L'HÉROÏSME DE L'AMOUR ET DE L'AMITIÉ. QUEL tableau plus intéressant a présenter que celui de l'homme vainqueur des passions! Qu'à ces traits, on s'applaudit d'être de l'espèce humaine ! Telle est l'image que je tente d'esquisser : puisset-elle ine conserver cet accueil indulgent dont le public a jusqu'ici daigné honorer mes faibles essais ! Tous mes vœux seraient qu'elle fût pour la société une sorte de dédommagement de tant de scènes révoltantes de crimes qui se sont passées sous nos yeux, et qui ont excité, à de si justes titres, l'indignation : excès qui déshonoreraient notre nature, si l'abus pouvait jamais se confondre avec le bien, et lui ôter sa valeur et son mérite ! Croyons, d'après l'Anecdote qu'on. va lire, qu'il est encore des âmes courageuses, capables des actions les plus héroïques, et les dignes copies, s'il en peut être, de l'éternel Modèle de perfections de qui nous tenons l'existence.'. Géminvile en avait reçu l'âme la plus sensible : cette sensibilité le dominait au point qu'il trouvait très-peu d'attachements qui pussent en être l'objet. Ce n'est point de lui qu'on eût dit qu'il avait le bandeau de l'amour : conséquemment la plupart des femmes lui paraissaient fort aimables, mais peu faites pour exciter de ces inclinations que les âmes impuissantes traitent de romanesques. Aussi son cœur avait-il, en quelque sorte, un supplice continuel à endurer : s'il est permis de parler ainsi, il ne demandait pas mieux que d'aimer. C 'est à l'amour seul qu'il appartient de remplir cette avidité de désirs auxquels nous sommes presque toujours en proie. Le véritable amant goûte, sans contredit, un bonheur bien plus grand que celui après lequel courent l'ambitieux, l'ayare, et qu'ils ne saisissent jamais.. Stéphanie Nelsan semblait être la femme que le ciel avait formée exprès pour inspirer à Géminvile une passion qui devait l'enflammer le reste de sa vie : à peine ses regards se furent-ils arrêtés sur cette jeune personne ( elle atteignait sa dix-huitième année ) qu'il fut frappé d'un trait que jusqu'alors il n'avait point ressenti. Mademoiselle Nelsan, en effet, était de ces beautés rares dont on ne saurait exprimer le charme : il ne lui échappait pas un mouvement qui ne fût animé de cette espèce de magie qu'on aurait de la peine à se figurer. Il est possible de se faire une idée des grâces, des divers genres d'agréments, mais comment se représenter cet ensemble enchanteur qui se rend le maître de tout ce qui l'approche ? Cette femme était d'autant plus séduiduisante qu'elle paraissait n'avoir nulle coquetterie; son âme pure et ingénue respirait sur son front: c ' était la vertu même qu'on voyait sous l'image de la beauté. :-Stéphanie inedémentoit point une annonce aussi attirante. Elle avait perdu les auteurs de ses jours à un âge où il n'est guère possible de ressentir cette perte dans toute son étendue : cependant elle ne cessait de leur donner des larmes; se trouvait-elle séule,-ses premiers regards se portaient avec avidité sur les portraits de son père et de sa mère, elle les pressait contre son sein, leur prodiguait des bai-.. Sers mêlés de ces pleurs qui font les délices de la sensibilité. Mademoiselle Nelsan était sous la tutelle d'un oncle dur et avare, qui n'envisageait en toutes choses que les avantages de la fortune : voilà sur quel objet ses pensées, son âme entière s'attachaient : il n'y avait point d'accent, d'harmos nie qui flattât son oreille, comme le mot argent; c 'était dans le mariage sur-tout que le bien lui paraissait la première qualité à rechercher, et.ce tableau assurés ment ne s'offrait point à sa nièce dans le choix d'un établissement dont elle attendait son bonheur, En effet, la fortune suffit-elle pour nous rendre heureux ? Qu'est-ce qu'une union dont le cour est séparé ? De là tant de maris et de femmes qui sont si étrangers l'un à l'autre, et dont la plupart même éprouvent une aversiori réciproque! Nous venons de représenter Géminvile comme n'ayant point le bandeau de l'amour sur les yeux; il était bien moins clairvoyant sur la nature de ces liaisons qui usurpent trop légèrement le nom d'amitié : sa sensibilité, extrême l'égarait sur un objet si intérêt sant pour nos affections; il semblait se refuser à l'évidence::de ces imperfections vicieuses, nous n'oserions dire criminelles, qui dégradent tant l'humanité ! Il avait ! la faiblesse de juger la société d'après lui-même : et voilà d'où naissent ces erreurs si irréfléchies, si dangereuses, dont le peu de créatures estimables qui se rencontrent dans le monde, sont tôt ou tard les malheureuses victimes. Cependant dans le nombre de ces connaissances avec lesquelles Géminvile était lié, il ne faut pas confondre un jeune homme de son âge, dont l'âme réunissait toutes les précieuses qualités de la sienne: Dorneuil possédait sa franchise, son désintéressement, et sa délicatesse, ce qui caractérise en un mot l'être si rare, fait pour porter le nom d'ami dans toute sa dignité. Aussi l'un et l'autre se recherchèrent avec empressement, et ne tardèrent point à former l'attachement le plus marqué et le plus durable..... C'était chez une de ses parentes ( madame Réminval,) que Gémin-. vile avait entreyu mademoiselle Nelsan, et cette rencontre inattendue, comme nous l'avons observé, avait lancé un trait de flamme dans un cœur étonné lui-même d'une impression ou plutôt d'un transport qu'il éprouvait pour la première fois.-Quoi! ( s'adressant à Dorneuil ) aurais-je trouvé cette espèce de phénomène que je croyais ne devoir être que l'ouvrage de mon imagination ? Que cette jeune personne s'est rendue maîtresse de mon âme! On la voit : on est surpris d'un enchantement inexprimable! Elle parle: le charme redouble; elle ne dit rien qui ne soit l'accent du sentiment, du sentiment le plus touchant: si le cœur avait une voix, assurément il n'en aurait point d'autre..... Mon ami, je te mènerai chez ma parente : tu connaîtras cette créature céleste qui n'a point d'égale; tu jugeras si mon enthousiasme est fondé..... Et elle annonce toutes les vertus. Quelle candeur ! quelle modestie ! C'est de cette beauté divine qu'il est permis de dire que le ciel est dans ses yeux... Oui, tu la verras, Dorneuil, tu la verras... Je suis impatient de savoir si tu approuveras... la passion la plus décidée : il est inutile de dissimuler : c'est la passion la plus violente qui déjà me consume..... qui a pris sur moi un ascendant insurmontable..... il ne me serait point possible de lui résister.... Oui, cette enchanteresse est destinée à faire le bonheur ou le malheur éternel de ma vie. Je n'ai plus de raison, Dorneuil, je n'ai plus de raison.... Eh! si cet objet de mon adoration avait l'âme prévenue ! Je frémis.... Tu m'entends... Si un rival... Quelle image accablante ! Où vas-tu t'égarer, ( interrompt Dorneuil, ) te livrer d'avance à des alarmes qui peut-être sont dénuées de fondement ! Mon cher Géminvile, pourquoi bannir l'espoir ? Tu n'as point le caractère des amants : ils envisagent toujours le succès.-Mon ami, ( reprend Géminvile, ) c'est qu'ils n'aiment point; le véritable amour ne cesse d'être accompagné de la crainte : je posséderois le cour de Stéphanie, sa belle bouche m'en assurerait, prodigueroit tous les serments, que je douterais encore de mon bonheur. ::,' ton : La jeune personne n'avait point vu Géminvile sans éprouver une impression réciproque; elle s'était surprise affectée d'un sentiment tout nouveau pour une âme où reposait le calme de l'innocence. On doit s'attendre quelle rendait de fréquentes visites à madame Réminval, et que Géminvile lui inspirait un intérêt qui prenait chaque jour, plus d'ascendant. Se trouvait-elle seule : ses premières idées avaient le jeune homme pour objet. En était-elle séparée : elle le revoyait, s'il est permis de s'exprimer ainsi, continuellement dans son cœur. Lénoncourt ( c'est le nom de l'oncle de Stéphanie ) vient à lui reprocher sa mélancolie. "Je ne sais, tu n'es plus la même! aurais-tu à te plaindre de moi? Tu y as retrouvé, en quelque sorte, les auteurs de ton existence. Depuis quelque temps, tu t'enveloppes dans un air sombre, rêveur! l'état de fille te déplairait-il ? Aspirerois-tu à contracter un engagement qui exige de nous deux des mesures qui ne sauraient être trop réfléchies ? --- Mon oncle, je serais bien embarrassée moi-même, s'il me fallait expliquer la cause de cette tristesse involontaire, qui sans doute se dissipera : vos bontés sont faites pour m'en retirer, et.... je ne pense nullement au mariage.... Mon oncles que je reste auprès de vous ! Stéphanie n'a pas prononcé ces derniers mots, qu'elle imagine un prétexte pour aller se renfermer dans son appartement; et là elle goûte une espèce de plaisir à laisser couler en liberté des larmes dont elle n'eût point voulu que Lénoncourt fût témoin. Il est aisé de juger qu'elle aimait déjà vivement: les pleurs sont l'expression la plus évidente d'un amour qui est près d'éclater...ii · Géminvile présente Dorneuil à madame Réminval, qui lui fait l'accueil le plus obligeant, et l'invite fort à revenir la voir : mademoiselle Nelsan s'est offerte à ses yeux. · Les deux amis ont quitté la société. --- Je l'avouerai, ( s'écrie Dorneuil, ) je n'ai rien yu d'aussi enchanteur, d'aussi adorable! c'est en effet un ange de beauté et de grâces ! et, comme tu l'as dit, c'est la vertu même qui charme les re-, gards! Ah! Géminvile, comment blâmerais-je ta passion? Je le répéterai, il n'est pas possible de jeter un coup-d'œil sur cette divine créature, sans se sentir dominé.d'un enchantement.... Géminville, (en l'embrassant,) je suis ton ami, oui, je suis ton ami, et à ce titre je me défends la moindre impression... Sans doute il faut que tu ine sois bien cher... Tu aurais trouvé un rival... Mais ne crains rien, ne crains rien, mon amitié t'est un sûr garant de mon devoir... Géminvile, je m'arracherais plutôt le cœur que d'y laisser entrer un sentiment qui offensât notre union, elle m'est sacrée... Mais, mon ami, tu crois aux nours, à la probité; tu n'es point infecté de l'esprit du monde, tu ne prétends point jouer le rôle de séducteur?.. --- Loin de moi, Dorneuil, cette idée qui m'avilirait à mes propres yeux! tu dois être bien persuadé qu'un engagement respectable... inais où la passion peutelle nous égarer?... Il faudrait que je fusse assez heureux pour inspirer le même sentiment à mademoiselle Nelsan.....-J'imagine, Géminville, qu'il t'est permis d'espérer...-Que dis-tu, Dorneuil?...-Non, je ne in'abuse point, j'ai remarqué que Stéphanie ramenait incessamment ses regards sur toi, et.... j'irai plus loin, je crois y avoir saisi une disposition qui t'est favorable... --- Il serait vrai, Dorneuil ! (en s'élançant dans ses bras et le pressant contre son sein, non sans laisser s'échapper quelques pleurs, l'expression du sentiment,) tu me dis que je ne serais point indifférent à la divinité de mon âme? Sans doute elle t'est connue cette âme: je ne me permettrais de l'amour pour cette créature céleste, qu'assuré qu'un lien sacré viendrait nous unir... Ah! loin de moi toute idée contraire à l'engagement le plus digne de nos vœux, lorsqu'un ardent penchant lui est associé. Tu m'as bien jugé, mon ami; jamais je ne serai attaqué de cette dépravation, la maladie de la société : le véritable amour, tu le penses comme moi, ne va point sans l'honnêteté. Dorneuil, si Stéphanie n'est pas ma femine, j'en mourrai, mais je n'aurai jamais à me reprocher d'avoir conçu le coupable projet d'outrager la vertu. Je parle là une langue qui est la tienne : voilà pourquoi nous nous aimons; et notre amitié suffirait à mon bonheur, si l'amour n'était pas venu... Quoi ! Dorneuil, je te le redemande, tu le penses, il me serait permis de me flatter que je pourrais ne point déplaire à la souveraine absolue de tous mes sens ?... Il serait vrai que l'adorable Stéphanie... Dois-je m'abandonner à un espoir si séducteur?-Ecoute, Géminvile, j'aurais un conseil à te donner : que ne fais-tu confidence à ta parente, de ce penchant qui sera pour toi une source de peines, si tu ne cherches à t'éclairer sur ce que tu dois attendre!...-Mon aini, ayant que de m'ouvrir à madame Réminyal, je veux juger par moi-même des dispositions où peut être mademoiselle Nelsan à mon égard... Si je n'étais point aimé, Dorneuil ! La situation de la jeune personne différait peu de celle de Géminvile: elle était continuellement chez madame Réminval, et en revenait toujours plus agitée, plus maîtrisée par un sentiment qu'il ne lui était plus possible de vaincre, de combattre même, d'autant plus à plaindre, que son âme ne pouvait s'épancher; et dans ces circonstances c'est un soulagement si satisfaisant, si nécessaire de confier son trouble, larmes', de pouvoir parler de l'objet dont on est rempli ! Cette consolation était refusée à la malheureuse Stéphanie, il fallait qu'elle supportât son fardeau fardeau, sans qu'elle pût goûter la douceur de le partager. Géminvile persistait toujours dans sa discrétion à l'égard de sa parente : elle ignorait sa passion: cependant elle ne le trouvait plus le même : il est si difficile de cacher l'agitation du cour! Il craignait, s'il lui faisait l'aveu de son penchant, qu'elle ne le désapprouvât. Le premier motif de son silence était son incertitude sur les sentiments de mademoiselle Nelsan en sa faveur; d'ailleurs sa fortune était des plus médiocres : il est vrai qu'il attendait, un héritage assez considérable, mais c'était se reposer sur l'avenir qui est sujet à tant de vicissitudes ! L'honnête Géminvile ne se le dissimulait point; aussi y avait-il des moments où il s'accusait d'avoir trop flatté un penchant qu'actuellement il n'était plus guère le maître de réprimer. Nous ne pouvons assez le redire: il était aussi vertueux que sensible, et du moins il s'imposait la loi de se taire jusqu'à l'heureux instant où il lui serait permis d'exhaler son âme que ce silence déchirait. Le hasard veut qu'un jour. il trouve chez sa parente mademoiselle Nelsan seule, et tenant un livre dans ses mains : à l'aspect de Géminvile, elle s'empresse de poser le livre sur une table, et celui-ci s'aperçoit qu'elle a les yeux humectés de larmes:-Vous pleurez, mademoiselle ! --- (Stéphanie déconcertée et en rougissant :) Je l'avouerai, monsieur, cette bagatelle est intéressante.-Mademoiselle, vous auriez le malheur de connaître la sensibilité ? -- Ah ! monsieur... le sentiment... ( en jetant sur lui un regard, eh! quel regard! puis baissant vite les yeux :) le sentiment est souvent une source de peines !... Et en laissant échap, per cette expression, Stéphanie était si belle, si touchante! sa rougeur augmentait... Géminvile, comme subjugué par un transport qu'il ne lui est plus possible de dominer, se précipite aux pieds de la jeune personne :-Mademoiselle... charmante Sté. phanie... pardonnez à une passion que je ne saurais plus contraindre...-- Que faites-vous, monsieur !.,, -- Laissez-moi mourir à vos genoux... -- Relevez-vous, monsieur... relevez-vous.. Si quelqu'un voudriez-vous me perdre ? :-Ah! (Géminvile en se relevant,) plutôt expirer mille fois!... Belle, adorable Stéphanie ! si cet aveu vous offense, vous ne serez plus exposée à l'entendre; mais souffrez qu'en ce moment... hélas ! je ne puis m'exprimer! Il n'y a jamais eu d'amour égal au mien! non, jamais... dites-moi du moins que je ne vous suis pas odieux. -- Monsieur, (d'une voix défaillante,) qu'exigez-vous ? eh!... pourquoi vous haïrais-je ? (Et ce peu de mots est accompagné d'un regard dont un cœur qui sait aimer, peut seul sentir l'expression. ) Souffrez, monsieur, que je vous laisse... il m'est défendu... On entend quelque bruit : c'était madame Réminval qui rentrait. Nos deux personnages, car c'était bien une scène vraiment dramatique, ont de la peine à revenir de leur trouble. La parente de Géminvile le félicite de l'heureux hasard qui lui a procuré un semblable tête-à-tête : -Avouez, mon cher parent, que vous n'êtes redevable d'un vrai service. Avez-vous bien goûté l'avantage de vous trouver avec une aussi charmante personne ? L'arrivée de quelques connaissances de madame Réminval interrompit cet entretien'; et Géminvile ne pouvant renfermer son agitation, s'empresse de se retirer et d'aller rejoindre Dorneuil qui l'attendait dans une maison voisine; à peine l'a-t-il aperçu, il l'invite à passer dans un cabinet où l'un et l'autre sont seuls. -Mon ami... Dorneuil ! (en se précipitant dans ses bras, ) j'ai parlé: mademoiselle Nelsan sait... que je l'aime... à l'idolâtrie. Il rend un compte fidèlle de sa bonne fortune inattendue; il a pu découvrir son amour à l'objet qui l'a fait naître. Le voilà livré, nous pouvons dire, à l'orage le plus violent de la passion...-Et... tu es aimé, Géminvile ? --- Dorneuil, quelle image enchanteresse tu me présentes! me serait-il permis de m'abandonner à un espoir ?... je serais trop heureux', Dorneuil ! je serais trop heureux! non, jamais je n'aù. rai le bonheur... Cependant on m'à paru ne s'être point offensée d'un aveu... A ma place, mon ami, aurais-tu résisté à l'impatience, au besoin de révéler un sentiment... que je n'ai plus la force de renfermer?... mais, Dorneuil, qu'ai-je fait ? où m'a emporté une ardeur... qui me rend coupable à mes propres yeux ? Ai-je pu oublier qu'en ce moment ma situation ne me permettait pas d'aspirer à la main de mademoiselle Nelsan ? Sur l'espoir d'un héritage... ô ciel ! est-il possible que je me sois égaré à ce point? Géminvile se hâte d'aller chez sa parente : il y trouve Stéphanie, et saisissant le moment favorable où il n'était point aperçu, d'une main tremblante il remet dans celles de Stéphanie une lettre que la jeune personne refusait d'accepter. -Il ne me convient point, monsieur, ( à voix basse,) de recevoir un écrit... - Mademoiselle... mademoiselle, daignez m'accorder ce témoignage de sensibilité... Je n'ai point prétendu vous offenser... vous aurez la bonté de lire, et vous me plaindrez du moins en rendant justice à des sentiments... vous voyez jusqu'où ils m'ont emporté ! j'ai pu vous déclarer une passion... que je devais, je l'avouerai, renfermer dans mon sein... et qui sans doute me causera la mort. Géminvile est interrompu par quelqu'un qui aborde mademoiselle Nelsan; elle voulait rendre la lettre : elle n'en a point la force; à peine est-elle retournée chez son oncle, qu'elle court à son appartement, et se précipitant en quelque sorte sur l'écrit, elle lit: « Pardon, adorable Stéphanie ! » si vous connaissiez l'amour, vous » seriez plus disposée à m'excu» ser; oui, aux yeux de la raison, » aux miens même, je suis le plus imprudent, le plus coupable des » hommes : il ne me convenait » point de laisser entrer dans mon » cœur, un sentiment que tout m'engageait à vaincre, et encore » moins de le faire éclater, et sur-tout de vous le révéler. M'était-il permis d'imaginer que » mon hommage eût le moindre prix aux yeux de la belle Stéphanie ? Quelles seraient ma témérité, ma présomption, si j'allais me flatter qu'on m'accorderait quelque retour ? est-ce à » Géminvile, en un mot, d'aspiarer à vous plaire ? Hélas ! combien dois-je avoir de rivaux plus dignes que moi, d'obtenir la préférence ? D'ailleurs, mademoiselle, vous pensez bien que ce n'est point ici un vil séducteur qui ose vous parler de son » amour ? c'est l'amant le plus » passionné qui brûlerait de joindre à ce nom celui d'époux; et... » il ne m'appartient point, non, il » ne m'appartient point de porter » mes vœux jusqu'à cet excès d'égarement : voilà mon crime; la fortune m'a été peu favorable; il » est vrai que j'ai des espérances, » peut-être fondées; mais sont-ce » des titres assez valables pour » justifier une passion que je suis » le premier, je le répète, à condamner ? Oui, mademoiselle, je » saurai mourir, plutôt que de vous » offenser davantage par un nou» vel aveu : je n'ai pu m'en défendre : oubliez, je vous en » conjure, le transport qui m'a » précipité à vos pieds; sans doute » je devais m'imposer le silence » le plus rigoureux... encore une » fois, si jamais vous connaissez »» l'amour, vous ne pourrez vous » empêcher de me plaindre : c'est » l'unique preuve de sensibilité » que je sollicite de votre part : » me la refuseriez-vous ? » · Quelle lecture pour mademoiselle Nelsan! elle laisse s'échapper, de son cœur même, des larmes sur cet écrit, si funeste pour sa tranquillité :-Ah ! Géminvile ! Géminvile ! (s'écrie-t-elle;) faut-il que je vous aie vu, que je sois instruite d'un sentiment... qu'hélas! je partage au point que je ne suis plus la maîtresse de le dominer... Et la fortune lui est contraire... Géminvile !... je ne pourrais lui donner ma main, lorsque... mon cœur est entièrement à lui! Ah! je sens que je l'aime déjà trop pour former jamais un lien qui ne m'unirait point à Géminvile !·l'état le plus médiocre avec un tel époux, serait préférable à toutes les richesses, au plus brillant éclat que me procurerait un autre engagement.., que dis-je ? dois-je recevoir dans mon âme la plus faible impression • qui ne soit point avouée d'un parent, qu'à de si justes titres je regarde comme mon père... allons, il faut m'y résoudre, il faut me refuser à toutes les occasions qui me rapprocheroient de Géminvile; le devoir, l'honneur me l'ordonnent... puisqu'il ne saurait être mon époux... non, je ne reverrai plus inadame Réminval... Je ne verrais plus Géminvile ! je me priverais... de ce soulagement dans les maux que j'éprouve!... Eh ! n ' est-ce pas le comble des peines d'être obligée de rejeter jusqu'à la pensée... de ce qui sans doute aurait fait le bonheur de ma vie !... Écrirai-je à Géminvile? bannissons cette idée ! bannissons cette idée ! je manquerais à toutes les obligations qui m'enchaînent, mais... ces obligations si tyranniques m'interdi, raient-elles la satisfaction de rechercher quelquefois la présence de l'objet... qui m'est le plus cher ? Je ne lui parlerai point, je ne lui parlerai point, il n'y aura que mes yeux... c 'est un bien faible dédommagement pour le sacrifice que je m'impose ! De son côté, Géminvile n'était plus le maître de combattre un trouble que chaque jour, chaque moment augmentaient. Enfin il ouvre son âme bouleversée à sa parente; il lui déclare tout l'excès de la passion que lui a inspirée mademoiselle Nelsan :Je devais vous en instruire plutôt! sans doute vous m'eussiez donné des conseils dont j'aurais peut-être profité; le mal est parvenu à un point qu'il ne m'est plus possible d'y apporter aucun remède; je prévois tout ce que vous pouvez, tout ce que vous devez m'opposer; moi-même je me suis dit à ce sujet, ce que la raison la plus solide, la plus sévère, me représenterait. --- Mais, Géminvile, ( interrompt madame Réminval,) cominent en effet, vous êtes-vous laissé aveugler à ce point? Mademoiselle Nelsan a de la fortune : c'est ce qu'on peut appeler un parti des plus avantageux. Vous n'ignorez point que Lénoncourt est un de ces riches qui n'envisagent absolument que le bien; vous êtes très persuadé que le mari le plus opulent sera celui qu'il préfèrera pour sa nièce... = Non, madame, je ne me dissimule point qu'en ce moment sur-tout, ma situation m'interdit le bonheur d'obtenir la main de mademoiselle Nelsan; cependant vous le savez, madame, j'ai des espérances....-Des espérances! des espérances ! c'est bien là une perspective à présenter à cet homme! Je dois vous le répéter : que vous connaissez peu les gens de cette espèce ! encore une fois, Lénoncourt ne comptera ni les agréments, ni les vertus, ni le mérite, pour donner un époux à Stéphanie : il ne s'arrêtera qu'à la quantité des revenus; il ne voit que l'éclat de l'or; et tout ceci, je continuerai de vous parler avec franchise, ne servira qu'à rendre peut-être mademoiselle Nelsan malheureuse...-Moi! contribuer en la moindre chose à causer la plus légère peine à une femme... qui m'est mille fois plus chère que moi-même! non, madame, ne le craignez point, ne le craignez point; vous me verriez plutôt expirer sous yos yeux... Qu'elle jouisse du sort.i. de tout le bonheur qui lui est dû ! et que je sois le plus infortuné, le plus à plaindre des hommes ! Hélas ! je n'envisage qu'elle seule : inon existence est dans cette adorable créature. (Et des larmes touchanteś accompagnaient ces dernières expressions.) Stéphanie goûtait du moins la douceur de voir chez madame Réminyal tout ce qu'elle aimait : son âme était pénétrée de ce sentiment. Elle n'osait s'interroger sur le parti qu'elle avait à prendre. Se déterminera-t-elle à fuir la présence d'un objet auquel tout la forçait de renoncer? En un mot, Géminvile, ne pouvait être son époux, puisque son établissement dépendait absolument du choix de son oncle; et le devoir, trop cruel sans doute, exigeait qu'elle évitât même les occasions qui l'entraîneraient à fixer un seul de ses regards sur Géminvile. Cependant il ne lui était guère possible de se soumettre à un pareil sacrifice: elle faisait beaucoup pour ce devoir tyrannique, en s'imposant la rigoureuse privation d'aller moins souvent chez madaine Réminval, mais elle ne s'était point interdit entièrement sa société. Ne perdons point de vue Géminville : dans quelle pénible situation il se trouvait! Quels orages ! quels combats il essuyait! C'était dans le sein de Dorneuil qu'il épanchait une âme aussi bouleversée, et il n'était' point en état d'écouter les conseils d'une amitié éclairée; il ne lui échappait que ces mots : Mon. ami! tout ce que tu me dis, je me le dis moi-même; oui, mille objeca tions convaincantes s'élèvent contre une passion à laquelle j'aurais dû avoir le courage de m 'arracher dans les premiers moments; j'ai eu la faiblesse de céder, es mon cœur est aujourd'hui mon tyran, mon bours reau. --- La raison, Géminvile... Ah! mon ami! qu'est-ce que la raison contre le cœur? Sans contredit, je devrais me défendre tout ce qui pourrait offrir à mes regards mademoiselle Nelsan, me ramener à son souvenir, entretenir une seule pensée..... Quel sera donc mon sort? que deviendrai-je ? O cruelle fortune! cruelle fortune! que tu me causes de maux ! Il m'aurait été permis d'embrasser un espoir...... Dorneuil ! dans quel abîme je me suis précipité! · Hélas ! la trop sensible Stéphanie allait être exposée à une épreuve bien difficile à soutenir.. Lénoncourt l'envoie chercher un matin dans son appartement : elle vient: il lui récommande de fermer la porte, la fait asseoir à ses côtés : que doit-elle attendre, déjà livrée à un trouble qu'elle s'efforce de renfermer ? Stéphanie, j'ai à traiter avec vous une affaire, importante ( l'émotion que ressentait la nièce, augmente à ces mots ). Vous n'ignorez point, Stéphanie, et je pense même qu'il est inutile de vous le rappeler, que vous avez trouvé en moi un second père : j'en ai toute la tendresse Oui, c'est un sentiment vraiment paternel qui m'attache à vous. En conséquence, je m'occupe conti: nuellement de tout ce qui vous regarde. Vous êtes parvenue à un âge où il faut songer sérieusement à un établissement : ( Stéphanie à cette dernière parole paraît déconcertée.) l'instant est arrivé.....-Que dites-vous mon oncle?-Oui, ma chère nièce, (d'un ton d'affection, ) j'ai trouvé pour toi un parti des plus intéressants : c'est un homme bien né, d'un âge où la raison peut, en quelque sorte, répondre de la bonne conduite, riche sur-tout : ma, nièce, pesons sur cet article : songe que le bien est une source d'avantages inappréciables, que sans le bien l'existence n'est qu'un fardeau. Voilà le premier objet qu'il faut considérer dans le mariage, celui qui, je le répète, doit avoir absolument la prééminence sur tous les autres. Sans la fortune, je ne me lasserai point de le redire, tout n'est que chimère : crois-en mon expérience.... Tu ne me réponds rien! Tu me parais ne point accueillir ma proposition avec cet air de contentement que j'attendais !.... = Me serait-il permis, mon oncle, d'implorer de votre tendresse à mon égard, une faveur dont je serai très-reconnaissante ?.. Souffrez que je réfléchisse quelque temps sur mon changement d'état; je désirerais passer ma vie auprès de vous. --- Stéphanie, tu m'es trop chère, pour que je me refuse à ce qui, j'en suis assuré, te rendra heureuse. La condition de fille en. traîne après soi une foule de désagréments, d'inconvénients. Je goûte certainement de la satisfaction dans tà société, mais je préférerai toujours tes intérêts aux miens. Je mourrai content, si je te laisse avec le nom de femme, jouissant de tous les avantages de l'opulence...... Allons, plus de résistance à une décision.... --- Vous auriez, mon. Sieur, décidé.... - Votre mariage, mademoiselle (avec un ton d'humeur), et il est arrêté; incessamment je vous présenterai l'époux... Lénoncourt n'achève point: il se lève et appelle un domestique. Vous m'avez entendu, ( à sa nièce,) plus de réplique. Allez dans votre appartement vous préparer à suivre mes volontés, et encore une fois nulle opposition..... Vous le savez, j'ai pour vous les sentiments d'un père, et j'en dois avoir toute l'autorité. De quel coup a été frappée l'infortunée tunée Stéphanie!-Quoi!(s'écriet-elle, lorsqu'elle se trouve seule; livrée à tout ce que sa situation lui présente de douloureux, ) ce n'est point assez d'aimer sans nul espoir de me voir unie à celui qui le premier m'a fait connaître.... tout le pouvoir de l'amour! J'en épouserais un autre ! j'en épouserais un autre ! je n'en puis seulement supporter l'idée... Il ne me serait point possible.... mon oncle.... cruel pas, rent, qui plutôt êtes mon bourreau, je ne vous obéirai point! je ne vous obéirai point!..... Eh! quand je céderais, aurais-je la force de me traîner à l'autel, d'y prononcer un serment.... qui ne serait point pour Géminvile ? Hélas ! n'a-t-il pas tous mes youx, toute inon âme ? Plutôt cent fois la mort! Elle court chez madame Réminval, qui ne sait à quelle cause attribuer le désordre où elle voit mademoiselle Nelsan. -- Madame!.. Madame!.., permettez que je vous entretienne seule dans votre cabinet....-Eh! mademoiselle, quel serait le sujet de ce trouble ?.... Vous le saurez, madame, vous le saurez. Daignez donner yos ordres.. qu'aucun témoin... Madame Réminyal commande à ses domestiques de ne laisser entrer personne, et ensuite se tournant vers Stéphanie:-Mademoiselle, vous voilà satisfaite; actuellement apprenez-moi le motif de cette situation inattendue. Vous ne devez pas douter du vif intérêt que je prends à tout ce qui vous regarde. Mademoiselle Nelsan, après avoir jeté plusieurs fois ses regards vers la porte de l'appartement, et s'être assurée qu'elle n'était entendue de personne que de madame Rémin. val:-Vous voyez, madame, la plus infortunée, la plus à plaindre des créatures ! ( et aussitôt il lui échappe un torrent de larmes.)-Quel malheur, mademoiselle?...-Le comble des malheurs, sans doute ! Il n'est plus temps, madame, de vous cacher un sentiment... qui me coûtera la vie. L'ignoreriez-vous ? Monsieur Géminvile vous l'aurait-il caché ? Stéphanie entre dans toutes les circonstances d'une passion qu'elle avoue ne pouvoir plus maîtriser :-Votre parent, madame, partage et mes sentiments et ma peine : je n'en saurais douter; il joint au plus tendre amour une noblesse d'âme... qui doit augmenter le mien : il ne m'a point dissimulé que son peu de fortune lui défendait en quelque sorte de s'abandonner à l'espérance de solliciter ma main;. et je dépends d'un oncle... Apprenez tout ce qui me déchire le cour: il ne suffit pas que je sois obligée. de renoncer à me voir la femme de votre parent: le croiriez-vous ? mon oncle vient de me déclarer qu'il est dans l'intention de me marier, que même son choix est fait, que je n'ai plus d'autre parti à prendre que de me soumettre à sa volonté, hélas ! (en pleurant avec plus d'amertume,) je n'ose dire à sa tyrannie.... J'acacours, madame, dans votre sein, répandre des larmes, vous le voyez, qu'il ne m'est plus possible de retenir. Mon projet est..... je dirai tout à mon oncle... je lui dirai... que mon cœur est rempli, consumé d'une passion qui ne finira qu'avec mes jours.-Mademoiselle, daignez vous calmer; je suis assurément flattée de votre confiance : j'ose croire que je la mérite; mais, mademoiselle, je ne saurais vous le taire: si j'eusse prévu ce que je viens d'apprendre, (elle jugeait ce trait de discrétion convenable, en ne révélant point que son parent lui avait fait à peu près la même confidence, ) je n'aurais jamais reçu Géminvile chez moi. Sans doute il ne m'appartient pas de nourrir un sentiment qui ne peut que vous rendre malheureux l'un et l'autre. Mon parent a eu la noble sincérité de vous déclarer sa position; non, mademoiselle, il ne possède pas un bien qui l'autorise à briguer la satisfaction d'être votre époux; il est vrai qu'il pourra, un jour, recueillir un héritage; mais il est trop honnête homme pour s'appuyer sur de semblables prétentions que l'événe. ment peut seul justifier. Si j'avais le droit, mademoiselle, de vous donner des conseils, je serais la première à vous presser de vous conformer, sur cet objet, aux désirs de monsieur votre oncle. Je suis fâchée de ne point flatter vos sentiments; · la vérité, l'honneur, votre propre intérêt exigent que je vous tienne ce langage; moi-même, j'ai le cœur déchiré de votre position; mais je vous le redis, j'ose vous prescrire un sacrifice que tout vous impose... dérobez-moi vos pleurs, je vous en conjure! -- Je ne pourrai, madame.. je ne pourrai... que mon oncle dispose de ma vie !... Non, il ne me sera jamais possible de m'im. moler jusqu'à ce point : je vous le promettrais, madame, je trahirais ma parole. Stéphanie quitte madame Réminval dans un état. qu'on ne tentera point de représenter : c'était la douleur la plus profonde, l'agitation la plus violente. Arrivée chez son oncle, elle court chercher la solitude. Laissons pour quelques moments cette malheureuse victime d'une passion qui peut-être n'eut jamais d'égale, et portons nos regards vers un autre spectacle qui n'excite guère moins l'intérêt et la pitié. Géminvile s'offre aux yeux de sa parente :-Ah ! Géminvile ! Géminvile ! qu'avez-vous fait ? vous causez le malheur éternel d'une infortunée.... et peut-être lui avez-vous creusé son tombeau! Mademoiselle Nelsan sort d'ici : elle est dans un état qu'on ne saurait imaginer.... Oui, vous serez l'auteur de sa mort.-Madame Réminyal entre dans les détails de la situation déchirante où se trouve Stéphanie, et elle ajoute : Géminvile, je crois à votre probité : il s'agit d'en donner ici une preuve éclatante et digne de vous: renoncez pour quelque temps à venir chez moi....-Quoi! je n'aurais pas seulement la consolation de la voir !.... Je vous promets.... je vous promets de ne lui point parler de mon amour, de garder le silence le plus circonspect; inais, madame, que du moins mes yeux...-Ah! Géminvile ! vous prenez-là un engagement qu'il vous serait impossible de remplir; et puis votre présence ne suffirait-elle pas pour entretenir une passion à laquelle l'un et l'autre vous devez absolument renoncer! --- Qu'exigez-vous, madame ? --- Que vous écoutiez l'honneur, que vous vous immoliez à l'amour, et c 'est peut-être le plus grand témoignage que vous puissiez donner de ce sentiment si impérieux, en vous oubliant, en ne voyant que mademoiselle Nelsan, que son avantage. Vous ne pouvez lui offrir en ce moment de la fortune; et qu'est-ce que le mariage empoisonné par les dégoûts, les chagrins attachés nécessairement, disons à l'indigence? le peu que vous possédez aujourd'hui, ne peut guère se rendre par une autre expression... Mon ami! personne comme moi, n 'aura le droit de vous exposer la vérité.... Géminvile! que de reproches vous auriez à vous faire !.. et.. il ne serait plus temps de réparer votre faute, ou plutôt votre crime; oui, vous commettriez un crime.. votre égarement ne mériterait pas un autre noix....... Vous pleurez! C'est ici, Géminvile, qu'il faut appeler tout votre courage, vous pénétrer de ce sacrifice indispensable, vous répéter continuellement qu'il ne vous est point permis, qu'il vous est défendu expressément par la probité, l'honneur, d'aspirer à la main de mademoiselle Nelsan. Eh! que dans la suite vous aurez à vous applaudir de ce, trait de fermeté! Encore une fois, ayez la force de ne point vous montrer chez une parente qui vous aime véritablement; soyez assuré que je ne vous perdrai point de vue, que vous aurez souvent de mes nouvelles. Votre absence pourra conduire Stéphanie à se vaincre elle-même, à remplir les volontés de son oncle...-A donner sa main, son cœur!.. n'achevez point, madame..... je vous quitte...-Géminvile !... Mon ami!... Ecoutez-moi, écoutez-moi..-Du moins, madame, vous ne m'empêcherez point de mourir. Que venez-vous de dire, mon cher Géminvile ? de grâce! daignez n'en. tendre... (il sort) Que je suis à plaindre d'avoir reçu chez moi mademoiselle Nelsan! En effet, Géminvile qu'avait en vain voulu retenir sa parente, s'était éloigné avec précipitation, et il avait couru se jeter dans le sein de l'amitié:-Dorneuil ! Dorneuil ! mon tendre ami ! tu vois, le plus malheureux des hommes ! ( et à ces mots il perd l'usage des sens, il est tombé sans connaissance dans les bras de son ami qui, par les expressions les plus touchantes, essaie de le rappeler à la vie, et de lui offrir quelques motifs de consolation. ). --- Il n'en est plus pour moi, (s'écrie l'infortuné Géminvile,) Dorneuil ! ce n'est que la mort, et la plus prompte, qui puisse rémédier à tant de maux! Le croirais-tu? madame Réminyal m'interdit la douceur de voir seulement l'adorarable Stéphanie : elle m'a déclaré qu'il fallait absolument renoncer à me présenter chez elle; je ne pourrai donc plus jeter un seul regard sur un objet qui sera toujours, Dorneuil, le maître absolu de mon cour, ma première âme! Dorneuil ne quittait point Géminvile: il lui prodiguait les soins les plus assidus, ces attentions si touchantes de la véritable amitié. C'est dans de pareilles circonstances en effet que l'on sent combien un ami est nécessaire ! Il lui remettait sans cesse devant les yeux toutes les raisons puissantes qui commandaient en quelque sorte de vaincre une passion aussi funeste aux deux amants.-Eh! mon ami, (répliquait Géminvile, ) est-ce là le remède que vous m'offrez? San's contredit, rien de plus sensé que tout oe que vous opposez à une ardeur.... que je désapprouve moi-même : oui, la raison, le devoir m'ordonnent de rejeter cet amour; mais, Dorneuil, quel est leur pouvoir près d'un sentiment aussi dominant que celui qui me maîtrise, qui m'emporte? Mon ami... n'auriez-vous jamais aimé ? Stéphanie ne cessait de rendre des visites à madame Réminyal; on doit bien s'attendre que ses premiers regards cherchaient Géminvile: enfin, elle cède un jour au mouvement qui la subjugue: Madame, je ne vois plus chez vous monsieur votre parent? (elle aurait voulu retenir sa demande:).Mademoiselle , c'est moi... c'est la cruelle et indispensable nécessité de ne point entre tenir'une passion que tous deux vous devez surmonter, qui m'a forcée à interdire à un homme qui m'est cher, l'entrée de ma maison....-Quoi! Je ne le verrai plus! (interrompt Stéphanie avec l'accent du cœur.') Il est inutile, madame, il est inutile de vous abuser : toutes ces précautions ne produiront aucun effet.... Votre parent... Sera le maître de mon âme jusqu'à non dernier soupir. Jugez à quel point je souffre, puisque j'ose me permettre un semblable ayeu ! Mademoiselle Nelsan s'est-séparée de madame Réminyal; à peine est-elle rentrée dans sa demeure que Lénoncourt l'envoie chercher; il ne l'a point aperçue qu'il se hâte de lui dire:-Demain, mamoiselle, vous recevrez la visite du mari que je vous ai destiné.( De quel coup de foudre est frappée Stéphanie!) Je ne reviendrai point sur ce que je vous ai dit à ce sujet; toutes vos représentations seraient inutiles; je suis plus éclairé sans doute que vous-même sur vos propres intérêts. Oui, votre mariage est décidé, vous donnerez votre main à monsieur Minbert. Allons, plus de résistance; sortez pour ne vous occuper que de votre changement d'état. Mademoiselle Nelsan se précipite aux pieds de son parent:-Auriez-vous résolu ma mort? Ah! mon oncle ! j'embrasse vos genoux; je ne me relèverai point... (il voulait qu'elle quittât cette situation, ) non, je ne me relèverai point que vous ne m'ayez accordé une grâce : du moins que j'obtienne, je ne dirai point de votre tendresse, mais de votre pitié, quelques jours pour réfléchir sur ma nouvelle situation!... Non, je ne quitterai point ma posture de suppliante, que vous ne m'ayez assuré ce comble de vos bienfaits ! Au nom des sentiments paternels que vous dites avoir pour moi, au nom de l'humanité, ne me refusez point ce délai si court. --- Mademoiselle, vaines supplications! je n'ai, encore une fois, qu'un mot à vous répondre votre mariage est déterminé, et le jour fixé.-( Mademoiselle Nelsan retombant aux genoux de Lénoncourt avec un nouveau transport): Eh bien ! connaissez mon cour: un autre s 'en est emparé; un autre en sera le possesseur jusqu'à mon dernier soupir.... Mon oncle! il n'est plus à moi ce cour, et vous le déchirez, vous le déchirez! vous y portez mille morts! Les auteurs de mes jours m'auraient-ils traitée avec cette rigueur? Alors Stéphanie expose avec de vérité que de chaleur sa malheureuse passion : Lénoncourt est instruit de tout. Il menace sa mièce de la renfermer dans un couvent. -- J'irai.. je m'y traînerai de ce pas.... Ah! mon oncle.... ah! monsieur, à quel emportement indigne de nous deux, vous m'avez amenée! L'infortunée n'a plus de voix; Lénoncourt ordonne à une femine de chambre de la conduire dans son appartement, et de ne point la quitter que lui-même n'ait jugé par ses yeux de sa situation. Quel parti va-t-il prendre ? H s'empresse de se rendre chez madame Réminyal : il lui reproche d'avoir souffert que Géminvile entretînt sa nièce dans des sentiments qu'elle aurait dû condamner et chercher à réprimer. Madame Ré-minyal n'a point de peine à se justifier. --- Est-il riche votre parent? ( lui dit Lénoncourt avec un. ton d'arrogance.) Pourroit-il prétendre à ma nièce?- ( On a la noblesse de lui déclarer la vérité.) En · ce moment, monsieur, je le répète, il ne possède qu'un bien des plus médiocres, mais il attend un héritage... --- Oh ! l'avenir, madame! l'avenir ! c'est le présent qu'il me faut, une fortune bien établie et la plus apparente. --- Il est inutile, monsieur, d'ajouter que j'ai eu la fermeté d'interdire à Géminvile l'entrée de ma maison, aussi-tột que j'ai été instruite de-ses sentiments; j'ai osé, même donner des conseils à mademoiselle votre nièce; je l'ai exhortée à suivre vos volontés, à vous obéir; et Géminvile ne reparaît plus chez moi. Je pense avoir satisfait à ce que le devoir, l'honneurine prescrivaient. J'ai la première exposé à mon parent l'obligation où il se trouvait de renoncer pour jamais à tout ce qui pouvait lui rappeler mademoiselle Nelsan. Enfin, madame Réminyal et Lénoncourt se sont quittés, peu contents l'un de l'autre: celui-ci ayoit déployé toute la dureté, ce ton avantageux le partage ordinaire des individus de son espèce, ivres des faveurs de la fortune, qui se croient d'une autre nature que la nature humaine, et en effet la plupart ne peuvent guère se flatter d'être hommes. A peine Lénoncourt est-il sur le seuil de sa porte, qu'on lui remet une lettre de sa nièce : il l'ouvre avec empressement, et lit: » Mon oncle, il est inutile de » vous abuser : je vous en impose» rois, je manquerais à la probité o même, si je différais de vous dé» clarer la vérité. N'attendez rien » de moi que le désir le plus vio» lent d'aller m'ensevelir dans un 5 asile où du moins il me sera per» mis de répandre mes larmes en » présence du Ciel, l'unique res» source qui reste aux malheureux. » S'il le faut, je suis prête à m'en» chaîner d'un lien qui n'est point » celui d'un engagement qu'il me serait impossible de me résoudre » à former avec tout autre que by monsieur Gémin vile. Oui, mon » parti est arrêté : je prendrai le » voile; je mourrai, je mourrai dans » le couvent, en demandant pardon » au suprême Auteur de ne pouvoir » vaincre ce sentiment si impérieux » qui me domine; je l'offense peut-être ce Dieu, mais c'est malgré » moi, c'est malgré moi que je cède » à cette ardeur trop puissante ! » Sans doute j'ai mille reproches o à me faire de ne point fléchir » sous vos volontés; je suis bien » persuadée que vous ne désirez » que mon bonheur, que vous êtes » pour moi un second père; et c'est » par ce nom sacré, mon oncle, » que je vous implore, que je vous conjure, puisque je ne saurais » goûter la douceur de vivre auprès » de vous, de permettre que je » porte mes dernières larmes dans » une retraite religieuse, qui sera » mon tombeau. Eh ! puissé-je » assez tôt être délivrée du pesant » fardeau d'une existence qui m'est » insupportable! ».. -L'inflexible tuteur n'est point désarmé par une lettre aussi touchante :-Je ne me rendrai point,. (dit-il à un de ses amis, auquel il montre la lettre, et qui cherchait à l'attendrir en faveur de sa nièce,) vous ne connaissez pas ce sexe : il veut que tout ploie sous ses fantaisies. La mienne à moi, est que cette créature si opiniâtre se soumette et mes volontés, et qu'elle accepte l'époux que je lui ai choisi; il s'agit de sa fortune, et rien n'est comparable à la richesse. Je veux absolument qu'elle soit heureuse, malgré tous les obstacles qu'elle croit m'opposer... (lami lui faisait des représentations; ).vains efforts pour m'obliger à changer de dessein! Oui, elle se mariera, et le plutôt: je vais m'empresser de conclure cette affaire. Stéphanie était dans un état qu'on aurait de la peine à se figurer. Il y avait quelquefois des moments où elle se flattait que son oncle s'adouciroit, et ne voudrait point la contraindre à former un engagement qu'elle avait en horreur; mais ces instants d'illusion ne tardaient point à s'évanouir; elle retombait dans la cruelle certitude que l'inhumain Lénoncourt youdroit absolument être obéi, et elle n'envisageait que la mort qui est le terme de tous les maux. Madame Réminval, après sa visite à Lénoncourt, n'avait point différé de se transporter chez son parent, qu'elle trouve dans l'accablement, entre les bras de son ami qui s'efforçait de lui donner quel. que soulagement par ces représentations touchantes qu'il n'appartient qu'à l'amitié d'employer et de sentir.-Vous me voyez, (en s'efforçant de se relever du sein de Dorneuil,) prêt à être délivré d'une existence qui me fatigue. Sa parente lui rend un compte exact de son entrevue avec le tuteur de mademoiselle Nelsan; elle ne lui dissimule point les choses désagréables qu'elle a essuyées de sa part; elle ajoute qu'elle a été cependant cependant la première à s'élever contre une passion dont elle n'avait que trop prévu les suites funestes.-Eh ! madame, ( s'écrie Géminvile, ) pensez-vous, encore une fois, que je m'en impose sur mes torts ? Ils sont irréparables, madame. Hélas ! je suis bien éloigné de chercher à me justifier; oui, je suis coupable, je suis. coupable à mes propres yeux...... Madame, laissez-moi mourir : c'est l'unique ressource qui me reste. Madame Réminyal se reprochait de n'avoir point assez ménagé la sensibilité d'une malheureuse victime de l'amour le plus violent : elle lui prodigue tous les témoignages de l'intérêt qu'elle prend à... Son sort; et, de concert avec Dorneuil, elle l'exhorte à user de cette fermeté que donnent nécessairement la raison et la vertu. '. Un nouveau trait devait déchirer le cœur de Stéphanie : elle était livrée à toutes les angoisses de la plus vive douleur: son oncle paraît suivi d'un individu de quarante-cinq à cinquante ans, qui portait sur son large front l'annonce d'un homme riche, c'est-à-dire, cette morgue que les gens du monde prennent pour de la dignité. --- Allons, ma charmante malade,(Lénoncourt s'adressant à sa nièce,) je vous amène votre futur. (Quel mot pour mademoiselle Nelsan! il lui échappe un mouvement d'effroi.) Mon cher Minbert, que cette réception ne vous étonne point: ma nièce en ce moment est incommodée, et l'approche du mariage lui fait peur.-Nous tâcherons (interrompt le prétendu, en s'efforçant de prendre le ton léger de la galanterie,) de raccommoder mademoiselle avec son nouvel état.... Elle est vraiment jolie, ( se tournant vers le tuteur,) et digne d'être ma femme... J'ai de la fortune, mademoiselle : j'ai de la fortune, et vous en partagerez les agréments. --- Oui, (interrompt Lénoncourt, ) il possède soixante bonnes mille livres de rente, et ma foi, voilà le premier des charmes. L'infortunée ne peut résister au trouble qu'elle éprouve : un torrent de larmes lui échappe. Laissons-la ( dit son oncle à Minbert,) à son enfantillage, je vous le répète, l'idée d'un mari l'effraie. Ils ne peuvent obtenir une pas. role de la malheureuse Stéphanie; son oncle prie son ami de l'excuser:-Cette timidité ne durera point toujours. Retirons-nous, mon cher Minbert, croyez-moi, et occupons-nous des préparatifs d'un mariage..-dont je désire ardemment l'accomplissement, ( reprend celui-ci, en s'imaginant parler le langage d'un amant passionné. ) Et ensuite il court baiser la main de mademoiselle Nelsan, qui la retire avec un geste d'indignation. --- Je vous l'ai dit, ( interrompt Lénoncourt,) tout ce qui annonce un mari l'épouvante.... et ils sortent. S'attendrait-on à une visite bien plus extraordinaire que celle de l'aspirant à la main de Stéphanie? Géminvile, oui Géminvile, lui-même, se fait annoncer chez l'inhumain tuteur que venait de quitter son digne ami Minbert. Madame Réminyal n'était point instruite de cette démarche, dont l'amitié avait fait aussi un mystère à Dorneuil.. A peine Geminvile est-il entré: -- Mon nom, monsieur, doit vous être connu. Je suis ce Géminvile... ( Lénoncourt marque quelque étonnement.) Votre surprise, monsieur, n'est point déplacée; oui, je suis cet infortuné qui ai eu le malheur d'ouvrir mon âme à la plus vive passion, et de l'inspirer à mademoiselle yotre nièce. Je ne suis point venu pour m'excuser; je ne vous dirai pas que ce sentiment que j'aurais dû, sans doute, étouffer dans sa naissance, déchirera mon cœur, le consumera jusqu'au dernier moment, et j'aime à croire que ce dernier moment n'est pas loin : mais, monsieur, ce n'est pas mon intérêt qui m'amène ici; je n'ignore point les chagrins que je cause à mademoiselle Nelsan; j'apprends qu'elle se refuse au désir que vous avez d'assurer son bonheur, qu'en un mot elle rejette l'engagement que vous lui proposez, qu'elle préfère à ce mariage la cruelle nécessité d'aller s'ensevelir dans un couvent...... et je serais l'objet de cet affreux sacrifice ! Monsieur, permettez que je voie mademoiselle votre nièce, et en votre présence, d'accord avec vous, je l'amenerai... (Il ne peut achever.) Attendez de ma probité, de mon devoir, cet effort surnaturel.... Qui, monsieur, je vous servirai, je vous servirai dans votre dessein, (La surprise de Lénoncourt augmente, et il doute de ce qu'il entend.) Je le répète, monsieur, je veux être l'unique victime d'une ardeur qui m'enflammera encore dans le tombeau; faites paraître mademoiselle Nelsan....... Hélas ! selon les apparences, c 'est la dernière fois que nous nous verrons ! --- Mais, monsieur, (interrompt Lénoncourt,) aurez-vous la force de remplir votre promesse ? --- Il s'agit, monsieur, du bonheur d'un objet qui m'est inille fois plus cher que moi-même; oui, monsieur, qu'elle vive, qu'elle cède à vos volontés.... qu'elle en épouse un autre.... mon sort est décidé.... Je n'ai point de bien, ( en laissant, échapper quelques pleurs, ) et mademoiselle votre nièce est riche.... On vous a dit que j'attendais un héritage....-Cette attente, monsieur, (interrompt avec vivacité le tuteur, ) ne suffit point pour aspirer à la main de ma nièce qui aura de la fortune.-Encore une fois, monsieur, ( répond Géminvile, ) je ne cherche nullement à me justifier. Que l'adorable Stéphanie soit l'épouse... je ne saurais achever.... vous êtes bien convaincu, je le répète.... que je ne survivrai point à cette démarche... Il n'avait pas prononcé ces derniers mots, que mademoiselle. Nelsan entre dans l'appartement de son oncle.Le tonnerre l'a foudroyée: quel spectacle en effet ! Géminvile devant, ses yeux, et chez Lénoncourt! -- Oui, mademoiselle, c'est moi qui m'offre à vos regards. J'apprends qu'une passion désavouée, sans doute, par un destin inflexible qui nous persécute l'un et l'autre, s'oppose à votre bonheur...Mon bonheur, monsieur, (en laissant échapper un torrent de larmes. ) -- Eh! mademoiselle, je vous l'ai déjà dit, je ne puis faire le vôtre ni le mien ! Un ascendant impérieux, et que j'aurais dû réprimer dans son origine, m'a entraîné trop loin.... Oui mon égarement..... je suis coupable, je le déclare devant vous, devant monsieur.... l'amour le plus dominant m'a emporté.... Je suis le premier à vous engager, à vous presser de remplir les vœux de monsieur votre oncle... formez ce lien.... adieu, mademoiselle.... Le malheureux Géminvile perd l'usage de la voix; il est prêt à tomber sans connaissance. Mademoiselle Nelsan est noyée dans les pleurs. Géminvile d'un accent entrecoupé, (à Lénoncourt,) monsieur en est-ce assez?jene puis rien davantage, je crois avoir satisfait à l'honneur: et il sort avec précipitation. Il court chez madame Réminval: -Vous ne m'accuserez plus d'entretenir un amour qui devait faire deux malheureux. (Il lui raconte, avec l'expression de la douleur la plus vive, les détails de sa visite à Lénoncourt.) J'imagine, madame, avoir satisfait à tout ce qu'exige la probité la plus sévère. Je vous dis un éternel adieu. Et il s'élance avec précipitation vers la porte de l'appartement : sa parente s'efforce de le retenir : il n'écoute plus rien, il s'est dérobé à ses regards. De retour chez lui, et seul, il s ' écrie : --- En ai-je assez fait ? en ai-je assez fait ? Ai-je assez brisé mon cœur ? Stéphanie..... tout ce que j'adore sera l'épouse d'un autre ! Quoi ! il y faut renoncer.... pour jamais ! Eh ! après ce coup affreux.... il ne m'est plus possible de supporter l'existence!... non, il ne m'est plus possible de vivre !.... (Après quelques moments d'un silence ténébreux. ) Grand Dieu ! t'offenserait-on pour chercher à se débarrasser d'un aussi pesant fardeau, mille fois plus cruel pour moi que la mort ?.... Eh ! qu'est-ce que mourir, lorsqu ' on est parvenu à ce comble du malheur ! L'infortuné s'élance sur une épée qui se rencontre sous sa main : elle est sur son cœur, il va être percé du coup mortel : Dorneuil entre, se précipite sur son ami, lui arrache le fer, et le rejetant loin de lui :-Que fais-ty, Géminvile ? Est-ce à toi de te souiller d'un suicide, toi qui tant de fois m'as parlé d'un Etre suprême, m'as dit que tu te soumettais à ses décrets ? et tu commettrais un crime aussi horrible!-Dorneuil, Dorneuil, (en sortant d'un morne accablement,).. qu'exiges-tu d'un malheureux égaré par la douleur ? Mon ami! sans doute je suis coupable d'avoir voulu m'arracher la vie.... je reconnais toute l'énormité d'une telle action... Dorneuil... ah! je n'ai pas besoin de me jeter au-devant de la mort : elle viendra assez tôt me soulager du poids qui m'accable... mon ami..... je n'existe déjà plus. Laissons le plus à plaindre des amants, livré à toutes les tortures de son horrible position, et transportons-nous chez Lénoncourt. · Une autre scène est exposée à nos regards.. L'infortunée Stéphanie est dans son appartement. Nous n'essayerons pas de peindre ce douloureux tableau. Combien de situations violentes qu'il est impossible de représenter! et qu'alors l'esprit se trouve au-dessous du cœur ! que l'expression est faible lorsqu'elle tente de mettre, en quelque sorte, sous les yeux les souffrances dont ce cœur est souvent déchiré ! Lénoncourt est auprès de sa nièce, qui semble toucher au moment d'exhaler son dernier soupire: elle se relève de cet état avec la fureur du désespoir, court se précipiter aux pieds de son oncle, toute en larmes. Eh!mon oncle!... Eh! monsieur, je vous le répète, voudriez-vous être mon bourreau ? Au nom de l'humanité, ne ine parlez point de mariage! Si j'ai la force d'exister encore, que ma misérable vie se partage entre les pleurs et la consolation de terminer mes déplorables jours auprès de vous !-Non, mademoiselle, plus de résistance : tout est prêt pour l'engagement que vous allez former; oui, vous céderez à més volontés, à la raison, à votre devoir. Je yous le res dirai sans cesse : mon autorité sur vous est égale à l'autorité paternelle : j'en maintiendrai tous les droits; vous aurez un époux, vous aurez un époux, et ce sera celui que je vous ai choisi, monsieur Mimbert. Comment ne pas sentir tous les avantages d'une semblable union? Un homme riche! un homme riche! y a-t-il qualité pareilled cellelà ? Songez que c'est pour la dernière fois que je vous commande... et je prétends être obéi. Lénoncourt insensible à l'état où il laissait cette créature si intéressante, si digne de pitié, ne la voit point de la journée : il se flatte toujours qu'il viendra à bout de subjuguer ce qu'il appelle un caprice de femme. Le lendemain, on lui annonce que mademoiselle Nelsan est maade : il a résolu d'être inflexible; il se contente de donner des ordres pour qu'on ne néglige pas les soins nécessaires à sa santé. Une affaire importante pour notre inhumain tuteur, puisqu'il s'agissait de recevoir une somme assez considérable après laquelle il aspirait depuis long-temps, l'oblige de faire un voyage à quelques lieues de Paris : ce qui l'engageait à une absence de peu de jours. Il persiste dans sa mauvaise humeur à l'égard de Stéphanie, et part, se bornant seulement à lui faire dire qu'elle n'avait qu'à se préparer absolument à son changement de situation, et qu'à son retour l'affaire se terminerait. Il revient : un de ses domestiques qui pouvait à peine parler, tant il était troublé, lui remet une lettre: il reconnaît l'écriture de sa nièce : de quel étonnement il a été d'abord frappé à la vue seule de la date! il lit :. : « C'est du couvent de ***, que » je vous écris. Enfin,' parent » cruel, vous m'avez forcée à cette » démarche: je vous ai quitté pour » me jeter dans un asile où du » moins il me sera permis de répandre mes larmes en liberté. » C'est, une parente moins inflexible, moins barbare que » vous, dont j'ai réclamé les secours; c'est elle, c'est madame » Lauroi qui m'a conduite elle » même dans la retraite où, selon » les apparences, je vais rendre » mon dernier soupir; je me flatte » que ma mort arrachera de vous » mon pardon. Je ne demandais » pas à former un engagement » que vous aviez désavoué, mais » je vous priais, je vous suppliais » de souffrir que je ne fusse point » enchaînée par d'autres nœuds; je » n'aspirais, je l'ai répété souvent, » qu'à mourir près de vous, et » vous vous êtes obstiné à me » refuser cette consolation, l'unique grâce que j'implorais, je » ne dirai point de votre tendresse, » mais de votre pitié. La terre ne » m'est plus rien; mes yeux selèvent » vers le ciel; et je n'adresse aujourd'hui mes pleurs qu'au suprême Auteur de notre existence. Du moins il jettera sur » mon sort un regard de compagsion, et il ne me punira point » d'un penchant qu'il m'est impossible de vaincre, qui plus que » jamais me domine, en repoussant cependant tous les moyens de » l'entretenir... Ah! mon oncle !... » Ah ! cruel! à quelle extrémité » yous m'avez réduite ! » Lénoncourt ne perd pas un instant: il se hâte de se transporter chez cette parente qui a favorisé sa nièce dans son projet d'évasion : madame Lauroi lui fait part de la résolution déterminée de mademoiselle Nelsan : elle ne quittera point le couvent; elle aura recours, s'il le faut, à sa famille entière, pour être appuyée dans son dessein, qui est un parti décidé, de préférer la solitude religieuse à tous les agréments que lui offrirait le monde. L'auteur de cet acte de désespoir, loin d'éprouver quelque regret, est transporté de fureur; il fait serment qu'il ne se rendra point aux sollicitations, à la voix de la nature, au cri de l'humanité même, et que sa nièce prendra le mari qu'il lui a présenté; il ajoute qu'il aura recours, s'il le faut, à l'autorité du gouvernement, pour l'arracher à sa retraite, et la rappeler auprès de lui. La parente de l'infortuné Géminvile ne l'abandonnait point : il était expirant; elle ne cessait, de concert avec Dorneuil, de lui représenter que non-seulement il manquait à ce qu'il se devait à lui-même, mais qu'il envelopperoit dans sa perte, l'objet qui lui était le plus cher; mademoiselle Nelsan, en apprenant sa situation, en serait bien plus à plaindre, et peut-être l'entraînerait-il au tombeau. Au nom de Stéphanie, Géminvile relevait un oil presque éteint; il ne lui échappait que ces mots : « C'est moi qui suis l'au» teur de toutes ses peines! que je » me trouve coupable !... Oui, il » n'y a que la fin de mes jours qui » puisse terminer mon supplice. » Toutes les instances, les représentations de la famille à l'oncle dénaturé, furent inutiles; il est décidé, sans vouloir rien entendre, à remplir son projet; Stéphanie épousera Minbert : c'est une espèce d'arrêt sans appel. Enfin cette misérable victime de l'inflexibilité d'un parent si peu digne de ce nom, s 'est, de son côté, absolument déterminée à ne plus reparaître dans la société, et à s'enchaîner d'un lien bien différent de celui du mariage; c'est l'aveu général de sa famille qu'elle a sollicité ardemment, puisque le consentement de Lénoncourt lui est refusé, pour consommer un sacrifice devenu en ce dernier moment l'objet de tous ses vœux. · La fatale journée est arrêtée où Stéphanie prononcera un serment solennel qui ne lui permettra plus, qui ne lui permettra jamais d'accorder le moindre sentiment à Géminvile. Il est arrivé ce jour; tout est prêt : elle s'est traînée au pied de l'autel. Madame Réminyal qui ne se séparait plus de son parent, redouble ses précautions attentives, afin qu'il n'ait même aucun soupçon de l'événement qui pour toujours lui ravissait tout espoir. Dorneuil employait aussi le zèle de l'amitié pour l'entretenir dans une ignorance si nécessaire : le moindre éclaircissement qui lui eût été communiqué sur le malheureux sort de Stéphanie, était sans doute le coup mortel qui le frapperait. Coeurs capables d'aimer, pénétrez-vous de la position de nos deux amants; remplissez-vous de ce tableau : n'exciterait-il point toute votre sensibilité? C 'en est donc fait! mademoiselle Nelsan ya se couvrir du voile funeste, et sans doute il ne sera point possible que cette affreuse nouvelle ne parvienne à Géminvile. Quel changement inattendu, imprévu! A l'instant que mademoiselle Nelsan, entourée de la plupart de ses parents, allait prononcer le vous terrible, un bruit se fait entendre, une voix s'élève : arrêtez, arrêtez. Elle annonce que l'inexorable Lénoncourt n'existe plus : une attaque d'apoplexie vient de le précipiter au tombeau : il faut croire que l'âme de cet homme qui paraissait si endurci, ayoit été livrée à une violente agitation : on ne s'abandonne point à des actes de cruauté impunément: la nature. a toujours ses droits, et on ne les viole pas sans qu'on éprouve un supplice intérieur qui aura causé cette mort inopinée. Alors cette famille éplorée, qui voyait avec douleur mademoiselle Nelsan embrasser un état auquel l'entraînait le seul désespoir, pousse un cri, et se réunit pour arracher du pied de l'autel, leur malheureuse parente qui donnait à peine un signe de vie; madame Lauroi se charge de l'emmener chez elle : on la transporte expirante dans une voiture. Stéphanie retirée du sein de la mort, rouyrant les yeux, et se trouvant hors du couvent, chez sa parente, ne laisse échapper qu'une parole:-ah! Géminvile! Quelle nouvelle pour madame Réminyal ! Elle ne peut contenir ses transports; elle court instruire son parent de cette révolution si inattendue; elle entre dans toutes les circonstances qui jusqu'alors lui avaient été cachées : il apprend donc que Stéphanie a touché au moment où elle prononçait le serment irrévocable qui l'enlevait pour jamais au monde, qui lui imposait la cruelle nécessité de rejeter de son cœur les moindres traits traits d'une image qui n ' y était que trop profondément gravée. Seroitil possible d'exprimer le rayage des sens qu'éprouve Géminvile ? C'est un coup de lumière qui le retire du sein de la mort même. O ciel! (s'écrie-t-il,) ciel ! ma chère Stéphanie ! tu ne seras point enchaînée par des nœuds que tout mon amour n'aurait pu briser! Du moins il m'est permis de m'abandonner à l ' espérance de la revoir! et.., après cette faveur du sort, je mourrai content. ) Qui se présente chez madame Réminyal? mademoiselle Nelsan :-Vous me revoyez, madame ! (en se jetant dans ses bras, )..... Je n'épouserai point ce Minbert! Monsieur Géminvile...... daignez m'en parler. Madame Réminyal ne lui dissimule point la vérité : elle lui avoue que son parent était prêt d'expirer, que cependant, informé par elle de l'espèce de prodige qui venait de produire un changement si peu prévu, il s'était, en quelque sorte, relevé du tombeau; elle ajoute que les premiers mots qu'il a eu la force d'articuler, ont été pour témoigner sa joie, ou plutôt son ravissement en apprenant que tout ce qu'il aimait ne formerait point un engagement qui devait lui être odieux. Stéphanie n'osait épancher son cour: elle eût bien désiré rencontrer Géminvile chez madame Réminyal; elle cédait avec peine à la bienséance qui semblait lui défendre d'entretenir un penchant qui ne pouvait la conduire qu'à un égarement condamnable. De son côté, Géminvile n'éprouvait pas une moindre agitation, il craignait de se livrer à l'idée 'consolante qu'il pourrait, sans une indiscrétion des plus blâmables, goûter la douceur de voir un objet qui lui était plus cher que jamais.-Dorneuil, (disait-il à son ami, \} si du moins il ne fallait pas m'interdire sa présence! Quoi ! est-il de mon devoir de me refuser jusqu'à une satisfaction aussi désintéressée? Il serait bien cruel ce devoir ! Eh! mon cher Gémin vile! (interrompait Dorneuil, ) quel serait le fruit de cette complaisance si déraisonnable pour une passion à laquelle vous devez absolument renoncer ? Mon ami, suivez mon conseil : armez-vous de courage, de ce courage qu'il n'appartient qu'à l'homme vertueux de ressentir. Fuyez, je vous le dis, fuyez les occasions qui vous procureroient le plaisir si dangereux pour vous de revoir mademoiselle Nelsan; réunissez tous vos efforts; rejetez même de votre souvenir jusqu'à son image.... -- Ah! cruel ! me serait-il possible de l'arracher de mon cœur, cette image... cette image qui y est gravée en traits de feu! Hélas ! Dorneuil, n'est-elle point mon âme même ? Madame Réminval s'occupait des moyens qu'elle emploierait pour éloigner son parent de sa maison; elle attendait le moment où sa santé serait moins chancelante et qu'elle pourrait lui déclarer ses intentions sur cet objet. Un jour, Stéphanie se trouvait seule avec madame Réminyal, son impatience de s'éclairer sur le sort de son amant l'emporte; elle ne résiste point au désir pressant d'en parler, de s'informer s'il est toujours dans la même situation. A peine ayoit-elle prononcé ces derniers mots, la porte s'ouvre : qui se présente ? Géminvile, couvert, en quelque sorte, des ombres du la mort, appuyé sur le bras de son ami, et traînant ses pas : il fait un effort pour aller tomber : aux pieds de mademoiselle Nelsan:-Souveraine de mon cœur, je vous revois donc ! vous n'avez point formé ce vous dont j'ai tant frémi! vous êtes la maîtresse de votre sort! ( un évanouissement subit avait saisi la malheureuse Stéphanie.) Quoi! (interrompt madame Réminyal, en offrant sa main à Géminvile, et le forçant de se relever,) c 'est vous qui vous permettez une démarche aussi imprudente, aussi in considérée ! J'avais donné, Géminvile, des ordres pour qu'on ne vous laissât point entrer. Quel est votre espoir ? La mort de Lénoncourt, yous ferait-elle concevoir des prétentions qui, sans doute, seraient indignes d'un homme d'honneur? Vous ne vous oublierez point assez, j'aime à le croire, pour jouer le rôle de séducteur, et abuser de Votre ascendant sur une âme où vous avez porté un trouble éternel? Songez que votre situation présente ne se concilie point avec la fortune de mademoiselle Nelsan, et que sa famille, sur l'espérance d'un héritage qui peut être long-temps attendu, ne saurait consentir à un mariage, dont, selon les apparences, vous vous êtes flatté. D'ailleurs, ces observations sont déplacées; je vous, connais une probité trop délicate pour ne pas réprimer une passion funeste à tous les deux. Je vous en conjure, mon cher Géminvile, au nom de l'amitié que vous dites avoir pour moi, j'irai plus loin, au nom de l'humanité, retirez-vous.... laissez-nous...... ~Mais l'état où est mademoiselle Nelsan... --- Reposez-vous sur moi de ce soin.... Mon ami.... quittons-nous... de grâce... et qu'elle ne rouvre point les yeux (Stéphanie était toujours évanouie,) pour vous voir! Quel serait encore une fois le résultat de ce malheureux rapprochement ? Dorneuil joint les plus vives représentations à celles de madame Réminyal:-Vous connaissez, mon cher Géminvile, ma tendre amitié pour vous; suivez les conseils de madame : ce sont ceux de la raison, de l'honneur, du sentiment; C'est donner à mademoiselle Nelsan la plus forte preuve d'amour, que de vous arracher d'ici. · Géminvile était plus que jamais accablé; en vain essayait-il de se soutenir : il s'était rejeté dans les bras de son ami; il regarde madame Réminyal, en laissant exhaler un profond soupir; ensuite tous ses yeux, toute son âme vont s'attacher sur Stéphanie, et Dorneuil l'emmène malgré lui. Stéphanie a repris l'usage des sens; elle pousse un cri:-Où est-il, madame ? Il m'a quittée! il m'abandonne ! ne le reverrais-je plus ? Madame Réminyal lui apprend que c'est elle-même qui l'a forcé de se retirer; elle réunit tous ses efforts pour consoler cette infortunée victime de l'amour. Elle lui remet devant les yeux les obligations essentielles auxquelles, pour ainsi dire, elle est condamnée. Il est absolument de son devoir de se conformer au yeu de sa famille entière, qui regarderait comme un mariage disproportionné celui qu'elle contracteroit avec Géminvile, et la probité de Géminvile lui-même serait compromise dans cet engagement. Madame Réminyal entre sur cet objet dans des observations que le lecteur n'aura point de peine à s'imaginer.. Stéphanie expirante, accompagnée de madame Réminyal, retourne chez sa parente, madame Lauroi; et Géminvile, malgré tout ce que peut lui représenter Dorneuil, est tombé dans un anéantissement qui ne diffère guère de la mort. La famille de mademoiselle Nel. San ne cessait de l'engager à prends: dre un état, c'est-à-dire un mari. Son bien s'était encore accru par un supplément à sa fortune, par des rentrées considérables sur lesquelles on n'avait guère compté: nouveau motif pour qu'on la pressât de former cet engagement: mais dans le nombre des aspirants à sa main, aucun n'excitait même de sa part la moindre attention; le seul Géminvile occupait, remplissait son âme entière. Stéphanie continuait de voir souvent madame Réminyal; sa qualité de parente de son amant, n'était pas une des moindres raisons qui produisaient ces visites multipliées : tout ce qui pouvait appartenir à Géminvile lui était cher. Elle entre, un matin, chez cette dame, qui ne la trouve plus telle qu'elle s'était offerte à ses yeux jusqu'à ce moment: un air de satisfaction, un transport de joie éclatait sur son visage. --- L'heureux changement mademoiselle ! Eh ! quelle bonne nouvelle allez-vous m'annoncer? Un contentement inattendu est peint sur votre front!... Je vous prie, madame, que votre porte soit fermée pour quelques instants ! j'ai à vous faire la confidence la plus intéressante pour yotre amie, car je me flatte de mériter ce nom. ( Madame Réminyal donne des ordres relatifs à ce que désire mademoiselle Nelsan). - Présentement, mademoiselle, nous sommes seules : faites-moi part de ce que je brûle de savoir; oui, je vous regarde comme mon amie, comme ma propre fille, et à ce titre, je suis impatiente d'apprendre ce que vous voudrez bien me confier. -- Madame.... madame, j'ai obtenu l'aveu de ma famille... Votre parent... il ne tiendra qu'à lui d'accepter ma main; je me trouve assez riche pour céder sur cet objet à tout ce qui assurera mon bonheur, et j'ose me flatter, le sien. Oui, tout în'engage à croire que cette · union le rendra heureux. Quelle ivresse d'âme pour Stéphanie, si elle peut venger tout ce qu'elle aime, des injustices du sort! Eh! n'est-ce pas lui qui comblera tous mes vœux ? Je ne sais, madame, si cette effusion de ma sensibilité, ne m'emporte pas trop loin: sans doute vous avez aimé; un cœur tel que le vôtre n'a point été fermé aux atteintes de cette passion qui peut se concilier avec la vertu. Je m'épanche, encore une fois, je m'épanche dans le sein d'une amie, d'une mère, puisque vous voulez bien m'honorer du nom de votre fille; non, jamais je n'aurai d'autre époux que monsieur Géminvile, et j'ai le consentement de ma famille! Madame Réminyal doute, en quelque sorte, si ce qu'elle entend n'est point un songe :-Quelle heureuse et inattendue révolution, mademoiselle, dans la destinée de mon parent! il ne pourra soutenir l'excès de son bonheur. Je n'ignore pas assurément jusqu'à quel point il vous aime, et vous devez être bien convaincue qu'il n'y eut jamais d'amour égal au sien; mais, ma chère Stéphanie, Géminvile a une âme extrêmement délicate; il devra' à votre tendresse, on peut le dire, son existence;. Eh! n'aura-t-il prétendants á sa main: cette alliance ne peut donc que nous donner une vraie satisfaction. La surprise de madame Réminval ne faisait qu'augmenter: cependant elle écrit un mot à Dorneuil, et l'engage à lui amener promptement son ami, sans lui communiquer la raison de cette demande. Géminvile, quoiqu'il partageât la situation inespérée de mademoiselle Nelsan, retirée du couvent par une espèce de miracle, et rendue à la société, ne sortait point de son accablement : il voyait toujours Stéphanie prête à passer dans les bras d'un époux. Eh! qu'il était loin de pressentir qu'il serait l'objet de ce choix !-Que signifie cette lettre de madame Réminyal? (s'adressant à Dorneuil.) Aurait-elle, après ce que j'ai appris, quelque nouveau malheur à m'annoncer ? Mon ami, je suis persécuté par une sorte de Génie malfaisant! N'importe, hâtons-nous de nous rendre à l'invitation. Tu continueras, Dorneuil, de m'accorder le secours de ta généreuse amitié: tu me prêteras ton bras, car je suis d'une faiblesse extrême! hélas ! je ne crois pas abuser long-temps de ta complaisance. Il est donc chez sa parente. Le moyen d'exprimer les divers transports auxquels s'abandonne Géminvile, lorsque madame Réminyal lui apprend que mademoiselle Nelsan a choisi un époux, et que cet époux c'est lui, et de l'aveu de toute sa famille ? On ne cessera de le répéter: c'est ici que le pinceau tombe des mains. Combien la sensibilité doit-elle avoir à se plaindre d'être, dans l'impuissance de représenter une point à craindre que son honneur soit compromis ? Qui vous assure que messieurs vos parents, qui aujourd'hui paraissent approuver votre choix, ne le blâmeront point dans la suite ? Les richesses, mademoiselle, sont un si grand avantage dans le monde; et, je me reprocherais de vous le dissimuler, notre sexe est, peu accoutumé à faire la fortune des maris : ce sont eux, au contraire, auxquels il convient de nous élever à un état opulent.-Vos scrupules, madame, ne peuvent que redoubler mon es.. time à votre égard. Je me plais à vous le redire, je suis la maîtresse de mon bien, il m'est permis d'en disposer à mon gré; et n'est-ce pas moi, madame, qui goûterai le bonheur suprême, en le partageant avec quelqu'un ?.. Ne savez-vous pas combien votre parent m'est cher ?..... Madame Lauroi viendra elle-même vous confirmer ce que je viens de vous apprendre. En effet, madame Lauroi se fait annoncer chez madame Réminyal, et lui donne une nouvelle assurance sur le mariage de mademoiselle Nelsan avec Géminvile. --- Oui, madame, ma parente choisit monsieur Géminvile pour son époux, et elle est appuyée du consentement unanime de nous tous; ainsi il ne faudra plus s'occuper que des objets relatifs à cette union. Vous pouvez prévenir monsieur votre parent de cet événement auquel, suivant ce ve qu'on nous a rapporté, il s'attendait si peu. On nous l'a peint comme un homme aussi estimable qu'aimable, et digne de la préférence que lui accorde Stéphanie sur tous les pareille situation ! Quel nouveau degré de force elle va emprunter ! Stéphanie entre accompagnée de sa parente, de cette même inadame Lauroi qui venait de quitter madame Réminval. Géminvile court se précipiter aux genoux de mademoiselle Nelsan. --- Il serait vrai... il serait vrai que je posséderois.... que je presserais contre mon cœur tout ce que j'aime... tout ce que j'adore ?-Oui, monsieur, (interrompt madame Lauroi,) nous cédons aux vœux de notre parente. Quoique la fortune ne vous ait pas favorisé autant que la nature, nous nous accordons pour applaudir au choix de notre chère Stéphanie; vous êtes digne sans doute de sa tendresse, et nous sommes bien persuadés que vous ferez son bonheur. Mademoiselle Nelsan s'était jetée dans les bras de madame Réminval. Géminvile veut répondre, et d'une voix étouffée par l'excès du sentiment, et par des mots entrecoupés, s 'adressant à 'madame Lauroi : -- Madame..... madame.... quelle expression !.... l'amour, la reconnaissance, la plus vive reconnaissance... Ah! lisez... lisez dans mon cour, vous y surprendrez.... tous les transports.... Mais, madame, (en laissant couler des larmes,) j'ai peu de bien, et mademoiselle Nelsan est riche, jugez des combats... Ne parlons point de fortune,(interrompt Stéphanie, avec cette vivacité qui jaillit de l'âme,) parlons de notre amour; je ferai le bonheur de tout ce que j'ai de plus cher!.. Eh! quel sera le mien!Oui, Géminvile, vous serez mon époux; ma famille est d'accord avec moi pour former un engagement auquel est attachée ma vie même. Géminvile éprouvait l'ivresse de l'enchantement; c'est dans de pareilles situations qu'on peut emprunter cette expression : il était sous le charme. Il couvrait de son âme, de ses baisers, les mains de Stéphanie, celles de madame Lauroi; il sortait de cet enthousiasme de sensibilité, pour se permettre la froideur d'une réflexion qui semblait lui échapper malgré lui :-Mais... il y a une si grande disproportion entre nos fortunes !.. ne blesserai-je point la probité ? Ils se sont séparés. Géminvile se trouve seul avec Dorneuil: --- Eh bien! mon ami! existe-t-il sur la terre une créature plus fortunée que moi? Je suis aimé de l'adorable Sté· phanie!.. je serai son époux! je serai son époux, toujours son amant... Mais, mon ami, quelle cruelle idée revient sans cesse me tourmenter, me persécuter au milieu du délire de joie qui me transporte ? Avec si peu de bien!.. --- Eh! pourquoi Géminvile, ( interrompt vivement Dorneuil,)rougirais-tu de devoir ta fortune à mademoiselle Nelsan?Prends garde que l'amour propre ne vienne ici prendre le masque de la vertu, de la noblesse d'âme. Pourrois-tu te sentir humilié d ' être redevable à une semblable amante d'une situation que tu aurais voulu lui procurer,en recevant sa main ? Point d'orgueil, mon ami, avec tant d'amour; situétois le plus riche des hommes...-Ah! Dorneuil ! mon ami! qu'il me serait doux de lui prodiguer tous les trésors, de la placer sur le premier trône du monde! Mais que sont de vains souhaits auprès de la réalité ?... Je lui devrai tout! Eh ! qu'aurai-je fait pour lui prouver ma tendresse ? Tels étaient les combats qui s'élevaient dans un cœur ouvert à la plus violente agitation : ils deviennent bien plus forts par une espèce de fatalité qui semblait poursuivre l'homme le plus sensible et le plus vertueux. Une de ses connaissances le rencontre dans la société: - Monsieur Géminvile, (lui dit l'individu que l'on nommait Dormoi, et qui jouissait de la réputation la plus intacte, ) je vous fais mon compliment: j'apprends que vous épousez une demoiselle qui possède une brillante fortune; je vous l'avouerai, je vous regarderais comme bien plus heureux encore, si vous aviez un semblable ayantage à lui apporter; il est désagréable pour une âme aussi délicate qu'est la vôtre, de recevoir des bienfaits d'une femme : c'est à nous de jouer ce rôle de générosité. Pardon dema franchise; mais votre façon de penser est si connue ! Il est vrai que l'amour nous entraîne malgré nous, et l'on dit que vous aimez éperdument la demoiselle. Quel propos pour Géminvile ! Sa réponse décèle son embarras, son trouble. A peine s'est-il rapproché de Dorneuil qu'il lui rend compte de la conversation affligeante qu'il vient d'essuyer i et toujours des orages au moment où le plus beau des jours semblait se préparer pour lui. Mademoiselle Nelsan et Géminvile se voyaient souvent chez leurs parentes. Enfin, tout était prêt pour leur mariage; ils allaient marcher à l'autel, Madame Réminyal avait plus que jamais la confiance de Géminvile qui ne lui cachait point que son bonheur ne cessait d'être empoisonné par des réflexions qui revenaient toujours l'agiter malgré l'enchantement de l'amour. Il s 'opère quelquefois des miracles en faveur de l'homme vertueux. Madame Réminval entre avec précipitation dans l'appartement de Géminvile, une lettre à la main : elle ne peut que la remettre avec une sorte de transport dans celle de Géminvile, en lui disant : Le ciel se déclare pour vous; lisez mon ami, lisez. Voici ce que contenait cet écrit adressé à madame Réminyal:. » J'ai reçu votre lettre, ma digne »parente, » parente : vous m'apprenez que w notre cher Géminvile va jouir » d'une situation brillante dont il » sera redevable à l'amour; vous » ajoutez, que sa délicatesse l'empêche de se livrer à tout le plaisir que lui doit causer cette amélioration de son sort, qu'ayant, » en ce moment peu de fortune, il » souffre de tenir, en quelque sorte, d'une épouse, son état; qu'avec satisfaction je viens à son » secours, et le délivrer de ses scrupules ! j'anticipe sur l'héritage » que je lui laisserai; et vous lui » pouvez annoncer que, de ce moment, je lui assure vingt mille» livres de rente, dont, sous peu » de jours, je vous enverrai les titres. Il faut que vous partagiez ma bonne action, et que ce » soit vous qui lui fassiez part de cette nouvelle. J'aurai de mon » vivant contribué à son bonheur: » ce qui assurément fera le mien... » Il recevra incessamment une let» tre de moi; qu'il m'aime! c'est » toute la récompense que j'exige » de sa reconnaissance. Agréez une *») nouvelle assurance de mes sentiments. ». Géminvile s'était précipité aux genoux de madame Réminval, il les arrosait de ses larmes, de ces douces larmes, le tribut de l'exquise sensibilité : il voulait parler et n'avait point la force de s'exprimer; enfin il parvient à articuler ces mots :-Ma mère! ma souveraine bienfaitrice ! ( en lui baisant les mains, et y attachant toute son âme, )comment m'acquitter? com-: ment m'acquitter? Eh ! me seroitil possible de vous aimer davantage? Jouissez des délices de la bienfaisance. Je n'aurai donc point à me reprocher.... Allons, courons faire part d'une nouvelle si ravissante à mon adorable Stéphanie. :: Géminvile, accompagné de sa parente,.porte ses pas précipitamment chez. inadame Lauroi : il y trouve mademoiselle Nelsan entourée de sa famille : il leur présente la lettre: -- Je puis donc me livrer tout entier à mon amour, et accepter avec transport les bontés de ma divine Stéphanie ! la fortune s'est adoucie à mon égard ! lisez, ( s'adressant aux parents. )-Quel moment de délices pour une amante ! -- Il n'y a donc plus d'obstacles (s'écrie-t-elle, ) à notre bonheur ! Madame Réminyal avait eu soin de faire avertir Dorneuil,qui s'empresse d'arriver : il se jette dans les bras de Géminvile; on lui apprend le nouvel événement qui augmentait le bonheur de son ami.-Oui, (poursuit Géminvile, ) l'amour et l'amitié, (tendant sa main à Dorneuil,) voilà, pour moi, des sources éternelles de délices, de ravissements !....' Qui se flatterait d'exprimer une scène aussi puissante sur l'âme ? o sentiment! Sentiment! que ne peuton te rendre avec toute ton énergie, t'offrir dans tout ton charme! · Les deux cours les plus capables d'aimer sont enfin unis, et la perspective la plus enchanteresse est sous leurs yeux. Oui, ce sont là de ces situations qu'il est impossible de peindre, et il n'y a que les cours vraiment sensibles qui soient susceptibles de s'en former quelques idées. · Est-il dans la nature humaine que le bonheur le plus apparent, qui semble appuyé sur des bases durables, soit soumis à des vicissitudes plus ou moins affligeantes; que ce soit un beau ciel nécessairement exposé à se voir obscurci par des nuages qui souvent amènent les orages, les tempêtes ? L'homme, en un mot, est-il fait pour n'être point heureux ? Seroit-ce sa,destinée ? A cette pensée' accablante, la plume me tombe des mains ! Quelle matière à des réflexions profondes où l'esprit se confond et se perd ! Il n'en saurait résulter qu'une tristesse ténébreuse, le désespoir du raisonnement et de la sensibilité. Elles ne sont point étrangères ces réflexions à notre sujet : on verra dans la suite combien elles. lui sont propres ! Mais goûtons, le plaisir, et que notre lecteur le partage avec nous, de nous repoposer actuellement sur l'image agréable que nous allons présenter. -Voilà donc Géminvile, l'être, sans contredit le plus fortune qui existât sur la terre! il est dans les bras, contre le cour, source en quelque sorte pour lui d'une félicité céleste, le cœur de sa chère Stéphanie; il le possède tout entier; qu'il aime à lui dire, à lui répéter avec transport !-Tu es dans mon sein, dans le sein d'un époux, d'un amant, qui toujours te chérira, t'adorera davantage ! C'est-là le bien, le trésor dont je suis redevable au suprême Auteur.. de la bienfaisance! Ah! je ne vois point la fortune que je dois à ma chère, à ma divine Stéphanie : je ne vois que ses attraits, ses vertus, cette âme qui n'a point d'égale!... Puis-je me flatter, charme de ma vie, que tes sentiments à mon égard ne changeront point, que ton amour..., A ce mot, il laissait couler ces larmes délicieuses qui sont l'ineffable effet de l'ivresse du bonheur. Stéphanie ne lui répondait qu'en se jetant dans ses bras, et inêlant ses pleurs aux siens. Mortels vraiment heureux, puissiez-vous jouir long-temps d'un sort si digne d'envie ! Quel tableau pour qui sait connaître le prix d'une tendresse aussi vive', aussi pure!.. On doit être bien assuré qu'un cœur ouvert à un semblable amour, ne se fermerait point aux douceurs de l'amitié, sentiments qui sans doute sont inséparables : un véritable amant est fait pour être un véritable ami; et, à ce titre, Géminvile associait ces deux passions qui honorent tant le cœur humain, et font ses premières jouissances; il était plus que jamais attaché à Dorneuil, qui, cédant aux instances pressantes des nouveaux époux, était venu partager leur demeure. Combien de fois Géminvile lui répétait !-Ma femme et mon ami, voilà mon univers ! je respire, j'étends mon existence dans ces deux cours; hors de leur société, je me trouve transporté danse une autre hémisphère où tout m'est étranger; il n'y a que l'amour de l'humanité qui me rapproche de tous ces êtres qui composent ce qu'on appelle le monde..-Dorneuil se contentait de loi) dire;:-Mon ami, je désire forti que vous ne démentiez point cette espèce de système que vous semblez: avoir adopté; mais je m'aperçois pourtant, permettez ces observations à la franchise de l'amitié, que vous vous livrez un peu trop à la dissipation, ce qui affaiblit nécessairement l'énergie de l'âme, et la faculté de réfléchir. Prenez garde. à vos moindres démarches; attachez-vous sur-tout à vous garantir des maladies de la fortune. Vous rassemblez chez vous une nombreuse compagnie, vous donnez des soupers qui ressemblent à des fêtes.... --- Mais, Dorneuil, ce sont d'honnêtes gens...- Perdez votre bien, Géminvile, devenez pauvre: ces honnêtes gens se montreront à vos yeux tels qu'ils sont : votre prestige sera bientôt détruit. Mon ami, encore une fois, redoutez la contagion dont peu de riches ne sont point attaqués. Géminvile, en effet, s'abandonnait à ce qu'on peut appeler, l'esprit de l'opulence, sans que pourtant l'amour et l'amitié perdissent sur son âme aucun de leurs droits. Sa Stéphanie était pour lui l'objet d'une sorte de culte : on ne peut guère nommer autrement une passion qui, loin de se ralentir, ne faisait qu'augmenter. En voici assurément une preuve qui plaira au lecteur sensible. Madame Géminvile avait observé depuis quelque temps que son mari quittait souvent la société pour aller se retirer dans un petit cabinet, dont avec une sorte de précaution il tenait la porte fermée, et personne, pas même sa femme, n'y entrait. On sait que la curiosité est, pour ainsi dire, inhérente à ce sexe aimable, qui d'ailleurs réunit un nombre d'excellentes qualités. Un jour, le mari avait oublié de retirer la clef de cette espèce de retraite qu'il semblait préférer à tous ses autres appartements; l'épouse saisit avidement l'occasion : elle court au cabinet, l'ouvre, et de quel spectacle elle se trouve environnée ! d'une suite de dessins multipliés où elle se voit représentée, et au bas desquels se lisaient diverses inscriptions qui expliquaient le sujet. Ici, c'était Stéphanie qui, pour, la première fois, chez madame Réminval, rencontre Gémin vile; là, il la surprend, tenant un livre dans ses mains, et laissant échapper des larmes : plus loin, la malheureuse amante entourée de sa famille, au pied des autels, et au moment de prendre le voile. Nous ne nous arrêterons point sur quantité d'autres situations qu'exprimaient avec vérité ces dessins; il nous suffira de mettre sous les yeux les vers que Gémin vile avait écrits de sa propre main, au-dessus de la porte : C'est ici de l'Amour le séjour enchanté : Qu'il répète à mes yeux cette épouse si chère, Dont les vertus, les grâces, la beauté, Seront toujours plus sûres de me plaire, Ah! digne objet, auteur de ma félicité, Mon épouse, ma tendre amante, Dans ton image si touchante J'adore la Divinité. Une sorte d'enchantement s'est emparé de la femme la plus aimante et la plus attachée à son mari.. Au même instant paraît Géminvile, étonné de trouver son épouse dans sa retraite chérie : elle ne peut que lui dire ce peu de mots :-Qu'aije vu, mon cher Géminvile! (et aussi-tôt elle tombe dans ses bras, en verSant des larmes, l'expression la plus vraie et la plus touchante;) puis elle reprend :-Je suis aimée à ce point! Nous reviendrons à notre éternelle plainte sur l'impuissance où se trouve quiconque ose prendre la plume, d'exprimer, de rendre dans leur vérité, leur énergie, de semblables situations ! Ah! nous sommes trop convaincus que l'esprit, le talent même, sont au-dessous du sentiment.... Cet époux, amant de sa femme, avait encore cherché à consacrer sa passion dans ce peu de vers qu'on lira sans doute avec quelque plaisir : Veux-tu voir sous tes lois la terre réunie, Des rois être enfin le premier ? -Conserve-moi le cœur de Stéphanie, Je règne sur le monde entier. Madame Géminvile semblait, avec moins d'empressement que son mari, rechercher la société : elle lui préférait la campagne; l'époux lui reprochait ce goût pour la solitude. --- Mon ami, (répondait-elle,) je suis étonnée que tu ne connaisses point tout le plaisir qui naît d'un spectacle bien plus varié sans doute que celui de la ville, pour quiconque peut ouvrir son cœur aux douceurs du sentiment. Cette verdure, ces arbres paraissent s'animer sous mes yeux, converser avec moi, recevoir avec sensibilité l'épanchement de la mienne : je leur parle de toi, Géminvile, de mon amour, de mon amour qui ne finira qu'avec ma vie. Ah ! le monde est si étranger à une âme vraiment sensible ! comme il est éloigné de nous ! A la campagne, je me trouve avec moi-même, j'entre dans l'examen, dans les détails de mon bonheur, (et en fixant un regard enchanteur sur son mari,) Géminvile en est plus aimé. Géminvile cependant engageait sa femme à se répandre davantage dans la société; il s'occupait du soin de lui procurer des distractions qu'il regardait comme des amusements. Madame Réminval, madame Lauroi, le fidèle Dorneuil, qui rarement étaient séparés, devaient, pour madame Géminvile, faire les agréments de cette société, dont son mari lui présentait un tableau intéressant. Malgré les représentations d'un véritable ami, Géminvile continuait de recevoir un nombre de connaissances qui lui paraissaient dignes d'être recherchées; on pouvait lui appliquer cette espèce d'adage si rebattu : « Tous ses jours étaient filés d'or et de soie. » Hélas ! le brillant tissu ne tardera point à se déchirer. La fortune de Géminvile s'était encore accrue par cet héritage qu'il venait de recueillir; sa femme, malgré les remontrances de sa famille, cédant à son amour, lui avait abandonné, sans nulle réserve, la possession de tout son bien : ces circonstances ne doivent point s'oublier. Nous ne suivrons pas exactement et dans leurs diverses gradations, les causes de la révolution la plus extraordinaire : nous nous bornerons à l'offrir dans toute sa désastreuse image. Géminvile entraîné par une sorte de fatalité, quoique Dorneuil perssistât, par d'excellents conseils, à s'efforcer de le retenir sur les bords du précipice, y tombe; enfin de riche qu'il était, le voilà aux prises avec toutes les cruelles épreuves de l'adversité! Gérminvile est au nombre des malheureuses victimes de l'indigence, abreuyé de toutes les humiliations, le premier des traits perçants de la misère! Qu'elle métamorphose accablante ! Géminvile est devenu pauvre.. C ' est alors que l'amour et l'amitié viennent à son secours. Expliquons-nous; il est en quelque sorte plus cher à sa femme et à son ami; l'infortuné était, pour ainsi dire, anéanti; sa: digne épouse souvent le serrait dans ses bras, l'arrosait de ses larmes, puis s'armant tout, à-coup d'un courage inattendu : -- Mon ami, mon tendre ami! ne nous laissons point abattre par une destinée que j'étais bien éloigné de prévoir ! Hélas! quelle est la créature humaine qui n'ait point de reproches à se faire ? mais, mon cher Géminvile, le sort, le sort barbare peut-il nous ôter notre cœur, nous empêcher de nous aimer? -- Ah! (s'écriait le mari,) que je te sais gré de ta discrétion ! je suis la principale cause de mes malheurs, des tiens, Stéphanie, des tiens ! si j'eusse été plus docile aux sages représentations de l'amitié, que j'eusse écouté Dorneuil, je ne me serais point précipité dans cet abîme, et (en couvrant de ses pleurs les mains de sa femme, ) je ne t'y aurais point entraînée! mon adorable Stéphanie n'eût point été frappée de ces coups ! C'est donc ainsi, femme divine, que j'ai usé de tes bienfaits ! voilà ma reconnaissance, l'ouvrage de mon amour! Je suis l'auteur de ta misérable position! et je ne sens la mienne que par rapport à toi. Chère Stéphanie, encore une fois, c'est moi qui suis ton assassin, ton bourreau ! un revers aussi terrible! et, je le répète, je ne saurais me le cacher, j'en suis l'unique cause! --- Ne bannissons point l'espoir, mon ami, ( reprenait avec toute sa sensibilité la vertueuse épouse,) le ciel, le seul consolateur du malheureux, ne nous abandonnera point, j'ose l'espérer; vivons pour lui porter tous nos youx et pour nous chérir, s'il est possible, encore davantage : c'est ici qu'il faut faire éclater et notre fermeté et notre tendresse. Géminvile ne répondait que par ces mots : -- Ton amour me rend encore plus coupable à mes propres yeux !... Stéphanie... je me fais horreur à moi-même! Leur déplorable situation n'était point encore livrée, dans toute son étendue, aux regards homicides du public, l'ennemi déclaré de tout être qui porte : seulement l'air malheureux; il n'y avait que des soupçons de répandus sur la désastreuse catastrophe de Géminvile; mais on ne le recherchait plus avec le même empressement : quelles nuances différentes dans l'accueil qu'on lui faisait ! il recevait des politesses moins flatteuses, c'est à-dire, moins hypocrites. · En un mot, Géminvile commençait à se laisser entrevoir sous les traits de l'être disgracié de la fortune. Il avait perdu-une véritable amie dans madame Réminval qui venait de mourir : le chagrin que lui avait causé la révolution qu'essuyait son parent, n'avait pas peu contribué, selon les apparences, à hâter sa fin. Pour madame Lauroi, elle était brouillée avec les deux époux, et ne les voyait plus: elle ne pouvait pardonner à la femme d'avoir mis son bien à la disposition de son mari, qu'elle regardait, avec quelque raison, comme l'auteur de la déplorable position où se trouvait Stéphanie. Géminvile, malgré d'aussi cruelles épreuves, ne connaissait point encore les hommes, étude qui, sans sans contredit, devrait être le premier objet de l'éducation. Chaque jour ajoutait à son déplorable état, et lui enlevait les facultés de subvenir à ses besoins, et il était réduit à cette horrible extrémité! Ce qui lui déchirait le cœur, plus encore que ses propres peines, c 'était le spectacle continuel qu'il avait sous les yeux et qui s'imprimait fortement dans son âme, la perspective de la hideuse misère où allait être plongée sa femme. « C ' est-là, (disait-il à Dorneuil, ) le tableau que je ne saurais supporter ! Peut être répondrais-je de mon courage pour soutenir tant d'assauts multipliés d'une adversité qui n'a: point d'exemple; mais, mon ami, quand mes yeux viennent à s'attacher sur ma malheureuse épouse: alors toute ma ferineté s'évanouit... je n'envisage que le sort le plus effrayant... Non, Dorneuil, non, il n'y a point d'être sur la terre aussi brisé sous le fléau du malheur que moi !... Ma femme!.. ma femme!.. Ah! ma chère Stéphanie ! était-ce là la récompense que je réservais à un amour qui n'a point de modèle ! Et des torrents de pleurs jaillissaient de son cœur même. Le véritable ami, Dorneuil essayait de le consoler en mêlant ses larmes aux siennes. Ah! que cette situation devenait plus violente, lorsque Stéphanie se présentait aux regards des deux amis! Le croirait-on ? c'était cette digne héroïne du sentiment qui s'attachait à calmer leur douleur. --- Mon ami, ( redisait-elle à son mari, ) je ne cesserai de te le répéter : notre malheur serait au comble : à moins qu'on ne perce nos deux caurs, ne seront.ils point susceptibles d'aimer jusqu'au dernier soupir ? Mon âme est unie à la tienne, et tu ne saurais perdre la vie, que je ne meure avec toi; voilà, Géminvile, ma consolation : tant que nous existerons, nous aimerons, nous nous aimerons. (Et elle serrait son époux contre son sein en l'inondant de ses larmes. ) Est-il possible que des êtres semblables soient soumis à d'aussi rudes épreuves! Oui, nous oserons le dire, d'autres écrivains estimés se sont déjà permis cette opinion: l'Auteur suprême de la nature, dans la sagesse de ses décrets, qu'il est défendu à la faiblesse humaine de tenter d'approfondir, abandonnerait-il quelquefois, pour nous punir, notre sphère à des Génies malfaisants qui se font un jeu cruel de nos souffrances ? On doit être bien persuadé que Dorneuil s'était empressé de donner des preuves réelles de son attachement à l'infortuné Géminvile qui, malgré son extrême indigence, ne pouvait se résoudre à accepter les bienfaits d'un ami dont l'état ne differoit guère du sien. Dorneuil, en effet, ne possédait qu'un bien très-médiocre; cependant il était venu à bout de vaincre plusieurs fois, sur cet objet, la résistance opiniâtre de Géminvile. -- Eh!inon cher Géminvile, n'est-ce pas toi qui m'obliges en acceptant d'aussi faibles témoignages de ma sensibilité ? Mon ami, ( en l'embrassant avec toute l'effusion de l'âme, ). laisse-moi goûter ce soulagement dans mes peines; j'ai si peu de jouissances! Ah! que les favoris de la fortune sont vraiment à plaindre ! ils ignorent sans doute le premier des plaisirs ! Non, mon cher Géminvile, il n'en est point qui approche du plaisir que fait goûter la bienfaisance.. : Dorneuil ne demeurait plus avec son ami que sa position avait contraint à changer de logement, mais il passait ses jours auprès de lui; il était en quelque sorte son Ange consolateur. Quoiqu'éclairé par l'expérience, et par les entretiens sensés de Dorneuil, Géminvile se détermine à risquer une démarche dont il attendait quelque adoucissement dans son accablante infortune. Parmi ce nombre de gens qui avaient honoré ses soupers de leur présence, il avait cru devoir distinguer un certain Dorménil, homme fort riche, et qui réunissait toutes ces grâces factices qui sont le partage de la société : on ne parlait que de sa politesse, de son aménité, de son affabilité; et aux yeux qui voient mal, et il y en a tant de cette espèce ! rien ne ressemble plus à la sensibilité que ces simagrées, ces grimaces. On observera que cet honnête homme du monde avait fait mille offres de service à Géminvile, lorsqu'il n'en avait nul besoin; celui-ci était donc porté à espérer que cet être, si vanté sur-tout pour ses qualités sociales, viendrait à son secours. Sans avoir communiqué son projet à sa femme et à Dornèuil, Gé-, min vile, déjà séduit par la flatteuse espérance, s'empresse de se rendre chez le fortuné Dorménil : quel est · son étonnement ! cet individu si aimable, ne lui montre plus le même visage, cet air prévenant, caressant, qui semblait annoncer une aine franche et ouverte à l'heureuse disposition d'obliger. Notre infortuné enfin, quoique peu enhardi par ce préliminaire, se hasarde à lui faire part de sa triste situation, et, à chaque détail de son indigence qu'il lui exposait, la contenance du riche prenait une nouvelle teinte de refroidissement, et décelait sans peine un resserrement de cœur: en un mot, le malheureux Géminvile essuie le refus le plus déclaré. --- - Je suis vraiment désespéré, mon cher, (prenant le ton familier qui entraîne l'humiliation,) d'être décidément hors d'étàt de faire la moindre chose pour vous : j'ai dépensé des sommes exorbitantes dans l'acquisition de plusieurs terres qui, en ce moment, ne me rapportent pas l'intérêt de mon argent. Je vous recommande beaucoup de philosophie; il faut croire que votre sort changera...... Adieu! (tirant sa montre,) je suis désespéré de vous quitter: mais une affaire pressée me force de sortir. Quel coup attérant pour Géminvile! c'est la foudre même qui l'a écrasé:-Quoi! Dorneuil ! Dorneuil! tu ne m'aurais offert que trop fidèlement une affreuse vérité! · Seroit-ce là cet être qui se décore du nom d'homme? il n'est pas possible; non, il n'est pas possible que tous les cœurs me soient fermés à ce point! Ah! Dorménil, était-ce de vous que je devais recevoir ce trait mortel! Il n'est point rebuté par cette première épreuve qui aurait dû pourtant lui suffire; il en tente de nouvelles qui ont à-peu-près le même succès; c'est-à-dire qu'il ne trouve que des âmes froides et décidément insensibles. Cependant il croit devoir se roidir contre son opiniâtre destinée; il se flatte que Nerman le vengera de ces procédés, le déshonneur, l'opprobre de l'humanité, qu'on peut appeler des :: crimes, et les moins pardonnables: -Ah! si celui-là n'est point touché de ma cruelle position, s'il refuse de l'adoucir, je n'ai plus rien à espérer de cette odieuse société qui n'est qu'un composé de bêtes féroces sous les traits de la créature humaine. Il ne me restera plus qu ' à exhaler une âme expirante sous le poids de l'existence. Ce Nerman avait reçu des services de Géminvile, dans les beaux jours de son opulence, l'infortuné va donc chez lui avec une sorte de confiance. Celui-ci, différent de Dorinénil, fait un accueil très-caressant à Géminvile qui, au premier abord, se livre à un espoir consolant. Enfin, il vient à présenter le tableau des revers accumulés qui l'ont écrasé.; Nerman lui témoigne le plus vif intérêt, et il ajoute :-Que je me croirais heureux de vous être bon à quelque chose! mais, il faut vous l'avouer, mon cher Géminvile, je n'ai point été économe, et aujourd'hui je suis puni de mes sottises; je viens de me défaire de mon dernier sol pour achever le paiement d'une voiture... C ' est celle-là qui est à la mode!... je veux que vous la voyez.... et mes chevaux !........ personne n'en a de semblables; les chevaux arabes dont on parle tant, ne seraient rien. auprès.... Je suis franchement peiné de votre état; mais je vous le répéterai avec douleur, je suis absolument, absolument dans l'impuissance de vous aider de la moindre bagatelle.-Auriez-vous oublié ( interrompt Géminvile, le cœur nâyré de ce nouveau trait,) que j'ai été assez heureux autrefois pour vous obliger? Vous me forcez à vous le rappeler. --- Mon ami, je m'en · ressouviendrai toujours avec une reconnaissance infinie; assurément vous avez des droits incontestables sur ma sensibilité; mais tout ce qu'il m'est permis de faire en votre faveur, c ' est de vous plaindre de tout mon cœur, oh! très-sincèrement! Voilà l'unique chose que vous puissiez attendre d'un homine qui n'a point oublié tous les agréments qu'il a goûtés dans votre société.... Et votre femme?... toujours aimable?.. elle était vraiment charmante. Et le bon Dorneuil yous est resté attaché ? C 'en est donc fait! Géminvile a perdu jusqu'à l'espérance; il essuie encore d'autres refus aussi accablants ! Il rentre chez lui, et laisse éclater en liberté toute la violence des transports qui l'agitent; son âme est bouleversée....... Enfin il déclare à sa femme et à Dorneuil les démarches infructueuses, humiliantes même, auxquelles il est descendu : -Oui, mon cher Dorneuil ! mon unique ami ! voilà jusqu'à quel point je me suis égaré, avili, malgré tes excellents conseils, des connaissances trop sûres que le malheur m'a fait acquérir sur cette société trop méprisable! Hélas! j'ai pu m'abuser à cet excès ! Quelle terrible image ! Dorneuil, Quelle terrible image ! (en jetant sur Dorneuil, un regard sombre, le regard du désespoir, ) il est donc vrai! je n'ai plus aucune ressource! tout, tout m'est enlevé! et ce n'est pas assez d'être assassiné par tant de coups de poignard, ma femme, ma chère Stéphanie sera la victime d'un sort... que je n'ai que trop mérité ! Géminvile se trouve seul avec le fidèle Dorneuiľ: - Mon ami, ( en se précipitant dans ses bras,) es-tu bien rempli de l'effrayante extrémité où je suis réduit? as-tu pris garde à tout ce que fait cette céleste créature pour me dissimuler ce qui ne me pénètre que trop ? elle se voit soumise à une quantité de privations qui peut-être sont plus sensibles à son sexe que le manque même du premier nécessaire. Oui, la parure est le premier besoin des femmes : elles ressentent vivement tout ce qui leur interdit la faculté d'ajouter à leurs agréments naturels.-La vertu et l'amour, mon cher Géminvile, mettent, n'en doute point, l'inestimable Stéphanie au-dessus de ces faiblesses. L'indigence peut-elle ôter à ton épouse de ces grâces qui la caractériseront toujours et la font adorer ? Elle n'en sera que plus intéressante. Dorneuil pouvait avoir quelque raison de penser et de s'exprimer ainsi; mais ces propos que sans doute le désir de soulager les chagrins de son ami lui dictait, plutôt que la vérité et l'expérience, n'empêchaient pointque Géminvile n'éprouvât vivement toutes les angoisses de sa misérable situation. Il était plongé, un matin, dans le plus profond abattement, cet abattement qu'on peut appeler la mort de l'âme, et celle-là diffère bien peu de la perte de la vie. En effet, tout lui était enlevé jusqu'à l'espoir, cette dernière lueur qui nous suit et nous éclaire encore sur les marches même du tombeau. Un inconnu se présente et engage Géminvile à lui accorder un entretien particulier:celui-ci, livré aussitôt à une foule de réflexions différentes, le fait entrer dans une chambre où ils se trouvent seuls; l'inconnu lui remet une lettre avec un sac d'argent.-Dequelle part, monsieur ? ( demande Gémin vile étonné.) -- Ayez la bonté, monsieur, délire; vous serez instruit sur l'objet de ma mission. Voici le contenu de la lettre: » J'ai appris, monsieur, que » vous étiez dans l'infortune; vos » vertus, votre mérite réel doivent » inspirer à quiconque est assez >> heureux pour porter un cœur humain, le sentiment d'adoucir votre peine : c'est à ce titre que je vous » prie d'accepter un prêt de douze » mille francs. A ce mot de prêt, il » vous est aisé de voir que je n'ai » point prétendu blesser votre délicatesse. Non, monsieur, je ne » vous fais point un don : vous se» rez incessamment dans la position de vous acquitter avec moi, » parce que je jouirai du plaisir de » vous procurer, sous peu de jours, » une place dont le revenu suffira » pour satisfaire à cette dette; vous » donnerez seulement votre reçu à '» la personne qui vous remettra ma » lettre. » Permettez qu ' en ce moment je vous laisse ignorer mon nom et » que je garde l'anonyme; dans » peu vous me connaîtrez et vous » acquerrez en moi un véritable » ami; je me flatte que vous voudrez bien m'accorder ce nom : » c'est l'unique marque de recon. S naissance que j'oserai solliciter-» de votre part. ». Il nous serait impossible de rendre les divers mouvements qui agitent Géminvile; il s'écrie :-Ce n'est point un homme qui est venu à mon secours, c'est un Dieu! c'est un Dieu! Quand tu sauras, ma chère femme, mon adorable Stéphanie!.. Monsieur, (à l'inconnu,) quoi! je ne pourrai avoir aucune lumière sur ce divin bienfaiteur! Il m'est absolument interdit, monsieur, de vous donner le moindre éclaircissement à ce sujet, et je manquerais à une parole sacrée, si je me permettais la plus légère indiscrétion.-Du moins, monsieur, vous ne refuserez pas de vous charger d'une lettre. · Et aussitôt il se place à son secrétaire et écrit. C ' est son âme même, si l'on peut parler ainsi, qu'il envoie à l'homme généreux qui vient de le rendre à la vie, et il a soin d'insérer son reçu dans la réponse, en suppliant le porteur de l'écrit de peindre à son bienfaiteur tout l'excès de la reconnaissance dont il est pénétré. Comme il était impatient de faire part à sa femme d'une nouvelle à-la-fois aussi consolante et aussi inattendue ! Stéphanie, en ce moment, était sortie. Il était livré à un bouleversement d'idées qu'on ne saurait se figurer : -Quoi! je n'aurai pas la moindre lumière sur cet Ange de bienfaisance ! encore une fois, ce n'est point un homme, c'est une créature céleste ! Eh ! que son bienfait me serait encore bien plus précieux, si je pouvais voler dans ses bras, le serrer contre mon cœur, contre ce cœur si plein de son noble procédé, de la reconnaissance la plus vive!.... J'expirois, je n'étais plus! et Stéphanie elle-même!.. Il me rappelle à l'existence, et je vivrai pour procurer quelque soulagement à cette digne épouse qui partage mon affreuse destinée, qui en est l'innocente victime! Où estelle... où est-elle ? Il la voit, il court vers cette femme adorée. Les regards de Stéphanie se portent sur un sac d'argent posé sur une table. -- Voilà.... voilà de quoi (lui dit Géminvile, s'élançant dans ses bras,) nous procurer un peu de consolation! Du moins nous vivrons encore quelque temps l'un et l'autre pour continuer de nous aimer; et il manque Dorneuil à ce miracle de bonheur !. Il expose à sa femme toutes les particularités d'un événement aussi imprévu; il n'a pas oublié de mettre la lettre sous ses yeux..-. Nous ne nous arrêterons point à la conversation des deux époux; quiconque a un cour, saisira aisément ce qu'ils purent se dire. Géminvile prend le sac avec vivacité, en retire deux mille francs qu'il renferme dans son secrétaire, emporte avec la même précipitation les dix autres mille francs, et sort. 1. Stéphanie ne revenait pas de l'heureuse révolution. Dorneuil s'offre à sa vue; à peine l'a-t-elle aperçu: --- Approchez, Dorneuil, approchez, et partagez tous les transports que nous inspire à mon mari et à moi une aventure à laquelle assurément vous ne vous attendez point. i 4. Elle répète tout ce qu'elle tient de Géminvile sur cette bonne fortune inespérée....-Mais, Dorneuil, il est bien singulier, vous qui êtes notre ami, qui vous appropriez tout ce que nous ressentons, vous ne paraissez point frappé comme nous de cette aventure où il entre sans doute du merveilleux!... Convenez donc que c'est un miracle; et nous ne pouvons goûter la satisfaction de tomber aux genoux de notre bienfaiteur! --- Ah ! ( s'écrie Dorneuil, ) madame, il est encore plus heureux que vous ! Quelle ivresse de bonheur pour quiconque a l'avantage d'obliger, et d'obliger des personnes telles que vous deux! N'est-ce pas la jouissance suprême, un avant-goût de cette félicité céleste qui nous est promise ? Cette-médiocre ressource vous mettra du moins en état de vous relever de ce sommeil de douleur, et d'imaginer des moyens assurés de combattre l'infortune, ce Génie ennemi qui de tout temps poursuivit et persécuta la vertu. Géminvile enfin est de retour, il embrasse avec transport sa femme et Dorneuil.-Mon ami, (lui dit Stéphanie, ) notre cher Dorneuil sait tout, je lui ai fait part du prodige.. Les deux amis s'occupent présentement de la destination de cette somme.-Il nous reste deux inille livres... ( continue Géminvile. ) Comment ! (interrompt vivement Dorneuil,) mais n'est-ce pas la somme de douze mille francs que vous avez reçue ? Géminvile ne le laisse point s'étendre sur cet objet : il se hâte de lui apprendre l'emploi qu'il vient de faire des dix mille livres : il les a placées en rentes viagères sur la tête de sa femine : -Du moins ce sera un morceau de pain que je laisserai à une épouse qui m'est cent fois plus chère que moi-même; je me suis réservé deux mille francs pour combattre notre extrême misère, dans l'attente que notre sort pourra éprouver quelque changement. Dorneuil, après cet événement, il faut croire aux faits les plus miraculeux. Il lui apprend que ce rare bienfaiteur lui fait espérer une place; – Mais, mon cher Dorneuil, mon bonheur serait complet, si je pouvais le connaître, le voir, l'adorer comme la plus fidèle image d'un Dieu bienfaisant..... Je ne sais, mon ami, vous ne semblez point vous pénétrer de mon bonheur? C'est ce que je lui reprochais, interrompit l'épouse.-Mais depuis quand Dorneuil, mon sort n'est-il point le vôtre? -- Avez-vous pu (dit Stéphanie, s'adressant à son mari,) me sacrifier votre unique ressource? -- Digne objet d'une tendresse plus vive que jamais, eh ! devais-je oublier que c'est moi qui vous ai précipitée dans ce gouffre de misère, vous qui m'avez immolé votre fortune ? Dorneuil gardait le silence, et versait des larmes :-Vous le voyez, mes pleurs vous disent assez que cet heureux événement ne m'est point étranger: votre bonheur est le mien, soyez-en assuré, Géminvile, (en l'embrassant,) oui, il est le mien. J'approuve fort ce que vous venez de faire en faveur de votre adorable épouse, mais n'auriez-vous pu attendre quelques jours ? Si cette place ne vous est point donnée, vous aurez combattu peu de temps les assauts du malheur acharné contre nous trois. Géminvile, croyez que mon sort n'est guère plus heureux que le vôtre. En effet, quelques mois s'étaient écoulés, Dorneuil annonçait toujours davantage un extérieur d'indigence qu'il n'avait point manifesté jusqu'à cette époque, et Gé. minyile ne reçevoit aucune lumière sur la personne qui l'avait obligé avec tant de générosité. --- Ce n'est point l'attente de cette place, (disait-il à Dorneuil; ) qui me tour: mente le plus, c 'est mon impatience, mon impatience trop légitime de tomber aux pieds, je le répète, du héros de bienfaisance à qui j'ai tant d'obligation !.... Je ne sais, mais, Dorneuil, encore une fois, le moindre détail de cette aventure si fortunée pour moi, ine semble toujours produire en vous une espèce de trouble, dont, je vous l'avoue, j'aurais peine à démêler la cause ?..... --- Ah ! mon ami, pourquoi ne puis-je vous donner des preuves encore plus convaincantes de mon amitié? (Et il reprend avec émotion :) Cet inconnu n'a point fait encore pour vous, je n'en doute pas, tout ce que son cœur lui inspirait en votre faveur..... Géminvile, toujours plus attaché à Dorneuil, ne voyait point sans inquiétude que son ami était plus rêveur, plus taciturne qu'à l'ordinaire; que l'indigence, si l'on peut le dire, le trahissait: il cherchait souvent à l'interroger sur cet objet, et Dorneuil s'empressait d'éloigner la conversation. La véritable amitié ressemble à l'amour : elle éprouve à-peu-près le même intérêt. Géminvile ne se rebute point, il veut absolument pénétrer une cause difficile à conjecturer. A force de perquisitions, de recherches, il apprend que Dorneuil s'est défait de la plus grande partie du peu de bien qu'il possédait; enfin il rencontre une personne qui lui révèle que Dorneuil, touché de la malheureuse position d'un ami, et voulant lui procurer un prompt secours, avait engagé les trois quarts de son faible revenu. Quel coup de lumière pour Géminvile! il court à sa femme:Ma chère Stéphanie..... ma chère Stéphanie !.... j'ai peine à m'exprimer.... la parole me manque... Le croirais-tu, ma divine amie!... ce bienfaiteur ignoré de nous jusqu'à ce moment..... ce bienfaiteur si généreux, si digne de tous nos hommages.....de nos adorations.... c'est.... je n'en doute point, Dorneuil, Dorneuil ! --- Comment ! (s'écrie Stéphanie,) il se pourr Dorneuil......-Lui-même. Il ne m'est plus possible de me le cacher. Et il lui raconte tous les éclaircissements qu'il a reçus sur cet objet. Ils restent l'un et l'autre immobiles : la force du sentiment les a frappés. C 'est à ce même instant que paraît Dorneuil : tous deux aussitôt pleins du même transport, s'élancent, courent se précipiter à ses genoux, les embrassent, les inondent des larmes du cour. Dorneuil demeure interdit; il ne peut que proférer ces mots, en s'empressant de les relever :-Mes amis ! mes amis! que faites-vous ? --- Laissez-nous vous adorer ( s'écrient le mari et la femme,) comme l'image de Dieu même.... C ' est vous, Dorneuil... c'est yous qui êtes ce bienfaiteur céleste qui jusqu'ici s'était dérobé à l'épanchement de deux âmes qu'enflamme la plus ardente reconnaissance ! ( Dorneuil embarassé tente d'écarter une présomption qui de moment en moment paraissait plus fondée.) Dorneuil, (lui dit Géminvile,) c'est en vain que vous cherchez à dissimuler : j'ai découvert.... c'est vous, ( en le regardant et le voyant toujours plus troublé,) oui, c'est vous, adorable ami, de qui nous tenons ce service éclatant; la vie, la vie même!... Ah! nous refuseriez-vous un nouveau bienfait, la ravissante jouissance de vous ouvrir, de vous montrer deux cours pleins entièrement de vous ! · Dorneuil, tombant dans leurs bras, et laissant s'échapper un torrent de larmes :-Mes amis ! mes amis! oh! que vous me faites sentir combien il est doux de rendre service ! quel charme est attaché à ce plaisir !... Oui, mes tendres, mes adorables amis, puisqu'il ne m'est plus possible de vous le taire, c'est moi qui ai été assez heureux pour vous donner ce témoignage de sensibilité, et c'est moi qui goûte encore bien plus de satisfaction que vous-mêmes. Ne parlons point, je vous en conjure, de ce que cela me coûte.... Parlons, Géminvile, d'un emploi qu'effectivement j'ai la flatteuse espérance de pouvoir vous procurer: **Ames bienfaisantes, âmes dignes de votre origine, pénétrez-vous d'une scène si attendrissante ! laissez couler vos pleurs sur ce délicieux tableau ! que votre sensibilité prenne plaisir à s'y reposer ! Je ne sollicite point d'autre récompense de mes faibles talents; ma devise est : et qui pungit cor profert sensum; puissé-je mériter de me l'être appropriée ! · Il était dans l'ordre d'une conduite sage et soutenue, que madame Géminvile se répandît peu dans la société : les infortunés doivent se déterminer à la fuir; c'est alors que l'homme rencontre rarement son semblable, qu'il devient un spectacle pour l'égoïste curiosité, et dont le bonheur d'autrui s'augmente. Cependant Stéphanie, malgré le chagrin profond qui la consumait, malgré l'extrême simplicité où ses grâces, pour ainsi dire, étaient ensevelies, n'avait rien perdu du charme que produisait sa présence : peut-être était-elle, comme l'avait observé Dorneuil, devenue encore plus intéressante : et c'est-là un des premiers attraits qui se rend maître de l'âme. Son mari la presse un jour de ne point s'abandonner au goût de solitude qu'elle semblait avoir adopté :-Ma chère amie, c'est à l'heureux de s'isoler: il n'est environné que d'images agréables (qui, chaque jour, s'animent sous ses yeux, lui parlent, multiplient ses jouissances, et il convient à l'infortuné de s'arracher à lui-même, à la conscience de son malheur, de s'oublier, de chercher à vivre dans les autres. Quelle existence que celle que nous avons à supporter! Va, je te prie, rendre visite à madame Vernange : voilà plusieurs fois qu'elle vient te voir: c'est une intime amie de notre cher Dorneuil : je t'en dis assez pour t'inspirer le désir de te lier avec cette femme estimable chez qui se trouve une société choisie'; d'ailleurs, elle a du crédit, et elle a promis d'appuyer les sollicitations de notre ami pour m'obtenir la place que j'espère. Madame Géminvile saisissant toujours les occasions de plaire à son époux, cède à son désir, et se présente chez cette madame Vernange qui lui fait l'accueil le plus flatteur : il s'y trouve le cercle le mieux composé; c'était celui-là qui pouvait se décorer du nom de la bonne compagnie. Madame Géminvile à les honneurs d'une réception qui aurait dû la flatter, si le cœur du malheureux pouvait s'ouvrir à ces démonstrations souvent si fausses de sensibilité, qui tiennent à ce qu'on appele l ' esprit du monde. Dorneuil est annoncé : à peine est-il entré que madame Vernange se hâte de lui témoigner le plaisir que lui procure la visite de Stéphanie, et toute l'assemblée ajoute au compliment et se félicite d'une telle acquisition. Parmi les personnes qui semblaient observer madame Géminvile avec un intérêt au-dessus de celui de la curiosité, il eût été facile de distinguer un monsieur Dolimon, dont les regards ne cessaient de s'attacher sur la nouvelle connaissance. La présence de cette femme, qui en effet, avait peu d ' égales pour le don subit de charmer, vient à frapper ce Dolimon d'un de ces traits perçants qui restent dans le cœur : il est le premier à se répandre en éloges sur un objet qu'embellissait encore la modestie. Cet homme qui se montrait si sensible, était du petit nombre de ces mortels privilégiés, des favoris de la fortune; mais ce qui l'élevait bien au-dessus des riches et lui donnait une valeur réelle aux yeux de la raison et du sentiment, c'était sa façon de penser et de se conduire : ne tirant aucune vanité de son opulence, et ayant même la délicate attention d'en adoucir l'éclat, convaincu que ce spectacle irrite toujours l ' envie, et offense sur-tout les regards du malheureux; humain, compatissant; dans l'âge encore des passions', (il n'avait que trente-huit à quarante ans; ) d'un extérieur noble et qui annonçait une âme, et une âme sensible; difficile sur le choix d'un objet auquel, en quelque sorte, on lie sa destinée et qui doit être un autre rious.-même, il avait jusqu'à ce moment vécu dans le célibat : tél était le personnage qui va jouer un rôle des plus marqués dans la suite de cette histoire. Le hasard veut que Dolimon s'approche de Dorneuil : il n'eut pas de peine à s'apercevoir que ce dernier connaissait particulièrement madame Géminvile: il s'empresse de lui en faire l'éloge, et ne cessait de revenir à cet éloge : il entre à ce sujet dans des détails, sollicite, en un mot, des éclaircissements, ce qui décelait assez le vif intérêt que lui avait inspiré Stéphanie. Dorneuil, qui se fût permis difficilement une imprudence, se.contenta de donner sur les deux époux les lumières convenables : toujours extrêmement attentif à ne point se compromettre ni lui ni ses amis, trop convaincu que l'humiliation, pour ne pas dire le mépris, est toujours prête à blesser le malheureux, il se garda bien d'offrir aux yeux de Dolimon le tableau de la profonde misère où languissaient le mari et la femme: il se borna à lui apprendre qu'ils s ' étaient trouvés dans une situation des plus brillantes, et qu'aujourd'hui, victimes des vicissitudes du sort, ils vivaient dans un état borné, état qu'ils supportaient avec cette résignation et cette constance, le partage de tout être sensé et vertueux. Dolimon revenait toujours à ses propos-flatteurs sur l'extérieur séduisant de madame Géminvile, et Dorneuil s'attachait à louer la sagesse d'une conduite soutenue, son amour constant pour son mari, le soin extrême qu'elle prenait de remplir tous ses devoirs. La société s'est séparée. Dolimon a emporté dans son cœur l'image de Stéphanie qui s'y est fixée pour n'en sortir jamais. · Il rencontre dans le monde ce Minbert, qu'on doit se rappeler, qui, présenté par l'ayare Lénoncourt, s'était mis sur les rangs pour épouser sa nièce, et, malgré l'extrême confiance qu'il avait en son mérite et sa fortune, s ' était yu exposé au désagrément de céder ses prétentions à un rival préféré. Ces sortes d'offenses ne se pardonnent guère; tout ce qui humilie est la première des injures : aussi Minbert ne pouvait-il oublier que Géminvile avait obtenu l'avantage; ce n'est point qu'il eût ressenti une passion dont la jalousie augmente la violence, ces sortes de gens ont l'âme peu aimante; mais, nous le répétons, il avait été humilié, et sa blessure ne pouvait se cicatriser. Minbert, en conséquence, aurait cru se procurer une vengeance satisfaisante s'il eût pu porter quelque atteinte à cette vertu dont l'éloge n'était point contesté. Dom limon lui fait part des sentiments imprévus, ou plutôt de la passion dominante que, pour la première fois qu'elle s ' était offerte à ses yeux, lui avait inspirée madame Géminvile. Minbert ne manque pas de réunir tous ses efforts pour animer ce feu naissant.-Mais, (interrompt Dolimon,) cette femme jouit de la réputation la mieux établie, l'entreprise serait difficile, et je n'imagine pas quel moyen faciliteroit une semblable conquête : d'ailleurs, mon cher Minbert, quelque épris que je fusse de cette charmante personne, j'aurais, je vous l'avouerai, une répugnance invincible à tenter de ravir à son mari, qui l'aime dit-on éperdument et qui en est autant aimé, une épouse si estimable; sans doute elle fait son bonheur. Eh ! quel rôle jouerait, à ses propres yeux, le personnage méprisable qui tenterait de troubler une pareille union ! Minbert, la vertu.n'est point une chimère.-En vérité, mon cher monsieur Dolimon, vous tenez-là un langage bien neuf pour mon oreille! Eh! dites-moi, je vous prie, de quel pays venez-vous? Comment! un homme riche, tel qu'on vous annonce dans la société, serait soumis à ces petitesses N'ayez-vous pas peur (en riantaux éclats, ) de commettre ce que les bonnes gens appelent un adultère ? Laissez ces fariboles aux pauvres diables; croyez-moi, le plaisir, ce fruit défendu pour eux, est fait tout exprès pour nous autres individus qui sommes à notre aise; oui, c'est à nous qu'appartiennent les jouissances. Eh! quel avantage retirerions-nous donc de la fortune? Madame Géminvile vous plaît, n'épargnez rien pour l ' avoir..... Vous me parlez de sa sagesse, de sa vertu : eh ! depuis quand nous autres gens riches connaissons-nous des obstacles? Seroit-il des Lucrèces pour nous ? Encore une fois, il faut renvoyer cette canaille qui n'a pas le sol, à la sobriété dans les désirs. Jouissons, mon ami, jouissons; jouir, c'est vivre; et laissons tous ces prétendus philosophes barbouiller, dans leurs greniers, leurs systemes de modération et d'abstinence. Vous êtes disposé à aimer une femme qui, je l'avoue, est assez aimable. Que vous importe un mari ? Contentez-vous, monsieur Dolimon, contentez-vous, ne craignez point de satisfaire cette fantaisie.... Le vrai sage est celui qui existe pour chercher à se rendre heureux : la fortune devrait s'appeler la mère des plaisirs : elle a la faculté de pouvoir nous les procurer tous : aussi sommes-nous continuellement l'objet des déclamations de l'envie, de l'envie la plus acharnée. Mon ami, (en prenant la main à Dolimon,) cette jalousie nous est utile : elle nous retire de l'engourdissement du bonheur, et nous fait mieux sentir la valeur réelle de notre situation. · Dolimon oppose à cet épanchement immoral les réflexions d'un homme estimable, langage toutà-fait étranger pour Minbert, et auquel il prêtait peu d'attention. Il quitte Dolimon, le laissant bien convaincu qu'il était un homme aussi dépourvu de raisonnement que de probité, et dépravé également et pour le cœur et pour l'ésprit.. Géminvile a enfin obtenu cet emploi qu'il devait moins à ses démarches qu'à celles de son ami Dorneuil, qui n'avait point épargné les sollicitations, les instances · les plus pressantes : l'amitié ne s'abaisse jamais, à quelque degré d'humiliation même qu'elle paraisse descendre; la fierté ou plutôt la dignité de l'âme s'énorgueillit, lorsque c'est pour autrui qu'on soumet sa vanité, et y a-t-il un plus noble sacrifice à s'imposer ! Nous l'avons dit: c'était une passion décidée que Stéphanie avait portée au sein de Dolimon, et l'on sait que le respect ne se sépare guère du véritable amour. Dolimon ne se permettait donc aucune indiscrétion qui pût alarmer, nous ne saurions trop le répéter, la vertu d'une femme qui était un modèle de sagesse et d'une conduite irréprochable. Il rencontre Dorneuil qui lui paraissait mériter une prévention favorable plus que les autres individus de la société, où il l'avait connu; d'ailleurs, Dorneuil était lié avec Géminvile et son épouse : cette circonstance suffisait pour fixer chez Dolimon ce sentiment qui mène à la confiance et quelquefois à l'amitié.. Dolimon ne laissait échapper aucune occasion de se rapprocher de Dorneuil, et le premier objet de sa conversation était madame Géminvile; il revenait sans cesse à son éloge; enfin son cœur était trop plein pour se retenir: -- Monsieur Dorneuil, ( il est entraîné malgré lui à cet épanchement,) je n'ignore point que vous êtes le digne ami de monsieur et de madame Géminvile : je vais vous faire un aveu qui vous prouvera l'estime dont je suis déjà pénétré en votre faveur; il faut que je croie bien à votre discrétion : je ne vous le cacherai point, c'est le secret de mon cour: je me sens dominé par une impression qu'il m'est de toute impossibilité de rejeter : vous le dirai-je, monsieur Dorneuil ? j'adore madame Géminvile, et j'en suis trop assuré, c'est pour la vie, c'est pour la vie.:. Un moment, je vous prie, (il s'aperçoit qu'on allait l'interrompre, ) je vais au-devant de tout ce que vous m'opposeriez : 'son mari et ses devoirs sont tout ce qui l'inspire; je n'ai là-dessus nul doute, mon estime pour elle égale peut-être mon amour, mais rien ne saurait m'empêcher d'aimer, et ma raison ne m'éclaire que trop... Sur mes devoirs, sur la nécessité où je suis de ne rien écouter qui entretienne une passion aussi inconsidérée ! Vous êtes reconnu hautement pour un parfait honnête homme; je me jette donc dans votre sein, je réclame votre secours., vos sages conseils qui, sans contredit, auront de l'empire sur mon âme; assurément je repousserai toujours le rôle de séducteur.-Dorneuil est sensible à un aveu dont la franchise l'honorait; il réunit donc tout son esprit, toute sa raison, pour ramener le calme dans cette âme si agitée., En un mot, cette circonstance forme entre eux une étroite liaison. Il ne s'écoulait guère de jours que Dolimon ne cherchat à voir son nouvel ami, car il lui donnait déjà ce nom, et chaque fois l'entretien était ramené sur madame Géminvile; l'un promettait toujours de se combattre, de se vaincre, et l'autre persistait à l'encourager dans un acte de vertu si peu ordinaire sur-tout à des hommes que favorise la fortune. C'était une espèce de phénomène que ce Dolimon, qui s'était sauvé de la contagion de la richesse, et qui avait une âme ouverte encore aux impressions de la vertu, malgré l'ascendant de la passion qu'il éprouvait. Géminvile combattait sa destinée ennemie, grâce au médiocre emploi qu'il exerçait, et l'on doit se ressouvenir que Stéphanie jouissait d'une rente viagère de mille francs, le produit des dix mille livres que son mari avait placées sur sa tête. · L'objet infortuné d'une fatalité constante, après avoir essuyé toutes les hauteurs, toute l'impudence d'un obscur chef de bureau, se voit enlever sa place par un vil intrigant qui, à force de bassesses, avait obtenu de la protection. Ce revers n'était point assez accablant : sa femme perd cinq cents livres de rente, il ne lui en reste plus que cinq cents pour subvenir aux besoins les plus impérieux. Les détails sur cet objet nous entraîneraient trop loin: nous nous bornerons à en offrir le résultat. Les infortunés n'avaient point subi des épreuves assez cruelles ! Qu'on se les représente ne découvrant plus sous leurs pas qu'un abîme de misère et de désespoir : osons-en mesurer la profondeur. Domenil n'était plus en état de leur prêter le moindre secours,lui-même: languissait dans une extrême indigence, il n'avait que les sentiments d'une infructueuse compassion, et des larmes à donner à l'horrible position de ses deux amis. S. Ils sont donc plus à plaindre que jamais, sans aucune ressource, sans même nulle espérance. Frémissez, lecteur, leur infortune n'est-elle pas au comble ? et ce couple si malheureux se chérissait plus que jamais...".. Je te le redis souvent, (en se jetant dans les bras de son époux, et l'inondant d'un torrent de larmes :). il n'y a que la mort qui puisse éteindre une tendresse qui, tous les jours, devient plus vive; encore je me plaîs à croire que dans le tombeau mon cœur palpitera pour toi, qu'il conservera cet amour que le tien seul est capable de récompenser. --- Femme adorable! (s'écriait le mari,) eh! qui pourrait m'acquitter à ton égard? Comment me dissimuler que c'est moi, que c'est moi qui t'ai précipitée dans ce gouffre épouvantable! oui, c'est moi qui suis l'au. teur de tous tes maux! c'est ton mari, ton amant, ( en exhalant une abondance de sanglots,) qui t'a enveloppée dans ce linceul de mort!... Ne suffisait-il pas que je fusse le plus misérable des êtres ? Devois-je t'associer à mon sort, mon sort infernal ?... Stéphanie, voilà donc, (en fixant sur sa femme un regard ténébreux,) à quelle extrémité nous sommes réduits ! je te verrai sous mes yeux te consumer de besoin, te dessécher de désespoir !... Ah ! chassons loin de nous cette déchirante image!... Eh bien! mon cher Dorneuil, (il venait de s'offrir à leur vue, ) l'envisage-tu bien mon effrayante destinée... dans toute son horreur? Dans le monde entier y en a-t-il jamais eu une semblable ? Mon cher, (lui serrant la main avec violence et avec un gémissement lugubre,) qu'allons nous devenir ! qu'allons nous devenir ! Dorneuil ranimait toutes ses forces pour consoler ces deux victimes du sort le plus affreux, mais dans de pareils assauts du malheur, que sont des consolations ?. C'est dans ces affreuses circonstances que se découvre toute la faiblesse de ce bavardage qu'on décore du nom d'esprit. Froids raisonneurs, qui aspirez aux honneurs de la philosophie, de quel secours eussent été à ces deux infortunés, vos vaines déclamations à la glace ? Y a-t-il quelque chose au-dessus de la nature ? Et la nature ne connaît point de remèdes pour adoucir seulement de telles souffrances. Les deux époux succomboient sous le malfaisant Génie qui les accablait de toute sa méchanceté infernale; mais, ( m'objecteroient ces prétendus docteurs qui connaissent si peu le cœur humain,) était-il possible qu'ils ne trouvassent point d'amis ?-Des amis! (répondrai-je,) des amis ! et ils étaient malheureux. Eh! depuis quand les infortunés ont-ils des amis ? C'était une espèce d'être supérieur à l'homme que ce Dorneuil, nous l'avons déjà dit, aussi était-il peut-être unique en son genre : dénué lui-même le premier des moyens de subsister, il s'était sacrifié pour Gémin vile, se flattant que ce qu'il avait fait en sa faveur, apporterait du moins quelque adoucissement à son horrible situation.. Le malheureux Géminvile devenait plus sombre que jamais; la pâleur de la mort était répandue sur son front; il ressentait des fréinissemens ou plutôt des convulsions qu'il s'efforçait de renfermer; mais lorsque ses regards venaient à s'arrêter sur sa femme, alors ces signes de l'horrible révolution qu'il éprouvait, éclataient. De son côté Stéphanie, occupée continuelle.. ment à se surveiller, aurait voulu cacher toutes les tortures qui ne cessaient de lui déchirer l'âme., Depuis quelques semaines surtout, Géminvile semblait avoir perdu l'usage de la parole, ce qui aggravait encore les souffrances de son épouse.. Un matin, s'adressant à Dorneuil: --- Dorneuil, j'oserais exiger une marque de complaisance de votre amitié. --- Mon ami, avez-vous jamais essuyé un refus de ma part ? n'êtes-yous pas convaincu que tout ce qu'il est en mon pouvoir de faire en votre faveur, je n'hésiterai pas un instant à l'entreprendre ? --- Accordez-moi, Dorneuil, une heure d'entretien, et, pour être plus à notre aise, allons sur-le-champ chercher quelque en. droit écarté : là, je vous ouvrirai mon âme, et je me débarasserai d'un bien pesant fardeau, j'ai un grand besoin de cette conversation. Géminvile et Dorneuil vont donc s'enfoncer dans le bois de Boulogne, loin de toute société. On eût dit que le hasard leur avait préparé une solitude telle qu'ils auraient pu la désirer.. Asséyons-nous, (dit Géminvile,) au pied de cet arbre. Et, en prononçant ces mots, il. paraissait plein de ce que les italiens appellent il gran pensiero. -Dorneuil, (ils sont assis, ) il s'agit d'une confidence extrêmement importante, (en le regardant fixement et laissant s'échapper un profond soupir,) et que vous seul; mon unique ami, êtes digne de recevoir; daignez mn'écouter : Vous le voyez, Dorneuil, je suis la victime la plus réprouvée par le sort; le malheur est un vautour acharné sur ma déplorable existence, et à qui mon cœur, mon Ceur servira d'éternelle pâture; rien n'a pu seulement adoucir mon inflexible destinée : vos bienfaits...-Mon ami, ( interrompt vivement Dorneuil, en l'embrassant avec une espèce de transport, ) de quoi me parlez-vous ? vous enfoncez le poignard dans mon sein, puisque actuellement je ne saurais vous être d'aucun secours... Ah! vos souffrances ne sont-elles pas les miennes ? --- Qui, Dorneuil, j'éprouve les tortures les plus cruelles ! J'ai tout perdu., Dorneuil! j'ai tout perdu! Que tes yeux se reposent sur ce tableau!en est-il un plus capable de faire reculer d'horreur? Mais, mon ami, tu n'as encore jusqu'à présent qu'une faible idée de mon état affreux! Dorneuil... et Stéphanie... ma femme! (il jaillit, si l'on peut s'exprimer ainsi, du fond de son cœur un torrent de larmes;) ma femme, voilà le supplice continuel que j'ai à endurer! tu sais qu'elle m'est mille fois plus chère que moi-même; ah! Dorneuil ! quels tourments n'éprouve-t-elle point? C'est en vain qu'elle s'attache à me les dérober, je les ressens tous, et bien plus vivement que les miens ! Toi qui connaîs mon âme, tu peux m'en croire; oui, je la verrai se consumer sous mes yeux, expirer!... Ah! mon ami... et ce sera mon ouvrage ! ( Alors ses pleurs, ses sanglots redoublent; il garde quelque temps le silence, ce silence de mort, il se relève;) Mais des pleurs, des pleurs ne lui apporteront aucun soulagement.... J'ai réfléchi, mon ami, j'ai eu la fermeté de sonder la profondeur de l'abîme, et... il en faut retirer.ma Stéphanie... Arrête-toi bien sur cette image, Dorneuil. Qu'est-ce que l'amour, le véritable amour ? ne consiste-t-il pas à s'oublier, à se pénétrer continuellement de l'obligation sacrée de se sacrifier pour l'objet qu'on aime, de briser son cœur, s'il le faut, pour lui procurer un adoucissement dans ses peines ? Eh ! Dorneuil! il n'est qu'un seul moyen et il n'y en a point d'autres ! il n'y en a point d'autres, d'arracher ma femme à ce malheur opiniâtre ! Je frémis... ma voix se refuse à ce que je vais te confier; et mon tendre, mon respectable ami, je le répète, il n'est que cet unique moyen... Tu ne le devinerais pas, Dorneuil ?... Tu n'entrerais point dans mon cœur ? Cet aveu horrible... qui me cause un bouleversement inexprimable... il va m'ém chapper, (en attachant sur son ami un de ces regards qui portent l'âme entière avec eux, ) je n'ai plus d'autre ressource... que le divorce : ( et à ce inot, il pousse un cri effrayant comme s'il exhalait son dernier soupir.) --- Le divorce! ( interrompt Dorneuil, frappé d'une sorte de terreur,) y penses-tu, Géminvile ? (en le serrant avec transport contre son sein;) Dieu ! que viens-tu de me dire !-Oui, le divorce... arracher moi-même Stéphanie de mes bras... un autre époux... Dorneuil, je n'ai point la force d'achever. ( Et il tombe sur les genoux de son ami, puis se relève avec un désespoir qu'on ne saurait exprimer.) Dorneuil emploie toutes les raisons que lui suggère un sens droit et éclairé, animé de la chaleur de l'amitié, pour dissuader Géminvile de ce projet qui lui paraît révol'tant, et après nombre de puissantes objections qu'il lui oppose : --- Mon ami, retournons chez toi. J'en ap. pelle à tes propres réflexions; demain nous nous reverrons, et si tu persistais... mais j'aime à croire que tu sortiras du délire, passe moi l'expression, où te plonge le chagrin. Encore une fois, demain nous nous déciderons, songe que mon amitié est à toute épreuve. Ils s'embrassent, et l'un et l'autre se retirent. Géminvile s ' efforçait en vain de cacher son agitation : sa femme n'avait point de peiné à s'en apercevoir; elle revenait sans cesse à l'interroger sur la cause de l'affreux désordre qu'il s'efforçait de comprimer. Il se taisait, arrêtait sur elle un de ces regards qui décèlent le trouble porté à l'excès; ensuite il levait les yeux vers le ciel, et laissait échapper un sombre gémissement. Madamie Géminvile teritoit inutilement d'arracher de Dorneuil quelque éclaircissement : il n'était guère moins accablé que son ami. Le lendemain est arrivé. Eh bien ! (dit Dorneuil.qui avait saisi l'occasion de se trouver seul avec Géminvile,) es-tu moins dans l'égarement qu'hier? Je n'ai que trop réfléchi, (d'un ton concentré,) et j'en suis d'autant plus affermi dans une résolution qui me coûtera la vie, je ne me le dissimule point, mais j'aurai conservé celle de ma femme... j'aurai... rempli mon devoir. · Dorneuil essaye de le combattre par de nouvelles représentations plus fortes encore que les précédentes : Aurois-tu absolument renoncé à l'espérance? --- Qui, je sais que c'est la dernière ressource des infortunés, et cette ressource, elle m'est enlevée, Dorneuil ! elle m'est enlevée! je n'ai pas la moindre planche entre les mains pour me sauver du plus désastreux naufrage! Toi-même, seul cour humain qui se soit ouvert à mes larmes, n'es-tu pas décidément hors d'état de m'accorder le plus léger secours ? Je te le répète, mon ami, je me suis consulté : oui, il n'y a que le divorce, le seul divorce qui puisse rendre à mon épouse l'existence, car depuis longtemps elle ne vit plus! (En laissant couler des larmes :) A quelles privations, en effet, est-elle condamnée! Le nécessaire pour une femme, je t'en ai fait déjà l'observation, s'étend bien plus loin que pour nous : il n'y a pas d'angoisses qui ne lui déchirent le cour, et je les ressens toutes. · Dolimon ne pouvait se soumettre entièrement aux conseils de Dorneuil, qu'il voyait souvent : l'image de Stéphanie se gravait, chaque jour, plus profondément dans son cœur : il prodiguait les serments de fuir les occasions de chercher la présence de madame Géminvile; il s'imposait, en quelque sorte, cette loi à lui-même, mais c'était autant de parjures dont il se rendait coupable. Enfin, il entre, un matin, chez Dorneuil : -- Vous serez content de moi. D'abord voici une lettre, (tirant l'écrit de sa poche,) que je destinais à faire parvenir à madame Géminvile, et je la remets dans vos mains, je vous laisse le soin de la déchirer. Connaissez jusqu'où va ma franchise : malgré tout ce que vous me représentiez, tout ce que je me disais, je vous l'avouerai, ma passion ne faisait qu'augmenter, et je me serais laissé entraîner à quelque démarche que j'aurais eu à me reprocher le, reste de ma vie : je me suis donc interdit tous les moyens d'entretenir cette ardeur qui me consume; j'ai pris un parti que je viens vous communiquer; il me fallait ce dernier effort pour me dominer : je pars, je quitte la France, je vais dans un pays étranger trouver un de mes parents qui y réside depuis nombre d'années, et je ne reparaîtrai ici que lorsque je pourrai m'assurer que ma blessure est guérie : adieu, mon cher Dorneuil! vous ne direz point que je manque de courage. Dorneuil se répand en éloges sur l'acte sublime de Dolimon, il ne saurait trop applaudir à son projet : C ' est ainsi qu'un homme vraiment vertueux, (en l'embrassant,) sait triompher de ses passions!Non, je ne puis assez vous admirer. Lorsque vous n'aurez plus à craindre de vous démentir, et de perdre le fruit d'une aussi belle action, revenez vite en ces lieux jouir du juste tribut d'estime, de la vraie considération qui vous seront dus. Monsieur Dolimon, que vous devez être grand à vos propres yeux!-J'implore une seule faveur de votre amitié, je vous écrirai, et vous me donnerez de vos nouvelles et de celles de madame Géminvile. : Ils se sont donc quittés. Dolimon a tenu sa parole, il s'est arraché du séjour de sa naissance, et il n'a point indiqué le temps de son retour... Nous n'avons pas perdu Gé. minyile de vue : malgré les violents combats qu'il continue d'essuyer, les remontrances sans fin de l'amitié, il est déterminé à mettre son projet à exécution; et quel est le moyen dont il va se servir?-Non, Dorneuil, tout ce que vous me direz, ne me fera point changer de dessein, je me suis décidé. Il s'agit du bonheur de ma Stéphanie, de la délier, en un mot, d'un nœud qui lui a été si funeste. Mon ami, c'est ici que j'attends un témoignage authentique de votre courageux attachement! Je vous remets le soin de prévenir ma femme sur le sacrifice que lui impose ainsi qu'à moi, un amour... ·Eh ! qui aima jamais comme Géminvile!-Quoi! vous voulez... Que vous lui annonciez... que je renonce à être son époux... Son amant... Son amant passionné, je le serai jusqu'au dernier soupir... Tu dois sentir tout ce qu'il m'en coûte, pénètre-toi bien de mon Ć état; mais, pourquoi le répéter? il n'y a point d'autre moyen, mon ami, de conserver cette créature adorable. Je te chargerai aussi d'une lettre qui terminera votre conversation, et. i. qui portera, Dorneuil, le dernier coup. Je vais l'écrire, tu ne la donneras qu'après avoir représenté tout ce que t'aura dicté une amitié héroïque; c'est me reposer sur le meilleur appui... Je lui parlerai par ta bouche. (Géminvile se hâte de tracer cet écrit inondé de ses larmes.) Songe que je serai dans l'attente du succès de ta négociation. '. Nous ne reviendrons point sur les efforts multipliés de Dorneuil pour détourner son ami d'un aussi singulier projet, du moins, aú premier coup-d'œil, paraîtra-t-il si extraordinaire qu'on aura de la peine à le concevoir. Dorneuil s'est chargé de la lettre: il demande un entretien particulier à Stéphanie, qui semble avoir lu sur son front la nouvelle foudroyante dont il va la frapper :-Monsieur Dorneuil.... (dit Stéphanie hors d'elle-même,) qu'auriez-vous à m'apprendre ?... qu'auriez-vous à m'apprendre.... Je ne vois point mon mari!.. Quel trouble vous agite ?-Madame... madame... j'ai une affaire de la plus grande importance... et qui vous intéresse, je dois vous la communiquer; C'est de la part de votre époux que je vous ai priée de m'accorder ce moment de conversation... --- Mais, monsieur Dorneuil... le désordre où je vous vois et que vous ne sauriez dissimuler, augmente!-Lorsque vous · serez instruite, vous n'aurez point à vous étonner... (Et il s'arrête à ce mot, la voix lui manque, il reprend :) Ne me regardez point: daignez seulement écouter ce que j'ai promis de vous révéler; il m'en coûte, inais je m'immole pour mon ami, pour la nécessité, la cruelle nécessité... qui le presse...' Dorneuil présente tout l'amour, qui est, en quelque sorte, l'âme de Géminvile; ensuite il vient au tableau de leur horrible position; il s'arrête sur cette image de douleur, sur le besoin consumant qui les menace; il ne laisse échapper aux. cun trait de cette effrayante peinture; il revient sans cesse sur la violence de cette passion qui domine son ami plus que jamais :-Oui, madame, vous savez à quel point vous êtes aimée, qu'il n'y a pas d'exemple d'un semblable amour, que le vôtre seul peut égaler... Eh bien! madame, Géminvile vous sacrifie cent fois plus que sa vie... cet amour inexprimable... Remplissez-vous bien de cet objet.... · Dorneuil, a porté les derniers coups; au milieu d'un torrent de pleurs, de gémissements étouffés, il est parvenu à balbutier le mot assassin de divorce ! C'est un coup de tonnerre qui a écrasé madame Géminvile; elle n'a que la force, et en jetant un cri affreux, de répéter: Le divorce ! Aussitôt elle tombe évanouie! Dorneuil la prend dans ses bras, cherche à la rappeler à la vie.-Le divorce, monsieur Dorneuil ! (se relevant pour ainsi dire, du sein de la mort, et avec un nouveau cri;) Géminvile ne serait plus mon époux! Nos liens, ces liens si sacrés pour mon cœur, seraient brisés ! Eh ! qu'on me parle de mourir!.qu'on me parle de mourir! la mort sera pour moi mille fois préférable à ce moyen!... Monsieur Dorneuil !... vous versez des larmes, mon ami! -- Eh! madame, je n'ai que des pleurs à vous donner; mais... Géminvile, ne peut soutenir le spectacle d'infortune où il vous voit précipitée! C'est lui qui sans doute préférerait la mort à un parti aussi déchirant, s'il pouvait à ce prix vous retirer du gouffre de misère où vous êtes tous les deux plongés; daignez jeter les yeux sur cet écrit, il vous instruira... (il lui présente la lettre.) -- Je ne veux rien lire, je ne veux rien lire; après ce coup affreux, que pourrais-je apprendre?... Je vous en conjure, madame, ne refusez point cette faveur à mon malheureux ami : c 'est son âme même. qu'il vous envoie; vous saurez qu'il vous aime, hélas ! qu'il vous adore plus que jamais.' · Madame Géminvile, par un effort sur elle-même prend d'une main tremblante la lettre, en parcourt quelques lignes, vaincue par les instances continuelles de Dorneuil, qui sans cesse tombait à ses genoux, et se relevait pour l'engager à fixer ses regards sur cette lecture si cruelle pour sa sensibilité : « C'est inutile, ( s'écrie-t-elle avec l'accent le plus douloureux,) monsieur Dorneuil... mon ami... (d'une voix étouffée par les sanglots,) je n'en ai que trop lu! je n'en lirai point davantage !... Me séparer de mon mari ! Moi! moi!... exposée aux horreurs d'un divorce ! Ah! qu'il vienne, qu'il accoure me percer le cœur, ce cœur... trop rempli de lui. Quelle situation! Du reste voici le contenu de cette fatale lettre qui avait achevé de faire entrer la mort dans l'âme d'une femme si digne de pitié. « Vous connaissez mon amour. » C'est Dorneuil, c'est un autre » moi-inême qui vous fait part, je » frémis de le dire, de ma dernière ressource pour vous arracher à une destinée que vous et » moi nous étions bien loin de » prévoir ! Il n'y a point d'autre » parti à prendre pour conserver » votre existence; et vous sentez... » si je vous perdais, si vous cessosiez de vivre... Mon amè recule » épouvantée à ce tableau... Il est » donc nécessaire, indispensable, » si je vous suis cher, si vous » ne voulez pas me voir me percer sous vos yeux le sein decent coups de poignard.... il faut » absolument que vous vous soumettiez, le puis-je prononçer ce » mot horrible, à une séparation » qui vous donnera lieu d'espérer » qu'un autre... qu'un autre, Stéphanie, vous procurera ce bonheur, qu'il vous serait impossible de trouver avec moi. Nos » âmes, femme céleste, resteront » toujours unies, mais je saurai » que vous vivez, que peut-être » vous serez heureuse. » Encore une fois, si vous rejetez ce parti, attendez-vous à » me voir, baigné dans mon sang, » rendre à vos pieds mon dernier » soupir. Jugez, ma digne épouse, s je vous donnerai toujours ce » nom, la maîtresse absolue de » mon âme, qui m'êtes plus chère » que jamais, qui serez toujours » l'objet de mes adorations; jugez » si je sais aimer! Eh! peut-il être » un sacrifice qui coûte davantage » à mon cæur ? vous le connaissez » ce cœur.. » Ayez plus de force que moi, » et embrassez au plutôt ce parti, » le seul... le seul qui nous reste. » Dorneuil, je le redis, est ma » seconde âme : il vous peindra » toute l'horreur de ma situation, » et en même temps la cruelle » nécessité..... Après ce mot de » divorce, je n'ai plus rien à » dire. » Quelle plume assez éloquente pourrait peindre, dans toute leur vérité, les transports qui agitaient la malheureuse Stéphanie ! Reprenez, reprenez cette affreuse lettre, (dit-elle à Dorneuil avec la fureur du désespoir, ) je veux le voir... je cours... (Géminvile, en ce moment, se présente aux yeux de sa femme.) Ah! cruel! (s'élançant vers lui,) est-ce bien vous qui me proposez de nous séparer!.. Gémin. vile! (et elle tombe évanouie aux pieds de son époux, qui la prend dans ses bras et la couvre de ses larmes, de ses baisers, de toute son âme:)-Stéphanie ! ma chère Sté. phanie! tu es bien à plaindre, mais sans doute je le suis encore plus que toi. J'ai peine à poursuivre; les pleurs mouillent mon papier, la plume m'échappe des mains.... il faut pourtant la reprendre, et achever un récit aussi déchirant. Stéphanie a rouvert les yeux, les a portés sur son époux avec un cri perçant de douleur, et elle est retombée dans ses bras. Enfin ces deux victimes de la fatalité la plus effrayante, se sont quittées au milieu des larmes, des sanglots; la femme est allée dans son appartement s'abandonner à tout son désespoir, dans la vue de ne pas laisser plus long-temps son mari témoin de toutes les souffrances qu'elle éprouvait. Géminvile veut la suivre, Dorneuil le retient; -- C'est moi qui me charge du soin d'aller voir votre malheureuse épouse; que pourriez-vous lui dire de plus ? c'est à l'amitié de vous épargner ce spectacle. Je vous en conjure, attendez-moi ici un instant; je vole auprès d'elle, et je reviens essayer de vous donner des motifs de consolation.... dont moi-même j'ai le plus grand besoin. Dorneuil ne faisait continuellement qu'aller du mari à la femme et de la femme au mari; il tentait encore de détourner Géminvile de son dessein. --- Mon ami, je sens tout le prix de vos efforts pour m'arracher à un projet... qui n'est que trop déterminé; mais il faut décidément que je me brise le cœur, que le divorce.... rompe une union... Tu le sais, Dorneuil, en a-t-il jamais existé une semblable ? Je te ferai seulement une observation intéressante pour mon amour propre, car qui n'éprouve pas ce sentiment ! le malheur ne saurait l'éteindre : qu'on ne soit point instruit, dans le monde, de la vraie cause de notre séparation ! nous sommes assez infortunés l'un et l'autre; si l'on était éclairé sur toute l'horreur de notre indigence, nous serions exposés à de nouvelles épreuves qui nous rendraient encore notre position plus insupportable. Hélas ! Dorneuil, tu m'as trop aidé à connaître les hommes, l'humiliation nous couvrirait de sa fange, et nous en deviendrions encore plus à plaindre. Il n'est pas possible de se reposer sur tous ces détails; on doit juger sans peine de la violence des tourments qui torturoient deux âmes si sensibles, si dignes de demeurer à jamais unies. Le divorce s'était fait enfin, et avait éclaté au grand étonnement du public, nouvelle que s'empressait d'accueillir sa curieuse inertie; et ce qui donnait encore plus d'aliment à la surprise, c'est que la société, malgré son penchant reconnu à recevoir les impressions du mal, et sa complaisance sans bornes pour adopter et répandre les bruits médisants ou calomnieux, se trouvait forcée de rendre justice aux vertus et à la tendresse mutuelle des deux époux. Ce divorce était donc une espèce d'énigme dont il paraissait impossible de deviner le mot. Madame Géminvile ne demeurait plus avec son mari, ce qui ne les empêchait pas de se voir souvent, et l'on ne doit point douter que le véritable ami Dorneuil, leur fût resté fidèle; il partageait tous leurs chagrins; ils n'avaient jamais eu plus besoin d'un attachement, peut-être aussi rare que l'amour qui devait toujours réunir le couple le plus malheureux.. Dolimon n'avait pu garder son espèce de serment que quelques mois : tous ses plans d'une absence constante s'étaient bientôt évanouis : il revenait plus rempli que jamais d'une passion qu'il avait promis solennellement, ( si l'on peut le dire, ) à Dorneuil, qu'il s'était promis à lui-même de dominer : il craignait de revoir cet ami de Géminvile, qu'il avait regardé comme le sien... A peine Dolimon est-il rentré dans Paris : la première personne qu'il rencontre, c'est ce Minbert, qu'on n'aura point oublié, personnage aussi vicieux que Dolimon était vertueux.-Comment!(en lui montrant une espèce d'étonnement,) nous nous revoyons, mon cher monsieur Dolimon ! et l'on disait que vous nous aviez quittés pour un siècle. Soyez le bien revenu. A propos, la grande nou.' velle est-elle parvenue jusqu'à vous ? J'imagine pourtant qu'elle ne vous est point tout à fait étrangère. --- Quelle nouvelle, monsieur? --- Eh ! parbleu, on voit bien que je vous ai pris à la descente du coche. Eh bien ! j'aurai les honneurs de la première annonce.... Monsieur, divorce, divorce, divorce bien et dûment établi entre monsieur et madame Géminvile... --- Qu'est-ce que vous dites, monsieur Minbert?-Je vous le répète, les deux époux ont divorcé : c'est le vaudeville du jour.-Est-il possible ?-Oui, les deux tourterelles sont séparées, les modèles des époux sont rayés sur le catalogue des panégyristes. Dolimon se hâte de demander la cause d'un événement aussi peu attendu. Minbert lui avoue de bonne foi qu'il n'a pas le moindre éclaircissement à lui donner. En effet, quelque porté que cet homme fût à médire, à prêter même des accessoires au récit, il ne lui est pas possible d'articuler la plus faible raison sur cette aventure si éloignée de la vraisemblance. --- Et cependant, (ajoute-t-il, ) rien de plus vrai. Recevez donc, monsieur Dolimon, mon sincère compliment : voici une ample carrière ouverte à vos prétentions. Pour le coup, il n'y a plus rien qui vous arrête; cette vertü si difficile à aborder, (avec un rire malin,) ne vous effarouchera plus;' allons, mettez-vous vite sur les rangs, car je suis bien aise de vous déclarer que vous aurez beaucoup de rivaux; mais, comme vous êtes extrêmement riche, je ne doute point que vous n'obteniez la gloire de les supplanter; oui, le prix est à vous : receyez-en l'heureux augure de ma art. Dolimon qui savait apprécier ce Minbert, se contente de lui marquer de la politesse, c'est-à-dire, de payer sa nouvelle en fausse monnaie, en monnaie courante de la société.. Ils se séparent, et Dolimon s'empresse de porter ses pas chez Dorneuil, dont il se flattait d'acquérir des lumières plus sûres que celles qu'il venait de recevoir. A peine a-t-il aperçu Dorneuil, qu'il se presse de lui parler de inadame Géminvile, et de ce qu'il apprend à son sujet. Dorneuil d'abord ne lui cache point sa surprise : il le croyait dans les pays étrangers. --- Je ne prétends pas, mon cher Dorneuil, vous en imposer; vous connaissez la raison qui m'avait engagé à quitter ce séjour. J'espérais avoir plus de fermeté, je vous l'avoue : je me troinpois, je m'abusais moi-même; l'amour m'a ramené à Paris, et le bruit qu'on répand semble me permettre que je m'attache moins à me justifier. S'il est vrai que monsieur Géminvile ait divorcé, cet événement peut me donner quelque espérance : il faut peu de chose, (continue-t-il,) pour flatter les amants. Dorneuil, avec un trouble qu'il cherchait en vain à dissimuler, se borne à ne point démentir la nouvelle, observant cependant de ne laisser rien échapper sur le vrai motif de la séparation. Alors Dolimon s'abandonne à tous les transports d'une passion qu'il témoigne assez n'avoir pu surmonter.-Non, je ne vous dissimulerai point que l'adorable Stéphanie me captive plus que jamais; me voilà donc déterminé, si elle prend un mari, à m'oser mettre sur les rangs; assurément ines rivaux n'auront point mon amour. · Dolimon recherche donc, avec l'empressement d'un homme vraiment amoureux, les occasions de, se présenter aux yeux de madame Gémin vile. Pour ne pas manquer à Dorneuil, qui faisait un cas infini de madame Vernange, elle n'avait point cessé de voir cette dame.. : C'est-là que Dolimon court s'offrir aux regards de l'objet qui l'a subjugué. Il retrouve la malheureuse Stéphanie dans un accablement encore plus douloureux que celui où il l'avait laissée; il s'attache à lui donner tous les témoignages de la sensibilité la plus désintéressée cependant sa passion ne tarda point à éclater. Un jour, Stéphanie était seule avec madame Vernange : Dolimon ne peut résister au transport qui le maîtrise: il court se jeter aux pieds de madame Géminvile :-Il y a longtemps, madame; que vous avez dû pénétrer un sentiment que je me suis efforcé de combattre, tant que mon aveu eût pu offenser votre vertu. Je voulais emporter ce sentiment dans des lieux où sans doute votre image m'aurait été continuellement présente. J'apprends que vous êtes déliée d'un nœud que je respectais.... --- Monsieur.... monsieur, ( interrompt Stéphanie, en pleurant et pressant Dolimon de se relever,) mon âme est toujours restée attachée à monsieur Géminvile; ces liens-là ne peuvent se rompre. Oui, le divorce... (Elle n'achève point, ses larmes redoublent. ) -- Mais, (lui dit madame Vernange,) les vœux de monsieur ne sont point à rejeter; aujourd'hui si vous veniez à contracter un nouyel engagement....-Qu'avez-vous dit, madame ?-La vérité. (reprend madame Vernange.) Vous connaissez tout l'intérêt que vous m'avez inspiré; en ma qualité d'amie de monsieur Dorneuil, et de la vôtre, je vous parle avec une franchise digne de vous; non, vous ne sauriez faire un meilleur choix. Mon-, monsieur ( se tournant du côté de Do. limon, ) joint à une fortune considérable une âme capable sans contredit d'apprécier votre mérite. Croyez-moi; ( avec un ton affectueux, ) ma chère amie, je vous livre à vos réflexions. Si vous écoutez votre raison, elle vous dira que vous ne pouvez demeurer dans cette situation, qu'il faut absolument qu'un nouvel époux....' A ce inot, Stéphanie se lève avec vivacité pour quitter madame Vernange et Dolimon. -- Restez, madame, (lui dit ce dernier, ) soyez persuadée que le respect ne se séparera jamais de mon amour.... Pardonnez-moi, madame, d'avoir laissé échapper cette expression, mais en est-il une autre qui peigne aussi vivement l'attachement que je vous'ai voué pour la vie ? Madame Géminvile est retournée chez elle, bien décidée à ne pas user des prérogatives du divorce, en un mot, à ne point se lier au sort d'un autre époux. Dorneuil vient la voir : aussitôt.' elle s'empresse de lui faire part de son entrevue avec Dolimon. Madame, ( Dorneuil se hâte de l'interrompre, ) j'ai tout lieu de croire que vous ne doutez point de mon amitié, Géminvile et vous. Il ne s'agit pas ici de consulter la passion que yous ressentez l'un pour l'autre, et qui, selon les apparences, ne s'affaiblira jamais. Le ciel vous avait formés tous deux pour être unis jusqu'au dernier soupir; un sort cruel, et qui n'a point d'exemple, est venu rompré ce lien si cher à vos cœurs': vous savez que mon ami ne respire que votre bonheur: il serait le premier à vous conseiller...-Ne poursuivez point, monsieur; me proposer... croyez que j'apprends,chaque jour, à mourir, mais je n'apprendrai jamais à ' cesser d'aimer..... Lisez dans mon cœur, il sera pour toujours rempli de mon cher Géminvile.-Je vous le répète, madame, mon ami, par un effort d'attachement qui n'appartient qu'à lui, qu'à lui seul, se joindrait à moi, n'en doutez point, pour vous presser d'écouter mont monsieur Dolimon; après Géminvile, c 'est l'homme le plus digne de vous offrir sa main, sa fortune.-Eh! monsieur Dorneuil, qu'est-ce que la fortune auprès d'un seul soupir de ce qu'on aime ? Dorneuil n'a point tardé à rejoindre Géminvile, qu'il laissait rarement seul en proie à ses déchirantes réflexions: -- Mon ami! mon unique ami! as-tu yu mon adorable Stéphanie ? Parlons de cette créature céleste: elle est bien malheureuse! je le suis cent fois davantage!Oui, je mourrais... à l'instant, si je n'appréhendais d'entraîner cette infortunée au tombeau; elle ne me sur-, vivrait point! Je dois ranimer et conserver ses jours. --- Géminvile, vous vous intéressez donc bien fortement à son existence ? --- Quelle demande tu me fais? Ne viens-je pas de te dire, de te répéter que je saurais ine soulager de mon fardeau de douleur, si je ne craignais que ma mort ne fût suivie de celle de ma femme, car c'est le nom que je lui donnerai tant qu'il me restera un souffle de vie. Tu es pénétré de ce sentiment qui échauffera encore ma cendre dans le tombeau. · Alors Dorneuil l'instruit de la passion de Dolimon. Géininvile se hâtant de l'interrompre: -- Il aime.. il aime ma femme... Eh !... Seroit-il aimé ?.. Il ne me manquait plus que le supplice infernal de la jalousie! · Dorneuil entre dans tous les détails, démontre enfin, (si l'on peut s'exprimer ainsi, ) que Stéphanie lui est plus attachée que jamais : il l'assure, avec toute la chaleur de la sincère amitié, qu'elle s'est empressée de rejeter les propositions de Dolimon, qu'elle repousseroit avec indignation celles du premier souverain du monde... ! Dorneuil cherche à ramener son ami à ce calme trop nécessaire pour qu'il puisse se soumettre à un nouvel effort d'amour héroïque, qu'il va lui proposer. -Il n'y a donc point à douter que Stéphanie ne te soit plus chère que toi-même ? Eh bien ! Géminvile, c'est d'après cette assurance qu'un véritable ami qui partage tes sentiments, qui sans doute prendrait le parti que je vais te proposer; c'est, d'après cette déclaration formelle, que Dorneuil n'hésite point à t'épancher son âme, à t'offrir ce qu'il ferait à ta place, malgré tous les combats qu'il éprouverait." Tu as rejeté mes vives remontrances; tu t'es décidé, tu t'es obstiné à divorcer. Eh ! quel a été le but de cette séparation si cruelle ? Sans doute le projet de retirer ta femme de l'horrible situation où vous êtes plongés tous les deux, en un mot, de lui procurer une autre existence, à quelque prix que ce fût, aux dépens de ta vie, je dirai plus que ta vie, j'entre dans ton cœur, en sacrifiant ton amour ? Cela est-il vrai?-Qui, en immolant jusqu'à mon amour, (répond Géminvile avec emportement.)-Géminvile tu ne vois donc que le bonheur de ta femme ? Et de quel ayantage lui sera ce divorce, si elle ne donne point sa main à un autre ? Oui, ( malgré le trouble affreux qu'il saisit dans Géminvile, ) il faut qu'elle en épouse un autre, et que ce soit toi... -- Dorneuil... n'achève point-! n'achève point!-Et cependant vous dites, Géminvile, que vous vous sacrifiriez ? Géminvile se promenait dans l'appartement, plein de l'égarement d'un sombre désespoir, levant les yeux au ciel, se frappant l'estomac:-Continue, Dorneuil, continue, ne prends point garde à ces éclats auxquels je m'abandonne malgré moi-même : poursuis, sois plus ferme que moi.-Dolimon se présente donc: il possède une très grande fortune; mais ce quile rend bien plus recommandable, c'est une probité à toute épreuve, un cour qui approche du tien. --- Ah! (interrompt Géminvile, avec un profond gémissement, ) qui aurait mon cœur ? --- Il saisira avec empressement toutes les occasions de procurer à Stéphanie le peu de bonheur, qu'arrachée de tes bras, il lui sera permis de goûter!.. --- Stéphanie dans les bras d'un autre ! Ah ! Dorneuil, quelle image ! Attends... pour m'expliquer... que j'aie repris mes sens.... un moment... Serois-je capable d'un courage aussi inouï!.. Seras-tu content? A ta place, Géminvile, je ferais plus... j'écrirais à ma femme, à cet instant même, je lui conseillerais; je l'engagerais, par cet amour dont tu es enflammé... je la presserais... je lui ordonnerois d'accepter...la main de Dolimon... Tu perds connaissance! tu tombes, Géminvile!... Géminvile !... mon ami !... entends-moi... de grâce... J'aurais cru t'offenser... Je tai parlé avec toute la sincérité, tout l'épanchement d'une amitié.... qui n'a point d'égale... N'est-ce pas toi, Géminvile, qui as exigé ce divorce ? Eh! quel en sèroit le résultat ?.... N'en parlons plus.... --- Mon ami, ( faisant des efforts pour se relever,) une passion, comme il n'y en a point, l'a emporté... Pardonne : ce sera la dernière faiblesse que j'aurai montrée. Explique-toi donc; ne porte point la vue sur moi... n'aperçois point les violents combats..., les orages effroyables qui bouleversent mon âme! Reprends la conversation, je te promets, je te jure, (en le regardant avec fermeté, ) je t'écouterai. --- Oui, Géminvile, à ta place j'écrirais...; mais remettons à un autre moment cet acte d'un courage dont peut-être nous n'avons point encore eu d'exemple, trop supérieur, j'en conviendrai, aux forces de l'humanité! Mais qui jamais aima comme Géminvile ! ( En l'embrassant et laissant couler des larmes : ) C'est de cet amour si puissant, que j'osais attendre un effort, un prodige.-J'en serai capable, ( s ' écrie Géminvile, prenant la main de son ami, et la lui'serrant.) --- Demain, (lui dit Dorneuil, d'un ton pénétré,) nous nous reverrons. A demain..-Je me garderai bien de vouloir rendre cette situation dans l'énergie qui l'anime, ou plutôt qui l'enflamme. Que le lecteur se transporte, s'il se peut, dans cette âme : c'est l'enfer inême qui est dans le cœur du malheureux Géminvile. Madame Vernange,accompagnée de Dolimon, paraît chez Stéphanie. Celui ci plus passionné qu'il n'a jamais été, veut amener la conversation sur l'objet dont il est rempli : madame Géminvile ne lui répond que par un torrent de larmes. --- Eh ! madame, ( s'écrie Dolimon,)mon intention n'est point de faire couler vos pleurs... Si Do-? limon pouvait vous être connu... Promettez-moi seulement, si jamais vous formez un nouveau lien, de m'accorder la permission de joindre mes sollicitations à celles de mes rivaux; assurément, pardonnez-moi cette prétention, j'obtiendrais la préférence, si l'on pouvait pénétrer dans le cœur. Nul, madame, ne saura vous aimer... comme je vous aime !... Encore une fois, que vos larmes... vous me rendez odieux à moi-même.. ma présence.. je me retire. -- Demeurez, monsieur, vous étiez avec madame; (lui montrant madame Vernange.) qu'on excuse... une affliction profonde que je désirerais bien me cacher à moi-même ! Madame Vernange prend à l'écart l'infortunée Stéphanie, et lui fait les plus vives représentations en faveur de monsieur Dolimon, lui montre la nécessité absolue où elle se trouve de contracter un nouvel engagement, et termine par lui exposer toutes les excellentes qualités de son protégé. .-Dolimon rendait de fréquentes visites à Dorneuil. On doit bien pressentir le sujet de leurs entretiens : des éloges sans fin de la part de Dolimon, sur les charmes de Stéphanie; d'ardentes protestations d'un amour qu'on serait impatient de conduire à une prompte union. Cependant sa vive passion ne l'empêchait point de se livrerà quelques mouvements de curiosité; il aurait souhaité pénétrer une espèce de mystère que Dorneuil était éloigné de révéler; madame Vernange même ignorait alors le vrai motif de ce divorce si inattendu. Dolimon ne pouvait donc se procurer la moindre lumière sur cette séparation, tant Dorneuil continuait d'observer sa discrétion attentive. Madame Géminvile refusait absolument d'entendre parler d'un second mariage; Elle ne cessait de rester ensevelie dans sa profonde douleur, et ne se nourrissait, en quelque sorte, que de larmes. Dorneuil a revu son ami se débattant contre sa déplorable destinée, contre la cruelle nécessité d'assurer le bonheur de sa femme, et à quel prix! Il lui apprend que son épouse est déterminée à s'armer d'un refus constant, à rejeter, sans aucune exception, tous les engagements qu'on pourrait lui proposer. Il ramène enfin Géminvile sur le douloureux sujet de leur dernière conversation; en un mot, il emploie tout le pouvoir de l'amitié pour l'engager à écrire à sa femme et la décider en faveur de Dolimon. Nous ne reviendrons point sur les nouveaux combats auxquels le malheureux Géminvile est livré:-Eh bien ! ( s'écrie-t-il d'une voix mal articulée et étouffée par les sanglots, ) j'écrirai, Dorneuil, inais je ne te réponds que de ma main; il m'est impossible de soumettre mon cœur à cette épreuve inouïe... dont je sens pourtant la nécessité. --- Que dites-vous, Géminvile ? --- Que tu me dicteras, et que j'écrirai... Eli! comment ! comment veux-tu que je trace une seule ligne où je brise mon cœur à ce point, où je con. Seille à Stéphanie... où jela presse de céder.... non, Dorneuil, je n ' en aurai point la force !.. Je te le répète : ma main sera plus docile et servira mieux la trop pénible obligation... qu'il faut bien (de l'accent de la douleur,) que je m'impose. Enfin Dorneuil dicte l'écrit, dont chaque mot, si l'on peut s'exprimer ainsi, coûtait une parcelle d'âme à cet être le plus à plaindre, sans contredit, de toutes les créatures humaines. Voici la lettre : » Céder, ma chère Stéphanie, » à l'horrible nécessité qui est le » premier despote de tous les » hommes; aurai-je la force de » tracer ces mots qui sont mon » arrêt ? épouser monsieur Dolimon, puisque je ne saurais vaincre ton inflexible destinée, qui » est la mienne, que par le plus » horrible sacrifice : voilà le seul » parti qui te reste à prendre ». Géminvile laissant, à chaque instant, tomber la plume:-Quoi ! il faut absolument que je sollicite Stéphanie à cette démarche ! -- Géminvile, j'exigerai plus; et cela est indispensable. Reprenez la plume, écrivez : » Maîtresse de mon cour, car tu » la seras toujours, remplis-toi » bien du sort affreux qui t'attend. » Si tu m'opposes un refus,la mort » m'aura bientôt délivré de l'existence. Oui, Stéphanie, le poi» gnard est sur mon sein; il ya s'y » enfoncer, si tu résistes plus long» temps à ce que je suis contraint » de m'imposer. » N'en voilà-t-il point assez, Dorneuil ? -- Ce dernier trait, mon ami, était indispensable : il n'y a que l'image de ta mort qui arrachera de ton épouse., car elle est toujours la femme de ton cour, ce consentement, dirai-je, à tes volontés. La lettre est envoyée à madame Géminvile... Elle accourt se présenter chez Dorneuil, échevelée, pâle, expirante, et le funeste écrit à la main : Géminvile!.. Géminvile !.. c'est vous, c'est vous qui me commandez d'épouser Dolimon! ( Dorneuil s'empresse de répondre pour son aini:) --- Géminvile ne connaît point d'autre moyen de vous arracher à l'horrible infortune qui vous poursuit, vous persécute : oui, madame, (en élevant la voix,) sa mort est décidée, si vous ne donnez la main à Dolimon, qui peut-être, après mon ami, est le seul homme sur la terre qui soit digne de vous offrir ses hommages. Géminvile était plongé dans un anéantissement mortel; Stéphanie avait couru se précipiter dans ses bras; elle l'inondait de ses larmes :-Quoi! (disait-elle, de l'accent le plus attendrissant,) tu te donnerais la mort!-(Dorneuil, se hâtant de prendre la parole : ) N'en doutez point : ainsi son sort est entre vos mains. --- Je perdrais mon cher Géminvile !.... Le moyen, je ne cesserai d'accuser la faiblesse de mon pinceau, de rendre cette scène de désolation! non, nos théâtres ne nous en offrent point de pareille. Enfin, l'un et l'autre, Géminvile et Stéphanie n'ont pu proférer un mot. C'est dans ces circonstances que l'expression manque au sentiment; ils se sont quittés, en s'inondant de leurs larmes mutuelles, en laissant s'échapper des gémissements, deseris. Dorneuil les ramène chacun dans leur de meure. On doit bien penser qu'il partageait toute l'horreur de leur position; il rêvait le lendemain Stéphanie, et lui remet sous les yeux la même image, son époux se perçant le sein, si elle ne se hâte de prendre au plutôt le parti qui lui est offert. On doit bien penser que Dolimon, de son côté, volait, pour ainsi dire, au-devant des occasions de voir Dorneuil, et de lui parler de madame Géminvile. D'une autre part, madame Vernange n'épargnait point les sollicitations les plus pressantes, et persistait à offrir Dolimon comme le seul mari qui, après Géminvile, pût convenir à son amie.. Un jour que. Dorneuil était absent, Géminvile, presque mourant, apprend, d'une autre bouche que la sienne, que, dans quelques heures, Stéphanie, quel trait assassin! sera l ' épouse de Dolimon... Qu'on se pénètre du tableau ! · A cette nouvelle, Géminvile,oubliant que c'est lui-même qui a exigé ce sacrifice, ne voit plus autour de lui que des ombres funèbres : il est décidé à se percer le sein; il s'est jeté à genoux, en levant ses yeux vers le ciel :-Auteur suprême de mon être, pardonne-moi, pardonne-moi de me débarrasser d'une vie qui t'appartient sans doute, mais je ne puis plus soutenir un poids aussi accablant! permets que je le dépose, que je me précipite au-devant de la mort prête à me frapper... Adieu, ma Stéphanie !.., nous ne nous verrons plus ! Le poignard étincelait dans ses mains,il allait se souiller d'un suicide, lui qui était si attaché à tous les devoirs de la saine morale; lui qui possédait l'esprit de la vraie religion, qui avait l'âme remplie d'un Dieu, le maître de tout! c'en était fait, Géminvile allait cesser de vivre. On heurte à sa porte, à plusieurs reprises : il l'ouvre; un commissionnaire lui remet un billet : il reconnaît l'écriture de Dorneuil, il lit ces mots : « Venez à l'instant » chez moi, madame Géminvile 3) vous y attend. » Aussitôt il vole à la demeure de son ami, remettant l'exécution de son projet à un autre moment: il est entré; quel spectacle a frappé ses regards ! Il trouve Dorneuil et Stéphanie aux genoux d'un homme : et les embrassant, les arrosant de leurs larmes : il reconnaît Dolimon : Monsieur, ( lui dit ce dernier, d'un ton de sentiment, et en pressant ce couple si intéressant de se relever,) approchez, approchez;enfin j'ai su de monsieur Dorneuil ce qu'il m'avait tenu trop long-temps caché : le motif de votre divorce m'est connu; c'est aux seules rigueurs de la fortune qu'il fallait l'attribuer. Monsieur Gémin vile, j'adore madame, ( se tournant vers Stéphanie,) ce jour même, j'osais lui présenter ma main; monsieur Dorneuil vient de m'instruire de tout. Oui, j'aime madame plus que jamais, je ne prétends point vous le cacher; ( en laissant s'échapper quelques pleurs qu'il s'efforçait de repousser, ) mais je ne sais point abuser du malheur; je préférerais la mort à une action aussi indigne de l'honnête homme. C'est l'infortune qui vous a contraint, on ne m'a rien dissimulé, à engager votre. épouse à former un lien... je respecte trop les vôtres, pour vouloir les briser... Mes amis,( les embrassant,) vous me permettrez de vous donner ce nom, demeurez unis; et, pour que cette union fasse entièrement votre bonheur, j'assure à monsieur Géminvile douze mille livres de rente. Stéphanie, Dorneuil, sont retombés aux pieds de Dolimon, et Géminvile n'a pas été le dernier à s'y précipiter : il voudrait s'exprimer, il n'a que la voix des pleurs; ces mots seuls, à peine articulés, lui échappent:-Image de la Divinité même, il n'appartient qu'à l'auteur d'un pareil bienfait, de sentir tout ce que je dois éprouver; lisez-dans mon âme... -- Comme mon dessein ( reprend aussitôt Dolimon,) n'est point de vous humilier par le service que j'ai le bonheur de vous rendre, j'ajouterai qu'incessamment j'aurai un emploi considérable à vous procurer, et qui vous mettra en état d'acquitter votre dette, si ce n'est pas moi qui vous-suis redevable de la plus grande satisfaction que je pusse goûter dans ma vie ! Je vous demande à mon tour une faveur, c'est de vouloir bien accepter chez moi un logement, avec monsieur votre ami : assurément ce nom lui est bien dû, et je me flatte qu'il souffrira que je le partage avec lui : j'en sens toute la valeur..; Stéphanie ne pouvait s'exprimer. Géminvile s ' écrie: --- Quoi! nous jouirons encore du plaisir raviscant d'être toujours auprès de notre adorable bienfaiteur, de lui montrer, à tous les instants du jour, l'ivresse de notre reconnaissance !-Une nouvelle preuve de sensibilité que j'attends de votre part, (continue Dolimon,) c'est de permettre que je vous quitte pour quelque temps, que je m'accoutume à bannir de mon cœur (en regardant madame Géminvile, ) un sentiment qui n'y est que trop profondément imprimé, pour n'y laisser que celui de l'amitié la plus touchante et la plus désintéressée ! Je vous laisserai les maîtres du logis; vous en disposerez à votre gré : mes domestiques seront chargés du soin de vous servir. Si vous l'agréez, madame Vernange viendra augmenter votre société, et, lorsque je me serai assujetti véritablement à mon devoir, je viendrai rejoindre mes amis... Mon cher Dorneuil, (s'adressant à Dorneuil, ) cette fois-ci, je tiendrai plus fidèlement ma parole. Ce modèle de la plus haute vertu, malgré les instances de ses nouveaux amis, s'impose une absence qui devait durer autant qu'il sentirait dans son cœur les étincelles d'une passion à laquelle il était bien résolu de renoncer. L'aventure s'était répandue, et l'on ne pouvait prodiguer trop d'éloges à l'héroïsme de Dolimon, qui seul était digne d'entrer en comparaison avec celui de Géminvile. Minbert, quelques jours après cette admirable action de la part de Dolimon, le rencontre :-Eh ! qu'est-ce donc qu'on m'a dit, monsieur Dolimon ? En vérité, je ne saurais le croire : il ne tenait qu'à vous d'épouser cette dame Géminvile, l'objet de tous vos vaux, et vous la remettez dans les bras de son mari ! Mais... la chose n'est pas. possible! cela est inconcevable! - Monsieur Minbert, il m'en a coûté : l'effort, je l'avoue, est pénible, surnaturel; mais que j'ai été dédommagé du sacrifice, par le plaisir si touchant, si vrai, que j'ai eu de rapprocher deux malheureux époux ! Combien j'ai de grâces à rendre à la fortune, ou plutôt à la Providence, qui m'a mis à même de faire une action dont, toute la vie, je savourerai les délices! Voilà, mon cher monsieur Minbert, de ces jouissances que vous ne concevez peut-être point, avouez-le : cependant il n ' en est pas d'aussi délectables, croyez - en mon cœur.. adieu. · Dolimon, en effet, fut exact à remplir la loi qu'il s'était imposée : il partit,se bornant, pendant plusieurs années, à un commerce de lettres avec Géminvile et Dorneuil.. Dans cet espace de temps, les deux époux se remplirent, si l'on peut parler ainsi,de l ' enchantement de cette heureuse révolution. Géminvile possédait effectivement un emploi des plus lucratifs; son premier soin fut de s'acquitter envers Dorneuil : ils ne cessèrent l'un et l'autre de donner de leurs nouvelles à Dolimon, et de le presser de revenir: sa présence seule pouvait mettre le comble à leur bonheur. Dolimon répondait: -- Oui, mes amis, yous me reverrez, mais lorsque je serai bien sûr d'avoir obtenu la victoire. Quelle satisfaction je goûte à me remplir de votre souvenir, et à me dire que j'ai pu contribuer à votre bonheur actuel ! Gémin vile et Stéphanie avaient continuellement l'éloge de leur bienfaiteur à la bouche : ils se remplissaient d'une si douce jouissance pour des cours reconnaissans, et Dorneuil s'associait à cet hommage de l'âme qu'ils offraient constamment à Dolimon, comme à la plus fidèle image de l'Auteur suprême. Madame Vernange ajoutait aux agréments de leur société, ainsi que madame Lauroi qui revoyait sa parente,et prodiguait aux · deux époux toutes les marques d'amitié, ayant oublié que Géminvile avait été la cause involontaire des malheurs qui étaient venus accabler Stéphanie; mais les orages, les tempêtes étaient dissipées, ces créatures estimables ne voyaient que le plus beau jour qui avait succédé à une nuit aussi funèbre. C ' est, à ces événements inespérés, qu'on tombe à genoux, en reconnaissant, de toute son âme, une suprême Providence, un Dieu de bonté : et n'est-ce pas ce Bienfaiteur souverain qui avait opéré un tel miracle ? Dolimon enfin revient; il se précipite dans les bras de Géminvile et de Dorneuil :-Mes amis, mes tendres amis, je vous revois donc! j'ai eu tout le temps de me convaincre que la vertu était la première jouissance, que la pure ainitié était bien au-dessus de l'amour : oui madame,(s'adressant à Stephanie,) je puis l'avouer devant votre époux: je suis devenu votre ami, et que vous m'êtes encore plus chère que lorsqu'une passion répréhensible m'attachait à vous ! Jamais monsieur Géminvile n'aura, sur cet objet, aucun reproche à me faire, et moi-même j'aurai lieu de m'applaudir de mon heureux retour à des sentiments qui, je le répète, sont supérieurs à ceux d'une passion qui n'a jamais les douceurs et le désintéressement de la céleste amitié.' : Cet homme si respectable ne voulut point absolument se séparer de ses bons amis, c 'est ainsi qu'il les appelait : il procura encore à Géminvile de nouveaux moyens d'acquérir des richesses, fortune d'au-! tant plus flatteuse qu'elle ne coûtait aucun remord, et qu'elle mit Géminvile en état de satisfaire à la dette sacrée qu'il avait contractée avec Dolimon. Ces honnêtes gens ne formèrent donc plus que la même société. Géminvile chérit toujours davantage Dorneuil; il eut des enfants : le premier mot qu'il leur fit articuler après le nom de Dieu, ce fut celui de Dolimon. --- Mes enfants, (leur redisait-il sans cesse, ) vous ne sauriez assez prier pour la con-. Servation de notre Ange tutélaire, ce respectable Dolimon ! songez qu'après votre mère et votre père, c'est la personne que vous devez le plus aimer; mes bons amis, (en les embrassant,) vous ne tenez de moi que la vie; et la véritable existence, le bonheur, autant qu'il en peut être sur la terre, c'est au cher Dolimon que vous en êtes redevables: courez souvent dans ses bras; qu'il saisisse dans vos yeux les armes de la reconnaissance ! que ces larmes s'épanchent sans cesse dans son sein! . -- C'est ainsi que, des plus malheureux humains qu'ils avaient été, Géminvile et Stéphanie en devinrent les plus heureux; leur vie fut ce charme continuel qui suit le pur sentiment de la vertu; durant un nombre d'années ils n'éprouvèrent qu'un chagrin, bien déchirant, il est vrai, ils perdirent leur cher bienfaiteur; ils ne cessèrent de le pleurer, tant qu'ils existèrent;-ils avaient continuellement son portrait sous les yeux, et ne se lassaient point de lui adresser de sincères regrets et le tribut d'une éternelle reconnaissance. Miss Élisabeth Lindley, ou la femme héros. Le Français généreux sait combattre, vaincre, et en même temps il est le premier à louer chez ses ennemis ce qu'il trouve digne d'éloge en eux. Le fait que nous publions s'est passé à la nouvelle York : il honore un sexe dont on chérit les agréments, et prouve avec éclat que les femmes sont, comme les hommes, capables des plus sublimes traits d'héroïsme. Quel exemple, en effet, vais-je mettre sous les yeux des jeunes personnes ! et qu'il peut leur être d'une grande utilité ! Je ne me détourne point de la route que je me suis tracée; je le répète encore : j'imagine que la première obligation de l'écrivain, est de contribuer à l'amélioration des mœurs, objet qui, en ce moment, mérite plus que jainais d'attacher toute notre attention. Que sont les mœurs ? la conservation de l'ordre, et, sans l'ordre, il n'y a point de réunion d'hommes qui puisse subsister. On doit s'attendre que nous avons eu la circonspection, de ne pas présenter nos personnages sous leurs véritables noms. C'est un ménagement que tout homme de lettres, digne de ce nom, est jaloux d'observer, et que lui impose cette bienséance qui tient de si près aux devoirs de la société. Ainsi notre héroïne, s'appelera miss Elisabeth Lindley, le second acteur, sir Henry Bedmer. D'ailleurs, c'est par le récit du fait que nous aspirons à intéresser la curiosité, et encore plus à produire, s'il nous est pos-, sible, ce résultat heureux qui tourne au profit de la morale, première base de toute législation. Miss Elisabeth Lindley, était née de parents peu favorisés de la fortune, mais vertueux, et qui savaient instruire par leurs exemples autant que par leurs leçons. Elle était le seul enfant qui leur restât; elle eut le malheur de perdre sa mère à cet âge où une mère est si nécessaire pour surveil·ler sans cesse un jeune cour que la nature porte presque toujours à s 'égarer. Elisabeth avait reçu du ciel ces. agréments qui, en quelque sorte, ont un caractère, et sont bien au-dessus de la beauté; sa physionomie était celle de son âme même, et son âme annonçait la réunion des vertus, sur-tout une extrême sensibilité. Nous le dirons en passant : la sensibilité est, sans contredit, la première des perfections humaines : elle ne peut conduire qu'à de bonnes actions; mais, il faut aussi l'avouer, cette sensibilité mal dirigée précipite dans un nombre de fautes, d'erreurs, de démarches même inexcusables, souvent criminelles, et est presque toujours une source de malheurs inévitables. Qu'on me permette une comparaison : la sensibilité bien employée est une liqueur salutaire; mal employée, c'est un poison mortel. Un autre objet dans l'éducation des enfants, auquel les parents ne font point assez d'attention, c'est le choix des liaisons qu'on semble abandonner au penchant peu éclairé de ces victimes de l'inexpérience, pour qui le monde est si étranger! Lindley, le père d'Elisabeth, avait laissé sa fille s'attacher à une femme qui, sous des dehors de vertu et d'honnêteté, dissimulait l'âme la plus dépravée: maitresse Sara Habert était veuve; elle possédait un revenu suffisant pour jouir d'une situation agréable; son âge de vingt-six à vingt-sept ans lui permettait d'avoir des prétentions, indépendamment d'un extérieur séduisant, et de toutes ces grâces factices qu'on appele l'esprit du monde. Parmi les individus qui formaient la société de maitresse Habert, se faisait remarquer sir Henry Bedmer baronnet, maître d'une fortune qui n'était pas un de ses moindres avantages; la richesse est assurément, pour quiconque a des yeux vulgaires, un des premiers moyens de l'art d'en imposer, et le baronnet ajoutait à cette espèce de prérogative d'une heureuse destinée, les agréments de la jeunesse et d'une figure des plus intéressantes; privé des auteurs de ses jours, quela mort lui avait enlevés lorsqu'il était encore au berceau, il vivait sous la tutelle d'un oncle dont il devait attendre un bien considérable, et qui faisait un cas infini et du rang et de la fortune, Mistriss Habert n'avait point vu le baronnet, sans méditer le dessein de le ranger au nombre de ses conquêtes; elle avait même fait toutes les avances que permet la coquetterie, lorsqu'elle veut conserver encore les apparences de la décence; et sir Henry paraissait y avoir pris peu d'attention, soit que la dame n'eût point eu le talent de lui plaire, ou que son cœur fût préoccupé de quelque autre objet : dans un moment nous donnerons le mot de l'énigme. L'amour propre ne s'avoue point aisément le malheureux succès de ses prétentions: il a de la peine à convenir de sa défaite, et une femme sur-tout est sensible à ce genre d'humiliation. Mistriss Habert croit enfin avoir saisi la cause de cette indifférence offensante de la part de sir Henry: elle a observé que quelquefois ses regards se portaient avec complaisance sur la jeune Elisabeth. Le premier mouvement de Sara est d'écouter la jalousie qui commençait à la dominer: elle imagine des prétextes pour mettre des bornes aux visites trop fréquentes de miss Lindley, et elle s'aperçoit avec dépit que Bedmer, de son côté, est plus avare des siennes. Je pense · que le lecteur n'a point de peine à me pressentir sur ce que je vais lui apprendre... Oui, le baronnet aimait, et certainement ce n'était point maitresse Habert; il n'avait pu voir l'aimable Elisabeth, sans éprouverce trouble, un des premiers indices de l'amour naissant: mais il n'ignorait point que la jeune personne vivait, près de son père, dans le sein de la vertu; que la séduction était un des moyens illégitimes qu'il devait absolument s'interdire; il n'y avait que le mariage qui pût lui faire concevoir des espérances, et encore ces espérances n'avaient pas un fondement bien assuré : il fallait d'abord qu'il parvînt à plaire, et le baronnet, quoiqu'il eût le caractère de l'homme du monde, qu'il se jugeât avec un œil de complaisance, ne portait point la bonne opinion de lui-même jusqu'à s'aveugler au point de croire que son triomphe ne serait point douteux; et puis il aimait, il aimait véritablement, et cette sorte d'amour n'est guère séparée de la modestie, ni de la crainte; et la charmante Elisabeth ne pouvait qu'inspirer de pareils sentiments. Bedmér avait excité à peu près la même impression sur le cœur de la jeune personne : ses yeux n'avaient point rencontré ceux du baronnet, sans qu'elle ressentît une de ces émotions bien nouvelles pour une âme aussi pure, aussi, étrangère à l'amour que l'était celle d'Elisabeth; elle ne se trouvait plus la même; elle ne jouissait plus de ce calme si précieux, le partage de l'innocence, le charme de nos premiers beaux jours, et elle éprouvait quelque chagrin à ne point voir maitresse Habert aussi souyent qu'elle l'eût désiré. L'honnête Lindley, quelque attentif qu'il fût à l'éducation de sa fille, était loin de pressentir la nouvelle situation de son cœur, cependant il ne négligeait aucune occasion de lui donner les conseils, non-seulement d'un père, mais d'un ami. qui voulait assurer son bonheur ainsi que sa vertu.-Elisabeth, (lui disait-il,)ma chère enfant, te voilà arrivée à l'âge qui commence à se fortifier des lumières de la raison, aussi tiendrai-je un langage plus articulé que celui dont je me suis servi jusqu'à ce moment: tu as déjà assez d'intelligence pour connaître ta situation : j'ai très peu de bien à te laisser: tu dois donc te conduire d'après cet aveu, c'est-à-dire ne point concevoir de ces prétentions qui promettent un établissement avantageux; crois-moi, la richesse est toujours prête à humilier qui l'approche. Tout ce qui a l'air du bienfait rarement ne mortifie point l'amour propre, la dignité de l'âme : un mari qui fait la fortune d'une épouse, se venge presque toujours de cet acte de générosité par des procédés qui avertissent, à chaque instant, la femme qu'elle est liée à un maître ou plutôt à un tyran. Il faut donc, ma chère amie, te résoudre à rejeter jusqu'à l'idée d'un mariage qui t'offrirait la perspective d'un état imposant. Abandonne-toi à la tendresse d'un père qui veille continuellement à tes intérêts : C'est à moi de chercher et de te choisir un époux, cependant je prendrai soin que tu ne contractes pas un engagement qui contredise un penchant avoué par l'honnêteté et par ton cœur; encore une fois, que mon Elisabeth ( en l'embrassant avec toute l'effusion de l'amour paternel, ) se repose entièrement sur moi pour ce qui concerne un parti dont doit dépendre le reste de sa vie. Surtout sois toujours en garde contre les moindres impressions aux quelles pourrait s'ouvrir ton âme; songe que la plus faible complaisance pour un sentiment qu'il faut rejeter est capable d'entraîner ta ruine. ( A ce mot la jeune personne rougit et laisse s'échapper un soupir. ) Me tromperais-je! tu me parais émue!.-Non, mon tendre père, ( en se jetant dans son sein,) je ne témoignerai jamais aucune résistance à vos volontés;. vous serez l'unique arbître de ma destinée; je me soumets sans nulle réserve à vos lois, persuadée que vous n'êtes occupé que de mon bonheur. Miss Elisabeth n'était point, en ce moment, tout-à-fait exempte de dissimulation : comment d'ailleurs eût-elle eu, avec son père, cette franchise ingénue qu'elle lui avait montrée jusqu'à cette époque? elle s ' efforçait de s'en imposer à ellemême. Entrons dans ce cour qui ne jouit déjà plus de sa tranquillité: Elisabeth éprouvait tous les symptômes d'une inclination naissante, et déjà chaque jour, nous l'avons observé, elle regrettait davantage la société de maitresse Habert.. Celle-ci, bien convaincue, malgré tout ce que lui disait de flatteur l'amour propre, que la rareté des visites de sir Henry ne devait s'attribuer qu'au peu d'occasions de rencontrer chez elle miss Elisabeth, se détermine enfin à l'attirer plus souvent dans son cercle, et elle essuya la mortification de ne pouvoir se cacher que toutes les affections du baronnet n'avaient pour objet que la seule miss Lindley. En effet, sa passion, car c'en était une des plus caractérisées, éclatait, si l'on peut parler ainsi, à vue d'œil; tout le monde s'apercevait aisément que sir Henry Bedmer était, chaque fois qu'il reparaissoit chez maitresse Habert, plus épris de miss Lindley. Il a résolu de lui faire part d'un penchant qui le maîtrise; il avait hésité aussi long-temps à se déclarer, parce qu'il ne pouvait prendre un engagement qu'il ne fût appuyé de l'aveu de Sir John Tal mot : ( c 'était le nom de ce parent qui lui servait de père,) et il lui était impossible de se cacher, comme nous l'avons dit, que l'intention ou plutôt la volonté de son tuteur était de lui donner une femme qui jouît d'une fortune égale à la sienne; et sir Henry n'avait aucune raison d'espérer que toute proposition qui ne serait pas celle du mariage, pût avoir la moindre réussite auprès de la vertueuse miss Elisabeth. Ce que c'est que l'amour!.qu'on a été bien fondé à lui mettre un bandeau sur les yeux! Le baronnet, malgré les plus puissants motifs d'une conduite opposée, continuait de s'abandonner à une passion dont il ne pouvait recueillir aucun fruit, que le regret d'avoir aimé en vain; loin de borner ses visites chez maitresse Habert, il les multipliait : et le charme que produisait la présence d'Elisabeth devenait, chaque jour, plus fort. La jeune personne, de son côté, n'était guère plus attentive sur la situation où se trouvait son cour : elle se flattait d'en être toujours la maîtresse, cependant les sages leçons de son père perdaient continuelle. ment de leur pouvoir; le trait qu'elle aurait dû repousser, s'imprimait plus profondément dans son âme; elle ne rentrait point chez elle, que l'image de Henry ne l'y suivît, malgré tout ce que lui opposaient la vertu et la raison. Mistriss Sara Habert avait réuni plusieurs connaissances; la saison était favorable : elle propose un tour de promenade; miss Lindley et le baronnet sont de la partie. Un hasard, que sans doute celui-ci avait fait naître, lui procure l'occasion de s'écarter de la société, et de se trouver seul avec Elisabeth : c'est alors que son amour l'emporte, et qu'il risque enfin un aveu qu'il brûlait, depuis long-temps, de laisser éclater. Il saisït la circonstance que lui offrent des tourterelles qui s'adressaient leurs doux roucoulemens: --- Miss, ( en fixant un regard plein de flamme sur l'aimable Elisabeth, ) entendez-vous ce que se disent ces oiseaux si dignes d'envịe? Ils se parlent d'un amour mutuel : charmante Elisabeth, qu'ils sont heureux ! ( Et la jeune personne baissait les yeux et rougissait. ) Le baronnet profite de son embarras :-Miss, leur exemple ne vous toucherait-il point ? Leur langage serait-il inintelligible pour vous ? Pour moi, je le conçois sans peine : le tourtereau assure sa chère compagne qu'il l'aimera jusqu'au dernier-soupir, que rien ne pourra diminuer son amour. ( En tenant toujours ses yeux attachés sur Elisabeth dont le trouble augmentait, et se jetant enfin à ses pieds : ils étaient seuls et la compagnie les avait perdus de vue. ) Adorable miss, ne me suis-je point assez expliqué ? Eh ! quelle expression vous rendrait tout l'excès de mon amour ? (Miss le pressant de se relever.)Monsieur.. monsieur, vous vous oubliez. --- Quoi! jene pourrai obtenir un mot !-Je ne saurais, monsieur... vous entendre dayantage. Et aussitôt elle se hâte de rejoindre la société, et ne tarde point à regagner sa demeure. Dans quelle situation se trouve miss Lindley?-Voilà donc ( s'écrie-t-elle,) où m'a conduite une imprudence inexcusable ! devais-je m'exposer à une semblable épreuve ? Je n'en puis plus douter : j'ai inspiré à sir Henry un sentiment... dont, moi-même.... je ne saurais me le dissimuler, je partage tout l'ascendant. Eh! quel sera le résultat de cette passion ! car c'est une passion que j'éprouve ! O ciel ! si mon père, mon respectable père était instruit de ma faiblesse !... Je ne me présenterai plus chez cette maitresse Habert : il faut me déterminer à cet effort,. qui me coûtera beaucoup; mais.. j'aurai satisfait à mon devoir. Sir Henry ne peut m'épouser... Sa fortune est trop supérieure à la médiocrité de mon état... Oublierois-je ce que m'a dit mon père à ce sujet ? Non, je cesserai de voir maitresse Habert, je fuirai toute occasion de me rencontrer avec sir Bedmer; oui, je forme le projet... de ne le revoir jamais. (.Et, à ces derniers mots, des pleurs s'échappent de ses yeux.) Mourons plutôt dans les larmes, mais ne démentons point notre résolution. Armons-nous d'un courage... qui appartient à une âme comme la mienne. Que mon père n'ait aucun reproche à me faire; et que moi-même, j'aie lieu de m'applaudir de ma fermeté ! Ces sentiments sont le fruit d'une éducation cultivée, ainsi que l'était celle de miss Lindley; et en effet, une jeune personne nourrie, comme elle, d'une solide instruction, tombe avec peine dans les pièges dont elle est environnée : cependant ses premiers pas s'étaient égarés; quelle leçon pour ses pareilles ! Et il est rare qu'un retour heureux ramène dans la route dont on a eu le malheur, une seule fois, de s 'écarter ! Elisabeth s'était liée elle-même, pour ainsi dire, par une espèce de vœu de ne plus revoir maitresse Habert; durant quelques jours, elle se dompta au point d'être fidèle à la sorte d'obligation qu'elle s'était imposée. La jalousie dénature encore plus les femmes que les hommes. Sara mit tout en usage pour s'attacher le baronnet: convaincue que ses tentatives étaient autant d'avances perdues, elle se voua à un esprit de vengeance qui ne l'abandonna plus, et lui fit concevoir l'odieux projet de travailler à la ruine de sa rivale.; d'abord elle forma le dessein de rappeler dans sa société Elisabeth, qui effectivement, comme si un heureux pressentiment l'eût éclairée, s'arrachait, pour ainsi dire, aux occasions de voir maitresse Habert, Enfin, cette dernière obtient la victoire, succès qu'elle dut encore moins à sa méchanceté qu'à la faiblesse de la malheureuse Lindley, fatiguée de se combattre et, tous les jours, plus attachée à l'objet d'un amour qui devait causer sa perte. Après bien des promesses de ne point se laisser dominer par un aussi funeste penchant, elle reparaît bientôt chez maitresse Habert qui, cachant sa perfidie sous les dehors les plus caressants, lui fait tous les reproches que se permet l'amitié, et l'excite à ne plus se rendre coupable (disait-elle, ) de ces absences quelle, et sa société, ne pouvaient supporter... On doit croire qu'Elisabeth éprouva un embarras inexprimable, en se retrouvant avec sir Henry; cependant si elle eût été de bonne foi avec elle-même, et qu'elle fût entrée sincèrement dans son cœur, elle n'aurait point douté qu'elle éprouvait un secret plaisir à se retrouver près de ce Bedmer qu'elle avait juré, pour ainsi dire, de bạnnir même de sa pensée. Le baronnet ne manqua point de débiter tous ces lieux communs, l'expression de la séduction, en revenant sans cesse sur l'éloge d'Elisabeth; il observa pourtant, pour ne point. l'effaroucher, d'imposer des lois à son amour, et de ne se montrer que sous les traits d'un homme du monde, qui rend un éternel hommage à un sexe reconnu enchanteur et qui va au-devant de la flatterie : c'est ainsi qu'on l'égare, ce sexe fait assurément pour être autant estimé qu'aimé, et sans doute c 'est un procédé que nous ne saurions justifier. Nous ne regardons les femmes que comme des objets formés tout exprès pour nos plaisirs, et nous ne les encourageons point à ce qui concerne-la raison et la pratique des vertus; nous ne voulons que cueillir les fleurs d'un arbre qui pourrait rapporter d'excellents fruits. Miss Lindley était bien éloignée d'imaginer qu'elle avait une rivale dans maitresse Habert, et une rivale capable, pour satisfaire son amour propre offensé, car ce n'était point de l'amour qu'elle ressentait, de se porter aux plus violents excès : conséquemment la jeune personne, dupe de son peu de connaissance da cœur humain, se détermine à un témoignage de confiance qu'elle se flattait de déposer dans le sein de l'amitié. Après bien des combats. des irrésolutions, elle se décide. enfin à cette confidence qui devait la perdre. Elle se trouve seule, un jour, avec maitresse Habert qui, s'apercevant de son trouble:-Qu'avez-vous, miss ? (lui dit-elle d'un ton d'affection, ) Je ne sais, vous n'êtes plus. la même ! qu'est devenue cette aimable gaieté qui semblait vous caractériser ? auriez-vous quelque chagrin secret qui vous tourmente? Il n'en est point que l'a confidence n'adoucisse. --- Ah! madame!-Ce soupir m'apprend assez que ma conjecture est fondée;oui, vous éprouvez quelque peine, et il faut vous épancher. Je vous le répète : un chagrin que l'on révèle, en devient plus aisé à supporter. Vous ne pourriez douter de l'intérêt sincère que je prends à ma chère miss Lindley; il y a déjà quelques années que nous sommes liées par un sentiment qui est chez moi-l'amitié la plus constante.-Il n'est que trop vrai, maitresse, ( en laissant s'échapper des larmes, ) la malheureuse Elisabeth n'est plus la même. Que vous dirai-je ! je ne prétends point vous faire un reproche : tout le tort est de mon côté, mais votre société, vous me pardonnerez cet aveu, m'a été bien préjudiciable ! ( Et à ce inot ses pleurs redoublent.) J'ai un cour, maitresse, j'ai un cœur!.. Je cherche à me rassurer contre ma faiblesse. De grâce, prêtez-moi des forces : les miennes ne sauraient me suffire; oui, j'ai besoin de vos conseils., que vous m'affermissiez contre moi-même... Ne devineriez-vous point ce que j'ai à vous révéler? Sans doute vous avez connu ce sentiment... qui fait aujourd'hui mon supplice ? Il n'est pas possible, inistriss,que vous l'ignoriez. -- Vous voulez parler, sans doute, de la sensibilité : elle m'a été souvent préjudiciable. Hélas ! j'aimais un époux... mais je dois respecter sa mémoire. Miss, venons à vous, on dirait que vous avez sur le cœur un poids qui vous accable : soulagez-vous, encore une fois, avec votre amie. Donnez-moi votre confiance, je la mérite.-Mistriss, ne vous en seriez-vous point aperçue ?.... La connaissance de sir Bedmer.... m'est bien funeste! (Et encore de nouvelles larmes.) Enfin Elisabeth se débarasse du fardeau qui l'oppressait. Aussitôt qu'elle a nommé le baronnet,-Vous l'aimez donc ? (changeant en quelque sorte de ton, et laissant percer un mouvement de jalousie.) -Je ne devrais point, maitresse, l'avouer, me l'avouer à moi-même: mais il ne m'est pas aussi indifférent qu'il me devrait l'être pour ma tranquillité, pour le maintien de cette pureté de sentiments que j'avais conservée jusqu'ici : hélas ! j'ai oublié les leçons d'un père respectable. Je vous en fais l'aveu... l'infortunée Elisabeth est bien changée! L'amie de la jeune personne s'est épanchée : elle a tout révélé, la circonstance de la promenade, la déclaration de sir Henry...-Eh! (interrompt, avec vivacité, maitresse Sara,) quelle a été votre réponse ?-Vous devez croire que j'ai reçu cet ayeu comme je le devais, que sir Bedmer n'a point surpris le secret de mon cœur; mais, puisquie vous avez des droits sur ma confiance, je me reprocherais de yous taire... qu'il s'est emparé de ce cœur... qu'il en est le maître... Et c'est dans cette occasion que vous vous montrerez mon amie, en me soutenant de toute votre vertu. (la vertu de maitresse Habert !) Délivrez-moi de ce sentiment qui m'est à la foi si pénible et si cher ! dites-moi, répétez-moi que le baronnet a une fortune qui lui défend, pour ainsi dire, de porter le nom de mon époux; ajoutez, sur cet objet, aux représentations de mon père : non, je ne suis point faite pour être la femme de sir Henry, et j'aime à croire cependant qu'il est bien persuadé qu'il n'y a que des propositions de mariage que je puisse écouter. Il est vrai(répond Sara, ) qu'il a un parent dont il dépend, et qui ne souffrira jamais que son neveu forme une alliance disproportionnée pour ce qui concerne le bien; mais la façon de penser, de cet égard, de sir Talmot, peut changer : et vos agréments, miss Lindley, ( avec une espèce de sourire qui trahissait sa perfidie, ) sont capables d'opérer des miracles. – Ah! maitresse, ne nourrissez point ce ma heureux penchant. Armez-vous plutôt de toute votre amitié pour le combattre, pour le détruire; vous serez ma bienfaitrice. A peine Elisabeth s'est-elle retirée, que la fureur de la jalousie éclate: --- Cette petite créature (s'écrié Sara,) aurait-elle plus que moi le don de plaire ? Elle peut s'attendre à tout l'effet d'un trop juste ressentiment... Cependant ne cédons point à d'aveugles transports; raisonnons notre vengeance,et sachons prendre un masque nécessaire. Sir Henry ne se dérobera point à cette vengeance si légitime; je le punirai dans ce digne objet d'un amour insensé; l'un et l'autre apprendront à me connaître. Quoi! j'ai pu m'abaisser jusqu'à laisser entrevoir à ce jeune étourdi le malheureux penchant qu'il m'a inspiré ! et j'aurais la faiblesse de servir une intrigue qui, lors même que je ne serais. pas intéressée à la traverser, me. couvrirait également et de honte et de ridicule! On ne manque pas aussi impunément à une femme... qui n'est guère plus âgée que miss Lindley, et qui certainement l'emporte sur elle pour les agréments... Quand je l'examine : où sont ses attraits, son esprit ? A-t-elle le moindre usage du monde ? Ces hommes sont bien singuliers de se laisser séduire par de semblables poupées. : Nous nous sommes arrêtés à ce petit soliloque pour donner une esquisse de la femme jalouse, et surtout pour faire connaître notre personnage maitresse Habert. : Quelques moments après, survient sir Bedmer; nous ne saurions trop dire si c'était bien ou mal à propos. A peine a-t-il paru:-Venez, venez sir Henry, j'ai un compliment à vous faire. Vous voilà un des plus heureux chevaliers qui aient existé depuis ceux de la table ronde. Vous allez juger si je ne suis pas la meilleure des femmes. Recevez vite ma confidence. Miss Lindley...-Eh bien ! maitresse...-vous aime à la folie.-Je serais aimé de la charmante Elisabeth ! Acet éclat de la passion, le ressentiment intérieur de maitresse Sara s'allume davantage: elle a pourtant l'adresse de le cacher. Elle avait gardé le silence; pénétrée de dépit, elle reprend : Oui, l'on m'a ouvert son cour, et l'on m'a avoué que vous en étiez le maître, aux conditions pourtant que vous vous présenteriez à titre d'aspirant à former le lien conjugal. Pensez-vous que l'oncle sera de cet avis ? Cela peut passer pour une fille assez jolie, mais, mon cher monsieur Bediner, on n'a point le sol, on n'a point le sol à apporter en mariage; tandis que tant de femmes, (regardant le baronnet avec quelque attendrissement,)' qui joignent aux agréments l'avantage de la fortune, ne seraient peut-être point fâchées de vous avoir pour mari. Bedmer ne prêtait guère d'attention à ces dernières paroles : il reprend pour ajouter au trait perçant qu'il venait de lancer dans une âme ouverte aux mouvements de la jalousie :-Je ne puis vous exprimer (en baisant la main de la rivale, ) combien je vous ai d'obligation! mon bonheur est au comble! Quoi!j'aurais pu toucher le cœur de l'adorable Elisabeth! je serais payé de retour ! Je vous l'avouerai, mon amour... est un amour qui n'a point d'égal ! (Et toujours des blessures pour la vanité de la coquette qu'on peut appeler la coquette punie.).-Enfin, maitresse Sara rend un compte des plus fidèles de l'entretien qu'elle vient d'avoir avec la jeune personne,n'oubliant point d'ailleurs de revenir à son observation:-C'est un mariage, je vous le redirai toujours, qui ne vous convient nullement. Vous devriez faire à ce sujet de sérieuses réflexions.-Oh! mon oncle (interrompt le baronnet, avec chaleur,) se laissera désarmer. Qu'il voie une seule fois miss Lindley, il aura mes yeux,. mon cœur; il conviendra... il ne démentira point mes espérances. Une épouse comme miss Lindley n'a pas besoin de la richesse. Ses charmes, ses vertus. m'obtiendront un consentement... qui ne saurait m'être refusé... Mistriss, ne pensez-vous pas comme moi ?. Mistriss Sara, fixant sur Bedmer un regard de mauyaise humeur:-Non assurément, je ne pense point comme vous. Cette alliance est totalement disproportionnée, et sir Talmot, j'en suis déjà convain-cue, ne vous favorisera point dans yos folles idées.. Laissons nos deux personnages se répandre encore en contradictions qu'il est inutile de mettre sous les yeux du lecteur, et passons à miss Lindley.. Elle s'enivrait à longs traits du poison séducteur. Que sa raison était faible ! et que son égarement prenait d'empire! Un inconnu saisit le.moment où sir Lindley n'était point. chez lui, et il remet une lettre à miss Elisabeth. --- De quelle part? de quelle part ? -- Vous le saurez, miss.. Et aussitôt le,commissionnaire se retire précipitamment, sans vouloir rien entendre, et miss n'a pas eu la force de lui rendre le billet, qu'elle s'empresse d'ouvrir, et elle lit: » Il est inutile de rester livré à » des combats dont je ne saurais » recueillir aucun fruit, que de » vous adorer toujours davantage : b) oui, charmante Elisabeth, ina » passion augmente tous les jours, » et quelque pouvoir que cet amour » ait sur moi, je ne me serais point » déterminé à vous en renouveler » l'aveu, si je n'étais résolu à le » consacrer par un engagement solennel; qui, divine créature, » c'est un amant qui brûle d'être. » votre époux, qui vous écrit. Ce » n'est qu'à ce seul titre que je me » suis décidé à vous montrer tout » l'excès d'une ardeur qui ne finira » qu'avec moi. Je n'ai donc point » prétendu vous offenser, en vous » envoyant mon aine dans cet écrit » que vous devez regarder comme » un garant authentique de mes » sentiments. La réponse que je sol » licite de votre part, comme l'arrêt » même de ma destinée, c'est de » m'écrire un seul mot, et que ce » mot m'éclaire sur mon bonheur » ou sur mon malheur... mon mal-» heur éternel! Que je sache si vous » agréez l'offre de ma main!.. J'emploierai tout auprès de mon on5 cle pour obtenir son aveu. Eh ! » pourrait-il me le refuser ? Ne » possédez-vous pas les premiers: s biens du monde, des attraits, » des vertus ? Mon parent serait » le plus insensible des hommes.... » Mais je puis répondre qu'il » sera favorable à ma passion, b) si votre respectable pèré veut »bien joindre son aveu au sien... · P. S : « J'enverrai chercher la réponse; songez que c'est la vie » que j'attends, et, si vous me refusiez cette faveur, soyez assusrée que je succomberais à mon » désespoir. » : Elisabeth a donc lu cet écrit qui devait lui être si funeste, puisqu'il achevait de porter dans son cœur le poison qui allait se répandre sur le reste de ses jours.. '. Jeunes personnes qui me lisez, pénétrez-vous bien de la faute où vient de tomber la malheureuse Lindley, et à laquelle elle va mettre le comble. Ce n'était point assez d'avoir accepté, d'avoir parcouru cette trop fatale lettre, elle va donner une réponse de sa main, et ta voici : (comme un cæur égaré par la passion s'abandonne à des faiblesses inexcusables ! ) » Vous demandez que je vous » réponde ! Vous m'entraînez à une » démarche qui me rend coupable » à mes propres yeux. Je ne me dissimule point que je manque à » tout, à mon père, à moi-même, » aux devoirs les plus imposants; » que j'offense cette vertu qui faim soit mon bonheur, mon unique » partage; et, de ce moment, je me » dévoue à un reproche éternel; » jugez de l'empire que vous avez » sur mon aine ! je m'oublie toute da entière, et ne considère que vous » seul. Applaudissez-vous, Sir Bedmer, du triomphe que vous remportez sur une infortunée qui » s'immole pour vous donner un » témoignage d'une tendresse.... » que mon époux seul aura toujours le droit de mériter: c'est à ce » titre que je vous laisse lire dans » mon cœur qui ne sera jamais qu'à » vous. Oui, je le sens, c'est pour » la vie que vous avez excité en moi » un sentiment que vous avez le » premier fait connaître à la trop » malheureuse Elisabeth! Après i cet aveu, je n'ai plus rien à vous » dire. Lorsque mon père et votre » oncle appuieront vos prétentions » de leur consentement, vous me » verrez marcher à l'autel, et prononcer le vous de vous aimer jusqu'au dernier soupir. » Elisabeth n'a pas écrit cette lettre, qu'elle veut la déchirer: plusieurs fois elle tente de s'imposer ce sacrifice; et autant de fois sa main s'y refuse; l'ascendant d'un sentiment plus fort que tout ce qu'elle se doit, l'emporte : enfin elle a saisi l'occasion de se trouver seule, et le coupable écrit, car c'était une faute impardonnable qu'elle se permettait, est envoyé. Il n'est pas hors de ses mains, qu'elle retombe dans de nouveaux accès d'un repentir devenu inutile. Que son âme est agitée ! Elle se dit que, si elle pouvait reprendre sa lettre, elle se garderait de commettre une pareille faute; et cette faute est irréparable. De ce pas elle marche avec précipitation vers l'abîme qu'elle s'est creusé. : Pendant ce temps la jalousie veillait avec toute son infernale activité : maitresse Sara fait demander à sir Talmot qu'il lui accorde un enentretien particulier : il n'ignorait point que son peveu était admis dans sa société; Talmot se presse de recevoir sa visite.. Après les préliminaires de politesse, maitresse le prie de faire retirer ses domestiques: en un mot, elle veut parler en liberté. :' -J'attends, monsieur, de votre probité que ma confiance ne sera-point trompée; c'est votre intérêt seul qui m'amène chez vous. (Et elle commence la conversation par l'éloge de Henry; ensuite elle vient au principal objet de sa visite :) Je me suis fait toujours un vrai plaisir de compter monsieur votre neveu au nombre de mes connaissances qui méritent d'être distinguées; une jeune personne qui m ' est m'est attachée depuis long-temps, est aussi de ma société; peut-être ne vous est-elle pas inconnue: on la nomie Elisabeth Lindley; elle appartient à d'honnêtes gens; elle n'a plus que son père : la jeune personne a quelques agréments; mais la fortune ne l'a pas servie de inême : elle est sans bien, privée sur cet objet de tout espoir, en un mot, dans une situation qui approche du peu d'aisance. ( A ce mot il échappe à sir Talmot un signe de mécontentement qui décèle son mépris pour l'infortune.) Et voilà la femme dont sir Henry est cependant amoureux ! Mais, l'imagineriez-vous? comme il sait que miss Lindley est vertueuse, du moins elle l'a été jusqu'à présent, il fait valoir auprès d'elle une promesse de mariage...-Une promesse de mariage, maitresse! mon neveu qui sera riche, contracter un semblable engagement avec une fille sans bien!.. Mistriss, je ne saurais trop vous marquer ma reconnaissance. Oh! croyez à ma parole : il ne l'épousera point, il ne l'épousera point. D'ailleurs, c ' est moi qui me charge du soin de lui choisir une femme, et la première chose que j'exige, c'est que ma nièce future ait une fortune qui réponde à celle de Bedmer; il n'y a dans le monde de réel que la richesse; la richesse est tout. Ne pensez-vous pas comme moi, maitresse? Il est vrai que le bien est ce qu'on doit d'abord envisager dans le choix d'un mari et d'une femme: oh! je suis fort de votre avis : cela s'appèle voir les choses dans leur vrai point de vue. Je suis charmé, maitresse, que vous soyez de mon sentiment. Je vous le répète, je suis très-reconnaissant des lumières que vous venez de me procurer, et qu'assurément je mettrai à profit. --- La grâce que je vous demande, sir Talmot, c'est de ne point me compromettre, et que monsieur votre neveu n'ait aucun soupçon de ma visite. Vous jugez du motif qui m'a conduite auprès de vous : rien de plus désintéressé! Encore une fois, ces procédés sont des obligations que se doivent réciproquement les honnêtes gens, et j'imagine avoir satisfait à mon devoir. Sir Talmot comble d'honnêtetés maitresse Habert, et lui donne sa parole d'honneur que son neveu ignorerait à jamais de quelle part il tenait ces éclaircissements sur sa conduite.. Quelle jouissance pour une rivale quise croyait humiliée! Avec quelle jouissance maitresse Habert se disait:-Voilà un trait lancé d'une main sûre : vous m'avez méprisée, sir Henry, j'ai bien pris ma revanche; vous ne vous attendiez pas à cette fâcheuse épreuve dans vos amours, et j'éprouve le plaisir de traverser vos admirables projets. · Quelle différence entre une âme souillée par la méchanceté, par le vice, et celle où reposait encore la sécurité de la vertu ! La malheureuse Elisabeth se félicitait d'avoir dans cette Sara une véritable amie : c'est à ce titre qu'elle s'empresse de courir chez elle. Comme sa candeur se jette au-devant du plus cruel artifice ! l'innocente créature s'élance dans les bras de Sara: -- Vous êtes mon amie; (en laissant couler des larmes, ) je n'ai rien à vous cacher: ( elle tire de sa poche la lettre de sir Henry, et la lui remettant dans les mains,) remplissez-vous de ma situation. Ce n'est pas assez: l'imagineriez-vous, ma chère maitresse ? j'ai répondu à cette lettre; (à cette dernière parole, un torrent de pleurs étouffe la voix de l'infortunée miss Lindley,) c'est un acte de complaisance impardonnable qui m'est échappé, et que j'aurai toujours à me reprocher; je ne sais même si je ne devrais pas m'imposer un sacrifice, cruel sans doute, celui de ne plus reparaître dans votre société... Si le baronnet ne peut être mon époux, à quoi me conduira lạ faiblesse de lui avoir découvert le trop puissant ascendant qu'il a pris sur un cœur... qui aime pour la première fois ? Ah! maitresse, je n'en suis que trop punie! je crains bien d'être réservée à la destinée la plus malheureuse ! Au moment même, paraît sir Henry. --- J'ai entre les mains une lettre. charmante (lui dit maitresse Habert,). qui fait honneur à votre sensibilité; on voit bien, mon cher Bedmer, que vous êtes capable d'aimer.Eh! qui n'aimerait point, (se hâte de répondre le baronnet, en attachant ses regards sur miss Lindley,) lorsqu'on a le bonheur d'avoir sous les yeux un aussi charmant objet! Oui, maitresse, je vous le déclare, voilà la maîtresse de inon âme, et je n'aurai point d'autre épouse, j'en prends le ciel à témoin, et j'en fais le serment devant vous. (Quel supplice pour la jalouse Sara!) Adorable Elisabeth, ( se tournant vers miss Lindley,) quelles délices m'a fait goûter votre réponse ! Je puis confier mon bonheur à maitresse, (jetant la vue sur Sara, ) elle est faite pour être notre amie... (Elisabeth s'efforçait de retenir ses larmes.) Vous pleurez, divinité de mon cœur! Ah! (s'écrie-t-elle,) quel empire vous avez obtenu sur moi!.. Et si le sort met obstacle à ce que je dois désirer, puisque (d'une voix mourante, ) vous m'avez inspiré un sentiment que je ne puis avouer, m'avouer à moi-même, qu'assurée de porter le nom de votre épouse; et si le ciel ne permettait point... Elle ne peut achever, la voix lui manque; sir Henry cherche à dissiper ses alarmes; il se jette à ses pieds:(spectacle bien déchirant pour l'âme d'une rivale témoin d'un pareil transport!)-Le ciel sera pour nous, ma divine Elisabeth; oui, votre amant, le plus passionné des amants, sera votre époux, n'en doutez point....-Et votre oncle? ( C'est tout ce que peut dire miss Lindley. )-Il n'aura point la barbarie de s'opposer à des nouds qui feront tout mon bonheur. Je · vous le répète, lorsque mon oncle vous connaîtra, son cœur le décidera en faveur d'un choix que justifieront vos vertus, vos grâces; non, il n'est point d'obstacles qu'un tel choix ne surmonte! N'êtes-vous pas de mon avis, maitresse ? ( s'adressant à la perfide Habert. ) Assurément, miss mérite (avec un sourire méchant,) qu'on lui pardonne des torts dont il ne faut accuser que la fortune.... Lorsqu'on est aussi aimable, a-t-on besoin de richesses ? Sir Bedmer reprend la conversation : --- Oui, miss, ( en regardant Elisabeth avec attendrissement,) j'en prends le ciel et maitresse Habert à témoin, puisque mon hommage n'est point dédaigné de tout ce que j'adore, je vous en répète le serment, nous serons unis par un nœud qui ajoutera sans doute à mon amour; et je brûle de le former ce noud qui me promet le sort le plus heureux. Le baronnet et son amante se sont donc séparés, remplis de la plus flatteuse espérance. Miss Lindley, lorsqu'elle se trouvait seule, ne pouvait se dissimuler qu'elle manquait au meilleur des pères; que du moment qu'elle n'épanchait point son âme dans la sienne, elle se rendait coupable : elle blessait une de ses obligations essentielles, celle de n'avoir rien de caché pour l'auteur de ses jours. Eh!. elle avait encore un reproche plus grave à se faire, et qui approchait du remord: elle offensait le sentiment, son père étant son ami le plus cher. Quelle est la preuve la plus forte de sensibilité qu'on puisse donner à l'amitié ? c'est la confiance; et elle l'avait retirée à celui qui la méritait le plus : aussi avait-elle à regretter les douceurs de cette tranquillité intérieure, le partage de la pure et innocente vertu. Jeunes personnes, arrêtez-vous à cette faute inexcusable que ne pouvait se pardonner Elisabeth : elle n'était déjà que trop punie ! Les deux amants ne cessaient de se voir chez maitresse Habert, qui méditait des projets de vengeance; et l'on doit bien s'attendre que leurs entrevues étaient consacrées à de solennelles protestations d'amour, et au désir le plus vif d'y mettre le dernier sceau, de former ce lien qui ne pourrait jamais les serrer assez au gré de leur passion. Sir Henry Bedmer. ne partageait que trop l'aveugle erreur où était tombée la sensible Elisabeth. Il n'avait point fait part à son parent de la situation où se trouvait son cœur. Lorsqu'il était rendu à lui-même, et qu'il pouvait s'interroger, espèce d'obligation à laquelle la plupart des hommes refusent de se soumettre, le bandeau de l'amour lui couvrait moins les yeux: il voyait s'élever les obstacles qu'il avait craint, en quelque sorte, d'apercevoir; il lui était impossisible de se cacher que sir Talmot ne consentirait jamais à ce mariage qui faisait l'unique objet de ses vœux. Et qui recevait la confidence de ses craintes sur cet objet ? la perfide maitresse Habert dont ces aveux flattaient la méchanceté. On remet à Sir Henry une lettre de son oncle qui lui assignait un rendez-vous à une de ses maisons de campagne, peu éloignée de la ville, et il lui recommandait sur-tout de venir aussitôt la lettre reçue. Bedmer est frappé du ton sévère qui se remarquait dans l'écrit: il conçoit des soupçons; il court à maitresse Habert, lui montre la lettre : elle en saisit aisément l'objet; mais elle se garde bien de révéler au baronnet ce qu'elle ne pouvait que trop pressentir. Nouveau sujet de joie pour sa jalousie, car elle ne doute point du coup dont ya être frappé sir Bedmer. Il se rend donc à l'invitation de son oncle. A peine celui-ci l'a-t-il aperçu: '.-Approchez, monsieur, ( d'un ton qui décelait assez que la conversation ne serait point agréable pour sir Henry, ) je vous fais mon compliment sur votre discrétion: vous vous donnez donc les airs d'être amoureux ? et ce qu'il y a de pis, vous traitez dignement cette petite étourderie, au point que vous parlez d'y mettre le sceau du mariage? ( Bedmer cherche d'abord à éloigner le sujet de la réprimande:) Il est inutile de me balbutier des mots qui ne signifient rien; oui, monsieur, vous prétendez former un engagement qui ne vous convient en aucune façon. Aller s'imaginer de s'allier à une fille qui n'a pas un écu de revenu!..-Mais, mon oncle, vous ignorez peut-être que la jeune personne dont il s'agit, est la vertu même; qu'elle a pour père l'homme le plus respectable; qu'elle est d'une famille distinguée par l'estime générale. Je ne vous parlerai point de ses grâces, de ses charmes. Daignez, je vous en conjure, la voir, et vous jugerez par vous-même que je suis bien loin d'avoir dit tout ce qu'Elisabeth Lindley doit inspirer.-Oh! monsieur, je connais les amants : l'objet de leur passion romanesque est toujours un modèle de perfections. Votre Elisabeth peut être une beauté céleste, incomparable; mais je ne redirai qu'un mot: elle est pauvre, et vous serez riche; et c'est la fortune, la fortune seule qui fait les bons mariages. Quest-ce que la vertu ? magnifique expression! Votre but doit être de rechercher une femme qui vous convienne, qui vous égale en richesses; après cet heureux avantage, le reste n'est que le superflu, superflu encore dont il est fort aisé de se passer. --- Mais, mon oncle, n'ai-je pas un bien suffisant pour goûter le plaisir de le partager avec la créature la plus propre à faire le bonheur d'un homme sensible ?.. Encore une fois, miss Lindley possède tout ce que l'on doit rechercher dans une femme à qui l'on veut s'associer pour la vie : rien ne lui manque... La fortune, monsieur, la fortune. Je me suis assez expliqué : vous ne prendrez une épouse que de mon choix, parce que je suis plus éclairé que vous-même sur vos propres intérêts; renoncez donc, et pour toujours, à un goût de fantaisie que je désapprouve. Je ne vous parlerai plus sur cet objet; j'imagine que vous écouterez la raison... Vous savez que vous êtes mon héritier, et je serais bien fâché de.. vous laisser de quoi vous applaudir de votre sottise. Sir Henry voulait encore tenter d'adoucir son inflexible parent: ses nouveaux efforts furent aussi infructueux: il ne remporta de cette entrevue qu'une déclaration formelle de sir Talmot contre cet engagement. On peut juger de sa douleur par l'excès de sa passion pour miss Lindley. Il court chez maitresse Habert, ne manque pas de lui rendre un compte des plus circonstanciés de sa désagréable entrevue avec son parent. Et à qui faisait-il cette confidence ! Le mauvais Génie qui persécutait nos deux amants, amène la malheureuse Elisabeth chez sa redoutable rivale : le premier objet qu'elle aperçoit, c 'est Bedmer, et Bedmer plongé dans une sombre rêverie : elle est frappée de ce triste maintien. Mistriss Habert n'attend point que le baronnet en ait découvert la cause; elle se presse, avec une noire malignité, d'instruire Elisabeth de l'affligeante aventure que vient d'essuyer son amant; elle a la cruauté de ne pas lui épargner le moindre détail. --- Qui, ma chère Elisabeth, (interrompt Henry, se relevant de son douloureux accablement, ) maitresse ne vous a que trop présenté mon malheur... Mais ( se jetant aux pieds de la jeune personne,) un parent trop cruel ne saurait m'empêcher de vous aimer, de vous adorer; il ne vous connaît point, divine Elisabeth, il ne vous a point vue... j'espère... Vous êtes faite pour opérer des miracles, qu'il se désarmera, qu'il rendra justice à tant de vertus, de charmes... Eh! qui ne sentirait tout ce qui est dû à la divinité de mon cœur! Miss Lindley éprouve un trouble qu'il ne serait guère possible d'exprimer : elle entrevoit toute l'horreur de sa situation; elle a perdu, pour ainsi dire, l'usage de la voix. Après donc quelques moments de silence :-Je n'envisage que trop le sort qui m'attend. Monsieur Bedmer, quels reproches n'aurais-je pas à me faire, si je vous causais des chagrins que vous ne méritez point! Il faut... nous accoutumer... à ce que je devais trop pressentir: je n'ai point de fortune; ( en versant des larmes,)... c'est à une autre qu'il faut offrir votre main. Ah ! qu'on est à plaindre, lorsqu'on n'a pas les yeux continuellement attachés sur son état!.. Mon père ! mon père ! ( et à cette exclamation ses pleurs redoublent,) vous ne m'aviez que trop présenté l'abîme où je me vois précipitée !... Mon cher Bedmer, ne nous voyons plus! ne nous voyons plus !... Oubliez-moi, et que je ne contrarie point les volontés d'un parent.... Je me retire.... Adieu... peut-être pour la dernière fois. Vous ne nous quitterez point, adorable Elisabeth! Moi, renoncer à vous aimer, à l'espoir de recevoir votre main! Plus que jamais mon cœur est plein de la divine Lindley. Je m'enchaîne ici à la face du ciel par de nouveaux serments; non, je n'aurai point d'autre épouse que vous; je l'ai déclaré à sir Talmot... Je tomberai à ses genoux; il cédera à mes prières, à mes larmes... Je yeux qu'il vous connaisse, et je suis assuré qu'alors il ne s ' élèvera plus contre un choix qu'il ferait lui. même... Si vous aviez fixé sur lui un seul, un seul de vos regards. Ils se sont quittés, l'âme bouleversée, accablés de leur déplorable situation; Elisabeth sur-tout était en proie à l'agitation la plus vive. Elle est rentrée dans sa demeure; son père était absent pour l'instant : elle se trouve donc seule, à portée de s'entretenir avec ellemême, de s'interroger. Ces espèces de soliloques redoublent la peine, comme ils augmentent le plaisir! Miss Lindley s'abandonne à toute sa douleur : --- O mon père ! (s ' écrie-t-elle, ) combien je vous ai offensé ! Que je suis punie de vous avoir retiré cette confiance que je vous devais, et que je semblais vous avoir consacrée! Voilà donc dans quel abîme je suis plongée ! Dois-je écouter une passion qui ne. conduit point à cet engagement, seul motif qui puisse justifier le malheureux amour auquel j'ai ouvert mon âme, sans l'aveu de mon respectable père, de ce père, l'ami pour moi le plus tendre, le plus éclairé, qui m'aurait garantie.... du sort affreux qui me menace?... Me sera-t-il actuellement permis d'aimer, puisqu'il m'est défendu, par une trop cruelle destinée, de voir dans Bedmer un époux ?..... Et à quel but me conduirait un sentiment.... que je dois étouffer! Aurai-je la force de le vaincre, quand je n'ai pas même celle de le combattre ? Oui, femme infortunée ! il n'est que la mort, il n'est que la mort qui puisse mettre fin à tant de maux, sauver ma vertu du naufrage, rompre cette chaîne de malheurs dont je vais in ' envelopper. O mon Dieu! pourquoi ne puis-je me délivrer du fardeau de l'existence ? Quels seront les jours qui me restent à consumer dans les larmes, dans le désespoir, dans l'appréhension de moi-même !... Puis-je, puis-je revoir Bedmer, s'il faut renoncer à cette union!... Hélas ! j'eusse été trop heureuse.-O ciel! pourquoi m'avez-vous formée aussi sensible! Et une abondance de larmes terminait ces monologues qui n'a menaient aucune résolution déterminée.. La tendresse paternelle a les yeux pénétrants de l'amour: le père d'Elisabeth saisit en elle quelques signes du sombre chagrin qui la dévorait : --- Ma fille, (lui dit-il,) depuis quelque temps sur-tout, j'ai une pressante envie d'avoir avec toi un entretien des plus importants. Je ne te le cacherai point; je ne te vois plus la même! je ne sais, mais ou le trouble, ou la tristesse se peignent sur ton visage; autrefois tu m'ouvrais ton âme, tu n'avais rien de caché pour un père qui assurément est digne de ta confiance.... Elisabeth, tu n'ignores point combien tu m'es chère ! J'en suis certain, il y a quelque chose qui pèse sur ton cour..... Ne me dissimule rien, épanche-toi dans le sein paternel... Encore une fois, ne suis-je plus ton ami ? (Et il l'embrasse, en lui prenant la main avec un sentiment affectueux.) Des pleurs t'échappent!.. Ma fille... ma chère Elisabeth...7 je ne me suis point trompé: un sourd chagrin te consume. ....Ah! mon père ! (s'écrie Elisabeth avec un sombre gémissement, et redoublant ses larmes,) votre malheureuse fille devrait fuir jusqu'à vos regards. (A ce mot, la voix lui manque.) --- Mon enfant, ce n'est pas à toi à douter de ma tendresse; l'indulgence ne peut se séparer de l'amour paternel : (et quelques pleurs, à ces dernières paroles, mouillent les yeux du bón Lindley.) --- Mon tendre père, (en lui baisant les mains et les arrosant de larmes, ) quelque bonté que yous ayez pour moi, vous ne sauriez me pardonner, puisque moi-même je me juge coupable; oui, je ne suis que trop criminelle ! j'ai manqué de sincérité à votre égard, sans doute, ô le plus respectable des pères ! je ne suis plus la même. Elisabeth enfin en est venue à cet aveu qui lui pesait tant sur le cour; le secret de sa situation est dévoilé; elle est entrée dans tous les détails de ce malheureux amour qui l'attache plus que jamais au baronnet; et elle termine cette pénible confidence, par montrer l'extrémité où elle est réduite; elle ne déguise rien au sujet de l'entrevue de Bedmer avec son oncle, et de l'opposition décidée que met ce dernier au mariage projeté : Voilà, mon père, (ajoute-t-elle au milieu des sanglots, ) le chagrin violent que j'ai à supporter ! J'ai manqué à vous, à moi-même, à cette vertu si pure dont vous m'aviez tant recommandé de ne jamais m'écarter; eh ! mon père, pour comble de douleur, mon cœur est plus que jamais rempli de son amour; je suis cependant convaincue de la nécessité de me soumettre à l'obligation sacrée d'arracher de mon âme ce trait, ce trait mortel qui la déchire: il le faut, il le faut, puisque je ne puis être l'épouse de sir Bedmer. Lindley n'était guère plus calme que sa fille; le devoir de soutenir les droits de l'autorité paternelle était aux prises avec sa sensibilité. Enfin il prend la parole: Sans doute, Elisabeth, si je n'écoutais qu'une trop juste sévérité, j'aurais des reproches très-mérités à vous faire : vous voyez où vous a conduite la dissimulation avec un père qui ne cessait de vous donner des marques de sa tendresse; (miss redoublait ses larmes, ) mais je ne prétends point user ici de mon pouvoir.,... Cruelle enfant ! c'est toujours mon cœur que j'écouterai en ita faveur; cesse donc de t'abandonner à une douleur qui t'ôte l'usage de la raison; ne nous appesantissons point sur le mal : ne songeons qu'au remède. Remplis-toi de ce que je vais te dire, et sois persuadée qu'il n'y a point d'autre moyen de revenir à cette vertu; que tu as offensée, en recevant dans ton âme un penchant que tu ne devais point me cacher; non, il n'y avait pas un seul de tes sentiments que tu ne fusses obligée de me confier. Mais, je le répète, je ne veux point, en ce moment, recourir à des plaintes qui ne seraient que trop fondées. Il faut d'abord renoncer absolument... à toute espérance de pouvoir être unie à sir Bedmer. Tu vois que mes représentations étaient motivées, que la richesse recherche toujours la richesse, et repousse tout ce qui porte la moindre apparence d'infortune ! Le ciel qui préside à toutes nos destinées, ne veut donc point que le baronnet soit ton époux: en conséquence, Elisabeth, il est inutile de te remontrer qu'alors ton amour serait une erreur des plus condamnables, dont, tôt ou tard, tu serais la victime. Et, tu n'es point sourde à la voix de l'honneur : il te parle, c 'est lui qui te représente que c'est pour toi une nécessité absolue de rompre, pour ainsi dire, avec toi-même, de t'interdire la moindre démarche, de fermer ton cœur à toute pensée qui te ramènerait à ta faiblesse, faiblesse qui bientôt deviendrait criminelle, et que ma fille elle-même ne pourrait se pardonner. Les moyens pour parvenir à cette victoire si difficile à obtenir, mais que tu remporteras, si tu te livres aux conseils, à l'expérience d'un père aussi tendre à ton égard que je le suis, ces moyens sont de fuir toutes les occasions de revoir sir Bedmer, sur-tout de te défendre de la tentation de lui écrire, ne fût-ce qu'un mot, de ne point aller chez inistriss Habert, enfin de rejeter jusqu'au dernier trait d'une image qu'il faut nécessairement : effacer et bannir de ton âme. Ce sacrifice demande, je l'avoue, des efforts de courage; mais la fille de Lindley, (en l'embrassant,) est faite pour se subjuguer, pour triompher d'elle-même. Ne quitte point ton père; ne cesse point de te combattre, et, je le prédis, tu l'emporteras,'tu reviendras à ce calme heureux, le · partage de l'innocence. Cela n'empêchera point que je ne m'occupe du projet de te procurer un établissement qui nous convienne à tous deux. Mon enfant, un état médiocre, un état médiocre : crois-en ton père, ton ami, (en l'embrassant une seconde fois,) c'est-là, ma chère Elisabeth, que se trouve le vrai bonheur. Promets-moi bien sincèrement de dompter ce trop funeste penchant, et de ne plus retourner chez maitresse Habert, en un mot, de rompre toute société avec sir Henry. Ma chère fille, me donnes-tu ta parole ? je m'en rapporterai à ton honnêteté... Quelle situation pour la jeune personne! Son père sollicitait, pressait sa réponse; enfin, d'une voix tombante : – Mon père, mon père, je vous obéirai.-Embrasse-moi, mon enfant : de la fermeté, et je retrouverai mon Elisabeth. Elle s'est donc liée cette malheu. reuse Elisabeth; par ce nouveau serment: elle ne reverra plus maitresse Sara, ni l'objet qui l'appelait dans sa société; jainais, :non, jamais, elle ne cherchera les occasions de se retrouver avec sir Henry; elle ne lui écrira point; elle s'efforcera de le bannir de son âme, de sa pensée : c'est-là la nature de l'espèce de vœu qui l'enchaîne. Hélas ! elle a balbutié de bonne foi cette promesse qui l'épouvante, lorsque, livrée à ses réflexions, elle vient à considérer la profondeur du gouffre, où, s'il est permis de s'exprimer ainsi, elle s'est jetée volontairement. Le baronnet, de son côté, n'était guère dans un état plus supportable. Quel est son étonnement, ou plutôt son désespoir! Elisabeth ne s 'offre plus à sa vue. En vain il retourne à chaque instant chez maitresse Habert, demande à chaque instant si l'on n'a point de nouvelles de miss Lindley : il n'est pas possible de lui donner sur, cet objet la moindre réponse satisfaisante;la perfide Sara s'abreuvait à longs traits de ses larmes. Elle reçoit enfin la visite du père d'Elisabeth : -- Mistriss, ne soyez point surprise de ne plus revoir ma fille, elle m'a tout appris : il est temps d'arrêter les progrès du mal. Malgré toute l'estime que je vous ai vouée depuis que nous nous connaissons, vous permettrez qu'Elisabeth se retire de votre société, et qu'elle fuie toutes les occasions de voir sir Henry. J'imagine que vous approuverez un père qui n'est remplique du bonheur de son enfant, de l'unique soin d'entretenir sa vertu, et vous n'ignorez point que la vertu la plus assurée peut céder à la séduction. Sir Henry est fait pour contracter un engagement qui réponde à sa fortune. On s'attend bien que maitresse Habert applaudit à la précaution de Lindley, et qu'elle promit même de le seconder dans une intention aussi digne d'être approuvée de quiconque avait une idée des devoirs d'un père, et de ceux de l'honnête homme. Sir Talmot rencontre à la promenade le vertueux et sensible Lindley : il l'aborde : -- Je suis charmé, sir, que l'occasion me procure la satisfaction d'avoir un moment d'entretien avec vous, je devais vous prier même de passer chez moi pour vous parler d'un objet qui nous regarde tous les deux. Et aussitôt il entre en matière, et lui fait part de la passion de son neveu pour Elisabeth; il ajoute :-Sir Lindley, vous jouissez d'une réputation trop bien établie pour ne pas vous pénétrer du motif raisonnable qui me détermine à refuser votre alliance; vous connaissez l'esprit de la société : pour que les liens du mariage obtiennent l'approbation du public, il faut": qu'ils soient assortis; miss Elisabeth peut réunir toutes les grâces, toutesles vertus, mais, vous pardonnerez à la franchise de l'aveu, la fortune ne vous a point traité comme vous le méritiez, et mon neveu aura un bien suffisant qui lui permettra de prétendre à des places éminentes. Je ne parle point de mon héritage qui lui procurera un supplément des plus avantageux....Sir Talmot, (interrompt l'estimable Lindley, ) il est assez inutile de me faire l'énumération des fayeurs que monsieur votre neveu a reçues du ciel, dont il faut reconnaître en tout le pouvoir. Dès son enfance, j'ai cherché à inspirerà ma fille la connaissance et l'amour de la vertu; son inexpérience, la faiblesse de son âge, l'empire de la séduction ont pu l'égarer jusqu'à un certain point; elle a pu oublier mes leçons pour quelques moments, mais je vous réponds de son retour à la raison et à son devoir. Je sais tout, je sais que monsieur votre neveu lui à inspiré un sentiment que je viendrai à bout de.dompter : c'est moi qui vous en donne ma parole. Je n'ignore point qu'ici bas la richesse est tout, et je serais le premier à conseiller au baronnet de suivre vos volontés, et de former un engagement où la fortune dicteroit les premiers articles du contrat. Oui, sir Talmot, c'est la fortune qui est la première souveraine de ce monde : obéissez à ses lois : pour moi, je me renferme dans mon état médiocre, qui me permet la noblesse des sentiments, c 'est tout vous dire, et ma fille, je vous le répète, aura ma façon de penser, et ne démentira point son père.. Lindley, quelque assuré qu'il fût dans ses principes, n'avait pu se défendre des atteintes de cette humiliation que le favori de la fortune fait toujours ressentir à quiconque vit dans la modeste médiocrité. Elisabeth se rendait à une maison voisine de sa demeure : elle passait par une rue détournée. Qui vient se présenter sur son chemin, et la conjurer de s'arrêter un instant ? Sir Henry, avec tous les transports du plus violent désespoir : --- Vous m'écouterez, miss, vous m'écouterez, je ne vous dirai point au nom de l'amour, mais au nom de la pitié, de l'humanité ! (la jeune personne, partageant son trouble, voulait cependant retourner sur ses pas :) vous daignerez m'entendre... un moment... ou je m'immole à vos yeux. ( Elle reste accablée de cette rencontre si peu-prévue.) Je ne me permettrai, miss, qu'un mot: Vous ne doutez point de l'excès de inon amour: je suis prêt à le sceller de ce serment solennel dont la loi est le garant; oui, votre amant, si vous y consentez, dès demain sera votre époux; mais j'implore de vous une grâce : que ces nœuds se contractent dans le plus profond secret.; Sur-tout dérobons-en la connaissance à mon oncle, vous me perdriez... Qu'un mariage caché... A ce mot, Elisabeth semble s'être relevée de l'accablement: -- Un mariage clandestin, sir Henry! jamais je ne me soumettrai à une pareille condition. Je ne prétends point vous déguiser le sentiment que vous m'avez inspiré pour le malheur de ma vie, mais j'aurai encore assez. de force sur moi-même pour résister.... Je le vois... je le sens... nous ne pouvons être unis.... cessons donc de nourrir une passion qui fait le malheur de tous deux... Je ne puis vous promettre de vous oublier... mais je puis vous donner ma parole... que je saurai mourir. Et aussitôt Elisabeth, par un dernier effort de courage, s'arrachant à l'occasion de voir sir Henry, et de lui adresser encore quelques paroles, se retire avec précipitation, sans vouloir rien entendre, et retourne chez elle, impatiente de se renfermer dans son appartement. Son père vient l'y trouver, son abord annonçait quelque agitation :-Elisabeth, je ne prétends point vous affliger, mais à l'instant je sors d'éprouver un désagrément dont vous êtes l'unique cause. Sa· Vez-vous que j'ai rencontré à la promenade l'oncle de sir Henry ? ( Et il lui raconte tous les détails de son entretien avec sir Talmot.) Je ne vous parle de cette aventure, Elisabeth, que pour vous rappeler l'engagement que vous avez pris, et vous affermir dans une résolution qui deviendrait pour vous un crime, si vous y manquiez. J'ai assuré sir Talmot qu'il ne devait avoir aucune crainte à cet égard, que vous ne reverriez plus son neveu..... La jeune personne pâlit, rougit, est déconcertée; cependant elle ne peut se résoudre à instruire son père de sa rencontre avec le baronnet, et elle répète d'une voix entrecoupée la promesse qu'elle a faite à l'auteur de ses jours. Oui, ( s ' écrie-t-elle, lorsqu'elle est rendue à la cruelle nécessité de s 'entretenir avec elle-même, ) j'ai promis.... et à quel sacrifice me suis-je engagée ? à ne plus revoir sir Henry, à le bannir mêine de mon cœur.... à ne pas accorder un sentiment, une pensée...... au maître.... au tyran de mon âme! Sans doute, c'est lui, c'est Bedmer, qui règne sur toute mon existence: Mon père, tes lois ont bien moins de pouvoir sur ta malheureuse fille que cet amour.... qui fait mon véritable supplice! Ah! pourquoi, trop funeste société, t'ai-je recherchée ? C'est toi, Sara, qui m'as entraînée dans ce gouffre de douleur! si je ne t'avais point connue, je n'éprouverais pas tous ces tourments, je n'aurais point à rougir de moi-même. Qui, j'ai perdu, j'ai perdu mon repos, ce calme, le fruit de la vertu; et elle ne me sera point rendue, cette tranquillité qui faisait mon bonheur suprême! Voilà donc le châtiment que j'ai trop mérité, en me laissant entraîner à un penchant que j'aurais du combattre dès sa naissance!.. Irois-je contracter, à l'insu de mon père, un engagement qui mettrait le comble à mes erreurs, à des erreurs si peu excusables ? Et quand même je serais assez coupable pour former cette union qui ne serait point revêtue de la solennité des lois, pourrais-je m'abuser au point d'imaginer que ces liens ne seraient pas susceptibles d'être rompus ? Je frémis! quelle image! je serais donc regardée comme la maîtresse avilie de sir Henry!... Non, non, je ne me prêterai point à une complaisance aussi criminelle..Quel parti ai-je donc prendre ? ( en elevant les yeux au ciel, et dans une abondance de sanglots. ) Le parti de mourir.... Il ne m'en reste point d'autre.... O Dieu ! Dieu ! devais-je m'attendre à une destinée si déplorable? Tels étaient les assauts que l'infortunée Elisabeth avait à soutenir. Malgré sa résolution, malgré son amour pour son père, pour le maintien d'une conduite irréprochable, elle devait marcher de fautes en fautes : elle s'oublie, elle se dégrade, si l'on peut parler ainsi, au point de profiter de quelques moments d'absence de sir Lindley, pour retourner chez maitresse Habert: et dans quel sein allait-elle déposer le trouble affreux de son âme! : Elle paraît donc chez sa rivale, qui jouit du spectacle de son désespoir. A peine maitresse Sara l'a-t-elle aperçue : --- Que venez-vous faire ici, ma chère amie ? Je ne vois plus depuis quelques jours sir Henry : il faut croire qu'une défense expresse de son oncle lui interdit ma société.-Quoi! mis'triss, vous ne le voyez plus ! Sans doute sir Talmot aura fait naître des obstacles insurmontables. En croirez-vous une amie attachée à vos intérêts comme aux siens propres ? Il est de toute nécessité que vous renonciez à cette malheureuse passion qui ne vous causerait que les plus violents chagrins : un mariage secret serait une espèce d'opprobre que vous auriez à supporter, et il n'est pas possible qu'une telle union soit contractée : par la fille de sir Lindley. A votre place, je prendrais mon parti, je m'armerois de toute la raison que je vous connaîs; je m'immolerois jusqu'à bannir totalement le souvenir du baronnet. C'est un remède violent que je vous propose, mais vous ne vaincrez pas autrement l'amour qui vous tyrannise..: Quelle était la réponse d'Elisabeth à ce discours, où Sara s'applaudissait de sa perfidie ? des larmes dont elle ne pouvait arrêter le cours. Enfin elle se sépare de maitresse Habert, en la conjurant de tenir sa visite secrète, et sur-tout de la cacher à son père, dont elle-ne sentait que trop qu'elle trompait la confiance. En effet, sir Talmot déployait contre son neveu une autorité si sévère, qu'il le gardait, pour ainsi dire, à vue; il n'était pas possible à sir Henry d'échapper à sa surveillance; les domestiques avaient des ordres exprès pour s'opposer à tout ce qui pourrait entretenir la moindre correspondance avec miss Lindley; le baronnet se livrait au désespoir, et il n'ignorait point que le père même de la jeune personne s'était déclaré contre lui, et refusait absolument de souscrire à cette union qui aurait comblé les vœux des deux malheureux amants. : Aurait-on prévu la démarche de maitresse Habert auprès de sir Talmot ? Comme la passion aveugle le jugement! à quelles erreurs inconsidérées elle nous expose! On a dû apprécier aisément cette femme dont la première imperfection était une coquetterie, assez éclairée cependant pour se dérober aux yeux de la société, à ces yeux qui regardent et ne voient rien. Quand cette coquetterie se croit humiliée, elle a quelquefois tous les transports de l'amour: Sara n'était point éprise du baronnet, mais il lui avait plu; il n'avait pas entendu le langage de ses avances, et il en aimait une autre : voilà bien des motifs pour donner de l'humeur à une femme à prétention, et lui inspirer même un esprit de vengeance. · Mistriss Habert forme donc la résolution de passer les bornes de la bienséance, pourvu qu'à ce prix elle obtienne la victoire sur sa rivale. Elle se détermine à faire une visite à sir Talmot, observant toujours d'exiger de lui qu'il lui garderait un secret inviolable : -- Vous me revoyez encore, (dit-elle, ) j'ai une singulière proposition à vous faire, et il faut que je compte bien sur votre discrétion pour me résoudre à cet aveu : je ne vous le dissimulerai point, je vois votre neveu avec un sentiment qu'il ne tiendrait qu'à lui de convertir en un attachement décidé; votre dessein est de l'établir, de lui donner une épouse : vous n'ignorez point que je possède une fortune honnête, et qu'il me serait permis d'aspirer à former une alliance avec vous. Je vous le répéterai, je suis maîtresse d'un bien qui peut appuyer més prétentions. Vous ne sauriez vous cacher que le moyen de détruire une inclination dont le résultat ne ferait que deux créatures à plaindre, c'est de marier promptement sir Henry; par-là vous l'assujettirez entièrement à vos volontés; et je crois même rendre un service important à cette jeune personne qui est mon amie, il ne sera plus possible à l'un et à l'autre de concevoir des espérances, il faudra nécessairement qu'ils renoncent à leur amour. Elisabeth, j'aime à lui rendre justice, est trop vertueuse pour songer à contrarier une union fondée sur des principes reconnus sacrés. Je vous le redis, cette confidence est pour vous seul, et vous aurez en moi une nièce qui vous sera aussi dévouée que si elle était votre propre fille. : Sir Talmot parut recevoir avec reconnaissance la proposition de inistriss Habert; il l'assura qu'il n'abuserait point de cette marque de confiance, et que sa démarche resterait cachée à son neveu... Voilà donc maitresse Habert qui regagne sa demeure, s'applaudissant déjà d'être la femme de sir Henry, et ne doutant nullement du succès de sa visite à sir Talmot. Elisabeth n'avait aucune nouvelle du baronnet, elle ne savait à quel motif attribuer cette espèce d'abandon où il la laissait. Il y avait des moments où elle formait le projet de voir maitresse Habert, mais elle renonçait bientôt à cette démarche: Sara elle-même ne lui avait-elle pas montré une disposition bien contraire à ce qu'elle attendait de son amitié. D'ailleurs, elle persisteroit dans sa désobéissance aux ordres de son père; elle s'avilirait entièrement à ses propres. yeux:-cette dernière crainte la retenait peut-être autant que son attachement à l'honneur; et elle voyait avec désespoir qu'il ne lui restait plus de motifs pour nourrir une passion que tout lui ordonnait de vaincre. :; : A peine maitresse Habert s'est-elle séparée de sir Talmot, que celui-ci envoie un de ses domestiques à son neveu, lui dire de venir, aussitôt lui parler. Sir Henry se hâte d'obéir. Il est donc seul avec son parent, qui prend la parole : --- Vous sayez, mes intentions, Bedmer : que je n'entende plus prononcer le nom de cette Elisabeth. Je vous l'ai dit: vos intérêts me touchent autant que les miens propres. Il s'agit de vous trouver un parti convenable, et ce choix est fait : l'épouse que j'ai à vous proposer a de la fortune : c'est une veuve, mais qui n'a point d'enfants : en conséquence, elle est en état de vous procurer des avantages; je n'insisterai point sur ses agréments, elle est aimable, d'un âge encore à plaire; mais son premier charme, mon ami, c'est du bien: du bien! c'est-là de quoi former une union assortie. Quand je : vous aurai dit son nom, je suis assuré que vous serez le premier à me presser de contracter cette union qui, à tous égards, aura votre aveu: vous connaissez maitresse Habert....-Mistriss Habert! mon oncle, et c 'est-là la femme que vous voulez ine donner? Je ne saurais répondre à vos vues, je me sens une aver· sion.... inais par quelle singularité... --- Il m'est revenu même que vous ne lui étiez point indifférent.-Comment, mon oncle ?... Cette explication vous suffit. Il vous importe peu d'être instruit par quel moyen j'ai découvert la prévention favorable que vous lui ayez inspirée.. Et vous parlez d'aversion! Encore une fois, cette femme a du bien, et ce mariage assurément aura mon approbation. ... L'entretien dura long-temps : sir Talmot ne se lassait point de présenter au baronnet les avantages de cet engagement; il ajouta qu'il le verrait se former avec plaisir; il employa les instances, il alla jusqu'aux menaces. Sir Henry ne se rendit point à tout ce que son parent avait mis en œuvre pour l'engager à suivre ses volontés, il refusa d'entendre seulement prononcer le nom de maitresse Habert, et se retira, laissant sir Talmot plus décidé que jamais à déployer toute sa sévérité contre l'indocile neveu. Mistriss Sara Habert était bien éloignée de prévoir l'issue de cette démarche si imprudente de sa part; sa vanité quelquefois souriait à la perspective qu'elle envisageait; il ý ayoit des instants où elle se voyait l'épouse de sir Henry; et quelle satisfaction elle goûterait à porter ce coup à miss Elisabeth, à qui elle donnait pourtant le nom de son amie ! Une rivale humiliée: quelle image caressante pour l'amour propre d'une coquette! :. Elle était donc le jouet des songes les plus séduisants, lorsque sir Talmot vient lui rendre compte de sa conversation avec son neveu : Cette Elisabeth, maitresse, l'a tant subjugué, qu'il semble avoir renoncé pour jainais à tout autre attachement; c'est une tête perdue qui ne sent pas le prix de sa bonne-fortune.-Comment! ( s'écrie avec emportement maitresse Habert, ) il sera décidé que cette petite Lindley me coûtera... une humiliation que je ne me pardonne point! J'aurai porté l'oubli de moi-même jusqu'à courir chez vous solliciter la main de votre neveu, et voilà quel sera le résultat de ma démarche! En vérité, j'ai peine à soutenir vos regards; sir Talmot, la honte... je mérite bien cette punition... mais... il ignore que je vous ai vu ? "... Talmot la rassure sur cet objet : Ces contrariétés, du reste, ne doivent point vous étonner, les goûts sont si capricieux. Tout ce que je puis vous affirmer ici, c'est que mon neveu n'épousera jamais miss Lindley.....-Vous aurez raison, sir Talmot, vous aurez raison de vous élever de tout votre pouvoir contre une alliance aussi disproportionnée. Ne vous laissez point gagner par les sollicitations de sir Henry. Ce n'est pas que je prétende vous indisposer contre lui, mais dans cette occasion, il faut bien vous garder d'écouter la sensibilité; employez toute votre fermeté; ne cessez point de lui opposer un refus formel; il ne sera pas toujours possédé de cet amour romanesque, et lorsqu'il aura ouvert les yeux, qu'il sera revenu de son délire, il reconnaîtra les obligations qui vous seront dues... Il faut-être bien aveuglé pour me préférer une petite créature qui n'a pas le sol!... On la dit jolie: pour moi, je lui trouve des agréments peu faits pour être remarqués : elle n'a que cet air de jeunesse qu'ont toutes les personnes de son âge. Après de semblables traits, les femmes doivent peu croire à l'amitié : c'est dans ces circonstances qu'on sent tout l'abus de l'expression. L'infortunée Elisabeth était un exemple de sensibilité, soumise aux plus cruelles épreuves, battue continuellement par des orages successifs, tantôt abandonnée à tous les aveugles transports de la passion, tantôt envisageant sa faiblesse avec horreur, et se rejetant inondée de larmes au sein de cette vertu qu'elle implorait comme son Génie tutélaire. quand elle se rapprochait de l'auteur de ses jours, que ses regards venaient à s'arrêter sur lui, comme elle se reprochait alors sa conduite ! Lindley cherchait à la soulager de ce fardeau de chagrin qui pesait sur son cœur:-Ma fille! ma chère Elisabeth! voilà où mènent les passions ! Ne saurais-tu recouvrer cette heureuse tranquillité ton précieux partage ? Rappele-toi ces jours heureux où la simple innocence te faisait goûter'une satisfaction d'autant plus douce qu'elle était pure. La plus légère caresse que tu recevais de ton père t'inspirait une aimable gaieté qui t'embellissait; tes désirs étaient aisés à satisfaire, parce qu'ils n'avaient pour objet que des jouissances raisonnables et ayouées par une âme vertueuse qui n'avait encore aucun reproche à se faire. Ah! mon père ! (en pleurant avec amertume, ) quel temps vous me rappelez! oui, mon cœur, 'mon. cour n'aimait que vous et mes devoirs. Dans quel calme s'écoulaient mes jours ! que cet asile m'était. cher ! qu'il m'offrait un spectacle enchanteur ! la fleur la plus ordinaire attachait mes regards : je me plaisais à respirer son odeur; et quel charme me pos-, sédoit lorsque j'étais assise à l'ombre de ce bocage! il n'a plus pour moi le même agrément; la solitude alors me causait un plaisir qui allait jusqu'à mon âme, et aujourd'hui je redoute de me trouver seule livrée à des rêveries.... qui ne sont pas celles de ces moments délicieux. Mon père...... j'appréhende toujours d'entrer dans mon · cœur : je n'y trouve que des sujets de tristesse, de trouble..... Mon père !... mon unique ami ! par vos conseils, par vos bontés, rendez-moi ce repos que j'ai perdu.. rendez-moi ma vertu, mon père, (en redoublant ses larmes, et se jetant dans les bras paternels,) car j'y ai manqué à cette vertu, en ne profitant point de vos leçons; et je crains bien d'en être punie pour jamais ! Telle était la déplorable situation de miss Elisabeth, malgré tous les efforts de Lindley pour la consoler et apporter quelque adoucissement à sa peine. Eh bien, le croirait-on ? cette même Élisabeth, quand elle venait à s'interroger de bonne foi, se retrouvait plus éprise que jamais de sir Henry; elle s'égarait jusqu'à ne pas lui pardonner de payer une tendresse aussi vive d'un oubli qui lui déchirait le cœur :-Je me croyais aimée! (s'écriait-elle,) et voilà la récompense de tant d'amour! on m'abandonne à mes tourments : sans doute c'est le supplice le plus affreux qu'on puisse endurer., Encore, si j'étais assurée qu'il ne m'eût point bannie de son cœur, que c'est la contrainte seule où le réduit son oncle qui le force de ne me donner aucune de ses nouvelles !... O ciel! viens me soutenir! que j'ai besoin de ton appui! Sir Henry n'éprouvait pas un supplice moins violent : l'image d'Elisabeth était continuellement devant ses yeux, et il ne lui était pas possible de ployer sous les volontés ou plutôt la tyrannie de son parent. Tous les moyens d'instruire la jeune personne de sa position lui étaient refusés. Sir Talmot entre, un matin, chez son neveu:-Je yous ai laissé le temps de réfléchir : peut-être la raison vous est-elle rendue? Je vous le répète : je n'envisage que vos intérêts : à ce titre je vous reparlerai encore du mariage que je vous ai proposé : dans ce moment je ne vois que maitresse Habert qui vous convienne..... -- Mistriss Habert! mon oncle, je vous prie n'allez pas plus loin; non parti est arrêté,et je suis décidé à ne prendre jamais de femme, plutôt que de ine lier à cette maitresse Habert; je vous le redis, c'est ma dernière résolution; en toute autre circonstance, je m'empresserai d'obéir aveuglément à tout ce que vous me prescrirez....-Et moi (interrompt le tuteur, ) je ne prétends point nourrir votre folle passion pour une fille sans bien, qui n'a, dit-on, que des vertus et des agréments; c'est à moi de guider une jeunesse sans expérience; vous devez me regarder comme votre père, et votre père ne vous eût point pardonné une pareille extravagance, qui nécessairement causerait le malheur de votre vie. Puisque vous êtes dans le délire; c'est à moi de raisonner pour vous. Sir Talinot n'en resta point à cette explication à laquelle son neveu devait s'attendre : il l'emmena avec lui à la campagne, et là il remplissait le personnage de geôlier; Henry entouré de domestiques dévoués entièrement à son oncle était, pour ainsi dire, garde à vue. Miss Lindley ne se relevait point de l'état violent où la réduisait un trop funeste penchant dont elle devait être la victime. Souvent elle ouvrait sa fenêtre pour jouir du spectacle de la campagne : cette vue paraissait entretenir ses rêveries, et leur prêter une teinte moins sombre. La nuit commençait à peine : elle s'entend nommer par une yoix qui semblait craindre d'être trop articulée : Elisabeth s'ayance sur son balcon, et demande, d'un ton aussi réservé, si ce n'est pas elle qu'on vient d'appeler?-Oui, (dit-on d'un accent toujours craintif,) c'est vous-même, miss Lindley, à qui l'on s'est chargé de faire parvenir une lettre, à l'insu de tous les surveillants. --- Une lettre! (interrompt avec vivacité Elisabeth,) je ne reçois point de lettres... et... de quelle part?-(On se hâte de répondre :) de la part de sir Henry. -Parlez plus bas, (reprend encore avec plus d'agitation la jeune personne,) on pourrait nous écouter... La trop sensible Elisabeth a le cœur livré à des révolutions bien opposées. Acceptera-t-elle l'écrit ? ou, 's'armant d'un effort courageux, le refusera-t-elle décidément? Enfin sa malheureuse sensibilité l'emporte. Mais comment cette lettre lui pourra-t-elle par venir ?-Jettez une corde, (reprend le commissionnaire, ) et par ce moyen vous l'aurez. Elisabeth balance, hésite. -- Dépêchez-vous, (poursuit-on toujours à voix basse,) ou je serai forcé de la remporter. La malheureuse Lindley cède enfin, laisse tomber une corde, la retire,' et la lettre est dans ses mains.-Demain, ( continue l'émissaire du baronnet,) à pareille heure, je reviendrai chercher la réponse, et soyez exacte à la tenir prête. On doit juger de l'impatience d'Elisabeth de se procurer une lecture aussi intéressante pour un amour dont tout le pouvoir éclatait en ce moment. Voici le contenu de l'écrit : » Il ne tient qu'à vous, ma chère » Elisabeth, de surmonter tous les » obstacles qu'on nous oppose. » Mon oncle me retient chez lui » comme un malheureux prison» nier; je ne doute point que votre » sort ne soit conforme au mien. » Si vous m'aimez toujours, pour » moi je ne cesserai de vous adorer » aussi long-temps que j'existerai, » j'ai un parti à vous proposer, » et il n'en est point d'autre qui » puisse assurer notre bonheur mutuel, non, il n'en est point d'autre : il faut vous résoudre, ma » chère Elisabeth, à quitter la maison paternelle. J'ai su trouver un » moyen sûr de m'affranchir de la » tyrannie de mon cruel parent : j'ai des gens affidés qui sont prêts » à me servir pour l'exécution » de mon projet. Mes mesures » sont prises; au sortir de chez » vous, je vous mène tout de suite » chez une de mes parentes. Je ne » perdrai pas un instant pour » qu'un prompt engagement nous. » unisse. Il faut espérer que nous » parviendrons à désarmer l'opiniâtreté de mon oncle, et que » sir Lindley suivra son exemple. » Songez que votre réponse va » décider de tout; aussi-tôt qu'elle » me sera paryenue, je m'occuperai, je vous le répète, de l'exécution de mes arrangements; je » n'aurai plus que votre consentement à attendre : une voiture » qui est déjà prête, ira vous prendre, et sur-le-champ nous nous » rendrons chez ma parente : elle » est prévenue sur cet objet.. » Je ne vous demande qu'un oui » ou qu'un non; songez, :songez » que vous m'êtes cent fois plus » chère que moi-même; que ma » vie est entièrement entre VOS » mains; que, si vous m 'opposez. » un refus, c'est mon arrêt de mort » que vous aurez prononcé. Oui, »; la première nouvelle qui vous » parviendra ce sera la déplorable » fin d'un homme dont vous aurez » encore le dernier soupir, ». ::» N'oubliez pas que, demain ai in soir, le même commissionnaire » qui vous porte cette lettre, ira » vous demander la réponse : qu'elle soit décisive ! encore un coup, il n'y a pas un moment in à différer, et mettez-vous bien » sous les yeux le sort qui m'attend si seulement vous balancez » sur ma proposition. ».. · La foudre ne produit pas des effets plus prompts : pourra-t-on bien se représenter l'état affreux ou cette lettre a jeté l'infortunée miss Lindley ? Non, cette position déchirante ne saurait se concevoir : c 'est alors que l'amour est aux prises avec la vertu, le devoir, cette honnêteté qui n'a pu s'effacer dans un cour nourri des leçons les plus sages, les plus touchantes. Qui* dans cette lutte horrible oh. tiendra l'avantage ? Coeurs sensibles, cœurs sensibles, ouvrez-vous à ces assauts qui bouleversent l'âme de cette déplorable victime de la plus dangereuse et la plus funeste des passions. Vingt fois la fatale lettre lui est échappée des mains, et vingt fois elle l'a reprise, elle y a reporté ses regards :-Ce que je lis est-il bien vrai? Veillé-je! n'est-ce pas un songe qui m'abuse ? Je mœurs, je mœurs de mon amour, 'et il ne tient qu'à moi...... d'être la plus heureuse des femmes..... la plus plus heureuse des femmes !.... Ah! à quel prix, misérable Elisabeth ? en trompant la confiance de mon. père, de ce père si respectable, si généreux à mon égard, de mon meilleur ami; en foulant tout aux pieds, la nature, mon honneur, ce que je me dois à moi-même; en une souillant de l'action la plus flétrissante, en me jetant dans les bras.... d'un ravisseur. Je ne saurais me le cacher : quelle tache infamante j'imprime sur ma réputation ! me sera-t-il permis seulement de lever les yeux, de les fixer sur moi-même ?... Non, non, sir Henry, je ne m'oublierai jamais à ce point. (Et elle tombe sur le parquet, comme affaissée sous le poids de la révolution inattendue qu'elle éprouve; elle est presque sans connaissance.). -Elle a repris l'usage des sens, elle s'est relevée:-Ah! pourquoi me suis-je attachée à cette femme qui me paraît n'avoir point pour moi cette amitié à laquelle j'aimais tant à croire ! Elle ne s'intéresse pas à mon sort, comme j'avais droit de l'attendre... Et si Henry va essuyer par rapport à moi des chagrins : si en effet j'allais lui causer la mort..... la mort de tout ce que j'aime !.... ciel ! est-il dans le monde,entier une créature plus malheureuse que moi ?; Et des larmes, des gémissements douloureux, une abondance de sanglots venaient'accabler cette femme dévouée à la plus affreuse destinée; elle n'a plus la force de penser, de sentir, elle est anéantie. Sir Lindley entre dans sa chambre. Elle s'efforce de se remettre du trouble qui l'a frappée. Cependant son père, s'aperçoit du violent état où elle se trouve : il lui en demande la cause, avec ce tendre intérêt qui l'animait pour sa fille....-Mon père, j'ai besoin de quelques heures de repos; ce ne sera rien qu'une indisposition passagère.... ne vous alarmez point, mon père, je suis bien reconnaissante de toutes vos marques de bonté.... Ah ! mon père, que ne suis-je restée toujours auprès de vous! pourquoi mon malheureux sort m'a-t-il entraînée dans la société de cette maitresse Habert ?-Je le vois, mon enfant, c'est toujours cette malheureuse passion qui te tourmenté.... j'hésite continuellement à t'en parler : je crains de rouvrir des blessures qui se fermeront avec le temps. Je ne puis trop, ma chère Elisabeth, encourager tes efforts; pense que la vertu est le premier bien qu'on doive acquérir, le plus précieux à conserver; je te le dis, arme-toi contre toi-même, et tu t'accoutumeras à te dompter. Voilà, ma chère amie, l'effet des erreurs du jeune âge ! Je me rappele que, dans les premières années où j'entrai dans le monde, je fus, ainsi que toi, la victime de mon cœur : je formai une liaison avec une femme peu digne, à la vérité, de mon attachement; enfin j'ouvris les yeux, la raison me fut rendue, et, revenu de inon égarement, j'en fus récompensé, en obtenant la main de l'épouse la plus aimable et la plus respectable. Hélas ! ta mère a toujours des droits à ma tendresse, et elle règne encore dans mon cour....-Eh ! mon père, quels moyens avez-vous employés pour triompher de ce mallieureux penchant qui vous entraînait ? Mais vous dites que l'objet qui l'avait fait naître, méritait peu de vous attacher : et, mon père, sir Henry.... Si vous saviez jusqu'à quel point il m'aime ! il est digne de mon estime autant que d'un sentiment qu'il faut bien que je surmonte... Mon tendre père, ne m'abandonnez pas, je vous en conjure; j'ai besoin de tout votre appui. (Un torrent de pleurs lui coupe la parole. ) Enfin, l'honnête Lindley s'est retiré, persuadé que le repos était nécessaire à sa fille, et calmerait l'agitation où il l'avait trouvée. Elisabeth est donc seule, rendue une seconde fois à toutes les tortures d'aine dont elle est la proie :-II attend ma réponse, et c'est demain-qu'il faut que je la donne ! Que la vue de mon père m'a rendue encore plus coupable à mes propres yeux! Je le tromperais cet homme si digne de tout mon amour, de toute ma vénération! Ah! sir Henry,sir Henry! quel sacrifice je vous ferais ! serais-je bien capable d'une action aussi révoltante ? ( Quelques moments après : ) Mais si j'enfonce le poiognárd dans le sein de tout ce que j'aime! Je le sens trop., sir Henry ne me fut jainais plus cher... et j'irais me souiller d'opprobre! Encore une fois, un tel mariage.... me serait-il possible d'y souscrire ? Dans quel abîme. je me suis précipitée! Son père revient encore: elle suppose que son indisposition n'est pas dissipée, et qu'elle se flatte que cet-accident passager n'aura point de suite, que le sommeil lui rendra ce calmne si nécessaire à sa santé, ainsi qu'à la tranquillité de son âme. Lindley quitte sa fille, en l'embrassant, et non sans laisser couler quelques larmes, marques de sensibilité dont Elisabeth ne s'est que trop aperçue, et qui redoublent encore les horreurs de sa position. Elle se met donc au lit, moins pour y attendre le sommeil, dont assurément elle ne se flatte point de jouir, que pour se livrer en liberté à cet orage de sensations qui lui bouleversaient l'esprit comme le cœur.. Sir Henry, de son côté, était tout entier au projet qu'il méditait; il avait prévenu effectivement une parente qui se prêtait à son espèce de complot, et attendait les deux amants. Le baronnet avait tout préparé pour assurer le succès de son intrigue; il s'était procuré des complices, si l'on peut nominer ainsi des personnes entièrement à sa dévotion : tout était prêt; il devait s'échapper de la maison de son oncle, et aller trouver la voiture où il recevrait Elisabeth, et qui les conduirait l'un et l'autre chez la came qui favorisait l'évasion. Le jour a reparu, et c'est ce jour qui est destiné à l'événement projeté. On imagine bien qu'Elisabeth n'avait goûté aucun instant de repos; la première chose qu'elle se dit, en revoyant le jour :: --- C'est donc aujourd'hui qu'il sera décidé que je me couvrirai d'une tache inéfaçable, ou que j'aurai à me reprocher la perte d'un homme qui ine fait tous les sacrifices ! Elle pousse un cri qui va retentir jusqu'à la chambre où reposait son père; impatient de se lever, il court à celle qu'habitait sa fille :-Qu'as-tu, mon enfant? J'accours, à toi, tout effrayé; il t'est échappé un cri!-Elisabeth prétexte que c'est l'effet de quelque songe qui lui aura causé de l'agitation. Lindley se retire, en l'engageant à prendre encore du repos. Du repos ! l'infortunée ne le connaissait plus ce bien si précieux, cet adoucissement de la plupart des maux, et qui nous aide du moins à les supporter. La voilà donc revenant toujours à cette pensée si accablante : Oui, c'est aujourd'hui que mon sort sera rempli : ou un engagement honteux, ou la mort d'un objet qui ne m'est que trop cher : car il n'y a point à douter que je n'entraîne sir Henry au tombeau, si je me refuse à la preuve d'amour qu'il attend d'une femme... Hélas ! seroitil mon maître absolu! Et mon père, et mon honneur, et dix-neuf années de vertu que je démentirai pour être à jamais flétrie par un opprobre qui me survivra, qui restera attaché à ma mémoire ! Les heures s'écoulaient, le moment décisif approchait; Elisabeth comptait-les minutes. Que fera-t-elle? situation terrible, inconcevable ! Enfin elle se détermine, au milieu des déchirements de cœur, à écrire cette lettre qu'elle quitte et reprend vingt fois. » Il ne m'est pas possible, non, il » ne m'est pas possible de céder à » votre proposition. Vous me dites » que votre mort est certaine, si je » vous oppose un refus; la mienne, » n'en doutez point, précédera la » vôtre. Si je ne craignais de man» quer à cette religion que je ne » saurais oublier, j'aurais disposé » de mon sort, il est affreux! mais » je ne puis consentir à commettre-un crime, oui c'est un crime, et le » moins pardonnable, que de con» tracter un engagement qui n'au» rait point été consacré par l'aveu » des lois et celui de nos parents; » et ce qui mettrait le comble à » une action aussi coupable, ce » serait la noire ingratitude dont » je récompenserois la tendresse » d'un père qui ses montré toujours mon meilleur ami. Vous » ne devez pas croire que l'absence sa ait diminué mon attachement; » il est au comble : oui, tout mon cœur est à vous; mais... » Je me suis consultée, je me » suis consultée: je ne vous cède» rai point, je me surmonterai » moi-même; non, je ne quitterai » point la maison paternelle : j'y » mourrai. » Nous le répétons : cette infortunée, si digne de compassion, éprouvait un supplice d'âme qu'on ne saurait se figurer. A combien de reprises la plume lui était tombée des mains ! Elle a enfin écrit. Une affaire qui n'avait pu se remettre, avait obligé son père de s'absenter pour quelques heures.; Elisabeth était donc moins gênée dans ses démarches: elle devance l'instant où le commissionnaire du baronnet devait se présenter, elle l'attendait à la porte de la maison. Il a paru :-Miss, (avec précipitation,) sir Henry vous attend. --- Sir Henry m'attend ! --- Je suis chargé de vous inviter à venir vite le joindre; je vous donnerai le bras. (Et aussitôt il lui offre son bras.) -- Je ne puis, (dit la jeune personne, d'une voix défaillante, et en attachant ses regards sur sa demeure,) non... les forces me manquent. --- Sir Henry, miss, est à quelques pas d'ici avec une voiture toute prête...-Portez-lui cette lettre... c'est tout ce que je puis faire.. Au nom de Dieu, ne me pressez point de vous suivre... je le voudrais... non, vous dis-je, je ne vous accompagnerai point... chargez-vous seulement de remettre à sir Henry cet écrit... c'est mon âme que je lui envoie. Le commissionnaire ne se rebutait point : il redoublait ses instances. Qui se présente ? sir Henry, s'adressant à son émissaire:-vous ne venez point? vous savez qu'on attend... Miss Lindley ! c'est vous, ma divinité!..-O ciel !.. me trompé-je! sir Henry ?-Oui, ma chère Elisabeth, c'est moi, votre amant le plus tendre, votre époux; ne résistez point... ne résistez point à ce qui assurera notre bonheur mutuel. Elisabeth, livrée à tous les combats, semblait céder aux transports du baronnet: elle fait quelques pas, elle revient, et va tomber sur le seuil de sa porte : elle n'a que la force de prononcer ces mots : --- Vous lirez ma lettre... Vous lirez ma lettre... Il n'est pas possible, inon cher Henry, ne me pressez point, ou, vous me verriez expirer à vos pieds. Le baronnet a redoublé encore ses sollicitations, ses instances : la jeune personne est étendue presque mourante sur les marches de sa demeure... Mon ami !.. retirez-vous... retirez-vous... Si mon père vous voyait... j'expirerais à vos pieds! Encore une fois... je rendrai ici mes derniers soupirs, plutôt que de me permettre cette démarche.... Je vous le redis, cher Henry, séparons-nous... dérobez-vous surtout aux regards de mon malheureux père. Ils se quittent enfin, au milieu des torrents de larmes, des sanglots les plus déchirants. Le baronnet n'a pu que proférer cette parole:-Adieu pour toujours ! vous m'envoyez à la mort. · Quel trait assassin il laisse, par ce mot seul, dans l'âme de cette malheureuse victime d'un amour sans exemple! Elle s'est relevée pour le suivre long-temps des yeux. Il y avait de rapides instants où elle voulait se traîner sur ses traces; ensuite elle revenait et retombait sur ces mêmes marches qu'elle avait quittées, et où elle était prête d'exhaler son âme..' Le père arrive: quel spectacle l'a frappé! sa fille étendue sur la terre, se débattant, en quelque sorte, contre la mort !-Ma fille! (en se précipitant sur elle, et la couvrant de baisers et de larmes.) Elisabeth ! rouvre les yeux ! c'est ton père, ton tendre ami qui te tient dans ses bras. --- C'est vous, mon père !.. il est venu, il est venu.., je ne vous ai point quitté. Lindley ne sachant à quelle cause attribuer un événement aussi désastreux, et ne concevant point ce que signifiaient ces paroles, relève sa malheureuse fille livrée à l'égarement du désespoir, la soutient, l'appuie sur son sein, et court la porter dans son lit. Ces seuls mots · échappent à l'infortunée :-Non, je ne vous suivrai point, je ne vous suivrai point; laissez-moi mourir auprès de mon père. --- Explique-toi, ma chère Elisabeth : que t'est-il arrivé? ~ (Elle ne reconnaissoit point l'auteur de ses jours.) Qui êtes-vous ?.. je n'irai point... Lindley n'a pas de peine à s'apercevoir que cette touchante créature est dans le délire: elle demeure plusieurs jours plongée dans cet égarement de raison. Ce tendre père ne l'abandonnait point; il lui prodiguait tous les soins de l'amour paternel : en vain il lui faisait des questions, il n'en recevait que des réponses vides de sens, et qui ne pouvaient l'éclairer sur le véritable état de sa fille. Enfin. Elisabeth est revenue à quelques lueurs de raison:c'est alors qu'avec une franchise qui honore son caractère, l'infortunée avoue sans nul déguisement à Lindley la cruelle épreuve qu'elle a eu à subir : --- Oui, cher auteur de mes jours, j'ai rempli mon devoir, je n'ai rien à me reprocher qu'une faute, qu'une seule faute, que j'ai commise en nourrissant dans mon cour une passion que j'en devais bannir; et voilà ce qui me rend coupable à mes propres yeux; mais j'ai su vaincre ce trop suneste amour; et je suis restée fidèle à mes obligations, j'ai refusé de suivre... de me séparer d'un père chéri, (en l'embrassant et l'inondant de ses larmes,) dont la mort seule me détachera. Que de détails intéressants on mettrait sous les yeux du lecteur, si l'on n'appréhendait d'exciter trop sa sensibilité ! Ce n'était point assez pour Bedmer d'avoir été trompé dans ses espérances: son oncle est bientôt instruit de sa malheureuse tentative, il ne se contente pas de l'accabler des reproches les plus violents, il forme le projet de l'exiler de-sa patrie, et le baronnet est condamné à faire un voyage de long cours, sous la surveillance de deux personnes dévouées à sir Talmọt. Voilà donc sir Henry arraché malgré lui de ses foyers, et obligé de s'éloigner, sans avoir eu la consolation de se procurer la moindre lumière sur le sort d'Elisabeth. Il employa vainement tous les moyens d'attendrir son oncle : celui-ci fut inexorable; il voulut bien seulement promettre de rappeler son infortuné neveu, lorsqu'il n'aurait plus. aucun doute sur ses sentiments, et qu'ils seraient entièrement dégagés. de l'objet qui les tenait asservis. Lindley en usait bien différemment à l'égard de sa fille : jamais elle ne lui avait été plus chère; il lui prodiguait tous les témoignages de la tendresse paternelle; mais cette misérable victime de la sensibilité n'en était pas moins à plaindre. Le trait s'était enfoncé dans son cœur pour jamais; elle écoutait avec docilité les remontrances de l'auteur de ses jours; elle ne pouvait se cacher que la raison la plus solide et la plus éclairée lui dictait ces sages conseils; mais est-il possible qu'un malade s'avoue l'efficacité des remèdes, lorsqu'il ne peut parvenir à recouvrer la santé? Il n'y avait que le temps et l'absence qui pussent guérir miss Lindley; elle s'était imposé elle-même une solitude dont elle refusait absolument de se retirer; l'aspect de la campagne était son unique délassement; elle recherchait les ombrages, et l'on doit bien croire que l'image de son amant la suivait dans ces retraites champêtres : c'était là qu'elle lui renouvelait tacitement le vous d'une constance éternelle. Cours infortunés que l'amour a blessés, fuyez le silence des champs! Ah! ce silence est la voix la plus expressive qu'emploie auprès de vous la passion! Livrez-vous au tumulte, à l'étourdissement du inonde :, rien n'émousse, plus la sensibilité que l'esprit de dissipation. La solitude est faite pour ces âmes pures qui respirent l'innocence et le calme de la vertu. Elisabeth n'ignorait plus le départ de sir Henry, ou plutôt son espèce de bannissement; mais elle ne s'accoutumait pas à ne recevoir aucune de ses nouvelles : voilà ce qui entretenait la douleur où son âme était ensevelie. Cependant, grâce à la persévérance de son père qui ne cessait de la rappeler à elle-même, elle commençait, si l'on peut parler ainsi, à ouvrir les yeux à la lumière, et à reprendre cette tranquillité, le premier ayantage du bonheur. Enfin elle est revenue de son anéantissement, elle peut déjà profiter des consolations qu'elle devait à la tendresse paternelle; elle partageait ses journées entre la lecture et les travaux de son sexe. Cette variété d'occupations ôtait de la profondeur à sa mélancolie, et le temps eût achevé l'heureuse métamorphose qu'elle-mêine était en droit d'espérer. La guérison de sir Henry était une cure beaucoup moins difficile; notre sexe a, contre l'absence, des remèdes plus abondants et sans doute plus efficaces. Un jeune homme est bien plus livré qu'une femme à ce qu'on appelle les agréments de la société. Les personnages dévoués à Talmot, et qui avaient, en quelque sorte,son neveu confié à leur surveillance, n'oubliaient pas de mettre en usage tous les moyens pour le distraire d'une passion qu'on lui présentait comme un égarement qui empoisonnerait le cours de sa vie, et l'empêcherait de goûter les plaisirs multipliés que procure la société. Sir Henry ne fut pas insensible à ces conseils qu'on ne cessait de lui répéter; il se familiarisa avec les amusements, les fausses jouissances de cette société si séduisante, si corrompue. Il faut pourtant rendre justice au baron-net : au milieu de ce bouleversement continuel dans les sensations, dans les idées, il ne perdait point de vue sa chère Elisabeth : il lui adressa quelques lettres qui lui seraient parvenues par des voies indirectes, mais ses gardiens eurent l'adresse de détourner tous ces témoignages d'une tendresse dont Talmot voulait absolument qu'on détruisît le germe. Pour y réussir, on avait ordre d'appeler tous les plaisirs au-devant de sir Henry; et. il cédait à la séduction. Plusieurs années s'étaient écoulées. Elisabeth, sans s'être servie des moyens qu'on avait employés à l'égard de sir Henry, avait recouvré une apparence de tranquillité. Ce qui l'aurait ramenée à son premier état, c'était le droit qui lui était toujours resté, de pouvoir se dire que, malgré tous les reproches qu'elle était la première à se faire, jamais elle ne s'était permis la moindre faiblesse qui eût porté atteinte à ce qu'il y a sans doute de plus sacré pour une femme estimable, cet honneur dont elle devait s'applaudir d'avoir conservé la pureté. Elle apprend que sir Henry est enfin revenu chez son oncle. Au moment qu'elle ne savait si elle dea voit se féliciter qu'il ne l'instruisît point lui-inême de son retour, elle reçoit une lettre : elle n'a point tardé à reconnaître le caractère : c'était Bedmer qui lui écrivait. Il ne faut point perdre de vue que le père de miss Lindley, appelé à une ville voisine de New-York pour une affaire importante, avait été forcé de s'absenter pendant quelques jours. Elisabeth était donc restée seule à la maison paternelle.. Ses regards, malgré toutes les promesses qu'elle s'était faites de bannir le baronnet de sa mémoire, ou plutôt de son cœur, se sont portés avec une impatience extrême sur l'écrit. Il n'y a point d'expression, non, il n'y a point d'expression qui puisse rendre l'état où se trouve cette malheureuse créature qu'un Génie infernal semblait poursuivre. Pourroit-on s'y attendre ? Nous aurons assurément la circonspection de ne point mettre cette trop fatale lettre sous les yeux du lecteur; la bienséance a des lois que tout écrivain jaloux de mériter l'estime publique, doit reconnaître : elle nous permettra seulement de révéler que cette lettre était un tissu d'ironies, d'indécences, de malhonnêtetés qu'on aurait rougi d'adresser à la courtisane la plus avilie. Elisabeth frappée de la foudre, ne sait si c'est un songe imposteur qui l'abuse; elle reporte ses regards sur cet écrit dégoûtant: elle n'est que trop assurée qu'il est de la main même, de la propre main de sir Henry. Nous n'entreprendrons point d'offrir ce tableau dans toute son horreur. Qu'on y attache une attention marquée, et sur-tout qu'on soit bien convaincu que ce n'est point ici une fiction romanesque à laquelle l'imagination prête ses couleurs; c'est un fait qui doit être consacré dans les annales du sentiment et de la vérité. Hâtons-nous de venir au dénouement de cette scène qui sans doute n'est que trop tragique.'-Elisabeth,emportée par un transport qu'on ne saurait désapprouver, envoie inviter sir Henry à se rendre sur-le-champ auprès d'elle : le baronnet ne se fait point attendre: il a volé chez Lindley; il a vu la jeune personne; il allait lui parler d'un sentiment qu'il avait toujours conservé : il reste effrayé à son aspect; il la trouve pleine de fureur et de rage; il lui adresse quelques mots; elle ne répond qu'en l'introduisant dans un cabinet dont elle a la précaution de retirer la clef. ( Nous transcrirons les propres expressions consignées dans les journaux du temps qui rapportent ce fait: ) --- Je vous envoie chercher, monsieur, pour vous punir de votre insolence et de votre bassesse; le public sans doute ajoutera foi à vos calomnies; le triomphe sera pour vous, et le mé pris pour moi; en détruisan ma réputation, vous m'avez rendu la yie insupportable. En même temps, elle lui présente la lettre sur laquelle le baronnet, portait les yeux, et, courant à un tiroir, en retire deux pistolets, et veut forcer Bedmer d'en prendre un. Celui-ci, toujours dans un étonnement inconcevable, déclare hautement que,loin d'avoir à se reprocher cet écrit, il est rempli des mêmes sentiments d'estime et d'amour pour la jeune personne; qu'il peut, sur cet objet, la convaincre pleinement de son innucence; et il ajoute qu'il va s'empresser d'en rechercher l'auteur; toutes ces assurances ne sont point écoutées : Elisabeth se contente de remettre le pistolet dans les mains de sir Henry, en lui disant: -- Vos subterfuges sont inutiles; il s'agit ici de mourir comme vous le méritez, ou de m'ôter la vie comme vous avez voulu m'ôter l'honneur. Enfin sir Henry est armé du pistolet; c'est Elisabeth qui lui désigne sa place : il est vis-à-vis d'elle; il laisse encore échapper quelques mots qui décèlent toute sa répugnance à se souiller d'une semblable action: miss ne l'écoute point, et le force de tirer le premier : il adresse son coup, au plafond. Un procédé si généreux ne calme point Elisabeth : A recommencer, monsieur. Au même instant, elle va chercher un nouveau pistolet, et exige qu'il s'arme promptement. Nouveaux refus, nouvelles instances. -- Du moins, (dit le baronnet, ) yous tirerez la première. Miss Lindley cède au désir de sir Henry. On s 'est remis en place: Elisabeth a tiré; le baronnet est blessé au coude; c 'est à lui de jouer le personnage d'agresseur:ils'en acquitte comme la première fois : le plafond reçoit encore son coup perdu. Miss continue d'être insensible à tant de générosité: -- Vous êtes, monsieur, présentement libre de vous retirer; je vous conseille ( sans vous: loir l'entendre,) de vous comporter autrement avec les femmes qui auront la faiblesse de vous écouter. Vous avez offensé ma réputation, je l'ai perdue, et cette perte doit être suivie de celle de ma vie. Et aussitôt elle s'éloigne à quelques pas, et se brûle la cervelle. Bedmer saisit une épée qu'il trouve sous sa main : il va s'en percer le sein, la pointe est déjà sur son cour..... un rayon d ' espoir vient le flatter que miss Lindley respire encore, il se précipite sur cette misérable victime des passions : il voudrait la rappeler à la yie aux dépens de la sienne. En effet la mort ne s'est point encore emparée d'Elisabeth : il lui échappe un profond soupir; le baronnet la serre avec transport dans ses bras ? -- Rouvre les yeux, mon adorable Elisabeth! le ciel permettrait-il que tu fusses rendue au jour ? c'est à moi, c'est à moi de mourir! Grand Dieu ! accorde-moi un seul instant pour me justifier, et j'expirerai moins malheureux ! Le baronnet quitte pour un moment l'infortunée, et cherche à implorer du secours. Qui s'offre à ses regards? le père d'Elisabeth, Lindley qui pousse un cri perçant, et ya tomber sur le corps palpitant de sa fille. Quelle situation! quelle situation terrible! le misérable vieillard a été frappé de la foudre, il n'a que la force de dire :-Est-ce vous, cruel? est-ce vous, barbare, qui êtes l'assassin de mon enfant? Et aussitôt il se rejette dans les bras. d'Elisabeth, la pressant contre son sein, et prêt,comme elle, exhaler le dernier soupir.... Le baronnet, au lieu de s'occuper de sa justification, a couru remplir son objet : plusieurs personnes, à sa sollicitation, se sont empressées de le suivre; elles entrent dans l'appartement où le spectacle le plus douloureux les attendait : elles trouvent Lindley respirant à peine, et ne pouvant se séparer de sa fille: Ma chère Elisabeth! ma chère Elisabeth! pourrais-tu m'être encore redevable de la vie ?.. Bedmer était à-peu-près dans le même état; tous les spectateurs de cette scène si déchirante, partageaient, en quelque sorte, l'anéantissement mortel où ces trois victimes de la plus affreuse destinée étaient ensevelies. Enfin, enfin Elisabeth a relevé sa paupière appesantie; on s'est empressé d'arrêter le sang qui coulait à grands flots de sa blessure:-Ah! mon père... je vous revois !.. et vous, ( apercevant Bedmer,) comment avez-vous l'audace de supporter un seul moment nos regards? Calme-toi, mon enfant, lui dit Lindley. Puis se retournant vers le baronnet qui respirait à peine: --- Parlez donc, malheureux; expliquez-nous la cause de cette épouvantable catastrophe. Elisabeth, d'une main défaillante, ramassant la lettre qui était à ses côtés, et la donnant à Lindley, ne peut que proférer ces paroles d'une voix presque éteinte :-Lisez, mon père. Le vieillard est, livré à la fureur. Bedmer s'empresse de raconter en peu de mots tous les détails de ce qui vient de se passer:-Qui, sir, c'est cette, lettre infâme qui a plongé votre mallieureuse fille dans cette horrible situation; elle a cru reconnaître mon écriture: je vous le déclare en présence de tous ces témoins, et je ne m'en séparerai pas que la vérité n'ait éclaté dans tout son jour : cette lettre n'est point de moi: on a contrefait mon écriture; on m'a imputé le crime le plus atroce : qui? moi, j'aurais pu jeter des soupçons sur la vertu d'Elisabeth! Non, sir, je n'ai point à me reprocher ce comble des forfaits. J'arrivais avec le projet de tenter tous les moyens pour fléchir mon oncle, et l'amener, ainsi que vous, à l'accomplissement sans doute de tous. ines vœux; j'épiois le moment favorable où il me serait, permis de solliciter à cet égard la tendresse de mon parent, et la vôtre. Je vous le répète, sir Lindley: je me justifierai, je me justifierai; vous me plaindrez vous-même; du moins j'aurai cette consolation, avant que d'expirer, car je ne puis résister à ce coup foudroyant. Fasse le ciel que la divine Elisabeth revienne à la vie, et me rende la justice qui m'est due ! Toute l'assemblée était demeurée interdite : Lindley gardait le silence, rempli de l'affreux état où il voyait sa fille; il y avait des instants où l'on concevait quelque espérance pour ses jours. Cette infortunée', de temps en temps, rouvroit les yeux, et fixait ses regards sur Bedmer; elle ne peut que lui dire :-Quoi ! cette lettre ne serait point de vous! Vous ne seriez point coupable !... Mon père, c'est donc moi seule, moi seule qui mériterais tous les reproches! Hélas ! quel crime j'ai commis! j'ai pu attenter à mes jours ! Quelle nouvelle scène ! un inconnu entre avec précipitation, et s'adressant à sir Lindley :-Qué viens-je d'apprendre, sir? Je ne puis supporter plus long-temps le rôle qu'on m'a fait jouer: vous voyez, vous voyez l'auteur de l'abominable écrit : oui, c'est moi qui me suis souillé de ce procédé exécrable, vaincu par les sollicitations pressantes de miss Sara. Apprenez que l'amour m'avait séduit, que j ' étais l'esclave de cette misérable femme: c'est elle, en quelque sorte, qui a conduit ma main, et qui m'a dominé au point de m'amener jusqu'à contrefaire l'écriture de sir Bedmer. Je ne puis résister à mes remords; j'ai appris l'horrible catastrophe de miss Lindley, et j'accours ici pour faire éclater l'innocence de sir. Bedmer..-Quoi! Bedmer, (s'écrie la mourante, ) Bedmer! j'emporterais dans la tombe cette consolation ! ce ne serait point vous qui auriez écrit cette infernale lettre qui me cause la mort !... Vous m'aimeriez toujours! (en tendant au baronnet une main défaillante.) -- Ah! ma divine Elisabeth! vous étiez adorée plus que jamais. Oui, j'allais épancher inon âme dans le sein de inon oncle, recourir à sa tendresse, à son humanité, la presser de se réunir avec sir Lindley, et de hâter le... moment de mon bonheur, d'un engagement... Le ciel, ma chère Elisabeth, opérera ce miracle en notre faveur: il vous rendra à la vie, et je revivrai pour recevoir votre main, et vous donner la mienne, Vous, (s'adressant à l'inconnu, ) je n'userai point de mes droits : vous me paraissez assez puni; je vous abandonne à vos remords. Sortez seulement de notre présence. Je mourrai moins mécontent, puisque mon innocence a éclaté aux yeux de tout ce que j'aime. : Les spectateurs veulent s'assurer de la personne du coupable : Elisabeth et le baronnet prient, qu'on le laisse se retirer en liberté. --- Je le répète, ( dit Bedmer, ) il est assez puni : il trouvera son supplice dans son cæur; et ma chère Elisabeth pensera comme moi : n'ajoutons point à son châtiment. · On donnait à Elisabeth tous les secours que pouvait imaginer la tendresse paternelle; on espérait encore l'arracher au trépas. Un nouveau personnage vient se joindre à ceux qui entouraient l'infortunée; et celui-là assurément était peu attendu: c'est sir Talmot qui a été instruit d'une aventure si accablante, et qui s'empresse de se rendre chez sir Lindley. Mon oncle, c'est vous ! ( s 'écrie Bedmer, en volant dans ses bras, ) Ah! puisse votre présence nous apporter le comble des bienfaits ! Vous voyez dans quel état est la malheureuse Elisabeth; et moi-même je suis à-peu-près dans une situation aussi cruelle. Sir Talmot fait un accueil affectueux à sir Lindley; son neveu lui raconte les circonstances de ce déplorable événement; l'oncle paraît touché, le sentiment l'emporte :-Bedmer, je cède à tes désirs; et vous, sir Lindley, joignez votre consentement au mien; saisissons les premiers moments où votre fille sera rétablie: il faut espérer que le ciel nous accordera cette faveur: hâtons-nous de former un lien qui fera deux heureux.-Le baronnet s'est précipité aux pieds de son oncle, en lui baisant les mains qu'il arrose de ses larmes. Elisabeth cherche à ranimer ses forces, et à se relever du sein de la mort pour témoigner en peu de mots sa reconnaissance à sir Talmot; sir Lindley ne lui montre pas moins de sensibilité. Enfin, le mariage est arrêté, et les deux amants seront les époux les plus fortunés. L'espérance est le songe le plus séduisant et en même temps le plus mensonger : c'est cependant la première illusion qui étend son pouvoir, son charme sur l'esprit humain; elle ne nous abandonne qu'au moment où nous exhalons le dernier soupir; elle est la suprême consolation du malheureux : mais aussi est-elle le rêve qui nous trompe davantage. Etrange destinée de l'homme! d'être partagé entre la vés rité cruelle, et l'erreur, dont le résultat est la conviction que nous sommes nés pour être la proie de ce vautour acharné sur nous, du malheur qui semble être notre sort immuable, sous quelque forme qu'il nous opprime..... L'avenir promettait qu'Elisabeth se releveroit, pour ainsi dire,du tombeau : tout commençait à entretenir un présage aussi flatteur : on s'occupait des apprêts du mariage; Bedmer ne quittait point sa chère Elisabeth; il se voyait déjà dans ses bras, jouissant d'un bonheur qui ne saurait être apprécie que des cœurs vraiment sensibles, et il en est si peu ! Le Génie ennemi deces deux êtres faits pour être unis, se réveille avec toute sa méchanceté : ces fantômes décevants se sont évanouis; plus d'espoir; l'arrêt est prononcé par le Maître suprême des destins : il est arrêté que la malheureuse Lindley. ne reviendra point à la vie; elle éprouvela douleur si déchirante de sentir sa fin approcher : c ' en est fait, il faut qu'elle renonce à la si douce attente de se voir l'épouse d'un homme qui lui est plus cher que jamais; d'être rendue à l'existence, à l'instant qu'elle lui offrait la perspective la plas flatteuse; elle ne saurait s'en imposer sur son état : c'est alors qu'elle est frappée du spectacle de son affreuse destinée. Mon père, (dit-elle à l'auteur de ses jours., ) il ne m'est plus pose sible de m'aveugler: nous allons donc être séparés, et pour jamais! Je sens, je vois la mort qui me montre le tombeau! j'y vais descendre, mon père !... Et vous, mon cher Bedmer, retenez.vos larmes; nous, ne pouvons être unis que dans le cers cueil; n'oubliez point votre Elisabeth qui n'a jamais cessé de yous aimer; vivez. pour chérir, ma més moire, pour consoler mon père qui pleurer a éternellement avec yous ma perte. Hélas ! voilà où conduisent les passions: l'amour a fait le malheur de tous deux. Adieu.... n'oubliez point l'infortunée Elisabeth. Miss Lindley, survécut peu d'instants à cette épreuve si douloureuse:: elle expira dans le sein de son père, et: en tenant une des mains de sir", Bedmer. On ne tentera point assurément d'exprimer le désespoir du père et de l'amant. Encore une fois, la sensibilité devrait avoir une langue particulière, une langue qui lui fût propre, et elle n'a que le faible langage de l'esprit, accent bien au-des. Sous de ce qu'elle aurait à énoncer.-Bedmer, plein derage, court chez maitresse Sara : il veut lui percer le sein; on s'oppose à ses transports furieux. Entouré d'une société nombreuse, il la traîne, malgré ses pleurs, ses cris, au tribunal de la justice, et là il révèle le crime dont elle s'est souillée : elle essaye en vain de se défendre; Bedmer appele en témoignage le jeune homme qu'elle a forcé d'être l'instrument de son crime; on l'envoie chercher; il paraît; quoiqu'il se défendît d'accuser maitresse Habert, il est obligé de faire un aveu. La scélérate Sara est condamnée à une prison perpétuelle; et le jeune homme, à la prière du baronnet, n'est puni que du bannissement.. Sir Talmot essayoït en vain de retirer son neveu du sombre désespoir auquel il se livrait: il n'avait que le nom de miss Lindley à la bouche; il ne voyait plus qu'elle dans le monde; c 'était une ombre sur qui ses regards étaient continuellement attachés. Insensible aux caresses.,, aux représentations tout. chantes de sir Talmot, il conçoit. un projet qu'il ne tarde point à exécuter. Quelques jours s'écoulent;. plus accablé que jamais de sa déplorable situation, il redouble ses, témoignages de tendresse, de reconnaissance envers son oncle, le serre plusieurs fois dans ses bras, en l'inondant de ses pleurs, et court à l'endroit où l'on avait inhumé Elisabeth; là, il se perce le cœur de son épée, en s'écriant:-Ma chère. Elisabeth, reçois mon âme! je vais. te rejoindre, pour ne nous séparer jamais. Sir Talmot et sir Lindley ont bientôt appris cette funeste nouvelle: ils conçoivent le dessein de ne plus se quitter, de vivre ensemble, de confondre leurs larmes; ils n'avaient de consolation que de parler, l'un de sa fille, et l'autre de son neveu : c'était leur unique objet, et ils n'eurent plus d'autre satisfaction, jusqu'au moment qui termina leur triste existence. Ils: fuyaient sur-tout la société, convaincus qu'elle est incapable de soulager les peines du cœur, et que rararement chez les hommes réunis la sensibilité se fait entendre : il faut réfléchir pour s'attendrir, et la dissipation tue le sentiment, comme elle affaiblit les lumières de la raison, et la renferme dans un cercle retréci. Nous conviendrons aussi que la sensibilité dont nous faisons si souvent l'éloge, quand elle a passé les bornes et qu'elle se sépare de la raison qui ne devrait jamais nous abandonner, conduit à des extrémités fâcheuses et quelquefois les plus criminelles. Elisabeth se livrant moins à l'empire de ce sentiment qui l'a égarée et entraînée à sa perte, eût été une créature irréprochable, la femme la plus vertueuse, et conséquemment la plus heureuse : elle cède à un penchant auquel elle aurait dû résister, si elle eût été capable de réfléchir un seul instant : qu'en est-il arrivé? A remonter mêine à sa première, faute, qui d'abord ne se montre que sous les traits d'une simple faiblesse,elle perd cette tranquillité, le partage de l'innocence, elle devient dissimulée avec un père qu'elle devait regarder comme le meilleur ami;elle ya de faux pas en faux pas tomber, se précipiter dans l'abîine du malheur; coupable aux yeux de la Divinité, d'un des crimes les moins pardonnables, elle se souille d'un suicide, elle qui était si pénétrée jusqu'alors du véritable esprit de la religion:c'est elle qui force en quelque sorte Bedmer à l'imiter! nouveau forfait dont elle est charagée aux yeux de l'Être Suprême. Puisse cette Anecdote s'imprimer profondément dans les cours, et surtout dans ceux qui ne sont pas encore développés! Il faut pourtant avouer, en s ' élevant contre l'action d'Elisabeth, qu'elle atteste un courage sublime, au-dessus des forces de l'humanité, et digne de recevoir le tribut de notre admiration; envisagée sous cet aspect, miss Lindley doit honorer son sexe, et justifier le titre qu'on lui décerne, le nom de la femme Héros. VIRGINIE, OU L'ORPHELINE RECONNAISSANTE. OUE la reconnaissance est une source de délices pour la sensibilité ! S'il y a quelque prix qui puisse payer la bienfaisance, c'est sans doute la reconnaissance. Nous la verrons éclater, dans l'Anecdote que nous publions, avec tout ce charme qui n'appartient qu'à la vertu réelle : car il faut bien se garder de confondre les vertus; celle qui n'est que spéculative, oisive, est fort inférieure à la vertu agissante : aussi l'hommage d'une âme reconnaissante est de la part des humains le tribut le plus digne d'être offert à la Divinité. Le lord Sinderson, quoique son enfance eût été nourrie de principes bien opposés à ceux de la vérité et de la nature, et qu'il eût été entouré d'exemples qui portent à l'égoïsme et à l'insouciance de l'humanité, avait reçu du ciel des dispositions assez heureuses, pour que son âme naissante s'ouvrît au sentiment qui lui disait qu'il était homme, avant que de se remplir de l'idée que des conventions appuyées sur l'abus du pouvoir ou de la richesse lui avaient décerné le titre de lord. Sa première qualité était d'être sensible, son premier besoin de s'approprier la peine d'autrui et de désirer d'y apporter quelque adoucissement, s'il ne pouvait entièrement y remédier. Il avait, selon l'usage reçu, contracté un mariage qui devait lui être bien étranger. Sa femme, née de parents qui occupaient les premières places, et qui sur-tout étaient du nombre des favoris de la fortune, lui avait apporté une dot. considérable, des agréments extérieurs, beaucoup d'orgueil, nul penchant à obliger, mais une prodigalité sans bornes pour tout ce qui la concernait, en un mot, un amour extrême de soi-même, et la plus grande indifférence pour tout ce qui n'était pas, milady Sinderson.'.' D'après ce portrait il est aisé de croire que son époux n'était pas son amant, c 'est-à-dire que le lord était religieux observateur de toutes les bienséances qui caractérisent un mari honnête homme, mais qu'il n'avait aucun sentiment d'amour, ni peut-être d'estime pour milady : elle se répandait en folles dépenses pour les moindres fantaisies, qu'elle portait au point de devoir près de dix inille guinées à sa marchande de modes. Ce trait seul suffira pour donner un aperçu de l'existence morale, ou plutôt immorale, de notre lady. Mylord méritait d'avoir des amis : il en avait un qui n'était que simple écuyer; mais, comme nous l'avons observé, Sinderson était digne d'être homme: ce n'était pas le rang qu'il recherchait, quoiqu'il eût pu être infecté de la maladie des soi-disant grands, mais il voulait s'identifier à un autre lui-même qui eût sa façon de sentir, de penser; et il avait-trouvé ces qualités réunies dans sir Blansey.. C 'était dans son sein que mylord épanchait son âme; il gémissait avec lui de toutes les étourderies, ce que les Anglais appelent non sense, auxquelles s'abandonnait son épouse; mais ce qui lui deplaisoit le plus dans milady, c 'était son abnégation absolue du sentiment de bienveillance à l'égard de tout être qui annonçait la moindre apparence de l'infortune. Cette femme était l'ennemie née du malheureux, d'ailleurs ne connaissant nulles bornes dans son faste, d'une coquetterie outrée, sans manquer réellement à l'honneur; et ces sortes de femmes sont presque aussi méprisables et aussi préjudiciables à l'ordre social que celles qui supportent l'affiche de courtisane, Mylord, selon la coutume de la noblesse Anglaise, passait là moitié de l'année à la contrée, c'est-à-dire à la campagne, où il possédait un superbe château et nombre de fermes. Malgré la mauvaise humeur de milady, qui s'applaudissait d'une excessive parcimonie pour tout ce qui ne lui était pas relatif, Mylord qui ne pouvait se séparer de son ami Blansey, partageait avec lui les douceurs de la vie agreste. L ' amitié, sans doute, est un des premiers besoins de l'âme sensible, et milady n'était pas faite pour connaître ces besoins.. On annonce à Sinderson l'un de ses fermiers : il ordonne qu'aussitôt, sans le faire attendre, il éntre. --- Mylord, lụi dit le bon villageois, excusez si j'importune votre Grace, mais votre bienfaisance est si connue que je me suis hasardé à me présenter devant vous. --- Mon ami, point de ces compliments qui ne signifient rien, nous sommes hommes, c'est-à-dire égaux. Au fait, de quoi s'agit-il ?-Mylord, un des gentilshommes vivant dans vos dépendances, vient de mourir: il était veuf, et il laisse une fille de dix-sept à dix-huit ans, sans fortune, disons sans pain, que j'ai retirée chez moi après la mort de son père; mais, comme je suis pauvre, et que j'ai moi-même six enfants sur les bras, je me trouve obligé de me débarrasser de ce nouveau fardeau. J'ai tant de peine à me défaire de cette chère créature ! elle est si aimable, si honnête ! oh! mylord, ( en pleurant,) pourquoi ma misère ne me permet-elle point de mettre au nombre de mes enfants miss Virginie ? Si votre Grace la voyait! comme elle est intéressante !..... Pardon, mylord, si je pleure, mais je ne puis retenir mes larmes.Brave homme! brave homme! (lui dit Sinderson, en le serrant dans ses bras,) vous êtes digne de mon estime! vous avez un cœur; je veux contribuer à votre satisfaction... Continuez de garder auprès de vous miss Virginie, donnez-lui tous vos soins, je lui assigne une pension de cent guinées dont je vous ferai le dépositaire. --- Mylord....r mylord..... (en tombant aux genoux de Sinderson et les embrassant,) que j'ai de grâces à vous rendre pour une si bonne action! La pauvre créature oubliera la perte qu'elle vient de faire; c'est vous qui serez son père.... mylord, le ciel vous récompensera. A peine cet honnête homme at-il quitté le lord, que celui-ci court auprès de Blansey :-Mon ami.... mon ami.... félicite-moi.... tu vois le plus satisfait, le plus heureux des hommes! (Et il lui fait part de l'aventure. ) Blansey, de quel plaisir mon âme est énivrée ! Oh ! que j'éprouve bien que le bonheur de venir au secours d'une créature malheureuse est la première des jouissances !... Il faut tâcher, mon ami, de cacher cela à ma femme : tu la connais, elle me reprocherait cette action qui me cause tant de contentement : elle la qualifieroit d'un amour pour ce qu'elle appelle dépenses perdues. Quoique je ne dépende point de ma femme, je fuis les altercations, en la plaignant d'être si peu sensible à la satisfaction d'obliger.... Mon ami, qu'il y a peu de cœurs où soit imprimé ce trait de la Divinité! Eh! n'est-ce pas la bienfaisance qui nous approche de notre suprême Auteur ? Sinderson jouissait donc du prix qui est toujours attaché à une bonne action.... Il n'avait point yu sa pupille, Blansèy le premier avait donné ce nom à miss Virginie. Mylord entre un matin dans le cabinet de toilette de milady dont la physionomie sévère lui annonce un accès de mauvaise humeur prêt à éclater.... Elle ne lui laisse point le temps de prendre la parole:-Mylord, je viens d'être informée de choses charmantes sur votre compte et qui déposent en faveur de votre excellente con duite. Comment! vous avez des maîtresses, et vous vous chargez de leur pension !.. Est-ce à ces bonnes œuvres que vous employerez notre fortune, tandis que j'ai toutes les peines du monde à obtenir de vous une paire de boucles d'oreilles, qui ne vous coûterait que trois mille guinées ? Sont-ce là les procédes d'un homme de votre rang ? Une pension de cent guinées pour une petite créature qui, j'en suis bien assurée, ne vaudrait pas une guinée! Mylord était si déconcerté qu'il n'avait pas de voix pour répondre; cependant il revient de ce coup attérant qu'il attendait si peu :-Voici, milady, une sortie qui m'offense autant qu'elle m'étonne ! Il est vrai, puisque vous le savez, et que là-dessus je voulais garder le silence avec vous, parce que je connais votre réserve dans certaines dépenses, que j'ai été assez heureux pour être de quelque utilité à une infortunée qui est une pauvre orpheline prête à succomber au besoin, On vous a rapporté le fait exactement; assurément je n ' en disconviendrai point; mais on devait vous dire aussi que je n'ai point vu cette victime du. malheur, et que je l'ai obligée sans autre intérêt que celui d'acquitter la dette, de tout homme qui doit, lorsqu'il le peut, porter du secours à son semblable. Je vous le répète : j'ignore si miss Virginie a des agréments, mais elle est de l'espèce humaine, de mon espèce, elle souffre, elle est dans la peine; eh! en faut-il davantage pour exciter la sensibilité ? Ce serait ici l'occasion de vous reprocher à vous une prodigalité dont vous êtes l'unique objet : je me suis assez expliqué; je vous prie qu'il ne soit plus question.... de ce que j'ai dûn faire. Sinderson ne manque point de rendre à son ami cette conversation dans tous ses détails : ils ne purent découvrir la source où milady avait puisé cette découverte. La société est de retour à Londres : c'est à la ville que milady Sinderson déployait tout le faste de sa coquetterie; elle était accablée de dettes, et malgré l'invitation que lui avait faite son mari de ne plus. lui parler de miss Virginie, elle ne cessait de lui reinettre devant les yeux cet acte de bienfaisance, qu'elle appelait un trait inexcusable de dissipation. Il est assez inutile d'observer que ce. couple si peu fait l'un pour l'autre ne cherchait point à se procurer un bonheur inutuel, et que cette association pouvait se compter parmi tant de mariages que l'on serait tenté de regarder comme le supplice de Mézence.. Sinderson ne peut résister au désir de se procurer quelques lumières sur cette infortunée dont il était le soutien :-Mon ami, (dit-il à Blansey, ) il faut que tu me rendes un service. -- Mylord, vous êtes bien persuadé que, si vous m'offrez l'occasion de vous être de la moindre utilité, je saisirai cette bonne fortune de l'amitié avec empressement : parlez, disposez de moi. -- Il me passe par la tête une idée singulière; je voudrais avoir des notions sur cette malheureuse fille, en un mot, savoir jusqu'à quel degré d'intérêt elle mérite qu'on s'occupe de son déplorable état. Blansey, refuserais-tu de m'obliger sur cet objet ? Blansey accepte la proposition avec toute l'ardeur d'un véritable ami : il quitte donc Londres pour quelques jours, et s'empresse de satisfaire à la demande de Sinderson. Il est bientôt de retour : ses premiers pas le ramènent chez son anni:-J'ai vu, mylord, un prodige de charmes...! C'est la grâce même ! quelle candeur! que d'attraits ! comme elle est pénétrée de votre bienfait ! elle vous pomme son second père ! avec quel senti-ment elle m'a entretenu de sa reconnaissance !.... Elle n'a jamais osé vous écrire.... C'est l'objet le plus enchanteur ! combien l'air de vertu l'embellit encore ! Elle est entrée dans tous les éclaircissements relatifs à sa famille; son père est un gentilhomme du comté de Sussex; à peine a-t-elle yu sa mère qui est morte, la laissant dans les premières années de l'enfance. Des procès ou plutôt les vexations les plus iniques l'ont dépouillée de tous ses biens, et sans votre céleste bienfaisance, ( ce sont ses propres expressions, m'a t-elle redit vingt fois les larmes aux yeux,) elle serait expirée de misère. Sir, (ajoutait-elle, ) assurez bien · mylord qu'après Dieu je l'invoque dans mes prières. Oh ! que je me croirais heureuse si je pouvais lui témoigner tout l'excès de ma reconnaissance, tomber à ses genoux! Combien ce récit faisait goûter au lord les douceurs, les délices attachés au plaisir d'obliger ! Mon ami, (disait-il à Blansey, ) je ne le cacherai point, il faut l'avouer: c'est en vain que l'humanité se pare de cet effort de vertu surnaturelle : il n'y a point de bienfait,qui soit désintéressé, il se fait toujours payer en quelque monnaie que ce soit. Qui, je me plais à t'entendre me rapporter tout ce que t'a dit Virginie : l'expression de sa reconnaissance s'imprime dans mon âme.... Elle est donc bien aimable cette touchante créature!-Je vous le répéterai : il n'est pas possible de vous figurer... c 'est une enchanteresse. ........-Blansey, ce n'est point avec toi que j'userai de dissimulation. je serais assez porté à juger par moi-même de cet objet que tu me présentes sous un aspect si séduisant; mais je veux conserver ce calme où se trouve mon cour, et dont j'ai joui jusqu'à ce jour. Je craindrais des impressions qui peut-être nuiraient à cette tranquillité dont assurément ma femme ne m'a point retiré. D'ailleurs, Blansey, je me regarde comme le père de Virginie, et, en cette qualité, je dois fuir des sentiments trop prononcés qui peut-être me mèneraient à une affection que j'aurais à me reprocher. Je m'applaudis de lui avoir été utile, sans que j'aie à appréhender que ma sensibilité à son égard soit moins pure.... Mon ami, quel est l'homme qui peut répondre de lui? on est toujours près de la faiblesse. Tout ce qu'il m'est permis d'éprouver en sa faveur, c'est un désir constant de lui faire du bien et d'ajouter même au service de peu de valeur que j'ai eu le bonheur de lui rendre. 1; c. Ces procédés paraîtront bien étranges à ce qu'on appelle les gens du monde : mais le lord était une sorte d'être privilégié de l'espèce humaine; il redoutait son cæur prompt à se laisser gagner, et il fuvoir les occasions où cette disposition si estimable aurait pu l'égarer; d'un homme sensible à un homme subjugué par la passion il y a peu de distance, et Sinderson pensait que, dans le mariage, il fallait se garantir de ces surprises de cœur qui amènent la violation d'un serment solennel, et produisent, à la suite du parjure, tous les inconvénients préjudiciables de la désunion. : Voilà un personnage singulier, diront nombre de mes lecteurs! malgré ce plan de sagesse si bien établi, mylord ne se privait point de la satisfaction de s'entretenir souvent de Virginie avec Blansey. Ils apprennent que le bon fermier qui avait jusqu'ici prodigué tous ses soins à sa pensionnaire, venait de mourir. Un des parents de cet honnête villageois, d'une bien différente nature, avait pris sa place pour ce qui concernait la pupille de Sinderson: qu'on se rappelle que ce nom lui avait été donné par Blansey. Mylady, toujours le jouet déraisonnable de ses fantaisies, ayant dissipé pour y satisfaire les trois quarts de sa dot, et, malgré tout le bien qu'elle consumait, persécutée par une foule de créanciers, termina une vie aussi mal employée, laissant à son mari la pénible obligation de payer ses dettes; elle meurt enfin peu regrettée de sa famille et du lord : cependant il remplit tous les devoirs que lui imposait la qualité d'époux. La mémoire de milady n'eut point à souffrir de sa conduite inconsidérée; les dettes furent entièrement acquittées, et l'on ne parla de cette femme qu'en la plaignant d'avoir mené une vie aussi dissipée et aussi irréfléchie. Il ne suffit pas d'être exempt de mauvaises mours, pour mériter le tribut de l'estime publique; c'est à la pratique des vertus, et des vertus actives, à remporter le prix que doit briguer quiconque aspire à jouir. d'une nouvelle vie dans le souvenir de ses successeurs. Mylord donna le temps convenable au terme du veuvage : rendu à une situation moins agitée, ce fut d'abord l'amitié qui eut tous ses moments, qui occupa son cœur; Virginie enfin eut bientôt repris sa place, elle redevint l'objet des conversations de Sinderson avec Blansey; ces entretiens réitérés produisirent un désir pressant,' de la part du lord, d'aller faire un voyage dans ses terres, et de voir lui-même cette créature sans égale, c'était l'expression de Blansey, qui ne cessait de répéter son éloge. Les voilà donc l'un et l'autre sur la route qui conduisait aux domaines de Sinderson..-Blansey, (lui dit Mylord, ) je ne suis pas tout-à-fait exempt de fantaisies; j'en ai une qui pourra te paraître assez singulière : peut-être ne suis-je point connu du successeur de notre bon fermier; je voudrais t'y accompagner, voir la jeune Virginie, sans qu'elle sût que je suis l'être assez heureux pour l'avoir obligée : tu auras chargé le portrait, et je voudrais juger si je dois croire à la fidélité de ton pinceau. Blâmerois-tu mon projet ?-Mon ami, j'approuve fort cette épreuve délicate de votre part : oui, je me flatte que vous me rendrez justice, et que bien loin de m'accuser d'en avoir trop dit, vous me reprocherez d'être resté au-dessous de la vérité. Ils sont arrivés au château, et bientôt ils ont pris le chemin qui menait à la ferme où habitait Virginie. Ils ont atteint la modeste demeure: le premier objet qui se présente, c'est notre infortunée orpheline qui caressait un jeune enfant, en essuyant ses larmes. Sinderson n'a pas besoin de demander si c'était Viginie qui s'offrait à ses regards : il reste dans l'enchantement, il ne dit que ces mots, à voix basse, à son ami:-Non, assurément vous ne m'en avez point imposé, et c'est encore bien au-dessus de tout ce que j'attendais ! Elle a reconnu Blansey : --- Sir,. ayez la bonté de ine donner des nouvelles de mon père : c'est le nom que je donne à mon cher bienfaiteur. Je vous l'ai dit, quand pourrai-je tomber à ses genoux, lui exprimer tout l'excès de ma reconnaissance! Pourquoi la bienséance me défend-t-elle d'écrire ? comme je lui aurais envoyé toute mon âme ! Sinderson, à ces paroles, avait toutes. les peines du monde à se contenir. C'est lui qui eût voulu se précipiter aux pieds de Virginie et lui rendre son hommage, comme à la créature la plus intéressante, cependant il a la force de se maîtriser : Blansey l'avait annoncé comme un compagnon de voyage que la curiosité seule amenait dans ce séjour. Mais quel spectacle les a frappés l'un et l'autre! l'orpheline présentait dans ses vêtements, si l'on peut appeler ainsi des haillons, l'extérieur de la plus profonde misère; il n'y avait que des charmes tels que les siens qui pussent faire supporter un tableau aussi repoussant. Le lord ne saurait se dominer au point de ne pas rechercher la cause d'un état d'indigence si peu attendu : on lui allègue d'assez mauvaises raisons, et Virginie s'empressait de répondre pour le fermier, et d'appuyer sa défense de motifs qui ne pouvaient justifier Robert, c'était le nom de celui qui avait remplacé l'honnête prédécesseur. Enfin nos deux voyageurs ont quitté cette demeure, promettant qu'ils reviendraient sous peu de jours. Ils n'étaient qu'à quelques pas, Virginie les suivait des yeux jusqu'au moment qu'elle les eut entièrement perdus de vue. Sinderson se précipite dans les bras de Blansey : -- Non, quelque enchanteur qu'ait été le portrait, je le répète, tu ne m'avais rien dit qui approchât du spectacle qui m'a frappé ! Oh! mon ami! mon ami! quel intérêt excite cette séduisante créature! mon cour en est rempli. De quels efforts il a fallu m'armer pour ne point me découvrir et me jeter à ses genoux ! J'ai vu une divinité. Blansey, c'est sans doute ici que je dois rappeler toutes mes forces et me défendre !.... Le trait s'est élancé dans mon âme... Blan-. Sey, il y restera toujours.... il y restera, toujours. Je n'ai jamais : éprouvé un pareil transport. i.. mon ami, je la fuirai.... j'éviterai même les occasions qui me rapprocheroient d'elle: il ne faut point me le dissimuler, je perdrais le fruit de ma bienfaisance; ce serait un sentiment trop intéressé qui m'animerait en faveur de ma pupille, puisque tu l'appelles ainsi... Blansey, pour la première fois qu'elle s'est offerte à mes yeux., elle s'est déjà rendue la maîtresse. de tous mes sens : juge de ce qu'elle m'inspirerait si je la revoyais ! Ce n'est point là milady... je n'en parlerai plus, je n'en parlerai plus. Mais dans quel état d'une pauvreté révoltante ! il n'y a point de doute : cet homme n'a pas la probité de notre bon villageois, il abuse du dépôt qui lui est confié, il vole cette malheureuse... je la retirerai de ce repaire de l'improbité. Ce n'est donc pas seulement à la ville que se rencontrent des fripons : la cupidité et la mauvaise foi règnent partout. Soit que Sinderson, malgré le silence qu'il s'était imposé, eût laissé échapper le sentiment qu'il avait éprouvé, ou qu'il eût le don d'inspirer ce qu'il ressentait si vivement, la jeune personne avait été plus loin que de le remarquer-: elle ne pouvait l'oublier. C'était pour la première fois que son cœur s'était surpris livré à une agitation dont elle aurait eu de la peine à deviner la cause : elle revenait sans cesse au souvenir du compagnon de voyage de Blansey. Quoique inylord n'eût plus l'éclat de la jeunesse, il n'avait point absolument passé l'âge qui possède encore le don de plaire; d'ailleurs, la présence de Virginie devait lui avoir prêté des agréments. L'orpheline aimait la solitude plus qu'elle ne l'avait jamais aimée; elle allait souvent s'asseoir au pied d'un arbre pour goûter la douceur de se rappeler une image qui toujours se représentait à ses yeux avec un nouveau degré d'intérêt. C'est pour les cours qui aiment qu'est faite la solitude champêtre; c'est là quel'amour aiguise ses traits et qu'il fortifie son pouvoir. · Mylord était de retour à Londres, où, l'on doit bien s'y attendre, l'avait suivi un souvenir qui n'était guère de nature à s'effacer. Il avait promis à Blansey de ne point parler de Virginie, et sans cesse il lui en parlait, en observant cependant que c'était pour la dernière fois qu'il se permettait de l'en entretenir:-Mon ami, je n'imagine point que j'aie un jour à me reprocher d'écouter là dessus une trop juste sensibilité: il est de mon devoir d'empêcher qu'on abuse du peu que j'ai fait en faveur de l'orpheline.... Je vais m'occuper du soin de lui trouver une autre demeure et quelqu'un qui dispense mieux mes faibles services ! Je ne pense point, Blansey, qu'on me soupçonne de mettre l'amour de moitié dans l'exécution de mon projet. Je ne sais pourquoi ce mot d'amour m'est échappé : je serais désespéré que ce sentiment entrât dans mon désir de contribuer à adoucir le sort de ma pupille. Blansey, je veux mériter le nom de son second père, c 'est à l'amour paternel que je saurai me réduire. Eh ! ne suffira-t-il point à cette sensibilité si vive que m'a inspirée Virginie! Voilà les obligations sacrées que je m'impose : elles flatteront peut-être plus mon amour propre; car, mon ami, qui peut se défendre de ses atteintes ? L'amour propre, c'est en vain qu'on se le dissimule, est le premier moteur de l'homme, et le mien aura lieu de s'applaudir si je parviens à venger la jeune personne d'une trop injuste destinée. Un heureux hasard vient la servir : Sinderson, depuis quelques années, s'était lié de connaissance avec une dame, veuve d'un certain âge, qui demeurait à quelques milles de Londres. Mistriss Susanne Réclif, ( c'est son nom, ) jouissait d'une fortune suffisante pour goûter les douceurs d'une vie tranquille, exempte de ces désirs immodérés, maladie qui affecte la plupart des individus de la société. Elle était, si l'on peut s'exprimer ainsi, du très-petit nombre de ces heureux adeptes qui professent la philosophie pratique, c'est-à-dire, la vraie sagesse. Elle avait perdu une fille unique, l'objet de ses éternels regrets; mylord, dont elle avait su dans plusieurs occasions mériter la confiance, lui parla de cette jeune infortunée de qui il était le soutien; il lui présenta sa triste situation, la conduite blâmalle du fermier qui, par un abus des moins pardonnables, paraissait détournerà son profit la pension de Virginie, et la laissait manquer du premier nécessaire. Ce récit toucha infiniment maitresse Réclif:-Eh bien! mylord, (dit-elle, avec l'accent de l'âme, ) j'en ai entendu assez pour in'intéresser véritablement à cette jeune personne; si vous agréez ma proposition, je m'offre à la prendre chez moi : elle me tiendra lieu de cette fille chérie que je pleure encore, et vous pouvez vous reposer sur moi de l'emploi convenable de votre bienfait; je n'imagine pas que je sois exposée au soupçon d'en abuser. Sinderson accepte avec reconnaissance, l'offre obligeante que lui a faite maitresse Réctif; il s'empresse de l'assurer que c'est le sentiment le plus désintéressé qui l'anime, celui qu'éprouverait un père; en un mot, il lui montre dans son acte de bienfaisance, le motif le plus pur et le plus dégagé d'une affection vicieuse: -- D'ailleurs, maitresse, ( ajoute-t-il,) vous n'ignorez pas combien je vous estime, et ce n'est point à vous que je confierais l'objet d'une faiblesse; mais c'est ici une pupille dont vous voudrez bien partager avec moi la tutelle, et je suis bien certain que vous l'aimerez. Les arrangements sont donc pris: mylord ajoute à sa pension cent autres guinées; enfin il ne reste plus qu'à conduire Virginie chez maitresse Réclif. Nous allions oublier un article : - Sinderson engagea maitresse à taire son nom lorsqu'il viendrait lui rendre visite, et que Virginie se trouverait dans sa société. On n'eut point de peine à souscrire à la condition. On est donc entièrement d'accord sur les divers objets relatifs à cette nouvelle situation de l'orpheline. Mylord ne s'est point séparé de maitresse, qu'il se hâte d'aller trouver Blansey auquel il fait part du projet qu'il vient de former, et dont il n'y a plus qu'à attendre l'exécution :-Tu vas donc, Blansey, te charger de ce transport de Virginie chez maitresse Réclif? Dans tout ceci, il y a une chose qui m'affecte vivement : je désirerais que ma pupille, le nom lui en restera, ne parût point chez sa nouvelle hôtesse sous un extérieur aussi peu décent; toujours le spectacle de l'indigence afflige ou repouse; les dehors de la pauvreté déplaîsent, ils offensent la délicatesse des sens, et l'on doit avoir égard à cette faiblesse; d'ailleurs, je pourrais faire tort à Virginie dans l'esprit de maitresse : elle pencheroit peut-être à croire que c'est quelque créature de néant que je veux introduire chez elle. Allons, Blansey, dépêche-toi de me rendre ce nouveau service; arrange les choses de façon que Virginie ajoute à ses agréments l'extérieur qui lui convient. Blansey promet de remplir exactement tout ce que Sinderson vient de lui recommander, et il est parti. Mylord voyait souvent maitresse Réclif, et la préparait à la visite de son intéressante pensionnaire. Blansey n'a point tardé à remplir les désirs de son ami, il est arrivé chez le fermier auquel il fait part des intentions de mylord. Virginie n'a point été instruite de la nouvelle position qui l'attend, que son front où régnait une douce sérénité, s'obscurcit d'une ombre de tristesse. Quoiqu'elle eût à se plaindre du traitement qu'elle éprouvait, elle ne saurait, sans verser des larmes, apprendre qu'elle va quitter le fermier et sa famille. -Sir, (dit-elle à Blansey, ) c'est donc la volonté de mon bienfaiteur? Je ne vous dissimulerai point que cette séparation me cause quelque peine : il y a ici un jeune enfant, vous le voyez, qui est toujours dans mes bras; c'est, j'oserai vous l'avouer', avec regret que je m'arrache à ses innocentes caresses; et notre séparation, j'en suis certaine, le chagrinera beaucoup. Blansey fait l'éloge du sen. timent qui l'affecte, mais il doit remplir l'objet de son voyage, et son ami l'attend avec l'impatience d'un père qui ne respire que le bonheur de sa chère fille; car, iniss, c'est ainsi qu'il vous nomme. Ah! (s'écrie-t-elle, en redoublant ses pleurs,) il suffit que mon généreux bienfaiteur le désire. Partons, sir, partons : Mes amis, ( ajoute-t-elle, s'adressant à ses hôtes,) je ne suis point la maîtresse de mon sort, mais je ne vous oublierai point, je ne vous oublierai point. Ce témoignage d'un attendrissement si peu mérité, montre combien Virginie avait l'âme facile à émouvoir; il lui aurait été impossible de se cacher que le fermier était un malhonnête homme, qui abusait des bienfaits de mylord, et elle n'avait qu'à jeter un coup-d'œil sur ses misérables vêtements : une femme quelle qu'elle soit, ne se familiarise point avec de pareilles privations.-Virginie est arrivée chez maitresse Réclif, qui lui fait l'accueil le plus obligeant, et Blansey a couru chez le lord lui rendre un fidèle compte de sa mission: Je n'ai point surtout oublié un article qui m'a semblé vous intéresser : de retour à Londres, je me suis empressé de conduire votre pupille chez une femme de ma connaissance qui lui a procuré les vêtements, les ajuste. mens nécessaires, et je l'ai présentée chez maitresse Réclif, dans l'état convenable que vous désiriez ! Comme cette charmante créature est touchante ! Le croiriez-vous ? Son départ lui a coûté des larmes; elle n'a pu s'empêcher de témoigner les plus vifs regrets à des gens qu'elle n'ignorait point avoir abusé de votre confiance; cependant ensuite elle s'est empressée de vous satisfaire et de m'accompagner. Mylord était dans une perplexité inconcevable; il aurait souhaité voir à l'instant l'orpheline, mais il craignait de ne pouvoir se maîtriser, et de manquer à l'obligation qu'il s'était prescrite lui-même de garder l'incognito et d'attendre l'instant favorable qui lui permettrait de se découvrir : -- Blansey, irais-je abuser du pouvoir de la reconnaissance? Sans doute si je ne veillais point sur mes sentiments, ils deviendraient... mon aini... l'amour le plus décidé; mais, je ne me lasserai point de le redire,. je perdrais à mes propres yeux tout le fruit de ma bonne action. Je t'en conjure, Blansey, soutiens mon courage, car je ne saurais me priver de la présence de cette créature si intéressante : il faut absolument que je la voie; s'il allait m'échapper un mot qui me conduisît à une indiscrétion..... dépêchetoi vite de m'interrompre; oui, contentons-nous d'en rester au titre de bienfaiteur! Eh! ne dois-je pas me regarder comme assez heureux d'avoir arraché cette infortunée au sort déplorable qui la menaçait ? Il est aisé de juger que l'âme du lord n'était pas exempte d'orages; l'amour était-là, si l'on peut s'exprimer ainsi, qui le guettait et préparait le dernier trait dont il frapperait Sinderson. Miss Virginie n'avait point tardé à s'attirer l'affection de maitresse Réclif; celle-ci fut touchée de ses grâces sans prétentions, de sa douceur, des charmes qui respiraient dans ces moindres actions; elle se felicitoit de posséder cette jeune personne qui la consolerait de la perte de sa fille. Virginie ne cessait de lui parler de son bienfaiteur:-Quoi ! (disait-elle,) maitresse, je n'aurai point la satisfaction de lui montrer jusqu'à quel point il règne dans mon cœur ! Il vient encore, c'est vous, maitresse, qui m'en avez instruite, d'ajouter à ses bontés ! Eh ! le moyen d'acquitter ma reconnaissance à son égard ! mon père en aurait-il fait davantage ? Ah! maitresse, vous me paraissez paraissez vous intéresser en ma faveur : que j'obtienne de vous cette grâce dont je sentirai tout le prix ! que je puisse le connaître cet adorable bienfaiteur! ce serait mettre le comble à des marques si éclatantes de générosité. Mistriss promettait à Virginie de remplir ses vœux sur cet objet : mais elle ajoutait que des raisons quelle ignorait, et qui devaient être fondées, empêchaient, selon les apparences, mylord de se déclarer:-Laissez-moi, (poursuivait-elle,) chercher l'occasion favorable de vous procurer cette satisfaction : vous ne doutez point que je ne la saisisse avec empressement. Je vous l'avoue, ma chère Virginie, vous m'avez inspiré des sentiments qui, j'en suis certaine, ne feront qu'augmenter; oui, je me flatte que vous remplacerez ma fille dans mon cœur. Et. Virginie, à des paroles aussi affectueuses, se jetait dans les bras de maitresse Réclif, et laissait s'échapper des pleurs, ces pleurs si expressifs, la yoix de la sensibilité.. Sinderson paraît enfin chez maitresse, accompagné de Blansey. A peine est-il entré, maitresse le prie de passer dans une chambre voisine, ayant quelque chose de particulier à lui communiquer. Blansey est resté seul avec Virginie, dont les premiers mots sont :-Voilà encore, sir, de nouvelles marques de bonté que je reçois de mon Dieu tutélaire. Eh ! se dérobera-t-il toujours, aux transports d'une reconnaissance qui lui est due à tant de titres ? Que je me précipite à ses pieds ! je vous l'ai déjà dit, j'y répandrai toute mon âme. Est-ce l'unique bienfait qu'il ne me soit point permis d'attendre de sa céleste générosité ? Blansey était embarassé dans ses réponses : il ne répliquait que par des expressions vagues et qui satisfaisaient peu la jeune personne; elle reprend:-Sir, me pardonnerez-vous une remarque ? cet ami qui vous accompagne, me regarde avec une attention singulière; il semble aller au-devant de la moindre parole qui m'échappe.... --- Miss, cette marque d'intérêt que vous témoigne mon ami, vous déplairait-elle ? Sûrement vous devez être familiarisée avec ces signes d'une prévention favorable : c'est un tribut qui vous est dû, et dont on s'acquitte avec plaisir.... Eh !... comment trouvez-vous mon ami ?. Une rougeur subite s'élève sur ce visage que l'innocence et la candeur embélissoient. --- Mais, sir, il me paraît digne de votre amitié, j'imagine qu'il est porté à s'attendrir sur le sort des malheureux.... C'est lui qui prévient en sa faveur : il a un air intéressant. Blansey ne dit rien davantage qui ait rapport à mylord, et dé-· tourne la conversation sur différents objets, i Quel était, d'un autre côté, l'entretien de maitresse. Réclif avec Sinderson ? On doit être bien persuadé que l'orpheline en était le sujet. Mistriss d'abord se répand en éloges sur le compte de sa pensionnaire; elle ne saurait assez remercier mylord de lui avoir procuré ce motif de consolation, qui lui rendait plus supportable la perte de sa fille : --- Mais, mylord, il n'est pas possible que vous tardiez plus long-temps à vous faire connaître; cette jeune personne n'aspire qu'au moment où elle pourra, dit-elle", tomber à vos genoux : c 'est une satisfaction que vous ne sauriez lui refuser ainsi qu'à vous, même : en montrant à Virginie l'homme généreux qui l'a obligée avec tant de délicatesse, vous goûterez toutes les douceurs attachées à la bienfaisance, vous reçucillerez le prix de votre bonne action. Sinderson juge à propos de différer cet ayeu : il pense qu'il n'est point encore temps de se découvrir; les véritables motifs de sa discrétion, il se gardait bien de les communiquer à maitresse Réclif: il était éclairé, peut-être malgré lui, sur l'état où se trouvait son cœur : il y saisissait des sentiments trop tendres, et qu'avec raison il craignait de voir se changer en une passion décidée. · L'un et l'autre rentrent donc, et viennent rejoindre Blansey et Virginie.. · La jeune personne avait les yeux continuellement attachés sur mylord, et, à chaque regard, elle se surprenait plus atteinte d'une impression qui, jusqu'à cette époque, lui avait été étrangère. Sinderson, dans, son maintien comme dans sa conversation, laissait percer un embarras qui ne lui était point naturel. Virginie revient encore à se plaindre de ne pouvoir goûter la satisfaction de connaître son bienfaiteur, ce qui redoublait beaucoup la situation critique du lord, enfin il a la force de s'arracher à cette entrevue qui lui offrait tant d'intérêt; il prend congé de maitresse, et, s'adressant à l'orpheline,.il ne peut "retenir ces paroles : -Miss, il n'est guère possible de vous quitter, sans éprouver un véritable regret; j'ai une obligation infinie à mon ami.... Il regardait la jeune personne avec une sensibilité trop vive pour tarder à éclater: il saisit donc Blansey par le bras, et s'empresse de se retirer. : Ils sont seuls :-Mon ami, mon ami, (s'écrie mylord,) ne trouves-tu point que je suis bien courageux ? Il est vrai que ma fermeté un'abandonnait, et que j'ai pris, si je puis le dire, la fuite à propos. Je ne sais si je ne dois pas me défendre ces visites : elles me perdront. Comme ce qu'il a éprouvé dans cette dernière entrevue, prend un nouveau degré d'intérêt, lorsque Blansey lui rend compte de l'entretien qu'il vient d'avoir avec Virginie!-Mylord; (ajoute Blansey,). je vais vous apprendre une particularité qui ne saurait vous déplaire : Virginie, je l'imagine, est portée à vous aimer: vous devez en juger par les détails de notre conversation.-Blansey, il faut absolument que je me détermine à ne la voir que très-rarement; je. joue ici le rôle de père; il est différent de celui de séducteur. Qu'est-ce que la vertu? Cette expression ne signifie-t-elle pas le courage? Armons-nous donc d'une fermeté surnaturelle. Je te l'ai dit: mon amour propre aura lieu de s'applaudir d'une telle victoire; et puis, Blansey, quand je céderais à une prévention, qui d'ailleurs est peu fondée, qui me garantirait que je serais aimé de cette jeune personne, autant que je le désirerais ? Je ne suis plus d'un âge à exciter des passions; tout ce que tu viens de me confier, ne m'assure point que son âme soit entièrement pénétrée d'un sentiment que je ne veux point nourrir, et qu'il est absolument de mon devoir de détruire dans nos deux cœurs : je suppose que celui de Virginie eût reçu des dispositions qui me se. raient favorables. Notre charmante orpheline avait reçu chez ses parents, quand la fortune ne s'était pas encore mon-. trée si injuste à leur égard, des principes d'éducation qui ne s'étaient point effacés. Mistriss Réclif s'attachait à les faire revivre. Nous le répétons, la jeune personne lui tenait lieu, en quelque sorte, de la fille qu'elle regrettait: conséquemment elle n'oubliait rien pour lui donner les soins d'une véritable affection, qui différait peu de la tendresse maternelle. Virginie recevait des leçons sages et l'instruction la mieux dirigée; elle faisait des progrès qui étonnaient jusqu'à ses maîtres. Ses occupations variées. la retiraient d'une espèce de mélancolie qui n'a voit point échappé aux yeux pénétrants de maitresse qui, plusieurs fois, lui en demanda la raison. L'intéressante créature soupirait, ou ne répondait qu'en renouvelant son regret de ne point connaître l'homme généreux qui lui servait de père.-Mon enfant, (lui disait maitresse; ) prenez patience: cette satisfaction, peut-être, sous peu de jours, vous sera accordée. Il faut apprendre à modérer ses désirs : qui ne sait pas se reposer un peu sur l'espérance, s'expose à une infinité de contrariétés désagréables, et même de chagrins. Hélas !'ils viennent assez tôt, ces cruels ennemis de notre existence, sans qu'on aille au-devant d'eux. Encore une fois, votre bienfaiteur vous sera incessamment: connu, et je suis certaine qu'il ne démentira point l'idée que vous pouvez en avoir conçue.. Blansey venait souvent chez maitresse, et l'orpheline ne manquait pas de lui demander avec empressement des nouvelles de son cher protecteur. Chaque fois que Blansey revenait auprès de mylord, celui-ci avait aussitôt le nom de Virginie à la bouche; il ne cessait d'en parler, d'en reparler, en faisant d'éternelles protestations qu'il se bornerait à lui faire du bien. Hélas ! comment les hommes ne seraient-ils point trompeurs ! ils se trompent eux-mêmes. Mylord avait reçu dans le cœur un trait qui s'y enfonçait toujours davantage. Plus une âme jouit de ses facultés, et plus elle est ouverte au sentiment; aussi Sinderson ya l'éprouver dans toute sa force cette sensibilité à laquelle il espérait pouvoir imposer des lois.. · Allons, (dit mylord à son ami,) il y a déjà du temps que je me combats avec quelque succès, je veux remporter une victoire complète: je t'accompagnerai chez maitresse Réclif, et j'imagine que je pourrai soutenir la présence de Virginie, sans m'exposer à perdre le fruit d'une résolution bien déterminée. D'ailleurs, tu es mon appui; si tu t'apperçevois que la fermeté me manque, tu sais notre convention : tu m'arracheras au péril, et tu me sauveras d'un enchantement.... dont je serais victime! Je ne veux point, encore une fois, gâter mon bienfait; non, je ne veux point gâter mon bienfait, et abuser de l'ascendant que je pourrais lui devoir.. · La partie arrangée à ces conditions, l'un et l'autre se transportent chez maitresse Réclif, Blansey entre dans l'appartement de la dame : Sinderson s'apercevant que la chambre de Virginie est entrouverte,; et qu'elle y est, cède à un mouvement involontaire: il s'offre aux yeux de la jeune personne qui dessinait; Virginie avec un pet d'effroi, laisse là son ouvrage, et se lève. Sinderson s'empresse de lui demander quel était le sujet de son travail ? Virginie, déconcertée au point de ne savoir que répondre, gardait le silence, et s'efforçait d'écarter son dessin. Mylord, sans trop se rendre compte d'un procédé qu'on devait peu attendre de lui, se jette avec, vivacité sur l'ouvrage : Virginie était prête à s'évanouir; il voit avec une surprise inexprimable qu'il est l'objet du dessin, L'orpheline rougit, pâlit: -- Sir.... (dit-elle d'une voix incertaine, ) sir... j'avais yos traits présents à ina mémoire, et j'ai tenté d'essayer si je saisirois votre ressemblance. Sinderson la regarde avec attendrissement :-Mon portrait vous intéresserait donc un peu, charmante Virginie...... Sir, j'ai désiré m'éclairer sur mon faible talent, et, comme je ne vous ai vu que rarement, j'ai conçu le projet d'éprouver s'il me serait possible de travailler de mémoire..... Vos traits..... me sont toujours présents. ( Elle se colorait d'une nouvelle rougeur, et son embarras augmentait encore.) --- Vous vous ressouvenez donc de moi ? ( s'écrie Sinderson subjugué par un transport qu'il ne peut maîtriser.) Eh bien ! charmante miss, ( se jetant à ses pieds, et lui baisant la main, ) vous voyez à vos genoux celui qui a eu le bonheur de vous être de quelque utilité : oui, je suis ce second père que vous désiriez tant de connaître... Virginie pousse un cri:-Quoi ! c'est vous quiêtes mon cher bienfaiteur! Ah! c'est à moi de me précipiter à vos pieds.. On s'attend bien que mylord s'est empressé de la relever:-Adorable Virginie, n'est-ce pas moi, n'est-ce pas moi qui suis le plus heureux des hommes ! J'ai pu vous obliger, et j'éprouve.... quelles délices !.... quoi ma vue seule, et je vous étais inconnu, a pu vous inspirer un pressentiment.... Conservez-moi, sentiment si cher pour lequel je donnerais ma vie. Le cri de la jeune personne avait retenti jusqu'aux oreilles de maitresse et de Blansey : ils accourent: Sinderson s'était rejeté aux genoux de Virginie : --- Soyez l'un et l'autre témoins de transports trop légitimes. Non, je ne pourrai jamais m'acquitter envers cette cés leste créature. · Il leur raconte la découverte du dessin, et il se répand en nouvelles expressions de sensibilité à l'égard de Virginie. Voilà de ces situations que le cœur saisit bien plutôt que l'esprit. Virginie, de son côté, était agitée d'un trouble qu'il ne lui était pas possible de dissimuler; elle ne cessait de fixer ses regards sur mylord, de laisser échapper des soupirs, des. pleurs : --- Quoi ! mylord, c'est-yous à qui j'ai tant d'obligations, qui m'avez rappelée à la vie! Eh ! comment, comment, (disait-elle, en redoublant ses larmes,) ma reconnaissance parviendra-t-elle à s'acquitter ! --- En m'aimant, ( s'écrie Sinderson, puis, comme par réflexion, ) ainsi que le plus tendre des pères ! Ah! maitresse, (se tournant vers la dame,) quelle délicieuse jouissance pour mon âme! est-il dans le monde un plaisir comparable à celui dont je m'enivre en ce moment?.. Ma chère fille, mon adorable fille, (s'adressant à Virginie,) je n'ai encore rien fait pour vous, mais soyez assurée que tout mon bonheur s'attachera à faire le vôtre... Blansey! mon ami, (en se jetant dans ses bras,) mon cœur ne peut suffire à la satisfaction que me procure cet heureux instant.... Miss, (à Virginie, ) je suis intéressé : il ne suffit pas que vous ayez fait mon portrait, il faut que je reçoive de vos mains le don d'un ouvrage qui me sera si précieux. Virginie se défend, alléguant pour ses raisons qu'elle n'est point contente de son travail, qu'il y a encore quelques traits de crayon à y ajouter; Sinderson, d'une main impatiente saisit le dessin, et le portant contre son cœur :-Voici la place que je lui destine, et qu'il y occupera tant que j'existerai. Enfin Mylord se retire, et se trouve seul avec son ami Blansey. C'est alors qu'il s'abandonne à une ivresse d'âme dont il est impossible de donner seulement une idée.-Oui, Blansey, je crois... je crois à tout ce que tu m'as dit; je ne suis point indifférent à ma pupille : par ma seule présence, elle était déjà disposée à ouvrir son âme à des sentiments.... que je ne saurais trop payer de tous les miens; oui, Blansey, j'aurais mille cours qu'ils seraient tous remplis de cette divine créature. Que je suis heureux, mon ami ! que je suis heureux ! Cependant, irais-je abuser de dispositions aussi flatteuses pour ma sensibilité? Assurément, Blansey, je ne me déshonorerai pas, je ne profiterai point d'une prévention, et je ne ferai point de Virginie l'objet de la séduction......... . mon âme recule d'horreur à cette seule pensée. Ah! que je sois son anni, son père, son bienfaiteur! eh! cette jouissance délicieuse ne suffit-elle pas... à mon amour? car, Blansey, ce n'est pas avec toi que j'userai de dissimulation, c 'est de l'amour, l'amour le plus violent dont Virginie m'a pénétré. Des sentiments désintéressés ne suffisent-ils pas aux vœux les plus avides ? n'est-ce pas là un avant-goût de cette céleste jouissance qui nous attend dans le séjour du vrai bonheur et des vertus ? J'en crois mon cour, cette situation comblera tous mes désirs. Eh! n'est-ce rien que de n'avoir point à se reprocher que les sens aient mêlé leur grossièreté à la pure ivresse de l'âme ? Malheur, Blansey, à qui ne sait pas apprécier une semblable jouissance! -Virginie avait déposé dans le sein de maitresse tout son ravissement de connaître celui qu'elle aimait si vivement, car elle aurait eu de la peine à se cacher la nature de ce qu'elle éprouvait. Cependant elle ne confiait point à maitresse le véritable secret de son cœur: elle ne laissait pas échapper le mot d'amour, mais elle en laissait éclater continuellement les impressions : elle ne parlait plus que de milord Sinderson : c'était le seul objet qui l'intéressât, qui l'animât, qu'elle vît dans tout ce qui s'offrait à ses regards. Mistriss commençait à s'apercevoir que la reconnais. Sance de Virginie allait au-delà des bornes de ce sentiment, et qu'elle éprouvait des transports plus vifs que l'amitié qu'on doit à un bienfaiteur. Sinderson reparaît : Virginie court au-devant de lui, et, lui présentant un nouveau dessin:-Je crois, mylord, que vous serez moins mécontent de cette nouvelle tentative: j'ai essayé, dans ce nou. veau portrait, de saisir mieux votre ressemblance, elle n'osait ajouter, telle qu'elle est imprimée dans mon cœur. Le lord est enchanté du présent: -- Eh bien! ma chère pupille, voilà un nouveau don que je joindrai au premier, et l'un et l'autre occuperont la même place. Vous devez juger de tout l'excès de ma reconnaissance; elle ne saurait s'exprimer. En lui baisant la main, et Virginie étant toujours plus troublée, le lord tient à peuprès les mêmes propos; et il quittait maitresse Réclif, chaque fois plus épris de la charmante orpheline, et dans un trouble toujours plus difficile à contenir. · Quelle nouvelle vient frapper la trop sensible Virginie! le bruit se répand que mylord Sinderson touche au moment de se remarier. En effet, ce bruit n ' était point dénué de quelque fondement. Exposons à notre lecteur les circonsances d'un fait dont le rapport avait foudroyé la malheureuse Virginie. Mylord appartenait aux premières maisons de l'Angleterre; ses parents voyaient avec peine qu'il restât veuf, d'autant plus qu'il ne jouissait point encore de la consolation de laisser un héritier : il n'avait eu qu'un fils qui était mort en bas âge, et sa famille aurait désiré qu'il s'occupât du soin de réparer cette perte. Le lord Mester, un des plus riches particuliers de Londres, se voyait père d'une fille unique qu'il voulait établir avantageusement. Mylord Sinderson possédait une for· tune convenable à un personnage de son rang. Quoiqu'il eût passé, comme nous l'avons observé, l'âge heureux de la jeunesse, il n'avait rien perdu du talent de plaire; d'ailleurs, la réputation qu'il s'était acquise par sa bonne conduite, semblait inviter les pères et mères à le rechercher de préférence,pour donner à leur fille un mari qui remplit tous les devoirs attachés à ce nom. Lord Lord Mester fait donc des avances à un des cousins de Sinderson, et lui déclare franchement qu'il serait charmé de contracter une alliance avec lui, et de se procurer un gendre tel que Sinderson, dont tout le monde estimait les • excellentes qualités; la proposition est agréée du parent: il est chargé, de la part du lord Mester, de lui amener à dîner Sinderson, sans que celui-ci fût prévenu sur le motif de cette démarche. Le lord Vorcester (c'est le nom de ce cousin), tint fidèlement sa parole; il setut sur le véritable sujet de l'invitation, et se contenta de mener avec lui son parent. Après les politesses d'usage, on va se mettre à table. Il faut observer que lady Eugénie Mester était du nombre des convives; l'âge de seize ans, des yeux enchanteurs, une bouche de rose, la peau d'une blancheur, éclatante, la taille et toutes les grâces d'une nymphe, le son de voix séduisant, le charme même répandu dans toute sa personne : voilà l'objet tentateur que l'on a exposé aux regards de Sinderson. On peut dire que c'était donner à Virginie une rivale qui ne lui était point inférieure. Sinderson se plaît à rendre hommage à la beauté de la jeune lady, sans que son cœur fasse la moindre infidélité à Virginie. Le dîner devient intéressant, la conversation s'anime, et l'aimable Eugénie n'est pas la dernière à faire admirer tous les agréments de son esprit, ils répondaient à ceux de sa figure. Enfin le lord Mester arrive à l'explication sur le motif qui l'a: voit engagé à inviter Vorcester et son cousin:-Mes amis, vous le voyez, j'ai le bonheur d'avoir une fille digne de tout l'attachement d'un père, dont les soins cherchent à la dédommager de la perte d'une mère chérie qui vient de lui être enlevée par une mort prématurée. Il s'agit d'un objet bien important pour ma pauvre Eugénie, d'un établissement qui ne ressemble point à ces mariages dont notre capitale abonde, unions sans nul rapport d'humeurs, non-seulement privées des douceurs d'un amour réciproque, mais marquées par une aversion mutuelle, la source intarissable de dégoûts, d'erreurs, de màuvaises mœurs, de chagrins souvent les plus violents. Ma fille aura une dot de vingt mille guinées de rente; c'est donc un de nos partis avantageux; mais les richesses ne procurent pas toujours le bonheur, et je désirerais que mon enfant trouvât un mari qui eût de la fortune, qui fût de son rang, et qui possédât encore une qualité beaucoup plus solide, une probité à toute épreuve, une conduite sage et soutenue, une délicatesse de sentiments et de procédés, qui m'assurât de sa constance, et qui me fût ensin désigné par l'estime publique. Toutes ces qualités précieuses, (se tournant vers le lord Vorcester, ) je les trouve réunies dans votre parent, et s'il agrée ma proposition, je lui laisserai le temps de juger par lui-même si ma fille ne mérite pas qu'il lui donne sa main et son cœur. · La société applaudit. au choix judicieux du lord; Sinderson répondit par des remerciements pleins de reconnaissance sur cette façon de penser à son égard. Pendant une conversation si importante, Eugénie ne cessait d'avoir la vue attachée sur Sinderson, et semblait disposée à se conformer aux volontés de son père. Celui-ci, s'adressant à Sinderson :-Mylord, je me suis assez expliqué; vous me convenez., et je ne doute pas que ma fille ne vous voie avec le même intérêt que vous savez inspirer; mais une simple entrevue ne suffit pas pour former un pareil engagement; vous aurez tout le temps, je vous le répète, d'apprécier ma proposition; nous nous verrons souvent. Je me flatte que ma fille s'attirera' de plus en plus votre attention, et que tous deux vous partagerez un sentiment sans lequel il ne peut exister de mariage heureux. Sinderson éprouvait une peine infinie à dissimuler son embarras; cependant il prodigue des compliments sans nombre à l'aimable Eùgénie, qui paraissait goûter quelque plaisir à s ' entendre louer par Sin. derson, C'est ainsi que les inclinations commencent; et le lord Mester ne doute point que sa fille ne donne sans peine son consentement à une union qu'il regardait comme une affaire qui ne tarderait point à s'arranger. Vorcester quitte l'assemblée, et se retire avec Sinderson : à peine a-t-il fait quelques pas:-Eh bien ! mon cher parent, vous ne vous empressez point de me faire les remerciements que je crois m'être dus; vous voyez que je songeais sérieusement à vous obliger. Mais vous gardez le silence ? Vous ne vous jetez point dans mes bras ? D'où vient cette froideur... qui m'afflige autant qu'elle m'étonne?-Mylord, la chose demande une extrême attention. Je ne prétends point vous ôter rien de la reconnaissance que je vous dois pour une semblable démarche; elle me prouve une envie déterminée de m'obliger; mais, je vous le répéterai, que j'aie quelques jours pour réfléchir; encore une fois, on ne forme point à l'improviste un lien qui doit nous attacher pour la vie. Vorcester se sépare de son cousin, non sans lui renouveler ses marques de mécontentement. Sinderson lui promit de le revoir incessamment: il court déposer dans le sein de l'amitié une âme extrêmement agitée. · Il rend à Blansey un compte exact de son aventure : il ne lui cache point l'importance de l'union proposée; il fait l'éloge des agréments extérieurs d'Eugénie qui annonce des qualités essentielles et une excellente éducation. Mais, mon ami, ajoute-t-il, avec une sensibilité réfléchie, suis-je en état de porter mes idées sur ce mariage, lorsque mon cœur, tu le sais, est dévoré d'une passion que jusqu'ici j'ai eu la fermeté de taire à l'objet qui l'a fait naître ? Et si, en effet, Virginie partageait cet amour qui, tous les jours, augmente et me consume, ne serais-je pas, à mes propres yeux, le plus coupable, le plus barbare des hommes? --- C'est à vous, mylord, de vous interroger: d'un côté, voilà une association des mieux assorties, une épouse riche aimable, alliée à nos premières maisons, annonçant, dites-vous, les principes d'une éducation qui suppose une âme propre à conserver les semences de vertu dont on l'aura nourrie... Sinderson l'interrompt avec une sorte de transport:-Et Virginie, Blansey! -- Tu répandras sur elle tous les bienfaits... --- Mais, mon ami, des bienfaits sont-ils un équivalent de l'amour?.. Encore un coup, si j'étais aimé, quel coup mortel je porterais dans ce cœur.. dans ce cœur qui serait rempli de moi!.. Il faut absolument que je, m'éclaire sur cet objet, que je sache si Virginie se borne à me regarder comme, un père auquel on n'accorde que le sentiment de l'amour filial.... Blansey, que résoudre, que faire ? Nous avons laissé Virginie presque anéantie par la nouvelle qui s 'était répandue que Sinderson touchait au moment de s'enchai. ner des liens d'un nouveau mariage; elle feint une indisposition, et court se renfermer dans sa chambre. C ' est à cette cruelle épreuve, que l'infortunée sent qu'elle a un cœur rempli de Sinderson, un cœur enflammé d'un amour qu'elle n'avait point encore soupçonné. Elle s'en était imposé jusqu'à s'imaginer que la reconnaissance seule l'animait.-Quọi! (s ' écriait-elle, avec l'accent de la douleur,) Sinderson va prendre une épouse! et ce n'est pas moi qui serai cette épouse! Eh! où vais-je m'égarer? qui me justifierait sur la prétention de reconnaître un mari dans mon bienfaiteur? Je m'oublie à ce point! Sans fortune, d'une naissance ordinaire, quels seraient mes droits pour aspirer à m'unir à mylord ? N'est-ce pas assez de le regarder comme le plus tendre des pères, d'en être chérie comme si j'étais sa propre fille?.. A quelle présomption insensée je m'abandonne!.. Et si ce mariage pouvait être de quelque avantage à Sinderson! Me convient-il de former des vœux contraires à ce qui peut lui procurer quelque bonheur ? Il est mon bienfaiteur, mon père : que son image reste gravée sous ces traits dans mon cœur! Hélas ! dussé-je en mourir, gardons-nous de laisser éclater une passion que tout condamne, qui me rendrait criminelle ! Seroit-ce Tà l'effet d'une trop juste reconnaissance ? Ma faiblesse, oui sans doute, ma coupable faiblesse m'entraînerait à un tel égarement; non, je ne céderai point à cette folle ardeur qui me consume. Encore une fois, plutôt succomber à ma douleur, à inon désespoir; plutôt avoir le cæur déchiré, expirer, que de laisser éclater ce secret que je dois emporter au tombeau! Que mylord soit heureux! ah! son bonheur ne sera-t-il pas le mien ? Virginie reparaît aux yeux de maitresse Réclif, mais dans un état qui semblait être le précurseur d'une violente maladie. Mistriss ne sait à quelle cause attribuer cette espèce de révolution dans la santé de sa púpille; elle l'invite, par les avançes les plus touchantes, à lui ouvrir son cour:-D'où vient donc ce mal subit, ma chère Virginie ? Craignez-vous que si mylord se marie, il perde de vue sa chère enfant? Je puis bien vous répondre que vous l'intéresserez toujours, et que vous ne devez pas appréhender qu'il vous retire ses bienfaits; au contraire, je suis presque assurée qu'il y ajoutera encore. Virginie se contente de répliquer:-Eh! maitresse, ce ne sont point les bienfaits de mylord que je crains de perdre : je suis persuadée qu'il daignera toujours me conserver les sentiments qui lui ont acquis toute ma reconnaissance. A ces paroles succédait un torrent de pleurs, et l'infortunée attribuait le désordre de ses sens à une douleur subite qu'elle ressentait, et qui la menaçait d'une maladie décidée. En effet sa situation ne différait guère de celle d'une malade dont l'état ferait tout craindre pour ses jours: Mylord révoit son parent qui ne lui épargne point les reproches; Sinderson se rejette sur des motifs assez peu capables de satisfaire Vorcester; il reste un instant avec lui, et court à son hôtel écrire au lord Mester; voici ce que sa lettre contenait :. » Mylord, vous ne m'avez pas » encore revu: n'allez point m'accuser d'être insensible à la proposition flatteuse et honorable » que vous avez bien voulu me faire; assurément je sens tout le prix d'une alliance telle que la » vôtre. Lady Eugénie est faite » pour prêter tous les charmes à » cette marque de distinction de » votre part, et tous les hommages » qu'on lui rendrait, seraient au» dessous de ce qu'elle mérite. J'ai » demandé à votre Grâce quelques jours pour lui porter une » réponse décisive. Le mariage, » tel qu'il s'offre à mes yeux, exige qu'on y attache toutes ses » réflexions. J'ai déjà subi cette » épreuve : elle ne m'a point été » favorable. Il est vrai que lady » Eugénie ne peut faire espérer » à un époux que le sort le plus » digne de combler tous ses vœux. » Qui veut avoir une idée des grâces, doit rechercher l'avantage » de la connaître, et je ne doute » point que les plus heureuses » qualités ne soient unies à tant » d'agréments. J'irai donc incessamment lui présenter mes hommages ainsi qu'à vous. Ne doutez point de toute ma reconnaissance. ». Virginie était tombée dans un état de langueur qui, loin de lui ôter de sa beauté, la rendait peut-être encore plus intéressante. Blansey faisait de fréquentes visites à maitresse Réclif. Son ami, obligé, pour des affaires importantes de s'immoler à un voyage de quelques semaines, l'avait chargé de voir souvent maitresse Réclif, et de lui donner assi. dûment des nouvelles de Virginie. Mistriss va, un jour, la trouver dans sa chambre :-Allons, ma chère Virginie, reprenez votre santé; je vous apporte une nouvelle qui vous flattera, et contribuera, je n'en doute point, à votre rétablissement. Vous avez yu chez moi plusieurs fois mylord Linton: vous avez dû remarquer qu'il est d'une figure extrêmement prévenante; il est dans la fleur de la jeunesse, et, quoique dans un âge-susceptible d'erreurs, il observe une conduite soutenue qui lui mérite l'estime générale; il joint à un si heureux partage, : une richesse immense : il faut tout, vous dire, miss, vous n'avez point échappé à ses regards; en un mot, il est épris de vous, il sollicite votre main. Vous ne sauriez contracter un mariage plus favorable, et.... le voici lui-même qui va confirmer tout ce que je disais... Entrez, mylord, entrez; placez vous auprès de notre intéressante malade: je lui faisais pour vous'une déclaration de tous vos sentiments en sa faveur. -- Oui, miss, (prenant à son tour fa parole, ) assurément je ne démentirai point l'aveu que je vous ai fait par la bouche de maitresse, j'y ajouterai même encore; je ne dépends que d'un oncle qui sera le premier à s'empresser de combler mes vœux. Il ne tient donc qu'à vous d'accepter ma main:je mettrais tout mon bonheur à vous rendre la femme la plus heureuse; vous devez être persuadée que j'irai au-devant de tous vos désirs, et que votre époux ne cessera jainais. d'être votre amant. Virginie ne savait que répondre: reconnaissante de la proposition que lui faisait le lord, et cependant plus dominée que jamais par ce violent amour qu'elle avait de la peine à s'avouer à elle-même, elle était interdite. --- Vous ne répondez point, miss. Je me suis déclaré avec cette franchise qui est le langage de la vraie passion; je m'aperçois que j'ai effarouché votre timidité, qui vous rend encore plus aimable à mes yeux. J'épierai le moment favorable où vous serez plus en état de m'entendre : peut-être votre indisposition vous empêche-t-elle de m'accorder une réponse que je crois mériter. Adieu; iniss, en désirant que votre santé se rétablisse, et que vous n'oubliez point l'aveu d'un sentiment qui ne peut qu'augmenter. Et il ne tarde point à se retirer. 1. A peine est-il sorti, maitresse, s'adressant à l'orpheline : -- Comment, vous n'avez pu répondre un seul mot, un mot satisfaisant qui eût suffi pour contenter mylord ! Laisseriez-vous échapper une occasion si peu attendue de vous relever du sein de l'infortune ? car la bienfaisance de mylord Sinderson pourrait être sujette à des vicissitudes qui vous replongeroient dans l'état déplorable que vous-même vous m'avez tant de fois représenté. Ecoutez, miss, vous savez combien vous m'êtes chère : vous n'ignorez pas que je vous regarde comme ma propre fille : c'est à ce titre que je vous donne des conseils. Jamais occasion plus propice ne se présentera pour vous. Eh! mon enfant, sans la fortune que sont les agréments, les talents, les vertus mêmes? Non, votre mère ne vous aurait point tenu un autre langage.... • Vous pleurez!..pourquoi ces larines ? Des larmes ne valent pas des raisons aussi puissantes de vous procurer la destinée peut-être la plus brillante.... Que se passe-t-il dans votre cour ? Vous jouissiez d'une excellente santé; et maintenant une profonde mélancolie vous dévore. Mistriss a laissé Virginie rendue à elle-même :c'est alors qu'éclatent les sentiments qui l'oppressent. Pourquoi ces larmes.(s'écrie-t-elle?) Ah! si elles pouvaient me conduire à une prompte fin! Qui! moi! j'irais donner ma main, quand mylord Sinderson est le maître de inon cour, je le vois trop aujourd'hui, au point qu'il ne m'est plus possible de m'imposer la moindre pensée dont il ne soit pas l'objet ?... Sans contredit, maitresse me conseille comme une tendre mère, éclairée sur les véritables intérêts de son enfant. Puis-je, hélas ! me cacher que les bienfaits, quelque délicatesse qui les accompagne, ne sauraient se séparer de l'humiliation! Une infinité de circonstances peut amener un changement dans mon sort; eh! qui m'assurerait que mylord sera toujours inspiré par les mêmes sentiments en ma faveur? Ne saurait-il penser, agir autrement? Mylord Linton m'offre une fortune considérable, et, ce que je préfère sans doute au bien, il me paraît fait pour être estimé, pour être aimé.... Dans la suite cette estime et l'attachement à mon devoir, me conduiraient peut-être à un amour que, selon toutes les apparences, il me paraît mériter. Mais mylord Linton n'est point mylord Sinderson; et je me rendrais coupable de l'action la plus condamnable, la plus criminelle, en prenant un époux... qui n 'aurait point mon cœur. Que dis-je? ce cœur serait consumé d'une passion dévorante, et j'irais à l'autel prononcer des serments, quand le plus affreux des parjures serait dans mon âme!!! Le moyen d'en bannir une image qui me domine, qui me tyrannise plus que jamais ! Virginie était déchirée par toutes les horreurs d'une situation qu'on ne saurait se figurer. · Sur ces entrefaites se montre Blansey. Mittriss s'était empressée de lui faire part de la visite de mylord Linton et de la déclaration dans toutes les formes qu'il venait de faire à l'orpheline:-Mon cher Blansey, c'est ici qu'il faut réunir tous nos efforts pour déterminer cette malheureuse Virginie à saisir l'occasion favorable qui lui est offerte; jamais il ne s'en retrouvera une pareille. Je ne sais, cette chère enfant est dans un état de langueur qui décèleroit quelque chagrin secret qui la consume: Mylord ajoute, tous les jours, à ses bienfaits; de inon côté, je m'attache à Jui rendre la vie agréable; je n'épargne aucun soin, aucune attention, et je n'ai point de peine à ine conduire ainsi à son égard; cette ai mable créature est si intéressante ! 'assurément, qui la verrait une seule fois, éprouverait en sa faveur la prévention la plus marquée..... Quand mylord sera-t-il de retour ? c'est à lui qu'il conviendra de pour, ter le dernier coup. Voyez-la donc, sir, et décidez-la à cet établissement qui sans contredit ferait son bont heur.. Blansey entre dans la chambre de Virginie: -- Toujours une santé languissante, ma chère miss ? Mistriss Réclif vient de m'annoncer une nouvelle qui devrait opérer sur vous un miracle; jamais avenir ne fut plus enchanteur : quelle fortune vous attend ! Il est vrai que ce prodige semble vous être dû. Comme mon amisera transporté de joie, lorsqu'il apprendra ce que le ciel fait pour vous; car, il n'y a pas à en douter, ceci est un effet déclaré de sa bienveillance!.. Vous ne me répondez point, miss ? et toujours des soupirs... des larmes qui vous échappent! -- Sir... est-il vrai... que mylord Sinderson va se marier?...-Cette affaire, miss, n'est point encore terminée, et, lorsque vous le reverrez, vous devriez être la première à l'engager à former un lien qui lui est si avantageux. Songez que vous êtes la fille d'adoption de inon ami, et je suis bien certain que vous réunis, sez tous les sentiments de l'amour filial...' Il va se marier! (interrompt Virginie, en dissimulant son trouble.) --- Je vous dis que la chose n'est pas encore conclue, mais j'imagine qu'elle ne tardera-point à s'exécuter. Mistriss Réclif paraît à ces dernières paroles de Blansey :-Eh bien! avez-vous employé tout le pouvoir qu'il m'est permis de croire que l'amitié vous donne sur l'esprit de notre pupille, pour la déterminer à se rendre la plus heureuse des femmes? Sir,auriez-vous plus d'empire que moi ? Ne par viendrons nous point à la convaincre qu'elle ne saurait trop se hâter de prendre ce parti? Et nous sommes, tous les deux assurés, que mylord Sinderson n'aura point une autre façon de penser que nous, et qu'il se servira de toute l'autorité paternelle, puisque iniss elle-même l'appelle son second père, pour la déterminer à cette union si désirée de la part de mylord Linton... • Plansey et maitresse ont renouvelé leurs représentations, leurs instances : ils ne peuvent arracher de Virginie que des expressions vagues: le seul mot qu'elle répète : -- Est-elle aimable l'épouse future dé mylord ? ' Mylord Linton a reparu chez maitresse: -- Eh bien! belle Virginie, je vous ai donné tout le temps de vous pénétrer d'une vérité dont mon âme est remplie : c'est que jamais on n'aima comme je vous aime. Je me flatte que cette fois-ci món hommage sera accueilli plus favorablement. Vous n'ignorez pas que je brûle de recevoir votre main, et de vous présenter la mienne : triompherai-je de votre indifférence ? Je veux croire que votre état languissant vous empêche de me répondre avec cette sensibilité que je me flatte de mériter; mais ajoutez foi à mon augure, je vous serai si vivement attaché, que je vous forcerai d'ouvrir votre cour à une impression qui me rendra le plus heureux des hommes. (En voulant lui baiser la main qu'elle retire en rougissant. ) --- Mylord, (dit maitresse, ) Virginie est dans un âge où l'on n'ose prononcer le mot d'amour, ni même l'entendre, il faut l'excuser; elle ne saurait se refuser à un sentiment qui vous est dû à tant de titres.' · Linton sort donc persuadé qu'en effet cet embarras n'est qu'une réserve naturelle à une jeune personne imbue des principes d'une sage éducation; d'ailleurs, il aimait, et l'amour ne ya guère sans, l'amour propre. Tout engageait le lord à se flatter qu'il parviendrait à obtenir de Virginie quelques témoignages d'une sensibilité qui pourrait la décider en sa faveur. Le lord Sinderson est de retour de son voyage; son premier mouvement l'appelle auprès de son ami qui, dans ses lettres, avait gardé le silence sur la démarché de mi, lord Linton :-Blansey, ( se précicipitant dans ses bras,) Eh bien ! que me diras-tu de ma chère fille ? --- Mylord, j'ai à vous apprendre une nouvelle à laquelle vous vous attendez peu; j'ai craint de vous l'écrire; c'est à ce moment, mylord, qu'il faut déployer tout l'ascendant : de l'amour paternel, puisque vous avez remplacé le père de l'orpheline. --- Mon ami!... dans quel trouble tu me jettes ! de quoi donc s'agit-il ? hâte-toi de t'expliquer... hâte-toi de t'expliquer! Blansey entre dans tous les détails d'un événement qu'assurément mylord n'avait point prévu. Au mot de mariage avec Linton, Sinderson est prêt à perdre connaissance.... Soutiens-moi, mon ami, soutiens-moi.... Virginie.... dans les bras..... arrête..... un instant... que je reprenne l'usage de mes sens... Eh ! qu'est donc devenue cette fermeté dont vous vous applaudissiez? Il s'agit aujourd'hui du bonheur de votre pupille, d'une fortune éclatante, et vous vous êtes montré jusqu'à présent son plus ardent bienfaiteur : ne serait-ce point démentir ce rôle si noble, si digne de votre âme généreuse ?-Blansey, tu me présentes la raison, ne change point de langage.'.. arrache-moi à une passion...... je ne saurais donner un autre nom au sentiment..... dont je suis dominé.... Que dis-je, dominé ? il s ' est emparé entièrement de toute mon existence.... je ne me connais plus... Sans doute je suis à mon égard encore plus sévère que toi";'j'ai la force de m'offrir la vérité dans tout le pouvoir qu'elle doit avoir sur une aine telle que la mienne'; mais bientôt l'image de Virginie vient s 'offrir à mes yeux, et alors je m'abandonne à toute ma faiblesse.... ô ciel! Virginie dans les bras d'un époux!... -- Mylord, voilà pourtant une occasion de vous montrer, comme vous l'êtés, susceptible de la plus-sublime vertu ! Vous êtes le bienfaiteur d'une malheureuse fille; vous ressentez pour elle toute l'ardeur de la tendresse paternelle ! Le ciel, car c'est le ciel qui influe, en ce moment, sur la destinée de l'orpheliné, vous procure un moyen assuré de l'élever au faite du bonheur.... et.... yous hésiteriez un seul instant!... D'ailleurs, ignorez-vous que la bienfaisance, quelque délicate qu'elle puisse être, entraîne toujours après elle une sorte d'humiliation,et Virginie, la femîne de mylord Linton, ne sera plus dépendanter; sa reconpaissance à votre, égard;sera bien plus libre, bien plus pure, sa vanité même sera attachée à la faire éclater..Allons', mon ami', puisque yous m'avez permis de vous donner ce nom, hâtons-nous de nous rendre chez maitresse Réclif, ét... Songez que vous devez être le premier à déterminer Virginie à cet engagement, la source de totus les avantages pour elle: jugez à quel point elle vous sera redevable! : Sinderson, hors de lui-même, se laisse entraîner par Blansey. Ils sont chez maitresse : elle engage abord mylord à lui accorder un entretien particulier, ayant qu'il ait vu Virginie, et elle invite Blansey à les accompagner dans un cabinet écarté de la chambre qu'occupait la jeune personne. i; c. Mylord, (dit maitresse s'adressant à Sinderson, ); je ne vous préviendrai point sur l'objet de notre conversation : :sir, ( montrant Blansey, ) doit vous avoir instruit, et il n'y a que vous peut-être à qui il soit réservé de faire entendre raison à notre charmante pupille. Vous allez juger par vos propres yeux de sa situation : elle est consumée d'une langueur dont je ne saurais pénétrer la cause. Daignez donc employer tout l'empire que vous devez avoir sur son esprit, pour la déterminer à ce mariage qui lui procurerait s'état le plus satisfaisant. Je suis trop certaine que vous remporterez la victoire: il n'est pas possible qu'elle résiste à vos sollicitations. En un mot, vous vous déciderez à faire connaître vos volontés; votre bienfaisance et Pegard de l'orpheline, fous revêt d'une autorité qui doit prévaloir. Mylord gardait le silence le trouble" qui se passait dans son âme, se peignait sur son front: - Ce que vous dit maitresse, (ajoute Blansey; ) vous déterminera: ' inylord à faire, en effet', usage de vos droits, et vous en avez assurément de très-puissants. Je ne cese serai de vous le répéter : vous'êtes un père pour Virginie, et c ' est à vous de la déterminer. Certainement vous ne pourriez lui présenter un sort plus heureux; vous connaissez sans contredit la bienfaisance, et vous est-il possible d'en donner une preuve plus éclatante, plus désintéresée ?-Si vous y consentez, mylord, (reprend maitresse,) je vous faciliterai une entrevue avec mylord Linton.... Il est inutile, (interrompt Sinderson, avec vivacité,') que je voie le lord.... Je vous en conjure... épargnez-moi... (il n'achève point.) -- Allons, (dit Blansey,) maitresse', que Virginie paraisse! je réponds que mylord viendra à bout de vaincre sa résistance. (Et il parle bas à son ami, dont l'agitation loin de se calmer, augmentait.) Virginie est amenée par maitresse qui s'est empressée de l'aller chercher. Quel spectacle pour mylord! il la trouve presque mourante, hors d'état de prononcer un seul mot; ses regards seulement étaient attachés sur Sinderson; et dans ces regards, se laissait découvrir toute son âme remplie d'un unique objet; il semblait qu'il n'y eût que mylord seul qui la retînt à la vie. Enfin par un effort inattendu, elle s'écrie : --- Je yous revois donc, mylord!... mon cher bienfaiteur!... Sans doute, inistriss (tournant les yeux vers maitresse Réclif,) vous aura informé de ma position.... de ma cruelle position... Mylord... on veut me marier. ( Et, à ces dernières paroles, un déluge de larmes lui échappent; et elle reprend :) on dit, mylord, que vous allez prendre une épouse ?...-Non, ma chère Virginie, (en fixant sur elle des yeux où éclatait la passion,) je ne formerai point cet engagement qui ma été proposé. --- Cependant reprenant l'orpheline, ) on prétend que cette union serait digne de vous. --- Mylord, la regardant toujours avec attendrissement, laissant échapper un soupir :-La femme qu'on me propose.... n'est point Virginie. Sinderson ne peut proférer que ces paroles; il dit à Blansey :- Mon ami, retirons-nous, retirons-nous : je ne sais quelle révolution subite j'éprouve! je sens que je vais me trouver mal... adieu maitresse. ( A maitresse Réclif: ) Nous nous reverrons.... Virginie, cédez aux sages conseils de maitresse, et comptez sur ma tendresse, une tendresse... vraiment paternelle.. En ai-je fait assez, mon cher Blansey? (en s'empressant de sortir.) Prête-moi ton bras, je n'ai pas la force de me soutenir...... Blansey, hélas ! pouvais-je en dire davantage ? C'est un prodige que j'aie pu me surmonter ! j'allais tomber aux pieds de cette céleste créature : jamais elle n'a été plus intéressante pour mon cœur!... il n'est plus à moi, il est tout entier à Virginie. --- Mais, Sinderson, il y a trop long-temps que vous dissimulez avec vous-même.. épancheze. vous dans le sein d'un ami dont la discrétion doit vous rassurer.... Faut-il que ce soit moi qui vous éclaire sur votre situation ? Mylord, vous aimez, et vous aimez, non comme un père, mais, le mot va m'échapper, comme l'amant, l'amant le plus épris : le bienfaiteur n'existe plus....-Blansey, voilà ce qui m'accable : je perds tout le fruit de mon désintéressement, du sentiment noble et généreux qui m'a fait voler au secours de Virgi. nie.... Actuellement puis-je encore, me féliciter de mes bienfaits ?... Non, ma bonne action n'a plus aucune valeur à mes propres yeux; présentement, c'est moi, moi seul que j'envisage dans l'orpheline ! Eh ! mon aini, l'amour est bien loin de la pure bienfaisance...,-Mais, mon cher Sinderson, puisque vous êtes sensible aux charmes de Virginie, que dis-je ? puisque vous l'aimez éperduernent, il ne vous reste plus qu'un moyen de recouvrer votre tranquillité, c'est.... je prononcerai le mot, de former un engagement qui, je ne le vois que trop, comblera tous vos vœux, de substituer, pour m'expliquer clairement, au nom de pupille, celui d'épouse.... i-Sinderson, se jetant dans les bras de Blansey :-Mon.ami, le secret de mon âme t'est dévoilé tout entier; oui, je brûle d'offrir ma main à Virginie; mais, Blansey, que de choses m'arrêtent! D'abord l'orpheline étant sans bien, d'une naissance moins privilégiée que la mienne : telle sera la première image qui s'offrira aux yeux du public? Mais ce qui m'affecte davantage, on ne verra plus dans mes bienfaits que les artifices de la séduction; on me regardera comme un tentateur adroit; et puis, Blansey, qui m'assurera que Virginie partage mes sentiments,. qu'elle éprouve la même passion qui me subjugue, et qui a pris tant d'empire sur mon âme qu'il ne m'est plus possible de la maîtriser? Sa reconnaissance, quelque vive qu'elle soit, ne saurait s'égaler à la tendresse qu'elle n'a inspirée; elle peut m'aimer comme on chérit un père; mais, mon ami, ce sentiment pourrait-il acquitter mon amour. Et si je vais abuser de cette prétendue affection filiale, puisque je l'ai familiarisée avec ce nom de son second père, penses-tu que je me pardonne un si cruel abus. de l'autorité que je parais avoir sur Virginie? D'ailleurs, est-ce à moi de m'én imposer ? Blansey, je ne suis plus dans l'âge des amours : c'est à celui de Virginie qu'il est permis de s'applaudir du penchant à aimer, et de faire valoir ses prétentions à être payé de retour! Encore une fois, elle me regarde comme un père, et un père est bien éloigné de s'offrir sous les traits d'un amant! Que j'aurais à me reprocher si la moindre apparence de contrainte entrait dans mes procédés ! Juge du bouleversement de tous mes sens : je ne ine cache point que son mariage avec Linton, serait beaucoup plus avantageux, plus convenable que celui où j'attacherois mon suprême bonheur.... Blansey, encore une fois, je suis parvenu à l'époque où l'on doit n'écouter que la voix de la raison; et j'éprouve avec une sorte de peine, que je cherche à m'en imposer sur cette vérité, qui n'est que trop évidente. Laissons mylord Sinderson aux prises avec lui-même, et assez à plaindre pourne pouvoir perdre de vue cette raison qui lui était si peu favorable. Qu'on est malheureux lorsqu'on veut concilier la raison et l'amour. Hâtons-nous d'aller retrouver maitresse Réclif et Virginie. · Nouvelle visite du lord Linton, nouveaux efforts de sa part, pour arracher à l'orpheline un aveu qu'il attendait avec impatience, car il ne pouvait se persuader que son amour fût payé de la plus froide indifférence. Il déploie donc toutes les grâces de la galanterie, et l'on se ressouviendra que le personnage était du nombre de ces aimables séducteurs, dont Londres, à l'exemple de Paris, semble s'énorgueillir. A tout ce qu'il disait d'insinuant, Virginie oppposoit le silence, ou des réponses qui n'avaient guère plus de valeur. Le lord marque quelque mécontentement:-Seroit-il décidé, iniss, que je n'obtiendrai pas de la belle Virginie une parole favorable ? J'imaginais que mon hommage méritait quelque attention. Je n'ignore point qu'un engagement comme le mariage, exige de la réflexion.... allons, je veux bien vous laisser encore quelques jours pour vous consulter, mais vous me permettrez de me flatter que j'obtiendrai enfin un aven dont assurément je sentirai tout le prix. L'orpheline croit s'acquitter envers Linton, par des politesses qui sont, tout le monde en conviendra, une monnaie qui a peu de valeur pour quiconque sait apprécier le langage, ou plutôt le jargon de la société. A peine s'est-il retiré, maitresse. ne saurait s'empêcher de témoigner à Virginie une apparence de mécontentement : -- Miss, je ne vous conçois pas. Je l'ai dit : un miracle se déclare en votre faveur, jamais il ne se représentera pour vous un établissement plus propre à flatter vos vœux, c'est la fortune même qui cherche à vous venger de ses procédés injustes à votre égard; et à peine daignez-vous répondre à tant de choses obligeantes que vous dit mylord Linton! Vous devez vous rappeler que, sur cet objet, mylord Sinderson et sir Blansey ont la même façon de penser que j'ai toujours eue: oui, ce mariage était un bienfait du ciel qu'on ne pouvait guère attendre, quel que soit votre mérite. En un mot, je vous ai fait à ce sujet des représentations comme j ' en aurais faites à ma propre fille; et vous m'opposez une réserve que je crois avoir peu méritée! Auriez-vous des secrets que vous hésiteriez à me confier ? Miss, j'ai tout lieu de me flatter que l'épanchement de votre âme m'est dû : une mère, je vous le redirai sans cesse, ne vous aimerait pas plus que je vous aime..... Une sombre mélancolie vous dévore!... Je vous crois toujours au moment d'essuyer une violente maladie.... Vous pleurez, ma chère amie ! (en l'embrassant,) Je ne prétends point vous affliger; mais le vrai zèle que m'inspire votre intérêt, me force à vous tenir ce langage... Toujours des larmes ! Parlez-moi librement..... quelque sujet de chagrin pèse sur votre cœur ?. Virginie, comme subjuguée par un transport qu'il lui est impossible de contenir, court se précipiter avec des sanglots, des gémissements, dans le sein de maitresse Réclif; ensuite se jetant à ses genoux, les embrassant, les inondant de ses pleurs.... --- Oui, maitresse.... Oui, ina nouvelle mère, sans doute un secret... le plus important pour mon repos... m'accable : j'ai peine à me le confierà moi-même; cependant je vais vous le déclarer.. Qu'allez-vous penser de votre infortunée pupille? Vous y attendriez-vous ? Je suis la malheureuse victime.... de la passion la plus tyrannique, et en même temps la plus insensée.... J'aime..... il ne m'est pas possible d'achever...-Virginie, encore une fois, accordez-moi toute votre confiance, et soyez assurée d'une discrétion à toute épreuve; expliquez-vous, vous aimez.... --- Mon bienfaiteur....... -- Je ne vois pas, Virginie, que ces sentiments doivent vous coûter tant à me révéler. --- Eh! maitresse, vous ne m'entendez donc point? Que je serais heureuse, si je m'étais bornée au simple sentiment de la reconnaissance! -- Que voulez-vous me dire, miss? Que mon âme s'est ouverte à toute l'ardeur d'une passion qui me conduira au tombeau. Puis-je m'y méprendre ? hélas ! ce n'est pas ainsi qu'on aime son père."... Je le sens trop » maitresse, je suis en proie à un feu dévorant : c 'est sans doute l'amour, tout l'amour qui me consume....-O Ciel! infortunée Virginie, que m'apprenez-vous ? vous aimeriez inylord Sinderson! Eh où vous conduirait... ce délire... cet imprudent oubli de vous-même! Je ne suis plus étonnée de l'état où depuis quelque temps je vous vois réduite... c'est à votre mort que vous courez, mon enfant ! Et, pour cette raison, vous vous refusez à former un noud auquel serait attaché le bonheur de vos jours? Mylord Linton, voit avec des yeux bien différents de ceux de mylord Sinderson:lepremier est un amant,l'amant le plus tendre, qui est impatient d'obtenir votre main; l'autre est un bienfaiteur généreux; mais n'oubliez donc point, miss, qu'un bienfaiteur n'est pas un amant.....Mistriss, je vous en conjure, '(en retombant à ses pieds,) qu'il ne soit plus question de ce mariage qui m'est proposé ! je rejetterois tous les prétendants qui daigneraient se présenter; plutôt la mort, maitresse., plutôt la mort!... Ayez la bonté de prévenir mylord Linton que son procédé me pénètre de reconnaissance, mais qu'il m'est impossible de lui accorder plus que ce sentiment: qu'il renonce donc, à cet égard, à toutes ses tentatives, à ses espérances. Mistriss, mon cœur n'est plus à moi : et irais-je me lier par le serment solennel d'en aimér un autre, quand mon âme est remplie de mylord Sinderson !... Non, je ne me souillerai point d'une pareille action: je me soumettrai, s'il le faut, à toutes les épreuves cruelles, à toutes les humiliations plus difficiles encore à supporter, qu'entraîne la misère; mais je mourrai, du moins, sans avoir à rougir de ma conduite; je n'aurai à me reprocher qu'une fai. blesse.... dont, hélas ! je suis bien punie; je l'expierai, maitresse, je l'expierai par une prompte mort, car je sens trop que ma fin n'est pas éloignée. Je vous ai ouvert mon cœur avec toute la franchise qué vous devez m'inspirer. J'aime à croire que ma confidence ne sortira point de votre cour : je l'y ai déposée avec la pleine assurance qu'elle deviendra votre secret, votre secret inviolable; sur-tout que mya lord et Blansey, n'en aient pas le moindre soupçon ? M'en donnez-vous votre parole, maitresse ? Oui, ma chère fille, (en la serrant dans ses bras, et essuyant ses larmes, ) comptez sur une discrétion. absolue; mais, je vous le demande au nom de notre tendre amitié, faites encore vos réflexions..... Mistriss, je l'ai décidé pour la vie, qu'on ne me parle d'aucun mariage!....-Et si mylord Sinderson allait se remarier?-Mistriss, je le désirerais si c'est son avantage, mais pour moi j'ai réglé ma destinée. C'en est assez sur cet objet, j'espère que ce que je viens de vous découvrir, ne me fera rien perdre de votre amitié, elle m'est plus chère et plus nécessaire que jamais. Encore une fois, ma généreuse amie, ma digne consolatrice, que mylord Sinderson n'ait pas la moindre lumière sur tout ceci : et si je venais à perdre la vie, après ma mort, conservez la même discrétion, et que mon secret reste enseveli avec moi dans le - tombeau ! i Mistriss Réclif redoubla d'attentions et de soins auprès de l'orpheline; elle parvint à engager inylord Linton à se désister de ses poursuites, sans compromettre la confiance de Virginie; et cependant elle ne cessait de représenter à cette intéressante créature la déplorable situation où elle allait se plonger. Sinderson se conduisait à-peuprès selon les mêmes principes; il se détermine à écrire au lord Mester : voici sa lettre :..... » Je ne remplis point, mylord, » exactement ma parole : j'avais » promis de vous voir; cette lettre » me tiendra lieu auprès de vous, » de l'entretien le plus approfondi. » J'imaginais que j'aurais la force » de maîtriser une passion qu'il » ne m'est plus permis, d'espérer » de vaincre. Je n ' entrerai point, » à ce sujet, dans des éclaircissements qu'il vous importe peu » d'acquérir : il suffit de vous instruire de ma passion : mon cœur » n'est plus à moi: je ne saurais » donc le donner, et assurément » lady Eugénie, en mériterait » l'hommage tout entier; mais ce » serait vous manquer, ainsi qu'à » votre charmante fille, ce serait » vous manquer que de former un » engagement dont la belle Eugénie » ne serait pas l'unique objet. Je » suis trop galant homme pour » entretenir plus long-temps un » espoir que je serais assuré de » tromper; daignez donc, mylord, » recevoir mes sincères regrets, » ainsi que mes assurances d'attachement et de reconnaissance, » sentiments avec lesquels je serai » toute ma vie, etc. Mylord, avant que de l'envoyer, fait part de sa lettre à son ami; Blansey essaye encore la voie des représentations, des raisonnements auxquels il eût été assez difficile de répondre. Sinderson est inébranla blé; il remet l'écrit à un commissionnaire qui le rend à mylord Mester lui-même, et en rapporte une réponse dont la lecture serait trop peu intéressante et d'ailleurs inutile à notre objet.. Le hasard veut qu'une partie de campagne se lie entre plusieurs amis; Sinderson et Blansey étaient du nombre. Divers sujets animent la.conversation; ensin on vient à traiter une matière qui est encore soumise à la discussion : il s'agit des femmes et du degré de sensibilité qu'on doit leur accorder. La société, d'un commun accord, rend hommage aux qualités essentielles de ce sexe si digne d'éloges à tant d'égards. Un individu, avec la véhémence oratoire qu'un opposant aurait pu employer dans les sessions du Parlement Anglais, se trouve, ainsi que deux ou trois autres convives qui l'appuyaient fortement, d'un avis bien différent. Voici quelle était son opinion :-Il est rare (disait-il) que l'amour chez les femmes parte d'un principe désintéressé; elles ont toujours en vue ou le rang, ou la for tune, ou les agréments extérieurs; la jeunesse sur-tout est à leurs regards le premier des avantages. Il est rare que leur tendresse soit pure. Combien en est-il qui ne sont éprises que de l'éclat, principalement des richesses! Soyez malheureux: le talisman de l'infortune vous apprendra à bien apprécier ce sexe qui pourtant est si nécessaire au bonheur du nôtre. Jettez les yeux sur l'histoire, portez vos regards sur la société:presque partout vous trouverez l'infortuné privé des douceurs du véritable amour. Mylord Sinderson ne perdait pas un mot de la conversation; son âme paraissait s'ouvrir à toutes les impressions qu'excitait notre ennemi des femmes; il écoutait d'une oreille moins attentive ce qui se disait en leur faveur. Il quitte la compagnie avec un air rêveur et, sombre : Blansey lui en demande inutilement la cause : il se borne à répondre que ce critique du sexe, peut bien, dans sa mauvaise humeur, l'avoir jugé trop sévèrement; mais (ajoute-t-il, d'un air réfléchi) il ne s'est pas toujours trompé; en effet, le malheur est une terrible épreuve, et il n'y a peut-être quel'amitié à qui il soit permis de s'applaudir d'une sensibilité invariable, et que le changement de situation ne saurait refroidir. :. Depuis ce jour, Sinderson semblait être rempli de quelque méditation. C'est en vain que Blansey s ' efforçait de l'arracher à cette sorte de réflexion profonde que les Italiens appèlent il pensiero; il lui nommait Virginie, croyant le retirer de cette rêverie, et, loin de s'en relever, mylord paraissait s'y enfoncer davantage. i'. : Un parent de Virginie, que nous nommerons Blanckfort, parvient à découvrir l'asile où sa parente vivait en quelque sorte ignorée; il se présente chez maitresse Réclif, il fait part de l'objet de sa visite. Il revenait des Grandes-Indes où il avait séjourné long-temps. A son retour en Angleterre, son premier soin ávoit été de s'informer de ce qu'était devenue la jeune personne. Sa curiosité sur cet objet est pleinement satisfaite; il n'ignore même pas que Virginie, après la mort de son père, était tombée dans la misère la plus affreuse, n'existant, durant quelques années, que par la commisération d'un honnête villageois qui l'avait mise, pour ainsi dire, au nombre de ses enfants; enfin il apprend l'acte de bienfaisance du lord Sinderson, qu'il brûle de connaître pour lui témoigner la plus vive reconnaissance. \+ Mais, ( ajoute-t-il,) maitresse, que j'aie le plaisir de voir ma parente, et de lui apprendre son heureux changement de situation, ce qui sans doute la flattera ! Mistriss Réclif va chercher dans. Son appartement Virginie. A peine Blanckfort l'a-t-il aperçue, il vole dans ses bras, et l'instruit de l'espèce de droit qu'il a reçu de la nature pour lui prodiguer ces mar, ques de sensibilité. Elle répond à ses caresses avec la même effusion d'âme. Ses premières paroles, après avoir retracé rapidement la funeste révolution qu'elle a essuyée, sont pour exprimer à son parent combien elle a d'obligation à mylord Sinderson, auquel elle a donné le nom de son second père. On ne tarit point sur les éloges, quand c'est le cour qui les inspire. Blanckfort est enchanté de trouver dans la jeune personne une âme aussi reconnaissante, aussi délicate !-Eh bien !.ma chère amie, il faudra que ce soit vous-même qui me présentiez à ce généreux bienfaiteur; mais, ma chère Virginie, je prendrai la liberté de partager, à votre égard, des sentiments si dignes d'être admirés; et, ce qui me fait quelque peine, c'est que je resterai toujours au · dessous de mon modèle. D'ailleurs, il est de mon devoir de vous être utile; et, chez mylord, c 'est la bienveillance pure et la plus désintéressée. «Mistriss me paraît être de vos amies : je pôle puis donc en sa présence vous annoncer votre destinée : elle pourra vous satisfaire. Vous recevrez de ce. moi un faible équivalent de la fortune qui vous attendait, mais il peut vous procurer une aisance honnête, et qui réponde à des désirs que doivent régler la modération et la vertu. D'ailleurs ce n'est point un don que je vous ferai : c'est une dette que je vais m'empresser d'acquitter. Je suis redevable à votre père des richesses que j'ai amassées dans mon voyage des Indes, et il est bien juste que vous vous ressentiez de ses procédés obligeants à mon égard. D'abord je n'ai pas besoin de vous dire qu'il faudra rendre à mylord toutes les dépenses dont vous avez été l'objet jusqu'à ce jour. Je vous assure, de ce moment, une rente de cinq cents guinées, dont je remettrai le contrat dans vos mains; je veux y ajouter encore les ajustements et bijoux, aujourd'hui le nécessaire de votre sexe. · Mistriss Réclif ne revenait point de sa surprise; Virginie ne cessait de témoigner sa sensibilité à Blanckfort:-Oui, mon cher parent, vous êtes digne de connaître mi. Ford Sinderson; vous êtes pour moi sa seconde âme. O ciel! que j'ai de grâces à te rendre ! que je suis heureuse de vous être attachée à l'un et à l'autre par ces nœuds ! Ah! mon respectable parent, les liens de la reconnaissance sont encore au-dessus de ceux de la nature! vous me le faites éprouver, ainsi que mylord.. · Ces moments de satisfaction pour Virginie, étaient passagers. C'est en vain que maitresse Réclif lui remettait continuellement devant les yeux un prodige de bonheur aussi imprévu : elle ne montrait point Cette ivresse de contentement qui aurait dû s'emparer de toute son amé; elle se bornait seulement à dire : peut-être aurais-je été dans la suite à charge à mylord; et je me trouve présentement dans une situation que je ne devrai qu'à moi-même. Ce n'est point que je veuille ôter rien àu sentiment de reconnaissance qui m'enchaîne pour la vie à mylord; au contraire, maitresse', ce sentiment m'emflammera encore plus; je révérerai, j'adorerai toujours mon père. Hélas ! faut-il que mon cour... (elle n'achève point, et court dans le sein de maitresse se soulager du fardeau de lar mes qui, si l'on peut le dire, pesait sur son cœur). Sinderson, depuis quelques jours, n'avait point paru chez maitresse Réclif; celle-ci croit devoir aller lui faire une visite, et lui rendre compte de l'événement heureux dont Virginie est l'objet. Elle trouve mylord avec son ami Blansey qui ne le quittait presque jamais. Il conservait toujours cet air sombre et taciturne que son fidèle Achate lui reprochait assez inutilement. Mylord apprend donc que Virginie va jouir d'une espèce de fortune. Ses premiers mouvements le portent à témoigner à maitresse combien il est touché de. cette sorte d'acte de justice du sort à l'égard de la jeune personne ! Il promet à inistriss qu'il ne tardera point à la voir, et à s'empresser d'exprimer à Virginie toute la part qu'il prend à une révolution aussi heureuse et aussi peu attendue. Il ajoute : qu'il saisira l'occasion de faire connaissance avec sir Blanckfort, et qu'il sera charmé de lui montrer toute l'estime que lui ont inspirée ses nobles procédés envers l'intéressante Virginie. A peine maitresse s'est-elle retirée, mylord se jetant sur un siège, et comme cherchant à se débarrasser d'un poids qui l'accablait : Blansey, je n'ai rien de caché pour le meilleur des amis : je vais te faire entrer dans mon cœur, dùt mon amour propre en souffrir; mais ce n'est pas à toi que je prétends en imposer. Tu l'as vu, la nouvelle situation de Virginie m'a causé une sorte de ravissement, et ensuite les réflexions sont venues succéder à ces justes transports de ma sensibilité : j'étais le bienfaiteur de l'orpheline; eh! combien ce titre va perdre de sa valeur ! Je ne puis plus goûter la douce satisfaction d'être utile à une femme... tu le sais, que j'idolâtre... Quels seraient aujourd'hui mes droits ?..-La reconnaissance, Sinderson!.. Ah! mon ami, j'ai le malheur de connaître le cœur humain! Que ce sentiment s'affaiblit, lorsqu'il n'est plus entretenu par le besoin des services ! L'intérêt, mon ami, l'intérêt est le moteur de tous les hommes; cette sorte de vice attaché à l'humanité, se cache vainement sous mille formes différentes: il perce toujours pour des yeux pénétrants ! Quels seront donc actuellement mes droits sur le cœur de Virginie? Je n'en ai plus, Blansey, je n'en ai plus qu'un amour... délire insensé... auquel, je le sais, je devrais résister!... Si j'étais assuré... mais ne nous arrêtons point à ces idées. Sinderson, au même instant, est interrompu par un commissionnaire qui vient lui apporter une lettre : un coup-d'œil : --- Mon ami... mon ami... c'est Virginie qui m'écrit... dépêchons-nous de lire. Voici le contenu de la lettre: · » Mylord, maitresse m'a rendu » compte de sa visite. Vous êtes » instruit de l'empressement qu'au» rait mon parent de pouvoir vous » témoigner à vous-même combien » il est pénétré de vos procédés si » généreux en ma faveur: il brûle » d'être auprès de vous l'organe » de ma reconnaissance; jamais » ce sentiment ne fut gravé plus » profondément dans mon cœur! » Oui, mylord, tant que j'existerai, j'en aurai l'âme remplie; » et mon dernier soupir sera encore plein de vous ! Hélas ! faut-il que je ne puisse la faire éclater cette reconnaissance, au gré » de mes yeux ! Je donnerais ma » vie sans regret, si,à ce prix, vous »s étiez.convaincu jusqu'à quel u point vous m ' êtes cher ! Ce sont là de ces sentiments qui ne peu» vent s'exprimer... Venez donc » nous voir, sir Blanckfort se trou> verra chez maitresse; assignez» nous un moment... Si vous saviez... Ah! mylord, c'est en vain » que la fortune semble se réconocilier avec moi : je serai toujours » malheureuse, toujours à plaindre! Hélas ! le cœur est la sour» ce de bien des maux ! et il en est » souvent qui sont assez cruels... » Mylord! je ne sais trop ce que » j'écris : tout ce dont je ne doute » point, c'est que jusqu'au tombeau vous serez aimé, adoré de » votre fille! Eh ! qui serait capable d'aimer comme moi!.. » Daignez donc fixer le moment » favorable où maitresse et moi » nous pourrons avoir la satisfaction de vous voir. Je vous le répète, mon parent s'y trouvera, » et vous ne voudriez pas le priver » de vous témoigner toute sa sensibilité. Après vous, c'est la personne au monde qui doit le plus » m'intéresser; et, s'il m'est permis so de vous le dire, c'est une fidèle » copie du modèle le plus parfait. » : Sinderson d'abord avait dessein de répondre à cette lettre; mais il change d'avis:-Blansey, tu me feras le plaisir de passer chez maitresse Réclif, et de savoir l'instant où sir Blanckfort viendra chez elle. · Blansey se hâte de répondre au désir de Sinderson : il s'est bientôt transporté chez maitresse Réclif. Virginie ne lui montre pas toute la joie qu'il attendait, et que devait exciter sa nouvelle position; son air de profonde mélancolie ne se dissipait point; elle n'entretient Blan-. Sey que de sa reconnaissance à l'é. gard de mylord, et passe légèrement sur son changement de situation qui déjà s'annonçait par le luxe recherché et l'opulente élégance de sa parure. Ses habillements réunissaient à-la-fois le goût et la richesse; elle avait même des bijoux d'une très-grande valeur: mais, ce qui étonna de plus en plus Blansey, la jeune personne semblait ne faire aucune attention à un extérieur qui cependant prêtait un nouvel éclat à ses charmes. Encore une fois, elle n'avait devant les yeux que mylord Sinderson, et elle ne parlait que de lui. Le jour est pris où sir Blanckfort, se rencontrera chez maitresse Réclif; et Blansey a rendu la réponse à son ami. · Mylord s'empresse d'interrompre Blansey pour parler de Virginie:Comment se trouve-t-elle de son état présent? A-t-elle conservé cette simplicité d'âme si attachante, qui semblait respirer sur son front? Estelle toujours la même?-Toujours la même,mylord; mais cette tristesse intérieure ne l'abandonne, point, malgré toutes les caresses de la fortune, et elle n'a sans cesse que votre nom à la bouche.-Seroit-il possible! Ce passage si rapide de l'infortune à une situation aussi riante, qui doit cependant exciter des sensations agréables, n'aurait point été jusqu'à son cœur! Blansey, mais Virginie serait un phénomène dont l'imagination, jusqu'à ce jour, n'aurait pu se former aucune idée! Et ensuite mylord retombait dans ses réflexions. Enfin, Sinderson et Blansey sont chez maitresse Réclif. Sir Blanckfort est la première personne qui s'offre aux yeux de mylord : celui-ci à peine entré, l'avait entendu nommer. Virginie s'avance vers mylord, avec cet air de grâces qui n'appartenait qu'à elle seule : Mylord, permettez que je vous présente mon parent. Oh! il a un cœur comme le vôtre ! vous êtes faits l'un et l'autre pour vous réunir... Mon cher parent, (s'adressant à sir Blanckfort,) vous voyez mon second père. Vous n'ignorez rien de ce qu'il a fait en ma faveur. Eh! je n'ai qu'un véritable chagrin qui me consume, c'est que je ne pourrai jamais à mon gré lui exprimer toute ma reconnaissance! Sinderson prie Virginie de ne point s'arrêter à cette idée : c'est lui qui s'avoue lui devoir une éternelle obligation : elle lui a procuré la satisfaction inexprimable qui est attachée à la reconnaissance; si miss voulait (ajoute-t-il,) me donner une nouvelle preuve du sentiment que j'ai eu le bonheur de lui inspirer, ce serait de ne point rendre à son père, puisqu'elle veut bien m'accorder ce nom, le peu de dépenses... Sir Blanckfort l'arrêtantáce inot: Mylord, ma parente ne remplit que son devoir; elle est aujourd'hui en état de s'acquitter, c'est-à-dire, pour la dette matérielle, car, pour celle du cœur, son plaisir sera d'y ajouter encore, loin de vouloir s'en affranchir. Ayez donc la bonté de recevoir, sur cet objet, ce qui vous est dû. J'ai chargé maitresse Réclif de terminer avec vous cette affaire. Oui, mylord, ma parente vous devra toujours, et je partage sa vive reconnaissance. Mylord et Blanckfort se sont revus plusieurs fois. Virginie, attachée à maitresse, avait refusé de s'en séparer: --- Elle m'a accueillie dans ma peine, ( disait-elle, ) elle doit, si j'ai quelque bonheur, ( en soupirant, ) jouir des douceurs de ina situation présente; je serais une ingrate si je la quittais : elle m'a prodigué les attentions, les soins d'une mère, et sa fille, ( en lui baisant la main, et laissant couler les pleurs de la sensibilité, ) sera toujours à ses côtés. Un motif bien inattendu rappelle Blanckfort aux Grandes-Indes; il faut nécessairement qu'il entreprenne ce nouveau voyage : ce qui l'affectait vivement. Il avait espéré, de retour dans sa patrie, y terminer ses jours au sein d'une heureuse tranquillité, le fruit de ses travaux honorables; et il se flattait de trouver une occasion d'établir sa parente, de vivre avec elle, et de la laisser l'héritière de son immense fortune, d'une fortune dont il n'avait point à rougir, puisqu'il la devait à une industrie aussi sage qu'éclairée. ' Enfin, arrive le jour des adieux. On doit être bien persuadé que Virginie était inconsolable de ce départ: en effet, que d'obligation n'avait-elle pas à son parent! --- Mylord, (dit Blanckfort,en serrant Sinderson dans ses bras, ) je laisse en vous un autre moi-même qui veillera sur les intérêts de ma chère Virginie; elle ne saurait vous aimer assez. ( A ce mot, une rougeur subite a couvert le visage de la jeune personne.) Continuez-lui vos bons sentiments, et daignez la diriger dans un âge où il y a tant de pièges à craindre. Tous mes vœux sont de vous revoir le plutôt possible, et de goûter les délices d'une société où tous les agréments sont réunis... Adieu, ma Virginie; ( la pressant contre son sein, ) oui, je vous reverrai bientôt; j'ai tout lieu de me flatter que mon voyage sera de peu de durée. Mistriss Réclif reçut aussi, de la part de Blanckfort, les marques les plus flatteuses de sa générosité : elle avait paru désirer le portrait de Virginie; Blanckfort, au moment qu'il prenait congé de maitresse, lui remet dans les mains une boîte d'or enrichie des plus beaux diamants, et qui renfermait une miniature de la main d'un des premiers peintres en ce genre. Elle vit beaucoup moins les diamants et la boîte que le portrait de Virginie, qu'elle se promit bien de conserver tant qu'elle existerait.. : Voilà donc Blanckfort qui a été obligé de s'éloigner de sa parente pour qui il avait l'amitié la plus tendre. Mylord, de son côté, a com. blé Blanckfort de toutes les assurances d'une estime et d'un attachement quel'absence ne pourrait affaiblir; et il l'invite instamment de leur donner souvent de ses nouvelles: -- Je me suis, ( continue-t-il, ) soumis à tout ce que vous m'avez imposé : Virginie ne me doit plus rien...-Ah! mylord, (interrompt Virginie,) ce mot a-ti il pu vous échapper! refuseriez-vous de me connaître, et de me rendre, j'ose le dire, la justice que je mérite ?.. Eh! que ne lisez-vous dans mon cour! A ces dernières paroles, un torrent de larmes lui échappe; mylord se sent troublé : il est prêt à se précipiter aux genoux de Virginie; il voudrait parler, 'la voix expire sur ses lèvres...-Mon ami, (dit* il à Blansey,) retirons-nous; je me rappelle qu'une affaire importante m'oblige de quitter maitresse.. et ma chère Virginie... (en fixant sur elle un regard.) C'est'aux personnes susceptibles d'aimer, à apprécier ce regard. Voilà, nous ne cesserons de le répéter, une de ces expressions de l'âme qu'il est im, possible de rendre. L'orpheline n'avait plus, selon toutes les apparences, le passé à redouter; le présent se montrait à ses yeux sous l'aspect le plus flatteur, d'autant plus séduisant qu'elle paraissait n'avoir rien à craindre des vicissitudes del avenir, et qu'un sort heureux semblait lui être assuré. Voilà comme, à la première vue, on se livre souvent à des présomptions qui seraient bien-tôt dé-., truites, et s'évanouiraient comme des nuages légers, si l'on possédait, le secret d'entrer dans les âmes, et d'y saisir la vérité. Tout annonce en Virginie un être privilégié, favorisé du bonheur: pénétrez jusqu'à son cœur, vous y surprendrez un noir chagrin dont elle est la proie, chagrin violent qui est l'effet d'une passion maîtresse impérieuse de tous nos sens; lorsque l'espoir ne rit point à cette passion, est-il un supplice qui lui soit comparable? L'infortunée, plus que jamais, s'abandonnait à un malheureux amour, qu'elle ne pouvait même goûter la consolation de s'avouer : aussi passait-elle ses jours dans les larmes; elle n'avait d'autre soulagement à attendre que de la part de maitresse Réclif, qui redoublait d'attentions pour la distraire et l'arracher, s'il eût été possible, à une image qui lui était sans cesse présente.-Assurément on est bien éloigné de prévoir la catastrophe que nous allons présenter. Sir Blansey arrive chez maitresse, laissant voir sur son visage qu'il n'allait pas annoncer une nouvelle favorable. --- Qu'avez-vous, sir Blansey, à nous apprendre ?-(Virginie se hâtant de prendre aussitôt la parole:) Mylord serait-il malade? --- Votre air déconcerté, (poursuit maitresse, ) nous donnerait effectivement un sujet de crainte...-Oui, ( s'adressant à Virginie, ) mylord est malade, mais sa maladie est d'un genre auquel, en ce moment, il serait difficile d'apporter remède : il vient d'essuyer une perte considérable, et il se trouve absolument hors d'état de la réparer : il s'est adressé à des amis... personne, personne ne l'oblige... Quoi ! ( s'écrie Virginie, ) l'âme la plus généreuse éprouvera un tel revers !-Hélas ! ( continue maitresse,) si ma position était moins bornée, je volerais au secours de mylord : c'est dans cet instant que je me pénètre de toute l'insuffisance de mes stériles facultés. On ne s'arrêtera point à peindre l'état de la sensible Virginie : elle ne voyait plus, elle ne parlait plus : elle court se renfermer dans son appartement, y épancher en liberté son âme... Peut-on seulement se former une idée des tortures qui la déchiraient, cette âme si pleine de mylord? Mistriss, en s'efforçant de la consoler, fondait en larmes à ses côtés. La visite de Blansey n'a point été longue. Mistriss, et Virginie sur-tout, sont restées abandonnées à tout l'excès du désespoir: cette nouvelle les avait foudroyées. La jeune personne profite d'une occasion où maitresse Réclif s'était vue obligée de la laisser seule pour quelques heures... · Mistriss rentre chez elle, étonnée de ne point trouver Virginie : le hasard veut qu'elle jette les yeux sur sa table, où elle aperçoit une lettre; ses regards vont, pour ainsi dire, se précipiter sur l'écrit: elle voit, avec une surprise inconcevable, qu'il lui était adressé : elle n'a point de peine à reconnaître la main de l'orpheline; elle en est plus empressée à se saisir de la lettre, et voici ce qu'elle lit: :' » Je vous paraîtrai coupable, » ma tendre mère, car je vous » conserverai ce nom jusqu'à mon >> dernier moment; oui, au pre» mier coup-d'œil, ma démarche » vous semblera peu conforme à » la tendresse que jusqu'ici je vous, » ai témoignée. Je vous en conjure, suspendez votre jugement, » jusqu'à l'instant favorable où je » pourrai me remontrer à vos yeux. » Soyez convaincue que je n'ai pas » à rougir du parti que j'ai pris. » Encore une fois, vous serez la » première à me rendre justice, » lorsque les motifs de ma con» duite vous seront dévoilés. J'emporte dans mon cour la reconnaissance la plus vive de toutes les marques de bonté que » j'ai reçues de vous, et en même » temps un chagrin inexprimable. » Je ne demande au ciel à jouir encore de quelques années d'existence, que pour vous revoir et » goûter la consolation d'expirer » dans votre sein. Adieu, mon adorable amie; portez souvent les » yeux sur le portrait qui est entre » vos mains, et dites-vous bien : » oui, voilà Virginie, ma fille, » elle gardera toujours dans son..» cœur un souvenir éternel de mes » bienfaits. » Mistriss, toute éplorée, court chez Sinderson qu'elle ne trouve point; elle demandé Blansey, mais il était absent; lui seul pouvait cependant annoncer cette nouvelle à Mylord. Sinderson était au-. près d'un de ses parents qui l'avait appelé à son lit de mort, pour lui confier ses dernières volontés; et Blansey, sans qu'il lui eût été possible de le voir un seul instant, s'était empressé de voler au secours d'un de ses amis qui allait se battre en duel. Sinderson et Blansey à peine se sont-ils revus, le premier s'écrie:-Il faut que je te fasse part d'une nouvelle bien singulière : je viens de recevoir un secours considérable, accompagné de cet écrit: » Mylord, vous méritez d'avoir » des amis; que je serais heureux, » si je pouvais m'acquérir auprès » de vous ce nom qui ferait mon » bonheur suprême! Me serait-il » permis d'aspirer à cette véritable » faveur du sort, et dès ce moment » d'en concevoir la flatteuse espérance ? Souffrez que je garde » l'anonyme pour quelque temps, » et que je me dérobe à votre re» connaissance : c'est moi qui en » suis pénétré à votre égard. Quel» les délices pour mon âme, si ce » que je vous envoie, était suffi» sant pour remédier à la cruelle » épreuve que vous venez d'essuyer! Je ne prétends point blesser la délicatesse des procédés : » vous me payerez cette dette,. » lorsque'la fortune vous sera plus » favorable. Elle serait bien barbare, si elle ne vous dédommageait de ce moment de caprice. » Je vous préviens que toutes les » démarches que vous feriez pour » vous procurer la connaissance de » l'individu qui a le bonheur de » vous rendre ce faible service, » seraient inutiles. Je vous le répète, vous saurez le mot de l'énigme, quand il en sera temps : » rapportez-vous en, sur cet objet, » à mon désir extrême de solliciter » votre amitié; je me flatte que » peut-être vous me l'accorderez, » lorsque mon cœur vous sera » connu. ». Sinderson et Blansey étaient demeurés confondus d'étonnement; ils avaient perdu l'uisage de la parole: à peine leur est-elle revenue; ils s'égarent dans un nombre de présomptions toutes aussi peu satisfaisantes, aussi peu vraisemblables les unes que les autres.. Blansey a couru chez maitresse Réclif: elle lui fait part de la cause du profond chagrin où il l'a trouve ensevelie. --- Comment! elle a disparu ? Et l'on ne saurait avoir aucune lumière sur un événement aussi désastreux, aussi peu attendu!.. O ciel ! ciel ! Et que va devenir mylord à cette affreuse nouvelle ?.. Vous avez fait', maitresse, des perquisitions ?.. --- En pouvez-vous douter, sir ? et toutes aussi inutiles ! Quel motif peut avoir décidé ma chère Virginie à prendre un parti qui paraît démentir son excellente conduite ?... Se priver de la présence de mylord, à qui elle était si chère ! Je ne conçois pas... Ah ! si vous saviez combien elle l'aimait! Blansey a revolé auprès de son ami,qui reste frappé à son aspect:-Qu'avez-vous donc?qu'avez-vous?.. hâtez-vous de m'apprendre...-Le plus grand des malheurs, Sinderson, dont l'homme sensible puisse être accablé : Virginie,-eh bien!,, Virginie...-Elle a disparu.-Qu'entends-je ?... Se pourrait-il ?.. Blansey entre dans le peu d'éclaircissements qu'il est en son pouvoir de donner. Mylord s'abandonnait à une agitation inconcevable. D'un côté l'évasion de l'orpheline; de l'autre quel était l'ami qui lui avait envoyé cette somme ? un profond mystère enveloppait le secret que le porteur lui avait caché. On n'essayera point d'exprimer la perplexité de Sinderson : il n'y en a point de semblable : c'était un délire continuel qui bouleversait ses sens : -- Quoi ! je ne pourrai découvrir où s'est réfugiée cette céleste créature ? L'aurait-on enlevée, forcée d'écrire cette lettre à maitresse Réclif?.. Blansey, si ma Virginie ne se retrouve pas, c 'en est fait ! le sort de ton ami est décidé... Je ne verserai plus mes larmes dans ton sein, ( en s'y jetant avec précipitation, ) oui, ma mort est assurée........ En effet, mylord se voit, pendant plusieurs jours, aux portes du tombeau : il pressait Blansey de faire toutes les perquisitions imaginables; celui-ci lui répétait continuellement : « Mon ami, peut-être le ciel nous favorisera; non ce n'est point à l'Auteur de la bienfaisance à vous rendre aussi malheureux ! il lit dans les cours; il sait que vous avez d'abord obligé Virginie avec toute la pureté des sentiments qui animéroient un père, que vous ne vous êtes jamais a puyé des prétendus droits que semblait vous accorder le titre de bienfaiteur:-Oui, ( interrompait mylord, ) tu sais que j'ai eu en horreur les moyens d'une séduction criminelle... Hélas ! le Ciel m'abandonnerait-il ? · Blansey est donc chargé par son ami d'employer tous les moyens qui pourraient conduire à une découverte aussi intéressante.-N'épargne, mon ami, ni peine; ni argent : c'est dans cette occasion qu'éclatera le triomphe de l'amitié. Va, Blansey, cours, vole, et reviens me rendre à la vie, ou recevoir mon dernier soupir. Je t'attendrai chez maitresse Kéclif, où je m'efforcerai de me traîner. Blansey a encore renouvelé ses protestations de tenter l'impossible pour donner à mylord cette preuve de son amitié.... Sinderson est chez maitresse : ces deux cours si oppressés s'épanchent l'un dans l'autre; la seule jouissance qui reste aux malheureux est de verser des larmes.. Eh ! quel secret va être révélé à mylord, malgré toutes les promesses qu'avait faites maitresse à Virginie ! mais elle imagine adoucir ses tortures par cet aveu :-\+Mylord, jamais vous ne l'auriez su; j'avais engagé ma parole d'honneur : cette parole était sacrée, mais votre situation l'emporte sur toutes les considérations que je pourrais m'opposer. Apprenez, sachez pour quelle raison Virginie était tombée dans un état de langueur dont elle ne revenait point: l'infortunée... vous aimait... --- Je sais qu'elle me donnait le nom de son père.-Il ne s 'agit point ici, mylord, d'un sensentiment filial... elle était dévorée de toute l'ardeur d'une passion qui l'entraînait à la mort...-Quoi, maitresse, Virginie m ' aimait !.. Ah! je ne m'attendais pas à lui faire partager une passion que moi-même, je voulais réprimer, et...... qui me consume, maitresse.. qui me consume. Si je vous découvrais... je suis bien coupable!..... Il n'a point le temps d'achever : Blansey entre : -- Embrassez-moi,. mes amis ! embrassez-moi..... au comble de nos vœux ! Virginie.. Virginie, (répète mylord, toute son âme attachée à ce que Blansey va leur apprendre,) parlez... Blansey, parlez... --- Elle est retrouvée !( A quels transports s'abandonne Sinderson!)-Virginie retrouvée! elle me sera rendue!-Vous étiez avide, mylord, de vous éclairer sur l'auteur du service ? Cet ami que vous regardiez, avec raison, comme un phénomène dans ce siècle, eh bien! cet individu si rare à rencontrer dans la société, le croiriez-vous ? c'est votre Virginie. ( Se tournant vers Sinderson :) Mais, il faut tout vous découvrir, connaissez à quel prix : cette digne créature ( en laissant s'échapper des larmes,) a vendu tous ses effets, a engagé sa rente, en un mot, s'est réduite à l'état le plus humble; elle est ouvrière, et en a l'habillement : c 'est une pauvre femme de ma connaissance et de la sienne qui m'a tout révélé. Le hasard m'a fait rencontrer cette femme si digne du vrai respect; mes premières paroles ont été pour lui parler de Virginie; à ces mots, elle a fondu en pleurs, et n'a point attendu ma réponse : elle a couru vite chez la maîtresse couturière où travaille l'orpheline, elle nous l'amène en ce moment, elle nous l'amène... la voici ! De telles situations sur ce théâtre du monde, si fertile en événements extraordinaires, avaient-elles encore paru ? Virginie se présente entraînée, en quelque sorte, par la bonne femme, et revêtue d'habits bien différents de ceux qu'elle venait de quitter. --- Qui, mylord, (-s'écrie Blansey,) la voilà cette angélique créature ! voilà l'auteur de ce trait de bienfaisance qui, sans doute; acquitte tous les vôtres ! ( Sinderson se précipitant à ses pieds :) -- Virginie, Virginie, cette attitude est la seule expression qui puisse vous rendre tout ce que je ressens.... Je mourrai à vos genoux... c'est l'unique moyen qui me reste de vous témoigner... tout l'excès de mon amour.... et je viens d'apprendre que vous daignez partager en ma faveur ce sentiment.... (Virginie jette un regard sur maitresse. )-Miss; vous ne sauriez me reprocher cette indiscrétion : elle a rendu la vie à mylord. Eh bien! oui, (s'écrie Virginie, en courant se prosterner devant Sinderson, quis'empresse de la relever,) je vous aime, mylord... bien plus assurément qu'une fille n'aimerait son père; non je ne démentirai pas maitresse, elle m'avait promis de tenir mon secret renfermé dans son cœur: je n'ai aucun reproche à lui faire, puisqu'elle n'a vu, dans cette espèce d'indiscrétion, que ce qui pouvait vous intéresser...-Virginie, ( interrompt aussitôt Sinderson, avec l'élan de l'âme,:) et vous, mes amis, ( se tournant vers maitresse et Blansey, ) je vais vous paraître bien coupable; je ne me le pardonnerai de ma vie; connaissez à quel excès mon amour m'a porté : j'adorais Virginie, et il m'était impossible de me flatter que je serais payé de retour : j'ai tenté une épreuve, la dernière, et sans doute la plus puissante puisqu'elle obtient le témoignage le plus éclatant d'une tendresse réciproque; je me suis représenté malheureux, et Virginie m'en a aimé davantage; elle a fait plus, elle s'est immolée elle-même pour venir à mon secours; elle a dompté son propre intérêt, la vanité; elle s'est rabaissée à l'un des derniers rangs de la société, que dis-je rabaissée ? n'est-elle pas à mes yeux élevée sur le premier trône du monde ?... Oui, mon adorable, ma divine Virginie, vous devez vous féliciter de cette preuve de tendresse de votre part; jamais la fortune ne m'a été si favorable ! j'ai voulu avoir le secret de votre cour: le mien vous est entièrement connu; je brûle de recevoir votre main, et de vous conduire à l'autel. Il est inutile d'ajouter que vous rentrerez dans la possession du bien que vous teniez de la sen-. Sibilité de votre généreux parent. A l'égard de vos bijoux, de vos ajustements, c'est moi qui me charge de vous faire oublier cette perte, je vous assigne, de ce moment, une dot de vingt-cinq inille guinées de rente; du reste, ma fortune, comme mon âme, seront entièrement à vous; je le répète, ma passion m'a égaré, et j'ai porté trop loin une épreuve que je regretterai toute ma vie d'avoir employée. Ah ! mon adorable Virginie, ce ne sont point des âmes telles que la vôtre qui doivent faire naître le moindre soupçon! Délicieux tableau, restez constamment sous les yeux de qui saura vous apprécier ! Seroit-il possible de se figurer les situations de ces divers personnages? Virginie ne laissait échapper qu'un cri:-Je suis donc aimée de mylord Sinderson! et mon amant, mon époux seront associés à mon cher bienfaiteur ! Il est plus facile de s'offrir les mouvements de sensibilité auxquels se livrent Blansey et maitresse Réclif. Ils ne cessent de serrer mylord dans leurs bras, et le regardent comme un modèle à présenter aux yeux de l'humanité. Sinderson leur redit continuellement que leur satisfaction ajoute à ses plaisirs; pour Virginie, elle manquait d'expression, elle ne pouvait qu'attacher sur mylord des regards qui valaient bien les paroles les plus passionnées! ce sont ces regards qui sont la langue de l'âme. Enfin le jour si désiré est arrivé ! mylord est l'époux de tout ce qu'il aime; il a engagé Blansey et maitresse Réclif à venir partager ce qu'il appelait son paradis ter restre. Il n'y a point jusqu'à la bonne femme qui leur a fait retrouver l'orpheline, qui ne se ressente de ses bienfaits. Blanckfort revint des Indes, et jouit du bonheur de vivre avec les deux époux; cette lieureuse réunion combla tous les vœux de ce couple vertueux. Virginie fut toujours plus digne d'être aimée de Sinderson, dont la tendresse ne fit qu'augmenter : on les citait pour exemple aux maris et aux femmes. Ce sont effectivement de semblables unions qui font l'honneur du mariage; il y a tant d'associations qui l'exposent au repentir, et quelquefois au mépris et à l'opprobre! Sinderson et Virginie sont les héros des époux, si l'expression d'héroïsme emporte avec elle le comble de ces vraies perfections, dont peut s'applaudir l'espèce humaine. Mylord et myladi.s'ai. moient encore dans l'âge avancé de la vieillesse, où ils eurent le bonheur de parvenir. Sinderson redisait souvent avec attendrissement: --- Ma chère Virginie, tu es plus heureuse que moi, tu n'as pas une ride: je ne sais, mais je te vois toujours avec les mêmes yeux que je te voyais quand j'eus le bonheur de te connaître; moi seul j'ai vieilli, mais mon cœur me venge des outrages du temps... il te chérit plus que jamais. C 'est ainsi que ce couple si fortuné, tant qu'il exista, sut goûter, conserver l'éternelle et délicieuse ivresse des plus pures jouissances de l'âme; et ces époux devaient être heureux jusqu'au dernier moment: ils n'éprouvèrent point la douleur de se survivre; ils moururent à peu près à la même époque, et dans le sein l'un de l'autre : récompense sans doute du ciel,qui, quelquefois se déclare en faveur de la vertu, et semble la dédommager, même dans ce monde, des épreuves cruelles qu'elle y essuie!