vœux qui ne le sont pas moins. Tout me ramène au désespoir; et l'amour, l'amour fatal, que j'aime à nourrir dans une âme expirante, cet amour que j'idolâtre, et qui me tue, répand, autour de moi, je ne sais quel charme, je ne sais quelle volupté intérieure, dont je me pénètre avec délice..... Elle vous rend plus redouté, plus cher, moi plus malheureuse; et je crois pouvoir vous faire cet aveu, au bord du cercueil qui va se refermer sur moi..... Fernand,... Fernand!... c'en est donc fait! je ne vous verrai plus.... Ah! grand Dieu! cesserai-je de vous adorer?... Si je pouvais le craindre,... que la mort me serait affreuse! Je n'ai pu soutenir la rigueur de mon sort; je soutiendrais bien moins l'éternité de supplices qui s'ouvrirait à mes regards, si mon amour devait s'anéantir avec moi.... Non, non, il me survivra; et puisse-t-il adoucir vos peines!... Si ma mémoire vous est chère, vous respecterez, dans Félici, l'homme dont j'ai porté le nom, à qui je pardonne, sans effort, les maux qu'il m'a faits: je le plains d'être barbare; mais je l'offensois, et je l'excuse.... Souvenez-vous toujours de Stéphanie; regrettez-la, vous le devez;... mais, que ce soit sans amertume! Quel était son partage? des combats pénibles, des souffrances continuelles, des torts ou des tourments!.... Elle s'était, pour jamais, séparée de vous. Un maître impérieux la tenait sous sa puissance;... elle est délivrée de sa vue et de son autorité:... elle ne se reproche plus son sentiment; elle peut vous le dire:.... puissiez-vous, consolé par cette idée, être à jamais heureux!.... Que, dans aucun temps, votre oubli.... Si vous pouviez en aimer une autre,... ah! songez qu'elle n'aura point mon cœur!... Fernand, Fernand!... adieu.... mes larmes coulent;.... mes forces m'abandonnent.... Je vous adore;.... j'expirerai, en vous le répétant... Adieu,... adieu, tout ce que j'aime!... Cher amant! ... adieu. LETTRE LXXXIX. De Dom Lope, à Dom Almanza. Je n'ai pu vous écrire encore.... O Dom Almanza, que la douleur d'un ami est accablante! Je frémis qu'il n'y succombe;... et pour le malheureux Dom Lope.... non, vous ne savez pas,... nul ne saura jamais;.... ce secret sera toujours renfermé.... Quel vain retour sur moi-même! tandis que l'être le plus parfait, le plus charmant de tous, Stéphanie..... est sous le couteau d'un barbare!.... Qu'importent mes chagrins? qu'importe, hélas! qu'à mes alarmes pour elle et pour le héros qui l'adore, il se joigne des tourments,...dont je dois rougir de m'occuper? Nous ne sommes plus à Tolede: j'arrivai en même temps que Ximenès..... Presqu'aussi-tôt, cédant à son agitation affreuse, à l'excès si juste d'un amour et d'un désespoir, dont tous les symptômes deviennent, de plus en plus effrayants, il résolut, bravant tout, d'employer le peu de lumière qu'il avait tiré de ses recherches, pour voler au secours de Stéphanie. J'obtins, avec bien de la peine, qu'il différât, d'un jour, afin de demander au Roi la permission de voyager, sans sortir d'Espagne; et il l'obtint, à condition qu'il ne se rapprocheroit de Madrid, que par l'ordre de Ferdinand. C'est, de l'autre côté, des montagnes, qui servent de barrière à ce Royaume, que nous dirigeâmes nos pas. O Dom Almanza! c'est dans ce désert immense, où gémit,... où peut-être expire Stéphanie. C'est là que nous sommes; c'est là que son amant la cherche, la pleure, et jure de ne lui pas survivre. Tant que le jour éclaire ces lieux horribles, il gravit des rochers, descend au fond des abîmes: partout où s'offrent, à sa vue, quelques vestiges de pas humains, il en suit la trace; elles ne l'ont conduit encore qu'à de tristes chaumières, où l'on n'a pu lui donner aucun aucun des renseignements qu'il désire: chaque tentative infructueuse redouble sa fureur contre Félici. Rien ne lasse, rien n'affaiblit son activité; ni l'ardeur du soleil, ni les injures de l'air, ni le peu d'habitude d'une marche continuelle, ne le forcent à prendre du repos. Lorsque les ténèbres l'obligent à s'arréter sur une terre brilante, que ses larmes arrosent, il attend, dans une agitation douloureuse, le retour de la clarté. Telle est, hélas! la situation déchirante de ce jeune héros; jugez de la mienne! Mais mon amitié même l'irriterait, si je cherchais à le consoler. Je joins mes soupirs aux siens; ce langage aujourd'hui est le seul qu'il entende. Je vous écris, pendant qu'il interroge un habitant de ces déserts, qui vient de lui éte amené par le seul de ses gens à qui il air permis de le suivre. Puisse-t-il enfin, plus éclairé,.... moins malheureux!... Je vais m'informer..... Juste Ciel! pourrais-tu permettre?... Félici!.... monstre impitoyable!.... quel doute élève en nos âmes le récit funeste qu'on vient de nous faire? Puisse la crainte nous abuser!... Hélas! si ce lugubre séjour était le dernier asile de la beauté, des grâces, des vertus!... bientôt la même terre engloutiroit les deux amants les plus infortunés... Cher Almanza, ô Ciel! quoi! Stéphanie ne serait plus!... Que deviendriez-vous, et sur -- tout si, comme moi, vous voyiez le malheureux Ximenès?.... La mort est dans son cœur, et dans le mien.... L'homme dont il espérait des éclaircissements, chargé, nous a-t-il dit, de porter les lettres dans quelqu'une des habitations de ces horribles solitudes, nous a parlé d'un réduit presque inaccessible, où l'on cache à tous les yeux, où l'on garde à vue, où l'on tient prisonnière une jeune personne, dont le nom même est ignoré.... Cependant, on la lui a dépeinte...... O Dieu! elle n'est que trop semblable!.... Mais, a-t-il ajouté en s'attendrissant, si elle avait des chagrins, ils sont finis..... Les femmes qui la suivaient, l'ont assuré qu'à peine pouvait-elle avoir quelques heures à vivre.... Elles lui ont recommané de revenir promptement; et il ne s'en est pas encore senti le courage.... Fernand l'écoutait en silence, muet et abimé dans un état pire que les lames! sans se plaindre, sans pouvoir parler, les yeux fixés vers la terre,.. paraissant s'y sentir entainé, il n'aspire plus.... Un faible espoir me luit;... nous allons éclaircir cet affreux mystère.... il le veut,... et le doit.... L'ardeur seule de la vengeance lui a arraché quelques cris interrompus et étouffés par son saisissement.... Tout, jusqu'à la rage, cède à sa douleur. Dans l'amertume de la mienne, je ne crains plus de vous le dire, s'il me faut perdre et l'ami le plus cher,... et l'unique, la seule femme que je n'aie pu me défendre d'adorer,... o Dom Almanza, souhaitez-moi de les rejoindre.... Mes incertitudes vont être dissipées.... Adieu. LETTRE XC. De Miss Clarence, à Milédi Rosemont. Au comble du désordre, des alarmes, de la joie et de la douleur, souffrez, Madame, souffrez des mots sans suite!.... Stéphanie est retrouvée..... Ah! grand Dieu! dans quel moment!... dans quel horrible état! ... Mais elle existe; et ma lettre seule a déjà dû vous le dire:... elle existe!... Je la vois, je lui parle; elle est dans les bras d'un père,... dans ceux d'une amie: combien elle vous aime, et vous plaint!... Baignée de pleurs, j'implore le Ciel:... puisse sa bonté, sa justice, nos vœux, nos soins, nos larmes, l'arracher des bras de la mort!... Ne nous l'aurait-il rendue, que pour nous la ravir, à jamais?.... Dieu puissant, daigne entendre nos cris! Prosternés devant toi, nous te redemandons ton image: ah! n'avons-nous donc pas assez souffert?.... Milord Rosemont;... hélas! il n'est point à lui:... en vous quittant, il vola en Espagne. Le moment de son arrivée fut celui de notre entrevue. Vous ne jugerez que trop combien elle fut horrible!.. mais le récit en serait top cruel.... Il allait forcer le plus indigne époux à lui rendre l'objet de note tendresse et de nos regrets;.... il en fut détoumé par un avis que nous reçimes..... Le moindre délai devait nous faire frémir,.... nous partîmes.... Daignez me dispenser d'aures détails!... Quand il serait possible à ma tendre amitié de vous apprendre tout ce qui s'est passé, comment nous avons découvert la retraite effroyable et les dangers de Stéphanie, comment enfin nous sommes parvenus près d'elle: le trouble où je suis, ne me le permettrait point.... Fernand..... c'est à lui que nous devons tout.... Je me mœurs, en songeant..... O crime affreu sans l'amant le plus tendre, son père et son amie n'auraient embrassé que son ombre sanglante et fugitive, que des restes froids, et qu'un cœur inanimé. Ah! Madame, puissiez-vous ne jamais être instruite!... L'état de Fernand ne peut se dépeindre: il la croit morte, s'il est un seul instant sans la voir. Il y aurait de la barbarie à l'éloigner de la chambre où elle est: Milord et moi, qui n'en sortons ni le jour ni la nuit, n'avons pu lui refuser la grâce d'y rester avec nous; mais il se dérobe à ses yeux. Elle n'est point en état de soutenir cette vue qu'elle adore, et qu'elle se reprocherait. Aussi pâle, aussi abattu, aussi malheureux, aussi mouranr qu'elle, frémissant au moindre bruit, n'osant pas même respirer, de peur de perdre jusqu'à son plus léger souffle, il attendriroit l'âme la plus insensible. Quelquefois elle prononce son nom, puis s'arrête;... elle n'ose poursuivre. Je le vois prêt à tomber à ses genoux. Avec quelle peine il se contraint!... Ah! jamais il n'y eut un amour aussi intéressant, ni plus infortuné..... Je ne puis rester plus long-temps loin d'elle.... Croyez, Madame, croyez que vous m'avez inspiré l'attrait de tous les sentiments qui vous sont dus!... Fasse le Ciel que je puisse bientôt rassurer votre cœur! Hélas! le mien est déchiré. Bille de Milord, à Milédi Rosemont. Notre enfant respire;... Je vis encore pour vous aimer:... je la dois à Ximenès.... Laissons un voile impénétrable sur tout le reste... O moitié de moi-même, obtenons du Ciel sa conservation:... à ce prix, le bonheur, l'amour et tous les sentiments me fixeront à jamais à vos pieds. LETTRE XCI. De Dom Fernand, à Dom Almanza. Que n'éprouvai-je point? que n'ai-je point souffert?.... Tout, pour moi, se change en supplice, jusqu'à la suprême félicité.... Vous qui m'avez créé une âme, et qui l'avez déchirée,.... par l'horrible appréhension de votre mort,.... chère amante!... Oui, Almanza, je puis enfin lui donner ce nom;... je suis aimé....aimé de Stéphanie!... Je ne peux suffire à mon bonheur, ni à mes tourments; ils m'arrachent mon secret. Je le dépose au sein du plus estimable des hommes, d'un second père pour Stéphanie!.... Non, non; je n'offenserai ni l'amour, ni la vertu, en épanchant mon âme dans celle d'un ami tel que vous.... Ah! je n'en doute point; vous verserez des larmes, en apprenant quel fut le sort, quels furent les dangers de cette femme adorable.... même à l'heure que je vous écris, je suis accablé d'inquiétudes et de douleur.... En vain ceux qui la chérissent, se flattent;... Son extrême faiblesse me fait tout craindre:... on ne peut parvenir à rassuter le cœur qui l'idoltre. Sachez, sachez tout ce qui a suivi la lettre de Dom Lope. Elle vous fut écrite du fond d'un asile, ou plutôt d'un désert presque impénétrable, dans des lieux horribles, où un barbare, que toutes les tortures ne puniraient point assez, un monstre pire que les tigres, enchainait Stéphanie, pour la dévorer lentement. Plusieurs informations m'y attirèrent. J'errai quelques jours, incertain, trompé dans mon espoir, dans mes vœux, dans mes recherches, à chaque pas plus désespéré. Un récit épouvantable (et Dom Lope vous en a fait part), dans lequel je crus entrevoir des rapports frappants, m'eût bientôt déterminé.... Il me fut facile de gagner celui de qui je le tenais: à force d'instances et d'or, il me conduisit. Dès que j'aperçus la triste enceinte, où, d'après le récit qu'on m'avait fait, frémissant pour Stéphanie, je tremblais de ne trouver que son ombre, quels mouvements, quelles idées funèbres m'agitèrent!.... Je me sentais saisi d'horreur. Enfin, à travers tous les obstacles, (en est-il qui ne disparaissent devant l'amour?) j'arrive; je pénètre jusqu'aux lieux terribles où elle touchait à son dernier moment... A peine y entrais -je; ô terreur!.... j'en frissonne encore: échevelée, furieuse, la menace dans les yeux, un poignard à la main, une Furie, une Euménide, une femme abominable, par le côté opposé, s'élance sur Stéphanie:.... c'était Florizene! Je jette un cri, je vole, je la désarme, et veux la percer du fer que je lui arrache. La rage dans le cœur, elle échappe à la mienne, à toutes les poursuites, à tous les ressentiments. Le voile d'un mystère impénétrable avait couvert sa marche. On ignore depuis quand elle était dans ces lieux; comment elle y était parvenue. Sa fausseté profonde avait tout conduit. Je ne ais point maintenanr où elle a porté ses pas, sa fureur et ses inutiles complots. Son départ n'est pas moins mystérieux que l'a été son apparition: mais, que m'importe?... Eit-elle ici des intelligences secrètes, je dédaigne ses efforts, même son retour. Stéphanie, du moins, est en sûreté; elle est sous la garde de son amant! C'est moi, Almanza, c'est moi qui veille à la sûreté de ce dépôt adoré: l'honneur, l'amour en répondent, et toutes les puissances de la terre ne pourront me l'enlever. Concevez ce que je devins après cette scène épouvantable! Je restai quelque temps immobile, anéanti; mais bientôt Stéphanie sans mouvement, sans connaissance, occupe seule mon cœur, et le rend à de nouvelles alarmes. En m'apercevant, elle s'efforce de soulever ses bras, de les étendre vers moi:... une faiblesse soudaine la rend aux langueurs du trépas. La pâleur de la mort se peint sur son visage;... Ses yeux se ferment; elle perd l'usage de ses sens.... O Almanza, je l'appelais, je pleurais, je sanglottois... A genoux près d'elle, ne respirant plus, avec quelle joie j'aurais versé tout mon sang, s'il avait pu la ranimer! Tout ce qui nous environnait, fondait en larmes,... et croyait déjà qu'elle n'était plus.... Prosterné devant son lit, mes lèvres collées sur ses mains, sentant que mes maux étaient à leur terme, si le sien était arrivé, je lui faisais le serment de la suivre, comme si elle eût pu m'entendre. Un nouveau bruit me frappe. N'envisageant plus alors que des complots affreux, mon imagination épouvantée me représente le barbare Félici; je me précipite: ô Ciel! c'est Milord Rosemont et Clarence qui s'offrent à ma vue! En vain je voulus leur parler; ma voix se perdait dans mes soupirs. Tremblans, éplorés, craignant tout, ils accourent, la serrent dans leurs bras, l'arrosent de larmes. Enfin, elle reprend ses esprits: quels objets devant elle! son amant, son père, son amie! Malgré son accablement, elle voudrait s'élancer vers nous; elle retombe: elle cherche à nous adresser quelques mots; ils expirent.. Ces moments, ô sur sa bouche.... Almanza, sont toujours présents à ma pensée; mais ils n'égalent point celui où je m'emparai, avec un transport que je ne puis vous peindre, d'une lettre adressée à moi, à moi, cher Almanza!... Elle était tombée des mains défaillantes de Stéphanie, dans cette faiblesse où elle fut, hélas! assez long-temps pour nous ôter toute espérance. Muni de ce trésor, je souffre que l'on m'arrache à sa vue, et que l'on m'éloigne d'elle pour quelques instants.... O Dieu! à peine je suis seul, je tremble, je frémis, j'espère; mon cœur déchiré palpite avec violence: mais, dès les premiers mots, éperdu, enivré, hors de moi, je les dévore, ces caractères sacrés dont elle ne me croit point possesseur;... je les couvre de baisers de flamme, des pleurs de l'amour, hélas! et de ceux du désespoir. Sans cesse, cette lettre est devant mes yeux; elle est écrite en traits immortels au fond de mon cœur reconnaissant; elle me rend horribles et chères mes éternelles privations!... Je la conserverai jusqu'à mon dernier soupir. Tant qu'un souffle m'animera, je trouverai en elle, et mon supplice et mon bonheur: elle sera donc ma seule jouissance!.... Stéphanie, Stéphanie! et il me faudrait vous perdre! et vous me seriez ravie!... Ce ne serait qu'au prix de vos jours, que j'aurais appris vos sentiments!... Almanza, cette lettre, cette précieuse lettre, je ne devais la recevoir... qu'après son trépas!... Je succombe à cette horrible idée..... O vertu, dont elle seule est capable! ... O courage héroïque!... vous ne savez pas à combien de titres il m'attendrit et me condamne! Almanza, cher Almanza! mon père, mon ami, un autre que son amant n'en a point usurpé les droits; elle n'a point permis à l'hymen d'enlever rien à l'amour!... Séparés,... du moins nous ne sommes pas désunis;... peignez-vous mes transports, concevez mon bonheur! heureux et infortuné Ximenès!.... Etois-je digne de Stéphanie?... moi qui l'accusais, moi que mon cœur n'éclairait point sur le sien; moi, j'osais me plaindre!... Je l'ai vue mourante, sans qu'un murmure soit sorti de sa bouche.... Stéphanie, âme céleste, image de la perfection, agréez mes regrets, mon repentir, ma reconnaissance et mes larmes!. Mais devait-elle m'ordonner de vivre? eh! le pouvais-je, sans elle?... Objet adoré, plus adoré encore que jamais, ton amant le voudrait en vain; nos âmes sont inséparables! va; il n'est au pouvoir du Ciel, ni au tien même, de me faire exister un seul instant après toi.... Je vais la retrouver, sans cependant, hélas! me remontrer à sa vue: on me l'ordonne; son état l'exige: mais n'est-ce rien que de respirer près d'elle?... Adieu, cher Almanza!... Billet de Milord Rosemont, au Comte Félici. Vous m'avez mis en droit de demander justice: j'ai même celui de me la faire.... Jusqu'à vos bienfaits furent affreux. Qui ne rougirait de vous avoir estimé? .... Les instances généreuses de ma fille, loin de désarmer mon ressentiment, ne servent qu'à l'aigrir; et vous ne devez ma modération qu'à mon mépris. Cependant, l'abus cruel de votre autorité l'anéantit à jamais: j'oblige Stéphanie à rentrer sous la mienne. Osez l'arracher des bras d'un père! son sein est l'asile qu'elle ne quittera qu'à mon dernier soupir. LETTRE XCII. De la Comtesse Félici, à Milédi Rosemont. Bienfaitrice chérie, à combien de titres je vous dois le premier usage de mes forces!.... Non, non; ne craignez plus rien pour ma déplorable existence! le voile éternel qui déjà m'environnait, vient d'être écarté par les mains de la nature, de l'amitié,... par celles de l'amour!... Je sens qu'ils m'attachent à la vie.... Douloureusement frappée de plus d'un souvenir pénible, ineffaçable, fait pour troubler ma raison et déchirer mon cœur, il est cependant, il est des liens que je ne pouvais voir prêts à s'enéantir, sans regretter jusqu'aux maux qu'ils causent...... Que dis-je? hélas! je rentre sous l'empire du devoir: tous les miens sont affreux; tous sont contraires à ce que j'aime..... Du moins, lorsque je touchais à mes derniers instants,... les droits d'un époux, mes horribles promesses, enfin ce qu'on nomme vertu,... le sacrifice cruel des plus doux sentiments, cessaient de m'enchaîner;... ma foi m'était rendue. Sans remords, j'étais toute entière à mon amant; j'osais le lui dire.... Ce jour de bonheur est le seul que le Ciel m'ait accordé: la crainte même qu'il ne m'en punît, ne me troublait point: j'aurais cru l'offenser, si j'avais pu alors le redouter un seul moment. Quel hommage plus pur à ses yeux, que celui d'un cœur sensible! Sans effroi, sans défiance, heureuse de pouvoir être vraie, et de laisser lire dans mon âme celui qui en est le maître, je m'applaudissais sur-tout de n'en avoir plus d'autres que lui,.... et le Dieu qui s'est plu à le former. En revoyant la clarté, je renais au tourment de faire le sien.... Hélas! est-ce donc vivre?... Le temps néanmoins est passé d'une odieuse dissimulation.... O Milédi, Milédi!.... Fernand sait que je l'adore;... mais, hélas! plus je trouve de charme à le penser, et plus le besoin même de son estime me condamne à de nouvelles rigueurs, dont peut-être un jour il se consolera,... Sans que jamais elles puissent cesser d'être mon supplice. Tant qu'a duré l'espèce d'anéantissement qui m'avait conduite aux portes de la mort, désespéré, hors de lui, tremblant pour mes jours, il détestait les siens: il ne m'a point quittée. Cependant, mes yeux appesantis et mourants, que je n'entre'ouvrais avec peine, que pour jouir encore de son aspect, mes yeux n'ont pu l'apercevoir que dans un seul moment...dont il me serait impossible de vous rendre compte. On craignait pour moi sa présence: eh! quelle autre m'eût sauvé la vie!.. Plus que je ne peux vous le dire, je la lui dois... Près de lui, quoique je n'eusse point le bonheur de le voir, son idée m'enchantait, me soutenait, et rappelait mon âme fugitive. L'air que je respirais, animé par son souffle, pénétrait jusqu'à mon cœur. Clarence, mon père même ne m'avaient jamais été si chers. Jusqu'à la prison où je suis, ne m'offrait plus rien d'effrayant. Enfin, une circonstance dont je rougis, mais que je ne puis vous taire, lui servit de prétexte pour se montrer à mes regards... qui le demandaient toujours. Voulant relire une lettre que je lui adressais, et qu'il ne devait recevoir que lorsque j'aurais cessé de vivre, je la cherchai long-temps, sans la trouver. Désolée, inquiète, j'interroge tout ce qui m'environne. Pernand alors ne pouvant soutenir mes alarmes, oubliant tout, la présence de Clarence, celle de mon père, et leurs prières, et ses promesses, Fernand tombe à genoux près de mon lit; et avec un transport.... qui n'échappa point à mon cœur expirant, ne la cherchez plus, s'écria-t-il, cette lettre qui est ma vie; elle est entre mes mains; c'est l'heureux Fernand qui la possède; c'est l'amant le plus soumis, le plus respectueux, qui vous supplie de ne la lui point ravir! il aimerait mieux mourir mille fois, que de s'en séparer un seul moment. Que pouvais-je?... Je le regardai.. Sans colère, et n'osai lui répondre. Autorisé, enhardi par mon silence, il la conserve, il la lit, la relit sans cesse: elle repose sur son cœur.... Je ne sais: c'est un nouveau crime peut-être; mais je vous avoue que je ne me suis point senti la force de la lui redemander. Hélas! plaignez-moi, plaignez Fernand: j'ai eu celle d'exiger qu'il ne me parlât plus de son amour.... O Milédi, Milédi,... je vois ce qu'il souffre... et je sens ma faiblesse. On croyait nécessaire d'attendre encore, pour me transporter.... Il faut partir;... il le faut..... Je serai à Paris, à vos pieds, dans vos bras, avant même que vous receviez ma lettre.... Vous saurez si mon cœur vous aime..... Mais, Fernand,... je l'aurai quitté alors;... nous serons séparés;.... nous allons l'être pour jamais! Jours, qui fuyez si rapidement, vous ne renaitrez plus! Horrible solitude, qui m'eût dit que je vous chérirois?... O vous, qui me rendez une mère, respectable et tendre amie, croyez que je ne suis point ingrate. Je vous souhaite, je vous regrette, je ressens vivement les alarmes que je vous ai causées, et les peines cruelles que, sans moi, vous n'eussiez jamais connues. Mais, s'arracher à Fernand, est plus difficile que de mourir:.. votre bonheur et celui de mon père, en se rapprochant de vous,... Soutiendront ma vie. LETTRE XCIII. De Dom Fernand, à Dom Almanza. D'autres climats la possèdent, d'autres yeux que les miens l'admirent; tous les cœurs vont l'adorer; le sien se souviendra-t-il toujours qu'il n'en est qu'un seul qui la mérite?... Cher Almanza! Stéphanie ne peut m'entendre... les accents de sa voix ne charmeront plus mes maux; l'Espagne ne m'offre plus qu'un désert.... Elle est partie... ô Ciel! elle m'est ravie au moment où je la retrouve; et je ne suis aimé, que pour en être plus malheureux! Au sein même des alarmes, si j'ai goûté quelques biens, ils s'évanouissent pour toujours. Mes souvenirs ne font qu'accroître mes tourments.... Hélas! ces soupirs, ce trouble involontaire, ces regards si tendres, surpris par l'amour à la résistance du devoir, cet embarras enchanteur, si doux pour un amant, jusqu’aux larmes qu'en vain elle s'efforçait de me cacher, tout ce qui trompait ma douleur, tous mes plaisirs sont finis.... Jamais je n'ai été si loin d'elle, je ne fus jamais plus seul dans l'univers!... Que dis-je?... Regretterois-je le temps où elle languissait captive, malheureuse et mourante? Sans ses dangers, sans le trouble et la désolation d'un père, aurais-je obtenu la grâce de rester près d'elle?... Barbare Ximenès! et tu reviens sur ces jours horribles!... Stéphanie! objet d'une idolâtrie qui n'eut point de modèle, qui n'aura jamais d'exemple, vivez heureuse?... Heureuse loin de moi!... Et si vous ne pouvez le devenir qu'en m'oubliant....fasse même le Ciel... je ne puis achever... et mes vœux et mes regrets, tout est pénible et douloureux pour mon cœur! Mais, quoi! elle m'aime, et je me plains! et je désire son repos au prix de son amour! Mon cœur désavoue un souhait affreux, dont frémirait le sien.... Le sort nous a fait tout le mal qu'il pouvait nous faire; mais en vain, il nous sépare: il ne peut du moins nous ôter nos tourments. Oui j'aime, oui j'adore jusqu'à sa vertu; sa vertu cruelle qui m'enlève à l'espoir.... O exécrable Félici, indigne époux! jugez du pouvoir qu'elle a sur moi, puisque je le respecte, lui qui a été son bourreau! lui enfin qui met, entre Stéphanie et moi, une barrière dont l'amour, soumis à l'honneur, doit éternellement gémir. A peine je commençais à respirer sur son état, qu'elle s'aperçut de la perte de cette lettre chérie, gravée à jamais dans mon âme, de cette lettre relue sans cesse, à qui seule je dois la force de soutenir son absence. Témoin de ses alarmes, je ne sentis plus qu'elles. Vous le dirai-je? ses pleurs alors se joignirent aux miens; ils scellèrent mon pardon; mais le serment, l'épouvantable serment de renfermer mon amour, me fut arraché! Ce fut à cette condition seule, que je la vis, pendant le peu de jours qui s'écoulèrent, depuis ce moment, jusqu'à celui, hélas! où je l'ai perdue. Ah! combien je les regretterai, le reste de ma vie, ces jours chers et cruels, ces jours qui précéderent l'instant funeste, le terrible instant de nos adieux! O mon cher Almanza! il doit être senti par vous. Tout était prêt; elle allait m'être enlevée, elle était seule..... Frémissant, désespéré, je m'élance. Les yeux noyés de larmes, jetant des cris perçants, je vais tomber à ses pieds. Stéphanie, c'en est donc fait! Stéphanie! j'avais saisi, je tenais, je serrais une de ses mains. O ravissement! ô trouble! par un mouvement dont elle ne fut pas maîtresse, elle la porte sur son cœur; son visage se penche vers le mien. O Dieu! nos pleurs allaient se confondre! Tremblante, elle s'arrache de mes bras, elle fuit!... Eperdu, égaré, hors de moi, je la retiens: Rosemont entre alors. Défaillante, pâle, se soutenant à peine, Stéphanie se jette dans son sein. O mon père, mon père, s'écrie -t-elle! ayez pitié de moi; arrachez votre fille.... Elle ne peut poursuivre. Enfin, malgré mon désespoir, mes sanglots, mon déchirement,..... on l'entraîne, presque sans connaissance!..., Et, comme enchaîné par l'excès de la douleur, je reste à la place qu'elle occupait, dans une situation.... que vous concevrez mieux que je ne pourrais vous l'exprimer. Depuis cette horrible séparation, cher Almanza, je n'aurais pas existé un seul instant, sans l'amitié, sans les soins fidèles de Dom Lope, malheureux comme moi, et qui, comme moi, aurait besoin d'être consolé. Dans un moment où mon âme anéantie tâchait de lui exprimer sa reconnaissance, je ne veux point vous tromper, me dit-il, ni usurper vos éloges. Oui, sans doute, je vous aime; mais ce n'est pas votre douleur seule qui cause la mienne. J'adore Stéphanie. Son aveu, quoiqu'affligeant pour tous deux, est aussi respectable que sa conduite, et ne me le rend que plus cher; mais il manquait à mes maux de savoir qu'un si parfait ami, qu'un rival si généreux est presque aussi à plaindre que moi.... Stéphanie, Stéphanie! il ne me reste donc plus que l'impression adorée, cruelle, ineffaçable, qu'a produite en moi le trop rapide instant d'abandon, où vous n'étiez plus qu'à votre amant, à sa douleur, à la vôtre, à son amour!... Aux larmes que je répands, se joignent des transports, une ivresse, un délire.... Mes sens.... mon âme.... toutes mes facultés m'entraînent loin de moi; toutes vous appartiennent. Mon désordre est au comble. Chere amante! objet idolâtré, se pourrait-il que l'amant le plus passionné, le plus tendre et le plus fidèle, ne vous possédât jamais! Billet du Comte Félici, à Alvarès. Ma victime m'échappe! ma chute peut-être se prépare: tout a changé pour moi, hors mon âme. J'y retrouve la même force, autant d'ardeur pour la vengeance, et l'ambition, l'emportant encore sur le ressentiment.... Si je n'échoue point dans mes nouveaux desseins, le moment viendra de punir l'altier Milord, dans ce qui lui est le plus cher, et Florizene sur-tout, pour n'avoir porté que des coups mal assurés..... Je suis indigné de leur peu de succès, sur-tout en me rappelant le jour où, pour prix des lettres qu'elle m'a rendues, elle obrint de moi une sorte de droits sur Stéphanie... qu'alors j'avais la faiblesse de plaindre. Préparez-vous à exécuter mes ordres. Aussi-tôt que j'aurai repris quelqu'ascendant sur Isabelle et le Cardinal, qui ne me paraissent plus les mêmes pour moi, ressaisir l'amante de Ximenès, les envelopper tous deux dans des pièges certains, me sera facile; et si.... Mais chassons les noirs pressentiments qui m'agitent:... rien ne m'épouvante, que la perte de mon crédit... Quoi qu'il en soit, Alvarès, j'ai pour tous les événements, les ressources qui conviennent au courage, et sur-tout à l'ambition trompée. Adieu. LETTRE XCIV. De Madame De Norsey, au Chevalier de Rosenne. Par exemple, mon cher Chevalier, je conçois à merveille, qu'en amant tendre, prudent, et presque discret (car vous l'êtes devenu), vous ayez imaginé qu'il ne fallait point que votre départ d'Espagne suivît de trop près celui de Clarence. Je dirais encore, s'il ne me plaisait point d'en faire honneur à votre délicatesse, que vous ignoriez quel séjour embellissaient ses charmes, et que peut-être l'on court risque de s'égarer, lorsque malheureusement on n'a point d'autre guide que son cœur. Mais que me répondrez-vous, et qu'est-ce qui pourra justifier votre absence, quand je vous aurai appris qu'elle est chez moi, qu'elle y est avec son père, que nous sommes réunis, que vous êtes, sinon désiré, au moins attendu; qu'enfin elle est dans une situation plus tranquille?.... Jugez, je vous prie, si je la partage, moi, dont vous connaissez l'aversion pour le chagrin! Ah! mon Dieu! combien j'ai été contrariée! Le désespoir de mon amie, les pleurs de Milédi Rosemont, les tourments, les dangers de sa charmante bellefille! mon cœur n'oublie point les soucis de votre amour. Voilà-t-il assez de peines!... C'est un sentiment qui ne me va point. N'y songeons plus. Je me flatte que tout ce que j'aime sera heureux, et il ne me faut que cela pour l'être. Oui, oui, je la connais enfin cette séduisante Stéphanie! en dépit de tout ce qu'elle a éprouvé, de son abattement, de sa profonde mélancolie, je n'ai rien vu d'aussi enchanteur, ni d'aussi touchant: grâce, beauté, noblesse, décence, elle réunit tout. Tenez, moi je suis volontiers de votre avis, quand, par hasard, vous avez raison. Il n'y a guère que ma Clarence, que l'on puisse trouver belle auprès de sen amie. Il est impossible de la voir, de l'entendre, et de ne pas s'indigner de tout ce qu'elle a souffert. Quel être féroce que ce Félici! un monstre qui épouse, sûr de n'être point aimé, qui ne se rend point digne de l'être, et qui devient furieux, parce qu'on est juste! La voilà dans le lieu où je la désirais depuis long-temps; et puis elle y est arrivée si à propos! je ne savais plus que devenir. Médina était comme un insensé; Milédi Rosemont, à chaque instant, se désespérait davantage. Des lettres de Clarence et de Milord, l'avaient jetée dans les plus vives inquiétudes; elle n'en avait point reçue depuis celles-là. Je craignais qu'elle ne succombât à sa douleur. Pour y mettre le comble, son indigne fille qui, je n'en doute point, n'a feint d'être malade que pour se dispenser de la suivre, confiée par elle alors à une de ses proches parentes, respectable par son âge et ses vertus, venait de disparaître (lui mandait cette Dame), sans qu'aucune de ses recherches eût pu l'éclairer sur ses motifs, ni sur les lieux où elle avait porté ses pas.... Puisse cette mère trop malheureuse l'ignorer toujours!... Enfin, je la voyais livrée à toutes les alarmes: je ne me sentais point le courage de la consoler; et je l'aurais eu inutilement. Tout à coup elle entend le bruit d'une voiture, du mouvement, des cris! elle croit que c'est quelque nouvelle facheuse; elle frémit; moi, je tremble par complaisance; toutes deux nous nous précipitons: la porte s'ouvre. Quels objets! quelle joie! quel moment! c'est Rosemont et Stéphanie! L'un et l'autre se jettent dans les bras de la sensible Milédi: Clarence tombe dans les miens. Médina se prosterne aux pieds de la belle Angloise. Des larmes, des soupirs, ces mots, ces élans de l'âme, tout ce que ne comprennent point les cœurs indifférents, fut leur seule expression... Pour moi, j'embrassais jusqu'à Milord Clarence! j'étais saisie, transportée.... Je riais; et, pour la première fois de ma vie, j'ai pleuré (de joie, s'entend). Milédi regardait son époux: sa fille remerciait le Ciel: elle voulait parler à Rosemont, la voix lui manquait. Milord attendri répondait à tout ce qu'il lisait dans son cœur. Pour ce pauvre Duc de Médina, il la contemplait en silence; et il ne lui en fallait pas davantage pour être heureux. Mais, hélas! dès le lendemain de ce jour, le plus charmant de ma vie, la cruelle Comtesse que cependant j'approuve, s'est retirée dans un couvent. Elle a choisi celui où Clarence et moi avons été élevées. Sa position et ses sentiments lui ont fait un devoir de cette retraite. Une âme aussi tendre, séparée de ce qui lui est cher, ne supporte que la solitude. C'est chez le Duc de Médina que loge Milord Rosemont. La dignité d'Ambassadeur, jointe aux qualités personnelles, lui attirent toute la France. Sa maison ne pouvait convenir à la Comtesse. Jamais elle ne sort. Nous ne pouvons nous empêcher d'aller la voir tous les jours: elle y est sensible, et n'en est pas moins affligée. Le nom seul de Fernand lui cause un trouble, une agitation, et soudain la jette dans une rêverie si intéressante!... Mais, quel est donc ce Fernand, pour mériter de lui plaire à ce point? Vous, mon cher Rosenne, ne vous fâchez plus de ma gaieté: suis-je obligée de vous dire quand je souffre? Croyez sur-tout que vous me verriez aussi tiste qu'il vous plaît, si je n'avais l'espoir de votre bonheur. Mais revenez. Adieu. LETTRE XCV. De Dona Almanza, à la Comtesse Félici. Oui, chère enfant, sachez combien nous vous aimons, soyez-y toujours sensible; mais cessez de vous accuser des larmes que vous nous avez fait répandre. Ce n'est là que le crime du sort. Eh! qui pourrait même aujourd'hui songer tranquillement à tout ce que vous avez souffert? Ni Almanza, ni moi, ne l'oublierons qu'en vous voyant heureuse..... et puissions-nous jouir un jour de ce bonheur! Malgré les maux que vous a causés votre cruel époux, je connais votre âme; elle n'est point faite pour triompher de son infortune. Hier il fut arrêté par ordre de la Reine; on s'empara de tous ses papiers. Le Marquis de Cadix est chargé de cet examen. Torquemada, sur lequel votre persécuteur semblait compter beaucoup, se décide hautement contre lui. Le Cardinal garde le silence; on dit le Roi très-irrité, la Cour est en suspens. Quoiqu'on déteste Félici, le plus grand nombre attend l'événement pour se déclarer. C'est à Florizene que l'on attribue sa disgrâce. On parle de Lettres qui doivent le perdre, et qu'elle a cues en sa possession: elle s'applaudit de ce que, les lui ayant rendues, elle n'en reste pas moins maîtresse de son sort. Grace à ses soins, et à sa méchanceté infatigable, des copies en ont été remises au Marquis de Cadix, au Cardinal, même à la Reine. Ces lettres enfin contenaient des détails, dont Félici seul pouvait avoir eu connaissance, et il était impossible de douter qu'elles ne fussent écrites d'après les siennes. Le Cardinal, à ce que l'on assure, y est offensé grièvement: mais, barbare pour vous, faut-il s'étonner que Félici soit ingrat envers son bienfaiteur? Je sais combien votre exil avait déplu à ce dernier! il s'en était expliqué. Félici lui avait répondu comme à Clarence et à moi, que votre retour devait être prochain, et que votre absence devenait utile à votre gloire. Le reste a été enseveli, grâce à votre générosité, et vous n'êtes pour rien dans le coup qui l'a renversé pour jamais. Sans doute le Ciel l'a conduit. Cet homme si vain, si altier, abattu jusqu'à l'excès, m'a-t-on dit, a dévoilé, par sa contenance humiliée, le secret de sa faiblesse: il s'est senti comme frappé de la foudre. Le malheureux! il ne voyait rien au-delà des jouissances de son ambition, si toutefois on peut honorer de ce nom la basse intrigue, l'amour de soi, et non du Souverain et de sa patrie; en un mot, la soif d'acquérir, et non de mériter, qui ne peut naître que dans une âme sans élévation, sans délicatesse, que la perfidie accompagne, que doit suivre l'ingratitude, et dont la trahison démasquée, ne laissant que la honte, doit conduire au désespoir. Tel est le partage de ces ambitieux prétendus, qui ne savent supporter ni la faveur, ni la disgrâce. L'instant qui les montre tels qu'ils sont, est celui de leur chute, et alors ils restent seuls dans l'univers. Vous, ma chère Stéphanie, vous y aurez à jamais des amis, des admirateurs, et j'ajouterois des consolations, si votre courage pouvait vous servir à oublier, ou du moins à songer sans amertume..... Hélas! vous ne m'entendez que trop... croyez que mon cœur vous plaint plus encore que je ne peux vous le dire, et que Dom Almanza et moi nous vous chérissons avec la plus vive tendresse. Adieu, mon aimable fille, ma charmante Stéphanie, adieu. Combien Milédi Rosemont est malheureuse d'avoir donné le jour à Florizene! on ignore entièrement où elle s'est refugiée. Celle de ses femmes qui a donné avis à Augustine de la trame formée contre le héros que vous sauvâtes alors, est la même qui a averti Milord Rosemont et Clarence du lieu où vous étiez ensevelie; et peut-être est-ce encore par elle qu'il transpire que Félici a été de moitié dans tous les complots de Florizene. LETTRE XCVI. De la Comtesse De Felici, à Dona Almaza. Respectable amie, dont les bontés et les vertus me pénètrent également, ah! vous me rendez justice, lorsque vous êtes sûre que rien ne pourra jamais affaiblir dans mon âme les droits de l'humanité. Hélas! ceux de l'honneur s'y joignent. L'hymen m'engage à Félici; je sais ce qu'il m'impose. Ce moment est le seul où il ne m'ait point fallu de courage pour m'y soumettre. Je m'applaudis sur-tout de ce que la mesure de ses torts devient celle de ma compassion; et combien je voudrais qu'il fût en mon pouvoir de le servir!... Mais, absente de la Cour, on en est si-tôt oubliée! Fernand est le seul.... Eh! à qui donc aurais-je recours?... C'est lui que Stéphanie implore. En vain son barbare époux voulut attenter à la vie de ce héros.... en vain même il le sépare à jamais de celle dont il est adoré, Fernand, puisqu'il est digne de mes éternels regrets, le sera de ma prière, et justifiera ma confiance. Son âme est généreuse, élevée. Il a toutes les vertus, et il ne les doit pas même à l'amour. Votre Monarque n'aime, et n'estime autant que lui aucun de ses sujets: à sa prière, il adoucira son arrêt contre Félici. J'ose espérer plus. Il faut encore lui sauver le désespoir, la peine insupportable de devoir tout au mortel charmant, hélas! et trop dangereux, qu'il a en horreur.... Jugez, chère Almanza, jugez, quand je n'hésite point pour une telle demande, quand je suis sure de son succès, combien est inutile le vœu cruel que vous formez. Moi, que j'oublie Fernand!... que je n'aie pu être à lui, sans que je sois chaque jour plus malheureuse!.... Ah! ne m'enviez point mes affreuses, et cependant mes seules consolations. Ma respectable amie, lisez mieux dans un cœur où vous êtes toujours présente. Voyez-le, percé de tous les traits de l'amour, et se complaire dans sa douleur, et ne tenir à la vie, que par le charme cruel qu'elle trouve dans une passion infortunée.Quelle femme, grand Dieu! quelle femme adorable, que celle dont Florizene fait couler les pleurs! Et vous ne voulez point que je m'accuse! Hélas! chère Almanza,... tout me désespère;... mais je n'en serai pas moins attachée, jnsqu'à mon dernier jour, à vous et à votre vertueux ami. P. S. Clarence, mes parents, Madame de Norsey même, vous chérissent, et vous souhaitent. Cette jolie Françoise joint à la raison la plus aimable, l'âme la plus sensible: elle m'en donne des preuves continuelles. Le cœur de votre Stéphanie, de votre fille, fermé pour toujours au bonheur, ne le sera jamais à tous les sentiments qu'il vous doit. LETTRE XCVII. De Dom Fernand, à Stéphanie. Stéphanie m'implore.... Est-ce bien vous qui m'avez fait dire ce mot affreux, dont mon cœur est déchiré?... Que vous connaissez mal l'amant sur qui vous régnez! que vous savez peu combien est absolu l'empire que vous avez sur lui, et jusqu'où va le charme de son obéissance à vos moindres volontés! Ne s'est-il pas soumis, même à vos rigueurs si douloureuses, si pénibles, peut-être à tous deux?.. Vous l'avez trop vu; désespoir, fureurs, transports, l'excès de son ivresse, celui de ses tourments, rien ne l'a emporté sur la déférence continuelle de son amour.... Ah! il méritait de vous un ordre, et non pas une prière. Mais avez-vous donc pu croire qu'un vœu que vous formiez ne fût pas pressenti, ou plutôt prévenu par Fernand?... Aimé de vous, élevé à ce bien suprême, est-on encore un mortel?... Oubliez, sur-tout, que je fus généreux. Je ne suis, je ne veux être que passionné; il n'y a d'impossible pour moi, que de vous déplaire. Sans doute j'abhorre Félici; s'il n'avait attenté qu'à ma vie, soit orgueil ou commisération (il est malheureux), je lui aurais pardonné: mais il vous arrache à moi, le barbare!... J'ai tremblé pour vos jours, et c'était son crime!... Je n'ai pu demander sa grâce qu'en frémissant qu'elle ne me fût accordée: n'importe, je l'ai fait.... Pénétré de vos vertus, enivré de vos charmes, j'ai senti ce qu'elles m'imposaient, ce que vous désiriez, ce que vous deviez attendre de moi. Lorsque Dona Almanza m'a parlé en votre nom, je m'étais déjà jeté aux pieds de mon Souverain. Surpris, touché de ma demande, il fut toutefois long-temps inflexible. Il ne faut point vous le cacher, les preuves contre Félici étaient telles, que si on lui avait fait justice, le sauver n'était point même au pouvoir de son Monarque. La loi le condamnait. Correspondances secrètes, intelligences coupables avec des Cours, ennemies de la nôte, l'oubli de ses devoirs, l'abus de la confiance de ses maîtres, le mettaient dans le cas d'être puni avec la plus extrême sévérité. Ferdinand et Iabelle réunis voulaient qu'elle fût exemplaire. La bonté, l'amitié, j'ose ajouter la reconnaissance du Souverain, que j'ai été assez heureux pour rendre à ses sujets, ont à la fin cédé à mes supplications. J'ai donc obtenu que Félici ne fût qu'exilé dans une de ses terres, avec défense d'y recevoir qui que ce puisse être, et vous seule, ô Stéphanie, aurez connaissance de la main qui a rendu moins profond l'abîme où il est tombé. Cependant, jugez, jugez à quel point je vous suis asservi! J'empêche la mort de celui dont la vie est mon supplice de tous les instants; et, comme si ce n'était pas assez de cet effort horrible, de votre absence, de votre éloignement chaque jour plus insupportable, on voulait encore disposer de ma main! Dieu! avec quel effroi j'ai appris qu'elle venait d'être offerte à la fille du Duc d'Albe, et même acceptée! En vain elle est l'alliée très-proche de mon Roi; ô Stéphanie, je vous le jure par l'amour, par l'honneur qui nous unit, et qui m'enflamme, ne pouvant être à vous, condamné à ce tourment éternel, du moins je ne serai jamais à personne. Je l'ai dit à un père absolu; ses instances réitérées ne m'arracheront point l'affreux consentement qu'il espère. S'il se pouvait, je braverais plus encore. Ma foi, mes serments, mon cœur, vous appartiennent jusqu'à mon dernier soupir. Ce cœur désespéré a repris ses droits, l'autorité s'arrête... aux sentiments qui l'honorent. Je ne puis, je ne dois aimer que vous seule, et du moins je vivrai libre de vous pleurer.... Que dis-je? je pleure, et je vous suis cher... Ah! jouissons au moins de ce bonheur, le premier de tous, et si bien senti par votre amant! J'en suis digne, Stéphanie: j'ai l'orgueil de l'amour, quand il est extrême, et qu'il est parvenu à jouir même de ses sacrifices les plus douloureux. Les miens sont horribles; je n'ai point assez de mon âme pour y suffire. Hélas! quel est notre sort? Existerons-nous sans cesse loin l'un de l'autre? Nous souffrons, vous languissez, je me mœurs..... et sur-tout de la pensée de votre infortune. N'avez-vous pas assez sacrifié aux devoirs, et votre amant, et vous-même? Vous les remplissez tous, excepté envers lui. L'amour, ô Stéphanie, n'a-t-il donc pas les siens, et, s'il régnait sur vous comme sur moi, pourriez-vous?... auriez-vous eu la force de me le cacher si long-temps? A quel prix, ô Ciel! à quel prix m'en avez-vous fait l'aveu?... Depuis ce jour, n'êtes-vous pas redevenue maîtresse de vous-même? hélas! et vous croyez aimer! Que fais-je?... qu'ai-je dit? où m'emporte le délire d'une âme.... trop à vous pour savoir se contraindre et se posséder? Je brûle,... je languis.... Ah! du moins, n'accablez point un coupable qui s'accuse, se repent, se déteste... Non, je ne doute point de votre cœur.... Eh bien, chère amante, soyons heureux; le Ciel le permet, l'amour l'ordonne..... tous ses feux coulent dans mes veines; je m'égare; je ne me connais plus.... O pourquoi, pourquoi m'éloigner des lieux où vous êtes? Que devez-vous à votre époux, si vous ne lui devez point votre estime? Lui, votre époux!.... ah! vous n'en avez point d'autre que moi.... Pardonnez, Stéphanie, pardonnez à mon désordre; il est votre ouvrage. Je ne veux que vous obéir; je désavoue tout le reste; ne m'en punissez point par votre colère. J'ai osé vous écrire, malgré votre défense. Je frémis que vous n'exigiez que ce ne soit la dernière fois; mais vos ordres, dussent-ils me coûter la vie, seront la loi sacrée d'un cœur qui vous adore, et qui se fait au moins un bonheur de vous être soumis.... LETTRE XCVIII. De Stéphanie, à Fernand. Pus que jamais je vous dois tout.... Eh! comment se peut-il qu'un amour aussi vivement senti par mon cœur,... Soit si faiblement apprécié par le vôtre?... Mais soyez, s'il se peut, plus coupable encore; vous n'en serez puni que par ma douleur. Ah! Fernand, Fernand, c'était elle qu'il fallait craindre, et non pas ma colère.... Quels que soient vos torts, ma reconnaissance me décide; il faut n'écouter qu'elle... C'est pour Stéphanie une obligation sacrée, que de vous rendre grâces, lorsque vous venez de sauver les jours de son époux..... Oublions qu'il fut barbare.... Criminel au point où il l'est devenu, il n'est que trop à plaindre. Stéphanie, m'écrivez-vous, ne connaît pas votre cœur.... Hélas! si je l'avais moins connu, vous aurais-je donné le droit de m'affliger ainsi? Toute entière à ma confiance et à l'estime, autant qu'à la passion la plus aveugle, n'ai-je pas toujours compté sur vos vertus! Oui, cruel, il m'est impossible d'avoir les moindres alarmes sur la vérité de vos sentiments; et, si j'étais assez malheureuse pour douter un seul moment de mon pouvoir sur vous, ce ne serait que l'injustice de vos reproches qui pourrait m'y forcer. O Dieu! quelle est la vôtre? excepté envers vous, il n'est point de devoirs que je n'aie remplis..... Voilà ce que vous m'osez dire, vous, Fernand, vous!... quand je n'ai été fidèle qu'à mon amour, quand c'est à lui seul que je suis encore soumise! L'honneur m'ordonnait de suir l'Espagne,... dès le premier instant où je vous vis. Mon cœur ne put se rendre aux conseils, à la voix de l'amitié, à celle de la raison, et bien moins encore de la crainte. Vivre malheureuse, et même coupable, me paraissait moins horrible, que d'exister loin de vous. Je restai. Prévoyant tous mes maux, je les chérissais, parce que je ne pouvais tenir à vous que par eux.... J'étais privée d'un père, du père le plus tendre et le plus aimé: vous l'emportiez même sur lui; et ce ne fut qu'en m'immolant à la nature, que je la vengeai du crime de l'amour. Parjure à mon époux, au Ciel peut-être, j'ai fait le serment à tous deux de n'aimer jamais que Fernand. Expirante, je vous l'ai dit; malgré mes remords, je vous le répète!.. c'est moi, oui, c'est moi seule que j'accuse des forfaits, de l'infortune de Félici, de l'atrocité de Florizene, des pleurs de sa mère,... hélas! de vos tourments; et, quelque affreux que soient les miens, mon désespoir, mes larmes, mes éternels chagrins, tout m'est cher.... J'adore vote idée; elle me fait supporter jusqu'à votre absence! Avec cette idée si charmante, j'eusse été seule, même au milieu du tumulte de Paris; mais, loin de vous, j'ai senti une sorte de joie de pouvoir me soustraire à tous les regards:... enfin, sans espoir d'être à vous, je vis.! Vous l'avez voulu; et vous doutez, ingrat, de votre empire!... Qui? moi, je pourrais le croire!... O mon cher Fernand, vous le savez trop, quelle douceur j'aurais trouvée à dépendre de vous.... Enivrée de mon bonheur, et plus encore du vôtre, j'eusse été fière de vous donner ma foi, et de vous consacrer mes heureux jours. Ah! qu'avez-vous besoin d'éprouver le cœur le plus vrai, le plus tendre, le plus sensible? Vos transports cesseraient-ils d'avoir cette délicatesse qui peut seule être digne et de vous et de moi, la seule séduction qui soit permise à l'amour? La gloire de Stéphanie doit vous être plus chère, s'il se peut, qu'à elle-même.... Peut-être que mon trouble, mon délire, mon désordre surpasse le vôtre.... Osez abuser de cet aveu; ou plutôt, rougissez de me l'avoir arraché. Pardonnez, je vous offense...... Malheureux pour toujours, mais dignes, hélas! d'un sort plus doux, jusqu'au déchirement de nos cœurs, nous semblera préférable à un bonheur que désavouerait la vertu, et qu'empoisonneraient les pleurs du repentir. Oui, Fernand, c'est votre courage que j'implore; c'est lui qui doit raffermir le mien: nous ne devons nous voir, ni nous écrire;..... il le faut: cette lettre ne me rend déjà que trop coupable..... Ah Dieu! ce n'est donc qu'au prix des sacrifices les plus douloureux, que j'ai reçu la vie! O vous, vous que j'adore, à qui mes yeux, à qui ma bouche ne doivent plus le dire, plaignez, plaignez Stéphanie; sur-tout ne l'accusez jamais!... Que le temps, son malheur, que l'absence, ni un autre choix, ne l'effacent point de votre âme!... Sûr qu'elle ne respire que pour vous, vivez pour la gloire et pour elle... Non, non, je ne feindrai point un sentiment qui est loin de mon cœur; je ne chercherai jamais à porter le vôtre vers un lien détesté; j'en connais trop les maux;... et si vous pouviez l'accepter sans horreur, vous ne seriez digne, ni de moi à qui votre changement coûterait la vie, ni de celle qui vous rendrait parjure à la plus tendre amante, à la malheureuse Stéphanie. J'exige que Dom Lope m'écrive, qu'il m'entretienne de vous.... Mes larmes coulent en abondance, et me dérobent jusqu'aux derniers mots que je vous adresse. Il faut vous dire adieu, tout quitter, rentrer au sein de l'abîme!... Cher amant!... Sommes-nous assez infortunés? LETTRE XCIX. Alvarès, à sa Femme. O mon amie!... je cède au remord; je ne puis plus porter le fardeau qui m'accable, et il est temps que je le dépose dans un cœur qui me plaigne et me pardonne: c'est trop servir le crime, et affliger la vertu. La perfidie, jointe à l'audace, a pu m'ébranler, et me séduire: mais je n'étais point né pour être coupable. Sachez tout, et connaissez le monstre qui m'a traîné dans l'abîme d'où cet effort va m'arracher. Vous savez quelle impression terrible avait faite sur Félici la nouvelle de sa disgrâce, et l'arrêt de son exil. Un jour, un seul moment l'avait dénaturé; tant les moindres événements influent sur le caractère de ceux qui n'ont d'autre force dans l'âme, que celle qu'ils reçoivent du mouvement de l'ambition! Impatient d'échapper aux regards, désirant de se fuir lui-même, il partit précipitamment avec moi, et n'amenant de toute sa maison si nombreuse et si brillante qu'un seul domestique: il semblait qu'il craignit de multiplier les témoins de son humiliation. Arrivé dans sa terre, la plus belle des siennes, celle qu'il préférait, et dans laquelle même il avait fait bâtir son mausolée, avec ce faste inouï qui perçait dans ses moindres actions, il me défendit, ainsi qu'à l'homme qui le servait, de laisser pénétrer un seul être dans une retraite, qu'il regardait déjà comme son tombeau. C'est là qu'en vain il a cherché quelque temps à lutter contre le morne accablement où l'avait laissé la perte de ses titres et de son crédit. Absorbé dans une rêverie sinistre et continue, à peine, dans tout le jour, m'adressait-il une seule fois la parole. il se promenait à grand pas, et d'un air farouche. Toujours errant, solitaire, caché au fond de ce bois qui termine son parc, il en revenait quelquefois pâle, oppressé, anéanti; alors il se renfermait, sans vouloir prendre aucune nourriture.; et, si la lassitude du chagrin lui procurait quelques heures de sommeil, il se réveillait bientôt avec une agitation, une fureur, et un égarement qui ne permettait pas de l'approcher. Les mots qu'il articulait dans ces moments étaient des espèces de cris, parmi lesquels on distinguait les noms de Fernand et de Stéphanie. La seule ardeur de se venger d'eux, paraissait renouer, par intervalles, la trame de ses jours épouvantables. Voyant enfin que le sort trompait ses ressentiments, et que ses victimes lui étaient soustraites pour toujours; par un excès de faiblesse, tous ses complots se tournèrent contre lui; et il ne songea plus qu'à finir des tourments, qu'il n'avait pas le courage de supporter. La nuit était avancée; je couchais à côté de sa chambre; je m'entends appeler d'une voix mourante et funèbre; j'accours. Je le vois dans les convulsions de la douleur, se débattant, par un instinct invelontaire de la nature, contre la mort qu'il s'était donnée. La faible lueur d'une lampe attachée au chevet de son lit, répandait un reflet affreux sur son visage méconnaissable. Cette scène d'horreur poursuit encore mon imagination effrayée. Un instant de calme succéda à ces déchirements douloureux, que lui causait le poison qu'il avait pris. „Alvarès, me dit-il, d'une „voix éteinte, et dont le son parvenait “à peine jusqu'à moi, vous voyez le terme “des grandeurs, et le châtiment de l'ambition! la vengeance et l'amour s'y étaient joints. Je ne pouvais résister plus longtemps à toutes les furies déchaînées contre “moi. Si j'ai différé mon trépas, c'était “dans l'espérance de poursuivre encore Fernand: mais sa gloire et son courage le mettent à l'abri de mes coups; l'ascendant de sa vertu m'écrase; celle de stéphanie m'importune; leur compassion “me ferait horreur; le tombeau seul peut „mettre une barrière entre mon orgueil, “et la pitié insultante des mortels... que j'ai protégés.... Il est temps de quitter “un univers que je hais, et qui me déteste.... Voici des papiers qui assurent “votre fortune, et acquittent ma reconnaissance. Approchez, Alvarès, recevez le dernier soupir de Félici.... Je mœurs“. A ces mots, il expira; et j'arrosai longtemps, de mes larmes, le cadavre inanimé de cet homme que j'avais presque vu Souverain, et revêtu de tout l'éclat du rang et de la faveur! je lui devais trop, pour me rappeler ses torts; ce n'était point à moi de juger celui qui m'avait comblé de bienfaits.Le jour ne faisait que de paraître; je ne pouvais quitter la chambre où mes pleurs ne cessaient de couler sur les malheureux restes de Félici, lorsque le domestique, dont je vous ai déjà parlé, et qui, cette nuit-là même, avait disparu au moment qu'il avait su sa mort, vint m'apporter un billet sans signature, conçu en ces termes: „Je sais tout; mais nul que moi n'est instruit. Les plus grands intérêts exigent que j'aie un entretien avec vous. Venez donc me parler, à l'instant. Je tiens à tout dans l'Espagne, je puis tout pour vous; un refus vous perdrait. Je n'ajoute qu'un mot: si vous aimez la vie, gardez-vous d'ébruiter un événement qu'il m'importe de cacher. Obéissez ou tremblez, je vous attends“. Concevez ma surprise, mon trouble et mon inquiétude! je vis qu'il n'y avait point à balancer, et qu'il fallait me soumettre aux ordres de l'anonyme qui m'écrivait d'un ton si absolu. Son adresse était au bas de la lettre, et le lieu où je devais me rendre était peu éloigné de la terre de Félici. Je confiai donc la garde de son corps au seul homme sur qui je pouvais m'en reposer, et je m'acheminai vers l'endroit qui m'était indiqué. Mais, ô mon amie! de quel étonnement demeuré-je frappé, quand, pour premier objet, j'aperçus Florizene!.. Immobile, tremblant, je ne pouvais proférer une parole, et ne revenais point d'une si étrange apparition! Rassurez-vous, me dit-elle; je suis ici chez une vieille parente, qui, presque'en enfance, ne peut veiller sur mes démarches. Elles seront, si vous me secondez, aussi mystérieuses que je le désire. L'homme qui vous a remis ma lettre m'est vendu; les raisons les plus fortes m'engagent à cacher la mort de Félici, jusqu'à ce que le Duc Ximenès ait forcé son fils à s'unir avec la fille du Duc d'Albe. Vous avez servi long-temps sous le mortel le plus ambitieux; vous devez l'être. Servez-moi, et je vous jure d'élever votre fortune aussi haut qu'elle puisse aller, sinon (je vous l'ai déjà écrit) vos jours me répondront de ma vengeance, et de mon secret. Décidez-vous, et parlez. Incertain quelque temps, je ne savais à quel parti m'arrêter. Mais, vous le dirai-je? l'air, la hardiesse, l'assurance de cette femme inconcevable, la menace qui éclatait déjà dans ses regards effrayants, je ne sais quelle éloquence impérieuse, répandue dans ses gestes, dans ses discours, sans doute l'orgueilleux espoir d'arriver au degré d'élévation qu'elle m'annonçait: toutes ces causes réunies m'arrachèrent le serment coupable de la servir! alors elle m'accabla de nouvelles protestations, et m'inspira, pour remplir ses projets, l'ardeur dont elle était elle-même dévorée. Je la quittai, vaincu par son ascendant, et retournai rendre les derniers devoirs à Félici, avec la ferme résolution d'ensevelir, jusqu'à de nouveaux ordres, la moindre trace de son trépas. Assisté de ce même homme qui avait tout appris à Florizene, et qu'ainsi que moi, elle avait mis dans ses intérêts, je le déposai dans le tombeau qu'il avait fait construire, et qu'il ne croyait pas sitôt occuper. Aucuns regards suspects ne pouvaient éclairer cette trame ténébreuse. Lui-même, en arrivant, avait congédié jusqu'à son concierge, et ses jardiniers; et comme son château avait été inaccessible, le peu de jours qu'il y avait vécu, on ne songeait pas seulement à s'informer de ce qui se passait dans son enceinte.C'est dans cet abandon, ce silence pénible, cette solitude profonde, que je vis depuis près de deux mois, n'ayant pour compagnon qu'un vil mercénaire, et pour spectacle qu'une tombe, où j'ai moi-même descendu mon maître et mon bienfaiteur. Mon amie, cette odieuse existence est pire que tout ce que je pourrais craindre de la fureur de Florizene. Ainsi, dussé-je y succomber, je suis résolu à tout révéler. D'ailleurs, en me taisant, je prolongerois l'infortune d'un héros, et d'une femme qui à toutes les vertus réunit tous les charmes. Les reproches de ma conscience, sont plus forts que ma crainte. J'écris à Fernand même, qui recevra ma lettre à son retour de l'armée. Il est généreux, il aura pitié de ma faiblesse, et deviendra mon protecteur. Le crime m'est étranger, je le sens à mes remords, et j'aime mieux faire courageusement l'aveu de ma faute, que de m'endurcir dans l'habitude des forfaits. Adieu, mon amie, j'abandonne enfin cette sombre habitation, où tout ce que je je vois, me déchire, m'accuse et m'épouvante. Quelque sort qu'on me réserve à Madrid, j'y vole, je vous rejoins; j'arriverai presque'aussi-tôt que ma lettre. J'ai besoin de cacher dans votre sein mes larmes, ma honte et mes regrets. Adieu. LETTRE C. De Fernand, à Stéphanie. Orépnant! Stéphanie! veillé-je? où suis-je? Le Ciel permettrait-il?.. Rien n'est égal au trouble de mon cœur, et tout est encore confus dans mon imagination, au fond de mon âme, hors l'excès de mon amour, au moins égal à mes tourments! puissé-je vous apprendre le premier ce dont on vient de m'instruire: Alvarès... ô Ciel!... Sachez tout. Plein d'une mélancolie profonde, et du pressentiment d'un malheur éternel, je relisais la dernière lettre que j'ai reçue de vous. Je me pénétrais de cette tristesse d'une âme tendre et passionnée; je trempois de mes larmes chaque mot que mes yeux dévoraient; je prononçais votre nom, je m'enivrais de mes souvenirs: les transports les plus violents de la flamme la plus immodérée cédaient à l'attendrissement que me causaient vos peines. Hélas! je n'y voyais point de terme, j'en frémissais, je maudissais le sort, je détestais la lumière, je m'abhorrois moi-même... J'étais, dans ce moment, plus infortuné encore que je ne l'avais jamais été... lorsqu'on m'apporte une lettre écrite du lieu où je savais que Félici était exilé! je me précipite sur cette lettre, je l'ouvre. Ah! Dieu! Dieu, que devins-je, en parcourant ce billet signé d'Alvarès! „J'ai fait un crime; c'est à un héros que j'en fais l'aveu, j'ose compter sur mon „pardon. Depuis deux mois Félici n'est plus; séduit par Florizene, j'ai caché sa “mort. Il est temps qu'elle éclate, et, dussé-je „être puni de l'avoir tenue secrète, je serai consolé, si Fernand m'accorde quelque “estime pour le prix de mon repentir....“ Félici n'est plus!... ô Stéphanie!... je sais trop qu'il n'a aucun droit à vos regrets; mais je sais aussi combien sont nobles, généreux, héroïques tous les sentiments qui vous animent. Ce n'est donc point le moment de revenir sur les maux qu'll vous a faits; je dois songer à tout ce que votre position vous impose; je dois renfermer ce que m'inspire la mienne; je dois contraindre et dévorer des feux.....que sembleraient pourtant devoir mettre en liberté de plus légitimes espérances..... Je dois enfin, brûlant d'amour, craindre encore de vous en parler... et le destin de Fernand est de toujours s'immoler à vos vertus! Cependant me sera-t-il permis de fixer un instant vos yeux sur une révolution aussi étonnante qu'inattendue? Le Ciel paraît s'être adouci, vos larmes l'ont désarmé; nos soupirs ont monté jusqu'à lui. Il n'a pu voir deux êtres que tout rapproche, séparés plus long-temps par les circonstances les plus horribles. La mort de Félici n'est pas le seul événement où soient marqués ses desseins sur nous. Il nous délivre à la fois de tous nos persécuteurs. Florizene, furieuse de voir tous ses projets renversés, toutes ses espérances évanouies; Florizene, trahie par Alvarès, sachant le refus que j'ai fait d'épouser la fille du Duc d'Albe, ne pouvant plus se venger de vous, ni de moi, est tombée dans des convulsions de rage, qui se sont changées en une véritable folie. Elle en a déjà eu plusieurs accès terribles, accompagnés des symptômes les plus effrayants. Quelquefois votre nom et le mien lui échappent..... Ses yeux alors s'allument, se couvrent de sang; toutes ses veines s'enflent; ses membres se roidissent; et, si dans ces crises fréquentes on ne la chargeait de chaînes, elle déchireroit tout ce qui s'offrirait à elle. Pour comble de supplice, elle a des intervalles où, reprenant entièrement ses esprits, elle voit toute l'horreur, toute la honte de son état, et mesure d'un œil fixe la profondeur de l'abîme où elle est plongée! Il semble que le Ciel, attentif à la punir, ne lui laisse ces lueurs de raison, que pour mettre le comble à son châtiment, lui rappeler tous ses crimes, et la recueillir, malgré elle, sur le sentiment de son infortune. La cruauté la plus inventive n'aurait pu lui créer un tourment plus affreux, et son plus grand malheur est encore de sentir qu'elle a tout mérité!... O Stéphanie! adorable Stéphanie, le Dieu, dont vous êtes l'image, devait traiter ainsi celle qui a pu vous haïr et vous persécuter. Quel avenir j'ose entrevoir! je ne puis l'envisager, sans une ivresse, un ravissement, un désordre, auquel je n'ose me livrer. Cependant... Félici n'est plus.... Florizene est punie!... L'amour le plus tendre gémit à vos pieds; il attend vos ordres, pour vous parler d'un bonheur... auquel des siècles de peines nous ont peut-être donné quelques droits..... Pardonnez; mais il me semble qu'il n'y a plus rien au monde qui nous sépare. Quand pourrai-je voler vers vous, reposer enfin mes regards sur l'être vertueux, sur l'objet sacré que je n'ai pu jusqu'ici apercevoir que des moments.... Une langueur secrète me consume, le sommeil même, ô Stéphanie, ne me sauve point de vous. Mes songes sont pleins de vote idée, ils ne m'offrent que vote image. Par-tout elle me poursuit, partout elle m'enchante: mais, hélas! plus elle me ravit, plus elle ajoute à mon supplice! J'expire dans vote absence; la gloire même m'importune. Ce n'est qu'à vos pieds qu'elle me deviendra chère, et alors il me semblera que je n'en ai point assez acquis pour vous mériter. O Stéphanie!... Stéphanie, un mot, un seul mot de vous, et je quitte l'Espagne: ce mot est ma vie; ne me le refusez pas.... Que dis-je? aurai-je la force de l'attendre? je ne suis point à moi; je ne puis rien promette. Le verrai-je éclore enfin ce jour, ce beau jour, où, chargé de vote destinée, je mettrai mes soins étemnels à la rendre aussi fortunée, qu'elle a été malheureuse? O qu'il doit être aimé du Ciel, qu'il doit être vain et superbe, le mortel favorisé auquel il confiera le bonheur de Stéphanie! Les alarmes n'approcheront donc plus de cette âme faite pour l'amour, l'héroïsme et la vertu: des pleurs de joie brilleront seuls dans ses yeux enchanteurs, si long-temps voilés par les chagrins, et s'il lui échappe des soupirs.... Le délire où je suis m'emporte plus loin que je ne veux.... Mais, Stéphanie, Stéphanie, gardez-vous de m'accuser. Plaignez-moi plutôt; plaignez-moi d'avoir renfermé, dans ce moment, la moitié des transports qui m'agitent.... je ne sais où je suis. Un nuage me dérobe vos devoirs, mes obligations, et ne me laisse voir, ne me laisse sentir, que mon amour... dont tout justifie enfin l'enchantement, les vœux, le trouble et l'idolâtrie. LETTRE CIe. et Derniere. De la Marquise n Norsey, à Dona Almanza. A trois heures après minuit. Je l'ai toujours dit, à la longue, le Ciel est juste! Ah! Madame, de quel spectacle ravissant j'ai été témoin! des têtes perdues, des amants enivrés, des époux réunis, un frère, une amie transportés.... du trouble, des soupirs, des larmes, le délire du bonheur!... Personne que moi n'est en état de vous écrire.... N'attendez cependant ni raisons, ni détails; je suis trop enchantée pour avoir le sens commun. Votre cœur y suppléera. C'est depuis ce matin que nous extravaguons de joie, et rien ne me paraît plus raisonnable. Tant qu'a duré cette maudite guerre, Clarence et moi ne quittions presque point la retraite où Stéphanie et Milédy Rosemont ne recevaient que nous. L'une y était tremblante pour l'amant le plus adoré, et le père le plus chéri; l'autre frémissait des dangers de son époux, et des torts de sa coupable fille: toutes deux cherchaient en vain à contraindre leur douleur, et à s'offrir de mutuelles consolations. Stéphanie reçoit une lettre divine, cela va sans dire, car elle est de son amant. Vous voyez d'ici son saisissement, son trouble, et sur-tout en apprenant que Félici n'est plus. Sa fin déplorable la touche, et moi qui n'avais garde de regretter ce monstre-là, je ne savais trop comment faire pour renfermer, devant elle, toute ma satisfaction. Quelques jours s'écoulent; et, malgré sa tristesse, je ne sais pas trop comment il arrivait qu'elle devenait, à vue d'œil, plus fraîche, plus charmante, plus céleste que jamais. N'osant donc point la féliciter sur l'événement dont elle ne voulait pas absolument que je fusse ravie, il fallait bien, pour la distraire, que je lui parlasse de Fernand. Alors elle rougissait, s'embellissait encore, relisait sa lettre, m'embrassait et me conjurait de l'épargner. Je m'obstinais à poursuivre. Nous entendons du bruit, la porte s'ouvre, on annonce: Milord Rosemont paraît! Je ne me sens pas la force de vous peindre tout le pathétique de cette entrevue. Vous devinerez, sans que je m'en mêle, que la fille, que l'épouse se précipitent dans le sein de Rosemont: mais Dom Lope seul l'accompagne. Seul! on s'inquiéteroit à moins.... Aussi notre aimable Stéphanie ne tarda t-elle pas à trembler. Elle craint.... que sais-je, moi?.... tout ce que craint l'amour, quand il est extrême. Elle pâlit, elle hésite, elle semble nous demander à tous l'objet attendu par son cœur. Desirant pouvoir la préparer à la vue la plus chère, Milord avait exigé que Ximenès n'entrât que quelques instants après lui. Vains projets!... L'émotion de Stéphanie lui arrache le nom qu'elle adore!... A ce nom, il s'écrie, il s'élance, l'amour ne consulte plus rien: Fernand tombe à ses genoux... et puis la voilà qui ne peut plus suffire à ce qu'elle éprouve; elle perd l'usage de ses sens. De l'ivresse, il passe aux alarmes. Bientôt la voix de son amant, cette voix, si puissante sur son cœur, la rappelle à la vie. Tous deux se regardent avec une expression!...qui ne peut se decrire. Nous les embrassions l'un et l'autre, sans qu'ils s'en doutassent. Rosemont, avec l'attendrissement le plus vif, prend la main de sa fille, celle de Fernand, et les unit. Que son embarras était enchanteur! qu'elle était belle! la pudeur la disputait encore à l'amour; il triomphe! Fernand la serre dans ses bras, avec des transports auxquels enfin elle s'abandonne. Tous deux se jettent aux pieds de Milord. Quels pleurs délicieux j'ai vu couler! Milédi n'était plus à elle; Clarence ne pouvait respirer, moi je faisais des cris de joie. Dom Lope, quoiqu'il parût prendre la part la plus sincère à leur bonheur, n'en soupirait pas moins. En cas que cet héroïque ami soit un amant malheureux, je me charge de l'égayer. J'avais fait avertir Rosenne: il accourt, et Clarence, hors d'elle-même, lui permet le plus doux espoir. Fernand et Stéphanie, tant que la journée a duré, n'ont aperçu qu'eux, quoiqu'ils fussent sans cesse au milieu de nous. même ivresse, plus timide de la part de Stéphanie, plus emportée, moins contrainte de celle de son amant; mais également vraie, également tendre et touchante.... Personne ici ne dormira de long-temps, pas même la fidèle Augustine, dont c'est le grand plaisir. Elle était comme le jour où elle a retrouvé sa belle maîtresse... On ne m'avait point dit assez combien est charmant le jeune héros qu'adore Stéphanie. Il a l'air, le port, la démarche d'un Dieu, et je ne lui crois pas les défauts d'un homme. Rien de si majestueux que sa taille, de si parfait que ses traits: tenez, je me crois la seule femme à qui son regard ne causera point un trouble dangereux. Tous ses mouvements ont quelque chose de si tendre, de si passionné! Il se met à genoux avec tant de grâce et d'abandon!... Quand il parle, quand il se tait, quand il regarde... même quand ses yeux se remplissent de larmes... tout en lui respire la séduction, et vraiment il n'y avait que Stéphanie, au monde, qui fût digne d'en être aimée. Demain, quelle félicité! ils se lèveront pour se voir; chaque jour amènera celui de leur bonheur; jusqu'au sommeil, ne servira qu'à leur en offrir l'image. Oh! je le jure, je resterai libre le reste de ma vie. Il n'y a que leur amour qui puisse me paraître préférable à l'indépendance, et cet amour-là est unique comme eux. Quelle douce chaîne ils vont serrer, dès que ces maudites bienséances le permettront! alors, nous volerons tous vers vous. Ils brûlent de vous revoir, et moi, Madame, de vous connaître. Les caresses, la présence d'un époux, la félicité de ce qui lui est cher, adoucissent le coup qu'a porté à Milédi l'état affreux de son exécrable et malheureuse fille. J'éloigne cette idée; ce jour n'en doit offrir que de riantes. Ceux qui lui succéderont, et jusqu'à l'attente du plus charmant de tous, me causent un ravissement!... Pardonnez-moi le désordre de ma lettre.... celui dont je viens de jouir, avait quelque chose de magique.... Il m'a gagnée. Mon frère aussi, mon frère et Clarence seront heureux. Ah! Madame, combien je vais l'être! Dom Almanza, comme de raison, est de moitié dans toutes les assurances dont mon cœur ne se borne pas à être l'interprète. Nota. Au terme où Fernand et Stéphanie purent s'unir, ils retournèrent tous en Espagne, où se célébrerent les noces des deux amants, ainsi que celles de Clarence et de Rosenne. Madame -de Norsey les accompagna, et fut témoin d'un bonheur d'autant plus vif, qu'il avait été acheté par plus de peines. Chaque jour ne fit qu'y ajouter de nouveaux charmes.